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UNIVERSITÉ DE LYON Institut d'Etudes Politiques de Lyon

De l’évolution conjointe des comic books de super-héros et de la société américaine Mémoire de séminaire

CAPY Savinien

2015 – 2016

Récits, médias et fictions

Sous la direction de RAMPON Jean-Michel

Composition du jury : Rampon Jean-Michel, Maître de Conférence à l’Institut d’Études Politiques de Lyon Robert Pascal, Professeur des Universités à l’École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques

Soutenu le 03 septembre 2016

De l’évolution conjointe des comic books de super-héros et de la société américaine

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Déclaration anti-plagiat

1. Je déclare que ce travail ne peut être suspecté de plagiat. Il constitue l’aboutissement d’un travail personnel.

2. A ce titre, les citations sont identifiables (utilisation des guillemets lorsque la pensée d’un auteur autre que moi est reprise de manière littérale).

3. L’ensemble des sources (écrits, images) qui ont alimenté ma réflexion sont clairement référencées selon les règles bibliographiques préconisées.

NOM : CAPY PRENOM : Savinien DATE : 22 août 2016

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Remerciements

Je tiens à remercier Mariska sans qui ce travail n’aurait jamais abouti, ou tout du moins sous une forme bien moins lisible et pertinente ; M. Rampon qui m’a donné la possibilité de me plonger dans l’évolution d’une forme de culture populaire qui m’est chère, et M. Robert pour avoir accepté de participer à mon jury de soutenance ; M. Jaccaud, de la Maison d’Ailleurs, de m’avoir très aimablement accordé un en- tretien, que je n’ai malheureusement pas pu retranscrire ici. Il m’a néanmoins été d’une aide inestimable pour stimuler ma réflexion ; Jacques et Nicole pour leur patience et leur indulgence à mon égard durant les der- niers jours d’écriture de ce travail Mes amis pour m’avoir servi de sujets d’expériences quant à la perception des su- per-héros ; Mes parents pour ne m’avoir jamais découragé de lire ce qu’ils devaient certaine- ment considérer comme des inepties ; Et , , Grant Morrison et tous ces auteurs qui continuent de me faire rêver.

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Introduction : « Au commencement était le mot »

Les mythes évoluent, c'est bien là l'une de leurs caractéristiques et ce, que l'on parle du récit de la chute de Troie ou de celui de la cour du roi Arthur. Ainsi, si les premières légendes arthuriennes montraient un roi valeureux, d'autres plus tardives remettent en l'idéal incarné qu'il était devenu. De même, si Héraclès était le héros le plus populaire, il fut ensuite supplanté par Ulysse aux Mille Ruses et le Péléide Achille. Ces évolutions reflètent celles des goûts de l'auditoire ; car il faut bien se souvenir qu'avant d'être couchées – tardivement – par écrit, ces histoires viennent de traditions orales, narrées par des conteurs itinérants – skalds, aèdes, bardes, troubadours, peu importe les termes – à des publics toujours changeant. Sans suivre la même logique que Joseph Campbell et son monomythe1, il reste néanmoins évident que les comic books de super-héros suivent une logique similaire. Là où les super-héros n'étaient initialement que des « hommes-mystères », justiciers masqués réparant des injustices et combattant le crime, ils sont depuis devenus des icônes patriotiques, des géants cosmiques et des figures moralement ambiguës, selon les époques et les sensibilités du moment. Et si et ont un temps été parmi les personnages les plus vendeurs, il faut bien se rendre compte que depuis, et les X- Men portent leur maison d'édition respective à bout de bras par leur simple nom2.

Et ce ne sont là que quelques-uns des changements qui ont eu lieu sur les plus de soixante-quinze ans d'existence du genre.

Ainsi, tout récemment, dans les pages de comic books publiés par l'un des deux géants de cette industrie, DC Comics, deux versions du même personnage, l'emblématique Superman, ont temporairement coexisté3, donnant aux scénaristes comme aux lecteurs la possibilité de les comparer, car chacun renvoie à une époque différente. Chez le rival de DC

1Joseph Campbell postule que toutes les narrations mythiques ne sont que des variations d'une même histoire. Cette théorie semble certes valide pour la quasi-totalité des traditions européennes, voire asiatiques, mais ne peut être appliquée aux traditions amérindiennes, sud-américaines ou encore aborigènes. Cependant, nombre d'auteurs ont consciemment utilisé le monomythe dans leurs scénarios, reproduisant volontairement des schémas archétypaux. 2Dans les années 1990, les titres liés aux X-Men, à Spider-Man et à Daredevil étaient les seuls à se vendre suffisamment pour empêcher une faillite instantanée de , alors en banqueroute. 3 Peter TOMASI, Mikel JANÍN et Miguel SEPULVEDA, The Final Days of Superman, Part 8: Do or Die, DC Comics, coll. « Superman vol 3 », n° 52, 2016. 6 / 178

Comics, Marvel Comics, sévissent en ce moment-même deux Captain America4, dont l'un est d'origine afro-américaine5, cependant que le monde se demande où est le fils d'Odin, alors même que la nouvelle brandit son marteau enchanté6. Ces exemples peuvent sembler n'être que des gimmicks7 créés pour attirer de nouveaux lecteurs, ou bien être présentés comme la nouvelle étape dans un plan de revitalisation des personnages, mais dans tous les cas, ils sont représentatifs des évolutions que les archétypes narratifs connaissent dans les pages des comic books de super-héros.

Avant de rentrer plus avant dans cette question, il convient de poser plusieurs bases afin de rendre la réflexion qui suit compréhensible.

Par , on entend généralement les illustrés publiés aux États-Unis, dans une variété de formats et mettant en avant des contenus divers. Le terme est un renvoi aux « comic strips », ou « funnies », illustrations le plus souvent humoristiques publiées dans les dernières pages de certains journaux. Tout comme en France, ces illustrations apparues au XIXe siècle prirent de plus en plus d'importance, passent d'une image à plusieurs (une bande, ou « strip » en anglais), puis à une page. Le comic book est donc un livre de ces « comics », ce qu'on appelle en France un « illustré ». En bref, il s'agit d'un format de publication, et non pas un genre. En effet, les premiers comic books mettaient en scène aussi bien des aventuriers intrépides que des détectives, quand il ne s'agissait pas de transcriptions de récits que l'on trouvait dans les « pulps », magazines peu coûteux à produire, populaires jusqu'au milieu du XXe siècle, et contenant tous types de fiction (par exemple les œuvres de Howard Philip Lovecraft ou Isaac Asimov). Le format aura connu plusieurs évolutions depuis son apparition dans les années 1930. Ainsi, la qualité du papier ne cessera d'être améliorée, le nombre de pages de varier, et l'on vit l'apparition des « graphic novels », que l'on ne peut véritablement assimiler au « roman graphique » puisque le terme recouvre aussi bien des histoires conçues directement pour ce format plus imposant que des rééditions de numéros individuels de comic books d'une même série.

4 Nick SPENCER, Daniel ACUÑA et Angel UNZUETA, Standoff: Assault On Pleasant Hill , Marvel Comics, 2016. 5 Rick REMENDER, Carlos PACHECO et Stuart IMMONEN, The Tomorrow Soldier: Conclusion, Mar- vel Comics, coll. « Captain America vol 7 », n° 25, 2014. 6 AARON et Russell DAUTERMAN, The Woman Beneath The Mask, Marvel Comics, coll. « Thor vol 4 », n° 8, 2015. 7Que l'on définira dans le reste de ce travail comme une astuce publicitaire. 7 / 178

Le comic book est donc le contenant, et c'est à son contenu que l'on s'intéressera. Il importe cependant de définir plusieurs termes qui reviendront au cours de ce travail :

-comic book : format de publication à base épisodique centré sur des numéros de taille variable -numéro : comic book individuel, faisant le plus souvent partie d'une série (le terme anglais étant « issue ») -graphic novel : volume relié pouvant aussi bien être un équivalent à la bande-dessinée franco-belge qu'un regroupement de numéros d'une même série, ici arbitrairement utilisé pour les équivalents à la bande-dessinée franco-belge en termes de format -hardcover/ : ces deux termes renvoient aux volumes reliés en général et plus communément aux rééditions de numéros d'une même série, ce qui est la signification qui leur sera donnée dans ce travail -volume : dans le cas où la numérotation d'une série est remise à zéro, les volumes servent à distinguer les différentes numérotations (par exemple, le premier numéro de est sorti en 1941, et en 1960 sort un nouveau numéro 1, marquant le début du deuxième volume de la série) -titre/série : terme recouvrant un ensemble de comic books portant strictement le même intitulé et dont la numérotation reflète l'ordre de publication (des exceptions existent), se déroulant au sein d'une continuité narrative commune

D'une manière générale, les noms et numérotation d'origine aux États-Unis seront utilisés au cours de ce travail, les traductions ayant été inconsistantes et parfois contradictoires, tout comme les publications en langue française.

Il est notable que le terme « graphic novel » est apparu dans une tentative de parler de manière sérieuse de ces publications vues jusqu'ici comme infantiles, et ce à la prise de conscience que les thèmes traités étaient loin de l'être (notamment à la publication de Maus d'Art Spiegelman). Ce mépris pour le médium est cause que les ouvrages sur le sujet sont encore peu nombreux, surtout quand on recherche des publications académiques. En conséquence, les travaux disponibles sont pour beaucoup écrits par des personnes issues de ce milieu (qu'il s'agisse de scénaristes, de dessinateurs ou d'éditeurs) ou ayant grandi immergées dans ce milieu. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucune réflexion sur le médium et ses différents

8 / 178 genres. Les publications, amatrices ou professionnelles abondent sur l'internet, via blogs et sites dédiés (IGN, Comicbookresources, etc). L'obstacle le plus important à un travail de recherche est que le comic book reste un objet américain, et est en conséquence bien plus traité outre-Atlantique, ce qui rend parfois l'accès aux documents difficile, voire impossible. Il est ainsi impensable d'accéder aux archives des maisons d'édition, et parfois même aux numéros traités. Quant à ces derniers, leurs dates de publication sont parfois incertaines, étant établies a posteriori, bousculées par des retards de publication, ou bien rendues confuses par les rééditions. Autant que faire se peut, les dates des premières publications seront utilisées, et les incertitudes mentionnées.

Le médium étudié étant défini, il faut maintenant délimiter le cadre d'étude : il s'agit du genre du super-héros. Il ne s'agit pas là de l'intégralité de ce qui se fait en comic book, comme la référence à l'oeuvre d'Art Spiegelman le prouve bien. S'ils représentent la très vaste majorité des ventes, les comic books de super-héros ne représentent qu'un quart, au maximum, des publications. De même, si DC Comics et Marvel Comics sont les deux maisons d'édition majeures, publiant à elles deux une trentaine de numéros en moyenne par semaine, elles ne sont pas les seules. L'émergence des autres maisons d'édition (, Dark Horse, IDW, Dynamite,...) sera d'ailleurs un des points traités dans ce travail.

Ainsi, ce travail portera sur l'évolution des archétypes dans le genre super-héroïque, dans le médium des comic books. Les autres média (télévision, cinéma, radio, jeux vidéos, littérature écrite, publicité) ne seront traités que pour leurs influences sur les archétypes (le cas de Superman est encore une fois emblématique de ce phénomène, tout comme celui de Harley Quinn8).

A mon sens, la manière dont les archétypes, définis comme étant des modèles idéaux, changent au fil du temps est révélatrice des évolutions de la société américaine et du genre en lui-même. Il ne va pas s'agir d'analyser la société américaine, mais de voir ce que les comic books peuvent nous en dire.

8Le personnage a été créé pour la série d'animation basée sur les aventures de Batman pour donner une compagne au Joker, l'antagoniste principal du héros. 9 / 178

En effet, ces derniers sont une forme de culture populaire. Cette dernière est parfois – si ce n'est souvent – plus révélatrice que la « haute » culture9 en ce qui concerne l'état d'une société. Ainsi, étudier le mouvement Précieux est un bon aperçu sur la mentalité de la noblesse française du milieu du XVIIe siècle, analyser Molière est plus intéressant d'un point de vue de la société française dans son ensemble. De même, les comic books, de par leur nature populaire, sont une bonne fenêtre sur l'évolution de la société américaine. De plus, la nature même des super-héros fait que l'on a une narration ininterrompue sur plusieurs décennies, donnant un point de vue continu sur les évolutions culturelles des États-Unis. Seront abordés tant les archétypes de personnages (le justicier masqué, le super- soldat, l'extraterrestre, l'anti-héros militariste, le scientifique fou, le monstre incompris, etc) que les archétypes narratifs (recours à la science, à la magie, confusion d'identité et autres conflits cosmiques ou personnels), voire graphiques (à travers notamment la manière de représenter les personnages10).

Cependant, je considère comme absurde de parler des personnages comme s'ils avaient une vie propre : ils sont et restent le produit du travail de personnes, dont certaines ont eu un fort sur les archétypes qu'ils incarnent, en les créant, en les déconstruisant ou en les grandissant. J'accorderai donc une grande importance à la place des acteurs du médium dans les évolutions du genre, examinant tant leurs œuvres que leurs intentions quand celles-ci ont été exprimées, avec la distance qu'il convient de prendre envers de telles perceptions de soi. Sur ce point, il me semble approprié de mentionner l’œuvre de Grant Morrison, qui considère quant à lui que les personnages ont une vie propre, survivant à leurs créateurs, et capables de générer chez le lecteur des émotions fortes, notamment quand un personnage fétiche meurt brutalement (Morrison cite notamment Ted Kord et Jean Grey11, deux exemples pour le moins emblématiques aujourd'hui12). Je reviendrai sur ce point quand je

9Si les études sur le cinéma, la radio ou la télévision se multiplient, celles sur les bandes-dessinées et ses formes plus « exotiques » (bien que parfois tout aussi anciennes) sont encore rares. Et que dire de celles sur des média tels que les jeux vidéos... 10On mentionnera ici pour y revenir plus tard le cas du « brokeback », une pose devenue stéréotypique et mettant en avant la poitrine et le fessier des personnages féminins d'une manière qui dans la réalité leur briserait le dos, d'où le nom. 11 Steven ZANI, Routledge. 12L'un comme l'autre sont parmi les rares personnages un temps de premier plan à ne jamais avoir été véritablement ramenés à la vie. Leurs morts sont ainsi cause d'une plus grande réaction émotionnelle lors de leurs utilisations dans des publications postérieures. Le thème de la mort fera l'objet d'un traitement dans ce travail. 10 / 178 traiterai des déconstructions et reconstructions auxquelles se livrent les auteurs depuis les années 1990. L'importance des auteurs dans l'apparition et le développement des archétypes n'est pas à sous-estimer, tout comme le rôle du public. En effet, on peut citer deux sources majeures de création et de changement : une pression interne, née du désir des auteurs d'expérimenter, de faire passer leurs idées (les apparitions de Superman, Captain America ou des en sont de bons exemples), et une pression externe, due au lectorat et à ses interactions avec les auteurs (quand bien même il s'agirait d'un dialogue à sens unique via les lettres de fans). En effet, les archétypes n'existant que parce qu'ils résonnent dans l'esprit du public, il serait absurde de ne pas parler des réactions des lecteurs, et de l'impact qu'elles peuvent avoir, et ont de plus en plus, sur les auteurs (on peut penser à A Death in the Family13, ou aux réactions à une version féminine de Thor et à un Captain America afro-américain).

Mon analyse et les œuvres traitées seront inévitablement partiales, et je ne peux me targuer d'une exactitude sans faille. Certaines séries et certains numéros sont entourés d'une aura et d'une réputation au sein de la culture associée au genre, et des légendes circulent, faussant parfois une analyse ou une interprétation. Autant que possible, j'ai tenté de chercher la vérité, mais il est possible que je considère comme avéré un fait qui n'est au mieux qu'une reconstruction postérieure aux faits et au pire un mensonge. De telles idées reçues et de tels biais sont en soi fascinants pour mon analyse, en ce qu'ils reflètent une intériorisation des archétypes du genre. C'est la découverte de différences fondamentales entre plusieurs versions d'un même personnage qui m'a poussé à lire des comic books de super-héros, ayant découvert le genre par les séries animées de la des années 1990. Le désir de comprendre comment de telles différences pouvaient exister et être expliquées dans la diégèse m'a fait me questionner sur les évolutions du genre et a mené au présent travail. Pour montrer l'importance des évolutions, il me suffira de parler brièvement du personnage de Superman. Initialement un personnage aux pouvoirs importants mais limités à des capacités surhumaines (et non pas inhumaines), il agissait de manière brutale et souvent contre un système opprimant les « petites gens » ; aujourd'hui, il est vu comme le « boy-

13Arc narratif qui vit la mort de , deuxième personnage à porter le manteau de , le partenaire adolescent de Batman. Les auteurs donnèrent aux lecteurs la possibilité de choisir entre sa survie ou son décès via une ligne téléphonique. Le public fit son choix. 11 / 178 scout » aux pouvoirs quasi-illimités. Entre-temps, il est devenu une icône de la culture populaire et est la référence quand on évoque l'image du super-héros (costume moulant, cape, couleurs chatoyantes, coiffure soignée, symbole sur la poitrine, pause ostentatoire…). Je m'appuierai au long de ma réflexion sur les œuvres d'origine, autant que faire se peut au vu des contraintes mentionnées précédemment, ainsi que sur les entretiens réalisés par les auteurs et leurs interventions dans des éditoriaux/réponses aux lettres des lecteurs/préfaces/postfaces, avec encore une fois les limites d'accès évoquées.

Je compte m'intéresser à ces évolutions d'un point de vue chronologique. Je suivrai pour cela une structure en trois temps, reflétant les divisions en « Âges » du genre par la communauté (tant lecteurs qu'auteurs), divisions renvoyant directement à la mythologie (renvoi caractéristique et révélateur de la perception des super-héros comme incarnation moderne des héros antiques) Tout d'abord, je me pencherai sur les origines du super-héros dans la mythologie, la littérature fantastique et les « pulps », traitant de « l'Âge de Platine », puis des premiers archétypes de super-héros et de leur déclin lors de « l'Âge d'Or ». Ce dernier est classiquement défini comme allant de l'apparition de Superman dans le premier numéro d' publié en juin 1938 à celle de la réinvention du personnage de dans le numéro 4 de en octobre 1956. Je m'intéresserai ensuite au développement de nouveaux archétypes et aux évolutions connues par le genre dans une tentative de correspondre aux changements de la société américaine durant les « Âges d' » et de « Bronze », qui virent respectivement l'apparition de Marvel Comics sous sa forme actuelle, et la remise en question du Comic Book Code. Les limites temporelles deviennent plus floues, « l'Âge d'Argent » se terminant au début des années 1970 et « l'Âge de Bronze » au milieu des années 1980. Arbitrairement, je fixerai les limites à 1970 et 1985 pour des raisons que j'expliciterai plus loin. Enfin, je traiterai de la déconstruction et reconstruction du genre, et les conséquences de ce double phénomène, ainsi que des attentats du 11 septembre 2001, via « l'Âge sombre », et « l’Âge Moderne ». Pour beaucoup, cette distinction n'existe pas, mais il me semble qu'elle est justifiée, là encore pour des raisons dont je parlerai plus loin. Je fixe ainsi la fin de l'Âge Sombre en 1996, l'Âge Moderne continuant encore aujourd'hui, suivant la division opérée par dans son monumental ouvrage 75 Years of DC Comics14.

14 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics: The Art of Modern Mythmaking, Taschen, 2010, 719 p. 12 / 178

Je tenterai autant que possible de ne pas me limiter à quelques séries, afin d’éviter les contre-sens ou les impasses. Cependant, la longue histoire éditoriale du genre (plus de 75 ans) et la multiplicité des titres, ainsi que les difficultés d’accès à certains, rendent un traitement exhaustif impossible. Malgré tout, je tenterai de m’appuyer sur autant de séries que possible (en ignorant volontairement un certain nombre de numéros quasi-identiques), avec une attention particulière aux séries publiées par DC Comics et Marvel Comics, même si seront mentionnées des séries d’autres éditeurs.

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I. Là-haut dans le ciel ! Regardez ! C'est un livre ! C'est un car- toon ! C'est un comic book !15 Apparition et premières formes du super-héros dans les comic books

Si le premier super-héros reconnu comme tel est bel et bien Superman, l'Homme d'Acier, comme il est connu, n'est pas apparu avant 1938 sous une forme reconnaissable. Il ne s'agit pas là d'un cas de génération spontanée, bien au contraire. Il est le résultat d'une culture des surhommes qui existait via les pulps, qui eux-mêmes puisaient dans la littérature d'aventure, ainsi que de références mythologiques qui ont façonné l'imagination populaire depuis des millénaires.

Il est difficile d'obtenir des informations fiables sur la réception des titres et personnages de ces deux époques, ce genre d'études est en effet bien plus récent que les années 1940 en ce qui concerne la culture populaire. Je vais donc m'appuyer sur ma propre interprétation, pour incomplète et faillible qu'elle soit.

A. Gilgamesh à Tarzan : des épopées et autres sagas aux pulps de « l'Âge de Platine » (-2000 - 1938)

La littérature occidentale regorge de personnages plus qu'humains, et l'exemple le plus évident est bien entendu celui des mythologies. Le terme héros en provient, et si les super-héros sont le sujet de ce travail, il est logique de s'intéresser à ces héros auxquels ils sont supérieurs.

Gilgamesh, roi d'Uruk, est perçu comme la première de ces figures plus qu'humaines. Sa quête pour le secret de l'immortalité en défi d'une sentence divine est la première épopée écrite que l'on connaisse. Le thème du héros puni pour son arrogance et combattant monstres

15Le titre fait référence à la célèbre exclamation prononcée au début de chaque épisode de la série radiophonique Superman diffusée entre 1940 et 1951 : «Up in the sky! Look! It's a bird! It's a plane! It's Superman! », traduisible littéralement par « Là-haut dans le ciel ! Regardez ! C'est un oiseau ! C'est un avion ! C'est Superman ! » 14 / 178 et dieux pour apprendre que sa quête elle-même était plus importante que son but est parmi les éléments revenant régulièrement dans les textes mythiques.16 Mais plus notable est le personnage de Gilgamesh lui-même. Bien que mortel, il est élevé au rang des dieux lorsque la déesse de l'amour Ishtar le choisit pour amant. Supérieur aux autres hommes, son double/opposé Enkidu est un monstre que nul sauf lui ne peut vaincre. Par sa seule présence, sa seule existence, il assure l'impunité de sa cité, Uruk.

La tradition grecque est celle qui a créé la figure du héros au sens où on l'entend aujourd'hui : un surhomme d'ascendance divine, réalisant des exploits hors du commun et triomphant de terribles monstres, établissant par là même une cité/nation. Déjà dans cette tradition, les archétypes dominants changent. Je vais m'attarder quelques peu sur cette partie des origines du « héros », non pas tant par ethnocentrisme que pour des considérations formelles. Techniquement parlant, le héros grec est un demi-dieu, et c'est là le seul prérequis pour mériter ce terme. Cependant, on voit rapidement les limites d'une telle définition. Ainsi, nombre de monstres issus des mythes grecs ont eux-mêmes une origine divine : il suffit de penser au cyclope Polyphème pour s'en rendre compte. Un héros, dans la tradition grecque, est ainsi un personnage incarnant les idéaux dominants de l'époque ; comprendre : les idéaux d'une aristocratie guerrière et strictement masculine17. Si Héraclès fut d'abord le héros par excellence, le fils de Zeus qui vint à bout de douze légendaires travaux, triomphant de monstres et allant jusqu'au bout du monde, surpassant ainsi la colère (légitime) d'une femme jalouse18, Achille et Thésée firent également l'objet de cultes, représentant l'aspect humain de ces personnages plus qu'une reconnaissance d'une apothéose. En effet, si Héraclès est littéralement surhumain, accomplissant seul (ou presque) des tâches choisies pour le tuer et finissant par devenir un dieu à sa mort, Achille comme Thésée sont humains, avec leurs failles, qui conduisent à leurs morts après des vies remplies de

16Gilgamesh se met en quête de l'immortalité après la mort de son ami/frère Enkidu. Il part ainsi à la recherche d'Utnapishtim, son immortel ancêtre. Une fois trouvé, ce dernier lui conseille d'abandonner son désir de vie éternelle, mais lui indique néanmoins le moyen de l'obtenir, une plante. Un serpent la volera dans la nuit, muant et retrouvant ainsi sa jeunesse, et Gilgamesh rentre à Uruk bredouille, mais ayant accepté sa mortalité. 17Cet état de fait perdure même dans la tradition dite « classique », où des personnages comme Antigone ou Electre ne sont pas présentées sous un jour positive, la première désobéissant aux lois de la cité et en mourant, pour injustes que peuvent sembler ces lois, et la seconde poussant son frère à commettre un matricide qui déchaînera les Érinyes, déesses de la vengeance, contre lui. 18Les douze travaux lui sont assignés par le roi Eurysthée, suite aux machinations de l'épouse de Zeus, Héra, jalouse de cette énième infidélité de son mari 15 / 178 conflits. Si Achille représente également un idéal, opposé comme il l'est à l'arrogant Agamemnon, au pleutre Ménélas et au retors Ulysse/Odusseus19, c'est un idéal plus atteignable, celui d'un guerrier exemplaire au profond sens de l'honneur et à l'amitié fidèle. Thésée, lui, est le héros « classique », fils de dieu allant en un pays hostile et barbare (quand bien même la civilisation crétoise était bien plus avancée avant sa destruction par Mycènes) pour y tuer un monstre, gagnant par là même la main d'une princesse. Cependant, il abandonnera cette princesse, Ariane, causera la mort de son père Égée, kidnappera Antiope et finira chassé d’Athènes, mourant en exil20. Deux héros se démarquent de ce moule : Ulysse et Jason. Ni l'un ni l'autre ne sont fils de dieu ou de déesse (bien qu'ils en descendent)21, et tous deux se démarquent des archétypes évoqués précédemment, et ce à plusieurs niveaux. Leurs histoires ne consistent pas tant en une série d'affrontements contre des monstres qu'en de longs voyages pour retrouver/reconquérir leurs terres natales, rencontrant sur leurs trajets monstres, magiciennes et peuples étranges22. De plus, aucun de ces deux personnages n'avaient de culte lui étant dédié. Enfin, je ne peux oublier de mentionner les « héros » plus tardifs que sont Oreste, Oedipe ou encore Orphée. Si ce dernier semble suivre un schéma plus traditionnel, avec sa parenté divine23 et le culte qui lui était dédié, il s'en démarque en ce qu'il n'est pas un combattant, mais un poète24. Quand à Oreste et Oedipe, tous deux servirent aux dramaturges

19Quand bien même ces personnages sont maintenant des idéaux héroïques, c'était bel et bien la manière dont ils étaient représentés dans l'Iliade, et dont ils ont été interprétés dans les traditions plus tardives. 20La légende de Thésée et le Minotaure reste la partie la plus importante des histoires consacrées à ce personnage. Vaincue par la Crète, Athènes se voit forcée d'envoyer tous les 9 ans sept jeunes hommes et sept jeunes femmes pour être dévorés par le monstre mi-homme mi-taureau né de la femme du roi Crétois Minos. Thésée, dont le père est soit le roi d'Athènes Égée, soit le dieu des mers Poséidon, décide de faire partie du tribut pour tuer le Minotaure, ce qu'il fera grâce à la fille de Minos, Ariane, qui lui donnera une pelote de laine afin de sortir du labyrinthe dans lequel était enfermé le monstre. Sur le chemin du retour, Thésée abandonnera Ariane sur une île. Il avait également promis à son père d'arborer des voiles blanches s'il revenait victorieux, mais oublia sa promesse, poussant son père à se suicider de chagrin. 21Ulysse est un descendent du dieu des vents Éole, tout comme Jason. Cependant, ni l'un ni l'autre ne sont fils de divinités. 22L'Odyssée et l'Argonautique ne sont par ailleurs pas semblables, tant dans la structure que dans le déroulement des péripéties. Ulysse narre lui-même une grande partie de l'histoire de son voyage de retour du siège de Troie, périple au cours duquel il perd tous ses compagnons et rencontre la sorcière Circé, le peuple des Lotophages, les monstres Charybde et Scylla. L'histoire de la quête de la Toison d'Or par Jason est bien plus riche en péripéties fantastiques, les Argonautes devant faire face aux Sirènes, aux harpies, passer le détroit des Symplégades (le détroit du Bosphore) et battre le serpent gardien de l'objet de leur quête. S'ils rencontrent eux aussi Circé, c'est la figure de Médée qui remplit le rôle de la magicienne dans le récit. 23Orphée est en effet le fils de la Muse Calliope. 24L'histoire la plus célèbre et la plus populaire le concernant raconte comment il a ému l'austère dieu des Enfers, Hadès, par son chant et sa poésie, dans une tentative de récupérer sa défunte épouse 16 / 178

à exprimer leurs critiques ou apologies de leur société, dans l'Athènes du Ve siècle avant notre ère, utilisant les héros plus conventionnels comme toile de fond. Ce schéma se répétera dans le cas des super-héros. D'un point de vue formel, et c'est un point commun avec les autres grands « héros » que l'on verra plus tard, les héros grecs ont évolué selon leur public. Ils n'ont longtemps existé que par oral, dans une tradition maintenue par les aèdes, dont le légendaire Homère. Ce n'est que tardivement que les histoires ont été fixées par écrit, codifiées dans un processus que nous connaissons en partie. Une fois certaines histoires fixées, d'autres ont été créées, puis d'autres, ajoutant à l'histoire de ces personnages, la réécrivant parfois. Ce schéma aussi se répétera.

La tradition romaine reprend des aspects de cette tradition grecque, mais rend encore plus évident l'usage des personnages à des fins de propagande : ainsi, Énée et le mythique Romulus correspondent tous deux à la définition formelle du héros, avec leurs parentés divines25. La différence est qu'avec Ovide comme avec Virgile, les héros et figures mythiques sont encore plus humanisées, ou en tout cas mis dans un contexte plus humain26.

Il me semble à ce stade pertinent de parler des figures divines dans ces deux traditions. Si la tradition romaine sera tardivement mêlée à celles égyptiennes et d'Asie Mineure (babylonienne, assyrienne, hittite, etc.), celle-ci et la tradition grecque présentent comme caractéristiques de décrire des interactions entre les dieux et les mortels, au lieu de se consacrer quasi-exclusivement aux déités comme le fait la tradition égyptienne. Cette dernière est d'ailleurs notable pour sa claire dualité morale : est sans ambiguïté aucune un dieu mauvais (en tout cas dans les traditions tardives, les plus anciennes en faisant une figure comparable au amérindien27) tandis qu'Osiris représente une puissance positive.

Eurydice, qu'il perdra une deuxième fois dans son impatience (ou sa méfiance, selon les traditions) : Hadès lui avait en effet dit de ne pas se retourner avant de sortir de son royaume sous-terrain. Sur le point d'en émerger, Orphée se retourne pour vérifier que son épouse le suit bien. Son chagrin à cette perte renouvelée est légendaire, lui aussi. 25Dans l'Enéide, le poète Virgile donne comme parents à Énée le mortel Anchise et la déesse de la beauté Aphrodite.Tite-Live attribue quant à lui le fondateur légendaire de Rome au dieu Mars, qui l'aurait enfanté avec une Vestale, Rhéa Silvia. 26Les Métamorphoses d'Ovide humanisent bien souvent les personnages mythiques, montrant leurs travers comme leurs grandeurs, sous forme de fables bien souvent bucoliques. 27La comparaison est bancale, les cultures amérindiennes et égyptiennes différant énormément, y compris au niveau de la construction de leurs mythes (contrairement à ce que Joseph Campbell tente d'avancer). La similitude tient à la nature chaotique des deux personnages et au rôle indispensable qu'ils occupent dans l'équilibre de la création. 17 / 178

Les traditions grecques et romaines présentent quant à elles des divinités « humaines », possédant les mêmes tares que les mortels. Les Olympiens sont ainsi égoïstes, jaloux, envieux, lubriques, coléreux, orgueilleux28… Mais ils sont plus qu'humains de par leurs pouvoirs que l'on ne peut que qualifier de divins29, et les rôles qu'ils remplissent dans le fonctionnement du monde. Ainsi, quand bien même Poséidon s'acharne sur Ulysse et ses compagnons en représailles de l'aveuglement de son fils Polyphème30, il reste avant tout le souverain des océans et l'ébranleur de la terre. De même, Apollon a beau poursuivre Daphnée de ses attentions et écorcher vif Marsyas, il n'en reste pas moins le dieu solaire et surtout un dieu oraculaire31.

Ce traitement des divinités se retrouve aussi dans les traditions scandinaves, qui forment l'autre versant des inspirations mythiques desquelles émergeront les super-héros, voire dans lesquelles ils seront directement puisés (le personnage de Thor et la foule d'adjuvants et de némésis qui lui sont associés en sont après tout des transpositions). Le cas des sagas scandinaves est encore une fois emblématique du phénomène de transcription par écrit de mythes oraux ; dans ce cas précis, transcription par des moines chrétiens de mythes païens32. En plus de plusieurs mythes de la création et de la fin des temps, on assiste aux intrigues entre les dieux et les géants, et à leurs relations avec d'autres peuples tels que les nains ou les elfes. Les dieux y sont décrits d'une manière rappelant à la fois les dieux et les héros grecs, mêlant les idéaux de la société, les défauts proprement humains et la carrure surhumaine propres à chacune des deux catégories de personnages. Les dieux sont encore une fois dotés de capacités que ne peuvent avoir de simples mortels33 et sont engagés dans des affrontements épiques avec de puissants monstres, mais ils sont aussi en proie à des

28Il suffit ici d'évoquer les innombrables infidélités de Zeus et les représailles terribles que son épouse Héra fait pleuvoir sur les mortelles ayant eu l'heur de plaire à son époux. 29Ils peuvent se métamorphoser à leur guise et métamorphoser comme ils le veulent autrui, possèdent des armes terribles (le foudre de Zeus, à ne pas confondre avec sa maîtrise de la foudre), sont immortels, et possèdent un souverain degré de maîtrise sur leurs domaines (Poséidon déclenche à sa guise tempêtes et séismes). 30Au chant IX de l'Odyssée, Ulysse et ses compagnons crèvent l’œil du cyclope Polyphème pour s'échapper de sa grotte. Fou de colère suite à sa mutilation et aux railleries d'Ulysse, le cyclope invoque la colère de son divin géniteur, qui poursuivra le roi d'Ythaque et son équipage. 31Le célèbre oracle de Delphes et sa pythie, connus dans tous le monde antique, était un sanctuaire consacré à Apollon. 32 Un phénomène similaire a eu lieu pour la transcription des mythes celtes (irlandais, écossais, gallois). 33 Par exemple Odin, chef des Ases, est dit conférer la victoire aux hommes lors des batailles. 18 / 178 querelles de couple et doivent naviguer dans les eaux troubles des relations diplomatiques avec d'autres peuples. A la différence des Olympiens, les Ases ne sont pas immortels. Ils sont susceptibles de mourir, comme le prouve le mythe de la mort de Baldr34. Ils sont donc présentés comme des surhommes, mais non pas comme des êtres immortels. C'est un schéma que l'on retrouve également dans les mythes irlandais et gallois, au travers des personnages tels que les Tuatha Dé Danann du Lebor Gabalá Érenn35 ou les Géants du Mabinogion36.

Ces différentes traditions mythologiques montrent un schéma commun : celui de surhommes et de surfemmes (le néologisme semble ici approprié) incarnant les idéaux des sociétés au sein desquelles leurs histoires étaient racontées, combattant des monstres ou des adversaires d'une nature similaire à la leur, tout en affrontant certaines réalités plus prosaïques. Nous verrons qu'une telle description correspond à la figure « classique » du super-héros.

Posées par écrit, ces traditions mythologiques ont cessé d'évoluer cependant que se répandait le christianisme. Une nouvelle tradition va apparaître au XIXe siècle, qui formera le nouveau terreau à partir duquel apparaîtront les super-héros : celui des pulps. Ce terme renvoie aux magazines imprimés sur du papier de mauvaise qualité (fait de fibres de bois, ou « woodpulp » en anglais), eux-mêmes successeurs des « penny dreadfull » et des « dime novels », respectivement britanniques et américains.37

Si les traditions des personnages idéalisés, plus qu'humains, ont continué au-delà de l'Antiquité et des débuts du Moyen-Âge, à travers notamment les chansons de geste38 (sous

34 Fils d'Odin, Baldr est décrit comme étant le meilleur des Ases, sans aucune faiblesse car tout avait juré de ne jamais lui faire de mal, à l'exception du gui. Loki, jaloux, manipula le dieu aveugle Höðr pour qu'il tire une flèche taillée dans du gui vers Baldr, le blessant mortellement. 35Littéralement « Livre de l'invasion de l'Irlande », compilation de récits et de poèmes décrivant l'histoire mythique de l'île d'émeraude. 36 Plus ancienne compilation d'histoires écrites de Grande-Bretagne, transcription des traditions orales galloises. 37 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes: From Superman to the Avengers, the Evolution of Comic Book Legends, Hachette UK, 2014, 154 p. 38On désigne ainsi les récits de chevalerie populaires au Moyen-Âge. 19 / 178 ses formes les plus célèbres du mythe arthurien39, de la chanson du Cid40 ou de celle de Roland41), ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'une tradition originale apparaît : le roman d'aventure. A la différence du roman picard, le héros est ici idéalisé de nouveau, réalisant des actes impossibles pour un homme ordinaire. On peut notamment penser aux histoires sur la conquête de l'ouest, publiées dans les dime novels, relatant les exploits fictionnels de personnages qui sont parfois bien réels, comme William Cody – dit Buffalo Bill42 -, Jessy James ou encore Bas-de-Cuir43 (issu des romans de James Fenimore Cooper44). En parallèle se développait une pratique du roman historique, qui, couplée à un regain d'intérêt pour des traditions séculaires, amena à un retour des textes mythiques, et à la « découverte » de certaines traditions45. Les courants romantiques, médiévistes et gothiques y sont pour beaucoup. C'est ainsi que l'on vit apparaître de nouvelles œuvres ayant pour thème le mythique roi de l'Île de Bretagne Arthur Pendragon46, ainsi que la ré-émergence de Robin des Bois via l'Ivanhoé de Walter Scott47. Ces histoires reprenaient un certain nombre des codes du héros mythiques, à commencer par son code de l'honneur, ses capacités quasi-inhumaines (que l'on pense à la

39 Le mythe arthurien est cependant plus ancien, remontant au Mabinogion, et représente un autre exemple fascinant d'évolution au fil des époques. 40 Le Cantar de mio Cid, ou Chanson du Cid en français, est une épopée castillane datant du milieu du Moyen-Âge et relatant l'exil et le retour en grâce du noble Rodriguo Díaz de Vivar. Ce personnage ayant vraiment existé est devenu depuis une figure populaire en Espagne. 41 La Chanson de Roland relate la mort du neveu du roi Charlemagne (lui-même mythifié) face aux Sarrasins. Ce texte est emblématique du genre de la chanson de geste, via les thèmes de la loyauté, de l'honneur, du sacrifice, ou encore des éléments tels que la personnification des armes des protagonistes. 42Dont les exploits sont au mieux grandement exagérés, par lui-même ou par les journaux de l'époque, au pire complètement inventés. Néanmoins, il a indéniablement contribué à créer le mythe de la conquête de l'ouest popularisé plus récemment au cinéma par le genre des films de westerns. 43 De son vrai nom Nathaniel Bumppo, le personnage est le fils de colons blancs élevé par une tribu d'Amérindiens. Il est décrit comme étant un combattant redoutable, un excellent traqueur et un homme bon. Il est notable que l'un des personnages centraux de l'univers des comic books Marvel Comics dérive son nom de l'un des nombreux alias de ce personnage, à savoir « Oeil-De- Faucon » ( en anglais). 44 Le plus célèbre des cinq romans consacrés au personnage est sans conteste Le Dernier des Mohicans, publié en 1826. 45 L'exemple le plus caractéristique de cette pratique est le renouveau des mythes irlandais et leur adaptation pour un public plus familier à la structure homérique des épopées, conduisant à des interprétations pour le moins intéressante, comme celle du personnage de Cù Chulainn en un « Achille irlandais ». 46 Comme dit précédemment, la tradition arthurienne n'avait jamais cessé d'évoluer, certains personnages en devenant le point central, puis d'autres. Mais peu de nouveaux textes ont été écrits avant ce renouveau. 47 Le personnage de Robin des Bois est une production du Moyen-Âge, mais il a évolué en permanence, devenant un personnage bien plus picaresque. Son apparition dans Ivanhoé (paru en 1819), où il aide le personnage éponyme, a une énorme influence sur les versions ultérieures du personnage, à commencer par les films d'Errol Flynn. 20 / 178 précision des cowboys ou de Robin des Bois, aux dons d'observation des traqueurs ou aux prouesses physiques des chevaliers), et le dénouement le plus souvent heureux des histoires (le « gentil » triomphe sur le « méchant »). Si l'on ajoute à cela le roman fantastique apparu via les auteurs romantiques (Faust48, Manfred49, Frankenstein ou le Prométhée moderne50) et gothiques51 (qu'il s'agisse de Théophile Gautier, Edgard Allan Poe ou encore Charles Baudelaire), ainsi que les histoires plus populaires que l'on pouvait trouver dans les « penny dreadfulls » (qui publiaient toutes les histoires à sensation en circulation dans le Royaume-Uni, qu'il s'agisse de superstitions ou de faits-divers sanglants), les graines des pulps étaient semées avant même la fin du XIXe siècle.

J'ai défini plus haut les pulps comme étant des magazines imprimés sur du papier de mauvaise qualité. Le plus souvent, il s'agissait d'anthologies d'histoires courtes ou bien de feuilletons, dans des genres extrêmement variés. Il a existé plus d'une centaine de pulps durant l'apogée du médium, les plus vendus étant Argosy, Adventure, Blue Book et Short Stories. Des auteurs aussi divers qu'Howard Philip Lovecraft52, Agatha Christie53 ou encore Sax Rohmer54 ont publié leurs histoires (ou certaines d'entre elles) dans ces publications bon marché au fort tirage55.

48 Je considère ici la version écrite par Johann Wolfgang von Goethe et publiée en 1808. L'histoire est celle de Heinrich Faust, un érudit tenté par le démon Méphistophélès et lui vend son âme en échange de tout ce qu'il désire. De nouveau jeune, il séduit la belle Gretchen. Cette dernière noie cependant leur enfant illégitime et est condamnée à mort. Elle refuse que Faust et le Diable la sauvent, mais est sauvée par la grâce divine. Faust, cependant, est condamné par son pacte démoniaque. 49 Il s'agit là d'une histoire faustienne écrite par George Gordon Byron, sixième baron Byron, et publiée en 1817. Le personnage éponyme, Manfred, confronte plusieurs puissants esprits dans sa quête d'apaisement, avant de mourir, ayant renié tout pouvoir supérieur. 50 Le célèbre récit de Mary Shelley est bien plus nuancé que ce que les adaptations ultérieures nous ont habitués à imaginer : la créature, Adam, est un être pensant et doué de sentiments. Rejeté par tous, il ne trouve pas de satisfaction à sa vengeance. Le lecteur se demande après avoir fini l'ouvrage qui est le plus grand monstre : la créature ou son créateur. 51 La distinction est au fond artificielle, les auteurs gothiques étant en fait des romantiques d'inspiration plus sombre que lyrique. 52Créateur du célèbre « Mythe de Cthulhu » à travers une série de romans et de nouvelles d'horreur développant le thème que l'humanité n'est qu'une espèce insignifiante perdue dans un univers chaotique et rempli d'entités innommables et incompréhensibles pour l'esprit humain, entre autres Nyarlathotep et Cthulhu. 53 Célèbre auteure de romans et nouvelles policiers, dont un certain nombre ont pour protagoniste le détective Hercule Poirot. 54Pseudonyme d'Arthur Henry Sarsfield Ward, créateur notamment du personnage de Fu Manchu, diabolique maître du crime chinois, emblématique du « Péril Jaune ». 55A leur apogée, les magazines cités vendaient plus d'un million de copies par numéro. 21 / 178

Il s'agissait d'une des formes de distraction les plus populaires. Il convient de se rappeler qu'à cette époque, la télévision était un produit de luxe, et les films étaient distribués de manière bien plus lente. La radio et la presse écrite étaient donc les deux média les plus faciles d'accès, tant pour une question de prix que de disponibilité56. Les histoires publiées dans les pulps étaient donc connues des auteurs qui plus tard créeront les histoires des super- héros de « l'Âge d'Or. »

Les personnages développés dans certaines des histoires de ces magazines étaient les héritiers directs des romans d'aventure du siècle précédent, notamment les détectives, aviateurs et explorateurs. Cependant, je ne m'intéresserai qu'à certains personnages emblématiques auxquels on peut lier les super-héros. Il s'agit surtout de justiciers masqués et d'hommes aux capacités hors du commun. Les pulps de science-fiction seront mentionnés, ne serait-ce que par leur influence sur la création de Superman et sur de nombreux personnages jusqu'au milieu de « l'Âge d'Argent ». Ne seront donc pas traités les explorateurs ou les détectives, même si certains personnages combinent quelques-uns de leurs aspects.

De nouveaux archétypes apparaissent avec les pulps, ou plutôt se développent. L'un des plus évidents est celui de l'identité secrète. Si on peut faire remonter cette idée aux personnages du Comte de Monte-Cristo et à l'homme au masque de fer d'Alexandre Dumas5758, ce n'est pas avant l'époque des pulps que cette idée est utilisée de manière répétée dans un nombre d'histoires de plus en plus important. Ainsi, des personnages comme , le Mouron Rouge ou encore The Shadow ont comme argument central l'identité duale du personnage principal.

Le Mouron Rouge (« Scarlet Pimpernel » dans le texte) date de 1905, année où la pièce de théâtre dont il est le protagoniste principal a été représentée sous sa forme définitive. Son auteure, Emma Orczy, adapta la pièce en roman deux ans plus tard, roman qui se vendit tellement bien qu'elle en écrivit plusieurs suites. Le personnage est considéré comme le

56 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 57Respectivement le protagoniste éponyme du roman Le Comte de Monte-Cristo publié en 1844, et un personnage central du Vicomte de Bragelonne publié entre 1847 et 1850. Le premier est en réalité Edmond Dantès, jeune marin emprisonné pendant quatorze ans après la trahison de ses amis, qui revient se venger sous l'identité du Comte de Monte-Cristo grâce à un trésor dont l'emplacement lui a été révélé par son compagnon de prison. Le deuxième est décrit dans cette romancée du début de règne de Louis XIV comme étant le frère jumeau du souverain, que des conspirateurs tentent de lui substituer. 58 Greg M. SMITH, Routledge. 22 / 178 premier héros à incarner cet archétype. Sir Percy Blakeney est un aristocrate britannique secourant des individus condamnés à mort en France pendant la Terreur, laissant derrière lui un mouron rouge comme signature de ses actions. Recherché par les autorités, il feint d'être nonchalant et écervelé pour donner le change et faire en sorte que personne ne l'associe au fin bretteur et habile maître du déguisement qu'est le Mouron Rouge.59

Zorro est l'exemple sans doute le plus évident de la popularité de ce nouvel archétype. Créé en 1919 par Johnston McCulley, Don Diego de la Vega est un noble de Californie qui décide d'adopter l'identité du « Renard » et d'aider les pauvres et les démunis ainsi que de punir les politiciens cruels. Le personnage aura été rendu populaire par une adaptation en film de sa première apparition, ce qui poussa l'auteur à écrire plus de soixante nouvelles histoires sur le personnage. En plus d'avoir comme le Mouron Rouge une double identité, l'apport de Zorro vient de son masque et des personnages récurrents qui ne sont plus limités aux adjuvants mais aussi aux ennemis et aux intérêts romantiques60. Ce dernier point est d'ailleurs à l'origine d'un autre archétype devenu célèbre, celui du triangle amoureux entre les deux identités du héros et Lolita Pulido. Celle-ci est amoureuse de Zorro mais est indifférente envers le fade Don Diego. Le fidèle serviteur qu'est son valet sourd-muet Bernardo61 n'est quant à lui pas une invention propre au personnage : il peut en effet être vu comme l'héritier des écuyers des héros des chansons de geste, que Miguel de Cervantes a tourné en ridicule dans son L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche à travers Sancho Panza62.

The Shadow a quant à lui une histoire quelque peu inhabituelle : il a en effet été créé comme narrateur d'un programme radiophonique adaptant les histoires publiées dans Detective Story Magazine. Ce personnage mystérieux eut un tel succès (les lecteurs demandant non pas ce magazine, mais le magazine de The Shadow, quand bien même celui- ci n'existait pas) que pour capitaliser sur ce succès, Walter Gibson fut engagé pour en écrire

59 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 60 Ibid. 61 Le personnage est dans les textes réellement sourd, à la différence de la célèbre série télévisée de 1957 où il prétend l'être. Cette série ajoute d'ailleurs de nombreux éléments à l'univers de Zorro, notamment le fameux sergent Garcia qui remplace l'antagoniste des romans, le sergent Gonzales. 62El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha est un roman publié en deux parties en 1605 et 1615. Le personnage principal Alonso Quichano, obsédé d'histoires de chevalerie, se prend lui- même pour un chevalier errant et voyage à travers l'Espagne en combattant notamment des moulins qu'il prend pour des géants. Le naïf paysan Sancho Panza lui sert d'écuyer. Cet ouvrage aura servi à Cervantes de critique des romans chevaleresques et de la société espagnole de son époque. 23 / 178 les aventures. Dotée d'une importante galerie de personnages, avec pour l'une des premières fois de véritables acolytes et némésis, et surtout une véritable identité secrète (plusieurs, à vrai dire), la série fait de The Shadow un justicier agissant la nuit et frappant de peur les criminels. S'il n'est pas à proprement parler masqué, ce personnage a en tout cas une iconographie distinctive : portant un chapeau à large bord, une longue écharpe masquant le bas de son visage et un costume de soirée, parfois en conjonction avec une cape, il évoque une forme de Zorro moderne. L'intérêt du personnage réside cependant en ses trois identités principales : celle de The Shadow, sa véritable identité de Kent Allard, et celle de Lamont Cranston, un playboy dont il joue le rôle quand celui-ci est à l'étranger. L'élément important est que son identité principale, presque sa véritable identité, est celle de The Shadow. Cela n'est pas étonnant quand on sait comment le personnage a été créé et développé.63

L'autre archétype qui apparaît, ou plutôt réapparaît, à cette époque est celui du surhomme. Tarzan, bien que répondant à d'autres stéréotypes en est un exemple notable. En effet, John Clayton64 est un homme extrêmement athlétique, physiquement bien plus puissant qu'un être humain normal, incroyablement agile et inhumainement intelligent. Contrairement aux versions plus modernes, qui en font un véritable enfant sauvage, peu capable de communiquer avec ses semblables, le Tarzan des histoires d'Edgard Rice Burroughs est un fin lettré, cultivé et capable d'apprendre une nouvelle langue en quelques jours. Le personnage est d'une manière générale dénué de défauts, étant généreux, fidèle en amour et en amitié, juste et honnête.

Edgard Rice Burroughs est également le créateur du personnage de John Carter, qui possède plusieurs caractéristiques préfigurant Superman. En effet, après sa mort sur Terre, il est transporté sur Mars, où, habitué à la gravité plus forte de sa planète natale, il possède des capacités physiques supérieures aux indigènes, qu'il aide dans leur lutte contre les tyrans qui les oppressent. Tout comme Tarzan, John Carter est un idéal physique et humain, mais il présente en plus cette nouvelle particularité d'être un voyageur perdu sur une autre planète, où il devient un héros en y vivant de nombreuses aventures.

63 Ibid. 64John Clayton, vicomte Greystoke, est le fils d'une famille d'aristocrates britanniques abandonnée sur la côte africaine par des mutins. Elevé par une espèce jusqu'ici inconnue de grands singes, il devient « le seigneur de la jungle ». 24 / 178

Mais le personnage qui correspond le plus à cet archétype est Doc Savage. De son vrai nom Clark Savage Junior, il fut conçu pour profiter du succès des pulps tournant autour de The Shadow par la maison d'édition Street & Smith Publications (par ailleurs responsable du personnage). est responsable de la plupart des très nombreux romans ayant pour protagoniste principal celui qui est dès la troisième histoire décrit comme un « surhomme ». Conçu dès l'origine comme étant l'humain parfait, élevé dans ce but par ses parents et une équipe de scientifiques, il possède une force et une endurance extraordinaires, une mémoire photographique et une grande maîtrise à la fois des arts martiaux et des théories scientifiques. Son auteur l'a décrit comme possédant l'intellect de Sherlock Holmes, les capacités physiques de Tarzan, les connaissances scientifiques du détective fictionnel Craig Kennedy et la gentillesse d'Abraham Lincoln. Malgré tout, le personnage n'est pas doté de supers-pouvoirs : il est plutôt conçu comme l'homme parfait, au pinacle des capacités mentales et physiques de l'humain.65

Les pulps ont été l'une des bases des comic books de super-héros. L'autre est plus évidente encore : les comic strips. Ces derniers sont les premières bandes-dessinées, que l'on trouvait et trouve encore dans les dernières pages des journaux, sous forme de cases juxtaposées en une bande, un « strip ». Sans vouloir refaire l'histoire du médium, il s'était développé de manière extensive via la « guerre des journaux » entre le Journal de Joseph Pulitzer et le New York Evening Journal de William Randolph Hearst comme un moyen d'attirer un lectorat régulier. Là encore, comme pour les pulps, de nombreux genres existent, avec une multitude d'auteurs, travaillant le plus souvent sur plusieurs histoires en même temps, pour des journaux différents et dans des registres extrêmement variés. Les deux comic strips les plus influents sur l'apparition des super-héros sont tous les deux liés et sont nés des aventures de John Carter : Buck Rogers et .

Buck Rogers est à l'origine apparu dans les pages du roman Armageddon 2419 A.D. de Philip Francis Nowlan, publié dans le pulp Amazing Stories. Enseveli après l'effondrement d'une mine dans laquelle il se trouvait, un gaz mystérieux le place en animation suspendue pendant cinq cents ans. À son réveil dans le futur, il aide la population de ce qu'il reste des États-Unis à se soulever contre l'oppression des Hans. Le roman eut un

65 Ibid. 25 / 178 grand succès, qui poussa à son adaptation en en 1929, la même année que le comic strip basé sur les aventures de Tarzan commençait sa publication. L'impact de cette adaptation se mesure encore. À une époque où le futurisme commençait à prendre de plus en plus d'ampleur et où la dépression boursière post-krach de 1929 poussait à l'évasion, Buck Rogers mettait en scène un vaillant héros utilisant une technologie visuellement époustouflante dans un monde qui n'avait plus rien en commun avec celui de l'époque d'écriture. Sur une période où la seule exposition à la science qu'avait la population était dans les comic strips et comic books, Buck Rogers est devenu une référence du genre.

Un tel succès fait des jaloux et des imitateurs. L'imitation la plus réussie, au point qu'elle est tout aussi célèbre, est Flash Gordon, connu en France sous le nom de Guy l'Éclair. Le principe du personnage est un mélange de John Carter et de Buck Rogers : un terrien se retrouve envoyé dans l'espace avec ses compagnons, atterrit sur une autre planète et y vit de nombreuses aventures mélangeant science et fantastique à travers des objets futuristes et des créatures extraordinaires. Mais à la différence de ses prédécesseurs, Flash Gordon était bien plus soigné dans la réalisation, aboutissant à un résultat visuellement incroyable et narrativement original. De surcroît, les costumes du héros avaient une particularité unique à l'époque : il portait le plus souvent des uniformes moulants et hauts en couleurs, là où ses analogues semblaient préférer des costumes de ville ou bien des tenues exotiques assorties à l'environnement sauvage dans lequel ils se trouvaient.

Le début des années 1930 ne vit pas seulement l'effondrement de l'économie américaine, elle vit aussi l'apparition des comic books, tout d'abord comme recueils de comic strips puis comme médium de publication à part entière. Tout comme pour les pulps et les comic strips eux-mêmes, des ateliers entiers d'artistes travaillaient sur le contenu de ces publications, fournissant des histoires pour plusieurs magazines à la fois, la plupart du temps en flux tendu. En une période d'incertitude économique, avoir l'assurance d'un revenu régulier était une chance pour les nombreux artistes frappés de plein fouet par la crise. Il n'y avait donc jamais un manque d'histoires à imprimer une fois prise la décision de publier du contenu original.66

66 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 26 / 178

Le premier comic book est aujourd'hui reconnu comme étant Famous Funnies publié en 1933 à l'instigation de Maxwell Gaines dans un but promotionnel. Initialement censé être distribué gratuitement comme matériau publicitaire, il fut souvent vendu pour un prix dérisoire. Le succès d'une publication divertissante à bas prix fut immédiat.

En 1935, National Allied Publication publia le premier numéro de New Fun, pour la première fois imprimant du contenu original créé pour l'occasion67. « Le major » Malcom Wheeler-Nicholson fonda cette maison d'édition après avoir vu le succès de Famous Funnies. S'étant rendu compte que les droits de tous les comic strips les plus populaires avaient déjà été pris, il décida d'imprimer des histoires tournant autour de personnages originaux.68 Un deuxième comic book rejoignit l'étalage de l'éditeur, New Comics, puis un troisième, l'année suivante. Ce dernier était le premier comic book à thème unique (les histoires de crimes et d'enquêtes) et dont les histoires étaient plus longues que ce à quoi les lecteurs commençaient à s'habituer.69 Ces premiers comic books étaient encore des recueils d'histoires, et Wheeler- Nicholson était celui qui décidait quoi mettre à l'intérieur et en couverture. C'est pourquoi, quand il prit la décision de relancer New Comics sous le nom d'Action Comics, il piocha dans la pile d'histoires en attente de publication et choisit la création de deux jeunes gens, et , un personnage haut en couleurs appelé Superman.70

B. « L'Âge d'Or » : les premiers super-héros, vengeurs masqués puis super- patriotes (1938-1958)

Joe Shuster et Jerry Siegel étaient deux enfants juifs qui ont grandi en lisant les pulps et les comic strips, en allant au cinéma quand ils le pouvaient et en écoutant la radio. Ni l'un ni l'autre n'étaient originaires d'environnements favorisés, et leurs premières années à gagner leur vie ont eu lieu dans des États-Unis touchés de plein fouet par la crise économique qui suivit le krach boursier d'octobre 1929. Les histoires fantastiques étaient pour eux un moyen

67 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 68 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 69 Ibid. 70 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics: The Art of Modern Mythmaking, Taschen, 2010, 719 p; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes: From Superman to the Avengers, the Evolution of Comic Book Legends, Hachette UK, 2014, 154 p. 27 / 178 d'échapper à la réalité tout en gagnant un peu d'argent. Ils ont ainsi publié les aventures du détective Jor-L71 dans plusieurs numéros de New Comics avant de proposer un nouveau concept. Un personnage aux capacités non plus seulement à l'apogée de ce qu'un être humain pourrait posséder, mais supérieures à cela. Joe Siegel savait que le surhomme était un archétype existant depuis longtemps, et il décida avec Shuster de créer un personnage qui combinerait ce mythe (celui de Samson, d'Hercule), l'aspect coloré de héros tels que Flash Gordon, et l'exubérance des hercules de foire avec un désir de satisfaction né de la frustration inhérente à la période. Siegel et Shuster reprirent le nom d'une de leurs précédentes tentatives, un récit à propos d'un sans-abri doté d'incroyables pouvoirs mentaux par une expérience scientifique : Superman. Le costume coloré était une variation sur les costumes d'hercules de foire et les uniformes de Flash Gordon, l'aspect général était celui d'un acrobate toujours en mouvement (la cape servant justement à représenter cette énergie) : leur nouvelle création était plus que l'athlète ultime, plus que l'homme parfait, c'était un surhomme littéral.72

Le concept du personnage est simple : dernier survivant d'une autre planète73, Kal-L est envoyé sur Terre par ses parents. Sa morphologie habituée à une gravité bien supérieure lui donne une force, une vitesse et une endurance hors du commun. Orphelin, ses pouvoirs se manifestent tôt et il décide de les utiliser pour aider son prochain dans un costume coloré sous le nom de Superman. En parallèle, il travaille sous l'identité de Clark Kent au journal Daily Star. Plusieurs éléments sont donc présents : les pouvoirs hors du commun ; la grandeur d'âme ; l'identité secrète en fort contraste avec l'identité héroïque ; le costume coloré et caractéristique ; le triangle amoureux entre le héros, son identité civile et l'objet de son affection. Mais jamais auparavant étaient-ils réunis en un seul personnage, et c'est bien l'originalité de Superman. Le succès fut immédiat. La raison de cette réussite est en partie cette combinaison de facteurs et en partie bien plus simple : la création de Shuster et Siegel répondait à un besoin de victoire, de satisfaction. Ce Superman initial prenait plaisir à utiliser ses pouvoirs pour terroriser les puissants qui abusaient des faibles et des démunis. Ainsi, sa première apparition dans Action Comics #174

71Shuster et Siegel réutiliseront le nom pour le père de leur personnage le plus connu : Superman. Jor-L deviendra ainsi un scientifique condamné à un rôle de Cassandre, avertissant en vain les dirigeants de son monde d'une catastrophe imminente. 72 Ibid. 73Le nom de la planète, , ne sera pas révélé au lecteur avant Superman #1 publié en juin 1939. 74 Jerry SIEGEL et Joe SHUSTER, Superman, Champion of the Oppressed, National Allied Publica- tions, coll. « Action Comics vol 1 », n° 1, 1938. 28 / 178 le voit sauver sa collègue Lois Lane75 de kidnappeurs, lancer la voiture de gangsters contre un rocher, menacer un homme qui battait son épouse et suspendre un sénateur corrompu au- dessus du vide. Ce surhomme, ce premier véritable super-héros apportait de la justice dans un monde qui n'en avait apparemment pas et le faisait sans complexe, regret ou inquiétude, une force de la nature rectifiant l'équilibre moral en un temps de profonde dépression, tant financière que psychologique. Un nouvel archétype était né : un héros surhumain redressant les maux de la société et non tenu par les règles de cette société faillible.76

À cette époque, les maisons d'édition n'avaient de retour sur les chiffres des ventes que plusieurs mois après la mise en kiosque de leurs publications. C'est pourquoi, bien que la première apparition de Superman eut lieu en 1938, il ne fut pas au cœur d'Action Comics avant quelque temps, quand il revint aux oreilles de Wheeler-Nicholson que les lecteurs ne demandaient pas le magazine par son nom, mais comme celui où était Superman. Étant un homme prudent, il expérimenta d'abord en changeant la couverture et/ou l'histoire centrale, mais toujours avec le même résultat : le super-héros était vendeur.77

C'est pourquoi apparut dans le numéro 27 d'un des magazines de la ligne, Detective Comics, un autre personnage costumé combattant le crime par tous les moyens : le Bat-Man. Créé par et , il fit sa première apparition en 193978 comme imitation délibérée de la recette à succès de Siegel et Shuster : un homme-mystère. L'apparence fut conçue avant même l'histoire du personnage et basée sur celle de Zorro mais aussi de The Shadow. En cherchant une créature de la nuit, Bill Finger choisit une chauve-souris dont il garda les oreilles pour en faire une cagoule et dont il modifia les ailes pour faire une cape. Ce nouveau super-héros était également un orphelin, mais cette origine n'avait pas poussé un besoin d'intégration en lui, à la différence de son prédécesseur bien plus chamarré. Bruce Wayne vit ses parents Thomas et Martha tués devant ses yeux par un criminel de bas étage. Sur leur tombe, il jura de combattre le crime en leur nom. Il s'entraîna pendant des années auprès des plus grands experts en chimie, combat, et tout autre discipline pouvant être utile

75Journaliste au Daily Star (plus tard changé en Daily Planet) tout comme Clark Kent, elle est rapidement établie comme une femme intelligente et intrépide, et comme une meilleure reporter que l'alter-égo civil de Superman. Cela ne l'empêche pas de servir régulièrement de demoiselle en détresse. 76 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History: Comic Book Superheroes and American Society, 1938 to the Present, McFarland, 2012, 231 p. 77 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 78 Bill FINGER et Bob KANE, The Bat-Man: « The Case of the Chemical Syndicate », National Al- lied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 27, 1939. 29 / 178 dans sa lutte, avant d'adopter un costume basé sur une chauve-souris pour effrayer les criminels.79 Le succès fut là aussi au rendez-vous, mais pour des raisons différentes de celles du Superman. Si l'aspect de lutte contre le crime de ce dernier est également responsable de sa popularité, c'est surtout sa capacité à s'élever au-dessus de ses limites qui attiraient les lecteurs. Il représentait l'idéal opposé et complémentaire à l'Homme d'Acier : un « self-made man », un homme adapté à la Dépression car il s'aide lui-même. Son attrait venait de ce que tout le monde pouvait avec de l'entraînement et de la détermination devenir un super-héros, devenir Batman. Après un héros invincible est donc venu un héros vincible, vulnérable et pourtant tout autant super de par son absence de pouvoirs.80 Il est difficile de dire qu'un autre archétype venait d'apparaître : l'homme au pinacle de ses capacités existait déjà. Mais il semblait toujours inatteignable et jamais aussi possédé que Batman l'était. Le super-héros masqué et vengeur sans pouvoirs, avec un fil conducteur clair dans son thème, était, lui, apparu, émergeant de l'inspiration initiale des pulps dans laquelle baignaient Kane et Finger.81

Le potentiel lucratif de ce nouveau genre n'était pas passé inaperçu et bientôt de nombreux autres super-héros apparurent, copies plus ou moins conformes des deux premiers qu'avaient été Superman et Batman. Je ne vais pas tenter de les énumérer, leur nombre est bien trop important et presque tous ont disparu depuis, certains pour une raison extrêmement simple : National Comics gardait un œil attentif sur sa poule aux œufs d'or et faisait des procès aux maisons d'édition dont les personnages étaient de flagrants plagiats de leurs créations phares. En particulier , qui avait racheté certaines des parts de Wheeler- Nicholson afin de diversifier ses activités82 et était d'un tempérament bien plus vendeur83 que le « Major », était particulièrement prudent lorsque ses bénéfices étaient concernés. C'est pourquoi un personnage comme Wonderman, une copie-carbone de Superman, fut retiré des étalages très rapidement.84 Mais tous ne connurent pas ce sort, et certains survécurent jusqu'à

79 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit.; Jeffrey K. JOHNSON, Super-History: Comic Book Superheroes and American Society, 1938 to the Present, McFarland, 2012, 231 p. 80 Ibid. 81 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 82Des liens avec la maffia ont existé, ainsi qu'un besoin de trouver des moyens de blanchir de l'argent. Les magazines pornographiques ayant été décapités par la censure et la vente d'alcool bien moins profitable depuis la fin de la prohibition, les comic books alors en plein boom étaient la solution idéale. 83La décision de renommer New Comics en Action Comics lui est due. 84 Ibid. 30 / 178 ce jour. Le plus célèbre est Captain Marvel, créé en 1940 par C. C. Beck85. Tout comme Superman, il est fort, rapide, résistant et a un costume coloré. Mais les différences commencent ici.

Captain Marvel pousse le concept de l'identité duale plus loin que ce qui avait été fait jusque-là : il est deux êtres séparés. Le jeune orphelin Billy Batson est choisi par le sorcier Shazam pour devenir son champion, et se transforme en Captain Marvel quand il prononce son nom. Ce dernier, décrit comme étant « Le mortel le plus puissant du monde »86, possède la sagesse de Salomon, la force d'Hercule, l'endurance d'Achille, la puissance de Zeus, la résistance d'Atlas et la vitesse de Mercure87. A la différence de Superman, Captain Marvel tend donc bien plus vers le mystique que vers le scientifique. La personnalité de C. C. Beck est pour beaucoup dans le succès du personnage, car il a insufflé dans ses aventures un grain de folie et d'innocence absent de celles de Superman ou Batman, qui sont bien plus violents, n'hésitant pas à blesser gravement, voire à tuer. Sûrement dû au fait que l'identité secrète de son héros est un enfant, les aventures écrites par C. C. Beck étaient moins terre-à-terre et plus surréalistes, plus innocentes et joyeuses, réalisant un pur fantasme de puissance adolescent sans pervertir l'innocence de l'enfance qui vient avec un tel personnage. Ceci étant, Captain Marvel est aussi bien plus humain que Superman : il transpire, rit, grince des dents, et il est en un mot plus facile de s'y identifier.88

Cette période était riche en expérimentations en tous genres une fois passée l'envie d'imiter ce qui fonctionnait. L'un des exemples les plus célèbres, qui n'a malheureusement pas survécu jusqu'à maintenant, est le Spirit de . L'idée est simple : un policier est déclaré mort dans le cadre d'une enquête, survit et décide de profiter de cet anonymat inespéré pour combattre le crime d'une manière qu'il n'aurait jamais pu faire avant, ne mettant qu'un masque domino pour cacher son visage. Le prétexte n'est pas original et n'était pas censé l'être. Eisner a utilisé le Spirit pour expérimenter avec les codes narratifs existant et surtout avec les codes visuels : le protagoniste cassait régulièrement le quatrième mur en s'adressant au lecteur, ce dernier était souvent pris de court par les tours et détours des intrigues, et le plus souvent ébahi par l'inventivité graphique déployée dans les pages du

85 Bill PARKER et C. C. BECK, Captain Marvel: « Introducing Captain Marvel! », Fawcett Publica- tions, coll. « Whiz Comics vol 1 », n° 2, 1940. 86« The World's Mightiest Mortal » dans le texte. 87Le lecteur attentif aura remarqué que les initiales de ces entités divines (pour la plupart) forment le nom du sorcier dont Captain Marvel dérive ses pouvoirs. 88 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit.; Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 31 / 178 comic strip89. L'influence d'Eisner à travers son Spirit se sent toujours aujourd'hui, mais aussi dans les ambitions des créateurs de garder le contrôle de leurs créations.90 En effet, s'il était impossible de dire qui de Joe Shuster ou de Jerry Siegel avait inventé Superman, si Bob Kane et Bill Finger étaient à parts égales responsables de la création de Batman91, les droits n'appartenaient à aucun d'entre eux : National Comics et sa forme actuelle DC Comics les possède. Will Eisner avait les droits sur le Spirit. Et ces différences de situation auront eu un énorme impact à l'avenir.

Notable création de l'époque qui survivra jusqu'à aujourd'hui, Plastic Man92 transpose les codes des dessins animés, des « cartoons » sur les pages. Son créateur Jack Cole marcha ainsi dans les pas de Will Eisner en créant le personnage de Patrick « » O'Brian, un criminel de bas étage qui se retrouve doté d'un corps parfaitement malléable après avoir été aspergé par un produit chimique inconnu. Sur ce principe simple, Cole déploie de véritables trésors d'ingéniosité pour adopter dans un format statique les pitreries élastiques des créations de Tex Avery, tout comme leur esprit déjanté.93

Mais pendant que Will Eisner était en avance sur son temps, que Superman, Batman et Captain Marvel vendaient des millions d'exemplaires de leurs titres respectifs94, de nouveaux personnages apparaissaient.

Le psychologue avait écrit un article sur le potentiel éducatif des comic books, qui attira l'attention de Maxwell Gaines. Ce dernier l'invita en tant que conseiller et que scénariste : était née95. Son créateur était un personnage particulier selon les normes de l'époque : ses travaux avaient abouti à la création du polygraphe96, et lui-même vivait dans un ménage à trois avec deux femmes et était un

89 Ce dernier fut publié entre le 2 juin 1940 et le 5 octobre 1952. 90 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 91Kane et Finger sont responsables tous deux d'éléments du costume, et si Kane en a dès le début fait un super-héros, c'est bien Finger qui a décidé d'en faire un super-détective. 92 Jack COLE, : « The Origin of Plastic Man », Quality Comics, coll. « Police Comics vol 1 », n° 1, 1941. 93 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 94 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit.; Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit.; Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 95 William Moulton MARSTON et Harry G. PETER, Introducing Wonder Woman, All-American Publications, coll. « All-Star Comics vol 1 », n° 8, 1941. 96Plus connu sous le nom de détecteur de mensonge, qui se base sur cinq types d'informations différentes : pression sanguine, rythme cardiaque, vitesse de la respiration, le diamètre des pupilles et intensité de la transpiration. Les travaux de Marston portaient sur la pression sanguine. 32 / 178 fervent partisan de l'égalité entre les sexes. Cela explique pourquoi l'amazone Diana, fille de la reine Hyppolita, est envoyée par les siennes en ambassadrice dans le « monde des hommes » pour leur apprendre la justice et la paix, équipée pour cela d'un lasso forçant quiconque le touche à dire la vérité. Le personnage est rempli de paradoxes : elle vient d'un peuple de guerrières mais apporte la paix ; elle est un emblème de la vérité mais n'est pas naturelle, créée comme elle l'a été à partir d'argile et animée par les dieux à la demande de sa mère ; elle est l'égale de Superman sur tous les points et pourtant elle finit très souvent attachée et ligotée.97 Le personnage a éclaté sur le devant de la scène98, prenant National Comics par surprise. Les supers-héros n'étaient apparus que depuis quelques années que la première héroïne les suivait et était une icône féministe avec des accents de bondage. Si ce dernier aspect disparut quand Marston arrêta d'écrire ses aventures, Diana Prince99 n'a jamais cessé d'inspirer les femmes à être les égales des hommes tant dans les pages de son titre que par sa simple présence. L'une de ses admiratrices de cette période était une jeune femme nommée Gloria Steinem100.101

Une autre maison d'édition était apparue et faisait parler d'elle : All-American Comics. Il est presque abusif d'en parler comme d'une entité séparée, car nombre de ses propriétaires et employés travaillaient également chez National Comics (qui avait dès cette époque commencé à mettre un logo « DC » sur ses couvertures). La distribution était dans les deux cas assurée par l'Independent News de Harry Donenfeld, et les scénaristes et dessinateurs produisaient histoires et personnages pour les deux maisons d'édition ; un titre était même consacré à la publication d'aventures des héros des deux compagnies : All-Star Comics102. Sur un coup d'audace, les scénaristes et eurent l'idée de regrouper dans une même histoire les héros des deux compagnies qui, après tout, partageaient déjà l'affiche du comic book. La première équipe de super-héros fit ainsi son apparition, qui plus est entre héros déjà établis. Ainsi, deux nouvelles traditions étaient nées : l'équipe de héros et le crossover.

97 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 98Elle fit sa première apparition dans le numéro 8 d'All-Star Comics daté de décembre 1941. Son titre principal fut quant à lui Sensation Comics qui débuta en janvier 1942. Wonder Woman numéro 1 est lui daté de juin 1942. 99Tel est le nom qu'elle prit pour vivre au sein du « monde des hommes ». 100 Célèbre féministe des années 1960 et 1970. 101 Ibid. 102 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit.; Gardner FOX et Jerry SIEGEL, All-Star Comics, All-American Publications. 33 / 178

Ce dernier terme mérite une plus ample explication car il deviendra rapidement récurrent dans ce travail : il s'agit d'un titre ou d'une histoire qui rassemble au minimum deux personnages ou deux univers. Ainsi, le rassemblement d'un nombre égal de personnages de l'écurie de National Comics et de celle d'All-American Comics au sein de la Justice Society est le premier crossover des comic books de super-héros103. Mais plus que des aventures partagées, c'est le concept d'équipe lui-même qui est la véritable innovation de la Justice Society. Jusque-là, des personnages pouvaient s'associer de manière passagère au sein d'une même histoire afin d'améliorer les ventes, mais jamais de manière durable ; de tels partenariats étaient de toute façon quasiment inconnus à cette époque. L'établissement d'une coopération continue entre un groupe important de héros est une idée qui semble évidente aujourd'hui mais fut une véritable révolution, ouvrant la voie à d'innombrables successeurs. À une époque où une idée qui ne vendait pas se voyait annulée très rapidement, All-Star Comics et son équipe phare dureront jusqu'en 1951.104 , Hourman105, le Spectre, le , The , le Flash, Green Lantern et se sont ainsi retrouvés alliés et partenaires dans leur lutte contre le crime. Les quatre premiers étaient des créations de National Comics, et les quatre derniers d'All- American Comics.

Je me dois de brièvement présenter ces personnages, car ils vont tous connaître des évolutions dans les décennies à venir. Doctor Fate106 est Kent Nelson, un archéologue devenu maître de la magie grâce aux enseignements de l'immortel Nabu107, qui lui confie également un casque, une cape et une amulette mystique pour l'aider dans son combat contre les forces du mal. Hourman108 est Rex Tyler, un chimiste qui invente le produit Miraclo, qui lui donne des capacités surhumaines pendant une heure. Le Spectre109 est un héros quelque peu différent : le détective a été ranimé après sa mort et transformé en vengeur

103 Gardner FOX et Everett E. HIBBARD, The First Meeting of the Justice Society of America, All- American Publications, coll. « All-Star Comics vol 1 », n° 3, 1940. 104 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 105Ou Hour-Man, dans la graphie de l'époque. 106 Gardner FOX et Howard SHERMAN, Dr. Fate: « The Menace of », National Allied Publi- cations, coll. « More Fun Comics vol 1 », n° 55, 1940. 107 Originaire d'une autre planète, il fut un sorcier en Egypte antique et fut placé en animation suspendue pendant des milliers d'années et libéré par Kent Nelson, dont il fit son élève. 108 Gardner FOX et Bernard BAILY, : « Presenting “Tick-Tock” Tyle, the Hour-man », Na- tional Allied Publications, coll. « vol 1 », n° 48, 1940. 109 Jerry SIEGEL et Bernard BAILY, The Spectre!, National Allied Publications, coll. « More Fun Comics vol 1 », n° 52, 1940. 34 / 178 surnaturel punissant les criminels de manière horrifique. Le Sandman110 est quant à lui un héritier de la tradition commencée par Batman : le millionnaire Wesley Dodds invente un gaz qui force les criminels à dire la vérité avant de les endormir et se crée un costume minimaliste, composé d'une cape et d'un masque à gaz stylisé111. The Atom112 ne possède pas de super-pouvoirs : à la place, Al Pratt, caricature du frêle adolescent, s'entraîna énormément afin de ne plus se laisser marcher sur les pieds. The Flash113 possède quant à lui une vitesse exceptionnelle acquise par inhalation « d'eau dure » durant un accident de laboratoire, Jason « Jay » Garrick étant en effet un chimiste au niveau académique. Alan Scott114 survécut à un accident de train grâce à une lanterne verte mystique qui lui ordonne de façonner un anneau à partir de son métal ; l'anneau lui permet entre autres (très nombreuses) choses de voler, être intangible, ou projeter des rayons d'énergie, mais en perdant tous ses pouvoirs face à n'importe quel objet composé de bois. Enfin, Hawkman115 est sous le nom de Carter Hall la réincarnation d'un prince égyptien assassiné par un prêtre ; le contact avec la dague responsable de sa mort lui rend ses souvenirs et il utilise le métal « Nth »116 pour se créer une ceinture anti-gravité, qu'il associe à des ailes et un costume d'aigle pour combattre le crime.

Ces personnages ont tous été créés par des vétérans de l'industrie des super-héros : Gardner Fox lui-même étant responsable du Doctor Fate, de Sandman, du Flash et de Hawkman, Jerry Siegel ayant co-créé le Spectre et Bill Finger Green Lantern. Cela explique pourquoi tous ces nouveaux héros ont une identité secrète, une caractéristique les définissant qui se retrouve dans leur nom (la vitesse de l'éclair, la lanterne verte, les pouvoirs durant une heure, le costume d'aigle, le fait qu'il soit déjà mort, une petite taille...). Mais surtout, soit ils ne possèdent pas de pouvoirs propres et compensent par de l'entraînement, soit ils acquièrent leurs pouvoirs dans un accident, soit ils possèdent un équipement leur donnant leurs

110 Gardner FOX et Bert CHRISTMAN, at the World’s Fair, National Allied Publica- tions, coll. « New York World’s Fair Comics vol 1 », n° 1, 1939. 111Cela changera lorsque et Jack Kirby écriront et dessineront le personnage durant leur période chez National Comics : il sera alors gratifié d'un costume moulant et coloré. 112 Bill O’CONNOR et Ben FLINTON, Atom: « Introducing the Mighty Atom », All-American Publi- cations, coll. « All-American Comics vol 1 », n° 19, 1940. 113 Gardner FOX et Harry LAMPERT, Origin of the Flash, All-American Publications, coll. « vol 1 », n° 1, 1940. 114 Bill FINGER et , The Origin of Green Lantern, All-American Publications, coll. « All-American Comics vol 1 », n° 16, 1940. 115 Gardner FOX et Dennis NEVILLE, The Origin of Hawkman, All-American Publications, coll. « Flash Comics vol 1 », n° 1, 1940. 116Un métal fictionnel dont les capacités mal définies servirent aux scénaristes à justifier les capacités d'Hawkman. 35 / 178 pouvoirs. Les archétypes des capacités des super-héros sont tous en place, moins de cinq ans après l'apparition du premier d'entre eux.

Il est notable que tous ces héros possèdent une identité secrète les mettant à l'abri du besoin : Bruce Wayne et Wesley Dodds sont des playboys millionnaires, Clark Kent est un reporter dans un journal prestigieux, Jim Corrigan est un détective travaillant pour l'État, Jay Garrick et Rex Tyler sont des ingénieurs chimistes, Al Pratt est un étudiant, et Carter Hall et Kent Nelson sont des archéologues. Aucun d'entre eux ne semble près d'en être réduit à faire la queue pour trouver un emploi lui permettant de manger ce jour-ci.117 Ainsi, dans leur identité secrète ou dans leur rôle de surhomme, les super-héros fournissent une échappatoire à la réalité, et ce même lorsque le New Deal améliorait l'état de la société.118

De nombreux autres héros rejoindront la Justice Society après sa formation, à commencer par Batman et Superman119. Ces derniers ne seront jamais au centre des aventures de l'équipe, afin de permettre aux autres personnages de briller. Wonder Woman rejoindra également les rangs de la Justice Society suite à un sondage organisé dans les pages d' par , mais en tant que secrétaire120. Son créateur fut furieux de voir son porte-parole féministe rabaissée à un rôle de subalterne. Il est intéressant de noter qu'il s'agit du seul cas où la décision d'intégrer un personnage à l'équipe fut laissée aux lecteurs. Malheureusement, il m'a été impossible de trouver une raison à cela : le problème venait-il de ce qu'il s'agissait d'une femme ou bien des idées extrêmement féministes qu'incarnait la création de Marston ? Ou bien encore cela tient-il aux débats que les liens du personnage avec la sexualité provoquaient dans les locaux de la maison d'édition ?121 Il reste que la vaste majorité des lecteurs votèrent en faveur de son intégration dans la Justice Society.122123

117 Greg M. SMITH, « The as Labor: The Corporate Secret Identity », op. cit. 118 Ibid.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 119 Gardner FOX, Everett E. HIBBARD, Martin NODELL, Bernard BAILY, Ben FLINTON, Stan ASCHMEIER, et Cliff YOUNG, Justice Society of America: « $1,000,000 for War Orphans », All-American Publications, coll. « All-Star Comics vol 1 », n° 7, 1941. 120 Gardner FOX, Jack BURNLEY, Sheldon MOLDOFF, Harry G. PETER, Cliff YOUNG, Ben FLINTON, Howard SHERMAN et Stan ASCHMEIER, Justice Society of America: « The Justice Society Joins the War on Japan », All-American Publications, coll. « All-Star Comics vol 1 », n° 11, 1942. 121 Ces discussions sont mentionnées par Paul Levitz mais j'ai là encore été incapable de trouver plus d'informations à ce sujet. 122D'après les chiffres avancés par Jill Lepore dans un article consacré au personnage et publié dans le numéro de Vanity Fair de février 2015. 123 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 36 / 178

On pourrait se dire que la première rencontre en deux super-héros aurait lieu entre Batman et Superman, les deux héros les plus connus (mais pas forcément les plus vendeurs comme Captain Marvel l'a prouvé). Celle-ci n'eut pas lieu avant 1945, dans la série radiophonique consacrée à Superman124. Cette dernière est remarquable à plusieurs degrés : elle a introduit la en 1943, la fameuse roche fatale à Superman, ainsi que de nombreux adjuvants et a étoffé l'aspect « civil » de sa vie en tant que Clark Kent125. La contribution peut-être la plus emblématique est la phrase « Fighting for truth, justice, and the American Way! », qui donne à Superman des motivations qui étaient jusqu'à ce moment absente du son concept : défendre le statu-quo et le mode de vie américain. La série a donc contribué à humaniser un personnage qui était jusque-là inhumain de supériorité, mais aussi à l'ancrer dans les valeurs de la société du New Deal. Mais la véritable transformation viendra quelques années plus tard. Parallèlement à cette série radiophonique (qui dura onze ans, de 1940 à 1951), une série de dessins animés changea également le premier des super-héros. Produits par les studios d'animation Fleisher, elle modifia le fait que Superman sautait extrêmement haut en établissant qu'il volait, ceci étant moins compliqué à animer. Via une série de causes, Superman changeait, passant d'un super-humain à un être défiant les lois de la physique, d'un personnage solitaire à un membre de la société avec des interactions « normales » avec ses collègues et supérieurs.

De nouvelles idées étaient pendant ce temps introduites dans les pages de Detective Comics : le potentiel de jeunes lecteurs inspira Bob Kane à créer un jeune partenaire pour son héros Batman, ce qui permettrait au public visé de s'identifier plus facilement à un personnage. À cette envie de vente se mariait le besoin de fournir un interlocuteur au Chevalier Noir126, qui n'avait personne à qui parler, à la différence d'un Clark Kent et de par exemple. Richard « Dick » Grayson, un jeune acrobate, vit ses parents tués devant lui pendant une représentation. Recueilli par le millionnaire Bruce Wayne, il rejoignit rapidement sa lutte contre le crime sous l'identité de Robin127.

124 Elle n'eut rien de remarquable car il ne s'agissait que d'un moyen d'augmenter le nombre d'auditeurs. Leur première rencontre dans les pages des comic books relève de la même intention. 125 Ibid. 126Traduction de l'anglais « Dark Knight », surnom donné à Batman et reflétant son sens de la justice et sa noirceur. 127 Bill FINGER, Bob KANE et , Batman and « Robin the Boy Wonder », National Allied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 38, 1940; Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 37 / 178

Une véritable nouveauté, Robin conquit le cœur des lecteurs suffisamment rapidement pour que les ventes de Detective Comics atteignent les niveaux de celles d'Action Comics. Bien plus coloré que son sombre partenaire, le jeune héros s'est démarqué des standards dès son apparition par son habitude de faire des blagues et de détendre l'atmosphère par une discussion constante avec son ténébreux mentor. Les conséquences furent doubles : les partenaires juvéniles devinrent pratiquement obligatoires pour les super- héros, et Batman acquit une profondeur via son interaction avec celui qui allait devenir son interlocuteur principal pendant plusieurs décennies.128 C'est également à cette période que fut prise la décision de ne plus jamais montrer Batman tuant qui que ce soit. Le code moral des super-héros changeait déjà, passant des fins justifiant les moyens à des valeurs plus proches de celles de la chevalerie romanesque du XIXe, où les héros ne tuent pas leurs adversaires. Parmi les productions de National Comics de cette époque, je me dois de mentionner le Star-Spangled Kid. Créé par Jerry Siegel et Hal Sherman129, il renversa la dynamique créée un an plus tôt dans le numéro 38 de Detective Comics : le super-héros était l'adolescent, le partenaire était l'adulte. Stripesy et le Star-Spangled Kid rejoignirent les Seven Soldiers of Victory130 avec d'autres héros tels que le Vigilante131132 (un héros-cowboy), le Crimson Avenger133134 (une copie de The Shadow), le Shining Knight135 (un chevalier de la Table Ronde placé en animation suspendue et se réveillant dans le présent du titre) et le duo Green Arrow136137 et son partenaire (ces derniers étant une copie de Batman et Robin à thème d'archerie au lieu de chauve-souris) dans une vaine tentative d'égaler le succès commercial de la Justice Society. Ainsi, se contenter de rassembler des héros au sein d'une

128 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 129 Jerry SIEGEL et , Star-Spangled Kid: « The Bund Saboteurs », National Allied Publications, coll. « Star-Spangled Comics vol 1 », n° 1, 1941. 130 et , Seven Soldiers of Victory: « Blueprint for Crime », National Allied Publications, coll. « Leading Comics vol 1 », n° 1, 1941. 131 Mort WEISINGER et , : « The Origin of the Vigilante », National Allied Publications, coll. « Action Comics vol 1 », n° 42, 1942. 132 Gregory Sanders était le fils d'un shérif tué dans l'exercice de ses fonctions. Il jura sur la tombe de son père de combattre le crime, mêlant ainsi Batman et l'idéal du cowboy solitaire en un seul personnage. 133 Jim CHAMBERS, The : « Block Buster », National Allied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 20, 1938. 134 Lee Travis était plus proche des héros pulps que des super-héros, mais n'aura pas le succès de The Shadow. 135 Henry Lynne PERKINS et Creig FLESSEL, The , National Allied Publications, coll. « Adventure Comics vol 1 », n° 66, 1941. 136 Mort WEISINGER et George PAPP, : « Case of the Namesake Murders », National Allied Publications, coll. « More Fun Comics vol 1 », n° 73, 1941. 137 L'historien Oliver Queen et son protégé utilisèrent un arc et des flèches pour initialement repousser des pillards. 38 / 178 même équipe ne suffisait pas à attirer les lecteurs ; plus que le concept de l'équipe, c'était sa composition qui importe donc : les membres se devaient d'être célèbres.

Le début du premier comic book entièrement consacré au Chevalier Noir vit le début d'un nouvel archétype, ou plutôt l'abandon d'un héritage des pulps : Batman commença à affronter des vilains colorés et costumés. Le premier de ce nouveau type d'antagonistes peut être considéré comme étant Doctor Death, un scientifique fou qui apparut dans les pages de Detective Comics138. Mais il ne fut pas le plus mémorable : dans le premier numéro de Batman139, les lecteurs découvrirent un dangereux criminel à l'aspect pour le moins dérangeant. Le personnage était censé mourir à la fin de l'histoire qui concluait ce numéro, mais l'éditeur en charge du titre, Whitney Ellsworth, vit un potentiel qui serait gâché si Bill Finger s'en débarrassait effectivement. Le Joker reviendrait donc.140 La raison d'un tel choix paraît évidente quand on s'intéresse d'un peu plus près à ses caractéristiques. Outre son apparence colorée, originale (nous parlons ici d'un vilain qui ressemble à un clown) et sans précédent, le Joker n'a pas d'origine ou de motivation particulière à part le crime en lui-même. Ce n'est pas un simple maffieux ou un homme d'affaires amoral, c'est un fou criminel. L'inspiration du personnage vient de l'adaptation en film du roman de Victor Hugo L'Homme qui Rit, dont le titre reflète bien l'attitude de celui qui allait vite devenir la némésis du Chevalier Noir. Plusieurs autres vilains colorés et récurrents s'ajoutèrent par la suite à la galerie d'antagonistes de Batman. Parmi les plus notables, on compte Harvey Dent, aussi connu sous le nom de Two-Face, un procureur de la ville de Gotham141 ; défiguré par un mafieux, il laisse libre cours à ses instincts violents et schizophrènes, tout en développant une obsession pour l'idée de dualité142. Son intérêt vient de ce qu'il est un miroir déformant de Batman, un homme initialement dédié à la justice qui sombre dans la folie et devient lui-même un criminel, dans un thème clairement inspiré du roman L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de

138 Gardner FOX et Bob KANE, The Bat-Man Meets Doctor Death, National Allied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 29, 1939. 139 Bill FINGER, Bob KANE et Jerry ROBINSON, The Joker, National Allied Publications, coll. « Bat- man vol 1 », n° 1, 1940. 140 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 141 Gotham est une ville fictionnelle où se déroulent les aventures de Batman. Elle représente une vision de la ville de New-York bien particulière, reflétant les éléments criminels de la plus grande ville des États-Unis. Métropolis, où Superman réalise ses exploits, est quant à elle un reflet de sa modernité (la construction de l'Empire State Building avait été finie récemment, en 1931). 142 Bill FINGER, Bob KANE, Jerry ROBINSON et , Batman: « The Crimes of Two- Face », National Allied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 66, 1942. 39 / 178

M. Hyde143144. Dans ses premières apparitions, le Chevalier Noir était en effet persona non grata avec les forces de l'ordre, ce qui changea en même temps qu'il devenait plus respectable. Il ne tuait plus, avait un jeune compagnon et collaborait avec la police : un projecteur sera même installé sur le toit du commissariat après qu'il est nommé membre honoraire du Police Department, permettant de faire appel à lui en cas de besoin, le fameux Bat-Signal145. fit son apparition en même temps que le Joker, dans les pages de Batman #1 mais ne porta pas de costume avant sa troisième apparition146. Cela n'empêcha pas le Chevalier Noir de succomber aux charmes de la criminelle, permettant à Bill Finger de mettre en place un autre archétype, celui du conflit moral du héros tiraillé entre ses sentiments et son devoir. Si ce n'est à proprement parler pas une nouveauté, de tels dilemmes existant depuis longtemps dans la littérature tragique, sa transposition dans les comic books de super-héros permet d'humaniser un peu plus un personnage qui aurait pu sombrer dans l'oubli et les limbes des titres d'horreur gothiques.147 Oswald Cobblepot est quant à lui un gangster tout ce qu'il y a de plus classique, si ce n'est qu'il a développé au fil des années une obsession pour les oiseaux, ainsi qu'une propension à utiliser différents parapluies modifiés pour aboutir à ses fins (y compris abattre de sang-froid ses rivaux). Le Pinguin fut créé148 pour donner une alternative comique au Joker, qui était à cette époque un personnage extrêmement sinistre et cruel, un véritable psychopathe. Si ce dernier avait été créé alors que les comic books étaient encore une forme mineure de la culture populaire (permettant aux auteurs de donner libre cours à leur créativité influencée par la Dépression), leur explosion sur le devant de la scène149 fit naître un désir de respectabilité. En effet, le lectorat était vu comme constitué en très grande majorité d'enfants : il était impensable de leur montrer uniquement des personnages aussi malsains que le Joker ; d'où le comique Pinguin.150

143 Publié en 1886, ce roman de Robert Louis Stevenson explore le résultat de l'expérience du scientifique Henry Jekyll pour extérioriser ses vices, sous la forme de la personnalité d'Edward Hyde. 144 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 145 Jack SCHIFF, Bob KANE, Jerry ROBINSON et George ROUSSOS, Batman: « Case of the Costume- Clad Killers », National Allied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 60, 1942. 146 Bill FINGER et Bob KANE, The Batman vs. the Cat-Woman, National Allied Publications, coll. « Batman vol 1 », n° 3, 1940. 147 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 148 Bill FINGER, Bob KANE, Jerry ROBINSON et George ROUSSOS, Batman: « One of the Most Per- fect Frame-Ups », National Allied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 58, 1941. 149 On peut penser aux millions de copies vendues à chaque numéro des titres les plus populaires. 150 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 40 / 178

On peut noter que Catwoman comme le Joker font partie des rares personnages de l'époque à ne pas avoir d'origine, tout du moins pendant leurs premières apparitions151. Tous les autres, vilains ou héros, ont en effet vu leurs origines ou leurs raisons pour agir comme ils le font montrées au public. Si ces « origin stories » n'ont pas encore l'importance qu'elles prendront plus tard (notamment à cause de leurs réécritures successives) et ne servent en général qu'à justifier les pouvoirs et l'apparence des protagonistes, cette anomalie se doit d'être mentionnée selon moi. Je reviendrai sur ce sujet plus tard.

Batman n'était pas le seul à avoir des antagonistes récurrents : Superman avait gagné sa propre némesis en la personne d'Alexei Luthor152, un scientifique criminel, initialement décidé à prendre le contrôle du monde, puis à tuer Superman pour se venger de ses nombreuses défaites. Si n'est pas le premier scientifique fou à apparaître en tant qu'antagoniste des super-héros, il reste l'un des plus célèbres. Il est notable que le personnage est devenu chauve suite à une erreur du dessinateur de Superman, qui le confondit soit avec un autre vilain (l'Ultra-Humanite) soit avec un homme de main, tous les deux chauves. L'aspect iconique du crâne chauve de Lex Luthor est donc né d'un accident.153 Cette erreur de continuité, l'une des plus flagrantes de l'époque, ne posa apparemment pas de problème au public, mais allait prendre de l'importance plusieurs décennies plus tard.

Parmi les autres vilains iconiques de cette période, on peut noter ceux que William Marston oppose à Wonder Woman : tous représentent sous une forme plus ou moins évidente les restrictions que les femmes ont à surmonter dans la société américaine des années 1940. L'un des exemples les plus évidents est le Dr. Psycho154 : moqué par ses pairs et trompé par son épouse, il est manipulé par le dieu de la guerre Arès et tourne sa haine de la gente féminine en inspiration pour de nombreux plans machiavéliques pour empirer la condition des femmes dans la société.

Alors que la Justice Society était créée, Fawcett Publications décida de lancer un nouveau titre basé sur Captain Marvel. Pour en être le personnage principal, une variation

151 Catwoman sera rétroactivement établie comme étant Sélina Kyle, une amnésique, par Bill Finger dans une tentative de réformer le personnage. 152 Jerry SIEGEL et Joe SHUSTER, Superman: « Europe at War (Part II) », National Allied Publica- tions, coll. « Action Comics vol 1 », n° 23, 1940. 153 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 154 William Moulton MARSTON et Harry G. PETER, Battle for Womanhood, National Allied Publi- cations, coll. « Wonder Woman vol 1 », n° 5, 1943. 41 / 178 de la création de C. C. Beck fut dessinée par Mac Raboy dans un style plus réaliste que celui du super-héros le plus vendeur de cette décennie. Paralysé lors d'un affrontement entre Captain Marvel et un super-vilain, le jeune Freddy Freeman se retrouve doté par le héros de pouvoirs similaires au sien, lui permettant de se transformer en Captain Marvel Junior lorsqu'il prononce son nom (ce qui permet de rappeler régulièrement aux lecteurs d'acheter le titre principal).155 Par ailleurs, le combat grâce auquel il gagna ses pouvoirs le laissa incapable d'utiliser une de ses jambes, conférant au personnage un aspect tragique, et créant par là même l'archétype du héros physiquement sain dans son identité publique mais handicapé dans son identité secrète156. Peu après et pour toucher le public féminin, l'alter-égo de Captain Marvel, le jeune Billy Batson, découvrit qu'il avait une sœur, Mary. Cette dernière possède les mêmes capacités que lui grâce à leur lien familiale et peut donc se transformer en Mary Marvel157. Dans les deux cas, le succès fut au rendez-vous, pour des raisons différentes. donnait une représentation aux jeunes filles lisant des comic books158 et Captain Marvel Jr. apportait un peu de réalisme et de terre-à-terre en plus de l'évasion associée à la série. Mais surtout, l'archétype de créer des personnages dérivés directement du héros principal était né, et allait s'avérer très prolifique. Freddy Freeman était né d'un désir de parler de la Seconde Guerre mondiale de manière plus concrète que ce qui était fait dans les pages de Whiz Comics : Captain Marvel Jr. n'affrontait pas des super-vilains mais combattait sur le front. Quant à Mary Marvel, elle reflète la prise de conscience progressive d'un public féminin, et l'effort conscient d'écrire pour une tranche particulière du lectorat.

La concurrence n'était pas limitée au Spirit ou à Captain Marvel : un éditeur faisait entendre parler de lui avec un autre genre de super-héros. En 1939 fut publié Motion Pictures Funnies, un comic book promotionnel distribué dans les cinémas. Il fut rapidement réimprimé sur demande de Martin Goodman, tête de cette maison d'édition, sous le nom de

155 Et sert de blague récurrente, Captain Marvel Junior ne pouvant jamais dire son nom sans se retransformer. 156 Ed HERRON, C. C. BECK et Mac RABOY, Captain Marvel: « The Origin of Captain Marvel, Jr. », Fawcett Publications, coll. « Whiz Comics vol 1 », n° 25, 1941. 157 et Marc SWAYZE, Capt. Marvel Introduces Mary Marvel, Fawcett Publications, coll. « Captain Marvel Adventures vol 1 », n° 18, 1942. 158 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 42 / 178

Marvel Funnies. La maison d'édition s'appelait Timely et le personnage phare le Sub- Mariner159.

Martin Goodman avait vu le succès de Superman et de Batman et décidé de se lancer sur ce marché lucratif. Il demanda donc à deux artistes de créer des super-héros pour lancer une nouvelle ligne : Bill Everett et Carl Burges créèrent un personnage basé sur l'eau et un personnage basé sur le feu. Le Sub-Mariner et la étaient nés. Le premier est un hybride, fils d'un marin et de la princesse d'une civilisation sous-marine. Après avoir vu sa patrie aquatique détruite par accident, il jura vengeance contre les habitants de la surface160. Le deuxième est un androïde créé par un scientifique dont une erreur de composition le fit spontanément prendre flamme. Se rendant compte qu'il pouvait contrôler le phénomène et s'en servir à son avantage, il décida de servir ces humains dont il était si proche et si éloigné161. Un nouvel archétype était né : le héros perpétuellement hors du reste de la société. Là où Superman peut être vu comme l'éternel immigrant s'intégrant, ces héros restaient toujours en dehors.162 La particularité des titres de Timely n'était cependant pas ces nouveaux héros, pour originaux dans le ton qu'ils aient été. Dès le début, leurs aventures se déroulaient dans un univers commun : c'est ainsi que rapidement les lecteurs purent voir Namor et la Human Torch s'affronter au cœur de New York163. Là où il fallut des années pour que les personnages de National Comics se rencontrent enfin, il ne fallut que quelques mois aux auteurs de Timely pour faire franchir cette frontière à leurs créations. Car ici, pas de Gotham ou de Métropolis, c'est bel et bien New York qui servait de terrain de jeu aux surhommes de l'éditeur : le monde réel était le lieu de leurs exploits164. Et cet ancrage dans la réalité est cause de l'apparition d'une nouvelle figure, qui deviendrait emblématique de la période : Captain America. Ce dernier est la création de deux artistes encore jeunes mais déjà vétérans : Joe Simon et Jack Kirby.

Inquiet de la montée en puissance de l'Allemagne d'Adolf Hitler et désireux de participer à l'opposition contre le national-socialisme, les deux auteurs créèrent un

159 Bill EVERETT, Here is the Sub-Mariner!, , coll. « Motion Picture Funnies Weekly vol 1 », n° 1, 1939; Sean HOWE, Marvel Comics: The Untold Story, Harper Collins, 2013, 511 p. 160 Bill EVERETT, The Sub-Mariner, Timely Comics, coll. « Marvel Comics vol 1 », n° 1, 1939. 161 Carl BURGOS, The Human Torch, Timely Comics, coll. « Marvel Comics vol 1 », n° 1, 1939. 162 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 163 Bill EVERETT, The Human Torch and the Sub-Mariner Meet, Timely Comics, coll. « Marvel Mystery Comics vol 1 », n° 8, 1940. 164 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 43 / 178 personnage aux couleurs du drapeau américain, et conçu comme étant un « super-soldat » littéral. Non pas un super-détective ou un justicier masqué, mais bien un combattant, un membre des forces armées. Ainsi, si Superman fut une création indirectement politique, ce nouveau héros était lui dès le début conçu comme porteur d'un message fort : c'est pourquoi dès sa première apparition, Captain America frappe Hitler en pleine face.165 Steve Rogers était un jeune homme réellement enthousiaste à l'idée de s'engager dans les forces armées. Malheureusement, sa bonne volonté ne compensait pas son frêle physique et il fut recalé. Il eut une seconde chance lorsqu'il fut sélectionné pour un programme expérimental visant à créer un nouveau type de soldat : des combattants plus forts, plus rapides, plus résistants que des hommes normaux. Alors que le programme touchait à sa fin et qu'il venait d'être injecté avec le sérum du super-soldat, un espion allemand tua le scientifique en charge du projet, faisant de Steve Rogers le seul super-soldat américain. Il fut ensuite soumis à un entraînement rigoureux pour faire de lui le soldat parfait, avant d'être envoyé en mission, se faisant passer pour une recrue maladroite, recevant pour l'occasion un costume et un bouclier aux couleurs du drapeau américain. Sa véritable identité fut découverte par le jeune James Buchanan « » Barnes, qui devint son partenaire dans sa lutte contre les ennemis des États-Unis.

Captain America fut un véritable succès pour Timely : outre la nouveauté du personnage et de son implication politique, le style artistique de Jack Kirby faisait littéralement jaillir Steve Rogers hors des pages de son comic book. Un véritable bourreau de travail, Kirby cocréa réellement le personnage, prenant le synopsis et les vagues esquisses de Simon et les transformant en une historie complète avant que son partenaire ne rajoute les dialogues. Et il fit tout cela en un temps record, Martin Goodman ayant avancé la publication du titre par crainte que la guerre ne se termine avant sa sortie par la défaite de l'Allemagne, ce qui aurait rendu le personnage dépassé avant même sa première apparition.166 Visuellement, ce nouveau comic book n'avait pas d'égal : jamais un héros n'avait été autant dynamique, aussi souple. Captain America bondissait de case en case, débordait d'énergie, là où Superman comme Batman restaient encore très rigides malgré leurs acrobaties respectives.167

165 Joe SIMON et Jack KIRBY, Meet Captain America, Timely Comics, coll. « Captain America Comics vol 1 », n° 1, 1941. 166 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 167 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 44 / 178

Captain America n'était pas le premier super-héros patriotique à être créé : The Shield168 était apparu plus d'un an avant lui, dans les pages du magazine Pep Comics de la maison d'édition MLJ169. Mais il n'eut pas le même impact sur le public que son illustre successeur, comme leurs postérités respectives le prouvent ; la seule influence que The Shield eut sur son homologue plus connu est le suivant : le bouclier de Steve Rogers changea de forme pour ne pas sembler similaire à celui du héros de MLJ170. Je pense que l'on peut attribuer le succès de la création de Timely par rapport à son prédécesseur au style graphique de Jack Kirby ainsi qu'à une meilleure combinaison de facteurs : Captain America correspond plus à l'archétype classique du super-héros via son origine tragique, son histoire proche de la réalisation de souhaits qu'incarne par ailleurs Captain Marvel, son partenaire correspondant au modèle créé par Robin ; par ailleurs, par son ancrage dans une réalité à laquelle de plus en plus de lecteurs prêtaient attention lui a certainement donné un avantage certains sur des personnages moins prestigieux que Superman, Batman ou Captain Marvel. Il est encore une chose particulièrement notable à propos de Captain America : sa création précède l'attaque japonaise sur Pearl Harbor et donc l'entrée en guerre des États- Unis de neuf mois. Joe Simon et Jack Kirby ont volontairement fait de leur personnage une création politique : leur intention était de donner une voix à la partie de la population des États-Unis désireuse d'entrer en guerre contre le régime d'Adolf Hitler. Si Captain America peut clairement être vu comme un personnage de propagande, cette dernière n'est initialement pas originaire du gouvernement américain. Mais cela changera très rapidement.171

Avec l'entrée dans la guerre, il était mal venu pour les super-héros de combattre ou en tout cas de contester le système en place. En continuation d'une tendance déjà amorcée avec l'explosion des ventes, les protagonistes costumés et/ou masqués des différents éditeurs réaffirmèrent leur soutien à la société en collaborant avec les forces de l'ordre dans le combat contre le crime, ou bien avec les forces armées dans celui contre les armées allemandes et japonaises.

168Le fils d'un militaire américain ayant inventé un sérum donnant une super-force à celui qui s'y exposait, Joe Higgins reconstitua et utilisa la formule de son père. Il intégra le FBI et combattit sous l'identité de The Shield les saboteurs et ennemis de la nation dans un costume aux couleurs du drapeau américain. 169 Harry SHORTEN et Irv NOVICK, The Shield G-Man Extraordinary, MLJ, coll. « Pep Comics vol 1 », n° 1, 1940. 170Voici un nouvel exemple de changement purement éditorial qui aura une explication tardive. 171 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 45 / 178

Cependant, un problème se posait : comment rendre réaliste le fait que des héros dont le patriotisme était indiscutable, quand bien même leur respect des autorités pouvait l'être, ne combattent pas sur le front ? Cette question était surtout valide pour un personnage en particulier : Superman. L'Homme d'Acier ne pouvait de manière réaliste être exempté de service militaire ou d'une participation plus officieuse ; mais d'un autre côté, il pourrait mettre fin aux hostilités rapidement et facilement au vu de ses pouvoirs toujours plus importants. Et un tel acte aurait été moins que populaire avec les soldats engagés sur le front et pour lesquels les dangers de la guerre risquaient de continuer encore longtemps. Joe Siegel trouva une solution simple bien que tirée par les cheveux. Lors du test de vue obligatoire pour s'engager, Clark Kent utilisa accidentellement sa vision à rayons X172 et lut ce qui était marqué dans la pièce d'à côté, ce qui fut interprété par les médecins comme un échec : il fut donc recalé173. En 1940 déjà, la question s'était posée pour les créateurs du personnage, quand le magazine Look leur demanda de réaliser une histoire spéciale de deux pages intitulée « Comment Superman arrêterait-t-il la guerre ? »174175. Le fait qu'un magazine aussi populaire et généraliste que celui-ci fasse une telle requête est représentative de l'impact que le personnage avait sur la population américaine, et donc de l'enjeu qu'était la représentation de la guerre dans les pages des comic books. Pour les autres héros d'All-American Comics et de National Comics, la guerre occupa une place plus ou moins importante dans leurs titres, en fonction des sensibilités de leurs auteurs. Wonder Woman par exemple encouragea durant tout le conflit les femmes à prendre part de manière active à l'effort de guerre et à prendre leur destin dans leurs propres mains, tout en contrant les tentatives du dieu de la guerre Arès d'affaiblir les États-Unis et d'empêcher une paix durable de s'établir176. Les membres de la Justice Society démissionnèrent et s'engagèrent, combattant les forces allemandes dans les pages d'All-Star Comics177. Batman, quant à lui, joua le même rôle que Superman : à part de rares combats contre des espions allemands, le Chevalier Noir continua ses aventures comme avant le conflit,

172L'un des nombreux nouveaux pouvoirs ajoutés progressivement à Superman depuis sa création. 173 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics: The Art of Modern Mythmaking, Taschen, 2010, 719 p. 174« How Would Superman End The War? » 175 Ibid. 176 Clare PITKETHLY, Routledge. 177 Gardner FOX, Jack BURNLEY, Sheldon MOLDOFF, Cliff YOUNG, Ben FLINTON, Jack BURNLEY, Bernard KLEIN, Stan ASCHMEIER et Bernard BAILY, Justice Society of America: « The Black Dragon », All-American Publications, coll. « All-Star Comics vol 1 », n° 12, 1942. 46 / 178 affrontant des criminels et aidant la police. Mais sur les couvertures de Detective Comics, Action Comics, Batman, Superman et World's Finest, tous deux encourageaient la population à soutenir l'effort de guerre, à s'engager, à acheter des bons du Trésor178... La propagande ne se manifestait pas tant dans les pages des titres des super-héros les plus lus que sur leurs couvertures. Paul Levitz179 avance180 que les jeunes lecteurs de comic books n'avaient pas besoin de plus de rappels du conflit qu'ils n'en avaient déjà au quotidien, entre les restrictions et les membres de leur famille envoyés sur le front. L'autre grande partie du lectorat n'en avait pas plus besoin : la vente de comic books explosa pendant les années de participation des États- Unis à la Seconde Guerre mondiale parce que les conscrits en lisaient énormément comme moyen de se changer les idées ; eux non plus n'avaient guère besoin que l'on leur rappelle un conflit qu'ils vivaient tous les jours.

L'attitude des autres éditeurs et de leurs auteurs vis-à-vis du conflit varie. Pour Jack Cole, les références à la guerre sont inexistantes dans son Plastic Man. De même, Will Eisner n'en parle pas directement, remplaçant juste le valet Japonais de son Spirit par un partenaire afro-américain. Captain Marvel, quant à lui, combat les forces allemandes sous la forme bien particulière de super-vilains tels que Captain Nazi ; c'est d'ailleurs lors d'un affrontement entre les deux que Freedy Freeman est blessé, ce qui mène à terme à l'apparition de Captain Marvel Jr, comme évoqué précédemment181. Pour Timely, la réponse était simple : leurs héros se battaient sur le front avant même l'entrée en guerre des États-Unis. Captain America et son partenaire Bucky joignirent donc leurs forces avec la Human Torch et son partenaire Toro182, ainsi qu'avec Namor et luttèrent contre des personnages tels que , un ennemi personnel de Captain America.183 Malgré tout, la représentation de la guerre n'était et de loin pas absente des comic books de super-héros, et nombre de personnages colorés se retrouvèrent à combattre les troupes allemandes ou japonaises. Ces dernières étaient d'ailleurs représentées de manière

178Il s'agissait d'une forme de prêt à l'État. En achetant ces bons, les citoyens avaient l'assurance d'être remboursés avec des intérêts à la fin du conflit, qui se retrouvait ainsi financé. 179Dans son ouvrage 75 Years of DC Comics, une source d'informations irremplaçable car écrite par quelqu'un ayant travaillé dans ce milieu pendant des décennies et ayant donc connu personnellement nombre de ses acteurs. 180 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 181 Ed HERRON, C. C. BECK et Mac RABOY, Captain Marvel: « The Origin of Captain Marvel, Jr. », op. cit. 182 Doté de pouvoirs similaires à ceux de son mentor, Thomas Raymond fut créé pour profiter du succès de Robin et de la vogue des jeunes partenaires héroïques. 183 Stan LEE, Al GABRIELE et George KLEIN, The Coming of the Khan, Timely Comics, coll. « Young Allies vol 1 », n° 3, 1942. 47 / 178 extrêmement caricaturale et raciste. Ce même racisme n'était en rien absent de la rhétorique des auteurs comme des protagonistes, qui n'hésitaient pas à utiliser des termes insultants pour désigner la population japonaise. Il est notable que les populations allemandes, elles, étaient représentées en victimes du régime national-socialiste. Quand bien même les auteurs avaient défendu durant la guerre des idéaux de fraternité (à défaut de pacifisme), des doubles standards existaient, sûrement à cause des racines européennes de nombreux auteurs qui savaient pertinemment que tous les allemands n'étaient pas des partisans du national- socialisme ou des êtres mauvais. L'étrangeté de la culture japonaise a sûrement facilité la diabolisation de sa population.

Cette période ne vit pas beaucoup d'innovations, les créateurs ayant tous à un moment ou un autre été mobilisés. Les rationnements ont forcé les éditeurs à repousser certaines de leurs idées, qui seront publiées après la fin du conflit. C'est ainsi que , version adolescente de l'Homme d'Acier, ne vit officiellement le jour qu'en 1944184. Le succès du personnage et du titre associé n'est pas dû qu'à son association avec Superman, mais aussi au fait que ses aventures renvoyaient à des expériences que les lecteurs vivaient tous les jours lors de leur passage par l'adolescence. Mais il s'agit là d'un cas atypique, car les comic books ne se portaient plus aussi bien qu'avant la fin du conflit.

Avec le retour des soldats, le lectorat baissa considérablement. Paradoxalement, l'envolée économique qui suivit les années de restriction ne profita pas aux comic books : leur contenu n'était plus vendeur. La plupart des héros s'étaient trop compromis dans le conflit, ou n'avaient été créés que pour lui, et une reconversion ne semblait pas réellement possible185. De plus, les goûts avaient changé : ainsi, les deux derniers numéros de Captain America avaient été renommés Captain America's Weird Tales186. Le temps était à l'horreur, au western, à la comédie, au romantisme et non plus aux aventures de héros costumés et colorés.187

184 Jerry SIEGEL et Joe SHUSTER, The Origin of Superboy, National Allied Publications, coll. « More Fun Comics vol 1 », n° 101, 1945. 185 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 186 Les aventures super-héroïques avaient été remplacées par des histoires d'horreur, Captain America prêtant son nom pour tenter d'assurer des ventes. 187 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 48 / 178

Les héros s'effaçaient les uns après les autres et les éditeurs disparaissaient : M. C. Gaines dut vendre ses parts dans All-American Comics à Harry Donenfeld, l'absorbant dans National Comics. Fawcett Publications gagna le procès intenté à son encontre par cette dernière pour atteinte au copyright de Superman avec leur Captain Marvel, mais perdit l'appel ; plutôt que de tenter de contester la décision alors que les titres ne se vendaient plus en cette fin de décennie, Fawcett Publications promit de ne plus rien publier de lié à leur personnage phare. Plastic Man quant à lui rangea son costume et devint un agent du FBI à plein temps, disparaissant des rayons des marchands de journaux. La plupart des super-héros étaient remplacés par des animaux anthropomorphiques dans une tentative de profiter du succès de et de leurs adaptations des personnages de Walt Disney et de Warner Bros. Les personnages principaux de titres d'anthologies étaient remplacés par de nouvelles stars, souvent des adaptations de célébrités du cinéma ou de la télévision, ou encore par des histoires répondant aux genres les plus populaires.188

Le plus important de ces derniers était l'horreur. Et la plus grosse maison d'édition qui y était consacrée s'appelait EC Comics, qui publiait des titres tels que les Tales From The Crypt. Ces derniers avaient des couvertures pour le moins visuellement provocatrices, et contenaient des histoires ne correspondant pas exactement aux canons moraux d'une Amérique qui commençait à être touchée par le maccarthysme189. Ce dernier se manifesta sous une forme particulière en ce qui concerne les comic books avec la publication d'un ouvrage critiquant l'immoralité des publications : Séduction de l'innocence, écrit par Fredric Wertham et publié en 1954. Parmi les nombreuses accusations portées à l'encontre des super-héros, on peut compter ses allégations d'homosexualité entre Batman et Robin, sa lecture de Superman comme anti-américain et fasciste ou encore son opinion que Wonder Woman était une lesbienne dont le titre avait de relents de bondage. Le but principal de son ouvrage était d'accuser les comic books comme étant la source de la montée de la criminalité juvénile, qui était depuis plusieurs années la cause d'une inquiétude croissante au sein de la société.190

188 Ibid. 189Le terme renvoie à une série de « chasses aux sorcières » lancées par le sénateur Joseph MacCarthy contre des supposés agents soviétiques implantés aux États-Unis pour les déstabiliser. Elles auront abouti à une répression de tout ce qui était considéré comme « anti- américain » et entre autres à l'imposition d'une uniformité culturelle relative. 190 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit.; Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 49 / 178

Les comic books avaient déjà fait l'objet d'accusation de ce type, mais la publication de l'ouvrage de Wertham leur donna une plus grande crédibilité en ce temps de chasse aux sorcières. Un Sous-Comité Sénatorial sur la Délinquance Juvénile fut créé pour enquêter sur la question. Parmi les personnes interrogées était , fils de Maxwell Gaines et propriétaire d'EC Comics. Sa défense de la liberté d'expression devant le Sous-Comité entacha encore plus la réputation des comic books. Mais il est également possible qu'il ait su qu'ils étaient condamnés avant même d'être jugés : il était plus facile de choisir un bouc émissaire que de se demander si cette société « irréprochable » n'était pas la véritable cause de cette délinquance juvénile.

Dans une réaction préventive, l’Association of Comics Magazine Publishers forma la . Cette dernière avait pour but de définir et de faire appliquer un ensemble de règles aux comic books et à leur contenu, règles correspondant aux standards moraux en vigueur à l'époque. Je me contenterai d'en citer quelques-unes : les crimes ne doivent jamais être représentés de telle manière à créer une sympathie pour le criminel, à promouvoir la méfiance envers les forces de l'ordre et la justice, ou à inspirer un désir d'imiter les criminels ; le bien doit toujours triompher sur le mal et le criminel être puni pour ses méfaits ; aucun comic book ne peut utiliser les mots « horreur » ou « terreur » dans son titre ; toute scène d'horreur, effusion de sang excessive, de crime sanglant ou macabre, de perversion, de luxure, de sadisme, de masochisme ne peut être autorisée.

De telles règles ont fait subir un coup presque fatal à un marché déjà chancelant face à la popularité de la télévision et du cinéma. Les comic books perdaient de plus en plus de lecteurs au profit de ces nouveaux média. Les limitations imposées par le Code empêchèrent les auteurs d'expérimenter dans différents genres, tant visuellement que narrativement, et bloquèrent ainsi un possible renouveau du support. Bien qu'auto-imposé dans un désir d'éviter une censure gouvernementale qui aurait définitivement condamné le médium, le Code en brida sévèrement les possibilités.

L'Âge d'Or des super-héros toucha à sa fin à ce moment. Les personnages centraux des titres de National Comics avaient presque tous cédés leur place à des héros plus vendeurs : le Flash, Green Lantern, Hawkman avaient tiré leur révérence les uns après les autres. Captain America avait été réintroduit dans Young Men191 en 1953 en tant qu'anti-

191 John ROMITA et Mort LAWRENCE, Back From the Dead, , coll. « Young Men vol 1 », n° 24, 1953. 50 / 178 communiste fervent mais n'avait pas passionné les foules. Joe Simon et Jack Kirby, depuis longtemps partis de Timely192 créèrent même un nouveau super-héros, Fighting American193, pour critiquer ce qui avait été fait avec leur création. Mais eux aussi semblaient avoir tourné la page du genre, ayant en 1947 inventé les comic books de romance, qui connurent un succès immédiat.

Parmi les super-héros de premier plan, seuls subsistaient Batman, Superman et Wonder Woman, sous des formes bien différentes que celles qu'ils avaient moins de quinze ans auparavant. Après la mort de William Marston en 1947, les scénaristes ont abandonné toute prétention de féminisme dans les pages du titre consacré à Wonder Woman. Cette dernière s'est ainsi mise à répondre au courrier du cœur et à tomber en pâmoison devant Steve Trevor là où avant elle sauvait ce dernier des criminels et scientifiques fous désireux d'asservir les femmes. Diana Prince était toujours la femme parfaite selon l'équipe créative en charge de son titre : mais cette femme parfaite n'était plus la même. Là où pour Marston, elle se devait d'être forte mais généreuse ; pour les auteurs de la décennie suivant la mort de son créateur, cela impliquait d'être une bonne ménagère et de ne se préoccuper que de plaire à l'homme qu'elle aimait.194 Batman comme Superman, quant à eux, devenaient les incarnations de l'homme de classe moyenne idéal. L'un comme l'autre vivaient une vie de célibataire en repoussant les avances de personnages féminins unidimensionnels, et n'affrontaient plus que des vilains édulcorés et non dangereux. Ainsi, Lois Lane fut transformée en écervelée obsédée uniquement par l'idée d'épouser l'Homme d'Acier. Elle qui fut une femme forte (bien que servant de demoiselle en détresse relativement souvent), n'était plus qu'une potiche entichée195. Dans les pages du titre Superboy, Lana Lang était introduite196 : tout comme Lois Lane, elle en servait que d'intérêt amoureux au jeune Clark Kent. Ce ne fut pas le seul ajout à l'existence du Dernier Fils de

192Dès le dixième numéro de Captain America Comics, Simon et Kirby étaient allés écrire et dessiner chez National Comics, insatisfaits des conditions de travail chez Timely. Ils devinrent ainsi les premiers auteurs de comic books à toucher des droits d'auteurs sur les créations, parmi lesquelles on compte la Newsboy Legion. 193 Joe SIMON et Jack KIRBY, First Assignement: Break the Spy Ring, Prize Comics, coll. « vol 1 », n° 1, 1954; Matthew PUSTZ, Comic Books and American Cultural History: An Anthology, A&C Black, 2012, 297 p. 194 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 195 Ibid. 196 Bill FINGER, John SIKELA et Ed DOBROTKA, The Girl in Superboy’s life!, National Comics Pub- lications, coll. « Superboy vol 1 », n° 10, 1950. 51 / 178

Krypton197 : plutôt que de prendre des risques en changeant un statu-quo fort confortable, la mythologie et l'enfance du personnage est étendue. Ses super-vilains sont quant à eux anesthésiés, l'Homme d'Acier étant à ce stade devenu un quasi-dieu : capable de respirer indéfiniment dans l'espace, de se déplacer à des vitesses extraordinaires, de voyager dans le temps, et par intermittence en possession de pouvoirs mentaux. Le Chevalier Noir vécut une situation similaire : pour contrer les accusations d'homosexualité contre lui et Robin furent créées Batwoman198 et sa nièce Batgirl, servant d'intérêts romantiques respectivement à Batman et au Boy Wonder199. La Bat-Family fit ainsi sa première vraie apparition (si on ne considère pas qu'elle la fit dès la création du protégé de Batman), avec outre Bat-Hound200 la présence du majordome201 de Bruce Wayne Alfred Pennyworth202. Ce dernier servait initialement d'élément comique par son inefficacité et son apparence caricaturale, mais il fut modifié pour correspondre à sa représentation dans les courts-métrages et devint plus sérieux et conforme à l'image du majordome idéal qui commençait à se répandre dans la culture populaire203. Les vilains de Batman connurent eux aussi une transformation radicale : le Joker passa de dangereux psychopathe à clown instable, perdant de son tranchant mais pas de son intérêt ; Catwoman fut réhabilitée204 ; et la plupart des autres vilains disparurent au profit d'aventures plus ordinaires et plus terre-à- terre, ou bien au contraire bien plus surréalistes. La multiplication des gadgets du Chevalier Noir (les batarangs, le bat-grappin, le bat-avion, la bat-radio, etc) est quant à elle le reflet du boom technologique de cette décennie et de l'entrée dans le quotidien des lecteurs d'accessoires tels que le sèche-cheveux, la machine à laver le linge ou le four à micro- ondes.205 Chacun des trois grands super-héros survivant se retrouva donc à incarner le nouvel idéal de la société américaine d'après-guerre et à se conformer aux goûts du moment.

197L'une des nombreuses épithètes apposées à Superman durant cette période. 198 Edmond HAMILTON, Sheldon MOLDOFF et Stan KAYE, The Batwoman, National Comics Publi- cations, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 233, 1956. 199Tel est en effet le surnom de Robin. 200 Bill FINGER, Sheldon MOLDOFF et Stan KAYE, Ace, the Bat-Hound!, National Comics Publica- tions, coll. « Batman vol 1 », n° 92, 1955. 201 Don CAMERON, Bob KANE, Jerry ROBINSON et George ROUSSOS, Here Comes Alfred, National Allied Publications, coll. « Batman vol 1 », n° 13, 1943. 202Ce dernier découvrit par hasard la double vie de son employeur et se mit en tête de l'aider dans sa lutte contre le crime. Mais il restait principalement la majordome de l'identité civile du personnage, en tout cas à cette époque. Plus tard, il prit également soin de l'identité héroïque de son maître, lui servant de soutien logistique. 203 Don CAMERON, Jack BURNLEY et George ROUSSOS, Batman: Accidentally on Purpose, Na- tional Allied Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 83, 1944. 204 Bill FINGER, Bob KANE, et Charles PARIS, The Secret Life of the Cat- woman!, National Comics Publications, coll. « Batman vol 1 », n° 62, 1950. 205 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 52 / 178

L'exemple le plus marquant est la popularité de , le partenaire comique de Superman, aux déboires duquel un magazine fut consacré. D'autres personnages avaient survécu, comme Aquaman206 ou Green Arrow, parce que leur créateur, Mort Weisinger, était à l'époque l'éditeur des titres liés Batman et Superman dans lesquels leurs aventures étaient publiées. Peut-être plus notable encore est l'apparition tardive de J'onn J'onzz, le Martian , dans les pages de Detective Comics207. Tout comme Superman, le martien arriva sur Terre et utilisa ses pouvoirs mal définis (en dehors de ses capacités de métamorphe et télépathe) pour combattre le crime et les menaces contre sa planète d'adoption. Le dernier héros de « l'Âge d'Or » est à la fois semblable et extrêmement innovant par rapport au premier. Il mêle en effet un intérêt pour le roman noir208, la science-fiction et les aventures super-héroïque.

L'Âge d'Or s'acheva presque comme il avait commencé, avec Superman et Batman comme les seuls représentants du genre super-héroïque, rejoints certes par Wonder Woman. Cette dernière réussit à survivre au décès de son créateur et de ses idées plus qu'en avance sur son temps de la même manière que les deux précurseurs du genre : en changeant.

Après avoir commencé leur existence comme personnages marginaux voire contestataires, agissant là où le système était impuissant dans une époque de désespoir, ils étaient par la suite devenus les chefs de file d'une population toujours grandissante de personnages colorés luttant contre des menaces imaginaires et grandiloquentes. Plusieurs auteurs saisirent l'opportunité que représentait ce nouveau champ fictionnel pour explorer différentes possibilités, jouant avec les conventions encore naissantes du médium et expérimentant visuellement de toutes les manières possibles à l'époque. Avec l'entrée en guerre des États-Unis, les super-héros durent se standardiser pour ne pas être censurés comme étant anti-américains. Le départ de la grande majorité des créateurs pour le front impliqua que peu de productions originales virent le jour durant cette période. Mais les ventes atteignirent des niveaux record grâce au lectorat des soldats. Le retour des conscrits et leur désir de normalité fit que tout ce qui pouvait leur rappeler le conflit sanglant dont ils émergeaient juste déclina rapidement, et les super-héros

206 Le fils d'un explorateur sous-marin, il gagna la capacité de respirer sous l'eau grâce aux modifications que son père fit sur lui, ainsi qu'une force et une vitesse surhumaines. 207 Jack MILLER, Joe SAMACHSON et Joe CERTA, The Strange Experiment of Dr. Erdel, National Comics Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 225, 1955. 208Via les enquêtes auquel il se livre sous l'identité du détective John Jones. 53 / 178 ne firent pas exception, cédant la place à de nouveaux genres tout aussi férus d'expérimentation. Mais face à la montée de la délinquance juvénile et au besoin de bouc émissaire qu'avait engendré le maccarthysme, la société américaine se retourna contre une forme d'expression qui ne possédait pas la légitimité d'autres média plus conventionnels.

Plus que les seuls super-héros, c'étaient les comic books tout entier qui étaient moribonds, ne survivant que grâce à des produits standardisés et anesthésiés répondant aux exigences du Comic Book Code. L'horreur, le western, la comédie et la romance avait échoué. Il était temps de prendre un nouveau risque pour les rares éditeurs encore en activité.

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II. « Nanananananana ! Super-héros ! Nanananananana ! Su- per-héros ! »209 Nouveaux archétypes et ancrage du genre dans l'actualité

La mise en place du Comic Book Code força National Comics à se tourner à nouveau vers les super-héros en les modernisant. Le succès inattendu de cette expérimentation vit l'apparition d'une nouvelle culture des super-héros. Deux styles se distinguèrent durant cette période avec le retour de Timely sous le nom de Marvel Comics : le recours à des méthodes éprouvées et une intense liberté donnée aux artistes. L'arrivée d'une nouvelle génération d'auteurs ancra définitivement les super-héros dans l'actualité et mit sur le devant de la scène des problèmes de continuité qui persistent encore aujourd'hui.

A. De l'homme le plus rapide du monde à l'irruption de la réalité : « l'Âge d'Argent » des super-héros (1958-1970)

Julius Schwartz avait été un éditeur pour All-American Comics et resta après son rachat par National Comics. En fait, à la fin des années 1950, il avait bien progressé : il en était devenu l'un des principaux éditeurs. C'est pourquoi il put prendre la décision de lancer un titre d'expérimentation pour tenter de trouver ce qui maintiendrait la maison d'édition à flot.210 En partant de la croyance très répandue dans le milieu que le lectorat se renouvèle toutes les quelques années211212, le scénariste et les dessinateurs et revitalisèrent, sur les instructions de Schwartz, l'un des vieux héros de leur écurie. C'est ainsi que le numéro 4 de Showcase vit l'apparition de Bartholomew Henry « Barry » Allen, policier scientifique qui se retrouva frappé par un éclair alors même qu'il était recouvert de produits chimiques. L'accident lui conféra la capacité de se déplacer

209 Ce titre renvoie à un passage du fameux générique de la série télévisée Batman diffusée entre 1966 et 1968 : « Nanananananana ! Batman ! Nanananananana ! Batman » 210 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 211Le nombre exact varie selon les sources que j'ai trouvées : certaines mentionnent trois ans, d'autres cinq. 212 Ibid.; Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 55 / 178

à très grande vitesse. Inspiré par un comic book des aventures de Jay Garrick, qui était pour lui un personnage fictionnel, il prit l'identité du Flash, le « Bolide Écarlate »213.

Si Barry Allen partageait avec Jay Garrick son nom de guerre, ses pouvoirs et sa vocation héroïque, les similitudes s'arrêtaient là. Le costume, l'origine des pouvoirs et le ton de ses exploits étaient différents de ceux de son prédécesseur. Partant du principe que les lecteurs du Flash de l'époque précédente étaient passés à autre chose, Kanigher, Infantino et Kubert ont donc mis à jour le personnage, lui donnant un travail alors à la pointe de la science (les disciplines forensiques se développaient juste). Comme pour Superman en son temps, la révolution ne viendrait pas avant plusieurs mois, quand les chiffres des ventes de Showcase #4 seraient entre les mains des éditeurs de National Comics.

Pendant que des expérimentations avaient lieu dans un coin de la maison d'édition, la mythologie de Superman s'enrichissait dans un autre. Mort Weisinger était toujours l'éditeur en charge des différents titres liés au personnage et se rendit compte que s'il ne fallait en aucun cas bousculer le statu-quo pour ne pas perturber les potentiels nouveaux lecteurs ou perdre les fidèles, il pouvait en revanche l'étendre en y ajoutant des éléments214. C'est ainsi que l'histoire de Krypton et de la famille de Kal-L furent révélées aux lecteurs, ainsi que l'existence de son chien Krypto215 et de sa cousine, Kara Zor-L, qui devint l'héroïne quand elle se rendit compte qu'elle possédait les mêmes pouvoirs que l'Homme d'Acier216. J'ai mentionné précédemment que Mary Marvel avait rencontré un grand succès lors de sa création ; Supergirl connut le même résultat pour des raisons similaires : elle servait d'inspiration aux lectrices tout en profitant de la popularité de son célèbre cousin.

Kara ne fut pas la seule proche de Superman à se tailler une place de choix dans le cœur des lecteurs : Jimmy Olsen, l'ami et collègue de Superman, et Lois Lane aussi étaient plus populaires que jamais. A tel point que tous deux eurent leur propre comic book. Superman's Pal Jimmy Olsen montrait les aventures le plus souvent fantasques du personnage dont la popularité avec les lecteurs venait de son rôle dans la série télévisée Les

213 Robert KANIGHER, Carmine INFANTINO et Joe KUBERT, Mystery of the Human Thunderbolt!, National Comics Publications, coll. « Showcase vol 1 », n° 4, 1956. 214 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 215 Otto BINDER, et , The Super-Dog from Krypton!, National Comics Publi- cations, coll. « Adventure Comics vol 1 », n° 210, 1955. 216 Otto BINDER et , The Supergirl from Krypton!, National Comics Publications, coll. « Action Comics vol 1 », n° 252, 1959. 56 / 178

Aventures de Superman. Tout comme pour Robin en son temps, le jeune photographe du Daily Planet (le nouveau nom donné au journal où travaillait Clark Kent) servit pour la jeunesse de miroir les projetant dans le monde des super-héros. Dans les pages de son titre, il vécut ainsi des aventures plus incroyables (et ridicules) les unes que les autres, Superman devant généralement intervenir pour ramener la situation à la normale. Otto Binder fut responsable de la majorité des scénarios, apportant son expérience en tant qu'auteur de Captain Marvel pour donner au titre un ton léger et surréaliste.217 Superman's Girlfriend Lois Lane quant à lui montrait les aventures ménagères et amoureuses de celle qui fut un temps une femme forte, en continuation des changements introduits par la fin de la Seconde Guerre mondiale et de l'apaisement forcé de la société sous les vagues du maccarthysme et du désir de sécurité des soldats démobilisés. Le titre n'est notable que pour une chose : ses ventes dépassaient celles de Batman.218

Cette période fut cruciale pour développer Superman en ce qu'il est encore aujourd'hui : un héros incarnant les valeurs de la société américaine idéale. En un retour sur continuité (aussi appelé « retcon »), une pratique qui allait devenir courante dans les décennies à venir, Weisinger réécrivit légèrement l'histoire de son héros. Ainsi, là où Superman était auparavant élevé dans un orphelinat et avait manifesté ses pouvoirs très tôt, il est à présent recueilli par les Kent, un couple de fermiers du Kansas qui lui inculquent les valeurs américaines de justice, vérité et liberté. De plus ses capacités surhumaines n'apparaissent pas avant son adolescence et il doit donc les concilier avec sa vie quotidienne dans la petite bourgade agricole de . Ces changements ont permis à Weisinger de faire de Superman un héros encore plus « normal » en lui donnant un premier amour, la belle Lana Lang, et des interactions avec des personnes hors d'un cadre purement professionnel et héroïque, à la différence de ce qui s'était fait jusque-là. En ajoutant un lien dès l'enfance entre Clark Kent et Lex Luthor, révélé être également originaire de Smallville, il humanise la némésis de l'Homme d'Acier. Un autre moyen de développer Superman sans en changer un seul élément fut le « pirate de l'espace » Brainiac219. Cet ordinateur biologique était en possession d'une technologie incroyablement avancée et puissante, dont notamment le rayon rétrécissant, grâce auquel il put dans le passé miniaturiser et voler la ville de , une cité kryptonienne, que Superman sauvera de ses griffes sans malheureusement pouvoir la

217 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 218 Ibid. 219 Otto BINDER et Al PLASTINO, The Super-Duel in Space, National Comics Publications, coll. « Action Comics vol 1 », n° 242, 1958. 57 / 178 restaurer à sa taille normale. Cela permit de montrer la culture de la planète natale de Kal-L lorsque ce dernier se rétrécissait pour visiter ses semblables, et montrer à la fois une société futuriste idyllique et en quoi Superman n'avait pas besoin de pouvoirs pour être un héros220.

Dans les additions de cette époque, je me dois aussi de mentionner les « Histoires Imaginaires », des récits se déroulant explicitement en dehors de la continuité habituelle des titres. Mises en avant comme permettant le changement là où les histoires « normales » ne proposaient qu'une modification temporaire du statu-quo, ces récits tenaient plus de la collection de gimmicks qu'autre chose, mettant en scène les héros (Batman comme Superman étaient les deux principaux protagonistes de ces histoires) dans des situations plus surréalistes les unes que les autres. Si le principal intérêt de ces histoires était les couvertures221, elles auront un héritage extrêmement riche.

Au bout de plusieurs mois, reçut les chiffres de ventes de Showcase #4. Voyant le succès énorme du nouveau Flash, il assigna Infantino et le scénariste John Broome au titre éponyme ressuscité, en continuant la numérotation afin de ne pas effrayer les marchands de journaux en publiant un nouveau magazine au succès incertain. Résolument plus axé science-fiction, Flash regorgea rapidement de nouvelles créations répondant à une double logique devenue familière des auteurs de National Comics : être inventifs face aux limitations du Comic Book Code et ne pas changer le statu-quo. Barry Allen se retrouva ainsi doté d'une série d'antagonistes colorés et conçus pour s'opposer à ses pouvoirs spécifiques : Captain Cold222, Mirror Master223, Weather Wizzard224,

220En effet, dans l'enceinte du verre protecteur entourant Kandor, la gravité et l'atmosphère de Krypton étaient simulées, rendant nulles les capacités surhumaines de l'Homme d'Acier. 221 La plupart du temps, les héros ne se rencontraient que sur la couverture, et même en cas de collaboration entre les deux, il s'agissait surtout d'affrontement en équipe entre Superman et Batman d'une part, et un mélange de leurs adversaires d'autre part. 222 John BROOME, Carmine INFANTINO et Frank GIACOIA, The Coldest Man on Earth!, National Comics Publications, coll. « Showcase vol 1 », n° 8, 1957. 223 John BROOME et Carmine INFANTINO, The Master of Mirrors!, National Comics Publications, coll. « The Flash vol 1 », n° 105, 1959. 224 John BROOME, Carmine INFANTINO et Murphy ANDERSON, The Challenge of the Weather Wiz- ard, National Comics Publications, coll. « The Flash vol 1 », n° 110, 1960. 58 / 178

Heatwave225, Pied Piper226, Gorilla Grodd227, Trickster228... Ces derniers s'allièrent même pour combattre le Bolide Écarlate, formant ainsi l'équipe des Rogues229230. Les ajouts ne s'arrêtèrent pas là : Barry Allen gagna en effet un partenaire en la personne de Wallace Rudolph « Wally » West, neveu de son intérêt amoureux Iris West. Wally gagna des pouvoirs similaires aux siens dans des circonstances tout aussi similaires et prit l'identité de Kid Flash231. Bien qu'il se conforme aux archétypes établis auparavant (le jeune partenaire, les adversaires hauts en couleur, l'intérêt amoureux, le métier prestigieux), le Flash de cet « Âge d'Argent » en créa un majeur : il instaura un ton résolument scientifique et optimiste, là où un certain mysticisme et une immaturité avérée régnaient. Il était ainsi un personnage de son époque, où la science était mise en avant comme moyen d'amélioration de la vie de tous, notamment avec la popularisation d'appareils électroménagers mais aussi dans le cadre de la Guerre Froide et de la rivalité avec l'Union Soviétique.232

Pendant ce temps, d'autres héros de « l'Âge d'Or » étaient remis au goût du jour, à commencer par Green Lantern. Ce dernier devint , pilote d'essai qui se vit confier par un extra-terrestre mourant un anneau capable de créer ce qu'il imaginait. Là où son prédécesseur était un personnage aux origines mystiques (son créateur a admis s'être inspiré de l'histoire de l'Anneau des Nibelungen233), la création de John Broome et était résolument scientifique dans l'esprit. En effet, son anneau, une création de la race très avancée des « Gardiens de l'Univers », faisait de lui un membre du Green Lantern Corps, une force de police intergalactique dont les membres étaient choisis en fonction de leur force

225 John BROOME, Carmine INFANTINO et , The Heat is on... for Captain Cold, National Comics Publications, coll. « The Flash vol 1 », n° 140, 1963. 226 John BROOME, Carmine INFANTINO et Joe GIELLA, The Pied Piper of Peril!, National Comics Publications, coll. « The Flash vol 1 », n° 106, 1959. 227 John BROOME, Carmine INFANTINO et Joe GIELLA, Menace of the Super-Gorilla, National Comics Publications, coll. « The Flash vol 1 », n° 106, 1959. 228 John BROOME, Carmine INFANTINO et Joe GIELLA, Danger in the Air!, National Comics Publi- cations, coll. « The Flash vol 1 », n° 113, 1960. 229 John BROOME, Carmine INFANTINO et Joe GIELLA, Who Doomed the Flash?, National Comics Publications, coll. « The Flash vol 1 », n° 130, 1962. 230Traduit en français par les Lascars. 231 John BROOME, Carmine INFANTINO et Joe GIELLA, Meet !, National Comics Publica- tions, coll. « The Flash vol 1 », n° 110, 1960. 232 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 233 Cette légende germanique, adaptée en opéra par Richard Wagner, raconte comment l'or des Filles du Rhin a été façonné par les Nains (Nibelungen en allemand) en un anneau donnant à son porteur d'importants pouvoirs magiques. 59 / 178 de volonté, nécessaire pour matérialiser leurs créations via l'anneau, ainsi que pour leur intégrité morale234. Incarnation des héros d'un nouvel âge qu'étaient les astronautes en cette période de course à l'espace, Hal Jordan était audacieux, sans peur et charismatique235. Et surtout, à travers lui se créait un nouvel archétype : celui du terrien qui se retrouve doté de grands pouvoirs et d'un rôle à l'échelle cosmique par une force extra-terrestre.

Autre exemple de l'importance de la science-fiction dans les créations de cette époque : Hawkman et Hawkgirl236. Originellement des archéologues et les réincarnations respectives d'un prince et d'une prêtresse égyptiens, ils furent réinventés sous la plume de Gardner Fox, leur créateur plus de vingt ans auparavant, et le crayon de Joe Kubert, qui les avaient dessinés de longues années, en représentants des forces de l'ordre de la planète Thanagar. Peut-être plus emblématique de l'héritage de la science-fiction et des pulps est Adam Strange : cet archéologue se retrouva projeté sur la planète Rann par un « Rayon Zéta ». Sur place, il utilisa ses instincts de terrien habitué à un monde plus sauvage pour aider la population locale face aux multiples dangers la menaçant.237 L'héritage de John Carter est évident, tout comme l'influence des histoires de science-fiction qui se multipliaient à l'époque, y compris dans les propres anthologies de National Comics (comme par exemple ), dans cette histoire d'un terrien envoyé sur une autre planète dont il devient l'un des plus grands héros.238

L'un des derniers personnages de la maison d'édition à connaître des changements à cette époque fut . Le scénariste Robert Bernstein s'empara du personnage et changea son origine de manière moins radicale que celle du Flash, certes, mais néanmoins importante. Dorénavant nommé Arthur Curry Junior, il était le fils d'un gardien de phare et d'une princesse du mythique royaume englouti d'Atlantide. Ses pouvoirs viennent de sa physiologie et non plus d'expérimentations faites sur lui par son père. Surtout, il fut établi

234 John BROOME, Gil KANE et Joe GIELLA, S.O.S. Green Lantern!, National Comics Publications, coll. « Showcase vol 1 », n° 22, 1959. 235 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 236 Gardner FOX et Joe KUBERT, Creature of a Thousand Shapes, National Comics Publications, coll. « Brave and the Bold vol 1 », n° 34, 1961. 237 Gardner FOX, Mike SEKOWSKY et Bernard SACHS, Secret of the Eternal City, National Comics Publications, coll. « Showcase vol 1 », n° 17, 1958. 238 Henry JENKINS, Routledge. 60 / 178 comme étant le roi de l'Atlantide239. Ses aventures furent principalement sous-marines, mettant très souvent en avant sa capacité à communiquer avec les formes de vie marines. Tout comme pour Superman ou Batman, il reçut une famille étendue : son épouse Mera240 et son partenaire Aqualad241 (de son vrai nom , un jeune atlantéen pris sous l'aile de son monarque).

Wonder Woman, quant à elle, ne connut aucun changement révolutionnaire. Cela ne veut pas dire qu'elle n'évolua pas. Elle passa ainsi de caricature de personnage de comic book de romance à un équivalent de Batman et de Superman pour ce qui est des aventures fantasques et ne modifiant aucunement le statu-quo. Elle reçut même sa propre version de Surperboy en la personne de , son identité adolescente, et même Wonder Tot, son nom de guerre durant sa petite enfance242.

Il ne restait plus qu'à réintroduire le concept le plus novateur de « l'Âge d'Or » : la Justice Society of America. Schwartz chargea le scénariste Gardner Fox de le faire, imposant un changement de nom243. La of America fit son apparition dans les pages du numéro 28 de The Brave And The Bold, un titre jusqu'ici dédié aux aventures communes de Superman et Batman. Le succès dépassa toutes les espérances des auteurs. L'équipe était constituée d'Aquaman, du Flash, de Green Lantern, de Wonder Woman, de Martian Manhunter, de Superman et de Batman, réunis pour affronter la menace extra-terrestre de (une étoile de mer géante)244. Le tour de force de la Justice League fut de ramener sur le devant de la scène l'idée de la Justice Society : réunir dans un même univers tous les héros de National Comics de manière régulière, et de les faire collaborer et coexister. L'originalité venait de ce que les

239 Robert BERNSTEIN et , How Aquaman Got His Powers!, National Comics Pub- lications, coll. « Adventure Comics vol 1 », n° 260, 1959. 240 Jack MILLER et , The Doom from Dimension Aqua, National Comics Publications, coll. « Aquaman vol 1 », n° 11, 1963. 241 Robert BERNSTEIN et Ramona FRADON, The Kid From !, National Comics Publications, coll. « Adventure Comics vol 1 », n° 269, 1960. 242Superbaby, version infantile de Superman, était apparu dans de nombreux comic books vers la fin de « l'Âge d'Or ». 243Schwartz jugea le terme « Society » trop doux et obéit à ses goûts de fan de baseball et notamment de l'American League pour proposer l'alternative. 244 Gardner FOX, Mike SEKOWSKY, Bernard SACHS, Joe GIELLA et Murphy ANDERSON, Justice League of America, National Comics Publications, coll. « Brave and the Bold vol 1 », n° 28, 1960. 61 / 178 membres réguliers étaient parmi les héros les plus connus (parce que les seuls) de l'époque. La réputation de l'éditeur comme force majeure du médium était établie.245

À ce stade, la légende devient presque plus importante que la réalité. La rumeur veut qu'en 1961 l'un des propriétaires de National Comics, ou Irwin Donenfeld246, se soit vanté du succès des ventes de Justice League of America durant une partie de golf avec Martin Goodman, propriétaire d'Atlas Comics, anciennement connu sous le nom de Timely Comics.247 Timely avait survécu à la fin de « l'Âge d'Or » et à l'instauration du Comic Book Code en suivant les modes. Pour chaque genre qui devenait populaire étaient publiés un certain nombre de titres ; quand la demande retombait, les titres s'arrêtaient. Ont ainsi été publiées des histoires d'espionnage, de romance, de science-fiction... Mais la maison d'édition vivotait et ne retrouvait pas le niveau des ventes de la Seconde Guerre mondiale.248

Peu importe si la partie de golf eut vraiment lieu ou non ; Martin Goodman, parfaitement au fait de la popularité de la Justice League, demanda à son neveu et éditeur- en-chef, Stan Lee, de créer une équipe de super-héros. Ce dernier s'apprêtait à prendre sa retraite de la publication de comic books, voulant à la place écrire de « vrais » livres ; sa femme le convainquit d'écrire les super-héros comme il aimerait écrire des romans. Lee collabora alors avec l'un des artistes restant d'Atlas et le résultat sortit en novembre 1961 dans son propre titre : Fantastic Four249, Atlas étant renommé Marvel Comics pour l'occasion.250

Kirby était revenu chez Atlas après un désaccord avec les éditeurs de National Comics, pour lesquels il travaillait suite à la décision de Joe Simon de quitter le médium des comic books et donc la fin de leur partenariat sur les comic books de romance. Cette décision avait été motivée par le besoin de gagner sa vie. Parmi ses travaux avant son départ, il avait notamment réécrit l'origine de Green Arrow : ce dernier était dorénavant un playboy millionnaire qui avait été forcé de s'endurcir après avoir fait naufrage sur une île déserte.

245 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 246Fils d'Harry Donenfeld. 247 Ibid. 248 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 249 Stan LEE et Jack KIRBY, The Fantastic Four, Marvel Comics, coll. « Fantastic Four vol 1 », n° 1, 1961. 250 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 62 / 178

Convaincu par Stan Lee de revenir travailler pour Atlas, il illustra nombre des anthologies de monstres publiées durant cette période.

Il est impossible de savoir qui de Lee ou de Kirby est le véritable créateur des Fantastic Four : en toute vraisemblance, les deux le sont. La raison de cette incertitude tient à la manière extrêmement particulière dont a été conçu ce premier numéro. Stan Lee a donné le synopsis de l'histoire à Jack Kirby, qui l'a entièrement dessinée et a conçu seul l'apparence des personnages. Lee a ensuite ajouté les dialogues et la narration.251

Le succès fut retentissant (bien que moindre que celui de la Justice League par manque de renom de la maison d'édition). En effet, ces nouveaux héros se démarquaient radicalement de tout ce qui avait été fait jusqu'ici : ils étaient humains au possible, se disputant en permanence, sont criblés de doutes... Le scientifique Reed Richards convainquit sa fiancée Sue Storm et son jeune frère Johnny Storm de l'accompagner dans une escapade spatiale dans une navette expérimentale conçue par ses soins et pilotée par son meilleur ami Benjamin Grimm, dans un désir de dépasser les soviétiques dans la course à l'espace. Bombardés par des rayonnements cosmiques, ils retombèrent sur Terre en s'écrasant et découvrirent qu'ils avaient acquis des super-pouvoirs : Richards pouvait étirer son corps à volonté, Sue Storm pouvait devenir invisible et projeter des champs de force, Johnny Storm pouvait enflammer son corps et voler. Quant à , il fut transformé en une créature au corps composé de pierre. Décidés à ne pas laisser ces transformations changer qui ils étaient, ils formèrent une équipe, les Fantastic Four, prenant comme noms de guerre Mr Fantastic, Invisible Girl, The Human Torch et The Thing.

Lee avait gagné un pari : celui de créer des héros dont les aventures tenaient plus des comic books de romance et des soap operas que des classiques de super-héros. Les Fantastic Four formaient une famille dysfonctionnelle : Reed Richards était arrogant et parfois distant, Johnny Storm impulsif et immature, Sue remplissait le rôle de personnage féminin stéréotypique et Ben Grimm se lamentait sur son sort et son apparence monstrueuse.252 D'autres particularités les faisaient se démarquer des personnages de National Comics : ils n'avaient pas d'identité secrète. Le monde savait qui étaient les Fantastic Four

251 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 252 Ibid.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit.; Jason BAINBRIDGE, Routledge. 63 / 178 et où ils habitaient : dans le Baxter Building, situé sur Madison Avenue à New York. Car tout comme Captain America, la première Human Torch et Namor, les nouvelles créations de Stan Lee et Jack Kirby vivaient dans un univers bien plus réaliste que celui aseptisé que défendait la Justice League. Plutôt qu'inventer des villes fictives, les deux créateurs d'Atlas avaient décidé d'utiliser des endroits réels et de faire référence à des évènements de l'actualité dans les pages de leurs histoires. Stan Lee et Jack Kirby avaient réussi à modifier les paramètres du succès des équipes de super-héros. Ils n'avaient en effet pas la possibilité de se reposer sur les seuls noms des membres pour vendre des histoires mettant en scène les personnages favoris des lecteurs dans des aventures communes : les Quatre Fantastiques avaient été créés pour l'occasion. À la place, ils intégrèrent de véritables dynamiques de groupe entre les personnages, avec des désaccords sur la manière de procéder et des conflits personnels affectant leurs performances sur le terrain ; bref en humanisant leurs héros.

Leur deuxième création est représentative de cet ancrage dans le monde réel qu'ils mettaient en place. Bruce Banner était un scientifique spécialiste des radiations et travaillant avec l'armée dans la création d'un nouveau type de bombe, bien plus puissant que celles existant alors. Au cours du test de sa création, Banner se précipita sur le terrain d'essai pour évacuer un jeune homme, Rick Jones, avant la détonation. Malheureusement pour lui, un espion soviétique lança le compte à rebours et Banner fut irradié en abritant l'intrus. À la nuit tombée, il se transforma en une créature grisâtre253 dotée d'une force extraordinaire mais d'un intellect limité, rapidement surnommée « » par les forces armées qui tentèrent de l'appréhender. Le jour venu, Banner revint à la normale et ne put que constater, atterré, les dégâts occasionnés par son alter-ego monstrueux. Ses efforts pour trouver un remède s'avérèrent inefficaces et sous la forme du Hulk, il finit par s'exiler dans la nature, fuyant les militaires décidés à neutraliser cette menace apparente.254 Si les Fantastic Four n'ont pas d'identité duale, Hulk pousse quant à lui l'idée à l'extrême opposé. L'inspiration de Docteur Jekyll et Mr Hyde quant à l'identité duale du personnage est ici assumée, tout comme l'est celle de Frankenstein par le monstre créé par la science. Faire d'un monstre un héros était un pari que Stan Lee et Jack Kirby avait déjà remporté avec Ben Grimm. Faire en sorte que ce monstre devienne l'incarnation de la peur du nucléaire et de la méfiance envers l'armée fut leur nouveau tour de force.255

253 La couleur fut rapidement changée en vert, plus facile à rendre à l'impression, à la différence du gris qui posait de nombreux problèmes. 254 Stan LEE et Jack KIRBY, The Hulk, Marvel Comics, coll. « Incredible Hulk vol 1 », n° 1, 1962. 255 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 64 / 178

En effet, depuis la détonation des deux bombes atomiques sur les villes japonaises d'Hiroshima et de Nagasaki en 1945, le monde vivait sous la menace de cette nouvelle arme surpuissante, d'autant plus depuis que l'Union Soviétique la possédait également. La peur du nucléaire trouva ainsi son expression dans ce héros misanthrope, fuyant la compagnie d'hommes ne voulant que sa destruction, notamment le général Thunderbolt Ross. L'archétype du héros victime de ses pouvoirs et rejeté par la société venait d'apparaître.256

À cette époque, Marvel Comics ne pouvait pas publier beaucoup de titres. En effet, le distributeur historique de la maison d'édition avait fait faillite, et Martin Goodman n'avait eu d'autre choix que de signer un contrat avec Independent News. Or cette dernière compagnie était une filiale de National Comics, son concurrent direct. D'après les termes du contrat, Atlas puis Marvel Comics, ne pouvait publier que huit titres par mois, qui étaient tous des anthologies, afin de maximiser le nombre d'histoires publiées.

Dans , Lee et Kirby introduisirent le personnage de Thor, le dieu du tonnerre scandinave, et son alter-ego humain Donald Blake, dans une tentative de créer un personnage plus puissant que Hulk. Blake était un médecin infirme qui tomba sur une canne le transformant en Thor lorsqu'il frappait sur le sol avec.257 Lee et Kirby allaient explorer grâce au personnage la mythologie scandinave, introduisant aux lecteurs des personnages tels qu'Odin258, roi d'Asgard et père de Thor, Loki259, son demi-frère maléfique, ou encore les Warriors Three260, trois guerriers amis du dieu du tonnerre. Le titre mêlait mythologie et soap opera selon que Donald Blake ou Thor était au centre de l'action, les intrigues se concentrant soit sur la vie de ce dernier et son incapacité à révéler son amour à son assistante Jane Foster, soit sur ses aventures en tant que défenseur de l'humanité. Jamais auparavant mythologie et super-héros n'avaient été autant mêlés, y compris dans les pages de Wonder Woman, où les interventions des dieux restaient choses rares.

256 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 257 Stan LEE, , Jack KIRBY et , Thor the Mighty and the Stone Men from Saturn!, Marvel Comics, coll. « Journey into Mystery vol 1 », n° 83, 1962. 258 Stan LEE, Larry LIEBER, Jack KIRBY et , Trapped by Loki, The God of Mischief, Marvel Comics, coll. « Journey into Mystery vol 1 », n° 85, 1962. 259 Ibid. 260 Stan LEE, Jack KIRBY et Vince COLLETTA, Tales of Asgard Home of the Mighty Norse Gods!: Gather, Warriors!, Marvel Comics, coll. « Journey into Mystery vol 1 », n° 119, 1965. 65 / 178

Alors même que Thor apparaissait dans Journey Into Mystery, Stan Lee collabora avec le dessinateur pour créer un personnage devant être publié pour la première fois dans le dernier numéro d'une anthologie vouée à l'annulation, : Spider- Man. Ayant vu le succès des publications pour adolescents, Stan Lee eut l'idée de créer un personnage auquel les lecteurs pourraient s'identifier, un adolescent qui ne serait pas le partenaire d'un héros mais serait lui-même le héros. Le processus par lequel le résultat final finit par émerger est incertain, Lee, Kirby et Ditko fournissant trois versions différentes des évènements. Il est certain que Kirby dessina une première version du personnage que Lee refusa comme étant trop musclée et que Ditko est responsable de la création du costume de ce nouveau personnage.261 Peter Parker est un lycéen timide et introverti, vivant chez son oncle et sa tante Ben et May Parker, qui se fait mordre par une araignée irradiée durant une démonstration de l'effet des radiations. Cette morsure lui donne la force et l'agilité proportionnelles d'une araignée, ainsi que la capacité de s'accrocher aux murs et un mystérieux sixième sens qu'il baptise « sens d'araignée ». Parker crée alors des lanceurs de toiles capables de projeter un fluide de sa composition reproduisant les propriétés de la toile d'araignée. Il décide initialement de faire carrière dans la télévision après avoir été approché par un producteur durant un match de lutte qu'il remporta haut la main grâce à ses pouvoirs. Se confectionnant un costume rouge et noir et un masque pour cacher son identité, il connut un début de célébrité qui lui monta à la tête : c'est pourquoi il refusa d'arrêter un criminel qui passa à côté de lui, jugeant que ce n'était pas son rôle. Le soir même, il revint chez lui pour apprendre que son oncle avait été mortellement blessé par un cambrioleur. Fou de rage, il traqua ce dernier jusqu'à un bâtiment abandonné où il le capture. Là, il se rendit compte qu'il s'agissait du criminel qu'il avait laissé s'échapper plus tôt dans la journée et que s'il avait utilisé ses pouvoirs de manière moins égoïste, son oncle serait toujours en vie. Il décida alors d'utiliser ses pouvoirs pour aider ceux qui en ont besoin.262 Spider-Man peut être rapproché de Superboy dans le sens où tous deux ont pour thème l'usage de super-pouvoirs au moment de l'adolescence. Mais là où l'incarnation juvénile de l'Homme d'Acier utilise ses capacités dans des aventures au ton léger, Peter Parker doit combiner le stress de la vie de héros avec les pressions d'un jeune homme devant réussir ses études, naviguer dans les eaux troubles de la vie sociale du lycée et prendre soin

261 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 262 Stan LEE et Steve DITKO, Spider-Man!, Marvel Comics, coll. « Amazing Fantasy vol 1 », n° 15, 1962. 66 / 178 de sa tante à la santé fragile en travaillant pour le journal en tant que photographe amateur. Le personnage profondément mélancolique qu'était Spider-Man résonna auprès des lecteurs qui s'identifièrent plus que jamais avec l'adolescent malingre qui ne gagnait aucune gloire et aucune satisfaction à être un héros. Le contraste entre ses acrobaties entre les immeubles de New-York et son exubérance lors de ses affrontements avec des super-vilains, et ses échecs amoureux et les brimades qu'il subit de la part de ses camarades de classe poussent à l'extrême le mariage du genre super-héroïque avec les soap operas qu'avait opéré Stan Lee dans les Fantastic Four. Spider-Man devint une icône culturelle auprès d'une nouvelle génération, et une référence du héros tourmenté par le contraste entre ses deux existences et le poids de ses responsabilités. Le symbole le plus évident de cela est la célébrité de sa maxime de vie « Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités. »263264 Comme pour Superman et Flash avant lui, les chiffres des ventes de la première apparition de Spider-Man ne furent pas connus avant plusieurs mois. Dès que son incroyable succès revint aux oreilles de l'éditeur en chez de Marvel Comics, il reçut sa propre série : Amazing Spider-Man.

Dans l'année qui suivit, Stan Lee allait revitaliser deux autres anthologies : et . Le premier titre vit l'apparition d'un personnage qui à lui seul ôte tout doute sur l'ancrage des comic books publiés par Marvel Comics dans la réalité. Tony Stark était un playboy multimillionnaire insouciant dont la fortune résidait dans la conception et la construction d'armes. Pendant une visite au Vietnam pour démontrer l'efficacité de ses funestes créations, une bombe explosa en tuant son escorte et projetant des éclats de dans son torse. Fait prisonnier par un commandant du Viet Cong, il fut forcé de construire des armes pour ses hommes. Aidé par un autre prisonnier, le scientifique Ho Yinsen, il créa à la place une armure technologiquement avancée pour s'enfuir, qui contenait également un appareil enrayant la progression du shrapnel vers son cœur. Yinsen se sacrifia pour lui laisser le temps de s'enfuir. De retour aux États-Unis, il améliora son armure de manière à pouvoir

263« With great power comes great responsability », une phrase attribuée dans la diégèse à l'oncle de Peter, Ben Parker, de manière rétroactive, après sa première mention à la fin d'Amazing Fantasy #15. 264 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 67 / 178 en porter le plastron en permanence, et continua d'opérer en tant que héros sous l'identité d', présentant son alter-égo blindé comme son garde du corps.265 Tony Stark fut volontairement conçu comme étant un archétype du héros capitaliste, dont l'équipement est financé par ses activités en tant qu'homme d'affaires et inventeur, qui vit le rêve américain dans ce que sa richesse lui permet, et qui fournit des armes au gouvernement même après son retour de Vietnam. En période de Guerre Froide et d'opposition idéologique avec l'Union Soviétique, Iron Man était un héros ouvertement anti- communiste.266 Par ailleurs, il poussait à l'extrême l'idée que les pouvoirs du protagoniste venaient d'un élément extérieur, ici son armure, en faisant du héros lui-même l'origine de cet élément. Tony Stark a en effet conçu et créé l'armure qui fait de lui Iron Man. On peut véritablement voir là le premier personnage dont les pouvoirs sont intrinsèquement liés à l'évolution de la technologie, ce qui représente un défi constant pour le scénariste, qui se voit forcé de toujours mettre à jour son héros sous peine de ridicule. Tony Stark comme Reed Richards sont des héros-scientifiques : leurs inventions et leurs expériences sont la source de leurs capacités, sont ce qui leur permet d'être des héros. C'est un élément que l'on retrouve également chez une autre création de Stan Lee de cette époque : Ant-Man. Ce dernier est Hank Pym, un biochimiste qui découvre les « particules Pym » qui permettent de changer la taille des objets. Grâce à cela et à un casque de son invention lui permettant de communiquer avec les fourmis, il devient un super-héros. Le personnage était initialement apparu dans une histoire courte de l'anthologie comme un scientifique qui se rétrécit, dans le style très classique des histoires de science-fiction de l'époque267. Face au succès du récit et ayant relancé la ligne de super-héros de Marvel Comics, Lee décida de l'ajouter à cette dernière.268

Le personnage qui apparut dans Strange Tales est lui une création de Steve Ditko mise en dialogue par Stan Lee, plutôt qu'une idée de Lee dessinée par Ditko. Loin d'être un héros scientifique, Stephen Strange est un chirurgien extrêmement doué mais tout autant arrogant, refusant les patients ne pouvant pas payer ses tarifs exorbitants. Un accident de

265 Stan LEE, Larry LIEBER et , Iron Man Is Born!, Marvel Comics, coll. « Tales of Sus- pense vol 1 », n° 39, 1963. 266 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis: Comic Books and the Unmasking of Cold War America, Bloomsbury Publishing USA, 2009, 302 p. 267 Stan LEE, Larry LIEBER, Jack KIRBY et Dick AYERS, The Man in the Ant Hill!, Marvel Comics, coll. « Tales to Astonish vol 1 », n° 27, 1962. 268 Stan LEE, Jack KIRBY et Dick AYERS, Return of the Ant-Man, Marvel Comics, coll. « Tales to Astonish vol 1 », n° 35, 1962. 68 / 178 voiture le rendit incapable de pratiquer, et il perdit sa fortune en tentant de se soigner. En désespoir de cause, il partit en quête de l', un mystique tibétain dont on disait qu'il pouvait tout guérir. Là, il en devint le disciple, se débarrassant de son orgueil. Il devint un maître des arts mystiques et fut renvoyé par son mentor dans le monde pour le protéger des menaces d'êtres surnaturels et hostiles.269 Le titre se distingue des autres par son ton et ses dessins bien plus surréalistes, et l'absence d'aléa moral vécu du héros. En effet, Dr. Strange est entièrement dédié à son rôle de protecteur de la réalité et n'a pas à vivre avec les contraintes d'une identité civile. Seule son origine renvoie aux archétypes établis par Stan Lee avec Spider-Man ou les Fantastic Four, à savoir ses faiblesses humaines comme son égo. La raison pour cet état de fait est simple : Steve Ditko était la force créative derrière le personnage, et non pas Stan Lee ou Jack Kirby. Les libertés artistiques qu'il put ainsi prendre ont fortement marqué l'évolution du titre et du personnage. Ainsi, Dr. Strange ne combattit que peu de vilains « standards », explorant plutôt des dimensions étranges peuplées d'êtres qui l'étaient tout autant, proférant des incantations compliquées et allitératives. Une véritable cosmogonie fut mise en place, avec des personnages comme le Terrible270, seigneur de la Dimension de l'Ombre, et Eternité271, personnification anthropomorphique de l'Univers tout entier.272 Sans le vouloir, Ditko avait réussi à anticiper la contre-culture des années 1960 avant qu'elle n’émerge véritablement. Pour nombre des lecteurs de Dr. Strange, ce qu'ils voyaient sur les pages leur rappelait ce qu'ils voyaient en consommant de la drogue. Le personnage resta suffisamment populaire pour garder sa place dans Strange Tales.

Peu de temps après, deux nouvelles équipes firent leur début le même mois dans des titres Marvel Comics dédiés. L'origine de la première est révélatrice du mode de fonctionnement de la maison d'édition durant cette période. Stan Lee avait besoin d'un nouveau titre pour remplacer une série dont le dessinateur était extrêmement en retard sur les dessins et, manquant de temps

269 Stan LEE et Steve DITKO, Dr. Strange Master of , Marvel Comics, coll. « Strange Tales vol 1 », n° 110, 1963. 270 Stan LEE et Steve DITKO, The Domain of the Dread Dormammu!, Marvel Comics, coll. « Strange Tales vol 1 », n° 126, 1964. 271 Stan LEE et Steve DITKO, If Should Fail!, Marvel Comics, coll. « Strange Tales vol 1 », n° 138, 1965. 272 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 69 / 178 et d'idées, il décida de rassembler plusieurs héros existant dans une même équipe.273 C'est ainsi que Thor, Iron Man, Hulk, Ant-Man et sa partenaire The Wasp coopérèrent pour combattre Loki, le frère adoptif maléfique du dieu du tonnerre, formant ainsi l'équipe connue sous le nom d'Avengers, et dont les aventures seraient publiées dans le comic book du même nom274. Dès le deuxième numéro, cependant, la composition de l'équipe changea : Hulk quitta l'équipe suite aux machinations d'un extra-terrestre appelé le Space qui prit son apparence.275 Les Avengers sont la réponse la plus évidente de Marvel Comics à la Justice League : les deux sont formés sur le même modèle d'une équipe composée de héros établis et (pour la plupart) populaires, combattant ensemble des menaces trop grandes pour chacun individuellement. Comme pour leurs homologues de chez National Comics, les Héros les Plus Puissants de la Terre276 se disputaient, se contredisaient mutuellement, et étaient en proie à des débats quant à la marche à suivre en cas de conflits. Mais rapidement, les différences s'accumulèrent. En effet, dès Avengers #4, l'équipe reçoit un nouveau membre : Captain America. Ce dernier avait été placé en animation suspendue depuis 1945, date à laquelle lui et Bucky avaient réussi à désamorcer une bombe censée détruire le Royaume- Uni. Bucky mourut dans l'explosion et Steve Rogers tomba dans les eaux arctiques.277 L'équipe est remarquable par la grande mutabilité de ses membres. Là où la Justice League a souvent conservé la même composition que dans sa première apparition, ajoutant occasionnellement de nouveaux héros et de nouvelles héroïnes, les Avengers ont, moins de deux ans après leur création, changé du tout au tout : Captain America dut recruter de nouveaux membres suite au départ des quatre membres fondateurs restant après la sortie de Hulk du groupe, et choisit trois ex-vilains. Hawkeye, un ancien adversaire d'Iron Man réformé, Scarlet Witch et Quicksilver, deux adversaires de l'autre équipe apparue en même temps que les Avengers, les X-Men.278

273 Brian CRONIN, Comic Book Legends Revealed #310 | Page 2 of 3 | Comics Should Be Good @ CBR, http://goodcomics.comicbookresources.com/2011/04/22/comic-book-legends-revealed- 310/2/, consult? le 22 août 2016. 274 Stan LEE, Jack KIRBY et Dick AYERS, The Coming of the Avengers, Marvel Comics, coll. « Avengers vol 1 », n° 1, 1963. 275 Stan LEE, Jack KIRBY et Paul REINMAN, The Space Phantom, Marvel Comics, coll. « Avengers vol 1 », n° 2, 1963. 276« Earth's Mightiest Heroes », tiré de la conclusion du premier numéro : « And there came a day, a day unlike any other, when Earth's mightiest heroes found themselves united against a common threat! On that day, the Avengers were born, to fight the foes no single super hero could withstand! » 277 Stan LEE, Jack KIRBY et George ROUSSOS, Captain America Joins... The Avengers!, Marvel Comics, coll. « Avengers vol 1 », n° 4, 1964. 278 Stan LEE, Jack KIRBY et Dick AYERS, The Old Order Changeth, Marvel Comics, coll. « Avengers vol 1 », n° 16, 1965. 70 / 178

Cette dernière équipe est née du désir de Stan Lee de créer une autre équipe de héros sans avoir à inventer encore une autre explication pour leurs pouvoirs. C'est ainsi qu'il décida que ces nouveaux personnages seraient des mutants, leurs capacités le résultat d'une mutation de leur génome. Le groupe fut introduit déjà formé aux lecteurs, tout du moins en apparence. En réalité, Lee et Kirby allaient raffiner leurs intentions sur les premiers numéros du titre. C'est ainsi que virent le jour Scott Summers, chef de l'équipe sur le terrain, capable d'envoyer par ses yeux de dévastatrices rafales d'énergie qu'il ne peut malheureusement contrôler qu'à l'aide de verre spéciaux ; Robert « Bobby » Drake, capable d'abaisser la température de son corps et de son environnement, et de manipuler la glace en résultant ; Henry « Hank » McCoy, un érudit doté d'une agilité et d'une force simiesques ; Warren Worthington III, possédant des ailes ; et , une télékinésiste. Leurs noms de code respectifs sont Cyclops, Iceman, , Angel et Marvel Girl, assignés par leur mentor Charles Xavier, un télépathe paraplégique en charge de l'école dans laquelle ces jeunes mutants vont apprendre à utiliser leurs pouvoirs pour défendre le monde.279 Pour être franc, l'aspect brouillon des premiers numéros du titre ne disparaîtra jamais, tout au moins jusqu'à 1975. Cependant, les bases de ce qui allait caractériser les super-héros de Marvel Comics furent posées dans ses pages : les X-Men sont des héros qui défendent un monde qui les craint et les haït. Ils sont en permanence en dehors de la société, non pas par choix mais parce qu'ils sont rejetés pour leur différence. Les premiers membres ne sont pas variés : tous viennent d'un milieu aisé et sont blancs de peau280. Mais la discrimination et la peur à leur encontre sont déjà bien présentes. L'est aussi l'opposition idéologique entre Charles Xavier et le vilain Magnéto. Si le premier croit en la coexistence pacifique entre humains et mutants, le deuxième fera tout pour protéger les siens de ce qu'il perçoit comme une tentative des humains de les anéantir.281

La dernière création super-héroïque majeure de cette période de Marvel Comics fut Daredevil. Ce dernier fut conçu par Stan Lee et Bill Everett, qui avait cocréé Namor et la première Human Torch durant « l'Âge d'Or ». Fils d'un boxeur en fin de carrière, Matthew « Matt » Murdock fut rendu aveugle par une exposition à des produits radioactifs qui

279 Stan LEE, Jack KIRBY et Paul REINMAN, X-Men, Marvel Comics, coll. « X-Men vol 1 », n° 1, 1963. 280 Joseph J. DAROWSKI, X-Men and the Mutant Metaphor: Race and Gender in the Comic Books, Rowman & Littlefield, 2014, 243 p. 281 Joseph J. DAROWSKI, X-Men and the Mutant Metaphor: Race and Gender in the Comic Books, Rowman & Littlefield, 2014, 243 p. 71 / 178 augmentèrent par ailleurs les capacités de ses autres sens et lui donnèrent un « sens radar ». Son père mourut des mains d'un gangster après avoir refusé de truquer un combat, le poussant à poursuivre une carrière dans la loi tout en apprenant à se battre. C'est ainsi qu'il devint avocat tout en combattant le crime la nuit sous l'identité de Daredevil, permettant à Stan Lee de matérialiser le dicton selon lequel la justice est aveugle.282 Bill Everett était notoirement lent à dessiner, un phénomène en grande partie dû à son alcoolisme. C'est pourquoi le premier numéro de Daredevil sortit avec six mois de retard par rapport à sa publication initialement prévue en septembre 1963 : voilà la raison pour laquelle Stan Lee créa dans l'urgence les Avengers. Dès le deuxième numéro, Everett était remplacé par .283 Pendant quasiment une décennie, Daredevil allait être une voie de garage pour les auteurs de Marvel Comics, un Spider-Man de seconde zone peu populaire et chroniquement au bord de l'annulation. Cependant, son potentiel restait intact : plus que quiconque (à part peut-être le Hulk), il incarnait la dualité du super-héros poussée à l'extrême. En effet, en tant que Daredevil, il était techniquement un hors-la-loi prenant la justice entre ses propres mains en combattant le crime (tout comme l'intégralité des super-héros existant à l'époque) ; en tant que Matt Murdock, il était censé aider à faire appliquer la loi de manière légale en défendant ses clients devant les juges.

Ce nouveau style de super-héros, plus mélancoliques et capricieux, n'est pas la seule raison du succès des comic books publiés par Marvel Comics, même s'il est impossible de nier qu'il s'agit bien de la raison principale par son originalité. La deuxième particularité notable des créations de Stan Lee est qu'elles partageaient toutes le même univers, et ce dès leur première apparition. En effet, Spider-Man voyait par exemple de temps en temps aux informations les exploits des Fantastic Four, dont la Fantastic Car volait au-dessus de dans les pages de Tales to Astonish, pendant que Tony Stark donnait un discours. Mais plus que lier entre autres ses personnages, Stan Lee les plaça dans un contexte plus large en ramenant des héros de « l'Âge d'Or » : j'ai parlé de Captain America ramené dans les pages d'Avengers (ignorant sa résurrection en anti-communiste dans les années 1950), mais dès le numéro 4

282 Stan LEE et Bill EVERETT, The Origin of Daredevil, Marvel Comics, coll. « Daredevil vol 1 », n° 1, 1964. 283 Sean HOWE, Marvel Comics: The Untold Story, Harper Collins, 2013, 511 p. 72 / 178 de Fantastic Four, les lecteurs purent voir Namor retrouver la mémoire grâce aux actions de la Human Torch.284 Cette interconnexion était cause de certaines décisions éditoriales. Stan Lee avait beau cocréer les histoires des huit titres avec les dessinateurs, il restait le seul à tous les écrire. C'est pourquoi il enleva les personnages ayant leurs propres histoires en dehors d'Avengers, pour s'alléger la tâche en n'ayant pas à prendre en compte ce qui arrivait à Thor, Iron Man ou le duo d'Ant-Man et The Wasp dans leurs titres respectifs.

Stan Lee fut également responsable d'une des innovations les plus importantes de l'histoire du médium : il établit un dialogue avec les lecteurs. En effet, il prit la décision d'imprimer certaines lettres des lecteurs et d'y répondre personnellement, dans le même style grandiloquent et énergique qu'il utilisait déjà pour écrire des éditoriaux à travers les différents titres de Marvel Comics. Ces éditoriaux lui ont permis de créer une mystique autour du processus de production des super-héros, mettant en avant les aventures du « Marvel Bullpen » au sein duquel tous les auteurs (scénaristes comme dessinateurs ou encreurs et coloristes) travaillaient dans la joie et la bonne humeur, s'échangeant blagues et anecdotes. Son don pour trouver des allitérations (déjà mis à profit pour les noms des personnages et les incantations de ) fut largement sollicité pour créer des surnoms tels que Stan « the Man » Lee, Jack « the King » Kirby, « Sturdy » Steve Ditko, « Jazzy » John Romita...285 Tout ceci aboutit en pratique à créer une familiarité avec le lecteur qui avait l'impression de pouvoir discuter avec les hommes qui créaient leurs héros favoris comme s'ils étaient de vieux amis, et une complicité via l'usage d'expressions telles que « True Believers » et « 'Nuff Said » que seuls les lecteurs pouvaient connaître. Stan Lee avait réussi à lui seul à créer une communauté de lecteurs via ses éditoriaux et ses réponses, commentant sur le succès de tel ou tel personnage ou histoire, le processus créatif derrière d'autres, et en général donnant un aperçu sur les origines et la réception des créations de Marvel Comics dans ces années.

284 Stan LEE, Jack KIRBY et , The Coming of... Sub-Mariner!, Marvel Comics, coll. « Fantastic Four vol 1 », n° 4, 1962; Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 285 Ibid.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 73 / 178

Mais tout n'était pas aussi rose que Stan Lee l'écrivait. Le « Bullpen » n'existait que dans son imagination : la grande majorité des artistes travaillait depuis chez eux, ne passant dans les locaux que pour déposer leurs pages quand ils ne les envoyaient pas purement et simplement par courrier. Plus que ça, des tensions se multipliaient entre Lee et certains dessinateurs. En effet, en se faisant la voix de Marvel Comics, le scénariste-éditeur-en-chef avait acquis une notoriété qui croissait en fonction de la prise de conscience du succès de ses histoires. Ainsi, Spider-Man et Hulk furent nommés par des étudiants comme étant leurs héros favoris au même titre qu'Ernesto « le Che » Guevarra ou David Bowy dans un sondage du magazine Esquire de 1965. Stan Lee était la star des campus universitaires, dans lesquels il multipliait les interventions et les conférences.286 De manière peu surprenante, Jack Kirby et Steve Ditko n'appréciaient guère ce manque de reconnaissance et l'amour des projecteurs de Lee. Plus que ça, tous deux en venaient à détester le manque de contrôle qu'ils avaient sur leurs personnages et créations.

Ces tensions n'allaient pas exploser avant plusieurs années cependant, et le reste des années 1960 vit une véritable montée en puissance dans les pages d'Amazing Spider-Man et de Fantastic Four. Malgré les différends entre Steve Ditko et Stan Lee, leur collaboration sur Spider- Man vit la création de nombre de vilains iconiques et le développement de Peter Parker au sein de son environnement scolaire comme extra-scolaire. L'ambiance pesante du titre, qui reflète les incertitudes qui hantent le personnage principal, contraste avec l'abandon dont il fait preuve une fois son costume revêtu287. Et même si Spider-Man reste profondément vulnérable, il paraît presque joyeux face aux vilains obsessionnels qu'il affronte : , déterminé à abattre la plus grande des proies288 ; le scientifique déchu Otto Octavius289 ; des criminels à l'équipement hautement avancé tels que le Vulture290 ; et sa némésis, l'imprévisible et mystérieux Green Goblin291. Il est impossible de savoir si ce dernier fut la goutte de trop ou non, mais toujours est-il qu'en 1968, Steve Ditko quitta Marvel Comics. La rumeur veut que la question de la

286 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit.; Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 287 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 288 Stan LEE et Steve DITKO, Kraven the Hunter!, Marvel Comics, coll. « Amazing Spider-Man vol 1 », n° 15, 1964. 289 Stan LEE et Steve DITKO, Spider-Man Versus , Marvel Comics, coll. « Amazing Spider-Man vol 1 », n° 3, 1963. 290 Stan LEE et Steve DITKO, Duel to the Death with the !, Marvel Comics, coll. « Amazing Spider-Man vol 1 », n° 2, 1963. 291 Stan LEE et Steve DITKO, The Grotesque Adventure of « The », Marvel Comics, coll. « Amazing Spider-Man vol 1 », n° 14, 1964. 74 / 178 véritable identité du vilain masqué et maniaque ait été l'élément déclencheur de ce départ, mais Lee et Ditko n'étaient à cette période plus en contact du tout. Leurs désaccords sur tous les niveaux étaient majeurs, tout comme le manque de crédit que le dessinateur percevait à son encontre. La première version du personnage, qui avait attiré à elle de nombreux lecteurs, allait s'effacer peu à peu au profit d'une interprétation moins tourmentée et plus « classique » dans ses acrobaties, ses blagues et son mélodrame, par rapport au sous-texte parfois très politique de Ditko. Les lecteurs ne se rendraient pas compte du changement de message.

Dans les pages de « la première famille de Marvel », ainsi que Stan Lee promouvait les Fantastic Four, l'inventivité de Jack Kirby atteignit des sommets égalés seulement par les dialogues et les thèmes développés par Lee. Innovant encore par rapport à leur époque, les deux auteurs déroulèrent des intrigues sur plusieurs numéros, créant une narration de plus en plus complexe et aboutie. Le retour d'antagonistes fréquents comme l'anti-héros Namor ou la némésis de l'équipe, le scientifique mystique Doctor Doom, permit de développer et d'agrandir cette histoire continue, tout en explorant et en construisant l'univers au sein duquel évoluaient ces explorateurs des temps modernes.292 Les créations inspirées furent nombreuses. Le cosmos fut peuplé par l'invention des races extra-terrestres en conflit depuis des millénaires : les métamorphes Skrulls293 et les belliqueux Krees294, qui avaient fait de la Terre un enjeu militaire. Notre planète elle-même gagna de nouveaux recoins avec la révélation qu'une race d'humains modifiés par les Krees et dotés de pouvoirs surhumains, les , existait dans une cité en plein cœur des montagnes du Tibet295. L'Univers lui-même vit ses limites repoussées par l'ajout d'une dimension d'antimatière, la Negative Zone296. La société américaine était alors en pleine euphorie de la course à l'espace : Youri Gagarine avait été en 1961 le premier homme à aller dans l'espace et à en revenir en vie, et les vols habités se multipliaient depuis. Les spéculations sur ce que l'Homme découvrirait en quittant son globe étaient abondantes, et peupler le cosmos de Marvel Comics de civilisations étranges et fascinantes en était une extension.

292 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 293 Stan LEE, Jack KIRBY et George KLEIN, The Fantastic Four Meet the from Outer Space!, Marvel Comics, coll. « Fantastic Four vol 1 », n° 2, 1962. 294 Stan LEE, Jack KIRBY et Joe SINNOTT, -- From Beyond This Planet Earth!, Marvel Comics, coll. « Fantastic Four vol 1 », n° 65, 1967. 295 Stan LEE et Jack KIRBY, Among Us Hide... The Inhumans, Marvel Comics, coll. « Fantastic Four vol 1 », n° 45, 1965. 296 Stan LEE, Jack KIRBY et Joe SINNOTT, This Man... This Monster!, Marvel Comics, coll. « Fan- tastic Four vol 1 », n° 51, 1966. 75 / 178

Même les idées préconçues et les règles implicites chancelèrent lorsque Black Panther apparut dans le numéro 52 de Fantastic Four. Souverain du royaume technologiquement avancé du Wakanda, situé sur le continent africain, T'Challa se montre l'égal des héros américains tant sur le plan des prouesses physiques qu'intellectuelles, et est le premier super-héros de couleur à apparaître, dans les pages d'un comic book ou ailleurs. Son originalité vient de ce qu'il ne s'agit pas d'un gimmick : Black Panther ne répond à aucun stéréotype, étant intelligent, fort, loyal et le roi d'un pays africain plus avancé technologiquement que les États-Unis297. L'Amérique des années 1960 refusait de voir que la population de couleur était l'égale de la population blanche, et introduire un tel personnage montrait que les auteurs ne prenaient pas le parti du racisme.298 Mais Lee et Kirby ne s'arrêtèrent pas là : les limites même de l'imagination furent repoussées dans un arc narratif qui est encore aujourd'hui considéré comme une référence par de nombreux lecteurs. On peut la considérer comme la culmination du processus créatif des deux auteurs depuis leur création de l'équipe. En effet, ils avaient créé une cosmogonie et des vilains de plus en plus puissants et imposants. La rumeur veut que l'histoire soit née d'un synopsis que Lee donna à Kirby et qui disait simplement « les Quatre Fantastiques affrontent Dieu », mais cela décrit cependant bien l'être qui allait occuper le centre des numéros 48, 49 et 50 de Fantastic Four. Plus qu'un véritable vilain, Galactus était une force de la nature, une entité gigantesque dévorant l'énergie des planètes et précédée par un héraut, le Silver Surfer. La victoire vint grâce à ce dernier qui se retourna contre son maître en voyant la beauté de la planète Terre et fournit à Reed Richards le moyen de négocier avec le Dévoreur de Mondes son départ. Un palier avait été atteint par la création d'une menace trop grande pour être comprise selon les standards moraux normaux, trop puissante pour être vaincue par les héros. Son héraut, l'ange de la mort déchu qu'est le Silver Surfer, est lui aussi un élément de ce palier. En effet, il est l'un des premiers personnages complètement étrangers à la Terre qui doit cependant y vivre, condamné par Galactus à ne pouvoir la quitter pour sa trahison. Jack Kirby et Stan Lee avaient donné naissance à plusieurs archétypes bien particuliers : la menace cosmique, l'entité dépassant la morale, et le héros torturé par son sort et son incapacité à le changer malgré d'énormes pouvoirs.299

297 Stan LEE et Jack KIRBY, The Black Panther!, Marvel Comics, coll. « Fantastic Four vol 1 », n° 52, 1966. 298 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 299 Ibid. 76 / 178

Les années 1960 furent pour Marvel Comics un véritable bouillonnement d'idées. Outre les histoires cosmiques de Jack Kirby dans Fantastic Four, il pouvait laisser libre court à ses accents shakespeariens dans « Tales of Asgard », des histoires publiées dans Journey Into Mystery et approfondissant la mythologie scandinave vue par Marvel Comics. Dans les pages d'Amazing Spider-Man, John Romita avait remplacé Steve Ditko pour dessiner les aventures du Tisseur. Il apporta au personnage une sensibilité née de plusieurs années passées à illustrer des comic books de romance dans les années 1950. C'est ainsi que la vie amoureuse de Peter Parker se développa à travers son idylle avec Gwendoline Stacy, et que les complications traditionnelles du genre créé par Joe Simon et Jack Kirby rejoignirent les angoisses existentielles du héros, à travers des triangles amoureux impliquant également , meilleur ami de Parker et fils du Green Goblin, , ancien persécuteur de Parker, et , potentiel intérêt romantique.300 Une des expériences les plus intéressantes de la période eut lieu avec le personnage de . Créé par Lee et Kirby pour profiter du succès des titres de guerre, il apparut dans le titre Nick Fury and his Howling Commandos301, qui fut un succès remarquable, grâce à la version idéalisée de la Seconde Guerre mondiale qu'il présentait et à son utilisation d'un groupe stéréotypique de personnages : Nick Fury lui-même jouait le rôle de l'officier dur à cuire mais au grand cœur. Quelques années plus tard, il fut introduit dans la même époque que les super-héros de la maison d'édition dans un titre d'espionnage, là encore pour profiter du succès du genre, une pratique héritée des années 1950. Nick Fury, Agent of S.H.I.E.L.D.302 permit de maintenir le lien établi de manière rétroactive du personnage avec Captain America, les deux s'étant rencontrés pendant le conflit en combattant des ennemis qui fondèrent plus tard l'organisation secrète HYDRA, que Fury continua à affronter en tant qu'agent de l'agence d'espionnage fictive S.H.I.E.L.D.303, dont le matériel était fourni par Tony Stark. En effet, avec l'ambiguïté morale de la Guerre Froide, un renvoi à la période « plus simple » moralement de la Seconde Guerre mondiale semblait nécessaire et rassurait les anciens combattants que leur combat n'avait pas été en vain. Les titres de guerre permettaient

300 Ibid. 301 Stan LEE, Jack KIRBY et Dick AYERS, Seven Against the Nazis!, Marvel Comics, coll. « Sgt Fury and his Howling Commandos vol 1 », n° 1, 1963. 302 Stan LEE et Jack KIRBY, Nick Fury Agent of SHIELD: The Man For the Job, Marvel Comics, coll. « Strange Tales vol 1 », n° 135, 1965. 303La signification des initiales a souvent changé ; à l'origine, elles voulaient dire : « Supreme Headquarters, International Espionage, Law-enforcement Division » 77 / 178 d'éduquer la nouvelle génération au combat de leurs aînés et à ces derniers de se remémorer un temps de certitudes morales claires.304 Montrer qu'un héros du conflit qui avait fait des États-Unis l'une des deux grandes puissances mondiales se battait à présent en tant qu'espion contre les forces tentant de subvertir le pays fournissait une justification morale. Le genre de l'espionnage était quant à lui apparu avec les adaptations en films des romans de Ian Flemming sur les aventures de l'agent secret britannique James Bond, et était devenu populaire puisqu'il polarisait l'affrontement selon une dualité morale simple. En 1965, l'artiste fut assigné à plein temps sur le titre, et obtint rapidement une liberté complète, écrivant et dessinant les aventures du super-espion. Jamais chose pareille ne s'était produite : les auteurs travaillaient traditionnellement sous la supervision d'un éditeur, chargé de contrôler l'usage des personnages. Chez Marvel Comics, Stan Lee était cet éditeur, ce qui ne posait que peu de problèmes étant donné qu'il était également le scénariste de la quasi-totalité des histoires. Steranko profita de sa liberté et du fait qu'il gagnait par ailleurs un revenu régulier (ce qui éliminait sa peur de perdre son travail chez Marvel Comics) pour expérimenter visuellement à travers notamment des photo- collages et des dessins proches de la mouvance du pop-art, et complètement réinventer le personnage en une manière à mi-chemin entre le roman noir, d'espionnage et la science- fiction. Il développa également le thème de la perte d'identité de l'espion impliqué dans des conflits, des conséquences de l'identité changeante qu'il doit adopter pour accomplir sa mission. Les manifestations les plus évidentes de ce thème sont les « Live Model Decoys », des androïdes créés pour remplacer les agents lors de missions risquées. Ils finirent par prendre leur autonomie et remplacer en secret les agents hauts placés, se considérant comme plus efficaces que les humains. Que Nick Fury ne l'ait pas été met au jour sa perte d'identité dans le contexte de la Guerre Froide.305

Mais Lee n'était plus en charge de tous les titres. Cédant à la pression et saisissant au vol une opportunité, il engagea comme scénariste, déléguant enfin une partie de sa charge de travail à un jeune homme très au fait de la continuité des titres de Marvel publiés jusqu'ici. C'est ainsi que Thomas se retrouva rapidement à écrire Nick Fury and his

304 Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 305 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 78 / 178

Howling Commandos306 avant de prendre les reines de X-Men307 et The Avengers308. Dans les trois cas, il ne créa pas ou peu de nouveaux personnages mais approfondit l'univers existant309, ramenant sous une nouvelle forme certains personnages oubliés de Timely comme par exemple une nouvelle version de l'extraterrestre Vision qui devint sous sa plume un androïde créé à partir des restes de la première Human Torch310. Ce dernier commença une histoire d'amour avec Scarlet Witch, pendant que les Avengers originaux revenaient dans l'équipe. Les histoires de Thomas alternaient entre l'intime, comme la romance entre l'androïde et la mutante, ou le mariage d'Ant-Man et de The Wasp, et le cosmique, comme la participation des Avengers dans le conflit entre les Krees et les Skrulls. C'est notamment grâce à lui que l'on doit l'apparition du thème du héros sans pouvoir ou capacité particulière se sentant inutile dans l'équipe : Hawkeye ne pouvait rivaliser avec Iron Man, Captain America ou même Ant-Man. Sa période sur X-Men et sa collaboration avec l'artiste sur le titre ne suffit pas à sauver le maillon faible des écuries Marvel Comics. En renonçant à l'idée d'affrontement entre les humains et les mutants concernant le futur de l'humanité, Thomas les transforma en une équipe de super-héros sans aucun des signes distinctifs des autres groupes : pas de membres célèbres malgré l'ajout de deux nouveaux protégés du Professeur Xavier, pas d'histoires remarquables, pas de mélodrame (si l'on ne compte pas les intrigues sentimentales). Pendant cinq ans, des réimpressions d'anciennes histoires allaient être publiées.311

National Comics restait cependant la maison d'édition phare du médium. Là où Marvel Comics était le concurrent, le challenger, aux méthodes de production d'histoires dépendant énormément de la capacité des auteurs à créer une intrigue à partir de rien, les dessinateurs et scénaristes de National étaient professionnels, suivaient des recettes établies et continuaient à travailler sur des personnages connus des lecteurs.312

306 Roy THOMAS, Dick AYERS et John TARTAGLIONE, Armageddon!, Marvel Comics, coll. « Sgt Fury and his Howling Commandos vol 1 », n° 29, 1966. 307 Roy THOMAS, et Dick AYERS, I, Lucifer..., Marvel Comics, coll. « X-Men vol 1 », n° 20, 1966. 308 Stan LEE, Roy THOMAS et Don HECK, The Light That Failed!, Marvel Comics, coll. « Avengers vol 1 », n° 35, 1966. 309 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 310 Roy THOMAS, , et George KLEIN, Behold... The Vision!, Marvel Comics, coll. « Avengers vol 1 », n° 57, 1968. 311 Joseph J. DAROWSKI, X-Men and the Mutant Metaphor, op. cit. 312 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 79 / 178

Poursuivant la logique de revitalisation de personnages de « l'Âge d'Or », Julius Schwartz ramena la Justice Society of America et les versions originelles des héros de la maison d'édition, expliquant qu'ils existaient dans un autre univers que les membres de la Justice League313. Les deux équipes allaient dorénavant se rencontrer régulièrement à l'occasion d'aventures quasi-annuelles314. Un nouvel archétype était finalisé : celui des réalités alternatives comme ressort narratif autre que celui d'histoires imaginaires. En montrant que des versions proches mais différentes de leurs mondes existaient, les auteurs s'ouvraient d'énormes possibilités. Deux équipes allaient encore se former pendant les années 1960. La première était composée intégralement des jeunes partenaires des super-héros phares, dans une tentative de profiter de la vogue des groupes de jeunes gens tels que les Beatles. Robin, et Speedy s'allièrent donc à un personnage né d'une erreur éditoriale pour combattre le crime315 : le scénariste a en effet confondu la version adolescente de Wonder Woman pour un personnage établi qui serait son partenaire et l'a donc intégrée telle quelle dans l'histoire. Wonder Girl fut donc édifiée rétroactivement comme , jeune protégée de l'Amazone.316 La dernière équipe de cette période fut la Légion des Super-Héros. Initialement introduite dans les aventures de Superboy317 (où elle allait rester de longues années), cette équipe d'adolescents dotés de super-pouvoirs est originaire du XXXe siècle et est chargée de protéger non plus seulement la Terre mais la galaxie tout entière. Un héritage direct du goût pour la science-fiction qui marquait les titres de « l'Âge d'Argent », notamment les comic books de Marvel Comics et les nouvelles versions des héros de « l'Âge d'Or » de National Comics, la Légion montrait un futur où la technologie avait amélioré la vie quotidienne de tous. La véritable innovation vint de : ce dernier lut des histoires de National Comics et les trouva similaires à d'autres histoires de la maison d'édition qu'il avait lues auparavant ; il fut en revanche impressionné par les histoires de Marvel Comics. Il prit la décision d'étudier les codes du médium et d'adapter les idées de Marvel Comics pour

313 Gardner FOX, Carmine INFANTINO et Joe GIELLA, The Flash of Two Worlds, National Comics Publications, coll. « The Flash vol 1 », n° 123, 1961. 314 Gardner FOX, Mike SEKOWSKY et Bernard SACHS, Crisis on Earth-One!, National Comics Pub- lications, coll. « Justice League of America vol 1 », n° 21, 1963. 315 Bob HANEY, Bruno PREMIANI et Sheldon MOLDOFF, The Thousand-and-One Dooms of Mr. Twister, National Comics Publications, coll. « Brave and the Bold vol 1 », n° 54, 1964. 316 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 317 Otto BINDER et Al PLASTINO, The Legion of Super-Heroes, National Comics Publications, coll. « Adventure Comics vol 1 », n° 247, 1958. 80 / 178

National. Il envoya des scénarios détaillés accompagnés d'esquisses de dessins à Mort Weisinger qui l'engagea. Shooter avait quatorze ans.318 La recette se montra efficace, et la Légion décolla, ajoutant à son casting extrêmement varié l'attrait du réalisme apporté par le mélodrame, qui était la raison de la popularité de tant de titres chez Marvel Comics.

Tous les personnages n'eurent pas la chance de changer de manière vendeuse et attractive. Batman avait amorcé un tournant vers des histoires plus sombres sous la direction de Julius Schwartz, qui enleva les éléments les plus fantaisistes comme la « Bat-Family ». Il ramena à la place des vilains classiques comme Catwoman et Two-Face, retournant le personnage à ses origines. Mais la popularité de la série télévisée de 1966 poussa les éditeurs en charge du titre à imiter son ton léger et humoristique dans leurs pages. La seule création durable qui naquit de cette poussée mercantile est la deuxième version de Batgirl. Fille du commissaire Gordon, chef de la police de la ville de Gotham, était une jeune femme intelligente, déterminée et parfaitement capable de prendre soin d'elle-même sans intervention de Batman ou de Robin319. Wonder Woman quant à elle fut transformée en une copie du personnage d'Emma Peel dans la série d'espionnage « The Avengers »320. Le changement était initialement dû à un désir de parler au lectorat féminin en utilisant l'image de la femme forte et indépendante, capable de s'en sortir dans le monde sans l'aide de quiconque321. Elle devint ainsi une forme de super-espionne, privée de ses pouvoirs et de sa technologie amazonienne et forcée de se redécouvrir322. La transformation ne dura que quelques années avant que le personnage ne revienne à ses origines mythiques.323 Dans les deux cas, le geste fut mercantile mais la raison notable : des héroïnes fortes étaient attractives pour le lectorat féminin qui pouvait y voir des modèles d'émancipation en ces premières années de renouveau de la lutte féministe aux États-Unis.

318 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 319 Gardner FOX, Carmine INFANTINO et Sid GREENE, Batman: « The Million Dollard Debut of Batgirl! », National Comics Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 359, 1967. 320Aucun rapport avec le comic book de Marvel Comics. En France, la série est connue sous le nom de « Chapeau Melon et Bottes de Cuir ». 321 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 322 Dennis O’NEIL, Mike SEKOWSKY et , Wonder Woman’s Rival, National Com- ics Publications, coll. « Wonder Woman vol 1 », n° 178, 1968. 323 Robert KANIGHER, Don HECK et Vince COLLETTA, The Second Life of the Original Wonder Woman, National Comics Publications, coll. « Wonder Woman vol 1 », n° 204, 1973. 81 / 178

La fin de la décennie 1960 allait chambouler le statu-quo relativement conservateur des histoires de super-héros. De nouveaux auteurs allaient en effet révolutionner le ton des comic books chez National Comics : Neil Adams et Denny O'Neil changèrent l’ambiance et l'apparence de Batman, réalisant la transformation du Chevalier Noir en un personnage plus sombre et plus tourmenté. Une précédente création d'Adams avait été le personnage de , un acrobate condamné à errer dans l'espace entre la vie et la mort et capable de posséder qui il le souhaitait, préfigurant l'assombrissement des histoires auquel il allait procéder en tant que nouveau scénariste de nombreux titres.324 Mais plus que l'assombrissement de Batman, c'est sur Green Arrow qu'Adams et O'Neil laissèrent leur marque. Ils le transformèrent en effet d'une copie du Chevalier Noir en un activiste libéral, le faisant coexister avec Green Lantern pendant un voyage au travers des États-Unis et opposant leurs deux sensibilités tout au long de leur périple325. Hal Jordan devint ainsi le porte-parole du conservatisme et du refus de l'Amérique des années 1950 et 1960 de reconnaître l'existence de problèmes sociétaux importants, pendant qu'Oliver Queen jouait le rôle de la conscience coupable de la classe moyenne privilégiée et de son hypocrisie. Cette dernière devint apparente quand il fut révélé que Speedy, le partenaire de Green Arrow, se droguait suite au manque d'attention que lui consacrait son mentor.326

Jamais une histoire pareille n'aurait pu être publiée avec l'accord du Comic Book Code si Marvel Comics n'avait pas publié sans son autorisation une histoire montrant les dangers de la drogue dans les pages d'Amazing Spider-Man, sur demande du gouvernement américain, soucieux de toucher les jeunes lecteurs des comic books. Il est remarquable que l'institution conservatrice qu'était la Comics Code Authority ait refusé de modifier ses règles pour approuver d'une histoire émanant clairement d'une volonté officielle.327 Mais si de telles histoires étaient publiées et remportaient un franc succès pour la compagnie de Martin Goodman, un événement crucial se produisit : Jack Kirby partit travailler chez National Comics. Le cocréateur de tous les personnages populaires de Marvel Comics en avait enfin eu assez de ne recevoir presque aucun crédit pour ses créations alors que Stan Lee profitait de sa célébrité. La liberté de contrôle sur ses créations avait été

324 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 325 Dennis O’NEIL, Neal ADAMS et Frank GIACOIA, No Evil Shall Escape My Sight!, National Comics Publications, coll. « Green Lantern vol 2 », n° 76, 1970. 326 Dennis O’NEIL et Neal ADAMS, Snowbirds Don’t Fly, National Comics Publications, coll. « Green Lantern vol 2 », n° 85, 1971. 327 Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit.; Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 82 / 178 l'argument par lequel Carmine Infantino, devenu éditeur-en-chef de National Comics, l'avait convaincu de changer de bord. Steve Ditko quant à lui était parti travailler pour la maison d'édition Charlston Comics en 1966. Cette maison d'édition, indépendante des deux grands noms du milieu, promettait en effet à ses auteurs une liberté quasiment totale sur leurs personnages. Le dessinateur put ainsi donner libre cours à ses convictions politiques à travers le personnage de The Question328, un justicier aux méthodes plus extrêmes que ses contemporains relativement sages chez National Comics et Marvel Comics et combattant les maux de la société plutôt que des vilains colorés. On peut aussi compter , un personnage incarnant l'ère du nucléaire par ses pouvoirs : il devait en effet porter un costume spécial sans quoi il détonerait avec toute la puissance d'une bombe H329. Projetant des rayons d'énergie, délivrant des coups de poing dévastateurs et fendant les cieux sans aide, il rappelait par de nombreux points un mélange entre Superman et le Silver Surfer. Enfin, Ditko travailla également sur une réinvention d'un personnage de « l'Âge d'Or », , une sorte de Batman dont on aurait remplacé l'iconographie de la chauve-souris par un scarabée330. Malheureusement, la maison d'édition fit faillite, et fut rachetée par National Comics. Deux des grands auteurs qui avaient été cause du succès de Marvel Comics travaillaient dorénavant pour la concurrence.

La fin de « l'Âge d'Argent » est difficile à placer. L'arrivée d'une nouvelle génération d'auteurs, des fans devenus scénaristes ou dessinateurs, et le passage à un ton résolument plus sombre et plus réaliste des histoires sont cependant les signes de cette transition d'une période à une autre. À ce stade, la plupart des personnages et des archétypes étaient en place. Ne restait qu'à les confronter aux questions importantes que se posait la population américaine.

328 Steve DITKO, Who is the Question°, , coll. « Blue Beetle vol 4 », n° 1, 1967. 329 et Steve DITKO, Introducing Captain Atom, Charlton Comics, coll. « Space Adventures vol 1 », n° 33, 1960. 330 et Steve DITKO, The New Blue Beetle, Charlton Comics, coll. « Captain Atom vol 1 », n° 83, 1966. 83 / 178

B. De la mort de à la première Crise de la continuité : « l'Âge de Bronze » des super-héros (1970-1985)

Le début de « l'Âge de Bronze » peut être placé au départ de deux des grandes figures de chacun des éditeurs comme par le changement de ton important des histoires. Jack Kirby resta certes dans le milieu, mais il ne travaillait plus pour la maison d'édition qu'il avait ressuscitée. National Comics perdit également une figure créative majeure en la personne de Mort Weisinger, qui prit sa retraite après vingt-quatre ans à éditer Superman331.

Mais la relève était assurée. En effet, une nouvelle génération de créateurs avait intégré les deux Grands, constituée de lecteurs et de fans devenus professionnels. Ces derniers n'avaient qu'une envie : écrire les histoires qu'ils auraient aimé lire, des histoires tournant autour des problèmes sociétaux contemporains ou réglant des problèmes de continuité. Concernant ces derniers, l'attitude des auteurs des deux « Âges » précédents peut être résumée par l'anecdote suivante : lorsque des lecteurs lui écrivaient pour en signaler un, Stan Lee leur envoyait une enveloppe ne contenant que le message « Félicitations, vous avez gagné un Non-Prix. »332

Les premiers signes que les temps changeaient apparurent chez National Comics, avec les modifications apportées à Batman et Green Lantern que j'ai mentionnées plus tôt et sur lesquelles je vais à présent revenir. Batman gagna un de ses ennemis les plus emblématiques en la personne de l'énigmatique Ra's al Ghûl333. Immortel, ce dernier avait déduit l'identité de Batman et le considérait comme son successeur potentiel en tant que chef de la Ligue des Assassins et éco-terroriste. Un nouveau vilain était devenu nécessaire après que la série télévisée avait rendu tous les antagonistes classiques inoffensifs. Cela n'empêcha cependant pas Neal Adams et Denis O'Neil d'en réhabiliter certains. Le Joker comme Two-Face revinrent sous leur plume à leurs concepts de « l'Âge d'Or » en étant respectivement un dangereux psychopathe et un reflet déformé de Batman.334

331 Il avait pris en charge le personnage en 1946 et quitta National Comics en 1970. 332 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 333 Dennis O’NEIL et Neal ADAMS, Daughter of the Demon, National Comics Publications, coll. « Batman vol 1 », n° 232, 1971. 334 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 84 / 178

Ces trois exemples montrent une volonté de la part des auteurs d'explorer la psychologie du personnage. En effet, sur les trois vilains majeurs de cette nouvelle période, le premier veut faire du Chevalier Noir son successeur, le deuxième ne peut vivre sans lui et le troisième est ce qu'il risque de devenir à tout moment. Chacun est ainsi une réflexion de sa personnalité et d'un désir de refaire de Batman un personnage ambigu, par opposition aux aventures loufoques qu'il avait vécues tout au long des années 1950 et 1960.

Un effort similaire avait lieu de la part des mêmes auteurs dans les pages de Green Lantern/Green Arrow. Comme je l'ai mentionné, les deux protagonistes connurent une réimagination drastique de leur personnalité, qui ne s'arrêta pas à leur partenariat. Hal Jordan rencontra ainsi son remplaçant John Stewart, un architecte de couleur aux idées politiques arrêtées335. Continuant ainsi leur discours, O'Neil et Adams adressèrent de plein fouet la question du racisme à travers ce nouveau personnage en le confrontant à son prédécesseur relativement bigot. La décision de créer un Green Lantern noir ne vint pas d'une quelconque envie d'exprimer des opinions libérales, mais de reconnaître que la population de couleur représentait une partie importante des habitants des États-Unis et qu'il serait donc logique de la refléter dans les pages d'un comic book.336

Green Arrow quant à lui continua à servir de moyen d'expression à une culture populaire changeante. Ses histoires tournaient de plus en plus autour de maux sociaux que l'Archer d'Emeraude tentait de résoudre sous son identité secrète comme sous son identité héroïque. Il avait en effet perdu sa fortune à cause d'un employé peu scrupuleux et dut travailler pour gagner sa vie, rompant avec un archétype solidement établi dans les pages des comic books publiés par National Comics. De plus, il commença une relation avec l'héroïne dont les aspects physiques furent sous-entendus sans pour autant être montrés, jouant ainsi avec les limites du Comic Book Code.337 Ce dernier personnage réussit par ailleurs là où Wonder Woman avait échoué en étant décrite comme une femme forte et indépendante. En effet, la transformation de l'Amazone en une super-espionne rompait tellement avec l'histoire du personnage fortement influencée par la mythologie qu'elle en était caricaturale. Par opposition, le traitement de Black Canary est plus organique : elle gagnait sa vie par elle-même et ne dépendait aucune d'un héros masculin pour se tirer de situations dangereuses, ayant même prouvé qu'elle était l'égale des

335 Dennis O’NEIL, Neal ADAMS et Dick GIORDANO, Beware My Power!, National Comics Publi- cations, coll. « Green Lantern vol 2 », n° 87, 1971. 336 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 337 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 85 / 178 membres de la Justice League. Si le personnage avait initialement été introduit dans les années 1940 et réintroduite, mariée, avec la Justice Society, il ne fallut pas longtemps avant qu'elle ne change de réalité et s'établisse avec Green Arrow après la mort de son mari.

Le changement peut-être le plus significatif de ce début de décennie pour National Comics fut l'arrivée de Jack Kirby, dégoûté du manque de reconnaissance pour son travail qu'il vivait chez Marvel Comics. Depuis plusieurs années, il créait de nombreux nouveaux personnages sans les publier, sachant pertinemment qu'il n'aurait aucun contrôle dessus s'ils venaient à être intégrés dans les pages de titres comme les Fantastic Four dans les mêmes conditions que ses autres inventions. Carmine Infantino, l'éditeur-en-chef et ex-dessinateur de National Comics, lui donna la chance d'être son propre éditeur sur le titre de son choix. Il décida de prendre le titre le moins vendeur et donc sur lequel il n'y avait aucune équipe créative fixe, par désir de ne priver personne de son travail. Superman's Pal Jimmy Olsen allait servir de prologue à ses créations. Ces dernières étaient du même calibre que Galactus, c'est-à-dire des entités cosmiques majeures, détachées des troubles de la vie humaine, mais pas du conflit primaire entre le bien et le mal. Il créa de toutes pièces une mythologie centrée autour des « New Gods », êtres surpuissants à la technologie dépassant l'imagination. Ils vivaient sur deux planètes : la paradisiaque New Genesis et l'infernale Apokolips. Leurs meneurs respectifs, le sage Highfather et le sans-pitié, échangèrent leur fils dans une tentative d'enfin amener la paix entre leurs peuples, chaque camp reconstituant ses forces pour la reprise inévitable et prévisible du conflit. À travers les personnages d'Orion, fils de Darkseid luttant contre son hérédité, Lightray, champion lumineux de New Genesis338, Mister Miracle, fils de Highfather ayant perfectionné l'art de l'évasion pour échapper aux horreurs d'Apokolips339, et les Forever People340, un groupe de jeunes habitants de New Genesis en vadrouille sur Terre, Kirby déroula dans plusieurs titres interconnectés une véritable épopée mythique et cosmique, amenant un style narratif et visuel puissant au sein d'un univers encore très sage.

338 Jack KIRBY et Vince COLLETTA, Orion Fights for Earth!, National Comics Publications, coll. « New Gods vol 1 », n° 1, 1971. 339 Jack KIRBY et Vince COLLETTA, Murder Missile Trap!, National Comics Publications, coll. « Mister Miracle vol 1 », n° 1, 1971. 340 Jack KIRBY, Al PLASTINO et Vince COLLETTA, In Search of a Dream!, National Comics Publi- cations, coll. « Forever People vol 1 », n° 1, 1971. 86 / 178

Mais rapidement, il se heurta aux mêmes obstacles que ceux qui l'avaient poussé à abandonner Marvel Comics. Il fut forcé de faire apparaître des personnages populaires dans son histoire, et de continuer à publier les aventures des New Gods, qui se vendaient sans surprise extrêmement bien grâce à sa réputation et à la qualité de ses histoires.341 Kirby retourna finalement chez Marvel Comics où il continua à développer les thèmes qu'il avait explorés depuis plus de dix ans : l'implication de forces au-delà de la compréhension humaine dans l'histoire de l'Homme. Il inventa les , des immortels dotés d'énormes pouvoirs, créés par les Celestials, des dieux cosmiques et aux intentions insondables, et en conflit éternel contre les Deviants, des créations fondamentalement imparfaites de ces mêmes entités.342 L'héritage de cette période créative de Jack Kirby est impressionnant : il laissa derrière lui de nouvelles mythologies peuplées de personnages fascinants, au potentiel pour des histoires majeures qui serait utilisé à d'innombrables reprises. Outre l'attrait de sa réputation, le fait de créer des personnages qui étaient explicitement des dieux fournit une mythologie alternative à celles existant depuis déjà plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires. La popularité auprès des lecteurs et des créateurs de cette cosmogonie montre que si un ancrage des héros dans le réel était bien reçu, des idéaux clairs enfermés dans un conflit primordial résonnaient encore dans l'imaginaire collectif. L'influence de ses histoires se fit sentir dans les pages de Thor écrites par . Ce dernier ramena en effet le personnage à ses racines mythiques et le confronta à des épreuves de plus en plus terribles : il perdit ses pouvoirs lorsqu'une autre personne se montra digne de son marteau343344, affronta le chef des Elfes Noirs et son berserker345, combattit la reine du royaume infernal Hel, et repoussa une tentative d'invasion d'Asgard qui coûta la vie à son père Odin346. En recentrant le personnage sur la partie de ses origines la plus inspirée par Jack Kirby, Simonson démontra de quelle manière l'héritage du « King » pouvait être utilisé. Une fois encore, une véritable mythologie se montra populaire en un temps de remise en question des croyances et de popularité du mysticisme.

341 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit.; Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 342 Jack KIRBY et John VERPOORTEN, The Day of the Gods, Marvel Comics, coll. « Eternals vol 1 », n° 1, 1976. 343 Walter SIMONSON, Doom, Marvel Comics, coll. « Thor vol 1 », n° 337, 1983. 344Le mythique Mjölnir, marteau de Thor, est dans l'univers de Marvel Comics enchanté de telle manière à ce que seule une personne digne puisse le soulever et posséder les pouvoirs du dieu. 345 Walter SIMONSON, Into the Realm of Faerie!, Marvel Comics, coll. « Thor vol 1 », n° 347, 1984. 346 Walter SIMONSON, Doom II, Marvel Comics, coll. « Thor vol 1 », n° 353, 1985. 87 / 178

Le relâchement du Comic Book Code fut la cause du retour de l'horreur dans les comic books, ce qui se refléta à la fois dans les pages des titres en place les plus gothiques de National Comics, ceux consacrés à Batman, via la création du personnage de Man-Bat347, mais surtout par la création de nombreux autres titres et le retour de House of Mystery, la plus vieille anthologie d'horreur de la maison d'édition, à ses racines.348 Cela eut pour conséquence la réinvention de plusieurs personnages mystiques de « l'Âge d'Or » sous un jour plus sombre. Doctor Fate et le Spectre virent ainsi leurs origines altérées pour correspondre aux standards de l'horreur : le premier était possédé par une entité extérieure et le second délivrait la justice d'une manière plus horrifique encore que pendant ses premières aventures.

Le genre de l'horreur fut également exploité chez Marvel Comics dans plusieurs titres reposant sur des concepts stéréotypés du genre, profitant de la fin du contrat restrictif passé avec Independent News. C'est ainsi que des personnages comme Dracula ou Werewolf-By- Night349 firent leur apparition. Des mélanges entre genres eurent lieu, comme par exemple avec Ghost Rider350. Ce dernier est un pilote acrobatique qui vendit son âme au diable pour sauver son père adoptif du cancer. Lié au démon Zarathos, il dut punir les pécheurs à la demande du démon, se transformant en une créature invincible dont la tête était un squelette enflammé. Initialement conçu comme un vilain, le personnage est emblématique en ce qu'il est l'un des premiers anti-héros créés explicitement pour répondre au genre de l'horreur, plutôt que d'y être intégré de manière rétroactive. Il est également remarquable par la forte tonalité spirituelle de ses histoires qui étaient explicitement inspirées de Faust : Johnny Blaze est en effet sauvé de la damnation par l'amour de son intérêt romantique.351 Une autre création née de cette mode est . Il apparut comme adjuvant au personnage d'horreur Man-Thing352, mais rapidement vécut ses propres aventures. Son créateur utilisa ce canard anthropomorphe très clairement inspiré de Donald Duck pour critiquer les codes des genres de la science-fiction, du fantastique, mais aussi la société de son époque, en le présentant notamment aux élections

347 et Neal ADAMS, Challenge of the Man-Bat!, National Comics Publications, coll. « Detective Comics vol 1 », n° 400, 1970. 348 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 349 Joy THOMAS, Roy THOMAS et , Night of Full Moon -- Night of Fear!, Marvel Comics, coll. « Marvel Spotlight vol 1 », n° 2, 1972. 350 Roy THOMAS et Gary FRIEDRICH, Ghost Rider, Marvel Comics, coll. « Marvel Spotlight vol 1 », n° 5, 1972. 351 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 352 Steve GERBER, Val MAYERIK et , The Enchanter’s Apprentice!, Marvel Comics, coll. « Fear vol 1 », n° 19, 1973. 88 / 178 présidentielles de 1976. Malgré son apparence inhabituelle, Howard est un personnage très terre-à-terre et cynique, qui ne cherche qu'à vivre une existence tranquille. Howard est un des premiers exemples de déconstruction des histoires super-héroïques dans les pages d'un titre, à travers ses fréquents affrontements contre des super-vilains plus ridicules les uns que les autres. Des désagréments entre Gerber et Marvel Comics aboutirent au retrait brutal du scénariste de sa série.353 La postérité du genre horrifique est cependant bien moindre que chez National Comics, Dr. Strange étant le seul personnage dont les histoires auraient pu être affectées de la même manière que celles de Dr. Fate ou du Spectre. Mais son titre allait être annulé : emblématique de l'esprit des années psychédélique 1960, il n'allait survivre à leur fin que par l'acharnement de Roy Thomas. Ce dernier en était en effet devenu le scénariste et était tombé sous le charme du personnage. Refusant de le voir disparaître, il l'intégra dans une équipe créée pour l'occasion et composée de membres appartenant à d'autres séries qu'il écrivait à cette époque. C'est ainsi que les , l'association improbable de Dr. Strange, Hulk, Namor et du Silver Surfer, firent leur apparition354. L'équipe allait trouver son ton sous la plume de . Ce dernier en fit une source d'histoires surréalistes, expérimentant avec le genre de l'équipe de super-héros. En effet et à la différence de groupes plus établis comme la Justice League ou les Avengers, les Defenders n'avaient aucune structure formelle et ne collaboraient que par hasard, contre des menaces plus improbables les unes que les autres. Englehart laissa libre court à son imagination, introduisant par exemple le personnage de Elf with a Gun355, qui tuait des gens sans raison apparente et mourut renversé par un camion sans avoir jamais rencontré l'équipe ou que celle-ci soit au courant de son existence. À travers le personnage de Kyle Richmond, il atteint des sommets métatextuels. Initialement créé dans les années 1960 comme membre du Squadron Sinister, une copie évidente mais maléfique de la Justice League qui combattit les Avengers, il devint une parodie évidente de Batman dans les pages de Defenders. Il perdit ainsi sa fortune à cause de son majordome Jean Claude Pennysworth qui s'en était servi pour financer l'organisation raciste Sons of the Serpent (lui-même étant noir, ironiquement).

353 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 354 Roy THOMAS, et Bill EVERETT, The Day of the Defenders, Marvel Comics, coll. « vol 1 », n° 1, 1971. 355 Steve GERBER, et Jack ABEL, The Serpent Sheds Its Skin, Marvel Comics, coll. « Defenders vol 1 », n° 25, 1975. 89 / 178

Deux modes cinématographiques auront eu pendant cette époque un impact sur les comic books de super-héros par la création de personnages forçant leurs auteurs à innover une fois l'engouement initial passé. La première mode fut celle de la « Blaxploitation », un sous-genre des films d'exploitation centré sur la population afro-américaine. Elle aboutit à la création chez Marvel Comics de , un habitant d'Harlem qui se vit condamner à une longue peine pour vente et possession d'héroïne, un crime dont il était innocent. En prison, il servit de cobaye à des expériences illégales visant à reproduire le sérum qui donna à Captain America ses pouvoirs. Utilisant les pouvoirs acquis grâce à cela, il s'évada et s'installa à New York en tant que « Hero For Hire », ou héros à louer356. Il est ainsi aux antipodes de la communauté héroïque car il n'agit pas par altruisme, à la différence de ses pairs, mais pour payer ses factures. Si Luke Cage peut être considéré comme étant le premier représentant de cet archétype de personnage, il en sera aussi le seul pendant plus d'une décennie.357 La deuxième mode fut celle des films de -fu est n'est notable que parce qu'elle accoucha de celui qui devint rapidement le co-équipier de Luke Cage : Iron Fist. Héritier d'une énorme fortune, Danny Rand fut élevée dans la cité mythique de K'un-Lun dont il devint le champion, apprenant l'art de canaliser de l'énergie dans ses coups pour en amplifier l'impact358. Lorsque les deux modes perdirent de leur intérêt, les ventes de titres des deux personnages retombèrent, et ils furent placés dans un titre joint pour tenter de les sauver de l'annulation. La série devint rapidement extrêmement populaire grâce au style léger et humoristique de ses aventures écrites par Jo Duffy, qui ne comportaient presque aucun combat, une rareté à l'époque. En cela, le titre fut un véritable précurseur. En effet, en utilisant un ton joyeux pour parler de deux personnages malgré tout extrêmement différents et donc confrontés de plein fouet à un choc des valeurs, il put faire passer des messages de tolérance et d'altruisme jusqu'ici absents de presque tous les titres de super-héros.359

Là où Steve Englehart et Jo Duffy avaient travaillé sur des séries créées uniquement par un désir éditorial de continuer à utiliser des personnages et avaient réussi à leur donner

356 , et Billy GRAHAM, Out of Hell -- A Hero!, Marvel Comics, coll. « Hero for Hire vol 1 », n° 1, 1972. 357 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 358 Roy THOMAS, Gil KANE et Dick GIORDANO, The Fury of Iron Fist!, Marvel Comics, coll. « vol 1 », n° 15, 1974. 359 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 90 / 178 des tons bien particuliers, allait réaliser un exploit similaire. Il fut tout d'abord engagé comme dessinateur sur le titre Captain Marvel mais en devint immédiatement le scénariste. Cette série n'existait que pour préserver la propriété du nom après la disparition de Fawcett Publications en 1953. Le personnage du capitaine Mar-Vell de la marine était apparu en 1967360 et n'avait jamais passionné les lecteurs, même lorsqu'il fut réinventé en une version reprenant des éléments de son homonyme de « l'Âge d'Or »361. Starlin créa une nouvelle mythologie autour du personnage, en faisant le protecteur de l'Univers et lui donnant une némésis en la personne de Thanos362, un extra-terrestre nihiliste venu de la lune de Jupiter Titan. Les aventures de Mar-Vell auront un écho similaire à celles d'Adam Warlock, une autre création tardive de « l'Âge d'Argent » que Starlin changera radicalement. Fabriqué de toutes pièces par des scientifiques désireux d'aboutir à l'être parfait363, Warlock s'échappa et fut élevé par le High Evolutionnary364, un adversaire des Avengers. Devenu à ce stade de son histoire un personnage messianique, il était tombé dans l'oubli jusqu'à sa résurrection en 1975. Dans les deux cas, Starlin écrivit un véritable space-opéra autour de ses personnages. Avec Captain Marvel, il participa à créer les codes du genre, inventant des races d'extraterrestres étranges, faisant prendre part à son héros dans des affrontements déterminant le destin de l'Univers, créant des vilains qui n'étaient autres que des seigneurs de guerre intergalactiques, et faisant avoir à Mar-Vell une épiphanie quant à sa place dans l'équilibre cosmique. Warlock servit quant à lui à critiquer les systèmes religieux, mais également, et plus généralement les organisations extrêmement rigides ayant tendance à annihiler la personnalité de leurs membres. L'antagoniste principal du personnage devint le Magus, une version diabolique de lui-même qu'il semblait condamné à devenir dans le futur365, et qui était le chef de l'Eglise de la Vérité Universelle. Sa quête d'identité et d'individualité le confronta donc aux attentes que plaçait sur lui un système oppressant et monolithique. Ce

360 Stan LEE, et Frank GIACOIA, The Coming of Captain Marvel!, Marvel Comics, coll. « Marvel super-heroes vol 1 », n° 12, 1967. 361Sans rentrer dans les détails, lui et l'adolescent Rick Jones échangeaient de place chaque fois que l'un frappait l'une sur l'autre les « Nega-Bands », des artéfacts donnant à leur porteur de grands pouvoirs. 362 Jim STARLIN, Mike FRIEDRICH et , Beware the... Blood Brothers!, Marvel Com- ics, coll. « Iron Man vol 1 », n° 55, 1973. 363 Stan LEE, Jack KIRBY et Joe SINNOTT, What Lurks Behind the Beehive?, Marvel Comics, coll. « Fantastic Four vol 1 », n° 66, 1967. 364 Roy THOMAS, Gil KANE et Dan ADKINS, And Men Shall Call Him... Warlock!, Marvel Comics, coll. « Marvel Premiere vol 1 », n° 1, 1972. 365 Jim STARLIN, Who Is Adam Warlock?, Marvel Comics, coll. « Strange Tales vol 1 », n° 178, 1975. 91 / 178 dernier thème est par ailleurs un reflet des contraintes que Starlin percevait lui être imposées par Marvel Comics.366

Mar-Vell n'était pas le seul Captain Marvel à apparaître dans les pages de comic books durant les années 1970. National Comics avait en effet acquis les droits du personnage phare de Fawcett Publications et avait commencé à le republier dans le titre Shazam, avec C. C. Beck au dessin et la mention « The Original Captain Marvel », à défaut de pouvoir utiliser le nom comme titre367. Billy Batson et son célèbre alter-ego recommencèrent donc à vivre des aventures aux côtés de sa sœur Mary et de son ami Freddy Freeman dans la belle ville de Fawcett City, en combattant ses vilains classiques. Il est cependant notable que seuls ses antagonistes correspondant le mieux aux descriptions habituelles de super-vilains furent utilisés, quitte à donner une plus grande importance à des personnages n'ayant eu jusqu'ici qu'une seule apparition, tel , équivalent maléfique de Captain Marvel, National Comics considérant plus vendeur d'utiliser des vilains mémorables et a posteriori vus comme emblématiques que des personnages clairement associés à l'Allemagne nazi. En effet, les aventures de Billy Batson et de son alter-ego héroïque étaient volontairement placées sous le signe de la bonne humeur, dans un esprit considéré comme reflétant celui des années 1950368, qu'auraient plombées des références à la Seconde Guerre mondiale369. Tout comme les personnages de Fawcett Publications avaient été intégrés via une réalité alternative, les héros de Charlton furent intégrés dans le « Multivers », comme était nommé l'ensemble des différentes réalités dans lesquelles se déroulaient les aventures des héros. Les personnages de la maison d'édition Quality Comics, qui avait entre autres publié Plastic Man et des réimpressions de The Spirit, furent également ajoutés, sans grand succès. Pour justifier l'intérêt des personnages les plus associés thématiquement à la Seconde Guerre mondiale, certains furent même placés dans une réalité où le conflit ne s'était pas arrêté, permettant de les représenter continuant leur lutte. Il semblait donc qu'il existait bien des limites à la réinvention de certains personnages.

366 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 367 Dennis O’NEIL et C. C. BECK, In the Beginning, National Comics Publications, coll. « Shazam vol 1 », n° 1, 1973. 368Vues comme une forme « d'Âge d'Or » des États-Unis par rapport à l'angoisse de la guerre nucléaire globale 369 , Dick DILLIN et Dick GIORDANO, Crisis on Earth-X!, National Comics Publications, coll. « Justice League of America vol 1 », n° 107, 1973. 92 / 178

Ce retour de personnages de « l'Âge d'Or » ne fut pas plus évident que lorsque de nouvelles aventures de la Justice Society furent écrites et publiées dans les pages du ressuscité All-Star Comics370. Les héros des années 1940 se retrouvèrent à servir de mentors aux jeunes héros qui étaient apparus entretemps. Avec le lancement des titres Infinity Inc.371 et All-Star Squadron372, le phénomène atteignit des sommets : de nouvelles aventures des héros durant la Seconde Guerre mondiale furent présentées aux lecteurs pendant qu'en même temps des aventures dans le présent avec la nouvelle génération de héros (les fils, filles et partenaires des personnages de « l'Âge d'Or ») avaient lieu. C'est ainsi que rétroactivement furent présentées les aventures de l'All-Star Squadron luttant contre les forces de l'Allemagne nationale-socialiste d'une part, et contre les préjugés à l'intérieur du territoire des États-Unis d'autre part. En effet, le héros de couleur Amazing Man fut ajouté à l'équipe373 et servit à adresser le conflit racial qui existait à l'époque en Amérique en le transposant dans une période vue de manière plus manichéenne par la population. La réinvention des personnages de « l'Âge d'Or » dans les pages d'Infinity Inc. est également riche d'enseignements. En effet, en hommage au ton des premières histoires, Catwoman et Batman finirent par se marier et avoir une fille qui suivra leur exemple sous l'identité de Huntress374. Wonder Woman avait quant à elle épousé Steve Trevor, son intérêt romantique de longue date, et enfanté Fury375, une nouvelle héroïne qui perpétua le schéma familial en tombant sous le charme du fils d'Hawkman et . Bien qu'ayant été transférés dans le présent, les personnages de « l'Âge d'Or » continuaient à perpétuer les standards de la société des années 1940 et 1950.

Cette obsession avec la continuité du contenu publié par les maisons d'édition n'était pas limitée à National Comics. Comme je l'ai mentionné, de plus en plus d'auteurs étaient des lecteurs qui avaient réussi à travailler pour leurs idoles et sur les héros de leur enfance. C'est ainsi qu'Englehart, dont j'ai déjà parlé pour son travail sur les Defenders, changea

370 Gerry CONWAY, et , All Star Super Squad, National Comics Publica- tions, coll. « All-Star Comics vol 1 », n° 58, 1976. 371 Roy THOMAS, Dan THOMAS, Jerry ORDWAY et Mike MACHLAN, Generations!, DC Comics, coll. « Infinity Inc. vol 1 », n° 1, 1984. 372 Roy THOMAS, Rich BUCKLER et Jerry ORDWAY, The World on !, DC Comics, coll. « All- Star Squadron vol 1 », n° 1, 1981. 373 Roy THOMAS, Jerry ORDWAY et Mike MACHLAN, When Fate Thy Measure Takes...!, DC Com- ics, coll. « All-Star Squadron vol 1 », n° 23, 1983. 374 Paul LEVITZ, Joe STATON et Bob LAYTON, : From Each Ending... A Beginning!, DC Comics, coll. « DC Super-Stars vol 1 », n° 17, 1977. 375 Roy THOMAS, Jerry ORDWAY et Mike MACHLAN, The Infinity Syndrome!, DC Comics, coll. « All-Star Squadron vol 1 », n° 25, 1983. 93 / 178 profondément l'histoire de Captain America. Il reprit les histoires du personnage publiées dans les années 1950 et qui le décrivait comme étant violemment anti-communiste, et établit que Steve Rogers n'était pas le super-soldat de cette période, mais qu'il s'agissait d'une autre personne ayant endossé le rôle. Réveillé dans le présent, il affronta le Captain America originel et perdit face à lui. Cela permit à Engleheart de justifier le changement de ton entre les incarnations du personnage dans les années 1940, 1950 et 1960. En effet, il établit qu'un admirateur de Steve Rogers nommé William Burnside avait reçu une injection d'une version imparfaite du sérum du super-soldat376. Cette recréation incomplète de la formule originelle eut pour effet de le rendre de plus en plus paranoïaque, au point qu'il fallut le placer en animation suspendue pour l'empêcher d'attaquer des citoyens innocents qu'il prenait pour des espions communistes. Cette critique à peine voilée de l'Amérique du maccarthysme attira l'attention du lecteur sur les problèmes du pays à l'époque mais démontra aussi à quel point le personnage de Captain America avait changé : il n'existait plus seulement pour combattre les ennemis des États-Unis, mais pour incarner un idéal à atteindre, celui du mythe américain.377 La deuxième histoire majeure d'Englehart pendant sa période en tant que scénariste sur Captain America poussa encore plus loin sa réflexion sur le rôle du héros dans une Amérique bien différente de celle qui le vit naître, tant dans la diégèse qu'en dehors. Steve Rogers découvrit en effet avec horreur que le gouvernement américain avait été infiltré jusqu'au plus haut niveau par une société secrète dérivée de l'organisation néo-nazie HYDRA, le Secret Empire. Cette révélation arrivant peu de temps après l'incident avec William Burnside brisa le peu de foi que Steve Rogers gardait en l'idéal américain, et il abandonna l'identité de Captain America. Le chef du Secret Empire, Number One, se démasqua dans le Bureau ovale avant de se suicider378, avec l'implication qu'il s'agissait de Richard Nixon, qui subissait alors de plein fouet les conséquences du « Watergate »379. Englehart refusa à l'époque de le dire explicitement par peur que son éditeur ne refuse d'imprimer l'histoire, mais a après coup reconnu qu'il aurait en fait pu aller au bout de son

376 Steve ENGLEHART, Sal BUSCEMA et , Captain America -- Hero or Hoax?, Marvel Comics, coll. « Captain America vol 1 », n° 153, 1972. 377 Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit.; Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 378 Steve ENGLEHART, Sal BUSCEMA et Vince COLLETTA, Before the Dawn, Marvel Comics, coll. « Captain America vol 1 », n° 175, 1974. 379Ce scandale est nommé d'après le complexe immobilier qui servit de quartier général au Parti Démocrate. Il fut révélé que Richard Nixon avait utilisé les ressources à sa disposition en tant que Président des États-Unis pour le placer sous écoute. 94 / 178 idée. En l'état, sa critique du gouvernement américain comme n'agissant pas dans les intérêts du peuple mais d'une minorité reste puissante380. Après une courte période d'incertitude, Rogers finit par reprendre l'identité de Captain America, jugeant qu'elle dépassait le simple agent du gouvernement américain et était une incarnation des idéaux de liberté et d'égalité sur lesquels reposaient les États-Unis, complétant la symbolique mise en place deux ans plus tôt381.

Presque dix ans plus tard, le personnage était devenu plus humain que jamais. Les auteurs successifs, et notamment John Marc DeMatteis, avaient mis l'accent sur Steve Rogers plus que sur Captain America, développant ce qui n'était jusqu'ici qu'un prétexte narratif, l'identité secrète du super-soldat. En humanisant une icône, un symbole politique, ils aidèrent les lecteurs à s'identifier à lui et à ses incertitudes quant aux idéaux sur lesquels reposaient les États-Unis. Plutôt que de continuer à le faire combattre des super-vilains, ils le confrontèrent aux problèmes quotidiens des habitants de New-York, comme la tombée dans la délinquance, la drogue ou encore le racisme. Dans une tentative d'humanisation finale, le conflit avec le Red Skull toucha apparemment à sa fin : mourant, il força Steve Rogers à vieillir avant de le combattre une dernière fois et de trépasser dans ses bras. Il avait été révélé comme étant l'équivalent allemand du super-soldat, et son histoire tragique d'orphelin ayant grandi dans l'Allemagne de la Grande Inflation avait été racontée382. Les deux adversaires étaient devenus plus proches que jamais, semant le doute dans l'esprit de Rogers quant à sa place en tant que héros. DeMatteis avait initialement prévu de lui faire abandonner son rôle de super-héros pour devenir un militant pacifiste. Il aurait alors été tué par son ancien partenaire, l'ex-Bucky des années 1950, et un héros amérindien serait devenu Captain America. L'éditeur-en-chef de Marvel Comics, Jim Shooter, refusa l'idée qui remettait en cause le fondement du genre : la résolution de problèmes par la violence.383

L'élément le plus radicalement nouveau et le plus constant de cette période dans les pages de Captain America est une création de Stan Lee datant de 1969. Dans le numéro 117

380 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit.; Jef- frey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 381 Steve ENGLEHART, Frank ROBBINS et Frank GIACOIA, : No More, Marvel Comics, coll. « Captain America vol 1 », n° 183, 1975. 382 J. M. DEMATTEIS, Michael ELLIS, Paul NEARY et Dennis JANKE, Das Ende!, Marvel Comics, coll. « Captain America vol 1 », n° 300, 1984. 383 Sean HOWE, Marvel Comics: The Untold Story, Harper Collins, 2013, 511 p; J. M. DEMATTEIS, J.M. DeMatteis’s CREATION POINT: THE MYSTERIOUS MICHAEL ELLIS, http://www.jmdematteis.com/2012/03/mysterious-michael-ellis.html, consult? le 22 août 2016. 95 / 178 du titre, Steve Rogers rencontre Sam Wilson, un travailleur social de Harlem, coincé comme lui sur une île remplie d'alliés du Red Skull. Ils font équipe pour défaire les vilains et s'évader, et Sam devient le partenaire de Captain America sous l'identité de . Si le personnage ne fut initialement créé que par un désir de répondre aux conflits raciaux, notamment le mouvement des droits civiques384, en montrant que les auteurs de Marvel Comics étaient conscients de leur existence, il devint vite bien plus que cela. En effet, Falcon était le premier super-héros afro-américain, trois ans avant le Green Lantern John Stewart. En tant que tel, le fait qu'il ne servit que de partenaire à Captain America sans jamais être un héros de son plein droit fut rapidement adressé par les scénaristes. Lors d'incidents dans Harlem, plusieurs habitants l'interpelèrent sur son rôle en tant que héros par opposition à sa place parmi ses semblables. Falcon commença donc à devenir le porte-parole des droits de la population noire, attirant l'attention de Captain America sur l'existence de problèmes autres que les menaces à la sécurité du monde.385 Le fait que des auteurs adressent directement les problèmes raciaux et les biais racistes implicites du genre est remarquable. En effet, seuls trois personnages de couleur et d'origine américaine nommés étaient jusque-là apparus dans les pages des comic books de super-héros, et tous les trois dans des titres de Marvel Comics. Sam Wilson était le dernier en date, les deux autres étaient des adjuvants : Gabriel « Gabe » Jones, membre des Howling Commandos de Nick Fury ; et Joseph « Robbie » Robertson, journaliste et éditeur au Daily Bugle, le journal qui imprimait également les photos de Peter Parker. De par son statut héroïque et son association avec Captain America, Falcon permettait de faire passer les messages de tolérance et d'attirer l'attention sur les conflits raciaux et les dangers qu'ils posaient à la société. Mais il a aussi permis aux auteurs de commencer à déconstruire deux archétypes du genre super-héroïque, un implicite et l'autre explicite. Jusqu'ici, les super-héros avaient sans exception aucune été caucasiens. Qu'ils s'agissent d'extraterrestres, de membres de civilisations perdues ou juste d'habitants « normaux » des États-Unis, tous représentaient une frange restreinte de la population : les hommes blancs issus d'un milieu aisé. Les rares héroïnes étaient issues de volonté de décliner des personnages populaires (Hawkgirl, Ms. Marvel, Supergirl), répondaient à des

384On désigne ainsi la lutte de la population afro-américaine pour l'égalité politique et l'abolition de la ségrégation raciale, dont l'un des meneurs les plus célèbres était Martin Luther King. 385 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 96 / 178 stéréotypes (Invisible Girl, Marvel Girl386, Scarlet Witch), ou avaient été créées pour être agréables aux yeux (Black Canary, Zatanna). Wonder Woman était la seule exception. Et que dire de l'absence complète de personnages noirs ? « L'Âge de Bronze » marque ainsi le moment où les créateurs commencent à conduire une réflexion sur les codes implicites du médium, pendant que la société américaine remettait en question son propre fonctionnement et ses aprioris. L'archétype explicite que Falcon a servi à remettre en question est celui du partenaire du super-héros. Déjà mis à mal avec la création de Spider-Man, qui correspondait en tous points aux caractéristiques des partenaires mais était un héros à part entière, il était dorénavant directement attaqué par Sam Wilson lorsqu'il demanda à Captain America s'il n'était là que pour faire de la figuration sans discuter ses décisions. Les graines de la remise en question de partenariats plus célèbres étaient semées.

Dans les pages de Jungle Action, Black Panther était utilisé par Don McGregor pour mettre en avant le fait que la culture africaine était l'égale de celle américaine, et qu'un personnage noir pouvait être un héros de plein droit sans avoir besoin de l'aide de super- héros blancs établis. Réduisant beaucoup l'action et les combats, il fit délivrer des discours prônant la tolérance et l'acceptation de la différence à ses protagonistes. Il réussit l'exploit de transformer un titre jusqu'ici rempli de stéréotypes racistes en porte-parole de la reconnaissance des droits des populations de couleur et à l'établissement du premier héros noir des comic books en un super-héros de premier plan.387

L'aversion de Stan Lee envers les partenaires juvéniles était la cause de l'absence remarquable de ces derniers dans les différents titres de Marvel Comics. C'est pourquoi Bucky, le compagnon de Captain America durant « l'Âge d'Or » fut tué dans un flashback388. Le besoin d'interlocuteurs pour les personnages força cependant la création d'adjuvants « civils » qui ajoutèrent aux aspects mélodramatiques des comic books de la maison d'édition. Les exemples les plus emblématiques de ce phénomène apparurent dans les aventures de Spider-Man et d'Iron Man, les deux héros aux aventures les plus ancrées dans une existence réaliste.

386 L'usage du mot « Girl » pour les désigner est symptomatique : elles sont infantilisées par rapport à leurs homologues masculins. Il est impensable qu'un personnage adulte ait un nom de code contenant « Boy ». 387 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 388 On désigne ainsi une histoire se déroulant avant l'action en cours. 97 / 178

La décennie 1970 commença de manière explosive pour le Tisseur389. Son idylle avec Gwen Stacy avait progressé au point que la seule issue possible pour le scénariste Gerry Conway était de les marier, ce qui aurait ruiné l'identification des lecteurs avec lui. Il choisit à la place de tuer Gwen, qui était selon lui un personnage n'apportant rien au titre. C'est pourquoi dans le numéro 121 d'Amazing Spider-Man le Green Goblin fut responsable de sa mort en la jetant du haut du George Washington Bridge : Spider-Man échoua à la sauver, arrêtant sa chute avec sa toile mais brisant sa nuque à cause de l'arrêt soudain390. Cet événement est souvent considéré comme marquant la fin de « l'Âge d'Argent » par la première mort d'un personnage de premier plan391. Par la suite, Peter Parker commença une relation avec Mary Jane Watson, qui avait quitté Harry Osborn, leur ami commun. Ce dernier connut à cette période une descente dans la drogue et la folie à cause de la mort de son père, le Green Goblin, dont il finit par suivre les traces criminelles. Quant au cinquième membre du groupe de jeunes gens, Flash Thompson, il s'engagea dans l'armée et alla combattre au Vietnam, marquant l'entrée du conflit dans les pages de comic books. Un autre personnage lié à la guerre apparut dans les pages d'Amazing Spider-Man. Frank Castle, un ancien Marine, vit sa famille tuée sous ses yeux pendant un règlement de comptes entre criminels. Il se décida à utiliser son entraînement militaire pour se faire lui- même justice, de manière définitive, sous le nom de . Initialement introduit comme un antagoniste, il créa à lui seul un nouvel archétype : celui du anti-héros sans pouvoir prêt à utiliser la force létale pour combattre le crime, s'isolant du reste de la communauté héroïque.392 La mort de Gwen Stacy eut une telle résonance chez les lecteurs qu'ils demandèrent à Stan Lee, qui n'écrivait plus le titre depuis des années, de la ramener. Lee transmit cette demande impérative à Conway. Ce dernier ne voulait pas ramener le personnage, et décida à la place d'écrire une histoire sur la notion d'identité. Un nouveau vilain de Spider-Man clona le Tisseur et Gwen Stacy, menant à un affrontement entre les deux Peter Parker393. Le vainqueur resta ambigu pendant quelques numéros avant que son amour pour Mary Jane lui

389Traduction littérale de l'anglais « Web-Slinger », l'un des multiples surnoms donnés à Spider- Man. 390 Gerry CONWAY, Gil KANE, John ROMITA et Tony MORTELLARO, The Night Gwen Stacy Died, Marvel Comics, coll. « Amazing Spider-Man vol 1 », n° 121, 1973. 391Pour ma part, je considère que l'inclusion de débats sociétaux dans les pages de Green Lantern/Green Arrow et le départ de deux des principales figures créatrices des grandes maisons d'édition sont plus emblématiques de la transition entre les deux époques. 392 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 393 Gerry CONWAY, Ross ANDRU et Mike ESPOSITO, Even If I Live, I Die!, Marvel Comics, coll. « Amazing Spider-Man vol 1 », n° 149, 1975. 98 / 178 prouve qu'il était l'original, ces sentiments étant apparus après le prélèvement du matériel génétique à partir duquel avait été créé le clone.394 La première mort durable d'un personnage majeur de l'univers super-héroïque et les premières tentatives de traiter la question de l'identité allaient avoir des répercussions plusieurs années plus tard. Mais elles contribuèrent déjà à prouver que le lectorat et ses réactions aux histoires publiées prenaient de plus en plus d'importance.

Iron Man connut à cette époque des changements aussi importants que ceux de Captain America. Précédemment violemment anti-communiste, il devint durant la première moitié des années 1970 un ardent pacifiste, changeant la mission de son entreprise Stark Industries d'un constructeur d'armes à une compagnie dédiée à améliorer la vie de tous. Ironiquement, le scénariste plaça cette crise de conscience au Vietnam, où le héros vit de ses propres yeux le résultat dévastateur d'une arme de sa conception sur les populations civiles395. Le parallèle avec sa première apparition où son expérience de la guerre l'avait convaincu de continuer à produire des armes pour le gouvernement américain était frappant. En douze ans, la majorité de la population américaine avait changé son opinion du conflit au Vietnam et réclamait le retrait des troupes engagées là-bas : les comic books de super-héros reflétèrent cela.396 Plusieurs années plus tard, les failles du personnage apparurent : Tony Stark succomba à l'alcoolisme, qui remit en question sa capacité à fonctionner en tant que héros et chef d'entreprise397. Iron Man devint ainsi le premier super-héros à succomber à des tentations et à rompre l'archétype du héros infaillible. Jusqu'ici, les personnages de Marvel Comics avaient certes des failles mais restaient malgré tout des modèles de vie en surmontant leurs défauts. Pour la première fois, les défauts eurent le dessus sur le protagoniste. Le fait qu'il s'agisse de l'alcool ne servit qu'à renforcer l'impact de l'arc narratif, car il s'agissait du vice reconnu comme tel le plus répandu (par opposition à la drogue ou aux cigarettes). En faisant succomber le héros à un fléau qui avait potentiellement touché au moins une personne de l'entourage des lecteurs, l’auteur renforça leur identification avec lui. Si l'histoire se finit par la sortie de Stark de son alcoolisme, elle fut réutilisée plusieurs années plus tard. Un concurrent de Stark Industries et ennemi personnel d'Iron Man

394 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 395 Bill MANTLO, George TUSKA et Vince COLLETTA, Long Time Gone, Marvel Comics, coll. « Iron Man vol 1 », n° 78, 1975. 396 Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 397 , Bob LAYTON et John ROMITA, Demon in a Bottle, Marvel Comics, coll. « Iron Man vol 1 », n° 128, 1979. 99 / 178 provoqua sa faillite, racheta son entreprise et le fit retomber dans l'alcoolisme. Stark abandonna son rôle héroïque et le confia à son ami James Rhodes. Ce dernier devint un héros afro-américain de plus sans que personne ne le sache dans la diégèse, le casque de l'armure cachant son visage. Pour la première fois, l'identité de l'individu derrière le masque d'un héros majeur change.

Les Avengers connaissaient également leurs crises durant cette époque. Après avoir été dissoute, l'équipe fut reformée avec l'ajout notable d'Hank McCoy, l'un des cinq X-Men fondateurs, qui avait acquis une apparence horrifique pour profiter de l'engouement autour des titres d'horreur. Un autre ajout remarquable à l'équipe majeure de Marvel Comics est Monica Rambeau, une héroïne afro-américaine qui rejoignit le groupe sous le nom de code de Captain Marvel398. Mar-Vell était en effet à cette période décédé du cancer dans un récit écrit par Jim Starlin, qui avait ainsi eu l'opportunité de conclure l'histoire du personnage sur lequel il avait laissé une marque inoubliable. Cette nouvelle incarnation de Captain Marvel est remarquable en ce qu'elle fut conçue comme étant une femme forte (elle mènera même les Avengers au début de « l'Âge Sombre ») mais finit comme élément comique. Moralement, l'équipe devenait de plus en plus ambiguë. Durant un arc narratif cosmique, ils affrontèrent un être du nom de Korvac, originaire d'un futur alternatif où il était un vilain, mais qui s'était décidé à se réformer. Le groupe fut anéanti durant l'affrontement, mais leur adversaire les ressuscita et choisit de se suicider plutôt que de causer plus de dégâts à la planète. Par leur incapacité à penser au-delà de la violence, l'équipe avait privé la Terre d'une force dédiée à l'avancement de l'humanité et n'avait évité de payer le prix ultime que par la bonté de celui qu'ils avaient attaqué sans chercher à le comprendre. Ainsi, le manque d'ouverture d'esprit des héros, qui n'avaient vu en Korvac qu'un vilain, et leur recours immédiat à la violence, étaient mis en avant et mis en parallèle avec la violence des autorités vis-à-vis de mouvements protestataires.399 Un arc narratif de cette période remit en question un autre archétype quasiment implicite des comic books de super-héros, celui de l'impunité des protagonistes, qui ne répondent à personne de leurs actes, si ce n'est à eux-mêmes. Mais Jim Shooter (qui avait depuis longtemps quitté National Comics pour venir travailler chez Marvel Comics) mit fin à cette situation en ce qui concernait les Avengers. Ces derniers avaient en effet été rattachés aux Nations Unies, leur donnant la possibilité d'intervenir à travers le monde et leur

398À partir de la création de Mar-Vell en 1967, le nom « Captain Marvel » est la propriété de Marvel Comics, en tout cas pour ce qui est des fins marketings. 399 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 100 / 178 fournissant un budget pour leur équipement (qui avait été au début fourni par Tony Stark). Un inspecteur fut détaché pour enquêter sur des rapports d'activités illégales : Henry Gyrich, un fervent opposant des super-héros en général. Il révoqua rapidement leurs privilèges avant d'imposer des conditions draconiennes pour les remettre en place : il limiterait la taille de l'équipe à sept membres de son choix400. C'est ainsi que Falcon fit son entrée dans le groupe pour répondre à des exigences de présence de minorités visibles dans la diégèse.401 Cet élément ne fut pas le seul ajout renvoyant directement à la réalité des États-Unis de cette époque, agitée comme elle l'était par la lutte pour l'égalité des droits réclamée par la population afro-américaine. L'un des membres fondateurs des Avengers, Hank Pym, était de plus en plus instable mentalement. Il avait changé plusieurs fois d'identité depuis sa première apparition, passant d'Ant-Man à Giant-Man et plus récemment à Yellowjacket au cours d'un incident particulièrement schizophrène. Sous la plume de Jim Shooter, ses doutes quant à sa place dans l'équipe et l'infériorité qu'il ressentait vis-à-vis de son épouse Janet Van Dyne, l'héroïne The Wasp et porte-parole des Avengers, le poussèrent à mettre en danger ses compagnons. Lorsque sa femme protesta, il la frappa. L'échec de son plan pour se rendre indispensable et la révélation de sa violence mena à son expulsion de l'équipe.402 L'équipe principale de Marvel Comics fut elle aussi bel et bien affectée par les envies de jeunes créateurs de parler de problèmes de la société qui les entourait. Qu'il s'agisse d'intolérance, d'interférence gouvernementale, ou de crise de remise en question de soi, les héros n'étaient plus ni parfaits ni admirables dans leurs efforts pour surmonter leurs défauts.

Le succès le plus retentissant de cette époque arriva de manière inattendue. Le titre X-Men avait pendant cinq ans contenu uniquement des réimpressions d'anciennes histoires, et un renouveau du titre était prévu. Le scénariste Len Wein, responsable par ailleurs de la création de Man-Thing, s'associa avec le dessinateur pour le réaliser. Le résultat fut Giant-Size X-Men, publié en mai 1975. Une nouvelle équipe fut introduite pour venir à la rescousse des membres classiques, prisonniers d'un mutant extrêmement puissant. Ces nouvelles recrues du Professeur Xavier étaient un mélange de personnages existants et

400 Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 401 Ibid. 402 M. STRAUS et R. GELLES, Behind closed doors: violence in the American family, 1980. 101 / 178 de créations originales : le pyrotechnique mutant japonais Sunfire403 et l'irlandais Banshee404 avaient déjà croisé le chemin des X-Men, tandis que le hargneux Wolverine405 avait fait ses premières armes dans les pages du numéro 180 d'Incredible Hulk comme agent du gouvernement canadien ; l'amérindien Thunderbird406, l'africaine Storm407, l'allemand Nightcrawler408 et le titanesque russe Colossus409 étaient quant à eux inconnus du public.410 Len Wein avait été promu éditeur-en-chef et abandonna très rapidement l'écriture du titre au profit de Chris Claremont, un jeune assistant sur le titre qui avait participé à la recréation de l'équipe. Celui-ci poursuivit les changements en faisant partir la quasi-totalité des membres classiques, en ne gardant que Cyclops. Sunfire quitta aussi immédiatement l'équipe, et Thunderbird mourut lors de leur première aventure. La composition avait en trois numéros évoluée plus radicalement que celle de tout autre groupe depuis que Stan Lee avait décidé de simplifier celle des Avengers. Chacun des nouveaux membres était une innovation : Nightcrawler était persécuté pour son apparence littéralement démoniaque mais était profondément religieux et optimiste ; Colossus était d'un caractère doux mais pouvait se transformer en colosse de métal vivant (comme son nom l'indique) ; Storm était auparavant adorée comme une déesse en Afrique grâce à ses pouvoirs de manipulation du climat et n'avait nullement besoin de jouer les demoiselles en détresse ; Banshee était peut-être le membre le plus normal de l'équipe une fois ignorés les stéréotypes dont il était affligé411 ; enfin, Wolverine fumait,

403Shiro Yoshida possédait le pouvoir de convertir l'énergie solaire en plasma, lui permettant notamment de voler et de projetter des flammes. 404Sean Cassidy est directement inspiré de la légende la Banshee, un être surnaturel dont le cri est censé annoncer la mort imminente d'un membre de la famille. Son pouvoir est de projetter des ondes sonores extrêmement puissantes dont il se sert notamment pour voler. 405Un mutant de petite taille au caractère difficile et à la pilosité abondante, il était basé sur l'animal d'origine canadienne du même nom, appelé en français « glouton » ou encore « carcajou ». Il possède trois griffes sortant de chacun de ses avant-bras, des sens extrêmement aiguisés et un squelette recouvert d'un métal fictif quasiment incassable appelé « adamantium ». 406John Warpath, de la tribu des Apaches, était doté d'une force, d'une endurance et d'une agilité surhumaines. 407Ororo Monroe était mi-kenyenne, mi-américaine. Son contrôle sur les phénomènes climatiques sont à l'origine de son nom de code. 408Kurt Wagner peut se téléporter quasiment à volonté, mais son apparence particulière (trois doigts à chaque pied et chaque mains, une queue, des oreilles pointues et une fourrure bleue) font qu'il est régulièrement traité de démon, malgré sa nature joyeuse, gentille et croyante. 409Piotr « Peter » Nikolaievitch Rasputin est né dans une ferme collective en Sibérie. Il possède la capacité de transformer son tissu organique en « acier organique », ce qui augmente sa force et sa résistance. 410 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Joseph J. DAROWSKI, X-Men and the Mutant Metaphor, op. cit. 411Entre autres choses, il possédait un château ancestral en Irlande qui servait de résidence à un leprechaun. 102 / 178 buvait, n'avait aucun respect pour l'autorité et semblait prompt à recourir à une violence extrême. La composition internationale de l'équipe et les extrêmes différences de caractère entre les personnages permit à Claremont de reprendre l'aspect le plus intéressant de l'équipe, qui avait été abandonné jusque-là : la métaphore des mutants pour les opprimés au sens large. En effet, sous sa plume les X-Men redevinrent les de cette branche émergente de la race humaine face aux persécutions en tout genre. Il ramena les Sentinelles, des robots programmés pour anéantir les mutants et introduits dans les aventures écrites par Lee et Kirby, ainsi que Magnéto dont l'opposition idéologique avec le Professeur Xavier devint l'un des thèmes récurrents de la série412. Magnéto fut révélé être un survivant de l'Holocauste désireux de ne plus jamais voir un tel sort arriver aux siens, ce qui explique ses actions extrêmes pour assurer la survie de la race mutante413. Mais petit à petit, à travers ses confrontations avec les X-Men, il finira par voir qu'une cohabitation est possible avec les humains, voyant que la violence ne mène qu'à la violence.

Il ne fut pas le seul vilain à se réformer. Rogue, une adversaire de Ms. Marvel rejoignit également l'équipe. Claremont avait créé le personnage comme une antagoniste à , adjuvante de Mar-Vell et personnage par ailleurs créé pour déposer le nom. Dotée du pouvoir d'absorber de manière temporaire les capacités de ceux avec qui elle entrait en contact physique, elle déroba de manière permanente celles de Ms. Marvel à cause d'un contact prolongé. Mais elle copia aussi la personnalité de l'héroïne, ce qui la choqua suffisamment pour aller demander l'aide des X-Men. Elle devint ainsi l'un de leurs membres les plus fidèles et constants, sa tragédie de ne pouvoir jamais avoir de contact physique avec ses êtres chers n'étant que rarement allégée.

Plus généralement, Claremont développa deux thèmes durant sa longue période en tant que scénariste de l'équipe : un énorme aspect cosmique et des thèmes de mélodrame poussés à un niveau inégalé jusqu'ici. Parmi ses réalisations les plus notables de l'époque, il transforma Jean Grey, la fade membre féminine des X-Men d'origine en la puissante Phoenix dotée de pouvoirs quasiment

412 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 413 Chris CLAREMONT, John ROMITA JR. et Dan GREEN, The Trial of Magneto!, Marvel Comics, coll. « Uncanny X-Men vol 1 », n° 200, 1985. 103 / 178 illimités414. Consciemment, il avait créé un personnage féminin capable de rivaliser avec les héros les plus puissants de la Terre. Mais rapidement, elle perdit le contrôle de ses nouvelles capacités et tomba sous l'influence du Hellfire Club, un rassemblement de mutants aristocratiques décidés à l'utiliser pour contrôler le monde. Devenant Dark Phoenix, elle détruisit un système solaire habité dans une quête de plaisir415. Elle qui avait auparavant aidé à sauver la réalité était à présent responsable du génocide d'une espèce toute entière. L'Empire Shi'ar, précédemment rencontré par l'équipe, la jugea coupable et força les X-Men à combattre contre la Garde Impériale416 pour déterminer le verdict. Plutôt que courir le risque de redevenir le Dark Phoenix, Jean Grey se suicida. Claremont avait initialement prévu de lui faire perdre ses pouvoirs à la suite d'une lobotomie par les Shi'ar, mais Jim Shooter jugea qu'une génocidaire ne pouvait pas survivre à ses actes417. Elle mourut donc, devenant le premier héros majeur à mourir. Ce refus de laisser vivre un personnage fictionnel qui s'était rendu coupable de génocide montre que la question de l'Holocauste restait encore un sujet très sensible au sein de la population américaine.

Claremont introduisit bientôt Katherine « Kitty » Pryde, une jeune mutante qui devint un enjeu pour les X-Men : Emma Frost, membre du Hellfire Club voulait la recruter dans sa propre académie privée pour l'intégrer à l'équipe de mutants qu'elle constituait comme force de frappe à ses ordres. Le personnage devint très rapidement un favori des lecteurs par le regard neuf qu'elle apportait sur les aventures de l'équipe et le renouveau du thème de l'enseignement de l'usage de leurs pouvoirs à de jeunes mutants418. Elle fut même au centre d'un des arcs narratifs les plus acclamés du titre et de la période : « Days of Future Past ». Dans celui-ci, les X-Men furent confrontés à la menace d'un futur dans lequel les Sentinelles avaient pris le contrôle du monde et presque exterminé les mutants, réduisant les humains en esclavage. La version de Kitty Pryde de ce monde fut renvoyée dans le corps de

414Jean Grey avait quitté l'équipe mais restait en lien avec ses membres, et notamment Scott Summers. Lorsque les X-Men furent enlevés par des Sentinelles, elle fut capturée avec eux, et gagna ses pouvoirs pendant l'évasion subséquente. 415 Chris CLAREMONT, et Terry AUSTIN, Dark Phoenix, Marvel Comics, coll. « X- Men vol 1 », n° 135, 1980; Joseph J. DAROWSKI, X-Men and the Mutant Metaphor: Race and Gender in the Comic Books, Rowman & Littlefield, 2014, 243 p. 416 Ses membres étaient fortement inspirés des membres de la Légion des Super-Héros, dont l'artiste de X-Men Dave Cockrum avait mis à jour les costumes. 417 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 418 Jennifer DOWLING, Routledge. 104 / 178 son alter-ego du présent pour tenter d'empêcher une telle réalité d'exister, ironiquement en sauvant la vie d'un sénateur férocement anti-mutants.

Mais plus que les histoires fantastiques, cosmiques ou symboliques, l'énorme attrait de l'écriture de Claremont résidait en une intégration des lecteurs dans l'intimité de l'équipe. Le scénariste réussit en effet le même tour de force que Stan Lee avait accompli dans ses éditoriaux plus de quinze ans auparavant. En utilisant des leitmotivs, des dynamiques de groupe et des comportements récurrents, il créa une familiarité avec les personnages que seuls les feuilletons télévisés les plus longs avaient réussi à mettre en place. Entre chaque combat titanesque, les X-Men discutaient, se disputaient, murissaient et en général devenaient de plus en plus vivants. L'attrait de cette équipe composée uniquement d'éternels étrangers est qu'ils avaient trouvé un sens d'appartenance, de communauté dans le groupe. Leurs différences d'ethnies, de nationalités, de personnalités n'importaient plus face au besoin de camaraderie qu'ils pouvaient dorénavant soulager.

La dernière contribution de Marvel Comics durant cet « Âge » annonçait les changements qui allaient mener à la période suivante. Un jeune artiste fut assigné au titre le moins vendeur et populaire de la maison d'édition : Daredevil. Frank Miller décida d'apporter ses propres intérêts dans les aventures du « Spider-Man de seconde zone »419. C'est ainsi qu'il transforma le titre en un mélange de roman noir et de récit d'arts martiaux. Matt Murdock se retrouva ainsi à combattre les ninjas de la Hand, un clan d'assassins auquel appartenait également son ancienne flamme Elektra Nachios. Le ton devint bien plus sombre, les vilains colorés cédant la place à des gangsters, comme le baron du crime Kingpin, jusque-là un antagoniste de Spider-Man, et l'assassin Bullseye. Daredevil lui-même devint de plus en plus violent dans sa lutte contre le crime, reflétant les propres sentiments de Miller après qu'il a subi une agression420. L'apogée de sa période créative sur le titre vint quand il tua Elektra de manière tragique421, avec la ferme intention de ne jamais la faire revenir, plongeant Matt Murdock dans une véritable dépression sous l'ombre de laquelle il vivait depuis plusieurs numéros. Ce nouveau genre de héros, plus violents et torturés, couplé au style visuel innovant de Miller, remporta un énorme succès chez les lecteurs, au point que National Comics, qui

419 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 420 Ibid. 421 Frank MILLER et , Last Hand, Marvel Comics, coll. « Daredevil vol 1 », n° 181, 1982. 105 / 178 s'était officiellement renommé DC Comics depuis 1977, fit tout pour le débaucher et y parvint sans trop de mal, l'auteur jouant judicieusement sur les deux tableaux. Je reviendrai sur les raisons de la popularité des modifications apportées par Frank Miller au cours de « l'Âge Sombre ».

Tout n'était pas rose pour l'éditeur à la fin des années 1970. Le changement de nom devait accompagner une extension massive de la ligne de publication : de nouveaux titres, plus de pages dans tous les numéros. Mais au moment de la distribution de ces nouvelles séries, un blizzard frappa les États-Unis, qui empêcha les lecteurs d'aller acheter les comic books et rendit impossible l'envoi de ces derniers aux vendeurs. Un tel manque à gagner ne pouvait plus mal tomber. En effet, les ventes directes ne cessaient de décliner avec la disparition progressive des petits commerçants au profit de la grande distribution, qui n'avait aucun intérêt à diffuser des publications qui ne leur rapportaient presque rien. Un marché indirect de boutiques spécialisées avait certes commencé à se développer, mais il n'était pas encore capable de prendre le relais.422 Pour la première fois de son histoire, DC Comics n'était plus la première maison d'édition sur le marché des comic books, dépassée par Marvel Comics et ses histoires incroyablement actuelles. Il était temps de se réorienter. Les deux héros majeurs, Batman et Superman, ne survécurent pas grâce à leurs qualités mais par des éléments complètement extérieurs. Le Chevalier Noir ne dut la continuation de sa publication qu'à la fusion de ses différents titres, et à leur interrelation : l'intrigue de Batman se continuait dans Detective Comics, puis revenait dans le titre éponyme. Quant à Superman, le succès gigantesque de son film sauva sa maison d'édition de la faillite. En croyant qu'un homme pouvait voler423, les spectateurs lui redonnèrent de l'élan dans les comic books.

Malgré tout, DC Comics se décida à adopter des recettes qui vendaient et confia à George Perez et la responsabilité d'une histoire des Teen Titans424. Les deux auteurs transformèrent profondément l'équipe en la faisant évoluer au-delà de la simple

422 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit.; Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 423 Le slogan publicitaire du film était « You'll believe a man can fly », que l'on peut traduire par « vous croirez qu'un homme peut voler ». 424 George PÉREZ, Marv WOLFMAN et Dick GIORDANO, Where Nightmares Begin!, DC Comics, coll. « DC Comics Presents vol 1 », n° 26. 106 / 178

« Justice League Junior » qu'elle était jusqu'ici. Quatre nouveaux membres firent leur apparition : l'afro-américain Cyborg425, l'ardente extraterrestre Starfire426, la ténébreuse mystique Raven427 et le joyeux métamorphe Beast Boy428. Tout comme les nouveaux membres des X-Men avaient permis de remettre en question les dynamiques habituelles, l'ajout de héros qui ne pouvaient s'intégrer correctement servit à ancrer les histoires dans une réalité plus sombre. Cyborg servait à questionner à la fois les problèmes des populations afro-américaine et handicapées429, les mœurs de la société, Raven les problèmes liés à la répression de ses émotions, et l'intolérance et les souffrances qu'elle peut provoquer. En parallèle, Robin, Kid Flash et Wonder Girl s'émancipèrent de leur mentor respectif et connurent leur propre crise d'identité. Des thèmes faisant fortement écho aux aventures des X-Men firent leur apparition dans les pages de New Teen . L'antagoniste majeur de l'équipe était ainsi le mercenaire , moralement ambigu parce que ne tentant pas activement de nuire à la société ou aux héros. Mais les contrats qu'il acceptait le plaçaient régulièrement en conflit avec eux. Le personnage acquit une nouvelle dimension lorsque son fils rejoignit les , créant pour lui un véritable dilemme moral. Par cette création, Wolfman et Perez avait fait émerger un nouvel archétype : le personnage moralement neutre, se retrouvant confronté aux héros sans antagonisme particulier de part et d'autre. Un arc narratif marquant montre cependant à quel point le genre évoluait : une nouvelle arrivée dans l'équipe est ainsi révélée comme étant une taupe au service de Deathstroke, qui se sert des informations que les héros lui avaient dévoilées pour les neutraliser un à un430. En jouant consciemment sur les comportements associés dans et en dehors de la diégèse aux super-héros, les auteurs ont pu rendre inattendu un ressort pourtant très utilisé dans la fiction431.

425Victor Stone fut doté par son père scientifique de membres cybernétiques après qu'un accident le blessa gravement. 426Koriand'r est une princesse de la planète Tamaran qui fut réduite en esclavage par la maléfique Citadel. Réussissant à s'enfuir, elle se réfugia sur Terre. Ses pouvoirs d’absorption d'énergie lui permettent notamment de voler en laissant derrière elle une traînée ardente distinctive. 427Fille du démon , elle possède la capacité de ressentir les émotions des autres, mais doit en permanence garder les siennes sous contrôle pour ne passer céder à sa nature démoniaque. Elle est par ailleurs versée dans les arts mystique et est une télépathe et télékinésiste de haut niveau. 428Garfield Logan fut sauvé par une transfusion qui donna à sa peau un teint vert et lui permit de se transformer en n'importe quel animal. Il avait initalement été un membre de la , une équipe de marginaux créés pour concurrencer les premiers X-Men de Marvel Comics. 429 C. FOSS, J. GRAY et Z. WHALEN, Disability in Comic Books and Graphic Narratives, Springer, 2016, 235 p. 430 George PÉREZ et Marv WOLFMAN, The Judas Contract: Book Four - Finale!, DC Comics, coll. « Tales of the Teen Titans vol 1 », n° 3, 1984. 431 Il suffit de penser aux romans d'espionnage de John LeCarré pour trouver de nombreux exemples d'agents doubles. 107 / 178

Poursuivant un arc narratif conjoint dans New Teen Titans et Batman, Marv Wolfman fit naître des tensions entre et son mentor, Batman. Une combinaison de facteurs aboutir à la dissolution effective du duo, lorsque le Chevalier Noir refusa que Robin continue à combattre le crime après que le Joker lui a tiré dans l'épaule. Se rendant compte qu'il était devenu un héros à part entière, il abandonna l'identité du Boy Wonder et revêtit le costume de Nightwing, inspiré par une légende que Superman lui avait racontée.

Le départ du partenaire historique de l'un des personnages les plus emblématiques de la maison d'édition ne fut que le début des changements qu'il allait connaître au cours des années qui suivirent : pour remplacer l'interlocuteur traditionnel de Batman, un nouveau Robin fut créé. Jason Todd fit donc son apparition, et s'avéra être une copie quasi-conforme de Dick Grayson, dans un manque d'originalité affligeant. Le même potentiel de changement laissé à l'abandon eut lieu pour l'Homme d'Acier. Au début de la décennie, Dennis O'Neil avait été chargé par Julius Schwartz de réinventer Superman pour une nouvelle époque, ce qu'il fit en éliminant les innombrables types de kryptonite, en faisant de Clark Kent un journaliste pour une chaine de télévision, et en diminuant considérablement ses pouvoirs. Le but de l'auteur était de pouvoir à nouveau écrire des histoires mettant le héros dans des positions difficiles, là où il était jusqu'à présent littéralement capable de tout surmonter en quelques pages. Mais Schwartz ayant l'impression que les changements avaient entraîné une baisse des ventes, le Dernier Fils de Krypton revint rapidement à son niveau de puissance habituel.432

La fin de « l'Âge de Bronze » est difficile à placer pour des raisons similaires à celles compliquant la délimitation de « l'Âge d'Argent » : les processus créatifs marquant le changement de période créative se sont en effet déroulés sur plusieurs années. Le durcissement du ton des histoires et le poids de la continuité ont en effet gagné en importance pendant les premières années de la décennie 1980. Je choisis d'effectuer la transition avec l'année de publication du crossover Crisis on Infinite Earths, qui entraîna une réécriture majeure de la continuité des histoires de DC Comics. Après l'explosion créatrice de « l'Âge d'Or » et sa fin brutale sous les restrictions du Comic Book Code, les auteurs avaient dû composer avec les limites auto-imposées du genre.

432 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 108 / 178

Plusieurs vagues d'innovation se succédèrent sans changer fondamentalement les conventions mises en place. Mais la baisse des ventes de comic books poussa les maisons d'édition à laisser leur chance à une nouvelle génération de créateurs qui commencèrent à tester les possibilités offertes en désobéissant au Code.

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III. « No more heroes »433 : déconstruction(s) et reconstruc- tion(?) du genre

L'élection de Ronald Reagan à la Présidence des États-Unis en 1981 coïncida avec une montée de l'individualisme et une perte d'idéalisme qui affectèrent de nombreux aspects de la vie culturelle américaine. Les comic books ne furent aucunement une exception. Mais le changement majeur vint d'une direction qui était jusqu'ici inattendue : les créateurs prirent leur indépendance du poids de la continuité et du Comic Book Code.

A. Nouveaux visages, mêmes masques : la rupture du cadre super-héroïque (1985-1998)

En 1983, un jeune auteur britannique avait été engagé chez DC Comics pour écrire un titre aux faibles ventes. Le personnage de était apparu pour la première fois dans les pages de House of Mystery à l'apogée de la popularité du genre de l'horreur, et avait en conséquence gagné son propre titre. Une annulation, un film dérivé et une nouvelle chance plus tard, laisser à Alan Moore une complète liberté pour revitaliser le personnage n'était pas un grand risque. Deux ans après, le titre était entré dans la légende comme une histoire gothique sans précédent. Le personnage initialement conçu par Len Wein était un humain changé en monstre végétal lancé dans une quête pour retrouver son apparence initiale. Sous la plume du britannique, Alec Holland devint une créature entièrement composée de plantes, avatar de la vie végétale de la planète, le Green. Conscience écologique vivante en un temps où le sujet prenait de l'importance sur le plan politique, Swamp Thing ne peut pas être considéré comme un super-héros ou comme un super-vilain. Mais il en rencontra rapidement : c'est durant un voyage à Gotham qu'il prit conscience de sa véritable nature, après une rencontre avec Floronic Man, un ennemi de la Justice League. Le premier de ce qui allait être appelé la « British Invasion of Comics »434, Alan Moore avait fait ses premières armes sur le magazine de science-fiction 2000 AD, fortement

433Je m'inspire ici de la phrase prononcée à la fin du crossover « House of M » par le personnage Scarlet Witch. 434Le terme désigne l'arrivée de nombreux créateurs britanniques dans le milieu des comic books au cours des années 1980. 110 / 178 inspiré de Métal Hurlant dans son ton et son contenu. Il intégra de nombreux thèmes sociaux dans son titre et changea la face de la narration en poussant le concept du héros monstrueux plus loin que jamais : Swamp Thing n'avait jamais été un homme, et ne se battait pas pour protéger l'humanité. Moore opéra un véritable retour aux sources du personnage en ramenant nombre d'éléments des comic books classiques d'horreur publiés par DC Comics. « Alec Holland » rencontra ainsi Deadman, Doctor Fate, le Spectre, et Etrigan le démon dans la conclusion d'un arc narratif majeur qui vit la montée d'un mal primordial existant avant même le déluge. Peut-être ce qui fut la création la plus durable et fameuse de Moore durant cette période est un adjuvant de Swamp Thing. John Constantine était un anglais fumeur, buveur et cynique, avec un don pour fournir des conseils cryptiques et des demi-vérités à l'avatar du Green435. Moore a explicitement conçu un héros prolétaire, un « col bleu », pour rompre avec l'archétype de la classe sociale d'origine des personnages. Il ne s'arrêta pas là dans sa déconstruction du genre des super-héros. Au début des années 1980, il avait écrit les nouvelles aventures de Marvelman, une version légèrement modifiée de Captain Marvel publiée au Royaume-Uni436. Sous sa plume, les histoires classiques du personnage, écrites avant son annulation, étaient révélées avoir été une illusion créée par le gouvernement dans une tentative de maîtriser les métahumains conçus sur ses ordres. Il réintroduisit l'ancien partenaire du héros, Kid Marvelman, devenu entretemps cynique et abusant de son pouvoir, avant d'en faire l'antagoniste principal du titre, qui se termina par la mort de l'alter-égo juvénile et innocent du vilain des mains de son ancien mentor pour éviter qu'il ne détruise le monde. La perte de confiance dans le gouvernement, britannique ou américain, et dans leur discours des dernières décennies est au centre de ces histoires. La transformation d'un ancien personnage héroïque en vilain et sa mort des mains d'un autre surhomme jusqu'ici exemplaire est symptomatique du désenchantement de la population envers les hommes politiques qui étaient censés les protéger et prendre soin d'eux.437

En 1986, il scénarisa les douze numéros de Watchmen438. Dans cette histoire, Moore choisit d'explorer ce à quoi les États-Unis auraient ressemblé si les héros masqués avaient

435 Alan MOORE, Steve BISSETTE et , The Sleep of Reason, DC Comics, coll. « Swamp Thing vol 2 », n° 25, 1984. 436Le nom sera plus tard changé en « Miracleman » pour éviter des actions en justice de la part de Marvel Comics. 437 Paul ATKINSON, Routledge. 438 Alan MOORE et Steve GIBBONS, Watchmen, DC Comics, 1986. 111 / 178 réellement existé. Il utilisa des adaptations de personnages de Charlton, qu'il fit enquêter sur le meurtre de l'un d'entre eux. Seul un seul super-héros avait des pouvoirs dans son récit : le Dr. Manhattan, qui était considéré comme une arme vivante et le moyen de dissuasion ultime. Pendant que le monde courait à la catastrophe nucléaire, les protagonistes se virent forcés d'examiner leur place dans la société et se rendirent compte qu'une fois confrontés à la réalité du crime, ils ne pouvaient rien faire. Le seul héros encore en activité était clairement un sociopathe qui tue les criminels, un autre avait pris sa retraite en voyant qu'il ne pouvait endiguer la criminalité, un troisième avait vendu son image de héros et s'était fait une fortune, et celui dont la mort ouvrit le récit était devenu un tueur au service du gouvernement. Aucun des héros n'était admirable ; tous montraient les failles de leur rôle. Ainsi, le vilain de l'histoire, si tant est qu'on puisse en trouver un, était l'archétype du super-héros sans pouvoir. Il était à l'apogée des capacités humaines, mentalement et physiquement. Et conscient de l'autodestruction prochaine de l'humanité, il décida d'unir cette dernière contre une menace commune, se rendant responsable de la mort de millions de personnes : il fit croire à une invasion extraterrestre qui causa la destruction de nombreuses capitales. Les deux protagonistes principaux répondent à d'autres aspects de ce même archétype. Le premier, Rorschach, voit le monde de manière binaire : le bien s'oppose au mal et l'un ne laisse pas de place pour l'autre. Il incarne le compas moral inamovible du super-héros ; mais cela le conduit à sa mort lorsqu'il ne peut accepter que la paix vienne du meurtre de millions d'innocents. Le deuxième, Night Owl, se repose sur ses inventions pour combattre le crime et apprécie ses exploits physiques. Il comprend cependant que ses activités ne servent ultimement à rien et abandonne sa lutte contre le crime. Cette déconstruction de personnages, qui étaient encore restés des idéaux parce qu'ils combattaient le crime et faisaient une différence, était née d'une perte de confiance en la société. Moore fait partie d'une génération de créateurs qui avaient été déçus et frustrés par l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume- Uni, et de leurs politiques ultra-libérales. Devant une forme d'effondrement des idéaux de partage et la montée de l'individualisme, il amena sa vision négative de cette nouvelle société dans les histoires de super-héros.

La même année, Frank Miller écrivit une aventure de Batman ne se déroulant pas dans la continuité classique des titres édités par DC Comics. Intitulée The Dark Knight

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Returns439, elle mit en scène un Chevalier Noir plus âgé, plus aigri, qui revint à la lutte contre le crime après l'avoir abandonnée suite à la mort de son Robin, Jason Todd440. Il se retrouva confronté à deux de ses anciens adversaires qui sortirent de leurs propres inactivités : avec la disparition de Batman, ils n'avaient de raison d'exister, son retour redonna un sens à leur existence ; le Joker et Two-Face ont ainsi été sous la plume de Miller littéralement liés à l'identité-même de Batman. Pour lui, les héros attiraient des menaces de plus en plus importantes par leur simple existence. Avec l'absence du Chevalier Noir, la criminalité était montée en flèche à Gotham, et un gang de jeunesse nihiliste devint la force dominante. Batman alla personnellement combattre le meneur après avoir subi plusieurs défaites contre lui et le battit en combattant selon ses termes. Les membres du gang développèrent alors une fascination pour lui et ses méthodes et décidèrent de combattre le crime sans aucune permission des autorités et en utilisant des méthodes extrêmement violentes. L'histoire se conclut par un affrontement entre Batman et Superman. Ce dernier était devenu un laquais du gouvernement. Il fut envoyé par ce dernier à Gotham pour se débarrasser du Chevalier Noir et effacer l'humiliation qu'il lui avait fait subir en se montrant plus efficace pour protéger sa ville que les représentants de l'État lui-même. Le combat entre les deux héros marqua l'apogée du message politique de Miller dans ce récit : l'ultra-libéral Batman, qui suppléait à un gouvernement faillible, affronta l'incarnation de l'obéissance aveugle à des principes mensongers441. En réécrivant Batman comme l'incarnation ultime de l'individualisme triomphant et Superman en avatar de l'impérialisme hypocrite américain, Miller ajouta une dimension politique explicite à des héros qui avaient jusqu'ici évité toute mention d'idéologie. Les deux mandats de Ronald Reagan s'étaient caractérisés par un recul de l'État devant les assauts des ultra-libéraux qui considéraient que l'individu était le plus à même de s'aider, face à un gouvernement plus nuisible qu'autre chose.

Watchmen et The Dark Knight Returns eurent un retentissement énorme : la presse écrite classique s'en empara devant l'agitation des lecteurs, presque surprise de se retrouver à traiter d'un médium « réservé » pour les enfants. Avec leur ton sombre et leurs héros bien

439 Frank MILLER, Klaus JANSON et VARLEY LYNN, Batman: The Dark Knight Returns, DC Com- ics, 1986. 440Cette mort est seulement évoquée comme étant causée par le Joker, sans jamais être racontée dans le comic book. En 2016 est sorti The Dark Knight : The Last Crusade qui révéla enfin aux lecteurs les circonstances exactes de la mort de Jason Todd. 441 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 113 / 178 plus violents, les histoires de Moore et Miller s'adressaient clairement à des lecteurs adultes qui étaient familiers avec le genre des super-héros, même si ce n'était que par les adaptations télévisées loufoques des années 1960 et 1970. Si on ne peut pas les qualifier de « respectables », elles ont néanmoins servi à crédibiliser les super-héros comme une forme de narration digne d'intérêt.

Chez Marvel Comics, le fan devenu scénariste écrivit les douze numéros de la série Squadron Supreme442, reprenant la parodie de Justice League de l'éditeur et s'en servant pour explorer à sa manière le genre. Les personnages décidèrent que leurs pouvoirs et leurs connaissances étaient suffisamment importants pour qu'ils puissent transformer le monde en une utopie, ce qu'ils firent malgré les protestations d'un de leurs membres. Ils utilisèrent leur technologie pour manipuler la psyché des criminels de leur planète, dévoilèrent leur identité secrète, contrôlèrent strictement les armes à feu et utilisèrent leurs savoirs pour améliorer de manière extraordinaire la qualité de vie de tous. Mais lorsque leur ancien coéquipier les mit face aux conséquences négatives de leurs actions, et principalement des abus de leur part du dispositif de reprogrammation mentale, ils refusèrent de l'écouter, menant ultimement à un conflit causant la mort de plusieurs des combattants. Ces décès firent prendre conscience aux membres du Squadron qu'ils étaient devenus des tyrans, les poussant à dissoudre le groupe et reformer le gouvernement normal. Cette histoire, comme celles de Miller et de Moore, explora les implications morales et sociales des actions des héros, et posa la question d'à quel point ces derniers étaient différents de leurs antagonistes. Ainsi, plusieurs des super-héros abusaient de leur position dominante et maltraitaient sans représailles possibles des vilains qui prouvaient leur héroïsme et leur désintéressement profond.

La déconstruction du genre des super-héros peut être conçue comme étant l'étape ultime du recul pris par les auteurs. En effet, « l'Âge de Bronze » avait vu l'utilisation des super-héros pour traiter de problèmes de société à travers le prisme classique des affrontements du bien contre le mal. Avec « l'Âge Sombre », les notions-mêmes de « bien » et de « mal » sont remises en question, tout comme l'héritage de la Seconde Guerre mondiale était mis à bas dans les pays anglo-saxons : Margaret Thatcher avait ainsi mis fin au « Post- War Consensus »443.

442 Mark GRUENWALD, Bob HALL et Sam DE LA ROSA, Squadron Supreme, Marvel Comics, 1985. 443Le terme renvoie à l'ensemble de mesures sociales prises par le parti des Travaillistes durant leur temps au pouvoir à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. Elles ne furent pas remises en 114 / 178

Qu'il s'agisse de Watchmen, de The Dark Knight Returns ou de Squadron Supreme, la déconstruction du genre du super-héros avait commencé. Mais une approche réaliste et consciente du métatexte n'allait pas être la seule cause de la crise d'identité des super-héros durant cette décennie.

En 1985, le poids de la continuité était devenu trop important pour DC Comics. Avec la multiplication des réalités alternatives, il était quasiment impossible pour un nouveau lecteur de comprendre les aventures de héros qu'il connaissait par ailleurs via des films, des séries télévisées ou des dessins animés. Quant aux lecteurs réguliers, même eux se perdaient dans la complexité de l'historique de leurs personnages favoris : les éditeurs eux-mêmes n'arrivaient plus à assurer leur rôle de gardiens de la continuité. C'est pourquoi il fut décidé de procéder à une tabula rasa. Tout reprendrait à zéro, les éléments indésirables en moins, les changements nécessaires en plus. L'équipe phare de New Teen Titans fut désignée pour écrire l'histoire qui amènerait cette nouvelle ère : Crisis on Infinite Earths444. Un être de l'Univers d'antimatière décida d'anéantir toutes les réalités afin de régner en maître sur ce qui resterait. Une alliance de héros et de vilains réussit à l'arrêter, mais au prix de nombreuses pertes, à commencer par Supergirl et Barry Allen. Les réalités restantes, celles de « l'Âge d'Or », de « l'Âge d'Argent »445, des personnages de Fawcett Publications, de Quality Comics et de Charlston Comics, furent fusionnées. Les versions alternatives de mêmes personnages étaient mortes durant le conflit cosmique ou avaient décidé de quitter l'Univers446. Tout était prêt pour un nouveau commencement.

Des créateurs phares allaient ainsi reprendre les personnages emblématiques de la maison d'édition et les amener dans un monde bien différent que celui de la fin des années 1950. Pour Batman, le ton avait déjà été fixé par le Dark Knight Returns de Frank Miller et peut même être vu comme un développement organique du personnage. En effet, après ses origines plus sinistres que celles de Superman et son plongeon dans le gothique durant

question par les Conservateurs lorsqu'ils retrouvèrent une majorité au Parlement, et ont fait consensus jusqu'à l'élection de Margaret Thatcher. 444 George PEREZ et Marv WOLFMAN, Crisis on Infinite Earths, DC Comics, 1985. 445Durant « l'Âge de Bronze », les aventures des héros des deux autres « Âges » continuèrent sans qu'une nouvelle continuité majeure ne soit introduite. 446Le Superman de « l'Âge d'Or » et son épouse Lois Lane, le Superboy de la réalité où tous les autres comic books étaient publiés, et le fils du Lex Luthor de la réalité où le compas moral était inversé, décidèrent de quitter l'Univers restant pour vivre dans une dimension de poche paradisiaque, une forme de retraite dignifiée. 115 / 178

« l'Âge de Bronze », il paraissait naturel que le Chevalier Noir soit le héros le plus sombre de DC Comics. Le nouveau Robin, Jason Todd, fut réinventé en un enfant des rues aux pulsions violentes mais au grand cœur, recueilli par Bruce Wayne après l'avoir empêché de voler les pneus de la Batmobile. Cependant, ses jérémiades incessantes et son aspect torturé n'avaient pas le même attrait auprès des lecteurs que le charme enthousiaste de Dick Grayson. Dans une initiative sans précédent, Dennis O'Neil (alors devenu l'éditeur des titres liés à Batman) décida de donner au public la possibilité de choisir le sort de Robin : sa mort des mains du Joker ou sa survie. Avec plus de dix mille votes enregistrés mais moins de cent voix de différence, A Death In The Family447448 vit Jason Todd mourir dans l'explosion d'une bombe placée par le Joker, après que ce dernier l'a battu presque à mort.449 Plus tôt la même année, Alan Moore avait écrit une histoire dont le nom résonne encore aujourd'hui dans les discussions des lecteurs : The Killing Joke450. Le concept central est simple : le Joker et Batman sont deux faces d'une même pièce, tous deux brisés par « une mauvaise journée ». Dans le cas du premier, c'est la mort de sa femme enceinte et sa défiguration accidentelle par Batman qui lui fit perdre la raison451 ; pour le deuxième, c'est la mort de ses parents. Pour prouver que tout le monde peut devenir comme lui, le « Clown Prince of Crime »452 paralyse la fille du commissaire Gordon, kidnappe ce dernier et le torture, espérant le briser. Il échoue, mais la carrière de Barbara Gordon en tant que Batgirl est terminée, et les lecteurs ne verront plus jamais Batman et sa némésis du même œil. Un réalisme presque cru s'était imposé dans les aventures du Chevalier Noir à cette époque : son partenaire meurt, sa partenaire est paralysée brutalement, et sa santé mentale est remise en doute. Cette ambiance pesante tomba parfaitement bien puisque la même année que Jason Todd mourut sortit l'adaptation cinématographique par le jeune réalisateur Tim Burton des aventures du Chevalier Noir. Le succès fut immédiat, et tint tant à la performance extraordinaire de Jack Nicholson et Michael Keaton qu'au ton sombre du récit. Tout comme le film Superman avant elle, l'œuvre de Burton amena une vague de nouveaux lecteurs ; à la

447 Jim STARLIN, et Mike DECARLO, A Death in the Family, DC Comics, coll. « Bat- man vol 1 », 1988. 448 Jim Starlin est responsable de la mort d'un autre personnage majeur, après Mar-Vell plusieurs années auparavant. 449Je me dois de préciser que cet arc narratif n'a rien à voir avec la mort de Robin référencée dans The Dark Knight Returns. Les circonstances comme les conséquences sont différentes. 450 Alan MOORE et , Batman: The Killing Joke, DC Comics, 1988. 451Il avait été établi dès « l'Âge d'Or » que la « création » dans la diégèse du Joker est due à Batman. En empêchant le criminel de cambrioler l'usine d'Ace Chemicals, il provoqua la chute du vilain dans une cuve de produits chimiques, qui firent blanchir sa peau et verdir ses cheveux, donnant naissance au Joker. 452Ce surnom du Joker reflète ses deux aspects, le clown et le dangereux criminel. 116 / 178 différence du succès de l'Homme d'Acier, les lecteurs restèrent, ayant trouvé ce qu'ils cherchaient.453 Parallèlement, un retour aux sources s'était effectué pour le personnage : les histoires le décrivant en détective se multipliaient à nouveau. Ainsi, outre son aspect de vengeur masqué inflexible dans sa quasi-guerre contre le crime, il redevint un allié de la police de Gotham dans ses enquêtes, traquant des criminels moins outranciers que ses ennemis habituels mais tout aussi dangereux. La plus emblématique de ces histoires, The Long Halloween, vit la fin des gangsters « classiques » à Gotham face à la montée des vilains costumés, et montra le coût personnel que les alliés de Batman payaient : le mariage du commissaire Gordon s'écroula et le procureur Harvey Dent fut défiguré.

En ce qui concernait Superman, John Byrne fut chargé des changements apportés au personnage. Il venait de quitter Marvel Comics après une série de désaccords avec Chris Claremont concernant la direction dans laquelle ce dernier emmenait X-Men. Les transformations qu'il apporta au Dernier Fils de Krypton faisaient écho aux changements que Dennis O'Neil avait tenté d'apporter plus d'une décennie auparavant, tout en rendant hommage à la création originelle de Joe Shuster et Jerry Siegel. Jugeant qu'avant la Crise, il existait plus de survivants de Krypton qu'il n'était réaliste pour un personnage censé être le dernier de sa planète, Byrne refusa d'intégrer la cité de Kandor, Supergirl ou encore Krypto le super-chien dans la nouvelle continuité. Clark Kent était bien seul des siens dans l'Univers. Ou plutôt non, parce que les changements ne s'arrêtèrent pas là. Jugeant Superboy trop ridicule dans ses aventures, il en supprima jusqu'à la possibilité de son existence, établissant que ses pouvoirs étaient apparus progressivement au cours de la puberté : sa carrière héroïque ne commença qu'à l'âge adulte. Plus important peut- être fut la survie de ses parents adoptifs, les Kent, jusqu'au moment de la narration et au- delà, redéfinissant Superman comme un enfant du Kansas plus que comme un Fils de Krypton. Le dernier changement majeur intervint au niveau de la némésis de l'Homme d'Acier. Lex Luthor avait auparavant été inséré rétroactivement dans l'enfance de Clark Kent comme étant originaire de la même ville. Après Crisis on Infinite Earths, sa nature même fut modifiée : il était auparavant un scientifique génial mais décidé à conquérir le monde ; à partir de là, il resta certes un inventeur presque sans égal mais était surtout un homme

453 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 117 / 178 d'affaires sans scrupules. Au fermier du Kansas devenu journaliste allait s'opposer l'homme d'affaires né dans la pauvreté des taudis de Métropolis, donnant plus de poids à leur rivalité, qui n'était avant qu'une inimité juvénile prolongée.

Wonder Woman avait elle aussi connu des changements la ramenant à ses racines : débarrassé du poids de la continuité, George Perez n'eut pas à subir les conséquences de la période « Emma Peel ». Il choisit plutôt de se concentrer sur l'aspect mythologique du personnage, ramenant au premier plan les affrontements avec les dieux et la place de « Diana Prince » en tant qu'ambassadrice des Amazones dans le « monde des hommes ». Sa version du personnage commença comme une ingénue avec tout à apprendre de ce monde auquel elle devait apporter un message de paix. Si elle apprenait rapidement, elle subit de multiples déboires nés d'un véritable choc des cultures. Le mélange de ses affrontements avec les dieux et de ses incompréhensions de la société était un parfait véhicule pour les réflexions de Perez sur l'ordre social, après ses réalisations dans les pages de New Teen Titans. Ainsi, la jeune et ingénue Wonder Woman fut prise sous l'aile d'une spécialiste de la communication qui se chargea de la rendre célèbre, mais pas forcément de manière positive, dans un parallèle mordant avec le culte des célébrités qui avait atteint une ampleur sans précédent aux États-Unis.

Dans les trois cas, les créateurs choisirent et amplifièrent les aspects des personnages qui leur semblaient être importants pour l'époque dans laquelle ils écrivaient, profitant de la tabula rasa créée par Crisis on Infinite Earths. Ainsi, Batman servait à montrer l'anxiété de la société face à la montée du crime, Superman la méfiance envers la bourse et la spéculation, et Wonde Woman à critiquer le culte des célébrités. Le même phénomène se poursuivit avec Green Arrow et Green Lantern, dont la transformation dans les années 1970 avait marqué le début de « l'Âge de Bronze ». Dans The Longbow Hunters, Oliver Queen perdit les derniers restes de son histoire de héros coloré et optimiste : il remplaça ses flèches gadgets par de véritables projectiles affutés et s'en servit pour tuer des criminels devenus également plus violents. À partir de ce moment, le personnage devint complètement une métaphore de son époque : un héros qui sous ses deux identités était confronté aux maux de la société. Oliver Queen avait en effet élu résidence dans Seattle et voyait les conditions de vie plus que précaires de ses voisins sans pouvoir rien y faire.

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Green Lantern prit une toute autre direction avec un changement de nom qui la refléta : Green Lantern Corps. L'accent était désormais mis sur la diversité des cultures extraterrestres que les trois Green Lantern de la Terre visitaient. Car en plus d'Hal Jordan et de John Stewart, un obscur personnage avait été ramené sur le devant de la scène : Guy Gardner, remplaçant initial d'Hal Jordan, mis dans un coma lors de sa première mission et ranimé pendant Crisis on Infinite Earths. À la différence de ses deux collègues, il refusait l'autorité et se considérait comme parfaitement capable de juger lui-même de la situation à travers le prisme déformant de ses valeurs conservatrices et très souvent machistes. Son irrévérence en fit un succès immédiat et pour le moins inattendu.

Tellement inattendu qu'il fut intégré dans la nouvelle version de la Justice League. Le titre était devenu au cours de « l'Âge de Bronze » de moins en moins populaire, reflétant sûrement le succès grandissant des Avengers, à tel point que le groupe n'était plus formé que de personnages mineurs et peu populaires, tels Aquaman ou . Avec le lancement de la nouvelle continuité, il était compliqué d'y intégrer certains des membres les plus iconiques, tels que Superman ou Wonder Woman, dont les origines étaient en train d'être reconstruites. C'est pourquoi des héros plus surprenants furent choisis : Blue Beetle, Captain Marvel, Doctor Fate, Batman, Black Canary, Guy Gardner et une nouvelle version d'un autre personnage presque oublié : Doctor Light. Cet assemblage pour le moins étonnant de héros établis et/ou de premier plan et de nouvelles versions d'anciens héros réussit, sous la plume de et John DeMatteis, à résonner auprès des lecteurs par les aventures légères et optimistes, en complète opposition avec le ton de plus en plus sombre des autres titres de super-héros.

En effet, Watchmen et The Dark Knight Returns avaient ouvert la porte à un nouvel style de héros, plus sombres, plus violents et plus torturés. Cette tendance fut particulièrement évidente chez Marvel Comics. Si le X-Man Wolverine avait auparavant été populaire, il devint durant cette période un tel monument auprès des lecteurs que sa simple apparition dans un numéro assurait que celui-ci serait écoulé en quelques jours. N'hésitant pas à tuer, monologuant souvent sur son histoire tragique (et mystérieuse) et sa solitude dans un monde sombre, il incarnait plus que tout autre personnage l'archétype devenu populaire du héros affrontant seul des criminels endurcis en se lamentant sur l'état de la société.

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Le Punisher, un ancien ennemi de Spider-Man tombé en désuétude parce que peu populaire, fut ramené dans son propre titre qui se révéla être lui aussi vendeur. Tellement, à vrai dire, qu'il n'eut pas moins de quatre séries dédiées à ses aventures publiées en même temps. Les exploits sanglants du héros qui prenait la justice dans ses propres mains et s'assurait que les criminels ne pouvaient récidiver correspondaient au modèle des films d'action populaire, où le protagoniste se débarrassait de ses adversaires à grandes rafales d'armes à feu. Un reflet sombre de Captain America fut créé par Mark Gruenwald durant sa période en tant que scénariste du personnage. Steve Rogers démissionna de sa fonction de super- soldat454 et fut remplacé par John Walker, anciennement le Super-Patriot, qui l'avait à plusieurs reprises critiqué comme étant trop modéré et laissant tomber les véritables idéaux américains. Plus violent et intolérant que son prédécesseur, il fut cependant rapidement confronté à ses propres limitations lorsqu'il fut lui-même accusé d'être laxiste et que ses parents furent tués par un groupe extrémiste455, qu'il avait affronté mais pas démantelé. Ultimement, il fut confronté par Steve Rogers qui reprit le flambeau de Sentinelle de la Liberté456, après la révélation qu'un Red Skull ressuscité avait manipulé les évènements depuis le début, en provoquant la démission de Rogers et la nomination de son remplaçant. Walker continua cependant d'être actif sous l'identité de US Agent, fournissant une version violente de Captain America aux lecteurs. Daredevil continua à être l'un des titres les plus sombres de l'éditeur. avait fait ses armes en tant que scénariste de super-héros en créant Longshot, un X-Man non mutant, créé pour être le sauveur d'une race extraterrestre et possédant des pouvoirs affectant la chance en fonction de sa perception de lui-même. Sa période sur l'Homme Sans Peur la vit explorer la schizophrénie du personnage et le confronter aux aspects les plus insalubres du crime avant de le faire descendre dans la folie. Dans les pages de Hulk, il fut révélé que les transformations de Bruce Banner étaient en réalité des manifestations de sa colère refoulée et de sa psyché fracturée, toutes les deux nées d'abus des mains de son père alcoolique. La question de son potentiel destructeur fut explorée à deux reprises. Une nouvelle forme, moins puissante mais plus rusée et surtout complètement amorale, fit son apparition et s'installa à Las Vegas, réprimant complètement la personnalité de Bruce Banner. Cette dernière finit par réapparaître et à terme surmonter

454 Mark GRUENWALD, Tom MORGAN et Bob MCLEOD, The Choice, Marvel Comics, coll. « Cap- tain America vol 1 », n° 332, 1987. 455 Inspiré de mouvements d'extrême-droite violents apparus à l'époque 456Ce nom lui fut donné par Steve Englehart lorsque Steve Rogers redevint Captain America après avoir abandonné le rôle suite à sa rencontre avec le Secret Empire. 120 / 178 apparemment le traumatisme, donnant naissance à une nouvelle personnalité, plus équilibrée. C'est sous cette forme qu'il combattit une version future de lui-même qui avait pris le contrôle du monde après un cataclysme nucléaire457. Il confronta ainsi littéralement son potentiel destructeur. Cette période reflète l'intérêt croissant de la population américaine pour les explications psychologiques de ses comportements.

Sous la plume de Chris Claremont, les X-Men reflétaient de plus en plus les réalités du monde moderne. Dans un arc narratif choquant, une communauté entière de mutants fut massacrée malgré l'intervention de l'équipe. Les responsables étaient eux-mêmes des mutants, au service d'un nouvel antagoniste : Mr Sinister. Ce dernier était un généticien obsédé par l'idée de l'évolution et des mutations, qui voyait en la nouvelle branche émergente de l'humanité une source de sujets d'expérience absolument incontournable. Il amena également deux habitants du futur aperçu dans « Days of Future Past » : Rachel Grey, fille de Jean Grey et Scott Summers dans cette réalité, et une Sentinelle plus avancée que tout ce qui avait été vu jusqu'ici et tout autant déterminée à exterminer les mutants. Si le premier personnage servit à explorer la question de l'identité de quelqu'un qui ne peut exister, le deuxième joua le rôle d'élément de conciliation entre les différentes factions mutantes. Cependant, si Claremont regorgeait d'idées pour alimenter les titres de la « X- Family » qui se multipliaient de plus en plus, même lui dut faire face à des pressions de la part des éditeurs. La première d'entre elle concerna le personnage de Jean Grey, qu'il avait tué plusieurs années auparavant. Avec le lancement d'X-Factor, un titre ramenant les X-Men d'origine, elle fut ressuscitée contre les souhaits du scénariste emblématique de la série sur l’insistance de Kurt Busiek, un fan des membres originaux de l'équipe qui n'avait jamais digéré la mort du personnage. Ce changement força Claremont à modifier ses plans pour l'équipe et à montrer les conséquences du retour de Jean Grey sur Scott Summers et son épouse Madelyne Pryor, qu'il abandonna. Cette dernière fut même révélée être un clone de Grey créé par Mr Sinister alors même qu'elle passait un pacte avec un démon pour se venger de son époux. Si cette histoire paraît convolutée, c'est que les changements allaient clairement à l'encontre du projet d'origine, où Cyclops prenait définitivement sa retraite en compagnie de son épouse, dont la ressemblance avec son ancien amour n'était qu'une coïncidence.458

457 Peter DAVID et George PÉREZ, Future Imperfect Part 1 of 2, Marvel Comics, coll. « Incredible Hulk: Future Imperfect vol 1 », n° 1, 1992. 458 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 121 / 178

Pour accomplir un tel tour de force narratif, Claremont reprit une structure déjà utilisée pour le « Mutant Massacre » : le crossover. À la différence de la Justice Society, mais comme Crisis on Infinite Earths, l'histoire n'avait pas lieu dans un seul titre contenant des personnages issus de différentes séries, mais s'étendaient sur plusieurs numéros de différentes séries. C'est ainsi que Thor ou encore Spider-Man tentèrent de sauver des mutants de leurs assaillants dans les pages de leurs titres respectifs. Mais plus que ça, la narration progressait du numéro d'une série à un numéro d'une autre série, de telle manière que les lecteurs devaient acheter les deux titres pour avoir l'histoire complète. Une telle pratique fut une telle réussite que les crossovers se multiplièrent chez les deux Grands. Le premier de ces crossovers « modernes » avait été Secret Wars, qui réunit encore une fois presque tous les personnages phares de Marvel Comics et les fit s'affronter. Le succès fut tel qu'une suite fut rapidement écrite, et que la forme fut reprise l'année suivante pour le « Mutant Massacre ».

Chez DC Comics, cela se manifesta en conjonction avec une tentative de prouver que les héros « traditionnels » étaient supérieurs aux personnages plus violents de la maison d'édition concurrente. C'est ainsi que Bruce Wayne fut littéralement brisé par un nouveau vilain, Bane, qui le battit sur les plans physique et psychologique459, et remplacé par Jean- Paul Valley, un ancien assassin au service d'une société secrète. Ce dernier utilisa une version améliorée de l'équipement de Batman pour combattre le crime, mais ses méthodes différaient grandement de celles de son prédécesseur, au point qu'il envisageait de tuer les criminels plutôt que de les arrêter. L'histoire suivit en parallèle sa descente dans la folie, la quête de guérison de Bruce Wayne et les réactions des différents habitants de Gotham à ce nouveau Chevalier Noir, le tout à travers de multiples titres aux histoires interconnectées. La « Mort de Superman » marque l'un des sommets de la furie mercantile du milieu. L'histoire fut écrite en remplacement d'un autre arc narratif, celui du mariage de Clark Kent et de Lois Lane, repoussé pour coïncider avec le planning de la série télévisée « Lois and Clark », afin d'en égaler le potentiel vendeur. L'histoire fuita avant même sa publication et fit les gros titres de la presse. L'Homme d'Acier mourut en affrontant un monstre appelé Doomsday460, et son titre fut arrêté. Quatre « Supermen »461 furent alors introduits dans

459 Doug MOENCH, Jim APARO et Dick GIORDANO, The Broken Bat, DC Comics, coll. « Batman vol 1 », n° 497, 1993. 460 et , Doomsday!, DC Comics, coll. « Superman vol 2 », n° 75, 1993. 461John Henry Irons, le « Man of », un ingénieur qui utilisa une armure hautement technologique pour suivre l'exemple de Superman sans prétendre être lui ; Superboy, un jeune clone de l'original qui ne fit jamais mystère de ses origines artificielles ; le « Last Son Of 122 / 178 quatre nouveaux titres, chacun censé représenter un aspect du personnage et maintenant le doute quant au retour du « véritable » Superman. Ce dernier finit par réapparaître462 lorsque le « Cyborg Superman » se révéla être un vilain et tenta de conquérir la Terre. Jean Grey était certes revenue à la vie sept ans auparavant463, la brièveté du décès de l'Homme d'Acier décrédibilisa définitivement la mort dans les histoires de super-héros. La curiosité de savoir si le super-héros le plus emblématique de tous allait réellement disparaître des comic books fut rapidement déçue par son prompt retour. L'année suivante, un nouveau crossover fut publié par DC Comics dans une tentative de simplifier une continuité qui avait pourtant été remise à zéro moins de dix ans auparavant : Zero Hour464. Les deux antagonistes de la série étaient d'anciens héros transformés en vilains : Hal Jordan, le Green Lantern de « l'Âge d'Argent », et , une création de Steve Ditko, devenu le vilain Extant suite à l'arbitraire éditorial dans le crossover Armageddon 2001465. La conséquence fut que certains éléments devinrent encore plus confus qu'auparavant. Par ailleurs, certaines histoires avaient alors un statut incertain : elles ne se déroulaient clairement pas dans la continuité des autres titres, mais depuis la fin du Multivers, elles n'avaient pas de place dans la diégèse. Zero Hour les intégra en tant que lignes temporelles différentes. Le poids de la continuité n'avait pas été allégé.

La véritable apogée de la folie mercantile du milieu avait été atteinte avec X-Men #1, qui reste à ce jour le comic book le plus vendu avec huit millions de copies écoulées. Durant les années qui l'avaient précédée mais aussi celles qui suivirent, chaque numéro était créé en plusieurs versions, avec des couvertures alternatives et aux gimmicks plus incroyables les uns que les autres : dessin différent, en filigrane argenté, puis doré, en relief... En parallèle se multiplièrent les graphic novels, apparus durant la fin de « l'Âge de Bronze », ainsi que les mini- et maxiséries, des titres au nombre de numéros volontairement limité et suivant les aventures de personnages populaires, le plus souvent dessinées ou écrites par des

Krypton », une machine kryptonienne qui utilisait le vrai Superman comme source d'énergie ; et le Cyborg Superman, un vilain de Superman technopathe qui s'était construit un corps à partir du vaisseau qui avait apporté Kal-El (l'orthographe du nom avait changé en 1945) sur Terre. 462 Dan JURGENS et Brett BREEDING, Resurections, DC Comics, coll. « Superman vol 2 », n° 81, 1993. 463Le retour de Jean Grey date de 1986 et celui de Superman de 1993. 464 Dan JURGENS et Jerry ORDWAY, Zero Hour, DC Comics, 1994. 465 Le personnage remontait dans le temps pour voir quel héros deviendrait le tyran dans son époque. Initialement prévu être Captain Atom, une fuite de cette révélation poussa les éditeurs à lui choisir un remplacement : Hank Hall, Hawk du duo Hawk & Dove, fut choisi. 123 / 178 créateurs célèbres. Dans les deux cas, cela profita au marché direct, c'est-à-dire les boutiques spécialisées, qui était enfin devenu la principale source de vente des comic books.466 En effet, avec la vente aux enchères de numéros célèbres de « l'Âge d'Or » et de « l'Âge d'Argent » à des prix de plus en plus élevés, une véritable spéculation s'était développée autour du médium. Des personnes qui n'auraient autrement jamais acheté de comic books de super-héros se mirent à acquérir des dizaines d'exemplaires de ce qui leur semblait être une potentielle source de revenus dans plusieurs années. Les maisons d'édition en profitèrent en multipliant à la fois le nombre d'exemplaires vendus mais aussi les gimmicks mentionnés.

Marvel Comics avait poussé cette mentalité un pas plus loin en donnant enfin une plus grande liberté aux artistes les plus populaires, ne voulant pas courir le risque que leurs créateurs phares quittent la compagnie pour travailler chez DC Comics. Mais un tel parti- pris pour les dessinateurs ne plut guère aux scénaristes qui voyaient soudainement des mois de travail et de planification réduits à néant parce que le dessinateur pensait qu'une autre histoire serait préférable.467 Les deux cas les plus emblématiques de ce comportement eurent lieu sur des titres de la franchise la plus vendeuse de la maison d'édition : X-Men et . Dans les deux cas, Bob Harras, l'éditeur en charge, donna raison aux dessinateurs Jim Lee et sur des désaccords narratifs. Chris Claremont et Ann Nocenti quittèrent leurs séries respectives en protestation, après avoir dans les années précédentes réalisé des histoires aussi puissantes que « X-Tinction Agenda », où les X-Men visitèrent l'île-nation de Genosha dont la société reposait sur l'exploitation des mutants. La question du racisme au niveau étatique et des moyens de le combattre qui se posa aux héros renvoyait directement au « Comprehensive Anti-Apartheid Act » de 1986 qui marqua la sanction par les États-Unis du régime de l'Apartheid en Afrique du Sud.

Une telle attitude avait eu pour conséquence regrettable mais prévisible que des histoires originales mais non produites par des artistes ou des scénaristes connus furent des échecs commerciaux et ne changèrent pas significativement le genre. Parmi ces faux départs, je dois mentionner Milestone Media, dont les productions étaient publiées et distribuées par DC Comics. Fondée par des artistes afro-américains établis, la compagnie tentait de répondre

466 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 467 Ibid. 124 / 178

à travers ses titres468 à la sous-représentation des minorités ethniques dans les comic books de super-héros. Cependant, cela arriva pendant une période où la spéculation tirait certes les ventes vers le haut mais ne récompensait pas l'expérimentation, les noms des auteurs et des titres n'étant pas suffisamment connus pour attirer les acheteurs extérieurs au milieu, qui constituaient la majorité des ventes469. Le personnage de est une critique directe de cette attitude mercantile. Créé par Dan Jurgens, qui est depuis devenu fameux pour avoir tué Superman, il s'agit d'un voyageur temporel, revenu dans le passé pour jouer aux héros grâce à divers accessoires dérobés dans un musée et un robot programmé avec les unes des journaux des cinquante années à venir. Initialement plus intéressé par les revenus générés par la vente de son image à diverses compagnies à des fins promotionnelles, il intégra la Justice League International pour profiter du prestige du nom et leur apporter sa couverture médiatique. Cependant, il acquit petit-à-petit une véritable attitude héroïque au contact de ses camarades.

En 1992, un événement eut un retentissement énorme : sept des artistes les plus prestigieux de Marvel Comics, qui était devenu au cours de « l'Âge de Bronze » le plus gros acteur du milieu, quittèrent la compagnie pour fonder leur propre maison d'édition : Image Comics. Leur but était de prouver qu'il était possible pour des auteurs de bien gagner leur vie sans devoir dépendre des deux Grands et de leur contrôle sur les titres publiés. Cette attitude est l'écho dans le cadre de l'industrie des comic books de super-héros de l'individualisme promu et encouragé par l'administration Reagan et ses tenants idéologiques ultra-libéraux : la liberté de chacun était devenue primordiale par rapport au respect des institutions établies. C'est ainsi que Jim Lee, dessinateur phare de X-Men ; Rob Liefeld, qui avait pris le contrôle de New Mutants et l'avait transformé en X-Force ; Todd McFarlane, dont le travail sur Amazing Spider-Man et plus tard Spider-Man avait fixé le record de ventes que seul X- Men #1 battit ; son successeur sur Amazing Spider-Man Erik Larsen ; le dessinateur de Wolverine et prédécesseur de Jim Lee sur Uncanny X-Men Marc Silvestri ; Jim Valentino, créateur de l'équipe cosmique ; et William Portacio, artiste

468 Dwayne MCDUFFIE, Mark BRIGHT et Mike GUSTOVITCH, By Their Own Bootstraps, Milestone Media, coll. « Icon vol 1 », n° 1, 1993; Dwayne MCDUFFIE, Robert L. WASHINGTON III, John Paul LEON et MITCHELL STEVE, Burning Sensation, Milestone Media, coll. « Static vol 1 », n° 1, 1993. 469 Il est impossible d'établir une typologie des acheteurs de comic books, et ce à toutes les époques. Cependant, en comparant les chiffres des ventes avant et après le boom spéculatif, on se rend compte qu'ils ont été plus que triplés. J'en déduis donc que la majorité des acheteurs n'étaient pas des lecteurs réguliers. 125 / 178 notamment d'Uncanny X-Men et The Punisher, créèrent la première maison d'édition indépendante capable de rivaliser avec les deux Grands, grâce à la prise en charge du processus éditorial à proprement parlé opérée par Malibu Comics, une petite maison d'édition indépendante de deux Grands. De manière peu surprenante, les chiffres de vente de Marvel Comics chutèrent avec la perte simultanée d'autant d'auteurs célèbres.470

Les productions d'Image Comics étaient nées de la volonté créatrice des différents auteurs, sans intervention extérieure de qui que ce soit, à commencer par les autres fondateurs de la compagnie. Libre d'expérimenter comme il le voulait, chacun produisit une œuvre à la fois libérée du carcan archaïque du Comic Book Code et originale dans son propos et/ou dans sa forme. Il est notable que la majorité des protagonistes créés pendant les premières années de l'existence de la compagnie ait été des anti-héros violents, continuant la mode de ce type de personnages. Des thèmes rappelant ceux développés dans les pages des différents titres de la franchise X-Men étaient également courants, comme les dynamiques internes d'une équipe dysfonctionnelle. Plus intéressant était le fait que plusieurs des équipes et personnages fictionnels étaient affiliés au gouvernement américain471 et agissaient sur ses ordres pour protéger les États-Unis des menaces extérieures, avant d'être à terme trahis par ceux qu'ils servaient. Mis en parallèle avec l'opposition faite entre les super-héros et le gouvernement dans les pages de The Dark Knight Returns, cela devient révélateur de l'opinion des auteurs sur le personnel politique et les membres de la bureaucratie étatique. Paul Levitz a parlé, pour décrire Alan Moore et Frank Miller, de frustration née des mandats de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, alimentée par la peur qui a marqué les dernières années de la Guerre Froide472. L'ancrage des héros d'Image Comics dans la réalité de la seconde guerre du Golfe à travers le déploiement de ces armes humaines et autres super-agents contre des cibles stratégiques montre bien que les super-héros étaient restés un moyen d'expression du trouble ressenti par la population. Un autre élément présent dans les comic books de super-héros d'Image Comics était le statut public des personnages au sein de la diégèse. Aucun ou presque ne correspond à l'archétype du héros toléré par les forces de l'ordre mais adulé par le public. Les protagonistes

470 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 471 Rob LIEFELD et Hank KANALZ, Youngblood, Image Comics, coll. « Youngblood vol 1 », n° 1, 1992. 472 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 126 / 178

étaient ici soit des agents secrets, inconnus du grand public pour des raisons de secret d'État, soit des célébrités adulées devant surveiller leur image, soit n'étaient connus du gouvernement comme des citoyens ordinaires que sous forme de rumeurs473.

Plusieurs problèmes se posèrent cependant rapidement pour la jeune maison d'édition. Laisser les auteurs en charge de leurs créations voulait aussi dire ne pas leur imposer de planning de diffusion strict accompagné de sanctions en cas de non-respect : la conséquence logique fut le retard quasi-systématique des premiers numéros des séries publiées. Outre la perte de lecteurs accompagnant le délai dans la sortie des titres, les vendeurs commencèrent à se méfier des publications d'Image Comics, et à commander les numéros en moins grand nombre, si tant est qu'ils les commandaient. La perte financière servit de rappel que l'enthousiasme créatif seul ne suffisait pas.474 Le fait que les fondateurs et partenaires de la maison d'édition étaient tous sans exception des dessinateurs et non pas des scénaristes se ressentit dans la qualité des histoires, plus que moyenne, ce qui là aussi se ressentit sur les ventes. Rapidement, le modèle d'Image Comics, avec ses forts salaires et pourcentages des recettes pour les auteurs, ne fut plus aussi reluisant qu'il avait semblé l'être. De fortes tensions entre les fondateurs tournant autour de plusieurs désaccords et divergences de point de vue n'eurent pas raison de la maison d'édition mais entamèrent fortement le prestige de ce qui avait été pendant plus d'un an le principal concurrent et la plus grande menace pour les deux Grand : Rob Liefeld quitta de son propre chef Image Comics juste avant que les autres membres ne l'en éjectent.475

Paradoxalement, DC Comics, le rival bien établi et vu comme conservateur de Marvel Comics, avait réussi à éviter de subir un équivalent à « l'X-Odus »476. L'influence de Karen Berger fut vitale pour éviter un tel désastre. Initialement éditrice en charge des titres d'horreur dans les années 1970, elle fut responsable de l'arrêt de nombre d'entre eux, à commencer par le monument House of Mystery, qui avait duré trente-deux ans du haut de ses trois cent vingt-et-un numéros477. Plus tard, elle devint l'éditrice de Swamp Thing durant

473 Todd MCFARLANE et Ken STEACY, Questions, Part One, Image Comics, coll. « Spawn vol 1 », n° 1, 1992. 474 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 475 Ibid. 476 Le terme, assez rapidement apparu parmi la communauté des lecteurs de comic books, désigne le départ des fondateurs d'Image Comics de Marvel Comics, où plusieurs d'entre eux avaient travaillé sur des titres de la franchise X-Men. 477 Elle est d'ailleurs représentée comme expulsant les habitants de la maison éponyme dans le dernier numéro. 127 / 178 la période où Alan Moore en était le scénariste. Voyant le potentiel de recruter des créateurs britanniques pour travailler pour DC Comics, elle fut la force motrice derrière la « British Invasion of Comic Books ». Les auteurs ainsi engagés travaillèrent sur des personnages aussi obscurs de l'univers de l'éditeur que Swamp Thing l'avait initialement été, et étaient affranchis du Comic Book Code. DC Comics avait en effet fait le choix de publier leurs histoires, plus matures, sans l'autorisation de la Comics Code Authority. Cette dernière avait progressivement perdu de son influence depuis les années 1970, au point que la décision par l'un des deux éditeurs majeurs du médium d'ignorer ses règles n'entraîna aucune sanction. et Dave McKean collaborèrent sur , reprenant une obscure création de Sheldon Mayer et l'intégrant dans la mythologie créée par Alan Moore sur Swamp Thing : cette version du personnage était un hybride plante/humain. En révélant que la version précédente l'était aussi, et en ajoutant une version juvénile née exactement de la même manière, les auteurs déroulèrent une histoire mêlant quête d'identité, écologisme et construction de soi, tout en utilisant le genre du super-héros par petite touche. Ainsi, Black Orchid refusa de se battre lorsqu'elle fut confrontée par des criminels et les antagonistes de l'histoire, préférant la discussion au combat.478 Leur deuxième collaboration fut sur Sandman. Gaiman travailla ici sur un personnage complètement différent de celui de « l'Âge d'Or » et imagina une véritable mythologie reflétant son amour de la littérature. S'il s'agit d'un chef d'oeuvre reprenant nombre de personnages des comic books d'horreur de DC Comics, je n'en parlerai pas plus ici car il n'apporte rien au genre des super-héros. Quand Grant Morrison commença à écrire Animal Man, il s'inspira explicitement du traitement réaliste des super-héros inauguré par Alan Moore. Son personnage, Buddy Baker, possédait la capacité de copier les capacités d'animaux proches : il pouvait donc voler, respirer sous l'eau ou encore faire preuve d'une grande force et d'une grande agilité. En le plaçant dans le cadre d'une banlieue pavillonnaire avec femme et enfant, Grant Morrison fit le choix de montrer le décalage entre l'absurdité du monde héroïque et le terre-à-terre du monde quotidien. Plus tard dans la série, Morrison s'intéressa de manière explicite aux fonctionnements du genre, en faisant rencontrer à son héros des personnages effacés de la continuité par Crisis on Infinite Earths, notant qu'il est impossible d'effacer le fait que leurs aventures ont été publiées et qu'il suffit de les lire pour ramener les personnages à la vie. Il conclut sa période en tant que scénariste en s'adressant directement à son personnage, ainsi qu'au lecteur, ayant

478 Sallye SHEPPEARD, « Entering the Green: Imaginal Space in Black Orchid », in The Contemporary Comic Book Superhero, Routledge, 2009, p. 128 / 178 auparavant fait casser le quatrième mur479 à Buddy Baker. Il expliqua ainsi qu'il s'était servi du titre pour mettre en avant des idées telles que le végétarisme ou le bon traitement des animaux, qui étaient des valeurs personnelles, faisant remarquer qu'Animal Man n'avait jamais montré aucune de ces tendances avant qu'il ne les lui assigne arbitrairement.480

Les trois titres que j'ai évoqués, ainsi que plusieurs autres, notamment Swamp Thing et son spin-off Hellblazer481, furent à partir de 1993 publiés dans la collection Vertigo nouvellement créée et placée sous la direction de Karen Berger. Les auteurs étaient ainsi libérés du poids de la continuité et des pressions éditoriales autres que des délais pour rendre leur travail : le Comic Book Code ne leur était plus imposé. Cette combinaison de facteurs fit que le médium du comic book put enfin évoluer dans de nouveaux genres via des titres publiés par l'une des plus grandes maisons d'édition du milieu, au lieu de passer par les « comix » underground482. De plus, DC Comics ne connut pas une fuite de ses talents phares pour une maison d'édition moins contraignante, leur ayant accordé des libertés importantes.

La fin de la période correspond ironiquement à son début : la continuité était au centre, mais aussi l'intemporalité des personnages, paradoxalement. Pour Marvel Comics, l’interconnexion des différents titres était devenue un fardeau. Les changements de plus en plus importants apportés aux personnages les rendaient de moins en moins reconnaissables, et les décisions éditoriales prises sans connaissance des plans des scénaristes ou reconnaissance des capacités du médium n'avaient rien arrangé. L'exemple le plus emblématique de ce phénomène fut la deuxième Clone Saga. Initialement, ce crossover ne devait durer que quelques mois et faire en sorte que le personnage de Spider-Man continue à attirer les lecteurs en restant torturé par le poids des responsabilités de sa double vie. En effet, à ce moment-là Peter Parker et Mary Jane s'étaient

479 Il s'agit d'un procédé littéraire par lequel un personnage s'adresse directement au lecteur ou montre d'une quelconque manière qu'il est conscient de son statut fictionnel. L'expression est héritée d'un théâtre où le « quatrième mur » désigne en fait la limite que représente le bord de la scène, qui est « cassée » lorsque les comédiens s'adressent aux spectateurs. 480 Steven ZANI, « It’s a Jungle in Here: Animal Man, Continuity Issues, and the Authorial Death Drive », op. cit. 481Le titre suivit les aventures de John Constantine pendant trois cents numéros, devenant la plus longue série publiée par Vertigo. Le personnage principal vieillit en temps réel, une innovation encore aujourd'hui, et était confronté à des évènements tels que les conséquences de l'élection et des mandats de Margaret Thatcher sur la société populaire britannique. 482Le terme renvoie à toutes les oeuvre publiées dans les années 1950 à 1980 indépendamment des maisons d'édition se conformant au Comic Book Code. Steve Ditko en a été l'un des contributeurs les plus célèbres après son départ de Marvel Comics. 129 / 178 mariés et attendaient un enfant. Une telle situation était intenable pour les scénaristes : comment écrire les aventures d'un super-héros devant s'occuper d'un enfant en bas âge ? Une solution fut trouvée : ramener le clone créé presque deux décennies plus tôt, et établir rétroactivement qu'il s'agissait en fait du vrai Peter Parker. Cependant, une série de changements à la tête de Marvel Comics compliqua la situation. La compagnie avait en effet déclaré faillite à ce stade, et la question de sa propriété était ouverte au débat. Les auteurs se succédèrent sur le crossover, qui gagna en complexité et en confusion au fur et à mesure que le temps passait. Et il passait : le département des ventes insistait pour le prolonger encore et encore, parce qu'il se vendait bien durant une période de violente contraction du marché. Marvel Comics avait en effet racheté le premier distributeur du milieu, s'assurant une quasi-hégémonie du marché de la distribution, en réaction de quoi les autres maisons d'édition avaient investi dans le concurrent direct. La division de la distribution entre deux compagnies poussa à la ruine nombre de petits magasins spécialisés, qui ne pouvaient se permettre de telles dépenses483. Avec la fin du boom spéculatif et la perte d'autant de points de vente, une source sûre de revenus était à préserver. Le poids de l'opinion des lecteurs et des auteurs eux-mêmes influa sur l'évolution du crossover. En effet, la révélation que le Spider-Man dont ils avaient suivi les aventures tant d'années était un faux déplut aux nombreux fans du personnage. Dan Jurgens lui-même, débauché de chez DC Comics après son succès sur la Mort de Superman, insista pour que Peter Parker soit confirmé comme étant le véritable Tisseur, plutôt que (le nom que le clone avait adopté). Il abandonna, dégoûté par de nouvelles instructions de faire durer l'histoire. Cette dernière se termina au bout de deux laborieuses années par la mort de tous les clones, et Peter Parker fut confirmé comme le seul et unique Spider-Man, ayant opéré comme héros depuis Amazing Fantasy en 1962.484 L'éditeur en charge des titres X-Men refusa de rester en retrait pendant qu'un autre éditeur avait tout le renom des comic books de Marvel Comics485486. C'est pourquoi, en 1995, tous les titres liés aux mutants les plus célèbres des États-Unis furent annulés et remplacés par des séries limitées. La cause de ce changement dans la diégèse était que le fils schizophrène de Charles Xavier avait changé la réalité en remontant dans le temps. Les

483Ils devaient en effet passer commande aux deux distributeurs en même temps pour continuer à mettre les mêmes titres en rayon, là où avant le rachat ils ne se seraient adressés qu'à un seul des fournisseurs. Les frais de port se trouvaient en plus doublés. 484 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 485 Ibid. 486À cette époque, les éditeurs des différentes franchises de Marvel Comics étaient en compétition féroce les uns avec les autres. 130 / 178 nouveaux comic books se déroulaient donc dans un univers horrifique et désolé où un super- vilain nommé Apocalypse régnait en maître. Ce personnage, initialement créé pour combler au dernier moment la place d'antagoniste des X-Men, était un partisan de la théorie du plus fort et un des adversaires les plus tenaces et emblématiques de l'équipe, à défaut d'être véritablement original. La seule personne se souvenant de l'état d'origine de la réalité était Bishop, un policier mutant venu du futur, d'ordinaire prompt à la gâchette et emblématique de la mode des héros plus violents. Mais ce sont les Avengers qui avaient le plus souffert durant les récentes années. Captain America était littéralement revenu d'entre les morts par un don de sang du Red Skull, dont la conscience vivait à présent dans un clone de Steve Rogers. The Wasp était devenue en partie insecte. Quant à Tony Stark, il fut révélé être un agent dormant au service d'un ennemi de l'équipe de longue date, Kang The Conqueror, et tua plusieurs héros avant de mourir face à une version plus jeune de lui-même, qui se retrouva à devoir assumer le manteau d'Iron Man bien avant son temps. Plusieurs des membres emblématiques de l'équipe étaient donc dénaturés : Captain America avait dans les veines le sang de son pire ennemi, Iron Man était un traitre, et The Wasp n'était même plus humaine. Changer la nature des héros pour en faire des êtres imparfaits était allé trop loin : ils n'avaient plus rien à voir avec leur version initiale.487

Dans une tentative de revitaliser leurs héros les moins vendeurs sans toucher aux franchises qui fonctionnaient bien, les dirigeants de Marvel Comics décidèrent d'opérer une remise à zéro partielle de leur univers. Ils « tuèrent » les Avengers et les Fantastic Four dans un crossover ayant démarré dans les pages des titres X-Men. Deux continuités coexistèrent alors. La première était celle ayant démarré avec l'apparition de Namor en 1939. L'autre, intitulée « Heroes Reborn », suivait les membres des deux équipes qui s'étaient sacrifiées pour battre Onslaught, une entité psychique née des esprits de Charles Xavier et de Magnéto. Les titres de cette nouvelle ligne de comic books avaient été confiés à des créateurs de renom dans une tentative d'en améliorer les ventes. C'est ainsi que les membres d'Image Comics travaillèrent à nouveau pour Marvel Comics, selon leurs termes, et pour un salaire bien supérieur. Parmi les changements qu'ils apportèrent, Tony Stark fut réétabli comme un héros, devenant Iron Man après avoir été blessé pendant la guerre du Golfe, dans laquelle combattit également Ben Grimm, The Thing des Fantastic Four. Captain America fut quant

487 Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 131 / 178

à lui retrouvé dans les années 1990 au lieu des années 1960, pour découvrir que son partenaire Bucky avait entretemps épousé son intérêt romantique Peggy Carter. Les changements, et la décision-même de les faire, furent hautement controversés, ne serait-ce que parce que la maison d'édition s'était toujours enorgueillie d'avoir conservé une unique continuité depuis les années 1940. Malgré tout, et comme souvent pour les histoires fortement débattues, les ventes furent plus que satisfaisantes. Cela n'empêcha pas Marvel Comics de rapatrier ses héros, à la fois métaphoriquement et littéralement, au bout d'un an. Les héros revinrent dans l'Univers normal depuis la réalité de « Heroes Reborn », expliquée rétroactivement comme étant une dimension de poche, créée par le fils mutant de Mr Fantastic et Invisible Woman488. L'expérience touchait à sa fin. En effet, avec l'éclatement de la bulle spéculative, les acheteurs non lecteurs avaient déserté le marché. Quant aux véritables amateurs de comic books, la baisse générale de la qualité des histoires au profit d'une plus grande importance donnée aux gimmicks vendeurs les avait éloignés. Il s'agissait donc de les reconquérir. En 1994, deux jeunes artistes avaient collaboré sur un projet suffisamment atypique pour être la fois autorisé et complètement négligé par les dirigeants de la maison d'édition. Kurt Busiek et Alex Ross racontèrent dans les pages des quatre numéros de Marvels489 l'histoire de l'univers, qui avait débutée en 1939 par la publication de Motion Picture Funnies, vue à travers les yeux d'un journaliste. Ce dernier assista à l'apparition des premiers super- héros, à l'émergence de nouveaux protecteurs de la planète mais aussi de mutants, à l'arrivée de l'inimaginable Galactus et enfin à la mort de Gwen Stacy. Chacun des numéros résonnait avec le lecteur, car il présentait une portion culte de l'univers Marvel Comics : les débuts de Timely, la collaboration Stan Lee/Jack Kirby, la métaphore mutante et la fin de « l'Âge d'Argent », qui clôt symboliquement l'histoire. Véritable hymne en l'honneur de l'histoire des super-héros de Marvel Comics, la série fut un succès inattendu.490

Busiek et Ross continuèrent leur reconstruction du genre dans les pages d'Astro City, publié par Image Comics. Ils explorèrent la vie quotidienne des habitants d'un univers héroïque reprenant nombre de codes apparus dans les presque soixante années d'existence des super-héros. Plus que les combats entre némésis, les sauvetages quotidiens de passants, ce sont les conflits humains des personnages qui étaient racontés, comme la vie privée insalubre de grands héros ou le quotidien ordinaire de super-vilains. La série est remarquable

488Susan Storm avait changé de nom de code en 1985, reflétant la maturité du personnage. 489 Kurt BUSIEK et Alex ROSS, Marvels, Marvel Comics, 1994. 490 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Brian J. ROBB, A Brief History of Superheroes, op. cit. 132 / 178 par son usage des archétypes et l'exposition des failles qui existent entre eux : par exemple, Samaritan, l'analogue de Superman, ne peut jamais apprécier le plaisir que voler pourrait lui procurer, trop occupé à se précipiter au secours des gens, et apparaît aux collègues de son travail de relecteur comme distant de par le soin qu'il met à dissimuler sa double identité.

Chez DC Comics, l'ambiguïté entre héritage et intemporalité fut rendue manifeste par la publication à deux ans d'écart de Zero Hour et Kingdom Come. Si j'ai déjà parlé du premier en indiquant que son seul mérite est d'avoir utilisé deux héros déchus comme antagonistes majeurs, il m'est impossible de ne pas plus m'étendre sur le deuxième. Ecrit par et dessiné par Alex Ross, l'histoire est celle du retour des super- héros classiques menés par Superman après vingt ans d'absence, durant lesquels une nouvelle génération de héros, bien plus violente et insouciante, avait émergé. Centrée autour du conflit entre les valeurs de temps différents, Kingdom Come491 explore la place des héros : Superman incarne un paternalisme interventionniste à la limite de l'autoritarisme, Batman défend la nouvelle génération en rappelant qu'elle n'a pas eu de modèle pour se former, et Lex Luthor profite de la peur que les héros occasionnent pour tenter de prendre le contrôle du monde. Si Marvels avait été une célébration des premiers « Âges » des comic books de super- héros, Kingdom Come semble bien conclure les plus récents. La fin de l'histoire voit les héros comme les vilains décimés par une frappe nucléaire, et comprendre que leur place n'est pas de jouer les divinités, bienveillantes ou irresponsables, mais bien d'être parmi les humains : Superman redevient un fermier, Batman un docteur, à l'image de leurs pères respectifs. Cette recherche de la place des super-héros dans un monde où plus aucun conflit moral clair n'existait et sa solution positive reflétaient l'euphorie, mais aussi l'incertitude, qui apparurent dans le bloc occidental et en particulier aux États-Unis avec l'effondrement de l'Union Soviétique et la fin de la Guerre Froide.

La même année, Grant Morrison avait entamé son interprétation de la Justice League dans les pages de JLA. En véritable hommage aux premières aventures de l'équipe, il réunit les mêmes membres que lors de sa création, avec les nouveaux Flash et Green Lantern en lieu et place de Barry Allen et Hal Jordan. Il établit de nouveau chacun des héros en une

491 Mark WAID et Alex ROSS, Kingdom Come, DC Comics, 1996. 133 / 178 véritable icône, jouant sur leurs attraits et en n'insistant pas sur leurs défauts, ramenant au goût du jour les histoires aux proportions épiques sans aléa moraux. À travers le titre, Morrison explora ce qui fait de chacun des personnages un héros, et pourquoi ils avaient survécu aussi longtemps : leur capacité à combattre des menaces extraordinaires, la certitude que quoi qu'il arrive, ils seraient victorieux. Après plus d'une décennie d'histoires sombres et torturées, les super-héros étaient à nouveau des personnages profondément optimistes. Même Aquaman avait été revitalisé. Tout au long de « l'Âge Sombre », il avait subi ignominie après ignominie, dans une tentative de la part des scénaristes de le débarrasser de son image de bouffon de la communauté super-héroïque. C'est ainsi que son fils fut assassiné par sa némésis Black Manta, que sa femme Mera devint folle, et qu'il perdit sa main gauche. Il la remplaça par un crochet et passa quelques années de publication à vivre comme un ermite violent dans une cave au fond des mers. Avec cette nouvelle prise de direction, il fut de nouveau un héros, et devint, peut-être pour la première fois depuis l'établissement de son lien avec Atlantis, un monarque. Simultanément, dans Contagion, Batman vit une épidémie se répandre sur Gotham. Confronté à une menace qu'il ne pouvait combattre physiquement, le Chevalier Noir démontra pourquoi tant de lecteurs l'admiraient en faisait face à la situation avec intelligence et obstination. Le thème était actuel, avec les nombreuses conséquences de catastrophes naturelles montrées par les média américains, mais l'écriture intemporelle. Une telle combinaison allait devenir le signe distinctif des super-héros à la fin du siècle qui les avait vus naître : un héroïsme inébranlable faisant face à des menaces variées mais parlant toujours aux lecteurs.

B. Comment des légendes survivent-elles à la confrontation avec la réalité ? « L'Âge Moderne » et ses incertitudes (1998-?)

Pour beaucoup de lecteurs et de professionnels du milieu, il n'existe pas de distinction entre « l'Âge Sombre » et « l'Âge Moderne ». Les histoires racontées aujourd'hui seraient ainsi du même calibre et d'un ton similaire à la réinvention de Batman par Frank Miller. Paul Levitz a cependant choisi de faire une différence entre ces deux périodes, pour des raisons qu'il n'explique malheureusement pas492. En ce qui me concerne, il est nécessaire de séparer

492 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 134 / 178 les deux périodes. Je considère en effet qu'une véritable différence existe tant en termes de contenu, qu'en termes de ton et de fonctionnement de l'industrie. « L'Âge Sombre » est caractérisé pour moi par une déconstruction volontaire du genre des super-héros et une ultra-violence des histoires d'une part, et une focalisation sur les chiffres de vente par rapport au contenu des histoires d'autre part. Ces éléments sont pour la plupart absents de « l'Âge Moderne ». Je vois la disparition quasi-totale d'histoires à la violence purement gratuite comme la fin d'un processus cathartique de rejet du Comic Book Code après presque quatre décennies d'étouffement de la liberté créative. Ayant pu s'ôter ce poids de la poitrine, les auteurs se mirent à raconter des histoires qu'ils voyaient comme étant actuelles, sans pression forte d'atteindre un objectif particulier. Sur ce dernier point, la contraction du lectorat et l'effondrement quasi-complet du réseau de distribution y sont pour beaucoup. En ce qui concerne l'année de transition entre les deux périodes, j'ai arbitrairement choisi 1998. C'est à ce moment-là que les titres interrompus par Marvel Comics pendant l'expérimentation « Heroes Reborn » redémarrèrent dans de nouveaux volumes, écrits par des scénaristes ayant un respect passionné pour l'histoire des personnages. J'aurais pu placer la limite en 1996, avec le début de JSA et la publication de Kingdom Come, mais la présence de l'externalisation des héros phares de Marvel Comics aux auteurs d'Image Comics aurait été un élément discordant au sein de mon analyse. Paul Levitz place également la distinction sur cette année, mais encore une fois sans le justifier.

Deux séries de titres allaient être publiées chez Marvel Comics cette année-là. La première était constituée des titres des différents héros de retour de la dimension de poche de « Heroes Reborn » dans laquelle le fils de Mr Fantastic et d'Invisible Woman les avait enfermés. Les histoires des Avengers, des Fantastic Four, d'Iron Man, de Captain America, de Hulk, et de Thor rendirent hommage aux aventures passées des personnages. C'est ainsi que Steve Rogers combattit à nouveau l'HYDRA, que le dieu du tonnerre fut obligé de passer une partie de sa vie sous une forme mortelle, que Tony Stark dut compenser des failles de son armure qui devint ainsi consciente, que Bruce Banner dut recommencer à fuir le Général Thaddeus Ross, que les Avengers combattirent un grand nombre de leurs anciens ennemis, et que Susan Storm se retrouva à nouveau enceinte du bébé qu'elle avait perdu dans une fausse couche dans Fantastic Four #267 en 1984. Il est plus que notable que Marvel Comics ait fait le choix de laisser les scénaristes opérer un tel retour aux origines. En effet, la maison d'édition s'était toujours targuée de publier des histoires progressistes et originales, comme je l'ai mentionné à plusieurs reprises.

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Mais en réalité, la maison d'édition a le plus souvent été à l'origine d'histoires répondant à la demande du public. Il est donc intéressant de voir que les titres les plus mis en avant, ceux des héros revenus, étaient des hommages rendus à l'histoire des titres publiés par des lecteurs devenus auteurs. L'autre catégorie de comic books publiés par Marvel Comics à la fin du millénaire était en fait l'autre versant caractéristique des créations de la maison d'édition, celui des titres expérimentaux. À vrai dire, ceux-ci se divisaient en deux catégories : les histoires qui avaient commencé à être racontées pendant la fin de « l'Âge de Bronze » et les titres lancés en même temps que « Heroes Reborn » se terminait. Ces derniers étaient publiés sous la bannière « » et étaient nés de l'embauche en tant que consultants extérieurs de et , les deux fondateurs de la compagnie indépendante Event Comics. Tous deux avaient l'avantage d'apporter un regard et un ton nouveaux sur les personnages, par comparaison avec des auteurs plus habitués à la manière de travailler des deux Grands.493 Les quatre titres initiaux de « Marvel Knights » étaient des comic books centrés sur des personnages au succès inégal : Daredevil, Black Panther, le Punisher et les Inhumans. Le but de cette collection était de publier des histoires plus courtes que les dorénavant incontournables arcs narratifs d'une dizaine de numéros, en se libérant au maximum du poids de la continuité. Chacun de ces titres remporta un franc succès grâce au renom des auteurs mais aussi grâce aux thèmes abordés. Black Panther devint l'histoire d'un roi, là où auparavant le personnage avait servi soit de super-héros classique combattant des criminels costumés, soit de porte-parole de l'égalité des droits. À présent, et à l'instar d'Aquaman, son rôle de monarque fut abordé pleinement en montrant le poids de ses responsabilités et l'héritage culturel qui venaient avec son titre, ainsi que les menaces des différentes factions politiques. Daredevil continua la tradition établie depuis Frank Miller de toucher aux thèmes sociaux les moins reluisants : son intérêt amoureux de longue date, Karen Page, fut révélée être séropositive avant d'être tuée par la némésis du héros, Bullseye. Au même moment, il dut protéger un enfant désigné comme étant l'antéchrist, chose au combien difficile pour le catholique qu'est Matt Murdock. Gardant la violence des précédentes aventures de Daredevil, ce nouveau volume de ses péripéties le montra comme un homme en perpétuel danger de plonger dans la folie à cause du poids que ses convictions font peser sur lui. Inhumans rappela aux lecteurs que ces créations de Stan Lee et Jack Kirby étaient un peuple isolationniste et gouverné par une famille royale. Les intrigues au sein de cette

493 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 136 / 178 dernière le disputèrent à des réflexions sur la cohabitation avec le reste de l'espèce que n'auraient pas reniées les X-Men. Jamais auparavant des questions politiques n'avaient été abordées aussi directement dans les pages d'un comic book de super-héros ; jamais une équipe n'avait été présentée dans la position d'un gouvernement au sein d'une continuité où elle ne pouvait pas être tyrannique ou malveillante.

Trois histoires avaient été entamées en 1993, 1994 et 1997, et continuèrent à avoir un impact durant « l'Âge Moderne ». La plus ancienne des trois concerne le « Legacy Virus », une pandémie n'affectant que les mutants en commençant par leur faire perdre le contrôle de leurs pouvoirs avant de causer leur mort. Créé par le scénariste Fabian Nicieza, alors la force créatrice majeure derrière les titres X-Men, il sert de métaphore évidente à l'inquiétude montante autour du virus du SIDA, dont les ravages au sein de la population américaine étaient de plus en plus médiatisés. Un vaccin ne fut trouvé que tardivement, lorsque le X-Man Colossus se sacrifia pour en créer une quantité suffisante pour sauver les infectés, dans un numéro d'Uncanny X-Men publié en 2001. La conséquence qu'eut la fin de cet arc narratif prolongé était qu'une nation de mutants fut créée, ces derniers ayant été mis en quarantaine sur l'île de Génosha, gouvernée par Magnéto. Nicieza avait prévu d'utiliser explicitement le VIH comme argument narratif en révélant que l'anti-héros éponyme du titre Nomad était séropositif ; pour des raisons éditoriales, l'idée fut abandonnée, peu de temps avant que Nicieza lui-même ne soit renvoyé de Marvel Comics.494 L'une de ses créations avait eu un succès inattendu dans les pages de la deuxième minisérie qui lui était consacrée, publiée en 1994. Conçu comme étant un antagoniste de l'équipe X-Force, Deadpool était un mercenaire fortement inspiré de Deathstroke, la némésis des Teen Titans, à l'exception d'un détail : il parlait beaucoup ; énormément, même. Une première minisérie montra son potentiel auprès des lecteurs, jouant sur l'archétype du mercenaire pas aussi insensible qu'il le laissait croire, ce que Deadpool : Sins of the Past renforça en révélant qu'il avait été victime des mêmes expériences que Wolverine. En 1997, il gagna sa propre série, qui captiva les lecteurs par l'absurdité des situations dans lesquelles se mettait Deadpool, et les fascina par le déluge incessant d'inepties qu'il prononçait. Cependant, à cet absurde répondait un sérieux sous-jacent, le personnage restant un mercenaire, un tueur au sang-froid, anxieux de s'améliorer mais apparemment condamné à ne jamais pouvoir échapper à son passé sanglant et ses pulsions meurtrières. Différents créateurs se succédèrent sur le titre, utilisant tous son absurdité et sa conscience d'être un

494 Ibid. 137 / 178 personnage de comic books pour critiquer les archétypes divers et variés du genre, à commencer par le ton sombre et sérieux des anti-héros, mais aussi les tendances à monologuer des différents protagonistes ; généralement, Deadpool pointait du doigt des absurdités inhérentes à tout personnage fictionnel, montrant ainsi que les héros étaient des êtres humains, donc imparfaits et parfois ridicules. Sans remettre en question le retour des héros « traditionnels » sur le devant de la scène, il servit à exprimer le fait que la lutte pour correspondre à leurs idéaux n'était pas toujours couronnée de succès. Thunderbolts #1 fut publié en avril 1997, en plein pendant que « Heroes Reborn » se révélait aux lecteurs. En remplacement du vide causé par l'absence des Avengers, une nouvelle équipe apparut sur le devant de la scène et captura le cœur du public : elle était composée de super-vilains déguisés. Reprenant l'idée explorée pour la première fois avec l'ajout d'Hawkeye, Scarlet Witch et Quicksilver dans le groupe mené par Captain America, le titre explora la psyché de vilains agissant en tant que héros. Là où l'ancien ennemi d'Iron Man et les deux mutants s'étaient sincèrement amendés, les membres des Thunderbolts avaient des attitudes plus ambiguës. Initialement, leur plan était de gagner la confiance du public pour profiter à terme des ressources des Avengers et du SHIELD pour conquérir le monde. Mais plusieurs des membres commencèrent à réellement vouloir devenir des héros. La rédemption est ainsi au centre du titre, ainsi que ce qu'est véritablement l'héroïsme lorsqu'un changement de costume suffit à tourner la page. En effet, si dans « l'Âge d'Argent » la repentance de Hawkeye, Scarlet Witch et Quicksilver était sincère, la majorité des Thunderbolts replongea dans le crime, montrant que les temps étaient devenus plus sombres que dans les années 1960, fantasmées « plus simples ».495

DC Comics publiait également un mélange d'histoires honorant le passé et expérimentant avec les créations existantes. À travers les pages de JLA, Grant Morrison montrait ce que la Justice League et ses membres avaient d'intemporel en les projetant dans un lointain futur. L'arc narratif « DC One Million » se répandit à travers les titres de la maison d'édition, chacun publiant un numéro 1 000 000 montrant de quelle manière les protagonistes pouvaient potentiellement exister au DCCCLIIIe496 siècle. Marc Waid, quant à lui, explora les fractures qui apparaissaient au sein du groupe : son arc narratif « Tower of Babel » en est l'exemple suprême. La League découvrit que Batman avait créé des plans de

495 Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 496 Il est impossible de savoir si Grant Morrison a volontairement placé son histoire au 853e siècle pour que l'écriture en chiffres romains forme les initiales de la maison d'édition ; mais connaissant l’auteur, c'est tout à fait probable. 138 / 178 secours pour se débarrasser de chacun des membres, s'ils s'avéraient être maléfiques. Il perdit ainsi la confiance de ses coéquipiers et fut expulsé du groupe. Dans les pages de JSA, la Justice Society of America fut réinventée comme une grande famille incorporant trois générations de héros : les super-héros de « l'Âge d'Or », leurs protégés et enfants (dont certains étaient apparus aussi tardivement que durant « l'Âge de Bronze ») et les jeunes successeurs de certaines figures emblématiques, créés pour l'occasion. Le titre fut pendant presque toute son existence écrit par Geoff Johns, qui apporta son immense connaissance de l'univers des personnages de la maison d'éditions et une justesse de ton due à l'inspiration qu'il tirait des évènements de sa propre vie pour écrire497. Des éléments plus progressistes furent également introduits. Depuis The Killing Joke, Barbara Gordon, anciennement Batgirl, était devenue paraplégique. Au cours de « l'Âge Sombre », une nouvelle identité fut développée pour elle, sans guérison miraculeuse : elle allait servir de soutien logistique à Batman et ses alliés en tant qu'Oracle. C'est à ce moment que l'aspect intellectuel du personnage fut mis en avant, avec l'établissement rétroactif du fait qu'elle était aussi intelligente que le Chevalier Noir. Elle s'associa à l'héroïne Black Canary sous la plume de Chuck Dixon pour former l'équipe des « », coordonnant les actions de celle-ci depuis son quartier général hautement informatisé. Sous la plume de Gail Simone, qui s'était fait connaître en publiant des articles sur le traitement violent des personnages féminins dans les comic books de super-héros sur internet, le duo réapparut sous une forme plus moderne. À Black Canary s'ajoutèrent Huntress et , toujours placées sous les ordres de Barbara Gordon. Durant cette période, Simone montra qu'il était parfaitement possible de reconstruire son identité après un accident privant quelqu'un de l'usage d'une partie de ses membres, et d'être une véritable héroïne sans sauter de toit en toit pour échanger des coups avec un vilain costumé, achevant le travail commencé par John Ostander en 1996 dans l'arc narratif « Oracle : Year One ». Pour la première fois, un personnage handicapé n'était pas défini par son invalidité, celle-ci était plutôt définie comme étant une partie de son identité et non pas un gimmick.498 Birds of Prey fut une innovation à un autre titre : pour la première fois, des personnages féminins étaient au centre d'un comic book sans être comparés à leurs collègues masculins. Gail Simone établit chacune des quatre héroïnes comme des protagonistes multidimensionnels avec une complexité équivalente à celle de n'importe quel super-héros de premier plan. Il m'est impossible de parler de ce comic book sans le qualifier de

497Comme la mort de sa jeune sœur, dont il recréa la personnalité dans le personnage de Stargirl. 498 C. FOSS, J. GRAY et Z. WHALEN, Disability in Comic Books and Graphic Narratives, op. cit. 139 / 178 profondément féministe, mais cela n'est pas dû à une vocalisation d'idées politiques mais au naturel avec lequel les personnages agissaient comme héroïnes, sans avoir besoin de justifier leur présence ou la pertinence d'une telle histoire.

Le tournant du millénaire montra que les personnages de DC Comics pouvaient traiter des thèmes hautement politiques : en continuant l'histoire commencée durant Contagion, Cataclysm vit Gotham frappée par un terrifiant séisme qui réduisit la ville en ruines. Batman et ses alliés vinrent en aide comme ils le pouvaient aux habitants et aux autorités, mais l'ampleur des dégâts poussa le gouvernement à déclarer que la ville était un no man's land et à l'isoler complètement du reste du territoire américain. Durant une année entière, le crossover éponyme montra comment les habitants survécurent, avec la police fonctionnant comme un gang pour protéger les citoyens, et plusieurs vilains aidant la population, comme Poison Ivy499 qui fit pousser de la nourriture dans les jardins publics. Batman disparut de la ville pendant que Bruce Wayne tentait d'obtenir de l'aide pour Gotham, et ne revint dans la narration qu'après plusieurs mois. Entretemps, la lutte quotidienne pour la survie de chacun fut au centre des différents titres publiés. Cette période vit l'apparition dans les comic books d'Harley Quinn, un personnage initialement créé pour l'immensément populaire série animée « Batman » et devenu une favorite des téléspectateurs, ce qui poussa à son intégration dans le médium. À la conclusion de l'histoire, après que Batman a réclamé une grande partie de la cité en s'imposant comme le gang le plus puissant (poussant plus loin que jamais son usage de la peur comme arme dans la lutte contre le crime) et que le Joker est revenu en même temps que le Chevalier Noir, le gouvernement américain céda à la pression populaire grandissante et réintégra Gotham dans le territoire américain. Lex Luthor reconstruisit la ville, apparemment par altruisme mais en réalité pour se l'accaparer ; Batman déjoua ses intentions mais la popularité de l'aide apportée par le millionnaire lui permit d'être élu Président des États-Unis. À la même époque, le mandat présidentiel de William Clinton se terminait et George W. Bush était annoncé comme étant candidat. Mettre comme autorité suprême des États-Unis un super-vilain notoire montre la méfiance ressentie par la population à l'égard de la classe politique. Les conséquences de cela furent apparentes dans le crossover Our Worlds At War publié en 2001 et qui vit la Terre devenir un champ de bataille cosmique. Les héros et vilains du monde durent s'allier pour repousser la menace, les États-Unis coordonnant la défense de

499Elle possède la capacité de manipuler les plantes, notamment en les faisant pousser à volonté. 140 / 178 la planète. L'ambiguïté des super-héros fut pointée du doigt lorsque Superman refusa initialement d'obéir aux ordres de Lex Luthor à cause du conflit traditionnel entre eux. Sa némésis lui demanda alors s'il pouvait se permettre d'ignorer les ordres de la plus haute autorité du pays en jugeant sa propre opinion supérieure ; Superman ne répondit pas, et se conforma au plan échafaudé par le Président. Cela est symptomatique de la transformation du personnage depuis ses premières aventures où il enfreignait la loi : il est aujourd'hui un symbole du patriotisme américain, au même titre que Captain America. Gotham Central fut une des dernières grandes expérimentations du début de « l'Âge Moderne ». Ecrit par , le titre suivit les membres de la police de Gotham et montra l'autre versant des aventures de Batman avec les conséquences qu'un combat avec un super-vilain a sur des « civils ». En parallèle, les conflits internes aux forces de l'ordre permirent à Brubaker de raconter des histoires intimistes, à travers la persécution que subit une policière publiquement révélée être lesbienne et la mort de son collègue des mains d'un officier corrompu qu'il tentait d'arrêter.

En 1998, Jim Lee avait rejoint DC Comics depuis Image Comics, apportant avec lui ses créations qu'il publiait sous la collection Wildstorm Comics. Il s'agissait d'une opportunité inespérée pour la maison d'édition, qui gagna à la fois un créateur extrêmement talentueux et admiré, mais aussi une collection dans laquelle publier des titres plus matures et libérés du poids du nom et de la continuité des héros emblématiques de l'éditeur.500 Le scénariste Warren Ellis continua son travail sur une équipe de personnages créée pendant « l'Âge Sombre » en la modifiant avec ses propres créations. The Authority suivait les aventures de héros prêts à tout pour assurer la sécurité du monde, y compris des assassinats. Ellis avait précédemment transformé les protagonistes peu originaux de Stormwatch en personnes moralement ambiguës placées sous les ordres d'un gouvernement américain peu scrupuleux. En écrivant cette nouvelle série, il continua à développer ses thèmes politiques, notamment la critique de l'attitude interventionniste des États-Unis. C'est ainsi que les membres de The Authority prirent le contrôle des États-Unis, dans un développement réminiscent de l'intrigue de Squadron Supreme. L'univers de Wildstorm était plus sombre que celui de DC Comics, avec des héros bien plus diversifiés et nuancés. Les analogues de Superman et Batman, Appolo et Midnighter, étaient le résultat de modifications génétiques pour créer des super-soldats. Les deux ont par ailleurs été révélés comme étant homosexuels et se marièrent dans les pages de

500 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 141 / 178

The Authority #29, dans ce qui fut le premier mariage homosexuel publié dans un comic book de super-héros, un an avant la première législation l'autorisant aux États-Unis. Ni l'un ni l'autre ne sont les premiers personnages ouvertement homosexuels du genre ; le mutant Northstar, membre de l'équipe canadienne Alpha Flight, fit cette révélation en 1992, confirmant des sous-entendus présents depuis le début l'écriture de la série Alpha Flight en 1983501. Il épousa son partenaire dans les pages d'Astonishing X-Men #51, publié en juin 2012, marquant le premier mariage homosexuel dans un comic book des deux Grands.502

L'apparition et la révélation de l'inclinaison sexuelle de Midnighter et Appolo eurent lieu en même temps que Renee Montoya était dévoilée comme étant lesbienne dans les pages de Gotham Central. Wildstorm n'avait pas la même visibilité que DC Comics ou Marvel Comics et Montoya n'était qu'un personnage secondaire tout d'abord de la série animée « Batman » puis des comic books du Chevalier Noir, mais il est remarquable que de telles choses aient pu avoir lieu de manière explicite dans les pages d'histoires de super-héros. Quels qu'aient été les assouplissements du Comic Book Code, sans créateurs prêts à mettre en avant l'existence d'une population homosexuelle et de la traiter d'une manière identique à des personnages hétérosexuels, voire en montrant le combat qu'elle mène, une telle chose n'aurait pas pu être possible. Le succès que ces histoires reçurent témoignait que la population était consciente des enjeux de la lutte de la reconnaissance de l'identité homosexuelle et du respect des auteurs à son égard.

En 2000 débuta chez Marvel Comics une initiative similaire mais à l'inspiration distincte. La maison d'édition créa une nouvelle collection de titres adaptant au monde moderne de façon plus réaliste ses personnages les plus emblématiques. Débutant avec Ultimate Spider-Man, on peut y voir une version mieux conçue et exécutée de « Heroes Reborn » parce que les titres étaient produits en interne et ne modifiaient pas de manière trop controversée les origines des personnages, mais opéraient plutôt à une modernisation des détails. C'est ainsi que Spider-Man gagna ses pouvoirs par une araignée génétiquement modifiée et se mit à travailler en tant que webmaster du Daily Bugle en parallèle de ses études. Iron Man ne fut pas blessé durant une guerre mais était condamné par une tumeur au cerveau503, choisissant de passer le reste de sa courte vie en tant que philanthrope et héros.

501L'homosexualité n'était plus reconnue comme maladie aux États-Unis que depuis 1990. 502 Matthew PUSTZ, Comic Books and American Cultural History, op. cit. 503Reflétant ainsi l'attention grandissante portée à la lutte contre le cancer. 142 / 178

Captain America ne fut pas ranimé avant le XXIe siècle et était montré comme bien plus nationaliste, à la limite du chauvinisme et de la xénophobie, que sa version classique. Thor était quant à lui initialement montré comme ayant ses pouvoirs grâce à une ceinture technologique, et ayant été interné lorsqu'il révéla sa véritable identité ; lorsque sa nature divine fut confirmée, il continua à se conduire de manière instable et en activiste politique de la cause écologique504. Quant aux Ultimates, la version des Avengers de cette réalité, ils furent utilisés comme armes de destruction massive par le gouvernement contre l'Irak.

Cela marqua l'un des premiers cas d'implication explicite de super-héros dans un conflit réel. Plusieurs décennies auparavant, Stan Lee avait refusé que Captain America soit envoyé par les scénaristes pour combattre au Vietnam. Les affrontements entre héros américains et soviétiques avaient été limités, et même lorsque la première guerre du Golfe eut lieu, les comic books n'y firent référence que de manière oblique à travers des dictateurs dont les pays servaient de base à des super-vilains. Avec l'intervention des États-Unis en Irak, ce tabou fut rompu : des héros renversèrent un gouvernement corrompu au Moyen- Orient dans JSA #54 et Flash Thompson505 perdit l'usage de ses jambes dans le conflit dans Amazing Spider-Man #574 publié en 2008, soit sept ans après le début de l'intervention américaine. Dans ces deux cas, cela reflète la perception négative grandissante que la population des États-Unis avait de cette ingérence dans les affaires intérieures d'un autre pays.

La ligne « Ultimate » fut extrêmement populaire, pour deux raisons. En ce qui concernait Ultimate Spider-Man, les lecteurs (re)trouvèrent un Tisseur jeune, au début de sa carrière et encore tourmenté par le poids de ses responsabilités et les affres de l'adolescence. Alors que dans la continuité normale, Peter Parker était marié et disposait d'un emploi stable, cette nouvelle version avait l'enthousiasme naïf de la jeunesse et était un bon point de départ pour de nouveaux lecteurs, familiers uniquement de nom avec le personnage. Pour les autres héros, l'intérêt venait de l'incertitude de ce qui pouvait se passer dans un univers plus « réaliste ». Sean Howe affirme que ce dernier terme signifie pour les lecteurs de comic books de super-héros (et donc pour les auteurs qui eux-mêmes avaient grandi en les lisant) que le pessimisme, la violence et les répercussions des actions prenaient le pas sur la transcendance des personnages506. À la différence de l'ultraviolence des anti-

504On peut ici faire le parallèle avec les actions extrêmement médiatisées de membre de l'ONG Green Peace. 505L'ami et ancien persécuteur de Peter Parker. 506 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 143 / 178 héros des années 1990, ces personnages réinventés étaient plus proches des protagonistes de The Authority en montrant la vision qu'avaient les créateurs des super-héros que notre monde moderne pourrait produire. Pour eux, le gouvernement récupèrerait ces personnages dotés de pouvoirs importants et en ferait des armes vivantes, si eux-mêmes n'utilisent pas d'abord ces capacités à des fins personnelles et sans retenue.

Le créateur d'Ultimate Spider-Man, , avait auparavant écrit pour Image Comics deux comic books similaires dans l'esprit à Gotham Central : Sam & Twitch et Powers. Les deux titres suivaient les aventures de policiers dans des univers héroïques et exploraient les archétypes narratifs à travers leurs yeux. Le ton cru fut repris par Bendis dans deux séries qu'il écrivit pour Marvel Comics, Alias et The Pulse. La première suivit Jessica Jones, une ancienne héroïne à la carrière extrêmement courte. Reconvertie en détective privée, les raisons de son abandon du costume sont révélées petit à petit en parallèle de ses enquêtes. La deuxième série tournait autour des responsables du supplément « super-héros » du Daily Bugle, dont Jones était la principale consultante par son savoir de première main de la communauté. Toutes deux portaient un regard terre-à-terre sur ce monde et les gens qui le peuplaient, mais sans le pessimisme de la ligne « Ultimate ». Mon interprétation est que cette dernière est l'ultime manifestation de la déconstruction pessimiste des super-héros commencée avec Marvelman : son caractère moins sombre et ses références aux éléments de l'actualité avaient causé son succès initial, mais il ne dura pas.

Le 11 septembre 2001 ne marqua pas de changement direct dans le ton des comic books de super-héros, malgré la réaction forte de tous les acteurs du milieu. DC Comics produisit deux volumes d'histoires d'hommages aux victimes et à tous ceux qui leur vinrent en aide, tandis que Marvel Comics montra l'impact de l'attentat sur les nombreux habitants costumés de New York. Avant d'explorer les ramifications de la « guerre contre la terreur » lancée par le Président G. W. Bush507, je vais évoquer Ex Machina, comic book publié au sein de la collection Wildstorm. Le seul héros de cet univers réussit à empêcher un des deux avions de s'écraser le 11 septembre 2001 et fut élu maire de New York grâce à la popularité ainsi gagnée. Le comic book explora les thèmes de la politique des États-Unis après les attentats, ainsi que la figure

507Aussi appelée « guerre contre le terrorisme », il s'agit du nom utilisé par le président G. W. Bush pour désigner entre autres choses l'intervention militaire en Irak après le 11 septembre 2001. 144 / 178 des hommes et femmes politiques comme sauveurs apparents mais forcés de compromettre leurs idéaux.508

DC Comics et Marvel Comics allaient collaborer en 2003 dans une histoire faisant se rencontrer la Justice League et les Avengers. Ecrit par Kurt Busiek, l'auteur de Marvels, Astro City et scénariste d'Avengers après « Heroes Reborn », JLA/Avengers emmena chaque équipe dans l'univers de l'autre et permit au scénariste de confronter les visions des super-héros de chaque maison d'édition. Ainsi, Flash fut pris pour un mutant et ne dut qu'à sa vitesse d'échapper sans blessure à la foule qui le poursuivit alors, tandis qu'en découvrant le musée consacré au Bolide dans la ville de Central City, Captain America remarqua que les héros de ce monde étaient adorés comme des dieux et se demanda s'ils n'avaient pas imposé leur règne à la population. Unissant finalement leurs forces pour affronter la véritable menace, le scientifique fou Krona, Superman et Captain America comparèrent leur vision du monde et partagèrent leurs doutes : l'Homme d'Acier craignait de faire trop et de devenir un tyran, la Sentinelle de la Liberté de ne pas en faire assez et d'être indigne de son rôle. L'histoire reflète de manière explicite le recul que les auteurs avaient depuis plusieurs années sur les différences entre le traitement des super-héros des deux maisons d'édition phares du genre. Les deux compagnies reflétaient ainsi deux attentes différentes des lecteurs : que leurs héros soient confrontés directement aux difficultés du monde moderne, ou qu'ils les transcendent.509

Après cette histoire, les choix éditoriaux des deux compagnies allaient diverger : les auteurs de DC Comics se concentreraient sur le mythe, l'évasion et l'ampleur des histoires ; les créateurs de Marvel Comics développeraient la psychologie de leurs personnages et les confronteraient à des dilemmes moraux.

Un créateur avait fait l'aller-retour entre les deux Grands : Grant Morrison. Ses travaux entre 2003 et 2006 pour chacune des deux maisons d'édition peuvent être vus comme une conclusion à cette phase initiale de créativité de « l'Âge Moderne ». Entre 2003 et 2004, il avait été chargé par Joe Quesada, devenu éditeur-en-chef en 2000, de prendre les rênes de X-Men et de revitaliser le titre. Il mit en place une critique du mythe mutant à travers une nouvelle génération de personnages. Ces derniers étaient les

508 Matthew PUSTZ, Comic Books and American Cultural History, op. cit. 509 Jason BAINBRIDGE, « ‘Worlds Within Worlds’: The Role of Superheroes in the Marvel and DC Universes », op. cit. 145 / 178

élèves de l'Institut Xavier, que Morrison avait transformé en une véritable école, et à travers laquelle il explora la manière dont des combattants et certains des êtres les plus puissants de la planète pouvaient influencer l'éducation de jeunes gens impressionnables. Sa période sur le titre se termina par la mort de Magnéto, dont le discours ne correspondait plus aux jeunes mutants qui avaient rejoint sa cause, attirés par son aura, mais aussi sur celle de Jean Grey, dont l'humanité commençait à disparaître face à des pouvoirs de plus en plus importants. Chez DC Comics, il décida de prendre sept personnages presque oubliés, de les revitaliser et de s'en servir pour explorer ce qui fait une équipe comme ce qui fait un héros. Seven Soldiers of Victory est ainsi remarquable en ce que l'équipe constituée de Zatanna, Klarion, une nouvelle Shining Knight, le monstre de Frankenstein, le nouveau Mr Miracle, Bulleteer et un nouveau Guardian, ne fut jamais réunie mais sauva le monde. Aucun des membres ne rencontra les autres, ni même ne fut conscient des actions de chacun. Tous incarnaient un aspect du super-héros : Zatanna réussit à surpasser son complexe d'infériorité envers ses anciens coéquipiers de la Justice League510 ; Klarion échappa aux carcans de sa société511 ; Shining Knight sauva un monde où elle était une complète étrangère512 ; le monstre de Frankenstein prouva que son apparence n'affectait pas ses idéaux513 ; Mr Miracle se sacrifia pour sauver le monde514 ; Bulleteer refusa le regard des autres sur elle-même515 ; Guardian montra que l'héroïsme dépendait aussi des autres516.

Chacune des maisons d'édition fut à partir de ce moment menée par la vision d'ensemble d'un créateur. Pour Marvel Comics, il s'agissait, et s'agit encore, de Brian Michael Bendis, l'auteur d'Ultimate Spider-Man et d'Alias. Son interprétation des super- héros fut centrale aux histoires majeures : les héros étaient mis face aux conséquences de

510Introduite à « l'Âge d'Argent », elle avait intégré la Justice League of America pour être remémorée comme membre pendant la période où la composition était loin de faire rêver les lecteurs. 511Il refusa de se conformer aux rites de passage de sa société et s'enfuit pour rejoindre le monde normal, étant confronté régulièrement aux attentes placées sur lui. 512Ystina était membre d'une proto-Table Ronde existant en -8000. Elle se retrouva projetée dans l'époque moderne par un trou dans l'espace-temps, en possession d'Excalibur et d'un cheval ailé. 513Ayant finalement adopté le nom de son créateur, Frankenstein s'était dédié à protéger la planète et la race humaine de toutes les menaces à leur égard. 514Shilo Norman, formé par Scott Free des New Gods, se livra à Darkseid pour assurer que le héros Aurakles puisse combattre une invasion de la Terre. 515Recouverte d'une peau métallique à la suite d'un accident, elle ne voulait pas être une héroïne, contrairement à ce que semblaient penser ceux qui la rencontraient. 516Durant les évènements qui conclurent l'histoire, il mena la population de Manhattan contre les envahisseurs extradimensionnels, ayant retrouvé foi en ses capacités grâce à son beau-père, son mentor et son épouse. 146 / 178 leurs actions et torturés par leurs choix moraux. On peut voir ainsi une continuation des premières histoires de « l'Âge d'Argent », avec les personnages d'Iron Man et de Spider-Man emblématiques de deux versants de cette approche narrative. Bendis commença par dissoudre les Avengers à cause des actions de Scarlet Witch, devenue folle et blâmant ses coéquipiers pour ses malheurs. Une nouvelle équipe fut formée, incorporant pour la première fois des personnages aussi populaires que le Tisseur et Wolverine. Peu de temps après, la nature de la réalité elle-même fut réécrite et les mutants devinrent l'espèce dominante, Magnéto à leur tête. Un groupe de héros, qui avaient conservé leurs souvenirs de l'état normal des choses, convainquit Scarlet Witch d'annuler ses actions. C'était en effet elle qui avait réalisé les souhaits de ceux dont elle était proche, à commencer par son père, modifiant ainsi la réalité. Avengers Disassembled et House of M517 peuvent être lus de plusieurs manières. Jeffrey Johnson fait dans son ouvrage le parallèle entre les actions de Wanda Maximoff et celles d'un terroriste. Dans les deux cas, il s'agit pour lui d'une attaque délibérée contre une institution établie par l'un de ses membres, qui échoue et nuit à la cause initialement défendue : Scarlet Witch fut internée et les mutants disparurent presque tous de la planète lorsque la réalité revient à la normale518. Plus prosaïquement, il est indéniable que l'ajout de personnages extrêmement populaires aux Avengers et la réduction du nombre de mutants pour permettre un retour à la métaphore minoritaire des X-Men viennent de décisions purement éditoriales.519 Les deux histoires étaient nées de la volonté de Bendis de changer profondément l'univers des comic books de Marvel Comics en déconstruisant deux de ses instituions : les Avengers et les X-Men. On peut y voir le reflet d'une remise en cause de la société et de la vision des États-Unis comme gardien infaillible du monde avec le début de l'échec de l'intervention en Irak.

L'une des histoires les plus médiatisées de ces dernières années est Civil War520. Le thème explicite est le conflit de valeurs entre donner plus d'importance à la sécurité ou à la liberté. Iron Man et Captain America s'opposèrent à la tête de groupes de héros partageant leurs convictions sur la question de l'enregistrement obligatoire des identités secrètes et des pouvoirs de tous les méta-humains après la mort de plus de six cents civils lors d'un affrontement entre super-héros et super-vilains. Steve Rogers refuse l'enregistrement au titre

517 Brian Michael BENDIS, Olivier COIPEL et Tim TOWNSEND, House of M, Marvel Comics, 2005. 518 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 519 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit. 520 Mark MILLAR, Steve MCNIVEN et Dexter VINES, Civil War, Marvel Comics, 2006. 147 / 178 de la violation des libertés individuelles qu'il constitue ; Tony Stark y voit un moyen d'empêcher des dérapages qu'il a lui-même connus. Le conflit ne s'arrêta qu'avec la reddition volontaire de Steve Rogers lorsqu'il se rendit compte que le combat entre les deux camps occasionnait des dégâts immenses, la raison-même de l'existence du fossé dans la communauté héroïque : son camp gagnait l'affrontement physique, mais perdait l'argument moral en recréant la situation ayant donné naissance à la loi. Le rapport avec la situation des États-Unis la même année est clair : les lois passées pour prévenir de nouveaux actes de terrorisme sur le territoire américain enflammaient l'opinion. La justification du gouvernement était qu'elles permettaient de prévenir des crimes semblables au 11 septembre 2001, mais elles étaient fortement critiquées comme étant liberticides. Durant les évènements de Civil War, Mr Fantastic construisit une prison dans la Negative Zone pour emprisonner les métahumains hors la loi, le tout sans aucune autorisation officielle. Le parallèle avec la prison de Guantanamo, et ses incarcérations sans procès de terroristes suspectés mais pas avérés, était volontaire de la part de Mark Millar, le scénariste de l'histoire.521

Peu de temps après, il fut révélé que nombre de personnages de l'univers Marvel Comics avaient été remplacés secrètement par les extraterrestres métamorphes Skrulls, qui révélèrent leur invasion au grand jour. Plusieurs équipes et relations furent ainsi brisées par la révélation que l'un des membres était un imposteur. Les héros et les vilains s'allièrent pour reconquérir leur planète, et , l'ancien Green Goblin, devint un héros national en abattant la reine ennemie, ce qui conduisit le Président à lui confier la tête du SHIELD. Il en utilisa les ressources pour poursuivre sa propre vendetta contre plusieurs héros, faisant passer ses alliés maléfiques pour des super-héros. Il chuta en tentant d'orchestrer un nouveau conflit qui lui aurait permis d'obtenir les pleins pouvoirs. Secret Invasion522 et Dark Reign représentèrent la paranoïa et l'absence complète de confiance dans le gouvernement qui étaient apparues avec la guerre contre le terrorisme et la révélation que George Bush avait menti sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak pour en justifier l'invasion. La découverte que plusieurs personnages de premier plan, à commencer par les Avengers Hank Pym et Spider-Woman, étaient des agents infiltrés d'une puissance hostile renvoyait directement à la peur des terroristes dormants au sein de la population. L'existence de groupes manipulant les évènements à leurs propres fins tout en travaillant au sein d'organisations officielles ou au poids important faisait écho aux théories

521 Sean HOWE, Marvel Comics, op. cit.; Matthew J. COSTELLO, Secret Identity Crisis, op. cit. 522 Brian Michael BENDIS, Leinil YU et Mark MORALES, Secret Invasion, Marvel Comics, 2008. 148 / 178 complotistes disant que George Bush aurait menti sur les raisons de la guerre en Irak pour permettre aux compagnies pétrolières américaines de conserver leurs intérêts dans la région. Dans les comic books, deux groupes secrets ont été révélés au public : les Illuminati, formés par le Professeur Xavier, Dr. Strange, Iron Man, Namor, Mr Fantastic et Black Bolt, le roi des Inhumans ; et la Cabale, composée de Norman Osborn, Victor von Doom, Loki, le gangster The Hood, Emma Frost et Namor. Les premiers furent indirectement responsables des évènements de Secret Invasion en attirant l'attention des Skrulls sur les métahumains de la Terre ; quant aux seconds, ils étaient la force motrice de Dark Reign.

Fear Itself523524 peut être vue comme concluant la tendance de cette décennie. Créée pour adresser la peur et l'anxiété qui imprégnaient la société américaine presque dix ans après les évènements du 11 septembre 2001, elle mit en scène les héros face à un dieu asgardien causant la peur à travers le globe. En refusant de céder à la peur, les super-héros menèreent la population face aux forces destructrices du Serpent et montrèrent leur détermination à protéger leurs semblables. Symboliquement, cet événement conclut la période où les héros remettaient en question leur rôle dans la société et fit écho à une volonté de tourner la page et de retrouver une fierté d'être américain.

De House of M à Fear Itself, un personnage pouvait incarner l'esprit des comic books de Marvel Comics : . Initialement le partenaire de Captain America durant « l'Âge d'Or », il avait été tué rétroactivement par Stan Lee et son absence d'amour pour ce genre de personnages. Ed Brubaker le ramena dans les pages de Captain America mais en tant qu'agent spécial au service de l'Union Soviétique durant la Guerre Froide, puis de l'oligarque qui avait récupéré un grand nombre d'armes secrètes de l'ex-régime communiste après son effondrement. Manipulé par de réguliers lavages de cerveau, il ne se souvint de qui il était que grâce à un Cosmic Cube, un artéfact permettant de manipuler la réalité. Lorsque Steve Rogers fut abattu sur les marches du tribunal à la conclusion de Civil War, c'est lui qui reprit le manteau de Captain America pour succéder à son mentor et ami dans une quête de rédemption et d'identité. Comme beaucoup de morts dans les comic books, celle de la Sentinelle de la Liberté originelle ne dura pas, mais elle permit d'établir ce qui faisait une icône. Comme je l'ai mentionné précédemment, il s'agissait d'idéaux pour lesquels le combat est permanente, l'effort lui-même devenant le symbole de l'héroïsme. Par rapport

523 et Stuart IMMONEN, Fear Itself, Marvel Comics, 2011. 524Le nom du crossover est tiré du premier discours d'investiture du Président Franklin Roosevelt prononcé en 1933. 149 / 178

à son mentor qui luttait pour continuer à incarner ces absolus, Bucky était imparfait et ne pouvait donc que tout faire pour tenter suivre son modèle. À la fin de Fear Itself, Steve Rogers revêtit à nouveau le costume de Captain America, marquant un retour à une période plus optimiste.

Le chef d'orchestre de DC Comics pendant cette période était Geoff Johns. Fort de son succès sur JSA, il avait ensuite revitalisé Flash avant de réussir un tour de force majeur, celui de ramener au goût du jour Green Lantern, l'un des plus grands héros de « l'Âge d'Argent » et de « l'Âge de Bronze », qui n'avait pas réellement bien vécu la transition aux époques suivantes. Il en fit de nouveau une franchise cosmique aux aventures fortement marquées par le poids de la continuité, mais surtout par un souffle d'héroïsme épique. Ses personnages surpassaient facilement leurs doutes pour affronter des menaces à l'ordre même de l'Univers. La description que je viens de donner de Green Lantern peut en réalité très bien s'appliquer aux comic books de DC Comics publiés sur la même période que celle exposée pour Marvel Comics. La seule exception à cette règle est Identity Crisis525, publié la même année qu'Avengers Disassembled et aux thèmes similaires. Il y est révélé que plusieurs années auparavant, la femme d'un des membres de la Justice League avait été violée par un super-vilain, Doctor Light, ayant découvert l'identité secrète de son époux, Elongated Man. Pour éviter qu'un tel incident ne se reproduise, les héros effacèrent la mémoire du vilain, affectant du même coup sa personnalité. Une procédure similaire fut appliquée à plusieurs reprises, et Batman lui-même y fut exposé lorsqu'il s'y opposa. À la conclusion de l'histoire, la communauté héroïque était profondément divisée par cette rupture de leurs idéaux et l'ex- épouse de Ray Palmer, le super-héros The Atom, était révélée être une meurtrière : là encore, nul n'était à l'abri, nul était digne de confiance, tout comme pour Avengers Disassembled.526

Avec Infinite Crisis527, Geoff Johns appliqua véritablement sa marque sur l'univers de DC Comics dans son ensemble. Les quatre personnages ayant survécu à l'effondrement du Multivers dans Crisis on Infinite Earths, le Superman de « l'Âge d'Or » et son épouse Lois Lane, le fils de Lex Luthor venant d'une réalité où le compas moral était inversé, et le

525 Brad MELTZER, Rags MORALES, Michael BAIR et Alex SINCLAIR, Identity Crisis, DC Comics, 2004. 526 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 527 Geoff JOHNS, Phil JIMENEZ, George PÉREZ, Ivan REIS et Joe BENNETT, Infinite Crisis, DC Comics, 2006. 150 / 178

Superboy de « notre » univers revinrent, avec la ferme intention de recréer une réalité « idéale ». Pour eux, l'Univers né de la fusion des réalités survivantes était fondamentalement imparfait, comme le prouvaient la mort de Superman face à Doomsday, celle de Jason Todd des mains du Joker ou encore la folie d'Hal Jordan. Superboy-Prime et Alexander Luthor avaient manipulé les évènements récents pour aboutir à une série de conflits leur permettant de remodeler la réalité. Il fallut l'alliance des deux Supermen pour les arrêter, au prix de la mort de Kal-L, l'Homme d'Acier de « l'Âge d'Or ». À la conclusion de l'histoire, les héros avaient retrouvé foi en eux-mêmes, et les trois Grands (Superman, Batman et Wonder Woman) décidèrent de prendre du temps pour se reconstruire et retrouver leurs racines. Le parallèle avec House of M est ici intéressant. Dans un cas comme dans l'autre, la validité-même de la réalité était remise en question. Mais les directions prises furent bien différentes : si Bendis s'en servit pour déstabiliser encore plus l'univers de Marvel Comics, Johns en fait une source de renouveau. En effet, l'histoire s'ouvrit par la mort de Ted Kord, le Blue Beetle de Justice League International, des mains de Maxwell Lord, le fondateur de l'équipe : les éléments les plus joyeux n'étaient pas à l'abri d'un retour violent à la réalité. Lord utilisa ses pouvoirs mentaux pour faire de Superman une arme à son service, et lâcha sur la communauté métahumaine des robots conçus sur les informations amassées par Batman pour les héros et les vilains ; Wonder Woman se vit forcer de le tuer pour l'arrêter.528 Et pourtant, à l'issue des évènements, les héros avaient retrouvé foi en eux-mêmes en voyant les dégâts qu'une fracture dans leurs rangs avait occasionnés. Un ton plus sombre avait certes été introduit, mais rien de comparable avec le pessimisme de « l'Âge Sombre » : les héros virent leurs convictions restaurées. Cela marque le désir de la population américaine de quitter le pessimisme et la morosité qui suivirent les attentats du 11 septembre 2001.

Si les comic books de la maison d'édition sautèrent une année en avant à l'issue d'Infinite Crisis, une série hebdomadaire appelée 52 combla le vide narratif. Parmi les apports de la série, on peut compter le passage du manteau de Question à Renee Montoya ; la mort d'Elongated Man, un autre membre de l'insouciante Justice League International ; ou encore la réintroduction de Batwoman. Ce dernier point mérite que je m'y arrête. En effet, Kate Kane avait été introduite à la fin de « l'Âge d'Or » comme intérêt amoureux pour Batman avant de disparaître entièrement de la continuité. Cette nouvelle version garda un

528 Jeffrey K. JOHNSON, Super-History, op. cit. 151 / 178 lien avec le Chevalier Noir en ce qu'elle était sa cousine. Mais elle était surtout l'ancienne amante de Montoya, faisant d'elle l'une des premières super-héroïnes lesbiennes de premier plan, continuant l'effort d'intégration de personnages homosexuels forts commencé au début de la décennie. L'année suivante vit un succès surprise529 en la forme de Sinestro Corps War, un crossover centré autour du mythe de Green Lantern que Johns était en train de complètement réécrire. Une véritable guerre contre la terreur eut lieu lorsqu'un groupe de criminels intergalactiques530, utilisant l'énergie de la peur de la même manière que le Green Lantern Corps maîtrisait celle de la volonté, tenta d'envahir la Terre. Continuant à suivre la formule développée dans Infinite Crisis, Johns mit les héros dans une situation de plus en plus désespérée avant de leur donner la victoire sans que leurs convictions profondes ne soient remises en question531. Si la morale du crossover précédent avait été qu'il ne servait à rien de vouloir détruire une situation imparfaite pour tenter d'imposer un idéal, le risque d'aboutir à une situation pire encore étant trop gros, la leçon était ici plus incertaine. En effet, pour remporter la victoire, le Green Lantern Corps se vit autorisé à tuer pour la première fois, approuvant l'usage par les héros d'un type de comportement jusqu'ici uniquement associé aux vilains et aux personnages moralement très ambigus. Certes, seuls quelques personnages bien particuliers utilisaient la force létale ; mais le précédent avait été établi. La question de l'usage de la peine de mort pour répondre aux actes de terrorisme avait déjà été posée depuis plusieurs années mais restait vivement débattues. Le fait que le Green Lantern Corps, explicitement décrit comme étant une force de maintien de l'ordre au service de la justice, tue des criminels tirant leurs pouvoirs de la terreur, en est un parallèle clair.

Final Crisis532 marqua une forme d'interlude dans la direction établie par Geoff Johns : le maître d'œuvre du crossover était en effet Grant Morrison. Ce dernier raconta comment le mal gagna, et la lutte désespérée des héros pour y résister. Seul Superman y parvint, surpassant sa propre identité pour devenir l'essence-même de son rôle. Comme souvent avec le scénariste, le métatexte était presque plus important que l'histoire elle-même, et il s'intéressa ici à la fin de l'Univers DC Comics dans son ensemble, à la fin de tout, et

529 Paul LEVITZ, 75 Years of DC Comics, op. cit. 530 Geoff JOHNS et Ethan VAN SCIVER, The Sinestro Corps War, Prologue: The Second Rebirth, DC Comics, coll. « Green Lantern: Sinestro Corps Special », 2007. 531 Geoff JOHNS, Ivan REIS et Ethan VAN SCIVER, Sinestro Corps War (Part XI) - Birth of the BLack Lantern, DC Comics, coll. « Green Lantern vol 4 », n° 25, 2008. 532 Grant MORRISON et J. G. JONES, Final Crisis, DC Comics, 2008. 152 / 178 comment la confusion de cet ensemble formait une cohésion organique via ses fins et commencements. On peut y voir une lettre d'amour de la part d'un lecteur ayant grandi avec les contradictions et incohérences des différentes interprétations et des multiples modifications apportées à un univers fictionnel bien-aimé. C'est en tout cas dans cette optique que Morrison lui-même en parle533.

Geoff Johns continua son exploration de l'histoire du genre dans les pages de Blackest Night534 qui vit revenir sous forme de zombis la totalité des personnages décédés de la maison d'édition, héroïques ou néfastes, civils ou costumés. En examinant la nature de la mort dans les comic books, il poussa à réfléchir sur le retour de certains personnages de premier ordre d'entre les morts, comme Superman, Flash ou encore Animal Man. Véritable ode à la continuité de DC Comics, témoigna du désir des auteurs de réexaminer sous un autre jour certains des évènements marquants de l'histoire des personnages avec lesquels ils avaient grandi. C'est ainsi que quelques années auparavant, la mort de Jason Todd dans les pages de « A Death in the Family » avait été réexaminée à travers l'arc narratif « Under the Hood » qui vit l'ancien Robin revenir se venger de son mentor pour ne pas avoir puni le Joker. De la même manière que Bucky était devenu un antagoniste puis un allié problématique pour Captain America, Todd, sous sa nouvelle identité de Red Hood, resta une épine dans le pied du Chevalier Noir. Deux des trois personnages de comic books dont on pensait qu'ils seraient les seuls à rester morts étaient donc revenus à la vie. À ce jour, seul Ben Parker, l'oncle de Spider- Man, repose paisiblement dans sa tombe. Mais avec la fascination des auteurs pour changer les conventions et les a priori du genre, cela ne saurait plus durer longtemps. La réécriture permanente du passé fait partie de la fiction depuis longtemps, avec les genres des uchronies ; la réécriture du passé d'un univers fictif fait partie intégrale du processus créatif. Lorsque de multiples auteurs se succèdent sur un même univers, il est normal qu'ils tentent d'y apposer leur marque à travers des histoires qui leur parlent.

533 Matt BRADY, Grant Morrison: Final Crisis Exit Interview, Part 1 | Newsarama.com, http://www.newsarama.com/2053-grant-morrison-final-crisis-exit-interview-part-1.html, con- sult? le 22 août 2016; Matt BRADY, Grant Morrison: Final Crisis Exit Interview, Part 2 | Newsarama.com, http://www.newsarama.com/2117-grant-morrison-final-crisis-exit-interview- part-2.html, consult? le 22 août 2016. 534 Geoff JOHNS, Ivan REIS, Joe PRADO et Oclair ALBERT, Blackest Night, DC Comics, 2010. 153 / 178

En effet, les années les plus récentes donnèrent lieu à certains des changements les plus notables par leurs causes. Avec le succès des différents films et séries télévisées basés sur les aventures de divers protagonistes des comic books, ainsi que la prise d'importance d'internet, les super-héros se modifièrent radicalement. En 2002, DC Comics avait arrêté de publier les lettres des lecteurs à la fin des numéros, préférant l'interactivité des forums en ligne. De manière extrêmement intéressante, Marvel Comics continua la pratique, jugeant sûrement que demander du courrier aux lecteurs renforcerait le sentiment de communauté qui était au centre de la réputation de la compagnie depuis les premiers éditoriaux de Stan Lee. Cette interactivité grandissante entre créateurs et lecteurs fut au cœur des récentes décisions éditoriales de DC Comics. En effet, la continuité des titres avait encore été modifiée en 2011 après un crossover intitulé Flashpoint535 qui vit le Flash de « l'Âge d'Argent », Barry Allen, ramené parmi les vivants durant Final Crisis, remonter dans le temps et changer la réalité. Éditorialement, cela permit d'intégrer les personnages de Wildstorm et Vertigo dans l'univers des titres plus classiques de la maison d'édition, ainsi que de mettre à jour une fois de plus les héros. Mais plus que les changements apportés aux personnages, pour la plupart minimes, c'est sur la réaction qu'ils engendrèrent que je vais me pencher. Le reproche majeur qui fut adressé aux scénaristes n'était pas qu'ils aient modifié tel ou tel élément du passé ou de l'histoire d'un protagoniste ou d'un autre, mais qu'ils se soient débarrassés d'une histoire commune entre les différents titres qui couvrait plus de vingt-cinq ans et avait attiré de nouveaux lecteurs pendant plus d'une génération. L'intégration des personnages de « l'Âge d'Or » dans le même univers que leurs successeurs avait ainsi été annulée et les années passées à voir mûrir les protagonistes de différents titres se voyaient effacées au profit d'un passé parfois confus quant aux évènements ayant été conservés. Tout récemment, DC Comics commença le processus de réintégration des éléments supprimés, ayant reconnu que l'attrait de leurs personnages venait de leur histoire partagée avec les lecteurs. Les personnages ont beau être immortels et reconnaissables, trop modifier certains éléments pour attirer de nouveaux lecteurs revient à s'exposer au risque de les dénaturer. Depuis la fin de « l'Âge Sombre », l'univers de DC Comics est partagé, tant entre les différentes générations de héros qu'entre les auteurs et les lecteurs. La cohabitation de plusieurs générations de personnages mais aussi de publics est au centre du processus créatif

535 Geoff JOHNS, Andy KUBERT et Sandra HOPE,{Bibliography} , DC Comics, 2011. 154 / 178 de la compagnie, qui semble miser sur sa réputation et l'historique de ses titres plutôt que sur des histoires particulièrement innovantes. Ayant vu des personnages grandir en même temps qu'eux, au sens où leurs histoires se remplissaient en même temps, les lecteurs vivent de manière organique tout changement majeur dans ce passé partagé, et c'est ce dont DC Comics s'est rendu compte avec les réactions aux modifications apportées après Flashpoint.

Cette tendance se retrouve également chez Marvel Comics. En effet, les comic books publiés après 2012 et les deux crossovers Avengers vs X-Men d'une part et Thanos Imperative d'autre part manquaient de visions directrices. Brian Michael Bendis avait en effet choisi d'arrêter d'écrire les titres principaux de la maison d'édition, et Dan Abnett avait quant à lui conclu sa vaste réimagination des aspects les plus cosmiques des inventions de la compagnie en une forme de champ de bataille. Cependant, une tendance est depuis apparue : créer un véritable héritage super- héroïque. C'est ainsi que plusieurs jeunes héros firent leur apparition sous des identités de personnages fermement établis : un nouveau Nova536 qui avait tout à apprendre de ses pouvoirs et responsabilités ; un jeune Spider-Man afro-américain importé de l'univers Ultimate après la conclusion de celui-ci et dans lequel il avait continué le rôle de Peter Parker après la mort de ce dernier ; une Ms. Marvel membre des Inhumans et l'une des premières héroïnes musulmanes ; et un Hulk d'origine asiatique. Des versions adolescentes des cinq X- Men d'origine avaient également été amenées dans le présent peu après leur intégration dans l'équipe du Professeur Xavier, en tout cas de leur point de vue. En parallèle de cela, Carol Danvers a assumé le rôle et le nom de Captain Marvel et est en train de devenir une icône féministe capable de rivaliser avec Wonder Woman. Toutes deux sont des femmes fortes, des guerrières, capables de tenir tête aux plus prestigieux des héros tant dans un affrontement que dans les prises de décision. Elle est actuellement engagée dans un conflit idéologique avec Iron Man dans « Civil War II », prenant symboliquement la place que Tony Stark occupait dans l'histoire originelle comme partisane de la sécurité ; ou plutôt de l'action préventive dans le cas présent. La nouvelle Captain Marvel est avec Batwoman et un symbole extrêmement positif des changements sociétaux que reflètent les comic books de super- héros. Toutes trois sont des personnages féminins forts, les égales des héros masculins et ont été transformées par les scénaristes de prétexte à un costume moulant et révélateur ou d'intérêt amoureux unidimensionnel en héroïnes de premier plan sans que cela ne cause de

536L'original était apparu en 1976 et était mort en 2011. 155 / 178 débats. Depuis l'apparition de Wonder Woman et la polémique que ses aventures avaient déclenchée, l'existence de ce type de personnages féminins n'est plus problématique. Elle est même à présent une partie indispensable du genre. Une surprise créative de « l'Âge Moderne » pour Marvel Comics reste Deadpool, dont les aventures déjantées mais profondément mélancoliques ont su résonner chez les lecteurs au fil des incarnations du personnage. Un vrai désir de légèreté et d'optimisme est devenu apparent en cette période de crise économique, à tel point qu'un titre centré sur Squirrel-Girl, une héroïne pour le moins particulière puisqu'elle est dans la diégèse elle- même une admiratrice des comic books et a terrassé les êtres les plus puissants de l'Univers. Le titre qui lui est consacré est une véritable bouffée d'air frais parmi les histoires de héros torturés de la compagnie. Deux innovations impressionnantes sont l'intégration dans la diégèse des réactions des lecteurs à certains changements. Ainsi, lorsque Sam Wilson fut annoncé comme étant le nouveau successeur de Steve Rogers au rôle de Captain America, de nombreux fans critiquèrent cette décision. Les scénaristes décidèrent en réaction de créer la tendance twitter sarcastique #givebacktheshield. De même, après la révélation qu'une femme allait manier le marteau de Thor, les spéculations sur son identité allèrent bon trait, et furent reflétées par la quête du fils d'Odin de son successeur et la liste dont il rayait les noms537. Il est notable que les deux scénaristes responsables, Jason Aaron sur Thor et Rick Remender sur Captain America, ont décrit le processus de transformation des personnages comme étant organique. Pour eux, il n'était pas question de mettre en avant un Thor féminin538 ou un Captain America afro-américain539 pour remplir des quotas : c'étaient des conséquences logiques de l'histoire des héros et de leurs adjuvants. Que l'on en arrive à un stade où les auteurs reflètent les différentes facettes de la société au sein de leur titre sans que cela ne soit forcé est extrêmement révélateur de la manière dont les comic books et la société elle-même ont évolué : il n'y plus de tabous à représenter et à mettre la diversité de la population des États-Unis.

537Comme expliqué précédemment, celui en est digne peut soulever le marteau et avoir les pouvoirs de Thor, ce dernier terme étant un titre. Jane Foster prit possession du marteau après que le fils d'Odin, son porteur habituel, s'en avéra indigne. 538 Jason AARON et Russell DAUTERMAN, The Woman Beneath The Mask, Marvel Comics, coll. « Thor vol 4 », n° 8, 2015. 539 Dave RICHARDS, Remender Discusses Redefining a Legend In « All-New Captain America » | , http://www.comicbookresources.com/?page=article&id=54167, con- sult? le 22 août 2016. 156 / 178

Par ailleurs, le dialogue avec les lecteurs engagé indirectement dans les pages de leurs titres peut paraître anodin, mais montre que les liens entre les comic books et la société n'ont jamais été aussi serrés.

À la fin de cet « Âge », ni DC Comics ni Marvel Comics ne semblent vraiment savoir dans quelle direction se diriger. Les plus grands succès des deux maisons d'édition sur cette période étaient des hommages à la continuité des différents personnages, et ne faisaient que construire sur des histoires devenues des classiques. Il est notable que l'une des dernières créations originales du genre soit apparue durant les années 1990, à savoir Deadpool. Et même là, on peut argumenter qu'il ne s'agit que d'une variation sur le personnage de Deathstroke, créé dans les années 1980. Les deux compagnies ont fait des choix similaires, bien qu'à des moments différents. Ainsi, Marvel Comics a dès 2002 cessé de prétendre suivre les règles du Comic Book Code et s'en est retiré complètement. DC Comics en a fait de même en 2011, bien qu'ayant publié une quantité croissante de titres sans son approbation à travers les collections Wildstorm et Vertigo. Mais cette libération du carcan hérité des années 1950 n'a pas été synonyme d'explosion créative. Les super-héros restent un potentiel majeur d'histoires, mais l'industrie ne s'est pas encore remise de sa contraction à la fin du millénaire. Si reconstruire le mythe du super-héros après sa déconstruction volontaire et involontaire durant « l'Âge Sombre » est primordial, il n'en reste pas moins inquiétant qu'aucune création nouvelle ne soit apparue depuis presque trois décennies. Certes, de nouvelles versions d'anciens personnages ont fait leur apparition. Mais elles sont liées à l'histoire de leurs prédécesseurs. Après avoir tenté de copier l'iconographie et les dynamiques des films adaptés de leurs personnages, les deux Grands se tournent à nouveau vers le public de lecteurs fidèles pour tenter de faire ce que les « Âges » de « Bronze » et « Moderne » ont su faire : réinventer des recettes qui fonctionnent.

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Conclusion : « Up! Up! And Away! »540

Les comic books de super-héros sont indéniablement devenus une institution culturelle aux États-Unis. Il est remarquable que le genre ait persisté aussi longtemps au travers de tant de crises, qu'elles soient liées au médium ou à la société en général.

Initialement apparus en plein cœur de la plus grande de remise en question que connurent les États-Unis, à savoir la Grande Dépression, les super-héros étaient des créations profondément optimistes. Quelles qu'aient été leur origines, mélange d'influences des pulps et des mythologies classiques, message politique ou même juste plagiat de succès existants, ils avaient su résonner dans l'imaginaire collectif par la légèreté de leurs aventures et l'abandon dont ils faisaient preuve. Ils ont failli disparaître à la fin des années 1950, mais ont survécu parce que les créateurs ont réussi à s'adapter aux demandes du public et à continuer de le faire rêver. La nature de ce rêve avait changé, certes, mais pas la capacité des héros à le faire vivre. Qu'il s'agisse d'un désir de justice ou juste d'une vie paisible et casanière, les héros ont reflété l'idéal à atteindre pour beaucoup d'américains.

Mais une fois leur place dans l'imaginaire collectif assurée, leur fonction a changé. Au début des années 1960, les super-héros étaient une partie inamovible du paysage imaginaire collectif. Ils pouvaient se permettre de traiter de problèmes sociétaux et de fournir au public ce qu'il demandait en dehors d'un sens de satisfaction : une expression de l'incertitude profonde quant à la nature de la société. Les nouveaux personnages qui émergèrent pendant les années 1960 n'avaient pas la même origine que leurs prédécesseurs, ils n'avaient pas pour but de rassurer, de montrer qu'il existait des forces capables de protéger ceux que tous semblaient avoir abandonnés. Stan Lee, Jack Kirby, Steve Ditko et les autres créateurs de la première heure des comic books de Marvel Comics ont senti un besoin chez le public et y ont répondu. On peut certes y voir un indéniable geste mercantile, une volonté de surfer sur une mode comme la maison d'édition le faisait depuis plus de dix ans. Mais le succès de ces personnages d'un nouveau genre

540 Cette phrase, quasiment impossible à traduire littéralement en français, et dont l'équivalent serait « Plus haut ! Plus haut ! Plus loin ! », est devenue emblématique de Superman après son apparition dans les courts-métrages consacrés au personnage en 1948.

158 / 178 montre qu'ils avaient parfaitement cerné le désir des lecteurs. Ces derniers voulaient une vocalisation de leurs doutes et de leurs incertitudes, la reconnaissance qu'il était normal de ne pas être parfait et irréprochable.

L'arrivée dans l'industrie de jeunes auteurs ayant grandi avec tous ces personnages révolutionna les histoires racontées. Ces nouveaux créateurs commencèrent à narrer des histoires qu'eux-mêmes auraient aimé lire, écrivant sur des problèmes de société auxquels ils étaient quotidiennement confrontés. N'ayant pas connu personnellement la crainte de voir leurs créations censurées par le gouvernement ou le besoin de respecter une forme de conformisme assurant ventes et approbation des histoires, ils commencèrent à repousser les limites de ce qui avait été fait jusqu'ici. Les super-héros et leurs antagonistes devinrent entre leurs mains des porte-paroles et des métaphores pour traiter de sujets tels que le racisme ou l'écologisme. En parallèle, ils expérimentèrent avec les limites du genre et du médium pour donner à des personnages tels que Mar-Vell ou encore Luke Cage une importance au-delà de leurs créations mercantiles. Plusieurs auteurs apposèrent ainsi leur marque sur le genre par leurs histoires au ton complètement décalé par rapport à leur époque. En écrivant ce travail, je me suis rendu compte que la réflexion des créateurs sur le médium et le genre au sein duquel ils écrivaient, était arrivée tôt dans son histoire. En effet, à peine plus de vingt ans après l'apparition de Superman, Dennis O'Neil et Neal Adams confrontaient directement des super-héros de premier plan aux problèmes de la société américaine. Superman dans ses premières apparitions corrigeait les maux de son temps sans aucun aléa moral ; Green Lantern et Green Arrow furent mis face à leurs propres échecs. Seul un tiers de l'histoire du médium fut consacré à établir des bases et mettre en place des archétypes : le reste consiste en une remise en question permanente de la pertinence des personnages dans de nouveaux contextes.

Les soixante ans les plus récents de l'existence des super-héros ont ainsi vu leurs transformations en vengeurs sociaux, agents du conformisme, marginaux rejetés et enfin en idéaux faillibles mais incorruptibles. Plus le genre avançait en âge, plus ses propres problèmes s'ajoutaient à ceux de la société. En effet, les super-héros restaient un moyen d'exprimer des opinions politiques et de mettre en avant des enjeux sociaux, ce qu'on voit par exemple avec la remise en question de la capacité des forces de l'ordre à assurer la sécurité des citoyens américains et la nécessité d'individus capables de suppléer aux organisations étatiques.

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Mais par ailleurs, les créateurs se retrouvèrent à buter contre les limites imposées par le poids de l'histoire de chaque personnage. Face aux restrictions de la continuité, ils prirent leur indépendance des grandes maisons d'édition et commencèrent à raconter leurs propres histoires, variant volontairement les codes des super-héros. Ces derniers étaient devenus, à travers leurs adaptations de plus en plus nombreuses, des icônes intouchables et les tentatives de réinventions dans les pages des comic books n'avaient pas abouti. Les lecteurs ne voulaient pas tant voir leurs héros être déconstruits, mais comme auparavant être des parangons confrontés aux problèmes actuels. À terme, quand bien même les différents idéaux pouvaient se retrouver en conflit, aucun n'était invalidé.

Les super-héros étaient devenus des références de perfection que l'on ne pouvait remettre en question. La période qui en vit la déconstruction avait eu pour conséquence une forte demande pour des histoires les présentant sous un jour positif et optimiste rappelant leurs premières aventures. Si les super-héros ont survécu tout ce temps, ce n'est donc pas en se modifiant pour correspondre aux goûts du jour, pas sur le long terme en tout cas. Cosmétiquement, les détails de leurs origines et de leurs histoires changeaient, mais leur fond, celui de personnages positifs et porteurs d'idéaux, est resté le même.

Il est absolument remarquable que des héros résonnant autant dans l'imaginaire collectif soient apparus en si peu temps, à peine 30 ans sur plus de 75 ans d'existence du genre, mais leur longévité l'est moins quand on considère le besoin d'idéaux auxquels se mesurer et se référer pour se rassurer. Stan Lee avait dit créer une mythologie pour l'époque moderne, et je pense pouvoir dire que lui et ses collègues ont réussi. Les super-héros n'expliquent pas l'origine du monde, son fonctionnement et ne sont pas les éléments d'un passé mythique, à la différence des mythes antiques. Ils sont des émanations d'un présent sans cesse renouvelé. Ils incarnent des modèles de conduite, des compas moraux dont les vacillations rappellent en permanence qu'ils représentent une perfection atteignable.541

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Annexe 1 : Glossaire des noms fictifs et alias récurrents

Aquaman : Arthur Curry Junior

Animal Man : Buddy Baker

Angel : Warren Worthington III

Avengers : Héros les Plus Puissants de la Terre

Batgirl : Barbara Gordon, Oracle

Batman : Bruce Wayne, Chevalier Noir

Batwoman : Kate Kane

Beast : Henry « Hank » McCoy

Ben Grimm : The Thing

Black Panther : T'Challa

Blue Beetle : Ted Kord

Captain America : Steve Rogers, Sentinelle de la Liberté

Captain Marvel (Marvel) : Mar-Vell

Captain Marvel (Fawcett) : Billy Batson, le Mortel le Plus Puissant du Monde

Captain Marvel Junior : Freddy Freeman

Catwoman : Selina Kyle

Charles Xavier : Professeur Xavier

Cyclops : Scott Summers

Daredevil : Matthew "Matt" Murdock, l'Homme Sans Peur

Doc Savage : Clark Savage Junior

Doctor Fate : Kent Nelson, Nabu

Doctor Strange : Stephen Strange

Falcon : Sam Wilson

Fantastic Four : première famille de Marvel

Flash (Âge d’Or) : Jay Garrick

Flash (Âge d’Argent) : Bartholomew Henry "Barry" Allen, Bolide Ecarlate

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Galactus : Dévoreur de Mondes

Ghost Rider : Johnny Blaze

Gotham : ville où sévissent Batman, ses alliés et ses antagonistes

Green Arrow : Oliver Queen

Green Goblin : Norman Osborn

Green Lantern (Âge d’Or) :

Green Lantern (Âge d’Argent) : Hal Jordan

Green Lantern (Âge de Bronze) : John Stewart

Hank Pym : Ant-Man, Giant-Man, Yellowjacket

Hawkman : Carter Hall

Hourman : Rex Tyler

Iceman : Robert “Bobby” Drake

Iron Fist : Danny Rand

Iron Man : Tony Stark

Jason Todd : Robin, Red Hood

Jean Grey : Marvel Girl, Phoenix, Dark Phoenix

Johnny Storm : Human Torch

Joker : Clown Prince of Crime

Kandor : cité kryptonienne miniaturisée

Kid Flash : Wallace Rudolph « Wally » West

Martian Manhunter : J’onn J’onnz

Mary Marvel : Mary Batson

Metropolis : ville d’attache de Superman

Monica Rambeau : Captain Marvel

Ms. Marvel : Carol Danvers, Captain Marvel

Pinguin : Oswald Cobblepot

Plastic Man : Patrick "Eel" O'Brian

Punisher : Frank Castle

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Reed Richards : Mr Fantastic

Richard "Dick" Grayson : Robin, Nightwing

Sandman : Wesley Dodds

Scarlet Witch : Wanda Maximoff

Spectre : Jim Corrigan

Speedy : Roy Harper

Spider-Man : Peter Parker, Tisseur

Sue Storm : Invisible Girl, Invisible Woman

Superman : l’Homme d'Acier, Kal-L, Clark Kent, Dernier Fils de Krypton

Supergirl : Kara Zor-L

Swamp Thing : Alec Holland

Tarzan : John Clayton

The Atom (Âge d’Or) : Al Pratt

The Atom (Âge d’Argent) : Ray Palmer

The Hulk : Bruce Banner

The Shadow : Kent Allard, Lamont Cranston

The Wasp : Janet Van Dyne

Thor : Donald Blake, dieu du tonnerre

Two-Face : Harvey Dent

Wonder Woman : Diana Prince

Wonder Girl : Donna Troy

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Table des matières

Table des matières Remerciements ...... 5 Introduction : « Au commencement était le mot » ...... 6 I. Là-haut dans le ciel ! Regardez ! C'est un livre ! C'est un cartoon ! C'est un comic book ! Apparition et premières formes du super-héros dans les comic books ...... 14 A. Gilgamesh à Tarzan : des épopées et autres sagas aux pulps de « l'Âge de Platine » (- 2000 - 1938) ...... 14 B. « L'Âge d'Or » : les premiers super-héros, vengeurs masqués puis super-patriotes (1938-1958) ...... 27 II. « Nanananananana ! Super-héros ! Nanananananana ! Super-héros ! » Nouveaux archétypes et ancrage du genre dans l'actualité ...... 55 A. De l'homme le plus rapide du monde à l'irruption de la réalité : « l'Âge d'Argent » des super-héros (1958-1970) ...... 55 B. De la mort de Gwen Stacy à la première Crise de la continuité : « l'Âge de Bronze » des super-héros (1970-1985) ...... 84 III. « No more heroes » : déconstruction(s) et reconstruction(?) du genre ...... 110 A. Nouveaux visages, mêmes masques : la rupture du cadre super-héroïque (1985- 1998) ...... 110 B. Comment des légendes survivent-elles à la confrontation avec la réalité ? « L'Âge Moderne » et ses incertitudes (1998-?) ...... 134 Conclusion : « Up! Up! And Away! » ...... 158 Bibliographie ...... 161 Sources ...... 163 Annexe 1 : Glossaire des noms fictifs et alias récurrents ...... 174 Table des matières ...... 177

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Résumé

Les super-héros existent depuis bientôt 80 ans et leur place dans l’imaginaire collectif n’a pas diminué depuis l’époque où les comic books dans lesquels ils apparaissaient se vendaient à des millions d’exemplaires. Au fil des décennies, ils ont cependant muté pour s’adapter aux changements de la société, en particulier américaine. Etant une forme de littérature po- pulaire, il est en effet vital pour eux de rester toujours à la pointe de la modernité. Ce travail examine en parallèle l’évolution du genre et celle de la vie et des mœurs outre-Atlantique. En passant par les affres de la censure pendant l’époque du maccarthysme ou l’euphorie de la bulle spéculative des années 1990, je m’intéresse aux mutations et permanences de ces personnages colorés et énergiques qui continuent de fasciner les foules.

Mots-clés : super-héros, comic books, Marvel Comics, DC Comics, société américaine

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