LOUIS DE ROHAN, le cardinal « collier »

ÉRIC DE HAYNIN

LOUIS DE ROHAN le cardinal « collier »

PERRIN Librairie Académique Perrin, 1997. ISBN 2.262.01277.6 Introduction

Le est généralement présenté comme un prélat dégénéré et stupide, sinon malhonnête, qui, par sa faute, aurait contribué à l'effondrement de la monarchie et à la haine de l'opinion publique pour Marie-Antoinette. Il est de ces personnages historiques dont la vie et l'œuvre auront été résumés en un seul épisode de leur existence, en l'occurrence l'affaire du Collier de la reine. C'est pour corri- ger cette vue réductrice que nous avons écrit cette bio- graphie. Mais rappelons en quelques mots l'affaire. En 1785, le cardinal de Rohan est arrêté dans la galerie des Glaces de Versailles. Le roi vient d'apprendre que ce prélat a commandé auprès des bijoutiers de la Couronne un fabu- leux collier, en se présentant comme mandataire de la reine. Un procès retentissant s'ensuit, qui mettra au jour l'habile escroquerie d'une aventurière, Jeanne de La Motte, qui, au moyen de lettres apocryphes et de rendez- vous nocturnes, a fait croire au cardinal que, forte de la confiance de Marie-Antoinette, elle obtiendrait pour lui les plus beaux avancements. Le Parlement, saisi de l'affaire, décide finalement d'acquitter Louis de Rohan. Parce que cette incroyable escroquerie a touché la reine quatre ans seulement avant la Révolution, nombre de mémorialistes et d'historiens y décèlent une des causes de la tempête de 1789. Pour les auteurs, le cardinal s'efface bien vite au profit (ou au détriment) de Marie-Antoinette qui cristallise tant de passions et de clichés. Déjà, les contemporains de l'affaire ont noirci des mil- liers de pages sur le thème. Les tenants des idées nouvelles en profitent pour accabler la souveraine de tous les maux et faire du cardinal un martyr, lorsque les polémistes de tout poil ne tourneront pas l'événement en conte porno- graphique. Tout est bon à prendre dans cette histoire du Collier. Il y a du pouvoir, de l'argent, du sexe, des impos- tures et du scandale. Comble d'excitation, le fameux collier n'a jamais été retrouvé, ce qui pousse certaines imagina- tions à des exercices de haute voltige. Mme Campan, lectrice de la reine, s'est longuement étendue dans ses Mémoires sur l'affaire du Collier. Elle inaugure la liste de ceux qui, dans le souhait d'innocenter Marie-Antoinette, se sentiront obligés de détester le cardi- nal de Rohan. Autre témoin, le comte Beugnot, de manière certes plus nuancée, apporte sa pierre à l'édifice. Dans cette clameur générale, seuls les Mémoires de l'abbé Georgel, homme de confiance du cardinal, viennent appor- ter un contre poids. De par la personnalité de son auteur, ils seront toutefois longtemps considérés comme hautement suspects, sans doute à tort. Au XIX siècle, Michelet et les écrivains républicains se régaleront de cette histoire, par laquelle ils entendent prou- ver le pourrissement de l'Ancien Régime, et la nécessité absolue d'en finir avec une monarchie dévoyée. Dans cette thèse, Marie-Antoinette seule est visée; Rohan apparaît à peine, réduit au rôle ingrat d'un grand seigneur imbécile, involontaire dynamiteur de sa caste. Les frères Goncourt se situent dans le camp adverse. Dans leur Histoire de Marie-Antoinette, ils défendent bec et ongles la mémoire de la reine martyre, décrivant le cardinal comme manquant « absolument de ce sang-froid de la rai- son et de ce contrôle du bon sens qui est la conscience et la règle des actes de la vie ». Il faut attendre 1863 et l'ouvrage d'Émile Campardon pour trouver un exposé minutieux et plus impartial de l'affaire. Hélas, la trêve est de courte durée : alors que se joue le devenir de la , entre les tenants de la III République et les royalistes, la dramatisation des événements de la Révolution et de tout ce qui touche à la reine reprend de plus belle. Toutefois, Frantz Funck-Brentano publie en 1901 son Affaire du Col- lier, qui fait date Sur un ton agréable, il entend raconter dans tous les détails les dessous de l'escroquerie. Charles Maurras applaudit, s'écriant que « la mémoire de la reine sort intacte du minutieux examen de M. Funck-Brentano ». L'historien Émile Kahn y voit « un monument à la gloire de Marie-Antoinette », où « les citations sont souvent inexactes », lorsque « d'autres, gênantes, sont omises à des- sein 4 ». En 1918, Munnier Jolain publie le Cardinal Collier et Marie-Antoinette, qui est une véritable anthologie de l'écrit haineux, partial et inexact. Rohan y est traîné dans la fange avec un acharnement qui n'aide guère à la crédi- bilité de l'ouvrage. Marcel Boutry, à la même époque, innove en abordant un cardinal de Rohan inédit, puisque étudié durant son ambassade à Vienne (1770-1774) Mais l'obsession reste la même : noircir jusqu'au non-sens le prélat, pour mieux exalter la mémoire de la reine. On aurait pu espérer qu'avec le XX siècle, un souci plus scientifique d'aborder l'Histoire et surtout un plus grand recul par rapport aux événements contribuent à restaurer une certaine sérénité. C'est du moins ce que respire l'ouvrage de Louis Hastier, La Vérité sur l'affaire du Collier. Mais ces derniers temps, un goût furieux pour l'ésotérisme et les complots occultes a de nouveau contribué à brouiller l'Histoire. En 1981, Nesta Webster publie une Marie-Antoinette intime qui ne craint pas d'affirmer que l'affaire du Collier n'est qu'un élément d'une gigantesque entreprise maçonnique de déstabilisa- tion de la monarchie, dont le cardinal aurait été la taupe. On y lit, au hasard, le dépit de voir que « les Juifs avaient toujours favorisé cet évêque [qui] allait dans leur syna- gogue 7 » et qu'il est regrettable, dans un souci d'éviter la Révolution, que le cardinal ne soit pas resté quelques années de plus enfermé à la Bastille ! En 1986, M. de Boistel prend le relais, avec Un faux mystère, l'affaire du Collier. Le complot maçonnique est plus que jamais à l'ordre du jour, et les invraisemblances s'accumulent. Le cardinal de Rohan par exemple savait, selon l'auteur, que le rendez-vous nocturne avec la reine était une super- cherie, mais s'y serait tout de même rendu, pour nuire ultérieurementscandale serait àéventé la réputation ! de la souveraine lorsque le Il faut raison garder. On peut imputer au cardinal sa vanité et sa naïveté qui en ont fait la dupe d'aventuriers, mais on ne saurait lui reprocher l'intention de nuire à Marie-Antoinette. Toute sa vie prouve justement le contraire. Et si nous avons choisi de la raconter c'est parce qu'il nous est apparu que Louis René Édouard de Rohan, prince évêque de Strasbourg, méritait mieux que de n'être évoqué qu'au travers de l'affaire du Collier. L'homme a vécu de 1734 à 1803, il a été très jeune pro- mis à une grande carrière ecclésiastique, il a fréquenté les plus grands esprits du siècle ; il a été, en tant qu'ambassa- deur extraordinaire à Vienne, témoin privilégié du premier partage de la Pologne. Cardinal et souverain d'une princi- pauté à cheval sur la France et le Saint Empire, il a été, à ce titre, un prince européen avant l'heure. Député à l'Assem- blée nationale, adversaire déclaré de la Constitution civile du clergé, batailleur opiniâtre de la Contre-Révolution, il fut victime dans ses dernières années de l'effondrement du millénaire Empire romain germanique sous les coups de Bonaparte. Tout cela, sur lequel aucun ouvrage à notre connaissance n'avait apporté d'étude complète, méritait que l'on s'inté- ressât à lui de plus près. D'autant que l'on ne s'ennuie jamais avec ce personnage. Son appartenance au puissant et orgueilleux clan des Rohan, son caractère exalté et curieux de tout, la magnificence de son style de vie nous plongent dans l'éclat, les engouements et les arcanes de l'Ancien Régime finissant. On croise Cagliostro, l'étrange mage au bagou légendaire, des hommes masqués et des courtisanes effrontées, mais on traverse aussi des heures graves au cours desquelles la force de sa conviction, sa fidé- lité au roi et à Rome font oublier sa légèreté et ses inconsé- quences passées. Ainsi, l'affaire du Collier, qui n'a occupé que cinq années d'une vie autrement bien remplie, est-elle replacée dans son juste contexte. Carte de la principauté de Strasbourg

1 « Roy ne puis, prince ne daigne, Rohan suis ! »

Le XVIII siècle a ceci de fascinant que même les choses les plus cruelles peuvent y revêtir un aspect de légèreté, d'insouciance et de style. En 1734, l'Europe, comme à son habitude, est en guerre. Une guerre en dentelles, avec ses morts et ses dévastations, mais aussi ses rebondissements exquis. La raison? La Pologne. Déjà. Le beau-père de Louis XV, Stanislas Leszczynski, a été élu roi mais s'est vu aussitôt attaquer par les Russes et les Autrichiens qui n'en voulaient pas. Le roi de France, en bon gendre, est inter- venu, et l'on se bat sur le Rhin comme en Italie. Assiégé par les Russes dans Dantzig, Stanislas s'est enfui déguisé en matelot à travers les lignes ennemies. En Italie, le maréchal de Broglie s'est sauvé pieds nus dans la rivière après avoir été surpris par les troupes impériales. On rapporte qu' « il n'y avait rien de plus plaisant à voir que les hussards autri- chiens qui s'étaient parés des habits galonnés des officiers français 1 * ». Voilà bien le siècle où devait naître Louis René Édouard de Rohan, parfait produit de légèreté, de raffinement et de désinvolture aristocratique! En France, cela fait dix-neuf ans que le Roi-Soleil s'est éteint, au terme d'un règne interminable. A ce vieillard imposant a succédé son arrière-petit-fils âgé d'à peine cinq ans. Pour accompagner les premiers pas de l'enfant, on a placé son oncle le duc d'Orléans à son chevet, avec le titre de régent. Les rois de France atteignant leur majorité dès treize ans (belle précocité!), on dira principal ministre à * Les notes appelées par des chiffres se trouvent en fin de volume. partir de 1723. Sans doute le duc d'Orléans s'en trouva-t-il inconsolable, car il ne survécut guère à cette requalifica- tion. En cette année 1734, cela fait neuf ans que le cardinal de Fleury règne sans partage sur le royaume, fort de la confiance absolue dont l'honore le jeune Louis XV. Il est vrai que l'habile et suave prélat n'a lésiné sur rien pour plaire à son royal pupille. Il se prête à toutes ses gamine- ries, se faisant par exemple coller des papillotes sur sa per- ruque pendant les séances de travail, tant et si bien qu'à défaut de l'avoir bien instruit, il s'est attaché l'irrempla- çable amitié du petit roi, perdu parmi les adultes et les intrigues. L'investissement est bon, car de 1725 à sa mort en 1743, ayant eu la coquetterie de refuser le titre de Premier ministre, Fleury fit du roi et du pays ce qu'il voulut. En 1734, la France est encore le plus beau royaume de la chrétienté, à l'image de son jeune roi, vingt-quatre ans, séducteur mais timide et souvent indécis. Époux détestable, il se rattrape en étant père admirable. Si Louis XIV était par essence le roi public, son successeur est le roi intime. Il s'est entiché depuis un an de la Mailly, avant de s'intéresser à ses trois autres sœurs *. Pendant ce temps, le cardinal de Fleury tient les commandes. A l'extérieur comme à l'inté- rieur, le royaume paraît solide, « les ministres plus respec- tés, et la France elle-même plus respectable ». Bien sûr, les ambitieux piaffent de voir le vieux Fleury passer le relais, mais « moyennant un peu de rouge détrempé dans de l'eau, dont il frottait son visage, et de fausses dents, il désespérait ses ennemis et se faisait illusion à lui-même 2 ». 1734, le 25 septembre. On vient d'apprendre à la Cour la revanche victorieuse du maréchal de Broglie sur les Autri- chiens à Guastalla. La paix est proche. Mais au palais des princes de Rohan, à , la liesse est double ; de sérénis- simes vagissements retentissent au fond du berceau lourde- ment armorié : Louis René Édouard est né. Naître Rohan en ces temps, ce n'est pas rien, mais lorsque père et mère en sont, cela ne peut que tourner à l'obsession. Il est le troisième de la nichée d'Hercule * Après avoir eu Louise de Mailly pour maîtresse (1732-41), Louis XV s'intéressa successivement à ses sœurs Mme de Flavacourt, de Lauraguais et de la Tournelle. Cette dernière fut élevée au rang de duchesse de Château- roux et fit exiler sa sœur, dont elle craignait encore la concurrence. Mériadec de Rohan-Guéméné, alors âgé de quarante-six ans, et de Louise Gabrielle de Rohan-Soubise, sa cadette de seize ans. En tout, ils seront huit frères et sœurs, moitié filles moitié garçons, trois décédant en bas âge. Consanguinité oblige, le pape Clément XI avait eu la bonté d'envoyer aux futurs époux la dispense nécessaire. La famille est du reste fort bien vue à Rome, grâce à l'oncle Armand Gaston, cardinal de son état et pourfendeur des jansénistes dans le royaume. Reconnaissons que les enfants n'eurent point, du moins pour le physique, trop à se plaindre de ces rapprochements entre cousins. On prêtait au Rohan une beauté héréditaire, et comme les Habsbourg se transmettaient une lippe tom- bante, eux se contentaient avec un goût plus sûr d'une mèche caractéristique. Mais qui est donc cette famille, incontournable pour quiconque se penche sur notre Histoire au XVI et XVIII siècles, et qui ose fièrement afficher cette devise célèbre : « Roy ne puis, prince ne daigne, Rohan suis » ? Il existe deux versions quant à leur origine, ce qui pour- rait nous sembler très secondaire, mais du choix desquelles tout découle. En effet, soit on suit l'avis du duc de Saint- Simon qui n'y voit qu'une famille bretonne qui, « sans avoir d'autre origine que celle de la noblesse, ni avoir jamais été distinguée de ce corps, était pourtant fort au-dessus de la noblesse ordinaire et se pouvait dire de la plus haute qua- lité 3 » ; soit on s'en remet aux généalogistes des Rohan qui font remonter leurs nobles commanditeurs à une bran- che cadette des anciens rois de Bretagne, en la personne d'un Guéténoc vivant au XI siècle, et de là au roi Conan Mériadec, héros mi-fabuleux mi-historique, sentant bon le dolmen et le menhir. Ne sous-estimons pas ce débat d'apparence fumeuse; à l'époque, la nuance est capitale. Les parents du nouveau-né se sont encore trouvés furieusement engagés dans la polé- mique sur leurs origines et il n'est pas inutile de revenir en arrière pour en mesurer les enjeux. Louis XIV sitôt ayant atteint la majorité, cristallisa la noblesse du royaume dans une cour sédentarisée à Ver- sailles, excita l'émulation, la course aux honneurs, aux dis- tinctions et préséances. La monarchie s'enveloppa dans des rituels à l'étiquette très sévère, réglementant jusqu'aux actes les plus banals de la vie quotidienne, et hiérarchisant strictement tous les individus. Le roi ayant le pouvoir absolu, toutes les règles qui édictent les conditions de l'approcher sont autant d'enjeux politiques ou écono- miques décisifs. Dans un tel contexte, passer avant les autres n'est pas un simple snobisme gratuit. Il est vrai que l'époque s'y prête; dans toute l'Europe catholique, la Contre-Réforme triomphe, poussant les arts et les esprits à l'exubérance, dans un tourbillon ascension- nel. « Jamais assez ! » pouvait bien être la devise générale, et surtout dans la haute aristocratie. Les Rohan, encore étourdis par leurs grandes pages d'Histoire huguenote, dont le duc Henri (1579-1638) fut le héros en soutenant le siège de La Rochelle contre Richelieu, se sentent double- ment menacés. D'une part, l'essentiel de leurs biens est passé en 1645 dans la maison de Chabot par le mariage de la fille unique du duc Henri, étant stipulé que l'époux comme sa descen- dance prendraient nom et armes des Rohan, à l'avenir. La couleuvre est dure à avaler pour les autres branches, qui se retrouvent vassales d'un duc de Rohan qui ne l'est que par les femmes ! D'autre part, l'inflation nobiliaire et honorifique de la seconde moitié du XVII siècle risque de diluer l'éclat fami- lial dans une funeste banalité. Déjà les La Tour, vicomtes de Turenne, leur ont brûlé la politesse, tout en leur mon- trant la voie à suivre. Ces laborieux Auvergnats avaient hérité des seigneuries de Bouillon et Sedan, terres contes- tées entre la France et le Saint Empire sur la souveraineté desquelles on pouvait raconter n'importe quoi. S'y trouvant peu à l'aise, ils l'échangèrent avec la France contre de très beaux fiefs de ce royaume, et surtout contre la très convoi- tée qualité de « princes étrangers en France » leur ouvrant toutes sortes de préséances et distinctions si essentielles à la Cour. Par ce statut, en effet, cette famille va s'intercaler entre la famille royale et la noblesse du royaume, se pro- pulsant devant tous les ducs et pairs. Pour les Rohan, qui pouvaient accepter cette situation sans broncher pour des maisons souveraines comme les Lorraine ou les Savoie, la fulgurante promotion des La Tour fait l'effet d'un coup de tonnerre. Généalogistes et savants inspirés sont mis à contribution pour gratter et encore gratter dans le passé, jusqu'à remonter au fameux Conan Mériadec, mais oui, «roi étranger» (la Bretagne étant souveraine dans ces temps mythiques). C'est encore mieux que le simple « prince étranger » de ces insolents La Tour ! Au diable les moqueurs ou les censeurs grincheux - pour ne pas dire jaloux - de la veine d'un Saint-Simon. Les chiens peuvent bien aboyer, la caravane passe, par la couche du Roi-Soleil en personne s'il le faut. Forte d'un crédit très particulier auprès de lui, Mme de Rohan- Soubise pousse systématiquement mari et enfants vers les places qui rapportent le plus. A partir de 1669, on va pré- nommer Mériadec la plupart des garçons de la famille, histoire de bien réaffirmer ses royales origines, et on va chacun s'affubler du titre de prince, aîné comme cadet, n'en déplaise à la devise de la maison. En 1703, se sentant bien confortés dans leurs prétentions, les Rohan attaquent les Chabot en justice pour leur retirer le duché de Rohan, mais essuient un jugement humiliant les déboutant de tout leur long. Il faut attendre 1714 pour tenir une mesquine revanche : Louis XIV offre au prince de Rohan-Soubise le duché-pairie de Frontenay *. Aussitôt, le fief est rebaptisé en Rohan-Rohan, histoire de damer le pion au Chabot qui n'est duc que de Rohan tout court ! Élégamment, mais aussi pour éviter une « cacophonie continuelle » entre les duchés, le nouveau duc continue de se faire appeler « le prince de Rohan ». Son souci de ne pas s'arrêter au duché pairie et de se prévaloir du statut de « prince étranger en France » y est pour beaucoup. On le voit, et Mme Campan nous le confirme dans ses Mémoires, « l'art de la guerre s'exerce sans cesse à la Cour : les rangs, les dignités, les entrées familières, mais surtout la faveur y entretiennent sans interruption une rixe qui en bannit toute idée de paix. Le courtisan le plus en faveur, le plus en cré- dit, ne trouve la force de résister aux chagrins qu'il endure que dans l'idée qu'il se dévoue pour l'avancement ou la for- tune des siens ». Ainsi, lorsque le petit Louis René Édouard voit le jour, la supériorité de sa famille sur le reste de la noblesse est devenu un fait acquis, même si elle fait encore grincer des dents. Adieu les angoisses des procès, des requêtes et des usurpations déjouées, les Rohan sont alors, et depuis deux décennies au moins, ce qui se fait de mieux à la Cour. * Dans l'actuel département des Deux-Sèvres. Au-dessus du berceau orné des macles familiales (sym- bole héraldique des Rohan, il s'agit de losanges évidés et dorés) se penche de quoi remplir un fameux carnet d'adresses. Certes le père, Hercule Mériadec, n'a d'héroïque que le nom. Un écrivain à la dent dure a même prétendu qu' « en mourant », le brave homme « commit là son plus grand exploit5 ». Il n'en demeure pas moins qu'il est l'aîné d'une tribu qui aligne, outre la principauté de Guéméné, une bonne partie de la Bretagne (Lorient, Groix, Guidel, Merléac, Ploemeur, Plouhinac, Saint- Mayeux, etc.), le duché de Rohan-Rohan, Soubise, Mont- guyon et Clérac en Charente, le duché de Montbazon en Touraine, le comté de Rochefort en Beauce, Vigny en Ile- de-France, Préaux et le Mesnil-Hodeng en Normandie, Bri- meux et Saint-Pol en Artois. A la fin du XVIII siècle, il n'y aura quasiment plus de province où ils ne fussent pas. Ce n'est pas tout ! L'oncle Armand Jules trône sur le siège archiépiscopal de Reims (qui est aussi une pairie) depuis 1722, le grand-oncle Armand Gaston a inauguré en 1704 la série familiale des princes évêques de Strasbourg et le cousin Charles, ami d'enfance de Louis XV, vient de recevoir à dix- neuf ans son premier grade militaire de capitaine des gen- darmes du roi. L'auguste galerie familiale manque de femmes, mais les héroïnes de la famille sont décédées depuis longtemps * et il faudra encore attendre quelques décennies avant que Mmes de Marsan, de Guéméné ou de Brionne puissent assurer la relève. Pas de quoi se plaindre donc, malgré l'abandon aux Chabot d'une part de l'héritage. Pour la carrière, les choix sont limités, mais comme un peu partout dans ces grandes familles : on choisit pour vous, selon votre sexe, votre ordre de naissance, ou pis, votre état physique **, entre l'épée et le goupillon pour les hommes, le mariage avec des cousins ou le voile pour les filles. Pour le petit Louis René Édouard, que bien vite tout le monde appellera « le prince Louis », ce sera le goupillon. Il n'est pas l'aîné. N'y voyons pas un funeste châtiment ; les Rohan ont du répondant à ce niveau. Leur plus belle trouvaille est sans conteste la principauté * La dernière en date des femmes de tête de la famille, Anne de Rohan, dite Mme de Soubise, décéda en 1709. ** Ainsi Talleyrand qui, en raison de son pied-bot, fut dirigé vers les ordres, alors qu'il rêvait de faits d'armes. épiscopale de Strasbourg, à cheval sur la France et le Saint Empire, une vraie principauté celle-là, rapportant gros et à laquelle on accède par élection, ce qui, vu l'enjeu, équivaut à force manœuvres douteuses. Depuis que Mme de Rohan-Soubise eut convaincu le dernier prince évêque allemand de prendre pour coad- juteur son fils Armand Gaston, qui lui succéda en effet en 1704, les Rohan se sont fait un devoir de ne plus lâcher une si belle prise et de placer au chapitre de l'évêché le plus de rejetons possible. Ainsi, à la naissance du « prince Louis », le prince évêque Armand Gaston était-il entouré parmi les chanoines de ses cousins ou neveux François Armand *, Louis Constantin ** et Armand Jules ***. Une vraie chasse gardée, d'autant que le billet d'entrée est très sélectif. Le chapitre de Strasbourg, vénérable relique du Saint Empire romain germanique, requiert pour ses postulants seize quartiers de la meilleure noblesse, ce qui en exclut presque toutes les familles françaises ****. Les Rohan n'y souffrent, comme vieilles connaissances, que les Lorraine et les fameux La Tour (Bouillon), ces derniers étant d'autant plus amers qu'ils avaient flairé l'aubaine strasbourgeoise avant eux. Tous les autres chanoines viennent d'antiques familles allemandes jamais mésalliées, principalement des Salm, des Hohenlohe, des Lôwenstein ou des Waldburg. Saint-Simon, facilement acide, a raconté comment les Rohan ont trafiqué les preuves des seize quartiers de noblesse d'Armand Gaston pour permettre sa réception au chapitre, en insistant auprès des généalogistes allemands sur leur toute fraîche qualité de « prince étranger en * François Armand de Rohan, dit le cardinal de Soubise (1717-1756), prince abbé de Murbach (1737), succédera à Armand-Gaston sur le trône de Strasbourg en 1749. en **1756. Louis Constantin de Rohan (1697-1779) succédera à François Armand de ***France Armand en 1722.Jules de Rohan (1695-1762), archevêque de Reims et pair **** Le grand chapitre de Strasbourg était le plus sévère avec celui de Cologne quant aux conditions de réception de ses membres. « Les preuves devaient être attestées par deux comtes du Saint Empire et réunir seize quartiers paternels et maternels, tous de princes ou de comtes, tant en ligne directe que collatérale, ayant voix et séance à la Diète générale de l'Empire. » (De Bourg, Ordonnances d'Alsace, t. I, p. 423.) Avec l'arrivée des Français, les conditions s'assouplissent en leur faveur, puisqu'on ne leur demanda « que » seize quartiers de haute noblesse, soit une ascendante ducale sur trois générations du côté paternel, et une noblessematernel !« très ancienne et illustre », sans exigence de titre, pour le côté France » et surtout en maquillant de la roture - ou assi- milé - en noblesse irréprochable. Grâce à des complicités dans la place, le stratagème réussit complètement. Ce fut le signal d'un engouement familial pour Strasbourg, qui ne devait cesser qu'à la Révolution. Non seulement ces places au chapitre assurent des rentrées financières confortables, sous forme de prébendes, mais en outre leur intérêt poli- tique réside dans le droit de vote qui y est attaché pour l'élection du prince évêque. A Versailles, les Rohan ont beau jeu de se présenter comme la tête de pont française au cœur des rouages du Saint Empire, et de jouer les ambassadeurs du royaume des lys parmi la vieille noblesse teutonne. On sait très peu de choses de la petite enfance du prince Louis. Il faut dire qu'avant que Rousseau écrive l'Émile, on ne s'intéressait guère à cette partie de la vie. Il faudra attendre ses neuf ans pour que, fort opportunément, un chanoine décède et puisse ainsi lui libérer une place à Stras- bourg. C'est le 20 avril 1743 ; son pedigree a été admis, mais vu sa minorité, il n'a pas encore voix au chapitre et n'est pas tenu à résidence. L'enfance du prince Louis est parisienne. Comme pour forcer le destin, le petit Rohan est inscrit dans les mêmes établissements que ceux naguère fréquentés par le vénéré prince évêque Armand Gaston. Ainsi suit-il les cours du collège de Plessis puis entre-t-il au séminaire de Saint- Magloire, tenu par les Oratoriens, et qui est aujourd'hui la maison des sourds-muets du faubourg Saint-Jacques. A l'époque, c'est, de l'avis du cardinal de Bernis, « une bonne école pour former des sujets propres à l'épiscopat », avec un niveau d'éducation plus élevé encore qu'à Saint-Sulpice. Son jugement a d'autant plus de force qu'il est sulpicien. Comme on le voit, on ne pouvait espérer meilleur établisse- ment. Quelle sorte d'élève est le jeune prince Louis ? On a plu- sieurs témoignages ; Munnier-Jolain, écrivain qu'on ne sau- rait soupçonner de bienveillance à son égard *, lui reconnaît d' « infinies ressources de l'esprit, le don de la

* Dans son livre le Cardinal Collier et Marie-Antoinette, cet auteur s'acharne du début à la fin avec une haine incroyable contre le cardinal de Rohan. parole à un degré éminent et reconnu. Une habile instruc- tion, heureusement donnée, heureusement reçue ». L'abbé Morellet *, qui suit le garçon, du collège du Ples- sis au séminaire de Saint-Magloire, a de lui un jugement autrement sévère. A dix-huit ans, le prince Louis serait un gamin « haut, inconsidéré, déraisonnable, dissipateur, indécent, de très peu d'esprit, inconstant dans ses goûts et ses liaisons ». La parfaite impartialité de l'abbé est douteuse, car ce mondain ajoute un peu plus loin dans ses Mémoires qu'il était pourtant assez bien avec lui, et qu'il a continué de le voir et d'en être assez bien traité La vérité comme souvent doit se trouver à mi-chemin. Il est sûr que le prince Louis a été élevé dans un orgueil fami- lial démesuré, qu'il doit aimer se mettre en avant et briller, mais que sa désinvolture de jeune seigneur ne le rend ni très appliqué ni très constant. Sans doute lui a-t-on inculqué ce que Besenval appelle dans ses Mémoires la «politesse des Rohans»; jaloux de considération, on apprendrait en effet aux membres de la famille « à se faire des partisans par une politesse exigeante » qui ne les aban- donnerait jamais, « même vis-à-vis des gens avec lesquels ils sont le plus familiers et dans les instants les plus libres ». Quant à sa réputation d' « indécence », elle le poursuivra toute sa vie. Disons qu'il n'est pas un dévot, et que les charmes de la vie terrestre ne le rendent pas indifférent. « Pour lui, ce temps d'épreuve et d'études ne fut pas tou- jours celui du recueillement » On ne saurait trop le lui reprocher, surtout si l'on se replace dans le contexte de l'époque où, si les excès de la Régence ont été contenus sous le ministère de Fleury, « le même fonds de vices sub- siste, certes avec moins d'éclat et de protection 11 ». Le cynisme et la débauche d'un cardinal Dubois, Premier ministre athée et lubrique, et du Régent lui-même, ont laissé des traces durables dans les mœurs. Cela dit, le prince Louis n'est de loin pas le plus dépravé de sa génération, et les écrits incendiaires circulant sous le manteau pendant la période révolutionnaire, dont la savoureuse Confession générale du cardinal de Rohan, appartiennent aux plus pures élucubrations. On y lit entre autres, sur sa jeunesse, * L'abbé André Morellet (1727-1819) fut un des encyclopédistes, assidu ressantsdes salons Mémoires. littéraires et membre de l'Académie française. Il a laissé d'inté- qu'il découvrit la nature des femmes « dans le sein obscur des collèges et des séminaires » en tombant sur un ouvrage érotique oublié par le directeur sur son prie-Dieu, qu'il n'en put dormir de la nuit, et qu'il fut dépucelé dans un sombre réduit proche de l'église, rendez-vous ayant été pris préalablement dans un confessionnal 12 Les études théologiques ne commencent qu'avec le sémi- naire, le collège du Plessis dispensant essentiellement la philosophie, revue et enseignée par les bons pères. Les journées se succèdent en conférences ou en cours à la Sor- bonne, cette dernière sanctionnant la fin des études, le tout ponctué d'offices religieux. Les camarades de classe sont comme lui des rejetons de très bonne famille en attente d'évêchés vacants comme on décrocherait son diplôme de fin d'études. Ils ont pour noms Charles de Broglie (avec qui il se brouillera plus tard pour des raisons de politique fami- liale), Jérôme Champion de Cicé *, l'abbé de Marbeuf et son propre frère Ferdinand Max, que l'on retrouvera souvent. On les imagine assez aisément se toisant mutuelle- ment et se vantant de leurs gloires familiales. C'est à l'âge où l'abbé Morellet le croque si férocement que le prince Louis termine ses études en passant la « sup- plique » en Sorbonne. La rage familiale à se distinguer du reste de la noblesse lui cause alors quelques tracas. Ayant vu que les maisons souveraines ont le privilège pour leurs rejetons de les faire soutenir leur supplique les mains gan- tées et le bonnet sur la tête, les Rohan se dépêchent d'emboîter le pas et expédient le jeune prince Louis tout ganté et bonneté à la soutenance. Hélas, un mauvais cou- cheur présent dans le public fait aussitôt un esclandre et somme le doyen de lui présenter les titres accordant aux Rohan ce privilège. Confusion dans la salle, le doyen rougit et refuse, essaye d'étouffer l'affaire, mais ne parvient ce fai- sant qu'à exciter le bonhomme, qui court chercher le mar- quis de Bauffremont, chef de file de la noblesse. On le per- suade de signifier au pauvre doyen une opposition, au nom de tous les siens, à ce que ne soit accordé aux Rohan aucun privilège particulier. L'huissier porteur de ladite opposition se présente dans la salle de soutenance, mais on le fera * Jérôme Champion de Çicé (1735-1810) croisera souvent Rohan durant sa carrière mouvementée. Évêque de Rodez (1770) puis succédant à Ferdi- nand Max de Rohan à l'archevêché de Bordeaux (1781), il sera député en 1789 et même un court temps garde des Sceaux. attendre les conclusions de l'élève pour signifier, ce qui évite le scandale complet. L'affaire ne s'arrête pas là; le Parlement est saisi par la noblesse et Louis XV en personne est prié de trancher. Ce n'est pas dans sa nature ; il « veut vivre en repos et ne fâcher personne 13 », et lorsque les princes du sang viennent gémir dans son cabinet, il leur oppose une fin de non-recevoir sur un ton navré : « Je ne veux ni juger ni faire juger si MM. de Rohan sont princes ou non 14 » Voici le poisson bien noyé, au plus haut niveau.

Ses études achevées, le prince Louis postule dans la société de la Sorbonne, sorte de club parallèle et lié à la célèbre faculté de théologie. On y trouve une centaine de prélats profitant des multiples menus avantages que leur confère la qualité de membre. C'est l'échec ; le jeune postulant est refusé. Faut-il y voir, comme le laisse entendre le duc de Luynes dans ses Mémoires 15 la conséquence indirecte de nouvelles préten- tions protocolaires ? On l'ignore. Son frère Ferdinand Max en tout cas y entrera. Le camouflet mis à part, il ne perd pas grand-chose ; la maison de Sorbonne a beaucoup perdu de son lustre dans ses combats d'arrière-garde contre les encyclopédistes. Derrière son nom encore très beau se cachent déjà bien des misères.

Les années d'insouciance vont s'achever plus tôt que prévu. Le grand-oncle Armand Gaston, modèle de réussite ecclésiastique de la famille et premier cardinal de Rohan, décède en 1749. Par son goût du faste, sa prodigalité et son train de vie colossal, ce prélat sera une source constante d'inspiration pour le prince Louis. C'est lui qui a véritable- ment posé le décor des Rohan en Alsace, construisant les magnifiques résidences de Strasbourg et de * ainsi que le non moins grandiose hôtel de Rohan-Strasbourg, rue Vieille-du-Temple à Paris. Une mise en scène si soignée que ses trois successeurs s'y installeront sans rien modifier. S'il est vrai que ce fils chéri de Mme de Soubise avait les faveurs remarquées du Roi-Soleil, on peut mieux comprendre d'où lui venait son goût du luxe et des * Le palais de Strasbourg, construit sur les plans de Robert de Cotte de 1732 à 1742, est encore intact. Par contre, le palais de Saverne, commencé enpar 1779.son prédécesseur le prince de Fürstenberg, a disparu dans les flammes constructions. Fort heureusement, il avait eu le réflexe de faire nommer son neveu François Armand coadjuteur dès 1742, de sorte qu'à sa mort, la principauté de Strasbourg puisse rester dans la famille. Ce qui n'avait par contre pas été prévu, c'est que le nou- veau prince évêque, le second cardinal de Rohan, le suive dès 1756 dans la tombe, à peine âgé de trente-neuf ans. On retiendra de son règne trop bref la décoration intérieure de l'hôtel parisien des Cardinaux, avec notamment le célèbre cabinet des Singes décoré par Christophe Huet. Détail croustillant, c'est dans un placard de ce cabinet exaltant la frivolité et les jeux insouciants, entre les panneaux consa- crés au colin-maillard et au saute-mouton, que le pieux car- dinal a installé sa chapelle, si petite qu'on a dû poser l'autel sur une estrade mobile que l'on peut tirer en avant... Dieu merci, on a placé tant de petits Rohan au grand chapitre de Strasbourg qu'il s'en trouve encore deux d'éligibles. Mais l'alerte est chaude, car cette fois-ci, le défunt prélat n'a pas eu le temps de régler sa succession de son vivant. En qualité de chanoine majeur - il a vingt- deux ans -, le prince Louis va participer au scrutin devant désigner le nouveau prince évêque. Finie l'enfance ! Sa vraie carrière de prince de l'Église commence, les pre- mières véritables responsabilités l'appellent. 2 « Le coadjuteur de la philosophie » (VOLTAIRE)

Se rendre de Paris à Strasbourg en 1756 est une vraie expédition qui nécessite pas moins de cinq jours, et encore cette année-là sommes-nous en guerre, avec tout ce que cela suppose de remue-ménage sur nos frontières de l'Est *. Le jeune prince Louis accompagne ses oncles Armand Jules et Louis Constantin, et se fait expliquer dans la voi- ture les graves solennités auxquelles le chapitre se prépare pour la nouvelle élection. Une seule consigne : la principauté de Strasbourg doit rester aux Rohan. Et cette vacance inopinée doit leur ser- vir de leçon, en faisant nommer immédiatement un autre Rohan coadjuteur ** dans la foulée de l'élection du prince évêque. Cela fait, la famille pourra dormir tran- quille. Armand Jules, qui est déjà archevêque duc de Reims, ne pouvant cumuler les mitres (pratique courante dans le Saint Empire, mais le roi de France ne l'admet pas chez lui), cède la politesse à son cousin Louis Constantin, qui n'a pour le moment que quelques méchantes abbayes en guise de revenus (Lire près d'Évreux et Saint-Evre). Il sera le candidat du clan. Ancien capitaine de vaisseau reconverti tardivement dans le goupillon, à l'âge de trente-cinq ans, il n'a pas la grâce physique familiale, et ressemble plutôt à un gros bouledogue aux yeux mi-clos, * La guerre de Sept Ans vient de commencer. Contrairement à ses habi- tudes,Prusse. la France s'est alliée à l'Autriche contre la Grande-Bretagne et la ** Le coadjuteur est un dignitaire ecclésiastique qui, par son titre, obtient la garantie de succéder à l'évêque en place. le teint rougeaud, mais aussi un air débonnaire qui sied tout à fait à un prélat. Si on distingue les agités des pla- cides, il sera des seconds. Après avoir traversé la Champagne, puis la Lorraine (qui vit ses dix dernières années d'indépendance sous le chape- ronnage impatient de la France *), le convoi atteint enfin l'Alsace et la petite ville de Saverne, refuge et résidence des princes évêques, depuis qu'au XIII siècle les bourgeois révoltés battirent et chassèrent leur tyran mitré de Stras- bourg. Heureusement ce ne sont là que mauvais souvenirs, et le bon peuple qui salue sur les bords du chemin semble bien incapable de renouer avec ces frondes odieuses dignes des ténèbres médiévales ! Au pied des Vosges où s'accrochent encore quelques ruines de burgs féodaux, une nouvelle résidence a été construite dans le goût du jour de la fin du XVII siècle, et remaniée fastueusement par feu le cardinal Armand Gaston de Rohan. Ce sera l'ultime étape avant d'atteindre Strasbourg. Une ou deux précisions s'imposent avant de narrer l'élec- tion. Lorsqu'en 1680 Louis XIV récupéra la souveraineté sur la principauté de Strasbourg (du moins pour sa partie située sur la rive gauche du Rhin), ce fut avec la promesse de n'y rien toucher, de laisser les princes évêques tran- quilles dans leurs institutions, droits et privilèges, en échange de quoi ces prélats le reconnaîtraient comme leur suzerain. En fait, il s'agissait d'un transfert de l'autorité symbolique de l'empereur vers le roi de France, pourvu que le quotidien ne soit changé en rien. C'était un arrangement très flou, et les nombreux traités qui s'y greffèrent au gré des guerres ultérieures n'aidèrent en rien à éclairer la situa- tion de ces contrées. Pour ce qui touche à l'élection, le roi de France renonça expressément à étendre sur Strasbourg son pouvoir d'indult, partout appliqué dans le reste du royaume depuis 1516 et qui consistait à nommer directement aux évêchés. Ici, c'est encore l'affaire des chanoines, qui se choisissent un évêque en leur sein. Autre concession royale, il n'y avait pas la soumission des (nombreux) chanoines étrangers à l' « enquête sur la fidélité et l'affection au service du roi », * Le duché de Lorraine a été cédé en 1735 par le traité de Vienne en via- ger au roi Stanislas de Pologne, beau-père de Louis XV. La France doit le récupérer à sa mort, qui surviendra en 1766. ni la prestation de serment comme cela se passait pour toute collation usuelle de bénéfice ecclésiastique à un étranger dans le royaume. En bref, on nageait encore dans la tradition du Saint Empire pour ce qui regarde la forme. Sur le fond, la présence royale était plus décisive, et toute élection par exemple d'un chanoine qui déplairait à la France, allemand ou non, eût conduit à une crise grave. Il était tacitement convenu que l'évêque devait appartenir au parti français. Ce consensus l'emporta tout le temps que dura ce curieux système (1702-1790), les chanoines alle- mands savourant leur tranquillité intacte et la jouissance de grasses prébendes, tandis que la France s'assurait du choix du prince évêque et, par là, du contrôle politique de la région. Le 23 septembre 1756, c'est l'effervescence dès l'aube devant la majestueuse cathédrale en grès rose, qui, du haut de ses cent quarante-deux mètres, est encore pour un siècle le plus haut édifice de la chrétienté. A sept heures du matin, les vingt-quatre sergents du roi y sont entrés pour « empêcher les désordres et conserver les passages libres ». Déjà les badauds se pressent pour ne rien manquer de cette grande cérémonie baroque dans un décor furieusement gothique. Les chanoines arrivent à leur tour, d'une démarche lourdaude et majestueuse que leur camail d'hermine achève de faire ressembler à un cortège d'ours blancs. La grosse cloche tonne soudain par trois fois, audible des kilomètres à la ronde, et annonce le début des festivités, en l'occurrence une messe solennelle du Saint-Esprit, chantée par le chanoine comte François Ernest de Salm-Reifferscheid, suivie d'un vibrant Veni Creator. Il s'agit là sans doute d'un grand moment musi- cal, car ce brave chanoine n'est autre que le doyen d'âge ! Ensuite, les chanoines se réunissent avec le syndic et son secrétaire qui, à leur tour, selon un rite immuable et suite à la réquisition du grand doyen, appellent les deux notaires apostoliques avec deux témoins ecclésiastiques et deux témoins laïcs. Cela fait, on peut enfin commencer l'élection, tout ce beau monde s'étant enfermé dans la salle des archives. On vérifie juste si le quota des chanoines capitulaires est res- pecté, ce qui, avec dix présents pour deux absents, est le cas, et l'on peut passer au vote. Pas de suspens ; depuis trois mois que la principauté est vacante, tout a déjà été décidé, probablement à Versailles. D'ailleurs le suffrage se porte à l'unanimité sur le prince Louis Constantin. Ce dernier fait aussitôt le surpris « avec la modestie d'usage », mais il se ressaisit en quelques secondes, « l'unanimité manifestant la volonté de Dieu 1 ! ». Qui en douterait ? Aussitôt le grand écolâtre comte Truchsess de Waldburg- Zeil quitte la salle des archives et arrive dans le chœur, flanqué des notaires et des quatre témoins. Tout le clergé local l'y attend fébrilement. Il a la primeur de l'informa- tion, en latin. Dans la nef noire de monde, abandonnée aux laïcs, on tend l'oreille et on piaffe d'impatience. Le grand écolâtre s'approche d'eux enfin et, du haut de l'escalier montant au chœur (c'est une singularité de la cathédrale de Strasbourg d'avoir son chœur surélevé), leur communique le résultat en français et en allemand. La liesse et les vivats embrasent la vénérable nef lorsque les chanoines réapparaissent, le nouvel évêque en queue de procession, tandis que dehors, les cloches se déchaînent. Pour parfaire la cacophonie ambiante, la place militaire y va de son hommage remarqué du sabre au goupillon, en donnant le canon. On chante un Te Deum pour remercier le Tout-Puissant d'un choix si judicieux et, comme pour bien asseoir son élection, Louis Constantin va brièvement poser son sérénissime fessier sur le trône épiscopal, avant de quitter la cathédrale suivi de ses chanoines. Juste une petite place à traverser et on atteint le porche du magnifique palais épiscopal, dont la construction s'est achevée quatorze ans plus tôt. Du neuf, avec les armes des Rohan et des couronnes de prince du Saint Empire par- tout ! Les discours et « concours du peuple » vont s'y succé- der tout le reste de la journée. Il est à parier que le prince Louis, au milieu de toutes ces émotions, se voit déjà à la place de l'oncle Louis Constantin. Monté sur le trône à cin- quante-neuf ans, il est à espérer que ce dernier aura, du moins l'espère-t-il, la décence de ne pas mourir trop vieux. En tout cas, pour un petit Parisien de vingt-deux ans, ces cérémonies germaniques sont bien dépaysantes et marquent l'imagination. Comble de bonheur, le nouveau prince évêque s'inté- resse aussitôt à sa succession, et déjà dans sa lettre au roi Louis XV lui annonçant son élection, il joint une requête de procéder le plus tôt possible à l'élection d'un coad- juteur, en la personne du prince Louis, « pour assurer l'évêché dans la maison de Rohan ». On ne saurait être plus clair ! Et pour éviter que le roi s'endorme sur cette pressante idée, une lettre similaire est expédiée à son ministre le comte d'Argenson, à charge de relancer Sa Majesté. Certes, le prince Louis est encore un peu jeune, et il faudrait une dispense pontificale pour le rendre éligible. Hélas, le pape ne semble guère convaincu de l'urgence d'une telle mesure; il traîne des pieds, laissant moisir le dossier jusqu'aux vingt-cinq ans accomplis du postulant. A Versailles pourtant, le crédit du clan Rohan est au plus haut. Le cousin Charles de Soubise, l'ami d'enfance du roi, n'est plus depuis longtemps « le petit morveux portant talon rouge » pour qui le chevalier de Saint- Michel accusait Voltaire de trop en faire. Il est partout à la cour, au mieux avec la nouvelle favorite du roi, la Pompadour, et il peut se faire le porte-parole de la famille au plus haut niveau. A défaut d'être un fin poli- tique, c'est un fidèle en amitié, et ce n'est pas inutile dans une cour qui a tout du panier de crabes. La Pompadour, qui a perdu le rôle de maîtresse et n'en a plus que le titre (elle se console en approvisionnant le lit de son royal amant en jeunettes, car au moins choisit-elle ses rivales, de préférence pas trop malines), s'accroche au pouvoir et pousse la carrière de ses fidèles, dont « son cher Soubise ». Comme le royaume est en guerre (celle de Sept Ans, avec pour principaux ennemis les Prussiens et les Anglo- Hanovriens), la favorite obtient pour son protégé un beau premier commandement en 1757, avec pour mission d'aller « amuser » les Prussiens du Grand Frédéric. Malgré une armée deux fois supérieure en nombre, Soubise se fait impitoyablement écraser à la célèbre bataille de Rossbach. Sitôt la nouvelle parvenue à la Cour, les ennemis de La Pompadour en font des gorges chaudes, et racontent com- ment, au soir de la bataille, le prince errait dans les champs en s'éclairant d'une lanterne pour retrouver les débris de son armée. Qu'à cela ne tienne ! La campagne de 1757 devait lui assurer le bâton de maréchal, on attendra encore un an et sa première victoire (Lützelberg) pour le lui donner. Et tant pis si cette victoire peut paraître dérisoire si on la compare à la défaite honteuse de Rossbach ! Pour ne pas s'arrêter en si bon chemin, Charles de Soubise entre au Conseil du roi (il est donc ministre sans portefeuille) en 1759, et met fin à sa fulgurante carrière militaire. La vie parisienne est quand même mieux faite pour lui, avec ses soupers fins, et surtout ces petites danseuses de l'Opéra, plus faciles à manier que des régiments et dont il ne pourra plus se passer. L'autre grande réussite sociale du moment chez les Rohan est l'œuvre de Mme de Marsan, née dans la tribu et partie épouser un cadet des Lorraine * Elle a décroché le « gouvernement des enfants du dauphin », c'est-à-dire des petits-enfants de Louis XV, qui heureusement ne tardent pas à naître à partir de 1751. Certes, cela semble un inves- tissement à très long terme, mais l'hécatombe des dernières années du Roi-Soleil a montré à quelle vitesse les héritiers au trône peuvent se succéder. Les petits ducs de Bour- gogne, de Berry (futur Louis XVI) et le comte de Pro- vence ** (futur Louis XVIII) vont naturellement, dans leur innocent babillage, donner du « maman » à leur gouver- nante, et c'est cela qui compte. En attendant que le pape se décide à autoriser la tenue de son élection comme coadjuteur de Strasbourg, le prince Louis s'occupe en glanant quelques abbayes aux riches revenus. Par la pratique des commendes, le clergé de Cour se fait attribuer des titres d'abbé - avec les revenus corres- pondants - sans devoir de résidence. C'est le meilleur moyen de bien vivre en attendant de décrocher un évêché, le comble étant d'en cumuler le plus grand nombre. Si on récompense les laïcs par des titres ou des commandements militaires, on distribue les abbayes vacantes pour le clergé. La première grosse prise est La Chaise-Dieu, en 1756, qui était déjà dans l'escarcelle du second cardinal de Rohan. Pas plus que lui, il ne songe à y mettre un jour les pieds. D'ailleurs qu'y ferait-il? Cette abbaye est perdue dans les montagnes d'Auvergne avec un climat impossible, et cernée de contrées sauvages. Dieu merci, la

* Marie--Soubise (1720-1803) a épousé en 1736 Charles de Lorraine, comte de Marsan, dont elle est veuve depuis 1743. ** Bourgogne naît le premier, en 1751 : il meurt très jeune, ce qui fait de Berry, né en 1754, l'héritier du trône. Suivront, outre deux sœurs, le comte de Provence (1755) et le comte d'Artois (1757), futur Charles X. rudesse du lieu n'empêche pas le revenu abbatial d'être fort attrayant * Vient s'ajouter Montmajour, dans les Alpilles; à vrai dire, ce n'est pas une affaire, car même si l'établissement est ancien et célèbre, la rage des moines mauristes à le reconstruire fastueusement depuis déjà trente ans engloutit tous ses revenus. Les travaux battent encore leur plein lorsque Rohan en prend possession. Il ne s'y rendra jamais **. Pour bien prouver son attachement à son oncle Louis Constantin, et surtout à ses États dont il entend hériter, le prince Louis va passer une grande partie de l'année 1758 en Alsace à visiter la principauté. A Ettenheim, dans la partie de l'autre côté du Rhin, on se souvient de lui comme d'un beau jeune homme4. Il est sûr que Louis Constantin, qu'il accompagne en tournée pastorale, est un faire-valoir idéal. En septembre 1759, le feu vert du pape est enfin donné pour la coadjuterie. On fixe aussitôt l'heureuse date du scrutin au 22 novembre, et le prince Louis reprend la route pour Strasbourg. La cérémonie s'inspire beaucoup de celle de l'élection du prince évêque, à la nuance près que ce der- nier ne daigne pas s'y déplacer, et attend sereinement le verdict dans son palais. La solennité s'en ressent, et les cha- noines y pèchent volontiers d'absentéisme. Seuls sept d'entre eux seront au rendez-vous dans la cathédrale, munis des procurations des paresseux. Le résultat du scru- tin est une simple formalité; cette fois encore, tout a été joué d'avance. Le prince Louis est élu dans un fauteuil. Quatre chanoines courent au palais annoncer au prince évêque le nom de son futur successeur et, forts de son assentiment, reviennent annoncer le résultat à la foule agglutinée dans la cathédrale. Voilà une bonne chose de faite ! A vingt-sept ans, notre petit Rohan est assuré, si Dieu lui prête vie, de succéder à son oncle sur le trône des princes évêques. Rien à voir avec quelques abbayes minables ! L'évêché de Strasbourg est le plus riche du royaume... * La Chaise-Dieu rapporte 30 000 livres par an à son abbé, ce qui la place au même rang, par exemple, que l'évêché de Clermont-Ferrand (chiffres de 1774). ** Lorsqu'en 1786, l'abbaye sera sécularisée sur ordre de Louis XVI, les travaux ne seront toujours pas achevés. Dès 1790 commencera le pillage de ce superbe ensemble, dont il demeure toutefois des vestiges intéressants. Mais en attendant, il va falloir s'occuper. Louis Constan- tin a le cuir dur des anciens marins. Il n'est pas pressé de passer de vie à trépas, et reçoit en 1761 du pape le chapeau de cardinal. Ce n'est que le troisième de la famille en moins d'un demi-siècle, et chaque fois grâce à l'évêché de Stras- bourg. Le souverain pontife ne se presse pas plus pour confir- mer le coadjuteur qu'il ne l'avait fait pour autoriser la tenue de son élection. A Rome, les coadjuteries sont mal vues, car vécues comme des tentatives de forcer la main aux chanoines pour leur retirer le libre choix de leur évêque, et comme une pratique qui vise à arrimer un béné- fice ecclésiastique dans une seule famille. Les Rohan ne sauraient dire le contraire... Pour montrer son peu d'enthousiasme et sa molle résistance, le pape va donc attendre le 24 mars 1760 pour renvoyer sa précieuse confir- mation. Il l'assortit d'un évêché in partibus (c'est-à-dire purement honorifique, puisque situé dans les terres conquises par les infidèles), en l'occurrence Canope. Cette bourgade proche d'Alexandrie était le lieu préféré de la cour des Ptolémées pour s'y répandre dans le tourbillon des plaisirs. Est-ce une malice du pape à l'adresse du léger Rohan? Au moins a-t-il désormais le rang d'évêque, et la tenue violette correspondante. Le prince Louis est encore jeune, et déjà riche, avec désormais un bel avenir tout droit tracé. Il va en profiter. Il a des Rohan la belle et noble figure, de l'allure, une aisance et une distinction naturelles qui sentent le grand seigneur à plein nez, et qu'il se plaît à entretenir. Même ses pires ennemis lui reconnaissent tous ce panache et cette séduc- tion distinguée. Ses manières sont douces et raffinées, sans affectation exagérée et, pour ne rien gâcher, il est grand, mince encore (il s'empâtera un peu avec le temps), avec un visage altier que rehaussent de beaux yeux clairs. Dans les salons, c'est un prédateur qui fait frémir d'aise ces dames pour qui, en reprenant le mot de la baronne d'Oberkirch, il est avant tout « un beau prélat5 ». Félicité de Genlis, qui s'y entend en hommes *, ajoute dans la foulée qu' « il est aimable autant qu'on le peut être ». Jusqu'aux agents de la * Félicité de Genlis (1746-1830) sut toujours s'entourer d'hommes. Elle fut longtemps la maîtresse du duc de Chartres, futur duc d'Orléans, alias Philippe Égalité. Elle laissa d'intéressants Mémoires. diplomatie secrète du roi, qui lui ont donné comme pseudo- nyme « le Blondin » dans leur correspondance codée, en référence à sa coiffure si bien entretenue. Bref, il est bel homme, et de ceux qui le savent. On lui prête un beau palmarès de conquêtes féminines, même sans entrer dans les ragots de la période révolution- naire selon lesquels il aurait couché avec la terre entière, la reine Marie-Antoinette en premier. Plus sérieusement, on lui attribue pour maîtresses la mar- quise de Marigny, belle-sœur de la Pompadour7 et sœur de Mme de Flahaut (elle-même maîtresse de Talleyrand), ou même la Goupil, ce qui est plus sulfureux. Goupil est un fonctionnaire de la police chargé de l'ins- pection de l'imprimerie, et donc de pourchasser les écrits subversifs ou licencieux. Il arrondit en fait ses fins de mois en prenant lui-même la plume sous divers faux noms, composant d'odieux libelles et autres écrits calomnieux sur les grands, à qui il se dépêche de les montrer en leur pro- posant contre forte récompense d'en interrompre le commerce. Sa femme s'occupe d'écouler sous le manteau ses œuvres les plus graveleuses dans les salons réputés, voire jusqu'à la Cour. On accusera plus tard la Goupil d'avoir fourni en livres érotiques Marie-Antoinette, la reine goûtant peu les ouvrages d'érudition. Cette favorite sent certes un peu le soufre, mais on dit qu'elle a la confiance de la souveraine, ce qui n'a pas de prix aux yeux du prince Louis. Qu'importe sa réputation, Rohan la déguise en petit abbé de Cour et tous deux sillonnent incognito les quartiers chauds de Paris, fort contents de leur stratagème * Mais si cette liaison est vraie, elle ne peut se situer qu'entre 1774, date du retour du prince Louis de Vienne, et 1778, année qui scelle la fin des Goupil. En effet, un collègue jaloux de l'insolente réussite de l'inspecteur indélicat dénonce ses malversations, et les deux époux confondus se retrouvent embastillés le 9 mars 1778. Si on compare ses frasques à celles des autres jeunes aris- tocrates de son temps, même dans le clergé, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Bien sûr, on raconte qu'il se serait fait verbaliser par un commissaire dans une maison très spéciale, mais c'est là pure broutille, comparé à la grande * Si cette liaison avec la Goupil est vraie, elle serait intéressante, puisqu'on a prétendu que déjà Rohan y aurait vu un moyen de se réconcilier avec la reine, dont elle se disait proche... mode du moment de s'afficher avec des filles d'Opéra. Lorsqu'on cancane parce qu'avec l'archevêque de Lyon, les évêques de Blois et de Saint-Brieuc, il assiste au retour sur les planches de la célèbre Mlle Clairon dans un théâtre par- ticulier, c'est oublier que la dame a déjà quarante-quatre ans et ne sait plus avoir l'ardeur de la jeunesse. Enfin, il n'est pas de ces prélats qui ont une descendance naturelle nombreuse ; on ne lui connaît pas d'enfant, en tout cas de manière établie. Ce sont ses manières lestes, sa désinvol- ture et son goût pour la séduction qui l'ont, bien plus que les faits, rangé parmi les débauchés. Or ce ne sont pas ceux qui en disent le plus qui en font le plus. Rien de tel que les salons littéraires pour briller dans le Paris du siècle des Lumières. Les femmes les plus piquantes s'y pressent, et les quelques grands noms qui les fré- quentent passent aussitôt pour des esprits éclairés, sans compter qu'ils seront ménagés dans les libelles circulant sous le manteau, et dont le ton insolent à l'encontre de l'ordre établi va croissant. Les Rohan s'y pavanent, savou- rant les caresses et les flatteries que les meilleurs esprits leur décernent. Jusqu'à Voltaire, singulièrement bien dis- posé pour le maréchal de Soubise, et bientôt applaudissant aux premiers pas du prince Louis dans le petit cénacle des Lumières. Un éloge du châtelain de Ferney vaut de l'or en ce siècle du bel esprit. Il y a salon et salon ; celui de Mme Geoffrin brille au pre- mier rang *. On s'y presse de toute l'Europe, et de Berlin à Saint-Pétersbourg, on y suit passionnément les débats. C'est après Versailles une des plus prestigieuses exporta- tions du bon goût français. Notre jeune coadjuteur s'y sent d'autant plus à l'aise que sa cousine Louise Julie, née comme lui en 1734 et mariée au comte de Lorraine- Brionne, a gagné la confiance et les faveurs de la vieille maîtresse de maison. Mais laissons à Marmontel **, qui en était un habitué, le soin de nous décrire l'ambiance de ce salon, et les « lumières » du prince Louis : « La bonne chère * Mme Geoffrin (1699-1777), pour suppléer à son manque d'instruction, a su réunir pendant vingt-cinq ans dans son salon du faubourg Saint-Honoré tout ce qui comptait de mieux à Paris. ** Jean-François Marmontel (1723-1799) s'est essayé à tous les genres lit- téraires. Il a collaboré à l'Encyclopédie, et sera secrétaire perpétuel de l'Académie française. Mondain, spirituel et ouvert, il illustre parfaitement le bel esprit du XVIII siècle. en était succincte : c'était communément un poulet, des épi- nards, une omelette. La compagnie était peu nombreuse : c'était tout au plus cinq ou six de ses amis particuliers, ou un quadrille d'hommes et de femmes du plus grand monde, assortis à leur gré et réciproquement bien aises d'être ensemble8 ». Un peu plus loin, Marmontel évoque une réu- nion particulière : « Le groupe était composé de trois femmes et d'un seul homme, soit la belle comtesse de Brionne, la belle marquise de Duras et la jolie comtesse d'Egmont. Leur Pâris était le prince Louis de Rohan, mais je soupçonne que dans ce temps-là, il donnait la pomme à Minerve. » Cette dernière, comme il l'explique ensuite, est bien la cousine Brionne ! Chamfort raconte de son côté que, pour déjouer les curiosités, Mme de Brionne se déguise en abbé de Cour lorsqu'elle est en promenade avec son cousin le coadjuteur. Décidément, c'est une ruse chère à Rohan, quoique chaque fois éventée. Lorsqu'une dispute d'ordre politique va les brouiller (on y reviendra), la jolie comtesse le menace de le passer par la fenêtre. « Oh, je puis bien redescendre par là où je suis monté si souvent », lui rétorque le sémillant prince Louis. Mais n'exagérons pas ! Rohan ne fréquente pas les salons que pour la gaudriole. Il en apprécie l'esprit et le brillant. C'est une très bonne école de séduction, et cela ne lui a pas échappé. Marmontel (encore lui!) l'y décrit comme «jeune, leste, étourdi, bon enfant, haut par boutades en concurrence avec des dignités rivales de la sienne, mais gaiement familier avec des gens de lettres libres et simples comme moi ». Mme Geoffrin, qui n'aurait pas supporté la médiocrité dans son salon, l'apprécie beaucoup et le reçoit très régu- lièrement pendant les années 1760. En plus de sa cousine et ses amies, il peut y élever le débat avec des pointures comme d'Alembert, Helvétius, l'abbé Raynal ou Julie de Lespinasse. La reconnaissance du monde de l'esprit à celui de la nais- sance ne tarde pas; en 1761, il est reçu à l'Académie fran- çaise. Il le souhaitait depuis longtemps ; les deux premiers cardinaux de Rohan en avaient été membres, et il conçoit assez mal qu'une institution aussi distinguée puisse survivre sans un Rohan en son sein. Du reste, moins encore qu'aujourd'hui, on ne demandait aux académiciens d'être des sommités littéraires, surtout lorsque la naissance sup- pléait heureusement au génie. L'Académie au XVIII siècle, c'est un joli mélange de roturiers savants et de nobles de salon, avec une pincée de prélats. Le prince Louis ne se fait pas d'illusions ; ce n'est pas son talent littéraire qui l'a aidé. Dans son discours de réception, il remercie modestement et susurre que « c'est sans doute le souvenir de deux noms écrits dans vos fastes qui a déter- miné votre choix en ma faveur * ». Allusion aux deux pre- miers cardinaux de Rohan. Les flatteries d'usage et l'éloge de son prédécesseur (l'abbé Séguy) ayant été faits, son dis- cours se fait plus révélateur de sa pensée et de ses espoirs, avec un éloge marqué du cardinal de Richelieu. « Ce ministre, dont le génie puissant, remuant également les res- sorts de l'émulation et ceux de la politique, a préparé les germes dont nous cueillons les fruits, a mis la France au- dessus rivaux. »d'elle-même, et hors de comparaison avec ses Richelieu est surtout depuis plus de cent ans l'obsession de tous les prélats français, pour qui la pourpre romaine doit rimer avec Premier ministre de France. Notre coad- juteur rêve la bouche ouverte, se voyant déjà à la suite d'un Mazarin, d'un Dubois ou d'un Fleury, qui y sont chacun parvenus. Certes, le premier cardinal de Rohan, qui y a cru aussi **, est resté sur le bord de la route, et les cardinaux de Tencin ou de Bernis ont échoué bien près du but ***. Dans sa réponse, le duc de Nivernais, rare mélange de haute noblesse et de lumières, salue « une jeunesse attachée au vrai, avide du beau, amie de l'étude, sensible au mérite des talens (sic) et du travail ». La suite est plus piquante, puisqu'il confirme que « votre nom semblait manquer à notre liste. Mais en l'inscrivant, nous n'exigerons pas de vous une assiduité constante à nos assemblées ». Ne le prenons pas pour un camouflet à l'adresse d'un fils de bonne famille dont on ne s'intéresserait qu'au nom ; il y a à l'époque beaucoup de préjugés et de méfiance à * En citant « les deux noms inscrits », il pense aux deux premiers cardi- naux de Rohan ayant siégé à l'Académie. Son discours a été tenu le 11 juin 1761, et a été imprimé (10 pages). ** Saint-Simon a raconté dans ses Mémoires les ambitions contrariées d'Armand Gaston de Rohan à la fin du règne de Louis XIV. *** Le cardinal de Tencin (1679-1758) entre au Conseil des ministres en 1742, mais ne parvient pas à en prendre la tête. Il est disgracié en 1751. Le cardinal de Bernis (1715-1794) subit le même échec en 1758, après avoir néanmoins fortement influé sur la politique étrangère de Louis XV. l'encontre du monde des lettres, surtout lorsqu'on est pré- lat de haute naissance et avec des ambitions politiques. Bernis l'a bien compris, qui écrit dans ses Mémoires : « Une assiduité trop grande aux séances de l'Académie aurait été nuisible aux vues que je commençais à avoir [faire une car- rière politique]; j'évitai donc cette espèce de ridicule que m'auraient certainement donné les gens du monde, et je me sauvai par cette conduite du danger qu'il y a pour la satire à vivre trop étroitement avec les gens de lettres » On peut donc dire que l'intention du duc de Nivernais est plutôt de rendre service au jeune prince Louis, dont il a bien compris les ambitions. Il va le flatter dans ce sens : « Et, lisant avec joie dans un avenir si bien préparé, nous vous voyons égale- ment cher et utile à l'Église et à l'Etat, acquérir par vos ver- tus la confiance des chefs de l'un et de l'autre, la justifier chaque jour par de nouveaux services, et rendre par une suite non interrompue de travaux éclatans (sic) votre gloire inséparable des triomphes de la religion . » Autant dire que le prince Louis boit du petit lait. Comme Nivernais parle bien ! Tout y est ! En tout cas, l'invite du duc de Nivernais à négliger les séances semble avoir été bien entendue. Voltaire lui-même va s'en faire l'écho grincheux : « Serait-il dit que nos grands seigneurs ne viendront à l'Académie que le jour de leur nomination, qu'ils se contenteront de faire un discours 11 ? » Comme souvent, le noble cri du châtelain de Ferney a des arrière-pensées moins désintéressées ; il peste de ce que le prince Louis, inscrit sur sa liste dès sa réception à l'Acadé- mie, n'ait pas répondu à sa demande de souscription aux œuvres de Corneille qu'il est en train de rééditer. En 1763, on retrouve Rohan sous la coupole. Il y œuvre courageusement pour la réception très contestée de Mar- montel * ce qui lui vaut cette fois les éloges marqués du même Voltaire : « M. le prince Louis de Rohan, tout coad- juteur de l'évêché de Strasbourg qu'il est, a bien voulu, à l'occasion de l'élection de Marmontel à l'Académie, être le coadjuteur de la philosophie et lui rendre, sans manquer à son état, tous les services imaginables; c'est par lui que vous avez aujourd'hui, dans l'Académie française, un parti- san et un admirateur de plus 12 » La lettre s'adresse à * Le ministre Saint-Florentin, futur duc de La Vrillière, veut empêcher cette élection. Le prince Louis s'en étant aperçu, se fâche et menace d'en parler au roi. Marmontel a grand-peine à l'en dissuader... L'« affaire du collier de la reine» a tant passionné les contemporains, puis les historiens et les romanciers, que la vie et la personnalité de son héros malheureux, le cardinal-prince Louis René Edouard de Rohan, ont été réduites à son implication dans cette formidable escroquerie dont Marie-Antoinette fut doublement victime. Or, comme le montre Eric de Haynin dans cette alerte biographie, il méritait que l'on s'in- téressât à l'ensemble de sa vie (1734-1803). Coadjuteur dès 1760 et successeur désigné de son oncle Constantin de Rohan à l'évêché de Strasbourg, membre de l'Académie française en 1761 à vingt-sept ans, c'est lui qui reçoit et complimente la dauphine Marie-Antoinette lors de son entrée en France. Ambassadeur extraordinaire à Vienne en 1772, il éblouit par sa magnificence, mais l'impératrice Marie-Thérèse indisposée par sa vie privée scandaleuse demande son rappel. Mal vu de Louis XVI et, surtout, de Marie-Antoinette, il n'en devient pas moins cardinal en 1778 et évêque de Strasbourg en 1779 à la mort tant attendue de son oncle. Prodigue somptueux, vaniteux et extraordinai- rement crédule, soucieux en outre de reconquérir la faveur de la reine, il sera la proie à la fois du fameux mage Cagliostro qui lui promet de faire de lui le prince le plus riche de la chrétienté et d'une aventurière la «comtesse de la Motte», qui au moyen de fausses lettres signées «Antoinette de France » lui fait acquérir soi-disant au nom de la reine un fabuleux collier. C'est l'énorme scandale que l'on connaît. Le prince-évêque de Strasbourg est arrêté au milieu de la Cour, embastillé, acquitté par le Parlement, exilé dans son abbaye de La Chaise-Dieu. Soutenu par l'opinion il regagne son diocèse en 1788. Elu député du clergé aux Etats généraux, adversaire déclaré de la consti- tution civile du clergé, il sera un contre-révolutionnaire opiniâtre. Son diocèse étant à cheval sur la France et le Saint-Empire il invoque sa qualité de prince d'Empire pour refuser les lois de la République et lève des troupes pour l'armée de Condé. Victime de l'effondrement de l'Empire romain et germanique sous les coups de Bonaparte, il se reti- re et meurt à Ettenheim en 1803, après avoir compensé par sa fidélité à la religion et à la royauté ses inconséquences passées. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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