LOUIS XIV ET SA COUR AVANT VERSAILLES

Le 22 avril 1682, le marquis de Sourches notait dans ses Mémoi­ res : « Le Roi quitta Saint-Germain, dont les bâtiments qu'il y faisait (1) commençaient de rendre^ le séjour incommode et vint s'établir à Saint-Cloud, dans la belle maison de Monsieur, son frère unique, jusqu'à ce que ses appartements de Versailles fussent en état d'être habités ». Et le marquis ajoutait le 6 mai : « Le Roi quitta Saint-Cloud pour s'établir à Versailles, où il souhaitait d'être depuis longtemps ». Trente-neuf ans s'étaient écoulés, depuis que, le 21 avril 1643, quelque trois semaines avant la mort de Louis XIII, Louis XIV avait été solennellement baptisé dans la chapelle de ce château vieux de Saint-Germain élevé par François Ier. On avait « nommé » l'en­ fant, car seulement ondoyé lors de sa naissance le 5 septembre 1638, il ne portait pas encore de nom de baptême. Conduit, après la céré­ monie, au château de Saint-Germain, que Henri IV avait bâti et dont les terrasses étagées dominaient la , il avait été accueilli par cette question de Louis XIII : « Comment vous appelez-vous à présent ? » Et il avait répondu : « Je m'appelle Louis XIV, mon papa. — Pas encore, avait repris Louis XIII, mais ce sera bientôt. » Louis XIV se souvenait parfaitement des années d'enfance passées au Palais-Cardinal, que Richelieu avait légué au feu Roi. Dès l'automne qui avait suivi la mort de Louis XIII, Anne d'Autri­ che, dégoûtée du Louvre encore à demi féodal, de ses ponts-levis, des tours qui le flanquaient à l'est, à l'ouest et au nord, s'y était installée. La belle maison à la mode, bâtie par le feu ministre, lui

(t) « Cinq pavillons en saillie au château vieux de Saint-Germain » (Notes des Mémoires de Sourches). LOUIS XIV ET SA COUR 399 avait paru plus attrayante que le vieux château des rois de . La Régente avait occupé le glorieux appartement dont les fenêtres et les balcons, munis de balustres de fer ciselé, donnaient sur le jar­ din, charmant en ce début d'octobre avec ses fleurs, ses eaux, et la parure automnale de son bosquet. Le Palais-Cardinal était devenu le Palais-Royal. Louis XIV n'avait pas oublié la salle de bain dorée, décorée de fleurs, de chiffres, d'allégories et de paysages, ni l'oratoire illustré de tableaux où Philippe de Champagne, Vouet, Bourdon, Stella, Lahire, Corneille, Dorigny et Paerson avaient peint la vie de la Sainte Vierge. C'était dans cet appartement qu'il avait vu la Reine, vêtue de sa robe de chambre, prendre son déjeuner, — un plantureux petit déjeuner qui convenait à sa santé admirable et qui se composait d'un bouillon, de côtelettes, de saucisses et de pain bouilli. C'est là qu'à l'âge de neuf ans, il présentait la chemise à sa mère, qui le baisait tendrement et s'habillait pour aller à la messe. Qui d'entre nous n'a entendu répéter dès son enfance ce pro­ verbe : La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne ? Cet alexandrin est en général séparé de celui qui doit le précéder :

Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne.

L'un et l'autre sont de Corneille et ils ont été prononcés pour la première fois sur la scène au début de la comédie du Menteur, en 1642. Le fils aîné de Louis XIII n'était encore que dans sa cinquième année. Je ne pense pas qu'il ait connu alors ces deux vers. Il n'avait pas d'ailleurs besoin qu'on les lui commentât et il avait sans doute deviné lui-même la vérité proclamée par le valet de Dorante.: Rien ne le prouve mieux qu'une anecdote rapportée par Marie Dubois, seigneur de Lestourmière et du Poirier qui fut gentilhomme servant du Roi, valet de chambre de Louis XIV, comme il l'avait été de Louis XIII et qui a laissé un manuscrit intitulé Mes petites curiosités, sept cents pages in-8° publiées en 1936, par M. Louis de Grandmai- son. Ces petites curiosités, le temps leur a donné de la couleur, et leur intérêt est grand. Le 20 janvier 1647, au Palais-Royal, la Régente s'en est allée dîner, car il est midi : Louis XIV regarde, dans le jardin, par la 400 , LA REVUE

fenêtre ouverte, « un soldat qui joue de l'épée à deux mains ». Il dit au maréchal de Vjlleroy, son gouverneur : « Voyez-vous ce soldat-là ? Il ne fait pas cela pour rien ? — Non, Sire, répond le maréchal, il faut lui donner quelque chose. » Et se tournant vers les valets de chambre : « Qui a une demi-pistole la prête au Roi. Je la lui ferai rendre. — Oh ! ce n'est pas assez, Monsieur, observe l'enfant : il faut lui donner davantage. » Le maréchal n'est pas de cet avis : « Voulez-vous que je vous dise ? reprend Louis XIV. Pour ce soldat c'est véritablement assez et pour vous, si c'était vous qui la donnas­ siez : mais pour moi, ce n'est pas assez, il faut qu'il ait la pistole entière. — Le Roi est charmant, on ne peut rien lui refuser », remarque à part soi M. du Poirier. Le maréchal en effet ne refuse pas et le valet de chambre est « si aise que son maître raisonne de la sorte qu'il en pleure d'admiration ». Quarante-cinq années plus tard à Versailles, l'enfant, devenu depuis longtemps le Roi Soleil, n'aura pas changé sa façon de donner. Le 25 décembre 1692, il avait résolu de pourvoir du gouvernement de Péronne, le comte de Ligneris, premier lieutenant de ses gardes du corps et brigadier de ses armées. Ligneris étant alors en quartier, le Roi marchait à côté de lui pour se rendre de son appartement à celui de Mme de Maintenon : « A propos, Ligneris, commença-t-il, j'ai oublié de vous dire qu'il y a trois jours que je vous ai donné le gouvernement de Péronne ; j'en ai séparé le gouvernement de Montdidier, mais ce n'est pas une affaire pour vous, car cela ne vaut / que huit à neuf cents livres de rente. » Le marquis de Sôurches, qui nous conte cette scène dans son Journal, ajoute : « Ligneris lui fit ses actions de grâces avec tout le ressentiment que méritait un pré­ sent si considérable et si peu attendu de sa part, et le Roi, ayant marché quelques pas, se tourna une seconde fois vers lui et lui dit : « Vous avez cru pendant quelque temps que je vous avais oublié, mais je ne vous ai jamais oublié et je vous ferai connaître en toutes occasions Vestime que fai pour vous ». Ligneris ne put répondre à cela que par un profond abaissement, qui lui coûta plus qu'à un autre, parce qu'il était le plus grand homme de France. Ensuite le Roi fit encore trois ou quatre pas et se retournant une troisième .fois vers lui : « Ligneris, lui dit-il, ce n'est pas la peine de vous faire un présent à demi, je rejoins en votre faveur au gouvernement de Péronne le gouver­ nement de Montdidier. » Le marquis de Sôurches rapporte une autre scène du même genre qui eut pour théâtre la chambre de Louis XIV à Marly le 10 février LOUIS XIV ET SA COUR 401

1696, après le lever. Le marquis de Cavoye est tête à tête avec le Roi qui l'a fait appeler et qui lui parle ainsi : « Cavoye, il y a trop longtemps que nous nous connaissons pour nous séparer, je ne veux pas que vous me quittiez, et si vous souhaitez du bien pour votre femme, nouB trouverons aisément les moyens de vous mettre l'esprit en repos.-— Ah ! Sire, lui répond Cavoye en se jetant à ses pieds, je ne marchande point avec Votre Majesté et je me rengage à son service avec joie pour toute ma vie. » LeTftoi le releva avec bonté et lui tint encore « plusieurs discours pleins d'amitié et de marques d'estime ». De tels exemples ne sont point rares dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, dans le Journal du marquis de Dangeau ou celui du marquis de Sourches : « Jamais, dit Saint-Simon, personne ne donna de meilleure grâce et n'augmenta tant par là le prix de ses bienfaits ; jamais personne ne vendit mieux ses paroles, son sourire même, jusqu'à ses regards. Il rendit tout précieux par le choix et la majesté, à quoi,la rareté et la breveté de ses paroles ajoutait beau­ coup ». — « Une manière de faire des grâces, notait à son tour La Bruyère, qui était comme un second bienfait. » Et ici, l'auteur des Caractères ne peut nous cacher qu'il avait lu le remerciement adressé en 1643 par Corneille au cardinal Mazarin en tête de la tragédie de Pompée : Sa façon de bien faire est un second bienfait. Savoir donner est plus aisé que savoir refuser. Louis XIV savait l'un et l'autre : « Notre Prince île fait rien qui ne soit orné de grâces, soit qu'il donne, soit qu'il refuse, déclare le bon La Fontaine dans son remerciement à l'Académie française ; car outre qu'il ne refuse que quand il le doit, c'est d'une manière qui adoucit le chagrin de n'avoir pas obtenu ce qu'on lui demande. » C'est dans le jardin du Palais-Royal que, le 11 avril 1647, Louis XIV avait fait une promenade en « automobile », « un certain carrosse à ressorts, dans lequel le Roi et Mgr d'Anjou, son frère (1), se promenèrent. Ce carrosse était conduit par trois hommes, un d'avant qui était assis sur le siège du cocher, et les autres assis sur le derrière et qui tous trois faisaient jouer, avec beaucoup de peine certains ressorts qui faisaient véritablement rouler le carrosse ».

(1) Philippe de France, duc d'Anjou, puis d'Orléans après la mort de son oncle Gaston de France. 402 LA REVUE

Avec tant de peine que l'ingénieuse machine « ne fut point approu­ vée ». Autre souvenir, sinistre celui-là : une nuit de la fin d'août 1648, en pleine Fronde, tout Paris en armes et, dans la rue Saint-Honoré, les chandelles allumées aux fenêtres de toutes les maisons par ordre des officiers de la ville ; au Palais-Royal, l'enfant Roi tenant près de lui son jeune frère de huit ans et tirant l'épée pour le rassurer et « donnant cœur » à son entourage. Dans la nuit du 5 au 6 janvier 1649, un carrosse où se trouvaient Anne d'Autriche, Louis XIV, Madame la Princesse, née Montmo­ rency, accompagnée de sa dame d'honneur Mme de Senecey, et Madame la Princesse, née Maillé-Brézé, femme de Monsieur le Prince le Héros, gagnait le château neuf de Saint-Germain, démeublé à cette époque de l'année. M. de Lionne, secrétaire des commande­ ments de la Reine Régente, ne manqua pas d'observer : « Si nous n'étions sortis de Paris, nous y étions enveloppés peu de jours après par quelque émeute du peuple que l'on eût suscitée. » Heureuse­ ment la paix de Rueil, le 15 avril, réconciliait la Cour et le Parlement. Accalmie avant de nouveaux orages.

II

L'année suivante, la Fronde sévissait en Guyenne et la répres­ sion, montrant un visage sans douceur, ravageait la province. Le vieux maréchal de La Force, réfugié dans sa forteresse de Castel- nau, Ù lieu de rochers » qui commandait un coude de la Dordogne près de Sarlat, écrivait au Roi pour se plaindre du duc d'Eper- non (1) qui, à la tête des troupes royales, avait occupé Sainte-Foy et Bergerac non loin du château de La Force. De Compiègne, le 11 juin 165(0, en une lettre contresignée par Phélypeaux, Louis XIV promettait « d'y pourvoir » de sorte que le maréchal lésé « aurait toute la satisfaction qu il pouvait désirer» . «Cependant, ajoutait-il, ayant été parfaitement informé de l'état où sont à présent les affaires de ma province de Guyenne, j'ai résolu de m'y en aller en personne pour éteindre par ma présence le feu que les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld et leurs adhérents tâchent d'y

(1) Le duc d'Epernon avait épousé en 1622, Angélique légitimée de France, fille de Henri IV et de la marquise de Verneuil. Anne d'Autriche l'appelait sa belle-sœur. Veuf (1627) il convola (1634) avec Marie du Cambout, favorite d'Anne d'Autriche. LOUIS XIV ET SA COUR 403 allumer. De quoi j'ai voulu vous donner aussitôt part ainsi que je fais au sieur marquis de La Force votre fils, comme à des personnes que j'estime «t en qui j'ai une entière confiance. » Le Roi comptait que le maréchal, avec tous les amis qu'il pourrait trouver, « l'assis­ terait dans le dessein qu'il avait de rétablir le repos et la tranquillité de la province ». Le Roi pénétrait, malgré son jeune âge, « les senti­ ments des factieux, qui n'avaient pour principale visée que de trou­ ver leurs avantages particuliers dans le trouble et dont la malice était allée même jusque à s'être engagés, par des traités avec les Espagnols, à leur mettre la Guyenne en proie. » Le Roi s'engageait à conserver la mémoire de tout ce que ferait le maréchal pour le bien de l'Etat, et il terminait ainsi : « C'est ce que j'ai à vous dire par celle que je vous fais de l'avis de la Reine Régente Madame ma Mère (1) ». Le Roi Soleil n'était pas encore monté au zénith : roi de moins de douze ans, il apprenait peu à peu son métier. Au mois de juillet 1650, la Reine, décidée à s'en aller pacifier la Guyenne, comme elle s'en était allée, avec le Roi son fils, quel­ ques jours plus tôt, pacifier la Normandie et la Bourgogne, prit la route de . Leurs Majestés, avec la Grande Mademoiselle et le cardinal Mazarin, arrivèrent à Libourne le Ie? août : Elles y attendaient les hommages de leurs fidèles serviteurs ; mais l'exécu­ tion du sieur Richon, gouverneur du château de Vayres, et celle de M. de Canoles, capitaine de l'armée royale, pendu en représailles à Bordeaux, où il était prisonnier, faillirent compromettre les négo­ ciations. Les espérances de paix s'évanouissaient. Le Roi, la Reine, Monsieur, Mademoiselle et le cardinal couraient le risque de se faire enlever par les rebelles. Le soir « ils allaient le long de la Dordogne pour se baigner, si seuls qu'avec cinquante hommes on les pouvait prendre et revenir à minuit ». Les parlementaires de Bordeaux, le 1er octobre 1650, signèrent un traité avec le Roi. Louis XIV, ayant à ses côtés le cardinal dans son carrosse, fit son entrée quelques jours plus tard sans cérémonie. La Cour s'embarqua pour Blaye, où elle allait par terre, prendre le chemin du retour. Rentré en son château, près de Bergerac, le maréchal de La Force mandait au juge de Caumont-sur-Garonne le 19 octobre : « Je viens d'arriver de voir Leurs Majestés à Blaye, où j'ai été parfaitement bien reçu. »

(1) Archives de La Force. 404 LA REVUE —•

Paris, au mois de mai 1651, était encore loin d'être sûr. La Fronde déchirait toujours le royaume. Le cardinal Mazarin, premier ministre de la Régente, Anne d'Autriche, attendait à Bruhl, dans les Etats de l'archevêque de Cologne, la fin de son exil volontaire, le moment favorable pour rentrer en France et ressaisir le pouvoir. Quelques semaines plus tôt, Gaston de France, duc d'Orléans, oncle du jeune Louis XIV, avait songé à déchaîner une émeute, au cours de laquelle Mathieu Mole, premier président du Parlement, eût été saisi mort ou vif, M. de Chavigny, membre du Conseil de Régence, jeté par les fenêtres de son hôtel et le Roi enlevé du Palais-Royal : « Ce jour-là, raconta plus tard la duchesse de Longueville, je crus que Paris allait être mis à feu et à sang ». Paris devait voir, l'année sui­ vante, des journées autrement graves. Beaucoup de Français, à la veille des splendeurs du grand règne, à la veille d'un nouveau siècle d'Auguste, redoutaient où espéraient « un renversement total de l'Etat ». Cependant l'Espagne, battue à la bataille de Rethel (1650) par le maréchal du Plessis-Praslin, l'Espagne prête à envoyer sa flotte par la Gironde et la Garonne donner la main aux factieux toujours renaissants de Bordeaux, l'Espagne n'avait pas cessé d'être à craindre. Paris, entre temps, ne perdait nulle occasion de se divertir. Il n'avait pas encore cette passion pour les courses de chevaux qui devait grandir sous Louis XV et Louis XVI et faire, au XIXe et XXe siècles, la gloire d'Auteuil et de Longchamp. Elle avaitsévi en Angleterre, sous Jacques Ier, le roi du turf, l'inventeur des hippo­ dromes gazonnés. Outre-Manche, la Révolution qui, en 1469, avait décapité Charles Ier avait été la mort des courses. Olivier Cromwell avait osé déclarer à son Parlement : « On se plaint parmi vous de ne plus avoir de courses de chevaux, de combats de coqs et le reste... Tant que Dieu ne nous aura pas amenés à un autre état d'esprit, il ne pourra nous supporter... Oui, dira-t-on, mais il supporte bien les gens de France, ils font ceci et cela... Mais ont-ils en France l'Evan­ gile que nous avons ? Ils n'ont vu le soleil qu'un peu et nous avons nous de grandes lumières. Si Dieu vous donne un esprit de réforme, vous préserverez cette nation de ces frivolités ». Vers le 10 mai 1651, 11 y avait environ trois semaines que de « frivoles Français » nourrissaient, à Boulogne-sur-Seine, deux che­ vaux de course selon les meilleures méthodes britanniques. On faisait LOUIS XIV ET SA COUR 405 manger à ces bêtes de race du pain à l'anis et des faverolles au lieu d'avoine, nienu auquel on ajoutait bientôt deux ou trois cents œufs frais. Je ne sais si le comte d'Harcourt, propriétaire de l'une, et le duc de Joyeuse, propriétaire de l'autre, observèrent cette précaution recommandée par Gervax Markham dans un ouvrage paru en 1599 : How to choose, ride, train and diet both hunting and running horses : « Le jour de la course, quand l'heure de sortir votre cheval sera arrivée, bridez-le ; veillez avec soin sur ses couvertures, puis emplis­ sez-lui la bouche de vinaigre bien fort et insufflez-le lui dans les naseaux, ce qui aura pour effet d'ouvrir ses canaux respiratoires et le rendre plus apte à recevoir le vent. » Le comte d'Harcourt était ce Charles de Lorraine qui, l'année précédente, avait marché au secours de Guise en qualité de lieute­ nant général et pris part à la victoire de Rethel. Duc d'Elbeuf en 1637, à la mort de son père, il devait mourir en 1692. C'était sous la Fronde, un cavalier d'une vingtaine d'années. Son cousin Louis de Lorraine, duc de Joyeuse, qui devait tomber mortellement blessé devant Arras sous les ordres de Turenne le 22 août 1654, frisait la trentaine. Il était le petit-fijs du fameux duc de Joyeuse, comte du Bouchage, capucin après la mort de sa femme Catherine de Nogaret, puis maréchal de France, puis de nouveau capucin. C'est ce Père Ange dont Voltaire a dit : Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire. Le 15 mai 1651, le petit-fils de ce capucin botté ne courut pas lui-même.' Il avait confié ce soin au sieur du Plessis du Vernet, maître de l'une de ces académies où l'on enseignait aux jeunes gentilshommes, à peine sortis de l'enfance, la « perfection du cava­ lier ». Le comte d'Harcourt au contraire fut son propre « jockey ». Quantité de seigneurs admirèrent la course, à laquelle assistèrent, n'en doutons pas, bon nombre de Parisiens. Nicqlas-François Baudot, sieur du Buisson et d'Aubenay, ne nous a pas dit, dans son Journal des Guerres civiles, s'il avait quitté l'hôtel du Plessis-Gué- negaud, rue des Francs-Bourgeois, pour contempler, au bois de Bou­ logne, le spectacle qui attirait tout Paris. Il a eu du moins l'inspi­ ration de nous en laisser un curieux récit. Le départ devait avoir lieu à la barrière de La Muette. La piste, que l'on avait entourée d'une clôture, suivait le chemin de Saint- Cloud, puis obliquait à droite dans la plaine de Longchamp, non loin de la célèbre abbaye fondée en 1260 par Isabelle, sœur de saint 406 LA REVUE

Louis, où avaient vécu tant d'illustres dames. Cette piste gagnait ensuite les abords du château de Madrid, que François Ier avait bâti sur le modèle du palais où Charles-Quint l'avait enfermé en Espagne après la bataille de Pavie. Avec ses « deux tours rondes couvertes en dôme » et les ornements de faïence qui, sur sa façade, étincelaient au soleil, le Madrid du bois de Boulogne rappelait le château d'Espagne. En vue du château, la piste obliquait de nou­ veau à droite et aboutissait à son point de départ, la barrière de La Muette. Le signal est enfin donné. Nos deux cavaliers s'élancent. Impossible encore de prédire qui gagnera le prix de mille écus. Le comte d'Harcourt, « vêtu d'un habit fait exprès et très étroit, un bonnet en tête juste et ses cheveux dedans, mais ayant trois livres de plomb en sa poche pour peser autant que Plessis du Vernet », vole de conserve avec son concurrent. Les invités de Mme l'Abbesse de Longchamp eurent-elles le plaisir de les voir passer ? Y a-t-il des spectateurs sur la terrasse et aux fenêtres du château bâti au dernier siècle par François Ier ? On peut l'imaginer. Nous savons seulement que, selon les conventions, la « paction », comme disait encore Pierre Corneille, le sieur Dauphin, écuyer1 de la Grande Ecurie, attendait nos deux champions. Les voici et soudain Plessis du Ver- net, le « jockey » du duc de Joyeuse, « prend le devant » et, quelques instants plus tard, précède de cent pas, à la barrière de La Muette, le comte d'Harcourt. Plus heureux que le Joyeuse de la bataille de Coutras (1587), le Joyeuse d'aujourd'hui a remporté la victoire. Louis XIV eut-il quelque curiosité de cette course. M. du Poirier ne nous le dit pas dans ses Mémoires. Les divertissements du Roi étaient « les promenades qu'il faisait aux maisons autour de Paris, ses petites chasses, son fort dans le jardin du Palais-Royal, où il faisait faire à sa compagnie de tous les jeunes princes et seigneurs, des attaques, des défenses, des sorties et l'exercice ». Le 2 juillet 1652, ce ne sont plus à des combats pour rire qu'assiste Louis XIV. Il occupe avec son armée les hauteurs de Charonne, tandis que la Grande Mademoiselle, rebelle comme Paris, se promène sur les tours de la Bastille. Soudain Mademoiselle donna un ordre et les canons de la Bastille qui étaient pointés vers Paris, furent pointés sur les faubourgs et la campagne. Cependant sur les coteaux de Charonne, la Cour s'attendait à voir les troupes jetées dans le fossé et comme écrasées contre le mur d'enceinte, lorsque des flocons de fumée blanche enveloppèrent tout à coup la Bastille : « Bon, dit Mazarin, ils tirent sur les ennemis », LOUIS XIV ET- SA. COUR 407 car le rusé cardinal comptait sur les intelligences qu'il avait dans Paris, et ne doutait pas d'y entrer par la porte-du Temple, où M. de Guénegaud, trésorier de l'Epargne, devait être de garde, en qualité de colonel de son quartier. Une seconde fois, la fumée blanche entoura la vieille forteresse, et le canon tonna encore : « J'ai peur que ce sofy contre nous », reprit quelqu'un. D'autres ajoutèrent : « C'est peut-être Mademoiselle qui est allée à la Bastille et l'on a tiré à son arrivée. » Et le maréchal de Villeroy confirma cette Opi­ nion : « Si c'est Mademoiselle ce sera elle qui aura tiré sur nous ».'Le maréchal ne se trompait pas. Le canon continuait de tonner et des rangs entiers de cavaliers loyaux étaient emportés par les boulets. Le soir de ce jour, Mademoiselle, le plus beau parti de France, qui depuis ses plus tendres années rêvait d'épouser son cousin ger­ main Louis XIV, ignorait encore que là-bas, à Charonne, quand le Roi avait vu son armée décimée par le canon de la Bastille et l'armée ennemie s'échappant dans Paris par le pont-levis abaissé de la porte Saint-Antoine, le cardinal avait dit avec son fin sourire et son prodigieux accent : « Ce canon-là a toué son mari ».

IV

De moitié moins vaste qu'aujourd'hui, fermée au nord et à l'est par le vieux Louvre féodal, la cour du Louvre s'ouvrait, du côté de Saint-Germain-l'Auxerrois par un passage voûté long et noir. Le passage aboutissait, entre deux grosses tours à deux ponts-Wis parallèles* l'un assez large pour les carrosses ; l'autre étroit, appelé le guichet, était pour les piétons. Un pont dormant prolongeait les ponts-levis ; au bout du pont dormant, une porte cochère, la porte de Bourbon, donnait sur la rue d'Autriche ou du Louvre, une bien piètre rue. Séparée de Saint-Germain-l'Auxerrois par tout un quar­ tier, elle commençait à la Seine entre le Petit-Bourbon à droite, le château à gauche et finissait rue Saint-Honoré. Si elle existait encore, elle se confondrait, au delà de notre rue de Rivoli, avec notre rue de l'Oratoire. Rentré triomphalement à Paris, après la Fronde, le 21 octo­ bre'1652, Louis XIV avait bientôt rappelé son ministre Mazarin, qui avait cru devoir s'exiler encore pour un temps à Bouillon ; dès le 3 février 1653, le cardinal reparaissait dans la ville des barricades 408 LA REVUE

« tout puissant et tranquille ». Le Roi s'était installé au Louvre : « Il avait, observe Mme de Motteville, éprouvé, par les fâcheuses aventures qu'il avait eues au Palais-Royal, que ces maisons parti­ culières et sans fossé n'étaient pas propres pour lui. » Que d'aména­ gements, que d'embellissements il avait dû faire au Louvre, tout en continuant d'habiter le pavillon qui avait été celui des deux premiers Bourbons et celui des deux derniers Valois ! M. Hautecœur en a décrit les splendeurs minutieusement (1). Au mois d'avril 1655, tandis que la Cour est au Louvre, Dubois sert son quartier. Voici, d'après ses Mémoires, la journée de son maître. Au réveil, récitation de l'office etf chapelet, puis entrée du précep­ teur M. de Péréfixe, ancien évêque de Rodez et futur archevêque de Paris : étude de l'histoire sainte et de l'histoire de France. L'étude terminée, deux valets de chambre entrent à leur tour. Le Roi se lève, quitte son alcôve et reste une demi-heure dans-sa chambre. A côté, dans sa chambre de parade, pièce au plafond magnifique, aux lambris splendides, l'attendent des princes de sang et des sei­ gneurs. Soudain le Roi. Il est en robe de chambre et va « droit à eux ». Il parle le plus familièrement du monde à ces hauts person­ nages, qui semblent ravis de son entretien. Assis sur une chaise à présent, il se lave les mains, la bouche et le visage, s'essuie, détache son bonnet, « qui est lié autour de sa tête » à cause de sa longue chevelure. Puis c'est la prière dans la ruelle du lit avec les aumôniers. Bientôt nouvelle séance sur la chaise ; on le peigne. Il passe ensuite un petit habit, des chausses de sergette, une camisole de Hollande et va, dans un grand cabinet derrière son antichambre, faire de la voltige « avec la légèreté d'un oiseau », faire des armes et s'exercer au maniement de la pique. Revenu dans sa « chambre d'alcôve », il change d'habit et prend son déjeuner. Après, visite au cardinal Mazarin, dont l'appartement est au-dessus du sien. Un secrétaire d'Etat arrive avec ses rapports. La séance chez le cardinal ministre dure une heure et demie, le Roi s'initie aux affaires. Maintenant il descend au rez-de-chaussée donner le bonjour à la Reine sa mère, puis il sort du Louvre, traverse la rue d'Autriche, franchit la porte du Petit-Bourbon, l'hôtel gothique, demeure, au siècle précédent, du connétable qui trahit François Ier ; là il monte à cheval en attendant sa mère, puis, avec elle, entend la messe dans la chapelle et enfin reconduit la Reine au Louvre. Il change de vête­ ments, revêt « un habit assez ordinaire, s'il doit aller à la chasse, un (1) Le Louvre et le» Tuilerie», chapitre II. LOUIS XIV ET SA COUR 409 habit un peu plus élégant, s'il doit rester au Louvre. Il dîne seul ou avec la Reine. « Les étrangers, les provinciaux, les curieux, nous dit M. Hautecceur, traversaient sans encombre le corps de garde, allaient gratter à la porte de la chambre, que le plus souvent Je Roi lui-même venait ouvrir ; ils le regardaient manger en cette pièce, où, suivant l'usage, on apportait une table toute servie ». C'est dans l'après-midi qu'il reçoit les ambassadeurs et il sait les entretenir avec une noble familiarité. Nous le retrouvons un peu plus tard au Cours (la-Reine). De son carrosse, qui s'avance au pas comme tous les autres, il parle aux honnêtes gens de condition qui se promènent. Il rentre au Louvre, préside le Conseil ou assiste à la comédie. « Tout ce qu'il y a de beau » y paraît et chacun « reçoit quelque civilité du Roi ». Louis XIV soupe avec sa mère. Sorti de table, devant les filles d'honneur de la Reine, les nièces de Mazarin et ce qu'on appelle « le monde du Louvre », il danse. Seuls les petits violons l'accompagnent. Ce n'est pas, en effet, un de ces ballets où il excelle, le ballet des Amours, par exemple. Après la danse, les petits jeux : pour celui du roman, les joueurs s'asseyent en rpnd, l'un d'eux commence et les autres continuent à tour de rôle la même histoire d'amour. Minuit bientôt, l'heure du coucher. Louis XIV donne le boijsoir à la Reine mère. Prière dans la chambre de parade. Puis le Roi, en se déshabillant, cause avec les seigneurs qui ont le droit d'y figurer. Quelques privilégiés le suivent dans « la chambre d'alcôve ». Quand le comte du Lude, premier gentilhomme de la Chambre, va tirer le rideau du Roi, Dubois, s'il a quelque faveur à demander, le prie de pressentir Sa Majesté. Le comte s'exécute de bonne grâce. Dubois, aujourd'hui, veut obtenir, pour son petit-fils, âgé de trois ans, la survivance de l'office de valet de chambre. Louis XIV le regarde et lui dit que l'enfant est encore bien jeune : « Sire, observe Dubois, Votre Majesté me permettra de lui dire que le défunt Roi en a donné à cent au berceau et que votre chambre et votre maison sont pleines de ces exemples. — Eh bien ! je vous la donne ». Rideau : il fait nuit dans l'alcôve du Roi. C'est au Louvre, dans l'appartement des nièces de Mazarin, que Louis XIV avait senti qu'il aimait Marie Mancini : c'est au Louvre que la Reine mère, le 21 juin 1659, avait vu entrer dans sa chambre le Roi désespéré. C'était le soir. Là devant l'alcôve où Lesueur avait représenté l'histoire de Junon, — Junon à qui on avait l'habitude de comparer la Reine, — Anne d'Autriche avait « tiré son fils à '410 LA REVUE

part et lui avait parlé longtemps, ; mais comme la sensibilité d'un cœur qui aime demande la solitude, Sa Majesté avait pris elle-même un flambeau qui était sur la table et, passant de sa chambre dans son cabinet des bains, elle avait prié le Roi de la suivre ». Sur les lambris étincelants d'or, les portraits des rois d'Espagne Philippe Ier et Philippe IV, peints par Vélasquez, semblaient se joindre à la reine Anne d'Autriche pour conjurer leur arrière-petit-fils et neveu Louis XIV d'épouser, au lieu de Marie Mancini, leur-arrière-petite- fille et fille Marie-Thérèse. Et sur la voûte d'une sorte d'alcôve, au-dessus d'une baignoire de marbre blanc, que des colonnes de marbre blanc et noir à chapiteau de bronze doré séparaient du reste de la pièce, l'histoire de Psyché était tout à fait de circons­ tance, puisque l'Amour supplie Vénus de lui rendre celle qu'il aime. Au bout d'une heure, le Roi était sorti « avec quelque enflure aux yeux » et le lendemain Marie Mancini, montant dans le carrosse qui allait l'emmener à La Rochelle, lui avait jeté cet adieu si triste : « Sirë, vous êtes roi, vous pleurez et je pars I ». V

"Lorsque, venant de la Bastille, on suivait la rue Saint-Antoine, pour gagner le Louvre, on apercevait à gauche, après l'église des Jésuites, un hôtel de construction récente. Cet hôtel, — combien défiguré après trois siècles ! — porte aujourd bui le n° 63 de la rue François-Miron, tronçon débaptisé de la rue Saint-Antoine. C'était, en 1639, une maison élégante et somptueuse, que Cateau la Èor- gnesse, Catherine Bellier, baronne de Beauvais, première femme d'Anne d'Autriche et première passade de Louis XIV, avait fait bâtir par Lepautre avec des pierres que la Reine mère lui avait données, bien que Mazarin les destinât à l'achèvement du Louvre. Femme de chambre qui connaissait la valeur de l'argent, Cateau la Borgnesse avait disposé, au rez-de-chaussée, quatre boutiques dont les baies s'ouvraient de chaque côté d'une noble porte cochère. Au-dessus de la porte, dans la voussure, deux amours, soutenant un médaillon de pierre qui représentait la Reine mère, attestaient la reconnaissance de la maîtresse du lieu. Le premier étage, haut de vingt-cinq pieds, était percé de sept fenêtres ; le deuxième était un attique surmonté d'un comble (1).

(1) Voir Jules Cousin, L'Hôtel de Beauvais rue Saint-Antoine (Revue Universelle des Arts, année 1864). /

LOUIS XIV.ET SA COUR 411 ' \ Le 26 août 1660, vers une heure de l'après-midi, l'hôtel de Beau- vais semblait devenu un petit Louvre, mais ce n'était pas dans les pièces qui donnaient sur l'ample cour ovale et sur le délicieux jardin suspendu, égayé et rafraîchi par des eaux jaillissantes, que l'on eût rencontré dames et seigneurs; toutes les têtes se pressaient aux fenêtres qui avaient vue sur la rue Saint-Antoine. Au grand balcon du premier étage, avant-corps central que couronnait un fronton sculpté aux armes de France et de Navarre, étaient assises sous un dais cramoisi la Reine mère et Henriette de France, reine d'Angle­ terre, ayant entre elles Henriette d'Angleterre, leur nièce et fille, la future duchesse d'Orléans. Debout un peu en arrière, on aper­ cevait lord Germyn et Nicolas Bautru, comte de Nogent. Le bal­ con le plus rapproché du Louvre était occupé par le cardinal Maza- rin, près de qui se tenait Turenne, vêtu de noir ; au balcon le plus rapproché de l'église des Jésuites, la duchesse de Chevreuse, la princesse palatine, la comtesse de Noailles. Qu'attend donc cette brillante assistance ? Qu'attend donc à une fenêtre du premier étage Marie Mancini et, parmi les spectatrices du deuxième, Mme Scarron ? On attend Louis XIV qui vient d'épouser à Saint- . Jean-de-Luz, après la paix des Pyrénées, l'infante Marie-Thérèse et qui fait son entrée solennelle dans Paris. Il y a déjà quelque temps que défile, sous les yeux de la Cour, l'éblouissant cortège. Enfin acclamé par la foule, voici le Roi. Les dames ne cachent pas leur admiration : « Il est vêtu d'un habit tout de broderies d'argent trait, mêlé de perles et garni d'une quantité merveilleuses de rubans incarnat et argent avec un superbe bouquet de plumes incarnat et blanc attaché d'une 'enseigne de diamants ». Il est monté sur un magnifique « cheval d'Espagne bai-brun », dont la housse est toute en broderies d'argent et le harnais semé de pierreries. Tandis qu'il s'arrête sous le balcon des Reines, tandis que s'arrête aussi, étincelante d'or, d'argent et de pierreries en son char triomphal, la jeune reine Marie-Thérèse, de quel œil angoissé Marie Mancini regarde celui qu'elle a aimé, qu'elle aime encore et cette infante qui lui a pris sa place ! Cependant, au deuxième étage de l'hôtel de Beauvais, la future Mme de Maintenon, à qui rien ne peul/iaire prévoir son étonnante fortune, observe avec désintéres­ sement : « Je ne crois-pas qu'il se puisse voir rien de si beau et la Reine va se coucher ce soir assez contente du mari qu'elle a choisi. » Le couple royal reçu au Louvre par la Reine mère, qui l'avait 412 LA REVUE devancé, la jeune Reine fut installée ; au premier étage de l'aile méridionale. De l'appartement de Louis XIV, dont notre salle La Caze était la salle des gardes, on entrait chez la Reine par le petit cabinet du Roi. On débouchait dans la chambre de parade (notre salle Clarac), au-dessus de laquelle l'appartement de commodité de la Reine avait accès dans 1' « appartement de commodité » du Roi. M. Hautecœur a donné, dans son beau livre sur le Louvre, de précieux détails qui permettent à l'imagination de relever en un instant les aménage­ ments disparus. L'appartement s'étendait vers Saint-Germain- l'Auxerrois, « dans toute la largeur de l'aile ». Trois pièces se succé­ daient au bord de l'eau : le grand cabinet, la grande chambre de la Reine et l'antichambre. « Dans la grande chambre, nous dit M. Hau­ tecœur, des balustres bordaient une estrade de marqueterie, œuvre de Jean-Armand et que dominait sans doute le dais royal. L'anti­ chambre n'était>éclairée que par une fenêtre de chaque côté. Mais son mur oriental se creusait en un petit cabinet formant oratoire, où Michel Dorigny avait peint la Vierge tenant VEnjant Jésus sur ses genoux, saint Joseph accompagné d'anges sous des palmiers. Du côté de la cour, l'antichambre s'ouvrait sur un escalier ». A ces appartements splendides, les plafonds de Noël Coypel et les paysa­ ges de Mauperché ajoutaient leur splendeur et leur gaieté.

VI

Le 24 juin 1663, M. du Poirier demandait à Rossignol, garçon de chambre du Roi, comment il devait s'y prendre pour présenter un placet à son maître : « Prenez garde, lui dit ce garçon, lorsque le Roi viendra demain matin dans sa chambre pour tenir le Conseil, vous lui présenterez la chaise et lorsqu'il mettra son chapeau sur la table et qu'il dira : « Passez de là», ne vous pressez pas de sortir des premiers ; demeurez des derniers et ouvrez votre placet et le mettez sur le chapeau du Roi, qui est devant lui. Le Roi vous regardera et fera un petit sourire, qui ne vous sera pas désavantageux ». Molière, dans son remerciement au Roi, s'adressant à sa muse le 7 novem­ bre 1663, ne pensait pas autrement que Rossignol, mais il disait mieux ; Dès que vous ouvrirez la bouche, Pour lui parler de grâce et de bienfait, Il comprendra d'abord ce que vous Voudrez dire, Et se mettant doucement à sourire, LOUIS XIV ET SA COUR 413

D'un air qui sur les cœurs fait un charmant effet, Il passera comme un trait Et cela doit vous suffire. Voilà votre compliment fait. Toujours prêt à tendre la main, Dubois ne manquera pas de présenter un placet à Mlle de La Vallière, devenue duchesse en 1667. Ce sera lors d'un voyage de la Cour à Versailles et en faveur de la fille mineure d'un de ses amis. Il nous explique avec sa naïveté ordi­ naire : « Mme la Duchesse de La Vallière (à la chapelle) me demanda ce que c'était ; je lui dis que ses ofli ciers faisant l'enclos de son parc de La Vallière, y avaient compris du bien qui était à une petite mineure, qu'elle était trop juste pour le souffrir. Elle me dit : «\ Monsieur Dubois, je verrai ce que c'est et puis je l'enverrai à un homme que j'ai là, qui fait mes affaires ». Le Roi ne décourageait pas les solliciteurs. Il nous déclare dans ses Mémoires : « Je fis connaître qu'en quelque nature d'affaire que ce fût, il fallait me demander directement ce qui n'était que grâce, et je donnai à tous mes sujets sans distinction la liberté de s'adresser à moi à toute heure, de vive-voix et par placets. Les placets furent '- d'abord en très grand nombre, qui ne me rebuta pas néanmoins. Le désordre où l'on avait mis mes affaires en produisait beaucoup. » La Gazette et les Mémoires sont pleins du récit des fêtes, gloire du Louvre. Le carrousel du 5 juin 1662 a laissé son nom à la place même où il fut donné en l'honneur de la Reine mère. Ce 5 juin dix mille spectateurs contemplaient, devant le château des Tuileries, cinq quadrilles aux savantes évolutions. Le Roi y figurait en empe­ reur romain. « Il y avait un air distingué, nous dit la Grande Made­ moiselle ; il y paraissait le maître comme partout où il est ; car il est au-dessus des autres par sa mine et son mérite comme par sa qualité ». Monsieur était en roi des Persans, le duc d'Enghien en roi des Indes, le duc de Guise en roi des Américains. Dans la suite de l'empereur des Turcs, qui était Monsieur le Prince le Héros, venait Lauzun alors connu sous le nom de marquis de Puyguilhem, avec la devise composée par Benserade, une fleur tournée vers le soleil et les mots : Ne despice amantem. Ne méprisez pas qui vous aime. La Grande Mademoiselle s'est trompée en écrivant beaucoup plus tard que « par une sorte de pressentiment,'' il avait choisi, ce jour- là, pour enblème une fusée montant tout au plus haut dans les nues ». La Cour devenant de plus en plus « grosse », il avait fallu agrandir le Louvre. L'aile orientale et le Petit-Bourbon avaient été livrés aux démolisseurs dans les derniers jours de 1660. Après l'incendie 414 LA REVUE de 1661, s'était élevée la galerie d'Apollon, enfin l'année 1678 avait vu achever la colonnade de Perrault.

, VII Louis XIV n'avait jamais aimé le Louvre. Lorsque avaient été terminés les immenses transformations du château des Tuileries, il s'était installé dans la vieille demeure de Catherine de Médicis le 9 novembre 1667. « Son appartement de commodité », au premier étage, donnait sur le jardin, le charmant appartement qu'illustraient les plafonds de Noël Goypel et dont les lambris, décorés par Millet, offraient aux regards la gaieté de leurs perspectives. Marie-Thérèse avait son « appartement de commodité » au premier étage. Il faisait suite à celui du Roi et « comprenait, dit M. Hautecœur, un cabinet, une chambre, une grande chambre ou salon, une antichambre, une salle des gardes. On y accédait par un escalier situé entre ce bâti­ ment et le pavillon de Flore et décoré d'une rampe en fer forgé avec le chiffre du Roi et son,emblème solaire ». Cet appartement égayé des -peintures de Nocret et des paysages de Millet, regardait à perte de vue, au-delà du jardin que Le Nôtre avait dessiné, la montagne de Chaillot, la longue perspective des Champs-Elysées, appelés, quelques années plus tard, l'allée des Tuileries. C'est le plus souvent aux Tuileries que résida désormais le Roi, quand il se trouvait à Paris. Si l'on en croit Saint-Simon, il « n'y bougeait » de chez la comtesse de Soissons, qui « surintendants de la maison de la Reine, logeait aux Tuileries, où était la Cour ». Elle y régnait par « un reste de la splendeur du feu cardinal Mazarin, son oncle, et plus encore, parsonespritet son adresse, en étaitdevenue le centre, mais fort choisi». Là figuraient et s'agitaient les Guiche, les Vardes, les Lauzun, les Marcillac, Madame la Comtesse ainsi que l'on désignait alors Olympe Mancini, trônait plus glorieusement encore non loin du Louvre, sur l'emplacement de notre halle aux blés, dans ce luxueux hôtel de Soissons qui étalait, entre la rue Coquillière et la rue des Deux-Ecus, les festons, les eaux jaillissantes, les arcs de ses jardins, les hautes toitures de ses trois pavillons sculptés aux armes de France. Mais Saint1Germain faisait tort aux Tuileries.

VIII Une galère, sous l'effort de soixante rameurs, conduisait parfois Louis XIV, à travers les méandres de la Seine, jusqu'au Pecq et LOUIS XIV ET SA COUR 415 s'amarrait au pied de la colline. Le Roi et son cortège débarquaient. Par les rampes et les terrasses, ils s'acheminaient vers le château vieux. Quand la Cour était au château de Saint-Germain, Marie- Thérèse habitait l'appartement qui regardait le nord et dont les fenêtres, comme celles de l'appartement du Roi, s'ouvraient sur un balcon récemment construit. C'est dans sa chambre de Saint-Germain qu'un prêtre bolonais, Sébastien Locatelli, qui voyageait en France, put la contempler vers la fin de l'année 1664 : « Pendant que les demoiselles la coif­ faient, a-t-il raconté, j'y fus introduit par notre compatriote la signora Eularia, célèbre comédienne bolonaise, aimée d'elle pour son talent et son admirable chasteté. Elle portait un léger corset de toile blanche, bien garni de baleines, serré à la taille et une jupe si étroite qu'elle semblait enveloppée d'un sac de soie. La Reine coiffée, des pages apportèrent ses vêtements de dessus d'une jolie étoffe extrêmement riche à fleurs alternativement bleues et or sur fond d'argent, et les ornements, qui tous lui furent ajustés à la taille par des cavaliers. Ils la lacèrent même et achevèrent de l'habil­ ler, mais les femmes placèrent les bijoux de là tête et du corsage. Sa toilette terminée, elle se tourna vers les étrangers, dont on ayait introduit un certain nombre, fit une très belle révérence et vola, pour ainsi dire, à l'appartement de la Reine mère. Ce fut alors seulement que je pus bien la voir, mais seulement dans le grand miroir placé devant elle où se reflétait toute la chambre. Comme elle portait des souliers, je remarquai la petitesse de sa taille, que la hauteur de ses mules m'avait dissimulée les autres fois. Elle ne dit parun mot et se fit toujours entendre par signes ». De 1665 à 1682, le Roi fit représenter à Saint-Germain : Astrate, tragédie de Quinault (1665) ; Andromaque, tragédie de Racine (1667) ; VAvare, comédie de Molière (1668) ; Les Plaideurs, comédie de Racine (1668) ; Les Amants magnifiques, comédie de Molière (1670) ; Britannicus, tragédie de Racine (1673 et 1680); Mithridate, tragédie de Racine (1673 et 1680) ; Alceste, opéra de Quinault et Lulli (1675) ; Isis, opéra de Quinault et Lulli (1677) ; Bellérophon, opéra de Thomas Corneille (ou de Fontenelle) et Lulli (1680) ; 416 LA. REVUE

Bérénice, tragédie de Racine (1680) ; > Le Triomphe de VAmour, opéra de Benserade, Quinault et Lulli (1681) ; Bajazet, tragédie de Racine (1681) ; En cette année 1682, Saint-Germain paraissait bien petit pour loger toute la Cour. Aussi de beaux hôtels s'étaient bâtis non loin du château vieux (1), les hôtels de Vendôme, de Lorraine, de • la Rochefoucauld, d'Efïiat, de La Motte, de Chaulnes, de Condé, de Guise, de Villeroy, de Lauzun, de Seignelay, du Maine, qui devaient, loin du soleil royal, perdre la plus grande partie de leur attrait. IX

Que les temps sont changés ! Saint-Simon nous donne ce détail qu'il tenait de son père, le favori de Louis XIII : « Le feu Roi s'était lassé, et sa suite plus encore que lui, d'avoir couché souvent, partie dans un moulin à vent, partie dans une sale hôtellerie de rouliers, qui était alors tout Versailles ». Les trop « longues chasses dans les forêts de Saint-Léger et des environs ne leur permettant pas de regagner Saint-Germain » avant la nuit, « il avait fait bâtir un petit château qui ne contenait que le lieu où est maintenant la petite cour de marbre... D'abord fort à l'étroit, puis un peu plus au large, il y couchait, à ses retours de chasse, avec huit ou dix courtisans qui l'avaient suivi ». âous Louis XIV, jusqu'à l'année 1682, le pavillon de briques et de pierres, l'élégante gentilhommière de Louis XIII, enserrée peu à peu dans un palais immense, n'avait été qu'un « lieu de divertis­ sement et de plaisir ». Le maître, au mois de mai 1664, s'y divertis­ sait à la manière d'un héros d'opéra. Epris de Mme de La Vallière, dans les jardins naissants, il donnait, en l'honneur de sa jeune maîtresse, les fêtes qui méritèrent si bien leur nom de Plaisirs de Vile enchantée. En octobre 1676, Louis XIV faisait représenter six tragédies de Corneille, et le poète septuagénaire s'écriait, charmé et rajeuni : Est-il vrai, grand Monarque, et puis-je me vanter Que tu prennes plaisir à me ressusciter, Qu'au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace Reviennent à la mode et retrouvent leur place, Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux N'ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux ? (1) Voir Lacour-Gayet, Le Château de Saint-Germain en Laye, p. 170. LOUIS XIV ET SA COUR 417

Achève : les derniers n'ont rien qui dégénère, Rien qui les fasse croire enfants d'un autre père ; i Ce sont des malheureux étouffés au berceau Qu'un seul de tes regards tirerait du tombeau. On voit Sertorius, Œdipe et Rodogune •Rétablis par ton choix dans toute leur fortune ; Et ce choix montrera qa'Othon et Suréna Ne sont pas des cadets indignes de Cinna; Sophonisbe, à son tour, Attila, Pulckérie Reprendront, pour te plaire, une seconde vie ; Agésilas, en foule, aurait des spectateurs, Et Bérénice enfin trouverait des acteurs.

Rien n'avait égalé les fêtes du mois de juillet 1674. Ernest Lavisse, dont la malveillance à l'égard du Grand Roi ne désarme guère, ne peut s'empêcher de les admirer : « C'était un des plus chers plaisirs du Roi, nous dit-il, de se promener en gondole à la nuit tombante ou tombée, suivi d'un vaisseau qui portait Lulli et sa troupe. Il aimait à goûter la fraîcheur du soir et entendre sur le canal les agréables concerts des voix et des instruments, qui seuls inter­ rompaient alors le silence de la nuit. » La dernière fête de l'été 1674 fut donnée sur l'eau. En tête du canal, deux chevaux de feu se dressaient domptés par des héros ; la ligne de l'eau était marquée par des cordons de feu ; à l'un des bras de la croix, vers Trianon," brillait un char de Neptune entouré de tritons ; à l'autre, vers la Ménagerie, un char d'Apollon, escorté par les Heures ; et à l'autre extrémité de l'eau, on apercevait un gigantesque palais lumineux. Le Roi, la Cour, Lulli s'embarquèrent et l'on ne croirait pas que ce soit l'honnête Félibien qui écrive : « Dans le profond silence de la nuit, l'on entendait les violons qui suivaient le vaisseau de Sa Majesté. Le son des instruments semblait donner la vie à toutes les figures dont la lumière modérée donnait aussi à la symphonie un agrément qu'elle n'aurait point eu dans une entière obscurité ; Pendant que les vaisseaux voguaient avec lenteur, l'on entrevoyait l'eau qui blanchissait tout autour, et les rames, qui la battaient mollement et par coups mesurés, marquaient comme des sifflements. Les grandes pièces d'eau ressemblaient à de longues galeries et à de grands salons enrichis et parés d'un artifice et d'une beauté jusque- là inconnue et au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir ». Au moment où, pour toujours, le Roi s'établissait à Versailles, en ce printemps de l'année 1682, il réalisait son rêve. Son apparte­ ment et celui de la Reine l'attendaient au château. Ils étaient paral­ lèles. L'un s'ouvrait au nord de la galerie (des glaces) sur le salon de la Guerre, l'autre au midi sur le salon de la Paix. L'appartement LA. XlVOt »• 15 2 /

418 LA REVUE t de la Reine, comprenait, outre la chambre, qui communiquait avec ce salon, trois grandes pièces et plusieurs petites. Il dominait le parterre du midi, l'orangerie et la pièce d'eau des Suisses. Marie- Thérèse l'habita moins longtemps encore que son appartement des Tuileries, puisqu'elle y mourut le 30 juillet 1683. Cependant l'Olympe, où Louis XIV allait s'épanouir plus de trente ans, était encore rempli de maçons. La Daupbine, en son état de grossesse, « fut obligée de changer d'appartement, le second jour qu'elle fut arrivée, note le marquis de Sourches, parce que le bruit l'empêchait de dormir ». Ce fut seulement le 6 août qu'eurent lieu les couches de la prin­ cesse. Il était dix heures et demie du soir. M. Emile Colas dans sa Belle-fille de Louis XIV, a décrit l'enthousiasme de la foule hétéro­ clite, depuis deux jours impatiente d'apprendre la naissance d'un héritier du trône. Il nous a montré le Roi faisant ouvrir les portes de la chambre de la Daupbine, annonçant : « Nous avons vu un duc de Bourgogne », le redisant à tout le monde, donnant à chacun sa main à baiser ; le Dauphin embrassant toutes les dames, même les femmes de chambre ; les soldats, les ouvriers fort nombreux attisant les feux de joie allumés dans la cour ; les échafaudages, les habits précipités dans les flammes, une chaise même jetée par ses porteurs dans le brasier, autour duquel dansaient deux cents Suisses ; et tandis que le chant du Te Deum retentissait dans la chapelle, le Roi, que l'on venait d'avertir, répondait avec sérénité : « Laissei- les faire, pourvu qu'ils ne nous brûlent pas ». Enthousiasme sem­ blable à celui qui devait soulever, le 29 septembre 1820» au château des Tuileries, la naissance du duc de Bordeaux, qui, pas plus que le duc de Bourgogne, ne devait monter sur le trône. « Versailles, déclare Ernest Lavisse, est la scène où il faut regarder Louis XIV. » C'est là qu'il nous apparaît au milieu de aa Cour innombrable dans ce château dont Le Brun avait été l'illustre décorateur. Lorsque Louis XIV, en 1686, avait remplacé la terrasse, œuvre de Levau, Le Brun eut cinquante toises d'étendue pour déployer son talent, lorsque le Roi eut étudié la maquette à l'aqua­ relle que lui présentait Le Brun et dont Apollon, Neptune et le dieu Pan étaient les héros, il préféra voir resplendir aux voûtes ses propres triomphes, qui sont les triomphes de la France. A tous les visi­ teurs qui se pressent à Versailles, la France d'aujourd'hui pourrait dire : Venez dans son palais, vous y verrez ma gloire. LA FORCE.