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Cahiers de Narratologie Analyse et théorie narratives

21 | 2011 Rencontres de narrativités : perspectives sur l'intrigue musicale

Raphaël Baroni et Alain Corbellari (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6390 DOI : 10.4000/narratologie.6390 ISSN : 1765-307X

Éditeur LIRCES

Référence électronique Raphaël Baroni et Alain Corbellari (dir.), Cahiers de Narratologie, 21 | 2011, « Rencontres de narrativités : perspectives sur l'intrigue musicale » [En ligne], mis en ligne le 20 décembre 2011, consulté le 04 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6390 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ narratologie.6390

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Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. 1

SOMMAIRE

Introduction Rencontres de narrativités: perspectives sur « l’intrigue » musicale Raphaël Baroni et Alain Corbellari

Tensions et résolutions : musicalité de l’intrigue ou intrigue musicale ? Raphaël Baroni

La narrativité musicale Michael Toolan

La Narrativisation de la musique La musique : récit ou proto-récit ? Jean-Jacques Nattiez

Métamorphoses de l’intrigue musicale (XIXe-XXe siècles) Márta Grabócz

Vers une narratologie naturelle de la musique Nicolas Marty

Musique et référentialité sur les titres des disques Blue Note Philippe Carrard

Subjectivité et objectivité dans la mélodie française des XIXe et XXe siècles Alain Corbellari

Varia

Deux voyages d’hiver Ou la musique en première personne Etienne Barilier

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Introduction Rencontres de narrativités: perspectives sur « l’intrigue » musicale

Raphaël Baroni et Alain Corbellari

1 On parle souvent de « structure musicale » à propos de l’art romanesque, sans, d’ailleurs, toujours très bien savoir ce que l’on doit exactement entendre par là ; mais on évoque moins souvent l’idée qu’en elle-même la musique se développe selon des schémas comparables à ceux d’une intrigue romanesque.

2 Sans même chercher à tout prix à évoquer la musique « à programme » – dont les liens avec la littérature sont souvent naïfs, quand ils ne sont pas carrément contredits et dépassés par la force même des structures musicales qui les sous-tendent –, la recherche d’analogies en termes, par exemple, de tension et de détente, ou de formes ouvertes et fermées, entre structures romanesques et musicales, ou entre contenu lyrique et contenu harmonique, s’avèrent riches en questions et en découvertes. De fait, si les cadres de la musique tonale (dans laquelle Lévi-Strauss pensait retrouver le double niveau d’articulation des structures linguistiques) peuvent paraître particulièrement adaptés à une telle recherche, il reste loisible de l’élargir à des langages plus modernes, tant il est vrai que toute musique, aussi sérielle soit-elle, a besoin d’organiser son discours dans la durée, de la même manière que tout roman, aussi « nouveau » soit-il, obéit aux règles minimales de la mise en intrigue1.

3 En cherchant à conjoindre narratologie, poétique, sémiologie et musicologie, les éditeurs du présent volume visaient à donner un aperçu du dialogue, parfois polémique, mais néanmoins fructueux, qui s’est noué depuis une quarantaine d’années entre des disciplines moins éloignées qu’elles ne paraissaient de prime abord. Ce recueil s’articule autour d’une série de conférences données le 28 octobre 2011 à l’Université de Lausanne2, lors d’une journée d’étude organisée par le Réseau romand de narratologie (RRN : www.narratologie.ch), fondé en 2010 par Françoise Revaz (Université de Fribourg) et Raphaël Baroni (Université de Lausanne), qui témoigne, dans le prolongement du European Narratology Network (ENN, www.narratology.net), du regain d’intérêt actuel pour la théorie du récit et pour les études narratives. Augmentées de quelques contributions supplémentaires, ces pages n’ont pas l’ambition exorbitante de faire le tour du sujet ; elles aimeraient toutefois indiquer quelques pistes dans un champ de recherche qui se veut résolument interdisciplinaire, et qui témoigne

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de la vitalité de la narratologie contemporaine. Cette dynamique se vérifie notamment au niveau des méthodes d’analyses, ces dernières connaissant aujourd’hui un renouvellement sans précédent qui permet de franchir de nombreuses limites, autrefois imposées par un structuralisme dogmatique ou par un formalisme étroit, pour s’ouvrir, entre autres, à des approches rhétoriques, esthétiques, cognitives ou affectives. Par ailleurs, les corpus de référence de la narratologie contemporaine ont cessé depuis longtemps de se limiter aux seuls récits littéraires, et les questions de la « narrativité » ou de la « narrativisation » des œuvres musicales paraissent de moins en moins incongrues dans un tel contexte. En retour, c’est notre conception de la narrativité qui évolue en fonction des propriétés de ces nouveaux genres de récits que nous étudions, et cette évolution n’est pas contradictoire avec la méthode que préconisait Gérard Genette, puisque, dans l’avant-propos de son fameux « Discours du récit », il affirmait ceci : Ce que je propose ici est essentiellement une méthode d’analyse : il me faut donc bien reconnaître qu’en cherchant le spécifique je trouve de l’universel, et qu’en voulant mettre la théorie au service de la critique je mets malgré moi la critique au service de la théorie. Ce paradoxe est celui de toute poétique, sans doute aussi de toute activité de connaissance, toujours écartelée entre ces deux lieux communs incontournables, qu’il n’est d’objets que singuliers, et de science que du général ; toujours cependant réconfortée, et comme aimantée, par cette autre vérité un peu moins répandue, que le général est au cœur du singulier, et donc – contrairement au préjugé commun – le connaissable au cœur du mystère. (Genette 1972 : 68-69)

4 Or, s’il est vrai, comme l’affirme Lévi-Strauss, que la musique est « le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui garde la clé de leurs progrès » (Lévi-Strauss 1964 : 26), on concevra aisément que les « rencontres de narrativités » que nous proposons ici se soient avérées incontournables dans le projet même dont nous nous réclamons.

5 En ouverture de ce dossier, le texte de Raphaël Baroni, dans le prolongement de ses travaux précédents (2009), commence par interroger l’une des notions les plus difficiles à cerner de la narratologie, tant ses contours dépendent du regard que l’on pose sur elle. Ainsi que le montre Baroni, l’intrigue – dont nous avons voulu faire le cœur de ce dossier thématique sur les rapports entre musique et récit – apparait en effet, suivant la manière dont on la définit, soit comme le point de divergence le plus évident entre la musique pure et la narrativité, soit comme un point de convergence fondamental entre ces deux formes d’expressions, dont on reconnait généralement qu’elles entretiennent un rapport essentiel avec la temporalité.

6 En effet, si l’intrigue, ainsi que semble nous y inviter la narratologie structurale, renvoie avant tout à la trame de l’histoire, et notamment aux relations consécutives et causales des événements racontés, dans leur relative autonomie vis-à-vis de l’expression narrative, alors on aura beau jeu d’affirmer que la musique instrumentale (ou la « musique pure ») apparait dépourvue d’une telle structure. Certes, ainsi que le montre Michael Toolan, les événements musicaux s’enchainent selon une logique séquentielle, voire même en fonction d’un certain déterminisme causal, mais il paraît difficile de retrouver, ainsi que Toolan le reconnait, cette relative autonomie de la chronologie des événements racontés vis-à-vis de la séquence de leur présentation par le récit, indépendance des niveau qui autorise tous ces jeux sur la temporalité (analepses, prolepses, scènes, sommaires, etc.) qui faisaient dire à Christian Metz que

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« l’une des fonctions du récit est de monnayer un temps dans un autre temps » (Metz 1968 : 27).

7 En revanche, Baroni affirme que si la propriété essentielle de l’intrigue consiste en l’établissement d’une tension qui noue la représentation et qui, éventuellement, sera résolue dans le dénouement (que ce soit par le récit chronologique d’un « conflit » ou par d’autres moyens), il devient dès lors beaucoup plus aisé de retrouver cette « structuration expressive » au niveau de la séquence musicale. Pour reprendre la dichotomie bien connue de Tomachevski, dans cette perspective – que l’on pourrait appeler, à la suite de Meir Sternberg (1992) et de James Phelan (1989), une approche « rhétorique » ou « fonctionnelle », et que l’on a parfois labellisée comme « post- classique » de manière à souligner sa différence par rapport aux modèles structuraux en vogues durant l’âge d’or de la narratologie française3 –, ce n’est plus la forme logique de la fabula qui représente le cœur de l’intrigue, mais l’intensité de la représentation (chronologique ou non) qui se manifeste lorsqu’un lecteur ou un auditeur progresse dans le sujet, orienté par ce que l’on peut appeler, à la suite de Ricœur, des « dissonances » (1983 : 139) qui portent en elles la promesse ou l’espoir d’une résolution.

8 Reste à savoir si cette « intrigue musicale », même redéfinie sur un plan rhétorique et expressif, demeure malgré tout identifiable en tant que telle, en l’absence d’une histoire racontée. Ou, pour le dire autrement, il faut se demander si le rapport tension- détente, que l’on rencontre fréquemment dans le contexte de la séquence musicale, est bien une « intrigue » à part entière, ou plutôt une « proto-intrigue », dont la pleine expression exigerait un effort d’imagination de la part de l’auditeur de manière à la faire correspondre au déroulement d’une « histoire ». Sur ce point, Baroni conclut qu’il n’y a peut-être pas d’autre choix que de s’en remettre aux usages du langage ordinaire, dont on doit reconnaître qu’il est rarement enclin à utiliser les mots « intrigue » ou « plot » pour définir une forme d’organisation musicale pure. Toutefois, cela n’empêche pas le fait que des tensions musicales soient souvent exploitées de manière à exprimer ou à souligner la tension d’une intrigue au sens plein du terme, par exemple dans les opéras, dans la musique à programme ou dans la musique extra-diégétique exploitée par le cinéma.

9 Ces deux définitions presque opposées de l’intrigue, et leurs conséquences pour l’analyse de « l’intrigue musicale » et de la « narrativité » en musique, montrent l’importance de tenir compte de problèmes liés à la polysémie des concepts narratologiques et des risques de malentendus qui en découlent. Dans sa contribution, Michael Toolan nous offre un panorama très nuancé des arguments avancés par les deux camps qui s’opposent : d’un côté les « sceptiques », qui affirment que la dimension narrative de la musique découle d’un processus de « narrativisation », et donc, avant tout, des efforts de l’auditeur pour écouter la musique comme si c’était un récit ; et de l’autre, les « croyants », qui affirment que ce processus est inhérent à la musique en tant que telle, et que, même si les représentations narratives diffèrent d’un auditeur à l’autre, elles n’en sont pas moins une dimension incontournable de l’expérience musicale. Même si Toolan penche finalement, avec beaucoup de prudence, du côté des « croyants », il demeure malgré tout tributaire de la définition « structurale » ou « classique » de l’intrigue, puisqu’il concède que : La chose la plus difficile à imaginer, il me semble, c’est la présence ou l’accomplissement, au cours de la performance ou de notre appréhension de celle- ci, de quelque chose d’assimilable à une intrigue. Mais je réserve mon jugement sur

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ce point : d’une part, il y en a qui doutent que l’intrigue soit une condition nécessaire pour qu’un objet soit considérée comme un récit ; d’autre part, dans les cas où l’intrigue est définie comme le développement d’une progression identifiable, qui implique une séquence d’événements interconnectés, il pourrait être difficile de ne pas appliquer une telle définition à différents types de musique instrumentale. (Toolan)

10 De son côté, Jean-Jacques Nattiez, à qui l’on doit d’avoir largement contribué à ouvrir, il y a trente-cinq ans, le vaste champ d’une « sémiologie de la musique » (Nattiez 1975), insiste sur la nécessité de ne pas considérer la musique a priori comme un récit, même si « l’intonation des contours musicaux » apparait souvent comme une forme de « proto-narration ». Il place son propos dans le prolongement des découvertes de la psychologie cognitive développementale, en citant notamment les travaux de Jean Molino, à qui il doit la théorie de la tripartition, et ceux de Daniel Stern, qui insistent sur l’importance du « jeu de la tension-détente » dans la configuration de l’expérience temporelle chez le nourrisson. Toutefois, se rangeant parmi les sceptiques, il conclut que : Plutôt que de voir dans le jeu des configurations musicales de la tension et de la détente une forme de narration, il me semble […] beaucoup plus fructueux de suivre les analyses des psychologues de la musique qui, inspirés par Stern, se sont attardés précisément à montrer comment ils fondent leur interaction proto-narrative sur les unités inscrites dans le temps, les contours, les schémas intonatifs, ceux-là même que, plus tard, la musique utilisera pour imiter l’allure du récit. (Nattiez)

11 On constate dans cette citation que ce jeu « de la tension et de la détente » constitue précisément, pour Nattiez, le point d’articulation principal entre les formes musicales « proto-narratives » et les récits, même si ces deux entités restent nettement différenciées. Ce point de contact s’expliquerait par le fait que le rapport tension- détente nous renverrait, sur un plan cognitif et développemental, aux représentations les plus primitives de l’expérience temporelle. Dès lors, cette « proto-intrigue », dont la musique se sert « pour imiter l’allure du récit », apparait bien comme le socle commun du récit et de la musique, même si cette dernière ne peut se « narrativiser », ainsi que nous l’explique Nattiez, qu’à travers des opérations cognitives complémentaires, qui permettent d’associer une histoire et des significations déterminées à une série de sons. Et donc, suivant le mouvement inverse de Toolan, Nattiez conclut à la séparation entre musique et récit, non pas à cause, mais bien en dépit de l’existence de ce qu’il désigne comme une « proto-intrigue » déjà présente dans la musique : Il est particulièrement remarquable que les termes de « tension » et de « détente » puissent s’appliquer également au phénomène musical. S’inspirant de Labov, Stern nous rappelle que les formes premières de causalité et une « ligne de tension dramatique » font apparaître ce qu’il appelle une intrigue ou une proto-intrigue (Nattiez)

12 Dans l’article suivant, Márta Grabócz défend quant à elle – dans le prolongement des travaux d’Eero Tarasti – la légitimité d’une analyse sémiotique et narratologique appliquée à l’étude des œuvres musicales. Elle montre d’abord comment la musicologie s’est rapprochée des modèles sémiotiques et narratologiques en se recentrant sur l’étude des « types expressifs » (également appelés « topiques ») qui seraient propres à différents styles musicaux, eux-mêmes liés à des communautés historiques partageant certains codes culturels. Ses propres travaux, en exploitant notamment le cadre théorique offert par la sémiotique greimasienne, ont permis à Grabócz (2009) de dégager trois types de rapports entre récit et musique, allant du programme narratif

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extérieur jusqu’au programme narratif inscrit dans la « structure profonde de l’œuvre », en passant par les programmes narratifs intérieurs ou intériorisés. Et de nouveau, au niveau le plus profond d’intrication entre musique et narrativité, Grabócz offre une interprétation à la fois « dynamique » et « temporalisée » du carré sémiotique de Greimas au sein duquel l’élément fondamental, au-delà des oppositions sémantiques binaires, demeure « la création et le fonctionnement de la tension narrative au milieu du mouvement ». Ce dernier point démontre que Nattiez aussi bien que Grabócz considèrent que le jeu de la « tension-détente » est le point de jonction fondamental entre musique et récit, même s’ils divergent quand il s’agit d’associer à ce jeu de bascule les questions subsidiaires des contenus sémantiques et de la narrativité au sens plein du terme. Dans la fin de son article, Grabócz s’attache pour sa part à examiner l’applicabilité des intérêts narratifs dérivés de la définition rhétorique de l’intrigue que représentent le « suspense » et la « curiosité » à l’analyse d’œuvres musicales. Elle affirme au passage que ces intérêts narratifs apparaissent comme de véritables « moteurs de la logique narrative musicale ».

13 Dans son article, Nicolas Marty s’appuie sur différents concepts importés de la « narratologie naturelle » de Monika Fludernik pour tenter de montrer leur applicabilité à l’analyse de la musique contemporaine, et notamment aux œuvres électroacoustiques de Luc Ferrari et de Trevor Wishart. Marty prend en compte différents phénomènes sémiotiques, sémantiques et narratifs présents dans l’écoute de la musique et finit par ouvrir la question de la différence entre les « narrativisations » opérées par les musiciens experts et celles opérées par les non-experts.

14 L’article de Philippe Carrard nous invite quant à lui à tenir compte de ce que Gérard Genette (1987) appelait le « paratexte », c’est-à-dire l’ensemble des éléments signifiants qui entourent l’œuvre proprement dite et qui concourent à son interprétation. Cet élément périphérique a trop souvent été négligé par les musicologues, comme s’il ne s’agissait que d’un facteur parasitaire venant brouiller la question de l’éventuel contenu sémiotique intrinsèque de la musique. Dans son article, Carrard soutient au contraire que l’interprétation sémiotique d’un morceau de – par exemple lorsque nous mettons en relation l’expressivité de la musique avec un message politique – dépend dans une large mesure du cadrage interprétatif réalisé par le titre et par l’image de la pochette qui accompagne l’album. Ainsi, de même que le titre d’un roman, sa signature ou sa désignation générique en page de garde vont largement conditionner sa réception, les pochettes des albums de jazz jouent un rôle déterminant dans la possibilité de narrativiser certaines œuvres musicales ou, au contraire, de les considérer comme des œuvres musicales « pures », dépourvues de références externes4, cette dernière posture étant encouragée par exemple par des titres qui restent très factuels (désignation du musicien et du style musical). C’est donc une véritable poétique des titres musicaux à laquelle nous convie Philippe Carrard et dont il fournit une première étape décisive en s’appuyant sur le catalogue des œuvres publiées par le label de jazz Blue Note entre les années 1939 et 1965.

15 Alain Corbellari vient clore ce dossier thématique en se penchant sur la question des contraintes croisées dans l’art de la mélodie, qui dépendent, d’une part, des structures linguistiques et, d’autre part, des structures musicales, ce qui représente une autre charnière essentielle, à côté du jeu de l’intrigue, entre diégèse et expression musicale. Pour ce faire, il présente dans son article une brève histoire de la mise en musique de la poésie française en se focalisant sur la période 1850-1950, qui représente « l’âge d’or »

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de la « mélodie française », genre pris entre les deux pôles de la subjectivité (attention extrême à la lettre du texte) et de l’objectivité (prééminence des structures musicales), tension qui peut être vue comme la rencontre entre deux narrativités concurrentes.

16 En marge de ce dossier, et malgré son caractère moins théorique et plus méditatif, nous n’avons pas voulu nous passer ici du très beau texte qu’Etienne Barilier a eu la générosité de nous confier et qui, en guise d’« envoi », termine ce dossier en l’ouvrant sur une note humaniste qui reste l’horizon de nos recherches en narratologie aussi bien qu’en musicologie.

BIBLIOGRAPHIE

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GENETTE, Gérard (1987), Seuils, Paris, Seuil.

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NOTES

1. A ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à Baroni (2010). 2. Notre journée lausannoise, dont est issue ce numéro thématique, a eu la chance d’être honorée par la présence de spécialistes internationaux. Nous les remercions encore chaleureusement d’avoir bien voulu débattre avec nous et de nous avoir fait bénéficier de leur

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longue expérience de musicologues confrontés au « mystère » de l’irréductible expressivité de la musique. Nous remercions notamment Georges Starobinski, qui a soutenu notre rencontre, ainsi que Raphaël Brunner qui, après nous avoir gratifié d’une belle conférence sur la renaturalisation de l’art à partir des années soixante, n’a finalement pas pu participer à ces actes en raison d’un agenda surchargé. 3. Pour un aperçu critique de ce que recouvre cette labellisation « postclassique », introduite par David Herman en 1997 pour marquer notamment l’avènement d’une approche cognitiviste du récit, nous renvoyons à l’article d’Ansgar Nünning (2003). 4. De fait, de nombreuses œuvres musicales revendiquent une lecture non référentielle, comme Blanchot pouvait rêver d’une littérature « pure », qui ne renverrait qu’à elle-même.

AUTEURS

RAPHAËL BARONI Université de Lausanne

ALAIN CORBELLARI Universités de Lausanne et de Neuchâtel

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Tensions et résolutions : musicalité de l’intrigue ou intrigue musicale ?

Raphaël Baroni

Un menu miracle s’est produit : c’est commencé : la meule du temps qui tournait à vide brusquement a agrippé son grain, fait éclater d’un coup une cosse de tumulte et de rumeur. (Gracq 1970 : 171)

Musique, intrigue et narrativité

1 On le sait, les rapports entre intrigue et musique ne sont pas de nature symétriques. Autrement dit, il n’est certainement pas incongru d’affirmer que l’intrigue a quelque chose de musical, mais il parait plus difficile d’affirmer l’inverse, à savoir que la musique, du moins la musique « pure » ou « instrumentale », serait susceptible de se développer à la manière d’une intrigue1.

2 Du côté des récits, il n’est pas rare de parler de la « musicalité » de la représentation, surtout lorsqu’on insiste sur son caractère séquentiel et temporel. Cette dimension musicale de la narrativité tient en partie aux propriétés sémiotiques du support le plus ancien et le plus largement attesté de l’intrigue, à savoir le poème. En effet, les œuvres narratives les plus anciennes ont souvent pris la forme de récits en vers, parfois chantés et accompagnés d’instruments, ce qui a fait dire à Aristote, dans sa Poétique, que « l’imitation, la mélodie et le rythme […] nous étant naturels, ceux qui, à l’origine, avaient les meilleures dispositions naturelles en ce domaine, firent peu à peu des progrès, et à partir de leurs improvisations, engendrèrent la poésie » (1448b, 20). Plus près de nous, Lessing, dans son fameux Laocoon, a lui aussi insisté sur la dimension essentiellement diachronique de la poésie, ce qui la rapproche de la musique et l’oppose aux arts plastiques, qui, pour leur part, représentent des corps dans l’espace, et non des actions dans le temps. Dans son fameux commentaire de Sarrazine, Barthes n’hésite d’ailleurs pas à traiter les codes du roman balzacien comme une partition polyphonique, et il ajoute qu’il y a « même contrainte dans l’ordre progressif de la

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mélodie et dans celui, tout aussi progressif, de la séquence narrative » (1970 : 33). Barthes précise par ailleurs qu’il existe deux « codes séquentiels » dans le récit : « la marche de la vérité et la coordination des gestes représentés » (Barthes 1970 : 32). C’est précisément cette proximité entre la séquence musicale et ces deux manières, évoquées par Barthes, de nouer une intrigue, que j’aimerais évoquer dans ces lignes, en tentant d’avancer quelques arguments pour soutenir que, derrière ce rapprochement, il y a peut-être davantage qu’une simple métaphore.

3 Pourtant, comme je le signalais au début, il est tout de même plus difficile de soutenir que la mélodie se développe à la manière d’une intrigue que d’affirmer l’inverse, à savoir que l’intrigue se développe comme une mélodie. La raison de cette absence de symétrie tient au fait que, pour de nombreux poéticiens, la notion d’intrigue est associée de manière essentielle à la trame de l’histoire racontée, c’est-à-dire à l’ordre chronologique et causal du signifié narratif, qui ne recouvre pas nécessairement celui du signifiant qui raconte cette histoire. Cette question nous ramène à ce que les formalistes russes désignaient comme la dialectique entre fabula et sujet, dont dépendent toutes les formes d’anachronies racontées. Or, il semble bien que la musique soit un art dépourvu d’une telle dualité : sujet sans fabula, signifiant sans signifié, forme sémiotique susceptible de susciter chez l’auditoire divers sentiments ou rêveries, mais ne référant, en dernier lieu, qu’à elle-même. Ainsi que l’affirme Werner Wolf, « la musique résiste à la référentialité et à la dimension représentationnelle du récit » (2005 : 326). Michael Toolan ajoute quant à lui que, bien que la musique soit constituée par des « événements musicaux » plus ou moins ordonnés, en revanche, « il semble n’y avoir aucune place pour l’anachronie (analeptique ou proleptique), du moins dans les formes musicales purement instrumentales (sonate, symphonie, etc.) » (2011).

4 En d’autres termes, si musique et récit sont, de manière évidente, des arts temporels et séquentiels, en revanche, il semble que la séquence musicale dépende entièrement de la structuration du sujet, alors que la séquence narrative – c’est-à-dire ce que de nombreux poéticiens désignent comme une « intrigue » – serait liée au destin de la fabula. Dès lors, ainsi que le résume Michael Toolan : La chose la plus difficile à imaginer [dans les rapports entre musique et narrativité], c’est la présence ou l’accomplissement, au cours de la performance ou de notre appréhension de celle-ci, de quelque chose d’assimilable à une intrigue. (Toolan 2011)

5 J’aimerais malgré tout questionner cette évidence, car celle-ci dépend de la manière dont nous définissons l’intrigue, cette dernière demeurant une notion hautement polysémique dans le champ de la critique littéraire et de la narratologie2. Il me semble en effet que si l’intrigue, durant la période formaliste ou structuraliste, paraissait essentiellement constituée par la forme chronologique et causale de la fabula, sa redéfinition dans un cadre théorique différent, davantage sensible à la fonction interactionnelle de l’intrigue et à la dynamique de son actualisation par un interprète, permet aujourd’hui de repenser dans des termes nouveaux ses rapports avec la forme musicale.

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L’intrigue définie par le jeu de la tension et de sa résolution

6 Durant l’âge d’or de la narratologie, la sémantique structurale semble avoir réussi à monopoliser la question de l’organisation séquentielle de la narrativité. Suivant la méthode initiée par Vladimir Propp, on partait du principe que les séquences dans lesquelles les récits s’inscrivaient pouvaient être décrites en reconstruisant, par abstraction, les actions essentielles ou invariantes de la fabula, sans tenir compte, à ce niveau de l’analyse, ni de la manière dont les événements sont représentés par le sujet, ni de la dynamique de la lecture. Dans un deuxième temps, l’analyse de la manière dont le « discours du récit » (pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Genette) désorganisait plus ou moins radicalement cette « forme simple » que constituait la fabula, relevait d’une approche différente qui, elle-même, ne se préoccupait pas vraiment de questions relatives à l’intrigue, à la séquence narrative ou à l’intérêt qui lui est associé durant le procès de la lecture. On peut donc affirmer sans trop de risque qu’à cette époque s’est répandue l’idée, encore courante aujourd’hui, que l’intrigue se confondrait avec la fabula, et donc que la seule manière de nouer un récit consisterait à raconter une histoire dans laquelle une « complication » (par exemple un « méfait » ou un « manque ») viendrait perturber une situation initiale.

7 Pourtant, on pourrait montrer que, même à cette époque, Roland Barthes avait conscience que « ce qui chante, ce qui file, se meut par accidents, arabesques et retards dirigés, le long d’un devenir intelligible », ce n’était pas seulement la marche des actions, mais c’était aussi « la suite des énigmes, leur dévoilement suspendu, leur résolution retardée » (1970 : 32). Et Tzvetan Todorov soulignait quant à lui, dans sa typologie des genres policiers, qu’il existait deux formes d’intérêt, qui contribuent chacun à nouer des intrigues différentes. La première peut être appelée la curiosité ; sa marche va de l’effet à la cause : à partir d’un certain effet (un cadavre et certains indices) il faut trouver sa cause (le coupable et ce qui l’a poussé au crime). La deuxième forme est le suspense et on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord les causes, les données initiales (des gangsters qui préparent de mauvais coups) et notre intérêt est soutenu par l’attente de ce qui va arriver, c’est-à-dire des effets (cadavres, crimes, accrochages). (Todorov 1971 : 60)

8 On peut ajouter que Tomachevski, lorsqu’il affirmait que la narration d’un conflit permettait de nouer une intrigue, insistait surtout sur l’attente engendrée chez le lecteur par les actions polémiques, et il définissait en premier lieu l’emplacement du « dénouement » par rapport au sujet (il se situe dans « le final » parce qu’il n’éveille pas « l’attente du lecteur »), et non par rapport à la fabula : La situation de conflit suscite un mouvement dramatique parce qu’une coexistence prolongée de deux principes opposés n’est pas possible et que l’un des deux devra l’emporter. Au contraire, la situation de « réconciliation » n’entraîne pas un nouveau mouvement, n’éveille pas l’attente du lecteur ; c’est pourquoi une telle situation apparaît dans le final et elle s’appelle dénouement. (Tomachevski 1965 : 273-274)

9 On peut conclure de ce qui précède que si le narrateur commençait à raconter le conflit par sa phase de « réconciliation », en se servant d’une anachronie, il ne parviendrait pas à « éveiller l’attente du lecteur », c’est-à-dire à produire un suspense qui nouerait l’intrigue. Dès lors, l’intérêt narratif se déplacerait du « quoi » vers le « comment », du

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suspense vers la curiosité, et l’intrigue serait peut-être bien nouée, mais selon une modalité différente, plus proche du « code herméneutique » défini par Barthes.

10 En d’autres termes, si l’on s’écarte de l’idée que l’intrigue doit nécessairement se confondre avec la trame de l’histoire, on peut affirmer que nœud et dénouement se succèdent dans un ordre irréversible, qui se situe au niveau du sujet et non de la fabula. Certes, il arrive que le récit d’un conflit permette de nouer une intrigue, mais pour cela, il est impératif que le récit respecte au moins partiellement la chronologie des événements et ménage ainsi un certain suspense qui pourra être dénoué à la fin de la séquence. Cependant, la nature conflictuelle des événements racontés ne permet pas de dégager les traits nécessaires et suffisants à partir desquels on pourrait définir ce qu’est une intrigue, il ne s’agit que d’éléments optionnels qui peuvent contribuer, dans certaines circonstances, à nouer un récit. Pour le dire plus simplement, pour l’économie de l’intrigue, l’élément essentiel du conflit, c’est son instabilité, c’est le « mouvement dramatique » qu’il engendre, l’« attente » qu’il éveille chez un lecteur, un spectateur ou un auditeur, qui progresse en tâtonnant dans le récit jusqu’à son dénouement éventuel. Mais cette tension, l’intrigue peut la trouver ailleurs que dans l’action polémique. En effet, le répertoire des moyens poétiques permettant de nouer une intrigue est très vaste. Ainsi que l’affirmaient Barthes et Todorov, le jeu des secrets et des « énigmes suspendues » en est un. Le fait de s’écarter brusquement ou sournoisement d’un scénario attendu en est un autre. Ce qui est fondamental, c’est la présence d’une « réticence3 » dans la représentation, ou de ce que certains ont appelé un retard, un écart, une forme de discordance ou de dissonance. En refusant d’aller droit au but et d’emprunter les chemins usuels du discours, le narrateur, au lieu de résoudre une tension extérieure qui motiverait l’échange, instaure une tension interne à la représentation, qui conduit le narrataire à attendre avec impatience un éventuel dénouement. Le temps de la représentation est ainsi érotisé par un jeu de nœuds, de tensions et de résolutions potentielles4.

11 L’intrigue, avant de se référer à la trame d’une histoire, doit ainsi être redéfinie comme un dispositif intrigant permettant de nouer le sujet en introduisant, durant la progression dans le récit, une tension narrative. C’est du moins l’approche que défendent depuis de nombreuses années Meir Sternberg, James Phelan ou Peter Brooks. Le premier (Sternberg 1978) propose de substituer à l’approche formelle ou structurale du récit, une approche fonctionnelle qui pose le suspense, la curiosité et la surprise comme les fondements de la narrativité. Pour le second, intrigue et progression sont quasiment synonymes, et ce qui importe, c’est bien la dynamique de la narrativité, ses tensions ou ses instabilités, la relation qui se noue entre une représentation intrigante et un destinataire intrigué : La progression […] se réfère à un récit en tant qu’événement dynamique, qui doit se déplacer, à la fois dans sa narration et dans sa réception, à travers le temps. Dès lors, en examinant la progression nous sommes préoccupés par la manière dont les auteurs génèrent, maintiennent, développent, et résolvent l'intérêt des lecteurs envers le récit. Je postule que la forme et l’orientation de ce mouvement est donné par la manière dont un auteur introduit, complique et résout (ou ne parvient pas à résoudre) certaines instabilités. (Phelan 1989 : 15, ma traduction)

12 Adoptant une perspectives freudienne, Peter Brooks a quant à lui adopté une approche de l’intrigue qui permet d’éclairer sa fonction anthropologique qui se situerait sur un plan psycho-affectif.

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Le désir est porté par l’envie de la fin, de l’accomplissement, mais cet accomplissement doit être retardé de sorte que nous pouvons le comprendre par rapport à son origine et par rapport au désir lui-même. [...] Parce qu’il met en relation la fin avec le début et avec les forces qui animent le milieu, entre deux, le modèle de Freud permet de comprendre ce qu’engage le lecteur d’un livre quand il répond à l’intrigue. Cela permet de dépeindre cet engagement comme étant de nature essentiellement dynamique, comme une interaction avec un système d’énergie que le lecteur active. (Brooks 1992 : 111-112, ma traduction)

13 Ce que souligne Peter Brooks, c’est donc la dimension « énergétique » de l’intrigue. Brooks montre ainsi que la valeur du dénouement dépend directement de la manière dont une tension aura été préalablement créée et entretenue par le narrateur, de manière à faire de la résolution de l’intrigue l’accomplissement d’un « désir ». Comme dans le jeu du fort-da, cette psycho-dynamique de l’intrigue met en évidence un jeu pulsionnel, sa soumission au principe de réalité, qui exige le retard de l’accomplissement, et la jouissance qui accompagne le retour d’une forme provisoirement occultée.

14 Bien que, pour Ricœur, il semble que la « mise en intrigue » consiste surtout à intégrer la « dissonance de notre expérience temporelle » dans la « consonance du récit » (1983 : 139), ce dernier reconnaissait que « aussi longtemps que nous mettons de façon unilatérale la consonance du côté du seul récit et la dissonance du côté de la seule temporalité […] nous manquons le caractère proprement dialectique de la relation » (1983 : 139). Ricœur ajoutait que « la mise en intrigue n’est jamais le simple triomphe de l’ordre. Même le paradigme de la tragédie grecque fait place au rôle perturbant de la péripétéia, des contingences et des revers de fortune qui suscitent frayeur et pitié » (1983 : 139). Si l’on suit cette ligne, la catharsis aristotélicienne devrait se situer au confluent d’une dissonance et d’une consonance, d’une transformation et d’une configuration, et ces deux dimensions incontournables du récit seraient précisément au cœur du fonctionnement de l’intrigue.

15 En nous éloignant du formalisme pour adopter un point de vue davantage fonctionnaliste et dynamique, nous avons ainsi redéfini l’intrigue, non comme la forme sémantique d’une action racontée, mais comme une séquence qui se noue, au niveau de la progression dans le signifiant narratif, par une dissonance intentionnelle, qui s’incarne chez l’interprète par un sentiment de surprise, de curiosité ou de suspense. Cette dissonance, à laquelle on peut corréler l’énergie ou la force de l’intrigue, oriente l’attention de l’auditoire en direction d’une résolution possible, qui constituera une clôture possible (mais pas nécessaire) de la séquence, et le plaisir qui en découle dépend du chemin plus ou moins tortueux qui aura conduit jusqu’au dénouement final, du retard et des éventuelles surprises que cette progression nous réserve. Nous pouvons constater qu’une telle définition n’est dès lors plus incompatible avec la forme musicale qui, elle aussi, peut se développer en alternant dissonances et consonances, tensions et résolutions, surprises et répétitions attendues. Werner Wolf affirme ainsi que « la musique peut créer du suspense par le biais de passage disharmonieux ou par des excursions dans des tonalités étrangères qui précèdent l’arrivée de résolutions harmonieuses ou le retour à la tonalité de base » (2005 : 327). D’ailleurs, si l’on se place sur le terrain de récits « plurimédiaux », on pourrait ajouter que, dans une représentation narrative de nature filmique, il n’est pas rare que des dissonances musicales contribuent à intensifier la force de l’intrigue. Par exemple, dans un film

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d’épouvante, un écran parfaitement noir et une musique inquiétante suffisent largement à induire une tension efficace et, par ce biais, à nouer une intrigue5.

Intrigues musicales

16 Dans le cadre de la musique tonale, il est assez facile de retrouver ce jeu de la tension et de sa résolution, dont nous venons de voir qu’il constitue la dynamique essentielle de l’intrigue. Par exemple, dans sa suite n° 1 pour violoncelle en sol majeur, BWV 1007, Jean-Sébastien Bach met en scène de manière spectaculaire une tension harmonique dont le but est de « dramatiser » les dernières mesures du morceau, juste avant un dénouement parfaitement consonantique. Pour ce faire, il se sert d’une montée chromatique qui exploite tous les intervalles se trouvant dans et hors de la tonalité du morceau, juste avant de dénouer cette série de notes plus ou moins dissonantes par une succession d’arpèges qui se déploient durant les quatre mesures finales.

Prélude, suite n°1 pour violoncelle en Sol majeur, BWV 1007, Jean-Sébastien Bach (extrait) [Tous Droits Réservés]

17 Il est à noter que ce climax se trouve stratégiquement placé dans les dernières mesures, ce qui permet de faire monter progressivement l’intensité du morceau et de structurer la pièce dans son ensemble. En effet, après une telle intensité, l’auditeur s’attend non seulement à entendre une forme quelconque de résolution harmonique, mais également à trouver rapidement la clôture de la pièce musicale qui, autrement, serait condamnée à s’essouffler. Avec cette « dramatisation » de la ligne mélodique, qui ne requiert aucune information extérieure pour être perçue comme telle6, nous serions confrontés à ce que Martá Grabócz définit comme une forme porteuse de « grandes tensions-détentes et d’un effet cathartique [qui peut être] perçu par n’importe quel auditeur » (2007 : 250). En effet, l’homologie, à la fois structurale et esthésique, est frappante entre cette progression musicale « dramatique » et la manière dont Tomachevski décrivait le développement de la tension narrative dans les romans d’aventure : Plus les conflits qui caractérisent la situation sont complexes et plus les intérêts des personnages opposés, plus la situation est tendue. La tension dramatique s’accroît au fur et à mesure que le renversement de la situation approche. Cette tension est obtenue habituellement par la préparation de ce renversement. Ainsi dans le roman d’aventure stéréotypé les adversaires qui veulent la mort du héros ont toujours le dessus. Mais à la dernière minute, quand cette mort devient imminente, le héros est soudain libéré et les machinations s’écroulent. La tension augmente grâce à la préparation. […] [elle] arrive à son point culminant avant le dénouement. (Tomachevski 1965 : 274)

18 Le procédé qui consiste à introduire un écart par rapport à une forme attendue n’est évidemment pas propre uniquement à la musique baroque, et il n’est pas non plus sans

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effet sur la forme d’origine, qui ne cesse de se reconfigurer au cours de l’histoire de la musique. Alain Robbe-Grillet mentionne par exemple le cas de Beethoven qui, en généralisant le jeu des dissonances résolues, a fini par subvertir le code de départ de la tonalité. « Et l’étape bien sûr qu’on peut signaler comme jalon suivant, c’est Wagner, où le système de Bach est toujours présent, mais où chaque accord peut appartenir à de nombreuses tonalités à la fois – ce qu’on a appelé des accords vagues – si bien que l’auditeur ne peut jamais se reposer dans une tonalité d’où on serait parti, à laquelle on saurait revenir. Si vous écoutez Tristan, par exemple, tout se passe comme si d’un bout à l’autre vous restiez dans ce perpétuel plaisir un peu douloureux de l’écart permanent, une immense dissonance non résolue » (Robbe-Grillet : 156). Ce n’est finalement que dans le cadre de la musique sérielle que la séquence musicale semble s’être complètement affranchie du désir d’une résolution, parvenant à maintenir la dissonance mélodique au cœur d’une forme susceptible d’être répétée, sans que cela ne passe par un jeu de nœuds et de dénouements7.

19 Dans le registre du jazz cette fois, même dans des pièces qui connaissent plusieurs changements de tonalité, on retrouve fréquemment une progression harmonique stéréotypée qui présente une homologie frappante avec l’intrigue en trois actes que préconisait Aristote dans sa Poétique (1450b). Cette cadence, appelée « II-V-I », tire son nom des accords qui la composent, qui sont les 2e, 5e et 1er degrés d’une gamme en trois temps, qui peut être développée sur un mode majeur ou mineur (ce qui représente, pour la tonalité de do majeur par exemple, la succession des accords ré mineur, sol majeur, do majeur). Dans ce genre de configuration, il est fréquent que les solistes de jazz, au cours de leur improvisation, introduisent de fortes tensions harmoniques sur l’accord de dominante (en l’occurrence l’accord de sol majeur), par exemple en jouant la mélodie sur une gamme chromatique, une gamme par ton, ou simplement en altérant la quinte. En revanche, ces tensions sont généralement résolues lorsque survient l’accord final, sur l’arpège duquel vient se greffer une partie au moins de la mélodie. Ces tensions entre mélodie et tonalité permettent ainsi de dramatiser la séquence II-V-I, mais également de la structurer. Le premier accord est en effet essentiel dans cette progression, car il marque l’ouverture de la séquence et détermine, entre autres, la tonalité par rapport à laquelle la mélodie doit se situer. Ensuite, le deuxième accord – déjà en lui-même tendu puisqu’il comprend une septième mineure et une tierce majeure – offre l’occasion de s’écarter de la tonalité et d’introduire une tension harmonique qui marquera le milieu de la séquence ainsi que son climax. Enfin, le troisième accord fonctionne comme le lieu d’une résolution possible, marquant la fin de la séquence en même temps que « l’accomplissement » de la tension mélodique, qui se résout sur l’arpège.

20 La partition de jazz offrant en général de nombreux changements de tonalité, qui apparaissent plus ou moins imprévisibles lors du premier chorus, les séquences en II-V-I apparaissent particulièrement précieuses pour structurer le morceau de manière dynamique. D’une part, elles permettent d’orienter l’écoute, d’interpréter les dissonances non comme des fausses notes, mais comme des tensions intentionnelles ayant pour effet d’augmenter l’expressivité du morceau. D’autre part, ces séquences stéréotypées facilitent les improvisations du soliste, qui peut s’appuyer sur un répertoire de motifs mélodiques ou de phrasés plus ou moins personnels, susceptibles de s’actualiser dans des contextes divers. C’est d’ailleurs souvent dans l’ingéniosité, l’originalité, voire le caractère intrépide de ces phrasés, qu’est jugée la valeur des

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musiciens et des morceaux. L’omniprésence de telles structures ternaires, aussi bien dans la musique classique que dans le jazz et la musique populaire, permet ainsi de trouver un équilibre entre le jeu de la répétition d’une structure invariante, qui est évidemment nécessaire pour structurer aussi bien la production que la réception des œuvres, et le jeu de la tension et de sa résolution, qui dynamise une forme partiellement détournée, mais néanmoins identifiable en dépit des écarts.

21 Il existe évidemment bien d’autres manières, parfois beaucoup plus élaborées, d’inscrire un morceau de musique instrumentale dans une séquence marquée par une tension progressant jusqu’à un climax et à une forme quelconque de dénouement. La tension ne s’exprime pas uniquement à travers des dissonances se détachant sur le fond d’une tonalité attendue, ou sur le contraste entre mélodie et accompagnement, elle peut dépendre également de la modulation du volume, du rythme, d’une altération du timbre, de la possibilité de suivre une partition ou de s’en écarter. Pour évoquer brièvement ces différents moyens, j’aimerais commenter le cas du Pithecanthropus Erectus de Charles Mingus, qui est probablement l’une des œuvres instrumentales les plus « narratives » du répertoire du jazz moderne. La structure de ce morceau a été décrite en détail par son auteur : Cette composition est en fait un poème symphonique de jazz, car il dépeint musicalement ma conception de l’équivalent moderne du premier homme à se tenir debout – comme il était fier, se considérant comme le « premier » à se détacher de tous les quadrupèdes, martelant sa poitrine et prêchant sa supériorité à tous les autres animaux humains qui se tenaient encore dans une position courbée. Dévoré par la vanité, il s’en va pour gouverner le monde, si ce n’est l’univers, mais à la fois sa propre incapacité à prendre conscience de l’émancipation inévitable de ceux qu’il tient en esclavage, et son avidité à essayer de se tenir dans une fausse sécurité, le privent non seulement du droit à jamais devenir un homme, mais finit même par le détruire complètement. Fondamentalement, la composition peut être divisée en quatre mouvements : (1) évolution, (2) complexe de supériorité, (3) déclin, et (4) destruction. Les trois premiers mouvements sont joués sous la forme ABAC par le groupe, l’alto et ténor décrivant ensemble le deuxième mouvement, puis chaque soliste répète cette forme, racontant l’histoire à sa façon. Après le solo de l’alto, le groupe joue à nouveau la forme originale, sauf que le troisième mouvement se développe maintenant dans ce que j’ai appelé le quatrième mouvement. Le dernier mouvement est basé sur le troisième, mais augmente le tempo et l’intensité jusqu’à atteindre un point culminant (climax), indiquant la destruction finale à la manière d’un organisme mourant qui serait pris d’un dernier sursaut frénétique avant d’expirer son dernier souffle. (Mingus 1956)

22 Certes, on peut considérer qu’une telle œuvre relève de la musique à programme et que sa narrativité doit ainsi beaucoup à ce « péritexte auctorial » que je viens de citer, qui est intégré à la pochette de l’album et qui fonctionne comme un hypotexte conditionnant la réception de la musique et permettant à celle-ci d’être narrativisée, c’est-à-dire d’être lue comme une histoire. Ainsi que le souligne Philippe Carrard, le titre du morceau, de même que celui de l’album éponyme, peuvent favoriser une lecture référentielle de la musique, d’autant plus que, dans le cas présent, l’iconographie de la pochette (peinte par Julio de Diego) se réfère explicitement à une histoire imagée : on y trouve la représentation, sous la forme d’une peinture rupestre, de la chute d’un homme, qui passe de la position bipède à celle du quadrupède8.

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Julio de Diego, pochette de l'album Pithecanthropus Erectus (Atlantic, 1956) Tous Droits Réservés

23 À l’écoute du morceau, il faut noter toutefois l’efficacité des moyens proprement musicaux dont se sert Mingus pour déployer son intrigue instrumentale, ce qui conduit à un isomorphisme frappant entre la progression musicale et celle de la séquence narrative. Dans ce cas, on peut même se demander si ce n’est pas l’intrigue racontée par Mingus qui se moule dans la structure d’une forme musicale, plutôt que l’inverse. Suivant la typologie9 que propose Martá Grabócz, nous serions alors en présence d’un programme narratif qui aurait été intériorisé, la structure musicale assimilant le sujet extérieur « sans qu’elle soit obligée de faire des compromis dans le but de son intégration. Au contraire, c’est le sujet extra-musical qui s’accommode des formes musicales conventionnelles » (2007 : 244).

24 En effet, la première partie, qui correspond au passage d’homo erectus de sa condition de quadrupède à celle de bipède, consiste en une transition entre une ligne de basse continue et ce que l’on appelle en jazz une walking bass. Par ce changement, le morceau se met littéralement à « marcher » au moment où la contrebasse se libère de la répétition de la note fondamentale de l’accord et improvise une ligne mélodique suivant un parcours harmonique incluant des mouvements diatoniques, chromatiques et en arpèges. Parallèlement, les instruments suivent d’abord servilement une partition très simple, sans ligne mélodique déterminée, puis, adoptant le principe, classique en jazz, de l’alternance entre thème et improvisation, les musiciens s’émancipent progressivement de la partition. Cet écart est d’abord modéré : la ligne mélodique d’un soliste se développe en contrepoint de l’accompagnement que fournissent les autres musiciens, qui restent à l’arrière-plan. Les instruments se mettent ainsi au diapason d’une société dirigée par le premier homme dressé et libre, une société hiérarchisée autour d’un leader (le soliste) et de ses sujets (les accompagnateurs). Mais, au fur et à

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mesure, suivant le scénario décrit par Mingus, les accompagnateurs s’émancipent eux- aussi, se mettant également à improviser des lignes mélodiques qui se mélangent les unes aux autres, dans une polyphonie dont les dissonances sont de plus en plus marquées, rapprochant le morceau de l’esthétique du free jazz. La montée de la tension s’accompagne d’une augmentation du volume et du tempo, l’ensemble culminant dans un vacarme assourdissant et chaotique, avant que l’ensemble ne rechute dans le thème de départ.

25 Dès lors, ce n’est plus seulement l’histoire d’homo erectus que nous pouvons suivre dans cette intrigue musicale « intériorisée », mais c’est une partie de l’histoire du jazz, depuis l’avènement de la walking bass dans les années vingt 10, en passant par le développement de la musique improvisée dans sa forme classique (répartition hiérarchisée des rôles entre soliste et accompagnateurs), jusqu’au free jazz, qui apparait dans les années 1950 et qui fait exploser la structure précédente. Arrivé à ce stade, et même si la narrativité a d’abord été induite par le titre, l’iconographie de la pochette et le péritexte auctorial, c’est le mythe raconté par Mingus qui semble être devenu une métaphore de l’expressivité musicale du morceau et de l’histoire du jazz, cette dernière ayant d’ailleurs probablement été la source d’inspiration du compositeur.

Conclusion

26 Au terme de ce parcours, on pourrait penser que j’ai tenté d’abolir entièrement la différence entre intrigue et séquence musicale, puisque l’une comme l’autre semblent pouvoir être définies, en dernier ressors, comme un jeu de tensions et de résolutions, comme la mise en scène d’une relation, plus ou moins harmonieuse ou dissonante, entre la répétition d’une structure attendue et le devenir plus ou moins imprévisible d’une forme dynamique. On pourrait en outre faire l’hypothèse que cette quasi-identité entre intrigue et séquence musicale tient à un phénomène encore plus élémentaire, qui engage cette fois notre réflexion sur le terrain de la philosophie, de l’anthropologie ou de la psychologie cognitive. On pourrait ainsi affirmer que l’intrigue narrative et la mélodie sont des formes artistiques fondamentalement temporelles, remplissant, entre autres, une fonction anthropologique qui consiste à rejouer, sur un plan esthétique, un phénomène élémentaire, essentiel et primordial : l’expérience de l’être dans le temps.

27 Selon ce point de vue, on pourrait soutenir que les êtres humains ne sont en mesure d’appréhender le phénomène de la temporalité qu’à travers l’expérience psycho- affective d’une alternance de répétitions et d’écarts, de tensions et de résolutions, d’effets thymiques plus ou moins dramatiques ou subtils, brutaux ou diffus, qui nous poussent à produire des reconfigurations cognitives plus ou moins créatives ou banales. Aux deux extrêmes de cette expérience, le temps finit par s’abolir : cela peut être lorsque nous sommes confrontés à un déroulement entièrement régi par des formes prévisibles, qui se succèdent dans un ordre immuable, ou bien lorsque nous sommes confrontés au chaos, à une situation sans origine et sans terme, dans laquelle l’expérience du temps se dissout dans la durée pure. D’un côté, la répétition immuable d’une forme invariable spatialise la durée : passé, présent et futur deviennent équivalents, ils se tiennent ensemble dans un rapport de synchronie et de symétrie, et non dans un rapport diachronique irréversible où s’opposent, sur un plan ontologique, l’actualisé, l’actualisation et l’actualisable. De l’autre, l’absence totale de repères ferait que le temps tournerait à vide, les horizons du passé et du futur resteraient

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désespérément vides ou noyés dans une nuit impénétrable, rien ne viendrait polariser notre attente, orienter notre attention au temps qui passe. Dans la forme trop réglée du métro-boulot-dodo ou dans l’horreur du chaos, nous retrouvons le temps mort de l’ennui, une temporalité qui semble se figer, s’enliser ou se démembrer.

28 On sait que, pour mettre en mouvement les rouages du temps, il suffit qu’une grève des transports publics vienne perturber notre quotidien : alors on recommence à s’inquiéter pour notre futur (arrivera-t-on à l’heure ?) et l’on se penchera peut-être sur ce passé mystérieux dont vient d’émerger une conséquence qui nous affecte. Et si le métro respecte les horaires, on pourra toujours lire un roman intrigant, écouter de la musique ou siffloter une mélodie pour passer le temps. Ainsi que l’affirmait Jerome Bruner dans son fameux essai intitulé « la construction narrative de la réalité » (1991), l’événement imprévu, en brisant la monotonie d’un ordre canonique, transforme le vécu en une histoire « racontable », en une narrativité inchoative qui appelle un récit.

29 Pour parodier Ricœur, j’affirmerai que la musique est, autant que l’intrigue narrative, la « gardienne du temps », parce que dans la mélodie ou le rythme – de même que dans l’action racontée – il est possible de faire l’expérience fondamentale des rapports dynamiques entre une forme et les forces qui l’habitent. L’art narratif et l’art musical se rejoignent pour inscrire la tension d’une existence – qui ne peut se dénouer complètement qu’en s’abolissant – dans l’harmonie d’une forme esthétique, dont la beauté nous console de la promesse morbide qui se profile à l’horizon. Nous rejoignons, sur ce dernier seuil, la réflexion de Nietzsche quand ce dernier affirmait, dans la conclusion de La Naissance de la tragédie : Musique et mythe tragique expriment d’égale manière l’aptitude d’un peuple au dionysiaque et sont inséparables. Tous deux proviennent d’une région de l’art qui se situe au-delà de l’apollinien ; tous deux transfigurent un domaine où la dissonance aussi bien que le spectacle terrifiant de l’univers se résolvent en accords ravissants ; tous deux jouent avec l’aiguillon du déplaisir et de la douleur pleins d’une infinie confiance dans le pouvoir de leur magie ; tous deux vont enfin jusqu’à justifier l’existence du « pire des mondes ». […] Si nous pouvions nous représenter la dissonance faite homme – et l’homme est-il autre chose ? –, cette dissonance aurait besoin pour vivre d’une illusion souveraine qui jetât sur sa nature propre un voile de beauté. Telle est la véritable visée esthétique d’Apollon, sous le nom duquel nous rassemblons ces innombrables illusions de la belle apparence, qui rendent à tout instant la vie digne d’être vécue et nous incitent à vivre l’instant suivant. (Nietzsche 1977 : 141)

30 Pour conclure, j’aimerais souligner que rapprocher la dynamique de l’intrigue du jeu de la dissonance-résolution telle qu’on la trouve dans la séquence musicale ne signifie pas nécessairement affirmer l’existence d’une narrativité intrinsèque à la musique. S’il existe malgré tout une différence essentielle entre la séquence musicale et la séquence narrative, c’est que la première se situe à un degré d’abstraction11 supérieur à la seconde. Ainsi que l’affirme Robbe-Grillet, la musique est un « système de classement plus simple et par conséquent plus fort que l’écriture romanesque » (2001 : 154). Dans un récit, l’intrigue se noue toujours en relation avec la représentation plus ou moins mystérieuse d’une histoire plus ou moins aventureuse 12 et, dès lors, sa tension est en quelque sorte dépendante d’une production sémiotique de second degré, d’un interprétant qui n’engage plus seulement la temporalité du representamen, mais également celle d’un objet représenté 13. À l’inverse, la musique s’offre comme une expérience directe des tensions et des résolutions harmoniques et rythmiques qui

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s’inscrivent dans le temps de la performance, et de ce point de vue, elle est plus transparente que la littérature.

31 En dépit de cette différence, si nous acceptons de redéfinir l’intrigue, qu’elle soit directe ou indirecte, du premier ou du second degré, abstraite ou concrète, non comme la trame de l’histoire racontée, mais comme une forme dynamique qui dépend d’une progression passant par des phases de tension et de résolution, cette dernière ne constitue plus, dès lors, le point de divergence principal entre récit et musique, mais, au contraire, l’un des points de convergence les plus évidents entre deux formes sémiotiques fondamentalement diachroniques. Toutefois, il faut admettre que le langage ordinaire14 associe généralement la tension et le dénouement de ce qu’il est convenu d’appeler une intrigue à la représentation, plus ou moins réticente, d’une histoire. En musique tonale, la tension et sa résolution (on dirait moins volontiers son « dénouement ») peuvent se définir à l’inverse simplement par rapport à un rythme, une tonalité, un arpège, un ostinato ou un timbre, mais l’histoire en tant que telle, si elle joue un rôle quelconque dans cette séquence (comme il semble que ce soit le cas dans le Pithecanthropus Erectus de Mingus) ne pourra être reconstruite qu’en recourant à des informations paratextuelles ou à des projections interprétatives conditionnées par les références culturelles des auditeurs (par exemple en s’appuyant sur les topoi musicaux évoqués par Tarasti et Grabócz). Alors, pourquoi ne pas parler de « proto-intrigue musicale », comme Nattiez parle de « proto-récits » quant il adresse la question de la narrativité musicale ? L’analyse de cette « proto-intrigue musicale » aurait au moins la vertu d’éclairer, en retour, la musicalité des récits les plus prototypiques, ainsi que la nature profonde de leurs intrigues, puisque Barthes observait que l’intrigue, après tout, c’est la mélodie du récit.

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ANNEXES

Biographie

Raphaël Baroniest professeur associé de didactique à l’Ecole de français langue étrangère de l’Université de Lausanne. Il a publié La Tension narrative (Seuil, 2007), ainsi que L’Œuvre du temps (Seuil, 2009) et a co-dirigé Le savoir des genres (PUR, 2007), Historiographie, littérature et philosophie : une longue et difficile conversation triangulaire (A Contrario, n° 14, 2010), Temporalités du récit : fictions, médias, histoire (A Contrario, n° 13,

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2010) et Littérature et sciences sociales dans l’espace romand (A Contrario, n° 4 (2), 2006). Il est co-fondateur, avec Françoise Revaz, du Réseau romand de narratologie (RRN : www.narratologie.ch). Ses recherches se situent dans les champs de la narratologie, de la poétique, de la théorie littéraire et de la didactique du français. Page Uniscience : https://applicationspub.unil.ch/interpub/noauth/php/Un/ UnPers.php?PerNum=890408&LanCode=37&menu=coord

NOTES

1. Sur la « musicalité des récits », je renvoie à Wolf (1999), et sur la question de l’éventuelle « narrativité de la musique », je renvoie à Nattiez (1990), Wolf (2005 : 326-327), Grabócz (2009), Tarasti (2007) et Ryan (2010). 2. Ainsi que l’affirme Hilary Dannenberg « Many key definitions of narrative hinge on the aspect of temporal sequentiality, and the repeated attempts to redefine the parameters of plot reflect both the centrality and the complexity of the temporal dimension of narrative » (Dannenberg 2005: 435). 3. Voir Baroni (2010). 4. Sur ces questions, je me permets de renvoyer à mes deux derniers livres : Baroni (2007 ; 2009). 5. C’est cette homologie qui a permis à Robbe-Grillet (2001 : 153) d’affirmer que, fondamentalement, musique et roman jouaient, l’un comme l’autre, sur les plaisirs « pratiquement antagonistes » de la « surprise » et de la « reconnaissance », qui dépendent eux- mêmes du jeu entre répétition et nouveauté, ordre et désordre, attente et écart. 6. Le titre de ce morceau, par exemple, ne renvoie pas à un programme, mais au système de classement de la musique : « suite n° 1 pour violoncelle, prélude en sol majeur, BWV 1007 ». 7. On peut alors se demander si une telle séquence, en tuant dans l’œuf tout espoir de résolution, ne finit pas par briser la dynamique temporelle de la mélodie, ou si, au contraire, d’autres moyens sonores permettent de réorganiser les temps forts et les temps faibles du morceau. 8. On peut d’ailleurs lire cette image dans les deux sens : de gauche à droite, il s’agit de la chute de pithecanthropus erectus, et de droite à gauche, de son accession à la station verticale. 9. Martá Grabócz définit trois modes d’existence de la narrativité en musique : 1) programme narratif extérieur (cas typique de la musique à programme), 2) programme narratif intérieur ou intériorisé, 3) programme narratif de la structure profonde (Grabócz 2009 : 59-76). 10. John Kirby et Walter Page sont les premiers contrebassistes à avoir généralisé l’usage de la walking bass dans les années 1920. 11. Ereo Tarasti affirme ainsi que « dans le cas de la forme musicale la plus pure – la musique « absolue » de la tradition savante occidentale –, c’est dans les termes d’une intrigue abstraite que l’on devrait considérer la signification qu’une œuvre tente de nous transmettre » (2007 : 209, je souligne). Ce qui permet à Tarasti de lier cette « intrigue abstraite » à une « signification », c’est son inscription dans le jeu des oppositions contraires et contradictoires du carré sémiotique de Greimas. Pour ma part, je ne vois pas l’intérêt de « sémantiser » le rapport entre tension et détente, qui peut parfaitement s’articuler en dehors de toute référence au carré sémiotique et de toute signification, en recourant simplement au jeu des répétitions et des écarts (harmoniques ou rythmiques) entre des formes musicales pures. 12. Chez Meir Sternberg (1992), si l’intrigue et, par extension, la narrativité, sont définies, sur un plan dynamique et fonctionnel, comme le jeu du suspense, de la curiosité et de la surprise, en revanche, il insiste tout autant sur l’importance de l’articulation entre le niveau séquentiel de l’histoire racontée (fabula) et celui du récit racontant cette histoire (sujet), ce qui débouche sur trois configurations possibles : le suspense (le récit suit un ordre chronologique), la curiosité (le

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récit introduit tardivement un élément de l’histoire partiellement dissimulé, ce qui correspond à une anachronie) et la surprise (le récit introduit tardivement un élément de l’histoire qui avait été entièrement occulté). 13. On peut constater sur ce point que je m’inscris dans le cadre de la sémiotique peircéenne, et non dans celui de la sémantique greimasienne. 14. À l’instar de John Langshaw Austin, je suis convaincu que le langage ordinaire n’obscurcit pas le débat, mais au contraire l’éclair en le resituant au cœur des phénomènes tels que notre système langagier nous permet de les vivre.

RÉSUMÉS

Dans son fameux commentaire de Sarrazine, Barthes soutient qu’il y a « même contrainte dans l’ordre progressif de la mélodie et dans celui, tout aussi progressif, de la séquence narrative ». Werner Wolf affirme quant à lui que « la musique peut créer du suspense par le biais de passage disharmonieux ou par des excursions dans des tonalités étrangères qui précèdent l’arrivée de résolutions harmonieuses ou le retour à la tonalité de base ». Dans ces lignes, nous aimerions montrer que si nous acceptons de redéfinir l’intrigue, non comme la trame de l’histoire racontée, mais comme une forme dynamique qui dépend d’une progression passant par des phases de tension et de détente, cette dernière ne constitue plus le point de divergence principal entre récit et musique, mais, au contraire, l’un des points de convergence les plus évidents.

In his famous commentary of Sarrazine, Barthes argues that there is “the same constraint in the progressive order of the melody and in the narrative sequence, which is equally progressive”. Werner Wolf states meanwhile that “music can create suspense by disharmonious passages or excursions into foreign keys which before coming to harmonious resolutions or returning to the home key.” In these lines, we aim to show that if we agree to redefine the plot, not as the structure of the story told, but as a dynamic form that depends on a progression through phases of tension and resolution, it is no longer the main gap between narrative and music, but, on the contrary, one of the most obvious feature that they share.

INDEX

Mots-clés : intrigue, musique, narrativité, tension, résolution, consonance, dissonance, répétition, écart

AUTEUR

RAPHAËL BARONI Université de Lausanne

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La narrativité musicale

Michael Toolan

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est une version abrégée de la conférence donnée par Michael Toolan dans le cadre du premier colloque international du réseau romand de narratologie (RRN), le 20 mai 2011 à l’Université de Fribourg. Le texte original a été traduit de l’anglais par Raphaël Baroni.

1 La musique n’est pas moins intrinsèquement séquentielle que la littérature. Toutefois, il semble n’y avoir aucune place pour l’anachronie (analeptique ou proleptique), du moins dans les formes musicales purement instrumentales (sonate, symphonie, etc.), et elle est également rarement utilisée dans l’opéra. Peut-on dès lors affirmer que la musique ne possède pas de séquence narrative ? En ce qui concerne l’anachronie – c’est- à-dire la possibilité de raconter ou de représenter des événements dans un ordre différent de leur occurrence chronologique effective ou inférable – nous devons commencer par reconnaître que cette dernière est tributaire de la notion d’événement : sans événement, il ne peut y avoir d’anachronie dans le récit ou la représentation. La validité de l’applicabilité de la notion d’événements à la forme d’art ou à l’objet étudié est donc une condition nécessaire pour le développement de réagencements temporels dans la représentation narrative, mais ce n’est pas une condition suffisante. À partir de là, peut-on affirmer que les compositions musicales contiennent des événements ? Cela dépend naturellement de la manière de définir ce qu’est un « événement ». Or, il arrive à de nombreux auditeurs et interprètes de se référer à un certain nombre de moments dans un morceau musical en affirmant qu’ils constituent des événements, c’est-à-dire des passages dans lesquels quelque chose de distinct arrive, c’est-à-dire quelque chose qui diffère nettement de la plupart1 des choses qui précèdent et qui suivent.

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Interroger les sceptiques

2 Dans sa contribution au Handbook of Narratology, intitulé « Narration in various media » (« Le récit dans différents médias »), Marie-Laure Ryan affirme : La langue est le seul système sémiotique (en dehors des systèmes de notation formelle) dans laquelle il est possible de formuler des propositions. Les histoires concernent des personnages placés dans un monde en évolution, et la narration est extrêmement dépendante de la capacité du média de singulariser des existants et de leur attribuer des propriétés. Ni les images, ni les sons purs ne possèdent cette capacité intrinsèque : le son n’a pas de sens, et les images peuvent montrer, mais elles ne peuvent pas se référer à quelque chose (Worth, 1981). (Ryan 2010 : 270)

3 Je crois qu’il y a beaucoup de choses qui sont correctes et importantes dans cette citation, et j’admets sans problème que, dans le langage, nous avons le potentiel de « singulariser » des individus et de communiquer des évaluations les concernant de manière beaucoup plus routinière, directe, et en profondeur, que cela n’est possible avec des images. En revanche, je suis souvent étonné par la profondeur des commentaires et de l’interprétation que des gens peuvent tirer (et publier !) à partir d’un portrait en noir et blanc, trouble, de quelqu’un qui a été photographié il y a 80 ans. Mais, là encore, le commentaire et l’interprétation s’expriment habituellement sous la forme d’un discours verbal, c’est-à-dire à travers le langage (en fait, ce n’est pas obligatoire : on peut commenter par des soupirs, des gestes ou de la musique) ; une forme – la photographie – dont Ryan nous dit qu’elle peut ne peut que nous montrer quelque chose, devient la base pour une quantité remarquable de descriptions, dans lesquelles des existants sont singularisés et des propriétés leur sont attribuées. De la même manière, je suis souvent étonné par les programmes qui sont distribués lors des concerts auxquels j’assiste, qui me racontent toutes les significations et les références – les existants et leurs attributs – que je vais rencontrer lorsque j’entendrai les sons d’une composition particulière, telle que la symphonie n° 2 de Mahler par exemple.

4 Et pourtant, Ryan affirme que le son, ou plus exactement le « son pur » – par quoi, je suppose qu’elle veut exclure la parole, c’est-à-dire les sons d’une langue parlée – n’a pas de sens. Est-ce vrai ? La difficulté de cette affirmation tient au fait qu’elle traite le son, ou les sons, comme si l’on pouvait les rencontrer en dehors de tout contexte, alors qu’en fait, je crois que lorsque l’on remarque la présence de n’importe quel son, nous sommes d’abord enclins à le rattacher à une source puis, si nous pensons que cela est nécessaire, nous l’intégrons dans une situation environnante. C’est un principe d’intégration bien connu de la linguistique : que toutes les choses traitées comme des signes sont toujours aussi traitées dans le contexte de ce qui s’est passé avant, ce qui est co-temporel, et ce qui suivra.

5 Dans leur article « Opera as Narrative » (« L’opéra en tant que récit ») Linda et Michael Hutcheon (2006) concèdent que l’opéra est dépourvu des descriptions que l’on rencontre dans la fiction en prose, mais ils soutiennent qu’en dépit de cela, il offre de l’action. L’opéra dépeint et il agit2. Peut-être que l’antagonisme entre ceux qui embrassent la thèse des Hutcheon et ceux qui lui résistent pourrait être exprimé dans les termes de la théorie des actes de langage, qui distingue entre énoncés descriptifs et énoncés performatifs. Par rapport à l’auditoire, tout ce qui se passe dans le monde de l’histoire dans un opéra (la Tosca, par exemple) est performatif : nous acceptons de considérer les choses essentielles que les personnages font et disent (promesses, ordres, dénégations, séductions) comme des actes de langage performatifs. Et quand Tosca

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nous dit qu’elle a vécu pour l’art et pour l’amour, personne ne nous rapporte que Tosca a dit qu’elle a vécu pour l’art et pour l’amour. Si Tosca était un roman, en particulier un roman à la troisième personne (et comment pourrait-il en être autrement, à moins de fourberie postmoderne, puisque l’opéra se termine par le suicide de Floria Tosca se jetant dans le Tibre ?), les choses seraient différentes, et nous aurions le sentiment inébranlable que, même si son testament a été enregistré comme un aveu au discours direct, quelqu’un d’autre a fait le rapport de cet aveu au discours direct. Il s’agirait d’une description ou d’un récit, plutôt que d’une performance.

6 Dans sa contribution au Handbook of Narratology, Ryan avance un certain nombre d’arguments convaincants : « en tant que substance sémiotique, le son ne possède ni la signification conventionnelle, ni la valeur iconique qui permettent aux mots et aux images de créer un monde concret et de rendre perceptibles des personnages individués » (2010 : 276). Mais n’est-ce pas précisément ce que peut faire cette substance sémiotique connue sous le nom de « parole » ? Ici, Ryan semble se référer uniquement à l’écriture et aux images. Elle continue en disant que la musique « ne peut pas imiter la parole, représenter la pensée, raconter des actions, ou exprimer des relations causales. Ses capacités mimétiques sont limitées à l’imitation des phénomènes sonores : le gargouillis d’un ruisseau, le chant des oiseaux ou le grondement du tonnerre » (2010 : 276). Encore une fois, il me semble que cela dépend de ce que l’on désigne par les termes « imiter » ou « représenter »… En fait, Ryan place la barre très haute en disant que les sons artistiques peuvent seulement imiter les sons naturels. Si l’on s’en tient à ce point de vue très restrictif, on pourrait se demander ce que l’écriture artistique est capable d’imiter véritablement. Pas des bruits, de toute évidence, ni des odeurs, des goûts, ou des images, sauf à recourir à l’artifice du « calligramme » (quand un poème sur une rivière est agencé sur la page de façon à ressembler à un cours d’eau). L’écriture artistique, dans un tel cadre, ne peut pleinement imiter que d’autres formes d’écriture. Ou alors, il s’agit de renoncer à une conception étroite de la notion de mimesis ou de représentation, pour privilégier une approche plus large, qui permette d’affirmer que l’écriture artistique est en mesure de représenter (par exemple dépeindre, évoquer, et même « visualiser ») des idées et des émotions, souvent en intégrant leur évocation dans une situation humaine bien définie. Mais je ne vois pas comment on pourrait refuser d’appliquer cette notion élargie de la « représentation » à de nombreuses formes musicales dépourvues de parole, puisque de très nombreux artistes et auditeurs témoignent de l’émotion puissante et de l’absorption mentale (l’activité cognitive) que ces performances musicales provoquent chez eux. Ces émotions et ces idées peuvent ne pas être facilement traduites par des paroles, ou si elles le sont, alors le résultat peut sembler faible, vague ou banal. Et alors ? Pourquoi blâmer la musique à cause de nos erreurs linguistiques ? Et, pour ramener le débat sur le terrain de la langue, même si nous avons tendance à supposer que nos ressources verbales demeurent sans équivalence quand il s’agit de représenter des pensées, n’y a- t-il par malgré tout quelques lacunes dans cette histoire, à commencer par le fait que nous n’avons pas une idée très claire de ce qu’est la pensée ou « une pensée ». Ce n’est qu’en tant qu’illusion et par convention que le « flux de conscience » (flow of consciousness) et les pensées représentées dans nos romans modernes apparaissent comme une simulation de ces choses que nous croyons être les pensées et la conscience. Quant à la pensée réelle, et la cognition réelle, qui serait en mesure de me démontrer qu’il y a plus de « pensées » dans la nouvelle de Joyce The Dead que dans la Symphonie n° 2 de Mahler ?

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7 Ryan a raison de souligner que « compte tenu de la supériorité écrasante de la langue pour raconter des histoires, on peut se demander pourquoi l’humanité s’est donnée la peine de développer d’autres médias narratifs » (2010 : 278). Elle aurait pu ajouter que, étant donné l’apparente supériorité de la langue pour l’accomplissement de toutes les tâches nécessitant une forme de représentation, on peut se demander pourquoi les humains se sont donné la peine de développer d’autres moyens de représentation ou d’expression. Et aussitôt, la réponse est claire : le langage représente un sommet, mais seulement pour certains types de représentations, pas pour d’autres, et pour ces autres types, nous nous tournons plutôt vers la musique, l’art, la danse, etc. Par conséquent, je pense qu’il n’est pas suffisant de dire que, dans des médias utilisant plusieurs canaux, des éléments tels que la photo ou la musique ne font qu’enrichir ce qui repose fondamentalement sur la parole qui raconte. C’est le cas en particulier des états mentaux, que « la musique [raconte] à travers sa capacité à créer une atmosphère, à construire de la tension et une puissance émotionnelle » (Ryan 2010 : 278). Ce n’est pas que la musique n’accomplisse pas ces choses ou ne possède pas ces qualités, mais elle fait beaucoup plus encore, surtout quand elle constitue le seul support de la représentation, et qu’elle n’est pas un simple accessoire qui se subordonne à d’autres canaux, visuel ou langagier.

8 Si les récits sont, au commencement du moins, « naturels » à l’homme, et même définitoires de son humanité, qu’en est-il de la musique ? Est-ce seulement une ressource secondaire, une chose plaisante et décorative, mais à laquelle il manquerait la richesse, les avantages pour la survie et les réseaux cognitifs que nous pouvons attribuer à la narrativité ? Eh bien, je dois dire que n’est pas ainsi que je définirais mon expérience de la musique instrumentale, ni la manière dont des millions de personnes à travers le monde semblent en faire l’expérience. Pour ces derniers, la musique semble beaucoup plus importante, elle se situe au cœur de leur vie culturelle et intellectuelle, de sorte que, c’est du moins mon opinion, cela implique qu’il existe un certain degré de narrativité dans ces œuvres, bien qu’elles semblent dépourvues de personnages et de situations comparables à celles que l’on trouve dans la littérature narrative.

9 Les gens ressortent d’une symphonie de Mahler ou d’une session de jazz en ayant le sentiment qu’ils ont été énormément stimulés mentalement, qu’ils ont assisté à une sorte de séquence d’événements musicaux liés à une performance, que cette performance a été magnifiquement rythmée, magnifiquement jouée, qu’elle comportait beaucoup de passages difficiles nécessitant à la fois une aisance technique et un sens du « goût » (dans le jeu) qu’eux-mêmes auraient été, la plupart du temps, incapables d’atteindre. Lorsqu’il assiste à un concert Mahler, l’auditeur atteste la plupart du temps qu’il a été témoin du fait que quelque chose s’est accompli, voire même beaucoup de choses. Plus qu’un simple témoin, l’auditeur fait l’expérience de choses qui se produisent, et il reconnait et estime que la séquence des événements arrive à une clôture avec les dernières notes ou les derniers accords, et avec les bras du chef d’orchestre qui retombent dans une position de repos. Ce que de très nombreux amateurs de musique, arrivés à ce point de clôture, ne veulent pas faire, c’est de vous dire ce qui s’est passé, de produire une paraphrase, ou de s’accorder avec leur interlocuteur sur les événements qui viennent de se produire ! Et cela pour la bonne raison que, à un degré beaucoup plus élevé que dans les récits écrits, ou même que dans les peintures narratives, la paraphrase est inappropriée et sans rapport avec la musique. Recourir à la paraphrase pour commenter une œuvre musicale

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correspondrait à une sorte d’erreur catégorielle. La séquence narrative dont les amateurs de concerts font l’expérience ne peut être réduite de façon satisfaisante à des mots (en dépit des commentaires que l’on trouve dans les programmes), et les auditeurs tirent du plaisir et du réconfort de savoir cela. Ils savent qu’ils ont partagé un récit, exécuté par d’autres, mais expérimenté par l’ensemble des auditeurs, et ils savent que l’expérience de chaque personne aura été, à certains égards, tout à fait unique, colorée par les pensées et réactions de chacun. Et pourtant, en dépit de la gêne occasionnée par les éclats de toux intempestifs, les sièges misérables et les prothèses auditives récalcitrantes, tout le monde dans le public aura entendu la même performance, contenant les mêmes événements musicaux. On peut tirer beaucoup de plaisir dans la participation commune au déroulement d’un événement collectif, tour à tour excitant, calmant, sombre, impressionnant, délicat, inspirant, qui engendre un flot de pensées et d’évaluations, de souvenirs et de pensées imaginaires. La force de cette expérience réside dans le caractère ineffable et variable de la réponse, bien plus que dans le degré de convergence hasardeux des réactions dans lesquelles les auditeurs se risquent à exprimer leur expérience (par des mots ou d’autres moyens).

Questionner les croyants

10 L’article de Vincent Meelberg intitulé « Sounds like a story : narrative travelling from literature to music and beyond » (« Cela sonne comme une histoire : un voyage narratif de la littérature à la musique et au-delà) constitue un bon point de départ. Meelberg soutient que l’étude narrative de la musique « peut nous apprendre des choses sur la façon dont l’auditeur donne du sens à la musique » (2009 : 244). Quelqu’un qui écoute de la musique relie les sons entre eux du fait de leur musicalité, il tisse des relations entre les sons et les phrases, et les associe à d’autres phénomènes sonores, musicaux et non musicaux, qui se situent en dehors du morceau (ce qui constitue des formes d’intra-, d’inter- et d’extra-textualités). « L’auditeur essaie de structurer la musique » au cours de cette « activité unificatrice » (2009 : 245). Ainsi Meelberg accorde une attention considérable à l’activité des auditeurs qui, au cours de leur écoute, « structurent la musique comme s’il s’agissait d’un récit musical » (2009 : 246), et se servent de ce moyen afin d’améliorer leur compréhension du morceau.

11 Mais la narrativité de la musique ne peut être, au mieux, qu’incomplète, car ses « thèmes » sont très différents de ceux de Macbeth par exemple. Ainsi que le concède Meelberg « ce n’est pas une tâche facile d’expliquer sur quoi porte exactement ce récit... puisque la musique n’a pas de qualités clairement référentielles » (2009 : 252). Là encore, le caractère non propositionnel de la musique impose une limite, et cela amène Nattiez à rejeter l’analyse de la musique en termes narratifs, qu’il considère comme une « métaphore superflue » (1990 : 257). En effet, nous ne sommes jamais en mesure de connaître « le contenu du discours », si tant est que la musique en ait un. De manière semblable, Werner Wolf exige du support narratif qu’il soit capable de construire une « hétéro-référence précise » (2002 : 77). Alors que les arts visuels y parviennent jusqu’à un certain point, « du moins en ce qui regarde les objets spatiaux », en revanche, la musique n’en est pas capable. Ainsi, bien qu’il soit peut-être plus inclusif que Ryan, Wolf trace une frontière précise entre les formes d’art clairement propositionnelles et référentielles, et celles qui ne le sont pas, et il limite la narrativité à la première. Mais l’argument de Meelberg, selon lequel il y aurait un contenu dans les compositions

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musicales, et qui soutient que les auditeurs seraient sensibles à ce contenu et à son développement au cours de la performance, justifie l’idée que la musique, elle aussi, puisse être représentative, bien qu’elle ne soit pas propositionnelle : Le développement temporel qui peut être entendu dans la musique est le résultat d’une représentation. C’est cette évolution temporelle qui est le contenu de la narration musicale, quelque abstrait que le contenu puisse être. (Meelberg 2009 : 254-255)

12 Au sujet de l’instrument et de la mélodie, je crois que nous sommes en droit d’en dire ce que James disait du personnage et des péripéties, et Yeats du danseur et la danse. Qu’est-ce qu’un instrument de musique si ce n’est le moyen d’exprimer une mélodie ? Et qu’est-ce qu’une mélodie si ce n’est l’expression de cet instrument ? Ces instruments, des quasi-personnages, fonctionnent souvent comme des focalisateurs. C’est du moins le cas des instruments solistes, qui peuvent devenir focalisateurs à n’importe quel moment de la performance, et qui peuvent changer à plusieurs reprises pendant un morceau – à moins que ce ne soit un concerto –, et cela peut même impliquer l’ensemble des instruments lors de certains passages, lors des climax par exemple. Ce dernier point est sans doute analogue à ce qui se passe dans l’épisode d’un récit filmique, où l’on suppose que quelque chose est vu par tous les personnages principaux, collectivement. Le passage d’un instrument (ou d’une section d’instruments) soliste à un autre apparaît souvent semblable à un changement de point de vue dans un film, dans une narration écrite ou dans un film documentaire.

13 J’aimerais revenir brièvement sur la position de Ryan, qui affirme que la signification propositionnelle est nécessaire pour former un récit, et sur celle de Nattiez, qui se plaint que nous ne puissions jamais connaître le contenu du discours musical. Je le fais uniquement pour souligner qu’à mes yeux, ces deux affirmations, à savoir que la musique ne contient ou ne transporte aucun contenu informatif que l’on pourrait paraphraser (que ce soit au sujet d’un personnage, d’une intrigue ou de quoi que ce soit d’autre) sont incontestables. Je ne suis donc pas convaincu par l’argument de Seaton qui affirme qu’en réalité, dans la musique instrumentale du XVIIIe siècle, l’intrigue et la voix ont commencé à s’imposer, ce qui serait démontré par la création de la sonate, une formule élaborée avec ses sections, les contours de son intrigue, ses thèmes principaux, ses thèmes de transition, sa reprise des thèmes principaux, et ainsi de suite. Si la musique avait fondamentalement une signification et un tracé que l’on pourrait paraphraser, ces éléments auraient toujours été présents, et ils ne seraient pas apparus soudainement au XVIIIe siècle. Les schémas développés par la sonate se situent à un tel niveau d’abstraction qu’ils ne permettent ni de prouver ni de réfuter la présence d’une intrigue ou d’une forme de narrativité. Les composants du schéma peuvent être décrits avec un discours plus ou moins élaboré, mais si l’on se concentre sur n’importe quel élément particulier appartenant à ce schéma (que ce soit en général ou au sujet d’une œuvre particulière) et que l’on demande à l’analyste « Qui fait quoi ici ? », aucune réponse vérifiable n’est concevable, si ce n’est : « À cet endroit, la première clarinette joue telle ou telle note, dans telle ou telle clé, à tel ou tel rythme, tandis que les contrebasses, etc. ». Nous n’avons pas particulièrement envie de spécifier qui sont les artistes qui se servent de la clarinette et des contrebasses pour produire ces sons, pas plus que, dans une pièce de théâtre, nous répondrions à la question « Qui fait quoi ? » en mentionnant le nom des comédiens, en disant par exemple que Simon Russell Beale fait ceci et que Fiona Shaw réagit comme cela.

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14 Enfin, j’ajouterai quelques réflexions supplémentaires concernant l’absence de protagonistes humains (de personnages) dans « l’histoire » qu’un morceau de musique instrumentale est supposé produire. Dans un récit, notre préférence va à un ou plusieurs « agonistes » (personnages qui luttent) humains ou quasi humains : ils trouvent leur contrepartie (ou leur analogue) dans la musique dans la voix humaine (qui chante) ou, à un degré d’abstraction supplémentaire, dans l’instrument de musique. La chanson sans paroles d’un artiste s’apparente aux discours et aux actions d’un personnage qui sont produits sur la scène dans une représentation dramatique. La mélodie sans paroles d’une lyre, d’une flûte ou d’un violon s’apparente quant à elle à la ligne du chant humain. L’une comme l’autre sont des « voix », et la voix est une représentation métonymique du personnage. Les choses se compliquent davantage dans un orchestre, par exemple, où un groupe de violons pourraient jouer à l’unisson et former une seule voix, c’est-à-dire un seul personnage (mais on peut aussi penser au chœur dans certaines pièces, ou la voix collective de la foule). Quoi qu’il en soit, l’argument principal demeure : grâce à ses « voix », dont les instruments de musique fournissent une équivalence, la pièce musicale contiendrait des « personnages » qui interagissent entre eux.

15 La musique aurait des « personnages » individuels en vertu de ces voix instrumentales, et ces dernières seraient responsables des événements (non-propositionnels) qui composent l’œuvre. Mais si nous traitons chaque ligne instrumentale comme une séquence d’événements – des événements qui sont produits ou subis par l’instrument (voix/personnage) – alors il n’y aurait apparemment pas de résidu qui pourrait être conçu comme un arrière-plan narratif, un cadre ou une scène (setting) qui « ne bouge pas ». Un arrière-plan descriptible ou un cadre, qui se trouvent être, en partie, la cause du mouvement, sans pour autant bouger eux-mêmes, constituent pourtant une caractéristique que l’on trouve dans de nombreux récits verbaux et visuels (imagés). Toutefois, on ne peut pas affirmer qu’il s’agisse là d’une caractéristique nécessaire de la narrativité. De toute manière, il semble impossible de créer un arrière-plan semblable à celui d’un récit dans le compte rendu que je viens d’esquisser, qui met en évidence, par ailleurs, le fait que la musique possède malgré tout plusieurs attributs de type narratif (des personnages, des événements, une séquence, la création d’une situation, un changement perceptible, une résolution). Sur ce point, il y a quelque chose de paradoxal, étant donné que, dans nos discours au sujet de la musique, que l’on soit amateur ou professionnel, les gens se réfèrent ordinairement à ce qui constitue l’arrière-plan d’un mouvement particulier dans une symphonie, ou ils parlent de certaines parties instrumentales comme établissant un cadre (l’expression « arrangement » (setting) est d’ailleurs largement utilisée en musicologie, bien souvent dans un sens proche de ce que les analystes du récit appelleraient une « adaptation »). Souvent, dans les sonates pour , ce que la main gauche produit ressemble beaucoup à un arrière-plan ou à un cadre, et il en va de même dans la musique orchestrale, avec les rythmes et les séquences d’accords produits par les instruments graves (il semble que cette fonction soit toujours réservée aux instruments graves, car leurs « voix » sont généralement posées si bas qu’elles paraissent plus éloignées de la voix humaine, alors que les instruments plus aigus peuvent, à cet égard, représenter cette dernière plus fidèlement). Mais dans mon affirmation précédente, je n’ai pas pu éviter de mentionner une séquence, c’est-à-dire le fait que l’arrière-plan créé par une ligne de basse ou un accord demeure en mouvement. Même si la note ou l’accord sont tenus pour produire un « fond » sonore durant la totalité du morceau, ils demeurent

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toujours en mouvement à travers le temps de la performance. De ce fait, peut-être que des « voix » telles que la basse continue ou d’autres motifs récurrents, qui restent malgré tout dynamiques, devraient être conçus non comme des cadres fixes, mais comme des personnages d’arrière-plan, qui ne sont d’ailleurs pas dépourvus du potentiel de passer au premier plan et de devenir des acteurs à part entière. Et peut- être que ce phénomène pourrait être étendu à d’autres formes de narration, ce qui permettrait de déconstruire la distinction entre avant plan et arrière-plan (ou personnage et cadre). On pourrait reconnaître de cette manière que toutes les entités ou tous les individus introduits dans un récit ont le potentiel de devenir des agents (ou des « instruments », si l’on réemploie maintenant ce terme dans son sens non musical) dans le développement de la séquence narrative.

16 L’intrigue et la séquence semblent quant à elles demeurer des critères valables dans la définition de la narration, étant donné que cette dernière est sensée raconter une séquence apparemment non aléatoire d’événements, impliquant généralement un protagoniste humain ou quasi-humain, au sujet duquel nous « apprenons » quelque chose, et même avec lequel nous pouvons sympathiser. Cependant on peut douter du fait que les événements reliés entre eux au sein d’une même narration soient invariablement, ou même la plupart du temps, reliés par des relations causales. Dans beaucoup de fictions modernes, il semble en effet y avoir d’innombrables coïncidences, des relations contingentes, des hasards heureux ou désastreux (la musique, quant à elle, semble inadaptée à la réalisation d’une intrigue).

17 Mais certains affirment toutefois que la causalité est essentielle au récit, ou du moins qu’elle apparait fondamentale dans les récits les « meilleurs », les plus « mémorables » et les plus « narratifs ». Il faut reconnaître qu’il est difficile, même pour les musicologues (sans parler de l’auditeur amateur) de percevoir à l’intérieur une composition musicale, une forme de causalité permettant d’expliquer la progression d’une mesure à une autre, d’une section à une autre, d’un mouvement à un autre. Certes, il y a quelques règles de progression harmonique associées à des tonalités (do majeur, la mineur, de do majeur à la clé basée sur sa dominante, à savoir sol majeur et ainsi de suite). Mais il s’agit surtout de règles caractéristiques d’un genre, ou de cadres formels, par conséquent, il n’y a aucune obligation pour un compositeur de suivre ces voies très fréquentées. Par ailleurs, si l’on se penche à nouveau sur les récits littéraires, la question reste ouverte de savoir si la séquence dans laquelle les principaux événements de l’histoire s’inscrivent doit (ou devrait) être organisée causalement (ou si une norme inférieure, tels que la connexion non-aléatoire, serait suffisante, voire même préférable). Dans de nombreuses histoires, les principaux développements et les retournements de situation les plus spectaculaires ne semblent pas être causés par un ensemble de conditions préexistantes, dans le sens où ils apparaîtraient comme le produit d’une « conséquence nécessaire ». Ce que l’on pourrait appeler une « conséquence contingente » apparaît en fait beaucoup plus commune : un premier événement « cause » un second événement si, et seulement si, toute une série de circonstances (spécifiées et non spécifiées) se combinent avec l’apparition de ce premier événement.

18 Ceci nous ramène aux événements. Il semble parfaitement possible de soutenir que la musique – surtout la musique instrumentale dépourvue de paroles (par exemple, la symphonie, le concerto, la musique de chambre) – possède, en plus de l’extension temporelle et de la séquence, quelque chose qui s’apparente aux « événements », bien

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que ces événements soient difficilement assimilables à l’action planifiée d’un personnage ou d’un narrateur. Comme Douglas Seaton le fait valoir, en réponse à Jean-Jacques Nattiez : « Les événements musicaux sont des événements réels – en un sens ils sont même bien plus réels que les événements mentionnés dans une fiction – et ils engendrent, et frustrent parfois, des attentes réelles chez l’auditeur » (Seaton 2005 : 64, note 1). Un certain nombre de séquences fixes semblent ainsi incontournables dans la musique : il serait déraisonnable de jouer les mouvements d’une sonate en s’écartant de leur ordre canonique. Par ailleurs, il existe incontestablement différents types de développements et de progressions dans les morceaux de musique : comme les récits verbaux, ils possèdent donc un début, un milieu et, ce qui constitue l’élément le plus difficile, une fin.

19 En résumé, je peux imaginer que l’auditeur d’une symphonie, ou d’un autre genre de musique instrumentale, appréhende des événements d’une certaine forme, liés à un certain genre de personnages, au fil du temps. La chose la plus difficile à imaginer, il me semble, c’est la présence ou l’accomplissement, au cours de la performance ou de notre appréhension de celle-ci, de quelque chose d’assimilable à une intrigue. Mais je réserve mon jugement sur ce point : d’une part, il y en a qui doutent que l’intrigue soit une condition nécessaire pour qu’un objet soit considérée comme un récit ; d’autre part, dans les cas où l’intrigue est définie comme le développement d’une progression identifiable, qui implique une séquence d’événements interconnectés, il pourrait être difficile de ne pas appliquer une telle définition à différents types de musique instrumentale (et pas seulement à la musique à programme, comme le Till Eulenspiegels lustige Streiche de Strauss). Cela dépend en grande partie de la capacité représentationnelle d’une forme d’art qui, contrairement au récit écrit, n’est pas propositionnelle et dont la référentialité, si elle existe, n’est pas stable3. Cela dépend également du degré de libéralité que l’on choisit lorsque l’on définit à quoi renvoie une représentation : dans un cas donné (nous n’avons jamais, en tant que destinataires ou récipiendaires d’un récit, à traiter plus d’un cas à la fois), est-ce que Middlemarch porte vraiment sur la vie de Dorothea Brooke au début du XIXe siècle, ou plutôt, par exemple, sur les propres frustrations de George Eliot en tant que femme vivant à la fin du XIXe siècle ? Ne peut-on pas affirmer que la Symphonie n° 2 de Mahler représente, jusqu’à un certain point, le propre désespoir du compositeur (déguisé en une affirmation de la résurrection) face au terme irrémédiable que représente la mort, ou bien faut-il au contraire y voir uniquement une œuvre brillante, complexe, absorbante, divertissante, émouvante, inspirante et quasi-mathématique, explorant des possibilités musicales, suggérant, partout et sans cesse, des choses, mais ne disant ou ne représentant nulle part, et jamais clairement, quelque chose ? Cela ressemble à une question politique ou éthique, mais pas scientifique.

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BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

Biographie

Michael Toolan est professeur de langue anglaise et actuellement chef du Département d’Anglais à l’Université de Birmingham, où il enseigne des cours sur la stylistique, le langage juridique et la narratologie. Il s’occupe également du programme de Master sur la linguistique littéraire. Michael Toolan est rédacteur en chef de la revue Journal of Literary Semantics, et il est, entre autres, l’auteur de The Stylistics of Fiction : A Literary- linguistic Approach (Routledge 1990), de Narrative : A Critical Linguistic Introduction (Routledge, 2001) et de Narrative Progression in the Short Story (John Bejamins, 2009).

NOTES

1. Je précise que cet événement se distingue « de la plupart » des matériaux environnants, de manière à tenir compte des événements itératifs, qui sont fréquents dans la littérature, et encore plus fréquents, je pense, dans les compositions musicales. 2. « En bref, [l’opéra] dépeint comme il raconte » (Hutcheon 2006 : 442). 3. Sur ce point, la musique contraste également avec le récit filmique, ce dernier étant habituellement directement référentiel et offrant généralement une présentation mimétique des

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personnages, des actions et du cadre dont la description propositionnelle est susceptible d’être intersubjectivement partagée.

RÉSUMÉS

La composition musicale instrumentale est généralement exclue de l’éventail des formes potentiellement narratives (qui comprend, outre les exemples prototypiques, les dessins animés, le mime, le ballet, les vitraux). Dans cet article, je discute quelques-unes des façons par lesquelles la musique pourrait malgré tout, dans certains cas et peut-être même la plupart du temps, être jugée narrative. Les récits possèdent généralement des événements, une intrigue, des personnages, un décor ou une situation. De plus, il y a souvent une propension à analyser les récits sur un plan linguistique et propositionnel impliquant une représentation et une signification, ce qui relègue inévitablement les formes non linguistiques (la musique, la peinture ou le mime) dans les marges de la narrativité. Ainsi, même si l’on admet que les instruments sont des voix et, en conséquence, des « personnages » qui participent à des « événements » dont on fait l’expérience séquentiellement, il reste que la description verbale de ces personnages et de ces événements demeure difficile, voire inappropriée. L’« intrigue » apparait comme un obstacle particulier quand on cherche à assimiler la musique instrumentale à d’autres formes narratives. Mais certains de nos problèmes peuvent découler du fait que l’on s’attend à ce que les récits se réalisent selon un type de représentation (linguistique, propositionnel), alors que d’autres types, que l’on trouve en musique ou dans la peinture narrative, demeurent valides bien qu’invérifiables.

Instrumental musical composition is usually excluded from the broad church of potentially narrative forms (cartoons, mime, ballet, stained glass windows, along with the prototypical exemplars). I discuss some of the ways in which music may still, on some and perhaps most occasions, be judged to be endowed with narrativity. Narratives typically have events, plot, characters, a setting or situation. Additionally there is often a favouring of linguistic- propositional meaning-representations in narratological analyses, which inevitably sends non- linguistic forms (music, painting, mime) to the margins of consideration. Thus even if, charitably, we think of particular instruments as voices and by implication as ‘characters’, participating in ‘events’ experienced in sequence, there remains the difficulty or inappropriateness of verbal description of those characters and the events in which they figure. ‘Plot’ seems a particular stumbling block to the assimilating of instrumental music to other narrative forms. But some of our problems may stem from expecting one kind of representation (linguistic, propositional) in narratives, when other kinds, found in music as in narrative paintings, are valid although unverifiable.

INDEX

Mots-clés : intermédialité, intrigue, musique, narrativité, sémiologie

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AUTEUR

MICHAEL TOOLAN Université de Birmingham

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La Narrativisation de la musique La musique : récit ou proto-récit ?

Jean-Jacques Nattiez

1. La musique raconte-t-elle une histoire ?

1 Lorsque j’étais enfant et que l’on me demandait de jouer un morceau au piano pour les visiteurs de mes parents, il n’était pas rare qu’on ajoute : « Mais tu nous diras d’abord ce que ça raconte ! », prenant pour acquis que toute musique est narration d’une histoire1.

2 Sans doute parce que la musique, à la différence de la peinture et de la sculpture, partage avec le récit et le film une dimension linéaire ; parce que la présence de titres, y compris de titres narratifs, dans le répertoire occidental, incite l’auditeur à entendre dans toute musique un récit ; parce que les personnes qui n’ont pas eu d’éducation musicale se sentent plus à l’aise si une œuvre musicale est rattachée à la réalité du monde vécu et qu’ainsi, elle leur « parle ». Une série d’expériences menées par François Delalande à propos de La Terrasse des audiences du clair de lune de Debussy et qui visait à identifier quelles étaient les conduites d’écoute des auditeurs, avait fait la démonstration que la conduite narrative était une de celles qui avait été spontanément adoptée par les sujets (Delalande 1989 : 79). La raison est simple, et l’ouvrage fondamental de Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino sur le récit littéraire le montre à l’évidence : l’être humain n’est pas seulement, dans son essence anthropologique, un Homo symbolicus ou un Homo ludens, mais aussi un Homo fabulator, toujours prêt à intégrer dans un récit les objets ou les actions qui s’offrent à nos sens selon une succession linéaire : « La fonction fabulatrice est une faculté fondamentale de l’humanité » (Molino, Lafhail-Molino 2003 : 315). Lorsque nous mettons en branle une conduite narrative pour établir un lien entre les objets d’une chaîne linéaire, notamment non-linguistiques, c’est une intrigue que nous construisons, et j’en rappellerai l’excellente définition fournie par Paul Veyne pour caractériser l’écriture de l’histoire : Les faits n’existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l’histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scientifique »

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de causes matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative : la genèse de la société féodale, la politique méditerranéenne de Philippe II ou un épisode seulement de cette politique, la révolution galiléenne. Le mot d’intrigue a l’avantage de rappeler que ce qu’étudie l’historien est aussi humain qu’un drame ou un roman, Guerre et Paix ou Antoine et Cléopâtre. (Veyne 1971 : 46)

3 L’attitude de nombreuses personnes, amateurs de musique ou non, justifie sûrement que j’examine, même rapidement, en quoi il est légitime ou non de parler de « récit musical ». De plus, le développement, dans la musicologie des vingt dernières années, de recherches dites « narratologiques » dont je traiterai à la fin de cet article, en est une raison supplémentaire2. Mais il y a plus aujourd’hui : la psychologie cognitive et la neurobiologie de la musique se sont plus récemment penchées sur la capacité des auditeurs de musique à narrativiser la musique. Je renvoie tout particulièrement aux deux numéros spéciaux de la revue Musicae Scientiae : « Rhythm, Musical Narrative, and Origins of Human Communication » (Trevarthen, 1999-2000) et « Narrative in Music and Interaction » (Imberty-Gratier, 2008) auxquels j’emprunterai tout à l’heure des éléments. Mais pour examiner les possibilités de narrativisation de la musique, il convient tout d’abord de tenter de définir ce qu’est un récit littéraire.

4 Nous sommes aidés en cela par l’ouvrage de Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino cité à l’instant. Pour les auteurs, un récit est d’abord caractérisé par « une phrase d’action, centrée autour d’un verbe exprimant une situation dynamique (acte ou action) : "La marquise sortit à cinq heures", "Julien Sorel posa sa main sur celle de Madame de Rênal", "Charles Bovary entra dans la classe" » (Molino, Lafhail-Molino 2003 : 24). En musique, faites se succéder deux événements sonores contrastés, et, placés ou se plaçant dans une situation d’écoute narrative, les auditeurs tenteront d’établir un lien entre les deux en construisant une intrigue pour les relier. Mais, en règle générale, il y a dans un récit littéraire davantage que cette « plus petite unité narrative », car un récit est un objet hiérarchiquement stratifié, organisé en séquences de phrases et en épisodes (ibid. : 33). Une deuxième analogie apparaît alors avec la musique. Une œuvre musicale est, elle aussi, faite d’un certain nombre d’événements musicaux, objets de récurrences et de variations, mais elle est également organisée hiérarchiquement en unités de différents niveaux : motifs, phrases, thèmes, etc.

5 Mais les auteurs ne s’en tiennent pas à cette caractérisation taxinomique et hiérarchique du récit. « Au cours du récit, actions et événements se succèdent de telle sorte qu’à chaque instant l’auditeur ou le lecteur se demande : qu’arrive-t-il ensuite ? […] Nous ne sommes enfin satisfaits que si le récit aboutit à une conclusion qui correspond à nos attentes et donne un sentiment de clôture. L’auditeur et le lecteur sont ainsi animés par la curiosité, surpris par des événements inattendus, pris par la tension d’un suspens et enfin apaisés par le dénouement. » (ibid. : 42-43) Ici, et je fais appel bien entendu à la tripartition sémiologique de Jean Molino (2009 : passim), on est passé de la caractérisation immanente des structures hiérarchisées aux conduites esthésiques des auditeurs et des lecteurs qui prennent en charge, tant dans le récit littéraire que dans les productions musicales, les unités découpées par la taxinomie et les phénomènes d’implication linéaires.

6 On aura immédiatement remarqué, en effet, que cette phrase portant sur le récit littéraire pourrait aussi bien s’appliquer à la perception de la musique en en changeant quelques mots, et, dans l’adaptation qui suit, je vais employer à dessein le vocabulaire

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mis de l’avant par Leonard Meyer, notamment dans Émotion et signification en musique (Meyer, 1956) : Au cours du déroulement musical, des événements sonores se succèdent de telle sorte qu’à chaque instant l’auditeur peut se demander : et que vais-je entendre maintenant ? Nous ne sommes satisfaits que lorsque les attentes créées par les répétitions, les suspensions, les tensions musicales trouvent enfin leur conclusion dans des points de repos, provisoires ou définitifs, et procurent un sentiment de clôture.

7 C’est donc une analogie esthésique qui aura pu inciter à la fois les amateurs de musique et des secteurs contemporains de la musicologie à parler de narration et de narrativité en musique.

2. La narrativisation de la musique : la musique comme proto-récit

8 Privée de tout accompagnement verbal – dans le titre, les annotations, un récit programmatique, une sollicitation expérimentale –, une œuvre musicale, par elle- même, ne peut pas nous raconter une histoire. Jamais une œuvre musicale ne nous dira quelque chose comme « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Sinon, il n’y aurait pas de différence entre la musique et le langage comme formes symboliques. Les compositeurs d’œuvres qu’ils veulent explicitement narratives le savent bien, qui font précéder leurs œuvres de programmes et de récits. Pensons à Berlioz qui demande expressément, en tête de la partition de la Symphonie fantastique, à distribuer son texte liminaire aux spectateurs, et à Dukas qui reproduit la ballade de Goethe en tête de L’apprenti sorcier, en souhaitant probablement qu’il soit publié dans le programme du concert. À n’en pas douter, dans les poèmes symphoniques, le titre et/ou le programme narratif font partie intégrante de l’œuvre. Privée du soutien linguistique, l’œuvre musicale n’est pas un récit, mais elle peut être un proto-récit, ce qui est tout différent. C’est ce que Mendelssohn avait bien compris en composant ses Romances sans paroles, et Adorno, en qualifiant telle symphonie de Mahler de « récit qui ne raconte rien » (1976 : 117).

9 Le « discours » musical s’inscrit dans le temps. Il est fait de répétitions, de rappels, de préparations, d’attentes, de résolutions. Si l’on est tenté de parler de récit musical, c’est à cause, non de son contenu intrinsèque et immanent, mais en raison des effets de l’organisation syntaxique de la musique, de la conduite narrative que commande la musique grâce aux jeux d’implications et de réalisations que Meyer a si bien décrits, notamment dans Explaining Music (1973, passim). Au niveau immanent et du point de vue narratif, ce que la musique peut faire de mieux, c’est d’imiter l’allure du langage et du récit. Par là-même, elle prend le statut d’un proto-récit.

10 Cela fait longtemps que les linguistes se sont penchés sur ce qu’ils ont appelé les « éléments musicaux » du langage humain. Musique et langage ont en commun d’être constitués d’objets sonores. Cela est particulièrement évident dans les langues dites à ton. Dans la musique de tambours d’une danse d’initiation au mariage, la danse Mbaga des Baganda de l’Ouganda (Nattiez-Nannyonga Tamusuza 2005 : 1119), l’un des huit motifs à la base de cette danse imite le contour intonatif et rythmique du mot « baakisimba » qui signifie : « Ils l’ont planté [le bananier] ». On peut légitimement penser que, dans les sociétés où l’on utilise le tambour pour communiquer des

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messages linguistiques, l’insertion de ces motifs dans un contexte d’exécution musicale et chorégraphique s’accompagne, pour les auditeurs, du contenu sémantique que le même motif véhicule lorsqu’il est utilisé comme moyen de communication. Mais il faudrait, bien sûr, le vérifier par une enquête sur le terrain.

11 Dans le langage comme en musique, il y a des rythmes et des accents, des longueurs de notes et de syllabes, et ce n’est pas un hasard si, en grec, mousikê désignait la poésie lyrique, c’est-à-dire quelque chose qui était à la fois ce que nous appelons aujourd’hui musique et poésie, et il n’est pas impossible d’expliquer la dimension rythmique et métrique de la poésie lyrique moderne par ses liens indissociables, dans ses origines, avec la musique, comme l’ont souligné Molino et Tamine dans leurs propositions pour l’analyse de la poésie (1987). Mais il y a plus. Dans le langage, à l’exception des langues à ton, les voyelles n’ont pas de hauteurs fixes, mais l’enchaînement des syllabes crée des courbes intonatives – les prosodèmes – auxquelles certains phonéticiens – je pense en particulier à Pierre Delattre (1966, 1967, 1969) – ont consacré des études spécialisées. Ceci est décisif : musique et langage partagent la linéarité du discours et l’utilisation d’objets sonores. La musique est capable d’imiter la courbe intonative d’un récit.

12 Dans le Quinzième quatuor de Beethoven, il n’est pas nécessaire d’avoir lu le motto publié en tête du dernier mouvement – » Muss es sein ? Es muss sein » (Le faut-il ? Il le faut) – pour reconnaître, dès le début, que nous sommes en présence d’une question, suggérée par la quarte ascendante, suivie d’une réponse double, évoquée par les quartes descendantes. Et à partir de là, le reste du mouvement peut être interprété comme la transposition musicale d’un dialogue. Nous ne savons pas ce qui est dit, mais Beethoven nous dépeint le caractère de l’échange, un peu comme si nous en captions les inflexions à travers un mur ou que nous écoutions une conversation dans une langue que nous ne connaissons pas.

13 Les voix du quatuor ont donc bien ici le caractère de ce que Edward Cone, à propos du dialogue du hautbois et du cor anglais dans la « Scène aux champs » de la Symphonie fantastique de Berlioz, appelle des « personnages virtuels » ou, plus précisément dans sa terminologie, des « agents virtuels » (Cone 1974 : 88). C’est évidemment le mot « virtuel » qui est ici le plus important. La mélodie du basson, dans le Pierre et le loup de Prokofiev, peut devenir le personnage du grand-père, mais seulement une fois éclairé par un texte verbal qui lui assigne un sens dénotatif. Sans doute est-ce en raison de cette même dimension virtuelle que le vocabulaire traditionnel de l’analyse de la fugue utilise des termes comme « sujet », « réponse », « exposition », « discussion » et « sommaire », et que, à l’époque baroque, les théoriciens ont été nombreux, je pense notamment à Mattheson (1739), à tenter de retrouver dans la musique de son époque les différents moments du discours rhétorique. Il fait ainsi correspondre à l’exordium l’introduction, pas toujours présente ; à la narration et la divisio, l’exposition ; à la confirmatio et la confutatio, le développement ; à la peroratio, la récapitulation et la coda. Dans un travail récent, Mihaela Corduban réexamine le premier livre du Clavier bien tempéré à partir de la terminologie rhétorique utilisée à l’époque (Corduban 2011).

14 Ces cas d’imitation de l’intonation ne sont pas uniques. Nettl (1958) a suggéré que l’accentuation de la première syllabe en tchèque explique le schéma accentuel de la phrase musicale des compositeurs tchèques. Robert Hall (1956) a cherché à retrouver l’influence des intonations de l’anglais dans la musique d’Elgar. Il écrit

15 En anglais britannique comme en anglais américain, la fin d’une phrase déclarative est caractérisée par une intonation descendante, d’un ton relativement haut à un ton relativement

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bas. C’est également ce qui se produit dans une question commençant par un interrogatif (par ex., Where are you going ?). Mais dans les questions qui ne commencent pas par un interrogatif (par ex., Are you coming ?), l’anglais américain et la plupart des langues européennes utilisent une intonation ascendante marquée, alors que l’anglais britannique a recours à la même intonation descendante que dans Where are you going ?

16 Se tournant vers la musique d’Elgar, Hall rapporte que, chez lui – ce qu’il faudrait évidemment vérifier statistiquement – « un grand nombre de ses thèmes présente une tendance descendante prédominante ; pensez par exemple aux principaux motifs de Falstaff, au thème initial de l’Introduction and Allegro, au premier sujet de la Seconde symphonie, et à de nombreux autres ». « Pas étonnant », conclut-il plus loin, « que les Anglais aient le sentiment qu’il y a chez Elgar quelque chose de particulier qui leur est propre, et que les non - britanniques ne peuvent apprécier » (Hall 1953 : 6).

17 Si nous avons bien ici une explication possible de l’analogie entre musique et allure du discours, cette analyse nous rappelle également qu’elle peut être restreinte à une culture particulière. Par un processus spécifique, une langue peut laisser sa marque dans la musique de la même société. Utilisant le seul texte dont on sait qu’il est resté inchangé tout au long de l’histoire de la musique occidentale, Thrasybulos Georgiades (1954) a montré comment chaque époque a traité les paroles canoniques de la Messe, et comment, par comparaison, le style de chaque pays a été influencé par les structures, notamment rythmiques et accentuelles, de la langue correspondante. Mais surtout, il faisait la démonstration que les musiques instrumentales, en s’émancipant progressivement de la musique vocale dominante jusqu’au baroque, ont conservé la trace des langues avec lesquelles elles avaient été en contact pendant au moins dix siècles.

18 Le mot qui vient spontanément sous la plume d’auteurs qui reconnaissent à la musique une sorte de « narration en creux », est celui de geste (même si cette dénomination n’est qu’une approximation), sans doute parce que, comme disait Combarieu au début du XXème siècle, « la musique nous émeut parce qu’elle nous incite à nous mouvoir ». Aussi, dans son ouvrage récent consacré à la sémantique musicale, Ole Kühl a rebaptisé « geste » ce qui le plus souvent n’est pas autre chose qu’une unité musicale, analogue aux motifs et aux phrases, mais considéré du point de vue de leur dimension expressive (Kühl 2008 : chap. VIII). « Le geste mahlérien est celui de l’épopée », écrit encore Adorno (1976 : 95), même s’« il reste interdit à la musique épique de décrire le monde qu’elle vise » (ibid., p. 108). Dans cette perspective, il paraît pertinent d’expliquer le succès universel du Boléro de Ravel, non pas seulement par la simplicité de sa structure répétitive, mais par sa capacité à évoquer la montée irrésistible du désir jusqu’à l’éclatement orgasmique des trombones, comme l’a bien vu Maurice Béjart dans deux chorégraphies justement célèbres.

19 Une comparaison avec l’histoire que j’ai invoquée tout à l’heure pour définir le concept d’intrigue, illustrera encore mieux le problème. Les faits historiques ne constituent pas, en eux-mêmes, un récit. Ils sont pris en charge par un récit qui leur donne sens, ce qui est très différent. Comme l’a très clairement montré Paul Veyne (1971 : chap. 2), je peux bien constater que des événements ont eu lieu – une bataille a éclaté, un traité a été conclu, des frontières ont été modifiées –, mais il n’y a interprétation historique proprement dite que lorsque je suis capable, en construisant une intrigue, d’établir entre les événements une relation de causalité qui les explique, c’est-à-dire en fait, de relier entre eux, par la logique d’un récit, les événements retenus. S’il en est ainsi, c’est

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parce que les événements sont comme des objets neutres inscrits dans le temps et qui, comme tels, sollicitent l’interprétation qu’élabore une narration. Mais pas plus en musique qu’en histoire, ces objets neutres ne sont constitutifs, per se, d’un récit. La narration construite à leur sujet occupe une position métalinguistique par rapport aux données ou aux événements que, pour reprendre la précieuse distinction de Hayden White (1965 : 2), ils ne narrent pas, ils narrativisent, tout comme, au-delà de la sémantique affective inhérente à toute musique, le langage verbal contribue à sémantiser la musique. L’auditeur, lorsqu’il adopte une conduite d’écoute narrative, ou le musicologue, lorsqu’il étudie la musique d’un point de vue narratologique, ne font pas autre chose.

20 Kühl définit le principe de la narrativité musicale à la fois comme notre pulsion intérieure à donner une cohérence à une expérience et le fait de donner un sens à une série d’événements sonores (Kühl 2008 : 210-211). C’est ce que fait l’analyste de la musique qui décrit et relie entre eux tous les événements musicaux inscrits dans la durée de son déroulement. Quand nous analysons la musique dans sa dimension immanente, nous faisons bel et bien appel à une intrigue dictée par la méthodologie que nous avons adoptée, celle qui nous fait privilégier tel ou tel aspect de la musique, de la même façon que, dans les termes de Veyne, l’historien choisit parmi l’infinité des événements soumis à l’interprétation historique, ceux qui sont pertinents en fonction de la trame explicative qu’il a élaborée.

21 Mais Kühl, un peu dangereusement, n’hésite pas, tout au long de son livre, à parler de narration musicale et de qualifier le déroulement implicatif et linéaire de la musique de « chemin », même si, s’approchant de la fin de son livre, il concède que l’expression « Les chemins sont des histoires » est une métaphore (ibid. : 216) et si, par une volte- face rhétorique, il déclare avant de conclure : « Du point de vue d’une position sémio- cognitive, il semble nécessaire de mettre au clair que, lorsque je parle de gestes, d’agents et de narrations en musique, je le fais métaphoriquement3 » (ibid. : 237) C’est cette position soutenue in extremis qui me paraît juste.

22 Au terme de cet examen, il est sans doute légitime de paraphraser la célèbre formule de Susanne Langer selon qui la musique est an unconsummated symbol (1951 : 204). Si récit elle est, la musique est un récit incomplet. Mais on ne peut se contenter de cette caractérisation philosophique.

3. Les origines développementales de la proto- narrativité musicale

23 L’explication des associations sémantiques et narratives à la musique a fait un progrès considérable lorsque Daniel Stern, dans son ouvrage Le monde interpersonnel du nourrisson, a mis en évidence, dans ses études sur la relation dyadique entre la mère et le bébé, deux constatations importantes placées par Kühl parmi les fondements de sa conception de la sémantique musicale : l’introduction successive et cumulative des différents domaines du lien interpersonnel dyadique et l’existence de modes de relation amodale dès les premières semaines de la vie (Kühl 2008 : 59-634).

24 Durant la première enfance, chacun des domaines du lien interpersonnel entre la mère et le bébé sont mis en place les uns après les autres mais de manière cumulative, c’est- à-dire que chaque nouveau domaine s’ajoute aux précédents sans les effacer. De la

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naissance à deux ou trois mois, se met en place le domaine du lien interpersonnel émergent, de 2 ou 3 mois à 7-9 mois, celui du domaine du lien interpersonnel-noyau, de 7-9 mois à 15, le domaine du lien interpersonnel intersubjectif, et à partir de 15 mois, le domaine du lien interpersonnel verbal. À chaque stade correspond une phase de formation du sens du soi (Stern 1989 : 51). Ce qui est capital pour notre propos, c’est que, à chacun de ces quatre stades, vont correspondre dans les premières années de la vie, des formes symboliques spécifiques qui, parce que ces stades se prolongent durant toute l’existence, se retrouveront présentes dans la vie de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte.

25 Au bout de huit semaines dans la première phase, le contact direct œil à œil s’installe, en même temps que les premiers gazouillis (ibid. : 57) et diverses vocalisations (ibid. : 90). L’observation de la succion a permis de voir comment les bébés s’intéressaient à la voix humaine et la préféraient à d’autres types de sons (ibid. : 60). On repère des cris vocaux intentionnels à moins de trois semaines et, entre deux et six mois, des productions de sons dont beaucoup ne font pas partie de sa langue maternelle (Imberty 2004 : 509) et qui peuvent donc être déjà considérées comme musicales. Mais surtout, ce qui est caractéristique de cette période initiale, c’est que le nourrisson est apte « à transférer l’expérience perceptive d’une modalité sensorielle à une autre » (Stern 1989 : 70), comme dit Stern, notamment entre le toucher et la vision. Les expériences semblent prouver que cette amodalité est innée et non acquise. Les bébés sont également capables de répondre de manière identique à des signaux d’intensité lumineuse et sonore, ainsi qu’à des motifs temporels sonores et des motifs temporels visuels, et cela, dès l’âge de trois semaines (ibid. : 71-72) : « Le nourrisson paraît avoir une aptitude générale et innée, que l’on peut appeler perception amodale, qui le conduit à traiter des informations reçues dans une modalité sensorielle donnée, et à les traduire dans une autre modalité sensorielle. » (ibid. : 74) Le bébé se fait des représentations abstraites des formes, des intensités et des figures temporelles. « Il est préstructuré pour réaliser certaines intégrations. » (ibid. : 75) Conséquence essentielle : « Certaines propriétés des personnes et des choses, telles que la forme, le niveau d’intensité, le mouvement, le nombre et le rythme sont appréhendées directement comme des attributs perceptifs globaux et amodaux. » (ibid. : 77) Stern en tire la conclusion que naissent alors des « affects de vitalité » qui sont caractérisés par des termes dynamiques et kinétiques comme « surgir », « s’évanouir », fugace », « explosif », « crescendo », decrescendo », « éclater », « s’allonger » (ibid. : 78). Prolongement au-delà de la première enfance : « La danse moderne et la musique sont des exemples par excellence de l’expressivité des affects de vitalité » nés à cette période (ibid. : 81). Kühl en tire la conclusion particulièrement pertinente que cela peut, en partie, expliquer l’absence de différences lexicales entre danse, musique et drame dans certaines cultures (Kühl 2008 : 61).

26 Du point de vue qui nous occupe, il y a donc deux choses mises en place avant deux ou trois mois : du côté poïétique, « c’est le réservoir fondamental dans lequel on peut puiser pour toutes les expériences de création. » (Stern, 1989 : 95) ; du côté esthésique, « c’est aussi la source des appréciations affectives des événements en cours » (ibid.). Il n’est pas étonnant alors, si le nourrisson est déjà en possession d’une Gestalt amodale dans laquelle sont réunis les expressions auditives, visuelles et motrices, et comme la liste des termes réunis par Stein le prouve, que les mots utilisés par les sujets des expériences de perception musicale rapportées par Robert Francès (1958) et Michel Imberty (1979) dans leurs différents ouvrages pour tenter de cerner le contenu de la

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sémantique musicale, relèvent de ces trois modalités, puisque, ainsi qu’ils le démontrent tous deux, la sémantisation repose sur une analogie entre les schémas de tension et de détente, la perception spatio-temporelle de la musique et les réactions musculaires, posturales et gestuelles. Nous tenons ici la racine des potentialités narratives de la musique.

27 Les stades ultérieurs du développement des domaines interpersonnels vont mettre en place d’autres formes symboliques qui contribueront à faire de la musique ce qu’elle sera. Après deux ou trois mois, le bébé adresse des vocalisations à d’autres personnes (Stern 1989 : 100) La musique deviendra ainsi un phénomène social, offert à un public et perçu par d’autres intervenants que les créateurs. Il prend également conscience de l’origine des sources sonores (ibid. : 112), ce que, selon les termes du compositeur canadien Murray Schafer, on peut appeler la schyzophonie inhérente à la pratique et l’écoute de la musique. C’est aussi l’âge où le bébé commence à se mouvoir dans une « structure temporelle de base » et à prendre conscience de l’existence du temps (ibid. : 114), une donnée essentielle de la production comme de la perception de la musique. C’est le moment où le nourrisson saisit qu’il y a un rapport entre deux événements de même structure temporelle (ibid. : 116) : c’est là que réside la naissance de la protonarrativité de la musique. J’y vois la naissance du sens du rythme et des affects qui lui sont reliés puisque cette structure temporelle de base est commune à tous les stimuli (auditifs, visuels, tactiles, proprioceptifs). Les chercheurs ont également constaté une structure de l’intensité commune à la force de la vocalisation et celle des mouvements qui l’accompagnent, ce que le nourrisson ressent dans la poitrine, les muscles du bras et les cordes vocales (ibid. : 118). Ces constatations font dire à Imberty qu’entre deux et cinq mois, le bébé perçoit les unités musicales sur la base de la proximité et de la similarité et qu’entre quatre et six mois, il est sensibilisé à la structure de la phrase musicale (Imberty 2004 : 510). Cette communauté de structure contribue à ce que les réponses sémantiques empruntent leur vocabulaire aux divers modes de perception, auditifs, tactiles et proprioceptifs.

28 Enfin, au cours des neuf premiers mois, les relations entre la mère et l’enfant sont fondées sur des processus d’imitation réciproque que l’on peut expliquer aujourd’hui neurobiologiquement par l’existence des neurones-miroirs (Rizzolatti et Sinigaglia 2008) comme l’a bien vu Kühl (2008 :125). « Si le nourrisson vocalise, la mère vocalise en retour. » (Stern 1989 : 182) Le bébé utilise des formes protolinguistiques d’expression qui, notamment avec le recours à des contours intonatifs dotés de sémantisme, seront à la base de ce que les chercheurs appelleront ultérieurement la proto-narrativité. Mechthild et Hanuš Papoušek (1981) ont particulièrement mis en évidence que le développement d’un échange et d’un dialogue social entre la mère et l’enfant durant les neuf premiers mois – ce que Trevarthen (1993) qualifiera de proto-dialogue ou de proto-conversation – se fondait sur des procédés vocaux musicaux que des études ultérieures ont décrits avec beaucoup de précision (Malloch 1999-2000). Ce qui est constitutif du « dialogue musical » entre la mère et l’enfant est, selon les résultats des enquêtes, un événement vocalement exprimé, fait du début ou de la fin d’une vocalisation dont l’amplitude est spécifique, d’un moment plus fort ou d’un changement dans le contour des hauteurs de la voix de la mère. La mère utilise certains mots auxquels l’enfant répond par des vocalisations, le tout s’inscrivant dans un espace de temps mesurable qui manifeste une remarquable régularité témoignant d’un processus de communication musicalement réglé. Ces vocalisations ainsi délimitées présentent un contour mélodique et timbral spécifique, et l’observation des contours

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utilisés respectivement par la mère et le bébé démontre l’influence de l’interaction qui s’établit entre eux. Par exemple, une fois que le bébé a procédé deux fois à une vocalisation, avec une deuxième plus haute que la première, la mère continue et exagère le mouvement ascendant dans sa vocalisation subséquente : c’est bien le contour qui est le paramètre pertinent. Il en va de même quand le bébé utilise un contour plus plat : la mère répond par un contour similaire. L’ensemble des contours enregistrés démontre un équilibre dans la forme générale des contours alternativement utilisés par la mère et le bébé. Nous tenons ici la racine développementale du fondement intonatif de la sémantique et de la protonarrativité musicales présenté plus haut.

29 Mais il y a plus. C’est à une véritable construction que l’on est confronté et, pour ma part, je n’hésiterais pas à parler ici de la création d’une œuvre collective (ici, avec deux auteurs), analogue à celle qui résulte de l’interaction entre les musiciens de jazz. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si une psychologue de la musique, Maya Gratier, elle- même impliquée dans l’étude des relations dyadiques entre la mère et le bébé, y a vu le fondement des relations à l’œuvre dans une exécution de jazz (Gratier 2008). Une étude de Stephen Malloch s’attarde également à l’organisation musicale des relations de timbre dans la vocalisation de la mère et du bébé. Cette fois-ci, les mesures démontrent la recherche, chez l’une et chez l’autre, d’effets de contraste. Tout cela, dit Malloch, contribue à créer, entre la mère et son enfant, « la structure narrative de leur camaraderie (companionship) » (1999-2000 : 45), même si une fois encore, il serait préférable de parler ici de proto-narration, d’autant plus que l’auteur définit alors le récit comme ce qui permet à deux personnes « de partager le sens du temps qui passe et de créer et de partager les enveloppes émotionnelles qui évoluent au travers de ce temps partagé » (ibid.).

30 Et c’est bien d’expression musicale qu’il s’agit : tout comme dans la musique que nous connaissons, les imitations font l’objet de modifications et Stern n’a pas hésité à parler d’une forme « thème et variations » dans la mesure où chaque nouvelle vocalisation peut être différente. (Stern 1989 : 183) Le bébé reproduit par imitation et transformation les constituants du « baby-talk », du « parler-bébé » de la mère : les procédures de segmentation, la répétition, la simplicité syntaxique, la lenteur du tempo, et la simplification et l’amplification des patterns expressifs des contours mélodiques, recourant à cinq ou six prototypes de courbes intonatives, ce qui fait dire à Imberty, dans la foulée de Stern, que la répétition de ces patterns « engendre une régularité qui permet au sujet d’anticiper le cours du temps » (Imberty 2004 : 511-513). On est sans doute à la source, non seulement du mécanisme répétition-transformation que la technique paradigmatique de Ruwet permet de décrire, mais de la relation implication-réalisation analysée par Meyer. Tous ces procédés contribuent à ce que, dès le sixième mois, commence à se développer chez le bébé un sens de l’autre fondé sur la communication intentionnelle.

31 Tout est donc en place pour le développement de ce qui sera appelé ultérieurement chez divers auteurs, la proto-narrativité musicale et qui permettra l’accordage entre la mère et l’enfant, recourant à l’intensité, le rythme et la forme, paramètres dont il faut se souvenir qu’ils sont transmodaux (Stern 1989 : 190, 192, 197-199). « La plupart des comportements humains, écrit Stern, se composent de formes cinétiques – c’est-à-dire de configurations changeants au cours du temps – et les vocalisations sont l’une des formes cinétiques les plus fréquentes dans les accordages. » (ibid. : 199) Et ce sont des

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réponses à caractère cinétique que l’on trouve souvent dans les verbalisations sur la sémantique musicale obtenues par les expérimentalistes.

32 Une fois entré dans la dernière phase de la petite enfance, l’être humain va pouvoir commencer à recourir au langage pour caractériser ce qu’il ressent, y compris en écoutant de la musique.

33 Les observations des psychologues de la petite enfance sur les modalités de dialogue entre la mère et le bébé ont conduit Stern, dans un ouvrage ultérieur (La constellation maternelle), à développer la notion d’ « enveloppe proto-narrative » (1995 : 82-93) qu’il a décelée chez le bébé lorsqu’il organise les premières formes de son rapport au temps, sur la base, par exemple, de l’expérience de l’attente, du désir de nourriture ou de l’interaction avec la mère. Les schémas d’enveloppes proto-narratives qu’il publie, montrent très bien que l’intensité du désir de l’enfant débute avec l’entrée de sa mère dans la chambre, croît jusqu’à ce qu’elle offre le mamelon de son sein au bébé, et que la courbe de cette intensité décroît jusqu’à ce que le bébé soit satisfait du lait qu’il a pu consommer (Stern 1995 : 86). « Lorsque la motivation (désir) est activée en une situation interpersonnelle, elle crée subjectivement une structure quasi narrative » (Stern 1995 : 19). Cette enveloppe, expliquent Jean et Raphaël Molino, qui renvoient à Stern dans Homo Fabulator, « est à la fois la première forme d’organisation du temps et le fondement psychologique de l’intrigue vécue5. On comprend alors l’importance du suspens dans le récit : celui-ci est organisé à tous les niveaux, du plus local au plus global, par cette même structure de tension et de détente, que met en évidence la fin de chaque épisode d’un roman-feuilleton » (Molino, Lafhail-Molino 2003 : 250). Il est particulièrement remarquable que les termes de « tension » et de « détente » puissent s’appliquer également au phénomène musical. S’inspirant de Labov, Stern nous rappelle que les formes premières de causalité et une « ligne de tension dramatique » font apparaître ce qu’il appelle une intrigue ou une proto-intrigue (Stern 1994) et, comme le précise Imberty, « [elles] font émerger de la trame temporelle du ressenti une ligne de tension dramatique qui l’oriente » (Imberty 2004 : 522). Aussi cette expérience du nouveau-né et de l’enfant peut être également à la base de notre rapport à la musique dans son déroulement linéaire fait d’attentes et de résolutions, mutatis mutandis bien entendu. Dans les deux cas, aussi bien l’enveloppe proto-narrative vécue par le nourrisson et le schéma dans lequel s’inscrit le développement musical sont caractérisés par un contour inscrit dans le temps, avec le temps en abscisse et l’intensité de l’attente et de sa résolution en ordonnée. De plus, il est particulièrement remarquable de noter que, si dans cette présentation des propositions de Stern, je suis allé du concept de proto-narrativité chez le nourrisson à la proto-narrativité musicale, en fait, dans son exposé, c’est la musique qui lui a servi de modèle et à propos de laquelle il parle d’enveloppe proto-narrative « Une des plus grandes surprises de la recherche récente sur les nouveau-nés a été de découvrir que les bébés n’ont besoin ni de mots ni de symboles pour se représenter différentes formes sonores, visuelles ou tactiles, comme on le pensait auparavant » (Stern 1998 : 170). « Nous supposons que [les] enveloppes proto-narratives sont les fondements de la connaissance implicite contenue dans la connaissance humaine relationnelle. Ce qui est intéressant […] est le fait que les unités subjectives les plus petites (les moments présents), desquelles dépend l’appréciation affective de la musique, sont d’un concept très similaire aux unités subjectives de base sur lesquelles est construite une compréhension des relations interpersonnelles non-verbales. » (ibid. : 182-183)

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34 Plutôt que de voir dans le jeu des configurations musicales de la tension et de la détente une forme de narration, il me semble donc beaucoup plus fructueux de suivre les analyses des psychologues de la musique qui, inspirés par Stern, se sont attardés précisément à montrer comment ils fondent leur interaction proto-narrative sur les unités inscrites dans le temps, les contours, les schémas intonatifs, ceux-là même que, plus tard, la musique utilisera pour imiter l’allure du récit, et qui ont conduit certains des auteurs des numéros de Musicae Scientiae, notamment Imberty et Gratier, à parler de « proto-narrativité musicale ». C’est pourquoi, en me fondant sur les observations de la psychologie développementale, je propose fermement de renoncer à parler de récit musical et d’adopter l’expression de proto-récit.

4. Le discours de la musicologie narratologique comme récit de fiction

35 J’ai, par le passé, affiché une certaine distance vis-à-vis des travaux de ce que l’on peut appeler la musicologie narratologique, mais sans jamais rentrer dans le détail de mes critiques. Dans la foulée de la section précédente, je résumerai en ces termes la position que je vais tenter d’étayer maintenant : l’attitude de cette orientation de la musicologie contemporaine a l’inconvénient de confondre le fonctionnement sémiologique des configurations musicales avec le contenu des conduites esthésiques qui les narrativisent, nécessairement métalinguistiques. Céder alors à la tentation de parler de « récit musical », c’est glisser d’une métaphore – en elle-même suggestive si on n’oublie pas que c’est une métaphore comme le reconnaît Kühl – à une illusion ontologique selon laquelle, parce que la musique suggère le récit, elle serait elle-même « un art narratif », comme Tarasti la qualifie (2007). C’est cette nuance qu’on pourrait croire ténue, en réalité essentielle, qui fait toute la différence entre le récit littéraire et le proto-récit musical.

36 Suite aux échanges du colloque de Lausanne tenu le 28 octobre 2011 et dont la présente livraison est le prolongement, je crois nécessaire de préciser ma position.

37 Je n’ai évidemment pas de problème de principe avec l’intérêt des musicologues narratologiques pour les musiques explicitement narratives du point de vue poïétique, dont les prototypes sont Les quatre saisons de Vivaldi ou les poèmes symphoniques, ou celles qui ont été composées, non pas pour, fidèlement, s’inspirer musicalement d’un texte littéraire, mais pour suivre un fil narratif plus ou moins précis, celui que suggère les titres des cinq mouvements de la Symphonie pastorale de Beethoven, par exemple, ou celui que l’on peut reconstituer dans les symphonies de Mahler en s’appuyant sur les documents ou les propos laissés par le compositeur6.

38 Ce qui peut faire problème, dans l’approche des musicologues narratologiques des musiques explicitement narratives, ce sont les méthodes suivies pour reconstituer l’intention narrative qui les sous-tendent. Je ne les aborderai pas ici. Si cette intention peut être définie poïétiquement, dans le meilleur des cas avec les techniques éprouvées de l’investigation historique et philologique, en revanche, ce que, du point de vue esthésique, les spectateurs et auditeurs en perçoivent, selon qu’ils ont accès ou non au programme, au titre ou aux paratextes linguistiques inscrits dans la partition, ne pourra être établi de manière rigoureuse qu’en recourant aux méthodes expérimentales. Pour savoir quelle histoire les auditeurs entendent dans une œuvre

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instrumentale dont l’intention narrative est attestée, il convient tout simplement de le leur demander en omettant de leur faire part du titre et du programme de l’œuvre7.

39 Je tiens à souligner, en deuxième lieu, que les travaux de la musicologie narratologique ont le grand mérite de remettre à l’ordre du jour les recherches entamées par Leonard Ratner (1980) et poursuivies par Robert Hatten (1994) et Raymond Monelle (2000) qui démontrent l’existence d’un niveau d’organisation de l’œuvre constitué d’unités porteuses d’affects ou de figures topiques, distincts des structures élémentaires traditionnelles, comme les degrés de l’échelle utilisée, les structures mélodico- rythmiques et harmoniques, la phraséologie ou les grandes sections formelles. Ces investigations sont parallèles à celles de Boris Asafiev et de József Ujfalussy, présentées et commentées par Grabócz (2009). Je reproduis ici la définition du « topos » proposée par Monelle et qui me semble particulièrement éclairante : « Nous assimilons les topiques à des fragments de mélodie ou de rythme, des formes conventionnelles ou encore des aspects du timbre ou de l’harmonie qui désignent des éléments de la vie sociale ou culturelle, et par conséquent des thèmes comme la virilité, la campagne, l’innocence, la plainte, etc. » (Monelle 2007 : 178), ou, comme il le dit ailleurs : « Une figure devient un topos quand son évocation devient conventionnelle. » (Monelle 2001 : 105). Ce n’est pas le lieu de rentrer ici dans le détail du contexte épistémologique dans lequel ces auteurs se situent, oscillant entre l’herméneutique la plus classique et les préoccupations des divers paradigmes sémiologiques, ni de discuter les méthodes qu’ils utilisent pour définir les unités musicales considérées comme topoi et pour déterminer les significations qui leur sont associées. Qu’il me suffise, pour l’heure, de souligner que le grand mérite du concept de topos est de signaler qu’il existe des classes de configurations symboliques (au sens de Piaget et Cassirer) à la disposition des compositeurs durant une période de temps assez longue, par exemple le topos du ranz des vaches (ou de l’air de berger) dont parle Rousseau dans son Dictionnaire de musique et que l’on retrouve aussi bien chez Grétry, Beethoven, Rossini, Berlioz, Liszt, Schumann et Wagner. La notion de topos me semble donc être un apport remarquable à la dimension poïétique de la sémantique musicale, complétant les travaux des psychologues expérimentalistes (Francès, Imberty) qui, eux, se situent expressément du côté de l’esthésique (et qui sont malencontreusement et totalement ignorés des musicologues narratologiques8…).

40 Il faudrait entreprendre une étude minutieuse pour déterminer la part de « narrativité », au sens précis du terme, que les musicologues narratologiques pensent discerner dans la musique et en quoi elle consiste musicalement. On les sent plus d’une fois prudents et l’hésitation d’un Kofi Agawu est révélatrice à cet égard. Dans son ouvrage Playing with Signs, il fournit une liste éloquente de 27 topoi pour la musique classique : « alla breve, alla zoppa, amoroso, aria, bourrée, brillant style, cadenza, sensibility, fanfare, fantasy, French overture, gavotte, hunt style, learned style, Mannheim rocket, march, minuet, musette, ombra, opera buffa, pastoral, recitative, sarabande, sigh motif, singing style, Sturm und Drang et Turkish music. » (Agawu 1991 : 30), mais il précise d’emblée : « On n’a pas encore démontré, sinon de manière extrêmement triviale, que la musique ait la capacité de raconter » (1991 : 36). Pourtant, ultérieurement, dans son livre Music as Discourse (Agawu 2009), à propos de Beethoven, Brahms et Mahler, il cède lui aussi à la tentation narratologique comme l’indique le titre de son livre9, et il n’est pas le seul. (Je pense ici aux contributions de Lawrence Kramer, Anthony Newcomb et Leo Treitler.).

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41 Ce sont aux travaux d’esprit narratologique appliqués aux musiques instrumentales « pures » que je voudrais m’attarder. À propos de mes réticences à parler de « récit » musical, Grabócz écrit à mon sujet : « Ce qui relie toutes ces applications de tel ou tel modèle n’est pas la volonté de voir une "histoire racontée en musique", comme le présuppose Nattiez, mais de trouver les règles, les stratégies d’organisation des signifiés » (2009 : 27). Est-ce que je ne saurais pas lire ? ! Eero Tarasti affirme dans sa Sémiotique musicale : « Par narrativité en musique, [nous entendons] la narrativité "structurelle" selon laquelle toute pièce musicale qui se déploie dans le temps, et qui transforme quelque chose en autre chose, doit être considérée comme narrative10 » (Tarasti 1996 : 406). Dans le recueil Sens et signification en musique édité par Grabócz, il récidive et intitule sa contribution « La musique comme art narratif ». « La musique constitue un art narratif à part entière11 », déclare-t-il dès le premier paragraphe. Et Grabócz elle-même, à propos de l’Ouverture Leonore No. 3 de Beethoven, ne parle-telle pas de sa « syntaxe discursive » (Grabócz 2009 : 191) ? Alors, la musique, elle est porteuse d’un récit, oui ou non ? ! Ces deux auteurs m’opposeront sûrement les propos par lesquels ils semblent vouloir corriger le tir ou nuancer leur position. Tarasti : « L’approche sémiotique que je souhaite développer dans cet article ne prétend pas démontrer que la musique est capable d’énoncer des récits spécifiques, mais expose plutôt en quoi des structures de la musique peuvent être associées12 à des récits. » (Tarasti 2007 : 209) Cela est fort différent, car, dès lors, ce n’est plus la musique qui, en elle-même et par elle-même, serait « un art narratif ». Grabócz : « Nous appelons "narrativité musicale" la concaténation des topiques » (Grabócz 2009 : 28). Mais qui donne un sens narratif à cette organisation syntagmatique ? Certainement pas cette seule succession, sinon une œuvre musicale serait capable, par elle-même, de nous dire : « Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone » ! Une concaténation de moments ne parle pas toute seule. En fait, dans un cas comme dans l’autre, la musique suscite l’énoncé d’un récit de la part des auditeurs ou… des musicologues qui, pour ce faire, ont recours aux catégories métalinguistiques de la narratologie générale. Si les narratologues de la musique semblent jouer double jeu, c’est parce qu’ils n’ont pas reconnu la nature protonarrative (et non narrative) de la musique.

42 Les travaux de Grabócz et de Tarasti présentent fondamentalement trois grandes difficultés.

43 D’une part, ces chercheurs semblent considérer que, s’il est possible d’appliquer (en admettant que ce soit le cas, je vais y revenir) les modèles de la narratologie littéraire à la musique instrumentale « pure », ce serait la preuve que la musique est bien un « art narratif ». C’est un peu comme si, parce qu’il a été possible, à partir des années 1960, d’appliquer à la musique les modèles de la phonologie, de l’analyse paradigmatique et de la grammaire générative, on avait déduit de cette expansion méthodologiquement fructueuse, que la musique était un langage, au sens du langage verbal.

44 En deuxième lieu, il est assez stupéfiant que des chercheurs qui se réclament de la sémiotique, en aient ignoré un des principes fondateurs : toute forme symbolique ou tout système de signes (le langage verbal, la musique, le mythe, le cinéma) a des propriétés sémiologiques spécifiques, et on ne saurait confondre l’objet de l’investigation sémiologique et le métalangage qui tente d’en rendre compte. Comme disait Hjelmslev, le langage humain est le seul capable de « parler » tous les systèmes de signes non verbaux.

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45 En troisième lieu, les modèles de la narratologie générale, tout particulièrement ceux de Tzvetan Todorov et d’Algirdas Greimas, sont-ils applicables à la musique ? Encore faudrait-il qu’ils soient restés adéquats pour analyser le récit littéraire. Je voudrais évoquer ici le témoignage de François Rastier, co-auteur avec Greimas de l’article historique « Les jeux des contraintes sémiotiques » (Greimas & Rastier, 1970), qui, lors du 1er congrès de l’Association internationale de sémiotique à Milan, en janvier 1974, prononça un mea culpa remarqué. Prenant sans équivoque ses distances avec le modèle du « carré sémiotique » à l’élaboration duquel il avait participé, il eut l’honnêteté scrupuleuse de rapporter, pour l’endosser, l’irritation agacée des spécialistes de l’Ancien et du Nouveau Testament devant les approches structurales proposées dans le N° 22 de la revue Langages, « Sémiotique narrative : récits bibliques ». Comment, en effet, prétendre réduire à des « structures », des textes dont la philologie a tant de peine à établir la lettre et dont l’interprétation doit se fonder – c’est d’ailleurs le propre de l’herméneutique religieuse que d’en creuser le buissonnement – sur la prolifération infinie des interprétants au sens de Peirce ? Et que dire de la retractatio, non moins courageuse, de Tzvetan Todorov lui-même, qui, dans Devoirs et délices, s’est livré à une auto-critique en règle des approches structurales de la littérature qu’il avait été l’un des premiers à proposer (Todorov 2002 : 105-13813) ? Il est encore temps de méditer le témoignage de Roland Barthes qui, très tôt, a dénoncé « la mode structuraliste » et appelé de ses vœux « une critique antistructurale » (Barthes 1975 : 149 et 151).

46 Tel n’est sans doute pas le cas de Grabócz – qui persiste à projeter sur les œuvres instrumentales les contraintes du « carré sémiotique », même avec la caution imprudente de Charles Rosen – et Tarasti, même si ce dernier, avec le tournant pris par son Existential Semiotics (2000) finira bien par se heurter à l’incompatibilité entre sa fidélité au modèle de Greimas et « le pari d’une efficacité herméneutique neuve », comme la qualifie Daniel Charles dans l’article qu’il consacre à ce livre, soulignant, avec la perspicacité philosophique qu’on lui connaît, qu’elle se fonde sur la sémiosis infinie de Peirce (Charles 2007 : 137-142), dont le concept d’interprétant me semble incapable de fonder l’approche greimassienne et qui même fournit une base sémiologique solide pour en démontrer l’inadéquation.

47 Alors, quel statut épistémologique donner aux travaux de la musicologie narratologique lorsqu’ils traitent de « narrativité musicale » dans les musiques instrumentales ? Delalande, je l’ai rappelé en commençant, me semble avoir établi sur une base expérimentale et de manière définitive, que la « conduite de récit » était une des conduites possibles de perception lors de l’audition d’une œuvre instrumentale. Le musicologue d’obédience narratologique ne fonctionne pas autrement, lorsque, continuateur du premier Todorov ou de Greimas, et confronté à la succession d’événements porteurs d’émotion, d’expression et de significations – en particulier les topoi –, il narrativise leur succession syntagmatique en ayant recours à des catégories et des méthodes désormais obsolètes pour rendre compte du fonctionnement du récit littéraire14.

48 La narratologie musicale consiste alors à projeter sur la musique, considérée a priori « comme art narratif » alors qu’elle n’est qu’un proto-récit, un récit « associé » à la musique, comme dit Tarasti, mais ce récit est celui du musicologue qui démontre une fois encore la capacité des êtres humains à inventer des fictions témoignant d’un degré plus ou moins grand de fabulation15.

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ANNEXES

Biographie

Jean-Jacques Nattiez est professeur émérite de musicologie à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Considéré comme pionnier de la sémiologie musicale, il a publié Fondements d’une sémiologie de la musique, Musicologie générale et sémiologie, De la sémiologie à la musique, Le combat de Chronos et d’Orphée. Il a appliqué ses concepts sémiologiques à divers sujets : la pensée musicale de Pierre Boulez (préfaces et articles) ; la musique des Inuit (Canada), des Aïnou (Japon), des Baganda (Ouganda) et des Indiens Nahuas (Mexique) (disques et nombreuses études) ; les relations entre musique et littérature (Proust musicien). Il est également l’auteur d’un roman (Opera) et d’une autobiographie intellectuelle (La musique, la recherche et la vie). L’œuvre et la pensée de Wagner sont au centre de son travail. Outre des articles, il est l’auteur de Tétralogies (Wagner, Boulez, Chéreau), essai sur l’infidélité ; Wagner androgyne ; Les esquisses de Wagner pour Siegfried’s Tod. Il a été le directeur général d’une Encyclopédie de la musique en cinq volumes publiée entre 2001 et 2005, en italien, chez Einaudi et de 2003 à 2007, en français, chez Actes Sud, sous le titre général : Musiques. Une Encyclopédie pour le XXIe siècle. Il prépare actuellement des essais sur Wagner antisémite, le solo de cor anglais de Tristan et Isolde, un Traité de musicologie générale et la publication de conférences données en 2006 au Collège de France sous le titre « Unité ou éclatement de la musicologie ? ».

NOTES

1. Autre exemple, un slogan significatif de la chaîne musicale de Radio-Canada : « La musique, au-delà des mots, nous raconte une histoire. » (Septembre 2011) 2. Pour des commodes recueils de textes illustrant cette tendance, voir Carone 2006 et Grabócz 2007. Pour un bilan, voir Grabócz, « Bref aperçu sur l’utilisation des concepts de narrativité et de signification en musique », in Grabócz 2009 : 21-57. 3. C’est moi qui souligne. 4. Marta Grabócz a eu l’obligeance de me signaler l’existence d’un livre de Gino Stefani et Stefania Guerra Lisi (2009) consacré aux « styles prénatals dans les arts et dans la vie ». Le délai serré de publication du présent article ne m’a pas permis de trouver le temps de me le procurer, mais j’en tiendrai compte, le cas échéant, dans mon Traité de musicologie générale en préparation 5. Je souligne cette expression qui justifie que l’on puisse parler de proto-narrativité entre la mère et le bébé. 6. Voir Dahlhaus 1997 : 123-125. 7. A titre d’exemples, on pourra lire l’enquête d’Imberty sur la perception de la narration à la base de La cathédrale engloutie de Debussy (Imberty 1985 : 153-158) et la mienne auprès de jeunes auditeurs de L’apprenti sorcier de Dukas (Nattiez 2010 : 113-119). 8. Mais il n’est pas trop tard pour bien faire. Un récent ouvrage, Cinquante ans de psychologie de la musique. L’école de Robert Francès (Guirard 2010) vient de souligner, dans une perspective élégamment critique, l’importance et les prolongements de La perception de la musique de Francès (1958). Un article d’Imberty y fait le lien entre les recherches de sémantique musicale et les travaux de la psychologie développementale dont j’ai parlé plus haut. Et il serait peut-être urgent

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que la musicologie narratologique se plonge dans les 975 pages du Handboo of Music and Emotion (Juslin et Sloboda 2010). 9. Voir en particulier Agawu 2009 : 102-106, 195-196, 239, 247, 259, 247, 255, 271-273, 278-279. 10. C’est moi qui souligne. 11. C’est moi qui souligne. 12. Ces mots sont soulignés par l’auteur. 13. Faut-il rappeler que, dans ce monument d’érudition et de perspicacité épistémologique qu’est le Homo Fabulator de Molino et Lafhail-Molino (2003), on trouvera un précieux antidote aux dérapages des approches structuralistes de la littérature, à condition évidemment de ne pas décider, tout simplement, de l’ignorer. 14. Il conviendrait évidemment d’entreprendre une critique élaborée du « carré sémiotique » de Greimas, référence méthodologique de Grabócz et Tarasti,. Pour comprendre dans quelle perspective épistémologique et critique je me situe de manière générale par rapport au structuralisme des formes symboliques littéraires et mythologiques, on pourra consulter mon Lévi-Strauss musicien (Nattiez 2008 : chap. 4 et 5). 15. En comparaison de la conférence que j’ai présentée à Lausanne le 29 octobre 2011, le présent texte a bénéficié d’échanges stimulants et provocants avec Márta Grabócz, Françoise Revaz et Raphaël Baroni au cours du colloque, et de communications personnelles particulièrement fructueuses de Jean Molino.

RÉSUMÉS

Après avoir rappelé les grandes caractéristiques du récit littéraire et montré les analogies avec la musique, l’auteur insiste sur la nécessité de ne pas la considérer a priori comme un récit. Il analyse l’intonation des contours musicaux comme une forme de proto-narration qui est ensuite expliquée par les découvertes de la psychologie développementale, notamment dans les travaux de Daniel Stern. Il est alors fermement proposé de parler de proto-récit musical et, sur cette base, l’auteur développe une critique de la musicologie narratologique.

After describing the main features of the literary narrative and demonstrating its analogy with music, the author underlines the necessity not to conider a priori a musical production as a narrative. He analyzes the musical intonation contours as a form of proto-narration which he later explains from the standpoint of Daniel Stern’s developmental psychology. It is then emphasized that music should be considered as a proto-narrative and the authors proposes a criticism of the so-called narratological musicology.

INDEX

Mots-clés : musicologie narratologique, psychologie développementale, sémiologie, contours, intonation, Marta Grabócz, Daniel Stern, Eero Tarasti

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AUTEUR

JEAN-JACQUES NATTIEZ Université de Montréal

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Métamorphoses de l’intrigue musicale (XIXe-XXe siècles) Metamorphoses of Musical Plot (18th-20th Centuries)

Márta Grabócz

Le cadre narratologique pour aborder la question de la narrativité musicale

1 Mon approche de la narratologie musicale (Grabócz 2009) s’inscrit dans la narratologie classique. En partant de ce cadre, j’ai essayé, depuis 2008, de présenter six définitions de la narratologie classique données par plusieurs auteurs et correspondant à une approche musicologique. Cette sélection est donc déterminée par la pertinence des définitions pour l’analyse de la musique.

2 1) Définition « générale » ou « globalisante » de la narratologie

3 « La narratologie peut être définie comme une branche de la science générale des signes – la sémiologie – qui s’efforce d’analyser le mode d’organisation interne de certains types de textes1. » (Adam 1984 : 4). D’autres définitions de ce type sont données par Greimas, Fontanille, etc2.

4 2) Définition minimale de la narratologie

5 « [T]out objet est un narratif s’il est considéré comme la représentation logiquement cohérente d’au moins deux événements asynchrones qui ne se présupposent pas ou qui ne s’impliquent pas l’un l’autre. » (Prince, 2008 ; voir aussi : T. Todorov, J.-M. Schaeffer, M.-L. Ryan.)

6 3) Définition soulignant « l’acte transformateur », la transformation sémantique, le changement d’état

7 « On pourra dire qu’il y a narrativité lorsqu’un texte décrit, d’une part, un état de départ sous la forme d’une relation de possession ou de dépossession avec un objet valorisé, et, d’autre part, un acte ou une série d’actes producteurs d’un état nouveau,

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exactement inverse de l’état de départ. » (Hénault 1979 : 143-144 ; voir aussi les définitions de A. J. Greimas, P. Ricœur, M.-L. Ryan)

8 4) Définition de la structure narrative tripartite (ou quadripartite, quinaire) soulignant la dimension linéaire, séquentielle

9 À l’instar de la définition d’Anne Hénault (voir ci-dessus, point no 3), de nombreux théoriciens comme P. Ricœur, C. Bremond, J. Fontanille, P. Larivaille, etc. soulignent les trois, quatre, voire cinq étapes que décrit la structure de la narration.

10 « La définition que Todorov […] donna de la structure narrative », dit Louis Diguer, « est des plus connues. Cette structure, elle aussi tripartite [comme celle de Claude Bremond], comprend un état initial, une transformation et un état final. À un niveau d’analyse plus raffiné, on retrouve cinq macro-propositions narratives qui sont enchâssées dans ces trois phases : le récit idéal commence par 1) une situation stable, 2) qu’une force vient perturber. Puis 3) le déséquilibre surgit et 4) une action est tentée pour établir 5) un nouvel équilibre différent du premier. » (Diguer 1993 : 63)

11 5) Définition de la structure narrative verticale (niveaux hiérarchiques)

12 Greimas, Diguer et d’autres sémioticiens affirment que la narration serait hiérarchisée verticalement. Elle possèderait une structure profonde régissant les structures supérieures, telle la structure du mode d’énonciation (lexique et syntaxe) et la structure de figuration (les personnages et acteurs). [L]e récit est caractérisé par une structure particulière qui l’établit comme un tout cohérent et signifiant. Cette structure ne se trouve pas à la surface du discours, […] elle n’est pas non plus à confondre avec la structure des événements (le référent diégétique) qui sont évoqués dans le récit. La structure narrative se situe à un niveau plus profond ; elle donne une signification aux éléments de surface et aux informations diégétiques dans la mesure où elle les organise en termes de fonctions autour d’une transformation ou du bouleversement d’un état initial3. (Diguer 1993 : 64)

13 6) Définition soulignant la dimension configurationnelle

14 Certains théoriciens comme Todorov, Hénault, Ryan, Ricœur, Diguer, etc. ont toujours pris en compte deux dimensions du récit et du discours : l’une syntagmatique et linéaire, l’autre paradigmatique et logique. Ricœur affirme la coexistence de ces deux niveaux. C’est un trait universel de tout récit, de fiction ou non, de conjoindre une dimension séquentielle et une dimension configurationnelle. C’est cette conjonction ou cette compétition qui, selon moi, constitue la structure de base du récit. On peut appeler le récit une totalité temporelle, si l’accent est mis sur le facteur de configuration, ou comme une succession ordonnée, si l’on privilégie le facteur de succession. […] C’est l’office de l’intelligence narrative de « comprendre », au sens originel du mot, de telles successions ordonnées d’événements ou de telles totalités temporelles4 (Diguer 1993 : 41)

La question de la signification et son mode d’organisation dans les œuvres musicales

15 Pour arriver à une approche narratologique de la musique, il faut clarifier les autres composantes ou notions nécessaires.

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16 Signification musicale : pour le dire en termes simples, la signification musicale, en relation avec les œuvres écrites entre les XVIIe et XIXe siècles, serait la reconstruction verbale d’une compétence musicale perdue, d’un certain savoir musical oublié à travers les âges, savoir qui était malgré tout perpétué dans la pratique musicale grâce aux interprètes, transmis d’une génération à l’autre par les écoles instrumentales et vocales. La notion de signification couvrirait les types expressifs au sein de chaque style musical, qui seraient liés techniquement parlant aux mêmes formules musicales, désignant les mêmes « unités culturelles », les mêmes expressions reconnues par les membres de la culture et de la société en question.

17 Ce savoir sauvegardé pendant des siècles par la pratique et par l’oralité (et en partie par les traités anciens) a fait l’objet de descriptions verbales « musicologiques » dans deux écoles sur deux continents, à peu près en même temps mais indépendamment l’une de l’autre, dans les années 1970-1980. Aux Etats-Unis, Charles Rosen (1971), puis Leonard Ratner (1980) publient les premiers ouvrages qui parlent de genres expressifs et de l’expression en relation avec une tradition historique. Ces types expressifs de l’histoire musicale occidentale, réintroduits par Ratner à partir des traités de composition des XVIIe-XVIIIe siècles, seront appelés « topiques », un terme également employé en rhétorique où il se réfère aux lieux communs. À la même époque, en Europe de l’Est, les successeurs de Boris Assafiev (né en 1884 et compagnon des structuralistes russes tels que V. Propp dans les années 1920-1930) créent la notion d’« intonation », qui correspond à la catégorie de types expressifs découverts au sein de chaque style musical (à partir du Baroque et de l’époque classique, transmis jusqu’à la période romantique) et qui sont caractérisés par les mêmes données techniques (à savoir : paramètres musicaux comme hauteur/mélodie ; rythme ; timbre/orchestration, etc.), ces données techniques étant toujours reliées à la même expression à l’intérieur d’un style donné. Un des représentants de la théorie de l’intonation, József Ujfalussy, musicologue hongrois né en 1920, résume la notion d’intonation comme suit : La tradition matérialiste de l’esthétique musicale désigne sous le terme intonation les expressions sonores caractéristiques d’un milieu social, d’une attitude humaine, d’un type d’homme ou d’une situation déterminée. Ce terme prend sa source dans la musique vocale, dans l’interprétation traditionnelle de la musique, qui, depuis l’antiquité cherchait dans la musique la correspondance des attitudes et sentiments humains qui s’expriment dans les intonations du langage parlé. Cependant, dans la pratique actuelle de l’esthétique musicale, la catégorie de l’intonation représente bien davantage que la simple intonation mélodique et rythmique des inflexions du langage parlé. Dans la terminologie actuelle, l’intonation signifie des formules, des types de sonorités musicaux spécifiques qui transmettent un sens humain-social, qui représentent des caractères déterminés dans l’ensemble de la composition ; leur destin se forme dans de grandes unités musicales et dramaturgiques à l’instar des caractères qu’on peut observer dans les drames, et contribue à exposer l’image du monde complexe de l’artiste. C’est par la notion de l’intonation que la musique entre en contact avec une catégorie centrale, importante de l’esthétique, avec le typique. […] (Ujfalussy5 ([1978] 1980 : 164).

Les types de signifiés (topiques) chez Ratner et chez Szabolcsi

18 A) Liste des topiques de la musique classique, présentée par L. Ratner (1980) et reprise dans les travaux de Hatten, Agawu, Allenbrook, Monelle et d’autres musicologues : 1)

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Types de danse : menuet, passe-pied, sarabande, allemande, polonaise, bourrée, contre- danse, gavotte, sicialano, gigue ; 2) Marches ; 3) Différents styles : alla breve, alla zoppa, amoroso, aria, style brillant (style virtuose), cadenza, Empfindsamkeit (sensibilité), fanfare, ouverture française, chasse, style savant, ombra, fusée de Mannheim, musette, opera buffa, pastoral, recitativo, motif de soupir, singing style (style mélodique), Sturm und Drang, alla turca (en tout environ 32 topoï/intonations).

19 B) Classification de B. Szabolcsi (illustrée avec 300 exemples sonores enregistrés, coffret « Musica Mundana » de six disques noirs, Hungaroton, Budapest, 1975) : 1) Rythme et magie (les sons de la Nature ; rythmes primitifs); 2) Rythmes de danse (gagliarda ; polonica, polonaise, polka ; menuet, Ländler, valse ; verbunkos ; alla turca); 3) Les voix de la rue; 4) La mélodie en prolifération; 5) Le motif « Marseillaise » ; la formule (devise) de Mozart ; le motif « Eroica »; 6) Deux types de psaume; 7) Vaudeville-chiusetta; 8) Estampida-refrain-rondeau; 9) Incantation, chants magiques; 10) La chasse (caccia, galop, etc.); 11) Lamento; 12) Chants de la liberté; 13) Leitmotive (Mozart, Beethoven, Verdi).

20 A partir de 1986, Eero Tarsti, un musicologue finnois vivant entre l’Est et l’Ouest, a initié, avec l’aide de Daniel Charles, le projet international de signification musicale (congrès internationaux biannuels appelés International Congress of Musical Signification, ICMS) dont les membres sont au nombre de six cents actuellement dans le mode entier. Les représentants de cette musicologie placée sous le signe d’un nouveau paradigme6 s’intéressent également à l’organisation des topiques/intonations à l’intérieur d’une pièce musicale. Pour décrire de manière « scientifique » et non subjective le contenu expressif d’une œuvre perçu par les auditeurs et par les connaisseurs des genres musicaux de telle ou telle période historique, certains musicologues ont eu recours aux modèles offerts par l’évolution récente des sciences humaines, par exemple de la linguistique, de la sémiotique, de la sémantique structurale, de la narratologie et des sciences cognitives. Eero Tarasti s’est référé aux modèles de Greimas (le parcours génératif avec ses trois niveaux, les programmes narratifs, le système des modalités, etc.). Raymond Monelle s’est inspiré de Greimas et de Peirce et des notions de la narratologie tirées de Tzvetan Todorov, Michael Riffaterre et Graham Daldry. Robert Hatten a appliqué le système de marquage de Michael Shapiro et développé une théorie des « genres expressifs ».

21 Vladimir Karbusicky a créé sa théorie des formes musicales historiques et utilisé les théories de Peirce ; il introduit les six Urformen, les six formes archétypiques de l’histoire de la musique dans son ouvrage de 1990 : 0) Chaos initial ; 1) Production à l’infini (forme A, B, C, D, E, etc.) ; 2) Procédé additionnel-tectonique (forme A, A’, A’’, A’’’, etc.) ; 3) Le retour circulaire « éternel » (forme ABACADAEA, etc.) ; 4) Forme tripartite : point de départ – développement – retour (ou forme palindrome : ABA’ ou ABCB’A’, etc.) ; 5) Dramaturgie en quatre actes : dramatisation par finalité imaginaire. Autrement dit, c’est la réunion de la forme sonate (ABA’) avec la forme cyclique (Allegro ; Mouvement lent ; Scherzo ; Finale) à l’aide de la forme à variation : le point culminant se situant au quatrième stade de la macrostructure. (Karbusicky 1990 : 195)

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Figure N° 1

Les six Urformen de Vladimir Karbusicky Tous Droits Réservés

22 Dans le prolongement de ces travaux, depuis les années 1995-2000, certains musicologues se réfèrent à différents systèmes narratologiques pour aborder la musique : C. Abbate (R. Barthes et G. Genette), B. Almén (James Jakób Liszka), L. Kramer et F. E. Maus (différents modèles), S. McClary (étude des différences sexuelles ou gender studies), D. Seaton (dialogisme et rhétorique), l’auteur de cet article (principalement les théories narratives de Greimas), etc.

23 Par la suite, j’utiliserai le terme « narrativité musicale »pour parler du mode d’organisation expressive d’une œuvre instrumentale. Autrement dit, l’analyse narrative en musique viserait le fonctionnement du discours musical du point de vue de la construction des unités expressives (construction dans l’enchaînement des topiques ou des intonations, etc.). Dans mes travaux antérieurs (Grabócz 2009), j’ai présenté de manière détaillée les différentes analyses de type binaire des musicologues ayant examiné l’organisation des topiques (ou des signifiés) dans les œuvres de Bach (Monelle 20007), de Beethoven (Hatten 1994 et 20048), de Chopin (Tarasti 19969), etc. En réfléchissant sur l’évolution des types d’organisation binaire des topiques à l’intérieur d’une pièce musicale depuis le Baroque jusqu’au XIXe siècle, et en les rapportant aux formes archétypiques de Karbusicky, mais aussi aux six définitions venant de la narratologie classique présentées ci-dessus, j’ai proposé une typologie des relations entre structure et contenu, entre forme musicale et organisation des topiques (Grabócz 2007). Ces trois modes d’existence de la narrativité en musique permettent d’étudier les liens particuliers entre les « unités culturelles » d’une époque et les genres musicaux spécifiques de cette même période historique10.

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24 Dans ce qui suit, je voudrais présenter quelques définitions, « classiques » puis « post- classiques », de l’intrigue, en vue de les confronter à quelques modèles possibles de l’intrigue musicale.

Quelques définitions « classiques » de l’intrigue et deux exemples de l’intrigue musicale « classique »

25 Dans le chapitre « Le nœud : les obstacles – I) Intrigue, nœud, situations, obstacles » de son livre sur la dramaturgie classique, Jacques Scherer constate que les théoriciens ont en général des idées claires sur l’exposition, mais que la partie centrale de la pièce, qui est pourtant beaucoup plus importante, échappe souvent à leur analyse, à cause de la grande variété des types. Rien que leur désignation varie d’un terme à l’autre : nœud, intrigue, situation. De ces trois termes, celui de nœud paraît le plus commode, parce qu’il présente un rapport évident avec celui de dénouement : le nœud est ce qui sera dénoué à la fin de la pièce. Mais en quoi consiste-t-il ? Le « Manuscrit11 559 » le définit ainsi : « on doit entendre par le nœud les événements particuliers qui, en mêlant et en changeant les intérêts et les passions, prolongent l’action et éloignent l’événement principal » (1738, Section IV, chapitre II, souligné par moi, MG). Tous les événements, ou toutes les situations de la pièce, seront donc contenus dans le nœud. Mais Marmontel définit l’intrigue exactement de la même façon : « Dans l’action d’un poème, on entend par l’intrigue une combinaison de circonstances et d’incidents, d’intérêts et de caractères, d’où résultent, dans l’attente de l’événement, l’incertitude, la curiosité, l’impatience, l’inquiétude, etc. » (Marmontel 1787 : section V, Intrigue, souligné par moi, MG.). On peut donc admettre que nœud et intrigue sont synonymes. Littré définit d’ailleurs l’intrigue comme « différents incidents qui forment le nœud d’une pièce dramatique (Scherer 2001 : 62).

26 Jacques Scherer continue la présentation historique de l’intrigue de la manière suivante : Un ouvrage qui fit sensation en son temps prétend apporter une solution. Dans Les trente-six situations dramatiques, Georges Polti [1895] affirme que les intrigues de toutes les pièces de théâtre existantes et possibles dans la littérature universelle peuvent se réduire à trente-six situations-types, ni plus, ni moins, qu’il étudie successivement, en en donnant de nombreux exemples. Malheureusement, il ne dégage aucun principe commun à toutes ces situations et donne pêle-mêle, sous le nom de situations, des éléments dramatiques bien différents. On trouve en effet dans sa classification des moments de l’intrigue qu’on peut appeler situations, comme ceux qu’il désigne par les numéros 9 (« Audacieuse tentative »), 19 (« Tuer un des siens inconnu »), ou 24 (« Rivalité d’inégaux ») ; mais on y trouve aussi des situations compliquées de leurs dénouements, ce qui amène des distinctions artificielles entre situations identiques suivies de dénouements différents, comme celles sui portent les numéros 15 et 25 (« Adultère meurtrier » et « Adultère »), 1 et 12 (« Implorer » et « Obtenir »), 3 et 4 (« Vengeance poursuivant le crime » et « Venger proche sur proche ») ; […] On ne saurait donc prendre cette classification comme base d’une étude scientifique du nœud. (Scherer 2001 : 63).

27 L’abbé Nadal, dans ses Observations sur la tragédie ancienne et moderne (1738) précise la nécessité des obstacles dans une tragédie pour constituer l’intrigue, c’est-à-dire pour que les désirs des héros se heurtent à ces obstacles (Cf. Scherer 2001 : 63).

28 Quant à Etienne Souriau, dans son Vocabulaire d’esthétique, il donne la définition suivante de l’intrigue :

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L’intrigue d’un roman, d’une pièce de théâtre, est la trame générale de l’action, l’agencement des faits qui la composent. Le mot désigne moins les événements eux- mêmes que leur relation entre eux. On appelle comédie d’intrigue, roman d’intrigue, ceux dont le principal intérêt réside dans l’ingénieuse conduite de l’action, souvent complexe et fertile en rebondissements aussi inattendus que logiquement amenés. (Souriau, 1990 : entrée « intrigue »)

29 Parmi les définitions contemporaines mais « classiques » du récit et de l’intrigue, nous pouvons encore citer celles de Raphaël Baroni et de Françoise Revaz. Pour qu’on parle de récit, il faut qu’il y ait une « mise en intrigue » et une « évaluation finale » explicite ou implicite, qui permette une compréhension globale de l’acte narratif (cf. Baroni 2007 : 40). Baroni offre une définition « étroite » de l’intrigue en suivant l’exemple de Françoise Revaz :

Elle définit strictement le récit par la présence d’une intrigue – composée essentiellement d’un nœud et d’un dénouement – et par celle d’une tension, ces deux traits combinés permettant de distinguer les récits des autres formes de textualisation de l’action, notamment de la chronique, de la recette ou de la relation. Nous pensons également qu’elle a raison d’insister sur la nécessité de distinguer très clairement deux notions d’ordres différents : la tension dramatique, notion essentiellement sémantique et le nœud, notion compositionnelle (Baroni 2007 : 52, évoquant Revaz 1997 : 186).

30 Ainsi, si nous partons de ces descriptions « classiques » de l’intrigue vers l’analyse des intrigues en musique, nous devons retenir les notions suivantes : « situations particulières qui éloignent l’événement principal », « mise en intrigue », « évaluation finale », « nœud suivi de dénouement », « tension dramatique ».

31 J’examinerai deux cas, l’un exemplifiant le programme narratif extérieur d’une musique baroque (utilisant la forme archétypiques N° 1 de Karbusicky) et l’autre qui concerne la musique classique (programme narratif de la structure profonde et quatrième archétype de Karbusicky).

32 Dans ses Sonates bibliques (écrites pour clavier/clavecin en 1700), Johann Kuhnau attribue un programme écrit pris dans un récit biblique à chacune de ses sonates (pourvues d’un titre). Ces textes figurent devant chaque mouvement de la sonate (Kuhnau 1700). Dans la première, qui a pour sujet le Combat de David et Goliath, nous avons un exemple de récit avec une intrigue au milieu, dans le sens classique du terme. Celle-ci comporte huit mouvements ou sections, chacun ayant un titre descriptif (la quatrième section contient des inscriptions intérieures supplémentaires) :

33 1) Trépignements furieux et insultes de Goliath : marche en tant que rythme et en tant que motif mélodique ascendant, répété sur les notes de la gamme majeur

34 ( = figure des « pas de marche » dans la rhétorique musicale).

35 2) La frayeur des Israélites à l’apparition du géant, et la prière qu’ils adressent à Dieu : passacaille (basse chromatique descendante) et mélodie de choral (« Aus tiefer Notschreie ich zu Dir ») dans le « soprano » ( = la main droite du clavecin).

36 3) Le courage de David, son ardeur à briser l’ennemi épouvantable et orgueilleux, et sa confiance en l’aide de Dieu : gagliarda et style pastoral.

37 4) Leur combat et leur querelle ; plus loin, la pierre lancée par la fronde atteint le géant au front, alors Goliath s’écroule : bourrée et rythme de marche militaire ; puis récitatif instrumental ; puis illustration de la chute (par les figures rhétoriques musicales).

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38 5) La fuite des Philistins, poursuivis et mis en déroute par les Israélites : fugato, contrepoint.

39 6) Les cris de joie des Israélites exaltés de leur victoire : gigue.

40 7) Le concert musical des femmes en l’honneur de David : bourrée solennelle, style concertant.

41 8) La liesse générale et les danses d’allégresse du peuple : menuet solennel.

42 Comme j’ai essayé de l’expliquer ailleurs (Grabócz 2009 : 13-14), cette musique est également un bon exemple du processus de signification en musique (ou de la « production des signes » en musique, selon les termes d’Umberto Eco) car à l’époque baroque, chaque topique (ou « intonation ») correspond à un genre musical qui avait une fonction particulière dans la vie de la collectivité. Grâce à cette fonction primordiale, les genres tels que berceuse, lamentation, marche funèbre, danse festive ou danse populaire, ouverture solennelle, etc., possédaient leur signification naturelle et inhérente. C’est seulement après la mort de Beethoven, autour de 1830, que la stylisation des genres musicaux a atteint un tel degré que la signification de tel ou tel type n’était plus évidente pour le public, ni à l’époque même, ni dans les époques postérieures12.

43 Dans la suite des huit mouvements de cette première sonate biblique, l’exposition (dans le sens de la dramaturgie classique) correspond aux mouvements 1-3, le nœud ou l’intrigue au mouvement 4, et le dénouement aux sections 5-8. Dans la liste des mouvements donnée ci-dessus, j’ai essayé de préciser le genre expressif ou le topique qui correspond à la fois à une technique musicale typique de la période baroque et, de manière corollaire ou concomitante, à une expression précise portée par ces techniques. L’intrigue ou la confrontation réelle des antagonistes est représentée ici (mouvement 4) par une marche militaire, teintée de bourrée (danse rapide), et le moment de la mort de Goliath est représenté par une figure rhétorique qui utilise des signes iconiques (selon la classification de Monelle et de Karbusicky, d’après Peirce) : la figure musicale rapide en triples et quadruple croches (mes. 11) décrit le mouvement de la pierre lancée par la fronde de David. Suit le récitatif instrumental qui crée une rupture absolue au sein de la marche et de la bourrée superposées. La chute, symbolique et physique, de Goliath est illustrée par une autre figure rhétorique, également iconique, qui correspond à une descente dans la basse puis dans la partie de la main droite du clavier (mes. 12-16). Le mouvement N° 5 représente « littéralement », à l’aide de la technique de « fugato », la fuite des Philistins.

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Figure N° 2

Mouvement IV et début du mouvement V de la 1ère sonate de Kuhnau (Combat de David et Goliath) Tous Droits Réservés, avec l’aimable autorisation des éditions Broude Brothers Limited, Etats-Unis

44 L’autre exemple de mise en intrigue classique pourrait être offert par un mouvement de symphonie de Mozart : par exemple le deuxième mouvement, Andante, de la symphonie K. 504 (dite « de Prague »). Dans mon article « Le schéma discursif passionnel en tant que marque de maturation stylistique dans les mouvements symphoniques de Mozart » (Grabócz 2009 : 131-149), j’ai voulu illustrer, à l’aide de tableaux d’analyses et du schéma de la grammaire narrative, ou d’un carré sémiotique dynamique « temporalisé », la création et le fonctionnement de la tension narrative au milieu du mouvement. N’importe quel auditeur peut se rendre compte de la tension exceptionnelle et presque tragique vers laquelle tend tout le mouvement, tension qui sera « dénouée » dans la dernière partie de l’œuvre (fin de la réexposition). Je m’en tiendrai ici à reproduire le schéma principal avec quelques commentaires.

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Figure N° 3

Mozart. Symphonie K. 504, deuxième mouvement (Andante), schéma global de l’articulation des topiques en utilisant la structure élémentaire de la signification (ou carré sémiotique) Tous Droits Réservés

45 Ce carré sémiotique décrit le passage du S1 (premier et deuxième thèmes ayant le topique du pastoral dans l’exposition) vers le Non S1 (négation du premier thème « pastoral » dans le développement par sa version en mineur et tragique : Thème 1 en ré mineur, mi mineur, mes. 74-83). À la suite de cette négation répétée, les figures de « pas de marche » créent un point culminant à l’aide du contrepoint dramatique (S2 : mesures 84-89). La négation de ce dernier (non S2) introduit la modification de la situation initiale dans la réexposition : les thèmes, les sujets musicaux importants se présentent dans une orchestration « tutti » qui renforce les caractéristiques du « pastoral ». Les pas de marche de la codetta [la clôture] nouvelle « ouvrent » vers un horizon éthéré dans les toutes dernières mesures du mouvement.

Approches post-classiques de l’intrigue et leurs exemples musicaux

46 Dans son article « Résistance du pathos et virtualité de l’intrigue13 », Raphaël Baroni donne une définition « dynamique et buissonnante » de l’intrigue (dans le prolongement de ses livres), en s’appuyant sur les théories de J. Phelan et M. Sternberg. Ce dernier souligne la fonction de la tension narrative et « lie la narrativité aux effets de suspense, de curiosité et de surprise qui constituent les intérêts élémentaires du récit en relation avec les différents modes d’articulation de la séquence actionnelle et de la séquence représentationnelle » (Baroni 2011 : 4). James Phelan défend, lui aussi, une conception dynamique de l’intrigue, associée à la notion de « progression » :

47 « Je postule que la direction et la forme d’un tel mouvement dépendent de la manière dont un auteur introduit, complique et résout (ou ne résout pas) certaines instabilités

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qui représentent le foyer d’intérêt mouvant des lecteurs envers le récit. » (Phelan 1989 : 15, traduction de R. Baroni). Dans une approche rhétorique et fonctionnaliste, Sternberg et Phelan distinguent ainsi au moins deux formes principales de mise en intrigue suivant que l’intérêt du récit dépend du développement chronologique d’une action instable qui génère un effet de suspense, ou de la représentation obscure d’un événement suscitant la curiosité du lecteur. Il est ainsi possible de définir le nouement de l’intrigue comme un dispositif cataphorique orientant l’interprétation en direction d’un dénouement qui jouera un rôle anaphorique, et l’interprète contribue à la dynamique narrative en étant à la fois passivement intrigué par le récit et en anticipant activement les développements virtuels de la narration. (Baroni 2011 : 4, c’est moi qui souligne, MG).

48 Autrement dit, le processus de la mise en intrigue repose essentiellement sur une incertitude, sur une indétermination construite par le discours, sur une stratégie textuelle tensive visant à intriguer le destinataire d’un récit en retardant l’introduction d’une information qu’il souhaiterait connaître d’emblée (Cf. Baroni 2007 : 399-400). Voici la représentation de l’orientation tensive du récit donné par Raphaël Baroni (Baroni 2011 : 4)

Figure N° 4

Orientation tensive du récit Tous Droits Réservés

49 Les deux principales figures dynamiques ou les deux formes de cette stratégie rhétorique sont donc le suspense et la curiosité, et nous allons maintenant illustrer leur fonctionnement dans les formes musicales.

Suspense

50 Dans ce cas, l’information retardée porte sur le développement ultérieur d’un cours d’événements dont l’issue reste jusqu’au bout incertaine ; dès lors, la relation chronologique génère un suspense (Cf. Baroni 2007 : 400). Autrement dit, « face à une situation narrative incertaine, il y a un retardement stratégique de la réponse par une forme quelconque de réticence textuelle (péripétie ; ralentissement de l’action ; relation chronologique ne comprenant pas de résumé synthétique dans la phase d’exposition, etc.) » (Baroni 2007 : 99).

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51 Dans l’ouverture Leonore N° III de Beethoven, le thème de Florestan 14 apparaît dans l’introduction lente, puis cette idée musicale deviendra le deuxième thème de l’exposition de l’Allegro de l’ouverture écrite en forme sonate. La particularité de ce thème sera, depuis le début, son raccourcissement ou sa déconstruction. L’aria originale (Adagio cantabile, N° 11) est un chant strophique composé de cinq lignes, de cinq phrases musicales. Mais dans l’ouverture, à la fin de la première ligne mélodique, deuxième module, elle crée une déviation vers des tonalités surprenantes (voir : Introduction lente, Adagio, mes. 10-26). Dans l’exposition Allegro, la même stratégie est appliquée : le deuxième thème de la forme sonate sera tronqué, dévié après la deuxième ligne (phrase) d’un chant strophique qui en comprend normalement quatre (mes. 120-140). L’auditeur reste sur sa faim à chaque apparition du thème du héros principal de cet opéra dit de « libération » ou de « sauvetage15 ».

52 La partie centrale (le développement) de cet Allegro de sonate crée des événements absolument inattendus : elle introduit une scène-clef (ou une « situation-clef ») de l’opéra, laquelle décrit l’arrivée du libérateur annoncée par le son des trompettes (dans la partition, on peut lire : « Tromba in B, auf dem Theater », mes. 294-306).

53 La réexposition reprend la stratégie de déconstruction du deuxième thème, mais la coda réserve de grandes surprises. À partir de la mesure 461, le thème de Florestan est joué, pour la première fois depuis le début de l’ouverture, sous sa forme complète : en 4-5 phrases, et en restant dans la même tonalité de Do majeur. Cette stratégie de suspense et de sa résolution est appliquée très consciemment par Beethoven. De fait, le déroulement de l’exposition est répété deux fois (dans la réexposition et la coda), mais pour garder une certaine fraîcheur, malgré les nombreuses réitérations, la vraie forme du chant du héros n’apparaît qu’à la toute fin de l’ouverture. Ceci serait l’explication de la métamorphose suggérée par la structure musicale.

54 L’autre logique, celle narrative, nous enseignerait que le thème du héros apparaît sous forme tronquée et « détruite » tant qu’il est condamné à mort dans son cachot souterrain, mais dès l’arrivée du messager portant la nouvelle de sa libération (sons de trompettes dans le développement), le thème sera chanté dans sa forme de plénitude, et ce thème « introduira », de surcroît, le premier thème de « libération héroïque » de l’ Allegro de sonate dans la coda.

55 Je pense que dans le cas de cette ouverture, nous assistons clairement au « retardement stratégique de la réponse » lors d’une situation narrative incertaine, opérée par une réticence textuelle. Le suspense est maintenu depuis la 10e mesure de l’ouverture jusqu’à sa 461e mesure.

Curiosité

56 Il y a création d’un effet de curiosité « quand on constate que la représentation de l’action est incomplète » (Baroni 2007 : 99). Lors de la saisie cognitive des (inter)actions, c’est la compréhension d’un événement actuel ou passé qui est provisoirement entravée. Il s’agit alors d’une mise en intrigue par la curiosité (Cf. Baroni 2007 : 400). L’intérêt du récit dépend de la représentation obscure d’un événement suscitant la curiosité du lecteur (Cf. Baroni 2011, p. 4, c’est moi qui souligne, MG).

57 Dans la pièce pour piano Vallée d’Obermann de Liszt (Années de Pèlerinage, Ière année N° 6) une stratégie étrange prend forme, et cette stratégie sera reprise dans de nombreuses

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œuvres de Liszt écrite pendant la période dite de Weimar. La pièce commence avec l’affect ou le topique que Liszt lui-même désigne par les citations de Byron et de Senancour exprimant le fameux « spleen », le « mal du siècle », le « profond sentiment d’ennui » (expression du roman intitulé René de Chateaubriand, reprise par Liszt dans la première version de la partition des Harmonies poétiques et religieuses16).

58 Ce premier thème ou idée est la présentation de questions sans réponse, sans tonalité précise, sans terrain stable du point de vue de tonalités. Cette première section est suivie d’une variante « pastoral et amoroso » du même thème (voir l’inscription de la partition dans la première version de la Vallée d’Obermann) mais la fin de cette deuxième section réitère les questions de lamentations ou de « recitativo » connus du début de la pièce. La troisième partie offre une réponse sous forme de description d’une tempête intérieure ou extérieure (ou une lutte avec les éléments), tout en réintroduisant la question lugubre à la fin de la troisième section. La quatrième partie offre à son tour une réponse en évoquant les carillons, la musique d’église avec ses modes anciens et ses enchaînements harmoniques plagaux. Cette dernière « réponse » à la question initiale se révèle être vraie et puissante, mais la coda reprend tout de même les mesures lugubres de l’introduction. Ce « programme intérieur » correspond plus ou moins à la logique des interrogations faustiennes de Goethe et à la stratégie des réponses dans le Faust complet (en deux parties) de l’écrivain allemand17.

59 Il reste toujours un « élément obscur » dans le discours musical et les annotations, les indications de Liszt le soulignent chaque fois. Les questions réitérées au cours d’une pièce de 14-15 minutes créent nécessairement la curiosité et l’intérêt de l’écoute, ainsi que la tension augmentée de l’éveil et de l’attention de l’auditeur. Cette logique narrative de la musique sera perpétuée par beaucoup d’autres compositeurs (Mahler, Schoenberg, Bartók, etc.) dans les dernières décennies du XIXe siècle et au début du XXe.

Conclusion

60 Ainsi que je l’ai montré, l’utilisation des modèles narratifs des différents types d’intrigue permet de préciser et de rendre tangible l’évolution de certaines stratégies musicales typiques dans l’histoire de la musique. L’apport de la connaissance des figures dynamiques de la mise en intrigue ne peut qu’enrichir le questionnement de la construction du sens en musicologie. Par ailleurs, l’utilisation consciente, de la part de quelques compositeurs contemporains, des schémas narratifs répertoriés et des types d’intrigue classiques, renforce, de nos jours, le lien entre narration et musique18.

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ANNEXES

Márta Grabócz est musicologue et professeur à l’Université de Strasbourg (UFR Arts). Jusqu’en 1990 elle menait une activité de chercheur à l’Académie des Sciences de Hongrie (Budapest). Nommée à Strasbourg II en 1991, elle dirige entre 2002 et 2010 l’équipe de recherche intitulée « Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques » (EA 3402) de l’Université de Strasbourg. Actuellement elle est responsable de l’axe de recherche « Approches sémiotiques et esthétiques de l’acte musical » du LABEX GREAM (Université de Strasbourg). Depuis 2009, elle est membre de l’Institut Universitaire de France. Elle a publié sept livres (ouvrages individuels et collectifs) dans les domaines de la signification et de narratologie musicales, des nouvelles méthodes en musicologie et de la musique contemporaine. Derniers ouvrages : Musique, narrativité, signification, L’Harmattan, 2009 ; livre collectif : Sens et signification en musique, Editions Hermann, 2007 ; ouvrage collectif codirigé avec Jean-Paul Olive : Gestes, fragments, timbres. La musique de György Kurtág, Paris, L’Harmattan 2009 ; codirection avec Makis Solomos : Nouvelle musicologie. Perspectives critiques, Revue Filigrane N° 11, 2010.

NOTES

1. C’est moi qui souligne. 2. On trouvera d’autres définitions complémentaires sont données dans mon article « La narratologie générale et les trois modes d’existence en musique » (Grabócz 2009). 3. C’est moi qui souligne. 4. C’est moi qui souligne. 5. Pour d’autres définitions de l’intonation (tel qu’elle est conçue chez Assafiev ou Jiránek), voir Grabócz (1996 : 117-120). 6. Celui de l’analyse simultanée (ou superposée) de la structure et de l’expression d’une œuvre musicale. 7. Confrontation entre style moderne (genre de la sonate en trio) et stile antico (figure rhétorique du passus duriusculus de la lamentation) dans deux fugues de Bach. 8. Oppositions entre styles marqué et non marqué (comme le tragique et le pastoral, par exemple) dans les sonates pour piano de Beethoven. 9. Confrontation entre la négation et l’affirmation (et « l’accomplissement ») dans certains thèmes dans la Polonaise-fantaisie de Chopin. 10. Les trois modes sont les suivants : 1) programme narratif extérieur ; 2) programme narratif intérieur ; 3) programme narratif de la structure profonde. 11. Voir les références en fin d’article. 12. Voir à ce sujet l’esthétique de József Ujfalussy (Ujfalussy 1980 : 3-49), en français, voir une traduction in Grabócz 2009 : 88-91).

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13. Les références sont tirées des notes de la conférence prononcée lors du premier colloque Redéfinitions de la séquence dans la narratologie postclassique organisé par le Réseau romand de narratologie (RRN) à Fribourg les 20 et 21 mai 2011. 14. Thème de l’aria de l’opéra cité dans l’ouverture. 15. « Rescue opera » en anglais, typique de la période prérévolutionnaire. 16. 1833-1834. 17. Voir sur ce sujet notre article « La syntaxe discursive en musique. Analyse de l’ouverture ’Leonore’ N° 3 Op.72A de Beethoven », Grabócz 2009 : 191-210. 18. Voir par exemple : « Série noire » (2000) pour musique de chambre de Bruno Mantovani d’après le schéma du roman policier ; « L’Amour coupable », opéra contemporain d’après Beaumarchais créé par Thierry Pécou à l’Opéra de Rouen en 2010 ; l’utilisation du schéma narratif lors de la création d’un « model informatique de narration musicale » dans le domaine des jeux multimédia interactifs (un modèle élaboré par Daniel Brown à l’Université de Californie, Santa Cruz).

RÉSUMÉS

L’auteur définit d’abord le cadre narratologique, celui de la narratologie classique, dans le but d’explorer la narrativité en musique. Elle fournit six types de définition en fonction de leur pertinence dans l’analyse musicale. Dans le but de créer une possible correspondance entre la séquence narrative et les sections d’une œuvre musicale, l’auteur introduit la notion de « signification musicale » et ses termes utilisés en musicologie (« topiques » ou « intonations »). Concernant leur mode d’organisation dans une forme musicale, quelques modèles sémiotiques ou narratologiques sont évoqués. Le IIIe chapitre offre les définitions « classiques » de l’intrigue, suivies de deux exemples musicaux : une sonate de Kuhnau (1700) et un mouvement lent d’une symphonie de Mozart (Andante de K. 504 dite de « Prague »). La IVe partie de l’article introduit les définitions « post-classiques » de l’intrigue, en les illustrant avec un exemple de Beethoven (Ouverture Leonore N° 3, op.72A, pour illustrer le suspense) et la Vallée d’Obermann de Liszt (pour illustrer le cas d’intrigue appelé « curiosité ».).

The author defines at first the narratological frame, that of classical narratology, in the aim to explore musical narrativity. She provides six types of definition according to their pertinence in musical analysis. In order to create a possible correspondence between the narrative sequence and the sections of a musical piece, the author introduces the notion of “musical signification” and their terms used in musicology : the category of “topic” and that of “intonation”. As to their modes of organization within a musical form, some semiotic and narrative models are mentioned, those used by different musicologists. The part III provides “classical” definitions of the plot, followed by two musical examples (a “Biblical sonata” by Kuhnau from 1700 and the Andante of the symphony K.504 of Mozart). The part IV of the article presents the ”post-classical” definitions of the plot which will be illustrated by the Overture N° 3 “Leonor” of Beethoven as an example of “suspense”, and by the Vallée d’Obermann of Liszt as an example of “curiosity”.

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INDEX

Mots-clés : curiosité, intrigue, musique, narrativité, sémiotique, signification musicale, suspense

AUTEUR

MÁRTA GRABÓCZ Université de Strasbourg et Institut Universitaire de France

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Vers une narratologie naturelle de la musique

Nicolas Marty

Le processus de perception sensorielle – qui à travers son élaboration permet de distinguer personnage, stimuli, situation et soi – est certainement le même pour toute expérience. Il est donc difficile […] de parler de la perception des œuvres d’art comme une attitude ou un mode d’expérience unique. (Coker 1972 : 24)

1 Notre intérêt pour les sons concrets et leur valeur descriptive et anecdotique nous a amené à étudier les musiques électroacoustiques les plus « réalistes » (Trevor Wishart, Luc Ferrari, François Bayle…). Mais plutôt que d’en rester aux théories existantes, écrites uniquement par les compositeurs, concernant l’utilisation et la perception de ces musiques et des sons qui les composent, nous souhaitons montrer qu’il est possible d’étudier la question en fonction de paramètres ancrés dans l’expérience humaine quotidienne, et donc dans la cognition humaine. Grâce à l’étude du modèle de la narratologie « naturelle » de Monika Fludernik, nous souhaitons montrer qu’il est possible d’envisager une narratologie « naturelle » de la musique, prenant en compte tous les phénomènes sémiotiques, sémantiques et narratifs présents dans l’écoute de la musique.

(Re)Définitions : le modèle de la narratologie « naturelle »

2 Monika Fludernik, dans son livre Towards a ‘natural’ narratology (2002), propose un modèle d’analyse susceptible non pas de remplacer, mais de compléter les modèles narratologiques existants en permettant d’une part l’analyse de formes narratives diverses (de la narration orale à la bande dessinée et au cinéma), d’autre part en incluant la possibilité de décrire l’évolution des constituants du modèle au fil du temps. Nous allons exposer brièvement ses théories, afin de pouvoir poser la base d’une

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narratologie « naturelle » des musiques électroacoustiques, potentiellement généralisable à toute musique.

3 Ainsi que l’affirme Fludernik, « [l]e naturel dans ma pensée théorique est […] une construction (c’est-à-dire un effet de lecture) mais aussi un cadre pré-existant de la cognition humaine1 » (2002 : 10). Le naturel sera donc l’effet de réalisme donné à un texte par (et produit par un texte sur) le lecteur, mais s’opposera aussi au non-naturel en ce qu’il sera un cadre d’interprétation dont l’existence précède la lecture et qui trouve son origine dans les phénomènes et les expériences réels vécus par le lecteur en sa qualité d’humain. Fludernik définit donc la narrativité comme une fonction des textes narratifs, centrée sur l’expériencialité (experientiality) de nature anthropomorphe. […] Les actants dans mon modèle ne sont pas d’abord définis par leur participation à une intrigue, mais simplement par leur existence fictionnelle (leur statut d’existants). Comme ils sont prototypiquement humains, les existants peuvent réaliser des mouvements physiques, parler, penser, et leur activité repose nécessairement sur leur conscience, leur cognition, leurs perceptions et leurs émotions. (Ibid. : 26-27)

4 En 1975, Jonathan Culler a employé le terme naturalisation pour désigner l’ensemble des stratégies employées par les lecteurs pour rendre un texte compréhensible et logique. De ce terme, Monika Fludernik tire celui de narrativisation. Il faut distinguer ce que Fludernik appelle narrativisation, que nous allons définir, et l’utilisation du même terme par Hayden White et repris par Jean-Jacques Nattiez pour désigner les procédures de formation d’une intrigue par le lecteur. Monika Fludernik propose quant à elle le terme de storification2 pour rendre compte de ce processus. Par ailleurs, elle redéfinit la narrativisation comme l’application par le lecteur d’un cadre narratif (c’est- à-dire, rappelons-le, de la conscience d’un agent anthropomorphe) à un texte pour mieux l’appréhender (Ibid. : 34). C’est cette définition que nous retiendrons.

5 Fludernik propose un modèle de lecture en quatre niveaux. Le premier niveau regroupe les relations ‘naturelles’ ancrées dans l’expérience humaine, telles que les relations de type agent/objet, les causalités, motivations et effets (Ibid. : 43). Suit le deuxième niveau, basé sur quatre voies (non-exclusives) de perception « naturelle » de l’expérience : RACONTER (TELLING : narration orale, première personne) ; VOIR (VIEWING : pas de prise de position, point de vue externe) ; EXPÉRIMENTER (EXPERIENCING : narration à la deuxième personne ou à la troisième personne neutre, donc inclusion du narrataire) ; AGIR (ACTING : l’importance est mise sur le processus actionnel plutôt que sur les agents) (Ibid. : 43-44).

6 Le troisième niveau est le niveau culturel de la narrativité, contenant toutes les formes de narration (livre, film, …) et tous les concepts narratologiques (narrateur, anachronies, …) liés à la narration à une époque donnée (Ibid. : 44-45). Enfin, le quatrième niveau est le processus de narrativisation lui-même qui, à partir du contenu des trois niveaux précédents, engendre la narrativité (Ibid. : 45-46) à travers une « conscience expériencielle » (experiencing consciousness) servant de médiation entre le texte et le lecteur, laquelle conscience peut se trouver à n’importe quel niveau diégétique (personnage, narrateur, auteur, voire même lecteur – Ibid. : 372). Les processus employés dans le niveau 4, au fil de leurs utilisations, deviennent en fait automatiques et s’insèrent alors progressivement dans le niveau 3 (Ibid. : 329).

7 Fludernik signale une limite au processus de narrativisation : celui-ci, appliquant la narrativité au texte et le transformant en existence d’un monde fictif et d’une

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conscience, réduit de ce fait les potentiels métaphoriques ou philosophiques du texte (Ibid. : 373). Ne croyant pas à une telle limitation, nous proposons d’ouvrir la définition de la narrativisation pour y inclure tous les genres de signification. Nous appellerons alors narrativisations sémiotiques les narrativisations reposant sur la culture, qu’elles soient conscientes (symbolismes divers, analyses formelles…) ou inconscientes (synesthésie culturelle, syntaxe tonale…), et narrativisations écologiques celles basées sur l’expérience humaine, donc sur les deux premiers niveaux du modèle de Fludernik. Nous parlerons principalement dans ce travail des narrativisations écologiques.

Agentisations

8 Les visualisations de l’expériencialité (experientiality) par le lecteur sont nécessairement liées à l’existence d’un sujet humain, l’expérimentateur (the experiencer). Ce sujet peut vivre l’expérientialité en tant qu’agent, comme instance discursive ou réflexive (un narrateur ou un esprit pensant), en tant qu’observateur ou comme une conscience expériencielle (experiencing consciousness).(Fludernik 2002 :245)

9 Dans le cadre de ce travail, nous appelons agentisation la conception/création de ce sujet humain par le lecteur ou l’auditeur au cours du processus de narrativisation. Dans le domaine de la musique, l’agentisation sera largement facilitée par la présence de la voix, notamment dans les musiques électroacoustiques et l’art radiophonique : La voix ne contient pas que les sons. Il y a les sons, il y a ce que l’on appelle le chant (dans de nombreuses cultures séparées) et il y a l’utterance, comme quand je ris ou quand je crie, ou quelque chose qui vous informe sur mon âge, ma santé ou mon caractère. (Trevor Wishart lors d’un entretien avec Witts 1988 : 454)

10 Nous allons tenter de montrer les différentes existences de l’agentisation là où elles sont les plus clairement exprimées dans la musique, c’est-à-dire là où l’on trouve des utterances. Nous utiliserons pour cela les exemples des Presque Rien de Luc Ferrari et de Journey into Space de Trevor Wishart. Le sujet peut vivre l’expérience en tant qu’agent… (Ibid.)

11 Dans Presque Rien n° 4, ou La remontée du village, Ferrari semble avoir enregistré une grande partie de la pièce en direct, sans retouches, et devient (avec sa femme) l’agent observé par l’auditeur. Dans Journey into Space, un enregistrement direct simulant le réveil de Wishart dans son appartement donne à l’auditeur le spectacle de l’activité d’un personnage qui se réveille, marmonne, se douche et part en voiture. Dans les deux cas le sujet est très clairement présent. …comme instance discursive ou réflexive (un narrateur ou un esprit pensant)…

12 Dans la première partie de Presque Rien n° 2, ou Ainsi continue la nuit dans ma tête multiple, on entend Ferrari qui parle, s’adressant à nous ou peut-être à lui-même, racontant sa découverte de la nuit et de son paysage sonore, commentant chaque mouvement. Cette voix, plutôt que d’être agentisée, serait peut-être plutôt « narratorisée » : au lieu de devenir personnage, elle deviendrait narrateur. …en tant qu’observateur…

13 Dans Presque Rien n° 1, ou le lever du jour au bord de la mer, et dans Presque Rien avec filles, l’œuvre et le discours de Ferrari s’y rapportant suppose la main qui tient l’enregistreur et observe d’un côté un port de pêcheurs le matin, de l’autre des jeunes filles au cours d’un déjeuner sur l’herbe. Dans Journey into Space et dans Presque Rien n° 4, l’auditeur

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devenu observateur de l’expérience d’agents, est aussi lui-même le sujet humain nécessaire à la narrativité. …ou comme une conscience expériencielle.

14 Dans les cinq œuvres citées, la présence ou la suggestion préalable d’un agent réel permet de faire penser que les éléments abstraits placés autour de lui sont issus de son esprit, créant un paysage onirique ou surréaliste, ce que Ferrari et Wishart assument tout à fait. De plus, dans Journey into Space, les pleurs du nouveau-né entendus à plusieurs reprises peuvent sembler émaner de l’enfant lui-même (auquel cas il devient agent) ou bien être le symbole de la conscience d’un personnage.

15 Dans le cas d’une musique instrumentale ou d’une musique électroacoustique tout à fait abstraite, on peut revenir à la troisième possibilité (le sujet anthropomorphe est l’auditeur lui-même), mais l’auditeur pourra aussi narrativiser l’œuvre selon un ou plusieurs des éléments « purement musicaux » (à quelque niveau que ce soit : anthropomorphisation d’un instrument, d’un thème, explication du mouvement spatial ou mélodique d’un objet sonore par la « volonté » de celui-ci3, etc.) et même extrapoler un élément permettant la narrativisation (à partir d’un programme ou bien complètement imaginé). Ainsi, dans la Tétralogie de Wagner, tels des personnages de roman, les motifs circulent à travers l’œuvre, disparaissent parfois sans avoir laissé d’autre trace que leur apparition momentanée, prenant parfois, au contraire, une importance insoupçonnée, envahissant une scène entière de leur présence – tel le motif du Tarnhelm –, vivant une existence parallèle à celle du drame, à celle des personnages, satellites combien actifs de l’action ! (Boulez 2005a :223)

16 Enfin, Charles Koechlin illustre extrêmement bien l’aspect expérientiel (et donc narratif, selon la définition de Fludernik) inhérent à la perception de la voix chantée : La Voix Humaine est, dit-on, le plus beau des instruments. Mais si l’on ne considère que le timbre, il se présente des différences considérables d’un interprète à l’autre. […] Mais dans le chant, avant tout, c’est l’élément humain qui intervient, et point seulement par le talent du chanteur dont le timbre, la diction et le phrasé peuvent, plus que tout au monde, nous émouvoir, mais aussi dans la sorte d’expression vivante, sensible, toute proche de nous, et palpitante, que dégage un ensemble de choristes (même sans paroles nettement perceptibles). En somme, cet élément humain qui anime la voix soliste ou collective, voilà ce qui donne à ce genre particulier d’instruments que sont les voix, sa valeur propre : le caractère d’humanité qui nous touche si profondément et que nul (ou presque) ne remplace à l’orchestre. (Koechlin 1954 : 135)

Objétisations

L’idée originale de landscape était de différencier d’où viennent les sons et d’où ils semblent venir. Un exemple simple est celui d’une symphonie écoutée avec des hauts-parleurs. On ne pense pas « J’écoute des hauts-parleurs ». On pense que d’une certaine manière on écoute un orchestre. Le landscape est le monde imaginé d’où viennent les sons. (Wishart lors d’un entretien avec Marty 2011 :7)

17 Wishart différencie l’idée de landscape de celle d’association, en ce que l’association est culturelle tandis que la formation du landscape est une réaction cognitive naturelle qui résulte de l’expérience quotidienne de la formation de ce que Stephen McAdams appelle des images auditives, qui permettent de structurer le chaos sonore extérieur en

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l’organisant en diverses sources cohérentes selon diverses caractéristiques (McAdams 1984).

18 De ces concepts, et en restant dans le cadre d’une narratologie naturelle, nous tirons l’idée d’objétisation, qui désigne un processus à deux niveaux : l’auditeur va d’abord concevoir un son comme étant le résultat d’un apport d’énergie, transformant le son en objet résultant d’une action ; puis, selon les sons écoutés et les auditeurs écoutant, la source du son, qu’elle soit réelle ou imaginée par l’auditeur, sera ou non prise en compte. Il est intéressant de noter que la synthèse par des moyens électroniques, loin d’abstraire le son d’une source d’origine, et d’empêcher ainsi l’objétisation, aboutit souvent à l’inverse, à savoir que c’est alors l’ordinateur ou le synthétiseur en tant que sources sonores qui favorisent l’objétisation : Cette source électronique apparaissait comme un instrument parmi d’autres. Alors qu’elle prétendait, soit reconstituer des timbres préexistants, soit créer des timbres inouïs convenablement variés, elle marquait les uns et les autres de son timbre propre, au sens pragmatique où nous avons défini ce terme4. (Schaeffer cité dans Faure 2000 : 79)

19 Wishart définit deux formes de morphologies (naturelles) des sons, c’est-à-dire de comportement spectral dans le temps, chacune étant liée au type de production des sons. On peut séparer la catégorie de la continuation du son pour donner, d’une part, les sons comme ceux de la flûte ou du violon où il y a un apport continu d’énergie (continuation par morphologie imposée) et, d’autre part, les sons dont la continuation est due aux propriétés physiques du système sonore (continuation par morphologie intrinsèque). On fait cette distinction simplement car la morphologie imposée nous apprend quelque chose sur l’apport d’énergie au système (et est donc liée à ce que j’appelle la « structure » gestuelle des sons). (Wishart 1986 : 57)

20 L’évolution d’un son au fil de sa morphologie imposée va aider à l’objétisation en ce qu’elle va permettre de définir le geste de l’agent qui apporte l’énergie à l’objet. Il est aisé d’imaginer une note tenue très longtemps au violon dans lequel l’interprète insère de nombreux crescendos, decrescendos, change la position et la pression de l’archet, etc. Tout cela, si tant est que l’auditeur n’écoute pas de manière trop « musicale occidentale » (c’est-à-dire en imposant le modèle tempéré à ce qu’il entend et en faisant passer la hauteur et le rythme avant le timbre), sera entendu et perçu comme une dépense d’énergie par l’interprète, et non comme une simple « note » émanant du vide.

21 À ce stade, il nous est nécessaire de parler des systèmes semblant être autonomes quant à l’apport d’énergie. On trouve cela principalement dans les phénomènes naturels (le vent, la mer…), dans lesquels l’apport d’énergie provient de lois tellement éloignées de l’expérience humaine immédiate (dynamique des fluides liée à la superposition de couches de gaz de températures différentes pour le vent, ou à l’attraction entre la Terre et la Lune pour la mer) qu’il est impossible de les considérer comme des agents ou des objets. Nous appelons donc ces phénomènes des faits.

22 Il est un point très important à souligner : il semblerait, dans l’expérience commune, que le groupe, suivant son comportement, donne l’impression d’être lui aussi autonome pour son apport d’énergie. Dennis Smalley illustre ceci en proposant la forme morphologique de groupe qu’il appelle contortion5, qui désigne la formation d’un groupe constitué de composants « tellement enchevêtrés qu’ils doivent être considérés comme un tout » (Smalley 1986 : 78). Il distingue la contortion du « mouvement afflué » (flocked motion) en ce qu’on pourra observer dans celui-ci des contours cohérents qui

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permettront de suivre un mouvement général du groupe, et du « mouvement de flux » (streamed motion) dans lequel chaque composant du groupe conserve un minimum de son identité individuelle (Ibid. : 77-78). La contortion du groupe possèderait donc des caractéristiques morphologiques similaires à celles des évènements naturels, ce qui pourrait expliquer comment certains auditeurs ont pu entendre la mer à l’écoute de la pièce du même nom de Debussy.

23 Enfin, parmi les systèmes qui semblent ne nécessiter aucun apport extérieur d’énergie, certains sons traités de manière électroacoustique, entrant dans le cadre de ce que Dennis Smalley appelle la remote surrogacy6, résisteront entièrement à la récupération par objétisation ou agentisation. Pour ces sons, la narrativisation ne pourra alors se faire qu’à travers les narrativisations sémiotiques ou grâce à la storification (la narrativisation de White, c’est-à-dire la mise en intrigue) permise par les processus que nous appellerons par la suite sémantisation et contextualisation (ces processus, comme nous le verrons, n’étant pas exclusivement utilisés dans cette situation).

Narrativisations superposées

Étant donné que beaucoup du matériau utilisé dans la narration de fiction résiste à la récupération réaliste, des stratégies alternatives de construction du monde narratif entrent en jeu à différents niveaux. (Fludernik 2002 :35)

24 Comme nous venons de le dire concernant les sons dont la morphologie est « non- naturelle », il existe nécessairement des stratégies de narrativisation annexes à l’agentisation et l’objétisation. Nous avons appelé ces stratégies narrativisations sémiotiques plus haut, pour désigner ces formes de narrativisation qui sont plus influencées par la culture de l’auditeur que ne le sont les narrativisations écologiques. La question des narrativisations sémiotiques étant extrêmement large, nous ne pourrons la traiter dans cet article. Nous nous arrêterons donc à la définition de trois formes selon leur niveau de verbalisation : celles qui se passent de verbalisation (UST, modèles corporo-centrés, etc7.) ; celles pour lesquelles la verbalisation n’est pas obligatoire, mais n’entraîne que peu de perte (synesthésie culturelle, inductions verbales, associations inconscientes, etc8.) ; et celles dont la verbalisation est la base (symbolisme, conceptualisme, analyse, etc9.).

25 Outre leur utilisation dans le cadre de la récupération de phénomènes selon des bases connues, nous proposons l’idée que ces narrativisations sont systématiquement plus ou moins utilisées et superposées aux narrativisations écologiques dont nous avons déjà parlé. On peut relier cette idée au concept de modèles « en étapes » de la psychologie cognitive. Ces modèles sont tous fondés sur le principe qu’il existe différents niveaux de traitement de l’information, et que certains niveaux sont régis par des processus automatiques de traitement, dont le déclenchement, le déroulement et la fin échappent à la délibération. Sur cette base, on peut imaginer un modèle en trois étapes : catégorisation, caractérisation, contrôle intentionnel. Les deux premières étapes ressortiraient aux processus de traitement automatiques, totalement inconscients. (Leroy 2009 :37-38)

26 Dans notre conception d’une narratologie naturelle de la musique, la première étape correspondrait en fait à la forme la plus primitive de narrativisation écologique, tandis que la deuxième étape serait partagée entre les narrativisations écologiques et

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sémiotiques (non-verbalisées), et que la troisième étape, totalement contrôlée, serait exclusive aux narrativisations sémiotiques verbales.

27 Afin d’illustrer nos propos nous utiliserons de nouveau l’exemple de Journey into Space de Trevor Wishart. À partir du milieu de la première partie (birth dream), on entend clairement un son aqueux répété de manière cyclique (première étape), sans connaître son origine exacte (niveau écologique de la deuxième étape). Des associations inconscientes peuvent alors avoir lieu (l’eau étant associée à la vie, de manière extrêmement répandue, car elle y est indispensable) ainsi que d’autres, plus conscientes mais non contrôlées (le titre de la partie étant birth dream, il est possible que l’auditeur soit orienté vers la narrativisation d’une naissance, le son étant alors associé au nouveau-né dans le liquide amniotique : c’est le niveau sémiotique de la deuxième étape). Enfin, le conceptuel peut surgir et être réfléchi sur une durée indéterminée, pouvant arriver à des conclusions diverses et variées, suivant la personnalité et les connaissances de l’auditeur (troisième étape). Le cas le plus flagrant, dans les premières pièces de Wishart, de l’utilité de ce genre de processus, est la volonté de créer des « métaphores concrètes » : L’image sonore « mugir / pompe à eau » peut être interprétée comme le fonctionnement d’une machine ou celui du corps humain et quand notre perception passe de l’un à l’autre, une métaphore est impliquée. [...] En utilisant des métaphores concrètes (plutôt que du texte) on ne raconte pas une histoire dans le sens habituel, mais on développe des structures et des relations dans le temps. (Wishart 1996 :166)

28 Le problème de cette conception est son inapplicabilité aux auditeurs non-prévenus10. Mais l’organisation de l’œuvre étant gérée par ce genre de processus, il est important de les connaître pour mieux comprendre l’œuvre et sa signification potentielle, à tous les niveaux de narrativisation.

Sémantisations et contextualisations

Si aucune indication textuelle ou para-textuelle ne bloque leur position d’interprétation par défaut, les lecteurs ou les spectateurs de films vont se plier à ce que Ryan appelle le principe de point de départ minimal (minimal departure), qui dit que « quand les lecteurs construisent les mondes fictionnels, ils remplissent les manques […] dans le texte en supposant la similarité des mondes fictionnels avec leur propre expérience quotidienne. » (Herman 2009 : 81)

29 Dans le cadre de nos recherches, nous appelons l’origine des suppositions ainsi faites : identités contextuelles spatiotemporelles. Ainsi, le nombre d’identités contextuelles d’un son qui ne présente de « réaliste » que son profil énergétique tend vers l’infini, étant limité seulement par le mouvement semblant responsable du son et par la présence de l’agent producteur de ce mouvement ; mais plus un son deviendra référentiel, plus ses identités contextuelles seront ciblées et limitées, incluant (seulement) toutes les situations potentielles dans lesquelles il pourrait apparaître dans le monde réel. Le cas des sons « non-naturels » est encore une fois intéressant car ces sons, du fait de leur abstraction extrême par rapport aux modèles naturels, possèdent un nombre encore plus limité d’identités contextuelles réalistes : en effet, dans le monde réel, ils ne pourraient être produits que par la manipulation par un agent d’un appareil électronique producteur de son (radio, télévision, ordinateur…) et impliquent donc le XXe ou le XXIe siècle, dans un milieu urbanisé11.

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30 Wishart explique en effet la nécessité d’utiliser des indices contextuels pour orienter l’auditeur dans une direction particulière. Ainsi dans Red Bird, on distingue la fermeture abrupte d’un livre du claquement d’une porte uniquement parce qu’on entend d’abord les pages du livre qui sont tournées (Wishart 1996 : 151). Il continue en affirmant que les indices contextuels peuvent non seulement changer notre identification d’une image auditive, mais aussi notre interprétation des évènements que l’on entend. Par exemple, imaginez l’enregistrement d’une interprétation vocale accompagnée au piano. Imaginez que l’interprète vocal utilise de nombreux genres d’articulations vocales qui ne sont en général pas associées avec le répertoire musical occidental – par exemple, les cris, les glossolalies, les articulations érotiques du souffle, etc… La présence du piano dans ce contexte va nous mener à interpréter ces évènements comme partie d’une interprétation musicale, peut-être d’une partition composée. Les articulations vont alors rentrer dans la sphère formelle de la présentation musicale. Si, en revanche, on entendait un enregistrement similaire dans lequel le piano n’était pas présent et qu’aucun autre indice ne nous était donné à propos du contexte social dans lequel la vocalisation a lieu, on pourrait ne pas être en mesure de décider si ce qu’on entend est une « interprétation » dans le sens expliqué plus haut, ou si on entend par exemple des proférations liées à une extase religieuse ou au délire d’une personne malade ! (Ibid : 152)

31 Nous arrivons avec cet exemple dans le cadre de ce que nous appelons les identités contextuelles sémantiques, liées à la sémantisation. Gassiot Talabot exprime très bien les deux processus en parlant du tableau de Rauschenberg nommé Kite12, qui met en scène un aigle, un hélicoptère de l’US Army et un défilé militaire du début du XXe siècle : On peut estimer que la rencontre des trois motifs n’est pas une coïncidence et qu’elle participe d’une volonté de signification même si le rapport s’établit entre des « images », car ces images sont chargées pour le peintre comme pour le spectateur d’un potentiel émotif, d’un « contenu » qui dépasse leur caractère iconographique et d’un pouvoir au second degré [sémantisation]. D’autre part, ces images se trouvent situées à des moments différents, et la perception s’attache à ces moments et se trouve colorée par eux [contextualisation]. (Gassiot-Talabot 2003 : 63-65)

32 Mais alors que dans la peinture les images mises en scène peuvent très facilement illustrer plusieurs spatio-temporalités différentes tout en étant observées simultanément, cette poly-temporalité est beaucoup plus précaire en musique, du fait de son organisation, justement, dans le temps. Deux sons « réalistes » présents dans la même fenêtre temporelle d’écoute, si tant est qu’ils puissent être considérés comme appartenant à la même temporalité, y seront reliés du fait du phénomène de contextualisation spatiotemporelle. Par exemple, dans Journey into Space, Wishart met en scène les pleurs d’un nouveau-né accompagnés d’une volée de cloches et (en fond) de chants d’enfants13. Bien que la mise en scène soit très loin d’être « naturelle » (les chants apparaissent et disparaissent, les cloches et les pleurs bougent très vite dans un espace sonore semblant en deux dimensions), la grande majorité des auditeurs y entendent la présence d’un nouveau-né dans une église, ou proche d’une église. De manière générale, les identités contextuelles sémantiques liées au nouveau-né (vie, commencement…) à l’église (religion, évènements) et aux enfants (pureté, gentillesse…) sont perçues par les auditeurs, qu’ils l’expriment sous forme anecdotique (histoire mettant en scène le bébé juste né et baptisé, où les enfants sont des anges…) ou purement sémantique (mots isolés : « naissance », « religion », « vie », « mort », etc.).

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Perspectives

33 Il nous faut enfin évoquer les phénomènes de sémantisation et de contextualisation « relationnelles ». Nous avons parlé plus haut d’agentisation, puis d’objétisation. Ces deux formes de narrativisation fonctionnent ensemble, pour former une narrativisation écologique plus complète. Ainsi, quand, dans la même fenêtre temporelle d’écoute, un agent et un objet sont créés, des liens potentiels de causalité entre eux semblent être créés du même coup. C’est de cette manière que nous avons pu observer, à l’écoute d’un extrait de Journey into Space mettant en scène les babillements d’un nouveau-né ainsi qu’un son métallique aigu frappé et un son grave bruiteux continu14, que beaucoup d’auditeurs reliaient l’activation du son frappé à la main du nouveau-né (le son devenant alors « xylophone », « hochet », …). Ce à quoi nous ne nous attendions pas, en revanche, était que le son bruiteux devienne « vent », c’est-à- dire fait (phénomène apparemment auto-productif), et soit agentisé sous cette forme pour devenir l’activateur du son frappé (qui alors était appelé « carillon à vent », « carillon de porte »…).

34 Le titre de cet article est bien « Vers une narratologie « naturelle » de la musique » et non pas « La narratologie naturelle de la musique ». Nous tenons à insister sur ce point. De même que Monika Fludernik ne prétend pas que son modèle est le seul applicable, ou même qu’il soit complet et dans sa forme finale au moment où elle l’écrit, nous ne prétendons pas être arrivé au bout des recherches concernant les narrativisations de la musique. Il reste encore de nombreuses recherches à mener afin de confirmer ou d’infirmer ce que nous avons exposé dans ce travail, qui s’articule finalement selon le schéma ci-dessous, applicable non-exclusivement mais principalement aux musiques électroacoustiques et à l’art radiophonique.

35 Ainsi que le souligne Westerkamp : Il y a une relation complexe et mystérieuse entre un son et l’expérience de ce son par l’auditeur. Un son apparait. Et est entendu. Mais par quelle personne ? De quelle culture ? Dans quel état psychologique ? Quel état physique ? Quel espace psychologique ? Avec quelles connaissances ? Quelles expériences ? À quel âge ? De quel sexe ? Et ainsi de suite. (Westerkamp 1995 : 1)

36 Il nous semble en effet important d’ouvrir, pour terminer, la question de l’auditeur. Nous souhaitons à ce niveau établir la relation entre trois grands axes qui nous paraissent liés : le niveau de réalisme de la musique ; le niveau d’expertise de l’auditeur ; l’aspect « écologique » ou « sémiotique » des narrativisations. On pourra alors suggérer que plus la musique étudiée est « abstraite » par nature (certaines musiques électroacoustiques, musiques instrumentales athématiques, etc.), plus l’auditeur va recourir aux narrativisations sémiotiques. Par opposition, plus la musique étudiée est « réaliste » en ce sens qu’elle utilise des matériaux et des relations « naturels » (art radiophonique, musiques électroacoustiques utilisant la voix, etc.), plus l’auditeur sera tenté de recourir aux narrativisations écologiques, parfois aux dépens de la sémiotisation. De même, il semblerait qu’avec l’expertise, les narrativisations écologiques soient progressivement délaissées au profit de narrativisations sémiotiques qui permettent de mieux comprendre la forme et de communiquer plus clairement à propos de la musique. La question est très large et reste ouverte, mais pourrait permettre dans le futur d’ouvrir les recherches dans le domaine de la narratologie appliquée à la psychologie et à la psychothérapie.

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37 Enfin, nous souhaitons nuancer la citation de Wilson Coker introduisant ce chapitre : même si l’expérience esthétique ne diffère pas fondamentalement de l’expérience quotidienne, on peut noter une différence fondamentale dans l’utilisation qui est faite des narrativisations sémiotiques. Alors que dans l’expérience quotidienne (non- verbale), elles ne sont utilisées que pour donner du sens à des phénomènes écologiques (sirène de pompiers, cri, etc.), elles peuvent acquérir une certaine indépendance dans l’appréhension de l’œuvre d’art. C’est en fait, en musique, la question de l’ « écoute réduite » de Schaeffer, qui cherche à effacer les narrativisations écologiques (catégorisations) au profit des narrativisations sémiotiques (caractérisations). Mais nous supposons que, dans une situation de première écoute, même l’électroacousticien le plus formé ne peut s’abstraire totalement des processus cognitifs de base tels que les catégorisations. On peut en revanche imaginer qu’avec l’expérience et la répétition de l’écoute, l’auditeur pourra passer outre les narrativisations écologiques pour interpréter directement la musique en termes sémiotiques.

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ANNEXES

Biographie

Nicolas Marty estétudiant en deuxième année de master recherche en musique et musicologie à l’université Paris Sorbonne (Paris IV), sous la direction du professeur François Madurell (OMF/MUSECO), sur le sujet « Identification sonore, stratégie d’écoute et narrativité – L’exemple de Journey into Space (1972) de Trevor Wishart ». Il suit en parallèle une licence de psychologie afin de s’ouvrir le domaine de la psychologie de la musique. Site internet : http://marty.nicolas.chez.com

NOTES

1. Toutes les traductions sont réalisées de la main de l’auteur. 2. Peut-être pourrions-nous dire « narrativation », c’est-à-dire création d’une narration (d’une histoire), par opposition à « narrativisation » (recherche et/ou application d’une narrativité, quelle qu’elle soit). 3. « Considérer la trajectoire des objets, c’est situer la présence de l’actant à l’intérieur d’une trajectoire entrante ou sortante, assurant une ligne d’un récit. Outre le rôle qu’il joue, sa fonctionnalité, un deuxième aspect va aussi être l’intentionnalité de cette présence, son “projet”. En somme, un son est une présence, cette présence est à comprendre dans une perspective spatio-temporelle et dans une dynamique intentionnelle. » (Bayle lors d’un entretien avec Pires 2007 : 5) ; ou dans le cas de la musique instrumentale : « Les évènements musicaux sont perçus comme ‘menant à’ ou ‘causant’ des évènements successifs qui leur sont proches et similaires. Ceci est, bien sûr, métaphorique [nous dirions plutôt culturel], car les évènements musicaux ne peuvent pas être la cause les uns des autres de la même manière que cela arrive pour les évènements physiques (bien qu’ils puissent s’impliquer les uns les autres). » (Snyder cité par Meelberg 2009 : 253) ; ce phénomène s’appliquera aussi à l’objétisation (formant ce que nous appellerons dans le schéma récapitulatif l’ « objétisation abstraite »). 4. Cela explique notamment les constatations faites avec dépit par Boulez concernant la symbolique acquise par les sons électroniques : « À vrai dire, telle musique électronique ou para-

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électronique est acceptée très facilement, et utilisée constamment et abondamment dans une certaine imagerie dont nous ne commençons que trop à connaître les coordonnées. Imagerie qui se situe dans une conception vaguement futuriste de l’espace, du mystère des “mondes intersidéraux”, de la catastrophe cosmique, de l’étrange de science-fiction. » (Boulez 2005b : 96) 5. Nous ne traduisons pas ici contortion car le terme français « contorsion » est trop connoté par son utilisation dans le milieu du cirque et qu’aucun terme ne nous semble recouvrir la définition de Smalley. 6. « Considérons les instruments de musique et leurs gestes sonores comme des substitutions pour les gestes non-musicaux. C’est la substitution de premier niveau(first-order surrogacy), traditionnelle dans la musique instrumentale. Si la source instrumentale est transformée avec les moyens électroacoustiques mais conserve suffisamment de son identité d’origine elle reste une substitution de premier niveau (first-order surrogate). Grâce à la synthèse sonore et à des processus de transformations plus drastiques, la musique électroacoustique a ouvert la possibilité d’un nouveau, second niveau de substitution (second order surrogacy) dans lequel le geste est déduit du profil énergétique mais où la cause instrumentale ne peut pas être devinée et n’existe pas. […] Au-delà de ce second niveau on s’approche de la remote surrogacy dans laquelle les liens avec la causalité supposée sont progressivement réduits de manière à ce qu’une cause physique ne puisse être déduite, et on arrive alors aux confins de l’interprétation psychologique seule. » (Smalley 1986 : 82-83) 7. Voir Timsit-Berthier e.a. 2004 ; Imberty 2005 ; Baboni & Vallos 2008. 8. Voir Lakoff & Johnson 2003 ; Francès 2002. 9. Voir Schafer 1994; Kim-Cohen 2009; Meeùs 1994. 10. Nous avons en effet testé l’écoute de ce passage de Journey into Space en disant ou non au préalable qu’on peut y trouver des symbolismes sonores. Même dans les cas où cela est indiqué, il est rare que l’auditeur fasse ce rapprochement avec une métaphore ou même perçoive les deux faces du son (on peut faire une analogie avec l’image célèbre du lapin/canard : même quand on perçoit les deux formes de l’image, il est très rare qu’on en fasse une conceptualisation nous apprenant quelque chose sur les liens entre les lapins et les canards…). 11. Cela ne sera évidemment le cas qu’à partir du moment où l’auditeur sentira la nécessité de contextualiser ce qu’il entend de manière à en faire une histoire (storification). 12. Voir URL : http://www.wikipaintings.org/en/robert-rauschenberg/kite-1963. 13. Voir URL : http://marty.nicolas.chez.com/Creavolution_anim1.swf (extrait utilisé lors d’un test dans le cadre de notre dossier de recherche en master 1, regroupant quarante participants afin de mettre en évidence les phénomènes de sémantisation et de contextualisation à travers des verbalisations écrites ; extrait partagé avec l’aimable accord de Trevor Wishart ; animation réalisée avec le logiciel Acousmographe). 14. Voir URL : http://marty.nicolas.chez.com/Creavolution_anim2.swf (deuxième extrait utilisé lors de notre test ; partagé avec l’aimable accord de Trevor Wishart ; animation réalisée avec le logiciel Acousmographe).

RÉSUMÉS

Grâce à l’étude du modèle de la narratologie « naturelle » de Monika Fludernik, nous souhaitons montrer qu’il est possible d’envisager une narratologie « naturelle » de la musique, prenant en compte tous les phénomènes sémiotiques, sémantiques et narratifs présents dans l’écoute de la

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musique. Nous ouvrons de plus la question de la différence observable entre les « narrativisations » opérées par les musiciens experts et celles opérées par les non-experts.

Following Monika Fludernik’s frame for a “natural” narratology, we wish to demonstrate that it is in fact possible to think of “natural” narratology for music, which would consider every semiotic, semantic and narrative phenomenon found in the listening of music. We then open the question of the apparent difference between music experts’ and non-experts’ “narrativizations”.

INDEX

Mots-clés : agent, anthropomorphisme, cognition, musique, narrativisation, narratologie naturelle, naturalisation, objet

AUTEUR

NICOLAS MARTY Université Paris Sorbonne (Paris IV)

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Musique et référentialité sur les titres des disques Blue Note

Philippe Carrard

1 Qu’ils soient catégorisés comme appartenant à la musique classique ou aux genres dits populaires, les disques sont en général placés dans une pochette qui donne quelques renseignements sur leur contenu. Cette information fait partie du paratexte (paradisque ?), ou plus précisément de ce que Gérard Genette appelle l’« épitexte éditorial » (1987 : 20) : la « zone incertaine » située entre le texte (le disque) et son contexte, zone où l’auditeur potentiel apprend qui joue, quoi, et quelle marque a procédé à l’enregistrement. Les pochettes que je me propose d’examiner sont celles de disques célèbres dans la communauté des amateurs de jazz : les albums enregistrés par le label Blue Note entre 1939 (date de la fondation de la compagnie par Alfred Lion et Francis Wolf) et 1965 (date de la vente de Blue Note à Liberty Records) (sur ces points, voir Cuscuna et Ruppli 1988). Ces pochettes sont renommées pour leur design, en particulier pour leurs photographies de musiciens, souvent prises par Lion lui-même. Je reviendrai plus tard sur la fonction de cette iconographie, mais mon objectif est ici d’étudier une autre composante des jaquettes Blue Note, à savoir leurs titres. Les disques de jazz, en effet, sont avant tout connus par leurs titres, Kind of Blue de Miles Davis ou A Love Supreme de désignant en général, dans les analyses des critiques ou les discussions des mélomanes, l’album dans son ensemble, et non le morceau qui porte ce nom. L’analyse des titres est donc importante pour une « poétique » du jazz, définie comme l’étude des règles, des codes et des conventions qui définissent non la musique de jazz elle-même, mais les textes qui la prennent pour objet. Le fait que la plupart des albums Blue Note dont il sera question ici aient été réédités sous forme de CD n’est pas pertinent pour mon propos, puisque la première page du livret que contient le boîtier, dans la majorité des cas, reproduit le recto de la pochette originale.

2 Les titres des disques de jazz soulèvent plusieurs problèmes, et je ne traiterai ici que quelques-uns d’entre eux. Ainsi, bien que la question soit importante d’un point de vue historique, je ne me demanderai pas – pour utiliser le jeu de mots proposé par Jacques Derrida (1981 : 7) – qui à Blue Note avait le « titre » de décider des titres. De même, je

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n’analyserai pas la structure syntaxique des titres retenus dans mon corpus. Leo Hoek a effectué ce travail à propos des œuvres littéraires, et je considère comme acquis que ses analyses s’appliquent également aux pochettes de disque : la plupart des énoncés qui constituent des titres sont semi-grammaticaux ou, plus précisément, « sans verbe » et « elliptiques » (Hoek 1981 : 54). Laissant de côté les questions historiques et stylistiques, je considère les titres des disques Blue Note du point de vue des informations qu’ils fournissent. Je commencerai par établir une typologie en cherchant à déterminer ce que ces titres nous disent du contenu musical des albums dont ils établissent l’identité. Puis, dans un second temps, je me demanderai dans quelle mesure une étude de ces mêmes titres nous permet de revisiter une question maintes fois posée par les sémioticiens, les philosophes et les musicologues : celle de savoir, non si la musique « raconte une histoire », comme Michael Toolan cherche à l’établir dans son article, mais, de manière plus générale, si cette musique possède une signification, et comment cette signification peut être déterminée.

3 Examinés du point de vue des informations qu’ils communiquent, les titres des albums Blue Note peuvent être distribués en trois catégories principales : celles des titres dénotatifs, connotatifs et indexicaux.

1. Titres dénotatifs

4 Ces titres fournissent des « informations exactes » sur le contenu d’un album et n’ont pas besoin d’être « interprétés » par l’auditeur potentiel (Hoek 1981 : 171), du moins pas par un auditeur compétent. Ils ne font en effet que lister un fait, ou une série de faits, considérés comme pertinents pour l’identification d’un disque de jazz. Ces faits peuvent comprendre :

1.1 Le nom de l’artiste et du groupe qu’il dirige

5 , Sonny Rollins ; Tal Farlow, Tal Farlow Quartet ; , Hank Mobley and His All Stars. L’information peut être limitée au prénom de l’artiste et/ou inclure une évaluation, souvent sous la forme d’un adjectif : Andrew Hill, Andrew ; Bud Powell, Bud ! ; Fats Navarro, The Fabulous Fats Navarro ; J.J. Johnson, The Eminent J.J. Johnson. Dans la mesure où ils répètent le nom de l’artiste qui figure déjà sur la pochette, ces titres répondent d’une manière redondante à la question qui est sans doute la plus centrale dans le cas d’un disque de jazz : Qui joue ? Car le jazz, au contraire de la musique classique, met l’accent sur les interprètes et prête moins d’attention aux compositeurs. Dans mon corpus, seuls deux titres mentionnent les noms des compositeurs des morceaux qui constituent l’album : , Six Pieces of Silver et Jimmy Smith, Jimmy Smith Plays Fats Waller. Mais Silver et son groupe sont aussi les interprètes des Six Pieces, et l’album qui contient les thèmes de Waller est intrigant parce que ces thèmes ne semblent pas se prêter au style de Smith.

1.2 Le genre de la musique

6 Albert Ammons, Boogie-Woogie Classics ; Ike Quebec, Heavy Soul ; Kenny Dorham, Afro- Cuban ; Art Hodes, Dixieland Jubilee ; George Lewis, Echoes of New-Orleans ; Charlie Rouse, Bossa Nova Bacchanal ; , The Latin Bit. Ces titres peuvent confirmer ce que

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nous savons de l’artiste : Ammons est un spécialiste du style de piano boogie-woogie, et Lewis, du style New-Orleans tel qu’il a survécu dans les lieux où il est censé être né. Mais les titres peuvent aussi signaler que l’artiste fait quelque chose qui, pour lui, est inhabituel : Dorham ne figure pas au nombre des spécialistes du style Afro-Cubain ; Rouse, au contraire de Stan Getz, ne s’était pas converti à la bossa nova ; et Green jouait dans le style hard bop au moment de la sortie de The Latin Bit en 1962. En d’autres termes, des titres tels que Bossa Nova Bacchanal et The Latin Bit ne font pas que nous donner des renseignements sur le contenu de l’album. Ils programment une confrontation entre la musique et ses interprètes, du moins pour les auditeurs avisés qui peuvent discerner ce que des artistes comme Rouse et Green font ici d’atypique.

1.3. Les circonstances qui ont entouré la production du disque

7 Clifford Brown, Memorial Album (Brown était mort récemment) ; , Introducing Kenny Burrell (c’est là le premier album de Burrell pour Blue Note) ; Art Blakey, A Night at Birdland (ce disque a été enregistrée sur le vif au club Birdland) ; Freddie Redd, The Music from The Connection (cette musique a été composée pour la pièce de théâtre The Connection) ; Clifford Jordan et Don Gilmore, Blowing in from Chicago (les deux saxophonistes viennent du Southside de Chicago). Certaines de ces « circonstances » semblent plus mémorables que d’autres. Le nom du club où a été effectué l’enregistrement est ainsi fréquemment mentionné : Jutta Hipp, At the Hickory House ; Sonny Rollins, A Night at the Village Vanguard ; Jimmy Smith, Groovin’ at Small’s Paradise ; , At the Half Note Café ; , Up at Minton’s. Ces titres exploitent les noms d’endroits connus et transportent l’auditeur dans des lieux dont il a sans doute entendu parler mais où il n’a pas eu l’occasion de se rendre, à moins qu’il n’habite New York. L’information « enregistré sur le vif » comporte aussi une promesse d’authenticité, fondée sur la conviction, très répandue auprès de certains amateurs, que le « meilleur » jazz se joue dans les clubs, et pas dans l’environnement d’un studio, un tel lieu étant jugé peu propice à la créativité.

2. Titres connotatifs

8 Ces titres de donnent pas d’« informations exactes » (Hoek 1981 : 171) sur le contenu du disque. Admettant une ou plusieurs connotations, ils doivent être interprétés sur la base de codes culturels partagés avec l’auditeur. Ces connotations peuvent porter sur différents objets :

2.1 L’« ambiance » de la musique

9 Jack Wilson, Easterly Winds ; The Three Sounds, Feelin’ Good ; Stanley Turrentine, Blue Hour ; Ornette Coleman, Love Call. De toute évidence un titre comme « Easterly Winds »ne peut être pris littéralement : l’album ne consiste pas en enregistrements de vents, soufflant de l’est ou d’ailleurs, même si des enregistrements de ce type existent pour le plaisir des audiophiles et des écologistes. L’expression « Easterly Winds » est utilisée ici dans un sens connotatif (« douceur »), pour décrire la musique pacifique de Wilson. De même, la tristesse que suggère « Blue » s’accorde culturellement aux morceaux sur tempo lent de Blue Hour, et l’idée de « bonheur » est inscrite dans les

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rythmes rapides de Feelin’ Good. Quant à Love Call, ce titre joue sur les associations « primitivistes » que le jazz utilise fréquemment – associations justifiées dans ce cas par la violence et le caractère disruptif de la musique de Coleman.

2.2 Le genre de la musique

10 Freddie Roach, Mo’ Greens Please ; Horace Parlan, Headin’ South ; Jackie McLean, Destination Out. Alors que des titres comme Boogie-Woogie Classics and Afro-Cuban disent immédiatement à quel genre appartient l’album, Mo’ Greens Please et Destination Out procèdent par association. En fait, ces titres renvoient à deux des tendances les plus représentées dans le catalogue Blue Note des années 1960. « Greens » désigne de manière métonymique le style « funk-soul » qu’annoncent plusieurs autres titres : George Braith, Soul Stream ; , Gravy Train ; Jimmy Smith, The Sermon ; Don Wilkerson, Preach Brother Preach. Quant au « Out » du titre de McLean, il désigne le « new », « free » jazz auquel d’autres titres renvoient de la même manière oblique : Joe Henderson, In ’n ’Out ; Andrew Hill, Point of Departure ; Grachan Moncur, Evolution ; , A New Conception ; et plus particulièrement Jackie McLean, It’s Time, Let Freedom Ring, , One Step Beyond, et Right Now. Les connotations, bien sûr, sont parfois ambiguës. Le mot « Spring » (printemps) peut ainsi suggérer la fraîcheur, comme c’est le cas lorsqu’il est utilisé par des marques de parfum, de shampoing ou de déodorant. Mais il peut aussi signifier « rajeunissement », comme dans le titre du disque d’Anthony Williams Spring, un album qui contient des échantillons de la « nouvelle » musique des années 1960.

2.3. Les relations de l’artiste à son album

11 Art Blakey, Buhaina’s Delight ; , The ; , ; Joe Henderson, Our Thing ; Horace Parlan, Speakin’ My Piece ; McCoy Tyner, The Real McCoy. Les titres de ce type certifient que l’artiste prend plaisir à jouer la musique qu’il joue, voire même qu’il joue ce qu’il veut, sans compromettre les valeurs qui sont les siennes. A cet égard, des titres tels que Our Thing et The Real McCoy participent de l’idéologie de l’authenticité et de l’expressivité, souvent associée avec le jazz, idéologie dont il a déjà été question à propos des enregistrements « sur le vif. »

3. Titres indexicaux

12 Ces titres ne décrivent pas la musique de manière immédiate. Ils « indexent » simplement le disque sur lequel ils figurent, le distinguant des autres disques qu’on peut trouver dans les bacs des disquaires, dans les catalogues des éditeurs ou sur les rayons des étagères où l’acheteur les a finalement placés. Certes, tous les titres servent d’index. Mais certains d’entre eux n’exercent que cette fonction, dans la mesure où l’on voit mal comment ils pourraient caractériser la musique que contient l’album ou les musiciens qui l’interprètent. Les titres relevant de cette catégorie comprennent :

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3.1. Une expression toute faite sortie de son emploi habituel

13 Lou Donaldson, Sunny Side Up ; , Undercurrent ; Freddie Hubbard, Open Sesame ; Stanley Turrentine, Look Out ; The Three Sounds, Good Deal ; et tout particulièrement Wayne Shorter, Night Dreamer, Speak No Evil et The All Seeing Eye. Il va sans dire que certains de ces titres peuvent être considérés comme comportant une connotation : la musique de Donaldson établit une ambiance chaleureuse (« sunny ») ; celle de Drew est atypique, elle appartient à un courant souterrain (« undercurrent ») ; et celle de Shorter a des aspects oniriques (« night dreamer »). Mais d’autre titres semblent résister à toute récupération interprétative et fonctionnent strictement comme index. Les expressions Speak No Evil (« ne dites pas de mal ») et The All Seeing Eye (« l’œil qui voit tout »), par exemple, ne renvoient manifestement ni à la musique de Shorter, ni à quelque aspect connu de la personnalité du saxophoniste. Ces titres sont purement indexicaux, même si des critiques littéraires ingénieux pourraient sans doute en proposer des interprétations plausibles, comme ils le font dans leur lecture de poèmes particulièrement hermétiques.

3.2 Un jeu de mots sur le nom (ou le surnom) du musician

14 John Coltrane, Blue Train ; Freddie Hubbard, Hub Cap ; Clifford Jordan, Cliff Craft ; Duke Jordan, Flight to Jordan ; , Lee-Way, Delightfulee ; Louis Smith, Smithville. Certains de ces titres pourraient figurer dans la catégorie « relation de l’artiste à la musique », dans la mesure où ils affirment que les interprètes font ce qu’ils veulent, indépendamment de toute pression commerciale (Lee-Way, Smithville). La fonction indexicale du titre est particulièrement manifeste dans le cas de Blue Train, la musique jouée par « Train » (surnom de Coltrane) n’étant pas « blue » dans le sens de « lente et mélancolique », comme elle l’est dans le Blue Hour de Turrentine. L’adjectif « blue » a probablement été choisi parce qu’il s’accordait phonétiquement avec « train », mieux par exemple que « orange » ou « yellow ». La plupart des titres que l’on peut classer dans cette catégorie présentent d’ailleurs ce qu’Yvan Fonagy appelle des « figures de son » (1984 : 140), à savoir des combinaisons de jeux de mots et d’allitérations (Cliff Craft), des assonances (Smithville), et même les deux figures dans le même mot (Delightfulee).

3.3 Une expression qui lie, parfois sous la forme d’un jeu de mots, le nom de l’artiste à la photographie ou au dessin qui figurent sur la pochette

15 Donald Byrd, (la photographie montre un oiseau volant au-dessus de son nid) ; , Dial S for Sonny (la photographie montre Clark à côté d’un gros appareil de téléphone) ; Horace Silver, Horace Scope (un dessin représente les signes du zodiaque arrangés en cercle) ; Baby Face Willette, Face to Face (la photographie montre le visage de Willette, et l’expression « face to face » est aussi écrite à la fois de gauche à droite et de droite à gauche, les deux mots « face » se faisant littéralement face.

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3.4 Une expression qui est liée à la photographie ou au dessin, mais qui ne joue pas sur le nom de l’artiste

16 Lou Donaldson, Blues Walk (la photographie montre Donaldson se promenant) ; Gil Melle, Patterns in Jazz (la pochette, faite par Melle lui-même, présente une série de taches de couleur) ; Jimmy Smith, Crazy ! Baby (la photographie montre une femme vêtue d’une blouse et d’un pantalon très collants, appuyée contre une Jaguar). Comme Hubcap ou Open Sesame, les titres qui constituent les catégories 3.3 et 3.4 sont aussi strictement indexicaux qu’il est possible de l’être. Certes, les images de hauteur dans Byrd in Flight et Lou Takes Off suggèrent que la qualité de la musique offerte dans ces disques est particulièrement « élevée ». Mais des métaphores aussi usées sont moins susceptibles d’attirer l’auditeur potentiel que le design lui-même, qui associe messages verbaux et iconographiques d’une manière esthétiquement séduisante. Si cet auditeur veut en savoir plus sur la musique elle-même et sur ses interprètes, il trouvera des informations (particulièrement riches dans le cas de Blue Note) au verso de la pochette du disque 33 tours, ou alors dans le livret qui accompagne le CD.

17 Dans la mesure où ils nous donnent des renseignements sur la musique contenue dans les disques qu’ils identifient, les titres des albums Blue Note permettent de soulever une nouvelle fois la question de savoir si la musique réfère, et si elle réfère à quelque chose qui n’est pas elle-même. Comme Hayden White le demande en conclusion d’un colloque consacré aux relations entre musique et littérature : « La musique peut-elle produire des effets de sens semblables à ceux que produisent les poésies lyriques et narratives, la prose des fables et celle des romans, les discours didactique et conceptualisant ? Peut-elle signifier, comme un tableau, une sculpture ou un monument architectural signifient ? Permet-elle d’affirmer, de décrire, de référer, comme le langage le permet ? » (1992 : 291). Les discussions sur ce sujet ont opposé, dans les termes du musicologue Leonard Meyer, les « référentialistes », pour qui « la signification musicale réside dans la relation entre un symbole ou un signe musical et l’objet extra-musical qu’il désigne » (1956 : 33), et les « absolutistes, » pour qui « un événement musical a une signification parce qu’il renvoie à un autre événement musical, dont il suscite l’attente » (1956 : 35). Pour Umberto Eco, la musique a ainsi les caractéristiques d’un « système sémiotique sans niveau sémantique (ou plan du contenu) » (1976 : 11) ; le signe graphique qui représente une note sur la portée, par exemple un sol, n’a pas de « profondeur sémantique », en ce sens qu’il ne fait que « dénoter une position dans un système de notes, une classe d’événements sonores qui ont pour interprétants des valeurs mathématiques et des mesures oscillographiques et spectographiques » (Eco 1976 : 88). De même, examinant les relations entre signifiant et signifié à l’intérieur du signe, Roman Jakobson distingue une « semiosis extroverse », où le message possède une « composante référentielle » externe, d’une « semiosis introverse », où le message « se signifie lui-même ». Les messages musicaux, selon lui, relèvent de la semiosis « introverse », parce que la composante référentielle, dans ces messages, est « ou absente ou minime, même dans la musique dite à programme » (1971 : 704-705). Quant à Igor Stravinsky, il affirme sans hésitations que la musique « n’a par essence pas le pouvoir d’exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène naturel », ajoutant de la manière la plus « absolutiste » que « l’expression n’a jamais été une propriété immanente à la musique » (1971 : 116). Certains sémioticiens et musicologues ont toutefois une vue

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moins restrictive du signe musical. Pour Jean-Jacques Nattiez, par exemple, les thèses de Jakobson et de Stravinsky ne sont pas exemptes de jugements normatifs ; les signes musicaux peuvent renvoyer au monde extérieur aussi bien qu’à d’autres signes musicaux, et le poids accordé aux deux variables tend à se modifier selon l’époque et les principes esthétiques (1975 : 213). Charles Rosen use du même argument. Décrivant les théories qui accordent à la musique une fonction mimétique, il note que durant la période baroque « une fugue pouvait renvoyer à un sentiment ou à une émotion spécifiques » (1996 : 70). Rosen souligne également que la musique, à l’époque romantique, avait le pouvoir de représenter la nature, par exemple que l’introduction de piano au Lied de Schubert « Der Lindenbaum » évoque par convention « des appels de cor et le bruit du vent dans les feuilles » (1996 : 117). Les passages de ce type, selon Rosen, constituent des échantillons de l’« iconographie musicale des débuts du XIXe siècle », iconographie qui, à l’époque, n’était pas considérée comme « imposée arbitrairement » (1996 : 135).

18 Les histoires du jazz et les études portant sur ses différents styles contiennent des discussions du même type. Plusieurs manuels, notamment Jazz Styles de Gridley et An Introduction to Jazz History de Megill et Demory, sont implicitement du côté des « absolutistes ». Leurs auteurs caractérisent les mouvements successifs (New Orleans, swing, be-bop, etc.) en termes de traits formels, qu’ils renvoient à d’autres traits formels, selon des relations de « contraste, de symétrie/dissymétrie et de simplicité/ complication » – pour adopter la définition que donne Nattiez (1975 : 138) de la position formaliste. Inversement, les critiques qui font les comptes-rendus de disques et de concerts semblent parfois présumer que la « bonne » musique doit exprimer quelque chose d’autre qu’elle-même, par exemple les sentiments de l’artiste. Ils se disent déçus lorsqu’Ella Fitzgerald se contente de « bien chanter » et ne montre pas, selon eux, suffisamment d’engagement existentiel dans ce qu’elle fait, ou lorsqu’il s’avère que Billie Holiday donnait ce que les spécialistes des gender studies appelleraient une « performance » : elle se contentait d’afficher, de « jouer » les émotions qu’elle était censée éprouver au plus profond d’elle-même.

19 Certaines histoires du jazz offrent toutefois les descriptions à la fois formalistes et culturelles dont des théoriciens comme Nattiez et Rosen se sont faits les avocats. L’anthropologue/musicologue Lucien Malson et le trompettiste Christian Bellest, dans leur introduction Le Jazz, expliquent ainsi que le style « jungle » de l’orchestre de Duke Ellington peut être défini par rapport à d’autres styles (la section de cuivres dans l’orchestre d’Ellington utilise davantage les sourdines que ne le font les sections de cuivres d’autres orchestres), mais ils ajoutent que, par rapport au domaine culturel non-européen, ce style semble aussi évoquer l’Afrique noire, dont Malson et Bellest ont la prudence de dire que la manière dont elle est représentée dans des morceaux aux titres exotiques tels que « Jungle Jamboree », « Echoes of the Jungle » et « Jungle Night in Harlem », est « imaginaire » et ne doit rien à des observations ethno-musicales (2007 : 52).

20 Plus récemment, des critiques américains ont élargi la position référentialiste pour inclure les questions de race, de genre et d’orientation sexuelle qu’il est de règle de poser dans le domaine des cultural studies. Hazel Carby, par exemple, avance, dans le chapitre de Race Men qu’elle consacre à Miles Davis, que la musique de ce dernier concerne directement les problèmes de genre et de pouvoir. Adoptant la thèse de Susan McClary selon laquelle les morceaux instrumentaux sont des « textes culturels » qui

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doivent être interprétés en termes non seulement de leur « propriétés formelles » mais également de leur « contenu » (1998 : 21), Carby affirme que la musique de Davis est révélatrice des « politiques sexuelles contradictoires » que le trompettiste a pratiquées et de « différents moments historiques » (1998 : 165) qu’il a traversés durant sa carrière. Plus précisément, Carby tente de démontrer que la musique de Davis a connu une importante évolution, qui l’a conduit, à la fin des années 1950, de la « phallocraticité » que manifestaient encore des albums tels que Milestones et ‘Round Midnight, au « refus de résoudre la tension par un seul point culminant dans l’album » (Carby 1998 : 164) qui caractérise Kind of Blue. Pour Carby, en d’autres termes, les signes musicaux réfèrent à d’autres choses qu’eux-mêmes. En l’occurrence, la convention musicale « moment culminant » (climax) renvoie à l’attitude masculine, désignée comme « phallocentricité », un lien que Carby a aussi peu d’hésitations à établir que Rosen lorsqu’il entend « des appels de cor et le bruit du vent dans les feuilles » (1996 : 117) dans les premières mesures du « Lindenbaum » de Schubert.

21 Les titres des disques Blue Note illustrent ces différentes théories de la « signification » de la musique, sans, bien sûr, que cela ait été l’intention des gens qui les ont conçus. Certains d’entre eux ne relèvent pas de la problématique de la référentialité. Un titre comme A Night at Birdland, qui désigne le lieu où le disque a été enregistré, n’implique ainsi aucune conception de la référence musicale : il ne prétend pas que les morceaux qui constituent l’album dépeignent le Birdland, mais se borne à assurer que l’album contient, en partie du moins, la musique qui a été produite à cet endroit un certain soir. De même, Green Street ne proclame pas que la musique contenue dans le disque décrit une rue de couleur verte ; comme je l’ai avancé précédemment, le titre indexe ici simplement l’album, qu’il distingue des autres enregistrements de Grant Green. D’autres titres, en revanche, illustrent la position « absolutiste » de Meyer. Par exemple, des expressions qui définissent un style, comme Dixieand Jubilee ou Afro-Cuban, impliquent que les événements musicaux ont une signification par rapport à d’autres événements musicaux dans la même catégorie sémiotique ; procédant par « équivalence » et « contraste » (Nattiez 1975), il décrivent ce qu’est la musique dans ces albums (« Dixieland », « Afro-Cuban »), et aussi, indirectement, ce qu’elle n’est pas (le « Dixieland » n’est pas vraiment du « New Orleans », et l’« Afro-Cuban » ne consttue ni du « Latin » ni du « Be-Bop »). Finalement, des titres connotatifs tels que Blue Hour et Feelin’ Good exemplifient la position « référentialiste » de Meyer. En effet, ils impliquent que les signes musicaux peuvent désigner des objets non-musicaux, tout comme les signes linguistiques peuvent désigner des objets, des actions et des émotions non- linguistiques. Dans ces cas, comme je l’ai suggéré plus haut, ce sont les tempi de la musique qui renvoient conventionnellement à une certaine « ambiance », que les adjectifs « blue » et « good » évoquent à l’aide d’une métaphore (« blue ») et d’une qualification directe (« good »).

22 Les titres des albums d’ « avant-garde » produits par Blue Note au début des années 1960 soulèvent de la manière la plus nette le problème de la référentialité de la musique. Pour poser la question de manière peut-être simpliste à propos de certains titres des disques du saxophoniste Jackie McLean : des expressions telles que Evolution, It’s Time, Right Now, et Let Freedom Ring portent-elles sur la musique, décrivant le « nouveau » type de jazz que McLean et d’autres s’efforçaient de développer durant cette période ? Portent-elles sur le contexte, réclamant des changements dans la situation des Africains-Américains ? Et, de façon plus importante pour mon propos, la musique que contiennent ces albums a-t-elle en elle-même une signification sociale ?

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Dans son étude du jazz des années 1960, Frank Kofsky reprend la thèse, souvent formulée, selon laquelle les « révolutions » esthétique et sociale ne sauraient être séparées. Selon lui, les changements que le jazz avait connus durant cette période étaient autant de « réponses » à une « constellation massive de forces sociales et économiques », notamment l’« augmentation du chômage dans la main-d’œuvre noire peu qualifiée », le désir des Africains-Américains « de ne plus être des citoyens de seconde classe », les « mouvements d’indépendance africaine » et la « croissance du nationalisme noir » (1998 : 263). Mais Kofsky ne se demande pas si la musique de Coltrane et celle de Rivers peuvent référer à ces phénomènes, comme un roman, un poème et un tableau peuvent y référer. Quand il déclare que le titre It’s Time signifie « l’heure de la libération est venue » (1998 : 75), il interprète simplement l’expression à la lumière de certains aspects du contexte social ; il ne prétend pas que la musique que contient le disque décrit en fait ce contexte – ou qu’elle dépeint le développement d’un nationalisme noir et le chômage qui frappe les ghettos. Or, le problème que soulèvent des titres tels que Right Now et Let Freedom Ring est précisément de déterminer si la musique peut représenter ce type de contenu extra-musical. Dans It’s Time, comme McLean l’explique lui-même dans les notes qui accompagnent ce disque, de nombreux signes musicaux inscrivent une libération, que ce soit dans le domaine des structures (trois des six morceaux sont basés sur le système modal, et non sur le schéma habituel AABA de trente-deux mesures), des rythmes (le 4/4 habituel est fréquemment abandonné), ou encore du traitement de l’instrument (McLean produit parfois des sons qui n’appartiennent pas au registre « normal » de l’instrument). Mais cette libération est spécifiquement musicale : McLean s’affranchit des conventions du hard-bop, de certaines d’entre elles du moins. Est-il légitime de l’étendre à d’autres systèmes sémiotiques ? Avons-nous le code qui nous dirait comment effectuer ce transfert ? Dans le cas présent, savons-nous comment attribuer un signifié à un signifiant musical tel que le système modal ou les sons hors registre que Mclean tire de son instrument ?

23 Il est difficile d’offrir des réponses nouvelles et convaincantes à des questions qui divisent toujours la communauté des musicologues. Comme Nattiez, Rosen et Carby le soutiennent, cependant, il n’y a pas de raison à ce que les positions « absolutiste » et « référentialiste » s’excluent l’une l’autre. En l’occurrence, si nous admettons que les titres Blue Note constituent (entre autres choses) ce que Peter Rabinowitz appelle des « instructions d’écoute », à savoir des énoncés verbaux qui fournissent « une structure à travers laquelle sera traitée l’expérience des sons » (1992 : 41-42), des expressions telles que It’s Time, Right Now et Let Freedom Ring peuvent être considérées comme des invitations à procéder – dans la terminologie de Jakobson – à des semiosis à la fois introverses et extroverses. Pour le dire autrement, ces expressions engagent l’auditeur à traiter la musique qu’il entend d’une manière « absolutiste » – à la situer par rapport aux autres types de jazz pratiqués à l’époque ou antérieurement. Mais elles l’incitent également à exercer une écoute « référentialiste » – à traiter cette même musique comme ayant une dimension sociale et politique. Certes, les invitations qu’adressent les titres de McLean ne renvoient pas aussi explicitement à des événements connus que le font Fables of Faubus de Charlie Mingus, qui nomme le gouverneur de l’Arkansas qui avait bloqué les mesures d’intégration scolaire voulues par Washington, ou Attica Blues d’Archie Shepp, qui nomme tout aussi expressément la prison dans laquelle une révolte de détenus (en grande majorité noirs) avait été brutalement réprimée. De plus, à supposer que la musique de McLean ait un programme, les auteurs des notes qui accompagnent les albums dont il a été question (soit McLean lui-même et le critique

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Nat Hentoff, connu pour ses opinions « de gauche ») n’ont pas fait ce que font leurs collègues dans le domaine de la musique classique lorsqu’ils présentent, par exemple, le Don Juan, le Till Eulenspiegel ou la Symphonie alpine de Richard Strauss : ils n’ont pas expliqué le programme annoncé par les titres, ce qui aiderait l’auditeur à suivre l’histoire ou à comprendre l’argument. Dans le cas de It’s Time et d’autres albums Blue Note datant du début des années 1960, l’auditeur qui s’applique à une écoute « référentialiste » peut donc adopter deux stratégies interprétatives qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles : il peut voir dans cette musique des appels à une prise de conscience sociale et politique, ou il peut chercher des équivalences ponctuelles entre certains signes musicaux et le monde extérieur. Les sons hors registre que produit McLean pourraient ainsi être compris comme des gestes de colère et de révolte, dont la fonction est de traduire, sur un autre plan sémiotique, la colère et la révolte qu’inspirent les inégalités raciales. Les titres des albums Blue Note procurent-ils d’autres « grilles interprétatives », qui permettraient à l’auditeur d’« attribuer » à ce qu’il entend une signification plus spécifique (Rabinowitz 1992 : 42) ? Probablement pas. Mais, dans la mesure où ils nous aident à poser une fois encore le problème de la référentialité de la musique, ces mêmes titres contribuent à un débat qui reste d’actualité en sémiotique aussi bien qu’en musicologie.

BIBLIOGRAPHIE

Références

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Titres des albums cités

Les dates sont celles des enregistrements, telles qu’elles sont données dans la discographie de Cuscuna et Ruppli (1988). Cet ouvrage ne dit pas quand le disque est sorti, et cette information ne figure en général pas sur la pochette du disque.

AMMONS, Albert. Boogie-Woogie Classics. Blue Note, 1939.

BLAKEY, Art. A Night at Birdland with Art Blakey Quintet. Blue Note, 1954.

BLAKEY, Art. Buhaina’s Delight. Blue Note, 1961.

BRAITH, George. Soul Stream. Blue Note, 1963.

BROWN, Clifford. Memorial Album. Blue Note, 1953.

BURELL, Kenny. Introducing Kenny Burrell. Blue Note, 1956.

BYRD, Donald. At the Half Note Cafe. Blue Note, 1960.

BYRD, Donald. Byrd in Flight. Blue Note, 1960.

BYRD, Donald. Free Form. Blue Note, 1961.

CHAMBERS, Paul. Whims of Chambers. Blue Note, 1956.

CLARK, Sonny. Dial S for Sonny. Blue Note, 1957.

COLEMAN, Ornette. Love Call. Blue Note, 1968.

COLTRANE, John. Blue Train. Blue Note, 1957.

DONALDSON, Lou. Blues Walk. Blue Note, 1958.

DONALDSON, Gravy Train. Blue Note, 1961.

DONALDSON, Lou Donaldson Sextet. New York: Blue Note, 1954.

DONALDSON, Lou Takes Off. Blue Note, 1957.

DONALDSON, Sunny Side Up. Blue Note, 1960.

DORHAM, Kenny. Afro-Cuban. Blue Note, 1955.

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DORHAM, Kenny.’Round Midnight at the Cafe Bohemia. Blue Note, 1956.

DREW, Kenny. Undercurrent. Blue Note, 1960.

FARLOW, Tal. Tal Farlow Quartet. Blue Note, 1954.

GREEN, Grant. Green Street. Blue Note, 1961.

GREEN, Grant. The Latin Bit. Blue Note, 1962.

HANCOCK, Herbie. My Point of View. Blue Note, 1963.

HENDERSON, Joe. In ’n Out. Blue Note, 1964.

HENDERSON, Joe. Our Thing. Blue Note, 1963.

HILL, Andrew. Andrew. Blue Note, 1964.

HILL, Andrew. Point of Departure. Blue Note, 1964.

HIPP, Jutta. Jutta Hipp at the Hickory House. Blue Note, 1956.

HODES, Art. Dixieland Jubilee. Blue Note, 1944.

HUBBARD, Freddie. Hub Cap. Blue Note, 1961.

HUBBARD, Freddie. Open Sesame. Blue Note, 1960.

JOHNSON, J.J. The Eminent J.J. Johnson. Blue Note, 1953, Jordan, Clifford. Cliff Craft. Blue Note, 1957.

JORDAN, Clifford, and GILMORE, Don. Blowing In From Chicago. Blue Note, 1957.

JORDAN, Duke. Flight from Jordan. Blue Note, 1960.

LEWIS, George. Echoes of New-Orleans. Blue Note, 1943.

McLEAN, Jackie. Destination Out. Blue Note, 1963.

McLEAN, Jackie. It’s Time. Blue Note, 1964.

McLEAN, Jackie Let Freedom Ring. Blue Note, 1962.

McLEAN, Jackie New Soil. Blue Note, 1959.

McLEAN, Jackie One Step Beyond. Blue Note, 1963.

McLEAN, Jackie Right Now. Blue Note, 1965.

MELLE, Gil. Patterns in Jazz. Blue Note, 1956.

MOBLEY, Hank. Hank Mobley and His All-Stars. Blue Note, 1957.

MONCUR, Grachan. Evolution. Blue Note, 1963.

MORGAN, Lee. Delightfulee. Blue Note, 1966.

MORGAN, Lee. Lee-Way. Blue Note, 1960.

NAVARRO, Fats. The Fabulous Fats Navarro. Blue Note, 1947.

PARLAN, Horace. Speakin’ My Piece. Blue Note, 1960.

POWELL, Bud. Bud! Blue Note, 1957.

QUEBEC, Ike. Heavy Soul. Blue Note, 1961.

REDD, Freddie. The Music from the Connection. Blue Note, 1960.

RIVERS, Sam. A New Conception. Blue Note, 1966.

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ROACH, Freddie. Mo’ Grease Please. Blue Note, 1963.

ROLLINS, Sonny. A Night at the Village Vanguard. Blue Note, 1957.

ROLLINS, Sonny. Sonny Rollins. Blue Note, 1956.

ROUSE, Charlie. Bossa Nova Bacchanal. Blue Note, 1962.

SHORTER, Wayne. Night Dreamer. Blue Note, 1964.

SHORTER, Wayne. Speak No Evil. Blue Note, 1964.

SHORTER, Wayne. The All Seeing Eye. Blue Note, 1965.

SILVER, Horace. Horace-Scope. Blue Note, 1960.

SILVER, Horace. Six Pieces of Silver. Blue Note, 1956.

SMITH, Jimmie. Crazy! Baby. Blue Note, 1960.

SMITH, Jimmie. Groovin’ at Small’s Paradise. Blue Note, 1957.

SMITH, Jimmie. Plays Fats Waller. Blue Note, 1962.

SMITH, Jimmie. The Sermon. Blue Note, 1957.

SMITH, Louis. Smithville. Blue Note, 1958. The Three Sounds. Good Deal. Blue Note, 1959.

SMITH, Louis. Feelin’ Good. Blue Note, 1960.

TURRENTINE, Stanley. Blue Hour. Blue Note, 1960.

TURRENTINE, Stanley. Look Out. Blue Note, 1960.

TURRENTINE, Stanley. Up at Minton’s. Blue Note, 1961.

TYNER, McCoy. The Real McCoy. Blue Note, 1967.

WILKERSON, Don. Preach Brother. Blue Note, 1962.

WILLETTE, « Baby Face », Face to Face. Blue Note, 1961.

WILLIAMS, Anthony. Spring. Blue Note, 1965.

WILSON, Jack. Easterly Winds. Blue Note, 1967.

ANNEXES

Philippe Carrard a enseigné à l’Université de Pennsylvanie, à l’Université de Californie à Santa Barbara et à l’Université du Vermont. Il est actuellement « Visiting Scholar » dans le programme de littérature comparée à Dartmouth College (New Hampshire, Etats-Unis). Il est l’auteur de Malraux ou le récit hybride, Poétique de la Nouvelle Histoire et Nous avons combattu pour Hitler, de même que de nombreux articles sur les conventions d’écriture dans le discours non-fictionnel.

RÉSUMÉS

Les titres qui figurent sur la pochette des disques de la marque Blue Note peuvent dénoter le contenu musical de l’album (Boogie-Woogie Classics), le connoter (Blue Hour) ou fonctionner strictement comme index (Speak No Evil). Quelle que soit leur valeur précise, ces titres permettent

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de revisiter un problème maintes fois soulevé par les musicologues et les sémioticiens: celui de savoir si la musique « réfère », et à quoi. Dans le cas des disques Blue Note, la question se pose d’une manière particulièrement aiguë à propos de certains enregistrements des années 1960, dont les titres (It’s Time, Right Now, Let Freedom Ring, etc.) peuvent référer aux structures du jazz ou à la situation des noirs dans la société américaine, qu’il s’agit tous deux de transformer dans le sens d’une liberté accrue.

The titles on the jackets of the records of the label Blue Note can denote the musical content of the album (Boogie-Woogie Classics), connote it (Blue Hour), or function strictly as indexes (Speak No Evil). Whatever their exact value might be, those titles make it possible to revisit a problem frequently raised in semiotics and musicology: the problem of knowing whether music « refers », and to what exactly. The question is especially acute in the case of some of the records released by Blue Note in the1960s, whose titles (It’s Time, Right Now, Let Freedom Ring) may refer to musical structures or to the situation of African-Americans in American sociey, which have both to be changed in the sense of more freedom.

INDEX

Mots-clés : absolutiste, connotatif, dénotatif, indexical, instructions d’écoute, paratexte, pochette, poétique, référentialiste, titre

AUTEUR

PHILIPPE CARRARD Université du Vermont et Dartmouth College

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Subjectivité et objectivité dans la mélodie française des XIXe et XXe siècles

Alain Corbellari

Les poètes et la musique

1 On prête à Victor Hugo une peu engageante recommandation aux musiciens : « Défense de déposer de la musique le long de mes vers ! » Vérification faite, cette phrase ne se lit nulle part dans son œuvre publiée ; par contre, on trouve dans Le Tas de pierres un jugement plus circonstancié, quoique pas beaucoup plus amène : Rien ne m’agace comme l’acharnement de mettre de beaux vers en musique. Parce que les musiciens ont un art inachevé, ils ont la rage de vouloir achever la poésie, qui est un art complet. (Hugo : 384)

2 Un siècle plus tard, André Breton fera à la musique le même reproche absurde, décrétant « l’expression musicale, de toutes la plus confusionnelle » (Breton 2006 : 11-12). Si l’on se souvient que Breton estimait que « Victor Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête » (Breton 1987 : 37), on ne manquera pas de remarquer que lui-même savait fort bien être bête lorsqu’il n’était pas surréaliste !

3 Encore Victor Hugo bénéficiait-il de la circonstance atténuante de ne pas avoir connu les mélodies de Fauré, Duparc, Debussy ou Poulenc ! De fait, l’on ne peut que constater, au vu de ce que les compositeurs français faisaient de la poésie au début du XIXe siècle, que l’appréciation méprisante de Hugo n’était pas totalement sans fondement. Ce qui, pour des mélomanes nourris de Bach comme nous le sommes aujourd’hui, est une évidence, à savoir qu’il est plus difficile de réaliser une bonne basse de choral que de trousser un alexandrin correct, apparaissait assez peu aux contemporains français du romantisme littéraire, abreuvés de « romances » aux lignes mélodiques floues et aux accompagnements aussi pauvres que répétitifs. Pour que la musique soit enfin prise au sérieux par les poètes, il fallait d’abord que les musiciens eux-mêmes recommencent à prendre leur métier au sérieux !

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4 Il est vrai que toute l’histoire de la mise en musique de la langue française peut apparaître comme une suite d’aliénations et de pénibles réappropriations. Ne bénéficiant ni de la vocalité éclatante de l’italien ni de la plastique saisissante de l’allemand, le français en musique a constamment dû éviter l’écueil d’une italianisation abusive (et plus rarement – en particulier au plus fort du wagnérisme – d’une germanisation inappropriée), pour suivre la voie délicate d’un respect prosodique que d’aucuns ont pu trouver anti-musical : on connaît l’anecdote de Richard Strauss avouant à un Romain Rolland mal convaincu du contraire (mais jouant les avocats du diable pour sauver l’honneur de la France) qu’il n’y avait « pas de musique » dans Pelléas et Mélisande ! (Strauss-Rolland 1951 : 159)

Narrativités concurrentes

5 Dans les termes narratologiques qui nous sont ici proposés, on aimerait esquisser ici, sous couvert d’une brève histoire de la mélodie française, une problématisation du rapport texte-musique vu comme lutte entre deux narrativités concurrentes : contrairement à ce qui s’est passé en domaines italien et allemand1, la musique de l’a pas toujours emporté, en pays francophone, dans cette lutte entre ce qu’il faut bien appeler deux logiques antagonistes du discours. Nous verrons que jusque dans les plus grandes réussite du genre unique de la « mélodie française » les conflits ne sont pas toujours totalement apaisés entre la plasticité unifiante de la phrase musicale et l’irrésistible tendance analytique de la période linguistique.

6 Et pourtant le français est sans doute, de toutes les langues modernes, celle qui peut se prévaloir de la plus longue tradition de mise en musique : dès les troubadours, ou plutôt, si l’on considère que la langue d’oc n’est pas à strictement parler du français, dès les trouvères, la poésie française s’est confrontée à la question de la musique. Parallèlement, c’est aussi chez le premier grand romancier français, qui fut d’ailleurs également le premier des trouvères, à savoir Chrétien de Troyes, que l’on trouve2 les premiers signes d’une prise de distance de la littérature française envers l’art des sons : toujours soucieuse de sa propre musicalité et de sa subtilité intrinsèque, la langue française s’est très vite prévalue d’un désir d’autonomie qui a trouvé son expression la plus parfaite dans le classicisme3. En même temps, cependant, le siècle de Louis XIV sut trouver une solution originale au problème de l’opéra français, et ce qui aurait pu être, au vu des présupposés de Malherbe et de Boileau, une période de mépris absolu de la musique par la culture littéraire, s’est avéré, au contraire, l’un des plus incontestables âges d’or de la musique en France. La langue française avait-elle pour autant trouvé son modèle idéal de mise en musique ?

7 Avec une sévérité étonnante, Jean-Jacques Rousseau le contestait vivement, considérant que la métrique trop uniforme et contraignante héritée de la tragédie classique bridait la libre expression de la parole chantée : Il est de toute évidence que le meilleur récitatif qui peut convenir à la langue française doit être opposé presque en tout à celui qui y est en usage ; qu’il doit rouler entre de fort petits intervalles, n’élever ni n’abaisser beaucoup la voix, peu de sons soutenus, jamais d’éclats, encore moins de cris, rien surtout qui ressemble au chant, peu d’inégalité dans la durée ou la valeur des notes, ainsi que dans leurs degrés. (Rousseau 1995 : 319-320)

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8 Ne dirait-on pas que Rousseau décrit ici, avec cent-cinquante ans d’avance, la prosodie debussyste ? Le paradoxe est que l’auteur du Devin du village, champion, dans la fameuse « Querelle des bouffons », de l’opéra italien, allait contribuer, suite au triomphe de cette dernière forme sur la scène française, à éloigner encore plus la mise en musique du français du modèle qu’il préconisait. Il est, de fait, à peine exagéré de voir en Rousseau le principal responsable, à la fois musicalement (par son goût des mélodies simples et qui justement, pour reprendre son expression, « ressemblent au chant ») et littérairement (par son influence sur le goût « sentimental »), du triomphe de la « romance » qui, durant un siècle (1750-1850), sera le véhicule essentiel de la mise en musique de la poésie française.

9 Il est vrai que cette dernière, jusque vers 1820, ne brille pas au firmament de la littérature européenne. De fait, c’est bien la soudaine renaissance du lyrisme poétique français qui va, mais avec une génération de retard, constituer le principal facteur d’éclosion du genre qui sera le digne pendant du lied germanique : la mélodie française. Rien de plus difficile, au demeurant, que d’assigner une date de naissance précise à ce genre musical : de même que le lied n’est pas né avec Schubert, la mélodie n’est pas née avec Fauré.

La naissance de la mélodie française

10 Deux compositeurs peuvent se disputer, vers les années 1850, la paternité de ce qui est davantage le fruit d’une lente mutation de la romance qu’une création ex nihilo : Hector Berlioz (1803-1869) et Charles Gounod (1818-1893). Si l’on s’accorde à faire remonter le terme aux Neuf mélodies irlandaise de Berlioz (1830), c’est plutôt l’ultime recueil de l’auteur de la Symphonie fantastique, les fameuses Nuits d’été (écrites dès 1834, mais orchestrées seulement en 1856), qui semble en approcher, pour la première fois, l’idéal. Cela dit, cet idéal il convient de le définir ici un peu plus précisément, car le critère de la réussite n’a aucun pertinence lorsqu’il s’agit de déterminer l’acte de fondation d’un genre4.

11 On proposera donc de définir la mélodie française par les trois critères suivants : • utilisation d’un texte dont la valeur poétique est (ou se veut) indépendante d’une quelconque destination musicale. • attention scrupuleuse à la prosodie du texte (refus des mélismes et autres vocalises). • respect de l’économie du texte (les vers non répétés dans le poème ne doivent pas l’être par le musicien).

12 La gageure que prétend réaliser un tel mariage saute aux yeux : contrairement à ce qu’une analyse paresseuse du rapport texte-musique pourrait pousser à préconiser, la mélodie française se construit précisément sur le pari que la qualité du texte – donc l’exacerbation de ses spécificités linguistiques – puisse rehausser la valeur intrinsèque de la musique. Autrement c’est dans le respect absolu de la double logique, réputée antagoniste, des narrativités musicale et sémantique qu’elle entend asseoir sa force et son efficacité expressive.

13 Bien sûr, on peut tolérer de minimes écats d’avec cette norme ; les critères 2 et 3, en particulier, souffrent parfois de légères exceptions, mais à trop les transgresser on sort du genre de la mélodie. À cet égard, les Nuits d’été de Berlioz nous confrontent à des cas limites. Ainsi, dans L’Absence, le e muet qui termine le vers-refrain « Reviens, reviens,

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ma bien-aimée » n’est pas assourdi dans le prolongement de la note qui précède, comme il devrait l’être dans un respect scrupuleux de la déclamation française, mais au contraire accentué sur un temps fort qui constitue, de surcroît, la résolution (pour le moins inattendue et comme telle critiquée par les tenants des « règles » de l’harmonie tonale ! (voir Rosen 2002 : 681-682) d’une cadence harmonique ; il est évident que, dans ce cas, le geste « narratif » purement musical a primé sur la logique sémantique du texte. Et cette impression est encore renforcée, dans la suite de la mélodie, par de petits mélismes sur « fleu-eur » et sur « sole-eil », dont l’aspect un peu disgracieux n’est racheté que par la beauté d’une ligne mélodique qui n’a pas tout à fait renoncé aux prestiges de l’italianisme.

14 Ces exemples restent, malgré tout, sujets à caution : constater l’absolu respect de la teneur des e muets ou le plus ou moins d’« italianité » d’une mélodie est affaire de ce que Vladimir Jankélévitch, qui fut précisément l’un des plus fins exégètes de la mélodie française, appelait « le je-ne-sais-quoi et le presque-rien » : on trouvera des e muets sur des temps forts jusque chez Debussy et des lignes « italiennes » jusque chez Fauré ; en l’occurrence, seul le caractère moins ostentatoire (par rapport à celui de Berlioz !) du style debussyste et l’ondoyante subtilité de l’harmonie fauréenne (par rapport à la « grossièreté » de celle de Verdi ?) feront la différence. Est-ce suffisant pour franchir les limites d’un « genre » ? La question reste difficile. Banni au nom au nom de l’objectivité scientifique, le critère impondérable mais prégnant de l’émotion musicale revient toujours par la petite porte.

15 L’idée que Gounod serait à l’origine du genre de la mélodie française s’est très vite imposée comme un lieu commun, répandu, entre autres, par Saint-Saëns5. L’expressivité de l’auteur de Faust est assurément plus contenue (donc plus « française » ?) que celle de Berlioz, mais le caractère strophique et la ligne charmeuse (« italienne » ?) de ses mélodies ne sont pas sans rappeler, parfois avec insistance, la défunte romance. Ce ne serait, au demeurant, pas le seul exemple d’un changement de paradigme artistique qui, avec une distance temporelle suffisante, nous apparaîtrait beaucoup moins révolutionnaire qu’il n’a pu sembler de son temps… Il n’en reste pas moins que les meilleures mélodies de Gounod, par la « justesse » (pour reprendre le mot de Saint-Saëns) de leur déclamation, anticipent largement sur la finesse d’un Fauré et d’un Duparc. En outre, Gounod semble avoir été l’un des premiers compositeurs qui ait cédé au charme de la poésie du XVIe siècle, que Sainte-Beuve avait remise à l’honneur dans la foulée de l’exaltation de la nouvelle école romantique (Sainte-Beuve 1828). Il y a ainsi chez Gounod des mélodies qui sont presque des pastiches, mais faits avec goût et finesse, d’une certaine idée que l’on se faisait alors de la musique prétendument « simple » de la Renaissance. Les trois couplets de « Heureux sera le jour », d’après une « chanson6 » de Ronsard, en offrent, avec leur accompagnement légèrement sautillant, un excellent exemple. Certes, la triple répétition, en guise de refrain, des deux derniers vers de chaque strophe, semble contredire à l’un des principes essentiels de la mélodie ; mais qui ne sent, à l’écoute de ces trois réitérations de « Cœur qui ne vit sinon / D’amour et de ton nom », de « Heureux quand je les voy / Endormis dessous moy », et, plus encore, de « Heureux sera le jour / Que je mourray d’amour ! », avec la longue insistance sur la syllabe où tombe la rime, à quel point la répétition échappe à la simple rhétorique pour approfondir de manière particulièrement poignante le sens de ces vers émouvants ? Par là, « Heureux sera le jour » participe de plein droit à l’esthétique de la plus pure mélodie française.

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16 La confrontation de Berlioz et de Gounod nous permet par ailleurs d’introduire une distinction qui nous semble importante dans la manière d’envisager le rapport texte- musique dans la mélodie : Berlioz, compositeur essentiellement dramatique et narratif, souligne volontiers les intentions du texte par des fréquents changements d’atmosphère. En bon musicien « à programme », il plie la structure musicale aux exigences d’une progression suivant autant que faire se peut le mouvement du poème : même quand il use de strophes, il rend celles-ci suffisamment longues et variées pour que soit rendue sensible la variété des sentiments exprimés par le texte. Gounod, au contraire, affectionne les formes simples dans lesquelles le poème se coule, privilégiant le rendu d’une atmosphère d’ensemble plutôt que la mise en relief des détails ponctuels du texte. On appellera ici la tendance suivie par Berlioz « subjective », parce qu’elle tend à rabattre la structure musicale sur la structure poétique, et la tendance illustrée par Gounod « objective », parce qu’elle se préoccupe d’abord de la cohérence strictement musicale de la pièce. Bien sûr, il n’y a pas de type pur : aucun auteur de mélodies françaises, aussi « objectif » soit-il, ne pourrait, comme Bach ou les anciens polyphonistes, utiliser indifféremment la même musique pour des textes complètement dissemblables ; à l’inverse, une mélodie complètement construite sur des principes déclamatoires « subjectifs » et sui generis n’est guère envisageable, du seul fait, déjà, que la mélodie est un genre bref où les principes de réitération musicale jouent nécessairement un rôle structurant, fût-ce de manière minimale. Certains compositeurs vont, d’une mélodie à l’autre, voire à l’intérieur d’une même mélodie, vers plus ou moins d’« objectivité », ou se permettent, à l’inverse, des moments de « subjectivité » qu’ils répriment par ailleurs. Classer de manière stricte les compositeurs dans deux catégories étanches serait évidemment absurde ; il n’en reste pas moins que certaines tendances assez nettes se dessinent tout de même.

Duparc et Fauré

17 Une génération après Gounod, avec les musiciens qui participent directement du grand renouveau musical que l’on fait traditionnellement coïncider avec l’avènement de la Troisième République7, la mélodie française connaît son âge d’or, et deux compositeurs particulièrement emblématiques vont nous permettre d’exemplifier, mieux encore que l’opposition de Gounod et de Berlioz, ce que nous appelons les tendances « objective » et « subjective » dans la mise en musique du français ; ces deux musiciens sont Gabriel Fauré (1845-1924) et Henri Duparc (1848-1934) sans qui un récital représentatif de mélodies françaises est assez difficile à concevoir, et qui incarnent peut-être, à l’intérieur du genre, les deux pôles expressifs les plus nettement opposés.

18 La structure musicale de prédilection de Fauré, dans ses mélodies, est non tant la forme strophique que la « forme lied », laquelle, contrairement à ce que suggère son nom, est plutôt associée à la musique pure : elle est celle, en particulier, des mouvements lents de la sonate, de la symphonie ou du quatuor, se caractérisant par une structure en arche, ABA, enchâssant donc une partie centrale entre deux répétitions d’un même thème initial. La fameuse mélodie des « Berceaux », sur un poème de Sully Prudhomme, offre un bon exemple de la façon dont Fauré l’utilise. De fait, les trois strophes du poème suggèrent déjà en elles-mêmes la forme ABA, par le retour, à la troisième strophe, du thème – introduit dans la première – des berceaux restés à quai, tandis que la seconde strophe s’échappe sur l’image des marins qui « tentent les horizons qui

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leurrent ». La courbe mélodique de Fauré n’a donc pas besoin de se départir d’une logique toute musicale (repos-tension-détente) pour épouser le mouvement du poème, et ce d’autant plus que son accompagnement immuablement balancé garantit à la mélodie une stabilité dans laquelle se résorbent les contrastes du texte.

19 De manière générale, toutes les mélodies de Fauré conservent une unité d’atmosphère trahissant l’aspect essentiellement « objectif » de l’imagination du musicien : le texte n’est pas sans susciter un certain nombre d’effets expressifs de surface, mais il ne va jamais jusqu’à générer directement des changements structurels. Dans son ultime cycle vocal, L’Horizon chimérique, Fauré pousse même sa prédilection pour la « mélodie infinie », caractéristique de ses dernières grandes œuvres de musique de chambre, jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Ainsi la première mélodie du cycle ne semble- t-elle tout entière gouvernée par l’image suscitée par les premiers mots du poème (« La mer est infinie ») que parce que ceux-ci permettent à Fauré de déployer d’un bout à l’autre de la pièce une seule ligne mélodique dont l’ampleur de souffle ressortit d’abord au domaine de la musique pure.

20 Usant d’un procédé qui sera repris par Francis Poulenc8, Fauré aime aussi introduire la voix de façon subreptice par-dessus un accompagnement se suffisant apparemment à lui-même : ainsi « Clair de Lune » fait-il tout d’abord entendre un thème instrumental achevé, avec une cadence complète, avant que, sur une reprise du même thème, la voix ne fasse son apparition, de manière presque somnambulique. Bonne illustration, et souvent remarquée, des « effets de surface » que j’évoquais plus haut, c’est par ailleurs dans cette même mélodie que Fauré, sur les mots « tout en chantant sur le mode mineur », procède ironiquement à une modulation… en majeur !

21 On aura compris que l’« objectivité » fauréenne n’est en aucun cas indifférence à la lettre du texte, mais simplement prédominance des structures et des logiques proprement musicales sur les intentions textuelles qui pourraient les infléchir. Il suffit d’écouter la « Vocalise » que les chanteurs incluent à raison parmi les mélodies du compositeur, pour constater que sa logique « narrative » n’est en rien différente de celle des œuvres de Fauré où la voix égrène un texte articulé. Cette « Vocalise » est même si suggestive que l’on en oublie très vite, à l’entendre, que le « texte », en fait, ne « dit rien » !

22 Duparc, quant à lui, en bon disciple de César Franck, est davantage que Fauré tourné vers l’Allemagne et vers l’expressivité wagnérienne. Certes, plusieurs des à peine quinze mélodies qui constituent la quasi-totalité de son maigre mais essentiel héritage musical se tiennent bien près de ce que nous nommons la tendance « objective » de la mélodie française. Mais les inflexions tendres et élégiaques de la « Chanson triste » de la « Sérénade florentine » ou de « Soupir » ne constituent pas la part la plus caractéristique de son art. En revanche, les grands contrastes dramatiques mis en scène dans « La Vie antérieure » (d’après Baudelaire), « La Vague et la Cloche » (d’après Coppée) ou « Phidylé » (d’après Leconte de Lisle ) montrent assez – surtout dans les versions magistralement orchestrées qu’en a laissé le compositeur lui-même – la tendance au grand récit opératique qui est celle de ses mélodies les plus développées.

23 L’opposition, présente dès le titre du poème, des deux phases du rêve narré par Coppée dans « La Vague et la Cloche » offre à Duparc l’occasion de présenter un diptyque impressionnant (mais peut-être un peu figé) où l’évocation d’une tempête contraste avec celle du balancement d’une énorme cloche. Plus subtile, « La Vie antérieure » fait se succéder trois atmosphères, dont la dernière évolue in fine vers un retour à la

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première ; c’est d’abord (premier quatrain) l’immobilité marmoréenne des « vastes portiques », puis, contraste dynamique maximal sur un accompagnement agité en 4 contre 3 (deuxième quatrain), les « houles […] roulant les images des cieux », et enfin, climax dramatique, ce « là9 » ou le je poétique aurait vécu « dans les voluptés calmes » : les batteries d’accords, d’abord triomphantes, s’assourdissent progressivement pour conclure en évoquant ce « secret douloureux qui me faisait languir », qui nous ramène au glas initial, admirable illustration du parcours même de tout le poème, lequel ne fait que reconduire un état de manque « antérieur » déjà inscrit dans le premier vers.

24 Mais c’est peut-être encore le très concis « Manoir de Rosemonde » (d’après Robert de Bonnières) qui offre le meilleur exemple du subjectivisme duparquien. Bâtie autour de ce que l’on pourrait appeler trois leitmotivs (un appel de cor, un rythme de chevauchée qui semble se souvenir du « Roi des aulnes » de Schubert et une cadence au caractère héroïque), cette mélodie de deux minutes et demie est un récitatif en deux parties, sous forme de lettre, où un personnage en enjoint un autre à « suivre [sa] trace […] en suivant [son] sang répandu » jusqu’au lieu où il s’« en fu[t] mourir » : l’improbable « manoir de Rosemonde ». Chevauchée fébrile dans un premier temps, puis errance harassée et épuisée, cette mélodie démontre deux choses : d’une part que Duparc, tout en soulignant les moindres intentions du texte (voir, par exemple, l’accord sec sur « l’amour m’a mordu » ou la répétition désolée de « bien loin10 »), sait maintenir une tension qui parvient à ne tomber ni dans le maniérisme ni dans le pur anecdotisme ; d’autre part que la gloire que l’on attribue à Duparc d’avoir toujours su mettre en musique de grands poètes est quelque peu usurpée. Déclamé seul, ce poème du bien oublié Robert de Bonnières11 est plutôt ridicule ; dans l’œuvre de Duparc, pourtant, il ne rougit pas de la comparaison avec les monuments baudelairiens que sont « La Vie antérieure » et « L’Invitation au voyage ». La vérité est que tous les compositeurs de mélodies (et de lieder) ont mis en musique de bons et de moins bons poèmes, et que la qualité de ceux-ci n’est pas obligatoirement liée à la réussite de leurs propres œuvres. Certes, Baudelaire a mieux réussi à Duparc et à Debussy qu’à Fauré, mais ce dernier n’a pas de rival (sinon Debussy) dans Verlaine. Quant à Victor Hugo, que l’on a mis en musique encore plus souvent que le poète de La Bonne chanson, il n’a réussi à personne, ce que l’on peut, somme toute, trouver moral lorsque l’on se souvient de l’opinion méprisante que l’auteur de La Légende des siècles avait de l’art des sons !

25 On hésite donc aussi à dire que les tendances « subjective » et « objective » conviendraient mieux à certains poètes qu’à d’autres. Certes, les réussites baudelairiennes sont plutôt à situer du côté du « subjectif », mais Verlaine, que l’on imaginerait instinctivement mieux traité par l’option « objective » a, finalement, suscité des réussites des deux côtés. On peut ainsi douter de la pertinence des remarques de prime abord séduisantes de Vladimir Jankélévitch, lequel estimait qu’« au lieu que Debussy […] va d’instinct aux plus grands […], Fauré veut un texte mou, et qui cède sous les notes, et qui n’offre aucune résistance à la liberté de l’imagination musicale » (Jankélévitch 1974 : 36). En effet, cette opposition, qui pourrait recouvrir celle que nous proposons (le « résistant » serait subjectif, le « mou » objectif), se heurte aux faits têtus que les deux compositeurs cités ont partiellement, et avec un bonheur égal, usé des mêmes poètes (en particulier de Verlaine !) et qu’un simple relevé des auteurs des poèmes qu’il a mis en musique montre qu’il est abusif d’affirmer que Debussy (ou Duparc !) serait toujours allé « d’instinct aux plus grands ».

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Le XXe siècle

26 Il n’en est pas moins vrai que, bien que son style soit aux antipodes du dramatisme d’un Duparc, c’est essentiellement parmi les « subjectifs » qu’il convient de ranger Debussy, et ce non seulement à cause de la souplesse sui generis des formes musicales qu’il invente qu’en raison de l’extraordinaire subtilité de sa déclamation. L’alternance des longues et des brèves, qui, en dépit de la finesse de leur prosodie, constituait encore l’ossature de la plupart des mélodies de Fauré et de Duparc, devient chez Debussy presque imperceptible et perd en tout cas de son pouvoir structurant : le triolet s’impose comme moyen terme d’une durée musicale en osmose presque totale avec le rythme de la langue parlée. Sa déclamation est si parfaite qu’elle s’est imposée comme modèle indépassable de chant dramatique français ; il en a résulté un certain marasme de l’opéra en France au XXe siècle : revenir à des formes plus conventionnelles de déclamation était difficile et il n’est pas sûr que les écoles atonales aient réussi à créer un nouveau standard véritablement viable d’opéra français12.

27 Un seul compositeur a tenté d’aller plus loin dans ce qu’on pourrait appeler le « subjectivisme syllabique » de Debussy, mais, ce faisant, a dû outrepasser les règles classiques de la prosodie française : c’est Maurice Ravel, dans ses Histoires naturelles (1907), où une grande partie des e muets sont élidés, sans que l’on puisse nettement décider, tant le style ravélien est subtil, s’il en résulte un surcroît de naturel ou de préciosité… Il reste d’ailleurs hautement significatif que Ravel n’ait guère renouvelé l’expérience : à quelques taquineries près, il fait preuve, dans ses opéras et ses autres mélodies, d’un scrupuleux respect de la prosodie traditionnelle.

28 Quant à la prétendue révolution honeggerienne consistant en déplacements emphatiques de l’accent tonique, elle a déjà de nombreux antécédents – certes d’une infinie discrétion ! – chez Debussy, comme l’avait bien remarqué Romain Rolland (voir Corbellari 2010 : 184-186). De fait, ce qui frappe aujourd’hui, à l’écoute des grands oratorios d’Honegger ou de son opéra trop peu connu sur l’Antigone de Cocteau (1927), c’est précisément le respect total des valeurs prosodiques, où quelques spectaculaires déplacements de l’accent tonique n’interviennent jamais qu’à des fins expressives immédiatement saisissables. La technique d’Honegger n’a donc rien d’une révolution : elle représente au contraire l’aboutissement ultime de la tendance subjective de la mise en musique du français.

29 Et le pendant d’Honegger, au sein de ce « Groupe des Six », dont on sait qu’il résultait davantage des hasards de l’amitié que des exigences d’une esthétique commune, c’est Francis Poulenc, assurément le plus grand maître de la mélodie française au XXe siècle, en même temps que le dernier grand représentant de la manière « objective ». Poulenc tend en effet à enchâsser les confidences lyriques, souvent très brèves, de ses poètes de prédilection (près de la moitié de sa production se concentre sur Apollinaire et Eluard13) dans des formes musicales ciselées selon des modèles relativement limités et étonnamment proches de ceux de ses pièces pour piano seul. On y retrouve en particulier les facettes tour à tour « moine » et « voyou » que le compositeur lui-même reconnaissait dans son tempérament ; l’élégiaque, le mystique, le rêveur, le coquin ou le fugace ont ainsi chez lui leur propre grammaire bien reconnaissable d’une pièce à l’autre. Plus encore que Fauré, Poulenc procède par tableaux, voire par instantanés ; s’il veut varier les atmosphères, il multipliera les petites mélodies bien individualisées, mais n’installera pas le contraste à l’intérieur de la même pièce. Il aime ainsi jouer des

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décalages entre intentions textuelles et musicales. Ses Chansons gaillardes, par exemple (1926), alternant tempi rapides et lents selon une logique qui n’est pas toujours liée au caractère des textes : devinerait-on, de prime abord, une « chanson à boire » dans la funèbre pièce n° 2 ? Il est vrai que l’évocation des « rois d’Égypte et de Syrie » que l’on embaumait « pour durer plus longtemps morts » appelle un ton emphatique ; mais celui-ci une fois pris, on ne s’en départ pas et l’humour de la conclusion « Embaumons- nous avant la mort » naît précisément de la discordance entre le caractère démythifiant du texte et l’immuable solennité de la musique.

De la mélodie à la chanson

30 L’âge d’or de la mélodie française a duré en gros un siècle : pour simplifier, de 1850 à 1950. Le lien intime entre poésie et musique a volé en éclat avec l’édifice de la musique tonale qui le légitimait et lui donnait une assise épistémologique, puisque, dans l’art de la mélodie, la compréhension immédiate du texte était solidaire de l’appréhension claire et linéaire de la structure musicale. Une fois le pacte tonal rompu, la jouissance simultanée de la musique et de la lettre du poème n’a plus de raison d’être ; un Boulez, s’appropriant Mallarmé et Char, ne considère plus les vers du poème que comme pure matière sonore destinée à être amalgamée à la trame abstraite de ses compositions, même si la structuration en quatre strophes des sonnets de Mallarmé qu’il met en musique dans Pli selon pli reste clairement perceptible aux oreilles de l’auditeur.

31 L’art subtil de la mélodie française n’a, cependant, pas totalement disparu. S’il n’est plus pratiqué, dans le domaine de la musique savante, que par des compositeurs nostalgiques (encore que l’épuisement de ce que l’on est tenté d’appeler l’avant-garde traditionnelle puisse nous réserver des surprises14), il a en revanche grandement fécondé un art qui, chronologiquement, a pris sa suite : la chanson française. Issue de la vieille rengaine de café-concert, et en particulier de sa variante « réaliste », la « chanson à texte » a en effet connu, à partir des années 1950, un essor extraordinaire, retrouvant même, chez certains de ses meilleurs représentants, le goût de la mise en musique des plus grands poètes de la littérature française : Brassens usant de Villon, de Paul Fort, de Verlaine ou de Lamartine, Ferré d’Aragon, d’Apollinaire ou de Baudelaire, Ferrat d’Aragon encore, Gainsbourg de Baudelaire ou de Nerval, ont transposé dans un art trop souvent injustement méprisé des doctes, la manière subtile des Fauré et des Duparc. Si le caractère « objectif » de leur mises en musique essentiellement strophiques semble parfois friser l’indigence15, l’on ne saurait oublier les tentatives plus « subjectives » d’un Ferré, voire d’un Gainsbourg ou d’un Michel Jonasz16. Ce qui est certain, c’est que grâce à eux une nouvelle chance a été donnée à la réconciliation de ce qui, à en croire les troubadours17, n’aurait jamais dû être séparé…

BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

Biographie

Alain Corbellari est professeur de littérature française médiévale aux Universités de Lausanne et de Neuchâtel ; il a entre autres travaillé sur l’histoire des études médiévales et la réception du Moyen Âge dans la modernité (en particulier dans la bande dessinée). Également chroniqueur musical et compositeur (auteur de nombreuses mélodies et lieder), il est l’auteur d’une étude sur la musique dans l’œuvre de Romain Rolland.

NOTES

1. Pour ne pas parler des domaines russe et tchèque où, grâce respectivement à Moussorgski et à Janacek, s’est développé un style vocal hautement original basé sur l’intonation particulière de ces langues.

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2. À en croire la grande médiéviste Emmanuèle Baumgartner (Baumgartner 1998), qui décèle dès les débuts de la littérature romanesque française une « suspicion proche de la condamnation » (ibid., p. 88) à l’égard de la musique. 3. Voir le dialogue, à la fois frustrant et révélateur, car il ne parvient pas à dégager vraiment les rapports de la culture française et de la musique, entre Jean-Paul Aron, Roger Kempf, Jean-Pierre Peter, Yves Petit-de-Voize et Michel Philipot, « Les Mots et les notes », in Aron 1975 : 133-56. 4. Exemple classique : si l’on admet généralement que les premiers nocturnes « réussis musicalement » sont ceux de Chopin, ceux, antérieurs, de Field, que l’on ne joue plus guère, ne peuvent se voir refuser l’honneur d’être à l’origine du genre ! 5. « La réaction a commencé avec M. Gounod. Ce n’est pas un de ses moindres mérites de nous avoir ramenés vers la grande tradition du passé, en basant sa musique vocale sur la justesse de la déclamation ». (Saint-Saëns 1885 : 262) 6. De fait, cette indication générique est trompeuse : la « chanson » du XVIe siècle (comme celle du XVe) est polyphonique, donc savante, et n’a rien à voir avec la « chanson populaire ». 7. On a beaucoup épilogué sur le prétendu mépris affiché par le Second Empire envers la musique sérieuse ; en réalité le renouveau de la musique pure se prépare, en France, dès les années 1860. Mais nous reprenons ici, pour simplifier, le découpage traditionnel exalté par les tenants de « la génération de 1870 ». Le terme de « renouveau » a été consacré par Romain Rolland qui a dédié à cette renaissance de la musique française un article retentissant (Rolland 1908). 8. Voir par exemple le deuxième des Quatre poèmes d’Apollinaire, de 1931, « Carte postale ». 9. Ce sommet d’intensité expressive de la pièce s’accompagne de l’une des seules entorses de Duparc à notre troisième critère définitionnel du genre de la mélodie : les mots « c’est là » sont répétés (« C’est là, c’est là que j’ai vécu »), introduisant deux syllabes de trop dans l’alexandrin de Baudelaire. 10. Répétition qui, contrairement à celle du « c’est là » de « La Vie antérieure », est bien voulue par le poète. 11. On trouvera quelques souvenirs sur le « comte Robert de Bonnières » dans Gide 2001 : 261-262. 12. Le Saint François d’Assise de Messiaen (1981) se signale sans doute par d’autres qualités que sa déclamation, et l’on attend toujours, parmi la pléthore d’autres opéras créés en France depuis trente ans, à la faveur d’une politique culturelle volontariste, celui qui s’imposera au répertoire. Peut-être L’Amour de loin (2000) de Kaija Saariaho a-t-il des chances de devenir l’un d’eux ; mais sa déclamation est toute debussyste ! 13. Sur 151 mélodies, Apollinaire et Éluard sont représentés chacun par 34 titres. 14. Ce n’est pas sans plaisir que l’on a pu découvrir, il y a quelques années, un très beau disque de mélodies « à l’ancienne » signées d’un compositeur né en 1948 : Guy Sacre (Mélodies, chantées par Florence Katz et Jean-François Gardeil, et accompagnées par Billy Eidi, Timpani 1C1051, 1999). 15. La strophe peut être un lit de Procuste : dans sa mise en musique de la « Ballade des dames du temps jadis » de Villon, Brassens, confronté au problème d’un envoi deux fois plus court que les trois strophes complètes du poème, s’en tire en jouant simplement à la guitare la première moitié de son quatrième couplet. 16. Voir la belle analyse d’une chanson de ce dernier par André Wyss (Wyss 1999 : 93-95), qui parle, en référence à l’opéra monteverdien, de « stile rappresentativo ». 17. « Une strophe sans musique est comme un moulin sans eau » (Cobla ses so es enaisi / co˙l molis que aigua non a), disait Bertrand Carbonel de Marseille.

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RÉSUMÉS

On présente ici une très brève histoire de la mise en musique de la poésie française en se focalisant sur la période 1850-1950 qui représente « l’âge d’or » de la « mélodie française », genre pris entre les deux pôles de la subjectivité (attention extrême à la lettre du texte) et de l’objectivité (prééminence des structures musicales), tension qui peut être vue comme la rencontre entre deux narrativités concurrentes.

We present here a very brief history of the musical setting of French poetry by focusing on the period 1850-1950, which represents the “golden age” of the “French Song”, a genre caught between the poles of subjectivity (extreme attention to the letter of the text) and objectivity (predominance of musical structures). This tension between textual and musical constraints in the melodic configurations can be seen as an encounter between two competing narrativities.

INDEX

Mots-clés : culture française, mélodie, narrativité, objectivité, subjectivité

AUTEUR

ALAIN CORBELLARI Universités de Lausanne et de Neuchâtel

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Varia

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Deux voyages d’hiver Ou la musique en première personne

Etienne Barilier

1 Un voyage, par définition, ne peut guère être immobile, même à la morte-saison, où la vie est ralentie, engourdie, gelée. Dans le Voyage d’hiver de Franz Schubert, tout n’est-il pas mouvement ? La musique semble avancer au rythme de la marche. Ses pulsations répondent aux battements de cœur du poète. La girouette tournoie dans le vent ; et sous la glace, le torrent coule. Le voyageur ne cesse d’avancer, de traverser des paysages, des villages, des forêts. La corneille, la girouette, le feu follet, l’auberge- cimetière, autant de stations dans sa marche. Et pourtant il n’avance pas. Tout au plus se meut-il en spirale, comme la feuille morte, mais sans atterrir sur le sol. Même la mort, il ne l’atteint pas. Lorsqu’il constate que ses cheveux ne sont blancs qu’à cause de la neige, il s’écrie, déçu : que de chemin encore jusqu’au tombeau ! Lorsque « trois soleils » l’illuminent, il rêve d’une obscurité qui lui demeure interdite. De même, l’auberge-cimetière le refuse en son sein. Tout son mouvement n’était qu’une illusion. Le voyageur piétine, ou plutôt sa douleur le piétine. L’œuvre n’est pas une progression dans le monde et dans le temps, c’est une lancinante immobilité.

2 La dernière pièce du recueil exprime et résume ce destin, cette condamnation à vivre, ce désespoir d’être prisonnier d’un temps cyclique, toujours recommencé, dont on ne peut même pas s’évader vers la mort : le Leiermann, le joueur de vielle, symboliquement et concrètement, actionne une roue pour créer les sons ; toujours les mêmes sons, bien sûr, une ritournelle dont le lied de Schubert nous donne une version obsédante de simplicité et de nudité, avec sa morne quinte indéfiniment répétée, et le moulinet plus morne encore de ses doubles-croches. Le Voyage d’hiver est un voyage sans progrès et sans fin, dans une tristesse, une désespérance plus irrémédiables que la mort même.

3 Comme Schubert est un compositeur réputé romantique, et que le Romantisme établit, entre l’œuvre et la vie, une relation plus étroite qu’aucune autre époque de l’art, il n’est peut-être pas absurde ni dérisoire de chercher, à l’origine de ce voyage musical, un malheur personnel et précis. Mais comme on va le voir, la relation entre la vie et l’œuvre, chez un tel artiste, est tout autre chose qu’une relation de cause à effet.

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4 Pour expliquer la détresse et la noirceur de Schubert à l’époque du Voyage d’hiver, on a invoqué les échecs professionnels de l’année 1827. On a signalé aussi les progrès de la maladie qui l’emportera l’année suivante, et le sentiment de perte irrémédiable que lui causa la mort du vénéré Beethoven. Faut-il y ajouter un amour déçu ? Après tout, c’est bien une déception amoureuse (ou plutôt une infinie désillusion) qui dessine la toile de fond blafarde des poèmes de Wilhelm Müller. C’est bien la perte ou la trahison de la bien-aimée qui fait descendre sur le monde tout entier un hiver immobile. Si Schubert s’est trouvé si terriblement à l’aise dans cette poésie, ne faut-il pas chercher dans sa propre vie, et sous les traits d’une femme, ce printemps refusé ?

5 Les biographes nous apprennent que durant ses deux séjours au château du comte Esterhazy, en 1818 et en 1824, où il remplit la fonction de maître de musique, Schubert jouit des faveurs de Pepi la soubrette, à qui certains attribuent la terrible gloire de lui avoir transmis la syphilis ; mais surtout, il fut atteint d’une tout autre maladie, bien plus mortelle encore : son amour pour la fille de la maison, Caroline Esterhazy. Un amour sans retour, car il n’était pas question pour la petite comtesse de répondre à ce sentiment : noblesse oblige. D’où le désespoir schubertien. Si les choses, entre les deux jeunes gens, sont allées assez loin, c’est sur le seul plan musical : Schubert va dédier à Caroline sa Fantaisie en fa mineur pour piano à quatre mains, D 903 – le plus beau « quatre-mains » du monde, soit dit en passant ; et si l’intensité de l’amour se mesure au génie de l’œuvre qu’il inspire, peu de femmes auront été aimées comme le fut Caroline.

6 Néanmoins, le rapport de Caroline avec le Voyage d’hiver n’est nullement attesté. Au mieux, il est très indirect. Ne serait-ce qu’à cause du temps qui s’écoule entre cette douleur d’amour et la composition de l’œuvre : trois ans. En réalité, aucun événement précis ou daté n’est à l’origine de ce recueil de lieder – ni d’ailleurs d’aucune autre création schubertienne. On a l’impression que chez ce musicien, l’occasion de la souffrance est infiniment vague, lointaine, indéterminée. Comme par hasard, on ne sait presque rien de précis sur son amour pour Caroline Esterhazy, pas plus, ou moins encore, que sur ses autres amours. Ses amis ont témoigné de cette passion, dont la réalité n’est pas douteuse. Mais lui-même n’en dira jamais un seul mot. Cet homme, au fond, n’a pas de biographie. Du moins est-il infiniment au-delà de sa biographie.

7 Et ses élans d’amour, peut-être, loin d’expliquer sa musique, ne sont-ils eux-mêmes que musique, et se résolvent-ils en musique dans le temps même où ils le font pourtant souffrir : comme Thérèse Grob, le premier grand amour de Franz, il se trouve que Caroline chante ; et qu’elle consent à chanter, à côté de Mozart et de quelques autres, la musique de Schubert – qui transcrira pour elle, dans la tonalité qui convenait à sa tessiture, trois lieder de la Belle meunière. L’amour éprouvé par l’artiste est amour en musique, amour dans la musique. En Caroline comme en Thérèse, l’art s’est incarné. D’ailleurs, lors de son séjour au château du comte Esterhazy, Schubert, dans une lettre à un ami, évoque sa « bien-aimée ». Or la « bien-aimée » en question, ce n’est pas une femme, c’est précisément la musique elle-même. Schubert n’a pas de biographie au sens où les événements qu’il traverse sont musique avant d’être événements.

8 Et si le compositeur s’est si aisément reconnu dans les poèmes de Wilhelm Müller, c’est peut-être justement parce que leur héros, comme lui, n’a pas la moindre biographie ; on ignore tout, en effet, de l’existence et des malheurs – et des amours – de ce poète- voyageur. Dès le début, il dit « Gute Nacht » à sa vie antérieure, qui elle-même n’est que la continuation d’un malheur interminable, sans commencement ni fin : « Fremd bin

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ich eingezogen, fremd zieh ich wieder aus » (étranger je suis venu, étranger je m’en vais). Étranger avant, étranger après, souffrant toujours. Souffrant du mal de vivre et de ne pas mourir, à tel point que les événements de cette vie n’ont aucune importance, ils sont comme les branches desséchées de l’arbre d’hiver, qui accrochent à peine la brume de la douleur.

9 De vrais événements impliqueraient une temporalité qui progresse, des hauts et des bas, des heurs et des malheurs. Or le personnage de Müller, et bien plus encore celui de Schubert, ne connaissent de temporalité que circulaire, tournant sur elle-même comme la roue de la vielle. Le Voyage d’hiver, ce piétinement halluciné, ne mène même pas à la mort, parce qu’il est la mort vécue, la célébration angoissée et résignée du néant du cœur. Mais aussi parce qu’aucune anecdote, si déchirante soit-elle, ne peut être à la hauteur du chant. Au-delà des désespérances romantiques, ce que Schubert exprime, c’est une douleur identique à l’amour même, voire, peut-être, à la joie. Non pas la douleur après l’amour, ou la douleur de la privation d’amour. Mais la douleur-amour.

10 On pressent ainsi à quelle profondeur insondable se tissent les liens entre le moi biographique et le moi compositeur. La souffrance de Schubert est si profonde que les événements de sa vie ne la suscitent jamais, ils ne font que l’indiquer, ou la révéler.

11 Près de quarante ans après Schubert, un autre grand musicien écrivit son « voyage d’hiver ». Il s’agit de Brahms, et de sa Rhapsodie pour alto et orchestre, composée sur un poème de Goethe qui s’intitule Voyage dans le Harz en hiver. Cette œuvre, elle aussi, peut se rattacher directement au Romantisme et à sa désespérance, peut-être plus directement encore que celle de Schubert. Mais elle aussi va nous conduire sur d’autres chemins. Elle aussi va dépasser le Romantisme, et témoigner à quel point les relations entre les deux « moi » de l’artiste sont complexes et profondes.

12 Pour comprendre l’histoire et le sens la Rhapsodie pour alto, il nous faut évoquer les circonstances de la rédaction du Harzreise im Winter. Car ce poème est en lui-même, et de façon très précise, une tentative de guérir le mal romantique.

13 On sait les ravages causés par Werther. En 1777, trois ans après la parution de l’ouvrage, un certain Plessing, jeune philosophe et historien des religions, est tellement bouleversé par le roman qu’il écrit à Goethe son désespoir. Étrange idée, d’en appeler à un auteur pour guérir les blessures qu’il a causées ! Réaction plus étrange encore, mais bien significative, de la part de Goethe, qui ne répond pas à la lettre, mais saute sur son cheval pour se rendre chez Plessing, après un long « voyage d’hiver » dans les mythiques montagnes du Harz.

14 Ce n’est pas tout : Goethe commence par dissimuler sa véritable identité. Il se présente comme un peintre paysagiste nommé Weber… Cette supercherie ne doit pas nous étonner : l’homme qui vient d’arriver à cheval chez Plessing n’est pas le Goethe que son hôte croit connaître. Le moi biographique et le moi créateur ne sauraient coïncider, pour Goethe moins que pour quiconque. Le peintre Weber finira quand même par avouer qu’il est le poète Goethe. Il entreprendra de soigner le moral de son nouvel ami. Tel Philoctète, Goethe veut guérir le mal qu’il a causé, le mal romantique.

15 Au retour de sa visite à Plessing, et comme pour consigner cette volonté de guérison, il écrit le poème Harzreise im Winter. Ces vers racontent la solitude du poète pour qui la douceur est devenue poison, l’amour devenu haine. Ils déplorent le vain repli sur soi, la tentation du mépris, chez celui qui fut d’abord méprisé. Ils déplorent que la surabondance même de l’amour se soit changée en haine. Il fait appel aux forces

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divines, aux forces de la vie : qu’elles permettent au poète de dépasser sa souffrance, et de découvrir, lui qui se croit assoiffé, toutes les sources qui l’environnent ! Qu’elles lui donnent de quitter la prison de son moi, et de s’ouvrir enfin à la beauté du monde !

16 Cette lutte entre la tentation du désert intérieur et l’espoir rayonnant du renouveau, entre la négation vertigineuse et l’affirmation sereine, entre Faust désespéré et Faust racheté : voilà bien le débat intérieur de tout Romantique. Et si le Harzreise im Winter devait guérir Plessing, il devait tout aussi bien guérir Goethe lui-même. Le guérir d’un moi trop envahissant, trop à l’écoute de sa propre souffrance.

17 Lorsqu’il choisit de composer sur ce poème sa Rhapsodie pour alto, Brahms lui aussi voulait guérir. Pour bien comprendre l’histoire de cette œuvre, et son origine biographique, nous devons, une fois encore, remonter quelque peu dans le temps : Brahms avait vingt ans quand il rencontra le couple Schumann, en 1853. Salué aussitôt par Robert comme un jeune aigle de la musique, il répond à l’admiration par la dévotion. Mais il y ajoute, à l’égard de Clara, son aînée de quatorze ans, une affection plus que filiale. Quelle était la nature exacte de son sentiment ? Une chose est sûre : s’il s’adresse à une femme, son amour s’adresse aussi, comme c’était le cas pour Schubert, à une artiste, et, à travers elle, à un art : à l’art de pianiste de Clara, à son art de compositrice, et au-delà d’elle, à l’art de Robert lui-même. L’amour de Brahms est un amour de l’art en même temps qu’un amour par l’art. L’œuvre se nourrit de la vie, le moi spirituel du moi biographique, mais la réciproque est tout aussi vraie.

18 Peu avant la mort de Robert, Brahms écrit ses Variations sur un thème de Schumann, opus 9, dédiées à Clara, et qui intègrent un thème qu’elle a elle-même composé. Quelques années plus tard, en 1861, Brahms écrit d’autres Variations sur un thème de Schumann, celles de l’opus 23, fondées sur le fameux Geisterthema, le thème merveilleux et simple que Schumann entendit dans sa folie, envoyé par les anges, et qu’il ne put traiter lui- même. Mais ici le jeu de miroirs va se compliquer jusqu’au vertige : de même que la première série de variations, celles de l’opus 9, était dédiée à Clara et comprenait un thème de Clara, les variations de l’opus 23 sont dédiées, cette fois-ci, à Julie Schumann, fille de Robert et Clara, alors âgée de seize ans. Faut-il ajouter que Brahms en est de plus en plus amoureux, la fille succédant à la mère et la réincarnant comme les variations brahmsiennes de Schumann réincarnent Schumann ? Schubert, quand il aimait Thérèse ou Caroline, aimait aussi, et peut-être d’abord des chanteuses, des musiques incarnées. Ce trait devient plus net encore dans le cas de Brahms. Car voici maintenant qu’il fait œuvre avec les œuvres de Schumann (les variations), tout en dédiant sa composition à cette autre œuvre de Schumann qu’il aime : Julie, venue après Clara, venue de Clara. Le voici donc amoureux des musiques de Schumann, et composant des variations sur l’amour humain, Clara devenant Julie, c’est-à-dire, comme en toute variation qui se respecte, la même devenant l’autre sans cesser d’être la même. Jamais on n’a poussé plus loin la circulation entre biographie et création, jamais on n’a autant créé sa vie dans son œuvre.

19 Nous sommes maintenant en 1869. Décidément amoureux de Julie Schumann, dans l’attente d’un bonheur rêvé (et seulement rêvé, car il ne s’est jamais déclaré franchement), Brahms écrit les Liebesliederwalzer, délicieusement paisibles. À la mi- juillet, Clara lui annonce tout de go que sa fille va épouser le comte piémontais Vittorio Amadeo Radicati di Marmorito. Elle commente elle-même la réaction du compositeur dans une lettre : « Apparemment, il ne s’attendait à rien et fut pris d’un véritable saisissement… Johannes a été comme métamorphosé depuis le moment où je lui eus

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annoncé les fiançailles de Julie. Et il s’enferma dans sa vieille mélancolie ». Sa vieille mélancolie ! C’est exactement ça : la déception amoureuse se métamorphose immédiatement en un sentiment plus général et plus ancien, en un sentiment de vide et de mort qui lui préexistait. Bref, Brahms se remet d’un coup à souffrir du mal de Werther ou de Plessing. C’est le moment où il va rencontrer le Harzreise im Winter de Goethe. La boucle va se boucler. Le mariage de Julie a lieu le 22 septembre. À la fin du mois, Brahms a terminé sa Rhapsodie pour alto, fondée sur trois strophes du poème goethéen. À cette œuvre il donne, dans une lettre à Simrock, le sous-titre de « Chant nuptial pour la comtesse Schumann ».

20 Rarement une composition musicale aura si profondément dit la détresse, et la gravité de la détresse, avec des accents orchestraux qui souvent préfigurent Mahler. Et c’est peut-être la seule œuvre de l’histoire musicale dont le premier mot proféré soit : aber. La raison matérielle de cette violente étrangeté est simple : Brahms ne met pas en musique tout le poème de Goethe, il ne le prend qu’à mi-chemin. La raison spirituelle ? Ce « mais » inaugural, après une introduction orchestrale profondément tragique, dit à lui seul toutes les entraves, tous les obstacles, toute la négativité du monde.

21 Cependant, la dernière strophe apporte un éclairage nouveau. Le voyage de désolation s’achève dans une douceur religieuse et réconciliée qui n’est pas sans rappeler les œuvres les plus mystiques d’un certain Schumann, et notamment ses Scènes de Faust. Oui, Goethe répond à Goethe, et le Faust sauvé répond au Faust désespéré : c’est le terme heureux du « voyage d’hiver » brahmsien, mais son bonheur n’appartient plus à cette vie.

22 Brahms et Schubert ont plusieurs points communs : leurs structures amoureuses, si l’on peut ainsi s’exprimer, étaient fort comparables – amours ancillaires ou vénales d’un côté, passions sublimées, inavouées et plus ou moins désespérées de l’autre. Et ce qui rapproche leurs arts de musiciens, c’est un sens profond de la musique populaire, qu’ils portent l’un et l’autre au plus haut degré d’élaboration sans jamais la trahir ni la faire oublier. Brahms et Schubert ont tous deux réussi dans leur œuvre ce qu’ils ont manqué dans leur vie : la fusion de l’immédiateté charnelle avec la pureté spirituelle.

23 Cela dit, entre les deux Voyages d’hiver, celui de Schubert et celui de Brahms, c’est surtout la différence qui frappe. Elle tient d’abord aux textes choisis. Le poème de Goethe raconte la libération de cet état dépressif et de cette mélancolie romantique qui transforme « tout baume en poison » ; il appelle l’amour divin à ouvrir les yeux du poète sur la surabondance de la vie, lui qui reste assoiffé dans le désert, alors que mille sources l’environnent. Les poèmes de Wilhelm Müller, au contraire, ne disent pas la guérison, mais la maladie, cette maladie même de la solitude et du repli, ce désert intérieur et ce mépris de soi-même et des autres qu’occasionne la déception amoureuse, mais dont les racines sont plus profondes.

24 Cette différence entre les textes, les musiques vont les assumer, les exprimer, les magnifier. L’œuvre de Brahms, grâce à la diversité d’atmosphère de ses trois parties, nous donne l’impression d’une évolution constante. Elle parcourt un chemin de la nuit à la lumière. Tout commence dans la douleur extrême, presque insondable, mais l’on débouche dans un apaisement réel. On vit une aventure intérieure, dans le temps humain, fût-ce pour le transcender dans le temps divin. Et peut-être que cette présence du temps humain n’est pas sans rapport avec l’occasion biographique de l’œuvre : une mésaventure amoureuse sans doute un peu diffuse, mais tout de même datée, et qui marque effectivement une étape dans la vie de Johannes Brahms. Il y a un avant et un

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après Julie. Et la musique, épithalame de son mariage avec un autre, permet au compositeur d’aller au-delà de sa douleur.

25 L’œuvre de Schubert, on l’a vu, ne cesse d’exprimer dans ses rythmes et ses répétitions obsédantes la marche du temps et la marche dans le temps. Or, elle est pourtant statique, immobile jusqu’à l’hallucination. Elle procède fondamentalement de la même douleur d’être, de la même douleur werthérienne que celle de Brahms, mais il ne s’y passe rien. Il s’y passe le néant. Et comme par hasard, dans la vie de Schubert, les aventures et les douleurs sont encore plus diffuses, encore moins réelles que chez Brahms, encore plus inaccomplies. Là encore, le moi biographique et le moi du créateur communiquent, et le néant de l’une, son désespoir sans aventure, son voyage sans mouvement, se reflètent dans l’autre.

26 Chacune des deux œuvres traite en somme le thème du voyage d’une manière paradoxale. La Rhapsodie pour alto, qui ne raconte pas à proprement parler l’histoire d’un déplacement d’un point à un autre, est tout entière mouvement. Le Voyage d’hiver, lui, raconte les étapes d’un voyage, mais il est tout entier immobilité.

27 Mais les deux œuvres, si différentes, se rejoignent peut-être en cela que l’une et l’autre dépassent le Romantisme. Le Romantisme, n’est-ce pas la pérégrination parfois émerveillée, souvent douloureuse, toujours un peu narcissique, de l’individu dans un monde où tout à la fois il s’exacerbe et veut s’anéantir ? Or Brahms et Schubert, chacun avec leur génie propre, ont atteint le terme de ce voyage, ou mis un terme à ce voyage. Brahms, avec l’aide de Goethe, parvient à sortir de soi, il accomplit un mouvement vers la transcendance et la collectivité (son œuvre se termine sur un choral aux allures religieuses ; elle est chantée par une voix de femme accompagnée par un chœur d’hommes). Schubert, lui, dépouille son moi de toute anecdote, en suspendant le temps humain, en ne faisant plus entendre que le battement lancinant de la douleur, la pure douleur d’exister. Douleur si pure qu’elle n’est plus celle d’un moi, et qu’elle ne raconte même plus le chemin de la vie vers la mort. Dans l’angoisse et la beauté, elle est présence absolue.

28 Certes, ces deux Voyages d’hiver n’auraient pas été concevables sans le Romantisme, hors du Romantisme. Mais chez Schubert comme chez Brahms, le moi, au-delà de ses contingences et de ses souffrances, n’y est plus que musique. Quand nous les écoutons, c’est la musique, et la musique seule, qui nous parle à la première personne.

ANNEXES

Biographie

Étienne Barilier, romancier, essayiste et traducteur, est à ce jour l’auteur de quarante- cinq ouvrages. Parmi ses romans : Le Dixième ciel, L’Énigme, Un Véronèse, Piano chinois. Parmi ses essais, consacrés à des thèmes littéraires, philosophiques ou politiques : Contre le nouvel obscurantisme, La Chute dans le Bien, Ils liront dans mon âme. Étienne

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Barilier a également beaucoup écrit sur la musique, la peinture et l’architecture. Outre trois essais : Alban Berg, essai d’interprétation ; B-A-C-H, histoire d’un nom dans la musique ; Francesco Borromini, le mystère et l’éclat, il est l’auteur de nombreux articles et conférences consacrés à la musique (et publiés notamment dans l’Avant-scène Opéra, les programmes de l’Opéra de Paris et de Genève), ainsi qu’aux arts plastiques.

RÉSUMÉS

La relation entre la vie et l’œuvre, chez un artiste, n’est jamais une simple relation de cause à effet. L’on peut trouver, à l’origine du Voyage d’hiver de Schubert, comme à celle de la Rhapsodie pour alto de Brahms (dont les paroles, tirées d’un poème de Goethe, racontent elles aussi un voyage hivernal), des douleurs amoureuses. Mais ces deux œuvres transcendent les événements biographiques dont elles sont issues. Échappant au narcissisme du moi romantique, elles traduisent deux expériences du temps, cyclique ou progressif, racontent deux voyages spirituels. La douleur d’exister y devient pure présence de la vie, et récit purifié.

For an artist, the link between life and work is never a simple cause-effect relationship. The loving pain can be considered as the source of Schubert's Winterreise and of the Brahms Alto Rhapsody as well (the latter being based also upon a poem by Goethe, which tells also a winter journey). But these works transcend the life events from which they arise. Beyond the narcissism of the romantic self, they reflect two experiences of time, cyclical or progressive, and they tell two spiritual journeys. The pain of existence becomes a pure presence of life, and a purified story.

INDEX

Mots-clés : amour, biographie, Brahms, douleur, Goethe, présence, Schubert, temps, voyage

AUTEUR

ETIENNE BARILIER Université de Lausanne

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