Études photographiques

4 | Mai 1998 Photographie et hallucination/L'utopie chronophotographique Perspectives critiques/Questions de muséologie

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/444 ISSN : 1777-5302

Éditeur Société française de photographie

Édition imprimée Date de publication : 1 mai 1998 ISSN : 1270-9050

Référence électronique Études photographiques, 4 | Mai 1998, « Photographie et hallucination/L'utopie chronophotographique » [En ligne], mis en ligne le 04 février 2005, consulté le 16 février 2020. URL : http:// journals.openedition.org/etudesphotographiques/444

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Propriété intellectuelle 1

SOMMAIRE

Sous l'histoire, la photographie André Gunthert

Notes de lecture

L'Art du nu au XIXe siecle. Le photographe et son modele (cat. exp.), textes de S.Aubenas, P.Comar, S. de Decker-Heftler, D. de Font-Réaulx, B.Foucart, L.Mannoni, C.Mathon, H.Pinet, M.Poivert, E.Schwartz, , Hazan-Bibliothèque nationale de France, 1997, 200 p., 200 ill. NB & coul., bibl., 190 F. Michel Frizot

Brassaï, Marcel Proust sous l'emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997, 176 p., 16 ill. NB hors texte, 110 F. Paul-Louis Roubert

Olivier LUGON, La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939), Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1997, 496 p., ill. NB, bibl., chronol., ind., 280 F. Michel Poivert

Julius von SCHLOSSER, Histoire du portrait en cire (trad. de l'allemand par É. Pommier, postface de T. Medicus), Paris, Macula, 1997, 235 p., 92 ill. NB, bibl., ind., 180 F. Denis Canguilhem

Jean-Michel BOUHOURS, Patrick de HAAS (dir.), Man Ray, directeur du mauvais movies, Centre Georges Pompidou, Paris, 1997, 208 p., ill. NB, chronol., ind., bibl., 140 F. Michel Poivert

Christian BOUQUERET, Des Années folles aux années noires. La Nouvelle Vision photographique en France, 1920-1940, Paris, Marval, 1997, 285 p., 269 ill. NB et coul., biogr., bibl., ind., 490 F. Olivier Lugon

Mark HAWORTH-BOOTH, Photography : An Independent Art, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1997, 208 p., 52 ill. NB, 48 ill. coul., 39,95 $. Marta Braun

Gilles A. TIBERGHIEN, Patrick Tosani, Paris, Hazan, 1997, 112 p., 77 ill. coul., bibl., 120 F. Nathalie Boulouch

Olympe Aguado (1827-1894) photographe (cat. exp.), textes de R. Rapetti, H. Bocard, A. McCauley, M. Poivert, S. Morand, Strasbourg, musées de Strasbourg, 1997, 216 p., 134 ill. NB, 78 ill. coul., bibl., 150 F. Bernard Marbot

S. SAUVADON, B. FERET, Fonds photographique Jules Bonnel (1864-1935), Archives départementales de l'Ardèche, 1996, 98 p., 97 ill. NB, ind. Annie-Dominique Denhez

Projections, les transports de l'image (cat. exp.), textes de J. Aumont, Y. Beauvais, R. Bellour, G. Careri, H. Damisch, M. Frizot, P. de Haas, A. Minazzoli, D. Païni, Paris, Hazan-Le Fresnoy- AFAA, 1997, 235 p., ill. NB et coul., bibl., ann., 145 F. Nathalie Boulouch

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Nécrologie

Paolo Constantini (1959-1997) Francoise Heilbrun

Photographie et hallucination

Nerval et l'expérience du daguerréotype Paul-Louis Roubert

Les lucarnes de l'infini Denis Pellerin

L'utopie chronophotographique

Passage de Vénus Le Revolver photographique de Jules Janssen Monique Sicard

Visualisation et visibilité Marey et la méthode graphique Joel Snyder

Histoire

Une étape du déclin La SFP pendant la Seconde Guerre mondiale Françoise Denoyelle

Perspectives critiques

Le dernier tabloïd Image de presse et culture médiatique dans l'oeuvre d'Andy Warhol Vincent Lavoie

Questions de muséologie

Questions de méthode À propos de "Paris sous l'objectif" Anne Cartier-Bresson

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Sous l'histoire, la photographie

André Gunthert

1 Un de nos lecteurs m'interrogeait récemment sur le sens de la “forte composante” d'analyses historiques parmi les articles publiés dans Études photographiques1. Au vu du programme généraliste affiché dans l'éditorial du premier numéro de la revue, la question mérite assurément débat. La réponse qui consisterait à compter le nombre des historiens au sein de la rédaction, ou celui des contributions proposées relevant de cette spécialité ne peut suffire, car elle ne ferait que s'arrêter au symptôme de ce fait désormais largement constaté: la prégnance généralisée de l'approche historique, dans le champ des sciences humaines et au-delà, balisée par quelques travaux majeurs depuis les années 1960, en particulier ceux de Michel Foucault.

2 Les raisons fort complexes de cet engouement commencent à être analysées. Outre celles qui relèvent de mutations fondamentales de nos sociétés, et qui ont conduit à différentes formes de revalorisation du passé2, ou celles qui dépendent de l'évolution de la démarche scientifique, qui amènent à considérer les phénomènes sous un angle événementiel3, on n'aura garde d'oublier celles qui tiennent au renouvellement profond de la discipline historique elle-même, qui enseigne une approche à la fois plus ambitieuse, dans le choix de ses problématiques ou de ses objets, et plus humble, dans ses évaluations et ses conclusions, que l'ancienne chronique positiviste. Nul hasard dans le fait qu'une telle approche, plus que jamais attentive à la complexité des événements, au réseau des contextes et des déterminations, à la dimension de la surprise et de l'accident, puisse faire figure de modèle, voire de garde-fou, pour une époque qui se défie autant des certitudes de l'idéologie que du caractère hasardeux des opinions.

3 Cette constatation d'ordre général suffit-elle à expliquer l'inflexion historienne d'Études photographiques? Peut-être pas. Car il existe bien une relation de structure entre l'histoire et la photographie. Amateur des photogrammes de Man Ray ou des expérimentations avant-gardistes de Moholy-Nagy, Walter Benjamin ne verra pourtant son intérêt pour la photographie cristalliser qu'au moment où il sera confronté à des collections historiques, et donnera à sa première théorie de l'image moderne la forme d'une “Petite histoire de la photographie”. L'inquiétant surgissement de présence qu'il décèle dans certains portraits ne pouvait être aperçu qu'à proportion de leur éloignement dans le passé. Or, la célèbre

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expression qu'il en donne dans sa définition de l'aura, l'“unique apparition d'un lointain, aussi proche qu'elle puisse être”, est aussi la formule qui emblématise sa quête d'une nouvelle méthode historique, et qui vise à une forme d'expérimentation du passé4.

4 Comme l'histoire, la photographie ne rend compte ni des choses ni des essences, mais seulement des événements. Comme la photographie, l'histoire est cette médiation renversante qui fait s'entrechoquer les aiguilles du temps, et remet au présent quelque chose du passé. L'une et l'autre ont en partage d'être perçues par le plus grand nombre comme un pur miroir, un reflet transparent du monde, par l'artifice d'un processus de représentation ostensiblement modeste, qui dissimule volontiers, dans la mise en avant de l'objet choisi, l'intervention d'un ensemble de tris et d'options: vitesse ou profondeur, cadre, éclairage et rendu. Faut-il tirer argument de cette homologie structurelle de l'histoire et de la photographie, repérée par Benjamin, pour exclure ici tout autre mode d'approche que l'analyse historique? Évidemment non. Du moins peut-on comprendre pourquoi celle-ci trouve en la photographie un terrain si favorable mais par pour autant conquis d'avance.

NOTES

1. Cf. Philippe Geneste, “La photographie, laboratoire de la modernité” (entretien avec A. Gunthert), L'École émancipée, 82e année, n° 5, décembre 1997, p. 33. 2. Voir notamment Françoise Choay, L'Allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1992. 3. Voir notamment François Dosse, “L'événementialisation du sens”, L'Empire du sens. L'humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1995, p. 337-348. 4. Cf. Walter Benjamin, “Sur quelques thèmes baudelairiens” (traduit de l'allemand par M. de Gandillac et J.Lacoste), Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1982, p.147-208.

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Notes de lecture

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L'Art du nu au XIXe siecle. Le photographe et son modele (cat. exp.), textes de S.Aubenas, P.Comar, S. de Decker-Heftler, D. de Font-Réaulx, B.Foucart, L.Mannoni, C.Mathon, H.Pinet, M.Poivert, E.Schwartz, Paris, Hazan-Bibliothèque nationale de France, 1997, 200 p., 200 ill. NB & coul., bibl., 190 F.

Michel Frizot

1 La saisie photographique du corps nu est à l'évidence une des grandes affaires de la deuxième moitié du XIXe siècle, notamment par ses répercussions sur les moeurs. Le sujet a déjà été abordé par plusieurs expositions importantes et de nombreux ouvrages, qui tentaient d'analyser, de manière souvent désordonnée, les spécificités et les ruptures qu'impose le dispositif photographique (objectivité, réalisme, impression de présence effective). Sans doute, quelque chose avait changé dans le regard, à partir du moment où l'on pouvait percevoir, au-delà d'une feuille de papier, une personne nue que l'on savait vivante, réelle¤

2 L'exposition de la Bibliothèque nationale de France se proposait d'aborder cette question avec d'autres ambitions, puisqu'il s'agissait de traiter simultanément deux questions majeures touchant au développement de la photographie au XIXe siècle: d'une part ses relations avec l'art (ou la création artistique en général), d'autre part la singularité du nu "en photographie", ou plus largement encore de la nudité dans l'image photographique.

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Ce qui pourrait s'énoncer ainsi: la photographie était-elle vouée à faire allégeance aux beaux-arts? le nu est-il un "genre" en photographie (s'il l'a jamais été dans les arts)? Ces interrogations disjointes, non formulées, se trouvaient pourtant confondues par ellipse dans un intitulé ambigu: "L'Art du nu au XIXe siècle", soulignant ainsi la fausse logique d'une idée reçue, celle de la préséance des arts, donc de la dépendance de la photographie, dont le statut de nouveauté absolue se trouve une nouvelle fois ingéré et digéré sous nos yeux par la pseudo-problématique de la représentation. Le sous-titre lui- même, "Le photographe et son modèle", endosse d'emblée le statut du modèle pour peintres, que la photographie transgresse pourtant constamment.

3 Toute exposition (qu'elle soit un parcours dûment fléché, ou une suite d'îlots indépendants, deux types d'accrochage entre lesquels hésitait la manifestation) est un piège dont la linéarité temporelle de lecture se referme presque immanquablement sur une démonstration tautologique de diversité visuelle - une sorte d'égalitarisme aveugle des dispositifs - redisant ici en boucle: "Voilà comment la photographie (et la peinture, et la gravure, et le dessin) se saisissent du nu, défini a priori comme sujet." On n'aura pas l'injustice d'imaginer que telles étaient les intentions des commissaires de l'exposition qui, toutes quatre, par leurs travaux et leurs fonctions, ne peuvent être suspectées de minimiser la photographie dans ses multiples manifestations (et ce compte rendu ne met en cause, en aucune façon, ni le sérieux du travail effectué, ni sa nécessité). On regrettera d'autant plus que le catalogue, soigneusement élaboré et bien imprimé, se laisse enfermer d'entrée de jeu dans une lecture référentielle par la ferme autorité des deux préfaciers: Jean-Pierre Angrémy, nouveau président de la BNF, qui caresse le fantasme tout littéraire du tableau entièrement peint d'après photographie, et l'historien de l'art moderne Bruno Foucart, qui ne veut assigner à la (féminine et charmante) photographie que ce rôle de "servante ou maîtresse" (sic) que lui laisserait l'art - genre masculin, donc viril et dominateur. N'avons-nous pas encore manqué une occasion de sortir de cet obscurantisme qui empêche de voir la photographie tout simplement comme l'un des outils et des atouts de la modernité? Les études photographiques trouveront-elles leur âge des Lumières, quand il nous faut réaffirmer toujours que la photographie n'est pas un appendice, un adjuvant, un supplétif complaisamment "associé au Grand OEuvre de l'art"? C'est une chose en soi, une machine venue de nulle part (c'est-à-dire une invention), suffisamment efficace et monstrueuse pour bouleverser le monde des images, les principes de la vision, l'appréhension de la réalité, et les technologies à venir; le Grand Art n'est alors qu'un privilège à bousculer au passage, comme le feront la plupart des artistes, de Delacroix à Duchamp et Matisse. Il faudrait plutôt se faire à l'idée que l'histoire de l'art n'a pu s'écrire, à partir de 1850, qu'au vu de reproductions photographiques, ou que, très vite, la photographie va pousser l'art dans ses retranchements, hors de l'imitation des corps, des objets et des espaces où elle excelle. Arguments parmi d'autres pour la reconnaissance d'une rupture imposée par la photographie dans les systèmes de représentation et de communication modernes.

4 Cette amertume clairement déclarée, il faut reconnaître aussi que ce catalogue dévoile un grand nombre d'images, interroge nombre de relations art/photographie qui sont autant d'étapes pour fonder une véritable exégèse. La construction tripartite nous mène du dessin académique stricto sensu à des formes d'appréhension photographique sans référence à l'art, par lesquelles le médium nouveau s'émanciperait (par exemple Marey); et l'on passe insensiblement d'études très documentées sur l'enseignement d'après modèle à des notations plus succinctes sur la pratique de la fin du siècle, qui laissent

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brièvement entrevoir la part omniprésente de la suggestion érotique. La première partie, "Le nu académique", regroupe d'intéressantes études d'Emmanuel Schwartz (la tradition du modèle), Hélène Pinet (l'étude d'après nature), Xavier Demange (l'aspect juridique de la diffusion du nu, et l'émancipation photographique) et Sylvie Aubenas (identité et individualité du modèle). Quatre études plus brèves s'intéressent à des sujets précis (Le Faune Barberini, le Tireur d'épines, la Crucifixion), d'où ressort nettement le "cas" Falguière qui, avec ses lutteurs (photographie, dessin, peinture, 1875), constitue une grande révélation et un merveilleux objet d'étude future pour revisiter l'atelier et le savoir-faire du peintre.

5 C'est à cet "atelier du peintre" qu'est consacrée la seconde partie, ou plus précisément à l'usage pratique et à la présence de la photographie: on rappelle que Courbet avait une collection de photographies (sans doute de nus, auxquelles il tenait), mais c'était le cas de la plupart des peintres, illustrateurs, décorateurs, architectes de la seconde moitié du siècle. Ce constat est en passe de devenir un poncif de l'histoire de l'art moderne, mais celle-ci ne révisera ses dogmes qu'à condition de ne pas limiter l'impact de la photographie à la copie d'attitudes (une sorte d'iconographie réaliste). La photographie fut, très vite, l'un des constituants d'une culture de l'image, d'un fonds d'images mentales convoquées dans un processus de création (une part de l'imaginaire) jusqu'à en constituer aujourd'hui l'opérateur basique.

6 Avec un groupe de treize chapitres plus ou moins courts ou sommaires, le catalogue examine des attitudes plus réelles, plus individuelles: Jeandel, José-Maria Sert, Delacroix, Gustave Moreau, Carabin ont chacun un "usage" particulier de la photographie, ou un contre-usage qui fait que ces images interviennent à un certain stade de leur production - ou même n'interviennent pas, mais sont là tout de même (le "mystère" Jeandel). En somme, la photographie, tant elle met à mal les processus de création, devrait permettre de poser avec plus d'acuité la question: "Qu'est-ce qui concourt à élaborer une oeuvre?" Là encore, Sert et Falguière sont des cas exemplaires (mais fallait-il revenir une seconde fois sur ce dernier?). Plusieurs textes analysent ensuite des éléments lexicaux du "discours amoureux" que tient manifestement la photographie de nu, qu'elle soit ou non destinée à des artistes: la chevelure (un fantasme du XIXe siècle), le masque, le miroir, le fragment. La fonction érotique de ces photographies est indéniable, quand bien même elle serait cachée derrière l'alibi de l'académie, donc de l'art (cette analyse aurait pu être plus explicite dans l'exposition et le catalogue). Mais c'est cette fonction qui propulse la photographie sur le marché (un commerce très lucratif dès l'apparition du daguerréotype).

7 Aussi n'était-il pas nécessaire de produire deux études séparées sur les stéréoscopies de sexes féminins de Belloc (vers 1860), d'autant que cet ensemble, certes spectaculaire, fait apparaître l'arbitraire et la restriction du sujet général (les femmes de Belloc ne sont pas nues¤). Les photographies franchement licencieuses ou pornographiques - une des grandes nouveautés populaires de la fin du siècle, diffusées en abondance - étant inexplicablement exclues du champ du "nu", il ne faut voir sans doute dans l'exhibition furtive (sous vitrine et sans visionneuse stéréoscopique appropriée) des épreuves de Belloc qu'un écho de l'accrochage récent (et spectaculaire aussi) de l'Origine du monde de Courbet4. De là à induire un lien entre les deux¤ C'est faire fi notamment des différences quant à la circulation, l'appréciation du relief, et tout simplement la signification culturelle de ces images.

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8 Dès lors que les stéréophotographies de Belloc (censurées vers 1860) ne sont présentées ici qu'en référence à Courbet, au milieu d'évocations d'autres thèmes artistiques, et sans être situées dans une analyse de l'érotisme et de la licence des images à la fin du siècle, la dernière partie, qui achève d'examiner les "mutations de l'académie" ne pouvait que prendre le contre-pied de l'indécence, avec la photographie à vocation scientifique, de Marey et Londe à Richer (le texte de Michel Poivert "Érotique et mimésis" n'est pas très logique à cet endroit). Les nombreux travaux des chronophotographistes - qui produisirent aussi les premiers films - appellent au moins ici, comme dans l'exposition, les vraies questions (mais un peu tard): ces gens sont-ils nus pour la même raison que les autres? toute photographie de personne nue se réfère-t-elle à l'hypothétique genre du nu? le "nu" suppose-t-il la nudité (et vice versa)? la nudité d'investigation scientifique implique-t-elle un certain voyeurisme et (retour en boucle à notre interrogation initiale): qu'en serait-il du voyeurisme de l'étude d'après modèle, donc du nu photographique? Qu'en est-il, en somme, du regard du voyeur, improprement nommé spectateur, puisque ces photographies sont faites pour être vues, et plus précisément pour être vues dans un certain contexte et à certaines fins? Les rapprochements visuels qui constituent par principe une exposition gomment malencontreusement les divergences d'intentionnalité entre les travaux hyper-scientifiques de Marey et l'usage systématique des chronophotographies de Londe par Richer, même si le dénominateur commun est la nudité du sujet. Le nivellement des significations propre à tout accrochage ne laisse-t-il pas percevoir finalement des personnes nues dans une diversité de poses et d'intentions, c'est-à-dire des anatomies sans cause et sans raison, aux effets indistincts? L'art du nu n'est-il pas dissout dans l'exhibition du corps? Le catalogue, partagé en vingt-cinq études parfois trop laconiques, peine à restituer la réalité de l'impact photographique sur une société qui, par la diffusion de l'image, fonde la trame des moeurs modernes, dans une approche à la fois objective et sensuelle des pouvoirs du corps.

9 À un moment où la photographie semble avoir gagné droit de cité (avec une telle exposition, symptomatiquement logée dans les nouveaux locaux de Tolbiac), il serait prématuré de la considérer comme "reconnue" si elle n'est pas reconnue pour ce qu'elle est: ni art ni technique, ni servante ni martyr - le "médium" par excellence, cela suffirait.

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Brassaï, Marcel Proust sous l'emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997, 176 p., 16 ill. NB hors texte, 110 F.

Paul-Louis Roubert

1 À la réédition par les éditions Gallimard de trois "classiques" de l'oeuvre littéraire de Brassaï (Conversations avec Picasso, Henry Miller grandeur nature, Henry Miller rocher heureux) s'est ajouté, à l'automne dernier, la parution d'un texte inédit: Marcel Proust sous l'emprise de la photographie. Fruit tardif de la passion qu'entretenait Brassaï pour La Recherche, son ouvrage superpose l'intérêt de Proust pour la photographie avec sa propre fascination pour la littérature. Armé de son seul savoir de photographe, mêlant dans son enquête le projet de l'auteur, le récit du narrateur et l'expérience de l'individu, Brassaï veut en quelque sorte ramener Proust à la photographie, comme si l'intuition d'un des plus grands génies littéraires du xxe siècle devait en retour rendre sa pleine dignité à un médium largement critiqué par la gent lettrée. Empreint d'une passion militante, l'essai de Brassaï applique au corpus proustien une technique d'analyse obsessionnelle, qui vise à voir la photographie partout, et produit des raccourcis aussi saisissants qu'incertains, qui culminent avec la tentative de déceler dans le style même de Proust des figures inspirées de dispositifs comme la chronophotographie ou le cinéma. Découvrant en Proust un confrère dans l'art de fixer les images, Brassaï nous en apprend probablement plus sur lui-même que sur l'auteur de La Recherche.

2 Cette quête de respectabilité de la photographie par la littérature s'explique en effet chez Brassaï par un poids énorme mis dans sa famille autour de la chose écrite. En s'y confrontant à son tour, le photographe rejoint son père, professeur de français en Hongrie, dont la figure a eu une grande influence sur son destin et sa carrière, comme en atteste la parution de Letters to My Parents (traduit du hongrois par P. Laki et B. Kantor, University of Chicago Press, 1997). Regroupant quelque 90 lettres qui retracent le quotidien du jeune émigré hongrois et sa découverte de la société artistique parisienne entre 1920 et 1940, l'ouvrage fournit un témoignage indispensable pour qui veut comprendre ce personnage aux multiples facettes. Agrémenté de nombreuses

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photographies et dessins inédits, ce volume constitue l'alpha de la bibliographie brassaïenne, comme le Proust en constitue l'oméga.

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Olivier LUGON, La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939), Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1997, 496 p., ill. NB, bibl., chronol., ind., 280 F.

Michel Poivert

1 Cette précieuse anthologie fait pendant à celle qui fut établie dans la même collection par Dominique Baqué en 1993, intitulée Les Documents de la modernité, et qui concernait la France de l'entre-deux-guerres. Il faut saluer la cohérence de tels projets qui visent à constituer de véritables outils. L'anthologie comme genre éditorial présente avant tout un caractère pédagogique, mais elle ne doit pas faire oublier la part du travail d'auteur qu'elle dissimule. Non seulement la sélection et l'organisation des textes sont le fruit d'intentions clairement affichées par le responsable du volume (comme celle de ne pas se limiter à "l'histoire héroïque de l'avant-garde"), mais les introductions qui viennent préciser le contexte et problématiser les sources s'offrent comme de véritables orientations dans le sens d'une histoire globale (technique, esthétique, sociologique et historique).

2 L'auteur est un spécialiste de la photographie allemande, mais aussi américaine, et s'est en outre vivement intéressé à la question du document photographique, à l'occasion de sa thèse de doctorat d'histoire de l'art, intitulée Le "Style documentaire" dans la photographie allemande et américaine des années vingt et trente (université de Genève, 1994). Cela explique probablement la place réservée à la question des usages de la photographie dans cette anthologie, et la formidable ouverture thématique que propose cette approche. En effet, s'il était nécessaire dans pareil ouvrage de respecter les grandes articulations de l'histoire générale de l'art, en faisant place à la Nouvelle Vision, à la Nouvelle Objectivité et à leurs hérauts, tels Moholy-Nagy ou Renger-Patzsch, ce propos est incontestablement dépassé au profit de chapitres qui nuancent et contextualisent

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l'histoire des mouvements d'avant-garde. Parmi ceux-ci, le photomontage est le plus traditionnel, en revanche une place considérable est accordée à la photographie de presse comme à la photographie des amateurs, et, plus novateur encore, à l'historiographie même de la photographie ainsi qu'aux questionnements philosophiques. L'histoire "événementielle" est en outre largement prise en compte, puisque ce sont les deux grandes guerres qui bornent chronologiquement cette anthologie: les questions de propagande sont donc parfaitement examinées, soit sous l'angle du pacifisme militant, soit au contraire, notamment par le jeu des expositions, sous l'angle de la manipulation des masses sous le IIIe Reich. Parmi les textes qui engagent, témoignent, théorisent ou critiquent la foule de pratiques photographiques de cette période, on trouvera de nombreuses perles, comme le beau texte de Siegfried Kracauer ("La photographie", 1927), des classiques comme la "Petite histoire de la photographie" de Walter Benjamin (dans la traduction publiée par Études photographiques), des découvertes comme les textes de Robert Breuer sur la vue aérienne et ses relations avec l'abstraction, ou bien encore les écrits d'Herbert Starcke sur les rapports entre cinéma et photographie dans le contexte des expositions. L'anthologie présente en outre, parmi d'autres problématiques excitantes, le jeu de la critique du modernisme des années vingt par les acteurs de la décennie suivante et la substitution du concept de document à celui d'oeuvre d'art comme une alternative à une Nouvelle Vision devenue académique. Un outil indispensable, dont on peut seulement regretter le prix, relativement élevé.

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Julius von SCHLOSSER, Histoire du portrait en cire (trad. de l'allemand par É. Pommier, postface de T. Medicus), Paris, Macula, 1997, 235 p., 92 ill. NB, bibl., ind., 180 F.

Denis Canguilhem

1 Dans la série des trouvailles érudites exhumées par Jean Clay, l'essai de 1911 de Julius von Schlosser consacré au portrait en cire fait figure de joyau. Dû à l'un des historiens d'art majeurs de l'école de Vienne, il entraîne son lecteur dans une promenade savante, des effigies mortuaires antiques aux baraques de foire modernes, en passant par les automates du xviiie siècle ou le Panopticon. Outre les quelques rapprochements esquissés par Schlosser entre céroplastie et photographie (développés dans l'excellente postface de Thomas Medicus), les chercheurs en études photographiques apprécieront tout particulièrement les principes très modernes d'histoire culturelle appliqués par ce méthodologue averti à une technique indiciaire évoluant aux marges de l'art, que tout, jusque dans sa mise au ban par les esthéticiens, rapproche du médium argentique. Lié aux pratiques sociales du portrait autant qu'à la longue évolution des théories de l'imitation, le destin de la céroplastie livre une sorte de préhistoire du modèle photographique, et interroge les archétypes de sa réception. Une iconographie souvent troublante invite à poursuivre la méditation sur "les fondements magiques du portrait", son caractère animiste et son inaltérable mystère.

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Jean-Michel BOUHOURS, Patrick de HAAS (dir.), Man Ray, directeur du mauvais movies, Centre Georges Pompidou, Paris, 1997, 208 p., ill. NB, chronol., ind., bibl., 140 F.

Michel Poivert

1 "Directeur du mauvais movies" fut le titre que Man Ray s'attribua au bas d'une lettre envoyée le 8 juin 1921 à Tristan Tzara, lettre reproduite en début d'ouvrage, que l'artiste avait ornée d'un morceau de pellicule montrant son visage, et d'un autre fragment en frontispice présentant un nu féminin. Place aux archives donc, dans cet opuscule qui bénéficie de l'apport de la dation Man Ray et de Noailles au Centre Georges Pompidou, et que les deux directeurs, spécialistes du cinéma expérimental, ont parfaitement su exploiter pour nous présenter les coulisses de l'oeuvre de l'auteur américain. Car si les ouvrages sur Man Ray photographe ne manquent pas, la production cinématographique de l'artiste dadaïste puis surréaliste reste trop souvent mal connue. Le film, il est vrai, se prête mal à la publication, mais cet ouvrage tente en diversifiant l'iconographie (photogrammes, manuscrits, etc.), en jouant avec les reproductions de bandes de film, d'offrir au lecteur un outil d'analyse qui prolonge la projection.

2 Dans une première partie, Patrick de Haas dresse une première typologie esthétique des films de Man Ray, montrant comment, à partir des ciné-rayogrammes tel Le Retour à la raison (1923), reposant sur la notion d'automatisme, l'artiste développe ensuite le principe d'improvisation avec des déambulations parisiennes caméra à la main (Emak Bakia, 1926), puis en vient aux films plus spécifiquement surréalistes, où le sens éclate en métaphores poétiques (L'Étoile de mer, 1928) pour aboutir au rêve romantique de l'oeuvre d'art totale, à l'occasion des ballets lumineux Orgues commandés par Paul Poiret lors de l'Exposition des arts décoratifs de 1925. Chaque film est ensuite analysé, des documents inédits, des chutes de films tirées, des esquisses de scénario et une anthologie

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de textes forment autant de documents permettant de reconstituer la genèse des films et d'en mesurer la portée historique et esthétique.

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Christian BOUQUERET, Des Années folles aux années noires. La Nouvelle Vision photographique en France, 1920-1940, Paris, Marval, 1997, 285 p., 269 ill. NB et coul., biogr., bibl., ind., 490 F.

Olivier Lugon

1 Prix du meilleur livre de photographie 1997, l'ouvrage de Christian Bouqueret se présente comme un luxueux volume, richement illustré, remarquablement imprimé et très documenté. Son but déclaré est de rendre justice à une photographie française de l'entre-deux-guerres jusque-là relativement négligée par la recherche, par rapport à la photographie allemande ou américaine notamment. Dans un avant-propos quelque peu maladroit qui, tout en voulant le récuser, introduit lui-même le soupçon d'un parti pris national, l'auteur attribue cet état de fait aux jeux de la mode et aux rapports de force économiques et politiques, mais en aucun cas à la qualité propre de cette production. Les illustrations qui suivent n'en persuadent pourtant qu'à moitié. Si les précoces et très belles images de Jean Moral sont effectivement une révélation, si les réussites de Moï Ver et d'individualités déjà confirmées (Brassaï, Florence Henri, Claude Cahun, etc.) sont indiscutables, nombre d'exemples ne peuvent dissiper l'impression d'un "demi- modernisme" académique et superficiel - tels Laure Albin-Guillot, Emmanuel Sougez ou la plupart des exemples de typophoto, qui peinent à se défaire des afféteries Art déco.

2 Le texte de Christian Bouqueret se révèle pareillement inégal. Il convainc peu quand il s'efforce de valoriser des photographes analysés comme autant d'auteurs singuliers, cela d'autant moins que ses interprétations sont alors souvent alourdies par des emprunts pesants à la psychologie ou à la psychanalyse, ou qu'il commente dans le détail des images absentes du livre - principe très frustrant pour le lecteur. Il se révèle par contre

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passionnant quand, fort d'une connaissance très précise de ce monde parisien de l'entre- deux-guerres, et avec un luxe de détails difficile à trouver ailleurs (sinon dans les travaux de Françoise Denoyelle, que l'auteur oublie curieusement de citer), il décrit les fonctionnements de la profession, la réalité du commerce des images, avec ses multiples connexions, les jeux de relations personnelles, l'interpénétration du milieu photographique avec celui de la publicité, des éditeurs, des écrivains ou du cinéma. C'est alors que pointent certaines spécificités de cette photographie française qui font justement ses limites, et que Bouqueret ne craint d'ailleurs pas d'évoquer: le refus de la théorie et du débat, l'absence de toute utopie transformatrice à sa base, une certaine légèreté dans le maniement des formes, une volonté de plaire et une obsession du juste milieu largement dépendants du fait que cette Nouvelle Vision française, contrairement à celle de l'Allemagne par exemple, se développe d'emblée au sein du système commercial et des grands studios. De tels éclairages sur les structures entourant la production et la diffusion des images paraissent ici plus concluants que le simple élargissement des interprétations formelles et psychologiques héritées de l'histoire de l'art traditionnelle à des praticiens bien souvent mineurs.

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Mark HAWORTH-BOOTH, Photography : An Independent Art, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1997, 208 p., 52 ill. NB, 48 ill. coul., 39,95 $.

Marta Braun

1 Cet ouvrage raconte comment et pourquoi une institution publique, connue depuis 1899 sous le nom de Victoria & Albert Museum, a collectionné la photographie, depuis ses origines, en 1852, jusqu'à nos jours. L'auteur, Mark Haworth-Booth, est le conservateur chargé du département de photographie du musée; sa parfaite connaissance et l'amour de son sujet imprègnent chaque page.

2 Le récit débute avec le personnage de Henry Cole, photographe amateur et réformateur enthousiaste, qui fut le premier directeur de l'institution entre 1852 et 1874. À ses yeux, la photographie devait jouer un rôle crucial dans la mission d'instruction et d'édification populaire dévolue au musée. En pressentant avec perspicacité que l'outil photographique, parmi ses multiples fonctions, pouvait raffermir l'attachement imaginaire aux lointaines marches de l'Empire, et améliorer la compétitivité industrielle en influençant le design en Angleterre, Cole fonda le premier service photographique muséal au monde, surveillant la qualité des épreuves qu'il achetait ou commandait, collectionnant les photographies d'art, ou organisant des expositions internationales.

3 L'autre sujet de l'ouvrage concerne la difficulté de la classification de ce nouveau médium. Haworth-Booth met en évidence les modifications dans la perception de la photographie des origines à nos jours, en reliant avec brio l'histoire des pratiques des collections muséales avec d'autres aspects habituellement traités séparément par l'historiographie: des inventions de technologies et de procédés aux expositions privées ou publiques en Europe et aux États-unis, en passant par les caprices des influences

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stylistiques ou critiques sur la production et la réception des images. Chemin faisant, l'auteur fait ressortir l'importance des expositions itinérantes ou des célébrations liées au premier centenaire de la photographie (1939 verra l'acquisition d'une importante collection Talbot par le Science Museum, celle d'épreuves de Clementina Hawarden au Victoria & Albert, ainsi que la publication de l'Histoire de la photographie de Beaumont Newhall), et souligne le rôle fondamental du support imprimé dans l'apparition du modernisme photographique des années 1920 (il faudra attendre les années 1930 pour voir une exposition consacrée à la typographie accueillir les avant-gardes). Il attribue la réémergence de la photographie artistique des années 1960 à l'appropriation de la communication de masse par la télévision, et démontre enfin l'importance des galeries privées dans la naissance d'un nouveau public favorable à la photographie créative dans les années 1970.

4 Vision d'un initié, dont le rattachement au musée en 1972 coïncide avec les meilleures acquisitions de l'institution, regorgeant d'anecdotes, le livre aborde les figures canoniques avec un esprit rafraîchissant. On y découvre l'histoire de la mère de Robert Capa vendant ses épreuves au kilo, les espérances et les déboires des Gernsheim à la recherche d'un acquéreur pour leur collection, le récit de conversations avec des conservateurs et des collectionneurs, les coulisses des ventes aux enchères ou encore la mention des montants atteints par certaines épreuves.

5 Un ouvrage décisif, qui bénéficie de la grande érudition de son auteur et d'un style attrayant. Souhaitons qu'il soit le premier d'une nombreuse lignée consacrée aux collections institutionnelles, et à la façon dont celles-ci ont fait de la photographie "un art indépendant".

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Gilles A. TIBERGHIEN, Patrick Tosani, Paris, Hazan, 1997, 112 p., 77 ill. coul., bibl., 120 F.

Nathalie Boulouch

1 Cet ouvrage est l'un des premiers titres d'une nouvelle collection monographique consacrée par les éditions Hazan à la création contemporaine. Celle-ci se caractérise par une place prépondérante accordée à l'iconographie (ici 77 illustrations pour 112 pages), ainsi que par une édition bilingue français-anglais du texte. Deux partis pris éditoriaux qui ont pour effet de ne laisser que peu de place à l'essai. De fait, une impression d'insatisfaction surgit à la lecture du texte trop bref d'un auteur dont on connaît par ailleurs la qualité des écrits. Introduire en seize pages à la démarche artistique et intellectuelle de Tosani à travers l'ensemble de son oeuvre relève de la gageure - ce que Tiberghien glisse à demi-mot, comme pour excuser la rapidité de ses analyses. Alors que l'ouvrage semble vouloir s'adresser à un public curieux de l'art contemporain, on peut regretter que l'iconographie, par souci didactique, ne comprenne pas les oeuvres des autres artistes auxquels l'auteur fait référence (Dibbets, Rousse, Hilliard, les Becher, Brancusi). Par contre, il faut mentionner le choix judicieux de privilégier les vues d'exposition. Les images mises en espace, leurs rapports de format aident à la compréhension du propos sur les spécificités du médium photographique à travers la notion centrale d'agrandissement, laquelle renvoie à la question de l'échelle qui, depuis les objets de Claes Oldenburg, les objets spécifiques de l'art minimal ou les sculptures du Land Art, constitue un jalon de la réflexion contemporaine.

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Olympe Aguado (1827-1894) photographe (cat. exp.), textes de R. Rapetti, H. Bocard, A. McCauley, M. Poivert, S. Morand, Strasbourg, musées de Strasbourg, 1997, 216 p., 134 ill. NB, 78 ill. coul., bibl., 150 F.

Bernard Marbot

1 Sans la photographie, Olympe, aujourd'hui, ne serait rien d'autre dans l'histoire, et seulement pour les érudits, que l'un des trois fils d'Alexandre Aguado, marquis de Las Marismas, figure connue de la Restauration et de la monarchie de Juillet. C'est à son père qu'il dut et la fortune acquise dans de vastes opérations financières (qui sauvèrent l'Espagne de la banqueroute sous le règne de Ferdinand VII), et un nom qu'une collection d'oeuvres d'art, inégale mais immense, avait rendu célèbre sous Louis-Philippe. Nanti de ce bel héritage, il mena dans la haute société du Second Empire une vie d'autant plus mondaine que sa famille était fort bien introduite à la cour impériale: il était reçu aux Tuileries, à Compiègne, suivait les souverains à Bade, les accueillait dans son château de Grossouvre (Cher).

2 Existence rien moins que luxueuse, mais exempte de désordres scandaleux, réglée par un esprit instruit, curieux, que ne troublaient ni le souci d'une position sociale ni les fatigues de la politique et des affaires dont il se tint à l'écart: bref, un destin favorable à l'épanouissement d'un hobby. La photographie fut ce passe-temps qui lui procura de son vivant une notoriété de bon aloi dans les cercles et les publications suscités par le nouvel art, et dont les fruits retrouvés de nos jours l'arrachent définitivement à l'oubli, leur saveur le hissant au second rang des auteurs d'images argentiques du XIXe siècle. Certes, son activité n'avait pas totalement échappé aux spécialistes actuels (il fut un membre fondateur et dynamique de la Société française de photographie), quelques épreuves

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scintillaient dans les mémoires, mais qui aurait pu soutenir que, dans ce mode d'expression, Olympe avait sa cime?

3 Reconnaissance dont le mérite revient à l'organisateur d'une exposition récente: Sylvain Morand, chargé des collections photographiques au musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg. Cette manifestation et le livre qui l'accompagne auront révélé un ensemble de quelque 200 épreuves dont les connaisseurs apprécieront la variété, l'élégance et la sûreté d'exécution. Un talent supérieur s'y découvre. a pu donner à Aguado le goût de la photographie et l'aider à parfaire une technique dont il avait appris les rudiments auprès du vicomte Vigier. Toutefois, c'est bien à ses dons, à son éducation, qu'Olympe (et son frère Onésipe, moins présent, et dans un registre iconographique plus restreint) doit l'excellence de son oeuvre.

4 Paysages amples, portraits somptueux ou dépouillés, animaux de ferme ou de compagnie aussi vrais que possible, groupes simplement posés ou composés: son travail n'est jamais banal; il n'est pas non plus d'une originalité confondante (en comparaison de séquences obtenues par d'autres virtuoses de l'époque), sauf dans les scènes combinées en intérieur, partie où il s'avère inimitable.

5 Comme le remarque l'un des rédacteurs du catalogue, ces images qui restituent de façon allusive des anecdotes vécues à la cour ou dans les salons de la gentry marquent l'aboutissement de la pratique photographique d'Aguado bien qu'il ne les ait pas diffusées. Nées de l'entrelacement prémédité de l'histoire et de la fiction, les plus accomplies sont à cent lieues de ces tableaux vivants et scènes de genre débordant des cartons des photographes anciens: pastiches d'opérateurs en mal de peintures, historiettes frisant le grotesque (comme les photomontages de Flamant, non signalés en tant que tels dans le catalogue, qui en présente deux exemples), allégories lourdes d'esthétisme à la manière de Robinson ou de Rejlander. Création sans doute insurpassée, parfois surréaliste, dont "La lecture" et "L'admiration", stupéfiants d'ironie et de contention, de liberté et de distinction, sont les fleurons (heureusement bien reproduits dans cet ouvrage où les illustrations dénaturent souvent la riche tonalité des originaux).

6 Les textes d'Hélène Bocard et d'Anne McCauley livrent, non sans redites, toutes les informations nécessaires à la compréhension de l'oeuvre. Entre les mains d'un lecteur soucieux d'en établir l'index et attentif à redresser les erreurs qui faussent les renvois, ce livre est appelé à devenir un bon instrument de travail.

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S. SAUVADON, B. FERET, Fonds photographique Jules Bonnel (1864-1935), Archives départementales de l'Ardèche, 1996, 98 p., 97 ill. NB, ind.

Annie-Dominique Denhez

1 Hommage au photographe amateur Jules Bonnel et à ses descendants qui ont su préserver ce fonds, cette plaquette réalisée par les services des archives départementales de l'Ardèche se présente comme un inventaire exhaustif des 1694 plaques de verre conservées, accompagné d'un choix d'une centaine d'illustrations et d'une courte biographie.

2 On n'ira pas chercher ici une oeuvre d'exception: au contraire, c'est dans sa banalité même que cet ensemble iconographique suscite l'intérêt, en fournissant un témoignage détaillé des caractéristiques stylistiques de la pratique amateur au tournant du siècle. La référence au travail de Daniel Travier et de Jean-Noël Pelen (L'Image et le Regard. Les Cévennes et la photographie, 1870-1930, Montpellier, Presses du Languedoc, Max Chaleil Éditeur, 1993), dans la courte bibliographie, rappelle que ce type de documentation est encore trop rare. Quoique cette publication ne soit pas sous-tendue par une réflexion sur le genre photographique ou par une visée ethnographique, elle témoigne d'un intérêt neuf pour le médium de la part d'institutions non photographiques, qui découvrent et valorisent progressivement des collections qui reposaient il y a peu dans l'indifférence - initiatives qui méritent d'être encouragées, et qui sont susceptibles d'apporter des matériaux précieux pour la recherche.

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Projections, les transports de l'image (cat. exp.), textes de J. Aumont, Y. Beauvais, R. Bellour, G. Careri, H. Damisch, M. Frizot, P. de Haas, A. Minazzoli, D. Païni, Paris, Hazan-Le Fresnoy-AFAA, 1997, 235 p., ill. NB et coul., bibl., ann., 145 F.

Nathalie Boulouch

1 Format presque carré, léger et pourtant dense, ce livre est de ceux que l'on a envie d'emporter partout avec soi, pour s'y plonger entre deux transports. Livre plutôt que catalogue, il accompagne l'exposition inaugurale du Fresnoy-Studio des arts contemporains placé sous la houlette d'Alain Fleischer. Dominique Païni, concepteur tant de l'ouvrage que de l'exposition, a su s'entourer des meilleures contributions pour tracer "une sorte de petite histoire de la projection".

2 "Phénomène lumineux du transport d'une image d'un lieu à un autre [¤] le jet de l'image, son parcours dans l'espace, sa "dématérialisation" dans la lumière et son apparition sur l'écran qui intercepte le faisceau." Définir la projection comme "transport" permet de l'appréhender dans son sens le plus ouvert: divine, amoureuse, lumineuse, onirique, hypnotique, photographique, cinématographique, vidéographique, spectaculaire. Partant, le propos avance des métaphores poétiques de la Renaissance aux expérimentations des cinéastes et vidéastes de la période contemporaine (dont certains sont présents dans l'exposition), en passant par le rêve de d'Alembert, Mesmer et mademoiselle Paradis, la photographie, ou l'art des années 1920. Hubert Damisch introduit ce projet ambitieux, situant le concept de projection autant en termes psychanalytiques qu'en tant que dispositif assorti de son corrélat: l'écran. Par le double motif de la "divine projection" et

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de la projection de ressemblance des amants dans la poésie héroïque du Tasse, Giovanni Careri met en lumière les deux pôles du paradigme projectif sur lesquels l'ensemble des textes revient selon des éclairages variés: une source d'émanation et un support d'inscription.

3 Projection lumineuse, certes, mais avant cela projection géométrique. Michel Frizot repère "ce qu'il y a de projectif dans la photographie", et se livre à une archéologie du terme et du dispositif en retournant aux sources de la géométrie. La projection lumineuse est une modalité d'usage de la photographie quand la projection géométrique est à l'origine de la procédure visuelle qui préside à la production de l'image. Quant aux multiples explorations des potentialités du dispositif de projection par les artistes des années 1920, elles trouvent leur résonance dans le travail de la matérialité du support et de ses constituants auquel s'attaque le cinéma expérimental comme dans les installations des vidéastes et cinéastes contemporains qui interrogent et exploitent le dispositif en termes d'espace, de temporalité, de narrativité, d'implication perceptive et comportementale du spectateur face à l'image et à l'écran.

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Nécrologie

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Paolo Constantini (1959-1997)

Francoise Heilbrun

1 Dans un catalogue rétrospectif sur la photographie italienne auquel ils avaient travaillé ensemble, comme souvent, Italo Zannier, le professeur de Paolo Costantini, donnait rendez-vous au lecteur pour l’année 2039, bicentenaire de l’invention de la photographie1 . Hélas, Paolo ne sera pas au rendez-vous : il nous a quittés, dans la fleur de l’âge, après avoir vaillamment lutté, des années durant, contre un cancer, travaillant jusqu’au bout avec acharnement. Cet historien chevronné de l’architecture puis de la photographie s’est tu, alors qu’il avait encore tant à nous dire.

2 Paolo Costantini avait débuté par un diplôme d’études supérieures en histoire de l’architecture, soutenu à l’Institut universitaire d’architecture de Venise, en 1985. Cet intérêt pour l’architecture se doublait d’une grande curiosité pour la photographie, précieux auxiliaire de l’art monumental, qui devait le mener à devenir plus tard le conservateur chargé des collections photographiques au Centre canadien d’architecture de Montréal, de 1995 à 1997 – deux années durant lesquelles, en dépit de sa maladie, il avait pu, sous la direction de Phyllis Lambert, mener à bien une politique ambitieuse d’acquisitions, d’expositions et de publications.

3 Dès 1986, Paolo avait publié un catalogue consacré aux daguerréotypes français collectionnés par le critique et historien d’art Ruskin, à Venise dans les années 1840. L’exposition, qui se tint au Palazzo Fortuny à Venise et au musée Alinari à Florence, fut une révélation pour les historiens de la photographie.

4 Le paysage urbain de l’Italie, sa traduction par la photographie et le rôle joué par les historiens d’art dans l’étude du médium – à une époque [p. 131] où ce dernier n’est pas encore considéré sérieusement comme un art – tel est le faisceau de préoccupations qui animeront désormais, à quelques exceptions près, l’ensemble des recherches de Paolo Costantini.

5 En effet, même s’il a fait quelques incursions dans le domaine de la photographie étrangère, avec les expositions, accompagnées de catalogues, consacrées à Edward Weston (à Venise et Florence en 1990), à Edward Steichen (“Edward Steichen : la collezione della Royal Photographic Society”, à Milan en 1993) ou à la photographie du

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Bauhaus (à Venise en 1993), Paolo a pris avant tout comme champ d’exploration et d’enseignement – à Milan, Pise et Udine, ou aux Etats-Unis – l’histoire de la photographie italienne, dans la tradition de Lamberto Vitali, Piero Becchetti et Italo Zannier. Mais, à la différence de Becchetti, qui privilégie les “primitifs” de la photographie, et comme Zannier ou, dans une certaine mesure, comme Lamberto Vitali, auquel Paolo venait de consacrer un article très élogieux dans le numéro d’automne 1997 de la revue History of Photography2, il montre le désir d’appréhender cette histoire de ses débuts jusqu’à l‘époque contemporaine.

6 Un de ses premiers travaux, en 1985, en collaboration avec Zannier, est une anthologie, Cultura fotografica in Italia. Antologia di testi sulla fotografia, 1839-19493. Puis il consacre une exposition à “Venezia nella fotografia dell’ottocento” au Palazzo Fortuny, à Venise, l’année suivante. Il reviendra sur ce thème dans un article consacré à Carlo Naya en 1992 (pour le bulletin de la University of Michigan Museum of Art) où il montre comment Naya (1816-1882), l’un des plus grands photographes ayant travaillé à Venise, renouvelle, par ses compositions ou ses thèmes, comme l’“aqua alta” ou Venise au coucher du soleil, la vision de la ville.

7 Paolo Costantini devait être l’un des principaux artisans d’une importante manifestation que le musée d’Orsay, le Centre canadien d’architecture de Montréal et le Metroplitan Museum de New York avaient projeté de mettre sur pied, concernant les relations entre le paysage italien et la photographie, thème qu’il avait intitulé dans ses notes : “De l’énigme à la réalité”. Tout récemment, il avait organisé une série de manifestations sur les liens entre photographie et architecture contemporaine en Italie. Citons notamment, en 1996 : Luigi Ghirri-Aldo Rossi : des choses qui ne sont qu’elles-mêmes4. On y voit que Ghirri (1943-1992), qui avait entrepris depuis 1981 “ une topographie symbolique de la plaine padane ”, interprète l’architecture d’Aldo Rossi et notamment le cimetière de Modène sous divers angles et diverses lumières, de façon à [p. 132] “ mettre en crise les stéréotypes de la photographie ” et à dialoguer avec l’architecte, qui se trouvera à son tour marqué par l’expérience de Ghirri.

8 Pour revenir à l’histoire de la photographie italienne, Paolo Costantini s’est particulièrement interessé au moment de la prise de conscience de celle-ci comme forme d’expression artistique et comme école, lors de l’organisation de l’exposition internationale de Turin en 1902, dont Edoardo de Sambuy fut l’organisateur pour la section photographique italienne. Costantini a été amené à étudier “l’Esposizione internationale di fotografia artistica”, dans le catalogue Torino 19025, après avoir commencé par décrire l’étape suivante, celle de la création de la revue pictorialiste La Fotografia artistica6. En 1989, déjà, il avait participé à un ouvrage sur La Trieste dei Wulz7: une dynastie de photographes dont le plus beau joyau est la futuriste Wanda Wulz, immortalisée par son autoportrait en surimpression avec un museau de chat. En 1997, Paolo Costantini préface l’imposante monographie accompagnant une exposition consacrée à Turin à Mario Gabinio (1890-1930). De façon caractéristique, le titre de la préface n’est autre que “Dal paesaggio alla forma”.

9 Non content de se spécialiser dans la photographie italienne, Paolo Costantini a aussi voulu faire connaître en Italie les grands textes de la critique internationale. Ainsi a-t-il traduit plusieurs articles écrits par l’historien d’art d’origine pragoise, installé aux États- Unis pendant la dernière guerre, Heinrich Schwarz (1894-1974). Ce dernier fut un précurseur et consacra en 1931 à David Octavius Hill et à son collaborateur Robert Adamson la première monographie dans laquelle l’oeuvre d’un photographe est étudiée

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en tant qu’expression artistique8. Les textes de Schwarz édités et préfacés par Costantini, qui y joint une bibliographie de l’auteur9, portent essentiellement sur la “vision photographique” qui remonte bien avant la mise au point matérielle du médium au XIXe siècle, et peut se situer dès la Renaissance, grâce à l’utilisation de la camera obscura. Ces articles de Schwarz, publiés en partie après sa mort, anticipent l’ouvrage d’Aaron Scharf Art and Photography, publié en 1968 et devenu un classique, ou les recherches d’un Van Deren Coke10.

10 Il est impossible de parler de tous les travaux de Paolo Costantini dont l’activité fut inlassable, mais à côté de ses dons intellectuels et de sa sensibilité artistique, il ne faut pas oublier sa personnalité humaine, enthousiaste, loyale, rayonnante, celle d’un vrai gentilhomme.

11 ** En collaboration avec Italo ZANNIER

BIBLIOGRAPHIE

Travaux de Paolo Costantini

a) Monographies

· La Fotografia artistica, 1904-1917. Visione italiana e modernità, Turin, Bollati Boringhieri, 1990.

· Strand. Luzzara, Milan, Clup, 1989*.

· Cultura fotografica in Italia. Antologia di testi sulla fotografia, 1839-1949, Milan, Angeli, 1985**.

b) Préfaces

· Robert Adams, La bellezza in fotografia. Saggi in difesa dei valori tradizionali, Turin, Bollati Boringhieri, 1994.

· Heinrich Schwarz, Arte e fotografia, precursori e influenze, Turin, Bollati Boringhieri, 1992.

c) Catalogues d'exposition (sélection)

· Venezia-Marghera. Fotografia e trasformazioni nella città contemporanea, Milan, Charta, 1997.

· Luigi Ghirri-Aldo Rossi. Things Which Are Only Themselves, Montréal, Centre canadien d'architecture/Milan, Electa, 1996.

· La Fotografia al Bauhaus, Venise, Marsilio, 1993.

· Edward Steichen. La collezione della Royal Photographic Society, Milan, Charta, 1993.

· Linea di Confine della Provincia di Reggio Emilia. Laboratori di Fotografia (série de catalogues : Guido Guidi, Olivo Barbieri, Lewis Baltz, Michael Schmidt, John Davies, Stephen Shore), Reggio Emilia, 1991-1997.

· Paolo Gioli, Florence, Alinari, 1990**.

· Edward Weston, Florence, Alinari, 1990.

· L'insistenza dello sguardo. Fotografie italiane, 1839-1989, Florence, Alinari, 1989**.

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· Paparazzi. Fotografie, Florence, Alinari, 1988**.

· Luci ed Ombre. Gli Annuari della fotografia artistica italiana, 1923-1934, Florence, Alinari, 1987**.

· Dialectical Landscapes. Nuovo paesaggio americano, Milan, Electa, 1987.

· I Dagherrotipi della collezione Ruskin, Venise, Arsenale/Florence, Alinari, 1986**.

· Venezia nella fotografia dell'Ottocento, Venise, Arsenale, 1986**. d) Articles et essais (sélection)

· "An Archaelogist's Vision", Viewing Olmsted. Photographs by Robert Burley, Lee Friedlander and Geoffrey James, Montréal, Centre canadien d'architecture, 1996.

· "The Library of the Architect", Casabella, série d'articles publiés entre 1996 et 1997.

· "A Minimal Adventure", Aperture, ("Immagini italiane"), n° 132, été 1993.

· "Note a margine del fondo fotografico Supino", Il tempo dell'immagine. Fotografi e società a Bologna. 1880-1980, Turin, Seat, 1993.

· "I congressi fotografici nazionali, luoghi dello scambio intellettuale", Segni di luce. La fotografia italiana dall'età del collodio al pittorialismo, vol. II, Ravenne, Longo, 1993.

· "Vedute e Dettagli", The Photography of Carlo Naya, The University of Michigan Museum of Art, Ann Arbor, Michigan, 1992.

· "La presenza dell'immagine fotografica", Daniele Calabi, architetture e progetti. 1932-1964, Venise, Marsilio, 1992.

· "Fotografia e architettura. Contributi recenti", Casabella, n°593, septembre 1992.

· "Occhio artificiale. Sull'Italia riflessa nelle lamine di Daguerre", Segni di luce. Alle origini della fotografia in Italia, Ravenne, Longo, 1992.

· "Exactitude and Multiplicity. Rule Without Exception", The Work of Lewis Baltz, Des Moines, Des Moines Art Center, 1990.

· ""A Truth that Art cannot achieve". The Scientific Environment in Venice and the First Inquiries into Photography (1839-1846)", Shadow and Substance. Essays on the History of Photography in Honor of Heinz K. Henish, Bloomfield Hills, The Amorphous Institute Press, 1990.

· "About Spaces. Beyond the Landscape", Casabella, n° 560, septembre 1989.

· "From the inside onto the outside. The photography of Luigi Ghirri", Luigi Ghirri. Italian Landscape, Milan, Electa, 1989.

· "Nuovi criteri di verità. Fotografie e scienze d'osservazione", Il Veneto e l'Austria. Vita e cultura artistica nelle città venete. 1814-1866, Milan, Electa, 1989.

· "Una rivoluzione nell'arte del disegno", Venezia Arti 2, Bulletin of the Departement of History of Art (L'ingresso della fotografia nella produzione d'immagine di Venezia), University of Venice, 1988. e) Conférences récentes

· "Portrait et figure dans la photographie et les arts visuels", colloque "Autour de Nadar", musée d'Orsay, Paris, 8 et 9 septembre 1994.

· "Le metamorfosi del ritratto", XXXVI Corso internazionale di alta cultura, Fondation Cini, Venise, 31 août 1994.

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* En collaboration avec Luigi Ghirri.

** En collaboration avec Italo Zannier.

NOTES

1. PaoloCOSTANTINI, ItaloZANNIER, L’insistenza dello sguardo. Fotografie italiane, 1839-1989, Florence, Alinari, 1989. 2. P. COSTANTINI, “Lamberto Vitali, Italian Photohistorian”, History of Photography, n° 3, vol. 2, automne 1997, p. 244-247. Voir également : id., “Lamberto Vitali. Ein moderner Historiker der Fotografie”, Photogeschichte, 17eannée, n°64, 1997, p. 19-25. 3. P. COSTANTINI, I.ZANNIER, Cultura fotografica in Italia. Antologia di testi sulla fotografia, 1839-1949, Milan, Angeli, 1985. 4. P.COSTANTINI, Luigi Ghirri-Aldo Rossi.Des choses qui ne sont qu’elles-mêmes (cat. exp.), Montréal, Milan, Centre canadien d’architecture-Electa, 1996. 5. Id., “L’Esposizione internationale di fotografia artistica”, in coll., Torino 1902, le arti decorative internazionali del nuovo secolo (cat. exp.), Turin, Fabbri, 1994. 6. Id., “La Fotografia artistica” (1904-1917). Visione italiana e modernita, Turin, Bollatti Boringhieri, 1990. 7. Coll., La Trieste dei Wulz.Volti di una storia. Fotografie 1860-1980, Florence, Alinari, 1989. 8. Heinrich SCHWARZ, David Octavius Hill (1802-1870).Der Meister der Photographie, Leipzig, Insel V., 1931 : ouvrage largement mis à contribution par Walter BENJAMIN dans sa “Petite histoire de la photographie” (Études photographiques, n°1, novembre 1996, p. 8). 9. Id., Arte e fotografia. Precursori e influenze (traduit de l’allemand et présenté par P.Costantini), Turin, Bollati Boringhieri, 1992. 10. Aaron SCHARF, Art and Photography [1968], Londres, Penguin Books, 1983; Van Deren COKE, The Painter and the photograph, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1964.

AUTEUR

FRANCOISE HEILBRUN Françoise Heilbrun est conservatrice en chef au musée d’Orsay.

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Photographie et hallucination

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Nerval et l'expérience du daguerréotype

Paul-Louis Roubert

1 Gérard de Nerval (1808-1855) occupe une place singulière dans la chronique de la réception du daguerréotype. S'il partage avec la plupart des hommes de lettres de son temps une défiance maintes fois exprimée à l'égard de la nouvelle image mécanique, il est aussi l'un des premiers à réagir à l'annonce de l'invention de Daguerre, et surtout l'un des rares à avoir fait lui-même l'expérience de la technique daguérienne, à l'occasion de son voyage en Orient, en 1843 tentative qui fait du poète le précurseur des photo-amateurs de la fin du XIXe siècle, à une époque où la pratique en dilettante du médium est encore inaccessible; tentative vouée à l'échec, donc, par sa précocité même, mais qui confère une valeur remarquable à la critique sévère de la photographie par Nerval, et qui forme une étape importante et secrète dans l'évolution de sa réflexion sur la question du réalisme.

2 Dans une lettre parue dans Lettres aux belles femmes de Paris et de la province, à l'adresse de madame Martin et datée du 15 septembre 1839, Nerval, à distance, ironise sur la daguerréotypomanie qui agite la capitale:

3 "On nous dit que Paris (le Paris resté dans ses maisons et dans son ruisseau), que ce centre des arts et des belles manières partage en ce moment son admiration entre le daguerréotype et la ménagerie Van-Amburg1. Cela ne nous étonne pas de la part du Paris en question. Pour nous, qui préférons la nature de Cabat et de Decamps à la nature prise sur le fait de M. Daguerre, nous ne voyons dans cette invention qu'une soeur cadette du physionotype, dont on ne parle plus guère2." [p. 7]

4 La filiation suggérée du daguerréotype avec le physionotype n'est pas innocente. Ce terme apparaît au début du XIXe siècle pour remplacer l'ancien physionotrace de Gilles- Louis Chrétien, qui date de la Révolution. Mais il existe un second physionotype, dont on ne parle plus guère en 1839, inventé en 1834 par Lesauvage: "Ce procédé donne le moyen de mouler en plâtre toutes les figures humaines, par un mécanisme aussi simple qu'ingénieux. [¤] grâce à la méthode de l'auteur, il suffit de poser la figure sur une espèce de brosse métallique, pour laisser dans les mains du modeleur l'empreinte avec laquelle il obtient, quelques minutes après, le moule le plus parfait3." Ledit physionotype, lancé à l'époque avec force publicité de la part de son inventeur, est jugé sévèrement par la

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presse: "Ce fut un faiseur qui lança la fameuse affaire du Physionotype, que le Charivari baptisa du nom de "Physionatrape4"." Sur ce modèle, Nerval prévoit donc une courte carrière pour le daguerréotype, et n'y voit alors qu'une nouvelle manie sans lendemain, un caprice parisien.

5 Pourtant, la photographie ne sera pas un phénomène éphémère, et quatre ans plus tard, c'est Nerval lui-même qui s'embarque à destination du Caire, chargé du lourd matériel nécessaire à la réalisation d'images argentiques. Les raisons de son départ pour le Levant sont connues. Suite à sa première grande crise psychique, dite "crise de 18415", qui le fait interner dans différentes cliniques pendant la presque totalité de cette année, Jules Janin, dans son feuilleton dramatique du Journal des débats rédige une cruelle mise au tombeau publique du poète6, dont Nerval restera affecté jusqu'à la fin de ses jours7. Pour faire oublier cet épisode, il lui faut réaliser un coup d'éclat, "une grande entreprise qui effaçât le souvenir de tout cela et [lui] donnât aux yeux des gens une physionomie nouvelle8": ce sera le voyage en Orient.

6 Nourri depuis de nombreuses années par une littérature ésotérique, mythologique et historique qui le pousse à poursuivre à sa manière la quête d'Isis9, Nerval entreprend de partir à la conquête de l'aventure moderne, à la pointe de l'expérience littéraire. En 1843, faire le voyage en Orient, c'est prendre la suite de prédécesseurs prestigieux qui ont progressivement établi les règles de l'exercice10: un parcours autour de la Méditerranée, avec ses étapes obligées, une rédaction à la première personne, un souci d'exactitude dans l'exposition des faits relatés, enfin, dans un souci littéraire tout romantique, une attention particulière au sentiment de la nature. Dans ce cadre, le portrait de l'Orient [p. 8] contemporain que Nerval imagine de brosser constitue autant un projet littéraire qu'une tentative pour se réinscrire au sein de la société parisienne lettrée: "Tâche donc, écrit-il à son père, de considérer la réalisation de ce projet comme un grand bonheur qui m'arrive et le gage d'une position à venir11."

7 Quatre ans à peine après l'annonce de l'invention de la photographie, l'entreprise qui consiste à emporter un daguerréotype dans des pays lointains fait encore figure d'exception12. Mais quel autre équipement eût été susceptible d'ajouter du poids à son projet, en donnant de lui-même l'image, non plus d'un "fou sublime13" hors du temps, mais d'un personnage ayant foi dans le progrès technique, une personnalité essentielle de la vie artistique et littéraire parisienne? Le voyage doit avoir assez de retentissement pour alimenter les échos dans la presse. La nouveauté et l'actualité du daguerréotype, qui permet également d'envisager la possibilité d'éditer un volume illustré14, représentent sans aucun doute des atouts précieux.

8 Certains des plus proches amis de Nerval ne sont pas réfractaires à la nouvelle invention, comme Théophile Gautier et Eugène Piot qui visitent l'Espagne en 1840 armés d'un daguerréotype15. De plus, la technique photographique s'est perfectionnée depuis 1839, et les publications [p. 9] spécialisées mettent volontiers en avant les diverses améliorations apportées au procédé. Ainsi pouvait-on lire en juillet 1841 dans L'Artiste, revue à laquelle Nerval collaborait depuis quelques mois, un article anonyme, délibérément optimiste quant aux possibilités du daguerréotype: "La réalité a remplacé le rêve, mais au prix de bien des recherches16." Si le rédacteur n'accorde au portrait photographique qu'un "aspect" d'oeuvre d'art, il n'hésite pas à proclamer l'avènement de l'instantanéité, "c'est- à-dire des groupes de personnages en action, des vues du Pont-Neuf avec les voitures et les piétons en marche; des portraits d'un délicieux aspect, où l'on ne retrouve plus la raideur, la sécheresse des premiers portraits au daguerréotype17".

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9 Nous savons peu de choses sur les préparatifs proprement dits du voyage, qui contraignent Nerval à se munir d'un matériel encombrant18. A-t-il acheté ou lui a-t-on prêté cet "appareil effrayant pour l'amateur, véritable magasin de boîtes, fioles, bassines, égouttoirs, bouillottes, lampes compliquées, etc., etc., dont l'aspect seul suffit souvent pour dégoûter les personnes qui cherchaient à se faire initier aux nouveaux mystères19"? A-t-il été formé par un praticien aux détails d'un procédé complexe, comme le fut par l'opticien Lerebours? Nous l'ignorons mais les résultats qu'il obtient suggèrent qu'il n'avait dû recevoir à tout le moins qu'une initiation rudimentaire. Du reste, Nerval s'intéresse sans doute moins à l'objet technique en tant que tel qu'à l'"esprit" qui enveloppe l'invention. En quittant Paris, suivi par son confrère du Corsaire, Joseph de Fonfride20, le 22 décembre 1842, Nerval souhaite rejoindre l'Orient afin, semble- t-il, d'y "remplacer le rêve par la réalité": le daguerréotype représente ici l'un des outils possibles de la production d'un récit vériste, pleinement en accord avec le genre littéraire du voyage.

10 Faisant étape à Lyon, sur la route de Marseille, Nerval écrit à son père: "Nous sommes allés aujourd'hui à Fourvière et comme c'est jour de fête, c'est très brillant. La vue était magnifique à ce beau soleil. Nos lits de voyage et le daguerréotype sont cause que nous avons un excédent de bagage très coûteux; mais cela sera moins sensible sur le bateau21." L'appareil forme visiblement l'un des éléments essentiels du voyage, dont la charge se fait sentir autant sur le plan du bagage que sur celui des finances: "Dans trois jours nous espérons être à Syra et, trois jours après, à Alexandrie. Nous n'avons encore dépensé que fort peu, relativement, et il faut compter beaucoup d'achats de livres, armes, etc., ainsi que les choses relatives au daguerréotype22." [p. 10]

11 Alors qu'il est au Caire depuis trois mois, Nerval écrit à Théophile Gautier (fig. 1. Lettre de Gérard de Nerval à Théophile Gautier, Le Caire, 1er mai 1843, 210 x 135 mm). Celui-ci, resté à Paris, travaille à l'écriture d'un ballet égyptien, La Péri23, sans toutefois être jamais allé en Égypte. Nerval, en bon camarade, pense aux décors du futur spectacle:

12 "Je voudrais te peindre un kiosque qui est à Ronda mais je ne peux pas; c'est un escalier de terrasses avec des berceaux de verdure se surmontant par étages, jusqu'au pavillon placé en haut, [¤] puis force cyprès d'un effet triste et charmant avec des colombes qui se perchent sur la pointe. Mais ce qui est merveilleux et que je puis encore moins rendre ce sont des plates-bandes formant des dessins de tapis, des fleurs, des dessins en tamarins très hauts. Cela a quelque chose de funèbre où l'on sent que les femmes doivent se promener au clair de lune, autour des bassins. Il y a des bosquets de jasmins ou de myrtes taillés ainsi circulaires, des citronniers taillés uniformément en quenouille, des orangers chargés de fruits, mais non taillés de grandes galeries peintes formant volières, un pavillon de marbre à colonnes où les femmes se baignent sous les yeux du maître. Je regrette de ne pouvoir t'envoyer mon épreuve daguerréotypée de ce dernier qui est à Schoubra; quelque peintre t'en donnerait le dessin; il y a des crocodiles et des lions qui versent de l'eau, c'est illuminé pour les fêtes. Tout cela peut se faire en effet de nuit avec la lune, je regrette bien de n'être pas près de toi pour t'expliquer tout mais en prenant pour motif les jardins de Schoubra on ferait quelque chose de ravissant24."

13 Ce fragment constitue la première preuve, et presque la seule, attestant que Nerval s'essaye à la pratique daguérienne. Mais c'est aussi le seul "daguerréotype" qui nous reste de Nerval, puisqu'aucune des images qu'il a pu exécuter pendant son voyage n'est parvenue jusqu'à nous: un daguerréotype rêvé, une image typiquement nervalienne, qu'aucun appareil photographique n'aurait été alors capable de reproduire. Ce qui attire

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Nerval, après les nombreux effets colorés des bosquets de jasmins et de myrtes, des citronniers et des orangers chargés de fruits, ce sont les ambiances nocturnes, ce moment où les femmes se promènent au clair de lune autour des bassins illuminés pour les fêtes. Telle est l'épreuve qu'il aurait souhaité produire pour l'envoyer à Gautier. Si le daguerréotype effectivement réalisé ne lui est pas montré, c'est probablement parce que ce cliché ne représente qu'une image [p. 11] bien insatisfaisante de la réalité qu'il souhaite évoquer, ainsi qu'il le laisse entendre en suggérant qu'un peintre serait mieux à même de transcrire son sentiment.

14 Mis à part ce bref passage, aucune autre mention de l'appareil n'apparaît tout au long de la correspondance qui nous permet de suivre Nerval pendant l'année 1843 à travers l'Égypte, le Liban et la Turquie. Même les lettres à son père, souvent pleines de détails sur ses activités, ne fournissent aucun renseignement sur son utilisation du daguerréotype. Tout ce que l'on sait, c'est que Nerval veut "essayer de la vie orientale tout à fait25", c'est- à-dire louer une maison, se marier, s'habiller à l'orientale et assister à des fêtes traditionnelles: se noyer dans la population du Caire et observer la vie égyptienne de l'intérieur. Malheureusement, il trouve devant lui le spectacle d'un Orient qui contraste sévèrement avec l'idéalisation qu'il s'en était fait depuis Paris: "En Afrique, on rêve l'Inde, comme en Europe on rêve l'Afrique; l'idéal rayonne toujours au-delà de notre horizon actuel26."

15 Nerval formulera cette déception face à l'Orient moderne dans un récit parallèle: une lettre adressée à Théophile Gautier et publiée dans le Journal de Constantinople du 6 septembre 1843. Cette lettre traduit bien la ruine du rêve qu'il projetait sur l'Orient, et sur l'Égypte en particulier:

16 "Mon ami, que nous réalisons bien tous les deux la fable de l'homme qui court après la fortune et de celui qui l'attend dans son lit. Ce n'est pas la fortune que je poursuis, c'est l'idéal, la couleur, la poésie, l'amour peut-être, et tout cela t'arrive à toi qui restes, en m'échappant à moi qui cours. Une fois, imprudent, tu t'es gâté l'Espagne en l'allant voir, et il t'a fallu bien du talent ensuite et bien de l'invention pour avoir le droit de n'en pas convenir. Moi j'ai déjà perdu, royaume à royaume et province à province, la plus belle moitié de l'univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves; mais c'est l'Égypte que je regrette le plus d'avoir chassé de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs27!¤"

17 En s'associant à cette image du voyageur moderne qui court à travers le monde, il révise sans doute les raisons qui lui ont fait quitter la France. Et, malgré tout le bien qu'a pu lui faire ce voyage28, il n'est pas ce personnage rompu aux mystères des techniques et des possibilités du monde moderne, tout prêt à aller confronter ses rêves à la réalité: "Aussi bien, c'est une impression douloureuse, à mesure qu'on va plus [p. 13] loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu'on s'est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves29."

18 Quelle place le daguerréotype occupe-t-il dans ce bilan? À peu près aucune: il est passé à la trappe de la désillusion et des difficultés techniques. "Le daguerréotype est revenu en bon état, sans que j'aie pu en tirer grand parti30", écrit-il à son père. C'est qu'en 1843, on ne s'improvise pas photographe: "L'artiste qui débute dans la carrière, celui dont les essais timides et incertains ont le plus besoin des indications fermes, des révélations magiques fournies par le Photographe, l'homme enfin qui veut suivre sa vocation en dépit des obstacles sans nombre que lui opposent les exigences de la vie, devait renoncer à se faire suivre par l'arsenal daguerrien31." Nerval ne semble pas disposé à outrepasser ces

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difficultés: "Les composés chimiques nécessaires se décomposaient dans les climats chauds; j'ai fait deux ou trois vues tout au plus [¤]32."

19 Le daguerréotype ne résiste pas à la réalité de l'Orient et à l'image que Nerval veut en conserver. Pour clore ce chapitre, le poète conclut: "Heureusement j'ai des peintres amis, comme Dauzats et Rogier, dont les dessins valent mieux que ceux du daguerréotype. Oh! si j'étais peintre!.. mais on ne peut tout faire à la fois33." Peut-on en effet s'appliquer à reproduire une réalité qui nous déçoit, rêver du dessin et pratiquer le daguerréotype? Au final, le procédé s'avère n'avoir rien de commun avec ce que Nerval avait poursuivi, c'est- à-dire l'idéal, la couleur, la poésie et l'amour. Déçu par son sujet, l'Orient, autant que par l'outil photographique, Nerval transgresse une des premières règles du récit orientaliste: le réalisme. Ce recul devant la réalité, par lequel il délaisse son daguerréotype au profit d'autres activités, se retrouve au coeur du récit final, publié en 1851, qui fait le portrait d'un Orient en partie rêvé dans lequel Nerval n'est plus l'opérateur photographe, mais uniquement le spectateur désabusé d'un phénomène qui accompagne la disparition de l'Orient dans lequel il aurait aimé voyager.

20 Le Voyage en Orient de Nerval mêle adroitement les éléments autobiographiques, la fiction et les citations d'ouvrages dont l'auteur s'est nourri avant, pendant et après son séjour34. Ces différents composants y sont dosés tout au long des éditions successives du texte, en revue puis en volumes, jusqu'à l'édition finale de 1851: "Chez [Nerval] il y a deux hommes, un flâneur et un homme de lettres, un fantaisiste et un [p. 14] écrivain de métier, et ici c'est le second qui exerce sur le premier un contrôle sévère et constant. Rien n'est livré au hasard, rien n'est perdu. Aucune expérience n'est inutilisée, il tire parti et profit de tout35." Le meilleur moyen pour Nerval de tirer profit de sa malheureuse expérience daguérienne est de la mettre à distance, de la céder à un tiers, un personnage rencontré à l'Hôtel français du Caire: "Un peintre français, très aimable, quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique très fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d'une galerie supérieure36." Ce peintre sans nom n'a pu être identifié. Ils sont alors nombreux à s'installer en Orient, mais aucun d'eux n'accumule les handicaps au point d'être à la fois sourd et photographe. Pour faire le portrait du photographe qui ne goûte l'Orient que par l'intermédiaire du daguerréotype, Nerval produit un archétype auquel il ne peut s'identifier.

21 Lorsque le narrateur accompagne le peintre dans une de ses excursions daguerriennes, ce n'est pas pour voir fonctionner "l'appareil où le dieu du jour s'exerce si agréablement au métier du paysagiste37": "En acceptant la promenade proposée, je complotais une idée plus belle encore", celle de pouvoir échapper à la surveillance de son guide-interprète pour partir seul à la découverte du Caire, quitte à s'y perdre. Aussi, bien vite, le narrateur laisse le peintre à sa besogne, entouré de quelques autochtones le croyant "occupé d'opérations magiques38". Le narrateur préfère l'aventure de la contemplation des trésors de l'Orient, car enfin, "qu'est-ce qu'une belle perspective, un monument, un détail curieux, sans le hasard, sans l'imprévu39?". Le daguerréotype s'oppose à la morale du flâneur parce qu'il impose des contraintes et une discipline qui entravent toute liberté. Ces impératifs deviennent alors un véritable sujet romanesque que Nerval ne manque pas d'utiliser dans la suite du récit.

22 Ainsi l'histoire de ce photographe, ami de Camille Rogier, qui exerçait à Constantinople, et dont l'aventure nous est relatée dans la dernière partie du Voyage en Orient, "Les Nuits du Ramazan", parue en feuilleton au cours du printemps 1850. Venu à Constantinople "pour faire fortune, au moyen du daguerréotype40", cet opérateur "recherchait les

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endroits où se trouvait la plus grande affluence41". Ayant décidé de planter son "instrument reproducteur sous les ombrages des Eaux-Douces", il repère un enfant jouant sur le gazon: "L'artiste eut le bonheur d'en fixer l'image parfaite sur une plaque. [¤] Puis dans sa joie de [p. 15] voir une épreuve si bien réussie, il l'exposa devant les curieux, qui ne manquent jamais dans ces occasions." Mais l'histoire ne s'interrompt pas là; le photographe est appelé par la mère de l'enfant:

23 "L'artiste parut devant la dame, qui lui déclara qu'elle l'avait fait venir pour qu'il se servît de son instrument en faisant son portrait de la même façon qu'il avait employée pour reproduire la figure de son enfant.

24 Madame, répondit l'artiste, ou du moins il chercha à le faire comprendre, cet instrument ne fonctionne qu'avec le soleil. Eh bien! attendons le soleil, dit la dame.

25 C'était une veuve, heureusement pour la morale musulmane42."

26 Cette dépendance au soleil coûtera bien des mésaventures à l'opérateur: séquestré trois jours durant, il ne devra son salut qu'à la fuite, abandonnant du même coup son gagne- pain, le daguerréotype, "précieux instrument, dont à cette époque on n'aurait pas retrouvé de pareil dans la ville43".

27 Le sort de ce photographe n'est pas éloigné de celui que Nerval réserve au premier d'entre eux, Daguerre. Dans un article consacré aux spectacles populaires du boulevard du Temple, il évoque l'un des événements de mars 1839:

28 "En même temps, le Diorama voisin (l'ancien) s'abîmait dans les flammes. Je l'ai vu flamber et crouler en dix minutes, et j'ai rédigé la réclame qui apprenait cette nouvelle à tout Paris; cela commençait ainsi: "Un nouveau sinistre vient d'affliger la capitale¤" Le feu s'était vengé ainsi de ce pauvre Daguerre, qui pendant ce temps lui dérobait ses secrets et faisait travailler les rayons du soleil à des planches en manière noire44."

29 Daguerre, tout comme son confrère de Constantinople, pèche par orgueil, et il n'en faut pas plus à Nerval et à son "dieu du jour45" pour refroidir l'enthousiasme de ces Prométhée modernes46:

30 "Oh! c'est que l'aigle seul malheur à nous, malheur!

31 Contemple impunément le Soleil et la Gloire47."

32 Si, dans Le Voyage en Orient, Nerval se plaît à utiliser le daguerréotype comme sujet romanesque, c'est aussi parce qu'il peut ironiser une fois de [p. 16] plus sur la daguerréotypomanie et sur le culte de la réalité qui l'accompagne. Le récit est pour lui l'occasion de tirer les conclusions de son expérience, grâce au recul de l'écriture. Si sa toute première critique, dans ses Lettres aux belles femmes de Paris et de la province, pouvait n'apparaître que comme une hostilité de principe, Le Voyage en Orient révèle une opposition empirique, qui vise précisément l' "esprit" du daguerréotype, l'illusion trompeuse qui avait décidé Nerval à se munir de l'appareil sept ans plus tôt.

33 "[Nerval] était parmi nous le seul lettré dans l'acception où se prenait ce mot au milieu du XVIIIe siècle. Il était plus subjectif qu'objectif, s'occupait plus de l'idée que de l'image, comprenait la nature un peu à la façon de Jean-Jacques Rousseau, dans ses rapports avec l'homme; n'avait qu'un goût médiocre aux tableaux et aux statues [¤]48." Nerval, pionnier de la redécouverte de l'art du XVIIIe siècle sous Louis-Philippe49, et plus particulièrement de la peinture de Watteau, ne témoigne pas d'une sensibilité particulière à l'égard de l'art pictural. Lorsqu'il se réfère à Watteau, ce n'est pas pour en analyser l'oeuvre, mais pour mieux souligner une atmosphère, une ambiance, figurer un décor. Il se sent proche des

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récits qu'évoque cette peinture: les fêtes galantes, l'île de Cythère autant de fictions que l'on retrouve dans ses textes. [p. 17]

34 Aussi, il ne faut pas s'étonner de voir cet adepte des miniatures du XVIIIe siècle dédaigner le daguerréotype et abandonner son appareil après deux ou trois essais infructueux. Le daguerréotype ne représente pas pour Nerval une avancée dans le domaine des images, mais bien plus une régression devant les possibilités offertes par le dessin. Recommandant à Gautier l'oeuvre d'un peintre exposé au Salon de 1849, il lui suggère pour son article le passage suivant: "M. Pidoux a exposé un seul portrait au crayon qui suffit pourtant pour donner une idée de la manière originale de cet artiste. C'est du daguerréotype animé50." Ébloui par la virtuosité de ce dessinateur, Nerval croit déceler ce qui, en effet, manque au daguerréotype: le mouvement, la vie qui semble animer les personnages croqués par Pidoux. Il manque à la photographie l'effet Pidoux, c'est-à-dire cette liberté qui accorde au dessin et à la peinture de jouer avec le temps pour créer des fictions, ces mêmes fictions que Nerval apprécie chez Watteau et qu'il crée lui-même par la littérature.

35 Or c'est précisément par le biais de la littérature que Nerval choisit, en 1852, d'exprimer véritablement son hostilité: des Nuits d'octobre est extrait ce qui reste une de ses sentences les plus célèbres contre le daguerréotype. Ce récit, paru en feuilleton dans L'Illustration entre octobre et novembre 1852, est inspiré par ses promenades dans et autour de Paris. Le style fait figure d'exception dans son oeuvre: "Le seul article que j'aie écrit dans le genre réaliste [¤] n'était qu'une sorte d'imitation satirique de Dickens, de sorte que je n'oserais me mettre au rang des maîtres du genre51." S'essayant au réalisme, Nerval choisit de s'intéresser au Paris nocturne, celui des bas-fonds, qui s'éveille alors que le soleil quitte le ciel de la capitale et que le photographe replie son appareil jusqu'au lendemain. Il évoque au passage cet instrument qui lui est cher et qui symbolise alors le réalisme par excellence: au Palais-Royal, rue de Valois, Nerval et son camarade s'arrêtent devant l'ancien Athénée, devenu "le splendide estaminet des Nations", où se trouvent regroupés, pour la jeunesse, "tous les exercices qui peuvent développer sa force et son intelligence52". L'organisation des étages semble être faite dans l'ordre inverse avec, au rez-de-chaussée, le café-billard, au premier étage la salle de danse, et au deuxième la salle d'escrime et de boxe. Ce n'est qu'au dernier étage qu'apparaît l'atelier du photographe: "[¤] au troisième, le daguerréotype, instrument de patience qui s'adresse aux esprits fatigués, et qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité53". [p. 18]

36 Dix ans après, il semble que Nerval n'ait toujours pas oublié l'expérience orientale, son daguerréotype et toute la technique, la connaissance et la patience nécessaires au praticien. Mais il faut aussi rapprocher cette attaque de la critique développée quelques mois auparavant dans les colonnes du journal La Lumière par Francis Wey, l'un des plus proches amis de Nerval. Dans son article intitulé "Théorie du portrait", paru le 4 mai 1851, Wey tire argument de la "théorie des sacrifices" (ou l'idée que le peintre opère un choix parmi les éléments qu'il représente pour mieux concentrer l'attention sur l'essentiel) pour suggérer la supériorité des calotypes et autres épreuves sur papier, aux contours plus enveloppés, sur le daguerréotype, trop froid et trop précis: "[Il] ne se prête point à ces transactions salutaires. Les détails risqués, plus ils sont scintillants et minutieux, plus il les accuse, plus il les reproduit avec vivacité. Si bien que la tête, sujet principal, s'efface, se ternit, perd son intérêt, son unité, et tout miroite, sans que l'attention

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soit concentrée nulle part54." Trop de réalité tue le réalisme, explique Wey: c'est dans la même logique que se déploie l'hostilité nervalienne à l'invention de Daguerre.

37 "Les illusions tombent l'une après l'autre, comme l'écorce d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est amère55." L'expérience du daguerréotype commence, pour Nerval, par son échec en Orient et son refus d'opposer "le miroir de la vérité" à ses rêves, à ses illusions et au récit final. Elle se poursuit logiquement par Les Nuits d'octobre, autre voyage, alors que l'auteur se confronte une nouvelle fois au réalisme. Ici, Nerval semble inscrire la conclusion définitive du Voyage en Orient. Concentrant son animosité sur le daguerréotype et sur lui seul, Nerval n'ira pas chercher plus loin. Les innovations apportées par le calotype et décrites par son ami Wey ne le concernent pas. À l'instar du photographe de Constantinople, il lui en aura coûté de vouloir "daguerréotyper la vérité56 ": ce simple voyage des Nuits d'octobre, qui devait le conduire de Meaux à Creil pour la chasse à la loutre, se soldera par une nuit au cachot pour vagabondage et des rêves bien agités au cours desquels il exprime cette promesse solennelle: "Je jure de renoncer à ces oeuvres maudites par la Sorbonne et par l'Institut: je n'écrirai plus que de l'histoire, de la philosophie, de la philologie et de la statistique57¤" Et il conclut le récit par ces mots: "Voilà l'histoire fidèle de trois nuits d'octobre, qui m'ont corrigé des excès d'un réalisme trop absolu58." Tout comme la pratique du daguerréotype, le réalisme est décidément trop dangereux. [p. 19]

38 On peut compter comme une seconde expérience du daguerréotype, aussi décevante que la première, celle que Nerval fera avec son propre portrait. Sans doute pouvait-il craindre que cette invention ne se retourne contre lui et que, de piètre opérateur, il passe au statut de mauvais modèle:

39 "La maladie m'avait rendu si laid, la mélancolie si négligent. Dites donc, je tremble ici de rencontrer aux étalages un certain portrait pour lequel on m'a fait poser lorsque j'étais malade, sous prétexte de biographie nécrologique. L'artiste est un homme de talent, plus sérieux que Nadar, qui n'a que de l'esprit au bout de son crayon; mais, comme notre ami aux cheveux rouges, il fait trop vrai! / Dites partout que c'est mon portrait ressemblant, mais posthume, ou bien encore que Mercure avait pris les traits de Sosie et posé à ma place. / [¤] / Infâme daguerréotype! tu pervertis le goût des artistes. M. Gervais est pourtant un si habile graveur59!"

40 Cette lettre date le premier portrait connu de Nerval entre la fin de l'année 1853 et les débuts de 1854, période durant laquelle il est une nouvelle fois interné dans la clinique du Dr Blanche (fig. 5. Adolphe Legros, portrait de Nerval, daguerréotype, 87 x 70 mm, 1853-1854). Ce daguerréotype est réalisé par Adolphe Legros, également éditeur de différents manuels pratiques de photographie, qui exerce dans un atelier situé au Palais- Royal, passage de Valois, depuis 1852 60 peut-être celui évoqué dans Les Nuits d'octobre. L'épreuve nous montre un homme âgé de 45 ans, [p. 20] aux traits tirés, prenant la pose. L'attitude est empruntée, maladroite, faussement inspirée. Cette image mélancolique servira de modèle à un portrait gravé pour le frontispice de la première biographie de Nerval, rédigée par Eugène de Mirecourt et éditée en 1854 (fig. 6. E. Gervais, portrait de Nerval, frontispice de L'Âge du romantisme, 1844, repr. de l'exemplaire de C. Mehl, annoté par Nerval). Il faut comprendre ainsi le passage qui précède: Nerval craint de rencontrer aux étalages des librairies le portrait gravé inspiré du daguerréotype pour lequel il a posé. Le graveur, Eugène Gervais, est certes un homme de talent, plus sérieux que le facétieux Nadar, son ami, photographe mais aussi caricaturiste. Toutefois, Gervais, se laissant pervertir par le daguerréotype, n'a pas su interpréter l'image de départ et a

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"fait trop vrai". Nerval reconnaît donc dans ce portrait gravé son visage de l'hiver 1853-1854, à l'époque où, dans une lettre à Alexandre Dumas, il rédigeait ce distique: "Le monde est plein de fous¤ et qui n'en veut pas voir / Doit rester dans sa chambre¤ et casser son miroir61." Il annotera un exemplaire du portrait gravé de calembours énigmatiques d'inspiration maçonnique, qui ont donné lieu à de nombreuses interprétations62. Nous ne retiendrons ici que cette phrase notée directement sous le portrait gravé: "Je suis l'autre", en la rapprochant du commentaire qu'il en fait dans une lettre à George Bell: "Dites [¤] que Mercure avait pris les traits de Sosie et posé à ma place."

41 De même que Nerval n'hésitait pas à maudire Daguerre et ses émules pour avoir joué avec le soleil, il entretient avec sa propre image daguerréotypée un étrange rapport. C'est que le poète n'est pas hermétique à la mythologie et à l'ésotérisme, comme il nous en avertit dans Le [p. 21] Voyage en Orient: "Je suis suffisamment sceptique pour ne repousser aucune superstition63." Il ne faut pas s'étonner alors de lire, sous la plume de son ami Nadar, l'anecdote suivante, relative à la théorie des spectres de Balzac:

42 "Quoi qu'il en fût, Balzac n'eut pas à aller loin pour trouver deux fidèles à sa paroisse. [¤] le bon Gautier et le non moins excellent Gérard de Nerval emboîtèrent immédiatement le pas aux "Spectres". [¤] Quant au doux Gérard, à jamais monté sur la Chimère, il était cueilli d'avance: pour l'initié d'Isis, l'intime de la reine de Saba et de la duchesse de Longueville, tout rêve arrivait en ami64¤"

43 L'expérience du daguerréotype par Nerval prend fin au seuil du studio des frères Tournachon, quelque part entre le 19 octobre 1854 (date de la sortie de son dernier séjour dans la clinique du Dr Blanche) et la nuit du 25 au 26 janvier 1855 (pendant laquelle il met fin à ses jours), dont sont issues deux photographies, réalisées toutes deux par Nadar (voir fig. 7. Nadar, portrait de Nerval, épreuve sur papier salé d'après négatif sur verre au collodion, 190 x 210 mm, 1854-1855). Celui-ci, en 1891, datera ces images d'une semaine avant le suicide65. Cette affirmation, à trente ans de distance, est à prendre avec précaution, mais l'on se plaît habituellement à voir ici la dernière image du poète, dont on perd la trace dans les semaines précédant le geste fatal. Plus qu'une valeur d'acquiescement66, les deux images au collodion de Nadar représentent un abandon. Coutumier, pendant ses crises, des phénomènes d'autoscopie, et obsédé par la possible existence d'un double hostile, Nerval nous laisse un de ces spectres auxquels il voulait bien croire et dont il parsème son oeuvre: "Il crut que c'était son ferouer, ou son double, et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus mauvais augure. L'ombre force le corps à la suivre dans un délai d'un jour67."

44 L'expérience daguérienne de Nerval est en ceci singulière qu'elle s'effectue en parallèle avec l'expérience du réalisme en littérature. Nerval ouvre le débat et, à la manière d'un scientifique, fait des expériences et rédige des conclusions. Sans même participer réellement aux discussions autour de la photographie, Nerval à l'épreuve des faits se forge une opinion, qui, de son voyage en Orient à son portrait gravé, n'évolue guère: le daguerréotype, instrument dangereux et compliqué, "fait trop vrai". La mise en échec simultanée et répétée du daguerréotype et du réalisme par l'expérience incite à distinguer l'hostilité de Nerval [p. 22] face au daguerréotype d'autres anathèmes lancés contre la photographie68: l'esprit de Nerval s'oppose au daguerréotype comme le rêve s'oppose à la réalité opposition de nature, non de principe.

45 Paul-Louis Roubert rédige une thèse de doctorat consacrée aux théories anti-photographiques en France, entre 1848 et 1870 (université Paris I). Une première version de cet article a été présentée le 7 avril 1998, dans le cadre du cycle de conférences "Études photographiques" (SFP-Paris I).

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46 L'auteur tient à remercier chaleureusement pour leur aide et leurs remarques Sylvie Aubenas, Éric Buffetaud et Gérard Lévy. [p. 23]

NOTES

1. Célèbre ménagerie présentée au théâtre de la Porte-Saint-Martin. 2. Gérard de Nerval, "Lettre VI. Madame Martin (du Nord) à Ostende", datée du 15 septembre 1839, à Wiesbaden, Lettres aux belles femmes de Paris et de la province, Paris, cinquième et sixième séries, 21 et 28 septembre 1839, p. 36. 3. Archive des découvertes et inventions nouvelles, faites dans les sciences, les arts et les manufactures, tant en France que dans les pays étrangers, pendant l'année 1834, Treuttel et Würtz, Paris, 1836, p. 339. 4. Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. XII, p. 920. 5. Cf. Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval, Paris, Fayard, 1995, en particulier le chapitre XIV, "La crise de 1841", p. 183-210. 6. Cf. Jules Janin, "Feuilleton", Journal des débats, 1er mars 1841. 7. "Je ne pourrai jamais me présenter nulle part, jamais me marier, jamais me faire écouter sérieusement", G. de Nerval, lettre à Jules Janin, Montmartre, 24 août 1841, OEuvres complètes, t. 1, p. 1380 (les références à l'oeuvre de Nerval renvoient à l'édition des oeuvres complètes publiée sous la direction de Jean Guillaume et Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1984-1993, ci-dessous OC). 8. G. de Nerval, lettre à son père, Lyon, 25 décembre 1842, OC 1, p. 1387. 9. Pour une bibliographie des sources de Nerval, voir la notice du Voyage en Orient, OC 2, p. 1378. Voir également Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, t. 2, Le Caire, Institut français d'archéologie orientale du Caire, 1956. 10. Inauguré en 1811 par Chateaubriand, qui instituera ce trajet autour de la mer Méditerranée (Égypte, Palestine, Liban, Constantinople) comme parcours et espace littéraire, ce voyage devient l'étape obligée de quiconque souhaite s'inscrire dans le romantisme. Suivront notamment Stendhal, George Sand et Lamartine qui, le premier, institutionnalise l'expression de "voyage en Orient" (voir notamment André Gunthert, "Le récit de voyage romantique: une géographie de l'origine", Trois, vol. 3, n° 2, Montréal, hiver 1987-1988). 11. G.de Nerval, lettre à son père, Lyon, 25 décembre 1842, op. cit. 12. Ils sont encore peu nombreux à s'être aventurés en Orient avec un daguerréotype. Trois mois après l'annonce d'Arago, nous trouvons Horace Vernet accompagné de Frédéric Goupil-Fesquet à Alexandrie, soutenu techniquement par l'opticien Lerebours. Ils y croiseront Joly de Lotbinière. En 1840, suivent Aimé Rochas, Joseph-Philibert Girault de Prangey et en 1843 Jules Itier sur le chemin pour la Chine. Pour une documentation complète à ce sujet, voir Nissan N. Perez, Focus East: Early photography in the Near East (1839-1885), Harry N. Abrams en association avec Domino Press, Jérusalem et The Israel Museum, Jérusalem, 1988.

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13. "Je suis toujours non moins reconnaissant qu'affecté de passer pour un fou sublime grâce à vous [¤]", lettre à Jules Janin, 24 août 1841, op. cit. 14. Le projet d'édition illustrée est rarement évoqué par Nerval (cf. OC 1, p. 1411) et n'implique jamais directement le daguerréotype. Mais cette perspective est sans doute déterminante dans l'embarquement du matériel. Cette édition ne vit jamais le jour, bien qu'il tentât de la réaliser en 1851, avec le concours du peintre Alexandre Bida (cf. OC 2, p. 1288-1289). 15. De ce voyage, il ne reste rien, et Gautier n'a pas fait grand cas de son expérience daguérienne en Espagne. 16. "Des nouveaux procédés de la photographie", L'Artiste, juillet-décembre 1841, p. 244-245. 17. Ibid. 18. "Jusqu'en 1847, la France ne voit que par le daguerréotype. [¤] Il nécessite un ensemble d'accessoires et de produits qui forme un bagage lourd et encombrant ne serait-ce que par le poids des plaques argentées et entraîne une suite de manipulations peu facilement réalisables loin de toute habitation. [¤] Si l'excursion est de longue durée, les procédés secs tout comme les procédés humides nécessitent le port de tout le matériel du laboratoire: cuvettes, flacons, verres, filtres, entonnoirs, vases, produits chimiques, eau distillée, etc., et spécifiques au daguerréotype, boîte à iode, à mercure, planchette à polir, polissoir, lampe à alcool et support à chlorurer", Christine Abelé "Photographie et paysage: l'envers du décor", Histoire de l'art, n° 13-14, p. 23-27. Lerebours, dans son Traité de photographie de 1843, ne dénombre pas moins de 25 substances et objets nécessaires à la réalisation d'une épreuve daguerréotypée. 19. Charles Chevalier, Nouvelles Instructions sur l'usage du Daguerréotype, Paris, Chez l'auteur, 1841, p. 13. 20. Joseph de Fonfride a en effet été, de novembre 1838 à septembre 1840, actionnaire et rédacteur du Corsaire. Il est mentionné en avril 1844 dans la liste des membres titulaires de la Société orientale qui publie La Revue de l'Orient. 21. G.de Nerval, lettre à son père, Lyon, 25 décembre 1842, op. cit. 22. Id., lettre à son père, Malte, 8 janvier 1843, OC 1, p. 1390. 23. La Péri (ou Leila), ballet, livret de Gautier inspiré de son ouvrage La Mille et Deuxième Nuit, sur une musique de Josef-Friedrich-Franz Burgmuller. 24. G.de Nerval, lettre à T. Gautier, Le Caire, 2 mai 1843, OC 1, p. 1395-1396. 25. Id., Le Voyage en Orient, p. 272. 26. Ibid., p. 365. 27. G. de Nerval, "À mon ami Théophile Gautier", Journal de Constantinople, OC 1, p. 764-765 (je souligne). Bien que l'on puisse relativiser cette déception orientale, tel que le fera Nerval lui-même dans une lettre à son père quelques mois plus tard, on ne peut la négliger. Il réutilisera, à l'abri des lectures indiscrètes, cette image de l'homme pressé dans une lettre à Jules Janin écrite pendant le retour, en mer, près de Malte: "En somme, l'Orient n'approche pas de ce rêve éveillé que j'avais fait il y a deux ans, ou bien c'est que cet Orient-là est encore plus loin ou plus haut, j'en ai assez de courir après la poésie; je crois qu'elle est à votre porte, et peut-être dans votre lit. Moi, je suis encore l'homme qui court, mais je vais tâcher de m'arrêter et d'attendre." 16 novembre 1843, OC 1, p. 1407. 28. "J'ai fait oublier ma maladie par un voyage, je me suis instruit, je me suis même amusé, j'ai donc bien fait du point de vue de mon état", id., lettre à son père, Constantinople, 19 août 1843, OC 1, p. 1402. 29. Id., "Introduction", Le Voyage en Orient, op. cit., p. 189.

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30. Id., Nîmes, 24 décembre 1843, OC 1, p. 1411. 31. C. Chevalier, op. cit., p. 13. 32. G. de Nerval, Nîmes, op. cit. 33. Ibid. 34. Cf. J.-M. Carré, op. cit. 35. Ibid., p. 10. 36. Nerval, Voyage en Orient, op. cit., p. 271. 37. Ibid., p. 284. 38. Ibid., p. 285. 39. Ibid., p. 283. 40. Ibid., p. 777. 41. Ibid. 42. Ibid. 43. Ibid., p. 779. 44. Id., "Le boulevard du Temple", in L'Artiste, 3 mai 1844, OC 1, p. 792. 45. Id., Le Voyage en Orient, op. cit., p. 284. 46. Voir notamment Éric Michaud, "Daguerre, un Prométhée chrétien", Études photographiques, n°2, mai 1997, p. 45-49. 47. "Quiconque a regardé le soleil fixement Croit voir devant ses yeux voler obstinément Autour de lui, dans l'air, une tache livide. Ainsi tout jeune encore et plus audacieux, Sur la gloire un instant j'osai fixer les yeux: Un point noir est resté dans mon regard [avide. Depuis, mêlée à tout comme un signe de [deuil, Partout, sur quelque endroit que s'arrête mon [oeil, Je la vois se poser aussi, la tache noire! Quoi, toujours? Entre moi sans cesse et le [bonheur! Oh! c'est que l'aigle seul malheur à nous, [malheur! Contemple impunément le Soleil et la [Gloire." G. de Nerval, "Le Point noir", OC 3, p. 269. 48. T. Gautier, Souvenirs du romantisme, Paris, Le Seuil, 1996, p. 31. 49. Voir notamment Seymour O. Simches, Le Romantisme et le goût esthétique du XVIIIe siècle , Paris, PUF, 1964. 50. G.de Nerval, lettre à T. Gautier, Paris, OC 1, p. 1435. 51. Id., Lettre à Ludovic Picard, Paris, 30 janvier 1853, OC 3, p. 799. 52. Id., Les Nuits d'octobre, OC 3, p. 322. 53. Ibid. 54. Francis Wey, "Théorie du portrait (II)", La Lumière, 4 mai 1851, n° 13, p. 50-51 (je souligne). 55. G.de Nerval, Sylvie, chapitre XIV, OC 3, p. 567. 56. Id., Les Nuits d'octobre, OC 3, p. 335. 57. Ibid., p. 349. 58. Ibid., p. 351. 59. Id., lettre à Georges Bell, 31 mai et 1er juin 1854, OC 3, p. 856-857. 60. En 1856, on pouvait lire dans La Lumière: "Il y a quinze ans que M. Legros exerce le métier de photographe, et tout en cherchant à "perfectionner le procédé de Daguerre", il a, dit-on, gagné beaucoup d'argent." Sa première publication, éditée en 1849, s'intitule:

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Nouveau perfectionnement vraiment extraordinaire. Daguerréotype pour apprendre seul à faire des portraits sans connaître ni peinture, ni dessin. Suivi de Magnétisme ou Somnambulisme dévoilé à tout le monde, et ses dangers. Il situe alors son atelier au 199, rue Saint-Honoré. Par la suite, il sera un des piliers du Palais-Royal, alors que la plupart des daguerréotypistes quittent ce quartier pour les grands boulevards: "L'excellent Vaillat et l'ineffable Legros, l'homme chamarré, aux robes de chambre en brocart, galvanisaient les derniers beaux jours du Palais-Royal dont la province ne pouvait se résoudre à se désenamourer et qui achevait de s'éteindre avec eux", Nadar, Quand j'étais photographe, Paris, Flammarion, 1900, p.202. 61. Distique s'inspirant de la légende d'Eulenspiegel, lettre à Alexandre Dumas du 14 novembre 1853, OC 3, p. 821. 62. Voir notamment Olivier Encrenaz et Jean Richer, "Vivante Étoile", Archives des lettres modernes, n° 127, 1971. 63. Cité par J. Richer, Nerval, expérience et création, Paris, Hachette, 1970, p. 368. 64. Nadar, op. cit., p.7. Balzac et Nerval entretiennent des rapports de maître à disciple et nourrissent tous deux une égale fascination pour les visions swedenborgiennes. C. Pichois et M. Brix, dans leur biographie de Nerval, nous apprennent que celui-ci dîna à deux reprises chez Balzac, en compagnie de Gautier, à Passy, en 1846: "Si Nerval et Balzac ne sont pas devenus plus intimes, ce n'est certainement pas faute de points d'entente: à preuve leur intérêt commun pour l'imprimerie, ainsi que les questions de propriété littéraire et de contrefaçon, et leur commune attirance pour l'Europe orientale", C. Pichois, M. Brix, op. cit., p. 294. 65. Sur la datation de ces deux images, voir Éric Buffetaud, Gérard de Nerval (cat. exp.), Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1996, p. 162-167. 66. "On peut imaginer que la photographie de Nadar revêt une exceptionnelle valeur d'acquiescement", Éric Darragon, "Nadar en double", Critique, n°459-460, août-septembre 1985, p. 875. 67. G. de Nerval, OC 2, p. 557. 68. Voir notamment Charles Baudelaire, "Le public moderne et la photographie", OEuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, 1976, p. 614-619.

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Les lucarnes de l'infini

Denis Pellerin

1 " Des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini. "

2 Charles Baudelaire, Salon de 1859.

3 Sujette aux caprices de la mode, gênée depuis l'origine dans son essor par l'intermédiaire optique nécessaire à sa production, défendue malgré cela par une poignée d'irréductibles éparpillés de par le monde1, la stéréoscopie semble connaître actuellement un regain d'intérêt tant dans les médias que chez les artistes contemporains et les gens d'images. Au moment où, emboîtant le pas à la Bibliothèque nationale de France, des institutions aussi sérieuses que le musée Niépce de Chalon-sur-Saône, le Louvre ou le musée Carnavalet se penchent sur le relief et ses productions photographiques ou cinématographiques2, force est de constater que jusqu'alors, ce chapitre important de l'histoire de l'image avait été plutôt négligé. Dès sa genèse, pourtant, cette image particulière avait divisé ses rares critiques en farouches partisans, qui y voyaient le comble de l'art photographique, ou en adversaires acharnés, qui considéraient le stéréoscope comme le comble d'un réalisme forcené touchant à l'obscénité. En dépit de l'aveuglement occasionné par la colère et la partialité, c'est à l'un des plus célèbres détracteurs du stéréoscope, Charles Baudelaire, que l'on doit d'avoir entrevu le véritable caractère de cet étrange instrument qui, contrairement à l'idée reçue, ne donne pas à voir plus de réel mais transporte le spectateur vers un ailleurs bien au-delà de la simple réalité. [p. 27]

4 L'origine du désintérêt quasi général des critiques et des historiens pour le stéréoscope remonte aux toutes premières années du procédé et n'a cessé depuis d'être alimenté par divers facteurs, d'ordre social ou technique.

5 Bien qu'ayant eu pour marraine la reine d'Angleterre en personne3, le stéréoscope eut sans doute la malchance de descendre trop rapidement des salons de l'aristocratie pour se répandre dans les classes de la bourgeoisie aisée puis de la petite bourgeoisie, où son coût peu élevé le mit à portée d'un nombre important d'admirateurs, mais lui fit perdre ses lettres de noblesse et entraîna le désintérêt des amateurs fortunés. De plus, à l'époque

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où les contemporains du collodion se demandaient encore si la photographie avait sa place parmi les arts, la production d'épreuves stéréoscopiques était déjà entrée dans une phase industrielle de masse4, circonstance aggravante qui la fit immédiatement dédaigner par les artistes adeptes du grand format et des tirages soigneusement limités. Même s'il n'est pas exagéré de dire que, au début du procédé du moins, presque tous les photographes s'essayèrent au relief, il n'en demeure pas moins que le stéréoscope attira peu de grands artistes.

6 L'image en relief souffrit également des débats techniques qui opposèrent, au cours de ses premières années d'existence, les partisans d'un écartement des objectifs approximativement équivalent à la distance interpupillaire5 et les défenseurs d'un déplacement latéral variable, pouvant aller jusqu'au quart de la distance sujet-appareil6. Pour finir, la stéréoscopie fut pendant très longtemps et reste encore actuellement, il faut le reconnaître une technique difficile, exigeant patience, minutie et rigueur. En effet, si ses productions renferment de nombreux chefs-d'oeuvre, le public a surtout retenu les vues impossibles à fusionner, les montages peu soignés, les barbouillages parfois criards appliqués sur les épreuves7, quand il ne garde pas en mémoire les trop nombreuses images pornographiques qui circulaient sous le manteau et qu'encourageait le dispositif même du stéréoscope (un spectateur isolé du monde extérieur regardant à travers deux oculaires comme à travers le trou d'une serrure8). Toutes ces raisons, auxquelles il convient d'ajouter la paresse des spectateurs que rebutait l'intermédiaire optique obligatoire, firent à la stéréoscopie une réputation exécrable, dont elle a bien du mal à se défaire. [p. 28]

7 C'est Baudelaire qui, dans ce qu'il croyait être un trait fatal, nous a livré la définition la plus succincte et la plus exacte de cet instrument hors du commun. Au cours de l'année 1853, alors que ce dernier n'était encore considéré que comme une curiosité de laboratoire, le poète, dans un texte intitulé "Morale du joujou", avait accordé quelques lignes indifférentes à cet appareil qu'il qualifiait alors de " jouet scientifique ".

8 " Le principal défaut de ces joujoux est d'être chers. Mais ils peuvent amuser longtemps et développer dans le cerveau de l'enfant le goût des effets merveilleux et surprenants. Le stéréoscope, qui donne en ronde bosse une image plane, est de ce nombre. Il date maintenant de quelques années9. "

9 Quelque temps plus tard, s'emportant contre la photographie dans son célèbre Salon de 1859, il fustigeait violemment le stéréoscope dans cette phrase maintes fois citée : " Des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini10. " Le critique qui acceptait que la photographie fût reléguée au rang d'humble servante des arts, ne voulait pas reconnaître au stéréoscope d'autre statut que celui de simple jouet éducatif. Pourtant, sa diatribe de 1859 contient en germe ce qui constitue l'originalité du stéréoscope.

10 Pour comprendre la première moitié de la phrase de Baudelaire, il importe d'avoir vu ou lu des descriptions de ces premiers appareils et [p. 29] de la manière de les utiliser. Dans un article daté du 27 mars 1858, Ernest Lacan, rédacteur du journal La Lumière, écrit qu'il " faut placer le stéréoscope verticalement pour que les rayons lumineux viennent frapper l'image, ce qui oblige à courber la tête d'une façon fort incommode ". Baudelaire remplace cependant les termes "oculaires" ou "prismes", plus exacts, par le mot " trous ", sans doute à cause de sa connotation obscène ou voyeuriste, pour introduire le paragraphe suivant qui traite justement des vues pornographiques circulant parmi les élèves des écoles ou dans les salons du beau monde.

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11 Voici donc l'observateur courbé sur les oculaires de son instrument comme on se penche au-dessus d'un puits pour en apercevoir le fond, son reflet dans le miroitement de l'eau dormante, ou encore pour y chercher l'illusoire vérité qui, dit-on, s'y cache11. Les représentations plus tardives de bourgeois occupés à regarder dans des stéréoscopes montrent ces derniers tenant l'appareil horizontalement12 ce qui permet à Rosalind Krauss13, dans son article sur "Les espaces discursifs de la photographie", de parler de " tunnel stéréoscopique ". Mais, puits ou tunnel, le regard perce les ténèbres de la même façon pour chercher à voir ce qui se trouve à l'autre extrémité. Pour le bourgeois du XIXe, écrivait Baudelaire avec ironie, l'art véritable " est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature14 ". On imagine donc aisément avec quelle délectation le " contemplateur stéréoscopique15 " devait jouir du réalisme qu'était censée lui procurer l'image en relief, avec sa dimension supplémentaire et tous les détails invisibles ou négligés lors de notre confrontation avec la réalité matérielle, en perpétuelle évolution que le regard peut fouiller avec minutie et sur lesquels il peut s'attarder à loisir. L'abbé François Moigno16, vulgarisateur scientifique et grand défenseur du stéréoscope, assurait que " pour tout homme qui ne s'effarouche pas du progrès, dont l'esprit n'est pas assez inerte pour s'offenser des [p. 30] nouveautés qui exigent de lui quelques efforts, le stéréoscope sera toujours un instrument merveilleux, qu'on ne saurait trop admirer et propager. Que suppose-t-il en effet ? Deux bonnes épreuves photographiques. Qu'ajoute- t-il à ces épreuves belles en elles-mêmes ? L'espace, le relief, la réalité, enfin, de la nature 17. "

12 Vantée comme réaliste et naturelle, l'image stéréoscopique n'est cependant rien d'autre qu'une apparition, une hallucination de nos sens, une simple illusion de réalité qui n'existe que par un effort de notre volonté. Car si le daguerréotype stéréoscopique, l'épreuve binoculaire sur verre ou le stéréogramme sur carton sont des entités observables, tangibles, manipulables, étiquetables et catalogables, l'image en relief ne possède quant à elle aucune existence physique. C'est une image virtuelle, ou plus précisément " la reconstruction technique d'un monde déjà reproduit, fragmenté en deux modèles non identiques qui préexistent à leur perception sous une forme unifiée ou tangible18 ". Il est vrai que les quelques rares critiques qui nous ont livré leurs impressions sur les épreuves binoculaires ont insisté sur cette quasi-tangibilité des images observées : " Étendez la main, et vous allez toucher sa robe soyeuse ", écrivait Ernest Lacan19, en décrivant un portrait de femme pour le stéréoscope. Pourtant, la main tendue de l'observateur se referme sur le vide. Seul son regard et son esprit traversent l'épaisseur des oculaires et s'il veut saisir ce qu'il aperçoit, son front rencontre le bord de l'appareil comme le crâne du badaud heurte la vitrine vers laquelle il se penche pour mieux examiner l'objet de sa convoitise. 20

13 Si, lors du montage d'un couple stéréoscopique quelconque, on prend soin de placer les points homologues des premiers plans à une [p. 31] distance légèrement supérieure à celle des bords verticaux du cadre mais inférieure à l'écartement de tous les autres points homologues de l'image, celle-ci sera perçue comme rejetée en arrière du support qui pourtant opaque dans le cas des stéréogrammes sur carton ou des daguerréotypes paraîtra alors aussi transparent qu'une vitre21. Ernest Conduché, contemporain de Baudelaire et de Brewster, se demandait déjà d'où provenait cette sensation du relief " si complète que deux images prises au daguerréotype, en se fondant en une seule sous l'action binoculaire de l'instrument, provoquent immédiatement l'idée de l'objet

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fidèlement reproduit par le tableau daguerrien, et non l'idée de surface portant son image 22 ".

14 Apaisante pour la vue et pour l'entendement, la fenêtre stéréoscopique c'est le nom qu'on lui donne n'est cependant pas de celles à travers lesquelles on se penche. Obstinément fermée, elle ne permet aucune évasion physique dans l'image. Mais si, à la différence d'Alice au pays des merveilles, le corps de l'observateur, ancré dans son fauteuil et dans son époque, ne peut passer de l'autre côté du miroir, son imagination franchit sans difficultés et le temps arrêté et l'espace clos qui font obstacle à son enveloppe charnelle.

15 " Celui qui regarde au-dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir et lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie23. "

16 S'appliquant parfaitement au stéréoscope (le regard du spectateur traverse le verre des oculaires puis le tunnel stéréoscopique pour atteindre l'image éclairée soit par transparence s'il s'agit d'une vue sur verre, soit par réflexion dans le cas d'un stéréogramme sur carton), ces lignes qui célèbrent les fenêtres fermées sont de la plume du même Baudelaire qui dénonçait les adorateurs du stéréoscope penchés sur les oculaires. Arrêtons-nous maintenant sur les derniers mots, pour le moins étranges, de cette citation désormais familière : " les lucarnes de l'infini ". Nous avons laissé notre observateur la tête penchée au-dessus d'un trou noir et obscène et nous le retrouvons regardant à travers une lucarne, cette " petite fenêtre pratiquée au toit d'un bâtiment pour donner du jour, de l'air, à [p. 32] l'espace qui est sous un comble24 ". À travers la lucarne, l'oeil aperçoit la cime des arbres et les toits des maisons, domine l'horizon et embrasse surtout l'immensité du ciel qui, la nuit, s'illumine d'une infinité d'étoiles. Ce que l'on voit par la lucarne est, par définition, hors de portée, inaccessible, comme ce que l'on aperçoit dans un stéréoscope. Comme la lucarne, le stéréoscope met en lumière l'épreuve que l'observateur y a glissée ; comme elle, il apporte de l'air aux différents plans de l'image et permet au spectateur de découvrir un monde étrange qu'il domine entièrement de sa volonté, qui n'existe même que par celle-ci, mais auquel il n'a pas accès 25. La lucarne, c'est aussi un poste d'observation privilégié sur la vie, souvent associé à l'idée que l'on se fait de cette bohème des poètes et des artistes tout juste assez fortunée pour se loger dans les combles26. C'est sans doute à travers l'une de ces ouvertures, " par- delà des vagues de toits ", que Baudelaire voyait cette " femme mûre, ridée déjà, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte en pleurant27 ". À la même époque, de l'autre côté de l'océan Atlantique, l'essayiste Oliver Wendel Holmes28 disait d'une vague silhouette de femme aperçue dans un stéréogramme représentant le puits de David à Hébron qu'elle lui avait déjà fait écrire une centaine de biographies en " imagination29 ".

17 L'image stéréoscopique n'est pas, en effet, cette grossière imitation de la réalité que l'on évoque trop souvent. Elle est taillée dans la même matière que nos rêves. Produit du cerveau de l'observateur, elle est, comme lui, égoïste et personnelle30. De même que le rêve s'estompe [p. 33] dès que le dormeur ouvre les yeux, l'image en relief disparaît aussitôt qu'on éloigne l'appareil ou qu'on en retire l'épreuve. Tout comme le rêve est " frotté de réel31 ", l'image en relief naît d'une émanation physique de ce même réel, représenté par les deux épreuves. Enfin, pareil au dormeur qui crée et subit en même

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temps son rêve, sans pouvoir y prendre part physiquement, le contemplateur stéréoscopique, esprit désincarné32, flotte dans l'image, la peuple de son imaginaire mais n'y pénètre jamais entièrement.

18 Il ne faudrait pas croire que les contemporains de Baudelaire aient été dupes de ces apparences de réalité qu'ils achetaient à la douzaine. Ernest Lacan, spécialisé dans les commentaires des épreuves stéréoscopiques de la maison Gaudin, qui éditait aussi le journal La Lumière, dit, à propos de " scènes de moeurs pleines de vérité " publiées par ses employeurs :

19 " On me répondra sans doute que salon, boudoir et cabinet de toilette ne sont autre chose que des décors en carton peint, arrangés avec art, et que les charmantes figures qui s'y encadrent sont tout simplement des modèles à tant de l'heure [...]. Je n'en crois rien, et tous ceux qui verront ces épreuves penseront comme moi ; et d'ailleurs si c'est une illusion, je tiens à la conserver ; il n'y a en réalité que cela de bon dans la vie33. "

20 " Rien de tout cela n'est réel. C'est un rêve ! ", disait pareillement le personnage de Claude dans l'un des films les plus oniriques de René Clair34. " Quelle est la différence si vous êtes heureux ? ", lui répondait sa partenaire. À l'instar d'Ernest Lacan, de Claude ou de Suzanne, le [p. 34] spectateur n'ignore rien de l'illusion qui lui est offerte. Il l'accepte, comme il feint de croire que les êtres qui se meuvent sur la scène du théâtre sont des personnages réels auxquels les acteurs ne font que prêter leurs traits et leurs voix. Mais à la différence du rêveur, le contemplateur stéréoscopique possède dans l'instrument même qu'est le stéréoscope la clef de ses songes. Chaque fois qu'il glisse une image dans l'appareil il peut, par une véritable opération de " transsubstantiation35 ", accéder à sa propre vision du réel, à l'au-delà de son choix, et répéter l'opération autant de fois qu'il le désire.

21 Si la majorité des éditeurs d'épreuves stéréoscopiques visaient surtout à la vente en grande quantité des images qu'ils produisaient et se souciaient peu de leur contenu, réel ou supposé, certains avaient néanmoins compris le potentiel évocateur du stéréoscope et son fort pouvoir d'évasion vers un ailleurs au-delà de la simple vision. La sensibilité culturelle particulière des Anglais et des Français qui dominaient alors le monde de la stéréoscopie s'affiche clairement dans les diverses images proposées pour parvenir à cette fin.

22 Chez nos voisins d'outre-Manche, ces incursions vers l'au-delà se traduisent, assez naturellement, par la prolifération d'images peuplées d'esprits et de fantômes. L'idée en revenait à David Brewster en personne, qui, dans un ouvrage publié en 1856, conseillait aux photographes une méthode pour obtenir, à l'aide d'une exposition écourtée, des fantômes en relief et entraîner ainsi le spectateur dans le domaine du surnaturel36. [p. 35] De nombreuses scènes composées, portant les titres évocateurs de "Rêve du soldat" ou "Rêve de l'orphelin", montrent un personnage endormi, entouré des figures fantomatiques bienveillantes qui peuplent son sommeil. Sont à classer dans une catégorie légèrement différente toutes les scènes de deuil, d'enterrement ou de familles éplorées autour d'une tombe, exemptes de toute matérialisation d'esprits mais centrées sur le caractère éphémère de l'existence et la douleur provoquée par la disparition d'un être cher. Plus étranges et plus impressionnantes sont les vues de pierres tombales photographiées dans de véritables cimetières (fig. 7. Pierre tombale de Rebecca Rogers, édité par Poulton & Son, 8,8 x 17,8 cm, v. 1865). Isolé du monde extérieur par le système optique de l'appareil, l'observateur, plongé dans un état de recueillement proche de celui qu'il peut rencontrer dans l'obscurité d'une église, affronte seul cette représentation

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traditionnelle de la mort et se retrouve en [p. 36] communion spirituelle avec la personne décédée qu'il ne connaît qu'à travers l'inscription qu'il découvre mais dont le destin final ressemble fatalement au sien. Également propices à l'introspection sont ces vues montrant simplement une Bible ouverte à une page précise (fig. 8. Vue anonyme anglaise, 8,2 x 17,5 cm, v. 1860). Un bougeoir, un marque-page et une montre complètent parfois ces natures mortes destinées à la méditation où importent davantage les réflexions inspirées au spectateur par le truchement du texte divin que les objets représentés.

23 En France, c'est souvent le plâtre et l'argile qui permettent aux artistes d'évoquer un ailleurs temporel et spirituel. D'habiles modeleurs ont ainsi reconstitué des scènes de la vie de Jésus telle que nous la raconte l'Évangile (fig. 9. "Prière de Jésus au désert", modelage de Mastroianni, édité par A. Noyer, 7,5 x 14 cm, v. 1910), quand ils ne se sont pas intéressés à celle de Satan dans son royaume des enfers (fig. 10. "Entrée de l'enfer", moulage de Habert, édité par A. Block, vue transparente coloriée, 8,8 x 17,5 cm, déposée en 1873). Si les premières séries sont à assimiler aux bas-reliefs qui représentaient, [p. 37] dans presque toutes les églises de France, les quatorze stations du chemin de croix et incitaient les chrétiens à la prière, les secondes relèvent de la pure fantaisie et de l'imagination débridée de leurs auteurs, qui mêlent aux représentations catholiques traditionnelles du séjour des damnés des figures sorties tout droit des Enfers d'Hadès et des éléments puisés dans leur quotidien, offrant ainsi leur vision personnelle de l'au-delà. Deux éditeurs essayèrent, semble-t-il, de rendre les scènes de la Bible à l'aide d'acteurs vivants37, mais la rareté de ces vues tend à prouver que leurs contemporains goûtaient peu ces reconstitutions "réalistes" qui ne laissaient guère de place à l'imaginaire. Plus intéressantes, sans doute, sont les deux séries en relief consacrées à Bernadette Soubirous, photographiée peu de temps avant qu'elle ne se retire du monde dans un couvent de Nevers38 (fig. 11. Anon., portrait de Bernadette Soubirous, vue stéréoscopique éditée par Billard, Perrin et Cie, 8,5 x 17,7 cm, 1863). L'existence de ces images est d'autant plus remarquable qu'il y a peu de portraits de célébrités pour le stéréoscope39. Nul doute que le côté hallucinatoire de l'appareil n'ait été pour quelque chose dans la décision de ces publications. Dans le stéréoscope m'apparaît en effet l'image de celle à qui la Vierge est apparue. "Celle qui a vu" devient elle-même apparition. C'est la vision mise en abyme, qui renvoie à ces lignes que Roland Barthes écrivait en ouverture de son essai sur la photographie : " Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors avec un étonnement que depuis je n'ai jamais pu réduire : "Je vois les yeux qui ont vu l'Empereur40". " Le regard du spectateur qui transperce les verres du stéréoscope et plonge au-delà des yeux de cette femme agenouillée saura-t-il "voir" l'image que regarde la jeune voyante, dont les yeux dirigés vers un point vague situé hors de notre champ de vision ne fixent jamais l'objectif ? L'apparition [p. 38] de Bernadette dans le stéréoscope n'est ici qu'un simple relais vers une autre vision, un au-delà auquel les contemporains de Baudelaire croyaient en grande majorité. Pour le spectateur actuel, croyant ou non croyant, cet au-delà est, de plus, doublé d'une dimension temporelle. L'image de Bernadette surgit du passé, comme un fantôme revenant hanter les lieux de sa vie terrestre, " comme les rayons différés d'une étoile41 " qui frappent notre rétine longtemps après que cette étoile ait cessé d'exister. À l'exemple de Roland Barthes regardant une photographie de Bethléem par , l'observateur se trouve confronté à ces : " trois temps [qui] tourneboulent ma conscience : mon présent, le temps de Jésus [ou de Marie] et celui du Photographe [ou de Bernadette], tout cela sous l'instance de la réalité42 ". Examinant une photographie stéréoscopique de Jérusalem, prise en direction du mont des Oliviers,

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Holmes notait déjà en 1861 que la ville avait certainement beaucoup changé depuis l'époque du Christ, mais " que ces courbes gracieuses à l'horizon sont les mêmes que celles sur lesquelles IL a posé ses yeux lorsque, tristement, IL s'est tourné vers Jérusalem43 ". Pour Holmes, le stéréoscope était loin d'être le jouet décrit par Baudelaire, c'était un " don divin " qu'il aurait offert sans hésitation à des habitants d'une autre planète comme l'exemple le plus frappant de l'ingéniosité des hommes44. Un membre de l'Institut, Jacques Babinet, y voyait quant à lui le moyen de produire " l'immortalisation physique des grandes renommées qui font la gloire des peuples45 ". David Brewster lui-même allait jusqu'à dire que si son appareil était apparu plus tôt, " les héros et les sages des anciens temps, tout mortels qu'ils étaient, auraient pu être embaumés [par le stéréoscope] et seraient devenus plus impérissables que par les procédés de l'art égyptien, en [p. 39] s'incarnant dans l'immortalité stéréoscopique bien mieux que dans les hideuses momies qui sauvent à grand-peine et bien incomplètement les dépouilles des rois de la corruption universelle46 ".

24 Le public rejeta pourtant complètement cette utilisation du stéréoscope, et le panthéon stéréoscopique renferme davantage de vues de monuments, de boulevards, de villes ou de palais que de portraits, alors que, parallèlement, abondent les scènes reconstituées inspirées de la vie des bourgeois du Second Empire. En effet, hormis quelques souverains ou hommes d'État, de rares artistes et un tout petit nombre d'auteurs47, seules des actrices, aujourd'hui oubliées, ont eu droit à l'immortalité stéréoscopique promise. Pourquoi cette exception ? Premièrement, à cause du peu de cas que l'on faisait encore à cette époque des comédiens qui, par leur profession étaient, à l'instar des fantômes, voués aux limbes48. Ensuite, parce que fardées et généralement revêtues du costume qu'elles portaient sur scène, le plus souvent examinées à distance ou détaillées à travers des jumelles de théâtre, ces actrices tenaient davantage de l'apparition que de la réalité. Le stéréoscope, en se limitant à recréer la vision que l'on avait eue d'elles paraissait d'un emploi naturel, alors que son utilisation avec des représentations de proches ou d'amis aurait ôté à ceux-là une parcelle de leur tangibilité, de leur réalité, voire de leur âme49. Qu'un souverain et un président, inaccessibles au commun des mortels de par leur fonction, soient perçus comme une apparition, une simple émanation d'un pouvoir, rien de plus normal ; que des modèles payés à l'heure, des inconnues, des domestiques en quelque sorte, apparaissent grimées en bourgeoises ou en marquises Louis XV, passe encore ; mais qu'une sommité des arts, des lettres ou des sciences, un parent, un ami, un proche, se présente soudain à vos yeux comme un simple fantôme, voilà ce que n'aurait pu tolérer le public bourgeois. Celui-ci voulait bien glisser dans ses albums des représentations photographiques en pied de ses familiers au format carte de visite50, conserver des images post mortem de ses chers disparus et jouer à faire tourner les tables pour évoquer les esprits des défunts, mais n'aurait jamais osé "embaumer" ou "momifier" ainsi l'un de ses pairs. Osera-t-on dire, après cela, que les adeptes du stéréoscope n'étaient épris que de réalisme ?

25 " Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ", écrivait Baudelaire en conclusion de son texte sur les fenêtres. La pensée du détracteur du stéréoscope avait certainement pénétré le secret de l'image en [p. 40] relief bien au-delà des mots tracés par sa plume, mais sans doute n'avait-il pas laissé le temps à son regard de se perdre au-delà de la surface des épreuves, ni à son esprit de s'interroger sur cette hallucination. Souhaitons que d'autres yeux avides se tournent désormais avec un regard neuf et débarrassé de préjugés vers ces

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lucarnes de l'infini, et se penchent sur ces fenêtres dormantes au-delà desquelles " rêve la vie ".

26 Denis Pellerin est l'auteur de La Photographie stéréoscopique sous le Second Empire (cat. exp.), Paris, Bibliothèque nationale de France, 1995, et de Gaudin frères, pionniers de la photographie (1839-1872), Chalon-sur-Saône, Société des Amis du musée Nicéphore-Niépce, 1997. [p. 41]

NOTES

1. Le Stéréo-Club français, fondé en 1904, regroupe des passionnés de la prise de vue en relief qui organisent des projections publiques et publient un bulletin mensuel ( consultable à la SFP). 2. " La photographie stéréoscopique sous le Second Empire" , exposition consacrée au fonds stéréoscopique du département des Estampes et de la Photographie, galerie Colbert, avril-mai 1995 ; exposition consacrée aux frères Gaudin, promoteurs du stéréoscope en France, musée Niépce, octobre 1997-janvier 1998 ; " Le relief au cinéma" , cycle de films projetés à l'auditorium du Louvre, octobre 1997. 3. Lors d'une visite à l'Exposition universelle de Londres de 1851, la reine Victoria se serait arrêtée au stand de l'opticien Jules Duboscq et aurait été charmée par le stéréoscope modèle Brewster que le fabricant français présentait. David Brewster fit réaliser par Duboscq un appareil richement décoré qu'il offrit à la reine. La mode du stéréoscope naquit de cet engouement royal et les commandes affluèrent rue de l'Odéon, siège de la fabrique Duboscq-Soleil. 4. La première du genre dans le domaine photographique, précédant de quelques années la mode des portraits cartes-de-visite. 5. De 65 à 75 mm selon les individus. 6. Pour un portrait pris à 3 m du sujet, les objectifs des deux appareils utilisés pour la prise de vue pouvaient donc être séparés de 75 cm, ce qui provoquait évidemment de nombreuses déformations, voire des monstruosités. 7. Les épreuves stéréoscopiques étaient souvent coloriées. Réalisé très finement sur les daguerréotypes et les premières épreuves transparentes, le coloriage des épreuves devint souvent grossier à mesure que s'intensifiait l'industrialisation des épreuves stéréoscopiques. 8. La magie du stéréoscope tient en grande partie à une dualité inhérente au procédé qui débute avec l'appareil lui-même, constitué de deux lentilles, se poursuit avec l'image, double elle aussi, prise de deux perspectives différentes destinées à chacun des deux yeux, et s'achève dans le cerveau ou le couple de sensations devient une image unique perçue en trois dimensions. 9. Article paru dans Le Monde littéraire, 17 avril 1853. 10. Charles Baudelaire, " Le public moderne et la photographie ", Salon de 1859, OEuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1962, t. II, p. 617.

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11. Vers la fin du XIXe siècle, la publicité pour le célèbre Vérascope de Jules Richard utilisera l'image de la Vérité toute nue assise sur la margelle d'un puits, tenant d'une main le traditionnel miroir et de l'autre l'appareil. Le texte qui accompagne ce dessin hautement symbolique précise que le Vérascope " enregistre la vérité avec la grandeur et le relief absolus ". 12. Dans ce même article où il décrit la position de l'amateur d'épreuves stéréoscopiques, Lacan signale un perfectionnement très utile, mis au point par les frères Gaudin. Il s'agit d'un réflecteur en plaqué, appliqué " au petit volet mobile dont on sait que l'ouverture des stéréoscopes est muni... Il n'est plus besoin d'incliner l'instrument ; on le place horizontalement ". 13. Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts (trad. de l'anglais par M. Bloch et J. Kempf), Paris, Macula, 1990, p. 42. 14. Ch. Baudelaire, op. cit., p. 617. 15. Expression de Jacques Babinet dans un article consacré au stéréoscope paru dans La Lumière le 4 août 1855. 16. François Napoléon Marie Moigno (1804-1880). 17. Cit. in La Lumière, 14 juillet 1855. 18. Jonathan Crary, " Les techniques de l'observateur ", L'Art de l'observateur, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1994, p. 180-181. 19. Ernest Lacan (1829-1879) fut rédacteur en chef du journal La Lumière avant de fonder le Moniteur de la photographie qu'il dirigera jusqu'à sa mort. Il est l'homme de lettres qui a consacré le plus de pages au stéréoscope et fut un ardent admirateur de cet instrument. 20. Terme d'architecture désignant une fenêtre qui ne s'ouvre pas. 21. Ce phénomène fut décrit dès 1856 par le photographe : " M. Claudet recommande aux photographes, lorsqu'ils montent leurs images, d'avoir bien soin que les ouvertures aient leurs côtés verticaux correspondants moins distants entre eux que tous autres doubles points correspondants que ce soient du premier plan des images, ce qui peut s'obtenir aisément au moyen d'un compas... ", La Lumière, 23 août 1856. 22. Ernest Conduché, La Lumière, 9 août 1856. 23. Ch. Baudelaire, " Les fenêtres ", Petits Poèmes en prose, op. cit., t. I, p. 339. 24. Définition du dictionnaire Le Robert. 25. On a souvent dit que le stéréoscope était pour les bourgeois du Second Empire un phénomène comparable à l'avènement de la télévision dans la société française de l'après-guerre. Curieusement, les premiers téléviseurs ont également été désignés sous les vocables de " petites " ou " étranges lucarnes ". 26. Dans l'immeuble pré-haussmannien, toutes les catégories sociales cohabitaient sous un même toit, bien qu'à des étages différents. 27. Ch. Baudelaire, " Les fenêtres ", op. cit. 28. Oliver Wendel Holmes (1809-1894), poète, essayiste et physicien, est l'inventeur d'un stéréoscope qui porte son nom. Il publia, entre 1859 et 1863, trois articles consacrés au stéréoscope dans la revue American Monthly : " The Stereoscope and the Stereograph ", " Sun-Painting and Sun-Sculpture ", " Doings of a Sunbeam ". 29. " There is before us a view of the Pool of David at Hebron, in which a shadowy figure appears at the water edge, in the right-hand farther corner of the right hand picture only. This muffled shape stealing silently into the solemn scene has already written a hundred biographies in our imagination. " 30. Les projections stéréoscopiques sur grand écran sont parfaitement au point depuis des dizaines d'années mais, curieusement, n'exercent pas la même fascination que les

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épreuves examinées à travers un stéréoscope, en partie sans doute parce que le choix et la durée d'examen des images sont indépendants du spectateur. 31. L'expression est utilisée à propos de la photographie par Roland Barthes dans La Chambre claire, Paris, Éd. de l'Étoile-Gallimard-Le Seuil, 1980, p. 177. 32. Dans son article " Sun-Painting and Sun-Sculpture ", O. W. Holmes utilise l'expression " disembodied spirits ". 33. E. Lacan, " Revue photogaphique ", La Lumière, 11 juillet 1857. 34. Les Belles de nuit, film dans lequel Gérard Philippe incarne le rôle d'un professeur de musique qui fuit volontairement la réalité bruyante et agressive de son environnement quotidien pour se réfugier dans ses rêves. 35. J. Crary, op. cit., p. 185. 36. David Brewster, " Application of the stereoscope to purposes of amusement ", The Stereoscope, its history, theory and construction. 37. Une trentaine de " Scènes mythologiques et bibliques " ont été déposées par Joseph Semah et Achille Quinet en 1861. 38. Les apparitions de Lourdes eurent lieu à partir du 11 février 1858. 39. Une première série fut déposée par Louis Samson en 1863, une seconde par Paul Dufour en 1865. 40. R. Barthes, op.cit., p. 13. 41. Ibid., p. 126. 42. Ibid., p. 151. 43. O. W. Holmes, " Sun-Painting and Sun-Picture ", art. cit. 44. Ibid. 45. J. Babinet, extraits du premier volume des Etudes et Lectures sur les sciences d'observation et leurs applications pratiques, cit. in La Lumière, 18 août 1855. 46. D. Brewster, cité par J. Babinet, ibid. 47. Citons, parmi les plus connus, l'empereur et l'impératrice, plusieurs présidents américains dont Lincoln, le pape Pie IX, Camille Corot, Charles Dickens, Victor Hugo, Sarah Bernhardt, Adelina Patti, sans oublier Charles Wheatstone et David Brewster. 48. Les acteurs furent longtemps considérés comme une caste de parias, fréquentables dans certains endroits et à certaines conditions seulement. L'Église catholique de France les excommuniait et leur refusait, jusque vers les années 1830, la confession, les derniers sacrements, et la messe des morts s'ils n'avaient pas abjuré publiquement leur profession avant de mourir. 49. Il existe certes des portraits d'anonymes pour le stéréoscope, mais leur nombre est négligeable par rapport à la quantité d'épreuves stéréoscopiques publiées. Ce n'est qu'avec l'apparition du gélatino-bromure et le développement de la photographie d'amateur qu'augmenta sensiblement le nombre des portraits en relief. 50. Comme son nom l'indique, le portrait carte-de-visite était un moyen d'affirmer son appartenance à un cercle d'intimes, de laisser une trace de son passage, mais aussi de se montrer à son avantage et d'afficher sa position sociale, aussi sûrement que le faisaient habituellement titres honorifiques et mentions de décorations.

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L'utopie chronophotographique

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Passage de Vénus Le Revolver photographique de Jules Janssen

Monique Sicard

1 Scientifique célébré en son temps à l'égal de Pasteur, l'astronome Jules Janssen (1824-1907), membre de l'Institut, directeur de l'observatoire de Meudon, fut aussi l'un des principaux acteurs du vaste mouvement d'émancipation de la photographie à la fin du XIXe siècle. À l'origine de sa notoriété et de son rôle institutionnel dans le champ photographique1, une expérience singulière: celle effectuée en 1874, à l'occasion d'une éclipse du Soleil par la planète Vénus, avec un dispositif de son invention, le "Revolver photographique". Constamment mentionné dans les ouvrages spécialisés comme le premier exemple de chronophotographie, élu par les frères Lumière comme l'ancêtre du Cinématographe, le célèbre appareil n'a pourtant produit que de bien maigres résultats sur le plan de l'observation astronomique.

2 Avant 1873, Janssen n'avait jamais eu recours à la photographie. De son propre aveu, "c'est l'observation du passage de Vénus qui a attiré plus spécialement [son] attention sur cette branche si féconde et si délaissée chez nous2". Il n'est pas seul dans ce cas. Le "passage de Vénus" de 1874 est un événement astronomique d'une rare portée, qui a fait l'objet d'une intense préparation de la part de la communauté scientifique internationale dès la fin des années 1860. De nombreux essais d'enregistrement photographique de phénomènes célestes avaient certes eu lieu depuis l'invention du daguerréotype3, mais c'est la première fois que la photographie est officiellement convoquée au titre d'outil principal de l'observation, pour remédier aux défauts de la vision humaine. [p. 45]

3 La conjonction de Vénus et du Soleil n'a lieu que deux fois tous les cent treize ans, à huit ans d'intervalle4: "Un point noir, à peine visible à l'oeil nu, passant lentement sur le Soleil, voilà ce qu'est le phénomène, explique l'astronome Charles Wolf. Aussi resta-t-il à peu près inaperçu, jusqu'au jour où Halley montra que l'observation de ce passage fournit à l'astronomie l'un des moyens les plus précis de déterminer la distance de la Terre au Soleil. Et vous savez, Messieurs, que le problème de cette détermination est l'un des plus importants que se pose la science de l'univers5."

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4 À la suite de la proposition effectuée par Halley dès le début du XVIIIe siècle, les conjonctions de 1761 et 1769 avaient déjà fourni l'occasion d'une importante mobilisation de la communauté scientifique. De même que l'Angleterre, l'Allemagne, la Suède et la Russie, la France avait envoyé plusieurs missions en différents lieux déterminés comme les mieux à même pour procéder à l'observation du premier des deux "passages": Chappe d'Auteroche à Tobolsk (Sibérie), Le Gentil à Pondichéry (Indes), Pingré à l'île Rodrigue (Éthiopie), Cassini de Thury à Vienne (Autriche). Mais les difficultés de l'observation produisent des résultats variés et incertains. "On eût lieu sans doute, écrit Jacques- Dominique Cassini, d'être inconsolable de la perte d'une pareille occasion, si elle n'eût dû se renouveler huit années après. [¤] Aussi résolut-on de ne négliger aucun des voyages que l'on pourrait juger utile, afin de se procurer les observations les plus complètes6." Si les observations de 1769 se déroulent de manière plus satisfaisante, les astronomes sont loin de s'accorder sur l'interprétation des résultats, et hésitent à fixer la parallaxe du Soleil entre 8"50 et 8"88, soit un écart portant sur 1,5 million de kilomètres. Plus de deux cents mémoires publiés ajoutent à l'incertitude plutôt qu'il n'y mettent fin.

5 La méthode préconisée par Halley (et améliorée par Joseph Nicolas Delisle) repose en effet sur la constatation, par deux observateurs distants, de l'instant précis des "contacts" apparents du petit disque sombre de Vénus et de celui de l'étoile, au moment de l'entrée puis de la sortie de la planète à la surface de la couronne solaire (fig.2. Schéma du passage de Vénus sur le Soleil, recueil de Mémoires, rapports et

6 documents relatifs à l'observation du passage de Vénus sur le Soleil, 1876). Couplé avec la notation de la position [p. 46] exacte de l'observateur, la comparaison des horaires des contacts doit permettre, par un calcul de triangulation, d'obtenir l'estimation de la parallaxe du Soleil. Cette méthode aussi simple qu'élégante se heurte cependant à une difficulté majeure: celle de la détermination optique de l'instant du contact. Outre l'influence des conditions atmosphériques, la plupart des observateurs des éclipses de 1761 et 1769 avaient fait état de phénomènes dits de "goutte" ou de "ligament" semblant affecter la conjonction des bords des deux astres, qui s'opposaient à la détermination précise de l'instant du contact (fig. 3. Tableau des phénomènes optiques affectant l'observation des "contacts", par C. Wolf et C. André, 1869). De nombreuses études s'attacheront à élucider ce phénomène7, mais, dès 1870, l'astronome Hervé Faye préconise l'emploi de la photographie afin de suppléer aux incertitudes de l'observation optique: "Le seul mode qui présente des garanties complètes, c'est l'observation photographique, dont j'ai poursuivi depuis si longtemps l'introduction dans les mesures astronomiques. Ce genre d'observation supprime l'observateur, et avec lui l'anxiété, la fatigue, l'éblouissement, la précipitation, les erreurs de nos sens, en un mot l'intervention toujours suspecte de notre système nerveux8." [p. 47]

7 En 1874, tout est donc mis en oeuvre pour obtenir dans les meilleures conditions un enregistrement photographique d'un événement attendu depuis plus de cent ans. La France n'est pas seule dans l'aventure: "Dans quelques mois, écrit Faye, les astronomes de tous les pays vont se disséminer sur le globe terrestre en deux rangées immenses d'observateurs, une rangée sur chaque hémisphère, pour observer tous à la fois et à la même heure, mais des points les plus divers, la planète Vénus sur le Soleil. Figurez-vous, bien que l'image ne soit pas exacte, les astronomes du monde entier échelonnés le long du cercle qui sépare alors sur notre globe le jour de la nuit9" (fig.10. Carte des emplacements pour l'observation du passage de Vénus, le 8 décembre 1874, mémoires de l'Académie des sciences). La première série de stations ira de l'Égypte au Japon à travers la Perse, la

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Sibérie et la Chine. À lui seul, l'Empire russe en installe vingt-cinq sur le territoire asiatique. L'Allemagne, l'Angleterre et les États-Unis en établissent presque autant. Une autre série d'observatoires anglais, allemands et américains seront disposés dans l'hémisphère austral, occupant les îles désertes et les continents froids d'une région inhospitalière, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'aux îlots placés à l'extrême ouest du continent australien, et en remontant vers l'équateur, jusqu'aux groupes d'îles de l'océan Pacifique. Quant aux huit équipes américaines qui se dirigent en 1874 vers Hobart Town, les îles Kerguelen, la Nouvelle-Zélande, Crozet, Chatam, Nagasaki, Vladivostok et la côte pacifique, elles emportent chacune un grand télescope spécialement construit pour les observations photographiques. La distance focale de l'appareil a été calculée de manière à obtenir une image du globe solaire d'un diamètre exceptionnel de quatre pouces.

8 Dans le cadre de cette grande compétition internationale, la photographie joue un rôle expérimental autant que politique: la qualité des résultats obtenus signera l'état de développement des pays concernés. Or, la France a un retard à rattraper: en ce début des années 1870, elle est largement devancée par l'Angleterre en matière de photographie astronomique. Jules Verne, dans De la Terre à la Lune (1865), évoque les "magnifiques clichés de la Lune10" de l'anglais Warren De La Rue. Non moins célèbres sont alors ceux de Lewis Rutherfurd, qui obtient des épreuves de 50 cm de diamètre où l'on peut distinguer à la loupe des détails que ne montreraient pas de bonnes lunettes (fig. 4. Lewis Rutherfurd, photographie de la Lune, tirage albuminé d'après négatif au collodion, 54,5 x 43,5 cm, 1865). Quelques années après la cruelle défaite de Sedan, la France doit montrer qu'elle est capable de redresser la tête: "Les nations étrangères étaient loin d'imaginer que la France, abattue et ruinée, pût [¤] se placer, comme [p. 48] autrefois, au premier rang; mais voilà que l'Assemblée nationale vient [¤] d'octroyer les fonds nécessaires; elle n'a reculé devant aucun sacrifice pour aider l'Académie à soutenir l'honneur scientifique du pays. Grâce à sa générosité éclairée, les astronomes français figureront dignement, comme leurs devanciers, dans ce concours que le ciel ouvre chaque siècle à toutes les nations où la science est en honneur11."

9 Dès 1872, l'Académie des sciences prend en charge l'organisation des observations: sous la présidence de Jean-Baptiste Dumas, la "grande Commission académique du passage de Vénus" s'inscrit dans le dynamisme des réorganisations des institutions scientifiques. Elle décide d'installer trois stations d'observation dans l'hémisphère nord, à Pékin, Yokohama et Saigon, et trois dans l'hémisphère sud, aux îles Saint-Paul et Campbell ainsi qu'à Nouméa. Chacune d'elles se présentera comme un observatoire complet avec ses équatoriaux, ses instruments méridiens et "ses appareils de la plus délicate photographie". Cinquante personnes entreprendront ainsi de périlleux voyages dont l'aller seul devrait durer plusieurs mois et dont le résultat n'est pas garanti: un ciel nuageux suffit pour annihiler les efforts entrepris. Les différentes missions seront absentes de France durant près d'une année.

10 De nombreux mémoires établissent progressivement le cahier des charges des opérations photographiques elles-mêmes qui, dès lors qu'elles participent du protocole d'observation, doivent être déterminées avec la plus grande rigueur. Hervé Faye défend le principe de [p. 50] monter la chambre noire sur une lunette braquée en direction d'un héliostat (un miroir qui suit le déplacement du soleil, guidé par un mécanisme d'horlogerie) système imaginé dès 1860 par Aimé Laussedat pour éviter de mettre l'ensemble du dispositif photographique en mouvement, et de le soumettre ainsi aux

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vibrations. Hippolyte Fizeau préconise en 1873 l'usage du daguerréotype, de préférence au collodion, en tirant argument de la finesse de définition du support et de son caractère d'image directe, favorables aux mesures, ainsi que de "la facilité et la sûreté" des préparations12. Sont aussi précisées les dimensions des objectifs (135 cm de diamètre), les distances focales (environ 2,2 m), le diamètre de l'image (environ 20 cm), ainsi que les conditions de l'examen micrométrique a posteriori des épreuves obtenues.

11 Le but de l'expérience, l'évaluation précise de la distance entre la Terre et le Soleil, nécessite de tels préparatifs. Grâce notamment aux calculs de Johannes Kepler, qui établissent l'éloignement relatif des planètes au Soleil en fonction de la durée de leur révolution, la connaissance de cette distance constitue, selon les termes de Camille Flammarion, "la base de toutes les mesures astronomiques. Qu'elle soit fausse, tous les chiffres donnés pour la mesure des distances des planètes, des comètes et des étoiles sont erronés eux-mêmes. Qu'elle soit exacte, et nous avons en main le mètre du système du monde et de toutes les évaluations des distances célestes13". L'observation après coup au micromètre des épreuves obtenues lors de l'éclipse a pour objet de déterminer la parallaxe solaire à au moins deux centièmes de seconde d'arc près. "Nous saurons si cette importante distance, écrit Flammarion, est de 148 millions de kilomètres, ou bien de 149, ou de 147, car l'incertitude ne s'étend pas au-delà. C'est à la photographie seule, qu'on devra [¤] cette précision14."

12 Le projet du Revolver photographique de Janssen s'inscrit pleinement dans les travaux de la Commission, et se conforme à ses principales prescriptions: emploi de l'héliostat, de la lunette et de la plaque daguérienne. Son apport décisif porte sur la méthode pour déterminer l'instant précis du contact. En décembre 1872, l'amiral Pâris propose un système susceptible de "photographier le temps15", en couplant mécaniquement à la prise de vue de l'éclipse celle d'un cadran indiquant l'écoulement des secondes et signale ce faisant [p. 51] que la difficulté majeure de l'entreprise réside dans l'enregistrement simultané de deux informations hétérogènes, l'une visuelle et l'autre temporelle, que rien ne relie en dehors de la conscience de l'observateur. Le 15 février 1873, Jules Janssen indique une autre solution: "J'ai eu la pensée de tourner cette difficulté au moyen d'un appareil qui permît de prendre, au moment où le contact va se produire, une série de photographies, à des intervalles de temps très courts et réguliers, de manière que l'image photographique de ce contact fût nécessairement comprise dans la série et donnât en même temps l'instant précis du phénomène16."

13 Pour mettre en oeuvre cette méthode d'une grande originalité théorique qui, indexant la prise de vue sur la mesure du temps, transforme la photographie en une sorte d'horloge enregistreuse, Janssen imagine tout naturellement l'emploi d'un disque animé d'une rotation périodique. Un premier prototype, construit par Deschiens en 1873, doté d'un obturateur à mouvement alternatif, présente le défaut d'entraîner des trépidations du dispositif. Un second modèle, réalisé par Rédier père et fils, est muni d'une plaque daguérienne de 18,5 cm de diamètre, mue par un mécanisme d'horlogerie qui lui fait effectuer un tour complet en 72 secondes par périodes de 1,5 seconde, grâce à un engrenage à croix de Malte. Devant cette plaque, un disque obturateur percé de douze ouvertures effectue un tour en un mouvement continu de 18 secondes, quatre fois plus vite que la plaque sensible, avec un temps de pose d'environ 1/3 de seconde par prise de vue 17(fig. 6 à 9. Anon., vues du mécanisme du Revolver photographique de face, de trois- quart, et placé sur la lunette, épreuves sur papier au gélatino-bromure d'argent, 18,5 x 16,5 cm, coll. P. Nadar, vers 1890). "Chaque fois qu'une fenêtre de l'obturateur passe

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devant la fenêtre de la boîte, la plaque sensible est découverte dans la portion correspondante de sa surface, et une image se produit": l'astronome obtient ainsi une série régulièrement espacée dans le temps de 48 clichés de 1 cm de large sur 1,5 cm de haut. Comme le prouvent les épreuves conservées (voir fig. 1. Jules Janssen, "Passage artificiel de Vénus sur le Soleil" (détail), daguerréotype, diam. 18,5 cm, 1874 ; fig. 14. J. Janssen, "Passage artificiel de Vénus sur le Soleil", daguerréotype, diam. 18,5 cm, 1874), la machine imaginée par Janssen fonctionnait parfaitement ce qui est en soi seul remarquable, étant donné les contraintes d'extrême précision ou d'absence de vibrations exigées par l'expérience, à une époque où de nombreux projets équivalents restent à l'état d'esquisse, faute d'une maîtrise suffisante des conditions de réalisation mécanique. Témoignage de l'assentiment général à ce dispositif ingénieux et succès diplomatique: plusieurs stations anglaises adoptent le principe du Revolver photographique, avec quelques modifications18. [p. 52]

14 Au-delà de la mesure de la distance de la Terre au Soleil, l'emploi de la photographie n'est pourtant pas exempt de sous-entendus. Dès sa présentation du daguerréotype devant l'Assemblée nationale, François Arago faisait cette annonce prophétique: "Quand des observateurs appliquent un nouvel instrument à l'étude de la nature, ce qu'ils en ont espéré est toujours peu de choses relativement à la succession de découvertes dont l'instrument devient l'origine. En ce genre, c'est sur l'imprévu qu'on doit particulièrement compter19." En 1875, dans son compte rendu des observations de l'éclipse, Camille Flammarion vérifie cette prédiction, et révèle l'un des mobiles implicites de l'entreprise: "Nous avions dit qu'en cherchant à constater les moments critiques du passage, on trouverait autre chose. Cette chose imprévue qu'on a remarquée, c'est l'atmosphère de Vénus, dont l'étude [¤] nous prouve, une fois de plus, que cette planète est un monde pareil au nôtre."

15 Si les expéditions de 1874 n'ont certes pas été organisées dans l'intention affichée de découvrir la vie sur Vénus, l'idée n'est pas absente des débats. En 1873, Charles Cros prenait ainsi la parole à l'Académie des sciences: "Il est possible que Vénus soit habitée: il est possible qu'il y ait des astronomes parmi ses habitants, il est possible que ces astronomes jugent que le passage de leur planète sur le disque solaire peut attirer notre curiosité. Il est possible enfin qu'ils essayent, à partir du moment où ils savent que beaucoup de télescopes sont braqués sur leur planète, de nous envoyer des signaux20." Et, poussant à son terme l'analogie: "Ils peuvent être mieux préparés à saisir nos tentatives de correspondance, d'autant plus que parmi eux, un autre Charles Cros a pu faire une proposition relative à la Terre, mais tout analogue à celle que l'Académie reçoit au sujet de Vénus."

16 En 1874, Janssen, comme beaucoup d'autres, est curieux des possibilités de vie sur l'étoile du berger. En scientifique rigoureux, il n'ose encore l'évoquer sans preuves tangibles. Pourtant, dès 1882, lors du passage suivant de Vénus, son expédition en Afrique sera ouvertement dédiée à "l'étude d'une question tout actuelle et d'une importance capitale, tant au point de vue de la constitution du système solaire qu'à celui de la philosophie naturelle: je veux parler de la composition de l'atmosphère de Vénus et de la présence ou de l'absence, dans cette atmosphère, de cet élément aqueux qui, pour la Terre, joue un si grand rôle dans tous les phénomènes qui se rattachent au développement de [p. 54] la vie 21". Les conclusions de ses observations sont malheureusement négatives. Ce qui ne l'empêche pas, quelques années plus tard, alors que la science s'arrache au positivisme et que se relâche l'adhésion à l'épreuve des faits, de s'écrier avec fougue: "Si la vie n'a

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encore été constatée directement à la surface d'aucune planète, les raisons les plus décisives nous conduisent à admettre son existence pour plusieurs d'entre elles. [¤] Disons donc que, si le problème n'est pas résolu directement par les yeux, il l'est par un ensemble de faits, d'analogies et de déductions rigoureuses qui ne laissent place à aucun doute. C'est le fruit mûr et parfait de la science, c'est la vue de l'intelligence, aussi certaine et d'un ordre plus élevé et plus noble que celle des sens22."

17 Le Revolver photographique s'inscrit au sein d'un projet qui laisse entrevoir en filigrane l'espoir d'une réponse à la question: sommes-nous seuls dans l'univers? Ainsi se mêlent inextricablement les déterminations officielles et les enjeux officieux d'une compétition internationale ceux d'une quête des origines et de ses mécanismes fictionnels.

18 Inventeur d'outils nouveaux, prompt à user du plus moderne des systèmes d'enregistrement, Jules Janssen est aussi un homme de terrain, au goût marqué pour l'aventure, héritier des grands voyageurs et missionnaires scientifiques du XVIIIe siècle, qui n'hésitaient pas à risquer leur vie dans des voyages incertains. En 1856, il effectue son premier grand voyage d'agrément à Constantinople, en Asie mineure et en Égypte23. L'année suivante, il est envoyé en mission au Pérou afin de déterminer la position de l'équateur magnétique (ses biographes rapportent qu'il manque alors mourir des fièvres). En 1862 et 1863, il est en Italie. En 1867, il observe une éruption à Santorin. L'année suivante, il est en Inde pour étudier la composition du Soleil à l'occasion d'une éclipse. En 1883, il effectuera une grande mission à l'île Caroline, dans le Pacifique. Au retour, il s'arrête aux îles Sandwich et passe seul toute une nuit sur le rebord d'un cratère en éruption afin d'établir une éventuelle analogie avec les phénomènes de la surface photosphérique solaire.

19 Cela n'est rien encore: le 2 décembre 1870, à 6 heures du matin, il quitte en ballon Paris assiégé, passe par-dessus l'armée prussienne et vient atterrir près de l'embouchure de la Loire pour aller observer une éclipse en Algérie. Dès l'année suivante, au moment où se met en [p. 55] place la Commission du passage de Vénus, l'affaire lui vaut la reconnaissance de l'Académie des sciences: "Il convient de se souvenir que durant le siège même de Paris, les astronomes sont sortis de Paris en ballon afin d'aller observer une éclipse en Afrique du Nord. Ainsi, Messieurs, vous n'avez douté ni de la science, ni du pays et vous avez eu deux fois raison, car déjà le pays se relève; quant à la science, elle n'a jamais faibli24."

20 En 1874, lorsque Janssen, à l'âge de 50 ans, prend la tête de l'expédition de Yokohama, sa réputation de missionnaire scientifique n'est plus à faire. Parti à la tête d'une équipe d'une dizaine de personnes, qui comprend les photographes Arens, Picard et d'Almeida (ce dernier plus particulièrement chargé du Revolver photographique), avec 250 caisses de matériel, il essuie un typhon le 2 octobre, soulevant de vives inquiétudes à Paris, suite à la mauvaise transcription d'un message télégraphique: "Cette dépêche, datée de Hong Kong, 2 octobre, et traduite à Singapour, portait: "Éprouvé un typhon, rade de Hong Kong. Désastre personnel et matériel, sauf réparation". Immédiatement, on télégraphie à Singapour pour avoir une explication de cette phrase obscure, et voici la réponse reçue hier soir et qui [p. 57] fait cesser toute crainte: "Éprouvé un typhon, rade de Hong Kong, désastre. Personnel et matériel saufs, repartons" 25." Arrivé à Yokohama, Janssen collationne les tables météorologiques des différentes villes japonaises, et décide d'installer son observatoire à Nagasaki, qui présente un meilleur climat, non loin de celui de l'expédition américaine. Cinq cents porteurs acheminent le matériel en haut d'une colline dominant la rade. Une centaine de charpentiers et de terrassiers construisent de

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toutes pièces les cabanes nécessaires aux observations. Tout est prêt pour le 8 décembre, jour de l'éclipse. Plusieurs dizaines de prises de vue sont effectuées pendant la durée du phénomène sur les deux appareils photographiques de l'observatoire, et une seule série avec le Revolver photographique, au moment du premier contact intérieur. Puis, des nuages voilent le ciel, devenu tout à fait obscur au moment du dernier contact intérieur. "Nous aurions eu incontestablement des résultats plus complets avec un ciel plus pur et plus constant, écrira Janssen le lendemain, mais mon expérience des voyages m'a enseigné qu'il ne faut pas trop demander et qu'on doit s'estimer heureux lorsque tant de peines, de fatigues, de sollicitudes, ne restent pas sans résultats26." De fait, la mission des îles Campbell sera moins heureuse, qui ne peut effectuer ses observations en raison des mauvaises conditions météorologiques. La mission de Saint-Paul a manqué l'instant du premier contact, celle de Nouméa n'a pu enregistrer que celui du deuxième contact. Au total, les diverses expéditions françaises ramènent cependant plusieurs centaines de photographies, qui viennent s'ajouter à celles des autres pays. Plus de dix ans après l'éclipse, les scientifiques travaillent encore au dépouillement de cette moisson de documents mais les résultats publiés ne font aucune mention spécifique des clichés obtenus avec l'appareil de Janssen.

21 S'il n'apporte aucun élément de décision significatif sur le plan astronomique, le Revolver assure en revanche la renommée de Janssen dans le domaine photographique. Non pas immédiatement: présenté d'abord discrètement en 1876 devant la Société française de photographie, à l'occasion de la création de l'observatoire de Meudon, l'appareil ne sera remis en avant qu'à partir de 1882, lorsque les scientifiques et les médias découvrent les nouveaux travaux réalisés par [p. 57] Étienne-Jules Marey avec son "Fusil photographique" dispositif lointainement inspiré de la machine de Janssen. S'empressant de saluer l'invention de son collègue à l'Académie des sciences, l'astronome souligne tout à la fois son antériorité, mentionne perfidement que le physiologiste lui a écrit pour lui "demander des détails sur les dispositions du Revolver photographique", et exprime discrètement quelques réserves sur les potentialités de l'appareil27. Estimant sans doute qu'il vaut mieux avoir en Janssen un allié qu'un rival, Marey n'aura de cesse, dans ses multiples communications sur la chronophotographie, de rappeler le précédent du passage de Vénus, assurant par là même une publicité non négligeable quoique fort approximative 28 à un dispositif que ses résultats avaient rejeté dans l'ombre.

22 Dans l'intervalle, Janssen s'est rapproché de la Société française de photographie, notamment à l'occasion de la préparation de l'Exposition universelle de 1878, qui classe pour la première fois la photographie dans le groupe II, immédiatement après les beaux- arts, dans la section consacrée à l'enseignement, où elle voisine avec les instruments de précision, les travaux issus du Collège de France ou du Museum d'histoire naturelle, ainsi qu'avec les collections rassemblées par les plus prestigieuses missions scientifiques françaises dont celle effectuée par Janssen au Japon. Cette même année, l'astronome a présenté plusieurs communications à la SFP, consacrées à son nouveau domaine de recherche: l'observation de la photosphère solaire. À l'occasion de ces travaux, Janssen a reconnu que la photographie lui permettait d'établir des constatations que l'observation optique était impuissante à fournir. Enthousiaste, il décrit devant les membres de la Société sa découverte du réseau photosphérique, épreuves à l'appui (fig. 11 et 12. Jules Janssen, photographies de la surface solaire, observatoire de Meudon, tirages sur papier albuminé d'après négatifs au collodion, 8 x 12,3 cm, 1877), et donne de son expérience une formulation frappante: "La photographie est la rétine du savant29." L'expression

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correspond aux nouvelles orientations qu'Alphonse Davanne, président de la SFP, souhaite donner à la pratique photographique, et deviendra bientôt grâce à lui l'emblème d'une ambition neuve de la photographie: celle de conduire, au-delà de son usage documentaire, "à des résultats qu'on ne pouvait avoir sans elle30".

23 Habile stratège, Davanne utilisera la figure de Janssen pour promouvoir la photographie scientifique, en lui confiant notamment la présidence du premier Congrès international de photographie qui se tient dans le cadre de l'Exposition universelle de 1889, un demi- siècle [p. 58] après la divulgation du daguerréotype. "Double implicite d'Arago31", l'astronome qui partage avec lui, à cinquante ans d'écart, titres scientifiques et domaine de recherche, se prête avec fougue à cette entreprise de réhabilitation d'un médium décrié, dont il est devenu un partisan pugnace autant qu'un pratiquant convaincu, allant jusqu'à accompagner dans leurs pérégrinations, malgré son âge, la Société d'excursions des amateurs photographes (SEAP) emmenée par Albert Londe et Gaston Tissandier.

24 Se présentant lui-même, lors du Congrès de 1889, comme fils et petit-fils d'artiste, Janssen y prononce une défense de l'exercice artistique de la photographie qui annonce par certains aspects le pictorialisme32.Grâce à la photographie, l'astronome redécouvre l'esthétique, qui alimente en retour son lyrisme scientifique: "La soumission des forces matérielles et le règne de l'homme sur la Nature ne sont que les premiers fruits de la Science. Elle lui en prépare d'autres, d'un ordre plus élevé et plus précieux. Par la beauté des études auxquelles elle le convie, par la grandeur des horizons qu'elle lui ouvre, et la sublimité du spectacle qu'elle lui donne des lois et des harmonies de l'Univers, elle l'arrachera à ses préoccupations actuelles, peut-être trop exclusivement positives et lui rendra, sous une forme nouvelle et d'une incomparable grandeur [¤], ce culte enfin de l'idéal qui est un des plus impérieux besoins de l'âme humaine et qu'elle n'a jamais délaissé sans danger et sans péril33." [p. 60]

NOTES

1. Jules Janssen sera notamment élu président de la Société française de photographie à deux reprises, de 1891 à 1893 puis de 1900 à 1902. Il présidera également l'Union nationale des sociétés photographiques de France depuis sa création, en 1892, jusqu'en 1907. 2. Jules Janssen, "Présentation de quelques spécimens de photographies solaires obtenues avec un appareil construit pour la mission du Japon", Comptes rendus de l'Académie des sciences (ci-dessous: CRAS), séance du 22 juin 1874, t. LIIVIII, p. 1730; reproduit in Henri Dehérain (éd.), OEuvres scientifiques de J. Janssen, Paris, Société d'édition géographique, maritime et coloniale, 1929, t. 1, p. 303. 3. Dès son discours du 3 juillet 1839 à la Chambre des députés, François Arago mentionne des essais de prise de vue de la Lune par Daguerre (Rapport de M. Arago sur le daguerréotype, Paris, Bachelier, 1839, p. 40-41).

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4. La première observation de ce phénomène fut faite en 1639. Établie par Jean-Baptiste Joseph Delambre, la liste des conjonctions fournit les dates suivantes: 6 juin 1761, 3 juin 1769, 8 décembre 1874, 6 décembre 1882, 8 juin 2004, 5 juin 2012, etc. 5. Charles Wolf, "Le passage de Vénus sur le Soleil en 1874" [29 mai 1873], Recueil de mémoires, rapports et documents relatifs à l'observation du passage de Vénus sur le Soleil (ci- dessous RMV), Paris, Firmin-Didot, 1876, t. I, 2e partie, p. 378. 6. Jacques-Dominique Cassini, Histoire abrégée de la parallaxe du Soleil [1772], cit. in Charles- Eugène Delaunay, "Notice sur la distance du Soleil à la Terre" [1866], ibid., p. 80-81. 7. Voir notamment C. Wolf, Charles André, "Recherches sur les apparences singulières qui ont souvent accompagné l'observation des contacts de Mercure et de Vénus avec le bord du Soleil" [1869], ibid., p. 115-172. 8. Hervé Faye, "Sur l'observation photographique des passages de Vénus¤" [14 mars 1870], ibid., p. 178. En 1872, il précise que "l'idée simple mais féconde de supprimer l'observateur et de remplacer son oeil et son cerveau par une plaque sensible reliée à un télégraphe électrique [est], dans le système des observations modernes, un progrès presque comparable à celui qui a été réalisé, il y a deux siècles, par l'application des lunettes aux instruments de mesure" ("Rapport sur le rôle de la photographie dans l'observation du passage de Vénus", ibid., p. 228). 9. Id., CRAS, séance du 25 novembre 1872, t. LXXV, p. 1295. 10. Jules Verne, De la Terre à la Lune [1865], Paris, éd. du Livre de poche, s. d., p. 27. 11. H. Faye, CRAS, loc. cit. Le passage de Vénus n'est pas le seul événement scientifique susceptible de redresser l'image de la France. L'adoption internationale du système métrique, fondée sur l'usage du mètre étalon français adopté en 1795 par la Convention, est attendue avec impatience. La règle de platine conservée dans les armoires des Archives nationales devrait devenir référence universelle tant pour la mesure de grandes distances que pour celle des petits objets. En 1872, le président de la République organise à cette fin une réunion internationale, regroupant les représentants de plus d'une vingtaine de pays. 12. Cf. Hippolyte Fizeau, "Rapport sur l'appareil photographique" [8 mars 1873], ibid., p. 332. 13. Camille Flammarion, "Le prochain passage de Vénus et la mesure des distances inaccessibles", La Nature, t. II, n° 77, 21 novembre 1874, p. 387. 14. Id., "Le passage de Vénus. Résultat des expéditions françaises" [2e partie], ibid., t. I, n ° 103, 22 mai 1875, p. 394. 15. Amiral Pâris, "Projet d'inscription photographique du temps dans l'observation du passage de Vénus" [3 décembre 1872], MRV, loc. cit., p. 258. 16. J. Janssen, "Passage de Vénus: méthode pour obtenir photographiquement l'instant des contacts, avec les circonstances physiques qu'ils présentent" [communication du 15 février 1873 à la Commission du passage de Vénus], reproduite in H. Dehérain, op. cit., p. 253. 17. Dans sa présentation du Revolver photographique, Janssen déclare qu'il est possible de "régler" le temps de pose (cf. J. Janssen, "Présentation du Revolver photographique et d'épreuves obtenues avec cet instrument", Bulletin de la société française de photographie, t. XXII, n°4, p. 102), ce qui n'est pas exact: déterminé par le mouvement de rotation, le temps de pose est fixe (Denis Bernard et André Gunthert remarquent que "le temps de rotation du disque obturateur [18 secondes] étant égal à son diamètre utile [18 cm], sa vitesse est de: 18 p/18 = p cm/s. La durée d'une obturation à ouverture maximale, pur

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fantasme mathématique, est d'un pe de seconde", L'Instant rêvé. Albert Londe, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1993, p. 217-218); en revanche, il est possible de régler la quantité de lumière arrivant sur la plaque en modifiant la taille des ouvertures du disque fenêtré, qui font ainsi office de diaphragme. 18. Cf. Warren De La Rue, "Appareil pour les observations photographiques du passage de Vénus, d'après la méthode de M. Janssen", Bulletin de la Société française de photographie, t. XX, n° 8, 1874, p. 197-203. 19. F. Arago, op. cit., p. 43-44. 20. Charles Cros, "Communication avec les habitants de Vénus", CRAS, séance du 22 septembre 1873, t. LXXVII. 21. J. Janssen, "Note sur l'observation du passage de la planète Vénus sur le Soleil", CRAS, séance du 29 janvier 1883, t. XCVI, p. 288, cit. in H. Dehérain, op. cit., p. 469. 22. Id., Les Époques dans l'histoire astronomique des planètes [Institut de France, séance publique annuelle des cinq académies du samedi 24 octobre 1896], Paris, Firmin-Didot, 1896, t. LXVI, n°22, p. 58. 23. G.Vapereau, "Janssen, de l'Institut", Dictionnaire universel des contemporains, Paris, 1893, p. 841. 24. H. Faye, op. cit. 25. Stanislas Meunier, "Académie des sciences. Séance du 5 octobre", La Nature, t. II, 1874, p. 303. 26. J. Janssen, lettre à J.-B. Dumas, 10 décembre 1874, cit. in H. Dehérain, op. cit., p. 313. 27. Id., "Remarques sur la communication de M. Marey sur la photographie des diverses phases du vol des oiseaux", séance du 13 mars 1882, CRAS, t. XCII, p. 685. 28. À chaque fois qu'il fait mention de l'appareil de Janssen, Marey précise que les prises de vue s'effectuaient "à des intervalles de 70 secondes environ", indication qui confond la durée qui sépare chaque prise de vue (1,5 seconde) avec la durée totale de rotation de la plaque (72 secondes), mais qui présente l'avantage de suggérer un écart considérable entre les temps de pose mis en oeuvre par les deux dispositifs. Cette indication sera systématiquement reprise dans tous les travaux évoquant la chronophotographie (voir par exemple: Albert Londe, La Photographie moderne, Paris, Masson, 1888, p. 254). 29. L'expression n'apparaît pas dans les comptes rendus des séances. D. Bernard et A. Gunthert ont établi par recoupements qu'elle a dû être prononcée lors de la séance du 5 juillet 1878 (cf. op. cit., p. 96). 30. A. Londe, op. cit., p. 158; cf. D. Bernard, A. Gunthert, op. cit., p. 85-86. 31. Ibid., p. 81. 32. Cf. Michel Poivert, La Photographie pictorialiste en France (1892-1914), thèse d'histoire de l'art, université Paris I, 1992, t. 1, p. 41-44. 33. J. Janssen, Les Époques dans l'histoire astronomique des planètes, op. cit., p. 60-61.

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Visualisation et visibilité Marey et la méthode graphique

Joel Snyder

1 D'ichaprès Lorraine Daston et Peter Galison, auteurs convaincants d'une élégante étude sur "La moralisation de l'objectivité à la fin du XIXe et au début du XX e siècle", le physiologiste français Étienne-Jules Marey " et ses contemporains se sont tournés vers la production mécanique d'images afin d'éliminer toute médiation suspecte ", abolissant ainsi " l'intervention humaine entre la nature et sa représentation1 ".

2 C'est cette étude qui a éveillé mon intérêt pour la question, quoique je l'aborde dans une optique différente : non pas pour interpréter la compilation de données scientifiques produites par des moyens mécaniques, mais pour analyser la manière de penser ce que montrent les graphiques et les chronophotographies de Marey. Sans que cela remette en cause la justesse des observations de Daston et Galison appliquées à d'autres inventeurs du XIXe siècle, une grande partie du travail de Marey échappe au moule que ceux-ci lui façonnent. Dans l'ensemble, Marey ne concevait pas ses instruments de précision comme des intermédiaires neutres, capables de remplacer et d'améliorer les résultats obtenus par l'oeil d'un observateur ou le crayon d'un illustrateur. Ses graphiques d'origine mécanique, ses images de provenance photographique permettent avant tout de visualiser des déplacements dont la transcription se lit par rapport à des unités temporelles bien déterminées, faute de représenter avec exactitude ce qu'un illustrateur ou un savant aurait pu déceler à sa manière. Pour le dire en des termes légèrement différents, le travail expérimental de Marey ne ménage aucune place (que ce soit au sens propre ou au sens figuré) à l'intervention humaine : aucun élément n'y est offert à la médiation d'un médiateur, aucune marge de manoeuvre conceptuelle n'y est réservée à l'activité d'un savant et cela, non parce que les instruments substitueraient à la variété douteuse des observations humaines l'exactitude de données produites par des moyens mécaniques, mais parce que les déplacements enregistrés et tracés par les appareils et inscripteurs mécaniques ne [p. 65] relèvent pas du domaine de la perception humaine. Par suite, ils empêchent jusqu'à la possibilité d'une intervention de l'homme.

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3 Selon Daston et Galison, l'adoption de ce qu'ils appellent une " objectivité mécanique ou non interventionniste " découle de la peur grandissante devant le rôle potentiel de la subjectivité dans les sciences à partir des années 1830, et, par suite, de la nécessité morale de " censurer une part de la dimension personnelle2 ". Il n'est pourtant pas si facile de déduire que l'opposition entre l'objectif et le subjectif (selon laquelle l'objectivité sous toutes ses formes se caractériserait par des limitations de la personnalité) s'applique au projet de Marey, tout orienté qu'il est vers la visualisation graphique et chronophotographique. On aurait tort de réduire l'avantage de ses appareils d'enregistrement et d'inscription mécanisés à une résistance ou à une neutralité plus grandes que celles de l'observateur humain ; et on aurait pareillement tort de penser que ses détecteurs fournissent de meilleures observations que celles de l'homme. Ce serait en effet supposer un certain rapport de concurrence entre les deux, et penser que l'appareillage mécanique pallie les défauts éventuels d'un savant humain, trop humain. Or, avec ses courbes, Marey ne cherchait pas avant tout à remédier aux affres de fébrilité où était plongée la majorité des gens devant la faillibilité perceptive (ou morale) de l'homme, bien qu'il n'ignorât pas plus que d'autres cet écueil insurmontable3. Mais en règle générale, son but n'était pas de remplacer par des instruments mécaniques un intermédiaire humain par essence faillible, ni de corriger par ce biais les risques de falsification délibérés ou fortuits. Ses résultats graphiques montrent ce qui ne se peut découvrir par d'autres moyens dans le champ des événements et des processus imperceptibles, de sorte qu'on ne saurait vérifier la fiabilité ou la précision de ces visualisations en recourant à l'arbitrage d'un être humain, si sensibles soient ses sens, et quelque impartial qu'il puisse être lui-même. Le cas échéant, la question ne peut se résoudre que si l'on fait appel à d'autres instruments mécaniques, au besoin encore plus sophistiqués.

4 La plupart du temps, l'observateur disparaît au profit de courbes et de tableaux qui transcrivent des rapports entre des phénomènes impossibles à observer à l'oeil nu, ou bien qui décrivent des mouvements impossibles à " saisir ", des mouvements qui " échappent à l'appréciation ", pour reprendre ses propres termes (mais non pas comme des criminels évadés " échapperaient aux recherches "). On lit dans La Méthode graphique rédigée en 1878 :

5 " Non seulement ces appareils sont destinés à remplacer parfois l'observateur, et dans ces circonstances s'acquittent de leur rôle avec une supériorité incontestable ; mais ils ont aussi leur domaine propre où rien ne peut les remplacer. Quand l'oeil cesse de voir, l'oreille d'entendre, et le tact de sentir, ou bien quand nos sens nous donnent de trompeuses apparences, ces appareils sont comme des sens nouveaux d'une étonnante précision4. "

6 Deux idées se font jour dans ce passage, qui traitent l'une et l'autre de la fonction de l'appareillage dans la recherche physiologique : d'une part les techniques mécaniques peuvent [p. 66] remplacer l'observateur et améliorer les résultats qu'il aurait obtenus, mais d'autre part et c'est plus piquant , elles peuvent constituer à elles seules leur propre champ d'analyse, de sorte que la question ne se pose plus de leur fonction de substitution. Elles ont le pouvoir de donner accès à un monde inconnu, à une nouvelle sphère d'étude par elles engendrée. Marey, pourtant, ne pousse pas la conclusion jusqu'à son terme logique : ce n'est pas seulement que ses appareils présentent l'avantage de ressembler à des sens nouveaux, ils s'en différencient bien plutôt sous un rapport important : ils détectent, certes, mais surtout, ils dessinent en même temps ce qu'ils enregistrent. Les

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déplacements détectés appartiennent de plein droit à l'objet d'étude, mais un élément de l'équipement technique est lui aussi en mouvement : l'inscripteur. Les traces visuelles, les données graphiques dépendent du mouvement imperceptible de l'objet de l'expérience ainsi que du mouvement rotatif de l'inscripteur, réglé avec une haute précision. Même si les détecteurs sont comme des sens nouveaux, les données enregistrées ne sauraient être assimilées à des sensations. L'inscripteur reporte la trace des mouvements, mais comme il est lui-même en mouvement, les données indiquent tout à la fois les déplacements de l'objet étudié et ceux de l'appareil qui les enregistre. Leur existence, elles la doivent entièrement aux instruments qui les produisent et aux méthodes graphiques sans lesquelles elles ne seraient rien5. [p. 67]

7 Dans la manière dont Marey se justifie d'utiliser cet outillage de précision, on croirait lire l'accusation que portait Descartes à l'encontre des sens humains, par nature imparfaits et médiocres. Comme ce dernier, il entend au premier chef prévenir les erreurs qui proviennent d'une confiance excessive dans leur témoignage. Ainsi écrit-il dans l'introduction de La Méthode graphique : " Quand nous parlons de la défectuosité de nos sens, nous ne voulons pas seulement constater leur insuffisance pour découvrir certaines vérités ; mais surtout signaler les erreurs qu'ils nous font commettre6. " Au fil de ces propos introductifs, le ton se fait juridique, Marey adopte la rhétorique d'un plaidoyer pro domo méfiance, vigilance et rectifications incluses et il en ressort que le sujet doit se garder farouchement du témoignage de ses propres sens, voire se méfier de lui-même :

8 " Personne ne doute aujourd'hui qu'il ne faille se défier des témoignages de la vue, de l'ouïe ou du toucher. La sphéricité de la terre, sa rotation diurne, les distances des astres et leurs volumes immenses, toutes nos connaissances astronomiques pour ainsi dire, sont autant de démentis donnés à l'appréciation de nos sens7. "

9 Certes, cette conception d'un moi qui se protège de lui-même et s'abrite derrière tout un bouclier d'appareils mécaniques est essentielle pour comprendre leur rôle palliatif et compensatoire dans ce que Marey appelle " la conquête de la vérité ". Mais ce n'est pas une nécessité morale qui en motive l'emploi dans la production des données scientifiques, ni le besoin d'éliminer la possibilité d'une partialité humaine ou de toute autre forme d'interférence subjective dans la recherche du vrai. Le domaine de la méthode graphique et de la méthode chronophotographique ne recouvre pas le champ sensoriel, les déplacements repérés par les machines sont impossibles à déceler par la vue, l'ouïe ou le toucher. Les données produites par ces appareils mécaniques sont de l'ordre de la " révélation ", pour reprendre le terme de Marey. Tandis que nos sens ne nous offrent que des perceptions éparses et confuses, qu'ils nous représentent le monde comme un chaos, les appareils conçus par Marey pour l'une et l'autre de ses méthodes " pénètrent " dans ce chaos en mouvement perpétuel et " révèlent " un monde inconnu, là où les sens n'apporteraient qu'un témoignage de désordre et d'anarchie. C'est pour protéger le sujet de lui-même qu'il faut inventer et déployer cet arsenal d'instruments de précision. Le progrès de la science même en dépend : ces appareils livrent des informations sur un monde autrement inaccessible à la connaissance, selon les propos de Marey :

10 " Dégagée du préjugé de l'infaillibilité des sens et tenue en continuelle défiance contre les renseignements qu'ils fournissent, la science a cherché d'autres auxiliaires pour la conquête de la vérité ; elle les a trouvés dans les instruments de précision. Depuis longtemps elle possédait les moyens de mesurer avec exactitude les dimensions, le poids, la composition, en un mot l'état statique des corps de la nature ; elle commence à étudier les forces dans leur état dynamique. Mouvements, courants électriques, variations de la

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pesanteur ou de la température, tel est le champ à explorer. Dans cette nouvelle entreprise, nos sens, à perceptions trop lentes et trop confuses, ne [p. 68] peuvent plus nous guider, mais la méthode graphique supplée à leur insuffisance ; dans ce chaos, elle révèle un monde inconnu. Les appareils inscripteurs mesurent les infiniment petits du temps ; les mouvements les plus rapides et les plus faibles, les moindres variations des forces ne peuvent leur échapper. Ils pénètrent l'intime fonction des organes où la vie semble se traduire par une incessante mobilité8. "

11 Je serais tenté de dire, quitte à me faire contredire par un spécialiste de Marey, que rares sont les cas où les résultats de la méthode graphique se substituent directement aux données rassemblées par les chercheurs. En d'autres termes, il apparaît qu'une grande partie du travail de Marey touche à un domaine où les détecteurs, les transmetteurs et les inscripteurs mécaniques de la méthode graphique, comme les obturateurs ultrarapides utilisés dans la méthode chronophotographique, fournissent des renseignements qui ne se substituent pas à ceux qu'un chercheur pourrait découvrir sans leur aide. Ce qui est en cause, ce n'est pas tant la substitution (ces renseignements ne remplacent rien et " rien ne peut les remplacer "), que la constitution d'un matériau brut pour l'analyse scientifique. Grâce aux procédés employés par Marey, l'étude ne s'attache pas, comme on pourrait le penser, à un phénomène que l'on chercherait à expliquer (ainsi au mouvement rapide des pattes d'un cheval lancé au galop), mais elle s'articule en revanche à l'analyse de courbes et d'images que le physiologiste lui-même envisageait comme des inscriptions automatiques de déplacements impossibles à déceler par d'autres moyens. Les données primaires qu'il s'agit d'analyser et d'interpréter consistent, tantôt sous forme graphique, tantôt sous forme iconique, en des traces visuelles de mouvements qu'il serait impossible de connaître sans elles. Exit l'observateur : l'explication se donnant pour but, par exemple, de comprendre les forces à l'oeuvre dans le battement des ailes d'une abeille, l'objet d'étude (le matériau étudié par le savant) n'est autre qu'un ensemble de données graphiques. Le rôle du savant dans le rassemblement de ces données consiste donc à s'assurer que les instruments fonctionnent correctement et que le sujet, disons par exemple un coureur, sait bien s'en servir qu'il s'en sert, de fait, correctement. Cela étant acquis, la question de l'intervention humaine ne se pose même plus. La recherche scientifique se fonde tout entière sur les enregistrements graphiques inscrits par les appareils ou représentés sur les clichés.

12 On pourrait tenir pour négligeables les différences entre les résultats obtenus par des instruments plus anciens comme le microscope ou le télescope, et les résultats obtenus par les appareils de Marey : de fait, il s'agit ici et là de rendre visibles des éléments imperceptibles grâce à des instruments venant en aide à l'oeil. Sans doute cette question mériterait-elle un traitement séparé, tant elle dépasse le champ de la présente étude, mais il convient néanmoins de noter au passage que l'aide fournie par le microscope et le télescope n'a rien à voir avec l'aide apportée par la méthode graphique et la méthode chronophotographique. En regardant à travers un télescope, un scientifique [p. 69] voit véritablement Ion ou Ganymède, non l'image de ces planètes ; dans la méthode de Marey, en revanche, les données obtenues consistent en des visualisations : en des tracés, des graphiques, des images. À aucun moment, pendant le fonctionnement des instruments, le savant n'aperçoit ne serait-ce qu'un fragment de réalité qui ressemble si peu que ce soit à ces courbes. Les informations visualisées produites par les appareils n'ont d'autre existence que celle de leur inscription9.

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13 Daston et Galison, dans "The Image of Objectivity", et Galison seul, dans "Judgment Against Objectivity", s'opposent à la tendance invétérée qu'ont certains historiens des sciences à postuler une conception transhistorique de l'objectivité, et ils cherchent plutôt à repérer, puis à décrire, les différentes pratiques (historiquement localisables) qui confèrent un sens particulier au terme " objectivité " à tout moment de sa généalogie. Mais tout en soulignant les multiples variations de ce sens, ils mettent cependant à jour un schéma sous-jacent qui unit toutes ces conceptions hétérogènes. Dans "The Image of Objectivity", ils écrivent :

14 " Nous nous intéressons à l'histoire d'une seule composante de l'objectivité, mais nous croyons que cette composante révèle un schéma récurrent, à savoir le caractère négatif de toutes les formes d'objectivité. L'objectivité est à la subjectivité ce que la cire est au cachet, ou la gravure en creux aux traits plus épais et plus fermes de la subjectivité. Chacune des composantes de l'objectivité s'oppose à une forme bien précise de la subjectivité ; chacune se définit par la censure de quelques facettes (mais non pas de toutes) de la dimension personnelle10. "

15 Et Galison écrit pour sa part :

16 " L'objectivité, telle qu'elle a été utilisée au coeur même du travail scientifique, est née vers les années 1830. De plus, au fil de son évolution, elle implique tout à la fois des pratiques d'observation et la fondation d'une culture morale très particulière du savant. Au départ, elle n'avait rien à voir avec la vérité ni avec l'établissement d'une certitude. Elle visait au contraire l'idéal d'une machine : d'une machine conçue comme un opérateur neutre et transparent qui devait servir d'instrument enregistreur en l'absence de toute intervention ; d'une machine incarnant un idéal auquel les savants eux-mêmes devaient tendre dans leur discipline morale. L'objectivité, c'est ce qui restait quand étaient exclues la part de la subjectivité, de l'interprétation, de l'art11. "

17 Cette approche est séduisante pour comprendre les affirmations dont le discours scientifique étaient friand sur le sujet de l'objectivité au XIXe siècle, mais elle paraît entrer en contradiction avec ce que Marey déclare à maintes reprises : à savoir qu'un certain nombre au moins de ses appareils délimitent leur " domaine propre ", ce champ d'étude qu'ils constituent grâce à leurs capacités inhumaines d'enregistrement. S'il jugeait ces appareils mécaniques capables de produire des renseignements objectifs, ce n'est certainement pas parce qu'ils substituaient l'enregistrement mécanique à la perception humaine. C'est plutôt que, pour parvenir à l'objectivité, il fallait changer de domaine, passer du sensible au suprasensible, du perceptible à l'imperceptible. Mais ce changement ne se contentait pas de tenir en lisières la subjectivité : il l'éliminait sans ambages. Ainsi, à partir de son discours [p. 71] sur la " pénétration " et la " révélation " (la pénétration des fonctions organiques les plus intimes, la révélation d'un monde auquel seul l'usage d'instruments de précision donne accès), se fait jour l'idée anesthésiante, voire incohérente pour l'analyse, d'une objectivité autonome qui ne tire plus son sens d'un contraste avec la subjectivité. Ce n'est pas en imposant des limites à la personnalité que les renseignements fournis par les appareils mécaniques gagnent en objectivité ; cette objectivité, selon Marey, désigne tout bonnement une émancipation de la subjectivité12.

18 Le premier appareil que Marey ait réussi à mettre au point est le sphygmographe, en 1860, qui servait à enregistrer les variations de la pression sanguine selon le système de systole/diastole. Il consistait en un levier dont une extrémité était attachée à l'endroit du

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poignet où se prend d'habitude le pouls, tandis que l'autre, munie d'un stylet en acier, reposait sur une feuille de papier passée au noir de fumée qui se déplaçait à un rythme régulier. En fonction de la dilatation et de la contraction artérielles, la tige se soulevait et se baissait, et le stylet, par suite, montait et descendait à son tour sur le papier. Avec la diastole, il s'élevait et atteignait un point culminant ; avec la systole, il retombait souplement. Dans la mesure où la feuille de papier était elle-même en mouvement constant, il s'y déroulait une succession de lignes ascendantes et descendantes de part et d'autre d'une ligne médiane correspondant à la stase artérielle. Un mécanisme d'horlogerie de haute précision déplaçait le papier à une vitesse uniforme, et le "lecteur" du graphique pouvait en conséquence rapporter les courbes et les lignes à des unités temporelles déterminées avec soin.

19 Le sphygmographe fonctionne-t-il comme un substitut de l'observateur ou bien introduit- il au domaine de ce que Marey appelle les " sens nouveaux " ? Le terme signifiant littéralement "scripteur du pouls", on peut raisonnablement penser qu'il a été conçu pour remplacer le moyen traditionnel par lequel on prenait la tension : en appliquant un doigt sur les pulsations d'une artère. De fait, il n'y a aucun doute que l'appareil élimine les aléas de la lecture tactile en subordonnant la prise de pouls à l'enregistrement mécanique du mouvement de l'artère, et non plus aux doigts d'un expérimentateur. Cet enregistrement dessine une courbe graphique qui s'offre à tous, qui se quantifie et se récupère même en l'absence d'un sujet. Le caractère autographique de la méthode de transcription joue de toute évidence un rôle crucial dans la quête d'exactitude et d'objectivité, mais cela signifie-t-il pour autant que le procédé remplace les observations qui dépendaient auparavant de la sensibilité tactile d'un expérimentateur ?

20 Prenons un autre exemple moins problématique : la méthode graphique [p. 72] utilisée par Marey pour transcrire ce qu'il désignait sous le nom de " types " ou de " modes " de locomotion : la marche, la course, le galop, le saut. Cette transcription s'effectuait à partir d'un appareil appelé " chaussure exploratrice " qui contenait, dans sa semelle, une chambre à air reliée à un tube de transmission en caoutchouc. Lorsqu'un pied ainsi chaussé exerçait sa pression sur le sol, de l'air comprimé s'échappait par le tube dans un tambour muni d'un levier, lequel activait un stylet sur une feuille de papier en mouvement. Dans les expériences les plus simples de Marey, un sujet humain portait une chaussure exploratrice à chaque pied et il marchait sur un sol plat d'une densité égale ; dans les expériences plus complexes, ce sont des chevaux qui étaient munis de quatre appareils explorateurs et qui allaient au trot ou au galop sur un sol également plat pour qu'on mesure leurs déplacements. Les graphiques correspondants traçaient la durée, les phases et l'intensité de la pression exercée par chacun des pieds ou des sabots sur cette surface d'une résistance uniforme, permettant à Marey d'étudier comment le corps est propulsé de l'avant grâce au travail des pieds ou des sabots, et à la force motrice des muscles des jambes ou des pattes13.

21 Dans le cas du sphygmographe, la méthode graphique avait permis à Marey d'inventer un équivalent visuel des lectures de la tension artérielle effectuées par les doigts d'un médecin placés sur le poignet d'un patient et sans doute les limites imposées à la subjectivité d'un médecin avaient-elles dans ce cas précis une grande importance. Mais pour ce qui est des expériences sur la locomotion animale, il ne cherchait pas à réduire la partialité d'un observateur. En faisant le bilan des observations patientes, quoique contradictoires, effectuées depuis cent ans sur le galop du cheval par des cavaliers, des graveurs et des [p. 73] savants (lesquelles observations ne portaient pas seulement sur des

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chevaux en mouvement, mais aussi sur l'empreinte que laissaient leurs sabots sur des surfaces de sable soigneusement préparées dans les manèges équestres), il avait compris qu'on ne pouvait correctement analyser ces déplacements rapides par les méthodes traditionnelles. L'impossible consensus, parmi les spécialistes, ne signifiait pas l'échec de l'observation, mais ses limites. Il ne s'agissait donc pas pour lui de brider les élans de la subjectivité, mais d'annuler la confiance qu'on avait pu placer dans des procédés d'observation incapables de résoudre d'emblée les détails de déplacements rapides.

22 On pourrait croire que la méthode de Marey introduit, dans le cas de la vélocité animale, la possibilité de découvrir de nouvelles expressions graphiques correspondant à des phénomènes qui avaient toujours été conçus en termes visuels. Mais en réalité, il ne se préoccupait pas de déterminer, par exemple, à quoi ressemble un cheval lancé au galop ; ce qu'il cherchait, c'était bien plutôt une analyse précise du mécanisme de la locomotion animale. Peut-être l'emploi du terme " phénomène " prête-t-il à confusion dans ce contexte, et il vaudrait sans doute mieux parler des données produites à partir de phénomènes soit, à partir de tel ou tel objet d'étude particulier (par exemple le rapport de forces à des moments précis du galop) et insister sur le fait que ces données ne sont que des artefacts, des produits d'appareils mécaniques et d'un schème conceptuel (le machinisme) qui confèrent leur intelligibilité aux courbes ainsi transcrites. Les graphiques sont tout sauf des illustrations des mouvements des pattes d'un cheval : une fois déchiffrés correctement, ils donnent à voir leur travail.

23 Ce qu'il faut là encore souligner (et c'est peut-être plus évident dans le cas de la locomotion que dans celui du sphygmographe), c'est la nature des résultats graphiques. Les transcriptions ne tiennent pas lieu de processus qu'un observateur eût pu déceler sans les appareils mécaniques expressément conçus à cet effet. Ce qu'elles montrent ne peut pas s'obtenir autrement. Le but de ces expériences (la mesure de la durée, de l'intensité et des phases de pression exercée par chaque pied ou chaque sabot lorsqu'il remplit sa fonction dans la locomotion) relève d'un projet de plus grande envergure, qui vise à déterminer le travail du corps en fonction de ses éléments mécaniques constitutifs. Cette détermination dépend aussi de renseignements absents du graphique, comme le poids du corps et la nature de la résistance à laquelle il se heurte en se déplaçant.

24 Ainsi se présente la méthode graphique : les enregistrements qu'elle produit, Marey les qualifie indifféremment de " courbes ", de " notations " ou de " tracés ", bien qu'il lui arrive parfois de laisser échapper qu'ils " représentent " certains types de mouvement. L'emploi de ce terme exigerait de longues précautions dans lesquelles il serait fastidieux de se lancer ici, mais force est de souligner toutefois que ces enregistrements, même entendus comme des représentations, n'ont strictement rien à voir avec des images. Si la représentation désigne l'opération de [p. 74] re-présenter, on voit mal à quoi renvoie le préfixe dans des cas comme les inscriptions produites sur une feuille de papier par des capsules en caoutchouc sous pression, fixées sous les sabot d'un cheval au trot14.

25 Il fallait que les détecteurs utilisés par Marey soient d'une certaine manière en contact physique avec le sujet de ses expériences condition frustrante dans sa nécessité même, tant elle empêchait la transcription graphique de mouvements dont les objets étaient inaccessibles ou ne pouvaient être rattachés à un appareil enregistreur par un moyen mécanique (soit que les appareils connaissent des limites, soit que le lien mécanique modifie la nature du mouvement à enregistrer). Pour remédier à ce défaut, Marey dut concevoir un dispositif chronophotographique faisant l'économie des détecteurs et des transmetteurs mécaniques. Mais cela n'allait pas sans poser le problème suivant : pour

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utiliser la photographie dans l'étude du mouvement, il fallait trouver un moyen qui permettrait à un cliché photographique de montrer, " à chaque instant, le rapport de l'espace parcouru au temps employé à le parcourir15 ". Pour résoudre ce problème, Marey commença par perfectionner des obturateurs rotatifs ultrarapides, mais comme il cherchait à transcrire le mouvement dans ses rapports au temps, il se heurta vite à un autre problème bien plus délicat : il lui fallut trouver un moyen de réaliser une série d'images en connaissant avec exactitude la vitesse d'obturation et, surtout, en pouvant déterminer avec précision les intervalles de temps entre les poses. C'est alors qu'il fabriqua un disque fenêtré et le monta dans l'objectif de la chambre16. Le disque tournait à grande vitesse et permettait de réaliser des images à poses successives d'objets en mouvement, qui se détachaient dans une lumière vive sur un fond noir. Les premières chronophotographies furent prises sur plaques fixes, puis sur plaques mobiles, et enfin sur pellicules mobiles.

26 Le passage de la méthode graphique au procédé chronophotographique entraîne, dans le champ de la photographie, des problèmes conceptuels largement négligés à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La première méthode visait avant tout à fournir des croquis, des graphiques, des diagrammes, tandis que la seconde produisait le plus souvent des images à part entière. Dans Le Mouvement, Marey propose de l'activité photographique cette définition succincte :

27 " La photographie [par opposition à l'oeuvre d'un artiste] donne instantanément l'image des objets les plus multiples, avec leur perspective correcte, et dans les conditions d'éclairage où ils se trouvaient tous à un même instant. Elle traduit ainsi l'aspect des corps de la nature, tels que nous les voyons en les regardant d'un seul oeil17. "

28 De la chronophotographie, il écrit qu'elle constitue une " nouvelle méthode, qui n'exige aucun lien matériel entre ce point visible et la plaque sensible sur laquelle s'inscrivent ses positions à chaque instant18 ". En regard l'une de l'autre, sa définition de la chronophotographie centrée sur le " point visible ", et sa conception de la photographie étroitement liée à la vision monoculaire, paraissent réintroduire un observateur idéal dans son projet graphique. En d'autres termes, [p. 76] tout se passe comme si le " point visible " ne pouvait être déterminé qu'en fonction de ce que voit un observateur, et comme si la photographie reproduisait l'apparence d'objets naturels tels que l'oeil les perçoit. D'où l'impression que les chronophotographies devraient représenter ce que voit n'importe quel observateur compétent placé dans telle ou telle perspective.

29 En adoptant presque toutes les opinions contradictoires qu'ont soutenues ceux qui ont écrit sur la photographie à la fin du XIXe siècle, Marey devienten quelque sorte un commentateur idéal du genre. D'une part, il va presque jusqu'à suggérer que la photographie ne peut que reproduire l'apparence d'objets naturels tels que l'oeil les perçoit, mais d'autre part, il est tout aussi capable de s'enthousiasmer à l'idée que certaines photographies montrent ce que l'on ne saurait voir, tout simplement parce que cela n'existe pas. C'est ainsi qu'après avoir décrit l'image d'une sphère obtenue en photographiant, sur une seule plaque et dans un mouvement de succession rapide, un bandeau d'acétate courbe en rotation (fig. 8. É. J. Marey, "Figure engendrée par la révolution d'une corde", détail d'une chronophotographie stéréoscopique, 1891-1892), il écrit : " En réalité, il s'agit ici d'une forme imaginaire dont on ne saurait trouver la réalisation dans la nature19. " Et s'il peut encore affirmer que certaines photographies représentent des phénomènes naturels, il n'en déclare pas moins : " Lorsque la chronophotographie traduit les attitudes successives d'un objet en mouvement, elle nous

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le montre tout autre que nos yeux nous le font voir20. " Enfin, dans le cas où les anciens procédés graphiques échoueraient, " c'est la photographie qui intervient et donne encore des mesures précises de rapports de temps qui échappent à l'observation21. "

30 Marey se lance dans la chronophotographie en 1882,au momentoù instantanés et prises de vue rapides deviennent possibles, grâce à la production commerciale de plaques sèches très sensibles au gélatino-bromure d'argent. La photographie n'avait alors pas fait l'objet de formulations très cohérentes, et les discours qui se tenaient sur sa nature ou son rapport aux objets représentés ne manquaient pas d'être contradictoires et souvent fantaisistes.

31 Pour des raisons encore difficiles à comprendre, c'est avec beaucoup de discrétion, et presque en silence, que les photographies entrèrent dans la vie quotidienne en Europe et aux États-Unis entre le début des années 1840 et les années 1880. Elles avaient beau être très répandues, produites en masse, vendues et achetées sous la [p. 77] forme de portraits, de vues de voyages, de cartes stéréographiques, de cartes de visite, etc., les romans, les poèmes, la littérature populaire et les revues d'intérêt général n'abordaient guère le sujet à l'époque. Selon l'historiographie récente, Charles Peirce semblerait être le seul philosophe notoire du XIXe siècle à avoir écrit quelques lignes intéressantes sur le sujet à peine plus d'une dizaine, reprises à l'envi par des critiques contemporains qui ignorent à peu près tout du reste de son oeuvre imposante. Ce silence est en partie dû à la banalité même de la photographie, à son omniprésence ainsi qu'à sa vulgarité et à sa prétendue superficialité deux préjugés particulièrement intéressants ici. Dans les années 1850, déjà, les portraits photographiques faisaient figure de reflets sans profondeur, et on les jugeait incapables de dépasser l'enveloppe corporelle et la surface des vêtements, d'évoquer aussi bien la personnalité du modèle que celle du photographe. Dans son célèbre Salon de 1859, Baudelaire condamnait la photographie au motif qu'elle sapait les valeurs provenant de la seule activité de l'imagination et qu'elle ne pouvait rien représenter d'autre que " la réalité extérieure ", le monde immédiat, matériel, donc trivial, selon une critique profondément enracinée dans la crainte de la culture populaire et des " foules ", dans ce qu'il finit par nommer " la grande folie industrielle ".

32 La position de Baudelaire avait pour origine indirecte la faible sensibilité des matériaux photographiques et la nécessaire longueur du temps d'exposition, obligeant à tenir chaque cliché pour une nature morte ou, au mieux, pour un tableau vivant. Sa conception de la " réalité extérieure " épousait le modèle de la vision, qu'il assimilait à l'activité du regard devant un monde statique : " De jour en jour l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit22. " C'est ainsi que ce que l'on voyait sur un cliché photographique, selon Baudelaire, se réduisait à ce que l'on aurait vu dans la chambre noire pendant le temps de pose. De même, dans les premières descriptions de daguerréotypes, l'accent mis sur la profusion de détails figurant à la surface des plaques de verre, l'attention portée à des zones troubles ou à des reflets accidentels passés inaperçus au moment du tirage, présupposaient qu'un témoin ou le photographe auraient pu voir ce qui apparaissait sur la photographie en s'appliquant à examiner le champ de la vision devant l'objectif. Bref, les photographies ne faisaient que confirmer la vision humaine. La rançon de cette certitude, c'est que la photographie préservait voire exaltait la suprématie de la vision et qu'elle mettait en cause la capacité de la main humaine à dessiner fidèlement ce que l'oeil humain pouvait voir à condition qu'il s'en donnât la peine. On en vint ainsi à penser que les photographies avaient été " dessinées avec une

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précision inhumaine ", quand bien même l'objet représenté était visible à quiconque voulait bien regarder. En 1840, Edgar Allan Poe s'efforça de trouver les mots justes pour décrire ce qui apparaissait sur un daguerréotype : [p. 78]

33 " N'importe quel langage est condamné à rester en deçà de toute idée juste de la vérité [...]. Peut-être que si nous imaginons la netteté avec laquelle un objet se reflète dans un miroir absolument parfait, nous approchons d'aussi près que possible la réalité. Car de toute évidence, la plaque du daguerréotype est infiniment (nous pesons nos mots) est infiniment plus précise dans ce qu'elle représente que n'importe quelle peinture effectuée par la main de l'homme23. "

34 Dans les premières années de la pratique photographique, il était fréquent d'esquisser un rapport d'étroite ressemblance entre une image de daguerréotypie et un reflet dans un miroir. La tentative d'identification entre clichés photographiques, images de la chambre obscure, reflets spéculaires, aligne en réalité les premiers sur la vision humaine au prix d'une séparation de l'oeil et de la main. Sur telle ou telle vue, il y a trop à voir pour que le talent manuel s'en montre digne ; seule une machine peut lui faire concurrence. Par suite, la photographie était souvent évoquée sous le rapport de son " inhumaine " fidélité.

35 Plus encore : pour décrire la photographie et sa nature (ou mieux, son action), on prétendait couramment, dans les années qui suivirent son apparition (disons à peu près de 1838 à 1855 en Europe et aux États-Unis) qu'un cliché est une image "fixée" de la chambre. Tous les inventeurs de la photographie (Niépce, Daguerre, Talbot, Bayard) tenaient ce langage. Aujourd'hui, la plupart des critiques seraient prêts à concevoir cette fixation comme une métaphore, mais Daguerre, pour ne citer que lui, l'entendait au sens littéral. Il lui suffisait pour cela de considérer le cliché photographique comme l'analogon de l'image dans la chambre.

36 Imaginons-le un instant, en train de composer dans son atelier une nature morte à partir de bas-reliefs et de moules en plâtre ; il la photographie et obtient ce qui lui fait l'effet d'une correspondance intime entre l'image sur la plaque et l'image qu'il a mise au point dans l'objectif. En outre, il croit aussi que ce qu'il voit dans la chambre est en tous points identique à ce qu'il voit quand il regarde sa nature morte. Le voici ensuite, en août 1839, qui installe son appareil de l'autre côté de la Seine, face aux Tuileries, pour présenter son invention devant l'Académie des sciences et des beaux-arts (fig. 9. , "Vue des Tuileries et du Louvre", daguerréotype pleine plaque, 16,5 x 22 cm, 14 septembre 1839). Temps d'exposition : une demi-heure. Des bateaux passent au loin, des charrettes tirées par des chevaux traversent le champ de l'objectif, des gens vaquent à leurs occupations au premier plan. Pourtant, la plaque développée ne montre que des rues vides, un fleuve sans embarcation, et aucune silhouette sur les quais. Et Daguerre de s'exclamer en faisant circuler l'épreuve : " C'est ainsi que je fixe l'image de la chambre ! " Bien sûr, pour accréditer cette idée, lui et son public de fidèles avaient dû supprimer tout ce qu'ils avaient vu traverser le paysage pendant la demi-heure du temps d'exposition. Il ne restait rien qui correspondît à l'image de la chambre. Devant l'objectif s'était déroulée une scène animée, mais il avait fallu la concevoir en termes de nature morte pour formuler l'identité de la photographie et de l'image de la chambre. En dernière analyse, c'était à l'aune de ce qui apparaissait sur le cliché que se déterminait l'image de la [p. 79] chambre, non l'inverse. Ainsi la photographie servait-elle à entériner ou à justifier la vision, dans les années précédant l'invention de ce que Marey, parfois, concevait comme un moyen de reproduire l'apparence d'objets naturels tels qu'on les percevait à l'oeil nu.

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37 Pour en revenir à la question de l'observateur dans la chronophotographie, Marey prend un plaisir évident à parler de certaines images où apparaissent des aspects du mouvement qui " échappent à la vision " ou " à l'observation ", contredisant ainsi l'idée que la photographie ne ferait que reproduire l'apparence des objets. C'est un tout nouveau champ de la sensibilité mécanique qui s'ouvre, et qui nous permet de voir, bien que sous forme d'images seulement, ce qui se passe devant nous, sous nos yeux. La méthode graphique produisait des résultats neutres, pour ainsi dire, par rapport à ce que nous voyons : il est en effet impossible de voir la tension artérielle monter et baisser, ou la pression alternée des pieds sur le sol dans la marche. Avec la photographie, on était censé pouvoir représenter ce qu'on voyait et uniquement ce qu'on voyait. Mais il reste encore impossible de voir absolument tout ce qui est montré dans les images chronophotographiques d'un homme qui court. Un obstacle se dresse face à la suprématie de la vision et à sa complétude. Marey n'a jamais nié que la photographie représente ce que l'on voit, mais il n'a pas davantage nié que la chronophotographie soit une forme de révélation de l'imperceptible, une manière d'enregistrer des éléments visuels indétectables par l'oeil humain. L'observateur se retrouve ainsi écartelé entre deux conceptions : d'un côté, ce qui est visible à l'oeil nu est représentable par la photographie ; de l'autre, ce qui est invisible n'en est pas moins reproductible au moyen de la chronophotographie.

38 En analysant la gravure malhabile d'un cheval au galop effectuée à partir [p. 80] de ses graphiques et de ses chronophotographies, Marey absout l'illustrateur de la sorte : " En présence de cette figure disgracieuse, on est tenté de dire avec de Curnieu : "Le domaine de la peinture est ce qu'on voit et non ce qui est réellement".24 " Geste d'agacement, hésitation entre ses deux conceptions de l'observateur. Peut-être le clivage entre " ce qu'on voit " et " ce qui est réellement " semble-t-il postuler un écart irréductible entre la vision et le monde, mais l'entreprise chronophotographique n'a rien de neutre par rapport à ce qu'on voit. Il en va plutôt d'une espèce de concurrence entre la vision et la chronophotographie, comme en témoignent ces autres propos de Marey lorsqu'il analyse la valeur de ses photographies à poses successives pour la pratique de la peinture et de la sculpture :

39 " Dans la représentation du mouvement, l'artiste se préoccupe avec raison de montrer ce que l'oeil est capable de voir sur l'homme en action. C'est, en général, la phase préparatoire et la fin du mouvement qui s'aperçoivent le mieux.

40 " De même qu'une machine en marche ne laisse voir certains de ses organes qu'aux points morts, c'est-à-dire à ces courts instants où le mouvement s'achève dans un sens et va recommencer en sens contraire, de même dans certains actes de l'homme, il y a des attitudes qui durent plus longtemps que d'autres. Or, la chronophotographie sur plaque pourrait servir à les déterminer. Ces attitudes se reconnaissent, dans les images, à ce qu'elles laissent sur la plaque sensible une trace plus intense, ayant impressionné la plaque pendant plus longtemps. [...]

41 " Dans tous les actes possibles [...], il y a pour l'homme de ces attitudes plus durables que les autres et qu'on pourrait appeler les instants visibles. La chronophotographie sur plaque fixe les déterminerait avec la plus grande précision25. "

42 Entre la confiance que nous plaçons dans la vue pour déterminer ce que nous voyons en regardant les mouvements les plus familiers, et la révélation de ce que nous voyons véritablement en regardant les images chronophotographiques de ces mêmes

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mouvements, la préférence de Marey va à la photographie. Ce n'est pas seulement que ces clichés représentent ce que nous ne pouvons voir, mais c'est qu'en définitive ils attestent, comme nous en serions nous-mêmes incapables, de ce que nous voyons pour de bon : ils permettent d'avancer des affirmations sur ce que nous voyons juste sous nos yeux et ils nous donnent une leçon sur la manière dont nous devrions juger ce que nous voyons. Les chronophotographies possèdent donc une double faculté : elles nous font accéder à un domaine que nous ne pouvons voir et nous montrent en même temps ce que nous voyons bel et bien, mais sans que nous puissions le garantir en l'absence des preuves tangibles fournies par les appareils de précision.

43 C'était inévitable : l'entreprise chronophotographique se para d'une visée éducative dès lors que furent reproduits des instantanés à poses successives, d'abord dans l'ouvrage d'Eadweard Muybridge, La Locomotion animale, puis dans le livre que Marey réalisa à l'attention d'artistes, et enfin dans des revues largement diffusées comme la très populaire Illustration26. Lorsque des graveurs et autres artistes aventureux acceptèrent d'incorporer l'apport de ces [p. 81] images dans leurs dessins et leurs peintures, la réaction du public fut d'abord hostile avant de se transformer en acceptation : sous le regard fasciné de Marey, on se mit à apprécier des tableaux réalisés d'après des photographies ultrarapides représentant des phases inhabituelles de la locomotion animale :

44 " Ces poses, révélées par Muybridge, ont d'abord paru invraisemblables, et les peintres qui, les premiers, ont osé les représenter ont étonné le public plus qu'ils ne l'ont charmé. Mais peu à peu il s'est familiarisé avec ces images qui circulent dans toutes les mains ; elles ont appris à trouver sur la nature des attitudes qu'on ne savait pas voir ; on est déjà presque froissé d'une incorrection légère dans la représentation du cheval en mouvement.

45 " Jusqu'où ira cette éducation de l'oeil ? Quelle influence aura-t-elle sur l'art ? L'ichavenir seul le montrera27. "

46 L'éducation de l'oeil, ainsi conçue par Marey, impliquait un processus de réconciliation entre ce que nous voyons et ce que nous pouvons seulement arriver à voir grâce à la chronophotographie. Personne ne peut nous apprendre à voir ce que nous ne voyons pas, mais nous pouvons attendre des artistes qu'ils représentent "la Nature" sans erreur : la norme d'exactitude est alors établie par les découvertes de la chronophotographie. Marey résiste ici à l'élan qui lui ferait dire ce qu'il est parfois "tenté" de dire : " Le domaine de la peinture est ce qu'on voit et non ce qui est réellement. " Au contraire, la justesse artistique doit désormais, semble-t-il, se fonder sur la vision intime de ces invisibles aspects du mouvement que des moyens technologiques ont mis à jour. Marey s'efforce de tracer la ligne de démarcation entre le visuel et le visible, le point où l'un s'arrête et où l'autre commence, mais il ne parvient pas à trouver le moyen de les démarquer absolument. À bon droit puisque ses photographies, contrairement à la dénonciation virulente de Baudelaire, ne sollicitent pas tant l'oeil, en définitive, que l'imagination :

47 " Lorsque la chronophotographie traduit les attitudes successives d'un objet en mouvement, elle nous le montre tout autre que nos yeux nous le font voir. En chacune de ses attitudes, l'objet paraît être immobile, et les actes qui se sont produits à des instants successifs sont réunis en une seule série d'images comme s'ils étaient simultanés. Ces images s'adressent donc plus à l'esprit qu'aux sens. Elles nous préparent, il est vrai, à mieux observer la nature et à chercher par exemple, sur un animal en mouvement, des attitudes que nous n'avions pas encore aperçues. Mais cette éducation de notre oeil peut

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être rendue plus complète encore si, en lui présentant les images d'une certaine manière, on lui rend l'impression du mouvement dans des conditions où il était habitué à le saisir28 . "

48 Ce passage se situe au début du dernier chapitre du Mouvement, dans lequel Marey examine la production d'images animées. Les images instantanées d'objets en mouvement " s'adressent ", dit-il, à l'esprit, tandis que les images en mouvement s'adressent directement à l'oeil, et à l'oeil seul. Pour comprendre les points de vue successifs, il nous faut en faire quelque chose : associer ou intégrer toutes les positions successivement représentées. En d'autres termes, il nous faut imaginer que nous voyons le mouvement en le reconstituant à partir de [p. 82] ses unités constitutives, chacune n'en étant qu'une phase isolée et transitoire, autant que transitionnelle. En témoignant directement pour l'oeil, les images animées font l'économie de toute nécessité d'interprétation : elles se suffisent à elles-mêmes et offrent, en ce sens, une synthèse des données de l'analyse mécanique, grâce à l'animation de représentations statiques, successives, d'objets en mouvement. Pour être " plus complète " vis-à-vis du mouvement, l'éducation de la vue exige que l'on voie des objets se déplacer, que l'on regarde des images animées d'objets en mouvement.

49 Ainsi la boucle se referme-t-elle : à l'origine, Marey avait conçu son projet comme une enquête analytique du mouvement au moyen d'instruments qu'il assimilait à " des sens nouveaux d'une étonnante précision ", et grâce auxquels la recherche se situait au-delà du champ de l'expérience et hors de portée des sens ; pour terminer, il élabora l'idée d'une imagination mécanique : en d'autres termes, il aboucha son travail avec une opération synthétique capable d'éduquer la vue en visualisant à la fois le visible et le non- visible, c'est-à-dire en recréant les conditions de la visibilité. [p. 84]

50 (Traduit de l'anglais par Frédéric Maurin)

51 Joel Snyder est professeur d'histoire de l'art à l'université de Chicago et co-directeur de la revue Critical Inquiry.

52 La version originale de cet article est parue dans Caroline A.Jones, Peter L.Galison (éd.), Picturing Science, Producing Art, Routledge, 1998, sous le titre "Visualisation and Visibility". La rédaction remercie les éditeurs pour avoir autorisé la publication de sa traduction française. [p. 85]

NOTES

1. Lorraine Daston, Peter Galison, " The Image of Objectivity " , Representations, n° 40, automne 1992, p. 81. 2. Ibid., p. 82. 3. Il n'est pas ici question de ce que l'homme peut avoir de faillible. Qu'on imagine un être qui essaie de voler en faisant tout son possible pour imiter, avec ses mains et ses bras, les mouvements d'ailes d'une mouette. Est-ce en termes d'échec qu'il faut pour autant décrire son incapacité à y parvenir ? Peut-être, mais alors à quoi cet échec s'attache-t-il ? Là où nulle réussite n'est possible, l'échec ne l'est pas non plus.

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4. Étienne-Jules Marey, La Méthode graphique dans les sciences expérimentales..., Paris, Masson, s. d. [1878], p. 108. 5. Que les données soient fabriquées par les machines ne signifie en rien qu'elles soient du ressort de la fantaisie. Mais elles n'en restent pas moins entièrement produites, dans leur nature, par l'enregistrement des imperceptibles mouvements étudiés et par leur tracé sur le papier. Il ne faut pas s'y méprendre : ce ne sont pas les mouvements étudiés qui sont eux-mêmes fabriqués, bien que la seule manière dont nous puissions les connaître et en cela, je suis le raisonnement de Marey passe par leur visualisation produite mécaniquement. 6. É.-J. Marey, La Méthode graphique..., op. cit., p. i. 7. Ibid., p. ii. 8. Ibid., p. ii-iii. 9. Je ne crois pas que l'on puisse qualifier de visualisation ou de réalisation ce que l'on voit au moyen d'un microscope ou d'un télescope. Sans doute vaut-il mieux le décrire comme un agrandissement de l'objet. Une vue au microscope révèle un monde jusqu'alors inconnu et grouillant de vie. Mais la question centrale n'est pas de l'ordre de la révélation. Elle s'articule plutôt, me semble-t-il, à la manière de caractériser l'objet d'étude. Avec un microscope, on regarde des objets minuscules par un dispositif oculaire, tandis que les données de Marey constituent des schémas, des graphiques, des images, bref, des tracés de mouvements ou d'événements qu'on ne saurait réaliser autrement que par le moyen de cette visualisation mécanique. Rien, dans son travail, n'est comparable à un dispositif oculaire, et il est tout aussi impossible de voir ces données sans regarder la feuille de papier sur laquelle elles sont tracées. 10. L. Daston, P. Galison, " The Image of Objectivity " , op. cit., p. 82 (je souligne). 11. P. Galison, " Judgment Against Objectivity " , in Caroline A.Jones, P. Galison (éd.), Picturing Science, Producing Art, Routledge, 1998, p. 163. 12. Cf. Stanley Cavell, The World Viewed, New York, 1979, p. 21-23. Cavell soutient que la photographie et le cinéma répondent à un besoin, qui s'est fait jour pendant la Réforme, d'" échapper à la subjectivité et à l'isolement métaphysique ". La formation mécanique des clichés photographiques leur permettrait selon lui d'y parvenir en nous rendant le monde présent quand nous en sommes absents. 13. É.-J. Marey, La Machine animale. Locomotion terrestre et aérienne, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie, 1878, p. 119. Le levier " écrit sur l'enregistreur la durée et les phases de la pression du pied ". 14. L'accent mis sur le préfixe du terme " re-présentation " ne signifie pas qu'on en saisisse mieux l'essence, bien que je reste convaincu que la présentation et la représentation désignent deux modes différents l'un de l'autre. 15. É.-J. Marey, Le Mouvement [1894], Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1994, p. 33. Voir aussi p. 71 : " L'objet de la chronophotographie étant de déterminer avec exactitude les caractères d'un mouvement, cette méthode doit, d'une part, représenter les différents lieux de l'espace parcourus par le mobile, c'est-à-dire sa trajectoire, et d'autre part, exprimer la position de ce mobile sur cette trajectoire à des instants déterminés. " 16. Pour une analyse brillante de l'histoire des études de Marey et pour un exposé clair et détaillé de ses instruments, cf. Marta Braun, Picturing Time. The Work of Étienne-Jules Marey, Chicago University Press, 1992. 17. É.-J. Marey, Le Mouvement, op. cit., p. 38. 18. Ibid., p. 52. 19. Ibid., p. 48.

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20. Ibid., p. 303. 21. Ibid., p. 21. 22. Charles Baudelaire, " Le public moderne et la photographie ", Salon de 1859, OEuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, 1976, p. 614-619. 23. Edgar Allan Poe, " The ", Alexander Weekly Messenger, 15 janvier 1840, p. 2. 24. É.-J. Marey, La Machine animale, op. cit., p. 177. 25. Id., Le Mouvement, op. cit., p. 191. 26. Cf. É.-J. Marey [et Georges Demenÿ], Etudes de physiologie artistique faites au moyen de la chronophotographie, 1e série, vol. 1, Du mouvement de l'homme, Paris, 1893. 27. É.-J. Marey, Le Mouvement, op. cit., p. 194-195. 28. Ibid., p. 303.

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Histoire

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Une étape du déclin La SFP pendant la Seconde Guerre mondiale

Françoise Denoyelle

1 Le 3 janvier 1939, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, en présence d'Albert Lebrun, président de la République, le duc de Gramont, président de la Société française de photographie et de cinématographie (SFPC1), Georges Potonniée, président du comité du centenaire, et Paul Valéry prononcent les discours célébrant l'anniversaire du premier siècle de la photographie 2(fig. 1. Allocution d'A. de Gramont pour la célébration du centenaire de la photographie à la Sorbonne. Assis à la tribune, Paul Valéry (3e à partir de la droite) ; en face, au premier rang des auditeurs, le président Albert Lebrun (2e à partir de la gauche), photographie SAFRA, 1939.). C'est la dernière manifestation d'envergure internationale organisée à l'initiative de la SFPC. Le 1er septembre 1939, les troupes allemandes envahissent la Pologne, et le 3 septembre, la France entre en guerre contre l'Allemagne. Accélérant la désorganisation d'une association à la gloire passée, le conflit mondial représente l'une des étapes d'un lent et irrésistible déclin, qui manifeste les profondes transformations du champ photographique depuis le début du XXe siècle.

2 Malgré la multiplication des turbulences internationales depuis l'Anschluss, en mars 1938, les responsables de la Société sont surpris par l'entrée en guerre. Lors de sa réunion du 18 avril 1939, le conseil d'administration s'interroge bien sur les mesures à prendre “pour mettre les collections et archives de la SFPC à l'abri d'une destruction en cas d'hostilités3”.Demaria suggère de transporter en lieu sûr les documents les plus précieux, mais aucune décision n'est prise concernant l'ensemble des collections. Les menaces de conflit sont présentes à l'esprit des administrateurs: lors de la séance du 20 juin, alors que l'Union internationale des photographes amateurs demande à la Société de participer à la prochaine exposition qui se tiendra à Munich, ils répondent assez sèchement, et sans autre commentaire, “qu'il n'y a pas lieu de prendre part à cette manifestation”. Toutefois, pour l'essentiel, l'ordre du jour ne traduit que la routine des activités habituelles. Augmentation de la redevance versée aux sociétés affiliées, radiation de 43 membres n'ayant pas versé leur cotisation, prix de location des salles: la banalité des sujets traités semble être une manière d'exorciser le danger, [p. 87] de poursuivre une vie harmonieuse

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dans un univers préservé des joutes politiques par le rempart de la science et de la technique.

3 Deux semaines après la mobilisation, le 12 septembre 1939, Armand de Gramont réunit le conseil pour faire le point. Selon Léopold Lobel, Auvillain, avant son départ aux armées, a procédé à la mise en lieu sûr des collections d'objets précieux, et fait transférer la bibliothèque dans les caves de l'immeuble. Le personnel de la SFPC est licencié, et le conseil se préoccupe de trouver à chacun un nouvel emploi. La conjoncture, au début de la guerre, soulève chez nombre de Français une vague d'interrogations mêlée d'inquiétude face à une situation confuse. La France “entre dans la guerre à reculons, les yeux tournés vers la paix4.” Les administrateurs n'échappent pas à cet état d'esprit et se quittent sur un: “Étant donné les circonstances, le conseil décide d'attendre les événements.” Sept mois s'écouleront avant qu'ils puissent à nouveau se réunir.

4 Le 23 avril 1940, le duc de Gramont, de passage à Paris, organise une nouvelle réunion afin de prendre les mesures “propres à donner un regain d'activités” à la Société. Deux priorités s'imposent: faire rentrer l'argent; assurer la publication du Bulletin. Le paiement des cotisations, déjà problématique avant la guerre, est désorganisé et aléatoire. De nouvelles modalités sont décidées, qui exemptent notamment les mobilisés et, pour répondre aux difficultés économiques rencontrées par de nombreux adhérents, les laissent libres de payer tout ou partie de son montant. Quant au Bulletin, l'idée de faire paraître un ou deux numéros avant les vacances montre à quel point les membres du conseil évaluent mal la gravité de la situation et l'ampleur des difficultés qu'ils vont devoir affronter. Pour l'heure, ils veulent croire que la “drôle de guerre” débouchera sur la paix, et [p. 88] comptent bien participer au Congrès international de photographie qui doit se tenir à Rome en 1942. Édouard Belin promet de rédiger une communication sur la transmission des photo-télégrammes entre Buenos Aires et Paris et le conseil envisage sans sourciller d'“augmenter l'intérêt [des] réunions par la projection de films de guerre”.

5 Le 10 mai 1940 commence l'offensive allemande. Le gouvernement quitte la capitale le 10 juin. Quatre jours plus tard, les troupes allemandes sont à Paris. Entre le 10 et le 14 juin, plus de deux millions de personnes désertent la région parisienne, et du 15 au 20 juin, au moins six millions de Français abandonnent leur domicile et sont jetés sur les routes. L'armistice est signé le 25 juin et, le 10 juillet, l'Assemblée nationale accorde les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. La SFPC, qui compte alors 751 membres, voit ses adhérents dispersés dans une France coupée en deux par la ligne de démarcation. Prisonniers de guerre, évacués, partis sans laisser d'adresse, les membres de la Société mettront beaucoup de temps à reprendre contact avec le 51 de la rue de Clichy.

6 Après la débâcle, de Gramont et Auvillain tentent de remettre sur pied un embryon d'activité. Le conseil se réunit le 30 juillet et décide que “le secrétariat sera ouvert en permanence à partir du 1er août”, ce qui équivaut à une reprise officielle des activités. La réalité s'avère plus chaotique. Ingénieur chimiste, membre de la SFP depuis 1927 où il donne des cours de photographie depuis 1932, Robert Auvillain, mobilisé en 1939 et affecté à la section photographique de l'armée de l'air, rentre à Paris fin juillet 1940. C'est lui qui “assure la survie de la SFPC, dont l'existence est mise en danger en cette période trouble5”. La volonté de faire redémarrer la machine est patente: le salon d'art photographique qui aurait dû avoir lieu en octobre 1939 sera organisé “dès que possible”. “Dès que possible”, le Bulletin devra reparaître. “Dès novembre”, Auvillain reprendra ses cours. Des obstacles en tous genres apparaissent, mais ils sont perçus comme des ennuis passagers (“ Les circonstances rendant impossibles momentanément les séances du soir,

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les réunions auront lieu le dimanche”). Après la réunion du 30 juillet, Auvillain se retrouve seul dans son bureau de la rue de Clichy. Sur les tables sont encore disposées les photographies envoyées du monde entier pour le salon de photographie de 1939. Les collections sont restées dans les caves contrairement aux affirmations de Lobel, rien n'a été mis en caisse.

7 Le 8 octobre 1940, le conseil prend enfin la mesure de l'ampleur des difficultés et des contraintes nouvelles occasionnées par l'occupation. Neuf membres sont morts, dont Mattey et Fardel, beaucoup, comme Demaria, n'ont pas reçu la convocation qui leur a été adressée. Surtout, les autorités tardent à répondre aux démarches entreprises pour organiser les séances et les cours: l'ordonnance du 9 septembre réglemente (ce qui revient à interdire) la projection de films dans les clubs et les associations. Toute forme de réunion est soumise à autorisation, mais les demandes restent sans réponse ou se voient opposer une fin de non-recevoir. Suite à une demande d'autorisation [p. 89] déposée en novembre 1940 et restée sans suite, deux nouveaux dossiers sont soumis en février 1941 au préfet de police et au chef de l'administration allemande. L'autorisation ne sera finalement accordée qu'en mai 19416. Le 28 juin, devant une assistance nombreuse, la SFPC reprend officiellement et pour la première fois depuis le 1er septembre 1939 ses activités publiques. Privée de Bulletin, la Société ne peut reprendre contact avec l'ensemble de ses membres. Paul Montel, dans Photo-Cinéma7, fait état de la réunion mais, dès le mois de décembre, refuse de faire paraître le programme, faute de place8. Quoique l'ancien président de la Société, Louis Lumière, se voie accorder le grand cordon de la Légion d'honneur en 1941 des mains du maréchal Pétain, on constate que la SFPC ne bénéficie plus d'aucun d'appui influent.

8 La guerre survient alors que les difficultés assaillent la Société. Acquis en 1904, l'immeuble du 51, rue de Clichy (fig. 2. L'hôtel de la rue de Clichy dans les années 1910.), s'est révélé être une charge particulièrement lourde. Dès 1928, le montant des travaux nécessaires à son entretien s'élève à 100 000 francs, soit l'équivalent de presque deux années de cotisations. La Société immobilière photographique (SIP), filiale de la SFP créée en 1904 pour gérer l'immeuble et encaisser les loyers9, doit se procurer cette somme par le biais d'un emprunt hypothécaire avec amortissement en trente ans. Loin de régler les problèmes de fonctionnement, cet emprunt sera l'une des causes du déficit de 49000 francs constaté en 1931, alors que les conséquences de la crise de 1929 ont affaibli les finances de la Société et provoquent des dissensions au sein du conseil d'administration quant à la conduite à tenir pour résorber le déficit. Lors de la séance du 12 juin 1931, alors que le président Paul Heilbronner “est surpris d'apprendre la situation critique dont il vient d'être rendu compte”, M.de la Valette constate que “le fonctionnement de notre Société donne lieu à deux ambiances très différentes: l'une toute scientifique, artistique et technique, où la Société évolue sous la haute et savante direction de son président, l'autre toute financière et administrative où le président du conseil d'administration assume la charge de veiller aux affaires et aux intérêts matériels de la Société.” La dichotomie structurelle des institutions de la SFPC révèle les faiblesses d'une organisation séparant un président d'honneur, toujours membre de l'Institut, et le président du conseil.Tant que la Société a joui de revenus confortables nécessaires à des activités de haut niveau, le partage des honneurs, des charges et des responsabilités s'est opéré de façon satisfaisante, mais, avec les difficultés, les antagonismes se manifestent au-delà d'une courtoisie de bon aloi.

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9 En 1931, Paul Gaumont propose de se séparer de l'immeuble, par cession d'une partie de ses actions10. L'offre faite à la compagnie d'assurance La Séquanaise, dont les locaux sont mitoyens, est refusée et l'affaire provisoirement classée. Dès cette époque, la Société traverse une crise financière grave. Les 1065 adhérents de décembre 1931 ne sont plus que 958 en mars 1932. Seuls 200 d'entre eux ont réglé leur cotisation, [p. 90] 100 en sont exemptés, 658 sont en retard. Beaucoup ne paieront pas. Descendu à 734 en 1934, le nombre des sociétaires s'établit à 707 membres au 1er janvier 1939. Si l'effectif officiel reste à peu près stable pendant la durée du conflit, c'est en partie à cause de la récupération des adhésions des membres du Club 24 x 36 et du Stéréo-club de Paris, qui n'ont pu obtenir l'autorisation de se réunir, en partie parce que le conseil diffère l'enregistrement des démissions et des radiations. En 1942, sur 778 adhérents répertoriés, seuls 532 ont payé leur cotisation, 219 sont en zone libre ou partis sans laisser d'adresse, 10 sont prisonniers de guerre. Si l'on y ajoute la dévaluation du franc, ainsi que l'impossibilité d'augmenter le montant des cotisations faute de pouvoir réunir une assemblée générale à cet effet11, on constate le tarissement de cette ressource par rapport au budget global de la SFPC.

10 À la date du 1er avril 1940, son déficit s'élève à 40000 francs. Pendant toute la durée du conflit, les administrateurs attendent de la réalisation du legs Monpillard la solution de leurs problèmes financiers. Membre éminent de la Société, spécialiste de microphotographie, Fernand Monpillard, décédé en 1937, a légué sa fortune à la SFPC. Mais les lenteurs administratives de l'enregistrement de cette libéralité font qu'à la veille de la guerre, rien n'est encore réglé. L'occupation compliquant encore les transactions immobilières, l'association n'est même pas en mesure d'évaluer les sommes qui lui reviennent, alors que l'argent lui fait cruellement défaut: il faudra attendre novembre 1945 pour voir la réalisation du legs, soit 242139 francs. Dans l'intervalle, afin de percevoir la taxe d'apprentissage et des subventions des chambres syndicales de la photographie, la Société demande au service de l'artisanat, au ministère de la Production industrielle et du Travail, l'autorisation d'organiser des cours de perfectionnement pour les techniciens, artisans et ouvriers des industries photographiques. La réponse est favorable, mais ne se traduit pas par [p. 91] des retombée financières importantes. L'association fait alors appel à ses membres influents dans la profession pour récolter des fonds. Le duc de Gramont, pour l'Optique de précision, M. Lair, pour Kodak-Pathé, et M. Trarieux, pour Lumière, rassemblent 30000 francs. En 1941, le déficit s'est encore alourdi, et s'élève à 50000 francs. Cette fois, la Société fait appel à l'ensemble des industriels et commerçants de la photographie et du cinéma. La souscription recueille 57000 francs12. Mais les problèmes subsistent: en décembre 1942, une nouvelle demande d'aide permet de récolter 75000 francs montant insuffisant puisque l'exercice de 1943 se soldera par un déficit de 44000 francs. En février 1944, le comité d'organisation de l'optique et des industries de précision et l'Académie des sciences (section Laussedat), attribuent chacun 20000 francs, complétés par un don de 25000 francs de Kodak-Pathé. C'est donc essentiellement grâce au soutien de la profession, sous l'impulsion du duc de Gramont, que la SFPC a pu faire face à ses obligations pendant la durée du conflit.

11 Paradoxalement, la guerre a pour effet de suspendre certains des problèmes les plus urgents. Les travaux à effectuer dans l'immeuble devenu vétuste, différés faute d'argent, ne sont plus à l'ordre du jour, puisque la Société n'a pratiquement plus d'activités. La suppression du Bulletin, à partir d'août 1940, constitue objectivement une autre économie notable. L'interruption, faute d'autorisation administrative, de la publication de l'organe

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essentiel de la Société, régulièrement assurée depuis 1855, n'est certes pas admise de gaieté de coeur. En juin 1941, le conseil enregistre à nouveau le refus des autorités d'accorder une autorisation de publication, et décide la diffusion d'un calendrier mensuel ronéotypé, sous le titre de Petite chronique mensuelle. Au même moment, la Fédération française des sociétés de physique 13octroie à la SFPC une subvention de 1000 francs pour l'édition de son Bulletin mais, lors de sa séance du 10 février 1942, le conseil doit encore une fois constater qu'en raison de la pénurie de papier et faute d'autorisation, aucune publication n'est possible. De nouvelles démarches entreprises en octobre 1943 restent pareillement sans écho. Le 3 novembre 1944, après la libération de Paris, une demande d'autorisation est effectuée auprès du ministère de l'Information, mais aucune publication scientifique ne reçoit l'autorisation de paraître. Ce n'est qu'en 1947 qu'un mince Bulletin trimestriel revoit le jour, l'espace de trois numéros. En juin 1948, l'ancienne Petite chronique mensuelle devient Chronique mensuelle, et fait dès lors office de bulletin. Ce n'est qu'en mai 1951, après une interruption de douze ans, que reparaît le Bulletin de la SFPC. Faute de moyens, son contenu s'est considérablement appauvri, accueillant la plupart du temps un calendrier, complété de comptes rendus succincts d'expositions et de manifestations ainsi que de notices nécrologiques.

12 Dès la fin des années 1920, la SFPC avait commencé à perdre de son influence et de son prestige. Le Salon international d'art photographique de 1932 est le dernier à voir la publication d'un luxueux catalogue de 48 planches [p. 92] en héliographie14. Certes, le président Albert Lebrun a inauguré le salon, mais les visiteurs, moins nombreux, ont boudé la publication. 760 albums sur les 1000 édités restent invendus, et le déficit s'élève à 8000 francs. Le prix élevé de l'ouvrage ne peut à lui seul expliquer cet échec. À la même époque, les albums Photographie, édités par les Arts et Métiers graphiques, sont encore plus chers et connaissent pourtant un franc succès. Reflet de la Nouvelle Photographie, ils séduisent les amateurs éclairés et les spécialistes, et rendent un peu plus obsolète la photographie pictorialiste défendue par la SFPC. Une “Étude publicitaire” de Laure Albin- Guillot, d'ailleurs assez médiocre, et une composition sans grand intérêt de Sougez 15(fig. 3. E. Sougez, “Les œufs dans la paille”, épreuve publiée dans le catalogue du Salon de 1932.), ne peuvent occulter la banalité voire la mièvrerie de “Mother and child” de Bernhard Metzger (fig. 4. B. Metzger, “Mother and child”, épreuve publiée dans le catalogue

13 du Salon de 1932.) ou de “Follow me” d'Ellis Dudgeon. Le conseil d'administration n'analyse pas les raisons de cet échec. La Société s'enfonce dans une crise d'identité accompagnée de graves difficultés financières, mais aucune mesure sérieuse n'est envisagée, aucun débat de fond engagé. Lorsqu'en 1936, l'Union centrale des arts décoratifs organise l'Exposition internationale de la photographie contemporaine, elle ne fait appel à la Société que pour des aspects d'ordre historique. Hormis Laure Albin- Guillot, Emmanuel Sougez et François Tueffert, aucun photographe de la modernité n'appartient à la SFPC. Non sans malice, Germaine Krull aimait à rappeler qu'à son arrivée à Paris, elle était allée montrer ses “Fers” à la Société et qu'on lui avait expliqué qu'il fallait apprendre à tenir son appareil droit.

14 Dans ce contexte, l'irruption du conflit mondial ne pouvait qu'accentuer la marginalisation de l'association. En novembre 1940, la poignée de responsables présents à Paris essaie tant bien que mal d'envisager un retour progressif à ses activités coutumières: cours, conférences, communications scientifiques, réunion générales des membres des différentes sections16, expositions, mise à disposition de la bibliothèque aux

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adhérents. Les entraves de l'administration française, les restrictions dues à l'occupation allemande, le manque de [p. 93] disponibilité des dirigeants et des membres de la Société rendent difficile voire impossible de reprendre l'ensemble des activités. Quelques cours de photographie sont donnés ce même mois, mais aucune réunion ne peut avoir lieu avant juin 1941. Pour retisser des liens entre l'association et ses adhérents, un concours interne est organisé. Le jury, constitué du duc de Gramont et d'Emmanuel Sougez, propose comme sujets les scènes d'intérieur et les natures mortes, pour se conformer aux interdictions de l'ordonnance du 16 septembre 1940 concernant la photographie en plein air17. Des obstacles de tous ordres font reporter la date de fin d'envoi des épreuves à octobre 1941. Les séances générales commencées en juin sont interrompues en novembre faute de charbon pour chauffer la salle. Une nouvelle réunion se tient cependant en décembre, mais la difficulté des contacts, en l'absence du Bulletin, maintient les activités à un niveau minimal. En janvier 1942, la Société répond favorablement à une demande de conférences sur des sujets photographiques, émanant du secrétariat d'État à l'Éducation nationale, pour les centres de jeunesse de la région parisienne18. En 1943, de Santeul, malade, réduit ses activités à la SFPC, et Sougez est pressenti comme président de la section d'art photographique. Il réforme l'année suivante son règlement, la rendant plus élitiste. Le 11 septembre 1943, le docteur Pizon, assisté de R. Beaulieu, crée la section technique. Elle a pour but d'exposer les divers procédés photographiques appliqués aux recherches scientifiques. Quant à la section des petits formats, elle se réunit deux fois par mois à partir de septembre 1941, sous la direction de Fernand Obaton. Le Club 24 x 36 est associé aux activités de la section, pour tourner l'interdiction de réunion décrétée à son encontre. Peu à peu, les séances générales reprennent l'après-midi, en raison du couvre- feu. La Société s'achemine vers l'organisation de cours, au détriment des communications scientifiques alors impossibles. En novembre 1944, seules trois sections se maintiennent: section scientifique, d'art photographique et de stéréoscopie. C'est donc la photographie qui permet à la Société de perdurer pendant les années d'occupation. Le cinéma, en revanche, s'avère source de difficultés et de complications importantes.

15 Dès septembre 1940, il est interdit de produire des films d'amateur et de les projeter dans les clubs et des associations. Le 15 mai 1941, l'ensemble des activités du cinéma d'amateur est rattaché au Comité d'organisation de l'industrie cinématographique (COIC). Acher, président de la section cinéma d'amateur de la SFPC, doit lui faire parvenir la liste des membres et stipuler que le matériel des studios et celui de projection ne sont pas la propriété de la Société, mais sont mis à sa disposition. Le 8 décembre 1942, la demande est renouvelée pour la seule projection des films. L'autorisation est enfin accordée en janvier 1943: des films peuvent être projetés, à condition que leur sujet soit d'ordre technique et scientifique et qu'ils soient préalablement soumis à la censure. En décembre 1943, les membres du conseil dissertent sur la reprise de la section cinéma amateur et laissent entendre que des interventions [p. 94] accélèrent la prise en compte de leur dossier. Ces tractations se confirment lors de la séance du 8 février 1944, où sont simultanément annoncées l'autorisation de remettre en activité la section de cinéma d'amateur et l'attribution d'un don de 65000 francs de la profession permettant son fonctionnement19. Pourtant, en novembre 1944 la section n'a toujours pas redémarré. Ses activités ont donc été suspendues pendant toute la période de la guerre.

16 Reste la sauvegarde du patrimoine de la Société. Mis à part plusieurs correspondances qui font état de l'intérêt des administrateurs pour les monuments consacrés aux pionniers de la photographie20, les comptes rendus du conseil entre 1939 et 1945 n'évoquent quasiment

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jamais la question. La dernière allusion date du 8 octobre 1940 (“ M. Clair demande que les collections restent dans les caves, les risques de bombardement étant à craindre”). Il faut noter qu'à cette époque, l'intérêt patrimonial du fonds ne se confond pas avec une valeur marchande, et que le souci de conservation, s'il existe, est loin de correspondre aux préoccupations actuelles21. Aucun document ne permet par ailleurs d'affirmer que les autorités d'occupation se sont intéressées à ce patrimoine.

17 Pendant toute la guerre, la Société a sauvegardé son identité en maintenant un minimum d'activités. Aucune allusion ni prise de position n'est faite par rapport au gouvernement de Vichy. Probablement traversée par des courants de pensée très divers22, la SFPC a su conserver une stricte neutralité. Sa culture et sa tradition la maintiennent dans les seuls débats d'ordre scientifique et artistique. Son manque de coopération avec les institutions explique partiellement ses difficultés. Son président, [p. 95] le duc de Gramont, dont la société, l'Optique de précision, travaille pour les Allemands, mais qui prépare en secret le Foca, a sans nul doute d'autres préoccupations que la vie de l'association. Quant à Sougez, il ne semble pas non plus avoir favorisé l'activité de la Société, trop occupé lui aussi par le service photographique de L'Illustration.

18 Au lendemain de la guerre, les problèmes s'imposent avec d'autant plus d'acuité qu'ils ont été estompés pendant cinq ans. Malgré la régularisation des activités, la réalisation du legs Monpillard et de nouvelles adhésions, la situation financière de la SFPC reste plus que précaire. Alors qu'il devient patent que l'association ne bénéficie plus de son prestige passé (“ Notre Société est ignorée en haut lieu. M. Baron a reçu une communication téléphonique de la section des relations culturelles internationales du ministère des Affaires étrangères demandant ce qu'était cette compagnie française de photographie23”), des antagonismes entre les dirigeants apparaissent au grand jour. Le 14 mars 1946, pour la première fois, les membres du conseil d'administration ont à départager deux candidats à sa présidence: Édouard Belin et Léopold Lobel avant que ce dernier ne retire finalement sa candidature. Un différend opposant Baron et Potonniée à propos de l'organisation d'un congrès de l'Union des sociétés photographiques de France se solde par la démission de Potonniée en octobre 1946.

19 Les séances générales comme le Bulletin sont d'excellents révélateurs du déclin de la Société. Programmées chaque mois, les séances générales étaient le lieu privilégié des communications importantes éditées dans le Bulletin. Mais d'année en année, ces séances se font plus rares et le conseil d'administration est amené à improviser des programmes que ne sont plus en mesure de lui fournir les sections, dont l'activité ne s'est pas redynamisée après la guerre. Responsable du Bulletin, Auvillain ne peut dans ces conditions qu'éditer une bien piètre plaquette, dont les articles sans grand intérêt sont encore dévalués par “l'aspect austère et vieillot de la présentation qui ne correspond pas au goût du jour24”.

20 En octobre 1947, le conseil décide de vendre l'immeuble sur rue, mal géré, pas entretenu, dont les travaux de réfection s'élèvent à plus d'un million de francs. Décision qui ne vaut pas effet: aucune condition statutaire n'est remplie (il n'y a même plus de bureau du conseil d'administration de la SIP, seule propriétaire de l'immeuble). Des projets plus ou moins grandioses sont évoqués pour transformer la grande salle, alors que la situation financière est de plus en plus alarmante. En juin 1948, il n'y a plus que 38000 francs en caisse et les factures à régler s'élèvent à 165000 francs. 375000 francs de cotisations restent à encaisser, mais personne ne s'interroge sur les causes de la mauvaise rentrée des adhésions. Auvillain suggère de transformer l'hôtel de la SFPC en Maison de la

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photographie. Le projet est assez léonin: il s'agit d'octroyer quelques salles aux chambres syndicales et aux groupements photographiques, moyennant quoi ils prendront en charge les travaux et l'entretien de l'immeuble. Évoqué en octobre 1948, [p. 96] le projet est adopté à l'unanimité en novembre alors qu'il est à peine ébauché. En mars 1949, il faut pourtant se rendre à l'évidence: “La proposition n'a pas connu un grand entrain. L'opération n'est qu'un replâtrage et la rue de Clichy n'est déjà plus au centre.”

21 Alors qu'à Rochester est inaugurée le 9 novembre 1949 la George Eastman House, le projet de Maison de la photographie est abandonné. En octobre 1951, Baron brosse un tableau plutôt sombre de la situation: “Suite aux démissions, le nombre des sociétaires diminue d'une manière inquiétante, et parmi ceux qui restent et malgré des rappels successifs, beaucoup n'ont pas encore payé […]. Bientôt, on ne pourra plus payer même le personnel.” Trarieux propose de revenir au projet voté en octobre 1947: la vente de l'immeuble sur rue et de nouveaux aménagements dans l'hôtel. Comme les conditions élémentaires de sécurité ne sont plus remplies, le 13 mars 1952, le conseil décide la fermeture du grand atelier. Le mois suivant, les compteurs électriques doivent être déposés pour éviter les courts-circuits. Avec un déficit de près de 300 000 francs, la Société n'est pas en mesure de mettre en conformité le circuit électrique ni de refaire la toiture. Face à des travaux de l'ordre de dix millions de francs, le conseil décide pour la première fois de vendre l'ensemble des immeubles et de déménager momentanément à la Maison de la chimie. Le transfert a lieu le 10 novembre 1952. Le 11 décembre 1953, la SIP se réunit enfin pour voter la vente des immeubles25. Le 29 décembre 1954, la SFPC achète au 9, rue Montalembert un local de 110 m2 avec un sous-sol.

22 En 1948, Auvillain présente au conseil un rapport détaillé sur les orientations récentes de la Société: “À une période encore récente, la SFPC comptait parmi ses membres tous ceux qui [p. 97] consacraient leur activité à la science, à la technique ou à l'art et tous les savants, techniciens ou artistes avaient à coeur de communiquer à leurs collègues par priorité le résultat de leurs travaux. Il n'en est plus de même de nos jours où un grand nombre d'auteurs de recherches ou d'inventions nouvelles semblent ignorer complètement l'existence de notre Société, et adressent leurs communications à d'autres organismes mieux adaptés, s'ils n'informent pas directement le public par voie de presse […]. Plus l'utilisation de la photographie s'étend, plus restreint est le rôle de la SFPC, qui n'est même plus à même d'informer ses membres. La publication du Bulletin est supprimée, les publications françaises et étrangères ne parviennent plus à notre bibliothèque, laquelle ne contient plus que des ouvrages anciens ou désuets. Il n'est jamais question dans nos séances générales de l'évolution de l'art photographique, et pourtant de nombreuses expositions sont organisées par des artistes réputés dont il serait vain de rechercher les noms sur la liste des membres26” Quoique ce bilan soit accompagné de nombreux exemples et suivi d'une série de mesures propres à redresser la situation, le compte rendu de la réunion stipule simplement: “Le conseil ne donne pas suite à cette proposition.”

23 Les salons internationaux d'art photographique, eux aussi, témoignent d'un bilan peu encourageant. Les envois se raréfient: alors qu'ils étaient environ 2000 avant guerre, on ne compte que 30 Français sur un total de 132 en juin 1948. En 1951, aucun officiel ne vient inaugurer le salon. Amorcé avant la guerre, à la fois différé et accentué pendant l'Occupation, le déclin devient évident dans les années 1950. Gestionnaires peu compétents, les présidents successifs n'ont pas été secondés par le conseil d'administration, dont les membres se renouvellent peu. Les orientations passéistes en

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matière d'art n'ont pas permis de redonner un second souffle à la Société. Coupée des milieux d'avant-garde, elle ne s'est pas mieux insérée dans les courants humanistes de l'après-guerre. Le groupe des XV, tout comme le Salon national de photographie organisé par la Bibliothèque nationale dès 1946, laissent à l'écart la SFPC, en proie à des dissensions internes et à des problèmes financiers insurmontables. [p. 98]

24 Françoise Denoyelle est maître de conférences à l'université Lille I et professeur d'histoire de la photographie à l'école Louis-Lumière. Elle a publié récemment La Lumière de Paris (2 vol., Paris, éd. L'Harmattan, 1997). [p. 99]

NOTES

1. La SFP prend en 1929 le titre de Société française de photographie et de cinématographie. Le retour à l'ancienne dénomination s'effectuera en 1955. 2. Cf. Bulletin de la SFPC, 4e série, t. I, n°3, mars 1939. 3. Sauf mention contraire, les extraits cités sont reproduits des comptes rendus manuscrits des séances du conseil d'administration de la SFPC (CRCA, archives de la SFP), aux dates signalées dans le texte. 4. Selon l'expression citée par le général Beaufre, Le Drame de 1940, Paris, Plon, 1965, p. 199. 5. Jean Vivié, “In memoriam”, Bulletin de la SFP, janvier 1971, p. 2. 6. Autorisation n° 558 en date du 5 mai 1941, CRCA, 10 juin 1941. 7. Un très court article de onze lignes fait état de la réunion et annonce un compte rendu dans le numéro suivant. “Réouverture de la Société française de photographie et de cinématographie” donne quelques informations supplémentaires. 8. CRCA, 2 décembre 1941, p.161. La séance du 13 janvier 1942 fera état du même refus de publication du programme de la SFPC en raison du contingentement du papier. Il est à noter que P. Montel ouvrait en revanche très largement ses colonnes aux syndicats de photographes et au Comité national provisoire d'organisation de la photographie professionnelle dans Le Photographe. 9. Le capital de la SIP s'élève en 1938 à 250000 F, réparti sous forme de 250 actions dont 180 sont détenues par la SFPC, les autres par divers membres (Auvillain, Belin, Demaria, etc.) et des représentants de la profession (Fleury-Hermagis). Ses administrateurs sont membres de la SFPC. Celle-ci loue à la SIP ses locaux et reçoit, sous forme de dividendes, les loyers des commerces et appartements qu'elle n'occupe pas. 10. “M. Gaumont demande au conseil de l'autoriser à chercher une combinaison qui, par la cession de 140 actions de la SFP, lui assurerait pendant 50 à 99 ans la jouissance de l'hôtel et la disposition d'une annuité de 100000 F”, CRCA, 16 octobre 1931, p. 368. 11. Les statuts de la SFP lui font obligation de convoquer une assemblée générale extraordinaire pour procéder à la révision du montant des cotisations (fixé à 100 F depuis 1932). Or, la loi du 5 février 1941 interdit aux associations reconnues d'utilité publique de procéder à de telles réunions, en raison des difficultés de communication entre les deux zones. Pour la même raison, le conseil d'administration en place à cette date (président:

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duc de Gramont, vice-présidents: Belin, Potonniée, de Santeul, secrétaire général: Hachette, trésorier: Grieshaber) ne pourra être modifié jusqu'à la fin de la guerre, en dépit de quelques défections. 12. Les souscripteurs sont: Kodak-Pathé, Lumière, Guilleminot-Boesflug, Optique de précision de Levallois, Agfa-Photo, Ikonta, Cie Centrale Rousselot, Torchon-Lepage, Parra- Mantois, Debrie, L'Illustration, Pathé-Baby, Photo-Rep, Consortium-Photo, Delhumeau, As de Trèfle, Cliché Union, Harcourt, Plocq, Montel, Optica & Crumière. 13. Organisme mis en place par le gouvernement dans le cadre de la réorganisation de l'industrie et du commerce. 14. XXVIIe Salon international d'art photographique de Paris, Paris, SFPC, 1932. 15. Selon les termes du texte de présentation de Charles de Favernay, ces épreuves elles- mêmes semblent plus tolérées que revendiquées: “Mme Albin-Guillot s'est engagée dans la voie publicitaire. Nous avons d'elle en mémoire de si gracieuses compositions! Très éloigné de l'horizon qui nous est cher, M.Sougez, exécutant supérieur, nous fait voir “Les oeufs dans la paille” et des spirales de copeaux avec leurs moindres linéaments”, ibid., p. X. 16. En 1939, la SFPC comprend neuf sections: art photographique, atelier, cinéma d'amateur, couleur et stéréoscopie, d'excursions et de perfectionnement, section Laussedat, petit format, procédés mécaniques, section scientifique. 17. Cette ordonnance est modifiée le 18 décembre 1942 (ordonnance du Militärbefehlshaber in Frankreich, qui augmente les sanctions en cas d'infraction). La loi du 5 novembre 1943 reprend l'ensemble des dispositions concernant l'interdiction de photographier en plein air pour les Français. Elle sera abrogée par l'ordonnance du 8 décembre 1944. 18. Les chantiers de la jeunesse sont institués le 30 juillet 1940. Voir à ce sujet: “La photographie et les camps de jeunesse”, Photo-Cinéma, janvier 1941, p. 2. 19. Lumière offre 3 000 F, Bauchet 2000 F, Pathé-Baby 1000 F, et Tiranty 500 F (CRCA, 8 février 1944). 20. Dès octobre 1944, le conseil dresse un premier bilan après enquête auprès des maires des communes concernées. Le buste de bronze de Daguerre à Cormeilles-en-Parisis a été enlevé le 12 mai 1942. La Société signale qu'elle possède un buste de Daguerre qui pourrait servir de modèle pour la remise en place du monument disparu. Le maire de Bry- sur-Marne répond que le monument et le tombeau n'ont pas souffert et que le Diorama est toujours entreposé dans l'église, sans avoir été restauré. La statue de Niépce, à Chalon- sur-Saône, a été déboulonnée par les Allemands et se trouve à l'abri dans les ateliers de la ville. À Calais, le buste de Poitevin a été récupéré par le Groupement d'importation et de répartition des métaux. La mairie prévoit son remplacement par un buste de pierre dès qu'elle trouvera un financement. La SFPC possède une réplique en plâtre du buste qu'elle met à disposition de la ville. Enfin la mairie de Breteuil-sur Noye (Oise) ne répond pas au sujet de la statue d'. 21. Le compte rendu de la séance du 9 janvier 1941 témoigne de l'état d'esprit qui règne à cette époque: “M. Potonniée signale que diverses épreuves offertes autrefois par Ducos du Hauron à la Société manquent dans les collections et que, d'après les indications que lui a fournies Ducos du Hauron, certaines de ces épreuves se trouvaient entre les mains de M. Vidal au moment où il faisait un cours à l'École des arts décoratifs et avaient sans doute été emportées par lui.” 22. Le Bulletin de janvier-mars 1947 fait par exemple état de l'engagement dans la résistance des fils de Vanparys, membre de la section d'art photographique. 23. CRCA, 7 octobre 1946, p. 66.

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24. CRCA, 10 avril 1947, p. 78. 25. Le futur acheteur, La Séquanaise, est entré dans le conseil d'administration de la SIP avant la vente. Les immeubles sont estimés à 20 millions de F (procès-verbal de l'assemblée générale extraordinaire de la SIP, archives de Paris). La SFPC, détentrice de 188 actions, reçoit dès octobre 1953 18,8 millions de la Séquanaise. Le 9 de la rue Montalembert est acheté pour 6,6 millions et 3 millions de travaux sont à entreprendre. 26. CRCA, 18 novembre 1948, p. 112.

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Perspectives critiques

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Le dernier tabloïd Image de presse et culture médiatique dans l'oeuvre d'Andy Warhol

Vincent Lavoie

1 Le 16 avril 1964, Nelson Rockfeller, gouverneur de l'État de New York, et Robert Moses, organisateur de l'Exposition universelle (1964), censurent les "Most Wanted Men" d'Andy Warhol, une murale composée des portraits photographiques de treize fugitifs activement recherchés par le FBI (fig. 1. Andy Warhol, "Thirteen Most Wanted Men", ¤uvre installée sur le pavillon de l'État de New York à l'Exposition universelle de New York en 1964, sérigraphie sur aggloméré, 25 panneaux de 122 x 122 cm, photographie : Eric Pollitzer). Accrochée à la façade du pavillon, l'oeuvre de Warhol, commandée par l'architecte Philip Johnson, tout comme celles de Roy Lichtenstein et de Robert Indiana, également présentées dans le cadre de cette exposition, devait exprimer la nouvelle tendance pop, et une certaine désinvolture de l'art américain actuel. Rockfeller exigea le retrait des "Most Wanted Men" au prétexte que les criminels en question n'étaient plus recherchés par les services de police, et qu'il était donc injustifié d'exhiber ainsi leur portrait. Warhol eut ainsi vingt-quatre heures pour retirer le panneau délictueux. Il proposa de remplacer ses portraits de délinquants par l'effigie de Robert Moses. Johnson refusa cette solution par trop subversive. Warhol décida alors de recouvrir son oeuvre d'une couche de peinture d'aluminium, laissant ainsi au nouveau monochrome argenté le soin d'énoncer l'acte de censure.

2 Les circonstances de cet incident, que l'on pourrait assimiler à un fait divers, sont révélatrices du contexte artistique de l'époque: émergence du pop art dans une conjoncture marquée par l'héritage de l'expressionnisme abstrait, essor d'une imagerie associée à la culture consumériste, remise en cause du lyrisme de la peinture monochrome, réhabilitation de Dada et du modèle duchampien et, aspects plus spécifiquement warholiens, recours aux techniques de reproduction [p. 101] mécanique, recyclage d'images photographiques, prédilection pour les iconographies funestes et "glamour". Ce que la censure des "Most Wanted Men" traduit plus manifestement, c'est une désapprobation vis-à-vis d'un acte (duchampien) consistant à déplacer vers l'institution artistique des images normalement montrées dans les commissariats de police, et d'un geste (warholien) qui gomme toute trace d'intervention manuelle, de

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talent artistique et de créativité, et met au contraire en avant la pauvreté esthétique, les effets rhétoriques et la violence ici signalée par la représentation métonymique de ses "auteurs" de la photographie de masse.

3 Les "Most Wanted Men" participaient de la mise à mort symbolique du sujet (et de l'auteur en premier lieu), thème central de la série "Death and Disaster" à laquelle Warhol travaillait depuis 1962. Accidents de voiture, empoisonnements, suicides, émeutes raciales, exécution capitale, [p. 102] destruction nucléaire, tels sont les contenus de représentation de cette série, gigantesque tabloïd à sensations. Si les sérigraphies de Warhol introduisent la photographie de presse dans l'institution artistique, elles magnifient surtout (ou banalisent, c'est selon) les attributs de l'image de masse, et constituent le voyeurisme morbide en mode de réception esthétique. L'usage de sources photographiques à des fins artistiques est parfois qualifié d'annexion de la photographie au monde de l'art. Le sectarisme manichéen de cette position ne nous sera d'aucun secours dans l'examen de l'oeuvre de Warhol où la photographie, bien plus qu'un simple "matériau" artistique, est une marchandise.

4 Le célèbre aphorisme de Warhol, "I want to be a machine", est avant tout la réponse à la question posée par le critique G. R. Swenson sur les intentions de l'artiste1. Depuis quelques années déjà, Warhol utilisait des procédés de reproduction mécanique (pochoirs, tampons en caoutchouc, écrans de sérigraphie) afin de réaliser des oeuvres assimilables à des travaux commerciaux. La facture de ses travaux scandalise alors le monde de l'art qui, ayant oublié les incidences de l'oeuvre de Francis Picabia ou de Marcel Duchamp, désavoue encore les rapprochements entre culture savante et culture de masse. Le projet de Warhol d'"être un bon industriel d'art ou un bon artiste industriel2" est incompatible avec l'idéalisme des peintres expressionnistes abstraits qui [p. 103] dominent alors la scène artistique new-yorkaise. Sa formation au Carnegie Institute of Technology, distincte de celle des écoles des beaux-arts traditionnelles, n'est certainement pas étrangère à sa volonté de "mécaniser" la pratique artistique. Dans un important essai consacré à Warhol, Benjamin H. D. Buchloh rappelle que l'institut "proposait une version américaine, dépolitisée et plus technocratique dans son esprit, de la pédagogie du Bauhaus, diffusée aux États-Unis à partir de Chicago, où László Moholy- Nagy avait pris la direction du New Bauhaus dans l'entre-deux-guerres3". Les écrits de Moholy-Nagy, notamment The New Vision (1930), représentent d'ailleurs pour Warhol, et ce dès la fin des années 1940, une référence en matière de théorie de l'art. En effet, Warhol adhère à nombre d'idées prônées par le directeur de l'Institute of Design de Chicago: la démocratisation de l'art par l'industrie, la fusion de l'art et de la technique, les possibilités d'expérimentation propres aux dispositifs machiniques, la fin de l'unicité de l'oeuvre, etc. 4Au début des années soixante, Warhol réussit à introduire dans le monde de l'art des techniques empruntées au dessin publicitaire, et renonce aux conventions picturales en vigueur. Les deux versions de la bouteille de Coca-Cola dont l'une est qualifiée de "merde" et d'expressionniste par Emile Di Antonio5, qui préfère largement le traitement graphique et industriel de la seconde illustrent bien ces transformations. [p. 104]

5 La première interview de Warhol est également l'occasion pour lui d'annoncer le thème de ses travaux actuels: la mort en Amérique6. L'année précédente, le marchand Henry Geldzahler invitait Warhol à abandonner les représentations de boîtes de soupe et de bouteilles de Coca au profit d'une iconographie de la mort et de la catastrophe: "It's time for death" injonction à l'origine semble-t-il de "129 Die in Jet" (1962)7, une acrylique

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reproduisant la première page du New York Mirror consacrée à une catastrophe aérienne. Que ce crash ait endeuillé le monde de l'art en tuant des amis et mécènes du High Museum of Art d'Atlanta aura certainement inspiré Warhol pour qui "art de la violence" et "violence de l'art" constituent désormais les termes d'une nouvelle dialectique.

6 Dans l'art de Warhol, la violence est machinique, technique, industrielle, sérielle. Est-il alors surprenant que la série "Death and Disaster" coïncide avec l'utilisation des premiers écrans de sérigraphie obtenus par des procédés photomécaniques? La suppression quasi totale des traces d'intervention manuelle par la mécanisation du processus créatif parachève le projet de Warhol de déshumaniser la genèse matérielle de l'oeuvre. Comme l'explique Marco Livingstone, le procédé sérigraphique "repose exactement sur la même méthode que le pochoir: l'écran est un tissu tendu sur un châssis, dont on bouche avec de la colle ou du vernis certaines portions, de sorte que le pigment, étendu à l'aide d'une raclette en caoutchouc, ne traverse les pores que [p. 105] dans les zones correspondant à l'image. [¤] De l'écran artisanal, Warhol passe bientôt à l'écran fabriqué par clichage, à partir d'un document en noir et blanc. Le tissu est recouvert d'une émulsion photosensible: les parties exposées à la lumière durcissent, et l'encre ne peut plus passer que dans les parties correspondant au motif, constitué par d'innombrables petits points8".

7 Le résultat comporte néanmoins des irrégularités bavures, traces, dérapages et encrassage de la toile indiquant que le facteur humain n'a pas été totalement évacué. Warhol aurait pu faire exécuter ses sérigraphies par l'industrie, mais cela aurait occulté l'expression d'un décalage profond entre précision mécanique et imperfection humaine. Ces incidents de surface révèlent le caractère aléatoire des actions accomplies par l'homme, comme dans les sérigraphies de la série "Death and Disaster", et plus particulièrement les accidents de voiture ("Orange Car Crash Fourteen Times", 1963 ou encore la "Saturday Disaster", 1964), lesquelles représentent sous une forme allégorique ce que les "bavures" d'encre énoncent matériellement: l'humain est source de catastrophes, car toujours en deçà de la perfection machinique.

8 C'est l'opinion de Christopher Phillips qui, reprenant les thèses de Günther Anders sur la prolifération des images et des biens de consommation, rappelle la vulnérabilité et la finitude de l'individu face à la machine pourvue d'un pouvoir de "réincarnation industrielle9". La voiture survit à l'humain, car elle est tout simplement remplaçable. Issue de la production industrielle, elle est assurée d'une pérennité à laquelle l'individu ne peut aspirer. Les sérigraphies d'accidents de voiture représentent de manière exemplaire le caractère presque superflu de la présence humaine dans un monde machinique parfait. En multipliant les images de conducteurs ou de passagers suspendus à de la tôle froissée ou encore empalés sur le crochet d'un poteau téléphonique situé à quelques mètres d'une voiture en flammes ("White Burning Car III", 1963 ; fig. 4. Andy Warhol, "White Car Burning III", sérigraphie sur toile, 254 x 200 cm, 1963), Warhol représente des personnages littéralement expulsés de leur mécanique. L'inadéquation de l'homme et de la machine est également flagrante dans la "Ambulance Disaster Two Times", où le véhicule d'urgence achève pour ainsi dire le blessé qu'il transporte.

9 Une autre catastrophe, celle du thon contaminé ("Tunafish Disaster", 1963 ; fig. 5. Andy Warhol, "Tunafish Disaster" (détail), sérigraphie et acrylique sur toile, 316 x 211 cm, 1963), montre qu'une simple boîte de conserve peut aussi tuer. À la différence des sérigraphies de boîtes de soupe Campbell's réalisées l'année précédente, cette oeuvre ne constitue pas un commentaire sur [p. 106] la standardisation des produits de consommation. La catastrophe du thon est plutôt l'expression du dysfonctionnement de

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la production alimentaire de masse et "commémore le moment où se détruit la prétention du supermarché à offrir des marchandises saines et abondantes10". Elle aura également permis de soustraire Mrs Brown et McCarthy à leur anonymat. La célébrité de la victime et le spectacle de la mort fascinent Warhol, dont la production artistique de l'époque alterne entre hommages aux stars réifiées par l'industrie du cinéma et "panthéonisation" d'anonymes. C'est avec sa série des chaises électriques que Warhol appréhende la mort dans sa dimension la plus spectaculaire (fig. 6. Andy Warhol, "Silver Disaster" (détail), sérigraphie et acrylique sur toile, 106,8 x 152,5 cm, 1963). L'exécution capitale est un spectacle que les treize témoins requis par la législation américaine observent d'ailleurs en silence, comme l'exige l'écriteau représenté dans le document photographique utilisé par Warhol. Les sérigraphies de chaises électriques constituent les représentations les plus radicales mettant en scène la suppression du facteur humain par la technique.

10 Le triomphe de la machine sur l'homme a pour corollaire le triomphe de l'industrie sur l'art, autre catastrophe. La série "Death and Disaster" coïncide avec l'utilisation de documents photographiques réalisés pour la diffusion de masse. Le recours à la photographie est d'autant plus déterminant qu'il participe d'un acte visant à redéfinir le statut de l'auteur, mais également à réintroduire du réel dans l'art actuel, plus encore à investir l'oeuvre d'un contenu issu de la culture populaire, celui de la presse illustrée. C'est ainsi que Warhol, puisant dans Life, Newsweek, National Enquirer, et parfois dans les archives de police et d'agences de presse, des images reproduites par les médias de masse, recycle des représentations déjà "consommées" par la culture populaire. Avant que Warhol ne les sérigraphie, les célèbres photographies de Charles Moore réalisées en 1963 lors des émeutes raciales en Alabama paraissent dans les principaux quotidiens et hebdomadaires américains11. La publication de ces images dans les journaux garantit une diffusion rapide de clichés devenus emblématiques de la lutte de la population noire pour l'obtention des droits civiques. Les photographies de Moore sont ainsi soumises à divers traitements éditoriaux et plastiques tributaires non seulement de la qualité de l'impression, mais également de la mise en page, du cadrage, de l'accompagnement textuel, etc. Est-ce à dire que les [p. 108] sérigraphies de Warhol participent de la diversité des usages affectant à l'époque les clichés de Moore? Les conditions d'émergence et de réception de ces oeuvres caractérisent un champ disciplinaire qui n'est évidemment pas le même que celui, alors en pleine mutation, dans lequel évoluent les photojournalistes. L'avènement de la télévision, la naissance des premières agences d'envergure internationale dans les années 1960, les enjeux économiques des médias de masse, les développements technologiques montrent à l'évidence que le photojournalisme doit répondre à de nouveaux impératifs. Ce qui provoquera d'ailleurs une division au sein même du milieu photographique entre photojournalisme et photoreportage, encore que la distinction ne soit pas toujours très claire. Le plus souvent, ces deux approches "désignent indifféremment la photographie qui a pour motivation première une fonction d'information, liée à une actualité plus ou moins "chaude 12"". Pourtant, les conditions de réalisation de ces deux types d'images ne sont pas du tout les mêmes. Sous la pression des lois du marché, le photojournalisme, contraint de s'organiser en un secteur économique efficace et rentable, a en quelque sorte cédé au photoreportage les "privilèges" d'une tradition "forgée selon une conception exacerbée de l'auteur13". Le photojournalisme est assujetti à une industrie de l'image et de la communication, alors que le photoreportage est encore assimilé à tort ou à raison à une pratique artistique, voire à un acte moral. L'"héroïsation" de reporters tel Robert Capa est emblématique de

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cette tendance à canoniser une catégorie de photographes refusant de réduire l'image à une simple marchandise destinée à alimenter les médias.

11 Si Warhol remet en cause certains présupposés artistiques, c'est précisément parce qu'il convoque des références à un domaine de compétence, le photojournalisme, qui valorise l'image-marchandise. La critique d'art le lui reproche d'ailleurs à l'occasion de sa première exposition personnelle à la Stable Gallery, où il présente ses sérigraphies de stars. Dore Ashton estime par exemple que Warhol se limite à la simple transposition picturale de techniques issues du journalisme, alors que Michael Fried, critique pour la revue Art International, émet quelques doutes sur la valeur "journalistique" des oeuvres exposées14. Quant au milieu du photojournalisme, il ne reconnaît aucune propriété informative aux images de Warhol qualifiées de "non fonctionnelles" par Willy Fleckhaus, directeur artistique de la revue Twen15. L'appréciation de Howard Chapnick est plus sévère. Il déplore l'ambiguïté [p. 109] de ses images, incompatibles selon lui avec le photojournalisme qui exige clarté et lucidité. L'ancien président de l'agence Black Star rappelle qu'il "existe des endroits pour le mystère et l'abstraction en photographie. Cette place n'est pas dans les pages des journaux et des magazines qui sont chargés d'interpréter l'expérience humaine. Le nihilisme de Warhol est contagieux16".

12 L'auteur de la série "Death and Disaster "pervertit les paramètres régulant la transmission efficace de l'information. Il parasite notamment la représentation visuelle de "bruits optiques" que les professionnels du journalisme et de la communication s'emploient normalement à éliminer. Dans un article de 1959 intitulé "Signs, Channels and Icons", Michael J. O'Leary explique que dans le domaine de l'édition, la qualité du papier ou l'intensité de l'encre sont des facteurs susceptibles "d'introduire du bruit et d'affecter la transmission du signal17". La haute résolution est de rigueur et constitue un impératif qu'il importe de respecter, même si parfois des "images techniquement imparfaites peuvent être acceptées, encore que rien ne peut justifier les bavures d'encre si fréquentes dans les journaux18". Si, comme le soutiennent certains critiques, les bavures d'encre rencontrées dans les sérigraphies rappellent les irrégularités de facture et les effets de matière de l'expressionnisme abstrait19, elles constituent surtout, au regard des règles canoniques de l'édition, des interférences optiques rendant les images de Warhol "impropres" à la communication de masse.

13 Les "bruits optiques" rencontrés dans ces sérigraphies mettent également à jour les artifices rhétoriques de la photographie de presse. Ainsi de ces effets de trame que Warhol accentue volontairement comme pour souligner le caractère industriel de la reproduction photomécanique. Dans le domaine de l'édition, l'exacerbation des aspects matériels de la photogravure sert généralement à dramatiser la représentation20. La mauvaise qualité de la reproduction atteste même du caractère exceptionnel du contenu représenté, la pauvreté esthétique de l'image fonctionnant comme indice de rareté ou d'urgence. De même pour les agrandissements qui, en accentuant la présence du grain et les défauts de l'image, accroissent l'impact visuel de la photographie. Il semble d'ailleurs que la dialectique entre résolution de l'image et valeur expressive du contenu soit particulièrement opératoire dans le domaine de la représentation de faits divers. Le film Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni en est certainement l'une des plus remarquables illustrations. [p. 110]

14 Par le recours à l'image de presse, Warhol bouleverse les distinctions habituelles entre les champs disciplinaires. Si Douglas Crimp estime que cette "contamination" positive du domaine de l'art par les médias est salutaire, et même indispensable à la remise en cause

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du musée en tant qu'institution séparée du reste de la culture et de la société21, certains contemporains de Warhol, comme Barbara Rose, condamnent cette perte d'autonomie du domaine de l'art: "Je trouve ces images choquantes. Je n'ai pas envie de voir dans une galerie ce que je suis obligée de regarder au supermarché. Je vais dans la galerie pour échapper au supermarché, pas pour retrouver la même chose22." La critique de Rose porte moins sur l'apparente trivialité du pop art que sur le déplacement vers l'institution artistique d'une iconographie et de symboles issus de la culture populaire. De même, Howard Chapnick, bien que pour des motifs différents, reproche à Warhol de "décontextualiser" et d'exacerber le caractère équivoque de ses images23.

15 Du point de vue du photojournalisme, l'entrée de la photographie de presse au musée apparaît suspecte lorsqu'elle s'effectue dans les conditions fournies par l'exemple de Warhol. Car la question n'est pas tant de savoir si la photographie de presse doit intégrer ou non l'institution artistique, mais bien de déterminer les modalités et les artifices rhétoriques employés afin d'en promouvoir l'accès. Les rapports entre institutions muséales et médias de masse sont complexes, puisqu'ils révèlent les alliances parfois difficiles entre culture savante et culture populaire, entre autonomie de l'art et réalisme social, entre tradition et actualité, cela à une époque où la photographie détient pour ainsi dire le monopole de la représentation historique. Si bien que la photographie de presse semble assumer la fonction jadis attribuée à la peinture d'histoire qui consiste à transformer les moments cruciaux de l'histoire politique et sociale en images emblématiques. Or les événements retenus par Warhol sont principalement des faits divers, genre mineur, mais auxquels il donne parfois l'envergure d'un drame épique. C'est précisément ce que la critique, tout comme le photojournalisme, désapprouve.

16 L'image de presse est autorisée à intégrer le musée dans la mesure où elle prend en charge la représentation des grands événements de l'histoire. Les gigantesques expositions patriotiques organisées par Edward Steichen pendant la Seconde Guerre mondiale sont exemplaires de la [p. 111] nouvelle fonction historiographique assumée par la photographie de presse. Dès le début des années 1940, le futur directeur du département de photographie du MoMA 24souhaite, conformément aux voeux des administrateurs du musée en faveur d'actions plus générales et populaires, instaurer une formule d'exposition inspirée du modèle offert par la presse illustrée. De l'avis de Beaumont Newhall (qui démissionne en 1946 après avoir appris l'adoption du plan de Steichen), ce dernier "se tournait toujours plus vers la photographie en tant qu'illustration, sous l'influence en particulier des grandes masses populaires25". Newhall envisage la photographie dans une perspective historique et mène une politique d'expositions et de publications axée sur l'évolution esthétique du médium et la diversité de ses usages, sans pour autant occulter l'histoire de ses développements techniques. Preuve en est l'exposition "Photography 1839-1937", organisée par Newhall à l'occasion du centenaire de la photographie, qui s'inscrit dans le cadre d'une programmation de manifestations didactiques incluant "Cubism and Abstract Art" (1936), "Fantastic Art, Dada and Surrealism" (1936) et "Bauhaus: 1919-1928" (1938).

17 Si Newhall conçoit son exposition sur le modèle du "Fotokunst" proposé par Moholy- Nagy, l'un de ses principaux conseillers, et dans l'esprit des grandes manifestations photographiques organisées en Allemagne entre 1925 et le début des années trente, il cherche néanmoins à isoler la "valeur esthétique" de la photographie. La direction du département de photographie (créé en 1940) est confiée à Newhall, et la commission destinée à le superviser est présidée par David H. Mc [p. 112] Alpin, banquier d'affaires,

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photographe amateur et financier de l'exposition "Photography 1839-1937", assisté d'Ansel Adams, fer de lance du modernisme photographique. Ce triumvirat promeut la photographie en tant que mode d'expression artistique spécifique, en concordance avec les positions d'Alfred H. Barr Jr., directeur du MoMA, revendiquée dans le domaine de la peinture et de la sculpture. Newhall emprunte d'ailleurs au célèbre schéma de l'évolution de la peinture moderne élaboré par Barr les principales thèses formalistes: "l'existence d'un champ, autodélimité et autoréférentiel, de facteurs purement esthétiques, vierge de toute influence de forces historiques ou sociales plus larges26".

18 L'indépendance de l'histoire de la photographie face aux événements politiques et à l'actualité est plus difficile à défendre à partir de décembre 1941, alors que les États-Unis s'engagent dans la Seconde Guerre mondiale. La participation militaire du pays aura du reste des répercussions sur le fonctionnement du musée et du département de photographie en particulier. Comme d'autres institutions, le MoMA participe à l'effort de guerre, non seulement en diminuant son budget de près de vingt pour cent en 1942 et en sollicitant le soutien financier de l'industrie photographique, mais surtout en organisant des expositions "conçues pour soutenir le moral de la nation bien plus que pour alimenter la réflexion esthétique27". C'est là qu'intervient Edward Steichen, qui transformera progressivement le département de photographie en atelier de communication de masse. Plus que l'illustration d'un changement de politique culturelle, l'exposition "Road to Victory" organisée en 1942 par Steichen consacre le pouvoir tentaculaire des médias de masse, et cela au sein même du musée. Telle la maquette d'un "magazine surdimensionné", la scénographie de cette exposition est conçue de manière à "produire un récit visuel combinant les procédés les plus spectaculaires du cinéma et du journalisme photographique style Life28". La plupart des visiteurs, "canalisés par une allée qui serpentait au milieu d'agrandissements de photographies documentaires énormes dont certaines mesuraient trois mètres sur seize", découvrent le MoMA à cette occasion.

19 Le succès de l'exposition auprès d'un public familier de la presse illustrée tient en outre à la scénographie ingénieuse de Herbert Bayer, artiste et designer issu du Bauhaus. L'importance des assemblages typographiques et photographiques, le rôle de la couleur, de l'échelle et de [p. 113] l'élévation sont autant de techniques issues des expérimentations révolutionnaires de El Lissitsky et de leur rationalisation au sein du Bauhaus, qui ont conduit Bayer à privilégier une conception de l'exposition calquée sur la "psychologie de la publicité29". Ce type de scénographie correspond à la mise en espace du populaire "essai photographique", une forme de reportage visuel reposant sur la réunion de deux ou plusieurs images étroitement liées par un contexte graphique. Les principes de l'essai photographique ont donné naissance au photojournalisme moderne tel qu'il apparaît dans les grands magazines allemands, le Berliner Illustrirte Zeitung ou le Münchner Illustrierte Presse, destinés aux ouvriers de la république de Weimar. Le parti pris narratif de la scénographie de Bayer a pour conséquence d'assimiler le commissaire de l'exposition à un "picture editor", ce que souhaite précisément Steichen, devenu totalement indifférent à la qualité expressive et esthétique des tirages artistiques. C'est ainsi que Steichen n'hésite pas à présenter des tirages sur "des supports épais (incompatibles avec l'archivage)" ou encore à installer des "transparents géants en couleurs, des pages de la presse commerciale et des épreuves bon marché réalisées à partir de diapositives30". [p. 114]

20 Le modèle des médias de masse permet à Steichen de désacraliser le médium photographique, de l'intégrer à une culture de la marchandise, d'exploiter dans

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l'institution muséale même des inventions graphiques et des stratégies rhétoriques normalement rencontrées dans la presse illustrée. L'identification de la photographie aux médias de masse a pour conséquence d'assimiler le photographe à un producteur d'illustrations que le commissaire coordonne tel un directeur artistique. La perte d'autonomie de l'image et de l'auteur est flagrante dans l'exposition "The Family of Man" (1955), où l'exacerbation des formules muséographiques mises en oeuvre dans "Road to Victory" et dans "Power in the Pacific" (1945) conduit à l'abolition de toute distinction statutaire entre auteurs et pratiques.

21 Si la politique de Steichen préfigure à certains égards la "mise à mort" de l'auteur opérée quelques années plus tard par Warhol, elle exprime surtout la volonté d'hypertrophier l'image de presse et de promouvoir la photographie d'actualité au titre de document commémoratif.Les "machines" photographiques alors exposées au MoMA constituent la forme monumentale et exacerbée d'un contenu [p. 115] patriotique et humaniste certes popularisé par la presse illustrée, mais que le musée idéalise. Steichen se sert de l'institution comme d'un instrument de valorisation de l'image de presse, et d'amplification de la fonction pédagogique attribuée aux documents historiques. Par un accrochage calqué sur le modèle de l'essai photographique, non seulement Steichen assimile le musée à un magazine illustré, mais il lui attribue un rôle narratif et commémoratif.Sous la houlette du commissaire de "Power in the Pacific", la narration de l'actualité politique se substitue au récit de la modernité artistique tel qu'il est revendiqué au sein du MoMA depuis Alfred H.Barr Jr. À partir de 1962, John Szarkowski, successeur de Steichen à la direction du département de photographie, tente de réhabiliter l'autonomie du champ photographique passablement mise à mal par son prédécesseur. Les excentricités scénographiques de Steichen cèdent alors la place à des accrochages dépouillés de photographies d'un format modeste et uniforme. Les salles du musée deviennent aseptisées, et pour ainsi dire parées contre les effets de la contamination de la culture de masse.

22 C'est dans ce contexte de "réparation autonomiste" que Warhol impose le fatalisme morbide de "Death and Disaster". Le paradigme du photojournalisme s'installe à nouveau sur le terrain de l'art en s'incorporant aux oeuvres elles-mêmes, mais surtout en transfigurant des biographies ordinaires en drames épiques. Le caractère emblématique des contenus de représentation rencontrés dans les sérigraphies de Warhol est lui aussi tributaire d'une monumentalisation de l'image de presse par l'exacerbation des attributs matériels d'un cliché esthétiquement pauvre, par le grand format, mais surtout, dans le cas précis des "Most Wanted Men", par l'inscription dans l'espace public. Transformer la façade extérieure d'une institution officielle en fichier de police surdimensionné n'est pas sans rappeler l'écriture scénographique de Steichen à ceci près que Warhol érige en effigie le criminel ou la victime, plutôt que le héros et ses victoires. [p. 116]

23 Critique et historien d'art, collaborateur du Centre Georges Pompidou et correspondant de la revue Parachute, Vincent Lavoie a enseigné à l'université d'Ottawa, à l'université Paris VIII et Paris I. Il prépare une thèse de doctorat intitulée "Esthétiques et politiques de l'archive", sous la direction d'Yves Michaud (Paris I).

24 Une première version de cet article a été présentée en conférence le 11 octobre 1997 au Centre Georges Pompidou, à l'invitation de Daniel Soutif. L'auteur tient à remercier Yves Michaud pour ses commentaires judicieux, ainsi que Jean-Pierre Criqui pour sa lecture attentive du manuscrit. [p. 117]

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NOTES

1. "The reason I'm painting this way is that I want to be a machine, and I feel that whatever I do and do machine-like is what I want to do", Gene R. Swenson, "What is Pop Art?", Art News, n° 7, novembre 1963, p. 22. 2. H. D. Benjamin Buchloh, "L'art unidimensionnel d'Andy Warhol", Andy Warhol, Rétrospective, Paris, Centre Georges Pompidou, 1990, p. 40-41. 3. Ibid. 4. László Moholy-Nagy: "Not the single piece of work, nor the highest individual attainment must be emphasized, but instead the creation of the commonly usable type, developed toward "standards"", The New Vision (1930, trad. angl. D. M. Hoffman), New York, Documents of Modern Art, 1947, p. 20; cit. in Patrick S. Smith, Andy Warhol's Art and Films, Ann Arbor, Michigan, UMI Research Press, 1986, p. 111. 5. Le cinéaste Emilio Di Antonio: "Un soir [c'était durant l'été 1960], je suis passé chez lui et on a pris quelques verres. Il a posé deux grands tableaux contre le mur, l'un à côté de l'autre. [¤] Il avait peint deux tableaux d'environ six pieds de hauteur, représentant chacun une bouteille de Coca. Sur l'un, il y avait une simple bouteille de Coca en noir et blanc. L'autre était recouvert d'une multitude de marques typiques de l'expressionnisme abstrait. J'ai dit: "Allons, Andy, le tableau abstrait, c'est de la merde, l'autre est remarquable. C'est notre société, c'est ce que nous sommes, c'est extrêmement beau et dépouillé. Tu devrais jeter le premier et montrer l'autre."" Cf. Arthur Danto, "La bouteille de Coca-Cola expressionniste abstraite", Après la fin de l'art (trad. de l'anglais par C. Hary- Schaeffer), Paris, Le Seuil, 1996, p. 189. 6. "My show in Paris is going to be called "Death in America". I'll show the electric-chair pictures and the dogs in Birmingham and car wrecks and some suicide pictures", cit. in G. R. Swenson, art. cit., p. 60. Il s'agit de la première exposition personnelle de Warhol à la galerie Ileana Sonnabend, en janvier-février 1964. 7. "I bought the first newspaper that he did, the "129 Die in Jet". This was June `62. We met at Serendipity for lunch one day and I brought him his headline and I said that's enough life¤ it's time for death. He said what do you mean? I said it's enough affirmation of soups and Coke bottles", John Wilcock, The Autobiography and Sex Life of Andy Warhol, New York, 1971, cit. in P. S. Smith, op. cit., p. 125. 8. Marco Livingston, "À faire soi-même: notes sur les techniques de Warhol", Andy Warhol, Rétrospective, op. cit., p. 69. 9. "It is the human body itself comparatively unadaptable, vulnerable, mortal that is to be the ultimate obstacle to the perfection of the machine environnement. Not that such objects are imperishable, of course; but they are limitlessly replacable, and thus serve to exemplify what Anders calls the serial principle of "industrial reincarnation"", Christopher Phillips, "Desiring Machines: Notes on Commodity, Celebrity, and Death in the Early Work of Andy Warhol", in Public Information, Desire, Disaster, Document, San Francisco, San Francisco Museum of Art, 1994, p. 44. 10. Thomas Crow, "Saturday Disaster: trace de référence de la première période de Warhol", Artstudio, "Spécial Andy Warhol", n°8, printemps 1988, p. 90.

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11. Les images de Moore sont parues à l'époque dans Time ("Dogs, Kids, and Clubs", 10 mai 1963, p. 19), Life ("They Fight a Fire That Won't Go Out: The Spectacle of Racial Turbulence in Birmingham", 17 mai 1963, p. 26-36); Newsweek ("Birmingham, U.S.A.: "Look at Them Run"", 16 mai 1963); New York Times ("Rioting Negroes Routed by Police at Birmingham", 8 mai 1963, p. 28. Cf. Vicky Goldberg, The Power of Photography. How Photographs Changed our Lives, New York, Abbeville Press, 1991, p. 203-212. 12. Emmanuel Hermange, "Petite histoire du photojournalisme", in Une aventure contemporaine, la photographie 1955-1995, Paris, Maison européenne de la photographie- Paris Audiovisuel, 1996, p. 42. 13. Ibid., p. 43. 14. "Warhol simply lifts the techniques of journalism and applies them witlessly to a flat surface", Dore Ashton, "New York Report", Das Kunstwerk, vol. 16, n° 5-6, novembre- décembre 1962, p. 68-70, 73. "I am not all sure that even the best of Warhol's work can much outlast the journalism on which it is forced to depend", Michael Fried, "New York Letter", Art International, vol. 6, n°10, 20 décembre 1962, p. 54-58. 15. "Andy Warhol and the work of his friends has nothing to do with photography. Their photography is not fonctional. I'm sure it is art, but it has nothing to do with photography", Willy Fleckhaus, "Overdesigned" (1969), in R. Smith Shuneman, Photographic Communication: Principles, Problems and Challenges of Photojournalism, New York, Hastings House Publishers, 1972, p. 114. 16. "I think that journalist photography demands clarity and lucidity and the avoidance of ambiguity wherever possible. There is a place in photography for mystery and abstraction. The place is not in the pages of newspapers and magazines charged with interpreting the human experience. Warhol's nihilism is contagious", Howard Chapnick, Truth Needs no Ally: Inside Photojournalism, Missouri, University of Missouri Press, 1994, p. 332. 17. "Generally speaking, the man who attempts to control noise in an industrial publication channel is the editor, who is in charge of the magazine. He is or should be responsible for its content not only the words and pictures he carries, but also its physical appearance, right down to the quality of the paper, the intensity of the ink and size of display of body type. All of these elements in one way or another, and in varying degrees, can introduce noise and adversely affect transmission of the signal of the reader", Michael J. O'Leary, "Signals, Channels and Icons" (1959), in R. Smith Shuneman, op. cit., p. 67. 18. "What is required is sharp detail, broad patern, and a full gradation of tone. [¤] Of course some news pictures have to be accepted despite being technically imperfect, but nothing can justify the frequency with which newspapers present inky blobs", Harold Evans, Pictures on a Page: Photojournalism, Graphics and Pictures Editing, Londres, Heineman, 1978, p. 273. 19. Cf. John Coplans, "Andy Warhol: The Art", Andy Warhol, New York, N. Y. Graphic Society Ltd, s. d., p. 47-52. 20. Les manuels techniques consacrés au photojournalisme proposent même d'employer des trames grossières afin de produire des effets dramatiques. Cf. H. Evans, op. cit., p. 280. 21. Douglas Crimp, "Ancien et nouveau: de l'objet de musée à l'objet de bibliothèque", Les Cahiers du musée national d'Art moderne, n°35, printemps 1991, p. 14. 22. Barbara Rose, "Pop Art at the Guggenheim", Art International 2, 1963, p. 20-22. Cit. in B. H. D. Buchloh, art. cit., p. 50.

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23. "Several years ago, Jerry Adler, a New York Daily News columnist, described the artistic merit of the now-departed Andy Warhol, the darling of pop art and pop culture, as "emptiness in depth". Some photographs are ambiguous and lend themselves to several possible interpretations. This inherent ambiguity is predicated on their selection and isolation from the totality of events. They may be taken out of context and are often dependent for interpretation on the mind-set of individual viewer or the selective eye of the photographer. [¤] My quarrel is not with the fact that pictures are ambiguous. It is rather with picture and people who exacerbe ambiguity and find straightforward, explicit, understandable photographs pedestrian. They also find obscurity, uncertainty, vagueness, and equivocation the preferred criteria in making photographs interesting and exciting. I disagree", H. Chapnick, op. cit., p. 332. 24. Edward Steichen dirige le département de photographie du MoMA de 1947 à 1962. Pour un historique du département, voir également Peter Galassi, "Une double histoire", Photographie américaine de 1890 à 1965, New York/Paris, MoMA/Centre Georges Pompidou, 1995, p. 24-40. 25. Interview de Newhall par WXXI-TV, Rochester, 1979, transcription reproduite en partie dans Christopher Phillips, "Le tribunal de la photographie", Les Cahiers du musée national d'Art moderne, op. cit., p. 28. 26. Ibid., p. 23. 27. P. Galassi, op. cit., p. 31. 28. C. Phillips, "Le tribunal de la photographie", art. cit., p. 29. 29. Herbert Bayer, "Fundamentals of Exhibition Design", P. M., décembre-janvier 1939-1940, p. 17. Cit. in C. Phillips, art. cit. 30. Ibid., p. 32.

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Questions de muséologie

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Questions de méthode À propos de "Paris sous l'objectif"

Anne Cartier-Bresson

1 Conservateur responsable de l'Atelier de restauration et de conservation de la Ville de Paris (ARCP), Anne Cartier-Bresson a été chargée du commissariat d'une exposition itinérante de longue durée, intitulée "Paris sous l'objectif (1885-1994) 1", susceptible d'être présentée pendant environ cinq ans dans différents pays à partir d'avril 19982, afin de produire un état des lieux des principales collections photographiques de la municipalité parisienne: Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), musée Carnavalet, musée d'Art moderne (MAM), Maison européenne de la photographie (MEP). Les contraintes matérielles d'un tel projet ainsi que la réflexion spécifique développée par son commissaire pour y répondre ont suscité l'attention de la rédaction.

2 Études photographiques. Le choix d'une spécialiste de la conservation et de la restauration pour coordonner un projet d'exposition itinérante peut paraître paradoxal.Quels en ont été selon vous les motifs?

3 Anne Cartier-Bresson. La demande qui m'a été faite par les Affaires culturelles de la Ville correspondait à deux nécessités. Premièrement, celle de posséder une vue d'ensemble sur ces collections très diverses or, de par la fonction même de l'Atelier de restauration et de conservation de la Ville de Paris, nous avions pu en effet avoir accès à une grande partie de ces fonds. En second lieu, un tel projet, sur une si longue durée, avec les contraintes de déplacement des pièces liées à l'itinérance, supposait de répondre à des exigences spécifiques, notamment en termes de préservation des originaux.

4 Pouvez-vous rappeler les problèmes que soulève l'exposition d'épreuves originales?

5 On l'ignore trop souvent: la photographie, objet multicouche composé de matériaux complexes (papier, liant, métaux, pigments, etc.), constitue un document particulièrement fragile, très sensible à toute modification de son atmosphère d'origine. À chaque fois qu'une image photographique change de climat, elle est soumise à des "stress" physiques autant que chimiques, dont les effets augmentent avec la durée et la répétition de ces variations. Par rapport aux autres arts graphiques, la difficulté en photographie est qu'il existe [p. 121] d'énormes différences de stabilité en fonction des techniques utilisées.

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6 Quoique ponctuel et d'envergure relativement modeste, ce projet est donc apparu comme l'occasion de tester et de mettre en place un certain nombre de principes d'exposition, autorisant à la fois le meilleur accès possible du public aux images, tout en préservant les originaux. L'idée qui s'est notamment imposée au cours du travail de préparation est que les règles de conservation des richesses patrimoniales ne sont pas en contradiction avec leur diffusion: au contraire, plus on en sait sur les matériaux, mieux on peut les montrer.

7 Comment le corpus d'images a-t-il été organisé, et quel parti avez-vous choisi d'adopter?

8 Les 84 photographies sélectionnées recouvrent une période qui s'étend de 1885 à 1994, et forment donc un ensemble très varié. Toutefois, il n'était pas question pour moi de faire une différence entre les images anciennes et modernes, ou d'opérer des distinctions en fonction de la qualité des tirages. Quelle que soit la date d'entrée d'une photographie dans une collection, celle-ci fait partie intégrante d'un patrimoine qu'il nous appartient d'amener le plus loin possible dans le futur. À partir de ce moment, je ne fais pas de différence entre un original d'Atget conservé à Carnavalet et un tirage de lecture donné par René-Jacques à la BHVP.

9 Étant donné qu'il n'était pas possible, pour des raisons de conservation, de donner accès aux originaux dans de telles conditions de durée et de déplacement, deux principes ont donc été retenus: soit réaliser des contretypes [p. 122] des tirages originaux, équivalant à des fac-similés modernes, soit effectuer des retirages à partir des négatifs originaux, quand nous en disposions.

10 Comment avez-vous abordé la question du fac-similé?

11 Je suis personnellement un peu fatiguée des tirages "chocolat" uniformément réservés aux reproductions d'images anciennes. Mon parti pris est d'essayer de retrouver une certaine subtilité, une gamme de contrastes qui s'approche le plus possible de celle de l'original, même s'il s'agit d'un tirage récent. Avec Daniel Lifermann, photographe spécialiste du tirage à l'ARCP, qui maîtrise parfaitement les techniques anciennes, nous avons discuté au cas par cas de chaque image: pour les négatifs dont la technologie n'est plus adaptée aux papiers contemporains, la sensitométrie a déterminé à chaque fois un choix particulier de la technique de reproduction. La notion de fac-similé est cependant ambiguë. De mon point de vue, même s'il est important de bien connaître les procédés anciens, il ne s'agit en aucun cas de réaliser des "faux", en risquant de faire croire au public par exemple en exposant des tirages modernes sur papier albuminé qu'il se trouve en présence des originaux. Pour ma part, je préfère souvent utiliser une technologie moderne, plutôt que d'entretenir la confusion. Un autre principe de l'exposition est de préserver l'envie d'avoir accès à l'original. C'est ainsi que, pour la présentation de cette manifestation qui aura lieu à Paris à la BHVP, lors du prochain Mois de la photo, j'ai demandé que les fac-similés soient exposés à côté des originaux. [p. 123]

12 Comment s'est opérée l'articulation entre les images issues des différentes collections?

13 Le projet consistant à présenter un état des lieux des collections de la Ville, en faisant apparaître leurs spécificités tout en construisant un parcours cohérent, s'est avéré particulièrement ardu. Il n'aurait pu être mené à bien sans l'étroite collaboration des différents responsables des fonds photographiques: Liza Daum pour la BHVP, Françoise Reynaud et Catherine Tambrun pour le musée Carnavalet, Gérard Audinet pour le MAM, et Pascal Hoël pour la MEP. L'idée était d'opérer un échange de compétences, un dialogue entre le regard transversal que je peux avoir sur l'ensemble des collections, et ce que chaque responsable avait envie de montrer. De fait, ces quatre institutions témoignent

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d'une forte diversité dans la constitution de leurs fonds, avec par exemple une option plus documentaire pour la BHVP, qui s'oppose aux photographies conservées en tant qu'¤uvres à Carnavalet, choix que l'on retrouve au MAM pour la période moderne, mais dégagé de tout souci lié à l'iconographie parisienne, comme c'est le cas de la MEP, dont les acquisitions recouvrent une période et un programme bien délimités. Le mariage de ces quatre fonds a débouché sur une division en quatre périodes, comprenant chacune une vingtaine de tirages, articulée sur les évolutions de la pratique photographique. Une autre option a consisté à présenter chaque fois que c'était possible des petites séries, des groupes de deux ou quatre images par auteur, plutôt que des épreuves isolées.

14 Comment avez-vous traité chaque période sur le plan muséologique?

15 La première période, composée avec une sélection issue des collections de la BHVP et de Carnavalet, s'ouvre avec une épreuve de 1885, et s'étend [p. 126] jusqu'à 1920. Elle présente pour l'essentiel des images documentaires de grande qualité, qui s'inscrivent encore pleinement dans la tradition de la photographie d'architecture et d'urbanisme du xixe siècle, comme la construction du métro (fig. 2. Godefroy Ménanteau, sans titre, intérieur de caisson du métropolitain en construction, tirage gélatino-argentique, 18 x 24 cm, 1905, coll. BHVP), la destruction de la Halle aux blés, ou encore la boucherie des Halles ou l'hôtel Lambert par Atget. Il peut y avoir également des photographies plus anecdotiques, que je peux trouver moins fortes, comme celles des inondations de 1910, mais qui doivent avoir leur place, dès lors que cette exposition se veut un reflet des collections, et que ces images représentent un ensemble particulièrement important dans les fonds anciens.

16 La seconde période recouvre les années 1920-1950. Les problèmes changent alors du tout au tout: si les techniques s'uniformisent, avec la généralisation de l'usage du gélatino- bromure d'argent, ce qui facilite l'interprétation du tireur, on s'aperçoit par contre de lacunes importantes dans les collections, en particulier en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale, très peu représentée, ou l'après-guerre. Par ailleurs, dans l'idée de proposer la meilleure qualité d'image possible, nous avons systématiquement contacté les ayants droit, ou, le cas échéant, les auteurs vivants pour obtenir, dans le premier cas, les négatifs originaux à partir desquels nous avons réalisé des retirages, dans le second, que les auteurs effectuent eux-mêmes de nouveaux tirages. L'option reste celle du fac-similé: lorsque l'épreuve existante dans les collections a été recadrée, comme chez Brassaï (fig.4. Brassaï, "Le fort des Halles", épreuve au gélatino-bromure d'argent, 26 x 20 cm, 1939, coll. MEP, Copyright Gilberte Brassaï) ou Kertész, le retirage est lui aussi recadré, et demeure au format de l'original. La troisième et la quatrième période couvrent respectivement les années 1950-1970 et 1970-1994, et mettent à profit les collections du MAM et de la MEP, avec notamment [p. 127] l'acquis des commandes et des bourses proposées par la Ville de Paris. La dernière période voit l'apparition des grands formats, avec par exemple Jean-Luc Moulène, et présente de jeunes photographes très intéressants, comme Jean-Christophe Ballot (fig. 9. Jean-Christophe Ballot, "Paris, 1994", tirage au gélatino-chloro-bromure d'argent, 39,4 x 49,9 cm, coll. MEP) ou Jean-Claude Mouton, tous deux anciens boursiers de la Ville.

17 Comment les photographes vivants ont-ils réagi à votre demande?

18 Tous les auteurs que j'ai contactés ont accepté avec beaucoup de générosité de céder leurs droits, et de réaliser ou de contrôler la réalisation des retirages. La sélection d'images a pu être réexaminée avec chaque photographe, certains ont contesté mes choix et ont fait d'autres propositions. Marc Riboud ou Willy Ronis ont ressorti des épreuves

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auxquelles ils tenaient, qui n'appartenaient pas aux collections municipales, et en ont fait don à la Ville (voir fig.5). Cette exposition a donc été aussi l'occasion d'un enrichissement des fonds, ce qui est assez rare, et traduit une réponse très positive au projet initial.

19 Quel bilan tirez-vous de cette expérience?

20 La préparation de cette manifestation m'a permis de constater une nouvelle fois que la photographie est un médium qui bouge. Il nous a fallu à chaque fois adapter notre réflexion à [p. 128] l'évolution des technologies, et renouveler les problématiques en fonction de la variété des objets. Ce qui nous montre aussi à nous, spécialistes de la conservation, à quel point il nous faut rester souples et ouverts.

21 (Propos recueillis par André Gunthert, Anne de Mondenard et Michel Poivert)

NOTES

1. Cf. Paris sous l'objectif (1885-1994). Un siècle de photographie à travers les collections municipales (catalogue d'exposition, présentation d'Anne Cartier-Bresson), Paris, éd. Hazan, 1998, 152 p., 16 ill. coul., 80 ill. NB. 2. Calendrier des expositions prévues pour 1998: Institut culturel français, Val d'Aoste, 1er avril-2 mai; musée Eki, Kyoto, 13-31 mai; Mois de la photo, Beyrouth, 29 juin-31 juillet; Consulat de France, Chicago, septembre-octobre; Bibliothèque historique de la Ville de Paris, novembre 1998. En 1999, l'exposition devrait être présentée successivement à Budapest, Bucarest, Rome, Tunis, Saint-Pétersbourg, San Francisco et Prague.

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