Barbusse. Le Pourfendeur De La Grande Guerre
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BARBUSSE PHILIPPE JBAUDORRE BARBUSSE FLAMMARION C Flammarion ISBN : 2-08-066617-7 Imprimé en France A Roland A Christian A Madeleine Prologue Paris, samedi 7 septembre 1935, quelque part du côté du boulevard de Belleville1. Un homme d'une trentaine d'années marche à grands pas, une main glissée dans la poche de son pantalon. Nul ne reconnaît sous cette silhouette mince, ce visage tendu entravé d'une longue mèche brune, un des écrivains les plus en vue du moment, l'auteur des Conquérants et de La Condition humaine, André Malraux. Il est pressé ; il se rend à une manifesta- tion, une parmi d'autres. Depuis deux ans, depuis qu'il a rejoint les rangs des intellectuels engagés dans le combat antifasciste, on le voit partout : figure de proue de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), il est en tête de tous les cortèges, à la tribune de tous les congrès, de tous les meetings. En août 1934, à Moscou, il était invité au 1er congrès de l'Union des écrivains soviétiques ; en juin dernier, il était l'un des principaux organisateurs du Congrès des écrivains pour la défense de la culture qui s'est tenu à la Mutualité. La cérémonie à laquelle il se rend ce jour-là fait partie des servitudes moins prestigieuses qu'il faut néanmoins assumer. On enterre Henri Barbusse, l'auteur du Feu. C'est une des gloires incontestables de ces vingt dernières années, en France et à l'étranger, une figure historique du combat pacifiste puis antifas- ciste ; aux yeux de Malraux, c'est un écrivain discutable, en tout cas dépassé. Il ne se serait d'ailleurs pas déplacé si Jean-Richard Bloch, malade, ne lui avait demandé de lire à sa place l'hommage de l'AEAR. Malraux a peu connu Barbusse. Ils ont présidé ensemble quelques meetings et se sont rencontrés ces derniers mois à plusieurs reprises pour préparer le Congrès de la Mutualité, non sans quelques accrochages... Il aperçoit un attroupement sur les Grands Boulevards. En pressant le pas, il va pouvoir rejoindre le cortège et s'y glisser inaperçu. Il écarte les premiers badauds, plus nombreux qu'il ne l'aurait pensé. Il a du mal à avancer et doit jouer des coudes. Il se fraie à grand-peine un chemin jusqu'au premier rang et se heurte au service d'ordre qui contrôle l'accès à la chaussée. La tête du cortège est à sa hauteur. Défilent alors lentement, devant Malraux éberlué, une harmonie jouant des marches funèbres et des chants révolu- tionnaires, puis cinq cents drapeaux rouges bordés de noir, plusieurs voitures recouvertes de gerbes, des mutilés de guerre dans leurs fauteuils roulants et, dominant le tout, fixé sur une automo- bile, un gigantesque portrait de Barbusse. On aperçoit, un peu plus loin, la suite du cortège, une masse compacte, silencieuse, recueil- lie. « Laissez-moi passer, s'il vous plaît, je suis André Malraux ! » Les membres du service d'ordre ne se retournent même pas ; les consignes sont strictes. Malraux reste coincé sur son bord de trottoir. Voici maintenant le corbillard des pauvres, portant le cercueil de l'écrivain, et immédiatement derrière, la famille, les nombreuses délégations, dans un ordre impeccable. Voici enfin celle des écrivains ; il interpelle Aragon qui se précipite et l'aide à franchir le cordon de protection. Autour d'eux, Malraux reconnaît Ernst Toller, qui porte une gerbe, Anna Seghers, Léon Moussinac, Ilia Ehrenbourg ; un peu plus loin Heinrich et Thomas Mann, Rafael Alberti, Eugène Dabit, Lion Feuchtwanger, bien d'autres... Et partout, sur les trottoirs, aux fenêtres, juchés sur des véhicules en stationnement ou accrochés aux poutrelles du métro aérien, des anonymes, graves, recueillis. Combien sont-ils? Cent mille? Deux cent mille? Ce n'est pas un cortège funèbre mais l'immense hommage du peuple de Paris, une des premières et des plus importantes manifestations du Front populaire naissant... PREMIÈRE PARTIE Un homme de lettres « Sûr d'une vague apothéose... » Pleureuses. 1 Une enfance montmartroise « Chers parents, Je suis heureux de pouvoir, au commencement de cette année, vous souhaiter une bonne santé. Je demande à Dieu de vous conserver longtemps encore à mon amour. Je lui demande aussi qu'il éloigne de vous tout ce qui pourrait vous causer de la peine. Je vous promets de mieux me conduire à l'avenir, de mieux travailler, de me montrer de plus en plus digne de l'amour que vous me témoignez. Votre fils qui vous aime, Henri Barbusse » Nous sommes le 8 janvier 18811. Henri va bientôt avoir huit ans. Il relit lentement son ouvrage et s'avoue satisfait. Les lettres sont clairement formées, il a évité taches et ratures, le style est adapté à la solennité du propos. Il aime le travail bien fait et prend plaisir à se relire. Il passe un peu plus vite sur l'expression « Chers parents ». Il l'a, tout à l'heure, recopiée sans arrière-pensée ; pourtant, elle le tourmente encore un peu. Ce n'est pas son affection pour eux qui est en cause. Mais il sait qu'ils ne sont pas tout à fait comme ceux des autres enfants de son âge. Son père, Adrien, travaille dans un grand quotidien, Le Siècle. Comme la plupart des pères, on le voit peu dans la journée et le soir, il rentre tard; mais il s'occupe de ses enfants, suit attentivement leur éducation et passe avec sa famille tous ses dimanches et toutes ses vacances. Sa femme, Emilie, se consacre avec le plus complet dévouement à Henri et à ses sœurs, Hélène et Annie ; elle est plus sévère que leur père, trop souvent bougonne au goût d'Henri, mais ils peuvent à tout moment compter sur elle. En apparence, une famille comme les autres. La réalité est moins simple. Adrien leur a expliqué que leur vraie maman est morte, en donnant naissance à Annie. Emilie, une amie de la famille « qui était alors venue les aider », est restée auprès de lui pour s'occuper d'eux, « parce qu'elle [les] aime beaucoup ». Depuis ils l'appellent « Mama », car elle est un peu leur maman sans l'être tout à fait. Henri sait tout cela; il a admis ces explications souvent renouvelées mais de nombreuses questions le tourmentent. Pourquoi Emilie est-elle restée avec eux ? Elle n'est pas mariée à son père comme le sont les autres mères ; est-elle amoureuse de lui ? et lui, l'aime-t-il ou aime- t-il toujours leur véritable mère qu'il lui semble n'avoir jamais connue. Des trois années passées auprès d'elle ne lui restent que deux images, qui se sont à jamais fixées en lui et figureront dans de nombreux carnets personnels puis dans son premier roman : « Elle mourut trois ans après la naissance de son fils. L'enfant ne garda d'elle que sa dernière image : celle de sa figure morte, mêlée profondément au lit et aux choses. Dans ce souvenir, seul resté d'une époque effacée, il revoyait aussi son père. L'homme pleurait, debout auprès de la fenêtre, et sa figure en larmes brillait comme les étoiles2. » Les ancêtres camisards Les enfants sont naturellement curieux. Adrien n'est pas un père très bavard mais quand les questions se font trop pressantes, le soir, après le repas, il leur raconte qu'il est né à Anduze, dans le Gard, en 1841. C'est une petite ville paisible et prospère, au bord d'une rivière, le Gardon, où, l'été, il pêchait et se baignait souvent. Il leur promet régulièrement de les y emmener un jour et de leur faire connaître leurs cousins Coulomb. Il raconte les foires, célèbres dans tout le département, les magnaneries, les filatures de soie. Il parle aussi volontiers des assemblées qui réunissaient dans le temple d'Anduze, le plus grand de France, des protestants venus de toute la région célébrer un culte pour lequel on les avait si longtemps persécutés. Mais les enfants le ramènent toujours à lui, à ses parents, à son enfance. Son père se prénommait Auguste. Il était venu s'établir mar- chand de vin, dans une rue étroite et sombre du vieil Anduze, en épousant, en 1815, à dix-huit ans, Louise Coulomb, une jeune fille « de la ville ». Pour cela il avait dû s'arracher du mas Barbusse, situé à quelques kilomètres de là, dans les collines, au-dessus d'un petit village du nom de Tornac. Des Barbusse y étaient installés depuis le xvie siècle, dans un enchevêtrement de maisons bâties les unes sur les autres, troué de porches et d'escaliers. Membres de la religion réformée, ils avaient traversé la période trouble des guerres de religion, la paix qui suivit l'édit de Nantes, puis les vexations, les brimades, les dragonnades qui s'abattirent sur les protestants et, pour certains d'entre eux, l'arrestation et les galères. C'est la partie de son récit qui passionne le plus Henri. Imaginez : un petit village porte encore son nom ! Il est issu d'une lignée dont l'origine se perd dans un passé très ancien et dont certains membres ont été mêlés à des chapitres de son livre d'histoire ! S'il avait vécu à cette époque-là, il aurait, lui aussi, combattu les troupes du tyran, il aurait prêché au Désert la religion réformée, il aurait donné sa vie pour la liberté et la vérité ! L'ascendance immédiate de l'enfant parle beaucoup moins à son imagination. Il n'a jamais connu ses grands-parents, pas plus que ses oncles et sa tante, mais aucun d'entre eux n'a mené, semble-t-il, une vie exaltante.