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BARBUSSE

PHILIPPE JBAUDORRE

BARBUSSE

FLAMMARION C Flammarion ISBN : 2-08-066617-7 Imprimé en France A Roland

A Christian

A Madeleine

Prologue

Paris, samedi 7 septembre 1935, quelque part du côté du boulevard de Belleville1. Un homme d'une trentaine d'années marche à grands pas, une main glissée dans la poche de son pantalon. Nul ne reconnaît sous cette silhouette mince, ce visage tendu entravé d'une longue mèche brune, un des écrivains les plus en vue du moment, l'auteur des Conquérants et de La Condition humaine, André Malraux. Il est pressé ; il se rend à une manifesta- tion, une parmi d'autres. Depuis deux ans, depuis qu'il a rejoint les rangs des intellectuels engagés dans le combat antifasciste, on le voit partout : figure de proue de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), il est en tête de tous les cortèges, à la tribune de tous les congrès, de tous les meetings. En août 1934, à Moscou, il était invité au 1er congrès de l'Union des écrivains soviétiques ; en juin dernier, il était l'un des principaux organisateurs du Congrès des écrivains pour la défense de la culture qui s'est tenu à la Mutualité. La cérémonie à laquelle il se rend ce jour-là fait partie des servitudes moins prestigieuses qu'il faut néanmoins assumer. On enterre Henri Barbusse, l'auteur du Feu. C'est une des gloires incontestables de ces vingt dernières années, en France et à l'étranger, une figure historique du combat pacifiste puis antifas- ciste ; aux yeux de Malraux, c'est un écrivain discutable, en tout cas dépassé. Il ne se serait d'ailleurs pas déplacé si Jean-Richard Bloch, malade, ne lui avait demandé de lire à sa place l'hommage de l'AEAR. Malraux a peu connu Barbusse. Ils ont présidé ensemble quelques meetings et se sont rencontrés ces derniers mois à plusieurs reprises pour préparer le Congrès de la Mutualité, non sans quelques accrochages... Il aperçoit un attroupement sur les Grands Boulevards. En pressant le pas, il va pouvoir rejoindre le cortège et s'y glisser inaperçu. Il écarte les premiers badauds, plus nombreux qu'il ne l'aurait pensé. Il a du mal à avancer et doit jouer des coudes. Il se fraie à grand-peine un chemin jusqu'au premier rang et se heurte au service d'ordre qui contrôle l'accès à la chaussée. La tête du cortège est à sa hauteur. Défilent alors lentement, devant Malraux éberlué, une harmonie jouant des marches funèbres et des chants révolu- tionnaires, puis cinq cents drapeaux rouges bordés de noir, plusieurs voitures recouvertes de gerbes, des mutilés de guerre dans leurs fauteuils roulants et, dominant le tout, fixé sur une automo- bile, un gigantesque portrait de Barbusse. On aperçoit, un peu plus loin, la suite du cortège, une masse compacte, silencieuse, recueil- lie. « Laissez-moi passer, s'il vous plaît, je suis André Malraux ! » Les membres du service d'ordre ne se retournent même pas ; les consignes sont strictes. Malraux reste coincé sur son bord de trottoir. Voici maintenant le corbillard des pauvres, portant le cercueil de l'écrivain, et immédiatement derrière, la famille, les nombreuses délégations, dans un ordre impeccable. Voici enfin celle des écrivains ; il interpelle Aragon qui se précipite et l'aide à franchir le cordon de protection. Autour d'eux, Malraux reconnaît Ernst Toller, qui porte une gerbe, Anna Seghers, Léon Moussinac, Ilia Ehrenbourg ; un peu plus loin Heinrich et Thomas Mann, Rafael Alberti, Eugène Dabit, Lion Feuchtwanger, bien d'autres... Et partout, sur les trottoirs, aux fenêtres, juchés sur des véhicules en stationnement ou accrochés aux poutrelles du métro aérien, des anonymes, graves, recueillis. Combien sont-ils? Cent mille? Deux cent mille? Ce n'est pas un cortège funèbre mais l'immense hommage du peuple de , une des premières et des plus importantes manifestations du Front populaire naissant... PREMIÈRE PARTIE

Un homme de lettres

« Sûr d'une vague apothéose... » Pleureuses.

1

Une enfance montmartroise

« Chers parents, Je suis heureux de pouvoir, au commencement de cette année, vous souhaiter une bonne santé. Je demande à Dieu de vous conserver longtemps encore à mon amour. Je lui demande aussi qu'il éloigne de vous tout ce qui pourrait vous causer de la peine. Je vous promets de mieux me conduire à l'avenir, de mieux travailler, de me montrer de plus en plus digne de l'amour que vous me témoignez. Votre fils qui vous aime, Henri Barbusse »

Nous sommes le 8 janvier 18811. Henri va bientôt avoir huit ans. Il relit lentement son ouvrage et s'avoue satisfait. Les lettres sont clairement formées, il a évité taches et ratures, le style est adapté à la solennité du propos. Il aime le travail bien fait et prend plaisir à se relire. Il passe un peu plus vite sur l'expression « Chers parents ». Il l'a, tout à l'heure, recopiée sans arrière-pensée ; pourtant, elle le tourmente encore un peu. Ce n'est pas son affection pour eux qui est en cause. Mais il sait qu'ils ne sont pas tout à fait comme ceux des autres enfants de son âge. Son père, Adrien, travaille dans un grand quotidien, Le Siècle. Comme la plupart des pères, on le voit peu dans la journée et le soir, il rentre tard; mais il s'occupe de ses enfants, suit attentivement leur éducation et passe avec sa famille tous ses dimanches et toutes ses vacances. Sa femme, Emilie, se consacre avec le plus complet dévouement à Henri et à ses sœurs, Hélène et Annie ; elle est plus sévère que leur père, trop souvent bougonne au goût d'Henri, mais ils peuvent à tout moment compter sur elle. En apparence, une famille comme les autres. La réalité est moins simple. Adrien leur a expliqué que leur vraie maman est morte, en donnant naissance à Annie. Emilie, une amie de la famille « qui était alors venue les aider », est restée auprès de lui pour s'occuper d'eux, « parce qu'elle [les] aime beaucoup ». Depuis ils l'appellent « Mama », car elle est un peu leur maman sans l'être tout à fait. Henri sait tout cela; il a admis ces explications souvent renouvelées mais de nombreuses questions le tourmentent. Pourquoi Emilie est-elle restée avec eux ? Elle n'est pas mariée à son père comme le sont les autres mères ; est-elle amoureuse de lui ? et lui, l'aime-t-il ou aime- t-il toujours leur véritable mère qu'il lui semble n'avoir jamais connue. Des trois années passées auprès d'elle ne lui restent que deux images, qui se sont à jamais fixées en lui et figureront dans de nombreux carnets personnels puis dans son premier roman :

« Elle mourut trois ans après la naissance de son fils. L'enfant ne garda d'elle que sa dernière image : celle de sa figure morte, mêlée profondément au lit et aux choses. Dans ce souvenir, seul resté d'une époque effacée, il revoyait aussi son père. L'homme pleurait, debout auprès de la fenêtre, et sa figure en larmes brillait comme les étoiles2. »

Les ancêtres camisards

Les enfants sont naturellement curieux. Adrien n'est pas un père très bavard mais quand les questions se font trop pressantes, le soir, après le repas, il leur raconte qu'il est né à Anduze, dans le Gard, en 1841. C'est une petite ville paisible et prospère, au bord d'une rivière, le Gardon, où, l'été, il pêchait et se baignait souvent. Il leur promet régulièrement de les y emmener un jour et de leur faire connaître leurs cousins Coulomb. Il raconte les foires, célèbres dans tout le département, les magnaneries, les filatures de soie. Il parle aussi volontiers des assemblées qui réunissaient dans le temple d'Anduze, le plus grand de France, des protestants venus de toute la région célébrer un culte pour lequel on les avait si longtemps persécutés. Mais les enfants le ramènent toujours à lui, à ses parents, à son enfance. Son père se prénommait Auguste. Il était venu s'établir mar- chand de vin, dans une rue étroite et sombre du vieil Anduze, en épousant, en 1815, à dix-huit ans, Louise Coulomb, une jeune fille « de la ville ». Pour cela il avait dû s'arracher du mas Barbusse, situé à quelques kilomètres de là, dans les collines, au-dessus d'un petit village du nom de Tornac. Des Barbusse y étaient installés depuis le xvie siècle, dans un enchevêtrement de maisons bâties les unes sur les autres, troué de porches et d'escaliers. Membres de la religion réformée, ils avaient traversé la période trouble des guerres de religion, la paix qui suivit l'édit de Nantes, puis les vexations, les brimades, les dragonnades qui s'abattirent sur les protestants et, pour certains d'entre eux, l'arrestation et les galères. C'est la partie de son récit qui passionne le plus Henri. Imaginez : un petit village porte encore son nom ! Il est issu d'une lignée dont l'origine se perd dans un passé très ancien et dont certains membres ont été mêlés à des chapitres de son livre d'histoire ! S'il avait vécu à cette époque-là, il aurait, lui aussi, combattu les troupes du tyran, il aurait prêché au Désert la religion réformée, il aurait donné sa vie pour la liberté et la vérité ! L'ascendance immédiate de l'enfant parle beaucoup moins à son imagination. Il n'a jamais connu ses grands-parents, pas plus que ses oncles et sa tante, mais aucun d'entre eux n'a mené, semble-t-il, une vie exaltante. Adrien a eu trois frères et une sœur, tous plus âgés que lui : Auguste, qu'il n'a jamais connu, Elisabeth, Félix, le coiffeur, et Paul, le plus proche de lui, bien que de dix ans son aîné. Adrien n'aime guère s'attarder sur les difficultés matérielles ou sur les deuils qui n'ont pas épargné les siens. A douze ans il perd son père, puis ses frères et sœurs. A vingt ans, lorsqu'il entreprend des études de lettres puis de théologie à l'université de Genève, sa mère est seule et sans revenus. Pourquoi dans ces conditions partir pour Genève? Par vocation? Cela paraît bien improbable. Certaine- ment pas poussé par son père, comme on l'a souvent écrit, celui-ci étant mort plusieurs années auparavant. La faculté de Genève, pour un garçon intelligent et ambitieux, désireux d'élargir ses horizons, est le seul moyen de faire des études, d'obtenir des diplômes et d'échapper à cette petite ville endormie où plus personne ne le retient, où il ne pense pas pouvoir faire sa vie. Il reste à Genève jusqu'en 1865. A vingt-quatre ans, sa licence de théologie sous le bras, il part s'installer en Angleterre. Quelles furent les raisons de ce choix ? Quelle fut sa vie là-bas ? Henri a cru comprendre qu'il s'est occupé d'un journal, qu'il a lui-même créé, L'International. Il y a même écrit un livre, un vrai, dont Henri connaît par cœur la page de titre. : Les Clubs de Londres, par Jean Harley, Londres, 1870. Le pseudonyme gâche un peu son plaisir ; il aurait préféré le nom de Barbusse sur la tranche du livre, mais qu'importe, son père est un écrivain, un vrai ! A Londres, Adrien a fait la connaissance d'une jeune Anglaise, Annie Benson, qu'il épouse en 1869. A leur retour en France les deux jeunes mariés s'installent au 44, avenue Péreire, à Asnières, où naissent Hélène en 1870 puis Henri, le 17 mai 1873, à 11 heures du soir. Adrien Barbusse est alors chroniqueur théâtral au Siècle. Trois ans plus tard, ils déménagent au 50, rue des Abbesses, à l'angle de la rue Burq, au pied de la butte Montmartre. C'est là, en mettant au monde une petite fille, qu'Annie Barbusse meurt le 22 mars 1876. On donne à l'enfant le prénom de sa mère puis on l'envoie en Angleterre, dans sa famille maternelle. Et de même que leur mère ne descendrait plus jamais du ciel, Hélène et Henri ont longtemps pensé que leur sœur ne quitterait jamais cette lointaine Angleterre et qu'ils continueraient à couler seuls des jours heureux. Telle est la version à laquelle Adrien se tient. Pour les enfants elle recèle plus d'ombre que de lumière mais ils demandent souvent à la réentendre, espérant y déceler, chaque fois, un élément nouveau. Pourquoi Genève et la théologie alors que leur père, s'il leur lit la Bible, ne va plus jamais au temple et ne leur a jamais enseigné la religion ? Pourquoi l'Angleterre ? D'où lui vient ce goût de la poésie et du théâtre ? Ce talent pour écrire ? Où a-t-il appris son métier de journaliste ? Ces questions les tourmentent encore alors qu'Adrien, pour effacer l'impression pénible qu'a produite en lui cette plongée dans le passé, s'est mis à lire à voix haute, comme il en a l'habitude, une tirade de Corneille ou de Racine, à moins que ce ne soit quelques vers de Hugo, le dieu d'Henri depuis qu'il l'a rencontré et même embrassé au mariage d'un ami de son père, un certain Casassus. Le cercle de famille se resserre autour de la lampe ; l'enfant sent une émotion très douce l'étreindre lentement quand s'élèvent dans le silence ces vers qui ne le quitteront jamais plus :

Donnez ! pour être aimés du Dieu qui se fit homme, Pour que le méchant même en s'inclinant vous nomme, Pour que votre foyer soit calme et fraternel ; Donnez ! afin qu'un jour, à votre heure dernière, Contre tous vos péchés vous ayez la prière D'un mendiant puissant au ciel ! En sortant de técole

On revenait juste de vacances à Granville — les premières vacances au bord de la mer! — quand Annie, la petite sœur, l'étrangère, fit irruption dans l'appartement familial, très blonde, les yeux bleus, « à la fois gauche et timide », et baragouinant avec la plus parfaite aisance du haut de ses trois ans quelques mots totalement incompréhensibles. M. Barbusse leur expliqua, avec son sérieux habituel, qu'elle avait été très malade et ne pouvait rester plus longtemps séparée de son frère et de sa sœur. Désormais ils vivront tous les cinq : Hélène, Henri, Annie, « Mama » Emilie et Adrien, le père aimé et respecté, homme d'ordre et de principe, qui s'efforcera avec succès d'inculquer à ses enfants le goût du travail, des vertus morales et des beaux vers. Ce sera une enfance sans histoire, immobile, comme un éternel présent, faite d'une immuable succession de rites et d'habitudes familiales, circonscrite dans un étroit périmètre : la rue des Martyrs, la rue des Abbesses, la rue Ravignan, la rue des Saules... Longtemps Henri ne connaîtra de Paris que Montmartre, pas celui des cabarets, du Moulin-Rouge ou du Lapin-Agile, mais le village où, à deux pas de la rue, on trait les vaches, où chaque automne on vendange, Montmartre, tel qu'il l'évoquera dans son premier roman, Les Suppliants :

« Ils habitèrent Montmartre, au bout de Paris. Le quartier n'était alors guère bâti. C'était un peu la campagne ; parfois un coq y chantait ; l'automne y trouvait bien des choses à dorer. On y voyait des bourgeois épris d'air libre, et des artistes bohèmes qui se ressemblaient comme des frères 3. »

Deux fois par jour, il rentre de l'école en compagnie de ses sœurs et de Mama. Ils fréquentent une petite école protestante, au bas de la rue Milton, et habitent un peu plus haut, vers la butte, à l'angle de la rue des Martyrs et de la rue des Abbesses, dans un vaste appartement au cinquième étage, très éclairé et dont l'immense balcon donne sur les deux rues. Henri et Hélène marchent en tête, main dans la main. Le garçon est aussi gracieux, aussi fin que sa sœur. Les passants se retournent sur ses beaux cheveux dorés encadrant son teint très blanc. Emilie les suit avec la petite Annie ; elle porte les sacoches et s'essouffle à suivre leur pas. Ils traversent le boulevard de Clichy et remontent la rue des Martyrs, jusqu'au numéro 89. Au-delà de ces rues paisibles, d'un calme tout provin- cial, la ville roule, le siècle gronde, c'est à peine si leurs rugisse- ments parviennent jusqu'à l'appartement dont les fenêtres sont largement ouvertes sur le ciel. Hélène et Henri, Lily et Boy, comme on les appelle dans la famille, sont très complices. La petite fille s'occupe très sérieuse- ment de l'éducation de son jeune frère qui l'admire et l'adore. Elle lui prépare des modèles de lettres ou des petites phrases qu'il recopie avec soin sur son cahier. Ils confectionnent ensemble des calendriers parfaitement calligraphiés, des menus de fête, com- mencent à composer de petits poèmes ou des pièces de théâtre. Henri dessine des intérieurs d'appartement, avec meubles et motifs de décoration. Il aime dresser les inventaires fabuleux de ses palais imaginaires :

« J'ai trois services de dîner à 6 couverts, le premier en argent, 10000 F..., le deuxième en porcelaine de Chine, 9000 F, le troisième en calebasse sculptée et cerclé d'argent, 9 000 F. J'ai domestiqué et acclimaté 2 vaches, 6 bœufs, 10 chèvres, 10 moutons, 10 porcs, 90 poules, 20 pintades... »

Châteaux de sable

Chaque année, au début du mois d'août, la famille au grand complet quitte Paris pour la campagne ou, le plus souvent, le bord de mer. On a pris cette habitude en 1879 sur les conseils du médecin qui pensait que l'air de la mer ferait du bien à Henri. Il faut croire que l'expérience a plu puisque désormais tous attendent avec impatience le moment de la délivrance estivale. Adrien et Emilie ont économisé toute l'année, sur un budget déjà très serré, pour trouver l'argent nécessaire à la location de la maison mais aussi à toutes les dépenses annexes qu'entraîne un mois de villégiature au bord de la mer. Mais qu'importe la dépense ! On part, pour Beuzeval, Saint-Valery-en-Caux ou Saint-Briac-sur-Mer. En août 1884, ils louent à Langrune, dans la région de Cher- bourg. Henri se relève à peine d'une typhoïde qui lui a fait manquer l'école tout le troisième trimestre. A onze ans, il est déjà d'une santé fragile ; c'est « un long garçon pâle, gauche et dégingandé ». Dès son arrivée à Langrune, pendant qu'Emilie et Hélène s'occupent de trouver la maison et d'organiser le quotidien, en attendant l'arrivée du père qui les rejoindra quelques jours plus tard, Henri court retrouver la mer. Depuis les dernières vacances, elle n'a pas changé. Elle est telle qu'il l'a imaginée tout au long de cette interminable année scolaire : immense et vide. Il s'agenouille sur la plage, plonge ses mains dans le sable et retrouve les gestes familiers. Peu à peu, des murailles s'édifient, un château prend forme ; mais quelques timides vaguelettes viennent lécher la fragile construction qui menace de s'écrouler. Vite, il doit agir, ou le château est perdu à jamais ; il lutte avec fièvre contre la lente dégradation, absorbé par cette terrible responsabilité... et, jour après jour, tout au long de ce mois de vacances, il vient bâtir en bordure de plage des forts de sable pour résister à la marée montante. C'est plus qu'un jeu, c'est une passion, une mission. Il s'y consacre des heures entières, tente d'améliorer ses réalisations, fait avec sérieux le point de ses réussites et de ses échecs. Ces constructions chimériques constituent le décor imaginaire des romans que, seul sur la plage, il s'invente. D'une de leurs excursions à Cherbourg Adrien et Emilie lui ramènent un superbe carnet de moleskine noir qui ne le quitte plus. Durant l'hiver, il a pris l'habitude de calligraphier des menus, imaginaires et pantagruéliques, à côté des habituels calendriers. A Langrune, il se met également à noter ses occupations, son emploi du temps ; on n'y trouve pas encore d'effusion personnelle (on n'en trouvera jamais beaucoup dans ses écrits), mais une précision minutieuse, voire tatillonne, plus proche de la fiche comptable que du journal intime. Paradoxalement, pour ce garçon de onze ans qui semble plutôt porté à la contemplation solitaire, tout est prétexte à une compétition, avec lui-même ou avec les autres. Il s'initie cet été-là à la natation avec la ténacité qu'on lui verra mettre en toute chose. Il veut à tout prix progresser et tient le compte exact du nombre de brasses réussies. Le 17 août, il en compte dix-sept, dix- neuf puis vingt-quatre à sa troisième tentative. Régulièrement, au prix d'efforts obstinés, il parvient à faire mieux. Il est fier de pouvoir, à la fin du mois, rivaliser avec son père. Châteaux de sable, natation, parties de pêche, tout est prétexte à se mesurer, à se dépasser. Le rêveur qu'il est la plupart du temps laisse alors la place à un garçon actif que submergent de surpre- nantes crises de violence. Un soir où ses parents sont partis en excursion à Cherbourg, il se dispute avec le fils de leurs voisins qui s'est moqué de lui. « Je me hasardai à lui dire qu'il était un grossier personnage, qu'il ne jouera (sic) plus jamais avec nous », écrit-il le lendemain dans son carnet. L'autre ne l'entend pas ainsi et lui jette un galet. Henri réplique avec la même arme et l'atteint dans le dos. Emoi de l'assistance, mais avant que quiconque ait pu intervenir, il se jette sur son adversaire et le « flanque par terre » en le prenant par l'oreille, en proie à une agressivité qu'il ne maîtrise plus. Les étés se suivront mais les jeux ne varieront pas. Les forts deviendront seulement de plus en plus résistants et les brasses de plus en plus nombreuses (il en comptabilise cinq cent vingt en un quart d'heure le 14 septembre 1886!). On ne trahira ce doux rite balnéaire qu'en 1889, pour assister à l'Exposition universelle en compagnie des cousins Coulomb, montés d'Anduze pour l'occa- sion. Chaque année, Adrien passe ainsi le mois d'août avec sa famille puis reprend son travail au Siècle. Emilie et les enfants ne reviennent qu'à la fin du mois de septembre lorsqu'on songe à la rentrée des classes. Henri gardera de ces longues journées au bord de la mer « le goût des espaces, des grandes choses nues ».

Le collège Rollin

Le 20 novembre 1883, Henri entre en sixième, sans avoir à franchir les frontières de son quartier, ni même les murs de son ancien établissement. Deux ans auparavant, en devenant élève de huitième, il a pénétré pour la première fois sous le porche du collège Rollin (aujourd'hui lycée Jacques-Decour) dont il ne connaissait jusque-là que l'immense façade de style néo-classique, avenue Trudaine. Edifié sur l'emplacement des anciens abattoirs de Montmartre, le collège, inauguré en 1876, est tout neuf. Henri retrouve la cour d'honneur, bordée d'arcades. Face à lui, au fond de la cour, la statue de Rollin, universitaire et pédagogue émérite du XVIIe siècle, et, juste derrière, un petit bâtiment à un étage : la salle d'escrime. De part et d'autre de cette cour, deux autres, tout aussi vastes, et de hauts bâtiments, avec des couloirs sans fin qu'il a tout juste commencé à explorer. L'élève Barbusse est pour ses maîtres un écolier rêveur, pas toujours constant dans l'effort mais d'une intelligence vive et dont le travail est dans l'ensemble apprécié. Son père n'a que trop mesuré l'importance des études pour celui qui est issu d'un milieu modeste. Henri, qui connaît sa tendresse mais aussi son intransi- geance, travaille avec une apparente docilité. Pourtant, en son for intérieur, c'est déjà un écorché vif, qui supporte mal le carcan disciplinaire qu'on lui impose, mais qui n'ose encore le manifester. En 1885, il est en cinquième. Il a un nouveau professeur d'anglais, un homme de taille moyenne, le visage bien plein sous une barbe fournie, un certain Stéphane Mallarmé qui vient d'être nommé au collège grâce à la protection de son vieil ami Catulle Mendès. M. Mallarmé préfère s'occuper des petites classes. Chaque enseignant a ses lubies ; la sienne consiste à faire traduire aux élèves des proverbes, souvent tirés de l'œuvre de Shakespeare. Mendès, Mallarmé, ces noms ne disent rien à Henri ; il ne connaît que le grand Victor Hugo, qui vient de disparaître, laissant un vide immense. Avec sa sœur Hélène, ils ont commencé à écrire de petites pièces de théâtre. Les enfants sont évidemment influencés par leur père dont deux pièces ont déjà été représen- tées : en 1875, L'Affaire Coverly au théâtre de l'Ambigu et en 1880, Le Siège de Paris au théâtre des Nations. Ces œuvres, dont nous n'avons pas conservé le texte, n'ont en rien marqué l'évolu- tion du théâtre français et se perdent dans l'énorme production théâtrale qui est celle de cette époque. Les pièces restant souvent peu de temps à l'affiche, le nombre de créations annuelles ne cesse de croître et l'œuvre d'Adrien Barbusse n'est qu'une goutte dans ce vaste océan. Mais pour Henri, qui suit avec beaucoup d'attention la carrière littéraire de son père, c'est énorme : la gloire de l'écrivain est déjà pour lui la gloire suprême. Ces modestes succès littéraires ont un retentissement d'autant plus fort que rien ne vient jamais troubler la ronde monotone des jours. Les Barbusse vivent repliés sur eux-mêmes, sans grands- parents, sans oncles, tantes, cousins, sans amis. Henri ne joue pas avec les enfants de son quartier. Il dessine, écrit, peint avec Hélène ou Annie. Quand on part, c'est pour des vacances d'été au rituel immuable ; quand on sort, c'est pour aller en famille au jardin des Plantes, exceptionnellement au théâtre. Adrien est l'unique lien avec la vie, avec Paris. Mais cet homme taciturne semble avoir dressé une barrière hermétique entre sa vie de famille, qu'il souhaite aussi paisible que possible, et le monde extérieur. Ses activités au Siècle, le monde du théâtre et du spectacle n'entrent pas dans le calme appartement de la rue des Martyrs. Quand le soir vient, on l'attend pour se mettre à table ; le repas terminé, on lit. Souvent Adrien, qui pour cela ne se fait pas prier, fait la lecture à haute voix, « sous la lampe ». Peut-être, un soir d'été, Henri a-t-il fait avec lui, comme le Maximilien des Suppliants, une promenade jusqu'au chantier du Sacré-Cœur, cette immense basilique qu'on est en train de construire, face à Paris étendu à ses pieds. « Un jour, dans une aube, ils montèrent jusqu'au sommet de la butte Montmartre. A peine au loin, le point du jour s'entrouvrait, blême, parfumant tout d'une odeur de ciel. Plus d'une fois, depuis, les gens du quartier, qui ouvraient en grelottant leurs boutiques, virent s'élever sur la colline un enfant et un homme, qui regardait l'enfant avec des yeux paternels et se laissait guider par lui. En haut, la terre de la Butte était nue comme aux premières époques du monde. La nouvelle église en construction y surgissait, blanche, pauvre robe essayée par les hommes et le monument avait déjà la forme de ses ruines. Au pied de l'église, Maximilien, penché près de son père, et comme en dehors de lui, regardait Paris4. » II

Un adolescent d'autrefois

Les désarrois de l'élève Barbusse

Cheveu^ en désordre, vêtements négligés, les joues couvertes d'un duvet irrégulier, lorsqu'il entre en seconde, en octobre 1888, Henri offre, selon ses propres souvenirs, un mélange assez bizarre « d'étranger et de séminariste ». Il a quinze ans ; lentement, le monde de l'enfance s'entrouvre, la silhouette se précise, le carac- tère s'affirme. De plus en plus, et sans perdre son goût pour l'étude, il manifeste son rejet de la discipline du collège : « Ce que j'y souffris, écrira-t-il, est inimaginable. » Son cursus scolaire avait été sinon brillant, du moins très honorable. On lui reprochait sa distraction, son peu d'attention mais on soulignait ses capacités intellectuelles et la facilité avec laquelle il apprenait. En classe de seconde, ses résultats marquent un net fléchissement. Crise de l'adolescence : il rejette le carcan scolaire, les cadres trop étroits de la discipline. Il rêve de grandes routes, d'espace, d'horizons lointains. Il méprise en bloc tous les adultes qui l'encadrent : pions, maîtres et préfet d'études, professeurs en barbiches taillées et redingotes grises qui l'accablent de commentaires humiliants ou sarcastiques. Il portera plus tard ce jugement catégorique : « Le collège est plus terrible que le régiment parce qu'au supplice matériel d'obéir s'ajoute celui de consacrer, sous la férule, ses pensées à une besogne qui aurait pour résultat idéal de vous abrutir, si elle portait tous ses fruits. » Volontaire, déterminé, il choisit de s'affirmer en disant « non » à tout ce que l'on veut lui imposer ; il multiplie les provocations, ce qu'il appellera ses « folies ». Un jour, il casse à l'aide d'un lance- pierres toutes les vitres d'une classe pendant un cours. Une autre fois, il verse une bouteille d'acide sulfurique sur la chaise d'un professeur surnommé « Le pou », détruisant irrémédiablement son pantalon à carreaux qu'il trouvait ridicule. Il se souviendra longtemps avec fierté de ce jour où la moitié du collège dut rester dans la cour parce qu'à la récréation il avait fait sauter à coups de pied tous les boutons de porte. Il évoquera même, quelques années plus tard, « la bombe déposée près du collège, un soir, et qui, par hasard, fit long feu ». Attentat projeté ou simplement rêvé? Ce n'était sûrement pas une machine infernale très meurtrière, mais l'expression d'une violence longtemps contenue et qui déborde l'adolescent. Péchés véniels? Mauvaises plaisanteries? Ou symp- tômes plus graves d'une crise qui aurait pu mal tourner? Ce vandalisme, ces provocations traduisent sa rébellion croissante, son refus d'un univers dont les valeurs et les règles lui pèsent ; ils sont l'expression de son désarroi : à la fois docile et impatient, soumis et totalement rétif, il ne sait quelle attitude adopter et assiste, impuissant, au spectacle de sa propre violence. Au cours de cette année 1888, en même temps qu'il se dissipe, l'élève de seconde Barbusse écrit ses premiers vers. Son père, qui lui a donné le goût de la poésie, l'encourage dans cette voie. De ses premiers poèmes ne nous sont parvenus que quelques titres, comme « A un chêne pétrifié », écrit à Langrune pendant les vacances. Ils n'étaient, écrira-t-il, « ni mieux ni moins bons que des vers de potaches et qui naissent à l'émotion de la vie ». A la source de l'acte d'écrire, il y a déjà, il y aura toujours chez lui, l'émotion, cette même émotion qu'il ressentait lorsque enfant il gravissait, le soir, la rue des Martyrs, ou pendant ses longs après-midi solitaires sur une plage de Normandie. Alors il s'arrêtait, frappé d'une révélation, foudroyé par la beauté de l'instant comme par une grâce, habité par le sentiment que quelque chose de grand était à venir, dont il devait hâter l'apparition.

« A certains moments de mon enfance, j'ai été, par périodes et dans certaines conditions, turbulent, domina- teur, d'un orgueil plus crieur mais cela n'était en somme qu'une façon plus véhémente d'exprimer le même enthousiasme intérieur vers quelque grand bien inconnu qui viendrait un jour. »

Ecrire est une façon de s'approprier un peu de ce « grand bien inconnu ». Ce n'est peut-être pas la seule mais pour l'instant il n'en voit pas d'autre. A travers ces premières et maladroites tentatives poétiques, il devine la possibilité d'approcher, d'apprivoiser cette impression de plénitude qu'il a, pour l'instant, seulement pressen- tie. Il met dans cette quête la même obstination qu'il mettait, enfant, à apprendre à nager. Il passe ses longues heures d'études à travailler des traductions de vers latins, récite à haute voix, son grand corps soulevé d'enthousiasme, ses poèmes préférés qu'il recopie ensuite sur des cahiers d'écolier. Et lui-même compose sans relâche.

Mon frère Jean

L'année scolaire 1888-1889 s'achèvera dans quelques mois. Le 13 avril, Monsieur ma femme, de Valabrègue et Adrien Barbusse est donné au théâtre du Palais-Royal. Désireux de courir sur les traces de son père, Henri, qui croit en son étoile, a décidé de refaire, en vers, L'Orfèvre du mikado, une pièce composée avec sa sœur Annie lorsqu'ils étaient enfants, et de l'envoyer à l'Odéon. Qui sait...? En juillet, il assiste, comme chaque année, à la solennelle distribution des prix du collège Rollin mais doit se contenter de deux modestes accessits (physique et dessin). Un de ses camarades, Jean Weber, prix d'excellence, est couvert de lauriers. Entre les deux adolescents, c'est alors le coup de foudre. L'année suivante, en classe de rhétorique, Henri, jusque-là soli- taire et renfermé, se lance avec fièvre et passion dans sa première — et peut-être dans sa seule — grande histoire d'amitié. Il est difficile d'imaginer deux êtres aussi dissemblables. Bar- busse est grand, maigre, pâle ; il porte les cheveux longs, un léger duvet couvre ses joues. Il semble embarrassé de ses longs bras qu'il agite avec véhémence en ses moments d'exaltation, de ses longues jambes dont il ne sait jamais si elles vont le porter aussi loin et aussi vite qu'il le voudrait, de ce corps déjà voûté, qui trop souvent s'essouffle et le trahit. Weber est plus petit, massif, « plein de force et de santé ». Son teint très rose s'empourpre à la moindre émotion. Ses yeux bleus, son regard doux, sa voix calme séduisent Barbusse. Leur timidité les rapproche, la passion de la littérature les unit plus étroitement. Au cours de cette année de rhétorique, ils apprennent à se connaître, discutent de tout, du quotidien et de l'absolu, du collège et de leur gloire future, de Dieu, de l'amour, de la mort et se confient leurs premiers essais littéraires. En littérature ils ont les mêmes goûts : ils placent au-dessus de tout Le Mariage de Loti et Zola, pas tant La Bête humaine, qui vient de sortir en librairie, que La Faute de l'abbé Mouret, pour eux le chef-d'œuvre absolu. Au mois d'août 1890, les deux amis rejoignent la famille d'Henri en vacances au Crotoy. Le train les dépose dans la nuit sur un quai de gare mal éclairé. Ils longent le port et aperçoivent, en approchant de la maison qu'on a louée, Lily et Annie, accoudées à la fenêtre, curieuses de voir de plus près ce Weber dont elles ont tellement entendu parler. A la remise des prix, il s'est encore vu attribuer le prix spécial destiné à l'élève de rhétorique ayant obtenu les meilleurs résultats dans toutes les compositions de l'année. Le bilan d'Henri a été beaucoup moins glorieux... Dès le premier soir on lit des vers de Baudelaire, et les autres jours passent ainsi, en lisant, en flânant et en dissertant au bord de la mer.

« Après le dîner, lui et moi nous nous enveloppions dans de grands pardessus et, sombres sur la dune sombre, lui panthéiste et moi matérialiste, nous causions de tout. Il aimait le bouddhisme, Edgar Poe, les contes allemands. »

Pendant ces quelques jours de vacances, Weber reçoit une lettre d'un camarade de lycée que Barbusse connaît encore mal :

« [...] une lettre d'une menue écriture douce presque féminine. Cette écriture appelait Weber " le bon gros ", disait qu'elle avait peur de la mer et disait des choses très étranges sur les vagues. »

Cette écriture est celle d'Edouard Julia, un condisciple de Rollin. Tous trois vont se retrouver, à la rentrée de novembre, en classe de philosophie ; ils seront les piliers du groupe des « poètes-cano- tiers ».

« Quand on se promène au bord de l'eau... »

La « belle équipe » qui se constitue en classe de philosophie au cours de l'année 1890-1891 se baptise, en toute simplicité, « Asso- ciation pour propager la culture physique et, dans les esprits, le culte de la littérature et de l'art ». On les appelle plus familière- ment les « Barbusse » car Henri en est l'âme. Il vient d'avoir dix-sept ans; il a beaucoup changé, au point d'étonner considérablement ses camarades et les professeurs qui le connaissaient déjà. Jusque-là dilettante et frondeur, il se met soudain à travailler avec acharnement. Il veut désormais réussir ; comme son ami Jean Weber, il veut être le premier en tout. Il saisit donc à bras-le-corps le cours de philosophie et met dans cette activité l'obstination qui est la sienne dès qu'il s'est fixé un objectif. Il remplit des cahiers de réflexions, de citations, accu- mule les plans, les tableaux, tente surtout de « systématiser » son esprit, d'acquérir la clarté de vue, la méthode de raisonnement qui jusque-là lui faisaient défaut. Ses résultats et sa conduite s'amé- liorent de façon spectaculaire, comme se plaît à le souligner dès le premier trimestre Pierre Janet, son jeune professeur de philoso- phie, nommé à la rentrée en remplacement d'Henri Bergson. Mais la réussite scolaire telle qu'elle peut se traduire en notes ou en appréciations n'est pas son seul objectif. Il prend la philosophie vraiment au sérieux. Il attend d'elle une clé pour comprendre le mystère du monde, pour atteindre cette vérité rapidement entre- vue, en de brusques illuminations, et qu'il tente de cerner, d'approcher, dans des vers qui s'éloignent peu à peu des gauche- ries de l'enfance. Dans cette quête, il s'appuie beaucoup sur ses camarades. Weber est un modèle de calme, de sérieux, d'efficacité; doux, timide, effacé, il excelle en tout. Les deux amis ne se quittent plus. En sortant du collège, ils flânent, avenue Trudaine, boulevard Roche- chouart, jusqu'au boulevard Barbès où loge Weber, en échangeant interminablement leurs réflexions sur la vie ou sur la littérature ; et le soir, rentrés chez eux, ils continuent à s'écrire, correspondant parfois en latin, ce qui semble pour Weber un jeu d'enfant mais demande à Henri beaucoup de travail. Edouard Julia devient, lui aussi, un intime, ainsi que d'autres camarades qui ont nom : Buffon, Weil, Richard de Chabretin. Ils vivent, travaillent, écrivent ensemble, reconstituent un cercle aussi protecteur, aussi rassurant que l'était jusque-là le cercle familial. Jamais plus, sauf peut-être dans les jours les plus sombres de la guerre, il ne sentira autour de lui la même solidarité, la même confiance, la même tendresse. Le monde est cohérent : amitié, scolarité, poésie sont alors une et même chose. Et Henri écrit sans relâche, en toutes circonstances, même pendant l'épreuve du concours général où il compose un long poème à l'attaque plutôt modeste : Ce lundi 8, avec Weber Et Buffon, j'allai voir la Seine. Nous la reconnûmes à peine Tant elle est changée en hiver.

Le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le Nord, la foule tire sur le défilé des ouvriers, faisant neuf morts, dont un enfant, et trente blessés. Le bruit de la fusillade ne parvient pas à percer les murs épais du collège Rollin. Les « Barbusse » ne se préoccupent pas davantage du baccalauréat qui ne devrait être pour eux qu'une formalité ; ils fêtent l'arrivée des beaux jours en canotant sur la Marne. Sport, bonne humeur et littérature sont les mots d'ordre qui président à ces joyeuses équipées dignes de Maupassant. Chacun apporte des provisions qu'on déballe sur l'herbe dans un coin tranquille, puis on lit les vers que l'on a composés dans la semaine et qui sont ensuite commentés, sans complaisance. Moment important car c'est uniquement pour amuser, émouvoir, impressionner ses camarades — qui seront ses seuls lecteurs — que chaque poète-canotier a travaillé. Barbusse s'essaie à la gouaille de Bruant, alors très célèbre à Montmartre :

M' v' là s' l' pavé. Y fait nocteurne, Où coucher c' t' nuit, où m' ram'ner? Euh ! j' suis désempli comme eune eurne, P'B'bi ! Minuit a vient d' sonner. Malheu, nom eud' Dieu, vit' ed teurne Pou' y coller mon raisiné.

On croirait entendre un de ces « Soliloques du pauvre » par lesquels Rictus se rendra célèbre quelques années plus tard. La voix de Barbusse se fait plus forte, ses bras battent l'air pour accompa- gner l'imprécation finale : J'en ai assez, j' la tête en feu. Pis l' populo pense dans sa chique... Viv' la sociale ! eh, nom eud' Dieu ! Quand on aura crevé la chique, Euj' poserai ma gueul' su' pieu Du président d' la République ! Enthousiasme général et applaudissements nourris. Buffon se lève à son tour et frappe fort dès le premier vers :

Messieurs, je suis une cocotte !

Le texte ne quittera plus ces sommets jusqu'à la strophe finale, inoubliable quatrain :

D'ailleurs recourons, équitables, Aux principes géométraux : La femme et l'homme sont égaux, Car tous deux sont superposables.

Il est bien difficile à Julia de se maintenir au même niveau de poésie et de délicatesse ; il y parvient tout de même grâce à ses « Dissections d'un ténia » :

Sois Homme ; Vois Comme On Pince Son Mince Fil Raide Il Cède !

Et le reste à l'avenant. A Weber revient le redoutable honneur de conclure. Il se met à lire d'une voix hésitante son grand poème philosophique « Les Mages ». Le texte était-il mal choisi pour un cadre aussi cham- pêtre? Ou les vers eux-mêmes assommants? Quoi qu'il en soit l'attention se relâche et Weber le sent. Le poème est long mais pas question de renoncer, il faut aller jusqu'au bout. Julia, désirant abréger le pensum, se permet une réflexion. Weber se vexe, le ciel se couvre, il est temps de rentrer. ) Les textes écrits par les membres de la Société sont consignés avec solennité dans des cahiers portant la signature du président, Henri Barbusse, et de l'archiviste, Jean Weber. Celui qui couvre la période allant d'avril à novembre 1891 contient vingt pièces de Barbusse (770 vers), dix-huit de Weber (539 vers), sept de Julia (139 vers) et cinq de Buffon (103 vers), précisions chiffrées fournies en annexe par les auteurs eux-mêmes. Au collège, la fin de l'année apporte aux « Barbusse » une brassée de succès. Weber est de nouveau prix d'excellence ; il obtient également le premier prix de dissertation française, le second étant décerné à Buffon et à Barbusse, celui-ci obtenant également le troisième accessit au concours général de physique (pendant l'épreuve il a même eu le temps de composer un poème, « Sonnet pointilliste »). Le 12 juillet, Henri est reçu au grade de bachelier ès lettres ; le 25, il est bachelier ès sciences malgré une piètre interrogation en physique. Julia, qui est venu assister à son oral, fait à cette occasion la connaissance de Mama, Hélène et Annie. Les deux amis repartent ensemble, parlant de la poésie d'Henri que Julia trouve « toute bleue ».

Les dernières grandes vacances

Samedi 1er août 1891, la famille Barbusse au complet s'embarque pour les traditionnelles vacances d'été. Hélène, Annie et Mama prennent, gare d'Orléans, le train de 9 heures pour Clermont où Adrien et Boy les rejoignent un peu plus tard. Tous les cinq déambulent dans la ville en attendant la correspondance pour Issoire qu'ils connaissent déjà pour s'y être arrêtés, quelques années auparavant, en se rendant à Sète. Une diligence les mène ensuite à Sauxillanges, petite station thermale d'Auvergne. Un ami d'Adrien lui a prêté une maison pour les mois d'août et de sep- tembre. Henri espère vivement que Weber pourra les rejoindre comme l'année précédente et que leurs longues conversations pourront reprendre. Weber présent, c'est le groupe de Rollin, dont il a tant besoin, qui, d'une certaine façon, continue à vivre. Il l'attendra jusqu'en septembre puis se rendra à l'évidence : Weber ne viendra pas. Ses parents s'y opposent « comme s'il n'était pas assez grand et assez raisonnable pour se conduire prudem- ment », note Henri avec amertume. Mais il se fait vite à cette idée, d'autant que les distractions ne lui manquent pas et qu'il se joint rapidement à une joyeuse compagnie. Le cadre est champêtre. Ils logent dans une maison spacieuse, agrémentée d'un jardin et d'une terrasse recouverte de vigne vierge. La petite ville est entourée d'une magnifique forêt où dès les premiers jours Henri disparaît. Le Parisien, familier du pavé, est pris par la profondeur des sous- bois, leur calme, leur solitude. Il s'étonne lorsqu'il surprend un écureuil, s'émerveille au bord des chutes d'eau et découvre avec enthousiasme la pêche aux écrevisses qu'il pratique avec son père. Son carnet est toujours le confident de ses exploits ; il y consigne, avec une grande précision, le nombre de prises quotidiennes, tentant chaque jour d'établir un nouveau record. Plaisir du jeu, bonheur des vacances, ils ne sont pas si loin les châteaux de sable de Normandie et les records de brasses. La petite table sur laquelle il avait pris la résolution de travailler tous les matins le retient de moins en moins. Il délaisse ses livres de philo et préfère, avec Lily, accompagner son père à la source de la Réveillé pour sa cure, ou se jeter à l'assaut des écrevisses. Il écrit aussi quelques vers, qui s'éloignent peu à peu de ses premiers essais fantaisistes, pour prendre un tour plus personnel, comme ce poème des « Saints », composé à Sauxillanges et qui figurera, sept ans plus tard, dans son premier livre, le recueil Les Pleureuses :

Les saints, derrière les barreaux, Pâles figures oubliées, Joignent leurs mains extasiées Dans l'aube égale des vitraux. Leurs espoirs vont, lentes épaves, A l'infini morne des mers, Et l'épouvante des enfers Vient expirer à leurs pieds graves.

Les Barbusse font la connaissance d'autres familles en villégia- ture, et ces vacances seront probablement les plus joyeuses, les plus animées qu'ils aient jamais passées, celles, en tout cas, qui leur laisseront le meilleur souvenir. Les jeunes gens louent des carrioles et se promènent dans les villages avoisinants, déjeunent dans de petites auberges, organisent des baignades ou des parties de pêche. Grand, mince, volubile, gai, Henri, qui s'est vite consolé de l'absence de Weber, joue les boute-en-train, amuse la compagnie en chantant, en vrai Montmartrois, des refrains de Bruant ou de Mac Nab, attendrit ces dames, notamment une certaine Léontine Noiray, jeune femme mariée venue passer seule ses vacances. Il est probable que l'idylle qui s'esquisse alors entre eux n'est pas allée bien loin mais elle est pour Barbusse un premier émoi, un souvenir qui lui restera cher. Au cours de ces jeux, pas tous innocents, de ces longues promenades, de ces moments de solitude et de rêverie, il prend, définitivement, congé de son enfance. A la rentrée l'atmosphère a changé. Les nouveaux bacheliers, Barbusse, Weber et Paul Landowski1 poursuivent leurs études à Rollin en rhétorique supérieure, classe préparatoire au concours d'entrée à l'Ecole normale supérieure, tout en s'inscrivant à la Sorbonne. Julia et Buffon font médecine : le groupe des poètes- canotiers se disperse peu à peu. Weber surtout n'est plus le même. Très touché par la mort de sa grand-mère, il entre dans une longue période de mélancolie et d'abattement. Il n'a plus goût à rien, reste enfermé chez lui où ses amis viennent souvent le voir. Julia s'inquiète pour son équilibre et tente de le conduire chez un spécialiste. Barbusse ne sait comment aider son ami, comment trouver les mots qui lui montreraient son affection. En janvier il compose un poème : « Elles sont mortes ses amies... » où l'on peut lire :

La très vieille dame était morte. Alors je suis venu vers toi, Un jour qu'il faisait triste et froid Et qu'il pleuvait devant ta porte.

En réalité, c'est Julia qui vient vers Weber et s'occupe de lui. Peut-être Henri est-il alors trop préoccupé de lui-même pour être aussi sensible qu'il le faudrait aux difficultés des autres, fussent-ils ses meilleurs amis. Il poursuit cette évolution qui depuis deux ans le transforme. Il est de plus en plus soucieux de son image, se soucie du regard qu'on porte sur lui et tente par tous les moyens d'acquérir une certaine respectabilité.

« Après la philosophie je me suis assagi. Le côté anglais et correct a regagné un peu en moi. Devenu moins rêveur et plus artiste, j'ai considéré un peu plus ma personne comme susceptible d'être mise en valeur. »

Ses cheveux sont toujours aussi longs mais soigneusement peignés, il est rasé de près, choisit avec plus de soin ses vêtements et se met à porter des cols. Au cours de l'hiver il rédige plusieurs textes qui seront repris dans Pleureuses : « Elle sont mortes ses amies », « Les Choses », « La Terre », « La Lampe ». Apparem- ment, rien n'a bougé : les cours du collège, les flâneries à la sortie, les parties de billard avec Buffon, et l'écriture de poèmes, le soir, à la maison. L'année scolaire 1892 s'achève ainsi, avec un premier accessit en dissertation française au concours général (deuxième accessit pour Weber) et les préparatifs des vacances. C'est à Fouras que cet été-là toute la famille va passer les mois d'août et de septembre. Weber et Julia les y rejoignent mais ce n'est pas pour Henri que les deux amis font le déplacement : pendant ces vacances, Weber se fiance avec Hélène, et Julia avec Annie. III

Le poète

Premiers lauriers

Le coup de pouce du destin intervient le 4 septembre 1892 sous forme d'une annonce en première page de L'Echo de Paris littéraire illustré, supplément littéraire du quotidien de même nom. On y annonce le lancement d'un concours mensuel pour les contes et les poèmes « en faveur de la jeunesse littéraire ». Les participants doivent envoyer à la rédaction du journal des manuscrits non signés, portant une devise, et accompagnés d'une enveloppe cachetée mentionnant leur nom et leur adresse. Le jury décernera un prix de poésie et trois prix pour les contes et les morceaux de prose. Chaque prix est doté de 100 francs ; il s'accompagnera de la publication du texte primé dans la revue. Qui de Weber, Julia ou Barbusse aperçoit le premier cette annonce et la porte à la connaissance des autres? Ils décident aussitôt d'envoyer leurs meilleures œuvres. La possibilité leur est enfin offerte de faire connaître leurs textes au-delà d'un petit cercle d'intimes. La scolarité a repris, pour la deuxième année, à la Sorbonne et dans les murs familiers du collège Rollin, lorsque paraissent les premiers résultats. C'est un succès inespéré ; le jury a décidé de décerner exceptionnellement deux prix de poésie. Le premier va à « Chemin du rêve » de Louis Sabarin ; le second est partagé entre « Laus veneris » de Robert Aymeric et « L'Adieu » d'Henri Barbusse ! Et parmi les vers réservés pour un autre prix figure un second texte de Barbusse : « Vers puvisdechavanesques ». Dans le numéro 42 du 13 novembre 1892, les lecteurs de la revue peuvent découvrir « L'Adieu », premier poème imprimé de ce jeune inconnu. D'autres vont suivre ; le 18 décembre, « Elles sont mortes ses amies » (1er prix de poésie) et le 1er janvier 1893, « Les Choses » (2e prix). Le 12 mars il reçoit un nouveau prix de poésie pour « La Lampe » et le 19 un prix de prose pour « L'Ami ». Le 15 janvier 1893, Weber et Julia sont primés à leur tour, ce dernier recevant un nouveau prix en avril. C'est donc une véritable moisson de trophées pour les apprentis poètes du collège Rollin. Barbusse seul aura le grand honneur de participer au numéro d'hommage à Maupassant que publie L'Echo de Paris, plus exactement son supplément littéraire, en mars 1893. On a demandé aux étoiles montantes de la littérature française, qui ont nom Besnus, Natanson, Jules Renard, dont Henri fait au même moment la connaissance, Léon Blum, Henri de Régnier et Bar- busse, de juger l'œuvre de Maupassant, qui s'éteindra quatre mois plus tard. La direction de la revue semble vraiment convaincue de son talent, comme le montre deux semaines plus tard cet entrefilet :

« On se souviendra que M. Barbusse, qui obtient aujourd'hui un prix de prose avec sa nouvelle " L'Ami ", a déjà été couronné quatre fois au concours de poésie : nous prions instamment M. Henri Barbusse de bien vouloir faire partie du jury pour la prose et du jury pour la poésie. »

Henri mesure tout de suite la chance extraordinaire qui vient de lui échoir. En quelques semaines, à la faveur de ce concours, il fait la connaissance des jeunes écrivains les plus actifs, les plus prometteurs du moment et se voit publié dans L'Echo de Paris, tremplin considérable. Lancée en avril 1891 par Catulle Mendès, personnalité incontournable du Paris littéraire, et , c'est une revue de grande tenue. On y retrouve les célébrités de la littérature contemporaine, Maupassant et Daudet ainsi que France, Banville, Lorrain, des traductions de Tourgueniev, des poèmes de Verlaine, le tout enrichi de nombreuses gravures, de Forain, de Gavarni, Daumier, Granville, etc. A partir de février 1892, L'Ecornifleur, de Jules Renard, y paraît en feuilleton. A travers ces pages, on peut raisonnablement espérer se faire un nom et rencontrer un public. Fernand Gregh est alors étudiant en lettres à la Sorbonne et lecteur de L'Echo. Il est ému par ces vers qui se démarquent du symbolisme dominant. Il prend contact avec Henri et lui propose de collaborer à la revue Le Banquet, qu'il a lancée un an auparavant, en janvier 1892, avec quelques amis du Quartier latin, pour la plupart anciens élèves du lycée Condorcet : Jacques Bizet, Daniel Halévy, Robert Dreyfus, Léon Blum, . Deux poèmes de Barbusse, « Retour » et « Tercets », y paraissent, dans le numéro 7 de février 1893, à côté d'un conte du jeune Marcel Proust, Violante ou la Mondanité, et d'un poème de Robert de Flers. Le numéro suivant sera malheureusement le dernier de la revue, la plupart des collaborateurs rejoignant alors la prestigieuse Revue blanche des frères Natanson. Il est probable que Barbusse est alors entré en relation plus étroite avec certains membres du Banquet puisqu'un poème de Louis de la Salle, lauréat lui aussi du concours de L'Echo de Paris, lui est dédié. En dehors de ces rares réactions de lecteur, ce sont les deux directeurs du supplément de L'Echo de Paris qui vont être ses véritables parrains dans le monde des lettres. Poète, dramaturge, librettiste, directeur de revue et critique redouté, Mendès est un polygraphe d'une immense culture, dont les frasques alimentent, depuis vingt ans, la chronique de la vie parisienne, et qui ne peut qu'intimider le jeune Barbusse. Grâce à Pierre Quillard, critique au Mercure de France et sincère admirateur de ses vers, Barbusse prend d'abord contact avec l'autre directeur, Marcel Schwob, plus jeune et, a priori, plus accessible.

La visite au maître

Barbusse et Julia sont très intimidés en pénétrant dans le petit appartement qu'occupe Schwob, au 2, rue de l'Université, « dans un entresol encombré de papiers et de livres, un vrai capharnaüm où l'on n'aurait su trouver une place pour s'asseoir, et qu'il remplit de la fumée de sa pipe en terre 1 ». L'homme qui les reçoit avec gentillesse et simplicité est « replet, presque bouffi, avec de grandes mous- taches à la chinoise. Il a laissé pousser ses cheveux qui tombent clairsemés sur son front en saule pleureur2 ». Guère plus âgé que ses deux jeunes hôtes, il fait néanmoins figure, à leurs yeux, d'un maître dont on a pu juger, quelques semaines auparavant, les qualités de prosateur à l'occasion de la publication d'un très beau recueil de contes, Le Roi au masque d'or. Dans son antre tapissé de livres, il arbore une magnifique robe de chambre écarlate, cite pêle-mêle Whitman — en anglais — les poètes du Moyen Age ou Villon dont il est un éminent spécialiste. Mais il parle surtout de son ami Paul Claudel, dont un superbe buste doré trône sur la cheminée. Eblouis, les deux amis l'écoutent parler, buvant ses paroles, et repartent grisés : un monde nouveau s'ouvre devant eux. En quittant Schwob, ils ont pu croiser Alfred Jarry, un autre lauréat de L'Echo de Paris, primé au mois d'avril pour un texte en prose intitulé « Guignol » 3. Il a leur âge, il est en rhétorique supérieure à Louis-le-Grand et monte régulièrement discuter avec Schwob auquel il dédiera, en 1896, Ubu roi. Par Schwob, Barbusse fait en quelques semaines la connaissance d'écrivains un peu plus âgés que lui et déjà reconnus comme Paul Claudel ou Jules Renard, dont Poil de carotte commence alors à paraître dans L'Echo. Il les retrouve régulièrement au célèbre café D'Harcourt, rendez-vous de l'avant-garde littéraire, tout près de la Sorbonne, où les rejoignent de temps en temps Léon Daudet, Maurice Pottecher, Jean de Tinan ou Wyzewa. Un soir du mois de mars 1893, Henri est convié à venir prendre le thé chez Jules Renard. Schwob est déjà là, en train d'évoquer le bref voyage que Renard et lui viennent d'effectuer en Italie. Les deux aînés félicitent leur jeune confrère pour son nouveau succès au concours de L'Echo. Barbusse à son tour remercie Renard pour l'envoi de Coquecigrues qui est sorti chez Ollendorf et pour la dédicace : « Au poète, à l'ami. » On bavarde, en attendant Pottecher et Claudel. Schwob, qui reste sous le coup de la découverte de Tête d'or, est persuadé du génie de son auteur. Sa dernière œuvre, La Ville, en a apporté l'éclatante confirmation. Renard est moins enthousiaste. Barbusse, intimidé, écoute sans trop oser se prononcer. Ses goûts le portent vers une littérature plus classique, plus académique. La personnalité même de Claudel, tout autant que son œuvre, a de quoi l'impressionner. On parle beaucoup de sa conversion au catholicisme, de son intransigeance morale. L'année précédente, il aurait déclaré à Maurice Pottecher, pourtant son ami très proche, qu'il ne le fréquenterait plus tant qu'il n'aurait pas épousé celle avec laquelle il vit ! Claudel leur fait ce soir-là ses adieux. Il vient d'être nommé vice- consul aux Etats-Unis et rejoindra son poste dans les jours qui viennent. Pendant qu'il parle, Renard l'observe, polissant la phrase qu'il notera le lendemain dans son journal : « Ses lèvres se soulèvent comme de lourdes tentures à de violents courants d'air. Il parle avec un système de palettes 4. » Henri, lui aussi, le dévore des yeux ; jamais plus il n'aura l'occasion de croiser sa route ; il gardera, par contre, durant quelques années encore, des relations très cordiales avec Renard, Schwob et Pottecher. Truculent Catulle

Il est plus difficile d'aborder Mendès qui est alors un véritable monument, une légende vivante. Les premières lettres que lui adresse Barbusse au début de 1893 sont maladroites par excès de respect :

« Cher maître, voulez-vous me permettre de vous remer- cier de votre beau livre si gracieusement offert et de vous dire le plaisir que j'ai eu à lire les contes que je ne connaissais pas et à relire ceux que je savais. »

Mais Mendès est un homme très simple, avec lequel on se sent vite à l'aise. Malgré leur différence d'âge, leurs relations sont tout de suite cordiales puis chaleureuses. En mai, Camille Mauclair et Louis de La Salle informent Barbusse que les lauréats du concours de L'Echo veulent organiser un banquet en l'honneur des deux directeurs, Schwob et Mendès. Ils le chargent de transmettre l'invitation à ce dernier. Pendant le banquet, Barbusse devra porter le toast. Il s'acquitte avec brio de sa mission et Mendès l'en remercie ; au cours de la conversation qui s'ensuit, il promet à Henri son appui pour la publication de ses vers en volume et lui laisse même entrevoir une collaboration régulière à L'Echo de Paris. Dès cet instant, la glace est rompue. Barbusse lui écrit régulière- ment, le voit souvent, n'hésite pas à lui demander conseil ou protection. Le maître a pris sous son aile ce jeune disciple et s'apprête à jouer un rôle déterminant dans le déroulement de sa carrière et de sa vie personnelle. Catulle Mendès a alors cinquante et un ans et jouit d'un prestige que nous avons aujourd'hui du mal à imaginer. Pour les jeunes lycéens du collège Rollin, il est une page vivante de la littérature contemporaine. A peine âgé de vingt ans, il a fondé La Revue fantaisiste, autour de laquelle se sont regroupés tous les poètes de la génération des années 1860 : Coppée, Verlaine, Dierx, Mallarmé. Il a été la cheville ouvrière des trois recueils du Parnasse contemporain (1866- 1871-1876) qui ont marqué l'histoire de la poésie du xixe siècle. Très éclectique, ouvert à de multiples influences, il a composé des poèmes, des pièces de théâtre, de nombreux recueils de contes. C'est aussi un critique dramatique et musical très écouté, qui collabore à de multiples revues, et qui fut, entre autres, un des premiers et des plus talentueux défenseurs de Wagner en France. Il est enfin l'auteur de plusieurs livrets d'opéra dont celui de Gwendoline, écrit par Emmanuel Chabrier, représenté pour la première fois à l'Opéra de Paris en cette même année 1893. Homme de plume et d'étude, c'est aussi un homme d'influence dont le pouvoir s'exerce dans le domaine de l'édition, de la presse et du théâtre, c'est-à-dire l'ensemble du monde intellectuel de l'époque ; en un mot, c'est le mentor idéal pour un auteur débutant. Comme l'écrit très justement un contemporain : « Il faisait mer- veilleusement bien les présentations. » Détail qui, aux yeux d'Henri, surpasse tous les titres de gloire : il fut un des rares élus qui eurent l'insigne honneur de tenir les cordons du poêle à l'enterrement de Victor Hugo. Le personnage est d'autant plus fascinant qu'il est complexe. Le Journal des Goncourt rapporte avec complaisance la face nocturne de Mendès, viveur, débauché, « chaud-de-la-couche ». Les nom- breuses anecdotes qui, dans leur Journal, le concernent se veulent goguenardes et condescendantes ; elles trahissent en réalité l'éton- nement, voire la jalousie des Goncourt face à une vitalité qui permettait à Mendès de mener de front « la vie noctambule, le coït et la copie ».

« On s'étonnait qu'après avoir tant vécu sur la femelle, il n'y eût pas chez lui une saturation 5. »

Ses liaisons sont connues du Tout-Paris littéraire, comme ses « coups de gueule » et ses nombreux duels qui alimentent les échos des journaux. Marié une première fois à Judith Gautier, la fille du poète, il partage ensuite la vie d'Augusta Holmès, compositeur d'origine anglaise mais, nous le savons aujourd'hui, fille naturelle d'Alfred de Vigny. Ils ont quatre enfants puis se séparent. Quand Barbusse fait sa connaissance, Mendès vit depuis peu avec Margue- rite Moreno, jeune pensionnaire de la Comédie-Française, de presque trente ans sa cadette. Dans les coulisses des théâtres, les salles de rédaction ou sur les Boulevards, sa silhouette massive, son abondante chevelure, sa belle barbe frisée, ses yeux d'un bleu très pâle ne passent pas inaperçus. Cocteau, qui le rencontrera quelques années plus tard, l'a magnifiquement croqué : « Catulle Mendès était gros et marchait légèrement. Il ondulait des hanches et des épaules. Une sorte de houle d'aérostat le poussait à l'aveuglette. La multitude, surprise, s'écartait sur son passage. Il tenait du lion et du turbot. [...] Tel, le claque à la renverse, l'œil des bustes de plâtre, les boucles sur les épaules étroites et hautes, les coudes au corps et les manchettes jaillissant des manches, tel, dis-je, Catulle Mendès, terrible dépositaire de ses oracles du lendemain, suivait son ventre, magnifique et légère figure de proue qui fendait la vague des spectateurs6. »

Parvenu au sommet de la gloire, Mendès met un point d'honneur à déceler et aider les jeunes auteurs. Dix ans plus tôt, il a ainsi décou- vert Courteline, l'a encouragé, réussissant même à faire travailler ce dilettante-né, ce qui constitua un véritable exploit. Depuis, malgré leur différence d'âge, les deux hommes sont restés des amis intimes. En ce mois d'avril 1893, on parle beaucoup de la nouvelle pièce de Courteline, Boubouroche, dont il aurait puisé le thème dans une des nombreuses aventures sentimentales de son aîné. Dans son sillage, Henri Barbusse, jeune sorbonnard de vingt ans qui jusque-là ne s'est pas souvent aventuré loin de la butte Montmartre, découvre, fasciné, « la civilisation du café7 », tous ces endroits où se réunissent journalistes, acteurs et écrivains de cette fin de siècle : le café Napolitain, boulevard des Capucines, où il retrouve Schwob avant de se rendre au Vaudeville, juste en face ; le célèbre Tortoni, où Mendès le présente à Aurélien Scholl, une des plumes les plus acérées de la place, dont les bons mots font en une soirée le tour de Paris ; le Café anglais ou, plus souvent, la taverne Pousset, à l'angle de la rue de Châteaudun et du faubourg Montmartre, où ils se joignent, après le théâtre ou au sortir de la rédaction de L'Echo de Paris, à quelques amis qui jouent aux cartes, notamment Courteline. Mendès y trône, « piaffant, péro- rant, déplaçant le plus d'air possible, entouré d'une cour de jolies filles de théâtre et de jeunes débutants de lettres8 ». Il raconte des anecdotes, rapporte les derniers potins, surtout s'ils sont graveleux, réclame le silence pour réciter un quatrain :

Sarcey, par sa bonne conduite Ayant conservé la santé, Tire encore deux coups de suite, L'un en hiver, l'autre en été.

Il affirme, au milieu des rires incrédules de l'assemblée, qu'il les tient de Coppée en personne. Rencontrant Barbusse deux jours plus tard, Coppée rira lui aussi mais niera en être l'auteur. « Je ne suis pas capable de faire quelque chose d'aussi parfait, pondéré et définitif », ajoutera-t-il en souriant. Très vite, Mendès intègre Henri au cercle plus fermé de ses intimes, ceux qui sont admis dans l'appartement qu'il partage avec Moreno, « Madame Marguerite », rue du Helder, près de l'Opéra, faisant de lui un des rares témoins de leur vie privée, un des rares à connaître l'existence de leur chérubin, « magnifique enfant blond » (dixit Colette, grande amie de Marguerite) qui, par sa naissance, faillit coûter la vie à sa mère.

A la croisée des chemins

Barbusse a vingt ans. Il a mené une existence simple et stable, faite de tendresse et d'affection mais totalement dénuée de fantaisie et d'excès. Comment ne pas être ébloui par la vitalité, le prestige, la carrure et la crinière du grand Catulle, par les bons mots de Scholl, par la virtuosité et la culture mais aussi le cynisme et l'ambition de ces hommes qui aujourd'hui lui donnent du « Cher ami » alors qu'hier encore ils n'étaient que des noms prestigieux sur une couverture ou au bas d'un article ? Au-delà des feux de cette chatoyante « vie parisienne », Barbusse, tel un nouveau Rubem- pré, est fasciné par le pouvoir qu'il sent ou suppose chez ces prestigieux aînés. Il veut être à son tour fêté et admiré. Mais il est aussi méfiant et, tout en les désirant, il sent les limites de ces succès qu'on peut juger faciles. Au plus profond de lui-même un projet plus ambitieux sommeille : par la seule force de l'écriture atteindre bien plus que la gloire — elle est tentante mais ne peut constituer à elle seule un but—, atteindre la vérité et, par elle, le salut. Telle est déjà sa conception de la littérature, dont pour l'instant il se garde de rien laisser paraître. Cette haute ambition, tout autant que son éducation ou son caractère, empreint d'une certaine raideur, hautain par excès de timidité, l'empêchent de s'épanouir totale- ment dans cette atmosphère de bohème littéraire, séduisante mais superficielle et éphémère. Conquis par le monde brillant qu'il découvre, il rêve d'y faire sa place, d'y être accepté et reconnu. Mais il rêve, au plus profond de son cœur, de la grandeur solitaire du prophète. En quelques mois sa vie a basculé. Le voilà sur le point » d'appartenir à ce monde qui, hier encore, lui semblait inaccessible. Julia et Weber sont près de lui ; ils restent les fidèles, les intimes, ceux qui conseillent et auxquels on se confie. Mais d'autres maintenant apparaissent, dont la fréquentation est exaltante parce qu'elle donne l'impression qu'on n'est plus le même, que le cercle dans lequel on vivait s'est brusquement élargi et qu'un pas décisif a été franchi. L'a-t-il été vraiment? On n'est pas écrivain parce qu'on fré- quente ceux qui écrivent. Il faut publier. D'autres vers de Barbusse paraissent en revues9. Mais ce n'est pas suffisant. Il rêve d'une parution en volume. Chaudement recommandé par Mendès, il envoie dès juillet le manuscrit de ses poèmes à Charpentier. En attendant la réponse, il se tourne vers le théâtre. En juillet 1893, il fait, grâce à son père, la connaissance d'une actrice dont nous savons peu de choses, Rhéa. Pour elle, Adrien Barbusse travaille sur un livret d'opéra (ou d'opérette), La Reine de Saba, en collaboration avec un de ses amis, un compositeur du nom de Commetant, chroniqueur musical au Siècle. Henri voudrait s'es- sayer à ce genre de composition et prépare, en lieu et place de ses examens à la Sorbonne, quelques textes pour les chœurs qu'il soumet à l'actrice et au compositeur. A plusieurs reprises, il rend visite à Rhéa, seul, ou en compagnie de Weber. Il est sous le charme, « car elle est très gracieuse et très charmante et puis parce qu'elle est bien femme ». Elle-même est sensible au charme d'Henri, à la distinction naturelle qu'elle sait percevoir derrière ses manières brusques et sa méconnaissance du monde ; elle le trouve beau, aussi beau que le grand pianiste polonais Paderewski, qui est alors la coqueluche du Tout-Paris. Tout en se moquant de ce grand jeune homme si séduisant, mais hélas si timide, elle lui donne des conseils pour qu'il se mette en valeur, pour qu'il prenne confiance en lui, pour qu'il fasse disparaître les dernières traces de l'adoles- cent gauche et sauvage. Elle semble y parvenir si l'on en croit les souvenirs d'un condisciple d'Henri à la Sorbonne :

« Une très haute et majestueuse dignité, un front incomparable, sous les beaux cheveux châtain doré, des yeux de rêve et je ne sais quel émouvant cérémonial dans tout ce qu'il dit, dans tout ce qu'il fait, je ne sais quelle grâce parfaite 10... »

L'aventure avec Rhéa tourne court. La belle actrice s'embarque pour les Etats-Unis, La Reine de Saba ne verra pas le jour. Henri échoue à sa licence qu'il n'a pas préparée sérieusement et qu'il passe avec désinvolture, rédigeant la dissertation latine d'une charmante voisine et composant en vers son devoir de français. En novembre 1893, son sursis étant terminé, il doit quitter Paris pour accomplir ses obligations militaires.

Le fumier de la cour des dragons

Sur le quai mal éclairé, les quatre silhouettes serrées ne forment plus qu'une masse confuse et sombre. Une main semble s'agiter, celle d'Adrien peut-être... Le compartiment est sinistre et froid en ce soir de novembre. Henri se tasse dans un coin et tente de scruter les ténèbres. Le train roule à faible allure vers Compiègne. Demain, les portes du 54e régiment d'infanterie se refermeront sur lui pour un an. Il revoit l'année qui vient de s'écouler, les rencontres, les louanges, le monde qui s'est enfin ouvert à lui. Mais aussi l'échec à sa licence. Certes, en quelques mois, il a parcouru du chemin, mais rien de bien déterminant. Il va lui falloir travailler pour repasser ses examens, écrire, rester en contact avec tous ceux qu'il a eu la chance de fréquenter. Mais qu'est-ce que connaître, rencontrer, fréquenter ? Il ne suffit pas de quelques textes en revue pour asseoir une réputation, et son recueil de poèmes dort chez Charpentier. Sortira-t-il un jour? Entre-temps d'autres viendront, qui auront, eux aussi, du talent, qui seront brillants et élégants, qui occuperont les salons et les journaux, et dans un an, qui se souviendra de lui? Pour l'instant, il n'a pour seule perspective que cette plongée dans l'anonymat et la vulgarité : « Je vais jeter misérablement mes longs cheveux bouclés sur le fumier de la cour des dragons », gémit-il dans son carnet. L'hiver 1893-1894 est très long; Henri se morfond dans cette sinistre caserne. Il scrute son mal de vivre, s'analyse, conjugue sur tous les modes sa nostalgie. Les bombes des anarchistes secouent Paris. Des intellectuels, accusés d'être complices des terroristes, sont arrêtés. Le 13 février, Emile Henry jette une bombe au café Terminus de la gare Saint-Lazare. Pendant ce temps, réfugié dans l'infirmerie, Henri, tel un René fin de siècle, philosophe et désespère :

« Je crois que je commence à comprendre : ce n'est pas cette vie qui me gêne et qui me pèse, c'est toute la vie. Le régiment n'est qu'une crise un peu plus tourmentée et plus longue de ma maladie d'angoisse. » Sa nostalgie se fixe sur sa famille, sur son père qu'il sent vieillir et qu'il craint de ne plus revoir, sur des souvenirs d'enfance, les vacances à Sauxillanges, l'appartement de la rue des Abbesses. La gorge serrée, il écrit :

« Ça commence à sentir le dîner, il va rentrer, la clé va jouer, on va l'entendre poser son parapluie dans le porte- parapluie, on va s'élancer vers lui. [...] En l'embrassant on sentira sa barbe encore humide de brouillard. Hélas ! Hélas ! tout ce temps est mort. Je suis seul comme un mendiant. »

Abandonné de tous ! Les jeunes soldats qui l'entourent n'existent pas à ses yeux. Il les observe comme des êtres curieux, si différents de tous ceux qu'il a connus jusque-là; il est amusé par leurs comportements, leur langage, mais se sent loin d'eux ! Son képi de fantaisie à 8 francs, sa barbe naissante qu'il peigne vingt fois par jour, sa cravate de toile bleue nouée à l'artiste sous un col rabattu les maintiennent à distance et leur font comprendre qu'il appartient à un autre monde. En attendant, il peint des fresques sur les murs du réfectoire et ronge son frein. En mai, une permission lui permet de respirer quelques jours l'air de Paris : il se fâche avec Weber et se promet de ne plus revoir Julia, promesse qu'il tiendra. Pourquoi cette brouille ? Ses relations avec ses « frères de jeunesse » s'étaient distendues depuis qu'il fréquen- tait d'autres cercles, et peut-être surtout depuis qu'eux-mêmes fréquentaient ses sœurs. Julia, pourtant, poursuivait la même voie que lui, voyait régulièrement Schwob, s'était lié à un jeune écrivain très brillant que Barbusse ne connaissait pas : Paul Valéry. C'est fini ; en rompant avec eux, il se détourne de son passé récent et se retrouve seul. Il écrit régulièrement aux rares personnes qui pensent encore à lui, Marcel Schwob, Marguerite Moreno, mais la rumeur parisienne est bien loin. Aussi se reprend-il à espérer lorsqu'un peu de la capitale vient jusqu'à lui, comme ce matin-là où il décachette, le cœur battant, une enveloppe portant l'en-tête de la fameuse taverne Pousset ; la lettre est signée Marguerite Moreno qui triomphe à la Comédie-Française dans le rôle de sœur Gudule, le personnage principal du Voile de Georges Rodenbach :

« Mon cher Barbusse [...] Je suis plus heureuse de vos éloges pour Le Voile que vous ne semblez le croire ; vous n'imaginez pas comme je suis fière d'être enfin le porte- poésie d'un qui commence à être écouté. Vous verrez quand ce sera votre tour de me faire un rôle, comme je serai la bonne servante du grand artiste que vous allez être — pardon, que vous êtes. Je viens de le jouer, ce " voile et je vous écris, à peine sortie de mon étui de nonne, je vous écris sans même savoir ce que je vous dis, avec les ailes de mon " oiseau de linge " qui battent encore autour de ma tête et m'empêchent de savoir ce qui se passe autour de moi. »

Il embrasserait cette lettre, ému par la tendre sollicitude qu'elle exprime. Il lui faut de tels témoignages d'affection, malheureu- sement assez rares, pour retrouver un peu de confiance et de courage. En septembre il quitte Compiègne et foule de nouveau le pavé parisien. « L'hiver, cet hiver tant désiré s'ouvre devant moi. Il faut que je vive. »

« Un inconnu demain célèbre »

Barbusse était trop préoccupé de ses seuls états d'âme pour avoir perçu le frémissement qui a parcouru cette année-là le monde des lettres parisiennes. En mars 1894, alors qu'il repeignait le réfectoire du régiment de dragons, cent vingt-quatre « intellectuels », dont Catulle Mendès, ont signé une protestation lancée par Mirbeau en faveur de Jean Grave. Auteur de La Société mourante et l'anar- chie, dont la réédition tombe en pleine recrudescence des atten- tats anarchistes, Jean Grave a été emprisonné puis jugé pour « appel à la violence et au terrorisme ». Ses premiers défenseurs, Elisée Reclus, Octave Mirbeau, Paul Adam et Bernard Lazare, font de cette affaire le « procès de la pensée humaine et de la liberté d'expression ». Ce n'est que le signe avant-coureur d'un mouvement de mobilisation beaucoup plus profond qui connaîtra son apogée quelques années plus tard au moment de l'affaire Dreyfus. Barbusse, enfin libéré de ses obligations militaires, est alors totalement accaparé par la parution de son premier ouvrage, le recueil de ses poèmes qu'il a intitulé Pleureuses. Il y a ras- semblé cinquante-trois poèmes dont les plus anciens remontent à l'époque des séances poétiques du collège Rollin ; y figurent aussi en bonne place ceux pour lesquels il avait été primé à L'Echo Philippe Baudorre

Agrégé de l'université, docteur ès lettres, Philippe Baudorre est maître de conférences à l'université de Bordeaux. Spécialiste de la littérature du xxe siècle et plus particulièrement de l'entre-deux-guerres, il signe ici son premier livre.

BARBUSSE Le pourfendeur de la Grande Guerre

Qu'évoque aujourd'hui le nom d'Henri Barbusse ? Pour certains, l'auteur du Feu, 1917, une des premières et des plus fortes dénonciations de la première guerre mondiale. Pour d'autres, le com- muniste fidèle, apologiste de Staline, mort à Moscou en 1935. Pour beau- coup simplement un nom, au coin d'une rue ou au fronton d'une école. Gendre de Catulle Mendès, ami de Marcel Schwob, Barbusse décou- vrit dans leur sillage les cafés et les salons du Paris littéraire « fin de siècle ». Poète, romancier reconnu grâce au succès de L'Enfer (1908), il fit une brillante carrière dans l'édition. En 1914, à quarante ans, il s'engagea pour « faire la guerre à la guerre ». Dans la boue des tran- chées, dans l'horreur et la peur, il signa son chef-d'œuvre et connut une gloire immense, qui bouleversa sa vie. Il devint alors un homme public, porte-parole de toute une génération. Ce livre montre la richesse et la complexité de cet homme au destin exceptionnel. Infatigable animateur de revues, congrès et comités, pas- sionné d'aviation, d'automobile et de cinéma, Barbusse fut en contact avec les plus grands intellectuels de son temps : Heinrich Mann, , André Gide, Sergueï Eisenstein, Maxime Gorki, . En s'appuyant sur de nombreux documents inédits, Philippe Baudorre nous fait découvrir un étonnant parcours qui s'inscrit au cœur des grandes questions de notre siècle.

Couverture : Photo : (Ç) David Seymour / Magnum.

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