Juin 2019 > n° 124 3€

Albanie La fièvre du lendemain

La jeunesse porte le flambeau du rêve européen. Mais les volontés de modernité se heurtent aux fantômes du passé.

Trimestriel - Centre universitaire d’enseignement du journalisme - N˚ ISSN 0996-9624 La banlieue de l’Europe

n n’arrivait pas là par hasard. En 1998, l’Alba- Aujourd’hui, le far-est albanais n’est plus. Depuis la Onie était un terminus, un débarcadère en mal place , un corridor commercial court d’Europe et de paix perdu aux marges de l’espace jusqu’au poumon portuaire de Durrës. s’élè- yougoslave qui n’en finissait plus de se désintégrer. ve, s’étend, se vend avec des moyens considérables Un an plus tôt, ce petit État, pour un petit État d’à peine pourtant sorti sans violence trois millions d’habitants. Les de masse de l’une des pires touristes s’y pressent autour de dictatures communistes, tables réputées, de musées-bu- avait implosé à la suite de nkers redécouvrant la tragédie l’écroulement des pyramides communiste et de quartiers financières. chics pour bobos et hipsters. Les traces du chaos étaient vi- L’horizon consumériste et hé- sibles dès la descente de l’avi- doniste comme feuille de rou-

on. La route donnait à voir / Cuej Guillaume Bardet te pour l’Union européenne ? un no man’s land rincé par les La belle affaire quand le salaire pluies du printemps. Avec ses moyen avoisine les 250 euros. coupures d’électricité, ses avenues délabrées, ses Ceux qui crient aux loups albanais pour mieux meutes de chiens galeux, ses trafics au vu et au su verrouiller la porte de l’UE ne savent rien d’un de tous, Tirana était alors le chef-lieu de l’illégalité pays si europhile, métamorphosé depuis vingt ans. et de la déglingue. Avec un zeste de pompe com- L’ancien no man’s land est devenu la banlieue de muniste qui n’avait pas encore été oblitérée. Pas- l’Europe. Cette évidence ne doit rien au hasard. sionnant terrain de reportage pour des étudiants Ernest Bunguri, Jean-Christophe Galen, en journalisme, en provenance de la vieille et sage Stéphanie Peurière, Aymeric Robert Europe communautaire. et Arnaud Vaulerin

Retour gagnant

epuis maintenant un quart de siècle, la fin de L’équipe, enfin. Toutes les délocalisations impli- Dla formation des étudiants en journalisme du quent, de la part des enseignants du CUEJ, profes- CUEJ est délocalisée à l’étranger. Année après an- sionnalisme, implication et dévouement. L’équipe née, les principes restent les mêmes : immersion qui a permis, accompagné, encadré celle de 2019 pendant un mois dans un territoire inconnu ; tra- témoigne aussi d’une histoire humaine singulière, vail en partenariat avec des étudiants du pays d’ac- celle de notre école. En 1998, au lendemain de la cueil ; productions écrites, radio et vidéo finalisées guerre civile, le CUEJ s’était déjà invité en Alba- sur place. À la veille de l’entrée de jeunes journa- nie. Vingt-et-un ans plus tard, cinq participants listes dans la vie professionnelle, cette ultime sé- de ce premier voyage se sont retrouvés à Tirana. quence pédagogique per- Jean-Christophe Galen et met de mettre à distance Stéphanie Peurière étaient le fil d’informations en Centre universitaire déjà membres de l’équipe continu et de s’ouvrir au d'enseignement du journalisme pédagogique ; Aymeric Ro- monde par des chemins Université de rasbourg bert et Arnaud Vaulerin, de traverse. alors étudiants, sont devenus Une délocalisation, c’est journalistes. Quant à Ernest un projet, une ambition et une équipe au service Bunguri, jeune Albanais engagé dans l’aventure de nos étudiants. En 2019, le CUEJ a installé sa en 1998, diplômé du CUEJ en 2003, journaliste salle de rédaction éphémère en Albanie. L’actua- en son pays aujourd’hui, il a su nous convaincre lité y est aussi généreuse que méconnue, au mo- de l’intérêt de revenir dans ses terres méconnues ment où, pourtant, se décide le destin européen et attachantes. Que tous soient remerciés de cette de ce petit pays des Balkans. Voilà pour le projet. fidélité. Elle contribue de manière précieuse à la L’ambition, c’est de raconter l’appétit d’Europe qualité des travaux réalisés par nos étudiants que dans ce pays si proche, à l’heure de l’euroscep- nous vous invitons à découvrir dans les pages qui ticisme et de la défiance généralisée à l’égard des suivent et sur le site cuej.info. étrangers en France et dans une grande partie de Nicole Gauthier l’Union européenne. Directrice du CUEJ - Université de Strasbourg

2 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 CROATIE MONTÉNÉGRO Valbona KOSOVO L’Albanie en chiffres Vrith Densité 104 habitants au km2 Koplik Berisha Population Shkodra 2,8 millions d’habitants

Taux de fécondité 1,48 enfant par femme en 2017

Espérance de vie MACÉDOINE 78 ans

DU Urbanisation Burrel NORD 54,5 % de la population vit en ville Bulqiza Debar Lek C’est la monnaie locale. Un euro équivaut environ à 123 leks Durrës TIRANA Produit intérieur brut Mer 4060 euros par habitant (34 000 en France) Adriatique Elbasan Salaire minimum Lushnje 210 euros

Revenu moyen Fier Moglice 335 euros par mois (2900 pour les Français)

Taux de chômage 12,3 % de la population est au Vlora Lubonja chômage Corruption 99e sur 180 au classement de Transparency International

Visa Schengen Gjirokaster Depuis 2010, les Albanais peuvent voyager librement dans les pays de GRÈCE l’espace Schengen durant 90 jours Saranda Sources : Instat, OMS, Banque mondiale, Unicef 50 km

Repères chronologiques

XVe - XXe siècle devenir président de la République 1944 - 1991 Membre de l’Empire ottoman puis roi sous le nom de Zog 1er. Régime communiste stalinien. Sous jusqu’à la proclamation de son la dictature d’Enver Hoxha (1908- indépendance le 28 novembre 1939 - 1943 1985), elle est coupée du monde. 1912, jour devenu celui de la fête Occupation italienne. Jusqu’à la nationale. chute de Mussolini, les autorités 1991 remodèlent le centre-ville de Tirana, Manifestations et affrontements 1912 - 1939 les principales infrastructures, conduisent aux premières élections Ahmet Zogu prend le pouvoir en et mettent en place la Banque libres et à la proclamation de la tant que Premier ministre, avant de d’Albanie. République.

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 3 L’Albanie tiraillée

ela fait cent ans que Ti- rana a été désignée com- me capitale de l’Albanie. Elle est à l’image du pays Cqu’elle représente, tiraillée entre mille contradictions. Ses grands boulevards rectilignes et ses bâti- ments anguleux hérités de la pé- riode communiste cachent d’in- nombrables ruelles aux trottoirs défoncés, qui prennent l’eau à chaque averse. Ses boîtes de nuit branchées, quartier général de la jeunesse dorée, tranchent avec le quotidien difficile des ven- deurs à la sauvette. Les images des stades de football européens flambant neufs, qui passent sur les télés des cafés chaque soir, font de l’ombre aux terrains de sport bosselés des clubs locaux. Mais la ferveur et le dynamisme des habitants font espérer un bel avenir pour eux.

Particulièrement pour la jeunes- HumbertjeanPhœbé / Cuej se. Celle qui rêve aujourd’hui de partir à l’étranger mais qui, pour probablement la corruption qui habitants des campagnes pour Un jeune graffeur une partie, reviendra demain en- les gangrène. Avec en ligne de qu’ils ne viennent plus s’entas- dans le centre- richir le pays. Celle qui travaille mire un rêve encore lointain : ser dans des faubourgs surpeu- ville de Tirana. dans des centres d’appels et qui l’adhésion à une Union euro- plés. Aider les paysans esseulés étudie pour s’offrir un meilleur péenne fantasmée. à moderniser leurs exploitations futur. Mais aussi celle qui mani- La soif de changements qui sans perdre les particularités qui feste dans les rues pour deman- imprègne l’Albanie se ressent les rendent uniques. Profiter des der un changement de politique aujourd’hui dans la volonté de bienfaits des investissements du pays. Les habitants veulent redessiner Tirana et de la mo- étrangers et d’un marché touris- réinventer leur État de droit, derniser pour faire d’elle une tique en essor sans altérer son trente ans après avoir été brus- capitale à la hauteur de ses voi- capital environnemental. quement plongés en démocratie. sines européennes. C’est l’un Des chantiers considérables, S’impliquer dans un monde po- des nombreux défis que le pays mais qui ne font pas peur à une litique malade de la violence de doit relever dans son incessante petite Albanie qui entend pren- ses débats. Dans les tribunaux, course au progrès. Inventer une dre en main son destin. Et pré- le souffle d’un nouvel espoir se nouvelle manière de se dépla- tendre un jour au statut de pays fait déjà sentir : une réforme ju- cer dans ce pays où la voiture de l’Union. diciaire sans précédent réduira est reine. Offrir un avenir aux Juliette Mariage

4 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 SOMMAIRE

EXIL, ESPOIR ET AMERTUME p.6

ZONE DE TURBULENCES La justice fait son procès p.12 Des cours perturbées p.13 « Les lois ne s’appliquent pas » p.14 Le virus de la corruption p.15 « Casse-toi Rama ! » p.16 Lancers d’œufs et noms d’oiseaux p.18 Les étudiants sèchent la politique p.19 Vlora, un boulevard pour le PS p.20 Shkodra, une occasion en Nord p.21

CAFÉS ET GESTES p.22

SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE Das Eldorado p.24 Des embauches à l’appel p.25 Chez soi comme un étranger p.26 Toujours des rôles de dames p.28 Le pays prend des rides p.29 L’islam à l’heure turque p.30

PLANS SUR L’AVENIR Tirana, le rêve d’une capitale majuscule p.32 Une modernisation à l’occidentale p.34 Métamorphoses imposées p.36 Du plomb dans l’air p.38 Fin de campagnes p.40 L’agriculture revoit ses plants p.42 Herbes médicinales, un brin d’espoir p.43 Le tourisme gagne la montagne p.44 Eaux de tension p.46 Un chrome presque parfait p.48 Le privé, virage dangereux p.50 Laborieuse mise en route p.51

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 5 EXIL, ESPOIR ET AMERTUME Exil, espoir et amertume

anjola rêve de l’étranger. De la Fran- Des privations ce, surtout, où elle voudrait vivre et travailler. Mais à 41 ans, avec deux sous la dictature enfants et un poste d’ingénieure chimiste chez , la plus Mgrande brasserie du pays, elle n’a « aucune bonne aux envies d’Europe raison » d’émigrer dans l’Hexagone. Alors Manjola rêve pour sa fille, Dea, de l’Allemagne. Elle projette d’une jeunesse de l’y envoyer dans cinq ans, lorsque l’adolescente sera en âge d’aller à l’université. Pour son fils de désabusée, l’histoire 6 ans, Glauk, elle a le temps de voir venir. Albana, la sœur aînée de Manjola, tient le même de la famille Purrizo discours. Sa fille Iris, partie en Israël à 16 ans après avoir obtenu une bourse pour y étudier les scien- raconte les souffrances ces, se prépare à poursuivre son cursus universi- taire aux États-Unis. Albana l’aimerait près d’elle, mais elle sait que le futur de sa fille est à l’Ouest. et les rêves du pays. « Elle pourra s’épanouir dans son travail et y gagnera bien sa vie », détaille fièrement la mère. Contraire-

6 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 EXIL, ESPOIR ET AMERTUME

ment à sa sœur, cette professeure de chimie dans Au gré des photos compétences en anglais. Sous les regards attendris un lycée de Tirana n’envisage pas de partir. Sauf immortalisées par et remplis d’orgueil du reste de la famille. peut-être pour finir ses vieux jours en Italie, en le petit appareil soviétique de la Enfance privilégiée et indigence communiste Toscane plus particulièrement, une région dont famille, Xhevahire elle est tombée amoureuse. revit son histoire. Le premier à être fier, c’est Rexhep, le patriarche Dans le salon moderne de l’appartement de leur de 83 ans, pour lequel la question éducative est frère, à Shkoza, dans la banlieue de Tirana, Albana centrale. Bien qu’issu d’un milieu modeste, il a eu et Manjola, nées respectivement en 1970 et 1978, la chance d’étudier. Ses parents sont morts alors racontent leur quotidien. Malgré leurs huit ans qu’il n’était qu’un bébé : sa mère, d’écart, les deux sœurs se ressemblent beaucoup. en couche, et son père, trois ans Elles ont les mêmes yeux malicieux quand elles Le fait plus tard. C’est son oncle, Jonuz, sourient, la même envie de partager leurs senti- qui le prend alors sous son aile. Ce ments. Occupé à ranger les courses et à trier des Depuis la chute du père adoptif était « un homme très documents, le cadet, Agron, 46 ans, ne s’attarde communisme en 1991, cultivé » qui lui a offert « une édu- pas sur le large canapé d’angle où ont pris place aucun procès n’a eu lieu cation modèle », reconnaît le vieil ses parents. En revanche, ses fils, Breno et Dario, homme, la main droite posée à la 10 et 7 ans, font régulièrement des apparitions pour juger les crimes place du cœur. « C’est lui qui m’a bruyantes pour exhiber des trophées de judo et commis. tout donné, tout appris. » Russo- profiter d’une présence étrangère pour étaler leurs phone et excellent élève, Rexhep

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 7 EXIL, ESPOIR ET AMERTUME saisit l’opportunité de partir à Moscou pour des En haut : Devenu objets faciles à transporter. L’appareil photo en études supérieures en diplomatie. Il y restera qua- grand-père, fait partie, évidemment. tre ans. Rexhep se Dans cet endroit, le couple vit avec une poignée remémore son « Tout allait bien pour lui, commente Manjola, qui passé à travers les d’autres exilés. Lubonja était comme le « désert ». connaît bien le passé de sa famille. Il était intelligent livres photo, avec Pas de conditions de vie décentes, pas de moyens, et avait la vie devant lui. » Mais en 1960, Jonuz, âgé sa fille Manjola. pas de perspectives. « Il n’y avait rien. Notre vie de 70 ans, se fait arrêter et condamner à vingt-cinq était misérable, lâche Rexhep, le visage crispé. Nous ans de prison pour « organisation et participation vivions dans une étable. J’étais obligé de travailler à un gang armé, agitation et propagande ». « Mon dans les champs, ou dans le bâtiment. » Les yeux du oncle, qui jusqu’alors n’avait pas été inquiété par le vieil homme s’arrêtent sur une femme accroupie au régime, s’est retrouvé dans le viseur du dictateur, se bord de l’eau. « Là, c’est Xhevahire en train de faire souvient Rexhep. La cause : des contacts avec le gé- la lessive à la main, directement dans la rivière, sans néral Teme Sejkos, exécuté en 1961 pour tentative savon. Vous voyez ce qu’elle a enduré ? » La femme de coup d’État contre Enver Hoxha. » Ce père de sur la photo, aujourd’hui assise à ses côtés dans cœur décède 16 ans plus tard, dans sa cellule, avec une pièce confortable, n’intervient pas. Elle laisse l’étiquette d’ennemi de l’État. parler son mari, comme toujours. En l’absence d’hygiène, de nourriture, de ressour- Des traces indélébiles ces, le bébé qui naîtra un mois après Après cette arrestation, Rexhep est rappelé en Al- « Avoir un membre de leur arrivée ne survivra pas. Quel- banie par les autorités. « À cette époque, avoir un sa famille en prison ques clichés de lui sont précieuse- membre de sa famille derrière les barreaux était suf- était suffisant pour ment conservés. Le vieux couple fisant pour être suspecté », explique-t-il. Le jeune être suspecté » n’en dira pas plus, encore affecté par homme quitte la Russie et s’installe à Tirana. Il cette épreuve. « Nous étions comme ramène dans ses valises un appareil photo qui ne des paysans mais avec moins de le quittera plus. Il s’inscrit à la faculté de droit à droits, moins de moyens, moins de reconnaissance. » temps partiel et décroche un petit travail dans une Ce déclassement subi vingt-trois années durant, de banque. « J’étais une petite main, je transférais de 1968 à 1991, a laissé des traces indélébiles. l’argent d’un service à un autre, mais cela me per- « Le problème, c’est que le Parti communiste a simple- mettait de gagner ma vie. » ment changé de nom : il est devenu le Parti socialiste. Plongées dans les deux épais albums photos de Et tout est fait pour étouffer cette période en Alba- famille, les filles présentent tous les clichés avec nie. » Depuis la fin du communisme, aucun pro- frénésie. « Là, c’est ma mère, Xhevahire, désigne cès n’a eu lieu pour juger les crimes commis à cette Albana. Mes parents venaient de se rencontrer. Elle époque. Aucun pardon n’a été demandé. Devant le était très jeune, elle devait avoir 19 ans. » « Magnifi- poste de télévision branché sur la chaîne News24, que, n’est-ce pas ? », s’émerveille Manjola devant les dans le salon d’Agron, les regards sont rivés sur Edi traits fins et gracieux d’un visage en noir et blanc Rama, le Premier ministre, qui intervient devant le venu d’une autre époque. Rexhep et Xhevahire se Parlement albanais. « Son oncle était un dirigeant marient en 1967 et emménagent ensemble dans communiste. Spiro Koleka. Comment voulez-vous la capitale. « Nous avions un réfrigérateur, une qu’on leur fasse confiance ? », interrogent les deux machine à laver, une grande bibliothèque, tout ce sœurs, irritées, sous l’approbation de leur père. qu’il faut pour bien vivre. Nous étions heureux », détaille le grand-père en baissant les yeux. À ses Épuisés par la politique côtés, sur le divan, son épouse a le Pour chacun des membres de la famille en âge de regard perdu dans la pile de pho- « Vivre là-bas a été voter, il est impensable de mettre un bulletin dans tographies. Elle acquiesce d’un une discrimination l’urne pour le parti actuellement au pouvoir. « De- hochement de tête aux paroles de sans nom pour nos puis la fin du communisme, je n’ai jamais manqué son mari. Albana, émue de tourner enfants » une élection et j’ai toujours voté en faveur du Parti les pages empreintes de souvenirs, démocratique », confie Rexhep. Pour lui, c’est un sort son smartphone pour capturer devoir d’aller voter. Mais personne ne se fait d’illu- ces images et les envoyer via WhatsApp à sa fille. sion. « Nous ne croyons pas en la politique, affirme « C’est incroyable, cela fait dix ou quinze ans que je son aînée. Les politiciens ne se préoccupent que de n’ai pas vu ces photos. Je les redécouvre. » leurs intérêts. Ils nous promettent une vie meilleure Page après page, les regards s’assombrissent. Man- mais ils mentent. Quand un part, un autre arrive. jola confirme : « On arrive aux années passées C’est toujours la même chanson. » dans le village. C’est la fin du bonheur. » En 1968, À Lubonja, le couple parvient à donner la vie à le gouvernement force Rexhep à quitter Tirana. Albana, Agron et Manjola. Mais la tristesse de « Il était intelligent et il avait trop de moyens, trop cette période persiste dans les mots. « Vivre là- de confort. Et son oncle était en prison. C’était suf- En bas : Rexhep bas a été une discrimination sans nom pour nos fisant pour le considérer comme dangereux, expli- (second rang, à enfants, accuse Rexhep, la mâchoire serrée, le re- que la benjamine. Ils ont voulu le neutraliser. » droite), travaille gard sombre. Albana était la meilleure de sa classe, dans le bâtiment Rexhep doit partir vivre à Lubonja, un village après son exil. elle était brillante et irréprochable. Mais jamais elle pauvre, sans infrastructures, à l’est du pays. Xhe- Bien loin de sa n’a été récompensée. Jamais elle n’a reçu un certifi- vahire, enceinte de huit mois, part avec lui. Ils formation en cat ou un diplôme. » La gorge serrée, il chuchote : abandonnent tout à Tirana, sauf quelques petits droit. « Encore aujourd’hui, mon cœur est blessé par la

8 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 EXIL, ESPOIR ET AMERTUME EXIL, ESPOIR ET AMERTUME vie déplorable qu’ils ont connue pendant toutes ces années. » Dans cette famille marquée par le passé, les études occupent une place centrale. Le traumatisme du père s’est transmis de génération en génération. La meilleure façon pour ses enfants de lui rendre hommage est de faire carrière et de permettre à leurs propres enfants de réussir. Dea et Breno sui- vent des cours particuliers pour apprendre l’anglais et l’allemand. Le but : s’exiler ailleurs en Europe. Déjà, en 1991, Agron ne se voyait pas rester en Albanie. Italophone grâce à son père, il file dans la Botte juste après le retour de la famille à Tirana pour y travailler et épargner. « Il nous envoyait ré- gulièrement de l’argent, explique sa petite sœur. Il était ouvrier dans le bâtiment et ça rapportait bien. Il nous a beaucoup aidés. » De l’autre côté de la mer Adriatique, le fils garde un œil attentif sur sa famille. Avec ses économies, il investit dans un ter- rain situé en banlieue de Tirana, là où ses oncles maternels sont eux-mêmes devenus propriétaires. Un toit et un travail à la fin du communisme Dix-sept ans plus tard, Agron est de retour. Il a 35 ans. Une belle opportunité économique se pré- sente pour lui dans son pays d’origine : pendant son absence, son terrain a été déclaré constructible. Un immeuble de sept étages et d’une quarantaine d’appartements voit le jour. En échange de sa par- celle, Agron négocie cinq logements : un pour lui, un pour ses parents, et trois qu’il met en location. La famille de gauche à droite : Xhevahire, Breno, Manjola, Dario, Rexhep et Albana, Aujourd’hui, avec son épouse, pharmacienne dans un local au pied de l’immeuble, ils s’en sortent bien. Mais Agron n’a qu’une envie : retourner en Italie. « Je ne vois pas de futur ici pour mes enfants », re- grette le peintre en bâtiment. Grâce à la bonne fortune de leur fils, Rexhep et Xhevahire ont quitté le logement offert par le Parti démocratique lors de la transition. Pour compen- ser les souffrances subies pendant le communisme, le président , élu en 1992 à l’issue des premières élections démocratiques du pays, avait octroyé à la famille un toit, un dédommagement financier et un travail dans le domaine du droit « Avoir deux enfants à Rexhep. Les grands-parents vi- en Albanie, c’est vent à présent sur le même palier difficile à gérer » que leur fils. Les filles habitent aux alentours de Don Busco, un quartier de Tirana. Elles visitent très régulièrement leurs parents et leur frère. La promesse de la démocratie n’a pas porté ses fruits. Manjola, remplie de rancœur et de désil- lusions, affirme que depuis la naissance de sa fille, en 2006, ses conditions de vie se sont détériorées. « Après mon mariage, j’ai eu Dea. Ici c’est presque toujours ainsi : les couples se marient et un an après, ils ont un enfant. L’entreprise fondée par Ari, mon époux, se portait bien. Il vendait ses machines dans le secteur textile, il exportait beaucoup, en Italie no- Rexhep et tamment. Je commençais ma carrière à Birra Tirana Xhevahire, et nous pouvions vivre sans restrictions. » quelques mois Au fil des années, la situation se dégrade. « Quand après leur mon fils est né, en 2013, ce n’était pas prévu,expli - mariage.

10 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 EXIL, ESPOIR ET AMERTUME

que Manjola. Avoir deux enfants en Albanie, c’est difficile à gérer. Notre appartement est devenu étroit. Ari se bat chaque jour pour son business. À l’heure actuelle, je suis vraiment inquiète. Rien ne fonction- ne dans nos institutions, rien n’est respecté. » Avec des prix qui augmentent mais des salaires qui restent les mêmes, la mère de famille s’interroge : « Comment peut- on vivre comme « Je veux le meilleur ça ? Je gagne bien pour mes enfants, ma vie, environ mais le meilleur 1000 euros par n’est pas ici » mois. Mais nous sommes mi-mai et je n’ai toujours pas reçu mon salaire de février. C’est comme ça depuis un an. Je ne peux rien dire, rien faire, sinon ma boîte risque de me virer et ce sera encore pire », se désole Manjola. Heureuse- ment, Ari est son propre patron et touche une paie régulière. Il arrive à gagner 1200 euros environ par mois. « Ça nous permet de nous organiser. » Birra Tirana promet chaque semaine à Manjola que la rémunération tombera bientôt. Mais au quotidien, la mère de famille s’épuise. Un pays sans méritocratie Si elle tient, c’est pour Dea et Glauk. « Je veux le meilleur pour mes enfants, déclare-t-elle, détermi- née. Et le meilleur n’est pas ici. » Le « sacrifice » des familles pour que les jeunes puissent partir et réus- réunis dans le salon d’Agron. sir dans d’autres contrées n’est pas rare en Albanie. « Le mérite n’existe pas ici. Tu peux étudier très dur En haut à gauche : Xhevahire pose mais ne pas trouver d’emploi dans ta branche, dé- devant sa maison, plore Manjola, résignée. Ce n’est pas une terre de dans le village de promesses. Ni une terre d’espoir. Pour avoir un tra- Lubonja, où elle a vail, pour gagner de l’argent, il faut avoir des liens été envoyée avec très proches avec le parti politique au pouvoir. » son mari en exil. Pour beaucoup d’Albanais, la perspective d’en- trer dans l’Union européenne est perçue com- me l’ultime moyen de sortir le pays de la crise. 93 % des Albanais veulent voir leur pays rejoindre le marché unique, affirme une étude menée par la Commission européenne début 2019. Manjola est dubitative. « Je n’y crois pas beaucoup. Nous devons faire toujours plus de compromis, montrer que nous sommes motivés. Mais l’UE ne semble pas beaucoup nous aimer », lâche-t-elle. À ses côtés, sa sœur re- bondit : « Peut-être que c’est parce qu’ici près de 60% des gens sont musulmans ? Ou alors est-ce à cause de la corruption qui ronge toutes les institutions ? » Les deux sœurs tombent d’accord : « Notre pays est si malade qu’il est impossible de le récupérer. » Si l’Albanie entre un jour dans l’UE, « ce ne sera pas avant vingt ou vingt-cinq ans et je ne serai plus là pour le voir », affirme Rexhep. Mais sa vie, qu’il partage depuis toutes ces années avec sa bien- aimée, est désormais apaisée. « Nous allons bien, Né un mois nous sommes bien dans notre appartement, à proxi- après l’arrivée mité des nôtres. Tout ce que nous voulons, c’est vivre à Lubonja, le aussi longtemps que possible pour voir nos enfants premier enfant du couple décèdera et nos petits-enfants s’épanouir. » S’épanouir, pour en raison cette famille, aussi soudée soit-elle, c’est en fait des mauvaises s’éparpiller aux quatre coins du monde. conditions de vie. Texte et photos : Sophie Wlodarczak

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 11 ZONE DE TURBULENCES Juliette Mariage / Cuej Juliette La justice fait son procès Depuis 2017, 134 juges et procureurs ont été auditionnés. Une épreuve redoutée par des magistrats souvent corrompus.

l est dix heures et demie La commission Pays-Bas par un homme, pour- par l’Union européenne. « La pile, lundi 13 mai, quand le passe au crible suivi trois fois au petit tribunal Commission vérifie trois choses : procureur en chef de la cour le patrimoine de Gjirokaster situé dans le sud la provenance des revenus des des juges. de Gjirokaster, Sotir Kllapi, de l’Albanie, sans qu’aucun pro- magistrats, le professionnalisme Iarrive au palais des congrès de cès n’ait lieu, suscite la suspicion dont ils font preuve et leurs liens Tirana pour son audience de ré- des juges. avec des organisations criminel- évaluation. Tendu, le magistrat Sotir Kllapi sort de la séance ner- les », énumère Engert Pëllumbi, au teint mat tripote frénétique- veux, avec l’impression « d’avoir conseiller à la Cour suprême. ment ses documents en écou- été regardé au microscope ». Trois Afin de renforcer la confiance tant les juges de la commission jours plus tard, il ne se présente des citoyens en la justice, le gou- spéciale dévoiler l’intégralité de pas à l’audience durant laquelle vernement albanais s’est attelé son patrimoine devant une salle est annoncée sa révocation de depuis 2016 à nettoyer de fond d’audience quasiment vide. l’institution judiciaire. en comble le système judiciaire. Ces derniers expriment leurs « Le vetting est la base de la lutte doutes quant à la source des re- Un processus sans précédent contre la corruption qui ronge venus lui ayant permis d’acquérir Comme lui, 134 juges et pro- l’Albanie, explique Tidita Fshazi, une BMW, une Mercedes-Benz cureurs ont déjà fait l’objet d’un chercheuse pour la délégation et un appartement à Tirana. Les vetting depuis 2017. Un proces- de l’Union européenne. Le pro- 14 000 euros versés pour finan- sus unique au monde, encadré cessus enclenché est indispensable cer les études de son fils aux par les États-Unis, mais surtout et désormais irréversible. » Au

12 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 ZONE DE TURBULENCES total, 98 millions euros, dont Principaux 35 % provenant d’acteurs in- points Chantiers en cours ternationaux, ont été injectés de la réforme dans cette réforme considérable Les acteurs judiciaires amorçent une longue et difficile du système judiciaire qui vise à • Vetting : transformation pour redorer leur profession. adopter les standards d’un État ré-évaluation de droit. Avec un objectif clair des 800 magistrats • La Cour au ralenti traités. « Nous sommes en train en fonction en ligne de mire : donner des en 2016. Des couloirs vides, des bureaux d’examiner ceux de 2014 », indi- gages à l’UE. fermés, une salle d’audience que le conseiller de 37 ans. Pour Le vetting est le point d’orgue de • Augmentation poussiéreuse. Depuis le début de lui, ce retard n’est pas une perte cette démarche sans précédent du salaire la réforme de la justice il y a trois de temps mais une « nécessité ayant nécessité la réécriture de des magistrats ans, la Cour suprême fonctionne pour lutter efficacement contre la sept articles de la Constitution de 550 au ralenti. Sur les 19 juges de la corruption ». albanaise. Augmentation pro- à 1500 euros. plus haute instance judiciaire gressive du nombre de magis- du pays, seuls trois sont encore • La frénésie au tribunal trats, création de deux conseils • Création du Haut en fonction. Impossible pour la L’agitation règne au tribunal de de surveillance du système, mise conseil judiciaire Cour dans ces conditions de ren- première instance de Tirana. Les et du Haut conseil en place d’une unité judiciaire des procureurs. dre des décisions, qui nécessi- 76 juges sont submergés par les dédiée aux affaires de corrup- tent la présence de cinq juges. Et 36 000 affaires qu’ils traitent cha- tion... Tant de bouleversements même l’examen des dossiers, qui que année. Ils travaillent tous les • Inscription que les Albanais finissent par s’y de l’école de la requiert trois juges, est menacé, jours, sacrifiant leur vie person- perdre. magistrature dans l’un d’entre eux étant toujours nelle, en attendant l’arrivée des la Constitution. en attente d’une audience à la nouvelles recrues promises par Indépendance controversée chambre d’appel la réforme. Alors que le processus devrait de la commission Le processus du s’étendre jusqu’en 2022, la lassi- du vetting. « Il nous faudra vetting n’a pas en- tude se fait déjà ressentir au sein Ex-juge de Fier, des années pour core commencé de la population. petite ville située former une nouvelle dans les rangs D’autant que des critiques s’élè- à 110 km au sud génération de juges » des magistrats de vent contre l’indépendance af- de Tirana, En- première instan- fichée de la commission du vet- gert Pëllumbi, ce. Difficile pour ting, composée de juges albanais Pour combler aujourd’hui conseiller, analyse eux de travailler à ce rythme et d’observateurs internationaux. le vide laissé 20 dossiers par mois, qu’il trans- avec cette épée de Damoclès au- « Par exemple, la direction du par le vetting, met aux juges de la Cour pour dessus de leurs têtes. 57 élèves DSIK, les services secrets évaluant rejoindront l’école guider leurs décisions. Dans son « Mes collègues me confient cha- les liens avec les organisations cri- de la magistrature minuscule bureau, les dossiers que jour leurs inquiétudes et leur minelles, est nommée par le Pre- à la rentrée. s’entassent en attendant d’être stress », constate Enkelejda Hajro. mier ministre, ce qui ne garantit pas le principe d’indépendance », regrette Engert Pëllumbi. De leur côté, plusieurs juges dé- mis de leurs fonctions ont saisi la Cour européenne des droits de l’Homme. Les premiers cas doivent être traités en novem- bre 2019. En attendant, l’hécatombe se poursuit dans les rangs des ma- gistrats albanais : 60 juges et procureurs ont déjà été démis de leur fonction. Louise Claereboudt et Juliette Mariage Le fait L’Albanie a engagé une réforme intégrale de son système judiciaire en 2016. Juliette Mariage / Cuej Juliette

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 13 ZONE DE TURBULENCES

En attente de sa date d’audience, la présidente du tribunal est la « Les lois ne sont pas appliquées » seule à avoir déjà dû envoyer à la commission en charge du vetting cuperont de traquer les biens is- les documents relatifs à ses reve- sus d’activités criminelles. Nous nus et son patrimoine. Elle est la formons 40 jeunes diplômés en première à voir sa vie étalée dans économie pour qu’ils intègrent les médias. « Je vois même passer nos équipes en septembre. Mais le nom de l’école de mon fils de ces efforts seraient vains sans la 11 ans sur les réseaux sociaux », réforme de la justice. déplore la magistrate qui aurait souhaité une transition plus En quoi la réforme douce. « Il nous faudra des an- de la justice peut-elle réduire nées pour former une nouvelle gé- la corruption ? nération de jeunes juges. Il aurait Le problème, c’est que nous fallu ré-évaluer et démettre seule- amenons des gens devant le ment les plus corrompus d’abord, juge, avec toutes les preuves ce qui aurait servi d’exemple aux qu’ils sont coupables, mais ils autres », estime Enkelejda Hajro. / Cuej Vergez Tom s’en sortent quand même. On a Sur son bureau trône un trophée l’impression de travailler pour récompensant la transparence de Lutfi Minxhozi utfi Minxhozi, chef de la rien. Nous espérons qu’après la son tribunal. travaille Ldirection des crimes écono- ré-évaluation des juges, la loi étroitement avec miques et financiers de la police pourra être mieux appliquée. La le bureau du • L'école de tous les espoirs Premier ministre nationale, estime que l’Albanie a réforme en cours prévoit aussi la Mercredi 15 mai. 10 heures. Sept et une task force déjà fait des efforts contre la cor- création du SPAK, un organisme des 25 étudiants de deuxième du ministère ruption. Mais il attend beaucoup indépendant spécialisé dans la année prennent place pour un de la Justice. de la réforme de la justice. lutte contre la corruption à haut cours de droit pénal. L’un des niveau et le crime organisé. derniers de l’année. Les poursuites pour En septembre 2019, 57 élèves re- corruption ont quadruplé en Comment se passe joindront les bancs de l’école de cinq ans. Quelles mesures ont la collaboration entre tous la magistrature. Un chiffre bien été prises pour en arriver là ? les acteurs de la lutte supérieur au quota des années Quand je suis arrivé il y a anti-corruption ? précédentes, afin de combler les vingt ans, 27 personnes s’occu- Il y a beaucoup d’acteurs, mais vides laissés par les juges recalés paient des crimes financiers. chacun connaît son rôle. C’est le au vetting. Ces nouvelles recrues, Aujourd’hui, nous sommes 116. ministère de la Justice qui coor- parmi les meilleurs étudiants Ces dernières années, l’Albanie donne la stratégie. Le bureau du d’Albanie, deviendront les nou- a mis en place plusieurs mesu- Premier ministre s’occupe plutôt veaux chefs de file du système res pour lutter contre l’économie de l’élaboration des textes de loi. judiciaire avec l’espoir qu’ils ne informelle. Par exemple, depuis On fait un point complet une fois reproduisent pas les erreurs de trois ans, les commerces doivent par semaine avec les services. Il leurs aînés. « J’ai voulu faire l’éco- fournir un ticket de caisse. La loi y a aussi un coordinateur dans le de la magistrature pour chan- s’est améliorée, elle permet d’en- chacune des instances, que l’on ger les choses », confie Mirjan, quêter sur les fonctionnaires et peut joindre à tout moment. 28 ans, en troisième année. de leur confisquer leurs ressour- L’école de la magistrature a ces non justifiées. La corruption Comment s’assurer que les d’ailleurs pris du galon après son reste un problème, mais nous services anti-corruption inscription dans la Constitution. avons beaucoup progressé. ne sont pas eux-mêmes Pour lutter contre la corruption, touchés ? les élèves passeront une sorte Qu’est-ce que l’Albanie peut Nous devons remplir un dossier de vetting à l’entrée de la forma- faire pour être plus efficace ? personnel sur notre travail, no- tion et à la sortie, trois ans plus Nous avons de bonnes lois, nous tre famille, nos revenus… Il est tard. Mais pour l’heure, le futur avons ratifié tous les accords validé par les services du rensei- des étudiants déjà diplômés est internationaux. Le problème, gnement et le ministère de l’In- en suspens car le Haut conseil c’est leur ap- térieur. Après six mois de vérifi- judiciaire et le Haut conseil des plication. Au cation, un certificat est attribué procureurs, créés par la réforme, Le fait niveau de la pour cinq ans. Il doit ensuite être doivent réorganiser leur procé- police, nous renouvelé tous les trois ans. Les dure de nomination. Au grand Selon Transparency allons mettre chefs de la police subissent des dam d’Ardit, 29 ans : « J’attends International, l’Albanie en place un vérifications plus poussées, les depuis dix mois une affectation est le troisième pays le nouveau ser- mêmes que pour les magistrats. dans un tribunal. D’ici là, je ne vice, composé Propos recueillis par suis pas autorisé à exercer. » plus corrompu d’Europe. de 21 person- Mathilde Obert, Erjana Sala L.C., J.M. et H.U. nes, qui s’oc- et Tom Vergez

14 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 ZONE DE TURBULENCES Le virus de la corruption Dans les hôpitaux, l’accès aux soins se négocie sous la blouse. Un détournement de la tradition, de plus en plus critiqué. et condamnés. « Changer la loi ne suffit pas, il faut changer les mentalités, souffle Ilir Beqaj. Le docteur, c’est un Dieu. Et on ne porte pas plainte contre Dieu. » Si ces dessous-de-table per- durent, c’est parce que la santé manque de moyens, avance Nard Ndoka, à la tête du parti démo- crate-chrétien et ministre de la Santé de 2007 à 2008. Les dépenses publiques dans le secteur représentent 5,9 % du PIB, contre 11,5 % en France selon l’Organisation mondiale de la santé. « Les docteurs à l’hôpital public gagnent entre 600 et 800 euros par mois. S’ils étaient mieux rémunérés, ils se-

Tom Vergez / Cuej Vergez Tom raient moins tentés par les pots- Les médecins risquent entre deux et huit ans de prison en cas de pot-de-vin. Par crainte des sanctions, de-vin », assure-t-il. peu acceptent d’en parler.

lus d’un Albanais sur taire pour être sûr que le ménage deux a payé un pot-de- sera bien fait dans sa chambre. vin à un employé du sec- Alors que les services fournis teur de la santé en 2017. dans les hôpitaux sont censés Senja Doda, 78 ans PCinq fois plus que dans n’im- être gratuits, la Banque mon- porte quel autre pays des Bal- diale estime que 57 % des frais kans (1). « Il y a trois ans, mon de santé des Albanais sortent de « La père s’est retrouvé dans le coma et leurs poches. a dû rester à l’hôpital pendant un démo- mois, raconte Blerina*. Quand Une tradition détournée cratie on voulait aller le voir, les infir- Beaucoup de patients ouvrent mières disaient que ce n’était pas leur portefeuille d’eux-mêmes. est un possible, jusqu’à ce qu’on propose « C’est un état d’esprit, considère de l’argent. C’était juste cinq euros, Nikoleta Dervishi, présidente système mais trois fois par jour. » de l’association de consomma- injuste » teurs Konsumatori në fokus. On

Payer aussi pour le ménage pense qu’on doit payer pour avoir Marie Dédéban / Cuej Son cas n’est pas isolé. Quand le un meilleur service. » Ilir Beqaj, père d’Anila a eu un accident de député (PS) et ministre de la « Je viens ici tous les jours quand il voiture, les chirurgiens de l’hô- Santé de 2013 à 2017, confirme : ne pleut pas. Je propose aux gens de pital de Laç n’ont « Quand un se peser, pour huit centimes d’euros. pas voulu l’opé- « Les gens commencent père voit naître Comme ça, je peux manger. rer tant que sa à se rendre compte son fils, il fait C’est le mois du ramadan, alors c’est plus famille ne payait qu’ils risquent un cadeau au facile, parce que les musulmans doivent pas. « On a refusé une sanction » médecin qui faire l’aumône. et il a fallu faire s’est occupé de Mon fils vit en Italie. Je vais le voir une 50 km pour l’amener à Tirana. La l’accouchement. C’est important fois par an, et là-bas aussi j’emporte ma situation est pire hors de la capi- pour nous. Mais beaucoup de balance. Sous le communisme, j’étais tale. » Dans les hôpitaux publics, docteurs abusent de cette tradi- professeure de russe à l’université. il faut souvent laisser une pièce à tion. » Cette culture du pourboi- J’avais un toit, de quoi manger. l’employé qui passe le balai dans re explique pourquoi les actes de La démocratie est un système injuste. le hall, ou un billet supplémen- corruption sont si peu dénoncés Tout le monde meurt de faim. »

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 15 ZONE DE TURBULENCES

Le gouvernement fait des efforts pour endiguer cette corruption du quotidien, comme la mise en place de l’envoi automatique de « Casse-toi questionnaires de satisfaction à chaque passage à l’hôpital. De- puis 2018, un système informa- Rama ! » tique permet au médecin géné- raliste de prendre rendez-vous chez le spécialiste à la place du Depuis février, l’opposition investit patient. En rendant publics les emplois du temps des spécialis- la rue pour demander la démission tes, la plateforme E-referime doit mettre fin à une pratique répan- du Premier ministre socialiste. due, payer pour obtenir un ren- dez-vous plus rapide. ama, ik! Rama, ik ! » Le d’armes a lieu entre Rama et slogan scandé en mani- Basha au Parlement. À l’appel La solution numérique festation est devenu le des conservateurs, plusieurs mil- Autre initiative gouvernemen- tube des opposants. Le liers de personnes investissent tale : le site Shqipëria që duam Rpremier à entonner « Rama, dé- les rues deux jours plus tard. Les (L’Albanie que nous voulons) gage ! », juché sur son podium et forces de l’ordre, dotées d’équi- créé en octobre 2017. Les Al- s’égosillant dans son micro, c’est pements anti-émeute et de mas- banais peuvent y dénoncer les Lulzim Basha, président du Parti ques à gaz, sont dépêchées sur dysfonctionnements des ser- démocratique et chef de l’oppo- le boulevard des Martyrs de la vices publics. Les plaintes sont sition conservatrice. Les basses Nation pour contenir la contes- transmises au ministère concer- grésillent. La tation grandissante. né, ainsi qu’à la task force anti- foule, électri- corruption du ministère de la Le fait sée, s’approprie Des élus démissionnent Justice si nécessaire. En dimi- cette exigence Le 21, une manifestation est me- nuant les contacts humains, le Le Parti démocratique de démission née par la soixantaine de députés numérique apparaît comme un réclame la démission du Premier du Parti démocratique. Globale- outil essentiel de lutte contre la du gouvernement ministre so- ment pacifique, elle culmine avec corruption. cialiste, Edi la démission inédite des élus, Plusieurs affaires médiatisées de et la tenue d’élections Rama. Des qui brûlent leurs mandats. Un médecins corrompus ont aussi anticipées. bras émergent nouveau cap est franchi quand éveillé les consciences. « Les gens pour jeter en- l’opposition annonce bouder les commencent à se rendre compte cre, cocktails- élections municipales de juin. qu’ils risquent une sanction », molotov et Une démarche soutenue par le décrit Eridana Çano, directrice autres projectiles contre la façade Parti socialiste pour l’intégration de la plateforme Shqipëria që des bureaux du chef du gouver- (LSI), qui a fait sécession du PS duam. Accusé de corruption nement. en 2005. passive, le médecin qui accepte Les hostilités ont repris en fé- Six autres formations plus confi- l’argent risque entre deux et huit vrier après la publication d’une dentielles s’y joignent et exigent ans de prison et une interdiction enquête menée par le média des législatives anticipées. Un de travailler dans la fonction américain Voice of America et nouveau bras de fer. Selon Edi publique. Auteur de corruption des journalistes originaires des Rama, un « suicide politique ». active, le patient qui propose l’ar- Balkans. Celle-ci accuse le Parti Mais une opposition tente de gent encourt de six mois à trois socialiste (PS) d’avoir eu recours s’opposer à l’opposition. Le Parti ans d’emprisonnement. à un intermédiaire criminel pour de la conviction démocratique, Encore faut-il que les poursui- acheter des voix lors des législa- mené par des frondeurs du Parti tes soient lancées et les sanc- tives de 2017. Dans son rapport démocratique au Parlement, re- tions appliquées. En moyenne, post-élections, l’Organisation fuse de suivre. Furieux, Lulzim cinq personnes seulement sont pour la sécurité et la coopéra- Basha parle d’une « opposition condamnées chaque année pour tion en Europe (OSCE) notait de pacotille ». Depuis avril, les des faits de corruption dans le simplement des irrégularités et États-Unis pressent l’opposition domaine de la santé. un manque de transparence. de retourner au Parlement. Et Enxhi Hoxha, Mathilde Obert Dès la proclamation des résul- l’Union européenne juge l’esca- et Tom Vergez tats, le Parti démocratique, en- lade « contre-productive ». Une nemi du PS depuis la chute du instabilité qui pourrait mena- (1) D’après le baromètre du Conseil communisme en 1991, décidait cer l’ouverture des négociations de coordination régionale des Balkans, Tirana lors de la manifestation de boycotter l’hémicycle. Ces d’entrée du pays dans une Union qui aide à l’intégration européenne nouvelles assertions remettent européenne déjà frileuse. des pays de la région. du 11 mai 2019. (Photo : Florian une pièce dans la machine. Le Vincent Ballester * Le prénom a été modifié. Bouhot / Cuej) 14 février dernier, une passe et Florian Bouhot

16 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 ZONE DE TURBULENCES ZONE DE TURBULENCES

Les insultes ad hominem, le fon- dateur du Parti démocratique et Lancers d’œufs premier président de l’Albanie post-communiste, Sali Berisha, et noms d’oiseaux en a fait sa spécialité. Cet apparat- chik, qui a commencé sa carrière sous l’ère communiste, a précédé Depuis la fin du communisme, insultes Edi Rama au poste de Premier ministre avant 2013. Le journa- et déstabilisations font partie intégrante liste Aleksandër Furxhi en dresse de la scène politique. un portrait détonnant : « Berisha a toujours été très agressif, violent. C’est quasi-normal d’entendre de sa our la Saint-Valentin 2019, pour chasser Edi Rama du pou- bouche des mots comme criminel, l’heure n’est pas à l’amour voir. Il a aussi brûlé avec ses collè- assassin, voleur, violeur. C’est com- Pau Parlement albanais, le gues démissionnaires son mandat me s’il disait bonjour ! Le pire élé- Kuvendi. Edi Paloka, député de député. Un « suicide politique » ment de son arsenal verbal, ce sont du Parti démocratique, asperge pour Aleksandër Furxhi : « Basha ses allégations portant sur la fidélité d’encre le Premier ministre so- n’est pas quelqu’un de des épouses. Il attaque ses ad- cialiste Edi Rama. Stoïque, le violent, mais il n’avait « Je ne vois plus aucune versaires en disant que leurs chef du gouvernement albanais pas le choix. Il ne perce raison de demeurer au enfants ne sont pas d’eux. Ici, reste à sa tâche pendant que son pas dans les sondages. Ce sein d’un Parlement élu c’est très grave. » assaillant est exfiltré manu mili- qu’il fait, c’est pour sauver avec les voix du crime tari : il sera privé de Parlement la face. » Ce stratagème et de la mafia. » La bataille des mots pendant dix jours. a un coût : « Les gens ne Lulzim Basha, février 2019 Afrim Krasniqi, directeur Edi Rama, 54 ans, est un habitué. croient plus en la politi- de l’Institut de sciences On lui a déjà écrasé un œuf sur que et pensent que leur politiques de Tirana, fait la tête et on ne compte plus les vote ne servira à rien », regrette remonter cette manie de sa- insultes et les accusations dont Lorina Halijaj, une étudiante en lir l’adversaire à la Révolution il a fait l’objet. Lui-même en est finances. culturelle de 1966 en Chine, friand quand il s’agit d’attaquer Les invectives fusent. Lufti Der- sur laquelle s’est alignée l’Al- ses adversaires, notamment le vishi, animateur de l’émission banie après sa rupture avec chef de l’opposition, Lulzim Përballë sur la chaîne RTSH1, l’URSS : « Rama dit de Berisha Basha. explique : « Les qu’il est vieux et corrompu, et Plus jeune que accusations et Berisha parle de Rama comme le Premier mi- « Durant leurs mois les injures, c’est proche des milieux de la drogue. nistre, celui-ci de boycott, les députés devenu une Avec ces attaques personnelles, ils incarne, à 44 d’opposition ont passé caractéristi- veulent détruire la crédibilité de ans, la nou- leur temps à violer que de la classe l’autre auprès des gens. » Quand velle garde du des poules pour voler politique alba- le poids des mots ne suffit plus, Parti démo- leurs œufs ! » naise. Cela a le choc des images prend le re- cratique qui Edi Rama, avril 2018 commencé dès lais. En 2007, l’opposition a fait a notamment l’élection du pre- circuler des photographies d’Edi éjecté Edi mier Parlement Rama bronzant sur une plage Rama du fauteuil de maire de démocratique en 1991. » nudiste. Tirana en 2011. Depuis, ils s’ac- Le droit d’injurier et d’accuser sans Ces « hommes forts » se veulent cusent mutuellement – parfois fondement – peu de ces invectives inamovibles, mais Afrim Kras- à raison – d’avoir truqué les mènent au tribunal – serait une niqi n’est pas de cet avis : « Je élections ou d’être proches des « mauvaise interpréta- les vois comme des milieux criminels. Un « sport tion de la liberté d’ex- dirigeants de transi- populaire » pour Aleksandër pression ». « Le peuple « On m’a accusé d’être tion. » Malgré ses ef- Furxhi, présentateur de l’émis- albanais, oppressé pen- homosexuel, d’être issu forts depuis la chute sion Kapital sur la chaîne Vizion dant cinq décennies par d’Al Qaïda, et de ne pas être du régime d’Enver Plus et ancien correspondant de le communisme, perçoit le père de mon fils. » Hoxha, la jeune dé- la BBC : « Chaque parti attaque cette liberté comme le Edi Rama, février 2016 mocratie albanaise l’autre sur ce qu’il a lui-même fait droit de dire ce qu’il a encore besoin de auparavant... » Une ambiance veut, où il veut, autant temps pour atteindre digne d’une cour d’école. qu’il le veut », poursuit Lutfi Der- la maturité. En 1997, un règle- vishi. Même le président de la Ré- ment de compte à l’arme à feu La grande récréation publique Ilir Meta – constitution- avait eu lieu en plein Parlement. Les accusations ont viré en crise nellement dépositaire de l’unité Rien d’aussi grave n’est arrivé de- politique. Lulzim Basha a appelé du pays et de la neutralité politi- puis au sein du Kuvendi. au boycott des élections munici- que – a accusé Edi Rama d’avoir Vincent Ballester pales de juin 2019 et à manifester truqué des marchés publics. et Senada Llukaj

18 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 ZONE DE TURBULENCES Juliette Vilrobe / Cuej Vilrobe Juliette Les étudiants sèchent la politique Depuis décembre, la rue est témoin des revendications pour de meilleures conditions d’enseignement.

e 4 décembre 2018, une cen- Une centaine de des résidences universitaires est gouvernement botte en touche. taine d’étudiants manifes- personnes devant unanimement jugé « déplora- Les manifestations s’arrêtent tent dans les rues de Tirana. le ministère ble ». En 2018, le gouvernement pourtant fin janvier. Pour Arja- L de l’Éducation Une semaine après, contre toute mercredi 22 mai. socialiste annonce la mise en na, 23 ans, étudiante en master attente, le mouvement en ras- place d’épreuves de rattrapages de sciences politiques, il s’agis- semble 15 000 dans tout le pays. payantes. La goutte d’eau. En dé- sait surtout d’éviter que le mou- Pendant plusieurs semaines, ils cembre, les étu- vement étudiant boycottent les cours pour pro- diants formu- « On ne voulait pas de ne soit instru- tester pendant des heures dans lent plusieurs politiciens, on ne leur mentalisé : « On le froid devant le ministère de revendications ne voulait pas l’Éducation. Une surprise pour « non négocia- fait pas confiance » de politiciens, on Organizata Politika, un groupe- bles » comme ne leur fait pas ment de jeunes intellectuels et l’annulation de la réforme néo- confiance. » Les premiers jours, d’ouvriers qui s’est opposé aux libérale dans l’éducation et le « le mouvement était assez pur, réformes néolibérales en organi- doublement du budget de l’en- il n’y avait que des étudiants, sant des manifestations dès 2015, seignement supérieur qui ne confirme Anxhela, étudiante de sans jamais rassembler autant de correspond qu’à 3 % du PIB. Le 21 ans en littérature albanaise. monde. « Les étudiants se sont ré- but : réduire les droits d’inscrip- Mais après, les partis politiques voltés spontanément », constate tion de moitié. Le ministère dit ont infiltré le mouvement ». Redi Muçi, activiste du groupe. oui à la réduction des frais, mais Le risque de devoir redoubler, ce seulement pour l’année 2019 et qui ferait perdre du temps et sur- Master toujours trop cher pour les études en licence, moins tout de l’argent, a aussi joué en Les conditions d’études empirent coûteuses que celles en master. faveur de la fin du mouvement. d’année en année : les frais d’ins- « On va continuer à manifester cription augmentent, la qualité Rester à l'écart de la politique jusqu’à ce que nos revendications de l’enseignement et l’équipe- Pour la présence des étudiants au soient acceptées », assure pour- ment des universités publiques sein des conseils d’administra- tant Arjana. demeurent insuffisants et l’état tion des universités publiques, le Melina Lang et Senada Llukaj

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 19 ZONE DE TURBULENCES Florian Bouhot / Cuej Florian Vlora, un boulevard pour le PS

Dans le fief du Premier ministre Edi Rama, moz Nazeraj, ancien président de l’antenne locale du Parti dé- l’opposition peine à se faire entendre malgré mocratique (PD), tacle : « Rama les problèmes économiques. prend la parole tout le temps. Ici, le maire n’a même pas besoin de es palmiers, une prome- législatifs. Une base socialiste Le boulevard faire campagne ! » nade baignée d’un doux héritée du communisme, conju- est Pour poursuivre le développe- soleil de mai et une ligne guée à une rancœur tenace en- en travaux depuis ment du tourisme dans « sa » vil- D février 2018. de montagnes à l’horizon. Un vers le Parti démocratique (PD) le, Rama a promis d’y construire front de mer dessiné, hérissé de remontant à 1997(1). le second aéroport du pays. « Le complexes hôteliers, colosses pouvoir central valide les projets aux pieds desquels cafés et bars « Le Vlora que je veux… » locaux. Vlora bénéficie de beau- répandent les tubes latinos dont Edi Rama s’offre des visites ré- coup plus de fonds qu’entre 2005 les Albanais sont si friands. En gulières dans son fief adoptif. et 2013, quand le Parti démocra- l’espace d’une vingtaine d’années, En février dernier, alors que l’op- tique était au gouvernement », se Vlora, bâtie sur les bords de position manifestait à Tirana, le félicite Jeton Puka, conseiller du l’Adriatique s’est transformée. La chef du gouvernement tenait à maire. En cours d’asphaltage, le ville est devenue Vlora un mee- nouveau boulevard Ismail Qe- un centre touris- ting devant près mali liera la côte au centre histo- tique important, « Ici, le maire n’a même de 5000 person- rique et « contribuera à la renais- prisé par les pas besoin de faire nes, massées sance de Vlora », selon Edi Rama. Américains et campagne ! » sur la place du Les travaux doivent arriver à leur les Norvégiens. Drapeau. L’occa- terme fin juin, juste avant les C’est dans cette sion pour lui de élections municipales. métropole située à 150 kilomè- glorifier Vlora, « lieu idéal pour En remontant ledit boulevard tres de la capitale que le Premier comprendre non seulement le pas- sur un kilomètre et demi, un ministre Edi Rama s’est installé sé et le présent, mais également le autre quartier apparaît. Plus en 2013. Il y a été élu député, présent et l’avenir ». Et le Premier anarchique et plus poussiéreux, après onze ans à la mairie de Ti- ministre d’enchaîner les promes- il tranche avec l’image colorée rana, sa ville d’origine. ses : « Le Vlora que je veux est du front de mer. « Il y a un dé- À Vlora plus qu’ailleurs dans le un endroit où l’activité touristique calage entre le luxe et le ghetto, sud de l’Albanie, où le rouge du est florissante et où le nombre de assène Gramoz Nazeraj. Les iné- socialisme recouvre les cartes visiteurs est supérieur à celui que galités grandissent. » En 2018, la électorales, le terreau est favora- nous avons aujourd’hui (…) Les Vlora préfecture de Vlora, équivalent ble à ses discours. Depuis vingt- quatre prochaines années, nous d’une région, accusait le taux deux ans, le parti de gauche rafle ferons plus pour Vlora que lors de chômage le plus important tous les scrutins, municipaux et des quatre précédentes. » Gra- du pays : 21,9 %, en augmenta-

20 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 ZONE DE TURBULENCES tion de dix points par rapport à 2008. Une tendance inverse aux 12,3 % de la moyenne nationale, Shkodra Shkodra, un chiffre en baisse constante ces dernières années. Dépendante une occasion en Nord du tourisme, la ville peine encore à offrir de l’emploi en dehors de la période estivale. La municipalité, aux mains de la droite Des élections sans suspens depuis 2000, pourrait passer à gauche. Yeux bleu électrique et regard dans le vide, Arjan Rexhepi se dit ’est l’heure de la conquê- le scrutin pour contester la ges- désabusé. Ce gardien d’un hô- te : jeudi 17 mai, au siège tion du Premier ministre PS, Edi tel quatre étoiles doit faire avec Cdu Parti socialiste (PS) Rama. 250 euros par mois. Il mitraille : à Shkodra, quelques dizaines « Je ne vote pas ! Ça ne m’inté- d’adhérents se sont réunis pour Délaissée par l'État resse pas qui est à la mairie ! Je choisir leur candidat. Valdrin Le climat de règlement de veux juste des solutions concrè- Pjetri portera les couleurs de la comptes a gagné Shkodra. Élue tes ! J’ai dû emprunter du lait à la formation d’opposition lors des en 2015, la maire PD Voltana pharmacie pour nourrir ma fille, élections municipales du 30 juin. Ademi accuse le pouvoir central j’ai du mal à payer l’électricité… « Gagner à Shkodra est un objectif de se venger de la ville, notam- Même le prix des légumes a aug- majeur, et si on y parvient, on ne ment en déménageant plusieurs menté... » lâchera plus les comman- institutions régionales, comme Pourtant, le Parti dé- Le fait des. Nous avons préparé les directions de l’éducation et mocratique ne capi- un programme spécifique des eaux, dans d’autres villes. talise pas sur le mé- Le Parti démocratique pour la ville. Les ren- « Depuis quatre ans, le gouver- contentement d’une a décidé de boycotter contres avec la popula- nement n’investit plus dans les partie de la popula- les élections municipales tion commenceront dans routes nationales et les ponts ici », tion et les socialistes quelques jours », affirme renchérit-elle. sont « presque intou- du 30 juin 2019. Edmond Emini, chef de « Il est peut-être temps d’essayer chables » à Vlora, de la section du PS. Malgré les Socialistes dans la ville pour l’avis du conseiller du sa défaite aux dernières voir ce que cela donnerait », com- maire. « C’est uniquement parce législatives de 2013 et 2017, la mente Vehbi, 65 ans. Ancien mi- qu’ils achètent des votes, dénonce droite tient la municipalité de litaire, l’émigré en Italie revient le représentant du PD. Dans les Shkodra depuis 2000. régulièrement à Shkodra où il est villages autour de Vlora, inclus Car ici, l’histoire pèse lourd les propriétaire d’une maison depuis dans la municipalité depuis la jours de vote. Particulièrement six ans. « On paie des taxes mais réforme territoriale de 2014, cer- touchée par la persécution du on ne ressent pas de changement tains sont si pauvres qu’ils sont régime communiste, la ville pré- significatif. Les partis doivent prêts à vendre leur voix. » Dans fère le Parti démocratique (PD) apprendre à coopérer au lieu de les rues de Vlora, les plus pré- aux socialistes, perçus comme les penser à leurs propres intérêts », caires refusent parfois de parler Voltana Ademi, héritiers des apparatchiks de la regrette Vehbi. des socialistes de peur de perdre maire de la ville, dictature. Une donne qui devrait Loin de cette exhortation, le leur emploi. D’autres s’exclament ne briguera pas changer le 30 juin, en l’absence Mouvement socialiste pour « Vive le PS ! », comme cette ven- un autre mandat. du PD, qui a choisi de boycotter l’intégration (LSI) entend bien deuse de bananes rencontrée au endosser le rôle d’outsider. La marché : « Il a donné du travail troisième force politique du à ma fille ! » pays qui a remporté 17,5 % des Dans les urnes, Dritan Leli, mai- voix aux municipales de 2015 à re de Vlora, fera face à Valbona Shkodra, contre 7,8 % en 2011, Mezini. La candidate du jeune devra faire face au PS qui, lui, re- Parti de la conviction démocra- culait légèrement dans la même tique, composé de dissidents du période. L’ancien allié des socia- PD, s’accroche à un mince es- listes, reconverti en adversaire poir : mettre fin à l’hégémonie de après 2017, fait des hommes Rama et du PS, « qui perçoivent d’affaires sa force de frappe. À Vlora comme leur propriété ». l’image d’Agron Çela, député de Pour les socialistes, la route vers Shkodra et propriétaire de l’hô- la victoire semble toute tracée. tel Grand Europa ainsi que de la Florian Bouhot chaîne TV1, tous deux situés à et Senada Llukaj quelques encablures du siège de (1) Après la chute du système économique la mairie. pyramidal, le pays est ruiné. S’en suivent Ada Gjeçaj, Louay Kerdouss guerre civile et démission du chef d’État. Louay Kerdouss / Cuej Kerdouss Louay et Enia Matishi

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 21 1 2

Camille Wong / Cuej 3 4 Cafés et gestes Rire, débattre ou souffler, 5 tout se passe ici. / Cuej Claereboudt Louise

1. Telekom Lounge, Tirana - 23h Le samedi soir, les Tiranais investissent en nombre Blloku. L’ancien quartier de la nomenklatura est devenu le plus branché de la capitale.

2. Café Sfinksi, Durrës - 13h30 Tous les jours à la même heure, Perie, 81 ans, prend l’air dans ce café. L’occasion pour cette ancienne professeure d’histoire de « moins regarder la TV ».

3. Voodoo café, Tirana - 21h Elton, 25 ans et son cousin Lijton, 21 ans, se retrouvent souvent ici pour jouer, au backgammon. « C’est un jeu chinois, mais ici en Albanie, il est très populaire », assurent-ils. Louise Claereboudt / Cuej Claereboudt Louise 4. Café Kaon, Tirana - 11h Tous les matins, Gezim et Halip, quinquagénaires au chômage, viennent passer le temps sur la terrasse pour lire les petites annonces.

5. Telekom Lounge, Tirana - 22h Elisa et ses copines discutent sur fond de musique électro. Principaux sujets de conversation pour ces étudiantes en 6 droit de 19 ans : les cours et les garçons. / Cuej Claereboudt Louise

6. Kafe bar, Lushnje - 16h À Lushnje, les paysans aiment décompresser au café après une journée de labeur. Et les femmes ? « Elles restent à la ferme pour travailler. » Camille Battinger / Cuej Battinger Camille 7. Dada, Tirana - 19h30 Teuta, la trentaine, aime siroter un spritz au Dada. Dès qu’elle est dans la capitale, cette hôtesse de l’air y retrouve Erisa, son

Louise Claereboudt / Cuej Claereboudt Louise amie de longue date.

7 Thibaut Chéreau / Cuej Chéreau Thibaut SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE Das Eldorado Travailler, étudier ou retrouver sa famille : l’Allemagne incarne la promesse d’une vie meilleure.

iscipline, travail, bière, saucisses… les sal- de 400 euros lui permettrait d’acheter son billet. les de classe du centre Goethe, à Tirana, Confrontée à la corruption à plusieurs reprises, elle bruissent de clichés sur l’Allemagne. Les soupire : « Je n’en peux plus ici ». Elle envisage de 800 élèves qui les fréquentent n’appren- 32% rejoindre son frère et sa meilleure amie. Même si Dnent pas seulement la langue, ils essayent de voir rien n’est encore fait, Jola est déterminée : « Tu ne c’est la hausse plus loin que ces images d’Épinal, avec l’aide de du nombre de vis pas ici, tu survis seulement. » leurs professeurs. « Le but est d’établir une image visas allemands réaliste de l’Allemagne », explique Alketa Kuka, di- attribués à des Le diplôme puis le départ rectrice de l’établissement. Albanais entre Hysni Bendo, fraîchement diplômé en médecine 2017 et 2018. En Anida, 36 ans, y suit des cours, accompagnée de 2018, 7014 titres à Tirana, confirme. « Tu t’investis beaucoup, mais son mari. Cette mère de deux jeunes enfants es- ont été délivrés. tu ne gagnes pas assez d’argent pour mener une vie père qu’elle pourra ainsi s’expatrier là-bas. Comme normale », s’énerve-t-il. Chez les médecins, 24 % se 84 % des Albanais qui souhaitent émigrer, le but disent prêts à partir tout de suite et 54 % le feraient est d’abord de trouver un emploi, selon l’Institut en cas d’opportunité, selon un sondage réalisé en de statistiques albanais. Avec un taux de chômage 2018. Après son internat, Hysni Bendo souhaite se à 5 %, le bon élève de l’Union européenne attire. spécialiser en Allemagne. Il est convaincu que « la Anida, revenue au pays après ses études en Italie, formation allemande est bien meilleure ». imagine un avenir meilleur pour ses deux enfants Par la suite, il en Allemagne. « Les systèmes éducatif et de santé y aimerait bien y sont meilleurs qu’ici », souligne la mère. Jola, em- Chaque jour, Le fait rester, vu qu’un ployée d’un centre d’appel, rêve aussi en allemand. ils sont des Un tiers des Albanais vit spécialiste ga- « J’ai déjà des lettres de recommandation de mes dizaines à se gne environ presser devant en dehors de son pays, professeurs », raconte la jeune femme de 23 ans l’ambassade 7000 euros qui n’a pas osé partir après sa licence de langues. allemande la moitié souhaite brut par mois Sa mère était contre et n’avait pas les ressources pour obtenir le le quitter. tandis qu’en nécessaires. Aujourd’hui, son revenu mensuel précieux sésame. Albanie, le Melina Lang / Cuej

24 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE

salaire tourne autour de 400 euros. Déjà plus de étudier en Allemagne après son baccalauréat mais, 500 médecins albanais vivent en Allemagne et faute d’argent, elle a passé sa licence de finance et beaucoup d’autres veulent les rejoindre. Depuis comptabilité à Tirana. Pendant son cursus, elle a Das Eldorado 2013, le nombre de praticiens qui souhaitent s’ex- vécu un mois à Aix-la-Chapelle pour prendre des patrier ne cesse d’augmenter. Conséquence, l’Alba- cours intensifs de langue dans le cadre d’un pro- nie est en manque : 1,2 médecin pour 1000 habi- gramme de l’Office allemand d’échanges univer- tants. Depuis 2016, ils sont 200 à vouloir quitter le sitaires, qui favorise la mobilité des étudiants. En pays tous les ans, alors que l’université n’en forme 2017, 194 étudiants albanais en ont bénéficié. que 150 chaque année. En avril, Alba a postulé pour un master en Alle- magne mais elle n’aura la réponse que fin juillet. Cours de langue intensifs Il ne lui restera alors que deux mois pour prépa- Pour étudier ou travailler, l’Allemagne exige des rer son déménagement à l’étranger et obtenir un futurs migrants une bonne connaissance de la visa. Si celui-ci ne coûte que 75 euros, langue. Il faut qu’ils aient atteint le niveau B2 mi- « Tu t’investis l’Allemagne exige 8640 euros sur un nimum (classification européenne pour les ni- beaucoup, mais compte bloqué. L’État fédéral veut être veaux de langues). Doris, étudiante en master de tu ne gagnes pas sûr que les étudiants étrangers aient sciences politiques à Tirana, ne parle pas allemand, assez d’argent » les moyens de s’auto-financer. Mais mais très bien anglais. Elle a donc postulé pour un pour Alba, la crainte est ailleurs. Elle a double master en anglais, dont la première année peur de ne pas donner satisfaction aux se déroule en Autriche et la deuxième dans une professeurs allemands. Pourtant, elle s’accroche à université des Balkans. sa devise avec conviction : « Aie peur, mais fais-le Émigrer, cela se prépare, et souvent des années à quand même. » l’avance. Alba Cani, 22 ans, souhaitait déjà partir Melina Lang Des embauches à l’appel Les salaires attractifs des centres d’appels attirent des milliers de jeunes. Ils sont plébiscités par les multinationales à la recherche d’une main-d’œuvre abordable.

la sortie de l’école d’infir- d’environ 500 euros chez Tele- mière, Xhei, 23 ans, n’a performance – plus du double Àmême pas passé l’examen du salaire minimum – permet à final. « Je savais pertinemment ce jeune marié d’imaginer fon- que je serais mieux payée dans der une famille. un centre d’appels », confie-t-elle, l’air résigné. Elle assure le SAV Recrutement express de compagnies d’assurances ou Dans un pays où plus d’un jeune de fournisseurs ADSL dans une sur quatre est au chômage, ces société italienne et gagne en- centres d’appels sont une solu- viron 400 euros par mois pour tion de facilité. « On peut passer 40 heures par semaine. un entretien le vendredi et com- À Tirana, beaucoup de jeunes mencer le travail dès le lundi », ont déjà franchi la porte de l’un assure Fermand, 24 ans, mem- des 800 centres d’appels. Entre bre de Solidarität, le premier et

25 000 et 30 000 Albanais y sont / Cuej Wong Camille le seul syndicat de centre d’ap- employés à temps partiel ou à pels du pays. Ce job fatiguant temps plein. La main d’œuvre Le centre l’instar de l’European Learning et stressant, où l’on peut passer peu chère et polyglotte attire les d’appels de la Center fondé par deux sœurs, jusqu’à 300 appels par jour, est entreprises étrangères. multinationale Orjeta et Jurisana Zhupa. Ce pe- souvent vécu comme transitoi- Teleperformance est l’un des plus tit business familial, qui assure re. Ces jeunes rêvent d’ailleurs, Double du salaire minimum gros du pays avec former entre 400 et 500 person- même si leurs projets restent Les entreprises locales sous-trai- 2000 employés. nes par an, collabore avec IDS et flous. « On verra plus tard » re- tent majoritairement pour des Teleperformance, deux des trois vient très souvent dans les dis- clients italiens. Les jeunes du pays plus grands centres d’appels d’Al- cours. Comme Xhei, originaire ont appris la langue grâce à leurs banie. Fatjon, 28 ans, a travaillé de Fier, une petite ville au sud du parents, à l’école, à l’université, dans ces deux entreprises, mais pays, beaucoup pensent émigrer avec les programmes télévisés… a appris l’italien sur le tas. Avec un jour. Elle projette de partir Les centres d’appels sont telle- sa licence d’histoire, « il était très avec son fiancé pour aller vivre ment nombreux – en quinze ans dur de trouver un job dans mon en Angleterre, ou rejoindre son leur nombre a doublé – qu’une domaine », raconte ce jeune ma- frère en France. nouvelle économie s’est créée, à nager. Aujourd’hui, son salaire Eva Toçi et Camille Wong

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 25 Chez soi comme un étranger En terre d’exil, les retours sont légion. Une deuxième migration parfois aussi difficile que la première. Beaucoup veulent repartir.

ne deuxième migra- Kasandra a que beaucoup d’Albanais n’aiment cours. Le professeur m’a posé une tion. Partis dès les an- grandi en Grèce. pas travailler, mais font semblant. question. J’ai parlé pendant trente nées 1990 tenter leur En Albanie, elle Ils passent trop de temps dans les minutes, puis il m’a dit qu’il n’avait ne s’est jamais chance dans d’autres vraiment sentie cafés. » pas compris un seul mot à cause Upays, de nombreux Albanais re- Les plus jeunes se sentent sou- de mon accent grec. » Encore chez elle. viennent. D’Italie, de Grèce, et vent dépaysés, surtout quand aujourd’hui, l’étudiante en droit, plus récemment d’Allemagne, ils retrouvent un pays qu’ils âgée de 21 ans, ne se sent pas ils sont poussés au retour par connaissent à peine. « J’avais albanaise. Elle, dont le tatouage la crise économique de 2008, le l’impression d’être une immigrée sur le bras représente une carte rejet d’une demande d’asile, des dans mon propre pays », explique du monde, imagine immigrer au problèmes familiaux, ou encore Kasandra Cullhai, jeune femme Canada après sa licence. la volonté de s’investir dans leur revenue en Albanie avec sa mère pays d’origine. Un retour qui à l’âge de 15 ans après la crise Le traumatisme du retour peut s’avérer un choc culturel. financière. « En Grèce, les gens « Les enfants qui reviennent Rubin Do- étaient plus ouverts, je n’étais pas sans avoir leur mot à dire le vi- gjani, 25 ans, Le fait vue comme une étrangère. J’avais vent souvent comme un trauma- a rejoint Ti- toujours les meilleures notes. En tisme », note Valmira Greca, de rana en 2017 En 2017, 20 200 adultes Albanie, je travaillais beaucoup l’association Terre des hommes, après cinq ans sont revenus en Albanie. plus que les autres, qui recevaient qui propose un accompagne- en Allemagne. de meilleures notes que moi sans ment aux enfants d’émigrés et à « Je suis arrivé Ils étaient 134 000 entre faire d’efforts, parce que c’était les leurs familles, comme des cours à Mayence à 2009 et 2013, après la enfants de mes professeurs. » de langues ou un suivi psycho- 18 ans, expli- crise financière. Comme beaucoup d’enfants nés à logique. que le jeune l’étranger, elle rencontre des dif- Le choc est aussi administra- homme parti ficultés avec la langue albanaise. tif. Beaucoup d’enfants nés à étudier le droit. La mentalité al- Chaque jour, elle travaille quatre l’étranger ne disposent pas des lemande m’a beaucoup influencé. heures avec un tuteur : « Je me documents nécessaires pour ac- Quand je suis rentré, j’ai remarqué souviens d’un de mes premiers céder à l’école ou aux services de

26 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE

santé. Ceux qui arrivent à la re- tés que je voulais rentrer en Alba- tent finalement de connaître le traite sont confrontés à un autre nie. Ils m’ont donné un passeport succès. La famille Silas possède problème, celui des pensions. et ont payé mon billet. » désormais deux pâtisseries et Le gouvernement albanais, en L’Organisation internationale deux salons de thé. discussion avec la Grèce et l’Ita- pour les migrations (OIM) sou- lie notamment, n’a pas encore tient également les retours vo- Se marier à l'étranger conclu d’accord sur le transfert lontaires, en organisant le vol et Une réintégration réussie qui des cotisations. l’accueil à l’aéroport de Tirana. ne concerne que ceux qui ont En 2010, l’Union européenne a En 2018, 1557 Albanais d’Al- l’intention de rester, selon Altin incité l’État albanais à élaborer 9,6 % lemagne en ont profité. L’OIM Kurdari de l’OIM : « Si quelqu’un du PIB du pays une stratégie pour la réintégra- provient de propose aussi une aide à la revient avec l’idée de repartir, il tion de ses émigrés. Le gouver- l’argent envoyé réintégration, destinée aux plus ne pensera pas à la réinsertion, et nement a ainsi créé le statut de par les Albanais vulnérables, notamment les fa- on ne peut pas l’aider. » Ils sont « migrant de retour », qui donne expatriés. milles, les victimes de trafic et nombreux dans ce cas : selon accès à des formations profes- les mineurs non accompagnés. un sondage mené par l’OIM en sionnelles gratuites et un accès En 2018, 34 d’entre eux ont bé- 2013, seuls 40 % de ceux qui sont prioritaire aux logements so- néficié de 500 à 2000 euros pour rentrés envisageaient de rester ciaux. Pour y être éligible, il faut créer une entreprise, se former, définitivement en Albanie. avoir vécu légalement à l’étran- louer une maison ou payer des « Beaucoup de jeunes Albanais ger pendant un an. Ce qui exclut soins médicaux. Des actions fi- construisent une vie en France ceux qui ont demandé l’asile et nancées par le gouvernement du pendant que leur demande d’asile sont rentrés quelques mois plus pays d’où revient le migrant. est examinée, et trouvent une co- tard, alors que ces profils-là sont La famille de Pandelis Silas, elle, pine française, explique Hélène les plus vulnérables selon Elona n’a reçu aucune aide quand elle Ben Moussa Marchal, chef de Dhembo, professeure de poli- est revenue en 2007, poussée par section consulaire à l’Ambassa- tique sociale à l’université de de de France à

Martin / Cuej Greenacre Tirana : « Ils ont souvent vendu Tirana. Quand leur maison ou perdu leur emploi leur demande avant de partir. Quand ils revien- est rejetée, ils nent, ils n’ont même pas ce qu’ils reviennent en avaient auparavant. » Albanie, mais ensuite ils se Le mythe de la richesse marient et peu- Censés être le premier point vent demander de contact pour ceux qui re- un visa long sé- viennent, les points d’informa- jour. » tion des 36 bureaux régionaux « Quand je suis de l’emploi ne rencontrent pas revenu, je ne le succès escompté. Selon un peux pas ex- sondage de 2013, seulement pliquer à quel 27 % des personnes concernées point mon père avaient contacté ces « guichets était content », de la migration ». De nombreux raconte Geni. Albanais en ignorent l’existence, Lui aussi était

ou pensent qu’ils ne vont pas re- Martin / Cuej Greenacre heureux d’être cevoir d’aide. Malgré leur statut en Albanie… prioritaire, les migrants de re- Les parents de la crise à quitter la Grèce. Pré- pendant une semaine. « Après, tour sont perçus comme moins Geni le verraient férant s’installer dans la capitale, je me suis dit que je ne pouvais vulnérables que d’autres. « On bien reprendre la plus attractive que Fier, leur ville pas rester dans un pays aussi cor- ferme familiale. pense qu’ils ont de l’argent, qu’ils Lui souhaite d’origine, la famille a du mal à rompu. » L’homme de 23 ans, qui n’ont pas besoin d’aide », souligne émigrer à s’adapter. Mais a travaillé dans Elona Dhembo. nouveau. elle a un rêve : « Si quelqu’un revient une boulange- Le retour peut également être ouvrir une pâ- avec l’idée de repartir, rie, un centre pris en charge par des pays de tisserie. « Lan- il ne pensera pas d’appels et l’Union européenne. Geni Sala, cer un business à la réinsertion » dans la livrai- 23 ans, a suivi ses amis en Alle- en Albanie son, écono- magne en 2015. Après six mois, était plus facile et moins cher mise pour pouvoir repartir en constatant que les demandes qu’en Grèce », explique l’homme 2020. En Italie pour rejoindre d’asile y étaient toujours refu- de 33 ans. Les trois premiè- son frère, en Allemagne pour y sées, l’Albanie étant considérée res années sont difficiles : « Il y retrouver un ami. À moins que comme « sûre », il n’a pas voulu avait des coupures d´électricité ce ne soit au Royaume-Uni. être expulsé et risquer une inter- fréquentes. C’était très difficile de Martin Greenacre, diction de séjour dans l’Union faire des pâtisseries. » Les recettes Stefanie Ludwig européenne. « J’ai dit aux autori- ramenées de Grèce leur permet- et Kristjana Prenga

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 27 SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE Toujours des rôles de dames Théoriquement acquise pendant la période communiste, l’égalité des sexes se heurte aux traditions patriarcales.

ans son pantalon à 2013. Sur le marché du travail, nés vers des valeurs conservatri- pattes d’éléphant en les femmes sont plus présentes. ces. » Des coutumes patriarcales velours noir, Helta, En 2018, leur taux d’emploi s’élè- Shkodra qui perdurent. 18 ans, est instal- ve à 50,3 %, contre 64,3 % pour Dlée au fond d’un café à Tirana. les hommes. En moyenne, les Un garçon à tout prix L’étudiante en droit est caté- femmes gagnent 18 % de moins Les mains d’Ermira, 49 ans, se gorique : la vie des femmes en que leurs homologues mascu- crispent lorsqu’elle se remémore Albanie a changé, pour le mieux. lins et restent surreprésentées sa vie de jeune mariée. Pour elle « Pour l’instant, il est hors de dans les emplois précaires. « En qui a reçu une éducation libre, question que je me marie ou que Albanie, il n’y a pas d’égalité entre l’arrivée dans sa belle famille il y j’aie des enfants. les hommes et les a trente ans a été un choc : « Je Mes parents m’ont « Il n’y a pas d’égalité femmes », tranche n’avais pas le droit de donner mon toujours poussée hommes-femmes » Mathias Lerch, avis ou même de sortir. » Sa seule à étudier. Ils veu- démographe spé- occupation : prendre soin de ses lent que je sois indépendante. » cialiste des Balkans. Le commu- deux garçons et de son mari. En Désormais, les Albanaises ac- nisme au pouvoir entre 1944 et 2017, 9 % des jeunes filles de cordent plus de temps à leurs 1991 a œuvré à l’égalité des sexes, 18 ans étaient déjà mariées. Le études et se marient plus tard, à en accordant aux femmes le droit mariage arrangé est encore ancré 27 ans en moyenne aujourd’hui de vote et l’accès à l’université, et dans les cultures. Dans sa mai- contre 23 en 1990. Leur partici- a permis de contourner les lois Les femmes son de Shkodra, Manjola raconte subissent une pation aux prises de décision a orales édictées par les hommes. forte pression comment, après avoir décliné la aussi progressé : en janvier 2017, « Après la chute du communisme sociale et première demande en mariage elles représentaient 28 % des il y a eu une perte de repères, dé- familiale de son mari, elle a accepté une parlementaires, contre 18 % en taille-t-il. Les gens se sont retour- pour se marier. fois ses études terminées. « Ma Lucie Duboua-Lorsch / Cuej Duboua-Lorsch Lucie

28 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE sœur voulait se marier. En Alba- de sexe masculin, qui conduit nie, l’aînée doit se marier en pre- à des avortements sélectifs. En Banale Shaphasa, 55 ans mier, ma famille faisait pression. 2017 en Albanie, 111 garçons La situation économique de mon sont nés pour 100 filles, alors que « J’ai du mari a fini de me convaincre. » l’équilibre naturel est de 105 pour « Pour une 100. 775 filles mal à femme, ce n’est « À Tirana, les jeunes ont pour cette seu- joindre pas possible des relations sexuelles le année sont de rester céli- hors mariage » manquantes les deux bataire, com- dans le pays. mente Mathias Lerch. Il faut se La légalisation de l’avortement bouts » marier tôt, puis avoir des enfants, et de la contraception dans les de préférence des garçons. » Man- années 1990 a permis aux Alba- jola, dont la fille s’est mariée il y a naises de maîtriser leur sexualité. / Cuej Wong Camille deux ans, s’agace de ne pas la voir Mais le poids des traditions reste lui donner des petits-enfants. En vivace. « À Tirana, les jeunes ont « Je travaille sans relâche tous les jours Albanie, la maternité permet aux des relations sexuelles hors maria- de 7 à 15 heures, un collègue s’occupe de femmes de gagner en légitimité ge. Mais les filles tentent souvent l’autre créneau horaire, de 15 à 23 heures. au sein du foyer. Surtout si elles de le cacher, souligne Helta. Pour Dans ma petite cabine, située en plein mettent au monde un garçon. se procurer la pilule par exemple, centre de Tirana, je vends cigarettes, Dans un rapport de juillet 2018, elles s’assurent que personne ne confiseries, boissons… Il y a encore l’ONG Together for life dénonce les connaît à la pharmacie. » Si deux ans, j’étais propriétaire du kiosque, cette préférence pour les enfants les contraceptifs sont en vente li- que j’occupais depuis près de trente bre, seuls 11 % de la population ans, jusqu’à ce que Pepsi me le rachète. y recourt. Selon une enquête de Désormais salariée, je gagne 240 euros Le fait 2008 par le ministère de la Santé, par mois, quatre fois moins qu’avant. 58 % des Albanais privilégient la Divorcée et avec mes deux fils à charge, En 2017, le taux de méthode du retrait. Totalement j’ai du mal à joindre les deux bouts. » fécondité est de 1,48. aléatoire et dépendante de la vo- lonté de l’homme. C’est deux fois moins Tifenn Clinkemaillié, qu’il y a trente ans. Lucie Duboua-Lorsch, Lida Gjokeja et Enia Matishi

Le pays prend des rides n trente-deux ans, le nom- ne peuvent pas subvenir aux Ebre de personnes âgées de besoins d’une grande famille. » plus de 65 ans a quadruplé en Le départ massif de la jeunesse Albanie. D’ici 2060, il risque de laisse les personnes âgées seu- doubler, selon l’Institut de statis- les. Jusqu’alors 71 % des adultes tique albanaise (Instat). Emira cohabitaient avec leurs parents. Gallanxhi, démographe, alerte Dans un pays où les maisons de sur la situation. Avec un taux retraites sont quasiment inexis- de fécondité de tantes, l’État de- 1,48 en 2017, le « L’émigration vra massivement renouvellement est extrêmement investir. de la population préoccupante » Face à l’urgence n’est plus assuré. démographique, « Plus les femmes se marient le gouvernement tente de mettre tard, moins il y a de naissances. » en place une politique nataliste, Tandis que les couples qui vivent avec prime de naissance, depuis en Albanie ont moins d’enfants, janvier 2019. Pour le premier les autres vont en faire ailleurs. enfant, les parents obtiennent « L’émigration est extrêmement environ 325 euros et jusqu’à 960 préoccupante. Couplé à la bais- pour le troisième. Bien supé- se de la natalité, ce phénomène rieure à la quarantaine d’euros conduit à un vieillissement de versés auparavant, cette mesure la population. » Pour Emira n’est pas suffisante selon Emira Gallanxhi, la baisse de la fécon- Gallanxhi « pour élever un enfant dité est liée à la situation écono- correctement ». Mariage / Cuej Juliette mique du pays : « Les Albanais T. C. et L. D.-L. En 2060, un Albanais sur trois aura plus de 65 ans.

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 29 SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE L’islam à l’heure turque Depuis la chute du communisme, la religion est devenue un terrain d’influence pour les puissances étrangères.

rente millions d’euros. banlieue de Tirana. Ils étaient C’est la somme débloquée soupçonnés de recruter des can- Tpar la Turquie pour finan- didats au djihad pour l’État isla- cer la construction de la Grande mique. En tout, environ 140 Al- mosquée (Namazgâh), en plein banais auraient rejoint les rangs centre-ville de Tirana, face au de l’organisation terroriste de- Parlement. Le geste est géné- puis sa création. Après les atten- reux, surtout quand on sait que tats du 11-Septembre, la KMSH l’institution of- redouble d’at- ficielle respon- tention quant sable du culte Le fait aux dérives musulman radicales, qui en Albanie La Turquie finance restent rares : (la KMSH) la construction « Ces attaques dispose d’un ont déclen- budget an- de la Grande mosquée ché une prise nuel d’un mil- de Tirana. de conscience lion d’euros. quant aux À l’image du problèmes de montant, l’édifice, qui doit ouvrir défense et de sécurité », analyse courant 2019, est démesuré : Alfonc Rakaj. un dôme et quatre minarets À la suite des attentats de Charlie culminent respectivement à 30 Hebdo, en 2015, Edi Rama défile et 50 mètres de hauteur. Cette à Paris accompagné des représen- mosquée, qui sera la plus grande tants des quatre religions majo- des Balkans, pourra accueillir ritaires albanaises, pour montrer jusqu’à 5000 croyants les jours l’unité des communautés face à de forte affluence et palliera le l’extrémisme. Ces événements manque de place dans les huit ont poussé le gouvernement à mosquées tiranaises existantes. surveiller davantage les fidèles qui se réunissent en dehors des La Grande conscient de l’influence turque, La radicalité surveillée lieux de cultes, et leurs activités mosquée, présente jusque dans son propre Dans les années 1990, après la sur les réseaux sociaux. qui doit ouvrir bâtiment : le siège du KMSH a courant 2019, chute du régime communiste, Aujourd’hui, la KMSH chapeau- pourra accueillir été entièrement rénové par Tika, les Albanais ont retrouvé la li- te 870 lieux de cultes. Objectif : jusqu’à l’agence turque de coopération berté de culte. La Turquie d’un mieux recenser et contrôler les 5000 fidèles. et de coordination. Cet orga- côté, les monarchies du Golfe activités dans ces mosquées. nisme est également en charge de l’autre, se sont empressées L’enjeu pour la communauté est de la rénovation de la mosquée de combler le vide laissé par la de garantir l’indépendance reli- historique de Tirana, Et’hem, et dictature et ont massivement fi- gieuse et la pratique d’un islam de dizaines d’autres à travers les nancé la construction d’édifices « à l’albanaise », modéré, ouvert Balkans. Selon Lauren Luli, cette religieux, jusqu’alors interdits. à la modernité et au dialogue influence est plus politique que Dans certains cas, le radicalisme interreligieux. Dans ce cadre, religieuse, même si la Turquie a s’est engouffré dans la brèche. les liens avec la Turquie sont tenté de placer un de ses imams « Une partie des imams prêchait plus évidents qu’avec les pays à la tête de la future grande des dogmes wahhabites ou salafis- arabes. Pour Lauren Luli, « l’is- mosquée, jusqu’ici en vain. La tes et endoctrinait avec un islam lam en Albanie est un héritage religion sert avant tout à don- plus radical », explique Alfonc de l’occupation ottomane, et il ner une bonne image du pays Rakaj, chercheur à l’Institut alba- est quasiment identique à celui d’Erdogan et à promouvoir la nais d’études internationales. En pratiqué traditionnellement en culture turque. mars 2014, sept personnes, dont Turquie ». Le numéro deux de Pour les fidèles de Tirana, cette deux imams, ont été arrêtées en la communauté musulmane est influence n’est pas pour autant

30 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE Genti Musaj, 35 ans « Au moins là-haut, je respire » CamilleBattinger / Cuej CamilleBattinger

« Je suis opérateur sur le téléphérique qui relie Tirana au mont Dajti depuis quatre ans. Je trouve que c’est un job sympa. J’accueille les clients et je m’occupe de la maintenance. Pour 40 heures par semaine, je touche 500 euros par mois. C’est un bon salaire. Et au moins là-haut, je respire ! Après l’obtention de mon master en agriculture, j’ai passé plusieurs années en Angleterre, où j’ai été croupier dans un casino. Je gagnais plus. Mais ma vie ici me manquait. Ma famille et mes amis surtout. Désormais, je vis à Tirana, dans un appartement que je loue 60 euros par mois. » Pierre Griner / Cuej Pierre vue d’un mauvais œil. Ergys, ranique) Haxhi Sheh Shamia de choix d’une architecture typique- 20 ans, estime que « la nationa- Shkodra, dans le nord du pays. ment ottomane, et l’emplacement lité d’un imam importe peu du Dans ce lycée privé, le drapeau au face au Parlement ». Évoquant moment qu’il parle albanais ». Au croissant et à l’étoile est omnipré- les autres projets de développe- sortir de la prière, il confie que sent et l’apprentissage du turc est ment turcs en Albanie, comme « la Turquie a historiquement « un enseignement celui de l’aéro- beaucoup apporté à Tirana, et prisé » selon le « La religion, port de Vlora, le qu’elle mérite d’y envoyer des re- directeur Kujtim l’économie chercheur rap- présentants ». Dervishi. Ques- et la politique pelle que « la re- tion financement, sont indissociables » ligion, l’économie Présence turque au lycée l’argent provient et la politique Cette « diplomatie religieuse » « d’une association proche du sont indissociables » dans cette est également visible dans le gouvernement turc », assume ambition de rayonnement de la domaine de l’éducation. À l’uni- le proviseur. « C’est un mal né- Turquie. Ces rapports étroits Shkodra versité Bedër de Tirana, premier cessaire, l’Albanie ne peut pas avec Ankara n’entament pas la établissement d’enseignement échapper à des influences religieu- volonté d’intégration européen- supérieur à former des imams, ses étrangères, et il vaut mieux ne du pays, qui reste l’objectif les échanges universitaires avec qu’elles viennent de la Turquie premier des Albanais. la Turquie sont monnaie cou- plutôt que des pays du Golfe », Pierre Griner, rante dans le cursus des sciences poursuit Alfonc Rakaj. Selon Aldo Haxhari, islamiques. C’est également le lui, la future Grande mosquée Emilia Matishi cas dans la madrasa (école co- est surtout un symbole, avec « le et Clémentine Rigot

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 31 PLANS SUR L’AVENIR

Tirana, le rêve d’une capitale majuscule

l reste onze ans à Tirana pour atteindre son Attractivité, mobilité objectif : donner à la capitale albanaise une dimension culturelle européenne. Le fruit et verticalité sont au d’une vision insufflée par Edi Rama, l’actuel Premier ministre, trois ans après son élection cœur d’un ambitieux Ià la mairie de Tirana en 2003. L’ancien ministre de la Culture lançait alors un appel à candidatures projet pour pour aménager l’hypercentre, remporté par l’agen- ce française Architecture Studio, qui a notamment dessiné le Parlement européen de Strasbourg et la refonte de la ville. l’Institut du monde arabe à Paris. « Nous voulions avant tout préserver l’identité de la ville face à une construction incontrôlée, se sou- vient Roweïda Ayache, l’une des architectes en charge de ce qui deviendra le French Masterplan. Le projet a été présenté en direct à la télévision. C’était très excitant. » Pour la partie sud, pas de construction mais un aménagement des berges

32 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 Tirana, le rêve d’une capitale majuscule Tirana, lerêve capitale d’une place Skanderbeg, cinq toursplace Skanderbeg, de chaque côté, ali Central Park albanais » gare centrale, avec un parc tout autour. Une de sorte garevieille rouillée, « rivièrede la Au Lana. nord, enlieuetplace dela pitale. grandes du lignes Les projet précédent sont son intérêt pour lepotentiel économique ca dela constructions privées du centre-ville, ne cache pas L’architecte italien,ville. investi déjà dans plusieurs qui est retenu pour assurer un plan intégral dela na àrepenser son urbanisation. C’est Stefano Boeri découpage oblige desvilles, municipalité la deTira Mais réforme la qui territoriale revoit de 2012, le Une ceinturededeuxmillionsd'arbres etratifiévalidé par décret. commercialesgaleries et hôtels. projet Le est alors etlimitéesgnées enhauteur, àaccueillir destinées

Estelle Pattée/Cuej nous voulions construire une , continue-t-elle. Et pour la - - - cyclables. et depistes aux piétons de voies réservées périphérique,d’un la construction facilitée par devrait être La mobilité

Boris Granger / Cuej rectrice deprojetrectrice pour Stefano Boeri Architetti. voit le jour en 2030 », assure Francesca Bianchi, di « Nous serons plus que satisfaits du projet si 90 % fié en 2017. Maistravaux les n’ontpas commencé. Teresa. Approuvé, leplan d’urbanisation est rati capitalela au de Durrës etàl’aéroport port Mère devrait relier dernièreCette ligne de train. tramway etune dedeux lignes veau réseau de entre unnou de connexion depointvira ser timodale gareLa mul vées aux piétons etdespistes cyclables. Albanais, dont unpériphérique, desvoies réser Et plusieurs solutions pour faciliter mobilité la des tres socio-culturels lesoir. scolaires d’un nouveau genre qui muent se encen autour construction la de complexes ville, de la une forêt orbitale de deux millions d’arbres tout le développement des infrastructures publiques : toujours enrichies de nouveauxlà, concepts pour French Masterplan entendait préserver. d’altérerrisque l’identité culturelle que le ville de la tours viendront compléter skyline la et autres Vertical Forest... bientôt, denouvelles Downtown One, Eyes of Tirana, Rainbow Center tants deTirana surnomment cage la aux colombes. années sans véritable explication, etque leshabi dont lechantier est interrompu depuis plusieurs ter (uncentre commercial) Evergreen Tower, etla TID Towerla (un hôtel de luxe), le Toptani Cen l’heure, ne ils sont que trois àêtre deterre : sortis d’appartements destanding etdebureaux. Pour mélanges commerciales de galeries à l’occidentale, zaine de buildings à l’architecture savants moderne, seront place, d’ici quelques années, àune petite di centre-ville ne relèvent deTirana 2030. pas Ils lais chantiersLes qui jalonnent aujourd’hui du les rues les investisseurs sont se tournés vers le sud. » nord a été gâché par les constructions informelles et niveau de la rivière Lana, analyse leprofesseur. Le et leurs restaurants. « très riches, avec leurs centres leurs villas, de loisirs à l’américaine. deforteresses Sortes aux réservées nent construire denouveaux quartiers résidentiels le long route dela qui mène qu’ils à Elbasan vien polycentrique. C’est àquelques kilomètres au sud, les zones d’attractivité pour faire deTirana une ville à pousser les investisseurset peine vers les nouvel tants. » Selon lui, municipalité la manque d’argent confronter les intérêts économiques àceux des habi difficile de connecter les concepts à la réalité et de technique de Tirana, « Des buildingsàfoison du département d’urbanisme àl’université poly

Le problème Le , explique Armand Voshki, directeur - - - NEWS D’ILL n° 124-JUIN2019 D’ILL NEWS Tirana 2030. Tirana plan d’urbanisation : lancée dansungrand En 2017,lavilles’est Une frontière s’est formée au c’est qu’il est extrêmement PLANS SUR L’AVENIR Le fait et Boris Grangeret Ateme Çifliku deTirana, au > 33 ------PLANS SUR L’AVENIR Une modernisation 1 TID Tower à l’occidentale Un tramway, une gare multimodale, rk un périphérique et des espaces verts... uzës

Un défi de taille pour améliorer la vie

T

i r

a des habitants et attirernë les investisseurs. Boris Granger / Cuej Boris Granger

4 Vertical Forest Tirana 2030, le projet (vue d’architecte) Lac de Paskuqan

iran T a

P

Lana P P P

© Stefano Boeri Architetti © Stefano P P P

5 Evergreen Tower P P P P

P P P P Lac Farka Lac de Tirana

1 km Boris Granger / Cuej Boris Granger

34 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 nit rku

zës

T

i r

a në

T i r a n a PLANS SUR L’AVENIR

2 Downtown One Tower 3 Toptani Center (vue d’architecte)

Lana rk

uzës

T

i r

a në © MVRDV 2018 - Winy Maas, Jacob van Rijs and Nathalie de Vries Rijs de van and Nathalie Jacob Maas, Winy 2018 - © MVRDV Boris Granger / Cuej Boris Granger

500 m P 6 3 Lac 1 de Paskuqan 5

Tiran a 2 P

P P 4 P

Lana P P Routes circulaires existantes P Lac Routes circulaires en construction P Farka P P Ligne de train programmée LacLignes de tramway P de RoutesTirana principales P P P Parkings P Pôles secondaires Quartier des ambassades P P P P Gare multimodale New world park Lac Farka Forêt orbitale Lac Corridors verts de Tirana Limites de Tirana

Théâtre national de Tirana

Marché en voie de destruction

Route en débat

1 km Texte et infographie : Boris Granger nit NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 35 nit Métamorphoses imposées La capitale croît au détriment des classes populaires et de son identité. De quoi déclencher l’ire de certains habitants.

l est neuf heures du matin au quotidien où tout le monde se aux taxis ainsi que ses pistes cycla- nord du centre-ville de Ti- connaît, se retrouve autour d’un bles vides. « Dans un an, il n’y aura rana. Sous les bâches et ten- café et prend le temps de discu- plus personne ici », regrette Bukurie, tures aux couleurs passées du ter. Pourtant, la zone sera bientôt le regard mélancolique. Les services Imarché situé à côté de l’ancien- rasée pour laisser place au quar- de la ville sont déjà venus signifier ne gare tombée en désuétude, tier des ambassa- aux habitants leur expulsion. Bukurie, la cinquantaine bien des, son nouveau tassée, range l’étal qui dépasse parc et sa gare « Dans un an, Plus de 80 familles à reloger de sa boutique décrépie. Depuis multimodale. il n’y aura plus Certains n’ont pas attendu la date plus de vingt ans, elle vend des Pour accéder à personne ici » butoir pour partir. Selon Bukurie, pantalons, robes et autres vête- cette nouvelle une trentaine de familles, domici- ments sur ce marché. Celui-ci zone d’activité, liées sur un terrain appartenant à est l’un des plus populaires de la une grande allée la mairie, seront expulsées sans la capitale albanaise, avec ses pou- a été fraîchement construite. moindre indemnité. Les autres, une les en cage, ses stands de fruits Mais pour l’heure, elle prend, cinquantaine, dont elle fait partie, et légumes, ses objets vestiges du sous le soleil, des allures de décor se seraient vues proposer une place siècle passé et son atmosphère de western, avec ses quatre voies, dans les futurs appartements qui particulière. Celle d’un lieu du ses couloirs réservés aux bus et remplaceront le marché. Mais en

36 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 PLANS SUR L’AVENIR

Boris Granger / Cuej Boris Granger le moindre rail posé sur le tracé par le Parti démocratique, prin- des supposées lignes de tram. cipale force d’opposition. Faute de fonds ou de volonté : À l’ouest de la capitale, c’est la difficile à dire. L’absence de com- construction du périphérique munication de la mairie inspire qui fait débat. En particulier sur au mieux la méfiance. Au pire, une portion de deux kilomètres, elle donne du crédit aux rumeurs où Lutji manifeste chaque soir de conflits d’intérêts et de blan- à 19h30 depuis novembre 2018 chiment d’argent qui circulent avec une centaine d’habitants un peu partout. L’opacité des pro- du quartier. Même le week-end, cédures d’appels d’offres comme même quand il pleut, même de l’attribution des permis de pendant le ramadan. construire entoure de nombreux chantiers, dans un pays où les ar- Des soupçons de corruption rangements tiennent encore une En juin 2018, des représentants place majeure. L’un des attraits du gouvernement frappent à la principaux du centre-ville de Ti- porte de cet instituteur et le som- rana est sa richesse architecturale, ment de quitter son logement véritable témoignage des différen- d’ici au mois de décembre pour tes influences du passé, de l’occu- le détruire. Toutefois, l’action des pation ottomane aux cinquante habitants semble pour l’instant ans de communisme. Son théâtre suffire à bloquer les ambitions national, vestige de l’architecture de la mairie. « La route est déjà réaliste, a été construit par les Ita- bien assez large. Ils suffirait de liens en 1939. la rénover », conteste Lutji, en montrant la deux fois deux voies Le théâtre national menacé qui passe devant le café où il est Depuis vingt ans, Edi Rama, assis. Ici non plus, les manifes- l’actuel Premier ministre alba- tants ne croient pas à la bonne Avec le plan nais, cherche à le raser pour des volonté du gouvernement. Selon d’aménagement raisons de sécurité. Il souhaite eux, la construction est menée urbain décidé par en reconstruire un nouveau, par une entreprise établie dans la ville, l’un des marchés les plus plus moderne. « Même les com- le Delaware, un État américain populaires de munistes n’avaient pas osé le dé- considéré comme un paradis Tirana s’apprête à truire », souligne fiscal. Une asser- disparaître. Rudi Erebara. Le tion apparue en poète et traduc- « C’est facile de janvier dans cer- attendant, les familles doivent se teur albanais a détruire. Mais c’est tains médias al- débrouiller pour se reloger. « Je toujours milité plus difficile de banais, qui accu- vais essayer de trouver un nou- contre la démo- construire » saient cette firme veau magasin, explique la quin- lition de l’édifice. de falsification quagénaire. Mais le constructeur Avec la centaine de documents. ne me donnera que la moitié de la de citoyens qui l’accompagne Entre une mairie qui ne com- valeur de mon local et ce ne sera dans son combat, il a manifesté munique que via son maire sur pas suffisant. » tous les soirs de l’été 2018, lors- les réseaux sociaux et des popu- La plupart des commerçants du que la destruction semblait im- lations expulsées promptes à ac- quartier sont nés à Tirana et ont minente. Et l’artiste d’ajouter : cuser le gouvernement de prati- toujours travaillé sur le marché. « Nous sommes d’accord pour ques mafieuses, il est difficile d’y Leur vie entière s’est bâtie autour qu’il soit rénové mais c’est absurde voir clair. de cette activité. « C’est facile de de détruire un monument histori- Le projet d’urbanisation reste détruire, soupire un vendeur de que pour reconstruire un nouveau pour les habitants une promesse parfum un peu plus loin. Mais bâtiment. » Pour l’heure, le théâ- supplémentaire, qui pourrait cer- c’est plus difficile de construire. » tre est encore debout. tes améliorer considérablement Ici comme ailleurs, le scepticisme Rudi Erebara n’hésite pas à par- leur quotidien, mais en laquelle est de mise quant au réalisme du ler de blanchiment d’argent et ils ne croient guère. Pendant ce projet. Désabusés, les habitants d’arrangement illégal. Fusha, temps, les investisseurs se pres- ne croient pas au changement l’entreprise qui s’est vue attribuer sent dans le centre-ville, où le et les efforts accomplis par la la construction du nouveau bâti- prix du mètre carré est en perpé- municipalité à leur égard restent ment, aurait été choisie sans ap- tuelle augmentation. Une chose faibles pour le moment. À onze pel d’offres et recevrait en contre- reste néanmoins certaine : la ans du terme affiché par Tirana partie le droit de construire six ville telle qu’elle est aujourd’hui 2030 (lire pages 32‑33), de nom- immeubles dans les environs du vit ses dernières heures. breuses portions de routes res- théâtre. Une affirmation difficile Ateme Çifliku tent à construire. Et toujours pas à prouver mais également relayée et Boris Granger

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 37 PLANS SUR L’AVENIR Du plomb dans l’air À Tirana, le parc automobile a explosé après la fin de la période communiste, faisant de la pollution atmosphérique un fléau.

mpossible de la voir au pre- mier abord. Pas de brouillard Le fait étouffant, ni de nuage opaque comme à Pékin. Pourtant, se- Tirana est la troisième Ilon la base de données Numbeo, ville la plus polluée Tirana est l’une des villes euro- d’Europe. péennes les plus polluées. Les si- gnes ne trompent pas : la gorge qui gratte, les yeux qui piquent, la tête qui tourne. Première responsable : la circu- La pollution atmosphérique est lation automobile. La capitale est un des fléaux modernes de la passée d’une centaine de voitures capitale albanaise. « Nous ne dis- à la fin de l’époque communiste, posons pas des moyens adéquats à 190 000 en 2016, avant de dé- pour mesurer avec précision la passer les 300 000 en 2019. « Les pollution de l’air à Tirana, mais gens ne pouvaient pas avoir de c’est un fait, elle est là », constate voitures durant l’époque commu- Edvin Pacara, responsable du niste. Après 1991, tout le monde a programme environnement, voulu en avoir une. C’est un mar- climat et énergie pour l’Union queur social très fort », explique européenne (UE). De fait, seu- l’urbaniste Armand Vokshi, pro- les deux stations statiques de fesseur à l’université de Tirana. Le compteur l’UE. « C’est une bonne affaire surveillance existent à Tirana et Un changement brutal auquel explose : à Tirana pour les Européens qui les reven- elles ne fonctionnent que trois la capitale n’était pas préparée. le nombre de dent, mais pas pour l’Albanie, car véhicules a mois au total dans l’année. Les Des rues trop étroites, des bâ- dépassé la barre elles sont très polluantes. Nous derniers chiffres datent de 2016 : timents de plus en plus hauts des 300 000 achèterions des voitures neuves le niveau de CO2 à Tirana était qui empêchent la circulation de en 2019. si nous en avions les moyens », alors de 4,05 microgrammes par l’air, des voies engorgées par le commente Enis Myftiu, respon- mètre cube, soit plus du dou- trafic : l’urbanisation de Tirana sable du garage SGS. ble du seuil recommandé par n’est pas adaptée à une circula- l’UE. La même année, les taux tion importante. « En dehors des Du carburant très polluant d’émissions de particules fines périphériques, aucune nouvelle Premier fournisseur, l’Alle- (PM10) ont dépassé les normes route n’a été construite dans l’hy- magne écoule en Albanie les européennes 64 journées dans percentre de Tirana depuis les vieux diesels qui ne répondent l’année, alors que l’UE n’en tolère années 1990, et rien n’a été prévu plus aux normes européennes. que 35. pour les transports publics », note L’ironie veut que ce soit ce pays également l’urbaniste. qui ait offert les deux seules L’urbanisme en cause Sans oublier la création de pistes stations de surveillance de l’air Maladies cardiaques, accidents cyclables sur les voies existantes de Tirana en 2010. vasculaires cérébraux et pulmo- qui ont rétréci l’espace dévolu Autre point noir : la qualité des naires, cancer du poumon : selon aux voitures et aggravé les em- carburants, souvent très infé- l’Agence européenne pour l’envi- bouteillages dans la capitale. rieure à celle des pays de l’UE. ronnement (AEE), la pollution L’âge moyen du parc automobile La majorité est importée de de l’air a causé le décès préma- est de 20 ans. Et plus les véhicu- Grèce, d’Italie et de Roumanie, turé de plus de 2000 Albanais en les sont vieux, plus ils polluent. des pays qui tirent sur les prix 2016, principalement des enfants La plupart sont des automobi- en mélangeant les combustibles. et des personnes âgées. les d’occasion en provenance de Cela produit ainsi un excès de

38 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 PLANS SUR L’AVENIR

Kujtim Prela, 33 ans « Je déteste ce boulot » Augustin Campos / Cuej Campos Augustin

« Je passe huit heures dans cette station essence, tous les jours de la semaine et très souvent de nuit. Je déteste ce boulot, je suis très mal payé, c’est ennuyeux mais je n’ai pas le choix. Je gagne 186 euros par mois. Avec ma femme et mon fils de 9 mois, on va parfois déjeuner dehors, rien de plus. À Athènes, où j’ai habité pendant sept ans, la vie était plus facile. Je bossais dans la construction, je gagnais 80 euros par jour. Puis j’ai perdu mon emploi à cause de la crise, mon visa a pris fin, j’ai dû rentrer. Je n’aime pas Tirana. J’ai fait une demande de visa pour la Grèce, mais j’ai peu d’espoir. » Louise Claereboudt / Cuej Claereboudt Louise dioxyde de soufre, à l’origine ques pour la police de Tirana. de l’air. Ce vaste programme est des irritations aux yeux et à la Le secteur privé a aussi pris des soutenu par de grandes insti- gorge et pouvant provoquer de initiatives, à commencer par les tutions comme l’Organisation sérieux problèmes vasculaires. taxis hybrides (diesel-électri- mondiale de la santé (OMS) et Les véhicules que). En 2017, 3,3 % le Programme des Nations unies des particu- la compagnie des véhicules pour l’environnement. « Rien n’a été prévu pour du pays liers doivent les transports publics » Merr Taxi Ti- répondaient Malgré tous ces efforts, le gou- être contrô- rana, une des aux normes vernement a essuyé plusieurs lés une fois plus impor- d’émissions revers, comme le report de la par an, peu importe leur âge. tantes de la capitale, a décidé européennes loi interdisant l’importation de Pour ceux des professionnels, d’investir dans une vingtaine en 2017. voitures de plus de 10 ans et le test doit être effectué tous les de véhicules hybrides. « Nous ne respectant pas les normes six mois. Jusqu’en 2015, les voi- voulons répondre au défi écolo- européennes : « Le nombre de tures qui échouaient aux tests de gique. Nous voulons y partici- voitures d’occasion à écouler en pollution pouvaient continuer à per, au nom de la protection de Albanie est encore très impor- rouler. Depuis, elles doivent être l’environnement et de la santé », tant. Cela aurait entraîné d’énor- aux normes pour obtenir leur affirme Dorina Gurabardhi, mes pertes économiques pour le permis de circuler. responsable du service juridi- secteur automobile albanais », que de Merr Taxi Tirana. Dans souligne Enis Myftiu. La muni- Tournant écologique le cadre du projet Tirana 2030 cipalité avait également promis Le pays a pris un tournant éco- (lire aussi pages 32-33), la capi- la mise en place de bus électri- logique en 2016. Parmi les pro- tale albanaise a adhéré au réseau ques à Tirana d’ici 2018. Une positions phares, la promotion Breathe Life 2030 en novembre promesse toujours non réalisée des convertisseurs catalytiques 2018, qui cherche à mettre un à ce jour. pour moins polluer ou encore terme à la congestion du trafic, Phœbé Humbertjean l’équipement de voitures électri- l’étalement urbain et la pollution et Ilirjana Koçi

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 39 Boris Granger / Cuej Boris Granger Fin de campagnes Depuis la chute du communisme, le monde rural se vide. Pendant que des villages disparaissent, la capitale s’étend inexorablement.

our comprendre ce qu’a une autre âme qui vive. Les ba- Difficilement parce que c’est mon enfant. Mais subi Moglice, il faut raques vides sont légion. Les jeu- accessible, il n’est pas heureux ici. Les pos- monter quelques kilo- nes, beaucoup moins. En 1991, le le canton sibilités pour travailler sont trop de Moglice mètres au-dessus de ce canton comptait pourtant 7200 compte sur son limitées. Ce n’est pas une vie. » Pvillage du sud-est de l’Albanie, habitants. Aujourd’hui, ils ne nouveau barrage s’enterrer dans les montagnes, là sont plus que 1450. Trois villages pour retenir Ni hôpital ni pharmacie où les routes deviennent boueu- de la zone ont même été rayés de ses derniers Nombreux sont ceux qui font le ses et où la végétation prend le la carte. Ici, comme partout dans habitants. pari du départ. En Albanie, sur pas sur la pierre. Devant sa petite ce pays défiguré par l’exode rural les vingt dernières années, seules maison, où elle habite avec son depuis trente ans, ceux qui sont deux des douze régions du pays mari et son fils, Manushaqe ex- restés tentent de continuer leur ont gagné des habitants : celle plique qu’elle « ne pourrait jamais vie sans ceux partis chercher un de Tirana et celle de Durrës, le quitter [son] mode de vie », ses avenir plus radieux, à Tirana ou prolongement côtier de la ca- bêtes et le hameau où elle profite à l’étranger. Mais Manushaqe pitale. Ailleurs, c’est le grand de sa retraite. Mais à l’évocation n’en veut à exode : -60 % d’habitants depuis du futur de ses terres, son souri- personne et 1989 dans la province de Gjiro- re laisse place à la colère. « Je n’ai surtout pas à Le fait kaster, à l’extrême sud du pays, plus personne avec qui parler. Tout ceux qui sont Sur les 12 provinces -48 % dans celle de Kukës, dans le monde quitte le village. Ici, il n’y partis. Elle le nord, et -33 % dans celle de a pas d’avenir, pas d’espoir. Dans verrait même albanaises, seules celles Korça, qui abrite Moglice. les maisons autour de chez moi, d’un bon œil de Tirana et Durrës Partout, c’est la misère que la po- avant, il y avait mes voisins. Main- le départ de ont gagné des habitants pulation de l’Albanie rurale veut tenant, il y a des animaux. » son fils : « Je quitter. Dans son bureau d’ad- Autour de Moglice, il faut cher- ne vais pas lui depuis 30 ans. ministrateur de Moglice, Iefah cher activement pour trouver dire de partir, Hoxhe ne peut que le constater.

40 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 PLANS SUR L’AVENIR

« Les gens partent à cause du chô- Caro, démographe et auteure de 7 kilomètres plus au nord. Petit mage, de l’absence de travail. Le Du village à la ville, un essai sur bourg agricole de 6000 habitants peu qu’il y a ne suffit pas. » Dans les migrations internes en Alba- dans les années 1990, Kamza est le village aux maisons de pierre, nie. Après les années 1990 et la fin devenu, trente ans et 94 000 ar- les habitants « survivent » grâce des contrôles, la migration a été rivants plus tard, la sixième plus à l’élevage, alors que les terres massive, avec Tirana comme une grande ville du pays, un prolon- abandonnées deviennent peu à des destinations principales. » Molice gement urbain de Tirana et le peu incultivables. Les banlieues de la capitale ac- point de rassemblement de tous Livrés à leur sort à une heure cueillent des Albanais de tou- les migrants venus des monta- de la grande ville la plus pro- tes les régions, y compris de gnes du Nord. Au marché, on y che, aucun des onze villages qui Moglice, comme Gulbin. Par- croise Astrit, venue de Kukës il y composent le canton de Moglice tie avec son mari en 1990 de la a trente ans, Filloreta, arrivée de ne possède ni ly- région, elle s’était Korça il y a vingt-trois ans, Me- cée, ni hôpital ou « Si mes enfants d’abord dirigée rita, partie de Tropoja vingt ans pharmacie. En voulaient quitter le vers Salonique, auparavant. Toutes sont parties cas d’accident, village, ils auraient de l’autre côté de « à la recherche d’une meilleure une seule solu- raison de le faire » la frontière, avant vie ». Maintenant, elles sont chez tion : l’ambulan- de revenir à un elles dans cette banlieue en ex- ce locale et une demi-heure de quart d’heure du centre-ville de pansion constante et chaotique, route. Si les locaux sont pessi- Tirana, dans le quartier d’Astir. qui compte autant de bâtiments mistes quant à la survie du villa- « Lorsque mes triplés sont nés, en construction que de maisons ge, il existe un motif d’espoir : la comme c’était la crise en Grèce, on 80 % habitées. construction du plus grand bar- a voulu rentrer ici. On a entendu C’est la part Même si l’installation a été dif- de population rage d’Albanie, quelques kilomè- dire que Tirana c’était bien, qu’on perdue par ficile au début. « On a dû rester tres plus bas dans la vallée, qui pourrait y trouver du travail. » le canton de dans des baraquements, puis devrait au moins assurer que le Si la capitale a bien une répu- Moglice en construire notre première maison bitume le reliant à la civilisation tation d’Eldorado dans le pays, 28 ans. en bois, qu’on a rénovée depuis », soit refait. Un moindre mal. la réalité est moins reluisante. se rappelle Azem, qui a tout sa- Iefah a grandi ici et ne compte La famille de Gulbin ne peut crifié il y a trente ans pour quit- pas partir. À 55 ans, il y a tout compter que sur le salaire du ter le Nord avec sa femme. La connu : le communisme, le dé- mari, chauffeur, les mois où il campagne lui manque, mais un placement du village après des travaille. Avec l’équivalent de retour en arrière est impossi- inondations, l’absence de poli- 300 euros par mois, elle craint ble : « On est coincés ici. Ce serait tiques de soutien du gouverne- de « ne pas pouvoir assumer ses trop compliqué de bouger encore ment : « Le plus longtemps que trois enfants ». une fois. » Le présent est ici, à je sois parti, c’est une semaine en Aux alentours de la capitale, Kamza, Durrës ou Tirana. Et le vacances en Grèce. Mais si mes impossible d’interroger plus de futur aussi : la capitale pourrait enfants voulaient quitter le villa- deux personnes sans tomber sur Originaires de dépasser le million d’habitants ge, ils auraient raison de le faire. » un exilé. Les premiers partis ont Moglice, Gulbin d’ici dix ans. Au détriment des Pour les jeunes rêvant d’ailleurs, fait venir leur famille, leurs amis et Dallëndyshe régions rurales, toujours plus élèvent leurs la destination fantasmée est et leurs voisins, créant de nou- triplés dans le désertées. l’étranger. Mais Tirana reste la velles communautés à proximité quartier d’Astir, Adiola Cifliku, plus réaliste. En trente ans, la de Tirana. Aucun endroit n’il- à 15 minutes du Ateme Cifliku capitale a explosé, démographi- lustre mieux cela que Kamza, à centre de Tirana. et Corentin Parbaud quement et géographiquement, passant de 450 000 habitants à quasiment 900 000, soit un tiers de la population du pays. Destination : Tirana L’exode rural massif trouve ses racines dans l’histoire politique du pays. Pendant le commu- nisme, les migrations internes dans le pays étaient interdites, les autorités souhaitant que la population albanaise reste équi- tablement répartie sur tout le ter- ritoire. « Tout le monde était fas- ciné par l’idée de Tirana, à cause de son bouillonnement culturel, de l’image véhiculée par la musi- que, le cinéma… Mais personne ne pouvait venir, détaille Erka / Cuej Parbaud Corentin

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 41 PLANS SUR L’AVENIR L’agriculture revoit ses plants À Lushnje, les ambitions nationales ne suffisent pas à estomper les inégalités entre producteurs.

ous la chaleur acca- seulement de la survie », déplore concombres, carottes et autres blante des serres encore Amarildo, son fils de 27 ans, qui fruits et légumes. La résignation perlées de pluie, Ilmi ne rêve que d’une chose : partir est palpable dans ce lieu incon- Uku ramasse les toma- vivre en Allemagne. Si la famille tournable de la municipalité, où Stes plantées en décembre. Son a signé quelques contrats avec un quart de la population tra- épouse enfile ses gants de pro- ushnje des grandes entreprises agricoles vaille dans l’agriculture. tection en plastique et manipule qui exportent leurs tomates, elle L’ambiance est toute autre, à la délicatement la production. Le peine à trouver d’autres ache- sortie de la ville, où l’entreprise front ruisselant, le dos courbé, teurs. « Même s’il y a des contrats, kosovare DoniFruits, qui possè- l’agriculteur porte les cagettes et les entreprises peuvent refuser de cinq autres sites en Albanie, les entasse dans la camionnette. d’acheter notre production. On emploie près de 80 personnes. Avec ses trois frères, ils se parta- est ensuite contraint d’aller la Dans l’entrepôt, une vingtaine de gent un peu plus de six hectares vendre sur le marché », raconte femmes s’affairent autour d’une de terre. Une petite exploita- Ilmi Uku. machine ultra-moderne pour tion, comme la municipalité de Sur un grand parking, des cen- couper les grappes de tomates Lushnje en compte de nombreu- taines de véhicules dessinent cerises. Elles seront exportées ses, depuis la fin du communis- les larges allées du marché de dans les pays des Balkans, mais me où les terres ont été redistri- Lushnje, à 50 km au sud de aussi dans l’Union européenne. buées à la population. Tirana. Devant leurs camionnet- Malgré un travail acharné, diffi- tes dégoulinantes d’une produc- Maîtriser toute la chaîne cile pour la famille Uku d’obtenir À Lushnje, le tion mal calibrée, les agriculteurs Créée il y a plus de soixante ans, le salaire minimum, proche des travail acharné font le pied de grue, en espé- la firme s’est implantée sur la d’Ilmi Uku ne 210 euros. Les subventions du permet pas rant attirer les rares acheteurs. terre la plus fertile d’Albanie il gouvernement ? Ilmi esquisse à sa famille Chaque jour, des centaines de y a sept ans. Elle est aujourd’hui un sourire amer. « Nous ne les d’obtenir le salaire fermiers tentent, comme Ilmi, sous contrat avec 1760 produc- avons jamais eues. » « Ici, c’est minimum. d’écouler au marché tomates, teurs albanais. Si au départ l’en- Louise Claereboudt / Cuej Claereboudt Louise PLANS SUR L’AVENIR

treprise familiale ne visait que le agronome de l’entreprise. Il règle Après quinze années dans le Kosovo, l’objectif est aujourd’hui les derniers détails du processus monde de la banque, le quadra de s’étendre pour répondre à la de certification internationale vient d’investir 225 000 euros demande croissante des marchés Global Gap, qui garantira la dans une serre ultra moderne, européens. De grossiste, l’entre- qualité des produits de 58 fer- dans laquelle il a planté un hec- prise évolue pro- mes sous contrat tare de melons gressivement vers « Augmenter avec l’entreprise jaunes. Pour la maîtrise de la qualité pour kosovare. Agim Le fait financer son toute la chaîne. Rrasa est le pro- projet, il a reçu le marché européen » « D’ici deux ans, priétaire d’une Le gouvernement une aide d’en- on aura 50 hecta- de ces exploita- souhaite réduire viron 50 % du res de serres, dont 15 hectares à tions. À la demande de la firme, le nombre de fermes, gouvernement Lushnje », affirme Ejup Ahmeti, il vient de planter 2,5 hectares de albanais, en- PDG de DoniFruits. En parallè- poivrons sur ses dix hectares de tout en maintenant leur gagé dans un le, la société renforce sa capacité terres. L’entreprise lui fournit les part du PIB à 22,5 %. programme de d’exportation avec un investis- graines et l’engrais pour s’assurer modernisation sement de huit millions d’euros d’obtenir des poivrons conformes de l’agriculture dans un nouveau bâtiment qui aux standards de l’UE. du pays. devrait être opérationnel en En 2018, environ 4000 exploi- septembre. Projets financés par l'État tations ont bénéficié de cette DoniFruits s’emploie aussi à bo- Un peu plus loin, dans le pe- subvention de l’État. Un nombre nifier les fruits et légumes qu’elle tit village de Grabian, près de très faible au regard des quelque exporte. « On doit éduquer les Lushnje, Reni Ashiku, chemise 300 000 fermes que compte l’Al- agriculteurs pour qu’ils augmen- blanche et montre de luxe au banie. tent la qualité de leur produc- poignet, détonne dans ce paysa- Louise Claereboudt, tion pour le marché européen », ge, où la charrette est encore un Nicolas Grellier assure Kujtim Haxhi-Hamza, moyen de locomotion répandu. et Dafina Meco Herbes médicinales, un brin d’espoir

a saison de la récolte de la nes autochtones lui permettent pagnes a poussé de nombreux sauge n’a pas encore débuté. de produire plus de dix tonnes 100 000 paysans à cueillir, voire arracher, L Albanais vivent Pourtant, l’usine Relikaj, située d’herbes médicinales biologi- de la culture en grande quantité. Un compor- à Koplik, petite ville du nord ques par an. Vendues au gros- des herbes. tement qui « ne respecte pas le du pays, tourne à plein régime. siste le plus offrant, elles sont cycle des plantes, explique Alban Les bâtiments de l’entreprise, ensuite expédiées dans le monde Ibraliu, agronome à l’Université parmi les plus gros exportateurs entier. Le climat méditerranéen de Tirana. Si plus de 70 % des spé- d’herbes médicinales, s’imposent et les sols riches en minéraux, cimens d’une espèce sont cueillis, au milieu des champs. « Nous qui favorisent le développement elle ne peut plus se régénérer. »

Louise Claereboudt / Cuej Claereboudt Louise sommes les seuls des plantes, sont Autre frein au développement, la à contrôler toute « Les plantes à l’origine de leur monoculture. « Il faut diversifier la filière de la réputation. les productions », assure Drini culture à l’expor- importées ne Cultivées en plai- Imami, un agro-économiste tation », affirme survivent pas » ne ou cueillies qui incite les fermiers à ne pas Ormela Likaj, la dans les monta- se focaliser sur la sauge pour ne directrice du site. Dans les han- gnes, les herbes médicinales font pas être tributaires de marchés gars, plusieurs centaines de sacs vivre environ 100 000 personnes fluctuants. d’herbes séchées attendent d’être en Albanie. La lavande, la sauge Les professionnels du secteur expédiés aux États-Unis. ou le thym servaient de remèdes estiment que 31 500 emplois à À quelques kilomètres de là, dans la médecine traditionnelle plein temps devraient être créés Agim Rama inspecte ses plan- bien avant l’engouement des dans la filière sur dix ans. Près tations. L’ancien agronome sé- pays occidentaux pour les hui- Koplik de 180 millions d’euros de chif- lectionne ses herbes depuis des les essentielles. En 2018, les ex- fre d’affaires à l’exportation sont années. L’offre de graines loca- portations ont rapporté plus de prévus en 2027. les étant insuffisante, d’autres, 30 millions d’euros au pays. Les herbes médicinales représen- meilleur marché, ont longtemps tent une manne providentielle été importées. « La sauge alba- Améliorer la qualité pour le pays à l’heure où l’agri- naise est la seule qui s’adapte Jusqu’ici prometteuse, cette fi- culture albanaise peine à devenir vraiment au sol de la région, lière est menacée par les mauvai- rentable. observe-t-il. Les plantes impor- ses pratiques. Depuis les années Eljana Buci, Thibaut Chéreau tées ne survivent pas. » Ses grai- 1990, l’appauvrissement des cam- et Enia Matishi

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 43 PLANS SUR L’AVENIR Augustin Campos / Cuej Campos Augustin Le tourisme gagne la montagne Toujours plus nombreux, les visiteurs investissent les zones rurales du nord. Mais tous les villageois n’en profitent pas.

ne dizaine d’hommes « Cette rivière, le lac de Koman Paulin Qeta, qui depuis la fin du communisme. s’affairent au ponçage et nos plages de galets blancs atti- a ouvert son Autrefois peuplé de onze fa- des dernières planches rent de plus en plus de touristes », auberge en 2015, milles, il en compte moins de espère accueillir avant l’ouverture. Do- assure-t-il. plus d’hôtes cinq aujourd’hui. Uminant les eaux turquoises de la L’année dernière, ils ont été, se- Dans cette région, l’agriculture que l’an passé. rivière Shala, l’auberge de la fa- lon la municipalité, 7200 Alle- était jusqu’à récemment la seule mille Cani sera prête le 25 mai. mands, Autrichiens ou Tchèques activité économique. En plein Une de plus, au cœur des forêts à s’aventurer ici, à trois heures de essor, le tourisme laisse espé- verdoyantes du nord de l’Alba- Shkodra, via une route défoncée, rer des jours meilleurs. Appuyé nie. Trois autres ont déjà ouvert puis un bateau. Molla e Shoshit, sur une rambarde vernie, Mark depuis 2015 en amont de la ri- le village de Nikoll Kronicu, est Cani, second de la fratrie pro- vière. « On a vu faire les autres, planté plus haut, à quatre heu- priétaire de l’auberge, est rentré on s’est dit pourquoi pas nous », res de marche de la route la plus en septembre 2018 après quatre raconte Nikoll Kronicu, 64 ans. proche et sans réseau électrique ans en Italie. « Je me sens bien

44 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 PLANS SUR L’AVENIR

mieux chez moi, je veux gagner avec nous, c’est bon pour eux et mon propre argent, payer des tra- pour moi », assure Petrit. 100 kg Juna Beniri, 29 ans vailleurs locaux et leur permettre de pommes de terre, 6 kg de fro- de vivre ici », confie-t-il, enthou- mage de chèvre, 30 kg de viande « J’aime siaste. « Nous et 40 kg de encourageons Le fait poisson : c’était, avoir un les habitants l’année derniè- à développer 5,1 millions de touristes re, les besoins emploi le tourisme, ont visité l’Albanie quotidiens de stable » afin de réduire en 2017. Ils seront l’auberge en l’émigration », haute saison. assure Arion 10 millions en 2025, Le long du Prenda, res- selon le gouvernement. très tranquille

ponsable du Drin, à 30 mi- / Cuej Wong Camille tourisme au nutes de là en sein de la municipalité. En col- bateau, le village de Berisha, ses « Je travaille comme manager à l’hôtel laboration avec une ONG ita- nombreux potagers et ses qua- Plaza depuis deux ans. Après mon lienne, la mairie a publié des tre pêcheurs travaillant pour diplôme en psychologie clinique, je ne brochures des sites touristiques, les auberges, tente lui aussi de trouvais pas de boulot dans ma branche. et propose des tours dans le lac prendre le virage du tourisme Alors j’ai décidé de me tourner vers le de Koman. Selon la municipalité, vert. « Ici, chaque famille a désor- luxe et les ressources humaines, car mon environ 150 personnes vivent du mais un bateau pour transporter diplôme m’a aussi formée à la sociologie tourisme autour de Koman, sur les touristes », assure Samir, un et aux comportements humains. Avec à la les 2000 qui peuplent la zone. homme de 29 ans, installé aux clé, un bon salaire : autour de 650 euros. côtés de sa femme dans sa petite Je vis encore chez mes parents. J’aime la 100 kilos de patates par jour demeure aux murs froids. stabilité de mon emploi, et puis bien sûr, À quelques zigzags en bateau de Comme d’autres, il les emmène mon lieu de travail : un hôtel cinq étoiles là, Paulin Qeta et son frère Petrit chaque été dans son embarca- où tout est, comme moi, tiré à quatre sont revenus de Norvège en 2015 tion jusqu’à la plage de galets et épingles. » pour ouvrir leur maison d’hôtes, gagne entre 40 et 80 euros « selon qui compte 25 lits et emploie six les jours ». Mais la saison touris- personnes. Entre mai et fin sep- tique ne dure que cinq mois. « Je tembre, 90 visiteurs en moyenne suis obligé d’aller travailler en Ita- se rendent chaque jour sur leur lie en hiver, car nous ne pouvons Soit la durée du visa. « J’aimerais plage. Cette affluence donne du pas tenir toute l’année avec ça », pouvoir m’installer à long terme travail à huit familles d’agricul- déplore le jeune marié. ici », déclare celui qui planifie,

Augustin Campos / Cuej Campos Augustin teurs et à plusieurs pêcheurs Depuis huit ans, il traverse avec un ami du village, d’ouvrir des villages bordant le Drin, l’Adriatique, comme « plusieurs une auberge l’année prochaine. affirment-ils. « Avant, ils prati- hommes du village », pour rejoin- La courte saison touristique est quaient une agriculture vivrière, dre une entreprise de construc- un enjeu national : 50 % des on les a convaincus de travailler tion à Turin, trois mois durant. 5,11 millions de visiteurs de 2017 sont venus en juillet et août. Gjok Pepaj vend sa viande Dans le cadre d’un programme de chevreaux de développement du tourisme environ 6 euros en Albanie, lancé début mai, le kilo aux l’Union européenne veut rendre hôteliers. Selon cette activité plus pérenne dans l’agriculteur, elle les zones rurales. 100 millions vaudrait 18 euros à Shkodra. d’euros vont être investis dans plusieurs régions, dont celle de Shkodra. Des retombées inégales Le gouvernement albanais, lui, a Vrith initié il y a un an un programme Berisha de développement de 100 villa- ges à fort potentiel touristique à travers le pays. Non loin du Monténégro, coincé dans les montagnes à 40 km de Shkodra, les villages de Razma – destina- tion prisée des Albanais depuis dix ans – et Vrith en font partie.

Augustin Campos / Cuej Campos Augustin À Razma, pas moins de dix

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 45 PLANS SUR L’AVENIR structures d’hébergement, dont deux hôtels clinquants, sont dispersés entre des édifices à l’abandon, reliques des camps de vacances de l’ère communiste. Devant son hôtel Kulla e Arte, qui reçoit des visiteurs toute l’année, Eva Sterkaj vante son nouvel investissement : un établissement haut de gamme « qui doit accueillir une dizaine de suites – à 100 euros la nuit – et 30 autres lits ». Une source de revenus fragile Mais ici, le tourisme ne profite pas à tous. « Nous n’avons pas encore réussi à développer une activité économique stable », constate Ertil Merkaj, responsa- ble du secteur de la municipalité. Tandis qu’à Razma les auberges se contentent principalement de l’activité estivale, à Vrith, Gjok Pepaj, 65 ans, assis devant sa modeste ferme, regrette « les prix trop bas » négociés par les hôtels Eaux de tension qui lui achètent la viande de che- vreaux. La moitié des 4800 euros annuels qu’il perçoit proviennent de ces clients. Dans le village de Les centrales hydrauliques se multiplient 670 habitants, « on voit passer les touristes sans qu’ils s’arrêtent », au détriment de l’environnement. explique Marian Milaj, 21 ans, qui s’apprête à rejoindre ses pa- allée de Valbona, dans trales hydrauliques dans des zo- rents aux États-Unis. le nord de l’Albanie. nes protégées a été interdite. Et la « Il n’y a pas d’eau l’été, pas Une nature à première loi n’est pas rétroactive. d’électricité – les coupures sont vue immaculée, où Pour ces deux projets, pas de fréquentes –, pas non plus d’in- Vles vaches et les chèvres circu- barrages, mais de petites cen- vestissements », se désole-t-il. lent nonchalamment entre les 35 ans trales « au fil de l’eau », avec un Le programme des 100 villages rares véhicules. À perte de vue, c’est la durée de système de déviation du lit de la la concession est censé y remédier, grâce à la des sommets montagneux. Une à l’issue de rivière permettant d’en accélérer modernisation du réseau d’eau, tumultueuse rivière qui se fau- laquelle la le débit. De larges tuyaux pro- à la reconstruction du centre de file entre pins sylvestres et ma- centrale devient pulsent l’eau jusqu’aux turbines santé et la création d’un office de jestueux hêtres. Et des flancs propriété du afin de produire de l’électricité. tourisme. Mais pour l’instant, de collines défigurés par des gouvernement. Majoritairement souterrains, les aucune trace de ces projets dans bulldozers. Dans cette vallée, cylindres sont pourtant bien vi- les deux villages. 14 concessions de centrales hy- sibles depuis la route. Le tourisme à Razma n’est droélectriques ont été accordées Impossible de ne pas voir les pas non plus gage de stabilité. à des investisseurs privés, pour chantiers en traversant la val- Lorenz, un trentenaire revenu une durée de trente-cinq ans. lée. À l’entrée de Dragobi, un au village pour travailler comme Huit sont à l’intérieur d’une zone bloc de béton d’une dizaine de serveur pour 180 euros par mois classée parc national par l’Union mètres est déjà érigé en bordure à l’hôtel Kulla e Arte il y a cinq internationale pour la conserva- de rivière. Le métal et le gravier ans, après deux années en Grèce, tion de la nature depuis 1996. Valona remplacent la végétation. Une prévoit d’émigrer à nouveau « car « Nous n’avons pas décidé de quinzaine d’ouvriers s’activent : il y a de meilleures opportunités à construire dans un parc national, le chantier doit se terminer d’ici l’étranger, et de meilleurs salaires ». c’est le gouvernement qui y pro- quelques mois. Conséquence : en raison du pose des concessions », se défend départ des jeunes, la patronne de Gezim Pani, chef de projet chez Des études « bidons » l’hôtel a du mal à recruter. Gener 2, l’entreprise concession- Gener 2 promet de réparer les Augustin Campos, naire de deux centrales à Dragobi dégâts engendrés par les tra- Enia Matishi, Ardit Marku et Valbona. En effet, ce n’est qu’en vaux. « Nous remettrons les lieux et Malvina Tahiri 2017 que la construction de cen- en état, précise Gezim Pani. Ce

46 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 PLANS SUR L’AVENIR

l’entrée de la vallée, l’ONG alba- naise Toka lutte contre les cen- Le fait trales hydroélectriques depuis le début des travaux. En 2016, 98 % de l’énergie l’association organisait une ma- produite dans nifestation devant le premier le pays est hydraulique. chantier, empêchant les bulldo- zers d’entrer. 300 personnes y 525 projets de centrales ont participé. « Il n’y a eu aucune sont en cours. concertation publique, ce qui est inacceptable », martèle sa prési- dente, Catherine Bohne, Améri- caine installée à Valbona depuis Au-delà des impacts environ- dix ans. nementaux, Edvin Pacara met en doute l’efficacité même de Les militants sous pression l’hydraulique. « Le changement Depuis, Toka est engagée dans climatique a diminué les préci- une véritable partie de ping- pitations en Albanie, indique- pong judiciaire, face à Gener 2 et t-il. Cet hiver, nous avons eu au ministère des Infrastructures une très longue sécheresse, de et de l’Énergie. Entre les diffé- décembre à janvier. Il n’y avait rentes parties, les relations sont pas d’herbe… et pas de produc- électriques et plusieurs procès tion d’électricité. » sont en cours. Dans la vallée, l’eau turquoise et Le solaire trop cher les massifs montagneux attirent Dans son rapport annuel sur les amateurs de randonnée, de l’Albanie, l’Union européenne canyoning et d’alpinisme. Si le demande au gouvernement

Marie Dédéban / Cuej tourisme en est à ses balbutie- d’explorer d’autres pistes pour la ments, les habitants en tirent production d’énergie renouvela- n’est pas obligatoire, mais nous ne À Dragobi, néanmoins la majorité de leurs ble. Mais la plupart des projets voulons pas qu’on se souvienne de le chantier se revenus. Ils sont inquiets. « Les de centrales sont maintenus. En notre société comme de celle qui a poursuit malgré touristes ne viennent pas pour cas d’annulation des contrats, la les actions détruit la vallée. » Quelques ar- des ONG et le voir des centrales hydroélectri- facture serait salée pour le pays. bres ont déjà été replantés. Mais désaccord des ques. S’il n’y a plus de rivière, on « Beaucoup plus que ce que vous leur taille actuelle ne permet pas habitants. ne pourra plus vivre », raconte pouvez imaginer dans votre pire de camoufler les stigmates du Esmeralda*. cauchemar », a chantier. Cette habitante de « Les touristes assuré le Premier Au-delà des dégâts visuels, c’est Valbona souhaite ne viennent pas pour ministre Edi tout l’écosystème de la vallée et construire une voir des centrales Rama sur les ré- son micro-climat qui sont mis à maison d’hôtes hydroélectriques » seaux sociaux. mal. « Le détournement de l’eau dans sa commu- « Le solaire pour- vers les deux centrales hydroélec- ne. Le chantier est rait être une des triques réduira considérablement à l’arrêt. Elle accuse le gouverne- solutions, avance Ulrich Eichel- le coefficient d’évaporation et mo- ment d’avoir suspendu son per- mann, de l’ONG autrichienne difiera par conséquent l’humidité mis de construire parce qu’elle a Riverwatch. Il y a 300 jours d’en- et les températures », explique participé aux manifestations. Par soleillement par an en Albanie. Lulëzim Shuka, professeur de crainte de subir à leur tour des C’est plus qu’à Marseille. » Un biologie à l’université de Tirana. 31 % pressions, les militants se censu- potentiel qui intéresse aussi Ge- Truites marbrées, lynx des Bal- de pertes rent. Esmeralda, elle, s’obstine : ner 2. « Mais son prix est trois fois d’énergie lors de kans : 50 espèces endémiques la distribution, « Ils peuvent me faire ce qu’ils plus élevé que celui de l’hydrauli- animales et végétales sont me- dues à des veulent, je ne partirai pas. » que », pointe Gezim Pani. nacées. « La plupart des études défaillances À Kukaj, au bout d’une piste pra- Face à ces multiples controverses, d’impact environnementales pour techniques ticable uniquement avec un 4x4, la ministre des Infrastructures ces projets hydroélectriques sont ou des vols se trouve la maison d’hôtes d’un et de l’énergie, Belinda Balluku, bidons », dénonce Edvin Pacara, d’électricité. couple d’Albanais. Depuis plu- a lancé en janvier une réévalua- responsable du programme envi- sieurs années, Tahir et Lindita tion des contrats de concessions ronnement, climat et énergie au Hijsaj accueillent des touristes à travers tout le pays. Pour l’ins- sein de la délégation européenne allemands, anglais et canadiens. tant, sur les 58 contrats étudiés, en Albanie. « Dans certains cas, il « En 2018, les touristes venaient 17 ont été suspendus, en atten- n’y en a même pas. » encore, mais cette année, nous dant une décision finale. Des anomalies que dénoncent avons une baisse des réservations Anila Alliu, Camille Battinger plusieurs ONG locales et inter- de 50 % », déplore l’homme à et Marie Dédéban nationales. À Bajram Curri, à l’épaisse moustache grise. * Le prénom a été modifié

NEWSNEWS D’ILLD’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 47 PLANS SUR L’AVENIR Un chrome presque parfait Le pays mise beaucoup sur ce métal très prisé, parmi les plus purs au monde. Mais les investisseurs se font attendre.

a descente est chaoti- rythme des problèmes de santé que sur ce pierrier raide (cancers, déficiences rénales…) et glissant. Arc-bouté liés à l’exposition au chrome et sur une petite caisse en aux accidents dans la mine. Lplastique remplie de morceaux À seulement 18 ans, Niko Ceni et de roche, un mineur s’échine à Geli Fera sont « retraités », pour trouver l’équilibre tout en gar- raison de santé, après dix ans de dant le contrôle sur un butin que travail, sans masque. S’ils n’ont l’inertie précipite dans la pente. pas été directement victimes En un peu plus d’accidents, ils d’une minute « En cas d’accident, savent ce qui peut de glissade maî- la compagnie envoie arriver quand on trisée, il arrive de l’argent descend « dans les 30 mètres plus à la famille » galeries avec juste bas, sur la piste. un petit casque, Sitôt sa prise des lumières pour versée dans un réceptacle plus éclairer la roche et beaucoup de grand, l’adolescent remonte pé- dynamite pour la faire exploser ». niblement pour s’infiltrer dans Des incidents qui coûtent la vie à une galerie béante et remplir à huit personnes par an en moyen- En haut : le minerai en ferrochrome, en y nouveau sa caisse. Bonnet, jean ne dans cette montagne. Quand Côté pile, la mine fondant du fer. Cet alliage rentre et tennis, l’ouvrier improvisé ne cela se produit, « la compagnie de Bulqiza s’étend ensuite dans la recette de l’acier sur 370 km2. se soucie guère de la sécurité. arrête l’activité pendant un ou inoxydable, dont la Chine four- Son objectif : ramasser le plus deux jours, le temps de l’enquête, nit la moitié de la production possible de minerai de chrome et envoie de l’argent à la famille, mondiale. Pour ne pas laisser fi- avant la tombée de la nuit. pour qu’elle ne porte pas plainte », En bas : ler cette valeur ajoutée, l’Albanie Dans le monde illégal de la mine, poursuivent les deux garçons. Les petites voudrait traiter son chrome elle- 100 kilos se monnaient à seule- compagnies et les même. « Les royalties réclamées Influence chinoise mineurs illégaux ment huit euros. Une bouchée de utilisent des par l’État sont montées de 6 à 9 % pain quand le salaire moyen est Ces problèmes sont moins fré- galeries situées pour le minerai de chrome brut compris entre 450 et 500 euros quents chez Albchrome. La en haut de la pendant qu’elles descendaient de par mois. deuxième plus grosse entreprise mine. 6 à 3 % pour le ferrochrome », ex- Ici, à Bulqiza, dans l’Est alba- européenne dans ce domaine ex- plique Sokol Mati, expert dans le nais, le chrome est le moyen de ploite tout le bas de la mine, là domaine et rédacteur de la pre- subsistance d’une bonne partie où les tunnels sont les plus pro- mière loi minière en 1994. « Le de la population. Rares sont les fonds et le chrome de meilleure ferrochrome se vend plus cher familles qui ne comptent pas qualité. À elle seule, la société que le minerai mais on atteint en leur sein un travailleur du emploie 700 personnes dans ses aujourd’hui une limite dans la chrome, légal ou non, mineur galeries, creusées par des sous- production. C’est la matière pre- ou ouvrier d’une usine de trai- traitants chinois qui disposent mière qui manque, le chrome », tement. du savoir-faire technique. analyse-t-il. La présence des Asiatiques n’est La mine comme seul horizon pas anecdotique. Les ressources Transparence opaque La ville vit au rythme de la mine, en chrome de l’Albanie sont loin Burrel Bien que les ressources albanai- écrasée par cette montagne som- d’égaler celles de l’Afrique du Sud Bulia ses soient gigantesques, « aucune bre qui fourmille jour et nuit. Sur ou du Zimbabwe en quantité, nouvelle exploration n’a été réa- lasan les quelque 25 000 âmes vivant mais la qualité du minerai est ré- lisée depuis plus de vingt ans », dans cette localité, on compte putée être la meilleure au monde. regrette l’expert. La montagne plus de 1500 mineurs déclarés. Son extraction est importante de Bulqiza en contiendrait qua- Il est difficile de savoir précisé- pour l’Empire du milieu : les en- tre millions de tonnes. L’argent ment leur nombre, qui varie au treprises chinoises transforment fait défaut pour mener à bien ces

48 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 PLANS SUR L’AVENIR

Les mineurs nante et de « ce nuage gris qui illégaux risquent enveloppait la ville » d’Elbasan, leur vie pour un aujourd’hui encore l’une des salaire de misère. plus polluées du pays. À désor- mais 60 ans, elle est professeure de physique et de mécanique au lycée professionnel Ali Myftiu, dans une classe de 27 élèves dédiée à l’industrie du chrome, créée l’été dernier. Deux jours par semaine, ceux-ci sont ap- prentis dans l’usine d’Elbasan. Edison Balla, 18 ans, explique plein de fierté : « Le directeur de La montagne près de Bulqiza l’usine est venu un jour dans ma contiendrait classe pour expliquer son projet. quatre millions Il voulait recruter les meilleurs de tonnes pour cette nouvelle formation. » de chrome. Ni une ni deux, il a pris le train en marche. En suivant ces cours de métallurgie et de business, il ambitionne de devenir directeur à son tour. Dans une Albanie qui se vide de ses talents, lui veut rester. Il sera peut-être le témoin 269 privilégié d’un vrai renouveau du sociétés se partagent chrome albanais. officiellement Eljana Buci, le marché Ketjola Gështenja, du chrome Clément Nicolas

Clément Nicolas / Cuej Nicolas Clément à Bulqiza. et Malvina Tahiri

études, aucune compagnie étran- 45 kilomètres de Bulqiza, mais gère ne prenant actuellement le à respectivement une heure et risque d’investir massivement en trois heures de trajet, en raison Albanie, à cause notamment du de l’état désastreux des routes. Flori Mansaku, 34 ans climat douteux des affaires. Dans un rapport de 2017, la Ban- Tentatives de réanimation que européenne de reconstruc- Quasiment à l’arrêt depuis les an- « Cet été, tion et de développement décrit nées 1990, l’usine de Burrel a été le pays comme repoussant pour réactivée en 2013. Elle produit ce sera les multinationales, en raison aujourd’hui 100 tonnes de fer- Corfou » de la « manière particulièrement rochrome par jour.« Nous som- dissuasive » dont mes maintenant sont délivrés les 170 employés à permis d’exploi- « Nous sommes l’usine, compte tation. Membre 170 employés. Enver Qerimi. de l’Initiative Pendant le Pendant le com- Augustin Campos / Cuej Campos Augustin pour la transpa- communisme, nous munisme nous rence dans les étions plus de 600 » étions plus de « C’est moi qui gère mon temps. Avant, industries extrac- 600. » À Elbasan, quand j’étais inspecteur des impôts, je tives (Itie) depuis malgré d’impor- devais demander une permission pour 2009, l’Albanie est vue comme tants investissements, l’industrie partir. Maintenant je peux profiter : si ayant réalisé des « progrès signi- métallurgique, qui faisait la fierté je veux prendre un mois de vacances, ficatifs » ces dernières années, de la cité sous Enver Hoxha, n’a je peux. Je travaille dix heures par jour, mais encore insuffisants. pas retrouvé son lustre d’antan. du lundi au vendredi, pour 1220 euros C’est donc l’albanais Albchrome L’immense majorité du com- par mois. J’ai mon propre cabinet de qui se charge d’injecter l’argent. plexe industriel créé en 1962 est comptabilité dans lequel je travaille avec Entre 2013 et 2021, il a prévu aujourd’hui à l’abandon, et ses ma femme et ma sœur. J’aime mon travail d’investir 51,5 millions d’euros, 12 000 travailleurs ne sont plus car je l’ai choisi. J’ai bien plus de temps dont une large part dans les usi- qu’une chimère. Natalia Gjori, qu’avant pour profiter de mes deux nes de ferrochrome. Les deux employée pendant quinze ans garçons. Nous allons à la plage parfois, sites de production sont situés à à l’usine Nico, se souvient avec ou passer nos vacances en Turquie ou en Burrel et à Elbasan, à moins de envie d’une activité tourbillon- Grèce. Cet été, ce sera Corfou. »

NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 49 PLANS SUR L’AVENIR Juliette Vilrobe / Cuej Vilrobe Juliette

Pour les projets nationaux, plus utiles aux Albanais, aucun ar- Le privé, gentier international à l’horizon. L’État, qui peine à financer ses infrastructures, s’est tourné vers virage dangereux la solution du partenariat public- privé (PPP), un système dans le- quel il rembourse chaque année Pour financer es routes sans goudron l’investisseur privé. Une manière dans les campagnes, de ne pas alourdir la dette publi- ses infrastructures une capitale dépourvue que, qui représente 70 % du PIB, de gare ferroviaire, un mais un problème majeur selon de transport, Dseul aéroport : l’Albanie manque le Fonds monétaire international d’infrastructures de transport. (FMI). « L’augmentation du nom- l’État n’hésite pas « La priorité du gouvernement bre de contrats PPP expose les est de maintenir le réseau routier finances publiques à des risques à solliciter en état, explique une porte-pa- importants », rapporte l’institu- role de l’Autorité nationale des tion dans un document publié des investisseurs. routes. En milieu rural, c’est pro- en mai 2019. Le FMI avait déjà Une stratégie risquée. blématique mais on fait ce qu’on tiqué en février 2017, à l’annonce peut avec l’argent qu’on a. » du One-billion PPP program, vi- Un plan stratégique de dévelop- sant au développement d’infras- pement des transports pour la pé- tructures (écoles, hôpitaux, etc.) riode 2016-2020, de plus d’un mil- financées par le privé. liard d’euros, a été établi. Orienté vers des infrastructures de grande Un remboursement difficile ampleur, il prévoit notamment « Par risque, on entend toute in- des « corridors » de commerce in- certitude qui ferait dévier l’État de ternational (comme celui reliant ses prévisions et pourrait impli- Durrës à la mer Noire), en partie quer le paiement d’une dette im- financés par des fonds étrangers. prévue », explique Besjon Tanuzi,

50 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 MURINO PEC KLINA Vermosh PLANS SUR L’AVENIR PLAV

V Le pont Vasha reliera GUSINJE DECANI Tirana et la zone de Bulqiza. LaborieuseValbonë mise en route Tropojë Bogë expert de l’unité de risque fiscal, Theth epuis sonDAKOVICA hameau d’une ministre, Edi Rama, a dit aux Bajram Curri créée en 2016 au sein du minis- centaineZogaj d’habitants, Os- ouvriers qu’il a besoin de voir tère des Finances, à la demande Breglumëman Xhaferri regarde cette route terminée pour 2021, Lotaj D du FMI. Le danger que personne Fierzëavec excitation l’avancée des tra- alors le chantier a commencé à Debar n’ose évoquer officiellement, c’est Iballëvaux. « C’est la route qu’onKrumë attend fonctionner vingt-quatre heu- l’incapacité du gouvernement à Ura e ShtrejtëTIRANA depuis des années. » res sur vingt-quatre », raconte rembourser les investisseurs. CeShkodër LaKryezi route d’ArbritShëmri permettraKukës de Osman Xhaferri. L’homme aux qui aurait pour effet de confier Koman relier Tirana à Debar, en Ma- yeux rieurs quitte peu le comp- Fushë-Arrëz Gostil la gestion des infrastructures Pukë cédoine du Nord. « Elle va nous toir de son café-commerce, où au secteur privé, sans aucun changer la vie. Pour les jeunes etBROD ses journées sont rythmées par pouvoir de contrôle de l’État. l’université, pour l’accès aux soins le bruit de la roche concassée. Le FMI alerte également sur le Ungrej et les urgences, ce sera moins Poshqesh Zall-Reç manque de transparence autour Kallmeti i risqué et Krej-Lurëmoins compliqué », Stratégie électorale de la sélection des entreprises Madh commente Nazmi Bala, 62 ans, « Tout est lié à la politique. Si le Rubik partenaires. Une manière polie RrëshendepuisKurbnesh son café de Klos. Finis projet avance, c’est parce que les d’évoquer la corruption. élections municipales arrivent », Peshkopi assure Hysen Likdisha, journa- Milot Investisseurs tout-puissants Laç liste basé à Bulqiza. Depuis la fin Besjon Tanuzi rappelle que « le Burrel Maqellara du communisme, le projet a été problème majeur posé par les PPP, abandonné, commencé, arrêté, quel que soit le pays, c’est lorsque Klos relancé par la Chine, puis confié le secteur privé vous dit ce qui est Bulqiza Debar en 2013 à l’entreprise albanaise mieux pour vous ». C’est-à-dire Gjoka construction, via un par- lorsque des investisseurs amè- tenariat public-privé de 240 mil- R ’A nent un projet d’infrastructure R ’A lions d’euros. Débutée en 2018, qui n’est pas listé dans les prio- TIRANA Itinéraire actuel de 130 km la construction du tronçon sud rités du pays. Ces « propositions Autoroutes et routes doit être achevée en 2021, avant non-sollicitées » questionnent la les législatives et la désignation transparence des opérations et les trajets vers Tirana de deux d’un nouveau Premier ministre. d’éventuels faits de corruption. heures trente pour 130 km, sur Basir Çupa, le maire de Klos, est La route d’Arbrit (lire ci-contre) Rrogozhinë une voie où les trous et affaisse- enthousiaste : « Beaucoup d’ha- tout comme l’aéroport de Vlora ments sont légion etPërrenjas la présence bitants étaient partis vivre à Ti- Peqin Llixhat e en sont des exemples. Bien queDivjakë Cërrikde goudron Elbasani aléatoire. rana, mais après avoir appris que les investisseurs, respectivement En contrebas de Vieille promesse électorale ja- la route allait être construite, cer- Lushnjël’ancienne voie, chinois et turcs, se soient fina- la nouvelle route mais tenue, la routePogradec d’Arbrit tains sont revenus. » À 60 km de Gramsh lement retirés, certains projets reliera Klos à permettra aux habitants de la là, la ville de Peshkopi en espère n’ont pas été abandonnés. Tirana en trente ville de Klos de rejoindre Tirana les mêmes retombées. Une loi, en cours d’étude au minutes. Kuçovëen trente minutes. « Le Premier A.A. et J.V. Parlement albanais, prévoit de Ura Vajgurore Maliq Roskovec Moglicë restreindre le recours aux PPP Berat et d’interdire les propositions Patos spontanées dans tous les sec- Voskopojë teurs, exceptés l’énergie et les aé- Ballsh Poliçan Korçë roports. Insuffisant pour le FMI, Vithkuq Selenicë qui exhorte l’Albanie à les inter- Çorovodë dire dans tous les domaines. Anila Alliu et Juliette Vilrobe Villahinë Qesarat Kotë Memaliaj Frashër Gjormë Ersekë Le fait Tepelenë Këlcyrë Kosinë Le Fonds monétaire Përmet Kuç Leskovik international Palasë Poliçan Kardhiq s’inquiète d’un recours Himarë Borsh Gjirokastër MELISSOPETRA trop fréquent Libohovë aux partenariats Lukovë Delvinë Jorgucat public-privé. Finiq Sarandë KALPAKI Çukë / Cuej Vilrobe Juliette

TSAMANDAS NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 51 Xarrë

PALEOKASTRITSA Konispol SAGIADA CORFOU NEWS D'ILL

Centre universitaire d’enseignement du journalisme (CUEJ), Université de Strasbourg - 11 rue du Maréchal-Juin CS 10068 67046 Strasbourg - 03 68 85 83 00 cuej.unistra.fr - cuej.info

DIRECTRICE DE LA PUBLICATION Nicole Gauthier ENCADREMENT Stéphanie Peurière, Aymeric Robert, Arnaud Vaulerin RÉDACTRICE EN CHEF Juliette Mariage CHEFFE D’ÉDITION Phœbé Humbertjean COORDINATRICE ICONOGRAPHIQUE Louise Claereboudt RÉALISATION Vincent Ballester, Camille Battinger, Florian Bouhot, Augustin Campos, Thibaut Chéreau, Louise Claereboudt, Tifenn Clinkemaillié, Marie Dédéban, Lucie Duboua-Lorsch, Boris Granger, Martin Greenacre, Nicolas Grellier, Pierre Griner, Phœbé Humbertjean, Louay Kerdouss, Melina Lang, Stefanie Ludwig, Juliette Mariage, Clément Nicolas, Mathilde Obert, Corentin Parbaud, Clémentine Rigot, Tom Vergez, Juliette Vilrobe, Sophie Wlodarczak, Camille Wong PHOTO DE UNE Juliette Vilrobe PHOTO DE DER Stefanie Ludwig ENCADREMENT TECHNIQUE Guillaume Bardet, Jean-Christophe Galen ENCADREMENT VIDÉO Gaëlle-Anne Dolz, Marie Pouchin ÉTUDIANTS VIDÉO Shaza Almadad, Ignacio Bornacin, Sonia Boujamaa, Marine Chaize, Annalina Elbert, Coralie Haenel, Sarah Hofmeier, Konstantin Manenkov, Thibaut Martinez-Delcayrou, Jeanne Meyer, Christina Molle, Quentin Monaton, Ayla Nardelli Passadori, Julie Paquet, Charlène Personnaz, Cédric Pueyo, Émilie Sizarols, Camille Toulmé, Meerajh Vinayagamoorthy ENCADREMENT RADIO Ernest Bunguri, Nicole Gauthier, Matthieu Mondoloni ÉTUDIANTS RADIO Sophie Bardin, Augustin Bordet, Matthieu Le Meur, Marianne Naquet, Sarah Nedjar, Mado Oblin, Martin Schock, Annika Schubert, Thomas Vinclair ÉTUDIANTS DE L’UNIVERSITÉ DE TIRANA Eniada Arapi, Eljana Buci, Niada Caushaj, Adiola Çifliku, Ateme Çifliku, Loredana Duka, Lida Gjokeja, Enxhi Hoxha, Anila Hysa, Fatjona Hyseni, Ilirjana Koçi, Sara Leska, Senada Llukaj, Dafina Meco, Sidorela Noni, Kristjana Prenga, Lorela Prifti, Erjana Sala, Eva Toçi ÉTUDIANTS DE L’UNIVERSITÉ ALEKSANDËR XHUVANI D’ELBASAN Anila Alliu, Brikena Allkja, Ada Gjeçaj, Esmeralda Hilda, Enia Matishi, Arla Marangozi, Sidorela Tashi ÉTUDIANTS DE L’UNIVERSITÉ LUIGJ GURAKUQI DE SHKODRA Xhenis Alija, Ketjola Gështenja, Aldo Haxhari, Ardit Marku, Emilia Matishi, Enzo Matishi, Ndoj Rripa, Malvina Tahiri, Hymerta Ura, Florian Vataj, Donika Volaj IMPRESSION Mediaprint, Tirana, Albanie

Remerciements à tous ceux qui ont permis la réalisation et la réussite de ce projet, et notamment À nos partenaires universitaires Eldina Nasufi, responsable du département de français de l’université de Tirana ; Majlinda Pesa, vice-doyenne de l’université d’Elbasan, et Ilir Yzeiri, professeur de journalisme ; Brisena Kopliku, vice-doyenne de l’université de Shkodra ; À l’ambassade de France en Albanie, l’ambassadeur Christina Vasak, et le service de coopération et d’action culturelle ; À la Délégation de l’Union européenne en Albanie et particulièrement l’ambassadeur Luigi Soreca et Sylvain Gambert de la section politique ; À la Maison de l’Europe ; À la mairie de Tirana, son maire Erion Veliaj et sa cheffe de cabinet Anuela Ristani ; Aux équipes logistiques du centre culturel TEN et de Dutch Hub ; Et notre gratitude particulière à Ernest Bunguri sans lequel cette délocalisation en Albanie n’aurait pas été possible.