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Séquences La revue de cinéma
Un réalisteur Georges Franju Gilles Blain
Révolte et exaltation Number 40, February 1965
URI: https://id.erudit.org/iderudit/51819ac
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Publisher(s) La revue Séquences Inc.
ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital)
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Cite this article Blain, G. (1965). Un réalisteur : Georges Franju. Séquences, (40), 20–26.
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Celui dont Henri Agel disait il On connaît peu de choses de y a quelques années qu'il "est peut- son enfance et de sa jeunesse. Tout être l'un des plus grands cinéastes au plus quelques détails qu'il li français actuels" est un homme ner vrait oralement avec son laconisme veux, dont la douceur étonne au désinvolte habituel, à Lausanne, en tant que le mordant. Il parle à voix février 1957 : "Je suis né le 12 basse, avec rapidité, mêle naturel avril 1912 à Fougère (Bretagne). lement dans son propos la verdeur Etudes sommaires et primaires. A gouailleuse à la précision scienti 15 ans, je m'éduque dans le bois de fique. Ce qui est frappant chez lui, Vincennes avec les lectures suivan se plaisent à dire les personnes qui tes : Fantomas, Freud et le Mar l'ont rencontré et connu, c'est son quis de Sade. Je travaille quelques oeil aigu et mobile, son regard per mois dans une compagnie d'assu çant. "La vertu du regard explique rances que je quitte pour clouer des l'homme et l'oeuvre, écrit Freddy caisses chez un marchand de nouil Buache. Il voit loin avec une net les. Pour sauver la face, je dis à teté immédiatement décisive ; en mes parents que je suis caissier. — même temps, il sait percevoir les Puis élève-décorateur et décorateur rapports des êtres entre eux (hom de théâtre jusqu'au service militai mes ou objets) et en nouer d'un re. Démobilisé en 1932 ..." mot ou d'une image les propriétés Sa vingtième année marque un objectives. Ce coup d'oeil de chi tournant dans la vie de Georges rurgien et simultanément d'archi Franju. Il rencontre Henri Langlois tecte, c'est celui du cinéaste-né ca dans une imprimerie. Une amitié pable de la fusion fulgurante de naît entre les deux jeunes gens. En l'esprit d'analyse avec l'esprit de semble ils fondent le "Cercle du synthèse ; c'est celui du poète". Cinéma" et organisent une premiè-
FÉVRIER 1965 21 re représentation cinématographi prépare minutieusement ce qu'il que où sont programmés : La appelle "son film sur les abattoirs". Chute de la Maison Usher, Le Paul Legros, directeur de la compa Cabinet du Docteur Caligari et gnie "Forces et Voix de France", ac Le dernier Avertissement de Paul cepte de financer cette entreprise Leni. Toujours en collaboration a- audacieuse. Audacieuse elle l'est, vec Langlois, il tourne et monte, en en effet, tant par le sujet qui n'a 1934, son premier court-métrage : rien d'emballant en soi que par Métro. Il le jugera par la suite vide l'inexpérience du nouvel auteur. et sans intérêt, "malgré quelques Grâce à la liberté, à la compréhen bonnes idées". Et, en effet, le sty sion que son producteur lui accor le percutant et plein du vrai Franju de, Franju consacre beaucoup de n'y est pas encore, quoique certains temps au tournage, attendant sou de ses thèmes s'y trouvent déjà é- vent pendant des jours que l'am bauchés : le sentiment de la solitu biance lumineuse soit exactement de, la tristesse morbide, la révolte celle qu'il désire ou que certains et l'insolite du quotidien. éléments, comme le passage d'une En 1937, Franju fonde avec Lan péniche avec des draps étendus, se glois et P.-A. Harlé, la Cinémathè présentent. A cette rigueur, d'ail que française et crée le journal leurs, dans la composition des ima "CINEMAtographe" auquel colla ges, le film doit, pour une bonne borent Prévert, Autant-Lara, Pou- part, sa perfection artistique. Le dovkine, Cavalcanti, Brunius, An- Sang des bêtes paraît en 1949 et nenkov. La parution de cette feuil vaut à son auteur une renommée le s'arrêtera après le deuxième nu que connaissent rarement les réa méro ! Avant que ne commence sa lisateurs de courts-métrages. La cri carrière de documentariste, Franju tique ne tarit pas d'éloges sur le assumera le poste de secrétaire exé "ton" de l'oeuvre. "Jamais depuis cutif de la Fédération internationale Vigo, écrit Freddy Buache, le ciné des Archives du film (F.I.A.F.) ma français n'avait donné le jour à lors de sa fondation en 1938, et une oeuvre d'un lyrisme à la fois celui de secrétaire général de l'Ins plus délicat et plus atroce ... Fran titut de cinématographie scientifi ju, avec une prodigieuse lucidité, que, en 1945. retrouvait l'humanisme sain, la ré volte dynamique, la vitalité, la gé nérosité visuelle du cinéaste d'A 1. Les courts métrages propos de Nice, le cri du Bunuel des Hurdes et de l'Age d'or, la sou Trois ans après la Libération, plesse photographique, le chant des Franju s'attaque à la réalisation. Il
22 SÉQUENCES gris feutrés du Carné de Quai des brumes et du Jour se lève, le sé rieux et la force de Joris Ivens". De 1950 à 1957, Franju réalise douze courts-métrages dont certains égalent, s'ils ne la dépassent pas, la valeur du Sang des bêtes, En pas sant par la Lorraine (1950) oppo se et révèle l'une par l'autre la Lor raine touristique officielle, tradi tionnelle, et celle des ouvriers en usine, des lamineurs qui pratiquent un métier dangereux. Hôtel des Invalides (1951) nous fait visiter ce panthéon des "gloires" militai res de la France, mais en en dévoi lant le côté inhumain, l'hypocrite facade, en le "défétichisant", com me le dit justement un critique. Le Le Sang des bêtes, de Georges Franju Grand Méliès (1952) est un pre mier hommage filmé à la gloire saumon, l'organisation criminelle du créateur de l'art et du spectacle de la pêche : fil transparent, amor cinématographiques. Monsieur et ce, hameçon, crochets, dynamite, Madame Curie ( 1952 ) est un essai coup de caillou pour broyer la tête magnifiquement réussi sur la per du poisson... Mon Chien (1954) sonnalité, le courage et la patience dénonce l'atrocité de la fourrière en amoureuse de deux savants dont les développant une intrigue qui attire travaux ont abouti à la découverte ( mais c'est là une faiblesse ! ) la de la radioactivité. Les Poussières sympathie du spectateur sur ces (1953) aborde le thème du dan centaines de chiens errants qui, cha ger sournois que constituent pour que saison, passent par la chambre une ville les poussières industriel à gaz. Le Théâtre National Popu les. A propos d'une Rivière (dont laire (1956) dresse la chronique, le titre rend un hommage discret à vue des coulisses, de la troupe Jean Vigo et à sa conception du de théâtre de Jean Vilar : l'an "point de vue documenté") offre de Franju a ceci de particulier, en contrepoint cruel de la fraîcheur dans ce documentaire, que, au lieu des bosquets, de la limpidité de de dévoiler la présence de l'épou l'onde et de la vie frétillante du vante derrière la réalité, il nous
FÉVRIER 1965 23 sensibilise au fait que c'est l'épou te de l'abbé Mouret ou Thomas vante née de la convention du jeu l'Imposteur. En 1958, il a la chan théâtral qui devient la réalité. No ce de se faire confier la réalisation tre-Dame de Paris (1957) fait dé au cinéma du roman d'Hervé Ba filer des images très belles de la zin : La Tête contre les murs. A célèbre cathédrale, mais coupées de vrai dire, l'oeuvre de Bazin est un leur signification spirituelle, sur une faux roman où l'auteur, artificielle musique profane qui contribue à ment, mêle sa révolte habituelle, à faire surgir cette église hors de tou la fois abstraite et stérile, à une dé te référence à la religion. Signa tresse particulière : celle des fous ; lons deux courts-métrages mineurs un roman dont le sens même est réalisés à la même époque : La contestable étant donné son origi Navigation marchande (1953) que ne : un reportage d'après une en l'auteur a tournée avec réticence et quête effectuée par l'auteur sur les reniée ensuite ; Sur le Pont d'Avi hôpitaux psychiatriques français. gnon, pochade souriante en couleui Franju régénère le roman, en fait et en cinémascope. Enfin La pre un poème cinématographique sur mière Nuit (1957) qui raconte le vertige mental sans tomber dans l'histoire d'un petit garçon s'en- la "grand guignolade". L'accueil est dormant dans le métro et rêvant, mitigé : on lui reproche surtout au hasard des couloirs, à son im d'avoir mal dirigé ses acteurs et possible rencontre avec une petite d'avoir mêlé le "point de vue do fille à peine entrevue dans la rue. cumenté" (essai sur la folie) et la Ce film, qui est déjà, tout court thèse (drame de la jeunesse, "mal soit-il, une oeuvre de fiction, ouvre du siècle" ... ). un nouveau chapitre dans la car En 1959, Franju réalise Les Yeux rière de Georges Franju, au cours sans visage, avec des interprètes de duquel les thèmes vont enfin pou classe : Pierre Brasseur, Edith Scob, voir s'élargir en embrassant un su Alida Valli et Juliette Mayniel. jet demeuré obligatoirement en L'accueil, cette fois, est plutôt froid. marge des travaux de ce poète so Le sujet est extravagant et sans in cial : celui du comportement indi térêt, estime-t-on ! Mais Franju se viduel des hommes et des femmes. récrie : "l'histoire, ça ne m'intéresse pas. Elle me sert à exprimer un 2. Les longs métrages style. Et l'horreur fixe la sensibi lité, elle fait mieux ressortir la poé L'auteur du Sang des bêtes espé sie. On me reproche de faire un rait depuis longtemps aborder le film d'horreur. C'est comme si on long métrage en adaptant La Fau reprochait à Cézanne de peindre
24 SÉQUENCES des pommes, qu'on lui dise de duction de gags, interdiction de peindre des roses : non ! Les roses, certaines scènes ... "La seule chose c'est pour Renoir !" Cependant cet que je revendique pleinement est te affirmation agressive de l'auteur l'enterrement final". ne détecte pas la signification la L'art de Franju atteint un som plus profonde du film : car la poé met en 1962 avec l'adaptation du sie n'est pas ici pure gratuité, au célèbre roman de François Mauriac contraire, elle est le lieu où se dé Les personnages de Bernard et de bat un monde d'automates au sens Thérèse semblent désormais indis pascalien du mot, où souffre une sociables de leurs doubles à l'é jeune fille derrière son masque et cran : Philippe Noiret et Emma- se déroulent les expériences terri nuèle Riva. fiantes d'un médecin hanté par ses Depuis cette expérience heureuse, rêves fous. Franju a tourné Judex (1963) en Pleins Feux sur l'assassin, réalise hommage à l'une de ses grandes ad en 1961 d'après une histoire de Boi- mirations cinématographiques : kau et Narcejac, est un échec. Fran Louis Feuillade. Et il se trouve pré ju lui-même n'hésite pas à l'avouer, sentement à Sannoy, petite localité mais il en attribue la cause à des de la banlieue parisienne, en train impératifs de la production : im de tourner les séquences d'apoca position de Pascale Audret alors lypse du célèbre roman de Jean qu'il eut préféré Edith Scob, intro Cocteau : Thomas l'Imposteur.
Judex, de Georges Fran|U Georges Franju n'a rien d'un longtemps mes acteurs avant de théoricien, ce qui ne le dis tourner..." — "Comment je tra pense pas de méditer sur le sens vaille ? Tout est écrit, prévu, sur le de son langage, sur sa position à script. Personne ne peut se trom l'égard de la réalité et de l'art, sur per. Comme ça on n'a pas d'emmer- sa méthode de travail. Il a livré ses dement et on est libre..." — "Je réflexions sur tous ces sujets dans suis sadique, mais je le sais. Et j'ai de nombreuses interviews, dont voi de la tendresse : l'un ne va pas sans ci quelques extraits particulière l'autre. C'est pourquoi j'aime les ment significatifs : "Il n'y a pas personnages qui sont les victimes : grande différence entre mes courts ils me touchent". — "Je crois que et mes longs métrages. Pour un la poésie se trouve dans le réalisme long-métrage le budget est plus im le plus rigoureux, non pas dans la portant, l'équipe plus nombreuse et fantaisie décorative. L'art pour l'art le travail plus facile, autrement la est exécrable. J'ai toujours détesté façon de voir est la même. Il est les films de L'Herbier... Je peux certain que le court-métrage néces dire que j'ai toujours eu une fai site une plus grande concentration blesse pour Fritz Lang, mais de là des moyens, une discipline plus ri à trouver une inspiration directe ! goureuse. Mais on peut être précis Non, je pense qu'il faut replacer ce parce qu'on est seul. Dans un court cinéma (l'Expressionnisme alle métrage, je n'ai jamais cherché à mand) dans son époque. De cette romancer. Pour moi, l'objet seul époque, j'aime Nosferatu de Mur importe et doit être mis en valeur. nau, qui est beau parce qu'il est Pour un long métrage, mes préoc réaliste..." cupations sont les mêmes : le pay sage donne le ton de l'histoire, non Pour caractériser l'art de Franju, pas un paysage en tant que décor, le critique Freddy Buache parle mais tout simplement un objet, un d'un "réalisme supérieur" qui résul objet qui devient un personnage. terait d'une dialectique entre le sur Pour ces raisons, je déteste tourner réalisme et le réalisme poétique. en studio. Lumière et Feuillade tra Peut-être est-ce la formule la moins vaillaient toujours en décors natu inexacte ? En tout cas, elle rejoint rels. Au studio tout est incommode assez bien l'affirmation d'André et tout va trop vite. J'aime mieux Breton qu'aime à répéter Georges être emmerdé par une fenêtre, mais Franju lui-même : "Ce qu'il y a qu'elle donne sur la vie, pas sur une d'admirable dans le fantastique, c'est découverte..." — "Je n'interviens qu'il n'y a plus de fantastique : il pas sur le plateau. Mais je baratine n'y a que le réel".
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