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UNIVERSITE DE LYON UNIVERSITE LUMIERE LYON 2 INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE LYON

La Bande dessinée XIII : une saga complotiste ?

Apolline Nassour Mémoire de Séminaire

Violence et médias

2013 - 2014

Sous la direction de Isabelle Hare et Isabelle Garçin-Marrou

Soutenu le 2 septembre 2014

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La Bande dessinée XIII : une saga complotiste ?

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Sommaire

Sommaire ...... 4 Introduction ...... 8 I. La Bande dessinée comme objet d’étude ...... 13 I.I Comment analyser une bande dessinée ? ...... 14 I.I.I Le 9e Art : séquentiel et combinatoire ...... 14 « L ’Art séquentiel » ...... 14 La combinaison de l’iconique et du verbal ...... 15 I.I.II Définitions ...... 19 Divisions et subdivisions de la planche ...... 19 Contenus et contenants des vignettes ...... 20 Procédés d’installation du dispositif spatio-topiques ...... 21 Principes régissant le dispositif spatio-topique ...... 21 I.II Présentation des albums : Une saga, six tomes et un OLNI ...... 23 I.II.I Des cycles emboîtés ...... 23 LE JOUR DU SOLEIL NOIR ...... 24 SPADS et ROUGE TOTAL : la dilogie ...... 25 TREIZE CONTRE UN et LE JUGEMENT : dilogie fracturée ? ...... 26 I.II.II THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE : Un OLNI ? ...... 28 I.III Les instruments spécifiques à l’analyse de XIII ...... 32 I.III.I Une série homogène sur le plan rhétorique et graphique ...... 32 Régularité entre les planches ...... 32 Un mode de combinaison classique entre l’iconique et le verbal ...... 34 I.III.II Séquences, séries et plans de signifiance ...... 35 Des séquences entremêlées ...... 35 Formation de séries de vignettes ...... 36 Conclusion du premier chapitre ...... 37 II. La complot et sa théorie comme sources d’inspiration ...... 38 II.I Une fiction qui puise dans d’autres fictions ? ...... 39 II.I.I Roman d’espionnage, roman policier et bande dessinée à suspense ...... 39 La distinction entre roman d’espionnage et roman policier au sens de Boltanski ...... 39 XIII, à la lisière du roman policier ...... 40 Une plus grande proximité avec le roman d’espionnage ...... 42 Une intrigue inspirée de La Mémoire dans la peau ...... 44 II.I.II Un langage visuel emprunté au Cinéma ...... 46 La similarité du crime ...... 47 La transcription des codes visuels du cinéma à la bande dessinée ...... 47 II.I.III Synthèse : emprunter n’est pas s’inspirer ...... 49 II.II Une réalité nourrie par la nôtre ...... 50 II.II.I Un État traumatisé ...... 50 « C’est l’Amérique » ...... 51 Le poids des corps d’armée ...... 52 II.II.II Des références à une Histoire fantasmée ...... 55 La version réfutée d’un événement...... 56 ... Et des questions que l’on se pose toujours ...... 57 Conclusion du second chapitre ...... 59

III. Complot, Théorie du complot et Dystopie : les ingrédients de la série ...... 60 III.I Du complot à la dystopie ...... 62 III.I.I Une définition équivoque ...... 62 III.I.II S’élever « Au-dessus du complot » ...... 63 III.I.III Le paradoxe induit par la dystopie ...... 66 III.II La théorie du complot comme forme narrative ...... 69 III.II.I Une enquête qui trahit la paranoïa ...... 69 La figure de l’enquêteur : deux positions antagoniques ...... 69 Une symbolique visuelle incitant au décodage ...... 71 III.II.II Le rôle des médias ...... 73 Une position duale, entre personnage et récitant ...... 73 Le point de rencontre de la dystopie et de la théorie complot ...... 74 Une version moderne du « garçon qui criait au loup » ? ...... 74 III.II.III L’humour comme caution ...... 75 Conclusion du troisième chapitre ...... 77 IV. Les aboutissants de la représentation de la théorie du complot ...... 78 IV.I Une critique de l’impérialisme américain à la faveur d’un contexte de guerre froide ..... 79 IV.I.I Le contexte de guerre froide ...... 79 IV.I.II Une vision très négative de l’armée ...... 82 IV.II Une critique politique et sociale des Etats-Unis ...... 85 IV.II.I Raison d’État contre État de droit : le paradoxe démocratique ...... 85 Un État qui court-circuite la Justice ...... 86 La loi du silence ...... 87 Deux problèmes soulevés par la raison d’Etat...... 90 IV.II.II Wally Sheridan, figure du Vil en politique ...... 90 IV.II.III La question de l’anti-américanisme ...... 93 Conclusion ...... 96 Bibliographie ...... 98

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Dédicace Un grand merci à mes directrices de mémoire qui m’ont accordé leur confiance malgré ce choix de sujet délicat. Merci également à mes amis, dont certains commentaires ont nourri ma réflexion.

Je remercie ma mère qui, depuis que je suis en âge d’écrire, me poursuit de sa névrose orthographique – et la prie par avance d’excuser les éventuelles coquilles.

Je dédie ce mémoire à mon père qui m’a, dès ma plus tendre enfance, laissé fourrer mon nez dans « des horreurs ». Merci à d’en avoir écrit une partie, et à de les avoir illustrées.

Epigraphe

« Vous savez, quand l’imaginaire ne prend pas sa source dans la réalité, ça n’est pas très bon. Il n’y a pas de de frisson ni de suspense sans le vrai ou le vraisemblable, Monsieur Mallory. »

Le procureur Henri Volney (I...comme Icare, Henri Verneuil, 1979)

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Partie liminaire

L’Art de la bande dessinée repose sur l’équilibre entre un texte et des images. La paternité d’un album revient donc autant à son scénariste qu’à son dessinateur. C’est pourquoi je parle souvent des « auteurs » pour désigner leur binôme.

Je distingue à l’écrit la série XIII de son héros. Cette éponymie pouvant porter à confusion, j’appellerai « le numéro XIII » le personnage central de l’œuvre, même si celui-ci répond simplement au surnom « XIII » dans le texte.

J’ai également choisi d’indiquer les titres des albums en lettres capitales ; ce contraste dans la mise en forme me paraissant faciliter la lecture.

Le lecteur observera toujours un décalage entre le numéro de la page et le numéro de la planche d’un album. Cela est dû au fait que la page de garde d’une bande-dessinée n’est pas de la bande dessinée...

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Introduction

Au même titre que la rentrée des classes, le salaire des cadres, ou encore la franc-maçonnerie en France, la théorie du complot fait partie des « marronniers » de la forêt médiatique – ces sujets détachés de l’actualité « chaude » et traités de façon cyclique. Ses ressorts historiques, sociologiques, psychologiques sont autant d’angles envisageables. Et tous les prétextes sont bons : commémoration d’un événement1, déclaration malencontreuse d’une célébrité2, parution d’une étude3, une ludique de l’été4...

La théorie du complot, ou plutôt la dénonciation de la théorie du complot, permet l’établissement d’une connivence entre auteur et lecteur. L’accord entre eux est tacite : ni l’un, ni l’autre ne croit au complot, contrairement à certains de leurs concitoyens. Il est crucial de savoir comment et pourquoi ces derniers – jugés parfois avec condescendance – se laissent ainsi berner.

Outre les médias, nombres d’universitaires – sociologues, politistes (? Chroniqueurs politiques ?) - se penchent sur le sujet. Chaque « angle » survolé dans la presse est convertible en objet d’étude. Si bien qu’« il est presque impossible de faire une bibliographie exhaustive des articles et ouvrages (...) qui, depuis une trentaine d’années ont été consacrés à la question de la paranoïa et à la théorie du complot. » écrit Luc Boltanski.

1 JOFFRIN, Laurent, « 50 ans après l’assassinat de Kennedy : quel complot ? », Le Nouvel Observateur, [en ligne] le 22 Novembre 2013, 2 REDEKER, Robert, « Marion Cotillard et les complots », Le Monde, [en ligne] le 29 Mars 2008 < http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2008/03/29/marion-cotillard-et-les-complots-par-robert- redeker_1028772_3232.html 3 JACQUARD, Nicolas, « Le préoccupant retour de la théorie du complot », Le Parisien, [en ligne] le 18 juin 2014, 4 Dossier « Les complots sont parmi nous », Courrier international, n°1236 du 10 juillet 2014 au 16 jullet 2014, p.16-23

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Dans son essai Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes5, le sociologue critique implicitement l’orientation de la plupart de ces travaux, considérant qu’ils ne questionnent pas assez la notion même de théorie du complot et se cantonnent à du « décodage ». Il évoque notamment les travaux sur la théorie du complot qui prennent pour objet d’étude des fictions. En s’employant à comparer les « représentations fictionnelles des complots » et des « cas supposés réels », ces auteurs plongent – et leurs lecteurs avec – dans la confusion. La comparaison entre des faits réels et des événements fictifs tient justement au fait que les premiers sont réels et les seconds produits de l’imagination. Les envisager sur le même plan mène à une indistinction entre personne et personnage, scène et lieu, scénariste et démiurge.

M’apprêtant à mon tour à traiter de la théorie du complot dans une œuvre de fiction, la bande dessinée XIII, voici donc l’écueil que je dois absolument éviter. Si des faits fictifs me semblent évocateurs de faits survenus dans la réalité, je dois étudier leur rapport sur un plan référentiel, c’est-à-dire en gardant à l’esprit la secondarité de la fiction.

L’autre écueil qu’il me faudra contourner réside dans le rapport entre théorie du complot et fiction. L’une des démarches universitaires, citée par Luc Boltanski, consiste à étudier « la façon dont les théories de la conspiration ont imprégné les œuvres de fiction. ». Le but du présent mémoire est inverse. Il ne s’agit pas de parler d’imprégnation du conspirationnisme dans la bande dessinée mais de construction. L’imprégnation suggère un surgissement de l’inconscient de l’auteur dans l’élaboration du scénario, or il me semble – dans la série XIII en tout cas – que toutes les allusions, références et représentations liées à la théorie du complot proviennent d’une intention délibérée, ce que je m’emploierai à démontrer.

C’est en 1981 que Jean Van Hamme, scénariste, et William Vance, dessinateur, décident de produire ensemble une série6. Celle-ci débutera en 1983 avec LE JOUR DU SOLEIL NOIR publié par épisodes dans Le journal de Spirou. L’album intégral paraîtra un an plus tard aux éditions . Le lecteur y suit les pérégrinations souvent douloureuses d’un amnésique en quête de son identité. Un

5 BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.275 6 DARY, Thibaut, « XIII : les VII raisons d’un triomphe », Le Figaro, [en ligne] le 25 juin 2010,

9 seul indice peut l’y mener : le « treize » tatoué en chiffres romains au-dessus de sa clavicule. Traqué de toutes parts, sans comprendre pourquoi, notre égaré se révèle être un homme d’action époustouflant. Accusé du meurtre du président d’un pays qui dans le premier tome ressemble à s’y méprendre aux Etats-Unis d’Amérique - sans que le nom du pays n’y soit toutefois expressément cité -, le numéro XIII aurait appartenu à une conspiration, « la conspiration des XX », dont l’objectif est de renverser le pouvoir en place afin d’établir à sa place une dictature d’extrême-droite.

L’intrigue principale de la série progresse avec l’identification de chaque numéro de la conspiration. Elle se déroule sur plusieurs épisodes, pas forcément consécutifs. Le scénariste envoie en effet son héros à la recherche de son identité en Alabama, au Colorado, ainsi qu’en Amérique Latine. Lors de ces intermèdes, la chasse aux conspirateurs est momentanément interrompue. Je les laisserai donc de côté, me focalisant sur les six tomes (les numéros 1, 4, 5, 8, 12 et 13) qui, publiés entre 1983 et 1999, relatent la chute et le dévoilement de la conspiration des XX.

Si l’intrigue de XIII s’articule bien autour d’un complot, où et comment est- il question de la théorie du complot ? Accordons-nous tout d’abord sur des définitions. Pierre-André Taguieff, auteur de La foire aux illuminés7, distingue le complot, synonyme de « conspiration », du complotisme, équivalent de « conspirationnisme » ou « théorie du complot ». Le complot est un « projet concerté secrètement contre la vie ou la sûreté de quelqu’un ou d’un groupe de personnes » Il présuppose une entente secrète alliée à une intention de nuire. Le complotisme correspond à la « vision du monde dominée par la croyance que tous les événements dans le monde humain, sont voulus, réalisés, comme des projets et que en tant que tels, ils révèlent des intentions cachées – cachées parce que mauvaises. » Il s’agit là d’une définition très générale qui, selon le même auteur, se décompose entre différents degrés : La théorie du complot peut se réduire à une peur du complot ou à son hypothèse. Elle se renforce lorsqu’elle devient idéologie, c’est-à-dire la conviction manichéenne que ce sont des groupes occultes qui manipulent les processus sociaux générateurs de la misère du monde. Le dernier degré qu’elle peut atteindre est la dimension mythique : les complots seraient les moteurs de l’Histoire.

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Tous ces « ingrédients » - complot, peur, hypothèse, idéologie et mythe - sont présents dans XIII, ce que je démontrerai. Je postule qu’ils n’y sont pas par hasard, qu’ils proviennent d’une intention du scénariste. XIII est un édifice structuré par la théorie du complot. Par quels ressorts ? Comment se construit le récit autour de la théorie du complot ? Comment celle-ci est-elle mise en œuvre ? En quoi cette notion de « théorie conspirationniste », si souvent décriée, est-elle mise au service de la fiction ?

La bande dessinée est un média particulier. La première partie du présent mémoire sera consacrée à la façon dont il convient de l’appréhender. Comme média d’une part, comme support d’autre part. Pour distinguer ces deux statuts, Thierry Groensteen8, spécialiste du genre, orthographie « Bande dessinée » pour parler de la forme d’expression – que Will Eisner nomme « Art séquentiel »9 - et ajoutera un tiret pour la « bande-dessinée » en tant qu’objet.

Dans cette première partie, seront également présentés les albums qui constituent mon objet d’étude. Il ne s’agit pas seulement de les résumer. La façon dont ils s’articulent, tant sur le plan des intrigues que sur celui du style (combinaison du verbal et de l’iconique), sera également mise en évidence. Force sera de s’attarder sur le tome numéro 13 qui, étant donnée sa mise en page spéciale, constitue un « Objet Littéraire Non Identifié ». La question sera de savoir s’il peut-être analysé de la même manière que les autres épisodes. Ce dernier album est ce qui rend, entre autres, la présentation de l’objet d’étude et la méthode nécessaire à son analyse indissociables, c’est pourquoi je les fonds dans une seule et même première partie.

La seconde partie nous fera entrer dans le vif du sujet. Il s’agira d’observer comment se forge la théorie du complot dans XIII à partir de piliers, de fondations fermes, que sont les multiples sources d’inspiration de la série. Allusion au réel, allusion à une Histoire tantôt véridique tantôt fantasmée, allusion surtout à d’autres œuvres de fiction, issues d’autres genres. Mes deux références principales seront le roman d’espionnage de Robert Ludlum La Mémoire dans la peau10 et le film d’Henri

7 TAGUIEFF Pierre-André, La foire aux illuminés : Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005, p.126 8 GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999, p.12 9 EISNER Will, Les clés de la Bande Dessinée 1. L’Art Séquentiel, Paris, Delcourt, 2009 10 LUDLUM Robert, La Mémoire dans la peau, Paris, Robert Laffont, 1981

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Verneuil, I... comme Icare11. Bien entendu, il ne s’agira pas de cataloguer les synesthésies entre XIII et ces sources, mais plutôt de comprendre de quelle manière elles permettent de tisser la toile du complot.

Installés sur ces fondations, nous pourrons centrer notre analyse sur la notion même de complot, approche chère à Boltanski. La troisième partie s’intitule en effet « Complot, Théorie du complot et Dystopie ». Ayant approfondi la distinction entre les deux premiers termes, et explicité le troisième, je tâcherai d’expliquer le lien, a priori paradoxal, qui les unit dans l’œuvre de Jean Van Hamme.

La dernière partie du présent mémoire constituera un élargissement de perspective. Elle répondra à la question suivante : quels sont les aboutissants de la théorie du complot dans XIII ? Cette composante d’un tel édifice littéraire a-t-elle uniquement pour but de divertir son lecteur ? Le décèlement d’une critique sociale et politique se situe au-delà de l’hypothèse, mais l’on peut même la dépasser en suggérant la possibilité d’un anti-américanisme sous-jacent auxdites critiques. L’ultime interrogation que je soulèverai est donc celle-ci : la violence des vignettes trahit-elle la violence du regard ?

11 VERNEUIL, Henri. I... comme Icare. [Dvd]. Paris : Antenne 2 et V films, 1979. 126 min.

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I. La Bande dessinée comme objet d’étude

L’objet de cette partie est, en premier lieu, la délimitation de l’objet d’étude. Un seul support générique (l’album de bande dessinée) mais multiple au sens physique du terme : en choisissant de me focaliser sur une intrigue particulière, j’analyse plusieurs épisodes de la saga, et travaille donc sur plusieurs albums. Quelle est leur cohérence ? Quelles solutions de continuité prendre en compte?

Se pose tout d’abord une question propre au genre littéraire. La Bande dessinée n’est ni le Roman, ni un art purement pictural, pas plus qu’elle n’est la simple alliance des deux. Plusieurs définitions, plusieurs types d’analyses sémiotiques ont été proposées pour l’appréhender. Il est nécessaire de s’y référer, ne serait-ce que pour avoir une idée des outils pouvant servir à la compréhension d’un tel média.

Disposant de ces outils, il sera dès lors possible d’utiliser ceux qui conviennt le mieux à l’objet d’étude, étant donnée son double niveau de particularité : générique (il s’agit d’une bande dessinée) et caractéristique (il s’agit de la série XIII, forgée par un duo scénariste-dessinateur précis).

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I.I Comment analyser une bande dessinée ?

I.I.I Le 9e Art : séquentiel et combinatoire

« L ’Art séquentiel » Will Eisner, l’un des maîtres américains du Neuvième Art, fut le premier à définir la bande dessinée comme « Art séquentiel » en 198512. La séquence est un enchaînement de vignettes consécutives, « un régime de solidarité iconique » selon Thierry Groensteen. Elle est régie par le principe de différance13: la signification de cet enchaînement n’est construite en totalité qu’au terme de la lecture. La bande dessinée se fonde à la fois sur la dynamique des vignettes et leur simultanéité. S’appuyant sur cette ambivalence, Scott McCloud propose la définition suivante: « Images picturales et autres fixes volontairement juxtaposées en séquences »14.

Ce n’est pas tant la formulation de la définition de McCloud qui importe mais plutôt le cheminement qu’il accomplit pour y parvenir. L’ouvrage dont il est l’auteur, L’Art invisible, est une bande-dessinée voulant faire « comprendre la bande dessinée » à son lecteur. En deux planches, McCloud – ou plutôt son avatar de papier aux épaisses lunettes – bâtit sa définition du neuvième Art. Il prend pour point de départ le groupe nominal d’Eisner « Art séquentiel », auquel il rajoute l’adjectif « visuel ». On lui oppose alors le fait que le dessin animé est aussi un art visuel organisé en séquences. McCloud en vient donc au chiasme « l’espace est à la bande dessinée ce que le temps est au cinéma ». Il introduit alors dans sa définition la notion de juxtaposition d’images fixes et supprime le terme « art » qui représente trop un jugement de valeur à son goût. Pour ne pas laisser de place à l’arbitraire, et élargir le champ des possibles, il complète sa définition par un « volontairement » et « picturales et autres ».

12 EISNER Will, La bande dessinée, art séquentiel, Paris, Vertige graphic, 1997 13 GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999, p. 131 14 MCCLOUD Scott, L’Art Invisible, Paris, Delcourt, 2009, p.17 14

La juxtaposition des images dans l’espace, que le principe de différance homogénéise en lui reconnaissant une prise de sens, est la clef de voûte qui permet de comprendre cet édifice qu’est la bande dessinée. Ainsi, Thierry Groensteen se réfère à l’arthrologie. Ce terme emprunté à la médecine désigne le domaine d’étude des articulations, ἄρθρον, ου (arthron) signifiant articulation ou jointure en grec ancien15. Il ne s’agit pas en effet de disséquer, de décomposer le corps de la bande dessinée. Pour l’étudier, il est préférable de se concentrer sur les différents niveaux d’interactions entre ces objets. Plutôt que l’image seule, l’on considérera l’image séquentielle : deux ou plusieurs images sont séquentielles si elles mènent à un récit, et c’est bien la modalité de cet enchaînement qui nous importe.

La combinaison de l’iconique et du verbal « Considérer que la bande dessinée est essentiellement le lieu d’une confrontation entre le verbal et l’iconique est, selon moi, une contre-vérité théorique, qui débouche sur une impasse. » écrit Thierry Groensteen dans l’introduction de son ouvrage, Système de la bande dessinée16. Si l’auteur distingue la séquence narrative de la séquence linguistique lorsqu’il décortique des « chaînes arthrologiques », il ne conçoit pas le rapport iconique-verbal comme une difficulté mais plutôt comme une complémentarité. Pour une vignette donnée, le dessin peut se passer du texte, de même que le texte peut se passer de dessin. Cela dans la mesure où ces deux ensembles ne sont pas nécessairement interdépendants au sein d’une vignette isolée ; ils le sont davantage au niveau d’une séquence. Une image « muette » et une vignette « aveugle » peuvent l’une comme l’autre constituer des images séquentielles, s’inscrivant toutes deux dans un ensemble d’images juxtaposées. L’image s’inscrit dans le récit, c’est ce que Thierry Groensteen appelle sa dimension « interprétable »17.

15 p.265 du Bailly 16 GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999, p.10 17 Idem, p.149

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« Une image est interprétable au sens où, dans une narration séquentielle comme celle de la bande dessinée, elle est toujours à rapprocher d’autres images, situées en amont ou en aval dans le cours du récit. (...) À ce niveau la bande dessinée doit être appréhendée sur le mode du réseau, qui permet à chaque vignette d’entretenir à distance des relations privilégiées avec n’importe quelle(s) autre(s).»

L’on peut toutefois s’affranchir de la séquence pour dresser une typologie du rapport iconique-verbal intra-vignetal, ce que fait Scott McCloud dans L’Art invisible en évoquant différentes combinaisons possibles18 :

• La combinaison entre un texte autosuffisant et une image dont la fonction est avant tout illustrative.

• La combinaison entre un texte et une image porteurs du même message. McCloud les appelle « cases redondantes »

• La combinaison entre une image et un texte qui en constitue la « bande-son ». On la trouve par exemple dans le tout premier tome de XIII. Alors que le héros tente de s’échapper d’une banque, un employé active la sirène d’alarme. Un long « WIUUUUUU... » en lettre capitale s’étale sur toute une séquence, durant laquelle le protagoniste, glissant et sautant entre les bureaux, s’applique à trouver une issue. (LE JOUR DU SOLEIL NOIR, p.30-32)

• La combinaison « additionnelle », où le texte sert d’amplificateur à l’image. L’exemple donné par McCloud est une vignette représentant un homme grimaçant, de douleur vraisemblablement. Son visage est surmonté d’un phylactère qui comporte le texte suivant « J’ai la tête comme une citrouille écrasée ».

• La combinaison qui consiste en un « montage » où le texte est partie intégrante de l’image. Le « montage » est une alliance spéciale dans le sens où elle est essentiellement le fait du dessinateur : elle peut être un slogan que l’on distingue sur un panneau publicitaire, un autographe visible sur une photographie etc.

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• La combinaison « parallèle » : texte et dessin cohabitent « sans se croiser ». Il s’agit en quelque sorte d’un rapport sans rapport. Texte et dessin semblent totalement déconnectés l’un de l’autre. C’est par la différance, que j’ai déjà évoquée plus haut, qu’un lien logique peut s’établir. Imaginons une vignette représentant une famille de lions dans la savane, et dont le phylactère comporterait la phrase « As-tu pensé à racheter du pain ? ». Image et texte s’ignorent totalement. La vignette suivante nous délivre la clef de l’énigme : un couple regarde, tranquillement installé sur son canapé, un documentaire animalier. La combinaison parallèle est donc bien souvent un décalage inscrit dans une séquence, et qui ménage une chute. Ce procédé, quoique très intéressant, est peu usité dans la série XIII.

• La combinaison la plus fréquente enfin est ce que McCloud appelle « l’interdépendance » celle où image et texte sont porteurs de messages et d’informations complémentaires. L’on peut citer en exemple une vignette du premier tome de XIII. À la page 12 du JOUR DU SOLEIL NOIR, un homme et une femme se tiennent dissimulés sous la terrasse d’un chalet. L’homme tient un couteau dans la main, la femme regarde dans la même direction que lui avec une expression de frayeur. Deux bulles, provenant des lèvres de deux personnages extérieurs au cadre, se répondent dans la vignette : « Fais gaffe tout de même... » « Tu rigoles ? L’est même pas armé ce mec. ». On comprend de qui la femme a peur (le texte sert l’image). On comprend également que l’un des locuteurs se trompe : l’homme qu’il recherche est effectivement armée, et là c’est l’image qui se trouve au service du texte.

18 MCCLOUD Scott, L’Art Invisible, Paris, Delcourt, 2009, p.161-163 17

Cette typologie est postérieure à celle faite par Groensteen qui, évitant le terme de « combinaison », refuse de se soustraire à la « chaîne arthrologique ». Dans Système de la bande dessinée, il liste les « fonctions » du verbal, que recoupent les « combinaisons » de McCloud. Groensteen distingue deux types de fonctions19:

• Les fonctions tournées vers la « production de l’illusion de référentiel », c‘est-à-dire vers la mise en scène du récit : la dramatisation, l’effet de réel et la fonction rythmique.

• Les fonctions informatives : en citant Barthes20, Groensteen rappelle ce que le message linguistique peut apporter au message iconique. Le premier sert soit d’ancrage, soit de relais pour le second. La fonction de suture, qui consiste à « établir un « pont » entre deux images séparées »21, et la fonction de régie, servant à indiquer le temps narratif (« Pendant ce temps-là... », « Quelques instants plus tard. », etc.), en sont deux autres.

La série XIII est éminement « bavarde ». Le verbal, qu’il soit fonction de l’iconique ou se combine avec, y tient une place prépondérante. Néanmoins, la dualité texte-image ne peut être écartée de l’analyse pour les raisons que l’on vient de donner : si la réunion du texte et de l’image est contingente, leur relation ne l’est plus dès que l’union est établie. Ainsi la confrontation que nie Groensteen entre le verbal et l’iconique est tout au plus un divorce impossible sur le plan de l’analyse. L’on pourra éventuellement questionner l’équilibre de leur alliance à l’échelle vignetale. L’on s’accordera plus de liberté à l’échelle d’une séquence, même si celle- ci sera restreinte. Écarter le texte trop longtemps revient à confondre la Bande dessinée et d’autres Arts picturaux ; écarter l’image trop longtemps revient à confondre Bande dessinée et Roman.

19 GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999, p.150-159 20 BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communication, n°4, Paris, Le Seuil, 1964, p.44 21 PEETERS Benoît, Planches, Cases, Récit, Paris-Tournai, Casterman, 1991, p.87

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I.I.II Définitions

Dans cette section je m’efforcerai de dresser une liste exhaustive des mots relevant spécifiquement du domaine de la bande dessinée. Ces termes ne sont pas rangés par ordre alphabétique mais plutôt par ordre de cohérence, suivant leur rapport d’inclusion. Mes auteurs de référence seront Thierry Groensteen22 et23, Harry Morgan24, Scott McCloud25 et Will Eisner26.

Divisions et subdivisions de la planche Vignette : « Unité de base » de la bande dessinée, elle occupe une case et est constituée d’un cadre (généralement rectangle), d’une bordure (espace blanc à l’extérieur du cadre) et d’un contenu où s’associent image et bulle.

Ballon et Phylactère sont tous deux synonymes de bulle.

Site : Le site définit la vignette par ses coordonnées spatiales. Il est l’indicateur du cheminement à poursuivre dans le protocole de lecture.

Strip : Alignement horizontal d’une ou plusieurs vignettes. Les limites « physiques » du strip sont celles du support, les bords gauche et droit de la page dans le cas de l’album. Le strip habite en quelque sorte l’espace balisé par la « bande ».

Planche : version tabulaire du strip qui est lui, linéaire. Le strip et la planche sont tous deux des ensembles de vignettes qui s’organisent selon le format imposé par le support. Ils sont les indicateurs d’un degré de régularité défini par Groensteen :

• Degré 1 : à l’échelle de l’album entier, nombre de bandes par page « fixe »

• Degré 2 : Hauteur standard du strip

22 GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999 23 GROENSTEEN Thierry, Bande dessinée et narration, Paris, Presses Universitaires de France, 2011 24 MORGAN Harry. The Adamantine [en ligne] [consulté en juillet 2014] < http://theadamantine.free.fr/> 25 MCCLOUD Scott, L’Art Invisible, Paris, Delcourt, 2009 26 EISNER Will, Les clés de la bande dessinée (trilogie), Paris, Delcourt, 2009 19

• Degré 3 : Largeur constante de la case

Multicadre : « Espace compartimenté d’une bande dessinée, que l’on a vidée de son contenu et dont il ne reste que les contours, notamment ceux des bulles. »27. Thierry Groensteen précise que cette définition peut s’appliquer :

• Au strip

• À la planche, on parle alors de multicadre simple

• À toute unité allant de la double page à l’album, on parle alors de multicadre feuilleté

Contenus et contenants des vignettes Récitant, récitatif et monstrateur:

• Le récitatif est le texte narratif qui, dans XIII, figure généralement dans un encadré, en bas ou en haut d’une vignette. Le récitant est la « voix » qui l’anime. Souvent une voix-off dont la focalisation est externe à l’action.

• Le monstrateur est au dessin ce que le récitant est au texte narratif.

• Trois critères peuvent définir la posture des instances du monstrateur et du récitant. Il s’agit d’opter entre deux positions antagoniques :

o Retrait ou interventionnisme

o Neutralité ou implication

o Loyauté ou tromperie envers le lecteur

Séquence : Enchaînement de vignettes consécutives cohérentes en terme de contenu et régies par le principe de différance.

27 Harry Morgan se réfère ici à la définition de Henri Van Lier

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Procédés d’installation du dispositif spatio-topiques Découpage : Il s’agit de séparer le contenu narratif en paquets discrets (qui constitueront chacun une vignette). Leur étude relève de l’arthrologie.

Mise en page : Agencement de l’espace compartimenté de la page. Elle est l’opération fondamentale de la spatio-topie consistant à distribuer les vignettes dans le dispositif de la planche.

Tressage : Terme forgé par Thierry Groensteen. Le tressage est une opération qui « dès le stade de la création, programme et effectue cette sorte de pontage [entre les vignettes susceptibles d’être mises en réseau]. Il consiste en une structuration additionnelle et remarquable qui, tenant compte du découpage et de la mise en page, définit des séries à l’intérieur d’une trame séquentielle. ».

Incrustation : Une vignette incrustée est enclavée dans une seule et unique vignette englobante. Cet agencement particulier peut traduire deux démarches alternatives :

• L’exaltation d’un tableau de fond par la superposition

• La contextualisation du récit instaurée par l’interaction dialogique entre les vignettes concernées.

Principes régissant le dispositif spatio-topique Différance : Principe selon lequel la signification n’est construite en totalité qu’au terme de la lecture.

Ellipse : L’ellipse peut correspondre à deux définitions.

• La transposition à la bande dessinée de la figure de style littéraire. L’ellipse serait la part de récit que le blanc intervignetal (entre deux strips, deux séquences, voire deux planches) tait.

• La traduction du mot anglais closure, terme que l’on doit à Scott McCloud, et que son traducteur, Dominique Petitfaux, définit comme « l’opération mentale que le lecteur doit effectuer entre les cases pour avoir l’impression qu’il y a continuité. » Ainsi l’ellipse peut être d’ordre purement « géographique » : le lecteur s’emploie à 21

combler l’espace parcouru entre deux vignettes juxtaposées dont les actionssont simultanées.

Plans de signifiance : Notion de Groensteen. Les plans de signifiance sont inhérents au principe de différance car ils suggèrent un « étagement des sens » par les différents degrés d’enchaînement ; les « plans » successifs que sont:

1. La vignette isolée

2. Le syntagme, c’est-à-dire la micro-chaîne arthrologique liant à la vignette centrale la précedente et la suivante.

3. La séquence et sa fin, moment particulier où le lecteur appréhende son sens dans sa totalité.

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I.II Présentation des albums : Une saga, six tomes et un OLNI

Annonceurs, distribueurs, journalistes et critiques emploient fréquemment le terme de « saga » pour évoquer la série dans son ensemble28. Ce mot désigne pourtant à l’origine, d’après le grand Robert (éd. 2001), « un récit historique ou mythologique de la littérature médiévale scandinave ». Le deuxième sens que lui donne ce dictionnaire est « histoire (d’une famille etc.) présentant un aspect de légende. ». Le Petit Larousse Illustré (éd.2013), lui en attribue un autre légèrement différent : « épopée familiale se déroulant sur plusieurs générations et retracée dans un roman, un film, etc. ».

XIII, contrairement à d’autres « sagas » notoires – Star Wars, Harry Potter ou encore Les Rois Maudits de Maurice Druon – ne comporte ni dimension familiale, ni dimension légendaire. Comment se justifie alors une telle désignation ? La réponse se trouve sans doute dans la cohérence de l’œuvre, la profusion de personnages dont les liens, s’ils ne sont pas familiaux, sont fortement imbriqués les uns dans les autres. L’enchevêtrement des cycles et des intrigues annexes à l’intrigue principale fait de la série un édifice littéraire à plusieurs strates, qui correspondent entre elles via une multitude de canaux narratifs.

I.II.I Des cycles emboîtés Les six tomes sur lesquels se concentrera cette étude ont beau s’articuler autour d’une même intrigue, d’un même fil directeur – la conspiration des XX et leur débusquement - ils ne s’inscrivent pas dans une continuité linéaire. Le thème principal de la série étant la quête identitaire du protagoniste, d’autres cycles sont “enclavés” au sein de celui qui nous intéresse. Ce dernier peut être d’ailleurs lui- même subdivisé en d’autres mini-cycles. L’on peut considérer que deux de ces albums forment une dilogie, mais il serait faux de qualifier les autres de

28 Les chaînes télévisées RTBF et 13e Rue ont notamment diffusé un documentaire à son sujet intitulé Les secrets d’une saga. ANTOINE, Jean-Baptiste. XIII, les secrets d’une saga [Documentaire]. Label Image, 2007.

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“monologies”. En effet, si les albums sont isolés en terme de chronologie dans leur parution (cf. diagramme p.31), il n’en existe pas moins une totale continuité entre leurs récits respectifs.

LE JOUR DU SOLEIL NOIR (1984) Un homme est recueilli, inconscient et grièvement blessé, par un couple de retraités sur une plage de la côte Est américaine. À son réveil, il ignore qui il est, le seul élément permettant de l’identifier étant un tatouage en chiffre romain, le numéro XIII, au-dessus de sa clavicule. Pourchassé par des tueurs, il dispose soudainement d’un nouvel indice qui le conduit vers les archives de la ville voisine, Eastown. Son enquête le mène au coffre d’une banque, où il récupère une malette garnie d’un somme exhorbitante en dollar. Toujours poursuivi, notre héros se retrouve confronté au Colonel Amos, haut fonctionnaire de l’appareil d’État. Ce dernier conduit une investigation sur le « jour du soleil noir », le jour où fut assassiné (dans des conditions qui ressemblent à s’y méprendre à celles d’un triste événement survenu réellement en 1963) le président des Etats-Unis, William Sheridan. Photographies à l’appui, il identifie le numéro XIII comme étant le tireur auteur du crime, membre de la Conspiration des XX. Le numéro XIII ne pouvant ni avouer, ni récuser son affirmation, s’échappe avec brio. Sur sa route, il croise un nouveau personnage, capital pour le reste de notre histoire : la Mangouste, un tueur à gages aussi méticuleux qu’impitoyable. C’est à lui que le numéro XIII doit la blessure à l’origine de son amnésie. Se glissant pour la seconde fois entre les griffes de l’assassin, l’homme sans mémoire s’enfuit vers l’ouest.

En écrivant son scénario, fortement inspiré du roman de Robert Ludlum (cf. partie II.I), Jean Van Hamme n’a pas encore construit la suite de son récit. « Quand j’ai écrit le premier tome de la série, LE JOUR DU SOLEIL NOIR, je n’avais aucune idée de la direction que prendrait la suite des événements » raconte le scénariste dans une interview29.

Ainsi ce premier tome est à la fois la « racine » de la saga et l’épisode le plus détaché des suivants. En effet, la seule règle de cohérence qui lui est imposée est

29 DELCROIX, Olivier, « Van Hamme, la mémoire dans les mots », Le Figaro Littéraire, [en ligne] le 2 juillet 2010,

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interne à ses quarante-six planches. Pas d’indice semé en prévision des prochains tomes et pourtant... un tatouage, une photographie, un compte bancaire, la clef d’un appartement sont autant d’éléments disséminés dans l’album en mesure d’être exploités dans la suite de la série. L’auteur joue sur des stéréotypes, qui possèdent une telle charge symbolique, une connotation tellement appuyée, qu’ils en deviennet archétypaux.

SPADS et ROUGE TOTAL : la dilogie Deux épisodes se sont écoulés depuis le Jour du soleil noir. Le numéro XIII dispose à présent d’alliés: le général Benjamin Carrington et l’ordonnance de ce dernier, le lieutenant Jones, pilote hors pair et sosie de Whitney Houston, sans doute la femme de la vie du numéro XIII.

L’on suit dans ces deux tomes (parus respectivement en 1987 et 1988) deux récits en parallèles: les pérégrinations du numéro XIII dans un camp militaire américain basé en Amérique du Sud, camp qu’il finit par quitter à l’aide Jones. De l’autre, l’enquête du colonel Amos, toujours à la recherche de l’assassin de William Sheridan et du numéro XIII. C’est lors de cet épisode et par la bouche du général Carringtion qu’il découvre – et les lecteurs avec lui - quel fut le rôle véritablement joué par XIII dans la Conspiration des XX: celui d’appât.

Le véritable assassin de William Sheridan, un certain Steve Rowland, ayant été lui-même abattu une fois son forfait commis, le contre-espionnage américainse trouvait dans l’impossibilité de remonter jusqu’à ses commanditaires. D’où l’idée de leur faire croire à la “résurrection” de Steve Rowland. C’est à ce moment-là que le numéro XIII, protagoniste de la série serait apparu. Il s’agirait d’un agent surentraîné qui, au prix de plusieurs opérations de chirurgie esthétiques et d’un tatouage imitant celui de la conjuration, aurait endossé l’identité de Rowland. Servant de leurre, il aurait pu inflitrer l’organisation. Mais l’opération se solda par un échec: le numéro XIII aurait été trahi et intercepté par la Mangouste qui, croyant le tuer, lui infligea la blessure qui le rendit amnésique.

En parallèle de cette découverte, et alors que le numéro XIII et Jones se fraient un chemin de l’Amérique Latine vers les États-Unis, les membres haut-placés de la Conspiration (également haut-placés dans l’administration américaine) des XX préparent un coup d’État. Celui-ci aurait pour théâtre une opération militaire de 25

grande ampleur, l’opération “Rouge Total”. Le numéro XIII et Jones parviennent à le faire échouer in extremis. Ils démasquent le numéro II, qui se suicide immédiatement en croquant une pilule de cyanure. Le mystère reste donc entier quant à l’identité du numéro 1.

L’ensemble des deux épisodes se situe dans un contexte de campagne présidentielle. Son issue correspond à la conclusion de ROUGE TOTAL. On y découvre un nouveau personnage crucial, Walter « Wally » Sheridan, frère cadet du président assassiné qui accède à son tour à la fonction suprême.

Cette atmosphère électorale est renforcée par le ton « journalistique » du récitant – sorte de « narrateur » - présent à l’incipit de SPADS et à ce qu’on pourrait appeler « l’épilogue » de ROUGE TOTAL. Le scénariste aura de nouvelles fois recours à ce ton, notamment dans l’épisode THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle cet album, certes particulier par sa forme, n’en est pas moins à considérer comme un album à part entière.

TREIZE CONTRE UN et LE JUGEMENT : dilogie fracturée ? TREIZE CONTRE UN (1991) Le numéro XIII reçoit, lors d’un dîner en tête à tête avec un Wally Sheridan fraîchement élu Président des Etats-Unis, une proposition de ce dernier : poursuivre son enquête afin d’identifier le numéro I de la conspiration des XX. À l’issue de cette investigation, le numéro XIII se rend compte que le numéro I n’est autre que Wally Sheridan lui-même. Dans l’impossibilité de le confondre, faute de preuve, XIII et Jones sont contraints de s’exiler.

LE JUGEMENT (1997) Soudainement rappelés de leur exil au Costa Verde par l’administration américaine, Jones et le numéro XIII se retrouvent convoqués par la Maison Blanche. On leur apprend que Wally Sheridan – qu’ils sont les seuls à connaître comme étant le numéro I – vient d’être enlevé par leur ami, le général Carrington. Celui-ci, aidé par le colonel Amos, devenu un allié précieux depuis ROUGE TOTAL, souhaite organiser un procès télévisé de Wally Sheridan, afin de faire éclater au grand jour la duplicité du chef de l’État. Jones et le numéro XIII sont chargés de lui ramener un témoin capital de l’affaire : la Mangouste. Ce qu’ils réussissent à faire.

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L’administration, et notamment Frank Giordino, directeur crapuleux et mafioso de la National Security Agency, font tout pour empêcher le procès d’avoir lieu. Si le Jugement est retransmis par satellite à la télévision, il est malheureusement interrompu avant de parvenir à son terme par la Mangouste qui prend Jones en otage. Dans le chaos qui s’ensuit, la Mangouste est abattue par Sheridan, lui-même malencontreusement abattu par Frank Giordino. Carrington, Jones et Amos s’échappent alors que XIII est emprisonné.

Si six ans se sont écoulés entre la parution des TREIZE CONTRE UN et du JUGEMENT, le second répond clairement au premier. Outre le fait qu’un jugement soit la suite logique de l’identification d’un coupable, des séquences entières se font écho d’un album à l’autre. Le surgissement de la vraie nature de Wally Sheridan en est un exemple (cf. partie III.I.II, p.65). D’apparence séduisante et joviale, à l’image du véritable Kennedy, le numéro I se montre toutefois extrêment violent dès le moment où son ego est heurté, ce qui survient à deux reprises en toute fin d’album : à la page 48 de TREIZE CONTRE UN et à la page 43 dans LE JUGEMENT.

Toutefois, l’album LE JUGEMENT s’inscrit au-delà d’une dilogie et d’un simple rapport de continuité avec les épisodes précédemment évoqués. Le procès est une occasion de dérouler de nouveau toutes les informations accumulées dans les dénouements des épisodes précédents. Les coups de théâtre résident dans l’action, pas dans le dévoilement auquel assistent les télespectateurs américains qui se dessinent sous le crayon de Vance. Le lecteur a un temps d’avance sur eux (dans la mesure où bien sûr il a lu les épisodes précédents). Paradoxalement, si le lecteur n’apprend rien de vraiment nouveau sur le numéro XIII ou sur la conspiration des XX, la voix des journalistes, présente dans le cycle SPADS - ROUGE TOTAL, est de retour. Mais contrairement à précédemment, si elle résonne au début de l’épisode elle ne le clôt pas. Celui-ci se termine en effet dans les coulisses d’un pouvoir corrompu, celui qu’exerce Frank Giordino. Une note pessimiste qui contraste avec l’éclaircissement accompagnant l’épilogue de ROUGE TOTAL, et qui redoublera d’intensité dans le tome suivant.

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I.II.II THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE : Un OLNI ? Le treizième tome de la saga intègre certes des planches, mais il n’en tranche pas moins avec la bande dessinée traditionnelle. Ce hors-série prend la forme d’un « who’s who » : il dresse un portrait de chaque personnage rencontré au cours des douze premiers épisodes de la série. Il combine plusieurs types de supports (photographies, textes, bande dessinée) et plusieurs genres littéraires (biographies, articles journalistiques, échanges épistolaires). Il existe des matériaux représentés : lettres, télégrammes, courtes biographies semblant émaner de la plume d’un reporter. C’est en effet ce dont il doit s’agir : de la « matière brute » récoltée par deux journalistes d’investigation qui auraient suivi pendant trois ans les traces du numéro XIII. Par leur intermédiaire, Jean Van Hamme livre aux lecteurs les clés de lecture de cet étrange objet littéraire :

« Pour faciliter la tâche à nos lecteurs, nous avons subdivisé notre travail en douze dossiers dont chacun reprend, par ordre d’entrée en scène, les fiches signalétiques des personnes qu’il concerne. Une sorte de « who’s who » s’il on veut, de tous les protagonistes de cette incroyable aventure. Tout en précisant que ces dossiers ne suivent pas forcément l’ordre chronologique des événements mais bien celui de nos investigations. » Ainsi, l’album est bien subdivisé en douze chapitres respectant tous la même organisation :

• Une double page de garde, présentant l’intitulé du dossier, se détache d’un fond constitué par un patchwork d’images (dessins et photographies) évocatrices du contenu. Une femme, représentée en pied, en est l’égérie. Ainsi sur la double page du premier dossier « Le clan Sheridan », figurent en pied l’épouse de Wally Sheridan, une photographie de la Maison Blanche, un drapeau américain et des affiches de la campagne présidentielle tâchées de sang. • Les « fiches signalétiques » des personnages, c’est-à-dire un courte biographie (d’une demi-colonne à une page recto verso selon les personnages) surmontée d’un portrait. Entre ces blocs s’intercalent des images similaires à celles de la double page de garde.

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• Le dossier s’achève par une séquence de bande dessinée extrêmement courte, de deux à quatre planches, découvrant un aspect méconnu d’un des protagonistes. L’enfance de Jones dans un ghetto noir au temps de la ségrégation et des black panthers est par exemple montrée.

Ces dossiers sont eux-mêmes intercalés entre des planches mettant en scène les deux journalistes, traqués par des tueurs que l’on soupçonne être des agents fédéraux. Deux types de correspondances figurent à la suite de ces planches : des télégrammes entre les chasseurs à l’affût, et des courriers entre les journalistes et leurs rédacteurs en chef. Ces correspondances couvrent les ellipses entre les différentes séquences où figurent les journalistes aux abois.

Deux contrastes peuvent être relevées dans cet album :

Entre les séquences en bande dessinée et les autres matériaux (représentés ou non). Les séquences de bande dessinées sont les seules à représenter non un contenu (dossier, correspondance) mais une action, un récit qui échappe à la focalisation des journalistes. La bande dessinée est le réel, le cadre qui soutient les pièces du dossier. Elle est au service du réalisme, celui qui maintient le lecteur dans l’illusion qu’il consulte effectivement des documents d’une importance capitale.

Entre deux types de séquences : celles mettant en scène les personnages de XIII et celles mettant en scène les journalistes. Si les formes ne s’altèrent pas entre les deux, les coloris, la force du trait et des ombres diffèrent. Comme l’écrit Thierry Groensteen :

« Tous les styles de dessin dont peut user le monstrateur sont également valides ; ils sont sans impact direct sur le degré d’adhésion du lecteur. Ce qui est hautement significaif, en revanche, et qui porte à conséquence, ce sont les changements de style du monstrateur dans le cours du récit (...) »30

30 GROENSTEEN Thierry, Bande dessinée et narration, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p.123

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Cette infime variation dans le style de la séquence signifie encore un écart entre degrés de réalité. Il y a celle des personnages de l’aventure, et celle de ceux qui font des recherches sur ces personnages, sans jamais les rencontrer. Les pièces du dossier, ces supports de papier sont finalement ceux qui rendent hermétique leur rapport. Et pourtant tous sont pourchassés par la même puissance néfaste.

C’est en s’appuyant sur ces contrastes que l’on peut décider de considérer THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE comme un album à part entière. Le récit, même s’il est constitué d’un nombre très restreint de séquences, est bien là. Il est en fait exacerbé par le recours à des matériaux hétéroclites : ceux-ci le renforcent par un effet de contraste. Ils nourrissent également les ellipses entres les séquences, ce qui densifie le récit.

Le principe de différance, décrit dans la première section du présent chapitre, fonctionne pour chaque dossier. L’accumulation de fiches signalétiques acquiert un sens global – il atteint un plan de signifiance supérieur – lorsqu’il est conclu par sa « mini-bande dessinée ».

Mon périmètre est donc bien constitué de six albums. En établissant les correspondances, les relations, les rappels qui lient chaque épisode, on peut constater deux niveaux de cycles, une espèce d’emboîtement dans les intrigues, repris dans le diagramme figurant à la page suivante.

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L’emboîtement des cycles de la saga

Les albums connectés à des lignes bordeaux sont ceux que je viens de décrire. Ceux connectés à des lignes roses représentent d’autres cycles. Tous sont « couverts » dans les dossiers de THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE, ces dossiers étant répartis dans les encadrés aux couleurs correspondantes. La hiérarchisation verticale des albums est un rapport d’inclusion référentielle. Plus l’album est bas plus il s’appuie sur le contenu des albums précédents. Plus il est haut, plus l’intrigue sur laquelle il se concentre relève du « détail ».

Cet arbre, qui définit une structure narrative à défaut d’une généalogie, confirme l’aspect « feuilleton » d’une série riche en rebondissements. La dimension « épique » du récit est donc bien réelle, même si son cadre relève davantage de la légende urbaine que de la légende médiévale. Ainsi le terme de « saga » s’y applique.

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I.III Les instruments spécifiques à l’analyse de XIII

La première section de ce chapitre s’employait à décrire les spécificités de la bande dessinée en tant que genre littéraire susceptible d’être analysé. La seconde présentait le périmètre auquel je circonscrirai cette étude. Il s’agit à présent d’établir quelles caractéristiques de notre objet d’étude peuvent être exploitées pour répondre à notre problématique originelle relative à la théorie du complot. Quels sont les instruments – graphiques, stylistiques, discursifs - permettant de nourrir le développement des prochains chapitres ?

I.III.I Une série homogène sur le plan rhétorique et graphique

En se référant aux typologies dressées dans la première section, l’on peut souligner l’identité « classique » de la série. XIII appartient à la tradition des maîtres franco-belges de la bande dessinée. Les codes qu’elle respecte sont autant de pistes à emprunter.

Régularité entre les planches

La régularité, tant diégétique qu’esthétique, constitue une caractéristique majeure des albums de XIII. Elle s’observe en premier lieu dans leur mise en page : les multicadres obéissent à une régularité au minimum de degré 2 (au sens de Groensteen). La plupart des strips respectent en effet une hauteur standard. Chaque planche de la série compte trois bandes de même hauteur tout au long de la série, y compris les planches de THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE. Cette hauteur standard est respectée même lorsqu’une vignette s’étend verticalement sur deux, voire trois bandes. Le schéma suivant illustre cette persistance.

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Fusion et fragmentation usuelles des cadres

Il existe dans la série trois exceptions à cette régularité de degré deux : deux planches « isolées » (la première planche de ROUGE TOTAL, l’une des dernières planches de TREIZE CONTRE UN) et un album entier, LE JUGEMENT. Aucune planche de la première moitié de cet épisode riche en action ne se plie ni à une hauteur de strip standard, ni à la contrainte d’un nombre arrêté de bande. Un « retour à la normale » soudain s’opère à partir de la page 23 et est encore plus surprenant que le bouleversement initial.

Outre l’aspect purement « architectural » de la mise en page, Thierry Groensteen définit également une typologie prenant davantage en compte le schéma narratif de la planche. Cette typologie combine deux critères : la régularité du multicadre (celle que l’on vient d’évoquer) et l’intentionnalité de cette régularité (discrète ou ostentatoire). Même si les planches de Vance et Van Hamme ne sont jamais des « gaufriers » (grilles parfaitement orthogonales), l’on peut les qualifier de régulières, à quelques exceptions près, celles que l’on vient de citer entre autres. Quant à savoir si elles sont ostentatoires ou discrètes, il faudrait les étudier au cas par cas : considérer le rythme, le cadrage, les fonctions du verbal mises en œuvre, etc. L’on dispose tout de même d’un nouvel instrument : une interruption dans la régularité de la planche est porteuse de sens. Le fait qu’elle soit discrète ou ostentatoire l’est également. Il sera possible de s’en servir pour décrypter des éléments de réponse à notre problématique.

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Un mode de combinaison classique entre l’iconique et le verbal

En se référant à la typologie de Scott McCloud visant à décrire le rapport entre l’iconique et le verbal, on observe que la plupart des vignettes de XIII reposent sur une combinaison de type « interdépendante ». On observe de plus que la proportion de vignettes où l’image sert d’illustration à un texte autosuffisant est relativement élevée par rapport aux types restants. À cela s’ajoutent les larges pans de texte de THE XIII MYSTERY- L’ENQUÊTE et de l’épilogue de ROUGE TOTAL. La rigueur imposerait de questionner chaque rapport, chaque type, ainsi que sa place dans une double séquence linguistique et iconique, ce que nous aurons l’occasion de faire pour un tout petit nombre d’entre elles. Ces proportions indiquent tout de même une certaine prépondérance du verbal dans la série.

Le verbal est d’autant plus important qu’il est lui-même en quelque sorte « représenté » : messages, panneaux, dossiers confidentiels deviennent eux-même partie intégrante de l’iconique.

Toutefois, la proportion d’images, toujours séquentielles, dépourvues de texte n’est pas négligeable et est, elle aussi, porteuse de sens. Ainsi l’iconique n’est pas en reste. Il se trouve, d’une part, au service de la mise en page. Le procédé d’incrustation, par exemple, est une technique qui contribue à rendre ostentatoire une mise en page irrégulière. Il instaure une dynamique particulière au sein d’une séquence, dynamique qu’il faudra considérer. D’autre part, l’iconique comprend un pendant purement pictural au « verbal représenté », que j’ai mentionné un peu plus haut : l’insertion de photographies, très usité dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE.

Cette insertion constitue une des ruptures graphiques sur lesquelles nous aurons l’occasion de nous pencher, mais pas la seule. Traits, coloris, décors sont eux aussi sujets à des changements remarquables.

Le recours au stéréotype, enfin, pourrait être vu comme un autre mode d’insertion. Plus discret, ce « trait de caractère standardisé sous une forme conventionnelle, sans individualité » pour reprendre la formule d’Eisner31, exige toutefois une participation plus active du lecteur.

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I.III.II Séquences, séries et plans de signifiance

Ruptures et exceptions ne sont pas les seuls éléments en mesure d’étoffer une analyse de la série. En suivant la proposition de Thierry Groensteen, l’on peut se concentrer également sur les enchaînements, les séquences, les séries et autres ensembles vignetaux. Il s’agit en quelques mots de marcher sur les pas du « grand arthrologue ».

Des séquences entremêlées La régularité précédemment évoquée, renforcée par le poids du verbal, permet la mise en œuvre d’une succession élaborée, si ce n’est complexe, de séquences. Dans la dilogie SPADS - ROUGE TOTAL, s’alternent deux types de séquences : Celles dont les protagonistes sont Jones et le numéro XIII, remontant d’Amérique Latine, et celles ayant pour lieu d’action Washington et son administration centrale.

La profusion de séquences imbriquées accorde à l’ellipse un statut presque central. Dans les scénario de Van Hamme, le récitant pouvant indiquer par un « Pendant ce temps... » le passage d’une première séquence à une autre qui lui est simultanée est inexistant. Le verbal n’a donc jamais une fonction de régie mais bien une fonction de suture (Cf. partie I.I.I, p.18). Si l’histoire progresse sur un lieu donné, elle se poursuit également dans tous les autres, mêmes si les « autres » en question ne sont pas montrés. Difficile de supposer en effet que Jones et le numéro XIII s’immobilisent dans la forêt tropicale latino-américaine pendant qu’Amos et Carrington bavardent tranquillement à l’ombre de colonnes néoclassiques. L’ellipse joue donc un rôle essentiel dans la construction du récit. Montrer ce qui est tu, ce qui est masqué sera donc aussi partie intégrante de mon analyse.

Outre les séquences alternées, on observe des correspondances d’un album à l’autre, correspondances qui peuvent être de différentes natures : similarité du décor, rythmes contrastés, références communes.

31 EISNER Will, Les clés de la bande dessinée 2, la narration, Paris, Delcourt, 2010, p.21

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Formation de séries de vignettes

L’alternance des séquences peut être tellement rapide qu’elle en devient une simple alternance de vignettes. Ces vignettes qui reviennent à une cadence régulière et se déroulent dans un même cadre d’action constituent ce que Thierry Groensteen appelle une « série ». La diffusion du procès dans LE JUGEMENT s’articule autour de deux séquences entre lesquelles se glissent une série de trois vignettes (p.38, 39 et 41). Celles-ci montrent le vice-président des Etats-Unis dans son bureau. Toujours représenté de profil, il écoute impuissant les révélations de Carrington retransmises par la télévision. Son angoisse se manifeste physiquement, en réaction au discours que le général déroule, impitoyable.

Les séries supportent aussi bien le verbal que l’iconique, elles sont une sorte de motif narratif récurrent. Elles véhiculent des objets symboliques : une photographie, une arme etc. Comme l’explique Will Eisner :

« Les accessoires participent à la symbolique. Ils indiquent immédiatement la force, le caractère, l’activité et les intentions de celui qui les porte. Sa façon de les porter peut aussi être un indicateur pour le lecteur. En Bande Dessinée comme au Cinéma, les objets symboliques non seulement racontent mais amplifient la réaction émotionnelle du lecteur. »

J’ajouterais que, pour certains objets, c’est bien la récurrence de leur apparition qui forge leur dimension symbolique. Si un pistolet est déjà chargé de représentations dans l’imaginaire collectif, le portrait d’une femme ne l’est pas forcément. Porté par une série de vignette, il s’élève parmi des concepts symboliques : l’Indice, l’Amour, le Temps, etc.

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Conclusion du premier chapitre

Une ambivalence de la série XIII peut être mise en avant, en conclusion de cette première partie. Les instruments permettant d’appréhender les six albums reposent à la fois sur de l’exceptionnel – rupture, exceptions à la règle, bizarrerie typologique- est à la fois sur du sous-entendu – Stéréotypes, ellipses, symboles. Pourtant l’environnement aussi bien diégétique qu’esthétique dans lequel se noue l’intrigue est tout à fait régulier – y compris celui de l’épisode THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE. Ce cadre dual serait-il idéal pour l’introduction d’un complot ?

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II. La complot et sa théorie comme sources d’inspiration

La série XIII, dont le premier tome paraît en 1984, est inspirée d’une multiplicité de sources, aussi bien fictionnelles qu’historiques. Nombres d’entre elles accordent une large place à la théorie du complot, que ce soit dans leur construction ou dans leur représentation. Il s’agit de voir dans cette seconde partie en quoi ces supports – littéraires, théoriques, journalistiques – servent de terreau à l’émaillage d’une hypothétique théorie du complot dans XIII.

Je me pencherai en premier lieu sur les sources purement fictionnelles, pour ensuite évoquer dans un second temps les faits historiques – réels ou fantasmés – qui constituent le réseau référentiel de la série. Je montrerai ainsi comment la théorie du complot – et pas seulement la notion de complot – est un vecteur puissant dans l’élaboration de l’intrigue de la saga.

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II.I Une fiction qui puise dans d’autres fictions ?

Lorsque Jean Van Hamme et William Vance décident de se lancer ensemble dans un projet de bande dessinée, deux œuvres de fiction ayant trait au complot ont déjà connu un succès retentissant à la fin des années soixante-dix : le roman de Robert Ludlum, La Mémoire dans la peau, premier tome d’une trilogie débutée en 1977 ; et le film d’Henri Verneuil, I... comme Icare, sorti en 1979, dans lequel Yves Montand incarne le procureur enquêtant sur l’assassinat de son président.

Van Hamme n’emprunte pas seulement des morceaux d’intrigues à ces deux œuvres, il emprunte également leurs codes, rhétoriques et visuels. Il se saisit aussi de ce qui fait la substance de certains genres littéraires : le roman d’espionnage et le roman policier notamment.

II.I.I Roman d’espionnage, roman policier et bande dessinée à suspense

Dans son essai Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Luc Boltanski décrit les spécificités du roman d’espionnage et du roman policier32. La manière dont se noue l’intrigue de ces sous-genres33 littéraires en règle générale n’est pas sans rappeler la façon dont se nouent celles des différents épisodes de XIII. De quels genres ces épisodes relèvent-ils davantage ? Que cela nous apprend-t-il ?

La distinction entre roman d’espionnage et roman policier au sens de Boltanski Boltanski décrit ces deux espèces comme deux systèmes comportant des actants stables. Dans le roman policier, se retrouvent systèmatiquement une énigme au cœur de laquelle réside un crime, une dualité criminel/enquêteur et la question nécessaire de l’attribution. Dans le roman d’espionnage, se combinent la figure du

32 BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.33- 70 33 Le terme « sous-genre » n’a pas de connotation négative au sens auquel je l’entends : la subdivision d’un genre littéraire plus large qu’est le roman dans son ensemble. 39

héros solitaire et pourchassé, de l’Etat violent et vacillant face à l’action de sociétés secrètes ou de puissance étrangères.

Le complot est une notion commune à ces deux systèmes car il se lie à une opération pratiquée dans chacun d’entre eux : le dévoilement, qui succède à l’enquête. Comme l’écrit Boltanski :

« Le complot est un objet qui ne contient pas en lui-même son intelligibilité. Il ne se distingue des relations ordinaires que par l’opération de dévoilement qui fait se côtoyer dans un même plan la réalité apparent mais fictive et la réalité cachée mais réelle » Ce qui fait en revanche la différence entre ces deux genres34, c’est « l’état de l’État » dans lequels ils se trouvent respectivement : si le roman policier se trouve en état de paix, du fait de son caractère « apolitique » (pas de mise en scène de la confrontation de l’Etat avec ses ennemis), le roman d’espionnage se situe lui toujours en état de guerre. En opposant un collectif contre un autre, il est par construction « politique ». Le soupçon a donc une portée beaucoup plus englobante dans le roman d’espionnage.

« [L’énigme constitue] une mise à l’épreuve de l’Etat-Nation, c’est-à-dire de la prétention de l’Etat non seulement à faire régner l’ordre, mais surtout à rendre intelligibles et, dans une certaine mesure, prévisibles les événements qui entrent dans le champ du possible. » Attributs des deux genres se retrouvent dans la série XIII, il s’agit à présent de voir de quelle façon.

XIII, à la lisière du roman policier On l’a dit la bande dessinée n’est pas le roman et ne peut être analysée comme telle. XIII reprend pourtant certains codes narratifs du genre, par l’opération d’une retranscription graphique de certains motifs narratifs : le descriptif notamment. Dans TREIZE CONTRE UN, le héros, le numéro XIII, est investi d’une mission : démasquer le numéro un de la conspiration. Dans cet épisode, et pour la première fois depuis le début de la série, ce statut d’enquêteur est unique et paisible, il bénéficie de passe-droits gouvernementaux et n’est pas – d’entrée de jeu du moins - pourchassé par des tueurs. La quête qu’il poursuit n’a pas pour objet sa propre

34 BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.179 40 identité, mais l’identité d’un autre. C’est donc avec beaucoup plus de froideur et de recul qu’il endosse le rôle du détective. Le dessinateur l’affuble donc, sur une grande partie de l’enquête (p.13-32) d’un costume beige – témoignant d’un certain « professionalisme » - et d’une démarche nonchalante qui ne lui est pas familière. Les mains enfoncées dans ses poches, l’expression impavide de son visage font du numéro XIII un personnage neutre, pour une fois extérieur à l’enquête qu’il mène. Cette extériorité est une extériorité dans la focalisation : sans être externe, le personnage de XIII est davantage un observateur qu’un acteur. La planche de la page 33 confirme cette posture.

Rompant avec la régularité de degré 2 suivie par la mise en page sur l’ensemble de l’album (trois bandes par planche d’une hauteur standard), cette planche présente à la fois une disposition et un cadrage particulier. Le multicadre est composé de cinq strips, de deux vignettes chacun. Le cadre des vignettes est pour neuf d’entre elles, plus étroit que cadre rectangulaire classique. Il réduit le champ de vision du lecteur à celui du numéro XIII, qui observe un port à travers des jumelles. Voici la structure de la planche, vidée de son contenu :

Multicadre de la planche 31 Droite : multicadre augmenté de la description de son contenu. Treize contre Un, p.33 On observe que la planche est presqu’entièrement muette, étant donnée l’absence quasi-totale de bulle. Le phylactère de la dernière vignette contient deux points d’interrogation. Il s’agit là d’un cas où le verbal à une fonction de dramatisation. Le double point d’interrogation souligne la surprise du numéro XIII, 41

apercevant Jones à un endroit où il ne s’attendait visiblement pas à la trouver. Même « silencieuse », cette irruption du verbale est significative. Elle replonge le lecteur dans la subjectivité du numéro XIII, ce qui induit une rupture. L’on quitte la posture d’observateur pour redevenir acteur.

Le colonel Amos incarne également la figure du détective, de manière plus cérébrale et plus officielle que le numéro XIII. Proche de la retraite, amputé d’un bras, le vieil homme chargé d’enquêter sur « le jour du soleil noir » emploie avec plus de rigueur le doute méthodique et se lance, plus souvent que le numéro XIII, sur des fausses pistes (il est joué tour à tour par le numéro XIII, un juge du nom d’Allenby et le général Carrington) mais se rendant compte de ces erreurs, rebrousse chemin inlassablement jusqu’à l’obtention de la vérité. Cette démarche intellectuelle le rend finalement plus proche de l’enquêteur archétypal décrit par Boltanski.

On a beau retrouver dans la série XIII des actants du roman policier, ceux-ci ne surgissent qu’épisodiquement. Les « séquences enquêtes » comportant les attributs du polar ne constituent pas la majeure partie de la série, loin de là. On considérera les emprunts fait par le scénario au genre policier comme une référence davantage que comme un pilier dans l’édification de l’intrigue.

Une plus grande proximité avec le roman d’espionnage La saga réunit en revanche de manière beaucoup plus prolifique et systématique les attributs du roman d’espionnage : un héros solitaire et pourchassé (le numéro XIII), une société secrète (la conjuration des XX), un Etat défaillant (incarné par une armée corrompue, et la NSA au service des intérêts d’un seul homme). Seules les puissances étrangères manquent à l’appel, encore qu’elles sont mentionnées de manière allusive. Dans ROUGE TOTAL, dans une séquence sur laquelle je reviendrai dans une section ultérieure, un des membres de la conspiration annonce, engoncé dans un très officiel costume de technocrate, la troisième guerre mondiale. Il déclare à un général Carrington médusé : « À ce moment-là, Pékin et Moscou auront cessé d’exister. ». Ce membre de la conspiration est alors conseiller du président (en intérim) des Etats-Unis. Cette position, au croisement de la sphère privée et publique, illustre bien la « tension entre l’officiel et l’officieux »35 dont parle Boltanski. Assimilée au mensonge d’État, cette tension représente une

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« contradiction herméneutique », c’est-à-dire :

« L’incertitude quant à la question de savoir si le porte-parole exprime bien la volonté de l’institution ou, sous couvert de son rôle institutionnel, se fait l’interprète d’autres intérêts cachés. » Cette contradiction est omniprésente dans XIII. La double page qui la représente le mieux se trouve dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE. Aux pages 22 et 23, se détachent sur un fond crépusculaire les vingt portaits des membres de la conjuration. La légende de chacun de ces portraits indique un nom et une fonction. Nombre des conjurés sont des membres haut-placés de la fonction publique, le rang le plus élevé étant évidemment celui de Wally Sheridan, président et numéro I de la conspiration.

Si l’État, corrompu et menacé, est toujours en danger, est-il possible de parler pour autant d’état de guerre permanent dans la série ? Cet état de guerre est évident dans la dilogie SPADS et ROUGE TOTAL. La guerre n’est pas déclarée mais se prépare : dans les camps militaires (sous l’apparence d’exercices de routine) ; et dans les bases de Washington, centres névralgiques du pouvoir. Cette atmosphère de guerre imminente atteint son paroxysme dans la très graphique 31e planche de ROUGE TOTAL, où l’on voit se mobiliser les différents corps de l’armée. Les cinq vignettes, dont la teinte s’assombrit avec le déroulement vertical de la page, pourraient chacunes représenter l’un des corps de l’armée américaine : l’armée de terre, la Navy, les Marines, l’armée de l’Air et les guardes-côtes.

Peut-on parler d’état de guerre dans les autres épisodes ? Difficilement dans LE JOUR DU SOLEIL NOIR et dans TREIZE CONTRE UN. L’imminence de la guerre se fait par contre de nouveau sentir dans les épisodes 12 et 13. En occupant une base militaire secrète construite dans un désert et se dressant contre l’administration en place, le général Carrington commet plus qu’une mutinerie : il fait sécession avec le pouvoir en place. Cela n’induit pas une guerre civile, mais l’opposition entre deux puissances toutes les deux investies d’un gigantesque pouvoir (Carrington détient en effet l’émetteur pouvant déclencher l’arme nucléaire) demeure.

35 BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.46

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Le scénario de XIII s’abrite donc davantage sous les arcanes du roman d’espionnage, dont il reprend le cadre et l’atmosphère, que sous celles du roman policier auquel il se réfère épisodiquement. Mais au-delà du genre, le scénario de XIII emprunte beaucoup à un roman d’espionnage précis, celui de Robert Ludlum.

Une intrigue inspirée de La Mémoire dans la peau S’il le reconnaît facilement, Jean Van Hamme minimise l’emprunt qu’il a fait au roman de Robert Ludlum lorsqu’il déclare au Figaro Littéraire36 «À la base, explique-t-il, c’est inspiré d’un roman de Robert Ludlum, La Mémoire dans la peau. Mais je m’en suis très vite écarté. ». Il concède toutefois : « La seule erreur que je crois avoir commise, c’est d’avoir fait soigner XIII par un médecin alcoolique, qui rappelle de trop près un personnage du bouquin de Ludlum ».37

Les intrigues diffèrent en effet entre le roman et la bande dessinée, quoique les similarités ne se limitent pas seulement à l’amnésie du héros et l’aide que lui apporte un médecin alcoolique. Le numéro XIII et Jason Bourne – le héros de La Mémoire dans la peau - se révèlent tous deux être des leurres, dont on a modifié l’apparence par une opération de chirurgie esthétique, en vue de confondre une organisation criminelle. Les deux synopsis présentent ensuite des variantes significatives.

Quelle que soit la nature de la reprise du roman par la bande dessinée – je ne prétends pas pouvoir faire cet arbitrage, l’on peut se pencher sur deux composantes communes aux deux œuvres :

1. La dualité commanditaire/ réseau criminel à démanteler.

2. La notion de piège, omniprésente.

1. Bourne et le numéro XIII sont tous deux des agents, recrutés par des hauts-dignitaires de l’Etat, qui se méfient de leurs pairs. C’est parce que les plus hautes sphères de l’État semblent avoir été inflitrées par une organisation malfaisante que sont montées les opérations dont ils sont les protagonistes. Ce n’est pas un

36 DARY, Thibaut, « XIII : les VII raisons d’un triomphe », Le Figaro, [en ligne] le 25 juin 2010, 37 « Van Hamme : interview », BDParadision, [en ligne], 1996,

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homme seul qu’il faut arrêter mais un réseau qu’il faut démanteler. Dans le cas de Bourne, il s’agit du large réseau du tueur Carlos, à la tête d’une véritable armée de «relais » et de « contacts », pour employer les mots de Ludlum. Dans le cas du numéro XIII, ce réseau est en fait double : il y a d’une part la conspiration des XX, d’autre part des tueurs professionnels à leur solde, dirigés par un personnage aussi cruel qu’énigmatique, la Mangouste.

Il y a un parallèle à établir entre le Carlos de Ludlum – inspiré du véritable Carlos, le terroriste aujourd’hui incarcéré en France - et la Mangouste de Van Hamme. Ceux-ci placent leurs pions de la même manière, transformant le badaud le plus anodin en menace aiguisée pour leur adversaire. Carlos emploie des personnes agées à l’aspect inoffensif, ainsi que les employés d’une maison de couture huppée. Carlos lui-même se déguise souvent en prêtre. La Mangouste, dont le physique évoque celui d’un sympathique vieillard, corrompt également des figures traditionnement honnêtes et rassurantes. Le numéro XIII en fait les frais dans TREIZE CONTRE UN. Pour obtenir un dossier médical et progresser dans son enquête, notre héros se fait volontairement hospitaliser. Au début de la séquence qui se déroule dans la chambre d’hôpital, on le voit flirter avec une nurse. Deux planches plus tard, celle-ci tente de l’assassiner. Le passage n’est pas dénué d’humour. Alors que l’infirmière braque son arme en direction du numéro XIII en disant « Vous auriez mieux fait de prendre la pilule que je vous avais donnée », celui-ci répond du tac au tac « Vous êtes sûre que le 38 S&W38 est le meilleur moyen de convaincre vos patients d’être bien sage ? ». Celle-ci se déroule d’ailleurs à la clinique Washburne, sans doute un clin d’oeil de Van Hamme à Ludlum dont l’un des personnages principaux est le Docteur Geoffrey Washburn.

Notons que le contraste entre l’implacabilité des tueurs et leur aspect inoffensif n’est pas traité de la même manière. Chez Ludlum, ce contraste renforce le tragique de la situation alors que chez Van Hamme, il produit un décalage divertissant. Pas dans le tout premier épisode néanmoins qui est logiquement le plus proche du roman de Ludlum.

Toujours est-il que ce contraste induit la menace suivante pour chaque héros : l’ennemi est partout, et surtout là où on ne l’attend pas.

38 Un 38 Smith & Wesson est un type de revolver. 45

2. Le piège est également un dispositif omniprésent dans les deux fictions. Chez Bourne, il constitue une obsession : identifier le piège est sa seule chance de survie. C’est aussi la seule voie qui peut lui permettre de retrouver qui il est. L’application à « tomber dans le piège » pour en apprendre davantage est une pratique partagée par Jason Bourne et le numéro XIII. Dès le début du JOUR DU SOLEIL NOIR, le numéro XIII se lance avec très peu d’indice à la recherche des tueurs. Lorsqu’un personnage lui oppose l’argument « Mais vous allez vous jeter dans la gueule du loup. », celui-ci réplique « C’est exactement ce que j’espère ». Si Jason Bourne persiste dans cette attitude tout au long du roman, devenant à son tour celui qui tend des pièges à ses assaillants, cette tendance s’estompe peu à peu chez le numéro XIII. Il continue à se précipiter dans les pièges (au moins une fois par album) mais cela n’est plus du tout volontaire. Sans doute est-ce dû au fait que, contrairement à Bourne, il ne retrouve pas même des bribes de mémoire.

L’on commence à voir en quoi le fait de puiser sa source dans le roman d’espionnage permet à la série XIII de s’articuler autour de la théorie du complot. L’ennemi omniprésent, polycéphale, insaisissable évoluant au sein d’un État affaibli par la corruption et les luttes intestines est une crainte fantasmée par celui qui adhère à la théorie du complot. Or dans le roman d’espionnage comme dans la bande dessinée XIII, elle est avérée. La question est de savoir si cet édifice est aussi solide en bande dessinée qu’il ne l’est dans le roman d’espionnage. Il faut donc se pencher davantage sur la composante visuelle du média. Pour ce faire commençons par le confronter à un autre : le Cinéma.

II.I.II Un langage visuel emprunté au Cinéma

Pour cette section, je restreindrai mon objet d’étude au premier tome de la série, LE JOUR DU SOLEIL NOIR, qui est le seul à être inspiré réellement du film d’Henri Verneuil, I... comme Icare. Établir un rapport entre le film et l’album nous permettrait de voir à quels codes visuels le duo scénariste-auteur ont recours pour créer une atmosphère de soupçon, et suggérer le complot.

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La similarité du crime

Dans un État imaginaire, qui pourrait bien être la France ou les Etats-Unis, le Président de la République est assassiné dans des conditions évoquant celles de la l’attentat perpétré contre John Fitzgerald Kennedy en 1963. Les conclusions de l’enquête menée sur le crime ne satisfont pas du tout le procureur Volney, interprété par Yves Montand, qui décide de reprendre l’investigation depuis le début. Mettant en évidence plusieurs incohérences, il parvient à démontrer que le tireur présumé – que l’on a retrouvé mort au pied d’un immeuble quelques minutes après que le forfait ne soit commis – n’est en réalité pas l’auteur du coup de feu meurtrier. Tentant de mettre la main sur le véritable coupable, Volney entrevoit une sombre machination fomentée par des hauts dignitaires de l’État. Avant d’avoir pu les confondre, il est lui-même abattu, tel Icare se brûlant les ailes en s’approchant trop du soleil – la Vérité.

Sur le plan de l’intrigue, les similarités entre les scénarii de Verneuil et Van Hamme sont légions. Le « modèle » du crime, si l’on peut dire, est celui de l’assassinat du Président Kennedy. Dans les deux cas le tireur présumé sert de bouc émissaire. L’enquêteur est un être incorruptible circulant dans les hautes sphères de l’État. Amos et Volney sont, en caractère comme en apparence assez semblables, bien que cette assertion ait quelques limites.

Il est toutefois difficile d’affirmer que Van Hamme s’inspire de l’intrigue de Verneuil à proprement parler. En effet, cette intrigue ayant trait à des événements qui se sont réellement produits, on ne peut considérer que le second s’inspire du premier, cette primauté étant purement chronologique.

En revanche, il est possible de mettre en évidence les éléments graphiques puisés, non pas par Van Hamme mais par son dessinateur William Vance, dans le film de Verneuil.

La transcription des codes visuels du cinéma à la bande dessinée

Rappelons tout de même en premier lieu la différence fondamentale entre bande dessinée et cinéma. Si tous deux sont constitués de séquences, les images le la

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premières sont juxtaposées tandis que celles de la secondes sont animées. Ainsi c’est davantage sur le cadrage, la photographie, l’image séquentielle extraite de sa « chaîne arthrologique » que la comparaion entre les deux Arts peut prendre sens.

Deux journalistes du Figaro39 ont établi en parallèle entre l’iconographie respective de chaque œuvre. Ils montrent notamment à quel point la représentation du Président William Sheridan, adressant un salut à la foule debout sur sa décapotable, ressemble à la posture et au décor dans lequel est placé l’acteur interprétant le président Marc Jarry. Si l’on décompose la séquence animée du film, on obtient un strip semblable à celui qui figure sur la trente-huitième planche du JOUR DU SOLEIL NOIR, à la page 40. Dans l’album, comme dans le film, cette séquence fait l’objet d’une projection dans le cadre de l’enquête. Aisée au cinéma, la mise en scène d’une projection l’est moins en bande dessinée, c’est pourquoi Vance se sert du multicadre. Pour signifier un autre plan de lecture, il arrondit le les angles des cadres des vignettes « projetées ». Notons que quand Amos procède à un agrandissement de l’image mise sur arrêt, les contours de la vignette restent des angles à 90°. Vance distingue donc bien l’image fixe immobile, de l’image qui tournoie dans une séquence animée. Par des angles adoucis, il a exprimé un mouvement, plus que fait part de l’utilisation d’un support particulier. Cette inspiration est d’ordre technique. Elle aide à la lisibilité de l’image, mais ne contribue pas nécessairement à lier un réseau référentiel entre l’œuvre dessinée et l’œuvre cinématographique.

Une similarité de posture est également mise en évidence par les journalistes entre l’affiche du film, sur laquelle Yves Montand est représenté tenant un fusil devant un fond de couleur sombre, et une photographie censée représenter le numéro XIII dans cette posture. Cette similitude est de mon point de vue une allusion, un clin d’œil du dessinateur, davantage qu’une manœuvre subliminale. Elle est en effet purement graphique : le rapport entre les postures n’est correlé en rien au rapport entre les deux personnages. Volney, bien qu’en quête de la vérité tout comme le numéro XIII, est beaucoup plus proche d’Amos dans sa personnalité, sa méthode, et

39 DELCROIX, Olivier, VERTALDI, Aurélia, « La saga XIII : 30 ans au cœur de la théorie du complot américain », Le Figaro, [en ligne] le 25 juin 2014, < http://www.lefigaro.fr/bd/2014/06/25/03014-20140625ARTFIG00029--la-saga-xiii-30-ans-au-coeur-de- la-theorie-du-complot-americain.php>

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les objectifs qu’il poursuit. Ainsi ce parallèle est un hommage fait par le dessinateur au film dont il s’est inspiré pour réaliser certains dispositifs visuels : la projection, l’agrandissement, le décor, les postures des personnages.

Plus évident, l’emprunt au cinéma est pourtant finalement moins significatif que l’emprunt au roman. Cela ne présume en rien d’une supériorité du verbal sur l’iconique. Il faudra simplement vérifier d’autres sources visuelles, des codes qui ne relèvent finalement pas d’emprunt à d’autres genres pour voir comment peut s’établir une atmosphère de soupçon propice à l’émaillage du complot.

II.I.III Synthèse : emprunter n’est pas s’inspirer

Il semble finalement que les emprunts faits aux œuvres de fiction aient davantage une visée pratique que symbolique. C’est pour cela que le terme d’emprunt est plus facilement employable que le terme d’inspiration lorsque l’on relie la série XIII au roman d’espionnage ou au thriller dystopique qu’est I... comme Icare. Ces deux derniers s’inspirent eux-mêmes de faits et de personnages qui ne sont pas fictionnels mais ont réellement existé. Or ce serait exprimer une secondarité absurde que de dire qu’une série s’inspire d’un film, lui-même inspiré de la réalité. Non, la série XIII s’inspire, au même titre que La Mémoire dans la peau et I... comme Icare, de la réalité. Elle leur emprunte en revanche des codes rhétoriques et visuels.

Cette notion d’emprunt n’empêche pas l’installation du complot dans la structure narrative. Mais l’emprunt n’est pas non plus adaptation. Les allusions, clins d’œil, différences de ton, l’intégration nécessaire à d’autres éléments originaux, distancient nécessairement l’emprunteur de « l’emprunté » (le terme de prêteur suggérerait une intentionnalité que l’on ne peut ici présumer). La manifestation du complot, si elle est effective, est moins solide. Pour s’ancrer, l’œuvre doit aussi puiser dans le réel.

La série XIII emprunte donc sur le plan formel à d’autres œuvres dont l’intrigue se noue autour de la théorie du complot, ce qui lui confère une certaine puissance évocatrice. Cette puissance évocatrice est renforcée par d’autres sources, présentées dans la section suivante.

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II.II Une réalité nourrie par la nôtre

Reprenons pour introduire cette section la distinction que fait Luc Boltanski entre le réel et la réalité40 : Le réel est attaché à un événement particulier, il y a donc autant de réels que de situations ou d’événements. Ce qui induit que des réels peuvent être contradictoires, voire incompatibles. La réalité en revanche est le cadre général dans lequel s’inscrivent actions et situations. Elles exigent de ces dernières une cohérence. Il s’agit d’un « ensemble de régularités », où est entretenu un « rapport stable » entre les éléments qui la composent. La réalité se décompose alors entre la réalité physique et la réalité sociale. Elle est constituée d’entités dont les contradictions (propriétés officieuses et officielles) produisent des incertitudes.

« L’ensemble des régularité » de la série XIII se fonde sur des contextes historiques et sociaux précis. Ces contextes, on s’apprête à le voir, ont pu favorisé l’émergence de théories du complot. Quels éléments de la série XIII, inspirés de la nôtre, sont suceptibles de laisser se déployer la théorie du complot ?

II.II.I Un État traumatisé

Dans la section précédente, il a été établi que la série XIII héritait du roman d’espionnage un de ses attributs classiques : l’État-Nation mis en danger. L’on peut même parler de « mise en faillite », en considérant le terme de « faillite » synonyme de celui de « défaillance ». Sur quels contextes s’appuie Jean Van Hamme en construisant l’État au sein duquel évolue le numéro XIII ?

40 BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.31- 32

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« C’est l’Amérique »41 Dans I... comme Icare, la référence aux Etats-Unis est totalement implicite : les noms des personnages sont vaguement anglicisés, les couleurs nationales sont certes le rouge et le bleu, une université met en place la fameuse expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité (réalisée en réalité à l’université de Yale). Mais le nom du pays n’est jamais mentionné. Le seul État nommé dans le film est le Kawar, État imaginaire dans lequel s’est instauré une dictature sous l’effet d’une manipulation conspiratrice.

Dans la série XIII, la référence est beaucoup plus claire. Jean Van Hamme dira «J’avais pensé à un pays qui soit proche des Etats- Unis, tout en ne l’étant pas (...) Je ne voulais pas que les lieux soient identifiables. C’est William Vance qui a envoyé les héros là-bas, et il a eu bien raison !». Cette citation se traduit en terme d’images séquentielles par deux types de combinaisons de l’iconique et du verbal : le « montage » et « l’interdépendance » au sens de McCloud.

Concernant l’interdépendance entre l’image et la bulle, on peut s’appuyer sur une séquence que l’on a déjà évoquée : celle durant laquelle le colonel Amos projette devant le numéro XIII le film de l’assassinat du président Sheridan (dans LE JOUR DU SOLEIL NOIR). Sur une première vignette, alors que l’écran se découvre et que la projection n’a pas encore été lancée, Amos annonce « Le film que tu vas voir a été tourné (...) dans une grande ville du sud ». Ce récitatif est extrêmement allusif : il est trop tôt – d’autant plus que l’on se trouve à la fin du recto d’une page – pour se douter qu’il pourrait s’agir de Dallas. La vignette suivante, la première du verso de la page, inaugure la planche de « projection ». Y apparaît un policier et au loin une voiture entourée d’une foule. Cette fois-ci, c’est l’iconique qui est très allusif : l’insigne sur le képi du policier ressemble à celle de la police de Dallas, mais il faudrait que le lecteur en soit averti pour la reconnaître... Le récitatif en revanche est plus explicite : Amos présente « William B. Sheridan, 42e président de notre pays. ». L’initiale et la numérotation évoquent bien davantage « John F. Kennedy, 35e président », que mettons « François M.A.M. Mitterrand, 21e président ». La troisième vignette de ce syntagme (cf. partie I.I.II, p.22) est la plus expressive sur le

41 DARY, Thibaut, « XIII : les VII raisons d’’un triomphe », Le Figaro, [en ligne] le 25 juin 2010, 51

plan de l’iconique : le président – puisque l’on sait que c’est lui grâce au verbal – se tient debout sur une décapotable, une femme élégante est assise sur la banquette arrière. Le verbal réhausse ici cette représentation : « Bien entendu, son visage ne te rappelle rien ? » demande Amos à XIII. Combiné à l’iconique, cette phrase devient antiphrase. Le récitant pourrait aussi bien dire aux lecteurs « Bien entendu, ce visage vous rappelle quelque chose ! ». L’interdépendance fonctionne à deux niveaux : au niveau de cette vignette isolée, et au niveau de la mini-séquence de trois vignettes qu’elle conclut. C’est la que la différance opère : le lecteur perçoit pleinement la référence à cet événement qui a profondément marqué les esprits.

L’opération de « montage » du verbal au sein de l’iconique est cependant celle qui inscrit explicitement l’action aux Etats-Unis. Tout le texte intégré au décor est en anglais : slogans publicitaires, noms d’établissements, marques de produits. Mais c’est sur les équipements militaires qu’il figure de manière significative. Dans SPADS, les sigles « U.S. Army » paraissent sur les accessoires des soldats en entraînement. Les hélicoptères, dans leur représentation « de profil », comportent toujours sur leur pan latéral l’inscription en lettre capitale « UNITED STATES OF AMERICA ». Affranchi du verbal, le drapeau américain est un motif iconique et symbolique récurrent.

Le poids des corps d’armée Une facette particulière des Etats-Unis est exploitée dans la série XIII : son statut de puissance militaire. Celle-ci s’illustre particulièrement dans la planche inaugurale du JUGEMENT. Les deux bandes supérieures de cette planche sont mono-vignetales. La bande supérieure, la plus large, offre une vue en plongée saisissante d’un hélicoptère survolant le Pentagone. À son bord, le président Wally Sheridan et le Ministre de la Défense, l’indique le récitatif, qui s’avère être la voix d’un journaliste. La bande inférieure montre l’hélicoptère, en train d’atterrir. Sur son flanc se détachent le drapeau américain et l’inscription « United States of America ». À terre, militaires et journalistes se préparent à la descente de leurs deux supérieurs. Une hiérarchie implicite est suggérée : Le président et le ministre de la défense masqués mais signalés par le verbal lévitent à quelques mètres du sol. En première ligne pour les accueillir, les généraux de l’Etat-Major. En seconde ligne, journalistes et cameramen couvrent l’événement dont on ne connaît pas encore la teneur. On peut

52 imaginer une troisième ligne, hors cadre, celle des téléspectateurs installés devant le journal télévisé retransmettant ces images en direct du Pentagone.

Cette longue vignette représente la « réalité sociale » de la série, au sens de Boltanski. Dans l’État militarisé dépeint par Van Hamme, la société s’organise en cercles concentriques dont le centre représente le plus haut de degré de pouvoir. La discrimination entre ces échelons réside dans l’information à leur portée. Que ce soit de l’officiel ou de l’officieux, le centre détiendra toujours une information plus précise, plus instantanée, et plus véridique que la la périphérie. Le général Carrington va transgresser cet ordre en organisant le procès public du président Sheridan.

Commandement suprême des armées: Président, Secrétaire de la défense et chef d’état-major des armées

Hautes figures de l’appareil étaque: : Défense et armées

Médias

Citoyen lambda

Sens de de diffusion INFORMATION

Qualité

Une réalité sociale régie par l’armée et l’accès à l’information

Pour parfaire ce système, justifier sa raison d’être, Van Hamme lui donne une justification historique qu’il puise dans l’Histoire américaine. Les Etats-Unis de XIII sont eux aussi une Nation traumatisée par une guerre menée en Asie du Sud-Est. Cette référence historique est la plus précoce du récit. Elle survient dès la quatrième

53 planche du tout premier tome. Dans un strip complètement muet composé de trois vignettes, une vieille dame monte préparer une chambre. À en juger par le décor (une maquette d’hydravion, un poster d’hélicopère, des photos de voitures épinglées au mur), c’est la chambre d’un homme. La vieille dame contemple ensuite un portrait posé sur une table de chevet, celui d’un jeune homme en uniforme militaire. L’on comprendra plus tard que ce jeune homme est son fils, mort à la guerre. Une guerre sur laquelle on ne précise pas grand-chose, si ce n’est qu’elle a eu lieu « loin d’ici ». L’image de ce fils mort au combat symbolise la tension dramatique entre deuil et patriotisme : Alan a perdu la vie à la guerre. C’est pourtant vêtu de ses beaux habits de soldats que ses parents aiment à le contempler. À plusieurs reprises dans la série, l’on retrouve une vignette montrant un cercueil recouvert du drapeau américain : dans SPADS et dans THE XIII MYSTERY- L’ENQUÊTE.

Mais de quelle guerre s’agit-il ? Très peu de mentions y sont faites dans le texte (la « campagne d’Asie »), c’est une nouvelle fois l’iconique qui précise son contexte. Dans SPADS, une séquence entière a lieu dans un décor évoquant la guerre du Vietnam. Des militaires progressent dans la jungle sous une pluie battante. Il s’agit d’un simple exercice d’entraînement mais l’un des leurs est gravement blessé, ce qui rend la situation plus « réelle », moins « simulée ». Ce décor reparaît dans la double page qui clôt le douzième dossier de THE XIII MYSTERY- L’ENQUÊTE et « répond » au tout premier tome de la série. Le lecteur assiste à la bataille au cours de laquelle le fils de la vieille dame a perdu la vie. Dans la séquence de la planche de gauche, le jeune homme haletant court dans un marécage. Le vert domine : les tenues camouflage, la vase des marais, les plantes et les hélicoptères. Dans la planche de droite, c’est un gris minéral, celui d‘un ciel maussade et des tombes du cimetière.

La référence la plus explicite faite à la guerre du Vietnam se trouve sur la vingt-huitième planche de TREIZE CONTRE UN (p.30). Amos et le numéro XIII se rencontrent pour discuter dans un parc de Washington qui n’est autre que le Vietnam Veterans Memorial. En toile de fond de leur échange, sont fidèlement représentés :

• Le mur de marbre noir où sont inscrits les noms des soldats défunts ou portés disparus durant la guerre. Sur la première bande, on ne distingue pas de noms sur le monument, mais la présence de touristes et de petits drapeaux américains plantés dans l’accotement

54

le suggèrent. Sur la vignette suivante, ces noms se détachent lisiblement : le verbal devient partie intégrante de l’iconique.

• L’obélisque du Washington monument se dresse dans une case contiguë aux deux précédentes.

• La statue des trois soldats, encadrée par le drapeau national et le drapeau des armées, apparaît sur la troisième bande. William Vance s’est appliqué à qu’on identifie bien les traits des trois soldats – de type respectivement hispanique, caucasien et afro-américain - comme dans l’œuvre originale, qui donna lieu à la controverse.

Ce n’est pas n’importe quelle Amérique que nous présente Van Hamme : c’est une Amérique traumatisée par la guerre, « la plus riche nation du monde » (ROUGE TOTAL, p.48) en mesure de consacrer une partie colossale de son budget à la Défense et à l’armement. Un État ultra-sécuritaire, où la prévalence du cas de force majeure, la « raison d’État », constitue un terreau parfait pour une éventuelle dérive autocratique. Cette construction, aussi stéréotypique que sophistiquée, produit une configuration idéale, propice au noyautage et à l’abus de pouvoir.

Notons que celle-ci ne fait pas que répondre à un imaginaire commun, elle se fonde aussi sur une vision subjective que tout le monde ne partage pas. Dans le chapitre IV, nous nous interrogerons sur le message politique que pourrait impliquer une telle construction.

II.II.II Des références à une Histoire fantasmée

Jean Van Hamme et William Vance prennent appui sur des faits historiques – la guerre du Vietnam, l’assassinat du Président Kennedy entre autres – qui ont véritablement eu lieu pour construire la réalité dans laquelle se déroule la série. Mais ils s’inspirent également de la représentation subjective de certains faits historiques : des fantasmes collectifs dont ils ont été l’objet.

55

La version réfutée d’un événement.... L’assassinat du Président Kennedy a fait l’objet de nombreuses théories du complot. De nombreuses allégations contredisent la version officielle des faits. Aucune de ces théories, de la plus plausible à la plus farfelue n’a jamais été confirmée, ni même la moindre de leur prémisse. Cinquante ans plus tard, il en est pourtant toujours question. Dans un article du Nouvel Observateur, Laurent Joffrin dresse la liste des faits contestés par les détracteurs de la version officielle. Deux de leurs élucubrations se retrouvent entre les pages de XIII42.

La première est évidemment la théorie selon laquelle Lee Harvey Oswald, lui-même assassiné deux jours après avoir exécuté son forfait, n’aurait pas agi seul. Comme il en est fait explicitement part dans le dévoilement partiel survenant à la fin de SPADS, Steve Rowland, le véritable assassin du président Sheridan est le « pion », la main exécutante d’une association occulte. C’est d’ailleurs le seul membre de cette association – avec sa femme qui est en réalité un agent double – à ne pas occuper de haute fonction dans le monde des affaires ou au sein de l’appareil étatique. Manipulé de toute part – par ces complices, par ses supérieurs et par sa femme, Steve Rowland passe finalement, malgré son succès auprès des femmes de l’armée et son habileté au tir, pour un pauvre hère, dindon de la farce. Ce portrait peut évoquer celui de Oswald, ancien Marine tireur, instable et agressif, sans doute trop faible d’esprit pour agir seul de manière aussi délibérée.

La seconde hypothèse avancée par les tenants de la théorie du complot met en doute l’intégrité de la commission Warren, qui mena l’enquête sur la mort de Kennedy. Ce doute est repris dans I... comme Icare, le procureur Volney y interpelle la commission Heiniger. Deux commissions de ce type figurent dans XIII : la commission Allenby tout d’abord, confondue par Amos qui identifie Allenby comme étant lui-même un membre de la conspiration. La seconde commission dont il est question est encore plus faillible. Elle l’est effet doublement : dans sa motivation et dans sa crédibilité, ce qu’illustre un strip de TREIZE CONTRE UN. Cette suite de trois vignettes met en scène une conversation informelle entre le numéro XIII et Wally Sheridan, dont la duplicité n’a pas encore été révélée. Réunis autour d’un

42 JOFFRIN, Laurent, « 50 ans après l’assassinat de Kennedy : quel complot ? », Le Nouvel Observateur, [en ligne] le 22 Novembre 2013, 56

cognac, Wally Sheridan propose au numéro XIII de mener à son compte une enquête pour démasquer le numéro I – qui n’est autre que lui-même. Le numéro XIII s’enquiert : « N’est-ce pas le rôle de la nouvelle commission que vous avez formée (...) ? » ce à quoi Wally oppose les « lourdeurs administratives et judiciaires ». Cette réponse consiste en un froid désaveu du chef de l’État envers ses institutions, désavoeu qui abat leur crédibilité. Sachant d’autre part que Wally Sheridan est le numéro 1, la commission n’apparaît plus que comme un montage fantoche.

Ainsi Van Hamme s’inspire autant, si ce n’est plus, de la contestation liée à la mort de John Fitzgerald Kennedy qu’à l’événement en tant que fait historique.

... Et des questions que l’on se pose toujours

La série XIII puise également dans un contexte historique trouble, dont la version officielle n’a pas encore été établie. Les opérations de la CIA en Amérique Latine en sont un premier exemple. Cette référence est toutefois développée dans des albums qui n’appartiennent pas à notre objet d’étude. Les rapports géopolitiques complexes entretenus entre les Etats-Unis et leurs voisins du sud sont toutefois évoqués dans les albums qui nous concernent. Dans SPADS, le numéro XIII est envoyé dans une base Américaine située quelque part en Amérique Centrale. La localisation précise de cette base est incertaine. Des cartes, étalées au mur dans plusieurs bureaux d’officier où se rend à diverses reprises le numéro XIII, ainsi qu’un drapeau, suggèrent le Costa Rica. Dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE, il est fait mention du San Miguel, nom de pays imaginaire. Cette présence américaine ne va pas sans évoquer tout l’héritage du Corollaire Roosevelt, qui sous couvert de neutralité intégrait à sa « sphère d’influence » des pays d’Amérique Centrale.

L’autre exemple de doute laissé par l’Histoire, dont Van Hamme a pu s’être inspiré, est relatif à l’accession au pouvoir de William Sheridan, le président assassiné. Dans une double planche, celle qui achève le neuvième dossier de THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE, l’on voit son père, Henry Sheridan, rendre visite aux patriarches de la « famille » Giordino, organisation mafieuse notoire, dans leur somptueuse demeure. Henry Sheridan, on l’apprend dans le second strip, un industriel fortuné ayant souvent recours aux services de la famille. La requête qu’il leur soumet cette fois-ci est d’une nature inhabituelle : il demande leur soutien pour 57

faire en sorte que son fils aîné, William, emporte l’investiture démocrate et soit élu président. « Vous et les autres « familles » de ce pays controlez 20% des voix de ce pays. Donnez-les-moi. ». Cette séquence est une allusion directe au très fort soupçon qui pèse sur le père de John F. Kennedy, Joseph Kennedy Ce dernier, industriel fortuné également, aurait, selon de nombreux historiens, pris appui notamment sur les milieux de la pègre pour permettre la victoire de son fils. Vincent Michelot par exemple, évoque dans sa biographie de John Fitzgerald Kennedy le rôle obscur joué par son père durant la campagne pour les midterm elections de 194643.

« Dans cette campagne de 1946, Jack Kennedy peut aussi bénéficier de l’aide considérable d’un père dont Alan Brinkley dit qu’il fait, pendant cette campagne, « le sale boulot »44, c’est-à-dire tout ce qui est à la limite (extrême) de la légalité, mais aussi le financement et une grande partie de l’organisation matérielle. » Ce « sale boulot » aurait également été effectué lors de la campagne présidentielle de 1960. Vincent Michelot indique en effet plus loin dans sa biographie:

« Le projet présidentiel était désormais en ordre de marche au niveau local et national. Le père restait en coulisse pour assurer le financement et certaines des basses œuvres (...) »45 Le soupçon – soupçon historique, soupçon méthodique – est donc une source d’inspiration directe du scénario de XIII. L’intrigue se construit à partir de lui par deux biais : elle peut le suggèrer dans des vignettes par des allusions visuelles ou textuelles ; elle peut également le concrétiser au cours de séquences articulées en l’intégrant à la réalité du cadre narratif.

43 MICHELOT Vincent, Kennedy, Paris, Gallimard, 2013, p.94-95 44 BRINKLEY Alan, John F. Kennedy, Times Books, New York, 2012, p.25 45 MICHELOT Vincent, Kennedy, Paris, Gallimard, 2013, p.153

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Conclusion du second chapitre

La série XIII s’inscrit dans un cadre référentiel propice à l’instauration d’un complot. Elle emprunte à des œuvres précises, appartenant à d’autres genres littéraires et traitant de la théorie du complot, des codes rhétoriques et visuels. Ceux- ci lui permettent de se structurer sur le plan narratif. Dans l’Histoire, elle puise des références qui vont constituer les arcanes de sa réalité - une réalité dans laquelle peut se matérialiser un complot. Mais au-delà de l’Histoire, ce sont ses soupçons, ses remises en cause, ses lacunes, qui permettent à la fiction de s’étoffer. Certaines théories du complot – en particulier celles qui ont été développées dans le demi- siècle qui a succédé à l’assassinat du Président Kennedy – constituent un point d’ancrage permettant au récit de s’installer. La théorie du complot représente bien, dans cette dimension, une source d’inspiration de la série.

Outre une source, la théorie du complot pourrait bien être un élément de structuration du récit, ce que l’on appellerait une forme narrative. Il s’agira donc de déterminer, dans le chapitre suivant, comment la théorie du complot peut occuper le cadre narratif qu’elle a partiellement forgé.

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III. Complot, Théorie du complot et Dystopie : les ingrédients de la série

L’objectif de la présente partie est de distinguer les marques du complot, de la théorie du complot et de la dystopie dans la bande dessinée XIII. Ces trois objets, considérés dans leur dimension littéraire, diffèrent tout d’abord par leur nature. Le complot est un attribut littéraire, la dystopie un genre et la théorie du complot une représentation de l’esprit qui se manifeste au-delà du genre et du support. Les rapports qu’ils entretiennent deux à deux ne sont pas non plus équivalents. On a souligné en introduction l’écart entre « complot » et « complotisme » décrit par Pierre-André Taguieff (cf. Introduction, p.10). La notion de théorie du complot implique celle de complot (réel ou imaginaire). Mais cette relation d’inclusion n’est pas réciproque : le complot peut se passer de la théorie. On a montré dans la partie précédente que la théorie du complot était, dans une certaine mesure, inspiratrice de la série – elle est présente dans ses fondations ; l’on ne s’est pas encore préoccupé de savoir si elle en était une composante indépendante – on ignore si elle se construit par-dessus ces fondations. La représentation du complot, avéré dans XIII, implique- t-elle la représentation de la théorie du complot ? Et notre question sous-jacente : peut-on représenter une vue de l’esprit ?

Le concept de dystopie prend le contre-pied de celui d’ « utopie », forgé par Thomas More46 au début du XVIe siècle. Les deux termes sont formés à partir du grec ancien τόπος, ου (topos), le lieu47. Le préfixe dys- (δυσ-) marquant « une idée de difficulté, de malheur »48 tandis que le préfixe u-, qui provient de la locution οὐκ, marque la négation d’un fait49. L’utopie est donc un lieu idéal « qui n’existe pas » et la dystopie dépeint un lieu néfaste. Le mot dystopian fut employé pour la première fois par le philosophe britannique John Stuart Mill en 1868 lors d’un

46 MORE Thomas, L’Utopie, Paris, Gallimard, Folio classique, 2012, 384p, ISBN : 9782070439751 47 Le grand Bailly dictionnaire grec français Hachette Paris 2000 p.1947 du Bailly 48 p.544 du Bailly 49 Bailly p.1417 60

discours devant le Parlement, la dystopie devenant par la suite un genre littéraire50. Elle décrit un système « parfait » en terme d’élaboration, une machine aux rouages implacables, broyant l’humain par sa force coercitive.

Le lien entre complot et dystopie est avant tout contingent. Le complot peut être un composante du récit – une association de « résistance », une manipulation du pouvoir. Il peut aussi en être absent. Ce lien peut enfin être d’antériorité : la dystopie est l’aboutissement du complot parvenu à ses fins. Celui entre théorie du complot et dystopie est plus ténu : le complotisme au sens de Taguieff pourrait bien être finalement la crainte – ou la conviction – que l’on évolue dans un environnement dystopique. Il s’agit alors d’un rapport totalement subjectif, qui s’intercale entre la notion de complot et le cadre de la dystopie.

Cette subjectivité pourrait bien être instrumentalisée dans la série XIII. Nous commençerons donc par déterminer si celle-ci s’inscrit dans un récit dystopique, mettant en lien cette possibilité avec la réalité du complot. Il s’agira ensuite de voir si la théorie du complot en tant que telle est exploitée dans ce rapport.

50 MILL John Stuart, « The State of Ireland » The Collected Works of John Stuart Mill, Volume XXVIII – Public and Parliamentary Speeches Part I November 1850 – November 1868 [1850], Toronto, University of Toronto Press, p. 248

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III.I Du complot à la dystopie

III.I.I Une définition équivoque

Peter Knight propose la définition suivante du complot51:

« Un petit groupe de gens puissants qui se coordonne en secret pour planifier et entreprendre une action illégale et néfaste, affectant le cours des événements. »

En s’y tenant, on constate qu’effectivement la Conspiration des XX a tout d’un complot. Elle est bien constituée d’un petit groupe de gens puissants : vingt membres, presques tous issus des hautes sphères de l’État ou du monde des affaires. L’action qu’ils entreprennent, un coup d’Etat précédé du meurtre du chef de l’État, est illégale néfaste et affecte le cours des événements, puisqu’elle affecte le cours de l’Histoire.

Cette définition ne satisfait toutefois ni son auteur, ni Luc Boltanski. En effet « Pratiquement – comme le remarque Peter Knight lui-même -, chaque mot de cette définition fait problème. ». En questionnant chacun de ces termes, l’on peut remettre en question l’assertion précédente concernant la Conspiration de XX :

« Petit » - La taille : la Conspiration comporte effectivement vingt membres. Cependant elle s’appuie sur un réseau d’éxecutants beaucoup plus large dont certains se trouvent être très bien informés de leurs plans. La Mangouste en est l’exemple-même. En témoigne une séquence de deux strips à la page 41 du TREIZE CONTRE UN, où le personnage se fait récitant. La séquence linguistique est introduite par la phrase « ton histoire s’achève là où elle a commencé... ». Celle-ci suggère que le personnage s’apprête à procéder à un dévoilement dont il est nécessairement bien au courant. Nombreux sont, en outre, les gradés voulant empêcher le « jugement » de l’épisode éponyme d’avoir lieu. Circonscrire à vingt le nombre de comploteurs revient donc à aller un peu vite en besogne.

51 KNIGHT Peter, Conspiracy Theories in American History. An Encyclopedia, Manchester, ABC-Clio, 2003, p. 51 62

« Planifier et entreprendre » - la question de l’aboutissement: Le critère du résultat ne semble pas être essentiel, c’est l’intentionnalité du complot qui semble être à retenir. Cette zone d’ombre est dissipée dans XIII. La Conspiration étant déjà parvenue à assassiner le président des Etats-Unis, la gravité de ses intentions – commettre un coup d’État – est avérée.

« Une action illégale » - La légalité : Ici le doute subsiste. La Conspiration a abouti dans la mesure où son chef, Wally Sheridan, est devenu président. C’est pourtant de manière légale qu’il y est parvenu, même si cette accession au pouvoir a été largement facilitée par l’échec du coup d’État. La question de la légalité rejoint ici celle de l’aboutissement. Le triomphe du numéro 1, légal et indépendant du plan originel, n’en est pas moins la conséquence des agissements de la Conspiration.

« Le cours des événements » - La supposition d’un « sens de l’Histoire ». L’accession de Wally Sheridan au pouvoir dément avec ironie cette suggestion. La réussite du putsch 1’aurait propulsé à la tête de l’État. Sans tentative de putsch, il l’aurait été également, donné gagnant dans les sondages52. Son échec l’y propulse finalement. Dans l’hypothèse où son frère n’aurait pas été assassiné, un Sheridan se trouverait tout de même au sommet de l’Etat, établi à l’aide de moyens douteux (Cf. partie II.II.II, p.57). Ces quatre cas de figure relèveraient bien sûr de configurations différentes, mais une constante demeure : un Sheridan s’installe au pouvoir dans des conditions suspectes.

III.I.II S’élever « Au-dessus du complot »53

Plutôt que de s’attacher à une définition du complot, l’on peut se détacher de cet objet pour se concentrer sur les formes narratives qui l’intègrent au récit. Il s’agirait, comme le suggère, Luc Boltanski, de :

« (...) mettre en place des formes narratives permettant de décrire la réalité toute entière comme un vaste complot, et, par là, d’achever la transposition, dans le champ de la représentation littéraire, de ce que l’on peut tenir pour la figure dominante de la métaphysique politique du XXe siècle. » Ces formes narratives sont au nombre de trois :

52 VAN HAMME Jean, VANCE William, SPADS, Bruxelles, Dargaud, 1987, p.47 53 BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.220 63

• La forme archaïque. Elle consiste à rapprocher différentes accusations de complot de manière à en dévoiler la convergence.

• La seconde forme traite en parallèle des complots différents.

• La troisième est la forme complot, constitutive de la réalité. Elle se dégage par l’opération du dévoilement. Cette troisième forme s’est généralisée dans les années 1950-1970 et continuerait à se développer.

C’est en tout cas de cette troisième forme que découlent les positions narratives de la série XIII. Elle s’érige en effet dans ce que Boltanski décrit comme un « cosmos sans échappatoire » :

« La possibilité de se soustraire à l’empire du complot, et, même, de prendre à son égard une distance suffisante pour l’objectiver et pour en discerner les contours est proprement exclue. »

Au paragraphe précédent, je mettais en doute l’idée selon laquelle le complot pouvait impacter le cours des événements. J’expliquais que, quel que soit le tournant que prenait l’intrigue dans la réalité installée par le scénariste, un membre du clan Sheridan à l’intégrité douteuse se trouvait nécessairement au pouvoir. Cette ironie du sort est renforcée par un troisième élément : c’est le patriarche du clan – Henry Sheridan – qui finance l’opération destinée à faire du numéro XIII le « leurre » censé démasquer la Conspiration.

La trinité Henry-Wally-William Sheridan relève presque du mythe biblique. Wally, le fratricide, joue le rôle de Caïn, l’envieux qui assassine le fils préféré – ce que suggère sa fiche signalétique dans THE XIII MYSTERY. Henry Sheridan est le démiurge: il crée la victime, crée l’assassin et crée le numéro XIII. Il représente en quelque sorte l’architecte du « cosmos dans échappatoire » qu’est la réalité de XIII.

Outre cette trinité, une autre composante du récit renforce la forme complot : la duplicité permanente des personnages. Le premier exemple devant être cité est évidemment celui de Wally Sheridan. Deux séquences de TREIZE CONTRE UN sont à mettre en parallèle pour l’illustrer. La première est constituée de la première double planche de l’album. Dans un cadre idyllique, le jardin d’une jolie maison en bordure

64 d’un étang où se meuvent des cygnes, le président fraîchement élu dont l’identité n’a pas encore été dévoilée propose au numéro XIII de devenir « L’homme du président » et d’enquêter sur le numéro I. La seconde séquence se déroule sur les deux dernières planches de l’album, dans un cadre beaucoup plus formel : celui de la maison blanche. Wally Sheridan, qui se sait pourtant démasqué, conserve son port altier et son visage séducteur. Exactement comme dans la première séquence, il propose au numéro XIII un cognac – la bouteille et les verres sont les mêmes. Il renouvelle également sa proposition au numéro XIII. Cette constance, par la répétition de motifs iconiques et verbaux, met en lumière la duplicité du corrupteur. Le contraste, qui révèle sa vraie nature, vient avec le refus du numéro XIII qui lui envoie une droite bien sentie. En deux vignettes volent en éclat le verre de cognac, la mine fière et le drapeau de l’armée suspendu au mur. C’est un homme au visage ensanglanté et déformé par la fureur qui menace le numéro XIII, laissant paraître son syndrome mégalomane « Je suis l’homme le plus puissant de la planète, nom de Dieu ! » tonne-t-il, le lettrage majuscule et gras rarement usité dans un phylactère intensifiant le dramatisme du moment.

La duplicité des personnages n’est pas seulement individuelle. Même les figures « honnêtes » ont leur pendant obscur. Le couple Carrington, père et fille, en est une incarnation dans l’album SPADS. Au début de l’épisode, pour répondre à une accusation d’Amos qui le soupçonne de faire partie de la conjuration, le général Carrington retire sa chemise pour montrer l’absence de tatouage au-dessus de sa clavicule. Ce geste très démonstratif s’accomplit sur une suite de quatre vignettes au cadrage identique (s’opère un léger zoom arrière). Le général de dos face à une fenêtre déboutonne progressivement sa chemise. La séquence linguistique qui l’accompagne est une démonstration par l’absurde réfutant la thèse d’Amos.

À cette figure de droiture clamant son innocence et son intégrité s’oppose celle de sa fille, personnage énigmatique et insaisissable. Elle figure sur trois séquences de l’épisode. Une gradation s’opère dans le dévoilement de son identité. Dans la première de ces séquences, son visage est voilé et son identité est laissée en suspens. La dernière vignette de la séquence – qui est aussi la dernière de la planche la montre de dos. Amos, qui lui fait face, s’exclame « Vous ?!? ». Le lecteur devra tourner deux pages avant que le voile ne soit levé. Dans la seconde séquence, son visage est découvert dans une vignette incrustée dans un paysage obscur. Au volant 65

d’une voiture, la jeune femme démarre en trombe et disparaît dans ce même paysage, après avoir déposé un Amos médusé. Dans la troisième séquence où elle paraît, elle est l’illustration muette d’un récit qui révèle son statut d’agent double. On apprendra même dans un épisode ultérieur que Kim Carrington était en réalité un agent triple.

Ce contraste, entre un général entier et une espionne discrète, est souligné par la confusion d’un unique témoin, Amos, qui comme le lecteur, ignore encore le lien de parenté entre les deux personnages.

La duplicité des personnages est d’autant plus forte qu’elle est contaminante. Avec une astuce maligne, le scénariste construit des liens qui emprisonnent tous ses personnages, y compris les plus intègres, dans la forme complot. Deux exceptions : le numéro XIII, que son amnésie maintient dans une position hermétique, et le colonel Amos, qui occupe le poste nécessaire de l’enquêteur.

III.I.III Le paradoxe induit par la dystopie

Dans un discours adressé en 1868 au Parlement britannique54, John Stuart Mill critique la politique menée par l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande. Il utilise dans ce contexte pour la première fois un terme approchant lexicalement de dystopie.

« It is, perhaps, too complimentary to call them Utopians, they ought rather to be called dys-topians, or cacotopians. What is commonly called Utopian is something too good to be practicable; but what they appear to favour is too bad to be practicable. » En traduisant librement, on pourrait assimiler l’Utopique au « trop beau pour être vrai » (même si une traduction littérale le formulerait « trop bon pour être réalisable ») et le dystopique au « trop mauvais pour être vrai ». Ce concept politique a donné naissance à une forme narrative, un type de récit, faisant le portrait d’une société édifiée de telle sorte que ses membres ne puissent jamais atteindre le bonheur.

54 MILL John Stuart, « The State of Ireland » The Collected Works of John Stuart Mill, Volume XXVIII – Public and Parliamentary Speeches Part I November 1850 – November 1868 [1850], Toronto, University of Toronto Press, p. 248

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La série XIII serait-elle une dystopie ? Jean Van Hamme, qui est un familier du genre55, ne le revendique pas. Néanmoins, la forme complot précédemment décrite, ainsi que la réalité sociale dans laquelle elle s’inscrit (Cf. partie II.II.I, p.53) m’incitent à le croire. Le système qui régit la société semble fait de telle sorte que, quelle que soit l’issue des scrutin, le citoyen se retrouve perdant face à l’État. La corruption est omniprésente, la liberté de la presse fortement bridée (nous y reviendrons dans la section suivante). La raison d’Etat est un motif invoqué à tout bout de champ pour permettre aux apparatchiks de maintenir leur contrôle. Le complot est constitutif de la dystopie : il lui est antérieur – c’est par sa mise en œuvre que la dystopie se réalise. Le complot est également simultané de la dystopie puisqu’il l’entretient.

Deux doubles planches centrales de ROUGE TOTAL (p.18-21) évoquent particulièrement la dystopie. La séquence a pour décor une cellule de prison dans laquelle est retenue Carrington. Elle constitue un dévoilement anticipé. Le chef présumé du complot laisse entrevoir au prisonnier – qu’il compte de toute façon liquider – les rouages du plan visant à instaurer une dictature : une version officielle tronquée des événements, des éxécutions arbitraires, la nomination d’un gouvernement fantoche, la proclamation abusive de l’un état pour faire peser une menace imaginaire sur le pays, le retour de l’impérialisme et enfin, la mobilisation des masses.

Le fait de considérer la série XIII comme une dystopie induit un paradoxe lorsque l’on veut la mettre en lien avec la théorie du complot. La dystopie est un concept qui dépasse le complotisme puisqu’elle concrétise son objet. On peut la qualifier de théorie du complot avérée, formulation oxymorique en réalité, puisque le propre de la théorie du complot est de se fonder sur un soupçon irrationnel. L’adepte de la théorie du complot croit vivre dans le cadre d’une dystopie – une société qui rend délibérément impossible son bonheur. Or c’est précisément parce qu’il ne s’agit que d’une croyance, invérifiable, qu’on peut le qualifier de « conspirationniste »56.

55 Jean Van Hamme est le scénariste de S.O.S Bonheur, bande dessinée dystopique questionnant l’implication de l’État dans la vie du citoyen. Le cycle est composé de six épisodes qui furent publiés dans le journal de Spirou entre 1984 et 1986. L’édition intégrale ne sort que beaucoup plus tard. (VAN HAMME Jean, GRIFFO, S.O.S Bonheur, Charleroi, Dupuis, 2001) 56 Rappelons que complotisme et conspirationnisme sont au sens de Taguieff des synonymes de théorie du complot.

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Le rapport entre théorie du complot et dystopie est-il d’exclusion ? Comment concilier ces deux notions ? La solution serait d’appréhender la théorie du complot elle aussi comme une forme narrative.

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III.II La théorie du complot comme forme narrative

Il s’agit de voir dans cette section en quoi la théorie du complot, phénomène social, est retranscrite sous une forme littéraire par les auteurs de la série. La théorie du complot en tant que forme narrative se construit par des procédés aussi bien visuels que textuels. Pour le démontrer, je m’appuierai sur trois ressorts de la série : l’enquête, le rôle des médias et l’humour.

III.II.I Une enquête qui trahit la paranoïa La figure de l’enquêteur : deux positions antagoniques La première figure d’enquêteur, que l’on a décrite dans la section précédente (cf. partie II.I.I, p.40-42), est celle du numéro XIII, détective méthodique et détaché dans TREIZE CONTRE UN. Cette posture s’assimile à celle du héros de roman policier. Comme l’écrit Boltanski « L’enquêteur des romans policiers agit donc comme un paranoïaque, à cette différence qu’il est sain d’esprit. »57. Cette citation est presque prise au pied de la lettre dans la séquence où, pour s’introduire dans un hôpital et récupérer un dossier confidentiel, le numéro XIII feint la maladie. Cela, au grand agacement d’un médecin qui voit en lui « encore un de ces richards qui prennent l’hôpital pour Disneyland ». La réponse en image se fait deux vignettes plus tard : le numéro XIII, confortablement installé dans son lit d’hôpital, lit son journal avec flegme, une « nurse » à ses petits soins. Cette attitude détendue, bien que calculée, contraste avec la figure de l’enquêteur vif et aux aguets.

On peut lui opposer celle du colonel Amos, qui emprunte encore davantage au paranoïaque. La paranoïa est un syndrome qui fut précisément décrite par le psychiatre allemand Emil Kraepelin dans son Introduction à la psychiatrie clinique58, avant d’être repris comme phénomène social par les sociologues et les politistes. Kraepelin définit un type de personnalité pathologique, réunissant les traits suivants: orgueil, méfiance, psychorigidité, inadaptabilité, fausseté du jugement, ceci assorti d’un délire de persécution, d’interprétation, de grandeur. Possédant un amour propre

57 BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.38 69

démesuré, le paranoïaque diffère des « ratés normaux » par sa résistance à l’échec. Kraepelin donne l’exemple d’un de ses patients convaincu qu’une femme le poursuit depuis vingt-cinq ans et est à l’origine de tous les déboires dont il ne peut – ne veut – s’attribuer la paternité. « Il faut bien qu’il y ait quelque chose puisque rien ne me réussit. ».

Cette tendance est perceptible dans la personnalité d’Amos. Dans une séquence de SPADS, le colonel se retrouve piégé avec un de ses agents dans une maison sur le point d’exploser. Amos parvient à s’échappee, mais son subordonnée y laisse la vie. Si dans le feu de l’action Amos se fait le reproche de « s’être laissé avoir comme un bleu », son premier réflexe une fois sorti de l’hôpital est de confondre le traître – maillon nécessaire – qui l’a mené dans cette situation où, grand professionnel qu’il est, il n’aurait pu se fourrer tout seul. Il accuse donc à tort le général Carrington.

D’autres symptômes de la maladie – pas tous – se font ressentir chez le colonel : l’élimination de l’incertitude tout d’abord. Dans LE JOUR DU SOLEIL NOIR, le colonel se pose comme détenteur de la vérité, installé au sommet de son ego. « Je ne prétends pas, XIII, je prouve ! » s’exclame-t-il, le lettrage des deux derniers mots et du point d’exclamation étant augmenté et épaissi. Son nœud papillon, ses lunettes rondes et opaques et les volutes du cigare qu’il agite frénétiquement lui confèrent un aspect sombrement guignolesque

La systématisation de la méfiance, généralisation du soupçon est une autre attitude caractéristique du personnage. La position très isolée d’Amos au sein de l’enquête le permet de soupçonner à peu près tout le monde, y compris nombre d’innocents. À cela on pourrait opposer le fait que les suspects d’Amos, même s’ils ne sont pas forcément coupables de ce dont il les accuse, dissimulent toujours quelque chose. Carrington n’est certes pas un membre de la conspiration, il a cependant monté une opération secrète l’impliquant dans l’affaire. Il n’empêche que les investigations d’Amos se fondent sur un soupçon systématique et compulsif.

La perception qu’ont les autres personnages d’Amos se réfère d’ailleurs au syndrome de paranoïa. « Je devine sans difficulté le raisonnement qui a germé dans votre cervelle de flic » soupire un général Carrington dédaigneux dans SPADS. Dans

58 KRAEPELIN Emil, Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Vigot Frères, 1907, p.187-192 70

TREIZE CONTRE UN, Wally Sheridan évoque « ce vieillard sénile d ’Amos ». Cette référence est encore plus évidente dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE, les journalistes ayant interviewé Amos expriment leur doute quant à son témoignage : « Nous nous demandons sincèrement s’il n’y a pas là, chez XIII et Amos, un syndrome de parnaoïa qui serait bien explicableau vu des pressions dont ils ont été l’objet. ».

La figure du paranoïaque est celle qui relie le complot à sa théorie, elle est selon Pierre-André Taguieff, le délire de l’individu qui refuse d’accepter la contingence de l’Histoire. Confronté à ce que le sociologue appelle « le dilemme fondamental » de la société démocratique, le citoyen opte soit pour la liberté dans l’inconfort (il accepte l’incertitude) ou se réfugie dans la certitude illusoire selon laquelle une volonté occulte influerait sur le sens des événement. Dans la réalité quasi-dystopique de XIII, la démocratie elle-même est une illusion. C’est après celle- ci que court Amos en cherchant à confondre une volonté occulte. 59

Une symbolique visuelle incitant au décodage Dans La foire aux illuminés, Pierre-André Taguieff établit un lien entre ésotérisme et théorie du complot : la puissance des codes, qu’il s’agit pour les complotistes de percer. La rhétorique visuelle de XIII correspond à ce schème. Elle est parsemée de signes à déchiffrer. Ceux-ci détiennent une force symbolique supérieure à celle de simples indices. Ils apparaissent de manière ostentatoire dans le contenu des cadres et constituent des points de focalisation de chaque séquence.

La photographie, en tant que support, en est un premier exemple. L’usage qu’en font les auteurs de la série relève presque de l’incrustation. Ce procédé consiste, rappelons-le, à enclaver une vignette dans une autre. Cet enclavement se dessinerait si l’on ne gardait que les contours du multicadre : on obtiendrait deux rectangles emboîtés l’un dans l’autre. L’insertion de photographies se faisant au niveau du contenu, aucun enclavement ne serait apparent au tracé du multicadre. Toutefois, il y a un rapport commun au procédé d’incrustation et au procédé d’insertion : l’interaction dialogique (décrite par Thierry Groensteen60). Ce type d’interaction entre deux vignettes sert le récit, le contextualise. Les photographies,

59 TAGUIEFF Pierre-André, La foire aux illuminés : Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005, p.83 71

dans la série XIII, entrent dans le même rapport avec la vignette qui les englobe. Dans LE JOUR DU SOLEIL NOIR, le portrait d’un couple s’intègre à cinq reprises dans les strips avant de finalement illustrer une partie du dévoilement effectué dans SPADS. Dans TREIZE CONTRE UN, la photographie d’un autre couple constitue le cœur d’une séquence. Dans les deux cas, la photographie est une clef, un message supplémentaire ajouté au reste de du contenu de la séquence. Son interprétation est nécessaire pour avancer dans l’intrigue.

Un autre élément est susceptible de « décodage » : l’argent. Dans LE JOUR DU SOLEIL NOIR, il est un fardeau, qui ajoute une couche au mystère. Représenté sous la forme assez classique de liasses de billets enfermées dans une mallette, il possède une large puissance symbolique. Celle-ci est décrite par Luc Boltanski61 comme la tension entre le Capitalisme et l’État-Nation:

« Quant à l’argent liquide, dont la transmutation en monnaie nationale, par la magie d’une opération de change, dissimule la provenance étrangère, et qui passe de main en main sans laisser aucune trace, il est à la fois l’instrument et le symbole même de la corruption. » Figurant sur quatre vignettes, le tas de liasse constitue l’avant-plan de trois d’entre elles et le premier plan de la quatrième. Mais cette représentation n’en fait pas un objet central, au contraire. Les personnages se situent au-dessus de lui – dans le sens figuré comme dans le sens abstrait. Le numéro XIII n’y voit qu’un renseignement supplémentaire sur la nature illicite de sa profession, Amos une preuve de la culpabilité du précédent. Sur une vignette de la quarantième planche (p.42), Amos se tient assis devant un planisphère, ses lunettes blanches masquant ses yeux. Il surplombe un tas de dollars dont il se moque éperdument.Cette représentation en fait l’allégorie d’une figure d’autorité aveugle et incorruptible.

Le pouvoir est au centre de la série XIII, pas l’argent. Et c’est bien cette dimension qui pourrait concerner l’adepte de la théorie du complot, qui se sent menacé bien plus dans son individualité et ses droits fondamentaux que dans sa possession.

60 GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Presses Universitaires de France, 1999, p.101 61BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p.47

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III.II.II Le rôle des médias

Les journalistes occupent une fonction un peu particulière tout au long de la série. Outre leur fonction traditionnelle d’intermédiaire entre le grand public et l’exécutif, ils jouent également un rôle crucial dans la narration.

Une position duale, entre personnage et récitant

La position narrative du journaliste (le rôle et non l’individu) évolue au fil de la série. Dans la dilogie SPADS-ROUGE TOTAL, il est seulement suggéré par le contexte – la campagne présidentielle - et le récitatif. Les modalisateurs nous indiquent en effet la posture du récitant : en retrait (il n’exprime pas de point de vue) il est tout de même impliqué dans le récit. En témoigne sa connivence avec le lecteur : « Le grand public, lui, ignore tout de cette guerre de l’ombre. Pour l’instant, il se passionne pour (...) les prochaines élections présidentielles ! ». Il fait preuve de ce que Thierry Groensteen appelle une « loyauté » envers le lecteur : il ne dissimule aucune des informations qu’il a en sa possession. L’impatience du scoop semble contenue à travers ses phrases. Outre le ton du récitant, c’est aussi la mise en forme du texte et sa mise en page qui suggèrent la voix du journaliste. Dans l’épilogue de ROUGE TOTAL, le texte est réparti, sous un titre rouge en lettres capitales entre deux colonnes. L’iconique se constitue de portraits distribués de manière irrégulière sur l’ensemble de la page. Cette mise en page particulière évoque du who’s who de THE XIII MYSTERY (qui ne paraîtra que onze ans plus tard).

Le journaliste devient, dans ROUGE TOTAL, puis dans LE JUGEMENT, un narrateur actorialisé. Il est l’embrayeur du récit dans chacun des deux épisodes et sert à chaque fois à préciser des identités. ROUGE TOTAL s’ouvre sur des funérailles ; grâce aux journalistes, on sait qu’il s’agit de celles d’Henry Sheridan. LE JUGEMENT, on l’a déjà évoqué s’ouvre sur la vue d’une hélicoptère en plein vol. C’est le journaliste qui signale au lecteur que le passager est le président.

Dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE, le journaliste est non seulement actorialisé mais il devient le protagoniste du récit. Dans cet épisode un peu particulier (Cf. partie I.II.II, p.28-30) l’on ne suit plus les pérégrinations du numéro

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XIII mais celles de deux journalistes d’investigation, Warren Glass et Ron Finkelstein, poursuivis par des tueurs à la solde de la NSA.

Le point de rencontre de la dystopie et de la théorie complot

La fin tragique de Warren Glass et Ron Finkelstein dans ce treizième tome de la série ajoute à son cadre dystopique. Les personnages de la série semblent évoluer dans une société où la presse est muselée par le pouvoir. Si c’est par le crime que l’État réduit les deux journalistes au silence, il parvient également en toute légalité à punir certains médias – une chaîne télévisée en l’occurrence – en la condamnant « pour incitation au désordre et informations mensongères ».

Le tragique de la situation est renforcée par une certaine ironie du sort : non seulement les journalistes sont assassinés, mais leur enquête n’est même pas prise en considération. Est « incrustée » dans l’album la correspondance entre le supérieur direct des deux disparus et le président d’un grand groupe de médias à qui est soumis leur travail. Ce dernier le qualifie de « haute fantaisie », traite son auteur de « pisse- copie paranoïaque » puis, insulte suprême à la mémoire des reporters sacrifiés, s’insurge : « Ce n’est plus du reportage, c’est de la bande-dessinée ! ».

Cette formule, comble de l’ironie, nous mène pourtant à la résolution de notre paradoxe. C’est précisément parce que la série XIII est une bande dessinée qu’elle peut faire cohabiter au sein d’une même structure narrative deux formes a priori exclusives que sont la dystopie et la théorie du complot. Il n’y a que dans la fiction qu’une théorie aussi alambiquée pourrait se révéler exacte.

Une version moderne du « garçon qui criait au loup » ?

L’on pourrait finalement voir au travers de cette mésaventure un avertissement adressé aux complotistes sous la forme d’un apologue. Celui-ci serait une transcription moderne de la fable d’Esope, Le Garçon qui criait au loup. Dans ce court récit, un jeune berger s’amuse à plusieurs reprises à faire croire aux habitants de son village qu’un loup a dévoré leurs brebis. Mais arrive le jour où le loup pointe pour de vrai le bout de son museau. Le berger a alors beau s’époumoner, plus

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personne ne le croit. Ses brebis sont englouties par la bête affamée, et lui avec.

Le stratagème narratif dont usent les auteurs de XIII se fonde sur ce principe. Les conspirationnistes croient voir le complot partout et s’emploient à le démontrer sans tempérance depuis des décennies. La triste histoire de Ron Finkelstein et Warren Glass suggère que, le jour où la théorie sera avérée, personne ne lui accordera le moindre crédit. En habituant les gens à leur discours, les adeptes de la théorie du complot se condamnent à ne jamais être crus.

III.II.III L’humour comme caution

Le tragique et l’ironique ne sont pas les seuls registres qui trahissent la théorie du complot comme forme narrative : le registre comique s’en charge également. À des séquences empruntes de gravités, les auteurs opposent un décalage qui a pour effet de tourner le complotisme en dérision.

Le personnage d’Amos, pourtant sympathique, est souvent tourné en ridicule. Amos a beau être une pointure des services secrets, sa condition physique le dessert considérablement. En l’affublant d’un plâtre et d’une canne dans SPADS (alors que le pauvre homme est déjà manchot), le dessinateur ne lui rend pas la tâche aisée : l’on retrouve de vignettes en vignettes un vieil homme en déséquilibre agitant vainement sa canne.

À la fin du même épisode, deux vignettes (p.48), dont les contenus sont localisés dans deux endroits éloignés, s’enchaînent pourtant avec un naturel qui provoque un décalage caustique. Sur celle de gauche, le général Carrington regarde à travers une fenêtre. Il vient d’exposer ses sombres certitudes concernant putsch qui se prépare. « Il me reste un espoir... Quelqu’un à qui j’ai confié la mission de découvrir la preuve qui nous manque... Un homme qui s’appelait Jason Fly... » dit-il préoccupé, le regard perdu au loin. Le contenu de la vignette suivante qui, par le truchement du cadrage semble avoir lieu de l’autre côté de la fenêtre, tranche totalement avec cette gravité. On y voit le numéro XIII, l’ « espoir » en question, s’esclaffer sur une plage paradisiaque entre deux femmes superbes : Jones un peu sonnée par une récente chute, et une certaine Betty, « appétissante rouquine » en petite tenue. S’établit entre ces deux vignettes un contraste amusant, moquant

75 presque l’atmosphère empesée du complot qui habitait les pages précédentes. Le lecteur a effectué l’opération mentale de closure (Cf. Parite I.I.II, p.21) il a comblé l’espace qui sépare la fenêtre de Carringtion, au Nord de la côte Est, de la plage du numéro XIII, sur le golf du Mexique. Ce voyage lui permet de saisir le comique de la situation.

Une séquence du JUGEMENT (p.28-29) taquine autrement la théorie du complot. Dans cette séquence, Jones et le numéro XIII droguent une équipe de tueurs installés dans une villa aux Bahamas pour enlever leur chef, la Mangouste. Nos deux héros se faufilent entre les tueurs endormis. Tous ont été « surpris » par le sommeil et se trouvent affalés dans des positions ridicules. L’un d’eux, la bouche grande ouverte, lisait vraisemblablement un comics. Mais la palme revient à la Mangouste. Le numéro XIII lui-même relève l’absurde de la situation. « Dire que c’est ça le tueur recherché par toutes les polices des Etats-Unis : un petit vieux en pantoufles affalé devant sa télé... ». Le personnage du tueur n’est plus une version papier du terroriste Carlos, il en est devenu la parodie.

La série comporte d’autres ressorts comiques (la muflerie récurrente du numéro XIII par exemple) mais ceux-ci ne tournent pas la théorie du complot en dérision comme les trois que l’on vient de citer.

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Conclusion du troisième chapitre

La théorie du complot émerge comme phénomène social dans un contexte démocratique. Comme le déclare Pierre-André Taguieff62 :

« L’un des effets paradoxaux de la « transparence » démocratique est qu’en facilitant la diffusion de l’information sur l’actiondes services secrets, sur les agissements de sectes criminelles (ou des réseaux terroristes internationaux), et les complots politico- financiers heureusement déjoués, elle nourrit l’imaginaire et la conspiration. » La société de l’information et de la communication laisserait finalement entendre par inadvertance, sans l’avoir voulu, que « la vérité est ailleurs ». Ce qui ne serait pas le cas d’une société autoritaire, privant ses membres de toute perspective de libre épanouissement. La théorie du complot avérée, on l’a dit, n’est plus la théorie du complot.

Si l’on convertit ces concepts sociologiques en formes narratives, l’on parvient en revanche à les rendre compatibles. La fiction peut s’accommoder d’une réalité où un cadre dystopique enferme une atmoshpère conspirationniste.

La psychologie des personnages, la démarche de l’enquête, la focalisation du narrateur, la modélisation incluse dans les récitatifs et le mode de l’autodérision sont autant de pierres à l’édifice de la théorie du complot dans la série.

62 TAGUIEFF Pierre-André, La foire aux illuminés : Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005, p.75

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IV. Les aboutissants de la représentation de la théorie du complot

On l’a vu dans le second chapitre, la théorie du complot est la base sur laquelle s’érige le cadre narratif de la série. Dans le troisième chapitre, on a démontré qu’elle s’y installait comme forme narrative. Elle fait l’objet d’un double recul : la distance émise par la voix du journaliste d’une part, le mode fréquent de l’autodérision d’autre part.

Il me semble que l’on ne peut toutefois limiter la manifestation de la théorie du complot dans XIII à un stratagème narratif. La bande dessinée ne peut se contenter d’emprunter ce concept à la sociologie pour la transcrire sous une forme littéraire. Cette démarche implique nécessairement une restitution de la théorie du complot à son domaine d’origine. Quels sont donc les aboutissants de la théorie du complot prise comme forme narrative ? Au-delà du récit, la série XIII adresse-t-elle une critique ? Celle-ci serait-elle de nature sociale ou politique ? Le recours à la théorie du complot trahirait-il une vision dévoyée des auteurs de la série ?

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IV.I Une critique de l’impérialisme américain à la faveur d’un contexte de guerre froide

IV.I.I Le contexte de guerre froide

L’on a précédémment évoqué le contexte historique dans lequel la série XIII puise son inspiration. Dans la partie II.II, je montrais que la réalité de XIII était fortement nourrie par celle des contemporains de la Guerre Froide, la référence à la guerre du Vietnam en étant l’exemple principal.

Ce contexte géopolitique, qui sert à l’élaboration du cadre narratif, contient nombres de faits, d’événements, de conduites, sujets à critique. Celle-ci transparaît entre certaines vignettes. Dans une séquence que nous avons déjà évoquée dans la partie III.I.III (Cf. p.67), celle du dévoilement de ROUGE TOTAL (p.18-21), l’on sent poindre à travers les paroles du général Carrington, une critique qui trahit la pensée des auteurs.

« C’est une chanson que j’ai souvent entendue, Wax. Mainmise sur l’Amérique Latine, occupation militaire des réserves de pétrole du Moyen-Orient et tutti quanti... Et vous croyez que les Russes vont laisser faire ? »

Ces paroles désabusées, prononcées dans la bouche d’un chef d’Etat-Major qui, précédemment dans la dilogie, s’est dit être en désaccord avec une « politique de désarmement » (SPADS), semblent peu naturelles au lecteur. Ce dernier, Français ou Belge en 1988 (date de parution de l’album), a pourtant de grandes chances de partager les vues du scénariste quant aux politiques étasuniennes citées plus haut. En 1988, la guerre fraîche est définitivement achevée, le sommet de Washington ayant mis fin à la crise des Euromissiles en 1987. Mais les Etats-Unis, guidés par la nécessité de préserver leurs intérêts pétroliers dans le golfe Persique, sont toujours impliqués dans le conflit qui oppose l’Iran à l’Irak depuis 1980. Si certaines

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dictatures d’Amérique Latine soutenues par l’Oncle Sam se sont déjà effondrées, le Chili de Pinochet amorce à peine sa transition démocratique. « L’impérialisme » américain est vivement critiqué de l’autre côté de l’Atlantique.

Cette citation fait suite à un dialogue ayant lieu dans une cellule où Carrington est retenu prisonnier. L’instigateur du complot, Calvin Wax, lui expose la trame du putsch en préparation. Voici la transcription verbale du début de la séquence :

« [Vignette 1] [CARRINGTON] Il y a une solide tradition dans ce pays. La population ne vous suivra pas. [WAX]Erreur, Général, les bons citoyens seront d’accord avec nous. [Vignette 2] [CARRINGTON] Les bons citoyens ? Je vois... Tout un programme. [WAX]Ce programme est prévu... Figurez-vous que beaucoup de gens en ont assez de voir notre pays, au nom de principes soit- disant démocratiques, se ridiculiser aux yeux du monde entier, tant sur le plan économique que politique. [Vignette 3] [WAX] Nous voulons redevenir une nation forte ! et le montrer ! »

Mais qui sont ces « bons citoyens » auquels Wax fait référence ? Non pas une classe politique à proprement parler, mais sans doute un ensemble d’individus ressemblant à ceux que Richard Hofstadter nomme « les pseudo-conservateurs »63. Empruntant ce terme au sociologue Theodor W. Adorno64 en 1955, l’historien s’en sert pour décrire notamment les partisans les plus zélés du maccarthysme. La paranoïa est un trait psychologique du pseudo-conservateur, et le complotisme emplit son discours.

63 HOFSTADTER Richard, Le style paranoïaque. Théorie du complot et droite radicale en Amérique, Paris, Éditions François Bourin (Washington Square), 2012, p.92-96. 64 ADORNO Theodor, FRENKEL-BRUNSWIK Else, LEVINSON Daniel, and SANFORD Nevitt, « The Authoritarian Personality », Studies in Prejudice Series, Volume 1. New York, Harper & Row, 1950, p.675- 676.

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« Il croit vivre dans un monde où il est victime d’espionnage, de complots et de trahisons – un monde selon toute vraisemblance destiné à une ruine totale. Il a le sentiment qu’on est venu arbitrairement et scandaleusement empiéter sur ses libertés. Il désapprouve presque tout ce que la vie politique américaine a produit au cours de ces vingt dernières années. La seule évocation de Franklin D. Roosevelt l’emplit de haine. Il est profondément inquiet de voir les Etats-Unis participer aux instances de l’ONU, qui n’est jamais qu’une organisation maléfique à ses yeux. »65

L’on se retrouve encore une fois dans la configuration du « garçon qui criait au loup ». Ce sont finalement les adeptes de la théorie du complot – ici les pseudo- conservateurs – qui concourent à la réalisation du complot, celui-ci étant d’un autre type que celui qu’ils craignent originellement, mais non moins néfaste. Est ainsi évidencié le risque d’une telle disposition d’esprit, forgée à partir de discours politiques obscurantistes.

L’allusion aux « pseudo-conservateurs » est présente dans des épisodes ultérieurs à SPADS. Dans TREIZE CONTRE UN notamment, où le président décrit la sensibilité de l’opinion publique.

« [Vignette 1] [WALLY SHERIDAN] La réhabilitation de votre père entraînerait forcément la révision du procès Mountrose. Aucun de mes prédecesseurs ne s’y est risqué... [Vignette 2] [LE NUMÉRO XIII] Je croyais que la guerre avec l’Est était terminée, M.le Président. La chasse aux sorcières appartient au passé. [WALLY SHERIDAN] C’est vrai. Mais l’opinion publique est lente à s’adapter. Pour beaucoup de nos concitoyens, les Russes sentent toujours le soufre. (...) »

65 I HOFSTADTER Richard, Le style paranoïaque. Théorie du complot et droite radicale en Amérique, Paris, Éditions François Bourin (Washington Square), 2012, p.95-96

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Ce dialogue, s’articulant autour d’une tasse de thé dans un cadre bucolique, renvoie au double discours inhérent à la Realpolitik. Des représentants d’État partisansd’une politique étrangère « pragmatique », à l’image de celle menée par le secrétaire d’État Henry Kissinger66, adaptent leur discours sur le plan domestique. Politique intérieure et politique extérieure semblent alors contradictoire. L’on perçoit le scepticisme du scénariste décrivant cette contradiction supposée « nécessaire ». Cette manipulation ne sert-elle pas finalement uniquement le politicien et ses fins personnelles ? La forme complot est encore la forme narrative qui rend son attitude suspecte. L’on revient en effet à cette « contradiction herméneutique » décrite par Boltanski (Cf. partie II.I.I, p.43) qui réside sur l’incertitude quant à la question de savoir si le porte-parole exprime bien la volonté de l’institution ou, sous couvert de son rôle institutionnel, se fait l’interprète d’autres intérêts cachés.

IV.I.II Une vision très négative de l’armée

À cette critique implicite de la posture de l’État dans un contexte géopolitique trouble, s’ajoute celle un peu plus explicite de l’armée, défaillante dans sa mission de protection de la Nation.

Un premier axe de dénonciation se fonde sur la figure de l’innocent sacrifié. Le personnage d’Alan Smith, le fils d’un couple de retraités, défunt à la guerre et arlésien du JOUR DU SOLEIL NOIR, en est le symbole. Les circonstances de la mort d’Alan sont éclaircies dans THE XIII MYSTERY- L’ENQUÊTE, sur la double planche qui a fait l’objet de la partie II.II.I (Cf. p.54). C’est à cause d’un ordre absurde aboyé par son supérieur que le jeune homme perd la vie. L’ennemi n’est aperçu à aucun moment de la séquence, si bien que l’on a plutôt tendance à vouloir accabler le propre camp de la victime. Les proches de ce dernier soutiennent cette version de la culpabilité du camp Américain. L’un d’entre eux commente « Saloperie de politicien qui envoient des gosses de vingt ans se faire tuer à l’autre bout du monde en échange d’une rondelle de métal. ». Allusion aux lobbies de l’industrie militaire ? À la corruption de la classe politique ? À la faiblesse de l’armée qui accepte d’en être l’instrument ? Toujours est-il que l’argent, en tant que motif verbal

66 Henry Kissinger fut l’artisan du rapprochement entre la Chine et les Etats-Unis en 1972, alliance nécessaire visant à isoler l’URSS sur le plan diplomatique.

82 cette fois, revient comme symbole corrupteur (voir III.II.I).

Outre l’armée en tant qu’entité, Jean Van Hamme et William Vance ne font pas un portrait très tendre des individus qui la composent. Mis à part Jones et le général Carrington, les représentants des forces armées sont souvent des brutes (à l’image du supérieur d’Alan Smith) ou des rebuts de la société, issues de milieux défavorisés. Le personnage de Betty Barnowski, protagoniste plutôt sympathique de la dilogie SPADS-ROUGE TOTAL, en est l’archétype. En témoigne sa fiche signalétique dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE. Née dans le Middle West, Betty a vécu une enfance et une adolescence particulièrement difficile. Une longue suite de déboires aboutissant à ce que « Un soir, complètement déprimée, la grosse Betty pousse la porte du célèbre poste de recrutement de Time Square. » Le terme « déprimée » relève de l’euphémisme au vu des quinze premières lignes de sa biographie. Le personnage fait souvent preuve d’autodérision suggérant à plusieurs reprises dans la série qu’elle reste à l’armée pour la simple et bonne raison qu’elle ne sait rien faire d’autre. Betty est pourtant, et de loin, le cas le moins désespéré des militaires de la garnison dans laquelle elle et le numéro XIII se trouvent.

Dans une société militarisée et ultra-sécuritaire, telle qu’est dépeinte celle de XIII, le portrait d’une telle armée trahit une dérive, un système faillible qui fait des Etats-Unis un « géant aux pieds d’argile », une structure peu solide sur ses appuis.

L’attitude du « géant » est d’ailleurs considérée avec ironie. Jean Van Hamme sous-entend que, quel que soit le degré de sophistication qu’ils permettent d’atteindre, les moyens colossaux employés par l’armée ne sont finalement pas utilisés à bon escient. Un strip du JUGEMENT est particulièrement révélateur de cette idée. Il est constitué d’une vignette étirée sur toute sa longueur qui en englobe une plus petite. Sur la vignette englobante, l’on voit en plein orage le major Jones faire s’écraser délibérément l’avion qu’elle pilote, un cessna A-37B Dragon Fly. Ce modèle d’avion, mis au point dans les années 1960, fut destiné à la lutte contre les forces armées communistes du Front national de libération du Sud Viêt Nam. La vignette incrustée est un gros plan du visage du numéro XIII, co-pilote, commentant avec cynisme « Je connais des façons plus amusantes de gaspiller l’argent du contribuable. ». Le coloriage de cette vignette diffère de toutes les autres. Elle comporte seulement une couleur, du bleu pâle, et le blanc comme valeur. Cette clarté

83 suggère l’éblouissement provoqué par la foudre. Mais celle-ci n’illumine pas que le visage du personnage, elle éclaire aussi son propos, qui se détache du reste de la planche, noircie par un fond orageux. La bulle contenant le texte est d’ailleurs à cheval entre entre la vignette incrustée et la vignette englobante, ce qui ne fait que rajouter à cette effet. Il semble que les voix des auteurs transparaissent à travers celle de leur personnage.

Cette remarque quant à la gestion douteuse des fonds publics pourrait être transposée à d’autres contextes. Néanmoins, elle s’applique particulièrement bien à celui des Etats-Unis, Etat qui consacre une part considérable de son budget à l’armée.

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IV.II Une critique politique et sociale des Etats-Unis

IV.II.I Raison d’État contre État de droit : le paradoxe démocratique

Le philosophe Michel Senellart donne dans son ouvrage Machiavélisme et raison d’État, la définition de la raison d’État telle qu’elle se conçoit aujourd’hui c’est-à-dire : « L’impératif au nom duquel le pouvoir s’autorise à transgresser le droit dans l’intérêt public »67 . Il lui attribue trois conditions déterminantes : le critère de nécessité, la justification des moyens par une fin supérieure et l’exigence du secret. On les retrouve toutes trois à différents endroits dans la série.

La raison d’État est un principe sans cesse invoqué, tout au long de la série. Le numéro XIII lui-même est un personnage dont l’identité physique a été sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat : pour démasquer la conspiration qui menace la plus haute autorité, notre homme subit des opérations de chirurgie esthétique et endosse l’identité d’un assassin.

Par le biais de la théorie du complot, les auteurs de XIII opèrent un détournement du principe de la raison d’Etat. Celui-ci constitue surtout un prétexte, les actions qui en découlent permettant de faire avancer l’action. Son usage, suggéré principalement par le verbal, est un autre moyen de dénoncer la corruption : celle des indvidus mais également celle du système.

67 SENELLART Michel, Machiavélisme et raison d’État, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p.5

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Un État qui court-circuite la Justice La position de l’Etat, au nom de sa « raison », est souvent d’intervenir avant la justice, voire à sa place. L’urgence, la gravité de la menace, induites par la forme complot, en sont les principales justifications. Amos incarne ce recours à cette violence soit-disant légitime dans LE JOUR DU SOLEIL NOIR. Dans la vignette de la page 42 déjà décrite à la partie III.II.I, le personnage déclare :

« Je ne suis ni un flic, ni un juge. La seule mission que j’ai reçue, à présent que je t’ai retrouvé, est de te faire parler XIII. Par n’importe quel moyen !! » Cette déclaration est contradictoire en terme d’attitude et de contenu. On l’a vu dans les parties II.I.I et III.II.I, Amos représente l’une des figures de l’enquêteur qui emprunte au paranoïaque. Se dédouaner des obligations du « flic » revient à proférer une antithèse. Refuser la fonction de juge alors qu’il s’apprête à infliger des sévices physiques au numéro XIII rend également son affirmation paradoxale. C’est un châtiment physique qui se passe de jugement que prévoit Amos pour le numéro XIII, de la torture autrement dit.

Le colonel y a déjà eu recours un peu plus tôt, pour obtenir la « déposition spontanée » de deux personnages. Il s’agit là d’un doux euphémisme mis en évidence par l’iconique : les deux hommes ont été bien amochés avant de délivrer leur témoignage.

Le colonel est investi d’une mission officielle. Les procédés peu orthodoxes dont il use sont donc imputables à l’État, que celui-ci en ignore la nature ou ferme les yeux dessus. Il s’agit dans les deux cas d’une faille que la forme complot a rendu nécessaire à la poursuite du récit.

Un autre dévoiement de la Justice imposée par la raison d’Etat est mis en scène dans la série XIII. À travers ce dévoiement point la question de « la violence légitime » comme prérogative de l’État. Il s’agit du recours à la chaise électrique comme châtiment suprême. La position des auteurs semble claire quant à l’emploi de cette méthode. Dans ROUGE TOTAL, l’instigateur du complot, Calvin Wax, conclut son exposé par son évocation. L’ultime vignette de cette planche à la mise en page sobre (un fond homogène et une distribution régulière et discrète) présente un cadrage très étroit sur son visage. C’est de ses yeux d’un bleu glacial que semble

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s’échapper la pointe du phylactère sur lequel se détache le texte suivant : « Pour vous l’issue ne fait aucun doute général Carrington. Ce sera la dégradation, l’infamie, et chaise électrique ! ». Le letrage épaissi suggère une gradation entre les trois derniers termes énoncés. Plus que la honte et l’opprobre, la peine de mort sera le point culminant du châtiment infligé au général. Le scénariste fait donc de ce recours un instrument de la dictature en voie d’être établie. La mise à mort par chaise électique est pourtant toujours en pratique aujourd’hui dans certains États des Etats-Unis, la dernière exécution à ce jour ayant eu lieu en Virginie en 201368.

La loi du silence La raison d’Etat justifie également l’étouffement systématique de affaires qui en discréditent ses représentants. En témoigne en premier lieu le sort tragique réservé aux journalistes dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE. Leur exécution est orchestrée par la NSA, les instructions de l’agence destinées au tueur se présentant sous formes de télégrammes insérés dans le dossier qui constitue l’album. Cette insertion renforce le réalisme de la situation, et les noms de codes employés par les agents pour s’adresser les uns aux autres s’apparentent à la rhétorique du complot.

Dans la réalité de XIII, la vérité est un concept qui semble incompatible avec le bon fonctionnement de l’État. Le grand public ne doit, en aucun cas, y avoir accès. Ainsi les généraux de l’armée et le directeur de la NSA s’échinent dans LE JUGEMENT – sous le prétexte de « sauver le Président » - pour interrompre le procès télévisé de ce dernier. Un strip à la p.38 de l’album illustre ce déploiement forcené. Cette bande est un autre triptyque représentant trois instances dans la même position : l’exécutif en la personne du vice-président, l’armée et la défense en la personne d’un général et du directeur de la NSA, les médias en la personne du président de la chaîne télévisée ABS. Tous les personnages présentent le même profil et la même posture : ils s’adressent les uns aux autres par téléphone, les premiers essayant de convaincre le dernier d’interrompre l’émission. Deux séquences

68 Auteur non cité, « Un condamné à mort exécuté sur la chaise électrique aux Etats-Unis », Libération, [en ligne]

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linguistiques se déroulent en parallèle le long de ce strip. Celle qui constitue l’échange téléphonique d’une part et, en fond, la « bande-son » du procès en train d’être diffusé. Cette bande son chronomètre leur tentative, montrant du même coup à quelle point celle-ci est vaine.

Mais rien ne doit faire obstacle à la « Raison d’Etat ». Si l’intimidation des médias ne fonctionne pas, la « manière forte » est alors employée. Le directeur de la NSA parvient finalement à introduire un détonateur sur le plateau télévisé. Sur deux strips haletants, on assiste au paroxysme du procès qui mène à l’explosion. S’alternent trois séquences :

• La Mangouste apparaît sur un écran de télévision. Elle accuse le Président d’avoir assassiné son frère.

• Le Président accusé s’enfuit à travers le désert dans la nuit.

• Le directeur de la NSA et un général des armées assistent médusés à l’émission et s’apprêtent à presser sur le détonateur.

Les vignettes sont distribuées dans un rapport translinéaire qui correspond à l’opération de « tressage » que décrit Thierry Groensteen69 dans Système de la bande dessinée. Leur répartition correspond à celle représentée ci-contre :

69 GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999, p.173-174

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L’opération de tressage Pages 44 et 45, LE JUGEMENT L’issue de cet enchaînement, chargé en adrénaline, est effectivement une explosion qui survient in extremis.

Ces deux exemples montrent bien l’absence de scrupule de la classe dirigeante prêts à recourir à toute sorte d’intimidation, ainsi qu’à la violence dans sa forme la plus expéditive pour que ne soit pas ébranlé l’appareil étatique. La fin justifie absolument tous les moyens.

Les auteurs ne prétendent évidemment dessiner, à traver la réalité de XIII, une reproduction exacte du système administratif et judiciaire américain. Mais le reproche de certaines attitudes est perceptible à travers ce portrait fataliste. La théorie du complot est ici la lucarne qui nous permet de voir vers quels écueils nous dirigent les failles de ce système.

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Deux problèmes soulevés par la raison d’Etat. Ces deux exemples relèvent chacun des deux problèmes distincts que pose la raison d’Etat selon Michel Senellart.

Le premier problème relève du rapport entre morale commune et action politique. Il correspond à l’interrogation suivant : « La sécurité de l’État justifie-t- elle, sous certaines conditions, l’acte immoral ou illicite ? »70. Peut-on recourir à la torture pour confondre un tueur qui menace l’État ? Doit-on museler la presse pour éviter un soulèvement citoyen ?

Le second problème est celui du rapport entre l’Etat et la loi : « Le Prince71 est-il lié par les lois ou au-dessus des lois ? » Le directeur de la NSA a-t-il le droit d’assassiner un homme ? Le fait d’être investi d’une mission par l’Etat permet-elle au colonel Amos d’employer tous les moyens pour obtenir un aveu ?

Dans les deux cas la réponse est « Non », et ce sont les tenants de la forme complot qui la rendent si évidente. Au-delà de tout argument moral et philosophique, l’ironie présente dans les dialogues, la paranoïa décrite chez certains personnages, la duplicité permanente et insaisissable établie pour d’autres, le renvoi à des événements réels enfin, rendent tous absurdes aussi bien la démarche que la prétention des personnages.

IV.II.II Wally Sheridan, figure du Vil en politique

Wally Sheridan est l’incarnation du Vil en politique. L’on a décrit dans la partie III.I.II le jeu narratif mettant en évidence sa duplicité. On a également souligné dans la section précédente sa circonspection toute politicienne, l’incitant à ne pas froisser l’opinion publique pour préserver sa popularité.

Ces postures ont été reprochées à nombres de politiques, de tout pays. Le personnage dont s’inspire les auteurs pour brosser le portrait de Wally Sheridan est encore une fois celui de John Fitzgerald Kennedy. En témoigne sa fiche signalétique

70 SENELLART Michel, Machiavélisme et raison d’État, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p.5 71 « Le Prince » au sens Machiavélien du terme, c’est-à-dire la plus haute instance étatique, celle qui incarne le pouvoir et gouverne la cité. 90 dans THE XIII MYSTERY – L’ENQUÊTE (p.13). Comme John F. Kennedy, Sheridan est sénateur avant d’accéder à la fonction suprême. Comme lui, Sheridan est le fils cadet, sur qui sont reportés les espoirs du clan à la mort de l’aîné. Toujours comme lui, il aurait eu de nombreuses liaisons féminines « avant et après le mariage ». Cette proximité ostentatoire entre les deux personnages augmente la portée des méfaits de la version dessinée.

Un parallèle peut être dressé entre deux séquences de la série : une séquence de ROUGE TOTAL (pages 29 et 30) ; une autre dans TREIZE CONTRE UN (p.4 et 5). Toutes deux partagent le même cadre : la véranda de la coquette résidence de Wally Sheridan. Dans ROUGE TOTAL, cette séquence est introduite par une désignation d’Amos, qui voit en Wally Sheridan « la seule personne qui puisse encore nous aider à sauver la démocratie. », désignation ô combien naïve comprend- on a posteriori. Le discours de Sheridan, humble et policé, a pourtant des accents de vérité.

Dans TREIZE CONTRE UN, ce discours devient plus ambigu. Wally Sheridan fait la proposition suivante au numéro XIII :

« [Vignette 1] [WALLY SHERIDAN] Vous êtes un homme d’action exceptionnel, vous êtes intelligent et, par la grâce de votre amnésie, vous êtes resté à l’abri de toute influence politique ou philosophique. Bref, vous avez toutes les qualités pour être l’homme du président ! [Vignette 2] [WALLY SHERIDAN] Un homme qui dépendrait directement de moi sans relever d’aucune administration ni d’aucun service. Un homme de toute confiance que je pourrai charger de missions ultra-confidentielles sans passer par les voies habituelles. [Vignette 3] [WALLY SHERIDAN] C’est la raison pour laquelle je vous ai demandé de venir ici M. Mac Lane. En privé, sans passer par le filtre de mes conseillers de la Maison Bl... »

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Cet extrait trahit à la fois une démarche et une vision politique douteuse. Sur le plan de la démarche, on revient une nouvelle fois à la contradiction herméneutique de Boltanski. Qui donc parle au numéro XIII ? Le représentant de l’insitution, qui lui propose d’être « l’homme du président » ? Ou un personnage qui, le convoquant à titre privé, « sans passer par le filtre de [ses] conseillers », dissimule des intérêts cachés ?

La vision politique est également douteuse. Que sous-entend Wally Sheridan lorsqu’il dit « (...) par la grâce de votre amnésie, vous êtes resté à l’abri de toute influence politique ou philosophique. » ? Encense-t-il seulement l’objectivité et le recul dont peut faire preuve le numéro XIII ou se félicite-t-il de son amoralité potentielle, qui ferait de lui un parfait exécutant ? Le fait de voir l’absence d’influence politique ou philosophique comme un bénéfice relève d’un grand cynisme, surtout de la part du plus haut représentant de l’Etat.

Ces deux séquences trahissent aussi les marques vivantes d’un passé ségrégationniste. Un personnage, presqu’intégré au décor, conserve la même attitude et le même silence entre les deux séquences. Il s’agit du domestique de Wally Sheridan, afro-américain et assez âgé dont la tête inclinée et l’uniforme de service évoquent un ordre social d’un autre temps.

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IV.II.III La question de l’anti-américanisme C’est une critique acerbe qui transparaît aux confins de la forme complot construite par le scénariste et soulignée par le dessinateur de la série : un pouvoir corrompu et impérialiste, incarné par un président qui combine cynisme, hypocrisie et mégalomanie ; un système dont les failles sont alimentées par le détournement de la Raison d’Etat ; une armée qui n’est plus qu’au service d’elle-même...

L’on retrouve par ailleurs une grande partie des critiques dont on a dressé la liste dans une définition de l’anti-américanisme donnée par Hubert Védrine72:

« Il existe bel et bien sur la planète un antiaméricanisme qui touche d’ailleurs plus les intellectuels, les artistes et les opinions publiques que les élites dirigeantes politiques et économiques, qui sont partie prenantes, dans presque tous les pays du monde, de la mondialisation américaine et qui rêvent que leurs enfants fassent leurs études dans des universités américaines. Quelles sont les composantes permanentes de cet antiaméricanisme? L’allergie à l’hégémonie, presque partout. Les souvenirs de l’impérialisme américain dans une partie des opinions de gauche et d’extrême gauche et dans certaines régions comme l’Amérique Latine, souvenirs vivaces et faciles à réveiller. Dans le monde arabe, c’est l’appui américain systématique à Israël qui est déterminant. S’y ajoutent ça et là le rejet de tel ou tel aspect de la vie américaine comme le rôle de l’argent, la peine de mort, la violence, le recours à la force, par exemple. »

L’on a donné, au cours des parties précédentes, un exemple pour chaque rejet énoncé dans la dernière phrase de cette citation. Ainsi, ne pourrait-on pas reprocher à la série son anti-américanisme latent ? On pourrait pour cela se fonder sur l’extrait d’un entretien accordé par Jean Van Hamme au Figaro Littéraire en 201073.

72 VÉDRINE, Hubert, « Sur l’antiaméricanisme », Brown Journal of World Affairs, Hiver - Printemps 2003- 2004, [en ligne], 73 DELCROIX, Olivier, « Van Hamme, la mémoire dans les mots », Le Figaro Littéraire, [en ligne] le 2 juillet 2010,

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[LE FIGARO LITTÉRAIRE] Pendant vingt-quatre ans, à travers XIII, vous avez scruté l’Amérique, sa paranoïa, ses dirigeants «conspirationnistes» sans la moindre tendresse. Est-ce votre vision des États-Unis ou une mise en scène des mythologies américaines ? [JEAN VAN HAMME] Aux États-Unis, tous les excès sont possibles. Je n’aurais pas pu imaginer cette histoire en France: personne n’y aurait cru. L’Amérique a généré dans le monde entier ses propres névroses et ses mauvais souvenirs. Dans «XIII», ce qui m’a plu, c’était de pouvoir faire se télescoper quelques grands événements historiques, le maccarthysme, le Ku Klux Klan, le Vietnam, sans oublier l’assassinat du président Kennedy. Je vais vous faire un aveu: pour moi, l’Amérique n’est pas un pays démocratique.

Il me semble toutefois que, si cette citation confirme les vues critiques de l’auteur sur la société Américaine, elle ne trahit pas d’anti-américanisme à proprement parler. Je tiens d’abord à distinguer la critique occasionnelle, qui relève de l’opinion, et la critique systématique, qui relève d’une disposition d’esprit plus générale. Citant Hubert Védrine de nouveau :

« On ne peut pas aborder cette question sans distinguer la critique des Etats-Unis dans tel ou tel domaine particulier ou encore, la critique de la politique américaine à un moment donné, par exemple depuis l’élection de George Bush, et le rejet ou la condamnation systématique des Etats-Unis en tant que tels, en tant que société et pays. On peut être contre la peine de mort, ou contre la guerre en Irak, ou même contre l’administration Bush sans être anti-américain au sens systématique du terme. La propagande nazie, soviétique ou de la Chine communiste étaient par exemple, de façon systématique, grotesque et odieuse à la fois, antiaméricaines.

La critique de Jean Van Hamme ne peut être systématique dans le sens où le scénariste situe son action en majorité aux Etats-Unis. Le cadre de la série n’est pas divisé de façon manichéenne entre deux instances, dont la mauvaise serait les Etats- Unis. La fracture que l’on a constaté entre les institutions étatiques et le « grand public » est certes marquées mais pas hermétique : si la corruption souille une grande partie de l’administration, certains de ses membres sont toutefois sans tâche. Il n’y a

94 pas non plus de mépris affiché du peuple. Les « bons citoyens » - les « pseudo- conservateurs » d’Hofstadter – sont distingués du reste de la population.

En outre, ce sont davantage des faits, des postures, des phénomènes – donc par essence de nature ponctuelle– que des valeurs qui sont dénoncées. Il n’y a pas de rejet « culturel » des Etats-Unis, les auteurs empruntant souvent aux comics américains ou au stars Hollywoodiennes certains traits. Whitney Houston a servi de modèle pour le personnage de Jones, Lee Marvin pour celui du général Carrington. Les « névroses » auxquelles fait référence Jean Van Hamme sont celles que met en exergue la forme complot. Les « mauvais souvenirs » sont, précisément, des souvenirs, révolus, pointés du doigt et sur lesquels les auteurs sont d’ailleurs bien documentés.

Enfin, la portée de la critique ne se circonscrit pas à l’État de l’Oncle Sam. Les mentions faites au politicien véreux, à la persistance de l’Omerta, au cynisme de la realpolitik, sonnent aussi familièrement aux oreilles des lecteurs européens. La théorie du complot comme forme narrative est un bon moyen de les introduire dans le récit.

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Conclusion

C’est presqu’à la lettre que les auteurs de la série XIII semblent avoir observé la définition de Pierre-André Taguieff pour construire leur récit:

« Dans ce qu’on pourrait appeler le modèle standard du récit conspirationniste contemporain, les dénonciations visent plutôt un groupe secret qui, par exemple, au sein du gouvernement américain, exercerait une influence décisive sur les orientations politiques de ce dernier, ou bien comploterait pour exécuter des objectifs fort diversmais toujours inavouables dont la finalité est l’établissement du gouvernement mondial. »

N’oublions pas toutefois que cette description correspond à un récit « sincère », qui traduit une croyance ancrée et profonde de ceux qui le formulent. Le récit de Jean Van Hamme et William Vance est, lui, purement fictionnel.

Ainsi, en empruntant non seulement au champ historique, mais également à la sociologie, à la science politique et à la psychiatrie, les auteurs de la série ont mis au point une forme narrative basée sur la théorie du complot. Celle-ci constitue une extension à la bande dessinée de ce que Luc Boltanski appelle la forme complot pour le roman. Elle se fonde notamment sur l’opération de dévoilement, récurrente dans les romans policiers et les romans d’espionnage.

La particularité de nouvelle forme complot est inhérente à la nature même de son support. La Bande dessinée reposant sur la combinaison de l’iconique et du verbal, elle permet ce que ne permet pas le roman : le jeu sur deux registres de manière totalement simultanée. Ainsi registres réaliste et satirique, registres comique et tragique peuvent se superposer sans que le moindre délai ne soit imposé par le protocole de lecture. Le complot peut être moqué tout en étant réalisé, dénoncé tout en étant décrédibilisé.

Ce double niveau de lecture induit nécessairement une position plus distanciée du lecteur. Peu importe finalement ses vues sur la théorie du complot en tant qu’objet sociologique. La théorie du complot comme forme narrative séduit davantage par sa cohérence et sa subtilité que par l’assise véridique de son contenu. 96

Le second degré qu’elle introduit dans le récit est donc beaucoup trop conséquent pour que l’on puisse taxer une œuvre comme XIII d’anti-américanisme. Le rapport d’interdépendance entre le texte et l’image au niveau des séquences (qui interdit toute redondance) favorise la nuance, encourage la prise de recul, et ce même lorsqu’elle induit une critique. C’est ce qui fait son génie.

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