Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

22 | 2009 Mémoire, traces, histoire

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/93 ISSN : 2235-7688

Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2009 ISSN : 1662-372X

Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 22 | 2009, « Mémoire, traces, histoire » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2011, consulté le 06 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/93

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Le champ musical est à la fois porteur et producteur d’histoire. Mythes et épopées, récits chantés de nature historique, dynastique ou généalogique, activités rituelles ou traditionnelles de musiciens et de chanteurs : les musiques de l’oralité jouent un rôle important comme supports de la mémoire sociale et collective. À travers leurs formes, genres, répertoires, techniques et styles, ces musiques portent la marque de l’histoire, qu’elle fasse état d’une grande stabilité ou au contraire de transformations radicales. De même, les instruments sont chargés d’histoire, à travers leurs mythes d’origine, mais aussi l’évolution de leurs dénominations et de leurs caractéristiques organologiques. Ce thème récent de l’ethnomusicologie, particulièrement dense, est ici décliné globalement (Afrique, Amériques, Asie, Europe) à travers douze communications qui constituent les actes d’un colloque organisé à Nice en octobre 2008.

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SOMMAIRE

Dossier : Mémoire, traces, histoire

Introduction Laurent Aubert et Luc Charles-Dominique

Ethnomusicologie et histoire: deux artes memoriae Luc Charles-Dominique

Complaintes de tradition orale en Bretagne sous l’Ancien Régime Apports d’une démarche pluridisciplinaire Éva Guillorel

Musiques traditionnelles de demain Entre anamnèse et injonction identitaire Dominique Salini

La trace et le tracé Mémoires et histoires dans le Cantu a chiterra de Sardaigne Edouard Fouré Caul-Futy

Improviser sans trous de mémoire Le legs de la musique carnatique (Inde du Sud) Fabrice Contri

Le cahier de Zhou Wenting Un cahier de musique traditionnelle François Picard

La mémoire chantée des Secwepemc/Shuswap(Colombie britannique, Canada) ou comment transmettre par le chant des événements du passé au futur Nina Reuther

Traces d’avenir Mémoires musicales et réconciliation en Afrique du Sud Denis-Constant Martin

Créer, transformer, oublier L’art ju|’hoan de consumer la musique (Namibie) Emmanuelle Olivier

La mémoire dans la musique liturgique de l’Église chrétienne orthodoxe unifiée d’Éthiopie à travers la performance, l’écriture et la rencontre Anne Damon-Guillot

Mémoire et transmission musicale dans une société nomade L’exemple des Peuls WoDaaBe du Niger Sandrine Loncke

La forme sonore des ancêtres Phonogrammes et séquences-mémoires sonores chez les Bijagó (Guinée-Bissau) Lorenzo Ibrahim Bordonaro

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Entretien

Une ethnomusicologue à l’écoute du terrain Entretien avec Monique Desroches Nathalie Fernando et Monique Desroches

Livres

Bob W. WHITE : Rumba Rules. The Politics of Dance Music in Mobutu’s Zaire Durham: Duke University Press, 2008 Denis-Constant Martin

Simha AROM : La fanfare de Bangui. Itinéraire enchanté d’un ethnomusicologue Paris: La Découverte, 2009 Guillaume Samson

Elena MARTÍNEZ-JACQUET & David SERRA ESTER, dir. : África. Música y Arte Colección Helena Folch. Barcelona: Fundación La Fontana, 2008 Michel Plisson

Victor Alexandre STOICHIŢA : Fabricants d’émotion. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie Paris-Nanterre: Société d’ethnologie, 2008 Speranţa Rǎdulescu

Christine GUILLEBAUD : Le chant des serpents: Musiciens itinérants du Kerala Paris: CNRS Éditions, 2008 Kaley Mason

Dale A. OLSEN : Popular Music of Vietnam: The Politics of Remembering, the Economics of Forgetting New York/London: Routledge Studies in Ethnomusicology, 2008 Aliénor Anisensel

Rachel HARRIS : The Making of a Musical Canon in Chinese Central Asia: The Uyghur Twelve Aldershot: Ashgate Press, 2008 Sabine Trebinjac

Sabine TREBINJAC : Le pouvoir en chantant. Tome II: Une affaire d’État… impériale Nanterre: Société d’ethnologie, 2008 Aurélie Névot

Kelly M. FOREMAN : The Gei of Geisha: Music, Identity and Meaning Ashgate, Hampshire, England, 2008 Bruno Deschênes

Marisol RODRIGUEZ MANRIQUE : La Musique comme valeur sociale et symbole identitaire. L’exemple d’une communauté afro-anglaise en Colombie (île de Providence) Paris: L’Harmattan, 2008 Laurent Aubert

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CD, Multimedia

Anthologie de la musique congolaise (RDC) Henri Lecomte

Voices for Humans, Ancestors and Gods. A musical journey through India’s interior (East and North-East) Enregistrements, texte et photographies: Rolf Killius. Topic Records/World Series, 2006 William Tallotte

Yoshio Kurahashi: Honkyoku, musique zen pour shakuhachi Enregistrements: Stan Kakudō Richardson, Yūsan Fukai et Katsumasa Ōta, 2008 Jay Keister

Thèses

Dariush ZARBAFIAN : La musique savante iranienne, contribution à l’analyse des systèmes modaux et de la métrique Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 18 octobre 2008 à l’Université de Toulouse – Le Mirail, France

Damien VILLELA : Affirmations culturelles dans la musique traditionnelle de Transylvanie (Sud de la Transylvanie, Roumanie) Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 5 décembre 2008 à l’université Paris-IV Sorbonne

Luciana PENNA-DIAW : La musique vocale de trois régions du pays wolof au Sénégal. Étude comparative Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 8 octobre 2008 à l’EHESS, Paris

Faiza SEDDIK-ARKAM : La baraka et l’essuf: Paroles et pratiques magico religieuses et thérapeutiques chez les Touaregs et Sahariens de l’Ahaggar (Sahara algérien) Thèse de doctorat en socio-anthropologie, soutenue le 6 novembre 2008 à l’université de Franche Comté, Besançon

Éva GUILLOREL : La complainte et la plainte. Chansons de tradition orale et archives criminelles: deux regards croisés sur la Bretagne d’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles) Thèse de doctorat d’histoire, soutenue le 6 décembre 2008 à l’Université Rennes 2/Haute-Bretagne

Yara EL-GHADBAN : Errance, appartenance, reconnaissance dans la musique savante occidentale Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 25 mars 2009 à l’Université de Montréal, Québec, Canada

Giovanna IACOVAZZI : Un bruit pieux. La musique des bandas à la fête de Santa Maria Mater Gratiae à Zabbar (Malte) Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 10 juillet 2009 à l’Université Paris-IV Sorbonne

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Dossier : Mémoire, traces, histoire

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Introduction

Laurent Aubert et Luc Charles-Dominique

1 Les textes de ce volume des Cahiers d’ethnomusicologie constituent les Actes du colloque international « Mémoire, traces et histoire dans les musiques de tradition orale» qui s’est tenu à notre instigation à l’Université de Nice Sophia-Antipolis les 16 et 17 octobre 2008 1 1. À partir de différents cas d’étude, cette rencontre se proposait de réfléchir à un thème en pleine émergence dans l’ethnomusicologie mondiale: celui des fonctions historiennes des musiques de tradition orale, ou en tout cas de leur profondeur historique plus ou moins marquée.

2 En ethnologie – et donc en ethnomusicologie – toute une tradition classique a postulé un ancrage disciplinaire dans le champ de la synchronie, au contraire de l’histoire, dont la perspective serait celle de la diachronie. Mais cette dichotomie ne tient pas 2 si l’on considère qu’ethnomusicologie et histoire ont en commun l’étude du champ mémoriel. L’historien, a fortiori lorsqu’il est anthropologue, constitue une mémoire protéiforme qui est le socle de sa recherche, dans laquelle entre nécessairement en ligne de compte la mémoire sociale et collective. D’autre part, de nombreux historiens qui travaillent sur l’époque contemporaine font de l’histoire orale, recueillent des récits de vie, interrogeant sans relâche la mémoire vivante de façon quasi ethnographique. L’ethnomusicologue interroge, lui aussi, la mémoire individuelle et collective. De la sorte, il instaure un va-et- vient permanent entre passé et présent dans la mesure où les mémoires individuelles et collectives sont des constructions et des représentations du passé souvent balisées, au- delà du souvenir et de la « mémoire de rappel», par des objets mémoriels, matériels et immatériels. La fonction historienne de ces « lieux de mémoire» – pour reprendre la formule de Pierre Nora (1997) – est intacte, réduisant par là même la distinction que l’on a souvent opérée entre histoire et mémoire. Bien que les fonctions historiennes de la mémoire et de l’oralité musicales soient encore assez peu étudiées et interrogées, c’est précisément cette dimension historique qui nous intéresse ici, dans le but de contribuer aux recherches théoriques sur les liens entre ethnomusicologie et histoire et de réfléchir d’un point de vue épistémologique sur les divers champs de l’ethnomusicologie.

3 Nous avions conçu ce colloque autour de trois axes thématiques: la notion d’héritage, celle de trace et les liens existant entre mémoire et histoire. En réalité, on s’aperçoit à travers les thèmes des communications publiées ici que cette répartition thématique est bien

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poreuse, ce qui illustre la difficulté qu’il y a à sectorialiser une approche anthropologique de la mémoire.

4 À travers la notion d’héritage, se profilaient celles de lignée et de lignages, notions transgénérationnelles, éminemment historiques qui, en s’inscrivant explicitement dans des écoles de pensée, des esthétiques et des stylistiques historiques, induisent immédiatement la question de la transmission. Au-delà de l’examen du rôle de la transmission comme agent actif – ou non – de stabilité historique (notamment à travers le cas des généalogistes dont l’état et l’activité étaient et demeurent souvent héréditaires), il convenait de procéder à celui de l’écrit, dont le rôle est essentiel dans les héritages artistiques, esthétiques, philosophiques ou religieux. Enfin, les notions d’héritage et de tradition, lorsqu’elles sont revendiquées, peuvent faire l’objet de surinvestissements de toutes sortes – valorisations patrimoniales, « inventions» ou (re)constructions – donner lieu à toutes les manipulations.

5 Avec la notion de traces, très proche de celles d’inscription et d’écriture, la mémoire recouvre une dimension tangible, « l’immatériel» se transmutant en « matériel». Ces traces sont multiples, qu’il s’agisse d’objets collectés ou de documents réalisés à partir de la « mémoire en mouvement»: écrits, croquis, relevés, dessins, photographies, enregistrements sonores et audiovisuels. Se posent alors plusieurs questions. La trace aurait-elle pour fonction de se substituer au travail de la mémoire ou, en tout cas, de la seconder dans ses possibles défaillances ? En tout cas, les traces que produisent nombre d’ethnomusicologues visent à proposer une alternative à la perte de la mémoire sociale et collective, ou tout au moins à ses transformations. La question sous-jacente est donc ici celle de l’angoisse de la perte, de la notion d’urgence, souvent préconisée par Gilbert Rouget (et qu’il conviendrait d’analyser), générant les entreprises de « sauvegarde» (à la fois sauvetage d’une culture en perdition et pérennisation des traces collectées), les politiques patrimoniales de toutes sortes. Une autre question sous-jacente pourrait être: pourquoi sauvegarder, ou encore constituer ces nouveaux « lieux de mémoire» que sont les centres de documentation orale ? Quelle est l’incidence de ces traces mémorielles sur les processus de transmission ? Cette « externalisation matérielle» peut-elle se substituer à la relation individuelle directe entre maître et disciple, comme le suggère Jack Goody (Goody 1979, 1994), consacrant ainsi la dépersonnalisation des mécanismes de transmission ? Dans quelle mesure n’est-elle pas pensée pour prendre le relais d’une défaillance de la transmission orale ? En outre, l’enregistrement sonore, référent de tout premier ordre, est parfois réinjecté dans la mémoire orale, comme le sont de nombreux écrits, pérennisant ainsi des écoles et des styles, mais en les figeant, et contribuant ainsi à fabriquer de nouvelles orthodoxies dont certains revivalismes, malgré une évidente et paradoxale revendication créative, s’accommodent fort bien.

6 Quant à l’examen des liens entre mémoire et histoire, il passe par l’étude de la profondeur historique de la mémoire et de sa fonction historienne. Parce que la mémoire peut, dans certains cas, conserver la trace de faits très anciens, elle est aujourd’hui considérée comme source historique complémentaire des sources écrites ou matérielles (archéologiques), notamment dans certaines sociétés connaissant une pratique restreinte de l’écrit et ignorant, jusqu’à une époque récente (XVIIIe-XIXe siècles), l’archivistique. Cette approche scientifique de la portée historique de la mémoire s’est concrétisée par la création, depuis la fin des années 1950, de deux nouveaux champs disciplinaires internationaux très proches, l’ethnohistoire et l’histoire orale, qui s’appuient tous deux sur la littérature orale pour l’élever au rang de source et d’archive. Ainsi, en 1964, la

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quatorzième session de la Conférence générale de l’Unesco décida d’inclure dans son programme prioritaire le Projet d’histoire générale de l’Afrique, à partir de la collecte, de la sauvegarde et de la publication des sources historiques sous toutes leurs formes, en particulier des sources orales qui firent l’objet d’une réunion internationale à Niamey en 1967 (Laya 1972; Perrot 1993). Parmi celles-ci figuraient en bonne place les corpus musicaux de tradition orale, notamment ceux véhiculés et transmis par les musiciens et chanteurs « traditionalistes»: généalogies, mythes historicisés, épopées, récits chantés sur l’origine des peuplements, les migrations, les grands événements historiques, invasions, colonisation, guerres, etc. Par ailleurs, la prise en compte de la musique joue un rôle de tout premier plan dans l’observation des rites et rituels3, actes stéréotypés et répétitifs, et de ce fait objets mémoriels et historiques. Mais certains de ces rituels (d’initiation, de divination, de funérailles, etc.) s’appuient sur des rappels d’histoire sociale, collective, dynastique et généalogique. L’analyse historienne des rapports entre rite et musique possède donc une double entrée.

7 Au-delà des formes, des genres, des répertoires, des techniques, des styles, des diverses formes de pratiques musicales dont l’étude révèle l’évolution ou, au contraire, la grande stabilité, l’analyse historique peut également s’appliquer aux instruments de musique: non pas du point de vue de leur seule évolution, mais à travers certains de leurs mythes d’origine, la formation et l’histoire de leurs dénominations, ou encore la perpétuation ou non de leurs caractéristiques organologiques.

8 Les perspectives de recherche entrouvertes à partir de l’examen méthodique des fonctions historiennes des musiques de tradition orale sont ainsi extrêmement diversifiées. Et si une certaine ethnomusicologie a longtemps délaissé l’approche historique pour se concentrer sur les seules données fournies par l’observation de terrain, il n’en est plus de même aujourd’hui. L’appel à communications de ce colloque a généré près d’une soixantaine de propositions, toutes de grande qualité, au sein desquelles la durée limitée du colloque et le format de ce dossier qui en présente les Actes ont imposé une sélection drastique. Mais le nombre et la pertinence des propositions reçues attestent de l’émergence d’un questionnement épistémologique de grande ampleur qui, au-delà de l’histoire, est celui d’un nécessaire décloisonnement disciplinaire.

BIBLIOGRAPHIE

BENSA Alban, 2006, La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique. Toulouse: Anarchasis.

GOODY Jack, 1979, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Paris: Éditions de Minuit.

GOODY Jack, 1994, Entre l’oralité et l’écriture. Paris: PUF.

LAYA Diouldé, dir., 1972, La tradition orale: problématique et méthodologie des sources de l’histoire africaine. Niamey: Centre régional de documentation pour la tradition orale.

LORTAT-JACOB Bernard et Miriam ROVSING OLSEN, 2004, « Musique, anthropologie: la conjonction nécessaire», L’Homme, 171-172: 7-26.

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NORA Pierre, dir., 1997, Les lieux de mémoire, 3 vol. Paris: Gallimard (Quarto).

PERROT Claude-Hélène, dir., 1993, Le passé de l’Afrique par l’oralité./African History from Oral Sources. Paris: La Documentation française.

NOTES

1. Ce colloque a pu être organisé grâce à de nombreux partenariats et soutiens, notamment l’Université de Nice Sophia-Antipolis (la Présidence et ses services, le Conseil Scientifique, le laboratoire RITM), la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Ministère de la Culture et de la Communication) et les Ateliers d’ethnomusicologie de Genève. 2. En ethnologie, elle est désormais obsolète (cf. par exemple Bensa 2006). 3. Selon Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing Olsen, la musique n’est pas seulement indispensable au rituel, elle est susceptible de construire des catégories de pensée et d’action (Lortat-Jacob et Rovsing Olsen 2004: 14).

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Ethnomusicologie et histoire: deux artes memoriae

Luc Charles-Dominique

NOTE DE L'AUTEUR

Université de Nice-Sophia-Antipolis, Laboratoire CIRCPLES.

Une relation évidente

1 Le constat d’une certaine proximité avec l’histoire, que je me propose d’examiner ici, s’il ne pose plus de problème désormais à l’ethnologie, ne va toujours pas de soi pour ce qui est de l’ethnomusicologie. Certes, la question n’est plus occultée aujourd’hui et l’étude des fonctions historiennes des musiques de tradition orale ou en tout cas de leur épaisseur historique est un thème en pleine émergence dans l’ethnomusicologie mondiale, comme l’attestent la très bonne synthèse de Timothy Rice (Rice 2005: 137-163) dans le volume 3 de l’Encyclopédie de Nattiez et, plus généralement, les cent quatre- vingts pages de la partie « Musique et histoire» de ce même tome. La plupart des ethnomusicologues qui travaillent sur des terrains asiatiques, arabes, turco-persans, européens, le connaissent bien, eux qui croisent l’histoire sans cesse, à travers l’iconographie, l’archéologie, les écrits anciens, même si cela est essentiellement pragmatique et ne semble pas avoir fait encore l’objet d’une véritable tentative de théorisation générale.

2 Par ailleurs, une partie de la communauté ethnomusicologique actuelle, constituée de jeunes chercheurs ou de chercheurs issus des terrains historiques de l’ethnomusicologie des lointains, me paraît plus encline aux questionnements transversaux et à la critique raisonnée de certaines de nos catégories disciplinaires. Mais la plupart de ceux qui travaillent sur les sociétés « exotiques» dites de l’oralité ne me semblent pas s’être encore posé la question d’une façon systématique et méthodologique. Cette contribution n’y prétend aucunement mais elle souhaite établir à la fois la réalité et la complexité du

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problème, indiquer que l’ethnologie l’a résolu en grande partie depuis longtemps et que cela pourrait avoir valeur d’exemplarité, rappeler enfin que, plus la connaissance avance dans les sciences humaines, plus les frontières académiques des champs disciplinaires s’estompent pour instaurer une « pluridisciplinarité active» qui « ne suppose pas [pour le chercheur] d’être spécialiste de chacune des disciplines dont on mobilise les ressources, mais d’en maîtriser les instruments afin d’ouvrir une perspective, orientée par une spécialité» (Pedler 1998: 164). La prise en compte de l’histoire par l’ethnologie relève de la comparaison des sociétés dans l’espace et dans le temps, comparatisme au fondement même des sciences sociales (Godelier 2007: 52, 243) qui impose au chercheur une nécessaire pluridisciplinarité que Bartók, déjà, avait estimée inhérente au projet même de l’ethnomusicologie (Bartók 2009 [1936]).

3 Si l’introduction de l’histoire parmi les préoccupations et les méthodes de nombreux ethnomusicologues fait encore débat, c’est que l’on n’est peut-être pas encore totalement débarrassés d’un certain académisme disciplinaire, à l’image de I. M. Lewis (2004 [1968]) qui insistait sur les intérêts différents de l’histoire et de l’anthropologie, la première étant tournée vers le passé, les documents, l’explication des événements, la seconde vers le présent, l’enquête directe, les caractères généraux des institutions sociales (Le Goff 1988: 331). Ainsi, si l’on tente d’expliciter le clivage entre ethno[musico]logie et histoire, je dirai qu’il s’articule autour des niveaux d’opposition suivants, dont l’évidence – discutable – est posée a priori: synchronie et diachronie; caractère direct du témoignage ethnologique et indirect du document historique; oralité et écriture; mémoire individuelle, sociale ou collective interrogée par l’ethnologue et archives étudiées par l’historien; structure chère à l’anthropologue et événement, à l’historien. D’autre part, plus ou moins consciemment, certains ethnomusicologues « des lointains» perpétuent cette vieille idée de l’ethnologie classique selon laquelle la plupart des peuples « primitifs» alors étudiés sont des peuples sinon sans histoire, du moins chez qui la reconstitution d’une histoire est quasi impossible. Du coup, le choix d’une ethnomusicologie ignorant l’histoire résulterait en fait de celui des terrains, ceux des sociétés « sans écriture», ne pouvant s’aborder à travers le prisme historique, au contraire de ceux des sociétés « de l’écriture». Postuler des liens conceptuels et théoriques entre ethnomusicologie et histoire suppose donc de critiquer ces binarismes, pour certains depuis longtemps dépassés, et de s’interroger sur la nature des territoires respectifs de l’ethnomusicologue et de l’historien.

4 Sans doute, la mise en avant du champ synchronique de l’ethnomusicologie inscrit-elle cette dernière dans une tradition classique de l’ethnologie – celle du fonctionnalisme, puis du structuralisme – qui rejette également la diachronie et l’histoire. Mais les choses ne sont pas aussi simples. D’une part, malgré le caractère anhistorique du structuralisme, Lévi-Strauss lui-même reconnaît que « l’analyse des structures synchroniques implique un recours constant à l’histoire» (1958: 35) et que « l’opposition entre diachronie et synchronie est largement illusoire, bonne seulement aux étapes préliminaires de la recherche» (Ibid.: 107). D’autre part, la notion même de synchronie qui serait constitutive de l’ethnomusicologie est à relativiser fortement. Le témoignage oral peut s’inscrire, en effet, dans la diachronie d’un lignage encore vivant (trois ou quatre générations) ou dans celle d’une très longue vie, ces deux périodes pouvant couvrir environ un siècle, période qui définissait la notion de modernité au Moyen Âge (tempora moderna), ce qu’un Anglais de la fin du XIIe siècle, Gautier Map, appelait « notre époque»: « J’entends par ‹notre époque› […] la plage de ces cent années dont nous voyons maintenant la fin et dont tous les événements notables sont encore suffisamment frais et présents dans nos mémoires,

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d’abord parce que quelques centenaires survivent encore et aussi parce que d’innombrables fils tiennent de leurs pères et de leurs grands-pères des récits très sûrs de ce qu’ils n’ont pas vu» (Le Goff 1988: 139-140). Concernant l’ethnomusicologie du domaine européen au moins, force est de constater qu’ont surtout été enregistrés des témoins âgés dont l’ascendance a disparu depuis longtemps. Au lieu de nous cantonner au synchronisme d’un lignage encore vivant, ils nous projettent alors dans le passé révolu d’une longue chaîne transgénérationnelle. Par ailleurs, de nombreux faits étudiés par l’ethnomusicologie, il y a quelques décennies seulement, sont déjà du domaine du passé. Combien de pièces, par exemple, de la Collection universelle de musique populaire de Brăiloiu appartiennent-elles déjà, de ce point de vue, à l’histoire de la musique ? En partie, l’ethnomusicologie est une science apparentée à l’histoire dont on voit bien que toute une école classique, fixiste, a occulté l’étude de l’évolution des sociétés et de leurs musiques, des changements et de leurs dynamiques.

Le « Grand partage»

5 Cette dichotomie de la synchronie et de la diachronie en sous-tend une autre, essentielle, qui est celle de l’oralité de l’enquête de terrain opposée à l’écriture des documents historiques et des archives, cette dernière contribuant universellement à la construction de l’histoire. Brăiloiu résume magnifiquement le problème: « L’écriture venant à faillir, que resterait-il ? Peut-on faire confiance à la mémoire, si faillible elle-même ? Le point de rupture entre musicologues historiens et ethnomusicologues est là. Les uns récusant tout document oral, les autres dédaignant tout écrit, un cercle vicieux s’est dessiné dont on s’évade péniblement…» (1973: 131). Cette dichotomie, elle non plus, ne résiste pas à l’examen des faits. D’un côté, le « terrain» de l’ethnomusicologue est souvent dual, oral et écrit. En effet, le questionnement oral de l’enquête de terrain se poursuit souvent dans le domaine de l’écriture, d’une part parce que l’ethnomusicologue suscite parfois la communication de documents écrits dans un souci de complémentarité, d’autre part parce qu’il produit des traces, écrites et audiovisuelles; par ailleurs, le champ de l’écriture, depuis longtemps, a investi l’ethnologie et l’ethnomusicologie (ethnologie des écrits quotidiens, mémoires, correspondances, autobiographies, anthropologie de la notation musicale, des écrits théoriques et didactiques). D’un autre côté, rejeter l’histoire dans le seul champ de l’écrit serait ignorer le courant contemporain de l’oral history, dont le terrain est la mémoire orale à partir du récit de vie. Après avoir rappelé que l’on « distingue traditionnellement l’histoire et l’ethnologie par l’absence ou la présence de documents écrits dans les sociétés dont elles font leur étude respective», Lévi-Strauss remarque malgré tout que « l’ethnologie s’intéresse à des populations qui connaissent l’écriture: Mexique ancien, monde arabe, Extrême-Orient; et [que l’on] a pu faire l’histoire de peuples qui l’ont toujours ignorée, comme, par exemple, les Zoulou» (1958: 39).

6 Ce n’est pas le lieu de refaire ici l’histoire des théories de ce que Goody a nommé le « Grand partage» (Goody 1979), ce clivage présumé de l’oral et de l’écrit, opéré dans une perspective de découpage territorial entre les champs de l’ethno[musico]logue et de l’historien, et dans celle d’une partition des sociétés à l’échelle planétaire selon ce binarisme réducteur. Goody le récuse et plaide au contraire pour une géographie multipolaire, en trois grandes zones au moins: celle dans laquelle la littérature écrite est courante, celle où l’écriture est employée pour des usages restreints mais non pour la littérature (par exemple chez les Touaregs), celle, enfin, où l’écriture est inconnue. Selon

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lui, cette dernière est constituée de « parties de l’Afrique et de l’Amérique du Sud (avec l’Australasie et le Pacifique). Une grande part de l’Amérique du Sud fut transformée avec les Espagnols et les Portugais au XVIe siècle, bien que quelques régions éloignées aient échappé à leur influence écrasante. L’Afrique offre le cas le plus simple, encore qu’elle ait subi la pression des civilisations à écriture d’Europe à l’ouest, de la Méditerranée au nord et des Arabes à l’est» (1994: 111). Mais il rappelle que dans les sociétés de la première catégorie, l’oral voisine avec l’écrit, tandis que, dans celles de la troisième, des formes d’écriture sont connues, même si elles ne sont que « contaminations» au contact des sociétés dans lesquelles l’écriture est pratiquée. Ces procédés d’écritures pictographiques ou « mytho-graphiques» pour reprendre la formule d’André Leroi-Gourhan, sont connus dans des sociétés traditionnellement classées parmi celles de l’oralité, notamment dans le domaine des chants rituels et mythiques. Ainsi, chez les Ojibway (Indiens d’Amérique du Nord), on a découvert des rouleaux en écorce de bouleau sur lesquels ont été consignés des rituels complexes que les chamanes voulaient transmettre à leurs disciples ou aux candidats à l’initiation. On y trouve des thèmes importants: création du monde et de l’homme, origine de la mort, introduction du chamanisme dans le peuple Ojibway, etc. On y a découvert, de plus, une inscription mnémotechnique de chants. Chez les Indiens Cuna (Panama), existent également des signes graphiques pour noter des chants et des incantations. De nombreuses sociétés dites de l’oralité ont utilisé, à des degrés divers, de tels systèmes d’écriture (Goody 1994: 31-33). Même si « les seules vraies pictographies que nous connaissions sont toutes récentes et [pour] la plupart […] nées dans des groupes sans écriture, postérieurement à leur contact avec des voyageurs ou des colons originaires de pays à écriture» (Leroi-Gourhan 1964: 269-270), il n’en demeure pas moins que la dichotomie des sociétés « avec» et « sans» écriture est aujourd’hui complètement obsolète.

7 Si ce « Grand partage», apparu et théorisé en Occident – société « de l’écriture» –, s’est à ce point imposé, c’est que l’écrit, qu’il distingue et privilégie, jouit d’un statut particulier. Tout d’abord, il possède une fonction historienne indéniable: il permet, en effet, une reconstruction différente du passé, dans la mesure où il assure le développement non seulement de l’histoire au sens technique, mais aussi de son outil, la chronologie. Cette préservation de la mémoire historique conduit à la constitution d’un savoir accru car cumulatif. Grâce à l’écriture, l’information culturelle passe d’une génération à l’autre, sans qu’un face-à-face soit nécessaire entre le maître et le disciple, sans la transformation continuelle de la première formulation qui caractérise la situation purement orale. L’écrit conserve la parole en sorte que la communication peut avoir lieu sans tenir compte du temps ni de l’espace (Goody 1994). Lorsque sa destination est large, il procure l’universalité, fige et éternise la production littéraire ou musicale. D’autre part, outre le fait qu’il favorise la théorisation – notamment musicale – et, de ce fait, intéresse plutôt les « ethnomusicologues musicologiques», selon la fameuse expression de Merriam, il joue un rôle essentiel dans les héritages artistiques, esthétiques, philosophiques ou religieux. Il constitue un référent permanent, qu’il s’agisse des écrits théoriques et des traités, ou des biographies mythifiées des maîtres fondateurs. Dans tous ces cas, et aussi chez certaines populations – africaines par exemple – qui ont vécu au contact des religions abrahamiques du Livre ou ont été acculturées par elles, on assiste à l’injection, ou à la réinjection, de l’écrit dans l’oral (c’est le cas de certaines épopées dont la perpétuation a emprunté par moments les voies de l’écrit) et donc à la constitution d’une mémoire composite dont l’ancrage historique est souvent explicite.

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8 Reste le point de clivage le plus important entre ethnologie et histoire, qui concerne la profondeur historique de la mémoire interrogée par l’ethnologue et sa fonction historienne (c’est-à-dire l’exactitude, l’infaillibilité dans la durée). Cet aspect de la discussion mérite que l’on s’y arrête longuement car c’est surtout par lui que s’opère soit la disjonction de l’ethnologie et de l’histoire, soit au contraire le postulat et la reconnaissance d’une certaine identité.

Mémoire et histoire

9 Mémoire et histoire sont des notions parfois contradictoires: « Toutes deux sont des représentations du passé mais [l’histoire] se donne comme objectif l’exactitude de la représentation alors que [la mémoire] ne prétend qu’à son caractère vraisemblable. Si l’histoire vise à éclairer du mieux possible le passé, la mémoire cherche plutôt à l’instaurer, instauration immanente à la mémorisation en acte. L’histoire cherche à révéler les formes du passé, la mémoire les modèle, un peu comme le fait la tradition. La première a un souci de mise en ordre, la seconde est traversée par le désordre de la passion, des émotions et des affects. L’histoire peut venir légitimer mais la mémoire est fondatrice. Là où l’histoire s’efforce de mettre le passé à distance, la mémoire cherche à fusionner avec lui» (Candau 1998: 128). Maurice Halbwachs (1950) distingue la « mémoire historique» et la mémoire collective, la première étant « empruntée, apprise, écrite, pragmatique, longue et unifiée», la seconde étant « produite, vécue, orale, normative, courte et plurielle». Quant à Pierre Nora, il oppose la mémoire et l’histoire: « La première est la vie, portée par des groupes vivants, en évolution permanente […], affective et magique, enracinée dans le concret, le geste, l’image et l’objet.» L’histoire, au contraire, « ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. Elle appartient à tous et à personne, elle a vocation à l’universel. C’est une opération intellectuelle et laïcisante qui appelle l’analyse, le discours critique, l’explication des causes et des conséquences. L’histoire prosaïse toujours: alors que la mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque» (1997: I, 24-25).

10 Mais l’histoire et la mémoire partagent aussi beaucoup. Ce que Bogumil Jewsiewicki traduit en disant que « les trois genres de production sociale de sens qui articulent le passé et le présent: mémoire, tradition et histoire, tout en étant distincts, ne s’ignorent pas» (1991: 60). D’une part, la mémoire fondée par la tradition a la profondeur historique d’une transmission par delà les générations. « D’une manière générale, les musiques relevant du domaine traditionnel – et il en va de même pour tous les arts – sont d’origine ancienne et reposent sur une transmission directe et toujours essentiellement orale de leurs formes, de leurs techniques et de leurs répertoires. Cette transmission peut varier considérablement dans ses modalités, mais elle est en soi la garante de l’authenticité, tant de l’œuvre que du musicien, considéré comme un maillon d’une chaîne ininterrompue reliant maîtres et disciples au fil du temps. (Dans la tradition japonaise, le prestige d’un genre musical repose par exemple sur son ancienneté, et le chiffre accompagnant le nom honorifique reçu par un artiste parvenu au rang de maître – shihan, iemoto – indique depuis combien de générations l’héritage dont il est le dépositaire se transmet depuis son fondateur). Chaque artiste s’approprie l’héritage reçu, qu’il fait fructifier et qu’il valorise selon son style personnel et celui de son époque. Il n’est donc pas un simple imitateur, mais l’incarnation vivante de la tradition, en même temps que son dépositaire et son garant. Il a également le devoir d’en transmettre, autant que possible, l’enseignement à la

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génération suivante, y compris ses éventuelles contributions personnelles. C’est pourquoi l’adage dit qu’un maître sans disciples est comme un arbre sans fruits» (Aubert 2001: 39-40).

11 Cette notion de lignée et de lignage artistique, transgénérationnelle, est éminemment historique, qu’il s’agisse d’un mode de transmission de type héréditaire (les « traditionistes» castés), d’un rapport de maître à disciple, ou d’une transmission plus diffuse, dite par « imprégnation». Dans tous les cas, la transmission est perçue comme un agent actif de stabilité historique, car elle s’attache en partie à reproduire les modèles, même si elle est aussi, parallèlement, facteur de création. La pratique musicale et chorégraphique, si elle est aussi actualisation de la mémoire et donc remodelage permanent produisant une histoire en acte, est alors vécue comme mémoire vivante, perpétuation et actualisation d’un enracinement historique plus ou moins lointain (inscription explicite dans des écoles de pensée, dans des esthétiques et stylistiques historiques). La transmission va rapidement trouver la métaphore linéaire de la chaîne, humaine mais aussi générationnelle. Quintilien écrivait déjà: « Quel que soit le nombre de choses à retenir, toutes sont rattachées les unes aux autres comme des danseurs se tiennent par la main, et il ne peut y avoir d’erreur puisqu’elles relient ce qui précède à ce qui suit, le seul effort requis consistant dans le travail de mémorisation préalable» (Carruthers 2002: 98).

12 L’exemple de la transmission montre que la mémoire ainsi constituée a une réelle profondeur historique, même s’il y a constamment réélaboration. En 1988, le Brésil s’engage dans un processus de réparation à l’égard des descendants d’esclaves et décide de leur octroyer certaines terres après identification de leurs communautés par des historiens et des anthropologues. Or, certaines de ces communautés, comme celle de São José da Serra dans la commune de Valença (État de Rio de Janeiro), ont construit et entretiennent une mémoire de l’esclavage susceptible de légitimer la possession de leurs terres, simplement par la perpétuation des chants du jongo et des danses du caxambu, jamais véritablement interrompues d’après l’enquête orale, et dont l’ancienneté permet aux membres de ces fazendas de s’affirmer comme descendants des anciens esclaves du lieu (Mattos 2003)2. Si la mémoire peut être historique, l’histoire, de son côté, peut, volontairement ou non, être approximative, partiale et partielle, ce qui la rapproche de la mémoire. En effet, les exemples sont nombreux d’une histoire arbitraire dans ses approches, dans ses catégories et dans ses séquences temporelles, comme dans le choix de ses termes et de ses concepts. Tout comme la mémoire, elle peut être simplificatrice, sélective et oublieuse des faits. Elle peut être partielle et répondre à des enjeux identitaires. « En pratique, dans ses motivations, ses objectifs et parfois dans ses méthodes, elle emprunte toujours quelques traits à la mémoire, même si elle œuvre constamment pour s’en protéger. Elle est pour cette raison [comme le disait Paul Veyne] ‹fille de mémoire›» (Candau 1998: 129).

13 La mémoire est d’autant plus historique que la sociologie de la musique et l’ethnomusicologie postulent la détermination de la musique par la société qui l’a produite et dans laquelle elle a cours, tandis que les sciences humaines et sociales postulent, pour une grande part, la détermination de l’homme par son environnement ou par sa société. Des théories anciennes, dites « hippocratiques» (l’homme est déterminé par son environnement naturel, climatique), à celle, américaine et vingtiémiste, du « caractère national» (« psychologie des peuples»), en passant par toute la tradition historique, sociologique et anthropologique occidentale, positiviste et/ou marxiste, mais

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aussi l’anthropologie contemporaine (Godelier 2007) et l’ethnomusicologie, le postulat est assez général d’une mémoire individuelle et collective, socialement, historiquement et économiquement déterminée. En se reproduisant biologiquement, l’homme reproduirait aussi la société dans laquelle il vit et dont il est le produit, ainsi que la mémoire sociale et historique inscrite dans ses divers habitus. Du coup, même si l’on constate paradoxalement la fragilité et la faillibilité de la mémoire (d’où la notion d’urgence présente chez tous les collecteurs, folkloristes comme ethnomusicologues), on attend de la mémoire recueillie qu’elle soit ancienne, « immémoriale», c’est-à-dire d’avant la mémoire. C’est bien l’image que dégagent les musiques traditionnelles, notamment en Europe, en particulier pour toute une musicologie savante de l’oralité (médiévale et baroque), contrainte de puiser dans l’étude des styles vocaux et instrumentaux traditionnels ce qui lui manque pour l’interprétation de ses musiques, postulant de fait une atemporalité, une anhistoricité de cette mémoire musicale traditionnelle. C’est aussi la raison pour laquelle toute une tradition encyclopédique de la musique a longtemps placé l’ethnomusicologie au début de ses publications, faisant des musiques traditionnelles une expression des origines, une véritable « enfance de l’art».

14 Ce qui inscrit le plus la mémoire dans le champ de l’histoire est sa profondeur historique qui autoriserait à la considérer comme document historique. Ce point est qualitativement accepté par tous, même si son aspect quantitatif fait débat. Pour certains, comme J.-P. Olivier de Sardan, la mémoire ne permet pas de remonter avant le XIXe siècle (1984); pour d’autres, la limite de crédibilité d’une tradition est de deux cents ans (Lowie 1917; Hartland 1914) ou trois cents ans (Warmelo 1937). Mais de nombreux faits étudiés nous renvoient parfois à des époques plus anciennes. « F. Boas (The Folklore of the Eskimo, p. 512) cite le cas des Esquimaux du Groenland qui se rappellent des guerres qu’ils ont menées contre les Normands (1379-1450) et ceux du Baffin méridional qui se souviennent encore de la visite de Frobischer (1576-1578). Meyerowitz démontre que dans l’État du Takyiman, certaines traditions remontent à 1295. Dans le cas des peuples de l’Afrique du Sud, M. Wilson (The early History of the Transkei and Ciskei, pp. 173-178) démontre également que les traditions de ces peuples permettent de remonter le cours de l’histoire jusqu’en 1300 environ. Enfin, nous-même avons pu prouver que les Kuba du Kasaï se rappellent les cottes de mailles portugaises qui étaient en usage sur la côte congolaise avant 1525» (Vansina 1961: 40, n. 48).

15 Dans un domaine plus proche, les Landes de Gascogne, le folkloriste Félix Arnaudin (1844-1921) a collecté chez un berger un fait vieux de trois siècles dont il a pu mesurer la véracité et l’ancienneté dans un document des archives du Parlement de Bordeaux daté de 1586 (1988: 56-59). Aux alentours de 1900, des paysans danois conservaient le souvenir précis d’un épisode de la guerre de Trente ans relatif à leur village, même s’ils avaient oublié les circonstances générales et la date de l’événement. Claude Cockburn raconte un entretien qu’il eut juste après la Seconde Guerre mondiale avec des Juifs ladinophones de Sofia lui déclarant avoir habité l’Espagne il y a cinq cents ans, avant de s’établir en Turquie, puis en Bulgarie (Candau 1998: 27-28). J’ai moi-même recueilli un témoignage identique lorsqu’en 2002, j’ai travaillé avec un groupe de Roms très récemment installés à Béziers et provenant de Mitrovica (Kosovo), d’un même quartier (La Fabrique), totalement rasé durant la guerre, dans lequel, m’ont-ils dit, ils étaient installés « depuis plus de cinq cents ans» (Charles-Dominique 2002).

16 Ce type de mémoire longue est toujours associé à des qualités émotionnelles qui renvoient à la représentation que les membres d’un groupe se font de leur identité et de

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leur histoire. Cette mémoire est incapable de restituer la durée: « Si l’on se souvient d’événements passés, on n’a pas pour autant la mémoire de leur dynamique temporelle, de l’écoulement du temps dont, on le sait, la perception est extrêmement variable en fonction de la densité des événements. […] On le voit, l’acte de mémoire isole les événements et les vide de leur durée, les schématise en quelque sorte, schématisation qui est ‹ comme un canevas rationnel, comme un plan de développement pour la narration de notre passé ›» (Candau 1998: 78). Quoi qu’il en soit, les souvenirs collectés sont parfois tellement anciens, que plusieurs anthropologues, comme E. Terray (1995), ont montré magistralement que l’on pouvait remonter aux XVe et XVIe siècles et confronter sources orales et sources écrites. Cette « indéfectible fidélité de la mémoire dans les milieux sans écriture» qui « perpétue des survivances plus anciennes que tous nos souvenirs», ce « passé intemporel», cette « histoire d’avant l’histoire», cette « vie antérieure» (Brăiloiu 1960: 124, 126-127) a propulsé l’oral au rang au moins « prédocumentaire», sinon « documentaire, partant historique» (Brăiloiu 1973: 132). « Pareil à quelque objet de fouille, un chant indien – à le supposer intact – pourrait lui-même faire office de document […] ‹ historique ›» (Brăiloiu 1960: 119).

17 Dans l’ouvrage qui publie les rencontres de Niamey (1967) et Ouagadougou (1968) organisées par l’Unesco dans le cadre de son Projet d’histoire générale de l’Afrique (Laya 1972), les références à la valeur historique des musiques de tradition orale sont nombreuses, de Joseph Ki-Zerbo, historien et homme politique burkinabé, qui, dans l’introduction, déclare que « la tradition orale est de loin la source historique la plus intime», à Alagoa qui signe sa communication du titre: « Le chant comme source d’information historique». V. K. Sokolova, ethnographe de l’ère soviétique ayant pratiqué une ethnohistoire forcément idéologique et politique, n’en écrit pas moins que « le folklore peut et doit servir de source lors de l’étude de très importants problèmes historiques et ethnographiques». La nature des faits historiques révélés par ces corpus oraux renvoie au mode de subsistance (agriculture, élevage chez les ancêtres des Yakoutes), à l’organisation sociale (matriarcale ici), à la parenté, à la stratification sociale, aux relations familiales, à certains rites de passage, etc. (Sokolova 1960). Pour Jan Vansina, « il est de notoriété publique que la mémoire humaine est capable de retenir énormément de choses, mais que l’attention accordée aux données qu’on doit mémoriser est un facteur décisif en ce domaine. […] Il s’ensuit que la perte de mémoire se trouve en relation directe avec le mode de transmission, le degré de contrôle exercé lors de la reproduction d’un témoignage et la fréquence de reproduction. […] La durée de la tradition en elle-même n’a qu’une importance toute secondaire» (1961: 40).

Mémoire « officielle» et hommes-mémoire

18 Dans de nombreuses sociétés, le niveau de contrainte sociale et politique est tel que le musicien ne peut s’en affranchir. Dans ce cas, c’est une grande partie du champ mémoriel « officiel» qui est préservée pour être perpétuée. On attend du musicien (ou du chanteur) qu’il reproduise tels quels un certain nombre de modèles et qu’il les retransmette tels qu’il les a pratiqués. Sa pratique musicale s’inscrit dans une chaîne mémorielle d’une grande épaisseur historique même si chacun des chaînons est foncièrement singulier. C’est là l’une des deux notions d’historicité attachée à la mémoire.

19 Cette tradition officielle, discours explicite retenu et produit comme tel, est faite de listes, de généalogies, de récits étiologiques, de mythes des origines, d’épopées: autant de genres

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dont la valeur historique est réelle. La généalogie est « instrument de suprématie sociale, détour par les origines grâce auquel les familles aristocratiques de la cité affirment leur noblesse, exhibant quelque ancêtre héroïque, voire divin. [Elle] est ainsi un champ d’informations factuelles, un objet de savoir. Mais elle est aussi un modèle intellectuel, organisant une forme particulière de mémoire et d’écriture, dès lors que l’on ne se soucie plus seulement d’exhiber l’ancêtre divin ou héroïque, mais aussi de suivre la chaîne des générations, de déployer un récit dépassant les individus et leurs exploits pour rendre compte de leur insertion et de leur succession dans une lignée familiale, sous la forme contraignante d’une liste orientée, éventuellement arborescente» (Jacob 1994: 170). De pareilles listes sont conservées par des spécialistes de la mémoire, des hommes- mémoires: « ‹Généalogistes, gardiens des codes royaux, historiens de cour, traditionnistes› dont Georges Balandier dit qu’ils sont ‹la mémoire de la société› et qu’ils sont à la fois les conservateurs de l’histoire ‹objective› et de l’histoire ‹idéologique›. Mais aussi ‹chefs de familles âgés, bardes, prêtres›, selon la liste d’André Leroi-Gourhan qui reconnaît à ces personnages ‹dans l’humanité traditionnelle, le rôle très important de maintenir la cohésion du groupe›» (Le Goff 1988: 113).

20 Dans le domaine de l’ethnomusicologie, l’étude du rôle généalogiste des hommes- mémoires s’applique tout naturellement aux d’Afrique occidentale. Mais, au-delà de la parole proférée ou chantée, le jeu instrumental peut, dans ces régions, avoir une valeur historique, dynastique et généalogiste. En effet, « les mots et les phrases peuvent être transposés en signaux de tambour dans chaque langue où la hauteur du ton joue un rôle phonologique. Il est plus aisé de retenir ces rythmes que les phrases, même celles qui sont à l’origine de la mélodie tonale. En Afrique occidentale, l’histoire de la maison royale des Dagomba, comme celle des États d’Akan du reste, est partiellement conservée dans des signaux de tambour. Dans d’autres parties d’Afrique, ce sont surtout les noms élogieux et les devises qui sont conservées au moyen du tambour téléphone» (Vansina 1961: 39). À ce sujet, Claude-Hélène Perrot signale les travaux de Tal Tamari pour le Soudan, de Gérard Dumestre sur les griots bambara, de Lilyan Kesteloot sur l’épopée bambara Da Monzon de Ségou, de P. Zeze Beke sur les Nyabwa de Côte-d’Ivoire, d’Émile Mworoha, Léonidas Ndoricimpa et Claude Guillet sur les tambours royaux du Burundi (Perrot 1993). Terence Ranger relativise très nettement la profondeur historique de certaines de ces « traditions» lorsqu’il montre à quel point la colonisation a redessiné le paysage politique local africain et a contribué à l’« invention» d’une nouvelle tradition politique: « Quant aux historiens, il leur incombe au moins une double tâche. Ils doivent se libérer de l’illusion que la coutume africaine archivée par les fonctionnaires et par de nombreux anthropologues est d’une quelconque utilité dans la compréhension du passé africain.» Mais alors, à supposer que l’on admette la pertinence de sa remarque pour un certain nombre de cas, la dimension historique de ces musiques officielles n’en serait pas moins présente car « les diverses traditions inventées sont liées à l’histoire de l’Afrique du vingtième siècle» (Ranger 2006: 277-278).

21 Ces grandes énumérations sont produites lors de certaines manifestations publiques, claniques ou dynastiques. Jan Vansina leur reconnaît une certaine valeur historique « car leur transmission est minutieuse». Mais, précisément parce qu’elles sont officielles et doivent servir avant tout des intérêts économiques, politiques ou sociaux, elles sont susceptibles d’être falsifiées (voir aussi Jacob 1994: 188). Cependant, « s’il apparaît après étude de la source, qu’on peut lui accorder crédit, elle devient souvent inestimable à ce point de vue» (Vansina 1961: 127). Les généalogies permettent de remonter jusqu’à la fin

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du XVe siècle (îles Célèbes-Sud) (Hamonic 1994) ou jusqu’à vingt-quatre générations chez les Kassenas-Nankanas du Nord du Ghana (Robertson 2005: 892), tout simplement parce que la succession des générations permet la datation relative des événements. Cependant, si dans leur forme structurante, les généalogies ont contribué à l’émergence d’une temporalité historique, en tant que champ de savoir, elles restent le domaine privilégié de la mythographie. En effet, d’une part elles réemploient « des informations de sources multiples, discontinues et hétérogènes: traditions locales, cycles épiques»; d’autre part, à la différence de l’historien qui décide de son propre découpage, les généalogistes « s’avèrent incapables de se libérer de la fascination des commencements absolus»: « On ne [peut] expliquer le présent, les partages politiques, les clivages familiaux, la toponymie, qu’en remontant aux origines» (Jacob 1994: 176, 199; Vansina 1961: 128-129).

22 Parmi les éléments constitutifs de ces traditions officielles, se trouvent les épopées et les mythes d’origine qui parfois se confondent. Ces récits concourent à l’élaboration d’une « histoire idéologique» qui se tourne vers les tout débuts de la société qui les perpétue, vers le héros culturel et le fondateur mythique. L’histoire des commencements, précise Le Goff, devient ainsi, pour reprendre une expression de Malinowski, une « charte mythique» de la tradition (Le Goff 1988: 112). Ces « moments d’origine» ont toujours pour cause première de fonder la mémoire du groupe et son identité. « Ce qui est vrai pour l’individu ([…] mémoire d’un ancêtre illustre, événement inaugural d’une lignée […]) l’est encore plus à l’échelle des groupes: cosmogonies, théogonies, archaiologia, voyages, ruptures inaugurales, récits et textes de fondation (Épopée de Gilgamesh, etc.). […] L’effet sera maximum avec les mythes d’origine qui ont pour caractéristique d’être précisément situés ‹hors du temps›, […] en deçà du temps qu’on ne reverra plus (âge d’or, jardin d’Eden) mais qui, pourtant, conditionne ‹l’aujourd’hui du narrateur›. De ce fait, ‹les bénéficiaires du mythe se voient comme les seuls à avoir été favorisés par cette relation- là, et cette parenté privilégiée a pour […] effet de doter ce groupe humain-là de son identité par rapport à tous les autres» (Candau 1998: 88). Vansina reconnaît que la « crédibilité des récits est généralement moins élevée que celle des autres sources. […] Mais, ce sont les seules sources qui donnent une description étoffée d’une série d’événements. Ce sont les seules qui donnent une perspective historique» (1961: 129).

23 L’ethnomusicologie croise de temps à autre ces grands récits mythiques, ces grandes épopées qui se sont transmises jusqu’à notre époque (peut-être grâce à une réactivation par l’écrit), comme la geste hilalienne (épopée égyptienne). Ici, nous sommes dans l’actualisation d’un passé à la fois réel et mythique, puisque cette geste relate un grand mouvement de migration datant du XIe siècle qui a contribué à accentuer l’arabisation et l’islamisation de l’Afrique du Nord et, de ce fait, à substituer au passé pharaonique ou berbère une identification souvent mythique avec le passé du conquérant (Lagrange 1997). Cette mémoire historique dont les tout derniers bardes recensés dans la seconde moitié du XXe siècle, comme Sayyed-al-Dowwi, étaient dépositaires, s’installe dans le sacré. Elle est toujours le fruit d’une révélation qui intervient généralement en songe. « Les poètes populaires qui répètent la geste des Hilaliens […] se considèrent comme investis d’une mission sacrée. Ils répugnent à révéler les circonstances de leur apprentissage et prétendent le plus souvent avoir été visités pendant leur sommeil, ou chargés d’une mission par le Prophète. Le père de Sayyed-al-Dowwi racontait qu’il avait entendu à plusieurs reprises une vièle accrochée sur un mur de sa demeure, se mettre à jouer d’elle-même dans le dernier quart de la nuit; il avait alors compris que c’était un signe de Dieu l’engageant à devenir un récitant de l’épopée des Banû Hilal…» (ibid.).

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L’étude d’une telle épopée rencontre l’histoire sur au moins deux plans: la vérification des faits relatés et l’inscription de la geste dans une histoire objective; la construction de la fonction historienne des bardes qui en sont en charge, fonction mémorielle, identitaire, voire mystique et sacrée.

Les leçons de l’organologie

24 En organologie, les mythes d’origine sont fréquents, parfois en forme de récits étiologiques. Ces derniers, mythiques, sont très utilisés dans les récits esthétiques, comme le note H. Baumann (Vansina 1961: 133), et aptes à renseigner sur l’histoire culturelle. Dans le domaine proche- et moyen-oriental, une légende de l’invention du rebab, vièle à archet des pays du Maghreb, collectée à Oran à la fin du XIXe siècle, avance que l’instrument serait dû à un prisonnier d’al-Andalus qui, pour égayer ses longues journées monotones, imagina d’abord de creuser une bûche, puis d’extirper les entrailles d’animaux égorgés et d’en faire des cordes (Poché 1995: 107). Outre que cette légende rattache l’invention de l’instrument à une zone géo-culturelle et à une époque (celle de l’Espagne musulmane), elle s’inscrit de plain-pied dans un légendaire plus ancien, sans doute assez largement méditerranéen et transhistorique, que l’évêque Isidore de Séville (560-636) a repris dans un texte qui évoque le récit de l’invention de la harpe (alors appelée lira), notamment des cordes qui en sont l’élément central, récit qui fut ensuite recopié par Barthélémy l’Anglais et traduit par Jean Corbechon en 1372: « La harpe […] fu premierement trouvee par Mercure par celle maniere que, quant la rivière du Nil fut apeticiée et retraicte dedens des rives, elle laissa moult de bestes mortes es champs; et quand elle fu porrie, qu’i n’y demeura que les nerfs estendus dedens l’escaille, Mercure la trouvee et atoucha et elle donna son atouchier; et pour ce, selon cette façon, Mercure fit la harpe» (Paris, BN, mss. 22531-34, f. 341). Notons enfin que ce mythe se retrouve à peu près intact avec le kirghize. En effet, « dans un conte kirghiz, probablement d’origine persane (Tuti Name), un dieu-singe, sautillant d’un arbre à l’autre, tomba et se blessa mortellement. Ses intestins restant tendus entre deux branches résonnèrent au vent lorsqu’ils furent devenus secs. Un chasseur qui découvrit cet ‹ instrument › en imita le principe et construisit le premier luth» (Schneider 1970: 173, cit. in Aubert 1988: 38). On entrevoit immédiatement les perspectives que livrerait l’analyse historique d’un tel mythe, concernant à la fois la circulation des textes religieux et celle des faits culturels entourant les pratiques musicales et instrumentales.

25 Au-delà de l’étude de certains mythes d’origine, les instruments de musique constituent l’une des sources historiques les plus évidentes, non pas selon le point de vue historicisant aventureux, évolutionniste et diffusionniste, de la rationalité wéberienne ou de la « musicologie comparée», mais en raison de l’apport indéniable offert par plusieurs disciplines auxiliaires de l’histoire, à commencer par l’archéologie musicale. Cette dernière, vieille déjà d’un siècle et demi pour les musiques de la haute Antiquité sumérienne et égyptienne, a entre temps étendu son champ d’investigations aux domaines asiatiques et européens, ainsi qu’à des temporalités plus récentes. C’est elle qui permet – avec l’iconographie, autre discipline historique de tout premier plan – d’offrir à l’organologie des musiques de tradition orale un passé parfois vertigineux. Les vestiges archéologiques constituent souvent les sources les plus anciennes. D’autre part, la philologie des langues indo-européennes permet d’avancer des hypothèses historiques concernant l’origine et le mode de diffusion de certains instruments ou principes

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organologiques. Pierre Bec, fondateur de cette « philologie organologique», a pu ainsi établir la polygenèse de l’archet (orientale certes, mais aussi germanique), réfutant ainsi la théorie bien ancrée (notamment chez Bachmann) d’une monogenèse orientale (Bec 1992). Dans un autre ouvrage (2004), il a pu avancer que le rebec serait arrivé en France, au Moyen Âge, directement des pays arabes, sans doute par le biais des Croisades, avant de se diffuser ensuite en Espagne; la Péninsule ibérique n’aurait donc pas servi de trait d’union dans une diffusion de l’instrument, des terres orientales à l’Europe. Enfin, si l’instrument de musique est un marqueur historique, c’est que ses caractéristiques organologiques peuvent renvoyer à des continuités ou à des ruptures historiques.

Ethnomusicologie et histoire

26 Terminons cet inventaire de la fonction historienne des musiques de tradition orale en rappelant qu’elles jouent un rôle de tout premier plan dans l’observation des rites et rituels, actes stéréotypés et répétitifs et de ce fait objets mémoriels et historiques. Par ailleurs, certains de ces rituels (divinations, funérailles, etc.) s’appuient sur des rappels d’histoire sociale, collective, dynastique et généalogique, notamment par l’évocation des ancêtres et des morts, dont certains instruments (en particulier les tambours) deviennent alors les porte-parole. L’analyse historienne des rapports entre rite et musique possède donc une double entrée, même si tous les morts n’accèdent pas au statut d’ancêtres (Robertson 2005: 893). D’un autre côté, grâce à une étude de leurs formes, de leurs genres, de leurs répertoires, de leurs techniques et styles, on peut observer l’évolution ou, au contraire, la stabilité historique de ces musiques, même si nous devons nous départir de certaines conclusions évolutionnistes, fausses mais encore assez en cours, comme celle de Max Weber postulant que le faible ambitus de certaines mélodies est une preuve de leur archaïsme et du primitivisme des populations qui les ont produites (Weber 1998: 78).

27 Les liens de l’ethnomusicologie avec l’histoire sont donc nombreux et pourraient permettre, à terme, de voir l’émergence progressive d’une discipline syncrétique, à l’image de l’ethnohistoire. Pour Marshall Sahlins, l’ethnohistoire doit puiser de façon complémentaire dans la mémoire orale et les sources écrites car elle « cherche à associer la connaissance que l’on peut avoir d’une communauté par l’expérience de terrain et le savoir sur son passé qu’apportent les archives. Depuis maintenant des décennies, ceux qui étudient l’Afrique indigène, l’Indonésie et les îles du Pacifique, le Sud asiatique et l’Afrique pratiquent cette forme d’ethnohistoire» (Sahlins 2007: 266). Malgré une pluralité de sources, cette nouvelle méthode historique, dont l’Unesco s’est emparée dans un Projet d’histoire générale de l’Afrique aujourd’hui ancien (1964), s’appuie essentiellement sur les documents oraux produits par l’enquête (récits de vie, etc.), même si Melville Herskovits voyait dans les traditions orales et l’ethnologie, des sources « molles», ne pouvant « amener qu’à des probabilités», au contraire des sources « dures» de l’histoire écrite et de l’archéologie qui, elles, « mènent à des certitudes» (Vansina 1961: 13).

28 En quelques décennies, les traditions orales ont accédé au rang de document historique et d’archive, ceci d’autant plus que les historiens ont créé parallèlement l’oral history, histoire contemporaine des sociétés occidentales, à partir du témoignage et du récit de vie. « Joseph Goy dans le Dictionnaire de La Nouvelle Histoire (éd. J. Le Goff, Paris, 1978) a défini et situé cette histoire orale, née sans doute aux États-Unis où, entre 1952-1959, de grands départements d’‹oral history› ont été créés dans les universités de Columbia, Berkeley, Los Angeles, développée ensuite au Canada, au Québec, en Angleterre et en

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France. […] Un des principaux résultats est un brillant renouveau de l’histoire sociale et d’abord de l’histoire ouvrière à travers une prise de conscience du passé industriel, urbain et ouvrier de la plus grande partie de la population. […] Mais historiens et anthropologues se retrouvent sur d’autres champs de la mémoire collective, en Afrique comme en Europe, où des méthodes nouvelles de remémoration comme celles des ‹histoires de vies› commencent à porter leurs fruits» (Le Goff 1988: 171-172). Marshall Sahlins, conscient de la « nécessité de revisiter certaines parties du globe, notamment l’Amérique du Nord et la Polynésie, largement sous-estimées par les ethnographes», cherche à établir l’histoire d’un fait daté de 1841-43 dans les îles Fidji (Pacifique). Pour cela, il s’appuie sur trois types de sources: les rapports des missionnaires, les comptes rendus des autres Européens vivant ailleurs dans les autres îles Fidji pendant cette période, les traditions orales fidjiennes relatives à la guerre enregistrées plusieurs décennies plus tard. Et Sahlins de préciser: « En général, les traditions fidjiennes […] s’accordent avec les chroniques dressées par les Européens ayant assisté aux événements, mais se révèlent beaucoup plus détaillées et intéressantes» (Sahlins 2007: 266, 80-81). Cette histoire orale se poursuit auprès de diverses populations, comme au Liban où, dans le cadre du programme « Oral history» mené sous l’égide de l’Arab Resource Centre for Popular Arts dans les années 1990, l’anthropologue Rosemary Sayigh a recueilli de nombreux récits de vie, mais aussi des contes populaires, des proverbes et des chants auprès des réfugiés palestiniens (El-Ghadban 2005: 835).

29 L’opposition académique classique entre ethnologie et histoire, que Lévi-Strauss a pourtant relativisée (1958, 1962), en discutant les binarismes synchronie/diachronie et oralité/écriture (cf. supra), et que Sahlins place essentiellement dans « l’opposition excessive entre ‹structure› et ‹événement›» (Sahlins 2007: 59), a concerné d’autant plus l’ethnomusicologie que cette dernière s’est appuyée sur la linguistique dans l’élaboration d’une méthodologie analytique. Or, selon Sahlins, « la linguistique de Saussure a fait de la simultanéité une condition de plausibilité scientifique, la langue ne [pouvant] faire l’objet d’une investigation systématique que dans la mesure où l’on privilégie le point de vue synchronique» (ibid.: 66). La nécessité d’une complémentarité disciplinaire entre ethnomusicologie et histoire s’impose aujourd’hui comme une évidence. Pour Godelier, « un(e) anthropologue qui ignorerait l’histoire et ne chercherait pas à la connaître ne pourrait pleinement assumer ni son métier, ni ses responsabilités éthiques et politiques» (2007: 59). En 1972 déjà, on assurait que l’histoire de l’Afrique projetée par l’Unesco ne devait pas être « simplement le fait des historiens mais [qu’elle devait] également solliciter le concours des linguistes, des musicologues, des ethnologues, des anthropologues et des archéologues» (Laya 1972: 34). Il convient donc de ne plus opposer passé et présent en les essentialisant dans des démarches disciplinaires différentes.

30 Par ailleurs, comment occulter un point aussi fondamental que l’histoire dans l’étude de plus en plus généralisée des phénomènes « traditionnels» et identitaires? Tous les anthropologues et les ethnomusicologues qui ont travaillé sur ces thèmes savent que « seul un passé très reculé, échappant à la vérification et à la mémoire humaines, forge l’identité de la cité, de la région, de l’ethnos» (Jacob 1994: 192). Ce processus que l’on connaît bien chez les nations nouvellement indépendantes souhaitant se fabriquer une histoire ou dans les mouvements régionalistes, autonomistes et nationalistes, connaît un décryptage très intéressant par le biais de l’ethnomusicologie, la musique étant l’un des premiers marqueurs communautaires et identitaires, comme l’a remarqué Christian Bromberger pour les revivalismes européens, notamment l’instrument de musique qui se

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voit fabriquer une fonction emblématique importante, véritable « invention» d’une nouvelle « tradition» (Charles-Dominique 2008). Ces phénomènes qui reposent sur des stratégies parfaitement maîtrisées d’anamnèse peuvent également contribuer à forger une identité musicienne corporatiste. En France, dans le grand procès d’un siècle (1661-1773) qui les oppose aux musiciens « savants» de l’Académie royale de Musique, les ménétriers défendent leur identité menacée en se présentant comme les héritiers d’une pratique ancestrale. Ils disent avoir fondé leur confrérie depuis « un temps immémorial», avoir « de tout temps» animé la danse. Ils n’hésitent pas à soutenir que « [leur] art est un des plus anciens du royaume» et souhaitent avancer les « preuves de cette antiquité et possession immémoriale» en faisant référence, en 1662, à la fondation de leur corporation en 1321, soit plus de trois siècles et demi auparavant (Charles-Dominique 1994: 258, 264) !

31 Il serait donc fortement souhaitable que, dans une optique épistémologique salutaire, l’ethnomusicologie révise la délimitation de son champ disciplinaire pour d’une part se rapprocher des grands questionnements de l’anthropologie contemporaine et d’autre part y inclure l’histoire. C’est la confrontation de méthodes et d’objets disciplinaires différents qui fait parfois surgir les évidences, celles qui sont de nature à repenser en profondeur une réalité culturelle et musicale, actuelle ou passée. En voici un exemple significatif. La plupart des ethnomusicologues qui travaillent sur les musiques tsiganes européennes connaissent (un peu) leur histoire dans les pays comme la Roumanie, la Hongrie ou l’Espagne, qui ont vu la naissance de genres emblématiques. Mais pour le reste, rien: aucune curiosité, aucune interrogation, aucune recherche. Comment n’avoir pas vu que les Tsiganes, établis en Europe occidentale depuis le début du XVe siècle, ont joué un rôle déterminant dans l’histoire, la formation, la diffusion de la musique instrumentale européenne en général, notamment française, et que l’on peut encore en lire la trace dans certaines de leurs orchestrations actuelles? Tout simplement parce que les ethnomusicologues ne se sentent pas concernés par l’histoire de la musique, abandonnée aux musicologues. Mais ces derniers, murés dans une musicologie élitiste et « blanche», non « contaminée» de cultures autres, n’ont jamais envisagé l’existence même du problème, comme ils n’avaient jamais envisagé auparavant qu’il ait pu exister une musique ménétrière échappant aux cadres et aux lois de la musique savante.

32 Il est donc temps de reconnaître, une bonne fois pour toutes, une certaine continuité sinon méthodologique du moins conceptuelle entre ethnomusicologie et histoire. Deux « arts» de la mémoire.

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NOTES

2. Merci à Denis-Constant Martin de m’avoir communiqué cette information.

RÉSUMÉS

Postuler une proximité disciplinaire entre ethnomusicologie et histoire ne consiste pas seulement à montrer en quoi les musiques de tradition orale ont une indéniable profondeur historique, mais à établir la fonction historienne de ces musiques. Cela suppose, au-delà d’une anthropologie spécifique de la mémoire, de s’intéresser aux notions de transmission (lignages), de production de traces diverses, ainsi qu’à l’organologie comme autant de procédés et de marqueurs historiques. Mais cela nécessite surtout d’examiner le volumineux corpus de traditions « officielles» véhiculé par les musiques de tradition orale (généalogies, épopées, mythes fondateurs, etc.), corpus dont la profondeur et la fonction historiques, importantes, permettraient soit de procéder à une ethnohistoire musicale plus systématisée, soit de contribuer à l’oral history. Ethnomusicologie et histoire possèdent une forte proximité disciplinaire et méthodologique dont l’examen attentif devra faire l’objet d’une véritable théorisation qui ne soit pas uniquement occasionnelle et pragmatique.

AUTEUR

LUC CHARLES-DOMINIQUE Luc Charles -Dominique est Professeur d’ethnomusicologie à l’Université de Nice-Sophia- Antipolis. Ses recherches sont de triple nature : en anthropologie musicale historique (personnage historique du ménétrier, influence des musiques tsiganes sur la musique française, symboliques du sonore), en épistémologie (ethnomusicologie et histoire), en ethnomusicologie de la France et de la Méditerranée (anthropologie de la modernité). Membre de la SFE, il est co- fondateur et président du CIRIEF (Centre International de Recherche Interdisciplinaire en Ethnomusicologie de la France).

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Complaintes de tradition orale en Bretagne sous l’Ancien Régime Apports d’une démarche pluridisciplinaire

Éva Guillorel

1 La chanson de tradition orale constitue un objet de recherche particulièrement propice à une approche pluridisciplinaire, incluant en particulier des méthodes et des questionnements empruntés à l’histoire, à l’ethnologie et à l’ethnomusicologie. Pourtant, lorsque l’on considère les travaux réalisés à partir de cette source, si la pluridisciplinarité est souvent invoquée sur le plan théorique, elle est bien plus rarement mise en application de façon pleinement satisfaisante. Les réflexions développées dans cet article tentent d’abord de présenter, de façon synthétique, l’évolution des relations entre histoire et folklore, puis ethnologie, depuis le XIXe siècle, dans le champ des recherches sur la chanson de tradition orale. Plusieurs explications sont proposées pour comprendre la difficile mise en pratique d’une recherche réellement pluridisciplinaire dans ce domaine. Des pistes d’exploration sont ensuite présentées pour évaluer l’intérêt de croiser les méthodes et les questionnements empruntés tant à l’histoire qu’à l’ethnologie, ici appliqués au répertoire de complaintes en langue bretonne – aussi connues sous le nom de gwerzioù. Enfin, ces réflexions sont mises en pratique à travers un exemple, qui a trait à la question de la fabrication, de la transmission et de la réactualisation du souvenir historique dans le chant.

Les historiens, les ethnologues et la chanson de tradition orale en France depuis le XIXe siècle

2 Si l’on retrace de façon synthétique les différentes phases qui marquent l’évolution de la discipline historique en France depuis le XIXe siècle, on observe une succession de moments d’ouverture et de fermeture vis-à-vis de ce qu’on appelle le folklore, puis l’ethnologie.

3 Dès les premières collectes et publications en France dans le second quart du XIXe siècle, un lien intime est établi entre chansons de tradition orale et histoire. En Bretagne, qui

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apparaît comme un espace précurseur sur ce plan, les deux collecteurs qui ont le plus marqué le XIXe siècle ont reçu une formation en histoire: Théodore Hersart de La Villemarqué, qui publie en 1839 le Barzaz-Breiz – ouvrage qui révèle la richesse de la tradition orale chantée en France et qui donne l’impulsion à un vaste mouvement de collecte sur l’ensemble du territoire – est un ancien élève de l’École des Chartes; François- Marie Luzel, qui entame quelques années plus tard une imposante collecte de chansons rapidement devenue une référence en la matière, termine quant à lui sa carrière professionnelle comme archiviste aux Archives départementales du Finistère. De fait, les chansons de tradition orale sont rattachées aux antiquités, donc à l’histoire, dans la mesure où on les considère comme les traces d’un passé révolu que l’on cherche à préserver et à retrouver, à l’instar des monuments anciens. Avant le Barzaz-Breiz, un des tout premiers ouvrages qui comportent des complaintes recueillies oralement en France, est celui du chevalier de Fréminville en 1837, intitulé Antiquités des Côtes-du-Nord (Fréminville 1837: 375-395). Trois décennies plus tôt, l’entreprise pionnière et éphémère de l’Académie Celtique s’intéresse elle aussi aux chansons en tant que sources permettant de retrouver les traces d’une culture celtique antique disparue (Belmont 1975). Les comparaisons entre le travail du collecteur et celui de l’archéologue sont d’ailleurs nombreuses, dans un XIXe siècle fasciné par l’histoire (Blanchard 2006: 28-50). Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que les complaintes de tradition orale – et tout particulièrement celles qui sont publiées dans le Barzaz-Breiz – sont invoquées par les historiens: Augustin Thierry, l’un des meilleurs représentants français de l’histoire romantique, s’y intéresse particulièrement (Thierry 1838: 585-587; Thierry 1859: 603-609), tandis qu’Arthur de La Borderie, le plus célèbre historien breton du XIXe siècle, est un ardent défenseur de l’utilisation des chansons comme source pour sa discipline (La Borderie 1857-1859: 465-468; La Borderie 1864: 24).

4 Mais, dès le troisième quart du XIXe siècle, une nouvelle approche historique s’inscrit en opposition avec l’histoire romantique et post-romantique et fonde les bases d’une discipline académique moderne. Elle intervient dans un contexte de discrédit de la chanson de tradition orale suite à la critique de plus en plus virulente de l’authenticité de certains textes publiés, notamment dans le Barzaz-Breiz. Les deux principaux théoriciens de cette école dite méthodique ou positiviste, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, proposent, dans leur Introduction aux études historiques, une approche très négative des sources orales (Langlois/Seignobos 1898: 151): L’écriture fixe l’affirmation et en rend la transmission fidèle; au contraire l’affirmation orale reste une impression sujette à se déformer dans la mémoire de l’observateur lui-même, en se mélangeant à d’autres impressions: en passant oralement par des intermédiaires, elle se déforme à chaque transmission, et comme elle se déforme pour des motifs variables, il n’est possible ni d’évaluer ni de redresser la déformation. La tradition orale est par sa nature une altération continue; aussi dans les sciences constituées n’accepte-t-on jamais que la transmission écrite. S’instaure alors un contexte de fermeture de l’histoire académique aux répertoires de tradition orale.

5 Il faut attendre les années 1920 pour qu’une nouvelle école soit fondée, à nouveau en opposition avec la précédente: l’école des Annales. Les principaux fondateurs de ce courant historique, Marc Bloch et Lucien Febvre, ouvrent des pistes de réflexion sur l’usage du folklore comme source pour l’histoire, au moment même où l’ethnologie s’affirme comme discipline universitaire (Bloch 1921; Bloch 1931: 63-64; Febvre 1962:

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605-645). Toutefois, la place de la chanson de tradition orale est très maigre dans ces travaux. Le plus éminent et pour ainsi dire seul historien académique qui s’y intéresse dans l’entre-deux guerres est Henri-Irénée Marrou: sous le pseudonyme Davenson, il publie en 1944 Le Livre des Chansons. Il n’est guère étonnant de constater que cet historien est musicien amateur et antiquiste, donc familier des débats sur les liens entre Homère et le répertoire de tradition orale1: son parcours personnel et universitaire explique donc aisément l’intérêt qu’il porte aux chansons traditionnelles. Son essai n’est toutefois pas suivi de recherches complémentaires dans le même domaine de la part d’historiens.

6 À partir des années 1960, l’histoire des mentalités puis l’histoire culturelle s’inscrivent dans la continuité de l’école des Annales et favorisent le développement de l’anthropologie historique. Une réelle attention est portée aux répertoires de tradition orale par certains historiens. Elle rejoint un intérêt plus large pour la notion de culture populaire et pour la recherche de nouvelles sources qui permettraient d’étudier les populations qui n’ont pas laissé de traces écrites. Des centres de recherches comme l’EHESS à Paris, le CREHOP à l’Université de Provence ou le CRBC à l’Université de Brest rassemblent des équipes de recherche interdisciplinaires, au sein desquelles se côtoient ethnologues et historiens autour de l’étude des répertoires de tradition orale. Pourtant, lorsque l’on fait le tour des productions des historiens dans ce domaine, on constate qu’ils ont travaillé avant tout sur les contes et légendes bien plus que sur les chansons: c’est le cas des travaux d’Emmanuel Le Roy Ladurie, de Jacques Le Goff, de Jean-Claude Schmitt et de Philippe Joutard, pour ne citer que quelques-uns des plus reconnus d’entre eux (Le Roy Ladurie 1980; Le Goff 1977; Schmitt 1979; Joutard 1977). On se situe malgré tout dans un contexte de grande ouverture à la discipline ethnologique: encore en 1990, Jacques Le Goff, dans les mélanges offerts en l’honneur de Jean-Michel Guilcher, invite à poursuivre les rapprochements disciplinaires entre histoire et ethnologie (Le Goff 1990).

7 Pourtant, près de deux décennies après cet appel, on a l’impression que cet enthousiasme pour la pluridisciplinarité au service de l’étude des répertoires de tradition orale est largement retombé. La discipline historique académique semble moins ouverte à l’ethnologie et à l’ethnomusicologie que ces deux domaines ne le sont vis-à-vis de l’histoire. On peut avancer des explications à ceci: l’histoire est une discipline ancienne dont les bases scientifiques ne sont pas contestées, qui est sans doute plus sûre d’elle- même et de ses méthodes et qui peut être tentée de développer une certaine suffisance par rapport aux autres sciences humaines et sociales. Il faut cependant noter que certains historiens ont intégré des méthodes empruntées à l’ethnologie – tout particulièrement dans le domaine de l’enquête orale –, mais pour se départir du matériau traditionnel et fonder une histoire orale sur l’analyse de parcours de vies professionnelles ou personnelles dans la société française très contemporaine. Il est d’ailleurs révélateur que l’Institut d’Histoire du Temps Présent soit à la pointe de ces recherches aujourd’hui2. On se situe ainsi à nouveau dans un contexte de fermeture vis-à-vis du répertoire de tradition orale, à un moment où les grandes collectes s’essoufflent et où l’étude des chansons de tradition orale de France n’est plus très souvent mise en avant dans les problématiques développées par les départements d’ethnologie à l’université.

8 En définitive, si l’on considère les productions des historiens depuis l’affirmation de l’histoire en tant que discipline moderne – donc depuis la fin du XIXe siècle et l’essor de l’école méthodique –, il n’existe presque aucune étude qui se base principalement sur la chanson de tradition orale.

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Une pluridisciplinarité difficile à mettre en œuvre

9 Des explications peuvent être avancées pour comprendre cette faible production historiographique. Tout d’abord, la dimension musicale de la source en fait une documentation difficile à appréhender pour des scientifiques qui n’ont pas un minimum de connaissances en ce domaine. De plus, lorsque l’intérêt pour la culture populaire s’est développé parmi les historiens dans les années 1960-1970, il n’existait pas de catalogues accessibles répertoriant les chansons de tradition orale du domaine francophone, contrairement aux contes, bien documentés grâce au travail de Paul Delarue (Delarue- Ténèze 1957): la classification élaborée par Conrad Laforte reste très mal connue par les historiens français (Laforte 1976-1987), tandis que le catalogue de Patrice Coirault ne commence à être publié que dans les dernières années du XXe siècle (Coirault 1996-2007). Il faut ajouter à cela la difficulté d’accès aux sources en langues régionales non traduites. Le répertoire en français et en langues romanes développe pour sa part des caractéristiques qui en font une source a priori peu attractive pour les historiens: les intrigues sont souvent peu déterminées dans l’espace et mettent en scène des personnages typifiés et/ou nommés sans grande précision, ce qui en fait un matériau textuel difficile à analyser.

10 En comparaison, les complaintes en langue bretonne présentent des spécificités qui en font une source nettement plus pertinente pour une étude historique: elles se caractérisent par leur longueur et leur souci du détail dans la narration des intrigues; les toponymes et les anthroponymes ont souvent été conservés avec une grande fiabilité au fil de la transmission orale; on y relève enfin nombre de détails très précis en ce qui concerne la culture matérielle, les comportements sociaux, religieux et culturels, qui correspondent généralement aux caractéristiques de la société d’Ancien Régime. Cette dernière particularité intéresse tout spécialement les historiens de la culture.

11 La spécificité des complaintes en langue bretonne explique ainsi que cette aire culturelle ait fourni, de loin, le plus d’études historiques et ethnohistoriques dans l’aire géographique française. À la lecture des publications écrites par les historiens et les ethnologues qui les ont abordées, on comprend toutefois aisément pourquoi les productions issues de ces deux champs disciplinaires révèlent, chacun à sa manière, des manques de compétences qui expliquent que ni les uns ni les autres n’étudient pleinement ce répertoire selon une démarche scientifique croisée.

12 Du côté des historiens, ceux qui se sont le plus intéressés aux chansons de tradition orale – Roger Dupuy, Alain Croix, Michel Nassiet (Dupuy 1978; Croix 1981; Nassiet 1999) – proposent des approches très stimulantes, en insistant en particulier sur l’importance de cette documentation pour étudier les comportements sociaux, religieux et, plus largement, culturels sous l’Ancien Régime et au cours de la Révolution Française. Ils souffrent toutefois de deux manques importants. D’une part, aucun d’entre eux n’est bretonnant: ils n’ont de ce fait qu’un accès très restreint aux sources, en se cantonnant aux quelques fonds publiés et traduits; ceux-ci ne représentent même pas le dixième de l’ensemble de la documentation disponible, qui inclut pour l’essentiel des manuscrits inédits et des archives sonores. D’autre part, ils n’ont pas suivi de formation en ethnologie, et encore moins en ethnomusicologie. Malgré d’importantes précautions méthodologiques énoncées au début de leurs études, dans lesquelles ils insistent sur le caractère spécifique de cette source, les chansons sont dès lors le plus souvent

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appréhendées comme de simples textes: les airs ne sont jamais étudiés, l’analyse des paroles – notamment le choix du lexique, la phraséologie, l’emploi de clichés narratifs – est presque inexistante, de même que les comparaisons entre les différentes versions connues d’un même texte; enfin, le contexte de collecte est peu abordé (d’ailleurs, aucun de ces historiens n’a fait d’enquête personnelle de terrain). Or, tous ces éléments sont évidemment essentiels, même dans une optique historique, pour alimenter la critique méthodologique de cette documentation et éviter les contresens dans les analyses. La non-prise en compte de cette dimension multiforme du chant de tradition orale conduit ainsi à des interprétations historiques parfois très contestables3.

13 Du côté des ethnologues, ces différentes critiques ne peuvent être émises, puisqu’elles se rapportent aux bases de toute analyse ethnologique et ethnomusicologique. Par contre, leur appréhension de la dimension historique des chansons de tradition orale suscite plusieurs commentaires. En effet, leur approche dans ce domaine est avant tout chronologique et événementielle: ils tentent de dater précisément des faits divers mis en chanson en analysant les toponymes et les anthroponymes cités dans le texte, qu’ils cherchent à relier à des archives écrites contemporaines des événements (registres paroissiaux, archives judiciaires ou notariales notamment). Cette approche donne lieu à des études tout à fait intéressantes: les plus abouties et les plus transdisciplinaires sont très certainement celles de Donatien Laurent (Laurent 1967; Laurent 1993), tandis que Daniel Giraudon a également largement contribué à ce type de recherches (Giraudon/ Laurent 1980-1981; Giraudon 1984; Giraudon 2007). Cette approche événementielle, aussi importante soit-elle pour prouver que des chansons de tradition orale peuvent avoir conservé le souvenir de faits parfois antérieurs de plusieurs siècles au moment de leur collecte, montre toutefois vite ses limites: une quarantaine de chants-types qui évoquent des événements antérieurs à la Révolution ont ainsi pu être datés depuis les premières études d’érudits du XIXe siècle, mais il ne s’agit que de quelques beaux exemples bien documentés. En aucun cas, cette approche ne permet une étude globale de la chanson de tradition orale en tant que source pour l’histoire. En outre, les études de cas ainsi développées manquent largement de contextualisation et de généralisation, ce qui fait justement le principal intérêt de la discipline historique et qui différencie l’histoire de l’érudition. Enfin, l’approche événementielle n’intègre pas la richesse des renouvellements des recherches historiques depuis les années 1960, notamment dans les domaines de l’histoire sociale, religieuse et plus largement culturelle.

L’intérêt d’une approche pluridisciplinaire des gwerzioù

14 On comprend bien que les remarques qui peuvent être formulées à l’encontre des études des historiens et des ethnologues – qui présentent, rappelons-le, bien des qualités à d’autres égards et qui ont l’immense mérite d’avoir ouvert des chantiers inexplorés et de permettre aujourd’hui un approfondissement de ces réflexions pionnières – tiennent avant tout au manque de formation pluridisciplinaire et d’apprentissage de savoirs et de questionnements complexes, tels que les techniques de l’enquête orale, la compréhension des mécanismes de la transmission orale ou encore les approches en histoire culturelle. Pourtant, le croisement des méthodes de l’histoire et de l’ethnologie paraît particulièrement pertinent pour l’étude des complaintes en langue bretonne, dès lors qu’elles sont appréhendées sous un angle historique et mémoriel et intégrées à une approche socioculturelle qui cherche à dépasser la simple étude de cas.

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15 Les questionnements ethnologiques sont essentiels pour élaborer la critique des documents, préalable nécessaire à toute étude historique: l’analyse de la structure métrique, des motifs narratifs et des mélodies, la comparaison entre versions, chants- types et pièces issues de différentes aires culturelles et linguistiques, aident à évaluer la validité des sources. Elles permettent aussi parfois de suggérer une datation de certains événements mis en chanson ou, plus souvent, de certains motifs attestés dans des versions recueillies aux XIXe et XX e siècles et se rapportant à des éléments culturels propres à l’Ancien Régime – même s’il s’agit peut-être de renouvellements par rapport à un chant originel évidemment inconnu. Il faut d’ailleurs bien préciser que l’intérêt d’une approche historique de ce répertoire n’est certainement pas de chercher à dater ces chants – les méthodes de restitution critique développées par des philologues comme George Doncieux au début du XXe siècle ont révélé les très sérieuses limites de cette recherche d’archétypes (Doncieux 1904) – mais de voir en quoi les versions recueillies au cours des deux derniers siècles ont conservé des archaïsmes socioculturels qui révèlent la mémoire longue de la transmission orale et qui peuvent apporter des éléments à la connaissance de sociétés plus anciennes. Certains de ces éléments n’apparaissent pas, ou apparaissent différemment, dans les autres sources écrites habituellement utilisées par les historiens. La chanson de tradition orale, comme n’importe quelle autre source écrite, donne ainsi à voir une vision partiale et partielle d’une société: le croisement entre sources orales et écrites permet dès lors de confronter deux regards différents sur une même réalité.

16 De façon concrète, si l’on applique cette orientation à l’analyse des complaintes en langue bretonne, les gwerzioù peuvent être sollicitées pour renseigner les pratiques d’inhumation, le contenu des prières aux saints, les lieux et gestes liés aux pèlerinages, les conflits sociaux entre paysannerie aisée et noblesse pauvre pour l’obtention d’alliances matrimoniales avantageuses, le règlement de conflits infrajudiciaires4, l’usage différencié des langues comme révélateur des hiérarchies socioculturelles, les pratiques testamentaires… Cette liste, qui ne présente que quelques exemples parmi les domaines qui semblent les plus prometteurs, pourrait être indéfiniment allongée. Le croisement des méthodes historiques et ethnologiques, appliquées au service d’une approche socioculturelle de la chanson de tradition orale en langue bretonne, permet ainsi d’élargir considérablement l’étude de ce répertoire, qui peut être dorénavant envisagé de façon globale et non plus en privilégiant seulement quelques belles études de cas5.

Histoire et ethnologie au service de l’étude des complaintes en langue bretonne: un exemple

17 Les réflexions méthodologiques abordées jusqu’ici peuvent être mises en pratique à partir d’un exemple qui touche aux questions d’histoire, de mémoire et de construction identitaire du groupe. Il aborde les processus de fabrication, de transmission et de réactualisation du souvenir historique autour d’un personnage héroïsé dans le chant: Chrisogone-Clément de Guer, marquis de Pontcallec. Ce nom est bien connu dans l’histoire bretonne et française, puisque ce marquis est à l’origine, avec plusieurs autres nobles bretons, d’une conspiration contre le Régent; il est arrêté, condamné pour haute trahison et décapité à Nantes en 17206.

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18 Il existe un très riche répertoire de complaintes de tradition orale en langue bretonne autour de ce personnage. Pourtant, l’historiographie, jusqu’à une date très récente, n’a retenu que la version publiée par Théodore Hersart de La Villemarqué dans la deuxième édition du Barzaz-Breiz en 1845. Le marquis y est présenté comme un héros sacrificiel, qui meurt pour défendre la Bretagne et les intérêts de ses paysans, et qui est traîtreusement dénoncé par un mendiant qui le livre aux Français. L’orientation idéologique de ce chant explique son succès; il est sollicité par les historiens bretons nationalistes du XIXe siècle (La Borderie 1857-1859), puis par les chanteurs militants depuis les années 1970: Gilles Servat, Alan Stivell, les Tri Yann et beaucoup d’autres ont repris cette pièce, en choisissant toujours le texte et la mélodie du Barzaz-Breiz. Un extrait, voire la chanson tout entière dans sa traduction française, est cité dans de nombreuses histoires de Bretagne. Des analyses parfois contestables y sont développées, y compris dans des ouvrages qui ne sont pas empreints d’orientations idéologiques pro-bretonnes mais qui sont rédigés par des historiens peu familiers des méthodes élémentaires d’analyse ethnologique. Si l’on reprend la récente histoire de Bretagne de Jean Quéniart, universitaire d’un grand sérieux et dont la qualité des publications est unanimement reconnue, on ne peut que constater que son examen de la complainte sur Pontcallec est largement faussé: il affirme en effet que latradition orale présente ce gentilhomme comme un héros christique (Quéniart 2004: 53-59). Dans son analyse, il commet deux imprudences: il néglige d’une part le fait que les textes du Barzaz-Breiz ont été retouchés et qu’ils ne peuvent être considérés comme des sources fiables; en outre, il se base sur une unique version qu’il estime représentative de l’ensemble de la tradition orale, et généralise à partir de ce cas particulier. Si tant est qu’un historien ait conscience de ces deux écueils, encore faudrait-il qu’il soit bretonnant et bon connaisseur des fonds manuscrits, imprimés et sonores de gwerzioù, pour pouvoir réunir un corpus représentatif des versions connues de ce chant-type.

19 Au cours d’une étude de cette chanson, j’ai pu réunir vingt-neuf versions de la complainte sur la mort de Pontcallec, dont seize enregistrements de collectage (Guillorel 2008a). Elles sont localisées avant tout autour de Berné en Bas-Vannetais (dans l’actuel Morbihan), à proximité immédiate des lieux de vie et d’arrestation du marquis; mais des versions ont également été recueillies plus ponctuellement en Haut-Vannetais (c’est-à-dire plus à l’est) et jusque sur les côtes trégoroises (sur la côte nord de la Bretagne, dans l’actuel département des Côtes-d’Armor). L’analyse pluridisciplinaire de ce corpus permet d’établir des conclusions très différentes de celles qu’on lit dans les études historiques menées antérieurement. Pour résumer à très grands traits les conclusions de ce travail, on peut remarquer que, bien évidemment, la circulation du chant dans le temps et dans l’espace entraîne une inévitable transformation du récit. Dans ce cas, les renouvellements sont particulièrement marqués tant du point de vue du texte que de la musique. Toutes les versions présentent de réelles spécificités les unes par rapport aux autres.

20 Sur le plan des mélodies, la variété des airs, recueillis pour la plupart dans un secteur géographique très restreint, est étonnante. À une exception près, il n’existe aucune parenté entre les airs recueillis par les collecteurs du XIXe siècle et ceux qui sont enregistrés au siècle suivant: ceci suggère un très grand renouvellement mélodique en s’appuyant sur des timbres à la mode, mais en conservant les paroles anciennes de la complainte. Le texte semble ainsi s’être mieux conservé que la musique. On note également d’importants emprunts aux mélodies chantées en langue française, de l’autre

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côté de la frontière linguistique avec la Haute-Bretagne qui n’est éloignée que de quelques dizaines kilomètres à l’est.

21 Sur le plan du texte, les traits physiques et psychologiques du marquis, les raisons de sa condamnation, les lieux de l’action et les différents épisodes qui vont de son arrestation à sa décapitation varient d’une chanson à l’autre. Sans surprise, les versions qui ont été recueillies le plus loin des lieux de l’action sont celles qui transforment le plus les toponymes et les anthroponymes: lorsqu’un lieu n’est plus évocateur, il est ainsi remplacé par un autre plus signifiant pour le chanteur et son auditoire. La chanson peut aussi trouver une nouvelle actualité lorsque son récit est modernisé afin de s’insérer dans un contexte plus récent et davantage porteur de sens pour les interprètes. Plusieurs versions rajeunissent ainsi la gwerz de Pontcallec en la rattachant au contexte révolutionnaire et plus précisément contre-révolutionnaire, dans une aire géographique fortement marquée par les soulèvements chouans opposés à la Première République à partir du printemps 1793. Ce rajeunissement est perceptible tant dans les textes mêmes des complaintes que dans les commentaires en prose qui les entourent et qui ont été enregistrés par certains collecteurs. Leur apport rappelle l’importance de prendre en compte le contexte qui entoure l’interprétation du chant et permet d’analyser la perception qu’ont les chanteurs du XXe siècle de la dimension historique de ce chant. Ce phénomène de rajeunissement de l’histoire bretonne dans un contexte révolutionnaire n’est pas spécifique à ce récit chanté: on le retrouve dans plusieurs autres complaintes-types. On peut même parler de « chouanisation» de la mémoire bretonne, en référence à la « camisardisation» de la mémoire cévenole analysée par Philippe Joutard (Joutard 1977: 295-311)7: la chouannerie a pris une telle importance dans le souvenir collectif qu’elle absorbe des faits plus anciens ou plus récents qui lui sont rattachés dans la mémoire longue de la tradition orale.

22 La confrontation des versions permet par ailleurs une analyse du parti pris de la chanson. Si l’on reprend les quatorze pièces suffisamment complètes pour nous renseigner sur le regard porté sur le personnage de Pontcallec, sept d’entre elles en donnent une image très positive, dans la veine de celle qui est proposée dans le Barzaz-Breiz. Celle-ci est très éloignée du portrait du marquis tel qu’il peut être dressé d’après les multiples témoignages écrits – réunis notamment dans les archives de son procès –, qui évoquent un homme violent, colérique et contrebandier, qui terrorise autant ses paysans que les nobles et les officiers seigneuriaux qu’il côtoie. Une telle inadéquation se retrouve dans le portrait d’autres personnages historiques chantés dans les gwerzioù. Elle se comprend au moins partiellement par le recours à des canons esthétiques propres à ce répertoire, qui valorisent les morts édifiantes et salvatrices des héros. Certaines versions proposent même une réécriture complète de l’histoire en faisant accorder au marquis de Pontcallec une grâce royale qui lui permet d’échapper à l’échafaud. On retrouve ici de très nombreux clichés bien connus dans le répertoire des gwerzioù et qui doivent être pris en compte dans une analyse historique: ils sont pourtant rarement repérés par les historiens qui étudient ces chansons, faute d’une connaissance globale et approfondie de ce répertoire, ce qui conduit à certains contresens dans l’analyse. À côté de ces versions positives, la moitié du corpus propose une vision très négative du marquis de Pontcallec, montré comme trousseur de filles et meurtrier. Là encore, l’usage des clichés permet, en modifiant quelques mots ou quelques vers, de transformer entièrement le parti pris de la chanson.

23 Cette brève présentation de la complainte sur la mort de Pontcallec n’a ici d’autre but que de montrer l’importance d’étudier les chansons de tradition orale à partir d’un

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questionnement global et multiforme, en comparant les textes et les mélodies des différentes versions connues, en s’intéressant au répertoire chanté de Bretagne et d’autres aires culturelles, mais également aux commentaires en prose qui entourent les chants et aux sources écrites contemporaines des événements qu’ils relatent et qui peuvent éclairer une analyse historique. Ainsi envisagée, une approche pluridisciplinaire croisant les méthodes empruntées à l’ethnologie et à l’histoire culturelle permet une analyse particulièrement riche des chansons de tradition orale en langue bretonne. Elle ouvre des perspectives d’études ultérieures très prometteuses si l’on relie ce répertoire aux problématiques d’histoire et de mémoire, dans un domaine dans lequel, espérons-le, les échanges disciplinaires s’avèreront plus nombreux et plus fructueux à l’avenir.

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NOTES

1. Sur les réflexions du XIXe siècle qui portent sur les parallèles entre la constitution des œuvres d’Homère et celle des chansons de tradition orale, on peut se reporter à la synthèse de Michel Brix (1999). Les études plus récentes sont marquées par les importants travaux de Milman Parry et Albert Lord (1960). 2. L’enquête orale est ainsi particulièrement sollicitée dans le domaine de l’histoire de l’entreprise et des institutions contemporaines. Pour une analyse historiographique de l’essor de l’histoire orale en France, on peut se reporter en particulier aux volumineux travaux de Florence Descamps, qui révèlent la place quasi-inexistante consacrée aux répertoires de tradition orale dans la perception actuelle de l’histoire orale (Descamps 2001). 3. Parmi différents exemples, on peut citer le recours que fait l’historien du droit Émile Jobbé- Duval à la complainte publiée par François-Marie Luzel sous le titre Ar vroeg he daou bried (La femme aux deux maris), pour documenter des croyances nuptiales propres à la Bretagne bretonnante (Jobbé-Duval 1920: 82). Mais cette chanson n’a en réalité rien de spécifiquement breton et elle est largement attestée en Europe et en Amérique du Nord dans les collectes des XIX e et XXe siècles. Michel Nassiet propose pour sa part de mettre en lien une complainte contenue dans le premier carnet d’enquêtes de Théodore Hersart de La Villemarqué avec le siège de Lorient de 1746, en se basant sur les éléments toponymiques de ce chant, qui situent l’action au Pouldu (Nassiet 1999: 43); mais la prise en compte de l’ensemble des versions connues de cette pièce révèle que le débarquement anglais en question est bien plus souvent situé au Dourduff, sur la côte nord de la Bretagne, ce qui fragilise nettement cette hypothèse de datation. 4. C’est-à-dire les conflits qui ne sont pas portés devant les tribunaux, et qui ne laissent par conséquent ordinairement pas de traces écrites.

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5. L’analyse méthodologique des complaintes en langue bretonne en tant que source pour l’histoire constitue la base de ma thèse de doctorat d’histoire, à laquelle je me permets de renvoyer pour une approche plus approfondie de cet aspect (Guillorel 2008b: 72-203). 6. La biographie de ce personnage a été renouvelée grâce au travail de Joël Cornette (Cornette 2008). On peut noter que le marquis de Pontcallec a connu une postérité cinématographique grâce au film de Bertrand Tavernier Que la fête commence, paru sur les écrans en 1976, dans lequel le rôle de ce gentilhomme breton est interprété par Jean-Pierre Marielle. 7. La guerre des Camisards renvoie au contexte d’affrontements entre protestants cévenols et troupes royales de Louis XIV au début du XVIIIe siècle. Lors de ses enquêtes de terrain dans les années 1960, l’historien Philippe Joutard constate l’omniprésence des récits légendaires rattachés – à tort ou à raison – à cette période dans le discours de ses informateurs.

RÉSUMÉS

L’analyse des publications des historiens et des ethnologues dans le domaine de la chanson de tradition orale révèle la difficulté à mettre en œuvre une recherche pluridisciplinaire pleinement satisfaisante. Cet article tente de dresser un rapide bilan de ces productions et d’analyser les obstacles à la mise en place d’un tel franchissement disciplinaire. En prenant l’exemple des complaintes de tradition orale en langue bretonne, il propose des pistes de réflexions pour renouveler l’approche de ce répertoire, en croisant les acquis de l’ethnologie et de l’histoire culturelle. Ces considérations théoriques sont mises en application autour de l’analyse d’une complainte-type, qui permet d’évoquer les problématiques de la fabrication, de la transmission et de la réactualisation du souvenir historique dans la tradition orale.

AUTEUR

ÉVA GUILLOREL Éva GUILLOREL est agrégée d’histoire et titulaire d’un doctorat d’histoire moderne soutenu à l’université Rennes 2, qui porte sur le croisement entre chansons de tradition orale et sources écrites dans la Bretagne d’Ancien Régime. Elle a également une formation en ethnologie (master 2, Université de Bretagne Occidentale) et en études celtiques (maîtrise, Université de Bretagne Occidentale). Elle est actuellement chercheuse postdoctorale au département d’études celtiques de l’université Harvard (Cambridge, Massachusetts). Elle pratique en outre le luth Renaissance et la harpe bretonne.

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Musiques traditionnelles de demain Entre anamnèse et injonction identitaire

Dominique Salini

1 La fragmentation à outrance des sciences humaines qui s’est opérée au fil du xxe siècle n’est pas étrangère à l’émergence de la figure éclatée de l’homme (Durand 1979) ni à la série d’occasions de rencontre manquées et de malentendus sémantiques à propos de la tradition et de l’oralité. Hâtivement définies par rapport à une histoire dont elles auraient été exclues, les cultures de tradition orale deviennent les attributs anthropologiques des sociétés sans autre histoire que la leur. Sous le regard curieux des Autres, elles ont rapidement endossé une identité prête-à-porter qui peine aujourd’hui à échapper aux poncifs. Déjà réduites à l’animation intermittente des spectacles, les musiques traditionnelles ont du mal à imaginer un devenir indépendamment de succès médiatiques, s’écartant, de fait, sinon du terrain de l’anthropologie, du moins du domaine de la création.

2 En effet, à l’intérieur d’un champ heuristique mal défini, discours esthétiques (musicologiques et même ethnomusicologiques) et pratiques musicales sont restés à l’écart les uns des autres, malgré des préoccupations communes, en particulier à propos de la mémoire et de l’oralité (Salini 2004). L’ignorance réciproque, qui s’est assez rapidement substituée à la curiosité, a engendré malentendus et incompréhension, et hypothéqué le devenir des traditions orales. Et pourtant, l’histoire la plus significative de l’ethnomusicologie s’est déroulée là, entre histoire et mémoire, traces et oubli, anamnèse et amnésie, le temps étant bel et bien le questionnement central.

D’un premier malentendu sémantique…

3 Le premier malentendu d’importance tient probablement au sens très statique accordé à la tradition. Assimilée au passé, nécessairement révolu, la tradition devient une notion floue, essentiellement affective, sorte de nostalgie pastorale, pour reprendre l’image de Jean-Claude Passeron (Passeron & Grignon 1989) et en tout cas, un trésor dont chacun se veut le dépositaire. La défense de sa tradition a été pour certains l’occasion de retrouvailles avec une mémoire plus ou moins virtuelle et pour d’autres celle de légitimer

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une ignorance historique relativement commode. L’oralité s’est imposée comme un mode de communication qui rendait inutile un savoir historique hormis les quelques points de repère habituels. Symbole de la résistance, elle est vite apparue comme une revanche sur l’histoire et en particulier l’histoire politique avec ses stratégies de déculturation.

4 À l’origine, et entre autres facteurs, de la divergence entre Histoire et Anthropologie, l’opposition que l’on sait arbitraire, et en tout cas sommaire, entre oralité et écriture est désormais relativisée quoique non encore véritablement éclaircie. Tout un chacun admet aujourd’hui que l’oralité n’est évidemment pas absence de savoir d’écriture, mais une forme autre de scripturalité beaucoup plus corporelle et kinésique que la notation. « Si Jean-Jacques Rousseau déplore que les Occidentaux modernes ne sachent plus percevoir la musique qu’à travers les ‹figures› qui l’expriment, et n’y voient plus que noires, blanches et croches, tout ne peut point se lire, cependant, sur leurs portées». écrivait à ce propos Constantin Brăiloiu (1960: 118)1.

5 Des traditions vocales toujours pratiquées de cette manière le montrent bien: les chanteurs sont de véritables personnages sonores (Levaillant 1981). Néanmoins rien ne nous autorise à affirmer que l’oralité est plus mémorielle et donc moins historique que l’écriture. Les points d’appui, les repères sont bien évidemment différents de même que les mécanismes (Détienne 1981), et la pensée occidentale a bien subi de profondes mutations lors du passage de la tradition orale à l’écriture si l’on en juge d’après les magistrales analyses de Jean-Pierre Vernant (1965) pour la pensée grecque et de Solange Corbin (1960) pour ce qui est de l’Église en quête de sa musique. Pourtant l’oralité ne cesse de faire problème alors que l’on pensait avoir réglé la question, ne serait-ce que par la modernité des moyens de communication.

6 Ce texte propose une réflexion sur l’avenir des musiques traditionnelles en prenant l’exemple de ce que les médias nomment « les polyphonies corses». Inscrites dans une histoire mal connue, brandies comme emblème des revendications identitaires des années 1970, elles connaissent toujours un succès médiatique certain. Aujourd’hui est déposée auprès de l’Unesco une candidature d’inscription sur la liste de sauvegarde d’urgence du cantu in paghjella2, et cette démarche, initiée par l’institution (Centre de Musiques Traditionnelles et Collectivité Territoriale de Corse), veille à renouer les liens un peu lâches entre praticiens, parfois héritiers, et approche anthropologique, confirmant ainsi sa fonction dans la communauté.

7 Comprise par les insulaires comme un héritage statique, monolithique et intouchable, la tradition polyphonique, dont l’histoire « se perd dans la nuit des temps», est bien la réactivation dynamique d’une mémoire latente. À ce titre, l’usage contemporain de cette forme musicale pourrait correspondre à un événement au sens où l’entend Clifford Geertz (1986), de réalisation contingente d’un modèle culturel. Or, l’ignorance historique du modèle culturel a confiné l’événement dans une mode d’époque, le vidant simultanément de sa force anthropologique et de ses potentialités créatrices, sorte d’épiphénomène éphémère considéré cependant comme les racines d’un futur possible. Sous les diktats médiatiques, se réalise peu à peu la déculturation (Salini 2008b) que n’avaient pas réussi à obtenir, aux siècles précédents, l’Administration et l’Église.

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… à un autre

8 L’histoire de l’anthropologie n’a cessé de pointer les relations entre histoire et culture, mais la distinction épistémique qui a prévalu le temps des colonies est désormais caduque, le moment étant venu, comme le dit Marshall Sahlins, d’aller au-delà d’une simple collaboration disciplinaire et de « faire exploser le concept d’histoire au moyen de l’expérience anthropologique de la culture», l’expérience historique faisant à son tour « exploser le concept anthropologique de culture – y compris la structure» (Sahlins 1989:17). Chaque chercheur en sciences humaines et sociales admet désormais l’insuffisance théorique du modèle binaire et tente de s’armer pour affronter le nouveau défi intellectuel: comment accepter la relecture du temps, entre diachronie et synchronie, nostalgie et amnésie ? Le temps est sans doute venu, par-delà les contraires, de plaider pour le processus, le work in progress, le non finito3. La distinction entre un temps achevé et un présent sans histoires qui laisserait augurer d’un futur imprévisible, oblige chacun d’entre nous à repenser sa propre histoire de temps.

9 Déjà, les hésitations lexicales (folklore, ethnologie musicale ou musicologie comparée) pour qualifier le domaine de la science ethnomusicologique naissante avaient alerté le chercheur sur deux questions devenues très vite déterminantes dans l’orientation théorique ultérieure: existe-t-il réellement une frontière nette entre histoire et mémoire ? N’est-il pas temps d’interroger le musical par-delà ses composantes techniques, mais aussi par delà les sphères d’influences culturelles supposées ? Qu’il s’agisse d’ailleurs aussi bien de traditions orales que de cultures écrites. Autrement dit, le manque d’assurance affiché par la science en voie de constitution lorsqu’il a fallu à la fois définir son objet et s’identifier, aurait dû inciter à une plus grande prudence dans le choix des mots.

10 Ces deux questions, sans doute prépondérantes, ont néanmoins occulté l’écart qui existe entre science et pratique, surtout lorsque observant et observé appartiennent à la même culture. L’histoire de l’ethnomusicologie rappelle bien que celle-ci naît en Europe et qu’elle se construit d’abord à partir du folklore européen, en somme de sa propre culture, avant de s’intéresser à l’ailleurs et revenir, après le périple, de nouveau chez elle. Et ce va-et-vient territorial, ce trajet avec des haltes plus ou moins lointaines et longues, n’empêchent pas que l’observation soit déjà interprétation, avec ou sans la distance géographique, avec ou sans la conscience de l’historicité culturelle.

La création s’oppose à la tradition…

11 Dans la relation que la science ethnologique entretient avec son objet – la musique vivante –, interviennent d’autres acteurs: le musicologue et le compositeur. Il serait bien difficile de minimiser l’apport considérable, parmi d’autres naturellement, de Béla Bartók dans la conceptualisation de cette nouvelle science. Ses missions (ethno)musicologiques, notamment celle en Algérie en 1913 (Trabelsi 2002), le Congrès du Caire auquel il participa également en 1932 ainsi que, à la même époque, le voyage de Maurice Ravel (Marnat 1995) aux États-Unis, sont autant de points de repères tant historiques que symboliques de rencontres possibles entre le savant et le populaire, le sien et celui de l’autre. De ces moments, en tout cas, ont émergé des questionnements d’une étonnante actualité à propos de l’urgence de l’élaboration d’une anthropologie du musical. Et

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pratiquer aujourd’hui une anthropologie du musical, c’est justement admettre que la musique est à la fois dans et hors de l’histoire, entre oubli et mémoire, souvenir refoulé et réactivé, puisque la musique n’existe que par celui qui la porte et l’exécute, avec ou sans partition.

12 Mais faire du problème des rapports entre le populaire et le savant la toile de fond de l’interrogation théorique a dressé une ligne de démarcation entre savoir appris, écrit, et culture vécue, héritée par imprégnation, dans la proximité du face-à-face et du bouche-à- oreille. Et l’apartheid se fait toujours au détriment des mêmes, de ceux qui n’ont pas les clés de lecture. Si Bartók a pu rechercher (et trouver) dans les musiques paysannes hongroises ce qui lui permettait d’échapper à la tyrannie de la tonalité (Szabolcsi 1968) ou dans les collectes réalisées dans le Constantinois algérien une source active de création (Trabelsi 2002), l’impact du savant sur le populaire est beaucoup moins évident. Et ceci se vérifie dans de nombreux cas, même s’il a été difficile d’admettre qu’une province n’est pas, à l’instar d’une colonie, une île dans l’histoire, pour reprendre l’image de Sahlins.

13 Se profilait déjà l’idée qu’il était indispensable d’approcher autrement la musique et que cette approche ne pouvait être que de nature anthropologique. Néanmoins, avec le souci affiché de devenir une science exacte, plus technique que symbolique, et l’emprunt de ses outils intellectuels à la musicologie plutôt qu’à l’anthropologie, l’ethnomusicologie s’est coupée de la chair du musical. De plus en plus, le théorique et la pratique se sont désolidarisés au point de démanteler l’objet musique. C’est le constat que l’on peut faire justement à propos des musiques dites traditionnelles, renvoyées soit à une histoire des systèmes musicaux plus ou moins bien connue, soit à un émotionnel identitaire entretenu.

14 Or, les musiques traditionnelles sont des mémoires sonores, des anamnèses de savoirs accumulés et inscrits dans les corps. Il ne s’agit pas seulement pour les chanteurs de se rappeler des mots ou des timbres et risquer ainsi le trou de mémoire, mais bien de recréer à chaque fois un événement. C’est bien là le point commun avec les projets de la musique contemporaine4 qu’il aurait fallu exploiter. Le questionnement à propos de l’oralité aurait gagné à être posé au croisement de deux préoccupations musicales restées étrangement à l’écart l’une de l’autre dans les vingt années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale: celles de certains courants de l’esthétique musicale expérimentale et celles des revendications identitaires régionales. Serait même apparue comme un truisme l’interrogation suivante: comment composer avec des identités (Pousseur 1989) ou avec des mémoires (Salini 2002) ?

… et les cultures redeviennent des îles

15 L’idée longtemps défendue que les cultures du monde sont des îles aux frontières étanches et disposant chacune de son propre système d’historicité, est largement battue en brèche par l’anthropologie post-coloniale. Dans cette perspective, l’isolement n’ayant pas forcément exclu le contact, de fait, l’identité n’est ni génétique ni immuable (Amselle 2001). Mais, si une mise au point de cette nature s’est avérée nécessaire pour les anciennes colonies, la question perdit de sa pertinence lorsqu’il s’est agi d’inclure le régional ou le local dans la préoccupation anthropologique nationale. Autrement dit lorsque les cultures populaires, puis traditionnelles, se sont substituées aux cultures ethniques. Il n’est donc pas surprenant que les revendications identitaires des années post-1968 soient fondées essentiellement sur une histoire confisquée, donc méconnue, et

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sur une identité héritée, jugée génétique et immuable. Si l’ethnologie et a fortiori l’ethnomusicologie ont pu servir de grille de lecture anthropologique pour tous ceux qui refusaient le déterminisme historique ou rejetaient le principe qu’une même pensée puisse être appliquée à tous, indépendamment du lieu et du temps de chacun, paradoxalement, les cultures populaires entraient, elles, dans les pathologies de l’identité.

16 La situation géographique de la Corse (entre France et Italie) et son statut politique de région française ont fait d’elle une zone culturellement tiraillée que la population a en quelque sorte tenté de stabiliser à l’intérieur des limites naturelles, physiques de l’île. Pour pouvoir exister, il a bien fallu se réfugier dans les valeurs traditionnelles, ici comme ailleurs (Memmi 1985).

17 Le « groupe culturel», fabrication du mouvement dit du riacquistu5, résume à lui seul la mémoire du polyphonique historique, l’oubli de certaines périodes fâcheuses de l’histoire de la Corse écartelée entre italianité et francité, et la réactivation de l’épisode paoliste favori6. On peut rappeler à ce propos que la première mention historique d’un chant aujourd’hui exécuté en polyphonie date de 1735. Lors de la consulta d’Orezza, la Corse décrète son indépendance politique en se plaçant sous le protectorat marial et en se dotant d’une hymne national, le Dio vi salve Regina. Ce chant, dont on connaît plusieurs versions ne serait-ce qu’en Sardaigne (Pisanu), est désormais considéré comme emblématique de toutes les formes de résistance du peuple corse et se chante en polyphonie. Était-ce le cas en 1735 ? Les sources se contredisent à propos des « auteurs» présumés de ce chant, sans que rien ne vienne confirmer ou démentir l’assertion: le jésuite Francesco de Geronimo vers 1676 ou un berger niolain, Sauveur Costa ?

18 Les revendications régionalistes des années 1920-30 qui ont agité les régions françaises, la Corse comme la Bretagne, portaient déjà sur la création, principalement littéraire et musicale, même si elles ont presque essentiellement consisté à retrouver dans le populaire des racines lettrées ou à tenter d’établir des ressemblances avec la culture savante. Une sorte d’étude comparée, en somme. Une imposante littérature existe à ce sujet, dont l’un des plus beaux exemples est sans aucun doute la correspondance entre Maurice Duhamel (Duhamel 1911) et Paul Ladmirault7. L’époque de l’unification nationale tolère, voire génère, la notion de populaire régional afin d’établir un tableau de bord des richesses patrimoniales négligées tout en poursuivant, sans l’avouer, la marginalisation du populaire. Certes, la base de données, comme l’atlas, conserve et protège de l’oubli un moment de l’histoire. Mais on a également appris, depuis, combien l’apprentissage d’une tradition pouvait difficilement passer par les phonothèques aux droits d’auteurs protégés et qu’en revanche elle pouvait se faire, se re-faire, se fabriquer, au bar, à la fête, à la messe, via le CD. Renouer avec sa mémoire veut dire qu’il est désormais admis que la tradition n’a jamais été authentique et que le vivant ne se décrète pas. C’est la leçon que peut également tirer l’esthétique du XXe siècle, si préoccupée à faire de la pédagogie pour retrouver l’espace et le temps du quotidien.

19 Lorsque Béla Bartók et Manuel de Falla pointaient avec énergie les risques de folklorisation des musiques tsiganes ou andalouses, exemples musicologiques à l’appui, ils insistaient tous deux sur les transformations structurelles induites, subrepticement et déjà, par les diverses mutations sociétales. L’adaptation à la demande a fait que le cante jondo « a dégénéré en flamenquisme ridicule… La sobre modulation vocale – inflexions naturelles du chant qui provoquent division et subdivision des sons de la gamme – s’est changée en ornementation artificielle plus proche de la mauvaise époque italienne et de

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son goût décadent que de l’Orient primitif… Les limites de l’ambitus mélodique restreint dans lequel évoluent nos chants ont été sottement étendues; à la richesse modale de leurs gammes si anciennes a été substituée la pauvreté tonale que produit l’usage prépondérant des deux seules échelles modernes, celles qui ont monopolisé la musique européenne pendant plus de deux siècles; la phrase enfin, grossièrement métrifiée, perd pour longtemps cette flexibilité rythmique qui en faisait l’une des beautés principales» (De Falla 1992).

20 La remarque de Manuel de Falla rejoint celle de Béla Bartók à propos de l’acceptation si facile, de la part des héritiers du traditionnel, de l’hédonisme gratuit de la virtuosité et pourrait s’appliquer à nombre de praticiens du traditionnel. L’attraction lyrique et le culte de la belle voix se substituent à la tradition mais surtout, se donnent pour de la création. C’est un nouveau rendez-vous manqué: il ne s’agit pas d’une rencontre avec la création contemporaine, mais avec celle, surtout, du XIXe siècle. Et ce décalage dans le temps, sans doute anodin, présent dans le binôme tradition/modernité, empêche la rencontre avec les héritiers de la tradition savante de leur époque qui rencontrent les mêmes problèmes d’identification et conduit à propager l’un des stéréotypes les plus ancrés: tradition et création sont incompatibles. Sous-entendu, la tradition n’a d’autre issue que d’hériter de formes anciennes, les siennes et celles des autres.

21 Le glissement sémantique de régionaliste à identitaire s’est accompagné d’une attention accrue au rôle constitutif de l’oralité, surtout lorsqu’il s’est agi de la polyphonie. Progressivement, celle-ci devient symbole de lutte et, en tant que tel, différemment interprétable. Bien entendu, domine l’idée qu’elle identifie la souveraineté politique d’un peuple. Penser posséder une langue et une musique spécifiques permettait d’asseoir un discours sur un futur politique hypothétique. Mais s’il est indéniable que le groupe culturel a pris part de manière active à la constitution d’une musique traditionnelle, il a aussi participé, via un discours, à la profonde modification des structures qui faisait l’admiration des compositeurs.

22 Autrement dit, questionner l’héritage à partir du rendez-vous manqué entre l’esthétique musicale contemporaine et l’anthropologie revient à pointer le malentendu sémantique à propos de la tradition et de l’oralité. Une des conséquences actuelles de l’absence de réflexion sur ces questions est bien évidemment la « fable d’identité» vécue, parfois de manière caricaturale, par les acteurs traditionnels et la surenchère identitaire qu’exigent d’eux les médias. Tout ceci n’aurait qu’une gravité relative sans l’intervention des politiques culturelles institutionnelles, indécises quant à l’avenir des patrimoines et hésitant entre sauvegarde a minima et muséification.

D’une amnésie de l’histoire…

23 L’esthétique musicale d’après-guerre, en tout cas celle des courants considérés les plus novateurs, rejetait héritage et histoire dans une sorte de table rase très volontariste du passé, qu’il s’agisse d’ailleurs des Européens ou des Américains. Le « sérialisme intégral», en phase avec les préoccupations développées par la sémiologie de Roland Barthes, se veut complètement amnésique par rapport à l’héritage classique, refusant la tradition dramatique illustrée par l’idéologie de l’homme romantique. Il suffit de rappeler la position de Pierre Boulez qui poussa sa démarche créatrice à la « limite des pays fertiles»8 : la création ne peut être qu’une amnésie. En finir avec la narrativité néo-romantique par

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la recherche de moyens radicaux et atteindre le « degré zéro de l’écriture», telle était l’ambition. Autrement dit, la création ne pouvait pas être mémoire.

24 Différemment, mais en fin de compte avec les mêmes résultats, les Américains faisaient émerger du croisement des arts et de l’usage de la machine, des formes d’oralité. Mais alors que l’esthétique musicale revendiquait l’amnésie, le rejet de l’héritage comme seule source possible de création et recherchait donc certaines formes d’oralité (performances, happenings, partitions verbales, usage live de l’électroacoustique et mixed-media), fortes d’une définition ethnologique, statique, du traditionnel, les revendications identitaires d’après 1968 n’ont cessé de pratiquer généalogie et anamnèse pour raviver leur « héritage sans testament», selon l’image de René Char. Preuve de l’ancienneté et donc de l’identité de sa culture, la pratique orale se donnait comme une juste revanche sur l’histoire, en particulier celle des cultures dominantes, et les générations des années 1970 ont désespérément tenté d’authentifier leur identité traditionnelle, l’inscrivant à la fois dans un territoire, l’île, et dans un temps par un véritable processus d’anamnèse. Allaient de pair, nationalisme et tradition. Les deux termes étaient quasiment synonymes et conjointement combattus. La confusion entre le politique et le culturel sur l’unique plan idéologique, ne pouvait qu’entretenir une autre confusion à propos de la conception d’une identité.

… aux habitus culturels…

25 Les revendications identitaires de l’époque sont profondément marquées par la mémoire, historique plus que kinésique, d’ailleurs. On peut en voir les effets dans la polyphonie corse brandie comme emblème politique de la corsité. Ainsi, ce sont les figures de personnages historiques qui seront sans cesse convoquées pour légitimer la revendication, puisque revendiquer une identité c’est revendiquer sa « véritable» histoire, ses traces, ses souvenirs occultés par l’histoire de la domination. C’est toujours au nom de l’histoire, ou plutôt de certains épisodes historiques, que l’on construit son présent. Ce fut le cas en Corse: la construction identitaire s’est faite entre une histoire ancienne mais méconnue et un présent qui puise dans ce passé plus ou moins lointain les éléments de la fabrique d’identité: entre anamnèse et anachronisme. Un héritage entre une authenticité improbable mais affirmée, tri sélectif dans l’histoire, et une extraordinaire richesse kinésique.

26 Mais, de même que la musique contemporaine a été rattrapée par sa mémoire culturelle, entre habitus et stéréotype, les musiques traditionnelles, pourtant exemplaires d’une mémoire kinésique, témoins que le passé n’est pas derrière nous mais sous nos pieds, sont rapidement victimes du complexe du colonisé au regard des cultures dites dominantes, en réalité sujettes à la mode médiatique. De plus, peu préoccupées jusqu’alors de leur propre origine historique, la rejetant dans une sorte de temps anhistorique appelé tradition, elles sont de plus en plus confrontées à d’autres histoires et redécouvrent ce qu’elles avaient oublié: l’histoire culturelle a toujours été une histoire de flux, de circulation, de rencontres et d’emboîtements.

27 Or, si l’histoire musicale s’est constituée au fur et à mesure, c’est bien parce qu’elle est, d’abord et avant tout, pourrait-on dire, une composition anthropologique. Diachronie et synchronie ne peuvent être à ce propos séparées. C’est sans doute aussi ce qui fait la grande différence entre le métissage rêvé mais provoqué, par exemple lors de festivals, et

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celui qui s’est élaboré, au fil du temps et en grande partie d’ailleurs subrepticement, par interactions. Et aujourd’hui, la mémoire identitaire, de plus en plus troublée, croise de plus en plus de mémoires de la diversité, non moins troublées. Un des problèmes majeurs de notre temps est peut-être de croire que l’on peut rester à l’écart, à l’abri de ce grand mouvement unificateur de banalisation. D’aucuns pensent même pouvoir se lover dans la niche régionale, comme dans un abri ou tout autre lieu coupé du monde.

28 Ainsi, l’interrogation contemporaine sur le devenir des patrimoines culturels ravive un questionnement que l’on croyait obsolète, voire réglé, celui de l’authenticité supposée des traditions. Les revendications identitaires des années 1970 ont, de par leur force d’exaltation et d’adhésion idéologiques, déplacé le problème de fond, à savoir ce qu’est une tradition. L’absence de réflexion à ce niveau de la revendication, a évidemment conduit à la situation particulièrement confuse d’aujourd’hui. En Corse, la surenchère identitaire, véritable injonction de la part de l’extérieur mais qui finit par convaincre l’indigène, frôle désormais la schizophrénie culturelle. Les territoires dits « à forte identité» subissent tous avec douleur une telle situation tant il est vrai que les traditions les plus touchées sont celles qui ont cru à la diversité culturelle et donc à leur propre exception culturelle. Quiconque réalise que ce que l’on croyait être une identité quasi génétique résultant d’un processus de métissage, sorte de collage/mixage, pour reprendre une formulation d’usage dans l’esthétique musicale d’après-guerre, est conduit à adhérer inconsciemment à une nouvelle assignation identitaire.

… et aux fabriques d’identité

29 Cette série de rendez-vous manqués et d’ambiguïtés sémantiques ne pouvait que générer une fabrique d’identités, conduire les acteurs culturels à une surenchère identitaire, de plus en plus assignée par les médias car la mémoire identitaire doit désormais s’imposer sur le marché de la diversité des mémoires et des mémoires de la diversité. Victimes d’une définition obsessionnelle du traditionnel et restées à l’écart des recherches compositionnelles, les musiques de tradition orale ne peuvent être aujourd’hui qu’objets de toutes les attentions des institutionnels. Mais sont-elles nécessairement conscientes des risques encourus, de la fossilisation, la folklorisation et surtout la banalisation, à la disparition pure et simple ? Dès lors, les groupes culturels pourraient bien endosser définitivement le statut d’intermittent du spectacle.

30 La pensée éclatée du musical a eu un impact sans doute plus profond sur les cultures de tradition orale que sur les autres. Une attention accrue au processus de l’oralité a enrichi, du moins symboliquement, la création contemporaine. La dernière œuvre commune de Michel Butor et Henri Pousseur, Voix et vues planétaires (2004), musique ethno- électroacoustique, réactive, d’une certaine manière, les métaphores de couleurs géographiques et de couleurs historiques que Michel Butor avançait dans « La musique, art réaliste» (Butor 1964: 27-41). Le travail des compositeurs nationaux sur leurs patrimoines populaires a pu démontrer « ainsi à l’Occident que son système musical classique devait être considéré comme un simple cas particulier, parmi d’autres organisations susceptibles d’être utilisées aux mêmes fins», et les couleurs historiques, autrement dit « ce choc en retour de l’utilisation des couleurs géographiques», ont pu révéler que la musique occidentale classique était un domaine musical parmi d’autres. Paul Collaer (1960: 52) ne voulait pas signifier autre chose en affirmant: « Nous ne pouvons plus, aujourd’hui, continuer à éluder le problème de la naissance de la polyphonie en Europe.

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Nous ne pouvons pas continuer à fermer nos oreilles à ce qui est, à ce qui existe réellement sous le prétexte que la discipline historique, basée sur des documents écrits, n’a pas prise sur cette matière.»

31 Voies et vues planétaires ajoute une réflexion éthique, déontologique, à propos de la spiritualité des musiques du monde qu’il convient de respecter sans pour autant la mythifier. Les couleurs croisées, historiques et géographiques, construisent comme un écheveau à partir d’un imbroglio d’idées, de formules, de références multiples que l’acte créateur n’a plus qu’à dénouer. Tout ceci montre bien à quel point la façon binaire de raisonner a simplifié la question de la création en confinant les musiques populaires dans un ghetto.

32 Or, le futur des traditions est une question profondément anthropologique. L’histoire des musiques traditionnelles continue à se faire indépendamment de l’histoire savante et les pratiques traditionnelles d’aujourd’hui intéressent de moins en moins l’anthropologue du musical. En effet, sauf à y voir de nouvelles formes de ritualisation de la vie publique, les prestations identitaires tendent vers la constitution d’un monde « homoculturel». La disparition des frontières tant souhaitée au nom d’une meilleure gouvernance du monde et finalement obtenue, du moins de manière virtuelle, par le développement des technologies de l’information et de la communication, conforte paradoxalement la conception de la culture comme ressource fossile, énergie non renouvelable qui a entraîné toutes sortes de pathologies de la mémoire et donc de l’identité.

33 Alors, comment renouer avec ses mémoires, en somme comment retrouver l’organisation anthropologique qui sous-tend toute culture, si l’on ne croise pas les sciences entre elles mais aussi elles-mêmes avec leurs objets réciproques ? Les cultures à forte identité n’ont plus d’autre choix que de faire taire leur mémoire et répondre à l’injonction identitaire si n’est pas rétabli ce lien qui fait de la culture une « vision du monde et de la société partagée par ceux qui y adhèrent» (Aubert 2004: 113-123). Penser par dichotomies a définitivement montré ses limites: il est tout aussi impossible d’échapper à l’histoire qu’à la mémoire. Qu’elle soit mise en veille par la revendication amnésique ou qu’elle soit interpellée par anamnèse, dans les deux cas la mémoire ne permet pas de fuir l’histoire. Et si revenir à l’histoire et à l’anamnèse aide à réaliser que toute culture est déjà un résultat, alors peut-être sera-t-il possible d’aborder avec sérénité le contemporain en tant que work in progress.

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NOTES

1. Brăiloiu se référait sans doute à ce passage de la préface de la Dissertation sur la musique moderne de Rousseau, où ce dernier écrivait: « Je sais que les musiciens ne sont pas traitables sur ce chapitre. La musique pour eux n’est pas la science des sons, c’est celle des noires, des blanches, des doubles croches; et, dès que ces figures cesseroient d’affecter leurs yeux, ils ne croieroient jamais voir réellement de la musique» (Rousseau 1979: 25). 2. Il s’agit d’une métaphore qui renvoie simultanément à une forme (profane ou religieuse) et à une technique d’agencement des voix par tuilage. 3. L’expression est proposée par Daniel Charles à propos de l’esthétique de John Cage (Charles 1968: 23-26). 4. Les recherches de théâtre musical conduites par Mauricio Kagel consistaient à retrouver la kinésie même sous le geste du musicien classique. 5. Néologisme qui désigne le mouvement de revendications identitaires qui a marqué les années 1970 en Corse. Il correspond au souci de se réapproprier tout un pan de la culture traditionnelle (en particulier la langue et la musique) qui avait été occulté par les aléas de l’histoire. 6. Il s’agit d’une allusion au gouvernement de Pascale Paoli, période pendant laquelle la Corse a été indépendante (1756-1768). 7. Cette correspondance à propos de la modalité populaire est inédite. 8. Boulez avait initialement songé donner comme titre à son Premier cahier de structures pour deux pianos (1952), œuvre emblématique de la musique sérielle intégrale, celui d’un tableau de Paul Klee, Monument à la limite du pays fertile. « L’idée fondamentale de mon projet était la suivante: éliminer de mon vocabulaire, absolument, toute trace d’héritage, que ce soit dans les figures, les phrases, les développements, la forme, reconquérir, peu à peu, élément par élément, les divers stades de l’écriture, de manière à en faire une synthèse absolument nouvelle, qui ne soit pas viciée, au départ, par des corps allogènes, telle en particulier, la réminiscence stylistique» (Bosseur & Salini 1993: 17).

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RÉSUMÉS

À l’intérieur d’un champ heuristique mal défini, discours esthétiques et anthropologiques et pratiques musicales ont suivi leur histoire, indépendamment les uns des autres, malgré des préoccupations communes à propos de la mémoire et de l’oralité. L’ignorance réciproque a engendré malentendus et incompréhension, hypothéquant le devenir des traditions orales. La musique corse pourra servir d’exemple parmi d’autres. Cette série de rendez-vous manqués et d’ambiguïtés sémantiques ne pouvait que générer une fabrique d’identités, conduire les acteurs culturels à une surenchère identitaire, de plus en plus assignée par les médias, car la mémoire identitaire doit désormais s’imposer sur le marché de la diversité des mémoires. Victimes de la définition d’un traditionnel obsessionnel et restées à l’écart des recherches compositionnelles, les musiques de tradition orale risquent de se banaliser progressivement et les groupes culturels pourraient bien endosser définitivement le statut d’intermittent du spectacle.

AUTEUR

DOMINIQUE SALINI Dominique SALINI, Docteur ès-Lettres, est Professeure en Sciences de l’Art à l’Université Pasquale Paoli de Corse. Directrice de l’UFR Lettres, Langues, Art et Sciences Humaines [1998-2003] et Directrice du Laboratoire d’Anthropologie du Monde Méditerranéen et Insulaire, LAMMI, EA3237 [2000-2007]. Elle est actuellement membre de l’UMR LISA 6240 de l’Université de Corse.

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La trace et le tracé Mémoires et histoires dans le Cantu a chiterra de Sardaigne

Edouard Fouré Caul-Futy

« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver». René Char

Au rythme des saisons

1 L’hiver en Sardaigne, on évite la frénésie des mois estivaux. Les cantadores sont plus disponibles, la parole est apaisée. Mais pour Bachisio, l’hiver incarne la pire saison. Bachisio fait référence à l’hibernation des cantadores pendant laquelle ceux-ci préparent de nouvelles ‘oghes, des formules mélodiques qu’ils présenteront en début de saison et qui, selon lui, altèrent tellement les modèles qu’elles les rendent méconnaissables.

2 L’hiver est une période pendant laquelle les chanteurs sortent moins et restent in casa, in domo. Les forces s’inversent: des inclinaisons centrifuges de l’été où les plus demandés des cantadores ont un engagement chaque soir, les forces centripètes de l’hiver ouvrent un grand vide. Les voix se reposent, quelques chanteurs prennent un certain embonpoint et l’influenza1 met à jour une fragilité et une vulnérabilité qui sont insensibles pendant l’été. Une certaine forme de coquetterie et de maniérisme s’installe. Certains cantadores font ce qu’on pourrait appeler les « douillets» et utilisent souvent l’alibi de l’influenza pour décliner une invitation à chanter ou à se déplacer, alors que c’est précisément pendant ces trois mois d’hiver que la saucisse (salsiccia) et le vin, confectionnés au sortir de l’été, libèrent leurs saveurs, un peu comme la parole. L’hiver est également la période des confidences. L’enquête que je présente ici questionnera le rapport des chanteurs à leur propre mémoire. Elle est, d’une certaine façon, le résultat d’un de ces séjours hivernaux en Sardaigne.

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Prologue

3 Le 11 Janvier 2007, nous nous sommes rendus à Bulzi avec Bachiso, mon illustre maître, dans la maison de Leonardo Cabizza, le cantadore aux « cinq mille compétitions»2. Personnage mythique du chant à guitare (cantu a chiterra), Leonardo Cabizza est considéré comme étant le cantadore qui a le plus chanté dans ce que le milieu appelle, avec une distinction toute professionnelle, une « carrière» (carriera), pour signifier qu’il ne faut pas prendre le parcours d’un chanteur trop à la légère.

4 Une carrière est généralement définie par une « première sortie» (prima uscita) sur le podium (palco)3 monté pour l’occasion sur la place du village – sorte de baptême du feu pendant lequel un apprenti cantadore, généralement originaire du village où se déroule la joute, est invité à s’essayer à quelques ‘oghes dans deux ou trois chants4. Mais la carrière est également définie dans le temps par une ultime sortie. Pour en parler, les cantadores utilisent des formules comme « je me suis retiré (ritirato) du chant», « j’ai laissé (lasciato) le chant», ou « j’ai arrêté (ho smesso) de chanter», comme s’il s’agissait d’arrêter de fumer, cette dernière formule ayant une portée plus définitive que les autres. Pourquoi ? On s’aperçoit en réalité que toutes ces formules entretiennent une ambiguïté entre, d’un côté, mettre un terme à une carrière – c’est-à-dire ne plus être actif dans les cercles ( circoli) ou les groupes (gruppi) de chant à guitare – et de l’autre, arrêter de chanter, c’est- à-dire ne plus jamais chanter, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

5 Beaucoup de cantadores ayant leur carrière derrière eux sont conscients de l’importance de se retirer du circuit au moment opportun. Plus qu’une gestion intelligente et raisonnée de leur carrière, il s’agit bien, pour la plupart d’entre eux, de laisser aux mélomanes ( appassionati), à l’histoire, à la mémoire, une image d’eux-mêmes qui ne prête pas le flanc à la critique ou aux reproches. La substance de ces traces touche en réalité autant à la préservation d’une image acoustique de soi que d’une image physique, les deux étant intimement liées. Le type de raisonnement est exactement celui qu’adoptent les sportifs professionnels au moment de mettre un terme leur carrière. Comme le dit Mario Firinaiu – chez qui la tension entre son parcours professionnel, sa vie familiale et sa carrière vocale fut extrêmement problématique –, il s’agit de « finir en beauté» et de ne pas « gâcher tout ce qui a été fait avant pour quelques exhibitions». Mais, dans le même temps, il sait pertinemment que cette décision tranchée a « privé ses tifosi d’une grande part de plaisir»5, même si ce plaisir était avant tout le sien.

La voix du lion

6 Souvent défini comme le « roi», le « lion» ou encore le « numéro un» du chant sarde, Cabizza est aussi « l’ancien» (anziano), le maestro le plus populaire de Sardaigne. De lui, on dit qu’il n’existe pas une seule photo sur laquelle il n’apparaît pas flanqué d’un large sourire bienveillant, à l’allure toujours impeccable, un véritable signore, comme on dit. En plus de son sourire, Cabizza a toujours eu l’habitude de chanter en tenant le fil qui relie le microphone à la console de l’amplification. Il dit que sourire et tenir ce fil lui permettent de « se décharger de son stress», surtout lorsqu’il s’agit d’ouvrir le premier Canto in Re de la joute.

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7 Cabizza n’a jamais quitté Bulzi où il est né en 1924. Ce petit bourg du Logudoro, berceau historique du chant à guitare au Nord-Ouest de l’île, est entouré d’autres villages qui ont vu naître les plus grands cantadores de l’histoire: Perfugas, Laerru, Nulvi, Chiaramonti, Sedini, Ploaghe, Condrogianus. Dans ces lieux, on ne trouve pas ou que peu de polyphonie. Tout ici est dédié au chant à guitare et les mélomanes se plaisent souvent à le souligner sur le mode fanatique.

8 La même année, en 1924, dans le même village, à quelques rues près, naissait également Francesco Cubeddu, qui deviendra en quelque temps le plus grand rival de Cabizza et, pour certains, le plus grand cantadore de toute l’histoire du cantu a chiterra. Tout oppose les deux hommes: le style, le caractère, la voix. Alors que Cabizza a toujours été doté d’une voix surpuissante au timbre métallique, Cubeddu chantait sans trop de projection; son extraordinaire legato le portait à « manger les paroles» comme on dirait aujourd’hui pour les jeunes chanteurs qu’ils « mangent le micro». Cubeddu, si l’on en croit ses amis, c’est un « sale caractère» (caraterraccio). Il chante comme il se comporte, un peu « à sa manière» (al modo suo), alors que Cabizza a bâti sa carrière sur une attention et une bienveillance extrêmes envers le public, son public.

9 Depuis des années, la rumeur – entretenue au son des « Tu sais qu’encore aujourd’hui, ils ne se parlent toujours pas et ne se serrent pas la main» – alimente quotidiennement les discussions passionnées et passionnantes des mélomanes au sujet de ces deux grands octogénaires. Histoires de passions, musicales, humaines, faites de jalousies et de coups bas, l’agonistique du chant donne souvent lieu à des antagonismes dans la vie de tous les jours, la vie du village, et c’est précisément le lien entre ces deux sphères qui est discuté, voire âprement débattu sur fond de fantasmes et d’histoires reçues, chacun détenant sa propre vérité.

10 Depuis sa « première sortie» (prima uscita) en septembre 1945 à Badesi aux côtés de Francesco Cubeddu et de Giuseppe Puxeddu, Cabizza s’est rapidement imposé en Sardaigne comme le « numéro un». Il doit cette notoriété jamais démentie à son exquise diplomatie, qui a très souvent eu pour effet de le rendre sympathique aux comités d’organisation (comitati)6. Mais c’est surtout la puissance unique de sa voix, véritable « tremblement de terre» (terremoto) ou « hurlement» (urlo), qui finit par l’imposer à une époque où l’amplification posait déjà les bases d’une esthétique fondée sur le culte de la puissance et de la projection. Certains disent même que « le micro, lui, il l’avait à l’intérieur». Bref, un ensemble de facteurs font que Cabizza s’est toujours appuyé sur une forte popularité locale qu’il a su orienter et, d’une certaine manière, instrumentaliser.

Jeudi 11 janvier 2007, chez Leonardo Cabizza

11 Nous arrivons à Bulzi vers 15h; le temps est gris, le froid est empli d’humidité. Au téléphone, Bachisio – que connaît bien Cabizza – avait précisé que nous devions venir faire une « visite de courtoisie», avec tout ce que contient comme implications rituelles la formule « faire une visite» (fare una visita), que les Sardes utilisent bien plus volontiers que les verbes « visiter» (visitare) ou « saluer» (salutare). Lors de mes séjours, ces visites, qui servent à saluer un ancien qui ne peut se déplacer ou tout simplement à resserrer quelques liens d’amitié ou d’intérêts, ont également pour effet de renforcer le système de « recommandation» (raccomandazione) décrit par Paul Stirlisy sous le terme de « protectorat efficient» (Stirlisy 1968) et qui permet de mettre en place un imbroglio

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plaisant et flatteur utilisé pour apparaître magnanime. Ces visites représentent la majeure partie de mes activités7.

Fig. 1. À gauche, Leonardo Cabizza, au centre, Francesco Cubeddu, et à l’extrémité droite, le guitariste Nicolino Cabitza (le père d’Aldo Cabitza).

12 Passé l’accueil des quinze premières minutes, nous évitons de nous entretenir de musique. Cabizza me parle de son neveu qui est à l’origine de son site internet8 et du calendrier dédié à Cabizza – une des caractéristiques partagées par tous les grands cantadores est de parler d’eux à la troisième personne –, que ce dernier me remet à l’issue des dix premières minutes. Il semblerait également que, depuis peu, la commune de Bulzi met en place des « archives Cabizza». Les dernières médailles et plaques commémoratives que Leonardo s’est vu remettre en septembre à Olbia sont disposées sur le buffet du salon, qui ressemble en tout point à un authentique salon de cantadore: coupes, médailles, diplômes, photographies habillent intégralement l’espace et m’offrent le miroir de la notoriété de Cabizza. Tous les chanteurs vivent en effet avec leurs trophées, et cette mémoire murale occupe généralement l’espace d’une pièce particulière ou du salon.

13 Nous décidons d’introduire le motif de ma visite. Je sors mon ordinateur portable et ma caméra, et demande si je peux filmer. Cabizza ne cache pas un certain embarras. Il dit en sarde qu’ici, ce sont les femmes qui commandent. Il se tourne vers sa fille. Celle-ci me répond, en italien, qu’elle doit demander l’autorisation à son neveu de Rome puisque son père est lié par un contrat d’exclusivité avec lui. Elle va en toucher deux mots à sa mère dans la cuisine. Cela fait partie de la mise en scène. Dix minutes passent pendant lesquelles nous commençons à parler de chant. J’en profite pour faire entendre des enregistrements que j’ai de Cabizza. Je lui parle de ce que je fais et de l’objet de ma recherche. Sa fille revient et me donne l’autorisation de filmer à la condition de faire une copie pour son neveu de Rome. Entre-temps, Cabizza, sous l’effet de sa propre voix que je lui fais entendre, a déjà rendez-vous avec ses souvenirs. En reconnectant une « image- souvenir» à la « matérialité de la trace» sonore qu’il entend (Ricoeur 2000: 565), Cabizza retrouve une conscience – celle de sa propre voix – dans une perspective historique

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suscitée par l’écoute. Celle-ci permet de déclencher un processus mémoriel actif et participatif décrit ci-dessous.

« Quelle belle tourterelle / Que Nina tient en cage»

14 Avant que ne se mettent en place les mécanismes communs auxquels je suis fréquemment confronté lorsque je me déplace chez les cantadores, ce jour-là, Cabizza me fait un cadeau inestimable. Durant la première demi-heure de l’entretien – déterminante, car je sais par expérience qu’il est difficile de capter l’attention des chanteurs et que, par-dessus tout, ces derniers se déconcentrent vite en recentrant le discours exclusivement sur eux – et après quelques incompréhensions et questions dont je dois sans cesse repréciser le sens, en lien avec ce que je fais entendre, Cabizza se met à chanter, ou plutôt à fredonner.

15 Ma première question porte sur une chiusura9, que je lui fais entendre afin de vérifier si l’influence d’autres cantadores, que je perçois ici, correspond bien au ressenti personnel de Cabizza. Ce dernier me répond par une réflexion mi-parlée mi-chantée autour de l’imitation et des « traces» (traccie) laissées par les maestri du passé, dont celle de Mario Scanu. En évoquant Mario Scanu, Cabizza se met à chanter une mélodie (‘oghe) du « chant en Ré» (Canto in Re) sur ces paroles:

Che bella torturella Quelle belle tourterelle Ch’in gabbia tenet nina Que Nina tient en cage

16 Cabizza chante, de sa voix éraillée et fatiguée par plus de soixante ans de palco, en imitant cette ‘oghe qu’il attribue à Mario Scanu. En réalité, si je re-visionne l’entretien, Cabizza fredonne. Et si je reprends précisément ses termes avant qu’il ne se mette à chanter, il dit: « à l’inverse, Mario Scanu faisait comme ça… Che bella torturella, Ch’in gabbia tenet nina». Mais il ne dit pas que cette ‘oghe est de Mario Scanu, au sens ou celui-ci en serait à l’origine. Cabizza imite le chant de Mario Scanu en prenant spontanément la ‘oghe qui le caractérise le plus. Il se remémore à voix haute le chant de Mario Scanu, après s’être remémoré les voix d’Antonio Desole et de Pietro Porqueddu, toujours avec ce large sourire qui le caractérise, sauf qu’avant, comme il le dit lui-même, il avait encore toutes ses dents. Ici, la distinction entre imitation et attribution est fondamentale pour la suite.

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Fig. 2. Leonardo Cabizza chez lui, à Bulzi, en janvier 2007.

Le Canto in Re, roi du chant (re del canto)

17 Toutes les ‘oghes évoquées par Cabizza sont extraites du Canto in Re, le « roi du chant» (Re del canto), en d’autres termes le plus beau des douze chants du répertoire de la joute (gara ). En italien, la polysémie du terme « Re», qui désigne à la fois la note et le « roi», est également utilisée pour désigner le « champion» (campione) que se choisit chaque tifoso (« fan, supporter»). Cabizza peut ainsi être dénommé le roi du Ré (il re del Re), sous- entendu le « roi du Canto in Re», au point parfois de l’associer complètement au chant lui- même, ce qui ne manquera pas de déclencher les foudres de certains détracteurs.

18 Chaque ‘oghe du Canto in Re est ainsi chantée sur un distique de deux octosyllabes. Ces deux vers sont souvent répétés par les chanteurs pendant l’exécution de leur deuxième ‘oghe. Chaque ‘oghe se conclut toujours sur la même « finale», la tonique Ré, qui donne son nom au chant. En dépit de ses carrures et structures harmoniques propres, l’ensemble des douze chants du répertoire s’appuie sur le même principe.

La ‘oghe de Mario Scanu

19 Ce que les connaisseurs (intenditori) entendent par les termes « cultura del canto» désigne essentiellement cette capacité de pouvoir juger chaque ‘oghe par rapport à l’ensemble des interprétations antérieures, qui circulent et s’échangent dans toute l’île sous la forme de cassettes. Cela nécessite de pouvoir identifier et répertorier (cf. infra, « repertorio») les parcours mélodico-rythmiques les plus utilisés de ce vaste ensemble. La situation n’est au fond pas si différente de celle dans laquelle se trouve l’amateur de musique classique occidentale quand celui-ci juge Dinu Lipatti dans les Vingt-quatre préludes opus 28 de

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Frédéric Chopin à l’aune de Samson François, d’Alfred Cortot ou de Claudio Arrau. Ces micro-variantes dans l’interprétation, le guitariste Aldo Cabitza les appelle des « petites virgules» (virgolette). Et selon lui, c’est à ce niveau d’appréciation que le chant est « encore plus beau».

Fig. 3. Gara à Orosei, juillet 2005.

20 À partir de l’évocation chantée de Mario Scanu par Leonardo Cabizza, j’ai pu retrouver la ‘oghe originale, chantée ici par Mario Scanu dans une gara immortalisée sur un enregistreur à bobine de type Geloso et copiée de multiples fois sur cassette. La date ne m’a pas été spécifiée, mais ceci n’est pas très important dans la mesure où cette ‘oghe est si caractéristique de Mario Scanu qu’elle réapparaît chantée sur les mêmes paroles dans de multiples enregistrements. En parlant de Mario Scanu, le cantadore Giovanni Pintus dit de ce dernier qu’il était lui-même ce qu’il chantait à longueur de temps, à savoir: « un canari aventureux» (canarinu avventuradu). Ces formules qui touchent autant au chant, aventureux, c’est-à-dire libre et agile comme celui d’un oiseau, qu’au caractère badin et séducteur de Mario Scanu, rappellent combien le chant et le comportement sont intimement liés. Voici la transcription de la ‘oghe de Mario Scanu10 :

Fig. 4. Transcription de la ‘oghe de Mario Scanu

21 Cette ‘oghe se caractérise par: — une intonation syllabique sur le 6ème degré de l’échelle (Si),

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— un saut ascendant de tierce mineure (Si-Ré), — un repos, en fin de premier vers, sur le 5ème degré (La), — un aller-retour ascendant puis descendant (La-Fa#-La) en début de deuxième vers, — une conclusion (chiusura, serrada)11 ornée qui prend la forme d’un trait mélodique ascendant puis descendant.

Au milieu du mouvement : cartographie des durées et des occurrences

22 Au regard de l’ensemble du repertorio12 propre à chaque chanteur dans le Canto in Re, Mario Firinaiu considère cette formule comme une ‘oghe « commune, assez banale». Il précise même que c’est une « ‘oghe qui pourrait ne rien dire». Selon lui, elle fait partie des formules les plus orrechiabile, c’est-à-dire les plus facilement mémorisables. Nous allons nous apercevoir que l’occurrence et la durée de certains degrés n’est pas soumise ici au fort taux de variabilité qu’on retrouve dans d’autres ‘oghes. Le calibrage implicite de ces paramètres permet certainement de distinguer les ‘oghes classiques des grands maîtres du passé, des ‘oghes peut-être plus récentes, dont la profondeur mémorielle est proportionnée à leur taux de variabilité. À quoi cela tient-il ?

23 Il apparaît que les trois degrés forts de cette ‘oghe, en dehors de la finale Ré, sont le Si (6e degré), puis, à égalité, le La (5e degré) et le Fa# (3e degré).

Fig. 5. Tableau statistique des degrés chantés dans la ‘oghe de Mario Scanu.

ré5 mi5 fa#5 sol5 la5 si5 do#6 ré6

Occurrences 3 5 5 3 5 10 2 2

% 8,6 14,3 14,3 8,6 14,3 28,6 5,7 5,7

Durées 1,75 2 3,25 1,25 3,25 8,5 0,5 1,25

% 8,3 9,5 15,5 6,0 15,5 40,5 2,4 6,0

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Fig. 6. Tableau des mouvements mélodiques relevés dans la ‘oghe de Mario Scanu.

24 L’importance nominale de ces degrés peut être mise en perspective et affinée par les mouvements générés autour d’eux. C’est ce qu’indique le tableau (fig. 6), précisant, pour chacune des hauteurs listées dans la colonne de gauche, combien de fois elle est suivie par chacune des hauteurs de la ligne supérieure. De fait, les cases grisées du tableau sont celles des répétitions de notes. Et il en résulte que les cases adjacentes aux cases grisées concernent des mouvements conjoints. Les répétitions de notes ne sont comptabilisées que si elles enjambent un silence.

25 Dans cette ‘oghe, on remarque que les mouvements conjoints sont majoritaires. Treize sont descendants et six sont ascendants, soit un rapport approximativement de un à deux. Dans le tableau ci-dessus (fig. 6), aucune répétition de note n’est relevée par le logiciel Monika, alors que l’intonation sur le premier vers répète bien le Si (6e degré) sur sept voyelles différentes (fig. 4). En revanche, si l’on considère les rares intervalles disjoints, ceux-ci n’excèdent pas la tierce majeure. À ce niveau, Monika n’est pas capable de hiérarchiser ces intervalles en fonction de leur importance pour l’assise du modèle mélodique. Je mets volontairement de côté l’intervalle de tierce majeure qui apparaît entre parenthèses (Si-Sol descendant et La-Do# ascendant), pour souligner l’importance de l’intervalle mélodique cadre de cette ‘oghe, la tierce mineure.

Profondeur mémorielle : le modèle et ses variantes

26 Le jaillissement de cet intervalle-cadre, précédé d’une longue attente sur la même note, n’est pas sans rappeler la personnalité même d’un cantadore particulier, que nous verrons plus loin à la lumière de différents points de vue. Deux logiques sont à l’œuvre: d’un côté, l’insistance sur un degré faible de l’échelle (Si) est accentuée par la force de la répétition; de l’autre, la soudaineté d’un intervalle de tierce mineure participe d’une logique en opposition qui exploite toute l’inertie, la tension, crée par une l’intonation décrite précédemment, C’est un geste vocal à part entière extrêmement bien identifié. Et c’est en cela que cet événement s’adresse à la mémoire et qu’il se soumet plus difficilement à des procédés de variantes. Le fait qu’un geste vocal de ce type en appelle à la marque d’un

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cantadore et à la mémoire qui l’entoure le rend précisément dépendant de ces paramètres stylistiques et mémoriels.

27 Un des problèmes qui s’est très vite posé dans la communication avec les chanteurs a été celui de mettre un nom sur des événements musicaux que je relevais à un niveau de détail parfois élevé. Ainsi, la question de la similarité et du taux de variation d’une ‘oghe par rapport à une autre représente une source inépuisable de quiproquos. C’est un véritable défi pour la musicologie car, pour être effectif, le concept de modèle doit mettre de côté les marques de l’exécution et intégrer un certain degré d’abstraction. Chercher des modèles, c’est chercher des similarités et donc déjà les entendre. La question est ici de savoir si la micro-variante n’est pas ontologiquement plus forte que tout « air de famille» 13.

28 En cela, la démarche analytique est forcée de dépasser le seuil de la similarité si elle veut communiquer avec les chanteurs sur le terrain de l’esthétique. Car la mise en évidence de modèles partagés est consubstantielle à la découverte de procédés de micro-variantes propres à chaque chanteur. Sur ce terrain, il faut savoir manier la ressemblance en deçà du seuil où elle touche à l’ego du musicien. « È la stessa, ma non è la stessa» (« c’est la même, mais ce n’est pas la même»), c’est ce que répondent souvent les cantadores à l’écoute d’une même ‘oghe chantée par différents chanteurs. L’idée est la même, mais les réalisations sont contrastées. Dans un domaine similaire, c’est ce « retour surprenant du même» qui fait dire à Christian Béthune que « le jazz réactualise davantage qu’il innove» (2008: 249).

Fig. 7. Analyse paradigmatique de neuf interprétations différentes de la même ‘oghe à plus de quarante-cinq ans d’intervalle (de 1963 à 2008).

29 En face des chanteurs, donc, le discours de la similarité est presque intenable pour au moins deux bonnes raisons. Ne pas reconnaître de différence, c’est ne pas l’entendre et ne pas la reconnaître. Ne pas pénétrer dans l’ordre intime des inflexions est incompatible avec le statut de cantadore. C’est le niveau des « virgolette» (petites virgules) dont parlait le guitariste Aldo Cabitza. Deuxièmement, l’attention des chanteurs – on pourrait étendre le discours à une véritable anthropologie de leur comportement – est toujours orientée vers ce qui, dans le modèle, a été modelé.

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30 La logique réductionniste qui préside à la découverte de modèles mélodiques ne fait pas partie du mode d’énonciation privilégié des chanteurs. Ils s’en méfient car l’analyse met de côté ce qui, pour eux, représente l’essentiel, c’est-à-dire les particularismes, ce que l’on pourrait appeler les angles saillants de la différence. Même si John Blacking14semble penser qu’il n’y a que les invariants qui soient intéressants (Blacking 1977: 6), c’est pourtant dans cet interstice que réside l’émotion. Pour apprécier les modèles, il faut donc pouvoir relever ce qui, dans leur exécution, s’en éloigne.

31 En définitive, on s’aperçoit que la gara est justement investie de cette double fonction: la performance publique diffuse et renforce ses modèles mélodiques en les répétant aux oreilles de tous – avant d’être traitée comme « forme», c’est la conformité du modèle de danse dont parle Bernard Lortat-Jacob (1987: 30) – en même temps qu’elle les retravaille et les fait évoluer en leur appliquant ce que Francesco Cubeddu appelle des « arrangements» (arrangiament). Car si, parmi la multitude des modèles mélodiques implicites chantés par les cantadores, le modèle doit, par nature, être altéré par des éléments de surface15, il peut également être bousculé dans sa structuration même, pratique qui était dénoncée par Bachisio en début de contribution. Or, avec la ‘oghe qui nous intéresse ici, nous sommes confrontés à un des modèles les plus stables de tout le Canto in Re. Ce modèle donné – ou plutôt transmis, imité et personnalisé – a été soumis à l’analyse paradigmatique ci-dessus, retranscrivant neuf interprétations différentes de la même ‘oghe à plus de quarante-cinq ans d’intervalle (de 1963 à 2008).

Points de vue

32 Ce caractère « reconnaissable» de la voix de Mario Scanu permet à chaque auditeur de ressaisir le passé de Scanu dans le présent de la voix de Cabizza. Il me semble que l’approche ethnomusicologique prend tout son sens à partir du moment où elle intègre ces référents qui affleurent à la surface des ‘oghes ainsi que les différents plans mémoriels utilisés dans l’énonciation, chantée et parlée.

33 N’importe quel appassionato est en mesure de siffler cette ‘oghe et de la reconnaître à peine énoncée. Quant au connaisseur, à l’intenditore, il est capable de fredonner toutes les variantes qui apparaissent ici, sinon de les reconnaître sans difficulté en les attribuant à tel ou tel cantadore. C’est toute la force du concept de trace (traccia), définie par Jacques Derrida comme un « archi-phénomène de la mémoire», au sens où ce phénomène, comme nous l’indique l’étymologie grecque arkhi-, est prééminent pour la mémoire (Derrida 1967: 103). Dans l’oralité du chant à guitare, la trace occupe une position intermédiaire éminemment stratégique. Cette position lui permet d’opérer ce point de rencontre entre une mémoire vivante, personnelle, subjective et suggestive, et une histoire normée, officielle et collective.

34 En Sardaigne, on s’aperçoit que l’histoire n’a pas de sens en dehors des histoires (storiette) et que si l’histoire se donne, les histoires, elles, se construisent. En étant les produits de la mémoire personnelle, elles sont le support de stratégies d’énonciation qui nous renseignent autant sur le contenu, l’événement, que sur le récit qui en est fait. Au contraire du chant amplifié qui a besoin d’un public pour être proféré loin et fort et des réactivations mémorielles qui apparaissent pendant le temps de la joute, la parole, elle, ne peut émerger que sur le ton de la confidence, sans quoi elle serait bien incapable de remonter jusqu’à la trace d’un événement ou d’un souvenir.

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35 Et c’est sur le ton de la confession, au retour de la plage de Porto Torres, qu’en juillet 2007, Franceschino Demuru a donné une suite polémique au propos de Cabizza, après avoir visionné la séquence dans laquelle ce dernier attribue la ‘oghe précédemment analysée à Mario Scanu. Je vais devoir contredire Cabizza. Car cette voce a été inventée par Antonio Desole. Et c’est Francesco Cubeddu qui l’a remise au goût du jour en la baptisant « i». C’est- à-dire, en la baptisant la « voce du siècle». La voix du siècle dernier, c’est aussi ce que pensaient tous les appassionati qui écoutaient cette voce. Ils l’appelaient comme ça… la Novecento. Alors, pour résumer: inventée par Antonio Desole, mais perfectionnée et rendue célèbre à 1000 % par Francesco Cubeddu. Et puis, ensuite, Mario Scanu et tout le reste… (Francesco Demuru).

36 L’information était de taille: « la voix du siècle» ! C’est bien la première fois qu’une ‘oghe prenait un nom. J’ai montré la vidéo de Cabizza, ainsi que celle de Francesco Demuru, à son collègue le plus fidèle à l’époque, Emanuele Bazzoni. Voici ce qu’en dit Emanuele: Ce n’est absolument pas vrai. Là, c’est moi qui contredis Franceschino car cette voce a toujours été une voce caractéristique de Mario Scanu, depuis toujours ! Elle n’a pas été rebaptisée la voce du siècle pour le compte de Francesco Cubeddu, mais bien pour le compte de Mario Scanu ! Et cela, par les intenditori ! Cubeddu était « bravissimo», mais pas dans cette voce ! Car Cubeddu, au niveau vocal, propose une interprétation mineure, respectivement à celle de Mario Scanu. (Emanuele Bazzoni).

37 Entre Franceschino et Emanuele, c’est le désaccord le plus total. J’ai ensuite montré la vidéo de Cabizza, celle de Franceschino et celle d’Emanuele au guitariste Aldo Cabitza, qui répliqua: Non, là, c’est moi qui contredis Franceschino. Donc, pour résumer, cette voce est partie d’Antonio Desole. Celui qui l’a inventée, c’est Antonio Desole. Mais celui qui l’a modifiée, la beauté de cette voce, c’est Mario Scanu ! Donc, Desole est le créateur et Mario Scanu, l’interprète le plus adapté; et il l’a personnalisée. Après, si nous parlons d’un point de vue technique, alors là je dirais: Francesco Cubeddu. (Aldo Cabitza).

38 Pour finir, j’ai voulu retourner à l’écoute sans l’image, comme je l’avais fait initialement avec Leonardo Cabizza et j’ai soumis la même ‘oghe à Francesco Demuro. Voici sa version: Alors à Berchidda, il y avait mon oncle, le poète et chanteur Antonio Stefano Demuru. Et cette voce est de lui, d’Antonio Stefano Demuru. C’est une voce que je fais également sur le palco. Et donc tous les chanteurs ont un peu imité cette voce, et c’est tout à fait normal, l’intonation surtout… et puis dans la chiusura, chacun retourne à sa propre voix, à sa voce personnelle…» (Francesco Demuro)

La nature de la trace

39 L’ensemble de ces opinions crée une vérité qui est flottante si l’on se place du point de vue d’une histoire à écrire. Ces divergences d’interprétation ne peuvent manquer de se fondre dans un rapport à l’histoire qui, quand il est pointé du doigt par l’ethnomusicologue, fait apparaître des faits de pratiques stratégiques de l’histoire orale, inséparables de ce qui se joue dans le chant au moment de la gara sul palco. La Novecento, par exemple, pourra être chantée une dizaine de fois par chacun des cantadores pendant les trois Canti in Re qui ponctuent les chants de la joute, mais il ne sera pas applaudi dix fois. Toute l’histoire du chant à guitare fonctionne sur l’utilisation stratégique de ces traces, de ces ‘oghes, laissées par les maîtres du passé.

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40 Et dans le chant, la pratique vocale stratégique des traces se cristallise dans le tragghju de chaque chanteur, dans ce que Giuseppe Chelo m’a défini, deux mois avant de décéder, comme « le comportement du chant». Ce terme presque intraduisible, tant en français qu’en italien, et qui rappelle encore une fois combien l’acte de chanter concerne le comportement, aurait à voir avec le tracé laissé par le parcours mélodique emprunté par la ‘oghe. Le tragghju, ce n’est pas la voix, la voce, ni le timbre, c’est l’élément actif de sa propre personnalité mélodique, synonyme en Sardaigne de « technique», de « système», et souvent résumé sous la formule « mode de chanter qui est propre à chaque chanteur».

41 Le tragghju est en réalité le paramètre le plus important de l’imitation. Quand Franceschino Demuru dit que la Novecento est de Cubeddu, il ne falsifie pas consciemment l’histoire ni ne fait preuve de mauvaise foi, même si comme le souligne Aldo Cabitza, « c’est normal qu’en étant un inconditionnel de Cubeddu, Franceschino prenne ses parts, pour Cubeddu. C’est logique»; mais il conçoit simplement l’exécution de la Novecento avec le tragghju de Cubeddu. C’est ce qu’il a dans l’oreille. Quand il décide d’ailleurs de chanter une autre ‘oghe de Francesco Cubeddu, « ite bella melodia, regalada sa primavera»16, et qu’il choisit le moment précis dans la joute où, selon lui, toutes les conditions sont réunies pour que cette ‘oghe trouve sur le public l’impact qu’elle nourrit en lui, alors Franceschino la « jette» (butta) en essayant d’éprouver (provare) l’émotion qu’il a ressentie la première fois qu’il l’a entendue de la bouche de Francesco Cubeddu.

42 Quand résonne la voix de Mario Scanu dans la mémoire des mélomanes ou de Leonardo Cabizza, la seule manière de faire revivre son souvenir dans le présent est de chanter une ‘oghe qui lui est propre, la Novecento, mais surtout de retrouver les inflexions de son tragghju, sans quoi la ‘oghe resterait une formule mélodique muette, cet « être invisible» dont parle Kandinsky à propos du point géométrique au regard des traces laissées par la ligne (Kandinsky 1975: 61). Il y a les notes, le modèle, le squelette, et puis il y a le « tracé», le tragghju qui, à chaque fois qu’il réapparaît dans la gara sous les traits d’un autre cantadore, emporte les faveurs du public. Comme pour Robinson Crusoé (Defoe: 132-133), cité par Maurice Halbwachs (Halbwachs 1925: 25-26), qui s’interroge sur les empreintes de pas qu’il découvre sur le sable, bientôt balayées par l’effet des vagues, ces traces signent une présence humaine. Mais pour que la magie de ce point de rencontre entre traces et mémoires soit effective, il faut bien que le lien entre pratique musicale et mémoire de cette pratique soit opérant au niveau du chant, autant qu’à celui de ses histoires. Car, sans souvenirs, évidée de tout ce qui entoure sa pratique, la musique risque d’y perde en premier la mémoire.

BIBLIOGRAPHIE

Références

BÉTHUNE Christian, 2008, Le Jazz et l’Occident. Paris: Klincksieck.

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DEFOE Daniel, 1719, Robinson Crusoé (éd. 1973). Genève: L’érable.

DERRIDA Jacques, 1967, De la grammatologie. Paris: Minuit.

HALBWACHS Maurice, 1994 [1925], La mémoire collective. Paris: Albin Michel.

KANDINSKY Vassily, 1975, « Point-ligne-plan», Écrits complets (vol. 2). Paris: Denoël-Gonthier.

LORTAT-JACOB Bernard, 1987, « Les entraves sociales à l’improvisation», in Bernard Lortat-Jacob, dir.: L’improvisation dans les musiques de tradition orale. Paris: Selaf: 29-32.

RICOEUR Paul, 2000, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris: Seuil.

STIRLISY Paul, 1968, « Impartiality and personal morality in Contributions to Mediterranean sociology, Mediterranean rural communities and social change». Acts of the Mediterranean sociological conference, Athens, July 1963, Paris/La Haye: Mouton et Cie.

STOICHIŢA Victor A., 2008, « Ruse, système et opportunité». Cahiers d’ethnomusicologie 21, « Performance(s)»: 51-65.

Discographie

FOURÉ CAUL-FUTY Édouard et Bernard LORTAT-JACOB, 2005, Cantu a chiterra. Paris: Ocora-Radio France C560206.

NOTES

1. Grippe, rhume, refroidissement. 2. Ce nombre, même s’il reste contesté, est proche de la réalité. Pour une carrière de plus de cinquante ans, à raison de cent engagements par an, Cabizza aurait passé plus de quinze mille heures sur les podiums des joutes de Sardaigne, c’est-à-dire près de deux ans. 3. L’aspect ascensionnel de la montée sur le palco, l’estrade généralement surélevée à hauteur d’au moins un mètre, a une valeur symbolique et émotionnelle très forte pour les jeunes cantadores souvent pétrifiés par le trac. C’est aussi à l’aune de son rapport à affronter la masse critique de l’auditoire que le public jugera de la « bravoure» (bravura) du jeune garçon. 4. Généralement, les chants les plus orecchiabile (qui rentrent le plus facilement dans l’oreille), comme les Mutos (forme métrique de la poésie sarde), la Nuoresa (seul chant à trois temps du répertoire, qui emprunte son nom à la ville de Nuoro) ou la Corsiscana (dont l’origine supposée corse tient beaucoup au fait que c’est le seul chant du répertoire basé sur l’alternance de deux accords mineurs (Ré et La). 5. « Toglievo una fetta di piacere ai miei, tiffosi, ai miei appassionati». Je transcris ici cette formule car elle revêt en italien un sens qui n’apparaît pas dans la traduction française. Il y a chez Firiniau l’idée qu’il « découpe une tranche de plaisir à ses supporters». En italien, on utilise la même formule pour dire « découper une tranche dans une partie de la viande». 6. Lors de la fête patronale du village, le comitato, renouvelé chaque année, a notamment la charge d’inviter les cantadores. Son fonctionnement relève explicitement du clientélisme le plus notoire. On dit souvent qu’il est l’objet de la manipulation des cantadores. Cette manipulation peut avoir pour effet d’évincer un chanteur, de placer un autre collègue, ou même de faire changer la date de la joute (gara). La négociation sur la rémunération peut également être remise en cause par les chanteurs. 7. La Sardaigne est une île, on la croit petite, mais il m’arrive très souvent de faire plus de 5000 kilomètres en un mois. La voiture est un lieu privilégié pour l’écoute des cassettes que je copie ici et là. Je considère que c’est mon bureau d’études, comme pour beaucoup de cantadores, l’espace qui occupe plus de la moitié de mon temps de travail en Sardaigne.

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8. http://www.leonardocabizza.it/ 9. La conclusion de la ‘oghe. 10. Le système du chant à guitare étant transpositeur, les hauteurs transcrites sont donc relatives. En moyenne, la guitare est accordée une quarte en dessous. Selon les accords, Ré2 équivaut donc en général à ± Sol#/La2 (220 Hz). 11. Les deux termes employés sont le pendant, italien (la chiusura) et sarde (sa serrada), de « conclusion». La chiusura est la phase la plus importante de la ‘oghe. Par opposition, l’intonation de la ‘oghe est appelée, selon les zones linguistiques « su comintziu» (le commencement, le début), ou « sa bessida», « l’émergence, la sortie». Son emploi en poésie (par exemple le vers « A sa bessida ‘e s’istella») est souvent rapporté à l’évocation d’une étoile (istella) au moment où celle-ci point dans l’obscurité de la nuit. Les analogies avec l’émergence de la voix, qui apparaît après le prélude exécuté par le guitariste, sont évidentes. Mais on peut également rapprocher cette idée de la pratique de la sérénade, encore vivante dans les villages de Sardaigne jusque dans les années 1980: apparition de la bien-aimée à sa fenêtre à la lumière des étoiles et émergence de la voix de l’amant dans l’obscurité des rues du village. 12. Le repertorio se caractérise par un stock de ‘oghes dont dispose chaque cantadore. Il est très difficile d’en mesurer l’étendue. Mais on peut imaginer, après avoir effectué de nombreuses analyses systématiques de compétitions, que pour chaque chant, les cantadores qui disposent de la plus grande « culture du chant» (cultura del canto) utilisent une cinquantaine de ‘oghes, elles- mêmes constamment soumises à des micro-variantes. 13. Dans un registre similaire, c’est par la porte de la ruse et de la malice que Victor A. Stoichiţa réussit le mieux à appréhender la mélodie des lăutari roumains (2008: 52). 14. « The most interesting and characteristically human features of music are not stylistic change and individual variation in performance, but non-change and the repetition of carefully rehearsed passages of music». 15. Ces marqueurs musicaux relèvent plus particulièrement du style de chacun. Les termes « gorgheggi» (gazouillement) – mot qui, au demeurant, évoque le chant des oiseaux – et « giri» (tours) se réfèrent surtout aux processus d’ornementation; alors que « allungamenti »(allongements)et « arrangiamenti» (arrangements) concernent plus spécifiquement des modifications structurelles relatives à la durée des notes tenues. 16. « Quelle belle mélodie, offerte en cadeau au printemps»

RÉSUMÉS

Dans les joutes vocales de chant à guitare en Sardaigne, les cantadores chantent des formules mélodiques standardisées qui portent souvent la trace d’un chanteur du passé. Le concept de trace est ainsi au cœur du système mimétique vocal. Autour d’un cas particulier, il est apparu que la remémoration d’une de ces formules mélodiques par un chanteur pouvait donner lieu à une multiplicité de points de vue historiques. Au-delà de la confrontation des mémoires personnelles et de l’utilisation stratégique de l’histoire orale, la trace dont parlent les cantadores permet de réactualiser la mémoire d’une émotion en étant le produit d’une histoire.

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AUTEUR

EDOUARD FOURÉ CAUL-FUTY Edouard FOURÉ CAUL-FUTY parachève actuellement un doctorat de musicologie sous la direction de François Picard à l’Université de Paris-Sorbonne, Paris IV (CRLM). Il a été allocataire de recherches-moniteur pendant trois ans et a enseigné l’analyse de la musique ancienne ainsi que le commentaire auditif. Après des études de guitare classique au CNR d’Aubervilliers-La Courneuve dans la classe de Jean-Marc Zvellenreuther et de chant dans la classe de Daniel Delarue, il partage sa pratique musicale entre la musique vocale de la Renaissance (ténor dans l’Ensemble Non Papa) et le rock (bassiste au sein de missRose). Il est l’auteur de nombreux programmes de concerts et a publié chez Ocora, en collaboration avec Bernard Lortat-Jacob, un disque consacré au Cantu a chiterra. Il est actuellement producteur à France Musique.

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Improviser sans trous de mémoire Le legs de la musique carnatique (Inde du Sud)

Fabrice Contri

À la mémoire de Jean-Paul Auboux 1

Le faux pas d’Anūp 2

1 Il y eut dans le Sud de l’Inde, un ṛṣi3 extraordinaire. Il était sans aucun doute le plus éblouissant des musiciens de son temps mais aussi le plus solitaire et le plus exigeant: exceptionnel dévot, parcourant les routes, de pèlerinage en pèlerinage, s’isolant parfois plusieurs mois en divers ermitages, il n’avait cessé toute sa vie durant de chanter le Nom divin de Kṛṣna. La musique et les mots filaient en sa bouche comme les perles sur le collier, fluides comme l’huile sacrée, bondissantes comme l’eau des torrents. Il suffisait de l’entendre pour sentir jaillir en soi les plus hautes émotions. Mais ce ṛṣi là n’avait jamais eu de disciple…

2 Un matin, il reçut des dieux la révélation de sa mort prochaine. Il alla alors trouver le roi de sa province pour lui signifier que, bientôt et définitivement, il se retirerait. Le roi en fut déconcerté et surtout attristé mais y a-t-il quoi que ce soit à objecter, même pour un roi, à la volonté d’un sage et à celle des dieu ? Cependant, si le monarque ne pouvait retenir son plus prestigieux serviteur physiquement auprès de lui, il voulut du moins en préserver les chants. Il fallait à tout prix conserver, perpétuer ce sublime trésor que le sage, dans le désintérêt et la folie de sa foi, n’avait pris soin de transmettre à aucun élève.

3 Un grand concours fut organisé pour trouver, parmi tous les musiciens du moment, le meilleur disciple pour celui qui n’en n’eut jamais. D’épreuves en épreuves, de nuit de musique en nuit de musique, de vīṇā4 virtuose en arabesques de la flûte, trois incomparables interprètes se retrouvèrent finalement en lisse. Le roi lui-même proposa le dernier défi: durant toute une journée, ils devraient tous trois écouter le maître puis, après trois jours et trois nuits, revenir et interpréter à volonté toutes les pièces qu’il leur aurait chantées.

4 Le maître chanta et les trois musiciens, pourtant eux aussi aguerris à toutes les difficultés mélodiques et rythmiques, furent subjugués. Il ne fallait cependant pas oublier l’épreuve…

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5 La journée achevée, le premier concurrent – plus savant que les autres – courut vite chez lui, pris plusieurs feuilles de palme et se mit, durant trois jours et trois nuits, à y graver des signes inconnus jusqu’alors (il venait, en fin de compte, d’inventer une nouvelle forme d’écriture musicale). Sur ces feuilles, les chants du ṛṣi ne risquaient pas de s’user ou de s’échapper.

6 Le deuxième, se hâta tout autant que le premier et – demandant qu’on ne le dérange pas durant trois jours et trois nuits, qu’on lui amène seulement sa nourriture et l’eau de ses ablutions – ressassa sans interruption ce qu’il avait entendu, comme des litanies védiques.

7 Le troisième enfin – appelons le Anūp – à peine après avoir quitté le maître, fut abordé sur les rives du fleuve, par un vieux mendiant qui lui demanda l’hospitalité. Anūp, en bon dévot, s’acquitta de son devoir en le recevant chez lui: il ne put cependant se défaire du vieillard qui, durant trois jours et trois nuits, l’entretint d’un incessant bavardage. Ce ne fut que pendant quelques rares instants de prière qu’Anūp pu se concentrer et essayer de se souvenir de la musique qu’il avait entendue.

8 Le soir du concours advint: — Le premier prétendant, le nez plongé dans ses feuilles d’écriture, ne parvint qu’à ânonner un chant d’une affligeante platitude sans grâces ni ornements. Le roi le fit taire au bout de quelques instants même si l’intérêt de sa trouvaille fut apprécié. — Le deuxième avait tant et tant remâché, nuit et jour, les notes et les mots que, telle une froide mécanique, il ennuya très vite ses auditeurs et finit lui-même par sombrer dans un profond sommeil… Un bain dans le Ganges, une seule note chantée avec le sentiment de la justesse (śruti) ne vaut-il pas des mois et des mois d’ascèse ? — Anūp, quant à lui, aurait voulu fuir. Il n’avait que quelques bribes de souvenir… Le vieillard qui ne l’avait toujours pas quitté fut obligé de le bousculer pour le forcer à se présenter devant ses juges. Anūp entonna alors le peu qu’il connaissait et exalté par la beauté et la profonde dévotion qui émanaient encore de ce peu – contraint aussi d’en tirer quelque chose – se mit à chanter ce que cette matière unique faisait surgir en lui. Développant, combinant les mélodies, tournant dans tous les sens les quelques mots qu’il avait mémorisés, il fit d’une graine tout un arbre. Il chanta jusque ce qu’advienne l’aube.

9 Tout l’auditoire craignait la pire des colères du maître face à cette infidèle interprétation… — « Merveilleux ! Extraordinaire ! Personne ne saurait traduire mon chant d’une si sublime façon ! Qui pourrait espérer rencontrer un disciple tel que celui‑ci ?» s’exclama à la fin, transporté d’enthousiasme, le ṛṣi réputé si sévère.

10 Le Sage Vālmīki5 lui-même ne dut pas, durant toute son existence terrestre, entendre de chant plus beau. Du vieillard émanait une étrange lueur: il se releva alors, ôta ses guenilles. Kṛṣna, d’une fascinante beauté, apparut en personne aux deux musiciens. L’histoire tait le reste…

Une mémoire créatrice (contextes et stimulateurs de la mémoire)

11 La musique carnatique, telle qu’elle est pratiquée depuis au moins deux siècles, apparaît comme une tradition où composition (kalpita saṅgīta) et improvisation (manodharma saṅgīta) jouent à part égale: si la composition y tient une place essentielle, elle ne peut cependant pleinement exister sans le truchement de l’improvisation. Cette dernière, par son apport créatif, représente le fil qui relie l’interprète au compositeur; plus qu’un simple point de contact, elle permet à ces deux acteurs de l’œuvre musicale – le temps

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d’une performance inspirée – d’entrer en communion. Tel est en fait l’un des objectifs suprême de la composition.

12 Envisagée dans le cadre de la problématique de la mémoire, la musique carnatique, se caractérise d’emblée par deux éléments qui déterminent en grande partie son langage et ses formes: l’importance accordée à la fixation, par la notation, des grandes œuvres du répertoire et – phénomène qui peut sembler paradoxal – l’ouverture souveraine de ses formes. Ces deux dimensions s’avèrent être avant tout le fruit d’une pensée et d’une pratique religieuses. Nombre de compositeurs – et particulièrement ceux qui forment la « Trinité Carnatique»6 – sont en effet vénérés sur le plan artistique mais ils génèrent également un véritable culte tant par leurs créations que par leur existence. Objets sacrés, leurs compositions pourraient induire par nature, dans le cadre de l’interprétation, un respect exact et définitif de l’objet légué. Cependant, le contexte socioreligieux dans lequel elles ont été créées – la bhakti – accorde au contraire une place de choix à la liberté créatrice. Car cette mystique hindoue, qui instaure une relation de grande proximité entre le croyant et la divinité, est en premier lieu une expérience. Dévotion intense et soumission complète à la forme divine louée par l’orant (bhakta), elle est aussi l’expression de tout l’être avant son propre dépassement.

13 Les grands compositeurs carnatiques – ceux qui ont donné à la musique de l’Inde du Sud d’aujourd’hui une part essentielle de son répertoire – n’ont cessé de chanter leur quête d’union mystique. Leurs œuvres célèbrent leur continuelle ferveur, la diversité des formes divines qu’ils ont espérées et rencontrées; elles traduisent en ce sens également un cheminement personnel par le verbe poétique et musical: ils s’y sont confiés, y ont livré leurs joies, leurs doutes, leurs convictions. Par elles et à travers elles, se définit leur être, se précisent et se nuancent les liens affectifs qui les attirent irrésistiblement vers leur divinité (cf. illustration 1). Reflets de cette relation, elles prennent toute leur valeur – et assument pleinement la fonction que leurs créateurs leur ont assignée – lorsque les musiciens qui les interprètent de génération en génération parviennent, non seulement, à leur parfaite exécution technique et artistique mais à faire jaillir aussi l’élan de soi qui fut à leur source. Là réside la principale raison d’être de l’improvisation. La réalisation de l’œuvre sacrée, dans ce contexte, ne saurait se cantonner à une reproduction à l’identique pas plus qu’elle ne pourrait négliger ses modèles: elle demeure avant tout une matière d’expérience et, au sens mystique du terme, de « connaissance». Ici réside son apparent paradoxe et l’étroite marge expressive de l’interprétation. Il ne s’agit ni d’un rappel, d’un retour ou d’une appropriation mais d’une véritable réinitialisation.

Illustr. 1. Textes poétiques des compositions musicales

Tyāgarāja, Dāśarathī Ô Seigneur Rāma, fils de Dāśaratha ! Ô Seigneur au Nom sacré ! Puis-je encore racheter la dette que je te dois ? Ô joyau parmi les Maîtres musiciens qui, pour le comble de mon désir, m’a fait briller dans des terres lointaines ! Même le plus doué et le plus prolixe des poètes, s’il est dénué de ferveur, ne pourra comprendre l’essence de ton amour. Tu es venu en cet âge sombre enseigné au monde, par le chant, qu’il est possible d’atteindre la jouissance matérielle et spirituelle. Ô Seigneur vénéré par Tyāgarāja ! (T.K. Gōvinda Rao 1995: 27)

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Śyāmā Śāstri, Karuṇānidhi N’es-tu pas la gardienne de la miséricorde sur cette terre ? Je t’implore et trouve refuge en Toi. Tes pieds sont comme le lotus rouge. Tous les dieux et les sages te supplient et tous leurs désirs sont exaucés. Ô Mère ! Toi qui exultes de musique. Qui sur cette terre peut exprimer ta majesté ? Je t’en prie, protège moi, même un instant d’attente m’est insupportable. Ô, Toi qui secours les gens simples, n’es-tu pas l’incarnation de la pureté ? Je trouve refuge à tes pieds. Toi dont la parole est douce comme un chant (…). (T.K. Gōvinda Rao 1997: 2)

14 Même si aujourd’hui les références religieuses ont parfois tendance à s’atténuer, « l’esprit» de la bhakti représente une condition de jeu essentiel: « bien jouer» c’est aussi « bien créer», c’est-à-dire unir une part de soi à l’élan d’un autre, celui d’un créateur – poète musicien – et y participer. L’œuvre recèle sa propre variabilité, cette souplesse qui accorde à la trajectoire son espace d’errance et, à la détermination, sa part de liberté. Ainsi, les saints compositeurs en créant, en improvisant ou en notant n’ont-ils pas seulement livré une succession d’objets qui ne vaudraient que par leur perfection esthétique mais ils ont surtout incité, à travers ce legs, à vivre et revivre leur parcours (cf. illustration 2). Au sein de ce cheminement, l’œuvre génère, excite et guide la mémoire. Une mémoire d’improvisateur, celle du jongleur et non du récitant; cette sorte de mémoire qui connaît ses sources et ses supports mais qui ne cesse de les manipuler, de les intervertir, les croiser, les varier. L’infaillibilité dépend ici avant tout du geste non de la fidélité absolue à la « leçon».

Illustr. 2. Un cas mémoriel symptomatique, la partition du varṇamet sa lecture.

Dans la musique carnatique, pour peu que l’on utilise une partition, il est fréquent – et même quasi permanent – que l’on ne joue pas disciple, l’érudition dans l’art du rāga, l’invention personnelle permettent une « bonne» lecture. Parmi toutes les formes musicales carnatiques, le varṇam est sans aucun doute celle qui s’approche le plus d’une forme close: l’impr compositeur. Le varṇam est traditionnellement « plus écrit»: le compositeur réfléchit, note, peut revenir en arrière, modifier, complé constate pas ou peu de différences. Cela n’exclut pas pourtant, là encore, une certaine variabilité d’exécution. Cependant, quels que soie Dans un cas comme ci-dessous, les différences entre notation et possibilités de lecture sont importantes. Deux mémoires ici se super entamée. Dans le varṇam chaque phrase est un modèle du rāga: celui qui a une bonne connaissance du rāga sait où il va.

Valaci vacci varṇam (fin de l’œuvre) Compositeur: Paṭṭaṇam Subrahmaṇya Ayyar (1845-1902). Rāga Śrī – Tāla ādi* La ligne médiane (notation conforme au système d’écriture carnatique usuel) et la ligne supérieure (transcription dans le système occi de ces syllabes). La ligne inférieure est une transcription d’une version – une lecture possible – telle que me l’a transmise Jean-Paul Auboux qui l’ava mélodiques essentiels.

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« A la fin, on devient chèvre…je ne savais plus ce que j’apprenais et je retenais le doigté par cœur en rapport avec les notes que j’entend

* Pour des raisons évidentes de lecture, l’unité de temps équivaut à la blanche dans cette proposition de transcription.

Une mémoire d’improvisateur (mémoire et apprentissage)

15 Le système d’enseignement de (ou attribué à) Purandara Dāsa7, encore employé aujourd’hui comme principale méthode d’apprentissage, ne tient pas seulement sa cohérence de la qualité technique de ses exercices – qui permettent de maîtriser les difficultés du langage musical, de la voix ou des instruments – mais aussi de ses ultimes objectifs: si ces études de vélocité sont correctement appréhendées et transmises, et si le talent de l’apprenti musicien s’y mêle, c’est en effet aussi à certaines formes d’improvisation qu’elles conduisent. Les quelques doutes parfois émis quant à son attribution mettent en valeur sa dimension synthétique: c’est là certainement, qu’il y ait eu un seul ou plusieurs auteurs, le fruit d’une longue pratique. Ce solfège constitue le socle de la culture musicale de tout interprète, il lui offre ses premières empreintes mémorielles. Comme nombre de théories indiennes – et, par exemple, tout comme la fameuse classification des rāga (72 mēla) de Vekaamakhi ou celle des 35 tāla de Purandara Dāsa – il agit non seulement sur le plan conceptuel et technique mais il mène également, par une pratique qui va au-delà de la simple application méthodique, à la création qui figure comme la marque de l’investissement véritable de l’interprète.

16 Cet apprentissage consiste principalement en différentes séries de courts exercices, présentées suivant un ordre de difficulté progressif. Chacun d’eux est basé sur un ou

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quelques brefs motifs progressant par marche mélodique (rosalie) dans un ambitus allant de une à trois octaves. Ils doivent tous être pratiqués dans les trois tempos de base que distingue la théorie rythmique indienne (cf. illustration 3).

Illustr. 3. Exemple d’exercices (saraḷi variśai)dans différents rāga de base, ādi tāla.

Les trois exercices ci-dessous sont basés sur le même modèle exprimé dans trois échelles.

Māyāmāḷavagauḷa

Dhīraśaṅkarābharaṇam

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Hamsadhvani (rāga défectif de Dhīraśaṅkarābharaṇam)

S’ils ne peuvent pas être joués tels quels en concert, ces exercices préparent néanmoins, dès le début de l’apprentissage, à l’exécution essentielle de l’interprétation de la composition. Dans ces passages, l’interprète choisit une phrase de la composition suivant un conse ou svara; dans le niraval, ces variations sont effectuées non plus en chantant le nom des notes mais en empruntant au poème de la comp « Au commencement, pour exécuter ces passages libres, tous ces exercices de base sont utilisables. A partir d’eux, l’imagination viendra

* R.J. Shankar, violoniste accompagnateur à l’Annamalai University of Chidambaram, Tamil Nādu (communication personnelle, décembre 2006).

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17 S’ils conduisent à la virtuosité « mécanique», ces exercices enseignent également une rhétorique et, davantage encore qu’une érudition, une manière de penser musicalement qui ouvre de multiples voies à l’invention personnelle (cf. illustration 4).

Illustr. 4. Apprentissage de l’improvisation dans le kṛti Vātāpi Gaṇapatim

Ce fameux kṛti* du compositeur Muttusvāmi Dīkṣitar est un excellent outil d’apprentissage pour l’art de l’improvisation mesurée et mélodiques. Cette fois, il convient de les insérer à l’intérieur même d’une composition, à certains points clé. Ces lieux d’improvisatio consiste à partir de successions courtes pour se diriger vers des longues et d’alterner. Après chaque passage inséré, le motif (mot) clé de

Vātāpi Gaṇapatim: motif de base de l’improvisation (début de la composition)

Exemple d’apprentissage des kalpana svaraà partir de fragments des saraḷi variśai

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« Afin de comprendre la technique et l’esprit de l’improvisation, il y a un ordre d’apprentissage bien précis. Pour cela, il y a des rechantons… Après avoir appris trois ou quatre kṛti de cette manière [c’est-à-dire avec les passages improvisés pré-appris], ils peuve comment construire les successions mélodiques, suivant différents motifs et sur différents nombre de temps…des plus courtes aux emprunte aussi les idées des grands maîtres [compositeurs, interprètes]»**. Il s’agit non seulement de donner à l’étudiant un matériau mais aussi de lui permettre d’acquérir la souplesse mélodique et rythmiq mémoire: jongler avec les matériaux qui ont construit sa mémoire en les interchangeant d’une œuvre, d’une improvisation à l’autre lor Les compositions des grands maîtres prennent le relais, à la suite de ces exercices, et fournissent nombre de modèles d’improvisation no

* Forme musicale de prédilection des compositeurs de la Trinité Carnatique notamment (se prononce kṛti). ** Communication personnelle (décembre 200 ū

Une mémoire à trous (lieux de mémoire, polyvalence des modèles)

18 La pratique musicale carnatique est fondée sur une dynamique triangulaire: le maître, le concert (qui inclut depuis le XXe siècle l’enregistrement), la partition. Ces trois « lieux de mémoire» interfèrent sans cesse afin de faire exister l’œuvre.

19 Si dans la forme rāgam tānam pallavi, la part composée ne consiste qu’en un bref thème ou motif, toutes les autres formes du répertoire carnatique accordent une place déterminante à la composition. Inversement, si l’on regarde ce même répertoire du côté de l’improvisation, il convient de souligner que parmi toutes les formes interprétées en concert, seule celle appelée varṇam peut-être considérée comme close (ou presque): ainsi le varṇam est-il placé en ouverture de concert, comme un joyau – fixation de la mémoire – et modèle parfait de la tradition compositionnelle carnatique. Toutes les phrases musicales du varṇam sont des phrases types du rāga dans lequel il est composé: la mémorisation d’un ou plusieurs varṇam dans un rāga donné permet d’acquérir et d’avoir une image de la forme du rāga.

20 Toutes les autres formes sollicitent une part d’improvisation pour atteindre leur plénitude. Il s’agit alors d’improviser au sein de la composition: l’improvisation introduit l’œuvre (ālāpana), s’y insère et la développe (svara kalpana, niraval). De manière concise, il est possible de dire que le varṇam concrétise les règles techniques du langage musicale ( rāgaet tāla) et que les autres formes permettent d’expérimenter et d’exprimer ces acquis dans le domaine du sentiment (bhāva). L’improvisation n’est pas un simple ajout mais l’énonciation d’un non dit, réponse vitale à l’ouverture de l’œuvre.

Illustr. 5. Ālāpana dans le rāga Tōḍi, extrait d’un cahier de compilations de Girish Kūmar

Les interprètes élaborent leurs propres compilations suivant différentes méthodes. Celle ci-dessous consiste en une sélection de phr mémorisées, d’autres ont été transcrites à l’écoute d’enregistrements, d’autres enfin recopiées d’après les compositions du répertoire. L Exercice de mémorisation, de composition autant que d’improvisation notée, ce type de synthèse développe chacune de ces capacités. saurait cependant constituer en soi un ālāpana que l’interprète exécuterait tel quel. « J’utilise ce cahier et y note les phrases, les phr interprétée dans un autre rāga, cette compilation devra subir plusieurs modifications car il convient de respecter certaines règles prop Un même modèle vaut pour un nombre limité de rāga.

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* Communication personnelle de Girish Kūmar (novembre 2004).

21 Sur le plan strict de la technique musicale, l’un des rôles principaux de ces compositions est ainsi de donner des modèles et des processus de création. Elles sont abordées à la suite des exercices et des compositions pédagogiques et fournissent le matériau essentiel du répertoire. Celui-ci s’avère cependant très vaste. Chaque interprète suivant ses maîtres, ses attachements – qu’ils soient géographiques, historiques, affectifs – suivra donc certains choix consensuels, certaines œuvres phares, certaines pièces rendues célèbres par tel ou tel grand maître, certaines mélodies « à la mode», mais il effectuera également une sélection personnelle, support de sa mémoire et de son invention.

22 C’est là la petite cuisine de nombre d’improvisateurs mais, dans ce cas, quelle que soit la parcelle du répertoire que le musicien aura choisie – mémoire historique et collective – il ne se retrouvera pas autant cloisonné et obligé de devenir l’interprète de tel style, de telle période de l’histoire comme cela peut l’être, par exemple, dans la tradition classique occidentale. Car cette neutralité, cette économie et cette adaptabilité du savoir musical, présente dans les méthodes d’apprentissage, constitue également l’un des fondements du processus compositionnel, du point de vue musical du moins.

23 L’équivalence prévalente des techniques, des moyens, des codes mémoriels et l’ouverture des styles favorise cette véritable combinatoire. L’anachronisme et le contresens s’avèrent donc plutôt rares dans le domaine de l’interprétation de ces œuvres. Les compositeurs carnatiques ont en effet essentiellement exprimé leur style d’abord dans leurs poésies puis dans certains processus, certaines structures pas tant, et même assez peu, dans le langage musical lui-même qui est demeuré et demeure encore essentiellement commun. Le phénomène de la bhakti est en grande partie responsable de cette unification: l’importance que la composition a prise en Inde du Sud entre le XVIe et

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XIXe siècles révèle évidement celle de la sainteté accordée aux grands compositeurs. Si, dans le contexte de la bhakti, la croyance et la pensée ont reconnu de manière unanime ces saints personnages, la musique a également trouvé là un point d’ancrage qui est devenu une référence commune pour les interprètes. Une sorte de consensus s’est établi8.

24 L’ouverture des modèles et leur interchangeabilité opèrent donc aussi comme un processus clef du langage composé et improvisé et par conséquent de la mémoire. Telle tournure mélodique ou rythmique, tel principe de variation peuvent être réemployés, échangés d’une œuvre à l’autre avec certaines adaptations que l’interprète effectuera dans les règles du rāga et du tāla. « L’erreur» potentielle qu’il pourrait commettre serait avant tout une maladresse technique, le non respect de règles propres à la mélodie (rāga) ou au rythme (tāla), le manque ou l’excès. Ce que le jeu doit respecter vis-à-vis de l’œuvre, et apprendre d’elle, demeure une question de processus: forme et règles du rāga (essentielles notamment pour l’ālāpana), techniques de variation musicale (kalpana svara) et poétiques (niraval). Par exemple, il ne convient pas de complexifier trop les variations dans les compositions de Tyāgarāja qui a toujours prêché un idéal de simplicité.

25 Une composition, dans le contexte musicale carnatique, est le plus souvent une œuvre à trous et la mémoire est formée pour la combler et se construire, agir sur et selon son modèle. En d’autres termes, ces œuvres initient leur propre prolongement. La mémoire improvisatrice idéale construit à partir d’elles un répertoire d’idées, de processus, de formules – cela dès les premiers stades de l’apprentissage; dépassant leur fixité, elle ne cesse de les manipuler, de les intervertir, de les mêler. Parmi cette richesse de matière composée utilisable pour l’improvisation, la mémoire façonne ses propres espaces d’ouvertures et sa malléabilité. Le musicien (l’exécutant) effectue des choix à partir de cette offre mémorielle que lui livre les compositions, sorte de mémorandum qui lui permettra d’interpréter l’œuvre d’un autre. Deux répertoires parallèles ainsi se conjuguent avec pour unique objectif de ne pas se limiter à une simple répétition (cf. illustration 6).

Illustr. 6. Liens modèles composés et ālāpana. Kṛti Ramā Ramaṇa rā rā ō (Tyāgarāja)

« Nombre des compositions du répertoire ne sont autres que des ālāpana que le compositeur a circonscrits dans un tāla et un rythme pa lentement dans l’ālāpana que dans une composition. Pour pouvoir s’inspirer de compositions, afin de construire un ālāpana, l’interpr évidemment donnée par les maîtres avec qui il a travaillé ou qu’il a seulement écoutés. Les compositions elles-mêmes aussi offrent des (svara prāstara) les exemples qu’elles lui livrent.

Kṛti Ramā Ramaṇa rā rā ō (première phrase). Rāga Śaṅkarābaranam – Tāla ādi.

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Dans la première phrase de la composition, le sol (pa) est atteint juste après le fa (ma); dans l’ālāpana, on doit éviter de présenter ce degr dans ce rāga (nyāsa svara, « note de repos»). D’autres phrases doivent être ajoutées par l’interprète avant d’arriver sur le sol (pa).

Durant l’apprentissage, de nombreuses phrases de variation d’un même motif sont données et travaillées avec l’étudiant. Dans ce cas au

L’étape suivante, pour cet exemple d’ālāpana,sera d’atteindre le sol (pa).

* Dr Arimalam Padmanabhān, compositeur musicologue et chanteur carnatique, Pondichery: communication personnelle, décembre 2006.

Une mémoire créatrice (l’héritage carnatique)

Dans la plupart des cas, la peinture authentique de maintes figures célèbres et vénérables se perd dans un dédale de mythes et d’anecdotes. Mais ces faits, ce qui a été précisément adjoint par la tradition, NE doivent pas être ignorés, car ils représentent l’IMAGE que ces grands artistes ont engendrée dans les esprits des gens et la VALEUR que les gens ont perçue dans leurs vies et leurs créations. (N. Rajagopalan 1992: 64)

26 L’histoire, comme d’ailleurs la théorie, ne semble souvent valoir pour les musiciens et mélomanes de la tradition carnatique que si elle porte en elle un élan propre à insuffler l’inspiration et le geste créateur. Tel est le cas des systèmes de classification des rāga, des

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tāla ou de ces exercices de vélocité attribués à Purandara Dāsa qui sont le reflet d’une pratique et favorisent en retour, par l’usage, la création; tel en est-il sans doute de l’étude de la vie des grands compositeurs. Comme la pratique musicale, l’histoire fait appel à une mémoire agissante qui choisit et interprète.

27 Les historiens de l’Inde du Sud ne disposent que de très peu de faits vérifiables sur l’existence des grands compositeurs de leur tradition et notamment ceux de la Trinité. La dimension hagiographique a prévalu sur la recherche scientifique dans la constitution de leurs biographies. Les cartes ont été en quelque sorte brouillées dès le départ car si la vie, l’oeuvre du compositeur et sa pensée tendent à se confondre, ce phénomène fusionnel n’est pas seulement le fait des déformations et des variations de la tradition orale et écrite: il se situe aussi à la base de l’édifice car il est souvent le fruit même de ces compositeurs qui ont participé à façonner leur propre légende par leurs créations (poèmes de leurs compositions) et la manière de les transmettre à leurs disciples. Les évènements surnaturels qui jalonnent ces biographies trouvent ainsi, à plusieurs occasions, leur justification et certaines de leurs sources les plus fiables dans leurs écrits. S’ils se racontent et se dévoilent parfois, c’est sur leur pensée, leur personnalité non pas – ou fort peu – sur leur identité et leur parcours objectif ou alors ces faits d’état civil sont eux-mêmes exaltés et exhaussés par des prodiges de nature diverse. Tyāgarāja décrit ainsi son père Rāmabrahmam comme une incarnation de Rāma dans son cycle dramatique Prahlāda Bhakti Vijayam.

Illustr. 7. La vīṇā de Muttusvāmi Dikṣitar

Muttusvāmi Dikṣitar est aussi reconnu, outre ses qualités de compositeur, pour ses talents d’instrumentiste plus particulièrement comme joueur de vīṇā. Si l’inspiration du saint compositeur apparaît d’origine divine, l’instrument qu’il possédait est aussi censé lui avoir été légué directement par les dieux. Muttusvāmi Dikṣitar qui suivit son maître Cidambaranātha dans le Nord de l’Inde, aurait en effet reçu des mains divines une vīṇā, un jour qu’il effectuait ses ablutions dans le Ganges à Bénarès. Cet instrument qui, selon certaines versions, « surgit des eaux» comportait sur la caisse l’inscription du nom de Rāma. « Emerveillé au-delà de toute mesure, il apporta l’instrument devant son guru qui le bénit et lui dit: ‘C’est un don divin. Tu seras un maître de la et un grand compositeur’. […] Ce luth est censé avoir été préservé jusqu’à ce jour dans la maison des descendants de son frère Baluswami [Bālusvāmi Dikṣitar]» (Chaitanya Deva B.: 1992).

28 A l’instar de la bhakti, l’histoire renvoie à des choix individuels: elle est envisagée avant tout comme un legs et l’héritier s’avère libre de conserver ou d’abandonner telle ou telle partie de son bien ou de l’adapter: suivant ses origines, son vécu, son savoir, sa sensibilité, il modèle, ramifie son histoire. Comme les techniques d’apprentissage, comme les partitions, la mémoire historique semble laisser volontairement des trous, des lacunes apparentes que le jeu remplira. L’histoire est bien ici une logique personnelle avec tout ce que cela peut comprendre d’idées, de sensations et de sentiments subjectifs. Nous n’avons que faire de savoir si cela est arrivé ou non, l’histoire vraie importe peu. Mais ce que nous voulons rechercher, c’est l’émotion qui a précédé le chant. S’il s’agit de la tristesse, nous chanterons alors d’une manière plus triste… s’il s’agit de la joie, il convient de savoir quelle était la nature de cette joie. Nous ne rejetons pas ou n’acceptons pas ce qui se serait réellement passé. La notion de croyance est là: je suis libre d’y croire ou non. Mais cela est vrai. Qu’est-ce qui est vrai ? La

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musique est vraie. Le compositeur a exprimé sa peine, sa joie. Nous voulons que les faits soient musicaux. La croyance ne doit pas venir nous perturber. Que vous soyez compositeur ou interprète, votre devoir est d’abord d’exprimer le sentiment. Je ne crois pas en cette histoire, je ne veux pas croire en cette histoire: pourquoi gémirait-il après Rāma ? [il est fait ici allusion à Tyāgarāja, dévot de Rāma qui adresse sa supplique à son iṣṭadevatā9 dans maintes de ses compositions]. Ainsi, je ne gémirai pas et je ne chanterai pas ce chant ? Cela n’est pas utile. Pourquoi pensons nous ainsi ? C’est une expérience émotionnelle, il s’agit de savoir qu’est-ce que l’on ressent; chanter est une expérience émotionnelle. Nous croyons à l’expérience émotionnelle du compositeur»10.

29 Les compositeurs de la Trinité Carnatique, saints entre tous, ont exprimé par le truchement du langage musical leur parole de bhakta. Dévots, poètes et musiciens, ils ont cependant d’abord été les chantres d’une pensée et d’une attitude religieuses, celles de la bhakti. Dans ce contexte, ils n’ont pas seulement été regardés comme des adorateurs de leur divinité mais aussi comme l’une de ses incarnations, à travers leur propre personne et leurs compositions. Ainsi l’individu, la pensée, l’œuvre et la divinité ont-ils été amenés à partager en quelque sorte une destinée commune.

30 Loin de tromper, ces supposés ou véritables « ajouts de fantaisie» que sont les miracles, les prodiges inclus dans les biographies ne contredisent pas les rares faits dûment historiques mais les complètent car ils exhaussent l’inspiration que porte en elle l’œuvre. Ainsi, au-delà des querelles scientifiques et des croyances, sont-ils souvent considérés, du côté des musiciens, comme nécessaires à la réalité musicale (cf. illustration 8). Le fait que même les musicologues et les musiciens les moins enclins à se référer aux miracles citent certains d’entre eux témoigne du moins, si ce n’est de leur historicité, en tout cas de leur valeur, de leur reconnaissance dans la conscience collective et, qui plus est, de leurs effets poétiques – il conviendrait aussi de dire de leur charme au sens magique du terme. Car si la raison peut les dénier, l’imagination – et avec elle l’inspiration – semble captivée par ces phénomènes extraordinaires.

31 Illustr. 8. Polémiques historiques autour de Purandara Dāsa

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Le cas de Purandara Dāsa donne lieu depuis une vingtaine d’années, suite notamment aux célébrations du quatre centième anniversaire de sa naissance, à de multiples débats contradictoires qui demeurent davantage l’affaire des universitaires que des musiciens et des dévots. Ces derniers parfois les ignorent – les jugeant inutiles – parfois s’inquiètent – les considérant comme « dangereux»: inutiles, puisque s’il s’agit de vies de saints, l’enquête ne semble point nécessaire pour ceux qui portent leur croyance vers Purandara Dāsa; dangereux puisque l’image mythique de Purandara Dāsa constitue une source d’inspiration essentielle pour l’interprétation. Ignorer ce que certains appellent légendes et mythes serait alors « […] détruire cette image fruit d’une si grande ferveur depuis des siècles et réduire à néant l’immense foi et la grande valeur des mélomanes, des musiciens attachés à Dāsa, en même temps que l’inspiration qu’ils tirent de ses compositions. […] Peut-il toujours [dans ce cas] continuer à être appelé un saint ? Voilà le point crucial du problème. Cela ne s’arrêtera pas à Purandara Dāsa. La crédibilité de maintes autres grandes figures se trouvera également en péril» (N. Rajagopalan 1992: 64). « Dr. Sastri, en chercheur chevronné et consciencieux, a, à juste titre, mis en doute le bien fondé de ces croyances. Il est même allé jusqu’à poser la question de savoir si Purandara Dāsa était aussi savant qu’on le proclamait et ainsi qui fut son maître; s’il avait jamais écrit aucun traité et pourquoi son nom, excepté la référence faite dans l’Annamacharya Charithamu de Chinna Tirumala, n’apparaissait nulle part que ce soit dans la littérature, les inscriptions et autres sources de son temps. Il est vrai que cette manière d’appréhender Purandaradasa n’a pas reçu le même suffrage que l’étude de sa pensée religieuse et philosophique, les richesses littéraires, émotionnelles de ses chants, leur message à propos desquels nous disposons d’une importante littérature. Ses héritiers se sentent sans doute davantage concernés par ces domaines – le chemin de la libération – qu’ils ne se perdent en d’ennuyeuses et pragmatiques considérations sur les talents de musicien de Purandaradasa ou les qualités musicales de ses chants. Pour ceux qui n’ignorent pas la dimension historique de la tradition musicale indienne, ces croyances apparaissent caduques. Les exercices solfégiques comme les Alankaras sont déjà décrits à l’époque de Matanga c’est-à-dire mille ans avant Purandaradasa. Et le qui comporte toutes les altérations de Mayamalavagoula est connu seulement depuis le XVIIIe siècle, bien après la mort de Purandaradasa. […]. En ce qui concerne le Gita et d’autres formes [dont l’invention est parfois attribuées à Purandara Dāsa], il suffit de se tourner vers les textes anciens pour se convaincre que de telles compositions étaient en usage, en sanskrit ou en langues vernaculaires, depuis fort longtemps […]. En dépit de tous ces faits, la croyance que Purandaradasa soit l’initiateur de la musique carnatique d’aujourd’hui demeure solide non seulement au Karnataka mais partout où ce système musical prévaut. Même si bien d’autres Haridasa* ont composé d’innombrables pada, suladi, etc., certains d’une qualité littéraire supérieure à celle des compositions de Purandaradasa, ce dernier seulement demeure vénéré comme ‘Pitamaha’ dans le monde de la musique carnatique» (B.V.K. Sastry 1994: 88-89).

* Hāridasa: serviteur de Dieu.

32 Ce véritable art de la variation biographique apparaît non seulement comme une attitude religieuse (bhakti) mais aussi artistique. Il est le fruit de l’expérience intellectuelle et émotionnelle des auteurs eux-mêmes. Les disciples, les élèves, les interprètes et les mélomanes le pratiquent et le renouvellent par des histoires analogues à celle citée en début de cet article (Le faux pas d’Anūp). Comme une sorte de work in progress, la mémoire –

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une mémoire en mouvement – entretient l’œuvre – les œuvres et la vie de leurs créateurs – oriente son interprétation, l’inspire, la régénère.

Improviser sans trous de mémoire

33 Il n’est en l’instant possible que de rester au stade du constat: si le passé et le présent sont envisageables, l’avenir quant à lui ne peut être appréhendé. Qui plus est, toute analyse, toute critique demeurent toujours en partie le fruit d’une interprétation subjective. Il ne serait en outre être question de porter un quelconque jugement mais seulement un certain regard sur un état contemporain de faits non à un devenir ou à toute une culture.

34 C’est là sans doute un phénomène qui concerne nombre de pays et de cultures du monde… mais force est d’observer que la tradition carnatique aspire, depuis plusieurs décennies, à davantage fixer sa mémoire. Tel en est-il – encore ponctuellement mais toujours un peu plus – de son appréhension de l’histoire musicale; tel en est-il également de sa manière d’interpréter les compositions du répertoire. Si l’histoire en tant que science et l’inventivité historique de la tradition font de plus en plus le grand écart, la composition prend quant à elle un pas certain sur l’improvisation. Cela ne résulte pas tant d’une baisse de niveau de la part des interprètes, d’un accès de paresse que d’une volonté de préserver le patrimoine, d’en explorer avec exactitude les moindres traces, de ne pas faillir face à la perfection de ses modèles. Les parcours de la bhakti changent et les idéaux se déplacent: l’œuvre devient un point d’arrivée là où elle a été conçue comme un chemin. Il y a aussi la nécessité de faire carrière, l’influence grandissante des goûts du public et ceux de la pop music occidentale.

35 Ainsi, depuis le tournant des années 1960 – démocratisation du poste radio, de la cassette et du disque11 – nombre de concerts, de plus en plus calqués sur les standards de l’enregistrement et de la radio (indienne et internationale), tendent-ils à se réduire à une panoplie de compositions. Ces dernières, délestées de la plupart de leurs passages improvisés, s’écourtent et là ou deux ou trois d’entre elles généraient autrefois une heure ou plus de musique, en faut-il à présent une dizaine pour occuper le même espace de temps. Qui plus est, nombre de formes musicales ne sont plus guère interprétées: celles cultivées par les compositeurs de la Trinité, tout particulièrement le kṛti, dominent très largement et ce choix engendre sans doute une certaine monotonie.

36 L’ouverture inhérente au langage, aux formes se referme davantage sur ses modèles, pourtant conçus par leurs auteurs comme une invitation au génie créatif, au dépassement et non comme des versions définitives. L’improvisation tend alors à se figer en des compositions passe-partout feignant parfois une liberté de création et de mémoire. L’impasse semblait, par la nature même du génie compositionnel carnatique et le contexte de la bhakti, certes facile à suivre et il n’est finalement guère condamnable qu’un certain nombre de musiciens s’y soient glissés. On se targue parfois d’improviser, on annonce au public des prouesses d’invention – qui plus est lorsque celui-ci est étranger – là où l’on exécute sa leçon – ce qui n’exclut ni virtuosité ni verve – là où l’on manipule adroitement ses ficelles. Les formes alors se figent, la composition gagne du terrain, la mémoire se normalise. Devenue parfaite, jouissant de ses collections, elle se conforte d’elle-même et écarte l’aventure.

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BIBLIOGRAPHIE

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SASTRY B.V.K., 1994, Was Purandaradasa the precursor of Karnataka Music ? in The Journal of the Music Academy. vol. LXV. Chennai: The Music Academy Madras.

NOTES

1. Jean-Paul Auboux avait appris la flûte carnatique auprès du fameux K.S. Gōpālakrishnaṉ qui le reconnut pour unique disciple. Outre les cours de flûte qu’il me prodigua, il me permit d’affiner mes connaissances sur certains aspects de la musique carnatique par sa clairvoyance, l’amitié et la confiance qu’il m’accorda. 2. D’après une communication personnelle de P.N. Rāghava Kuṛuppụ), chanteur de chant sōpānam, Kerala. 3. « Sage» (se prononce rishi). 4. Type de cithare indienne. 5. Poète classique indien, auteur de la version la plus fameuse du Rāmāyaṇa. 6. Śyāmā Śāstri (1762/63-1827), Tyāgarāja (1767-1847), Muttusvāmi Dikṣitar (1775-1835). 7. Purandara Dāsa (1484-1564), compositeur, principalement de chants dévotionnels. Considéré comme « l’aïeul» (pitāmaha) de la musique carnatique actuelle. 8. Voir à propos de ces questions de style: CONTRI (Fabrice), Le style et le sacré dans la tradition carnatique, 3e Congrès du Réseau Asie, sept. 2007. Article disponible sur Internet: www.reseau- asie.com. 9. Iṣṭadevatā (sanskrit): divinité d’élection, de iṣṭa(désiré, désirable, aimé; choisi, préféré) et devatā (divinité, déité, idole). 10. Dr Arimalam Padmanabhān, communication personnelle, décembre 2006. 11. L’Inde du Sud a été depuis les premières années du XXe siècle particulièrement ouverte à ces innovations technologiques. Aujourd’hui, des studios d’enregistrements de qualité sont quasiment présents dans toutes les villes de taille moyenne, une pléthore de chaîne TV et de radio locales vient encore enrichir la programmation musicale de la radio nationale dont « le patronage gouvernemental en matière de musique a commencé en 1927 avec l’ouverture de deux stations radiophoniques à Bombay et Calcutta, puis a développé son réseau dans l’ensemble du pays à partir des années 30 pour adopter, dès 1936, le nom de All India radio» (Guillebaud 2008:

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119).Si les effets de tels phénomènes ont été positifs en matière de promotion et de soutien financier artistiques, ils ont aussi nécessairement modifié certains habitus. La tradition carnatique – depuis longtemps centralisée autour de saints compositeurs reconnus, enseignés, joués dans tout le Sud – a été d’autant plus sensible à ces influences que le consensus esthétique dans le domaine musical s’avérait beaucoup plus fort qu’en Inde du Nord. Ainsi, la standardisation ici constatée s’est elle sans doute effectuée avec d’autant plus de rapidité et de facilité.

RÉSUMÉS

Objets sacrés, œuvres de saints poètes et musiciens – apprises, transmises, transcrites, ressassées, compilées avec un soin extrême – les pièces musicales des « grands compositeurs» (vāggēyakāra) de la tradition musicale de l’Inde du Sud soulèvent un étrange paradoxe. Si cette sacralité semble induire par nature, dans le cadre de l’interprétation, un respect exact et définitif de l’objet légué, le contexte socioreligieux de la bhakti implique au contraire sa constante réactualisation. Cette forme particulière de l’hindouisme qui instaure une relation de proximité entre le croyant et la divinité, apparaît en effet comme une expérience de l’immanence divine. La réalisation de l’œuvre, dans ce contexte, ne saurait se cantonner à une reproduction à l’identique. Ainsi se pose la question de la transmission comme facteur de préservation de l’héritage mais aussi génératrice, à partir de ce dernier, de création. Comment garantir la pérennité d’une œuvre si la condition idéale de sa réalisation recherche avant tout une continuelle mise à jour ? Les compositeurs carnatiques de la Trinité, depuis deux siècles vénérés, ont en ce sens inclus dans maintes de leurs pièces, certains modèles d’improvisation, certaines structures destinées à être vidées de leur premier contenu afin de renaître par l’entremise du génie propre de l’interprète. Ce double jeu permanent d’une mémoire garante de l’identité d’un répertoire et d’un langage, mais aussi insufflatrice de nouveaux élans, ressort également avec évidence dans le système d’écriture carnatique (la partition musicale) dont les apparentes lacunes sont autant de trous volontaires stimulateurs de mémoire.

AUTEUR

FABRICE CONTRI Fabrice Contri est né en 1969 à Phnom-Penh. Conjointement à l’étude de la musique classique occidentale (CNR de Boulogne-Billancourt et CNSM de Paris ; Université Sorbonne-Paris IV), il se consacre aux musiques traditionnelles et notamment à celles de l’Inde du Sud (recherches sur les musiques classiques et rituelles). Après avoir été, pendant plus de 4 ans, professeur chargé de la programmation au CNR de Boulogne-Billancourt et avoir enseigné l’ethnomusicologie dans ce conservatoire et en Universités (Poitiers, Angers – UCO), il est depuis 2001 professeur au CNSM de Lyon.

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Le cahier de Zhou Wenting Un cahier de musique traditionnelle

François Picard

« Aide-mémoire»1

1 L’attribution aux notations musicales traditionnelles et en particulier extra-européennes du qualificatif d’« aide-mémoire» est-elle le résultat d’une analyse basée sur une constatation objective ? Est-elle vraie ? N’est-ce pas une stratégie de mise à distance d’un objet dangereux, car il remettrait en cause l’idée que la civilisation européenne est la seule à avoir utilisé l’écrit comme support de pensée ?

2 L’observation de l’usage effectif de partitions, en particulier la distinction entre manuscrits et imprimés, impose évidemment une description et donc une analyse qui va bien au-delà de leur caractère d’aide-mémoire. Nous sommes alors dans des stratégies de légitimitation au sein de processus qui sont bien évidemment ceux d’une tradition.

3 L’analyse réflexive de la considération par les observateurs européens de la partition comme aide-mémoire nous en dit beaucoup sur leur image de l’altérité: comme le dit l’expression (cf. LACITO: Langues et civilisations à tradition orale), ce qui caractérise aux yeux de l’Européen les cultures autres, c’est, par contraste avec l’européenne, leur oralité, qui va de pair avec leur capacité supposée illimitée de mémoriser. Dans ce processus, ce qu’est une tradition est soigneusement évité, puisque la mémoire est d’emblée donnée comme caractérisée à la fois comme remise au présent d’un passé et comme support peu fiable.

4 Du point de vue asiatique, ou de celui de la tradition, tout est évidemment différent.

Zhou Wenting, Yinyue pu (Cahier de musique)

Description matérielle

5 Manuscrit de Zhou Wenting 周文亭, intitulé Yinyue pu 音樂譜 (Cahier de musique), province du Hebei, district de Shijiaying ( ?), non daté, copie 1/2 [double ?] format de la

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copie A5 de Sun Lingling, donnée par Zhou Wenting. 30 feuillets + page de titre. Notation gongche sans parole. Numérotation des pages de la main de Lingling. Réordonné par François Picard: à part la page 24, qui doit se trouver au début, tous les couples de pages sont inversés, sauf le dernier.

L’histoire d’une découverte

6 Sun Lingling 孫鈴鈴 est la chef de chœur du Chœur catholique chinois de Paris avec laquelle j’ai monté, pour Jean-Christophe Frisch, la restitution de la messe des Jésuites de Pékin, d’après le manuscrit Musiques sacrées transmis par Joseph-Marie Amiot en 1779 et conservé à la Bibliothèque Nationale de France (Picard 1999). Sun Lingling est elle-même catholique et originaire de la province du Hebei, qui entoure Pékin. Comme elle se rendait dans son district natal pour contacter des catholiques, je lui demandai de se renseigner pour savoir s’il n’y avait pas des gens qui chantaient ou jouaient encore des airs qui pouvaient être similaires à ceux que nous jouions ensemble. Je précise que la constitution chinoise interdit formellement aux étrangers comme moi de se mêler de religion, et que les catholiques de la province du Hebei passaient à cette époque pour être en rébellion. Cette région a, de plus, vécu au XXe siècle des troubles violents liés à la religion (Jones 2004). À son retour en France, Lingling m’annonce qu’effectivement elle a trouvé quelque chose, ce manuscrit dont elle a pu faire une copie, mais qu’un ancien lui a dit que plus personne ne jouait cette musique depuis longtemps, et que c’était bien dommage.

7 Elle avait visité de très nombreux villages, et ne se rappelait plus précisément d’où provenait le manuscrit, ni donc où habitait Zhou Wenting. Quelque temps plus tard, avec une mission du GSRL (Groupe de Recherches Sociétés, Religions, Laïcité) et des Années France-Chine, je pus me rendre à mon tour dans le Hebei, accompagné de Shi Kelong, formidable chanteur avec qui je travaille depuis plus de vingt ans, né à Tianjin mais originaire d’une famille catholique du Hebei. Nous prenons contact avec des musicologues locaux et nous les rencontrons sur place; mais il est évidemment impossible de localiser Zhou Wenting. Les partitions ne représentent, pour les musicologues locaux, rien de spécial: des cahiers de musique comme cela, on en trouve des quantités, et il y a encore des musiciens actifs dans les associations de certains villages. La ressemblance que je leur annonce entre ce cahier de M. Zhou et un manuscrit transmis en France il y a plus de 200 ans ne leur fait aucun effet.

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Fig. 1. « Shen’er fu» (Ave Maria), ms. Zhou Wenting 10-11.

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Fig. 2. « Shen’er fu» (Ave Maria), ms. Amiot 5.

Fig. 3. « Shen’er fu» (Ave Maria), ms. Amiot 5, transcription François Picard.

Contexte

8 Selon les propos de Zhou Wenting – rapportés par Sun Lingling dans un entretien du 4 janvier 2000 –, les musiques dateraient de Kangxi; un mandarin (guan) nommé Liu aurait rapporté de la musique de cour que les paysans jouaient à la messe. Ils la jouaient jusqu’il y a peu, mais ils avaient arrêté parce que les jeunes préféraient les instruments occidentaux. Les vieux aimeraient bien la rejouer mais ils manquent de moyens pour acheter des instruments. À la télévision, ils ont vu des ensembles du Yunnan

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(probablement la musique Dongjing) qui jouaient des partitions très anciennes, tout à fait semblables aux leurs.

Contenu

9 Le manuscrit de Zhou Wenting comprend trois parties, non distinguées mais qui se succèdent: — ages 1-12: les musiques sacrées catholiques, soit dix pièces toutes déjà incluses dans le recueil « Musique sacrée» d’Amiot, 1779. Une pièce étant répétée, il s’agit de neuf pièces différentes sur les treize du recueil « Musique sacrée» d’Amiot. — ages 13-25: seize pièces de musique Shifan, identiques à celles qu’on trouve dans le premier recueil de Divertissements chinois d’Amiot, 1779, « Airs de Musique pour les voix et instruments au son aigu, qu’on peut jouer et chanter dix fois» (Xi shifan yinyue pu), soit la suite complète dans le même ordre mais avec omission des pièces 15, 17 et 18. Par ailleurs, la plupart de ces pièces se retrouvent dans une suite instrumentale de Shifan, fin de la région de Tianjin. Dans l’un et l’autre cas, on trouve quelques inversions de titre, ce qui est un phénomène classique. — ages 25-30: cinq pièces de musique Shifan. Les deux dernières se trouvent dans une autre suite d’Amiot, le troisième cahier des Divertissements chinois, pièces 11 et 7. Il reste donc trois pièces qu’on ne trouve pas dans les envois d’Amiot: Bainiao chaofeng, un air pour hautbois du Shandong, Shuilong yin, un nom de timbre répandu, et Baban, le timbre le plus répandu de toute la Chine dans une version standard.

Musique sacrée

Zhou Wenting Amiot

1 洒聖 Sa Aspersion de l’eau bénite. 水 shengshui

1 初行工 Chuxing 2 初行 Chuxing Actiones nostras quæsumus domine gongfu 工 gongfu aspirando præveni et adjuvando prosequere &c.

1 天主經 Tianzhu 3 天主 Tianzhu jing L’oraison dominicale ou le Pater. jing 經

2 聖母經 Shengmu 4 聖母 Shengmu La salutation angélique ou l’ave &c. jing 經 jing

3 奉事聖 Fengshi 6 三弟 Sandixima Sanctissima. C’est une prière 母經 Shengmu 西瑪 à la Ste Vierge. jing

6 卑汙罪 Beiwu 8 卑汙 Beiwu Acte d’humilité. 人 zuiren 罪人 zuiren

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7 已完工 Yiwan 13 已完 Yiwan Prière après l’office. 夫 gongfu 工夫 gongfu

7 舉揚聖 Juyang 9 舉揚 Juyang Prière à l’élévation de l’hostie. 體 shengti 聖體 shengti

8 卑汙罪 Beiwu 8 卑汙 Beiwu Acte d’humilité. 人 zuiren 罪人 zuiren

9 欽敬聖 Qinjing 7 聖體 Shengti jing Prière au St Sacrement. 體仁愛 Shengti 經 經 ren’ai jing

10-11 申爾福 Shen’er fu 5 申爾 Shen’er fu L’antienne Salve Regina &c. 福

10 舉揚 Juyang Prière à l’élévation du calice. 聖爵 shengjue

11 聖時 Sheng shi Prière pendant que le Prêtre donne la communion.

12 良善 Liangshan Prière à Jésus-Christ.

10 Sur les treize prières chantées d’Amiot, neuf figurent donc dans le cahier de M. Zhou, à travers une transmission longue, invisible sinon secrète, ayant traversé persécutions, guerres, massacres, interdictions, Révolution culturelle. Certains des titres ont changé, comme la « Prière au Saint-Sacrement» ou le « Sanctissima». Mais les musiques n’ont pas changé. Remarquons que les paroles sont omises du cahier de Zhou. Mais en Chine, comme ailleurs dans le monde, les chanteurs lisent rarement la musique, et le texte était vraisemblablement transmis par des cahiers séparés. En revanche, contrairement à ce qui s’est passé avec la proscription du bouddhisme en 842, les titres n’ont pas été modifiés pour cacher leur appartenance religieuse. Au contraire, un titre d’un air d’une suite profane a été modifié pour devenir « Tianshen ge» (Chant de l’esprit céleste).

Le cahier de musique Shifan de Liu Chuqing

11 En 1992, Liu Chuqing 劉楚青, directeur musical d’un groupe de Shifan de Tianjin qui a survécu à la Révolution culturelle mais dont il croit sentir la fin, décide de publier son répertoire.

12 J’ai pu identifier, dans ce recueil en notation chiffrée, une suite tout à fait similaire à celle de Zhou Wenting (1999) et au premier des trois Divertissements chinois transmis par Amiot en 1779. À Tianjin, la suite Re shentan 爇沉檀 (L’aloès et le santal brûlent) (Liu Chuqing 1992: 368-376 et 377-394) appartient au genre Xi shifan 細十番, « Shifan fin», ou « grand Shifan», qui se distingue des genres Shifan grossier et Shifan orné par les percussions: xing 星 (petites cymbales), tang [luo] 湯鑼 (gong), pu [bo] 鋪鑮 (grandes cymbales), gu (tambour). Parfois, les cordes et vents jouent seuls, parfois les percussions, parfois les deux ensemble. Il y a quatre suites, celle-ci est la quatrième. Avec Jean-Christophe Frisch

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(Frisch & Picard 2004, plage 14), nous avons pu faire jouer une version des trois suites mêlées, intercalées ou superposées: celle d’Amiot, celle de Liu, celle de Zhou.

13 La version Zhou comprend une interpolation (section Hou fengyun) qui représente une des combinaisons de modulation pentatoniques les plus extraordinaires et raffinées de la musique chinoise connue. Tan Longjian, seule musicienne à avoir reçu directement le répertoire de la musique des divertissements de la cour impériale, en joue une version magistrale (Picard 2004 plage 14, à 18’30).

Fig. 4. « Hou fengyun» (Harmonie, postlude), ms. Zhou 23-24.

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Fig. 5. « Hou fengyun» (Harmonie, postlude), ms. Zhou 23-24, transcription François Picard.

Zhou Amiot Tianjin Titre Titre traduction d’Amiot Amiot Amiot

12 1.0 4.1 小亮調 Xiao Liang Prélude [sans titre dans Zhou] diao

12 1.1. 4.2 前風韻 / Qian Accord ou harmonie des vents qui soufflent 前丰韻 fengyun par devant

13-14 1.2. 4.3 折桂令 Zhegui ling Façonner les branches de cannelier.

15 1.3. 4.4 中風韻 Zhong Accord ou harmonie des vents du milieu. fengyun

15-16 1.4. 4.5.1 雁兒落 Yan’er luo Descente de l’hirondelle.

15-16 1.5. 4.5.2 得勝令 Desheng Publication de la victoire. ling

4.6 頭段丰韻 Fengyun 1

17 1.6. 4.7 卦玉鉤 Guayu gou Crochet à suspendre les pierres de yu.

4.8 二段丰韻 Fengyun 2

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17 1.7. 4.9 七弟兄 Qi diqiong Les 7 frères.

4.10 三段丰韻 Fengyun 3

17 1.8. 4.11 收江南 Shou La prise ou la conquête du Jiangnan. Jiangnan

4.12 四段丰韻 Fengyun 4

19 1.9. 川撥棹 Chuanpo Agitation des eaux dans les confluents. zhao

19 1.10. 4.13.1 雁兒落 Yan’er luo Descente de l’hirondelle (cet air est différent du premier qui porte le même nom).

4.14 五段丰韻 Fengyun 5

20 1.11. 4.15 天神歌 Tianshen ge Chant de l’esprit céleste.

20-21 1.12. 梅花酒 Meihua jiu Vin de la fleur meihua

僥僥令

21 1.13 4.16 園林好 Yuan lin La beauté des jardins et des forêts. hao

22 1.14. 沽美酒 Gu meijiu Faire provision d’excellent vin.

23-24 1.16. 後風韻 Hou Accord ou harmonie des vents qui soufflent fengyun par derrière.

25 1.19. 清江引 Qingjiang La conduite des différentes eaux dans les yin eaux du Qingjiang.

14 Le cahier de Zhou Wenting se continue avec cinq pièces, dont deux se retrouvent dans un autre divertissement transmis par Amiot, le troisième.

Zhou Amiot Tianjin Titre Amiot Titre Amiot traduction d’Amiot

25-26 百鳥朝鳳 Bainiao chaofeng Cent oiseaux cherchent leurs nids

26 水龍吟 Shuilong yin Déclamation du dragon d’eau

26-27 八板 Baban Huit battues

27-28 3.11 將軍令 Jiangjun ling La publication du général

29-30 3.7 到夏來 Dao xia lai L’arrivée de l’été

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15 Pour la partition vocale des percussions xing tang pu 星湯譜, qui se trouve à la page 30 du manuscrit Zhou Wenting, voir Liu Chuqing (1992: 408).

Un cahier de musique, mémoire, trace, histoire

16 Reprenant notre chemin au début, nous allons maintenant tenter d’analyser la nature de ce cahier de musique: Stephen Jones (2004) a étudié longtemps ces associations de musique du Hebei; il a montré qu’elles avaient une fonction religieuse que je qualifierai de paraliturgique; bien souvent, les musiciens des associations jouent autour d’une table; leur cahier de musique est posé dessus, et ils jouent les yeux fermés (Ibid.:1995, 99 plate 6). Un tel usage tend à prouver que le cahier est non un simple benzi 本子, mais un jing 經, un sūtra; du moins, la même pratique de l’écrit est-elle attestée dans les rituels bouddhiques et taoïstes. Au Japon, un des rituels consiste même à lire de manière symbolique: on frappe le livre posé sur la table, et on le passe dans la pile des textes lus. L’usage de ce cahier montre que la fonction de l’écriture est autre chose qu’un aide- mémoire. Le premier geste que j’ai appris dans mon premier cours de musique chinoise, avec Chen Shui-cheng, a été de recopier moi-même à la main la partition fournie par le professeur.

17 Le cahier de musique de M. Zhou est un sūtra, mais il est aussi un livre de recettes, comme ces cahiers dans lesquels on note une recette de cuisine après qu’on l’a essayée et appréciée.

18 En Chine, on peut avancer que le cahier de musique est aussi trace, témoignage d’une transmission accomplie et légitime. Je rapprocherai ce sens de l’objet transmis dans le bouddhisme chinois, où cela s’appelle la « transmission de la lampe» (ch. chuandeng jap. dentō 傳燈), comme dans les mémoriaux de la transmission de la lampe de l’ère Jingde (Daoyuan 1004, pour la date voir Adamek 2000: 61) ou la transmission de la robe (jap. den’e /ch. chuanyi 傳衣): « On transmit d’abord la robe du Buddha, puis on transforma en transmettant la robe et le bol du moine, ses seuls objets personnels» (Seidel 2003: 1171-78).

19 Pour ce qui est de la musique européenne médiévale, les historiens, après avoir totalement revu leur vision et revalorisé le caractère de la notation traditionnelle comme étant bien plus qu’un aide-mémoire incomplet, en sont venus à déconstruire la déconstruction. Ainsi Caldwell (1994) critique le chapitre de Hendrik van der Werf intitulé « The Raison d’etre of Manuscripts» comme étant « extrêmement naïf» ( exceptionally candid). Ce dernier met au premier rang la fierté de la propriété et le prétendu « instinct de collectionneur», et prend pour argument la faible possibilité que l’état rudimentaire de l’écriture donne à un interprète ne connaissant pas bien la pièce de se servir de la notation pour se la rappeler.

20 Voici donc l’ethnomusicologue historien de la musique asiatique de nouveau seul face à son matériau. Contrairement à ce que je pensais, la question de l’écriture n’est toujours pas tranchée par les historiens de la musique européenne, quelques décennies après Goody (1987).

21 Le cahier de musique de M. Zhou contient donc textuellement des pièces relevées en 1779, et la comparaison de l’écriture atteste une transmission exacte et sans variante. Les noms des pièces peuvent changer, mais pas le ton dans lequel elles sont écrites. Contrairement aux apparences chronologiques, rien ne nous dit que le cahier de M. Zhou dérive du

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cahier recopié par Amiot et que la tradition ait perdu des pièces. En effet, « Ma André était un des Préfets de la Musique qui se fait dans notre Eglise. Comme il possédait éminemment la théorie et la pratique de cet art, il avait noté quelques prières qui manquaient à celles que nous avions déjà» (Benoist 1770). Ma est mort jeune en 1768. Il est possible, à défaut d’être probable, que le cahier de Zhou reflète un état plus ancien que celui d’Amiot. Cependant, l’absence de la « Prière à l’élévation du calice», alors que figure la « Prière à l’élévation de l’hostie», semble plutôt indiquer un oubli.

Quelques usages des cahiers de musique

22 Afin de trancher la querelle, je voudrais rapprocher le cahier de musique de M. Zhou de quelques autres cahiers.

23 Maître Chen Zhong, auquel j’ai consacré trois disques et un portrait, était le professeur de mon professeur de flûte. Après dix ans de fréquentation, quelques enregistrements et concerts, de nombreux banquets, d’innombrables ballades et conversations, et un cours qu’il m’a imposé, il m’a donné son propre cahier de musique polycopié (Chen Zhong 1994): dix pièces, dont certaines dans des versions bien connues et imprimées, mais toutes ici de sa main. Il ne s’agit évidemment ni du répertoire au sens banal de l’ensemble des pièces que l’on peut jouer à la demande, ni encore de l’ensemble des pièces que l’on a jouées dans sa vie; il ne s’agit évidemment pas d’un aide-mémoire… bien au contraire: Gao Zhiyuan et moi devons enregistrer, en modestes accompagnateurs du maître, une de ces dix pièces et nous devons donc jouer selon la version dont il nous a donné la partition: la sienne. Maître Chen se trompe, rajoute un temps à une tenue, nous nous décalons, il s’arrête, nous gronde, recommence, enlève un temps ailleurs, s’arrête, nous gronde et se fâche avec son ami de trente ans qui avait osé lui répliquer que c’était lui qui s’était trompé. L’écrit transmis par Chen et retiré de son propre cahier n’a pour lui ici clairement aucune fonction d’aide mémoire, et pour nous, il ne fait que nous empêcher d’écouter. J’ai employé en passant le mot « répertoire» qui convient bien car il désigne aussi, aux côtés d’agenda (les choses à faire) et de vade-mecum (viatique, les indispensables du voyageur), ce carnet d’adresses qui retient les noms et d’où l’on élimine en le recopiant d’année en année les noms des personnes perdues de vue, oubliées, disparues. Ce répertoire, dans les langues alphabétiques, a pour entrées les initiales du nom.

24 Frédéric Loth (2008), dans son mémoire de Master, s’entretient avec un musicien de bal qui avait un cahier aide-mémoire: F. L.: Tu avais un cahier ? [note 32: Pierre Leau est un bon lecteur, il mémorise difficilement mais il lit et connaît plus de deux cents morceaux, suffisamment bien pour entraîner notre orchestre autour de lui !] Pierre Leau: Là, j’ai des plastiques pour les mettre, mais avant j’avais pas ça… J’avais des feuillets où j’mettais tous les pasos dans un, toutes les valses dans un autre, tous les tangos dans un autre, tous les boléros dans un autre, toutes les sambas dans un autre, comme ça, quand on cherchait quèqu’chose… Mais ceux qu’on joue toujours sont tous en même temps… Des morceaux qui dansent facilement et que les gens aiment… J’ai été habitué… à ne jamais jouer deux morceaux en suivant, c’est-à-dire que si on joue un paso, la danse d’après on va faire une valse, on va pas faire 2 ou 3 valses, après on passe à un boléro ou à un tango, ou un baïon… [note 33: Baïon: danse brésilienne apparue dans les années 1950, rythme binaire, 4 temps, tempo plutôt lent].

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25 Mais ce même musicien, Pierre Leau, lui raconte aussi cette histoire, belle, étrange et significative d’un autre usage du cahier de musique traditionnelle: Il était usagé, mon accordéon, y’avait plein d’notes qui étaient fausses, il jouait tout seul… le vent passe !… Ma femme me dit: « Ben t’as qu’à t’en acheter un autre !» J’avais été dans une maison d’musique… Dis donc, ça coûte cher… et puis en lisant l’journal un soir (sans doute L’Yonne Républicaine), y’en avait un à vendre à côté d’Auxerre… J’dis: « J’vais aller l’voir.» C’était ben çui qu’j’ai là. Elle dit: « Ben y’a déjà quelqu’un dessus»… J’l’ai essayé, ouais il a un beau son, il a un beau son, il roule, et puis j’dis: ‘‘Vous avez p’têt’ des partitions aussi ?» Oh ça, ça lui en a bouché un coin, la dame elle dit: « Oui, j’ai c’qui faut en partitions»; elle va m’chercher un cahier, un cahier d’école, d’enfant, puis elle me montre ça: y’avait tous les noms des titres, dessus, comme « Boire un p’tit coup», « Riquita»… « – Ben, j’dis, c’est quoi ça ? – Ben, c’est les partitions. – Mais comment qu’il faisait vot’ mari pour jouer avec ça ? – Ils étaient dans sa tête…» Il jouait de routine si on peut dire, il entendait des morceaux à la radio… Il avait été à Paris acheter l’accordéon, il en avait un vieux avant…

26 Retour à la Chine: pour préparer des concerts avec mes amis musiciens de Fleur de prunus, Wu Suhua, Yang Lining, Shi Kelong, Wang Weiping, Lai Longhan, j’ai un carnet dans lequel j’ai noté le nom des morceaux à notre… « répertoire».

Quanzhou, Fujian

27 À Quanzhou, Fujian 福建泉州, ville chargée d’un passé et d’un présent d’art et de culture, où spécialistes des rituels taoïstes, du bouddhisme, des musiques traditionnelles (Nanyin 南音), de l’opéra (Liyuan xi 梨園戲), des marionnettes (Ka-lé / Guilei 嘉禮 傀儡戲 ou Mu’ou xi 木偶戲) se succèdent comme en un pèlerinage, j’ai vécu avec les moines et avec les marionnettistes à fils. Leur musée du théâtre expose les livrets traditionnels: comme leur nom l’indique (et pas seulement en français, car le chinois dit de même: benzi 本子, petit volume, « livret»), il s’agit de petits livres, un pour chaque pièce. Les paroles sont notées, les didascalies aussi, mais pour la musique seuls les noms des timbres (qupai 曲牌) sont inscrits.

28 Le théâtre de marionnettes occupe une place à part dans la société chinoise à Quanzhou: le marionnettiste est en effet capable d’animer la divinité du théâtre, un tout petit dieu certes, mais qui a accès au panthéon et peut donc devenir le messager des humains; ainsi, le marionnettiste est l’officiant d’un rituel qui consiste à jouer du théâtre. La musique qui accompagne le rituel participe aussi à ce qui est un divertissement des dieux. Bien entendu, car rien n’est magique ici, le même spectacle peut être donné pour les humains. Tout ceci en fait la valeur, la beauté, mais une longue interruption en a affecté la transmission. Dans les années 1950, quand la troupe se remet en place après la guerre, il faut retrouver dans les mémoires les textes, les gestes et les musiques. Un érudit et chercheur local, Cai Junchao 蔡俊抄, notateur de musique remarquable, procède alors à un collectage systématique qu’il avait débuté; mieux, il est engagé en 1987 par la troupe pour reconstituer le répertoire du Mulian qiu mu 目蓮救母 auprès des anciens. Il me racontera combien c’est difficile avec des gens qui varient d’une fois à l’autre, que l’on ne peut pas interrompre pour faire répéter une phrase, une tournure, car ils ne connaissent que les continuités, parfois par bribes. Mais un travail s’instaure, auquel les tout jeunes apprentis marionnettistes sont associés, validé par l’assemblée des anciens.

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29 À la demande de Chantal et Jean-Luc Larguier, je me rends en 1994 sur place pour monter un spectacle en vue d’une tournée en Europe, un spectacle bien différent, on l’imagine, de ce qu’ils font pour les cars de touristes de passage ou pour les tournées au Japon, et qui met en valeur le théâtre rituel plutôt que les adaptations de dessins animés pour enfants ou de numéros de music-hall. Comme je bénéficie d’une bourse de recherche de l’International Institute for Asian Studies (IIAS, Leiden), je reste plus de temps que nécessaire à Quanzhou, et je m’installe dans le quartier. Je suis la troupe dans ses tournées locales, j’observe, je note, j’enregistre. Le 16 novembre 1994, Lin Wenrong 林文 士榮, vice-directeur de la troupe, remarquable manipulateur et laïc farouche, m’invite à l’accompagner. Je monte à l’arrière de sa moto et par les sentiers nous arrivons à un hameau, Jinjiang Nanmen wai, Xiandian xiang 晉江南門外仙店鄉. Face à un petit temple au roi gardien de l’Ouest, le Guyun dian, Xiwang fu 古雲殿西王府, sous une sorte d’abri, une pièce de théâtre de marionnettes est en cours. Les manipulateurs sont un vieil homme et ses deux filles, des amateurs, me dit Lin, accompagnés par un flûtiste et un percussionniste. Il s’agit d’un rituel de consécration du temple, qui consiste à jouer une pièce.

30 Aussitôt arrivé, à peine les présentations faites, Lin prend les poupées des mains du vieil homme et enchaîne la manipulation, tandis que le vieil homme va se reposer, et le spectacle s’enchaîne sans interruption. Lin me racontera qu’il gagne 350 yuan par mois dans la troupe et 50 par jour pour un rituel comme celui-ci. Je m’intéresse au flûtiste, étant flûtiste moi-même, et regarde sur l’épaule du musicien la partition qu’il suit: un cahier écrit à la main. Voyant cela, le musicien me tend la flûte, et va fumer une cigarette. Je joue, la musique s’enchaîne sans interruption. Voici donc un usage réel observé du cahier de musique traditionnelle, manuscrit, personnel: il n’aide en rien ma mémoire, puisque, musicien de Shanghai, je ne connais pas ce répertoire: il s’agit bien d’un usage prescriptif de la partition, et la musique est pourtant pleinement en situation, non seulement socialement, mais même dans un rituel.

31 Mon séjour se termine, je rentre en Europe, et bientôt ce sont les marionnettistes qui débarquent pour la tournée. J’avais bien enregistré quelques pièces, mais pas de quoi faire un disque, lorsque la proposition d’une publication audio émanant de Laurent Aubert nous parvient. La troupe demande à me rencontrer pour en discuter. Le problème est qu’ils ont les musiciens, les instruments, mais qu’ils ont répété un programme d’accompagnement d’un spectacle, et pas suffisamment de pièces instrumentales ou vocales à écouter (selon leurs critères) pour faire un disque: il leur manque leurs partitions, me disent-ils. Pas de problème, je les ai chez moi. Ils sont interloqués, mais je fais effectivement un saut à ma bibliothèque et leur apporte mes recueils de musique de Quanzhou ramassés là-bas, tous œuvres de musicologues érudits locaux: un recueil de collectage de Li Quanmin (1962), la série Quanzhou minjian yinyue éditée par le Centre culturel et l’Association des musiciens de la Ville (six volumes, Ping Ji, Chen Mei 1980), un recueil d’airs populaires ordinaires (Cai Junchao 1986) et enfin les trois volumes du répertoire de la troupe de marionnettes à fils (Cai Junchao 1986-1987). Le directeur de la troupe prend les premiers volumes, les jette violemment par terre, disant: « C’est bien ce que je pensais, tout ça n’a aucune utilité.» Puis, surpris, il découvre les volumes de Cai Junchao, et me dit: « Mais c’est à nous, c’est notre répertoire, comment peux-tu avoir cela ?» Je lui dis que c’est Cai lui-même qui me les a donnés, ils sont d’ailleurs annotés de sa main. – « Bon, dans ce cas, pas de problème, je les garde, nous allons faire ton disque», ce qui fut fait, et bien fait (Quanzhou tixian mu’ou jutuan 1996).

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Tableau: les pièces du CD Quanzhou tixian mu’ou jutuan 1996 et leurs partitions

Plage Titre Titre Partition

1 San xian qiao 三仙橋 I.65

2 Ruolan xing 若蘭行

3a Zhengman 正慢 I.85

3b Qian qiu sui 千秋歲 II.91

3c Jiang shui ling 將水令 II.66 / III.119

4 Xiao shami xia shan 小沙彌下山

5 Zao luo pao 皂羅袍 II.28 / III.65

6 Bu bu jiao 步步嬌 II.74 / III.134

7 Rucheng 入城

8 Ganzhou ge 甘州歌 III.126 (6.41)

9 Yifeng shu 一封書 II.63

10 Baozi ling 包子令 I.85

11 Erzi jin 二字錦 0.20

12 Ban jiang tai 伴將台 0.10

13 Xihu liu 西湖柳 0.22

14 Tiao long men 跳龍門 0.8

15 Xi di jin 西地錦 0.58

16 Hong jia chui 紅甲吹

17 Da chu Su 大出蘇

18 Qing xishen 請戲神

19 Luo li lian 囉哩連

32 0 désigne ici Cai Junchao 1986; 1, 2 et 3 les volumes de Cai Junchao 1986-1987 et 6 le volume 6 de Ping Ji et Chen Mei 1980. Les trois dernières pièces ont été enregistrées sur place lors d’un spectacle rituel. Les plages 2, 4 et 7 ne correspondent pas à des noms de timbres, mais à des scènes de jeu. Le titre de la plage 16 n’est pas celui d’un timbre, mais

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d’un genre. Tous les timbres enregistrés sont donc effectivement représentés dans les recueils de Cai.

Fig. 6. « Ganzhou ge» (Chant de Ganzhou), Ping Ji, Chen Mei 1980 6: 41.

Fig. 7. « Ganzhou ge» (Chant de Ganzhou), Cai Junchao 1987 3: 126.

La conclusion paraît ici évidente: on est bien dans la situation typique, du sens commun: la partition ne sert que d’aide-mémoire; mais un musicologue ne va pas s’arrêter là. La comparaison des versions de la même pièce, « Ganzhou ge» (Quanzhou tixian mu’ou jutuan 1996, plage 8), dans deux versions écrites, celle, légitime, de Cai Junchao (1987/3:

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126) et celle, rejetée, du Centre culturel (Ping Ji, Chen Mei 1980/6: 41), montre que la troupe ne joue exactement ni l’une ni l’autre, et qu’elles ne diffèrent pas tant que cela; il est certainement question de musique, d’exactitude de la notation, mais sans nul doute aussi, et par dessus tout, de fiabilité contrôlée d’une transmission, ce que l’on est en droit d’attendre d’un cahier de musique traditionnelle.

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NOTES

1. Note de recherche, François Picard, 13 avril 2005.

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RÉSUMÉS

Le sens commun affirme : « [Hors de l’Occident savant] la partition n’est qu’un aide-mémoire » ; dire cela, c’est faire sien un cliché moderne, ou occidental, ou les deux ; loin de là, la partition est en Orient le signe d’une transmission achevée, une trace, une mémoire, un legs, un don. Nous présentons donc un processus à l’œuvre à travers la rencontre en 1999 dans la campagne du Hebei, près de Pékin, avec un musicien de village : l’analyse de son cahier de musique manuscrit personnel montre qu’il contient des pièces identiques à celles recopiées par Joseph-Marie Amiot et envoyées en France (où elles sont détenues) en 1779. Ici les distinctions entre musiques profanes et religieuses, musiques de cour et de villages, présent et histoire, éclatent au profit d’un processus que l’on appelle tradition et qui est de la musique. Il s’agit pour nous, partant d’un matériau sélectionné et représentatif d’une tradition vivante implantée et documentée dans la longue durée, de situer la notation musicale, l’écrit, la trace, le témoin, dans la chaîne de la transmission qui est constitutive de toute tradition. Ici, l’opposition ne se fait pas entre tradition prétendument orale et ce qui s’en distinguerait, l’écrit, mais entre la tradition et ce qui n’en relève pas, en particulier les recueils publiés sans contrôle des interprètes légitimes.

AUTEUR

FRANÇOIS PICARD François PICARD a étudié les musiques instrumentales chinoises à Shanghai et effectué plusieurs séjours d’étude à Quanzhou, au Sichuan, au Liaoning et dans le Hebei. Il collabore avec Jean- Christophe Frisch et le choœur catholique chinois de Paris et celui du Beitang (Pékin) à la restitution des prières catholiques en chinois. Il a publié une trentaine de disques, ainsi que deux ou trois livres. Disciple de Tran Van Khê et de Kristofer Schipper, il est professeur d’ethnomusicologie analytique à Paris-Sorbonne, chercheur au Centre de Recherches Patrimoines et Langages Musicaux et au Groupe de Recherches Sociétés, Religions, Laïcité.

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La mémoire chantée des Secwepemc/Shuswap (Colombie britannique, Canada) ou comment transmettre par le chant des événements du passé au futur

Nina Reuther

1 La sixième édition annuelle du Red Thunder Stickgames Turnament,qui a eu lieu le 6 octobre 2007 à Skeetchestn, est annoncée par les organisateurs comme étant la dernière. Ce tournoi avait été organisé pour la première fois en 2002 par le père et grand-père de la famille, qui était décédé l’année suivante. Depuis, ses descendants avaient continué annuellement ce tournoi en sa mémoire; maintenant, au grand regret de tous les participants, ils ont pris la décision de ne plus continuer car la charge, monétaire et personnelle, devenait trop lourde pour cette petite famille. Pourtant, le capitaine de l’équipe venue de la Côte du Pacifique, qui a assisté à ce tournoi depuis ses origines, prit la parole et pria les organisateurs de ne pas abandonner, puisqu’il s’agissait d’un tournoi qui maintenait la mémoire de cet ancien ayant été à son origine. Il insistait sur le fait qu’il était important de continuer ce genre de rencontres, pour que les jeunes générations puissent expérimenter cette transmission de mémoire vivante. Malgré ses commentaires et d’autres, le tournoi n’a pas eu lieu en 2008.

2 Voici un bon exemple de la difficulté actuelle de maintenir l’organisation de tels événements « traditionnels» dans un environnement socio-économique contemporain, très différent de l’environnement traditionnel, puisque les rapports monétaires ont pris l’ascendant sur l’entraide. Cependant, et malgré ces changements, les anciens et anciennes Secwepemc cherchent à maintenir ce genre d’activités traditionnelles, dans l’espoir de réussir à maintenir la mémoire des savoirs ancestraux en la transmettant par l’expérience visuelle, auditive, tactile et verbale. Or une telle transmission, aujourd’hui fortement entravée par l’omniprésence des loisirs multimédia, demande aux jeunes générations une capacité de mémorisation bien particulière, dont ce texte présentera les principaux mécanismes.

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3 Toutes mes démarches auprès des Secwepemc sont basées sur un échange de savoirs continuel avec mes interlocuteurs, dans le but de comprendre le système analytique secwepemc de l’intérieur, tout en le comparant avec mes propres connaissances provenant d’un autre système de pensée, « scientifique» et quotidien européen1. Cette démarche m’a notamment permis de voir que le jeu stickgame (sllek’mew’es en langue secwepemc ou lehal en Chinook, la lingua franca de la Côte Nord-Ouest du Pacifique, avant l’anglais 2), considéré par les premiers ethnographes de l’Amérique du Nord comme « guessing game» ou « jeu de hasard», est, en fait, non seulement un jeu de stratégie, mais occupe une place centrale dans la transmission orale des savoirs traditionnels secwepemc3.

Lehal, jeu de hasard ou jeu de stratégie ?

4 S’affronter lors de jeux de dextérité physique et/ou mentale occupait une place importante dans toutes les sociétés « traditionnelles»4 nord-amérindiennes (cf. Reuther 1993). C’est en tout cas ce que laisse supposer l’impressionnant catalogue que Saint Culin en fait (son ouvrage ne compte pas moins de 848 pages). Encore aujourd’hui, les enfants, comme les adultes, passent beaucoup de temps à jouer. Lors de mes premiers séjours en terre secwepemc au début des années 1990, le lehal était peu pratiqué; les jeux de cartes ou les jeux vidéo collectifs occupaient une place prépondérante, situation qui s’est à nouveau équilibrée aujourd’hui. On peut répartir les activités ludiques en deux groupes, selon la prépondérance des savoir-faire (skills) mis en œuvre, bien que tous les jeux requièrent toujours toutes ces compétences: la compétition physique et « sportive» d’une part, et la confrontation mentale et stratégique de l’autre. Le premier ensemble regroupe des jeux faisant plutôt appel aux compétences traditionnellement nécessaires à la survie physique du groupe (tir à l’arc, courses à pied, à cheval et en canoë…), alors que le second, dont fait partie le lehal, mais aussi les jeux de cartes, voire aujourd’hui les jeux vidéos, exerce avant tout les capacités mentales combinatoires, stratégiques et prévisionnelles. Toutes ces activités ludiques ne se font d’ailleurs jamais sans « butin», sans enjeu matériel (ou immatériel d’ailleurs), reçu par le ou les gagnants. Dans cet ensemble de jeux, le lehal constitue néanmoins une catégorie à part parce qu’il est le seul à être toujours accompagné de chant, et que le butin mis en jeu est généralement destiné à circuler dans le système traditionnel d’échanges de biens. De plus, la conception même du lehal met en action le savoir ancestral: le tout premier jeu lehal a permis aux êtres humains de triompher des démons et de s’assurer ainsi la vie sur la terre et non dans le sous-sol (où ont dû se réfugier les démons suite à leur défaite); d’autre part, dans la société « traditionnelle», la fonction du joueur était aussi importante que celle du chasseur, du guerrier et du guérisseur5.

La partie visible du jeu lehal

5 Le lehal se joue en deux équipes, assises face-à-face et séparées par un terrain de jeu délimité par deux troncs d’arbres ou deux planches en bois. La composition des équipes est très complexe car elle se fait par appartenance affective et familiale plus ou moins étendue selon le contexte dans lequel se tient une compétition particulière6. Le terrain de jeu ainsi délimité héberge deux outils de jeu: la mise est posée au milieu, à équidistance des deux équipes, et devant chaque équipe se trouvent les baguettes de comptage des

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mauvais tirs (voir fig. 1). Tous les autres équipements (tambours, boissons, cigarettes, bonbons pour la gorge…) sont placés à l’extérieur, près de leurs utilisateurs respectifs.

Fig. 1. Lehal

les longs rectangles sont les planches qui délimitent le terrain, les cercles représentent les divers joueurs (le nombre de cinq ici représenté correspond à une situation de tournoi), les croix sont les baguettes de comptage de tir (id.) et le carré est la mise.

6 Le jeu se fait à l’aide de deux paires d’os inséparables, composées chacune d’un os « blanc» (non marqué) et d’un os « noir» (marqué) (voir fig. 2). Dans l’une des deux équipes, deux « mélangeurs» (mixers)manipulent les os (voir fig. 3), tandis que l’autre équipe doit trouver (track down) les os blancs. Ce procédé se fait à l’aide de gestes de main de la part du « chasseur» (pointer) désigné, qu’il réalise avec une grande rapidité, souvent difficilement perceptibles pour le novice. Puisque les deux paires sont indivisibles, les os blancs peuvent se trouver uniquement dans quatre positions, chacune étant attribuée à un geste de main spécifique (voir fig. 4):

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Fig. 2. Deux séries d’outils de jeu, os et baguettes de comptage des tirs (in Brunton 1999: 576).

Fig. 3. L’équipe qui manipule les os attend le « tir» de l’équipe adverse. Cliché: Secwepemc News 2006.

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Fig. 4. Les quatre positions possibles des os blancs et les gestes des mains qui leur sont associés (M1 et M2 représentent les deux mélangeurs).

1. Les deux os blancs se trouvent « à l’extérieur»: le chasseur pointe avec son pouce et son petit doigt dans des directions opposées; 2. Les deux os blancs se trouvent « à l’intérieur»: il pointe avec son index vers le sol; 3. Les deux os blancs se trouvent « à gauche»: il pointe avec son index vers sa gauche; 4. Les deux os blancs se trouvent « à droite»: il pointe avec son index vers sa droite.

7 Pour chaque tir de la part du chasseur, il y a de nouveau quatre issues possibles selon le nombre d’os blancs captés. L’issue d’un tir est comptabilisée avec les baguettes de comptage, mentionnées plus haut, selon le principe à la page suivante, déterminant par la suite quelle équipe continue à manipuler les os blancs.

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8 Selon le degré de réussite du tir, aucune, une ou deux baguettes de comptage changent d’équipe. Au début, chaque équipe commence avec le même nombre de baguettes, et celle qui réussit à les rassembler toutes a gagné le match. Selon le nombre de baguettes mises en jeu (dépendant du contexte dans lequel celui-ci est actualisé) et l’adresse des joueurs, la durée d’un match varie: il est rare d’assister à une confrontation durant moins de vingt minutes; la plus longue à laquelle j’ai assisté lors d’une levée de deuil, un an après un enterrement, ayant duré près de sept heures. Il existe différentes techniques de comptabilisation, selon le contexte dans lequel un jeu lehal a lieu7.

La partie sonore du lehal

9 Comme le lehal est accompagné de chants, l’ouïe joue un rôle aussi important dans le déroulement d’une confrontation. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les spectateurs sont très silencieux lors d’un jeu de compétition: à aucun moment ils ne soutiennent leur équipe favorite par des exclamations fortes, puisque cela pourrait dérouter les joueurs dans leur concentration. La partie sonore du jeu lehal est donc produite par les joueurs même et forme l’autre volet de la stratégie du jeu. L’illustration 3 montre la répartition des tâches dans l’équipe qui cache les os: les joueurs ne manipulant pas d’os jouent soit des tambours, soit de l’idiophone constitué par la planche délimitant leur côté du terrain de jeu, qu’ils frappent à l’aide de bâtons. Le jeu sur ces instruments produit un rythme assez enlevé (environ 120 doubles frappes par minute), caractéristique pour l’accompagnement des chants lehal. Les mélodies sont constituées de motifs plutôt courts, formés par une imbrication de cellules mélodico-rythmiques sur un motif mélodique généralement descendant. L’exemple suivant est composé de trois motifs de base, A, B et C, avec les variantes B2, B3 et C2 transposées plus bas:

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Fig. 5. Transcription du Winning Song.

10 Structurer le thème mélodique à l’aide de transpositions des motifs est un trait assez caractéristique pour les chants lehal. Le thème de base est ensuite répété aussi longtemps que l’équipe qui chante est en possession d’au moins une paire d’os. Les répétitions ne se font jamais à l’identique, puisque le déroulement du jeu se reflète dans des changements dans l’exécution musicale: selon les situations, il peut y avoir des ralentissements ou des accélérations; la mélodie est répétée un peu plus haut ou un peu plus bas. Tous ces changements sont significatifs, à tel point qu’un bon joueur peut grossièrement reconstituer le déroulement d’une partie à laquelle il n’a pas assisté juste à partir d’un enregistrement sonore in situ. Cependant, il est impossible d’associer une réaction musicale particulière à une situation précise; il n’y a pas de « code» préétabli. La compréhension se fait à partir de chaque situation singulière, le but étant toujours de mener le chasseur sur la mauvaise piste, de dérouter son attention et de chambouler sa concentration pour le conduire à faire le mauvais choix.

11 Comme la majorité des chants secwepemc, ceschants sont sans paroles fixes, mais portés par des syllabes tout à fait significatives, puisque l’on peut, par exemple, reconnaître dans la composition de voyelles et de consonnes certains styles régionaux. De même, les voyelles aiguës sont plutôt utilisées pour exprimer la joie du vainqueur, alors que les voyelles basses servent souvent à intimider les joueurs adverses8. Si des mots en secwepemctsínsont prononcés, ce sont des interjections, lancées à l’adversaire au moment opportun pour l’intimider. Dans le contexte du lehal, le chant devient un élément fondamental de la stratégie des joueurs. Dans presque tout autre contexte de chant, s’il y a des paroles, celles-ci sont également intercalées entre les répétitions de la ligne mélodique afin d’adapter la signification générale du chant au contexte d’interprétation particulier. Cette manière de faire traduit une conception secwepemc fondamentale: la signification et la raison d’être de tout chant se situe dans la mélodie même; autrement dit, la mélodie est porteuse des connotations et des événements associés à un même chant et c’est à travers elle qu’un chant devient transmetteur de mémoire individuelle et collective.

Chanter comme hommage à la vie

12 La triple classification associée par les Secwepemc à leur répertoire intégral de chants reflète les trois dimensions dans lesquelles ils transmettent leurs savoirs. Chaque chant est classé selon les trois critères suivants: son utilisation, son origine et son accessibilité. L’utilisation d’un chant représente la dimension synchronique de la transmission: le partage des chants – et de la mémoire qui leur est associée – entre les membres de la communauté à des moments et des occasions précis et uniques. L’origine d’un chant traduit la dimension diachronique de la mémoire, où un événement unique est associé à des événements similaires du passé. L’accessibilité, c’est-à-dire le système qui détermine qui a le droit d’entamer quel chant, reflète la pensée juridique secwepemc qui gère tout accès aux savoirs secwepemc, non seulement musicaux, mais aussi sociaux, politiques, économiques et spirituels. Le troisième critère ayant déjà fait l’objet d’un article

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précédent (Reuther 2007a), je me concentrerai ici sur les deux autres critères. Par « utilisation», j’entends le contexte dans lequel le chant est interprété. Le terme « utilisation» correspond plus à la manière secwepemcde vivre le chant que les termes « usage» ou « interprétation». Toute activité chantée comporte une dimension intrinsèque de communication d’une situation particulière au monde ambiant, humain et non humain. Cette conception du chant, partagée par toutes les nations nord- amérindiennes, a, entre autres, souvent mené à l’idée (européenne) que « chez les Indiens, tout est spirituel», idée qui ne reflète qu’un aspect des choses et qui est d’ailleurs considérée par de nombreux Nord-Amérindiens comme assez loufoque: si la dimension « spirituelle», c’est-à-dire la communication avec le monde ambiant, est effectivement omniprésente, elle ne joue pas un rôle plus important que les trois autres dimensions, la physique, la mentale et l’affective. Ces quatre dimensions forment un ensemble qui se déséquilibre dès que l’on privilégie ou que l’on néglige l’une d’entre elles.

Un répertoire adapté aux situations de vie

13 Les contextes d’utilisation du chant se divisent en deux grands volets: celui des affaires quotidiennes et celui des situations particulières. Le premier regroupe les chants qui s’attachent à accompagner les situations de tous les jours selon les catégories suivantes: 1. Les chants en solitaire (« lyric» songs)9 incluant les chants d’amour, d’au revoir, de solitude et de nostalgie, les lamentations et les chants pour passer le temps. Cette catégorie inclut toutes les situations d’expression de sentiments personnels, que les Secwepemcne partagent pas facilement et certainement pas devant un grand public. 2. Les berceuses, chantées avec l’enfant seul ou lors d’occasions publiques. Il y a une technique vocale particulière réservée aux berceuses: on bouge le bout de la langue très rapidement d’un coin de la bouche vers l’autre tout en produisant la mélodie avec les cordes vocales. 3. Les chants partagés sur des activités communes et publiques: les chants de voyage (à pied, en canoë ou à cheval), les chants d’encouragement, les chants pour se vanter (se vanter verbalement de ses exploits est considéré comme étant de mauvais goût, alors que le faire à travers un chant est socialement accepté) et les chants de beuverie (anciennement, il s’agissait de chants racontant des exploits de guerre, sic). 4. Les chants comiques: se moquer verbalement de quelqu’un de manière explicite était également considéré comme inconvenant, alors que c’était tout à fait possible et largement pratiqué par le biais du chant.

14 Le deuxième groupe, celui des situations particulières, englobe tous les moments « non quotidiens», suivant chacun sa propre temporalité; il s’agit des moments cérémoniels, rituels et de recueillement spirituel:

15 1. Les chants cérémoniels: a) les chants liés au déroulement de la journée (1. l’aube = réveil du soleil, 2. midi = moment où le soleil est le plus fort, 3. crépuscule = coucher du soleil, et 4. minuit = absence du soleil; b) les chants liés au cycle des saisons (hiver, printemps, été, automne) et aux activités saisonnières (rites du premier gibier né, du premier saumon qui remonte la rivière, des premières baies mûres, des premières racines cueillies); c) les chants liés au cycle de la vie (naissance, puberté, mariage, mort); d) les chants d’attribution de nom;

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e) les chants de danses, de rassemblements et de fêtes: danses récréatives, danses cérémonielles (par exemples, les chants d’accueil ou de cérémonie « give-away»), danses mixtes (récréatives et cérémonielles, de compétition et de pow-wow), chants de la danse de prière (un ancêtre de la danse des Esprits, Ghost Dance).

16 2. Les chants rituels: a) liés à la guérison; b) liés à la guerre; c) liés à la chasse et à la pêche; d) liés aux jeux.

17 3. Les chants de recueillement spirituel: a) les chants de « manitou» (pour reprendre le terme utilisé par James Teit) ou d’esprit gardien; b) les chants de médecine personnels; c) les chants de rêve ou de vision; d) les chants de la hutte de sudation.

18 À l’intérieur de chaque catégorie, le nombre de chants est illimité: quand un nouveau chant apparaît, il est immédiatement intégré dans une catégorie d’utilisation. Comme nous allons le voir plus loin, ce système accueille aussi des chants provenant d’autres traditions musicales.

19 Quand Otto Abraham et Erich von Hornbostel ont essayé pour la première fois d’établir une classification musicale des enregistrements « Thompson» que Franz Boas leur avait fait parvenir, ils l’ont fait à partir d’une analyse musicale des mélodies, et cela sans succès (Abraham & Hornbostel 1906). Effectivement, les catégories qui viennent d’être mentionnées se définissent par le rythme du tambour qui accompagne les mélodies et non pas par des schémas mélodiques particuliers. Il existe même certaines mélodies qui, à l’intérieur d’une même catégorie, peuvent servir à des fins différentes. Ainsi, certains chants de chasse ou de guérison ont également servi occasionnellement comme chant lehal. Il dépend uniquement du jugement de la personne qui gère l’accès à un chant particulier de décider quand et où elle utilise la force spécifique de ce même chant. Cette dernière résulte de la combinaison des éléments constitutifs d’un « chant».

Les quatre composantes d’un « chant» et leurs interactions

20 Le terme « chant» prête en fait à confusion, puisqu’il met en avant la mélodie chantée, alors qu’elle ne constitue en fait qu’un élément de cette activité musicale, ni plus important ni moins que les trois autres. Nous retrouvons ici la même conception d’horizontalité déjà mentionnée plus haut quand il était question de spiritualité: les Secwepemc, voire les autres nations nord-amérindiennes, partent d’une idée d’équilibre fondamental entre les divers éléments, qui exclut l’idée de hiérarchisation verticale; toute chose est composée de plusieurs éléments et vit par l’harmonie de ses composantes et non pas par la suprématie de l’une sur les autres. Puisqu’il faut bien mentionner un élément en premier quand on parle de quelque chose, on choisit en principe celui qui est le plus facilement visible, audible ou accessible; mais ce n’est qu’une porte d’entrée; selon l’occasion un élément différent peut être choisi, sans diminuer pour autant l’importance des autres. Ainsi, commencer avec la mélodie ne représente pas une approche nord- amérindienne de la question car l’élément primordial est le tambour, à travers lequel vit

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le battement du cœur de la terre et de tous les êtres vivants. Par ailleurs, un chant est souvent appelé dance, même en l’absence de pas dansés.

Fig. 6. Relation entre les quatre éléments d’un chant, l’efficacité de l’exécution et le cadre social.

21 Outre la mélodie ou ligne vocale, un chant se compose par le rythme du tambour (qui, puisqu’il est lié au contexte d’exécution, peut différer considérablement de celui de la ligne vocale), par le sens ou la signification du chant (déterminé à l’origine de l’intégration du chant dans le répertoire, il peut être exprimé par des syllabes particulières ou alors par des paroles récitées et/ou chantées, enchaînées de manière plus ou moins décousue) et par la danse ou la mise en mouvement du récit, de la signification du chant. Ces quatre éléments sont toujours présents « mentalement» lors de l’exécution, même s’ils ne sont pas audibles ni visibles. C’est en fait le contexte d’exécution qui détermine combien de ces éléments doivent être présents « physiquement» pour que le chant soit efficace pour la situation: il n’en faut ni trop, ni trop peu, sinon le tout devient contre-productif. Plus les éléments sont représentés, plus le chant devient efficace puisqu’il dévoile ses composantes et, par là même, sa force, ce qui dépend aussi du contexte sociale d’exécution (fig. 6).

22 Chacun de ces éléments exprime un lien particulier avec le « monde-entier», traduction littéral du terme secwepemctsínpour désigner l’univers: xoxweit te tmícw. Le tambour lie toute situation musicale au rythme de la terre et exprime ainsi l’appartenance de l’être humain à ce monde-entier, comme un élément, certes important, mais au fond presque superflu, puisque le monde pourrait tourner sans lui (contrairement aux trois autres éléments: la terre, l’origine de toute vie, et les plantes et animaux, tous deux sources de nourriture pour l’être humain). Jouer du tambour traduit les différents moments de la vie; c’est pourquoi son rythme diffère selon l’occasion. La ligne mélodique traduit l’atmosphère sonore d’une situation, d’un événement, d’un lieu; elle porte ainsi le sens, la signification du chant10. Elle est liée au système de droits d’accès associé aux chants: l’accès aux mélodies est réglé soit individuellement, soit par des collectivités d’importance diverse (cf. Reuther 2007b). Le choix des paroles chantées exprime l’interprétation personnelle de la signification d’un chant collectif ou d’un moment particulier. La signification d’un chant est liée à son origine, au moment où celui-ci naît et entre dans le répertoire des humains. C’est l’histoire racontée par un chant, sa raison d’être. Finalement, la danse crée le lien entre la signification intime du chant, connue au début uniquement par la personne qui l’a obtenu, et l’accessibilité de cette signification à autrui. Elle transpose la mélodie, le rythme du tambour et le sens d’un chant en mouvements et les rend ainsi visibles pour les autres. C’est l’élément qui lie l’abstrait au

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concret. Cet élément est aussi le seul qui soit lié aux trois systèmes de classification, par l’accès (danses individuelles ou collectives), par l’utilisation (les catégories de chant sont associées à des pas de danse et à des gestes précis) et par l’origine (indiquant quand la danse doit être présente).

23 Par l’activité musicale, c’est-à-dire la combinaison du chant, de la danse et du jeu du tambour, tout le savoir culturel secwepemcétablissant un lien entre les êtres humains et le monde-entier est transmis. Ou alors, comme l’a une fois exprimé l’un de mes principaux interlocuteurs: « As long as we sing and dance, we will stay alive». Cette transmission se joue simultanément dans une dimension diachronique (passage du savoir ancestral) et une dimension synchronique (interprétation d’un moment donné). Le fait que ces deux dimensions temporelles sont pensées comme complémentaires et se déroulent simultanément s’exprime encore autrement dans la langue secwepemc, notamment dans le vocabulaire relatif aux activités mentales et verbales.

La dimension temporelle de la langue secwepemc

24 La langue secwepemcestune langue agglutinante basée sur des racines lexicales mises en contexte par l’ajout de préfixes, infixes et suffixes; elle ne connaît pas de conjugaisons temporelles. Cette dimension se résume à quelques préfixes, un pour indiquer qu’une action est terminée, un autre pour dire qu’elle n’a pas encore commencé et d’autres pour exprimer différents degrés de probabilité. Elle a donc recours à d’autres formes pour exprimer les dimensions temporelles. L’une est l’emploi d’infixes et de suffixes qui indiquent d’où provient une information dont une personne parle: l’a-t-elle vécue elle- même, quelqu’un la lui a-t-il racontée, est-ce que cette personne est encore en vie ?… À l’aide de ces indications, une information peut être placée dans une suite logique et temporelle11. Une autre est l’existence de plusieurs racines exprimant une même action, mais considérées à partir de points de vue différents. Ces racines comportent toujours deux dimensions, une diachronique et une synchronique, et elles sont pensées comme couples complémentaires (relation ternaire: les deux éléments et leur interaction) et non pas comme des oppositions (relation binaire: juste les deux éléments). L’importance relative des deux éléments en un moment précis dépend toujours de l’angle à partir duquel on observe une situation. Nous nous trouvons ici en présence d’un système de couples de contraires complémentaires où l’un n’a de sens que par rapport à l’autre; le regarder de manière isolée est considéré comme un non-sens. Afin de rendre compte de ces conceptions, je prendrai quelques exemples issus de mon propre apprentissage de la langue.

Transmission du vocabulaire quotidien par les contraires complémentaires

25 Quand je suivais des cours de langue secwepemcau début de mes séjours en terre secwepemc, un jour, lors d’une pause, l’un de mes professeurs, Joe Mitchel, me fit la remarque suivante: il était en train de se poser des questions sur le système éducatif canadien (et, par extension, européen) où l’on essayait d’apprendre aux enfants le sens d’adjectifs qualificatifs un par un, et non pas dans sa relation avec son contraire complémentaire. Il termina son commentaire par la phrase suivante: « How can a child

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understand what is small without being given the notion of big at the same time, or what is black without the white ?…», traduisant bien son étonnement.

26 Au fur et à mesure de mes réflexions sur le fonctionnement de cette langue, notamment en ce qui concerne les manières d’interpréter le « monde-entier», j’ai pris conscience de l’existence de ces racines significatives complémentaires, traduisant une même action vue dans des perspectives différentes selon l’objectif de l’action, ce qui fut ensuite confirmé avec divers interlocuteurs. Ainsi, il existe par exemple deux formes pour exprimer l’action de penser: ptínesem et llek’wmínem12. Les deux se traduisent par « penser à, réfléchir sur», mais elles sous-entendent des temporalités différentes: la première est focalisée sur l’analyse d’une situation d’ensemble, impliquant plutôt une réflexion sur des situations complexes combinant différentes situations similaires; cette approche se place plutôt dans une réflexion de longue durée (on l’utilise par exemple quand on demande à une personne ce qu’elle pense d’une situation). La seconde implique la réflexion sur une situation donnée précise, en combinant différentes variantes vécues ou connues de cette situation. Elle se focalise sur une action particulière, comme une chose qu’il ne faut pas oublier de faire, et est plutôt vue comme étant de courte durée, ou comme plus immédiate (c’est la capacité de combinaison d’expériences mémorisées qui permet de réagir rapidement à une situation donnée). De cette deuxième racine dérive aussi l’appellation secwepemcdu jeu lehal: sllek’mew’es. On pourrait dire que le premier terme analyse une situation allant du particulier vers le général, alors que le deuxième fonctionne dans le sens inverse: du général au particulier.

Dire, parler et raconter

27 Des dimensions similaires se trouvent dans les termes qui expriment les différentes manières de parler de quelque chose: la langue secwepemc distingue le fait de mentionner quelque chose à quelqu’un (qwlentés) et exprimer un intention (tsuns). En revanche, les deux termes se réfèrent au moment présent, alors que deux autres se rapportent à une chose passée: stseptékwlem et lexéyem. Dans le dictionnaire, on trouve respectivement les traductions « to tell a myth» et « to tell a story». Or, ces traductions ne sont pas tout à fait exactes, puisque, selon la conception secwepemc, il s’agit dans les deux cas d’histoires qui ont réellement eu lieu, mais dans deux temporalités différentes. Une stseptékwll se joue à long terme: est une histoire qui renvoie aux temps anciens ou « mythiques», un récit symbolique (par exemple les histoires de Coyote, le trickster, du Old One, le Très-Ancien, qui a façonné le monde pour le rendre vivable, etc.). En, revanche, une slexéy’em relève essentiellement du temps humain et se joue ainsià plus court terme: ce sont les « petites histoires» de tous les jours, ou les nouvelles; aujourd’hui c’est aussi le nom d’un journal mensuel. Finalement, on trouve le terme celxéy’ects, basé sur la même racine que lexéyem, en complément de kukwsts. Les deux se traduisent par « dire quelque chose à quelqu’un»; cependant, le premier exprime une intentionnalité, un but, alors que le deuxième désigne juste l’action.

28 Cette digression linguistique permet de voir que, pour les Secwepemc, parler et chanter se trouvent dans une relation de complémentarité, puisque les deux actions représentent des formes distinctes de communication humaine.

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La complémentarité entre parler et chanter

29 La présence de la particule -tsín dans diverses situations relatives à l’action de parler ou de chanter indique déjà un rapprochement conceptuel: comme suffixe, cette particule désigne la langue de quelqu’un, comme dans secwepemctsín, la langue des Secwepemc. Il s’agit bien ici du concept de système d’expression, car il existe un autre suffixe, -tsném, qui désigne la manière particulière de dire ou d’exprimer quelque chose, par exemple dans la combinaison secwepemctsném. On retrouve la particule -tsín comme racine du mot setsíntem, qui se traduit par « song», « chant».

30 Tout comme les activités de raconter, de parler et de réfléchir sont pensées en une double dimension temporelle, l’action de chanter se pense également à court terme et à long terme: à court terme, c’est le « simple» accompagnement d’acteurs (danseurs, joueurs…), avec une fonction de « passe-temps13». Dans ce contexte, les paroles prononcées font le lien entre la signification générale du chant et le moment particulier de son utilisation. Autrement dit, la mélodie représente le contexte ambiant et les paroles la dimension personnelle de la situation.

31 Vue sous l’angle de la dimension à long terme, la relation entre parler et chanter devient plus systématique, puisque ces deux activités représentent ici deux perspectives différentes d’une même « légende»: celle des humains est parlée, celle des autres vivants (animaux, arbres…) est chantée. Tout comme un chant ne peut déployer sa force qu’en présence de ses quatre éléments constitutifs, une légende ne prend sa signification entière et légitime que lors de la présence des deux visions de l’histoire, l’humaine et la non-humaine14. Or, pour être maintenus en vie, les « chants» et les « légendes» doivent être régulièrement actualisés dans leur intégralité. Cette actualisation maintient le lien avec le passé tout en le transmettant aux générations à venir. La référence aux temps anciens est en fait une légitimation de l’existence: ainsi, la répétition régulière et continuelle des « chants» donnés par The Old One « à l’origine», c’est-à-dire au moment où les Secwepemcsont apparus, assure la transmission des savoirs culturels. Ce répertoire des chants fondateurs est d’ailleurs toujours double, puisqu’il y a systématiquement une variante pour les hommes et une pour les femmes, définis ainsi comme complémentaires, et dont le travail en commun assure la survie physique, mentale, affective et spirituelle du groupe. Parmi ces chants fondateurs se trouve aussi un couple de chants sllek’mew’es ( cf. Teit 1912-1921).

32 Je propose d’appeler « mémoire chantée» ce processus d’actualisation du passé par le chant en vue de sa transmission pour le futur. Car l’activité de chanter est l’élément partagé dans toutes les situations de transmission de savoirs, puisqu’il place l’activité humaine dans le contexte plus large du monde qui l’entoure, et cela de manière à la fois synchronique et diachronique. Le fait de se rappeler une situation à travers l’apparition soudaine d’une mélodie déjà entendue constitue certainement une expérience largement connue. Or, chez les Secwepemc, il s’agit d’un procédé systématisé et imbriqué dans la transmission des savoirs, procédé qui fonctionne d’ailleurs encore aujourd’hui, même avec des chansons originaires d’autres contextes culturels15.

33 Comme mentionné auparavant, l’origine de tout chant du répertoire secwepemc,correspond au moment où il entre dans le monde humain. Selon les Secwepemc, il y a trois sources possibles pour un chant: soit il est reçu du monde des esprits au travers d’un rêve ou d’une vision, soit il est composé par un humain, soit il est

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emprunté à un autre groupe. L’origine, ou la source, détermine l’usage d’un chant et son premier rayon d’accès. Le souci d’indiquer la source d’une information se retrouve également dans le discours verbal, puisqu’en langue secwepemc, les locuteurs indiquent toujours précisément comment ils ont eu accès à une information, nous l’avons vu plus haut. Il s’agit non seulement d’indiquer la source, mais aussi la relation avec cette source. Finalement, avec chaque actualisation, un chant rajoute un nouvel événement à toute une chaîne d’informations qui débute avec le moment où il est chanté pour la première fois en terre humaine. Actualiser un même chant en différentes occasions signifie aussi que le ou les chanteurs voient un lien entre ces occasions. Ainsi, il s’agit là d’une manière de mémoriser des suites temporelles d’événements en relation les uns avec les autres. Or, cette manière de faire nécessite une capacité de mémorisation particulièrement vaste, qui, d’ailleurs, doit être régulièrement entretenue. C’est ici que certains voient un problème: dans la société multimédiatique actuelle, avec sa surcharge d’informations quotidiennes, exercer une telle mémoire devient de plus en plus difficile.

Conclusion

34 Chez les Secwepemc, chanter et parler représentent deux aspects complémentaires du son articulé, sous forme d’actions qui se situent dans le présent et fonctionnent comme transmetteurs des savoirs du passé vers le futur. Si la mémoire occidentale, au travers des siècles, s’est construite notamment à partir d’images avant tout architecturales et basées sur des lieux (voir par exemple Carruthers 2008), la mémoire secwepemc se structure essentiellement par l’articulation d’images naturelles et de son, dans une combinaison de formes verbales et musicales. Or les termes « mémoire» et « histoire» ne me semblent traduire que partiellement l’idée secwepemc de transmission, puisque ces deux termes sont pensés uniquement comme regard sur et vers le passé, alors que la manière secwepemc et, plus généralement, nord-amérindienne a toujours « un œil tourné vers le passé et l’autre vers le futur» pour reprendre une expression nord-amérindienne courante.

35 Il s’agit d’une relation fondamentalement dynamique à la vie, où tout est pensé en termes complémentaires et non en oppositions. Cette manière de penser est en quelque sorte ternaire, puisqu’elle prend en considération non seulement les deux éléments complémentaires, mais aussi la relation ou l’interaction, toujours en mouvement, entre les deux. Elle se distingue d’une manière de penser en opposés, qui exclut la relation, donc le mouvement et devient par là même statique, enfermée dans sa binarité. Dans la manière de penser secwepemc, les couples tels que noir/blanc, homme/femme, nuit/jour, simple/complexe, traditionnel/moderne, synchronique/diachronique, sont pensés comme des complémentaires dynamiques (les constituants des couples sont ici donnés dans un ordre arbitraire, et non hiérarchique, car les deux sont aussi importants l’un que l’autre): la relation entre les deux n’est jamais figée ni établie définitivement, mais elle évolue constamment.

36 Pour montrer à quel point un regard de l’extérieur, basé sur des concepts de hiérarchisation, peut fausser la vue, j’aimerais terminer avec une anecdote très explicite, racontée par Rupert Ross (1996: 52-53): Mes propres yeux culturels m’ont souvent joué des tours et m’ont fait voir des choses que les autochtones ne voyaient pas, ou alors m’ont fait passer à côté de choses que ces derniers estimaient être trop banales pour les signaler. L’une des

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expériences les plus significatives à ce sujet s’est produite un jour que je buvais du café avec une amie ojibwa. Je lui posai une question à propos d’une chose que j’avais souvent observée dans le Nord: quand les couples d’anciens se promenaient, l’homme devançait sa femme de douze pas, elle restant derrière. Je lui demandai comment cette attitude s’accordait avec ce qu’on m’avait appris à propos de l’égalité entre hommes et femmes dans les temps traditionnels. Elle rit, puis dit quelque chose comme « Rupert, Rupert, ce ne sont de nouveau que tes yeux ! Il faut que tu regardes cela de la même manière que nous !» Elle commença par me demander où ces gens avaient passé le plus fort de leur vie, de m’imaginer en train de marcher avec ma propre famille sur un sentier étroit dans la brousse. Elle me demanda de réfléchir à qui je préférerais avoir devant, ma femme ou moi-même, pour être le premier à affronter un quelconque danger qui guette dans la brousse. Elle dit que, d’une certaine manière, la situation pouvait être comparée aux temps de guerre. « Où, me demanda-t-elle, placerais-tu tes généraux ? Seraient-ils en première ligne ou seraient-ils à l’arrière, où ils auraient le temps de voir, de planifier et de se rétracter ?» Vues sous cet angle, les choses apparurent comme étant le contraire de ce que j’avais imaginé au début. Au lieu d’avoir une position inférieure, la femme était vue comme l’organisatrice et la directrice, alors que l’homme devant était valorisé pour sa capacité à réagir sous sa direction à elle. Au lieu de me rappeler le contexte de la brousse où ces anciens avaient passé leur vie, je les avais placés dans mon propre contexte de citadin, où une telle formation produit l’effet inverse. « Donc, lui dis-je, en fait c’est elle le général et son mari n’est que le troufion !» Il y eut alors une pause, puis elle gloussa en secouant sa tête: « pas vraiment, dit- elle. Le problème c’est que tu vois tout en termes de hiérarchie, n’est-ce pas ? Pourquoi fais-tu cela ?» Je n’avais jamais considéré cette possibilité auparavant. […] Elle essaya ensuite d’expliciter sa manière de voir, celle qu’elle avait comprise des enseignements de ces gens. Dans ces enseignements, toutes les choses ont leur raison d’être, et, tant qu’elles ne sont pas accomplies, la force du tout est affaiblie. Les occupations du mari et de l’épouse étaient juste cela, leurs occupations, accomplies sur la base de leurs savoir-faire et de leurs capacités – des dons différents – réciproques, lesquels ne devaient pas être comparés en termes de valeur ni d’importance. Le fait même de comparer était considéré comme étrange16.

BIBLIOGRAPHIE

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TEIT James A., s.d., Notes manuscrites accompagnant ses enregistrements de 1912 à 1920 (non- publiées).

NOTES

1. Ce « learning by doing» résulte d’une participation personnelle dans la vie communautaire, ce qui permet d’apprendre par l’observation active sous la supervision des anciens et des anciennes. Le double regard résultant de cette démarche évolue constamment dans une dynamique contrastive et comparative entre les visions de l’intérieur et de l’extérieur. 2. Pour faciliter la lecture, je n’utiliserai le premier terme uniquement lors de l’analyse du sens secwepemc du mot. La terminologie en anglais établie par Saint Culin (1907) prête d’ailleurs à confusion car elle ne correspond pas à l’usage fait par les joueurs eux-mêmes qui, généralement, parlent de « stickgame». 3. Voir Reuther (1993) pour plus de détails. 4. Par sociétés « traditionnelles», j’entends les systèmes de vie datant d’avant le contact avec la culture euro-américaine. Je tiens à préciser que pour les Secwepemc contemporains, comme pour beaucoup d’autres nations autochtones, société traditionnelle et société moderne ne s’opposent pas, mais se complètent. 5. Il existait notamment des « gardiens» spécifiques attribués à ceux qui se destinaient au jeu. Pour plus de détails à ce sujet, je renvoie à ma thèse de doctorat (Reuther 2007b). 6. Comme les Secwepemc ne parlent presque jamais explicitement de leurs relations familiales, l’observation de la composition des équipes permet, entre autres, de s’apercevoir de liens familiaux autrement plutôt opaques. Nous nous trouvons ici d’ailleurs devant un trait caractéristique de l’ensemble de la culture secwepemc, voire de toutes les nations nord- amérindiennes: si un certain nombre de pratiques (exécution d’un pas de danse, d’un chant, d’un travail manuel, etc) renvoient à des conceptions communes, leur mode de réalisation fait apparaître autant de variantes qu’il y a d’acteurs concernés. C’est la raison pour laquelle il est impossible de songer à réaliser un inventaire de toutes les situations existantes. Mes descriptions réalisées à partir de multiples observations rendent compte de cette diversité. 7. Grossièrement, on peut dire que le nombre de 5 baguettes par équipe est réservé aux tournois, alors que dans des contextes plus cérémoniels on joue généralement avec 6 ou 7 baguettes par équipe, si on ne décide pas de faire des « double-jeux», à raison de 12, voire 14 baguettes par équipe. De plus, il y a les variantes « double-win » (les baguettes plantées au début dans le sol sont d’abord couchées et doivent être gagnées une deuxième fois avant de passer à l’adversaire) et « sudden-death » (les baguettes passent chez l’adversaire du premier coup).

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8. Il s’agit ici de traits généraux, les situations singulières, étant multiples, peuvent fortement diverger. 9. Le terme « lyric songs» provient de James A.Teit, ou plus probablement de Franz Boas, pour traduire le fait que cette catégorie de chants est celle où les paroles chantées sont les plus fréquentes (puisque le terme anglais lyrics se réfère aux paroles d’un chant et non pas à un style particulier d’interprétation vocale). Le terme anglais utilisé par les Secwepemc est lonesome song, traduit ici par « chant en solitaire». 10. Celui-ci fait l’objet d’un système de codage extrêmement protégé par les Secwepemc, qui considèrent que ce dernier ne peut être transmis que par voie orale et en situation. Mes interlocuteurs insistent régulièrement sur cet aspect. C’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle ils éprouvent une grande réticence à l’idée d’éditer des CDs de chants traditionnels pour un grand public. 11. Cette manière de placer des événements dans le temps s’est maintenu jusqu’à un certain point dans l’usage que les Secwepemc font de l’anglais, notamment dans le fait qu’il est toujours plus important de signaler l’importance d’un événement passé pour le moment présent que d’indiquer précisément le moment quand l’événement s’est produit. 12. Les transcriptions se réfèrent au English-Shuswap Dictionary Version 2, publié par la Secwepemc Cultural Education Society en 1993; les traductions combinent celles du dictionnaire, celles d’Art Kuipers (1974, 1989) et celles issues de mes discussions avec divers locuteurs à ce sujet. 13. Ce qui n’est pas pensé comme négatif; au contraire, le fait de chanter permet d’accompagner le moment vécu. 14. Je renvoie ici au cas juridique Rg v. Delgamu’ukw qui s’est tenu au Canada en 1997 entre le gouvernement et les nations Gits’an et Wetsu’wetn autour des questions territoriales. Lorsqu’il a été question de présenter la partie chantée du « mythe» d’origine devant la cour, le juge a refusé avec l’argument qu’« on n’était pas dans un spectacle…» 15. Après le décès d’un très bon ami à un moment où j’étais au Canada, mais loin de la réserve, ce n’est qu’après avoir chanté une chanson des Beatles qu’il avait toujours aimée, que ses frères et sa compagne ont pu me raconter ce qui s’était passé. L’action de chanter avait créé le lien symbolique entre le moment présent marqué par son absence et les moments antérieurs, lorsqu’il était des nôtres. 16. Traduction Nina Reuther.

RÉSUMÉS

Pour les Secwepemc, chanter et parler sont les deux voies par excellence de la transmission orale de leurs savoirs ancestraux aux jeunes générations. Il s’agit de deux voies complémentaires et inséparables. L’auteure s’attache à montrer, à l’aide de l’exemple du jeu stratégique et musical lehal, la conception secwepemc de ce qu’est un chant et d’en analyser le vocabulaire, afin de montrer comment fonctionne cette complémentarité, qu’elle appelle « mémoire chantée», et comment cette dernière traduit la perception secwepemc de la temporalité du « monde-entier».

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AUTEUR

NINA REUTHER Nina REUTHER, docteure en ethnologie, travaille depuis 1990 avec les Secwepemc (Shuswap), vivant sur le Haut-Plateau nord-américain septentrional, à l’ouest du Canada, sur des questions de transmission des savoirs, musicaux et autres, et sur les voies d’accès à ces savoirs intellectuels très protégés. Elle prépare actuellement un nouveau séjour de longue durée en Colombie britannique, avec l’objectif de comparer ses connaissances acquises chez les Secwepemc avec les conceptions des nations amérindiennes avoisinantes.

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Traces d’avenir Mémoires musicales et réconciliation en Afrique du Sud

Denis-Constant Martin

1 Fin novembre 2007, il y a déjà quelques semaines que les troupes de carnaval, les Kaapse Klopse (littéralement, les clubs du Cap), se préparent pour les compétitions qui débuteront le 1er janvier 2008 1. Les tailleurs s’affairent à couper et assembler les costumes aux couleurs flamboyantes qui leur ont été commandés par les « capitaines» de ces troupes; les chœurs répètent les différents items (morceaux appartenant à des répertoires conventionnels) qu’ils vont présenter lors de ces fêtes du nouvel an d’allure carnavalesque (Martin 1999). Dans Netreg Road, près de la ligne de chemin de fer qui borde Bonteheuwel2, une de ces troupes, les Netreg Superstars, travaille la chanson qu’elle interprétera lors du concours du meilleur Afrikaans Moppie (chanson comique en Afrikaans)3, un des répertoires les plus populaires et les plus typiques – les plus créoles, pourrait-on dire – exécutés pendant le carnaval. Rassemblés sous un abri bricolé devant la façade d’une petite maison fatiguée, à peine séparés de la rue par une cloison en contreplaqué et plastique transparent, vingt à trente chanteurs (en majorité des hommes, surtout des jeunes) lisent sur un panneau accroché devant eux les paroles qu’ils doivent apprendre. Une bande préenregistrée leur fournit l’accompagnement sur lequel ils peuvent s’appuyer pour mémoriser la mélodie et leur coach (chef de chœur) leur indique comment doivent se répartir les voix, quelles nuances doivent être faites et où, quelle dynamique doit être donnée à l’ensemble. Issus de familles sans grands moyens, en général peu instruits, et en tout cas n’ayant aucune formation musicale formelle, les Netreg Superstars ont la chance d’avoir un remarquable coach: Terry Hector. Interprète habituel des comédies musicales de Taliep Petersen et David Kramer, notamment du célèbre District Six4, il est un excellent chef de chœur et, aussi, un compositeur imaginatif. Pour 2008, il a conçu une chanson intitulée « Vusie van Guguletu». Son héros, Vusie5, est, comme son nom l’indique évidemment en Afrique du Sud, un Africain noir qui est venu de Soweto pour s’installer à Guguletu (quartier africain du Cap situé à environ trois kilomètres au sud de Netreg); un jour, il entend le chœur d’un klops chanter un moppie, et cela lui plaît. Il demande s’il peut se joindre aux chanteurs (coloured, rappelons-le), qui sont un peu surpris mais finalement l’acceptent. Quand Vusie fait entendre sa voix, ils s’aperçoivent qu’il chante « comme Pavarotti», et le trouvent duidelik, adjectif afrikaans

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qui signifie habituellement clair, limpide, mais qui peut être ici entendu comme « joli», « raffiné», « super». Les membres du chœur invitent donc Vusie à les rejoindre, ils lui apprennent le répertoire des moppies, mais constatent aussi, au bout du compte, que sa manière de chanter a changé leur style: maintenant ils sonnent « opéra» et ils vont présenter en compétition un « moppie opéra».

Fig. 1. Les paroles de la chanson « Vusie van Guguletu».

2 « Vusie van Guguletu» est évidemment une fable, mais une fable qui dans l’Afrique du Sud de 2007 en dit beaucoup sur les changements en train de s’amorcer dans les représentations réciproques des différentes catégories de populations qui avaient été opposées par l’apartheid. Dans la région du Cap et la province du Western Cape, les coloureds sont majoritaires; les dirigeants du Parti National (inventeur et perpétrateur du « développement séparé des races») et, avant eux, les blancs qui avaient dominé politiquement s’étaient efforcés d’opposer coloureds et Africains, en donnant un statut particulier aux premiers, qui impliquait notamment une préférence dans l’emploi; en instillant chez les coloureds la peur des Africains et, chez les Africains, le mépris des coloureds. Les préjugés ainsi incrustés dans les esprits ont eu la vie bien plus dure que l’apartheid lui-même et n’ont pas encore totalement disparu. Mais certains des changements survenus depuis 1994, conduits par des gouvernements (national et locaux) à majorité africaine noire ont commencé à modifier un peu les visions que les uns avaient des autres. C’est sur cet arrière-plan que doit être saisie l’histoire de Vusie. Nous sommes à Netreg, dans un quartier coloured pauvre, un de ceux où les stéréotypes négatifs sur les Africains sont les plus fortement enracinés, mais où le chant est une véritable passion, où l’opéra fait rêver, où Pavarotti et les « trois ténors» sont révérés par beaucoup, où « Nessum Dorma» est, sinon un « tube», du moins une mélodie aimée. L’opéra appartient bien sûr au monde des blancs, mais les coloureds ont montré depuis plusieurs décennies

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qu’ils sont capables de s’y faire une place honorable6; il constitue en tout cas un horizon d’excellence dans la culture qualifiée de « légitime». La chanson de Terry Hector qui, dans son organisation musicale, demeure un moppie tout à fait classique, opère donc une véritable triangulation pour aboutir non seulement à l’acceptation d’un noir par un groupe de prolétaires coloureds, mais pour que la rencontre entre eux provoque une fusion culturelle inédite en Afrique du Sud: c’est un Africain qui transmet aux coloureds ce qu’il y a, pour eux, de plus désirable dans la culture blanche et qui joint sa voix propre au chœur du Klops pour que naisse un nouveau type de moppie, genre véritablement emblématique de la musique du petit peuple coloured. Le « moppie opéra» apparaît ainsi comme un symbole de cette « nouvelle» Afrique du Sud non raciale que l’on peine à voir sortir des décombres de trois siècles et demi de racisme; il surmonte la mémoire des méfiances et des antagonismes pour suggérer qu’une autre mémoire est possible: celle des échanges, des mélanges et des créations à partir de ces mélanges (Martin 1992). « Vusie van Guguletu» n’est qu’un signe, il n’indique pas qu’un bouleversement radical est en cours qui toucherait immédiatement les masses des Sud-africains. Il est à considérer comme l’indice d’un possible, peut-être un révélateur social, au sens où l’entend Georges Balandier, signalant des mutations en voie de se faire, mais loin d’être abouties7.

3 Évoquer ainsi la coexistence de plusieurs mémoires concurrentes, conflictuelles, que les musiques peuvent consigner et diffuser, implique de s’interroger sur ce qu’il faut précisément entendre par « mémoire» et sur la manière dont la musique pourrait, non seulement les enregistrer, mais également contribuer à les reconfigurer.

Un présent du passé

4 Si, comme l’affirme Paul Ricœur après Aristote, la mémoire est « du passé», elle opère dans le présent: elle ne le restitue pas, ne le reproduit pas; ce qu’elle fait surgir, c’est un « présent du passé» (Lavabre 1995). La mémoire est nécessairement construite à l’intérieur de « cadres sociaux» (Halbwachs 1952); elle s’élabore, se transmet et se modifie dans des groupes sociaux, en fonction de la trajectoire de ces groupes, de leurs positions, de leurs intérêts en différents moments et de leurs interactions avec d’autres groupes. C’est pour cette raison qu’il peut y avoir simultanément plusieurs mémoires des « mêmes» passés et que ces mémoires peuvent se transformer. Le passé des groupes sociaux que la mémoire évoque au présent les constitue en communautés affectives, leur fournit des repères collectifs et des normes de comportement. Mais, pour ce faire, des choix sont opérés dans le passé, des choix dans les expériences en fonction de la pertinence de celles-ci pour le sens qui doit être donné au présent. Par conséquent, plusieurs mémoires du « même» passé peuvent différer, diverger et nourrir des entreprises opposées. La mémoire n’est donc pas l’histoire: « Non parce qu’histoire et mémoire différeraient comme le ‹vrai› du ‹faux› mais parce que la première est portée par un intérêt qui relève de la connaissance tandis que l’autre est motivée par la volonté politique ou le souci de l’identité […]» (Lavabre 1995: 41). Leurs relations n’en sont pas moins étroites dans la mesure où l’histoire donne, et renouvelle, des matériaux au travail de la mémoire. Marie-Claire Lavabre distingue donc, pour les besoins de l’analyse car elles se recouvrent en partie, une mémoire historique qui consiste en usages et instrumentalisations du passé et une mémoire collective qui est constituée par les représentations partagées du passé (Lavabre 2001). La première, toutefois, ne sera

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acceptée, ne deviendra légitime que si elle rencontre, au moins en quelques points, la seconde (Lavabre 2005).

5 Les synergies qui peuvent de ce fait se développer dans les processus d’élaboration du passé au présent constituent la base d’une « pragmatique de la mémoire»: se souvenir, dit Paul Ricœur, c’est faire quelque chose; la mémoire est une exploration pratique du monde qui engendre un « présent d’initiative»8. Se souvenir comme « faire quelque chose» désigne, nous l’avons entrevu, un travail d’élaboration de la mémoire, de sélection dans ce qui est connu ou réinventé du passé et des « traditions» (Hobsbawm & Ranger 1983), d’attribution de significations, tâche qui peut être conduite par des « entrepreneurs», des meneurs, ou qui peut être collectivement effectuée sur les représentations au sein des groupes sociaux; ces deux formes de travail étant encore une fois intimement liées. Alors, se souvenir c’est aussi faire quelque chose en vue de faire encore autre chose: agir et convaincre d’agir dans et sur les situations présentes, proposer des « mémoires stratégiques» à des fins de rassemblement et de mobilisation identitaires et politiques, en vue de raviver des souvenirs et de panser des plaies (Chaumont 1997; Lavabre 2005).

6 Or, la musique peut être requise aussi bien par la mémoire que par les proclamations identitaires, d’autant plus que les configurations identitaires reposent le plus souvent sur des mémoires de groupe (Martin dir., à paraître). La mémoire est dotée, considère Paul Ricœur, d’une fonction narrative qui la rend nécessaire aux constructions identitaires: « Au plan le plus profond, celui des médiations symboliques de l’action, c’est à travers la fonction narrative que la mémoire est incorporée à la constitution de l’identité. L’idéologisation de la mémoire est rendue possible par les ressources de variation qu’offre le travail de configuration narrative […]. Le récit, rappelle Hannah Arendt, dit le « qui de l’action ». C’est plus précisément la fonction sélective du récit qui offre à la manipulation l’occasion et les moyens d’une stratégie rusée qui consiste d’emblée en une stratégie de l’oubli autant que de la remémoration» (Ricœur 2000: 103). Les configurations identitaires se réclament de mémoires qui les légitiment par l’ancrage dans le passé qu’elles racontent en y mettant en intrigue un groupe supposé inchangé dans son essence; il s’agit donc de mémoires projetant des différences (entre les « nous» et les « autres») et visant à homogénéiser dans le présent par le recours au passé. Les entreprises de mobilisation s’adressent à des personnes que leur inclusion dans le récit mémoriel devrait pousser à s’identifier au groupe ainsi relaté, devraient émotionnellement convaincre de la nécessité de défendre, de consolider, de rendre plus puissant ce groupe. À la concurrence et à l’affrontement des groupes correspond donc une rivalité des mémoires.

7 La musique est volontiers mise au service de ces stratégies identitaires et mémorielles: dotée d’une unique capacité d’émouvoir, aisément instrumentalisée dans des entreprises de mobilisation9, elle peut être érigée en témoin d’une existence ancienne du groupe en tant que groupe, transmuée en capital symbolique distinguant le groupe en question d’autres groupes. L’historienne Hebe Mattos en donne un fort bel exemple en montrant comment, au Brésil, la redécouverte des pratiques musicales et chorégraphiques dénommées jongo a participé à la redéfinition des significations attribuées au passé de l’esclavage. Celui-ci, délivré d’une gangue de honte, devient une expérience fondatrice qui, au présent, affirme une différence sur la base de laquelle il est possible de revendiquer des droits (notamment à la terre) ouverts dans une nouvelle conjoncture politique (Mattos 2003). La mémoire peut, par conséquent, servir à diffuser le sentiment de différences, d’intérêts bafoués et fournir l’apparence d’une légitimité à des efforts pour rassembler dans l’action un groupe particulier; elle peut tout aussi bien faire

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réapparaître les contacts, les échanges, les unions qui dans toute société, entre toutes sociétés, se sont noués dans le passé à un moment ou à un autre, de manière à ce que cette mémoire de partages s’insurge contre la mémoire des divisions et des haines10. Et, en ce qui concerne la mémoire, c’est bien ce qui se trouve être aujourd’hui en jeu en Afrique du Sud. Mais alors, quel rôle joue la musique dans ces rivalités mémorielles ?

Traces musicales

8 Le rapport le plus évident que la musique entretient avec la mémoire est relatif au temps: la mémoire est « du passé» élaboré dans et pour le présent; la musique se distingue par sa double inscription dans le temps. D’une part, elle utilise dans l’immédiat des formes ou des compositions préalablement, parfois anciennement, établies, et même les œuvres les plus « avant-gardistes», les plus absolument inouïes (telles celles issues des principes sériels) ou totalement improvisées (comme celles qui furent inventées aux temps effervescents du free jazz) ne peuvent signifier les ruptures qu’elles veulent manifester qu’en référence aux normes et structures dont leurs inventeurs entendent se libérer. De l’autre, par la substitution du temps musical au temps « objectif» calculé par les horloges, elle donne le sentiment de pouvoir maîtriser le temps, de l’accélérer, de le ralentir, voire de le suspendre: changements de tempo, de mètre et de rythme le manifestent; l’idée du rubato, du temps dérobé au temps, ou les vagabondages dans le non-mesuré offrent les exemples les plus absolus de cette sensation d’émancipation par rapport à l’écoulement inendiguable du temps chronométrique (Caïn & Caïn 1982). En outre, le flux de la musique fait que l’écoute est en permanence à la fois saisie d’un présent instantané et transformation immédiate de ce présent en passé, retenu plus ou moins précisément par la mémoire. C’est dans ces cadres que peuvent se former des « images» auditives du passé (Ricœur 2000: 5) qui se trouvent affectivement chargées (Caïn & Caïn 1982). La musique, affirme le psychanalyste Guy Rosolato, fait jouir des réminiscences (Rosolato 1982); cette délectation se trouve en fait sous-tendue, précise un autre psychanalyste, Alain de Mijolla, par au moins deux modes d’inscription psychiques de la musique. Le premier est de l’ordre de la trace mnésique, du souvenir condensé, reformulé, chamboulé; le second résulte de réseaux d’associations qui donnent à l’écoute de certaines musique « un petit goût de madeleine» (de Mijolla 1982: 13). On peut donc concevoir que c’est à partir des traces que se nouent les associations qui vont donner du sens à la musique, notamment un sens mémoriel qui colore affectivement les éléments retenus du passé. L’idée de trace nous permet de revenir à la réalité des mémoires concurrentes et à la place qu’y peut tenir la musique.

9 Paul Ricœur distingue en effet trois emplois majeurs couramment faits du terme « trace»: les traces écrites, éventuellement archivées, qui semblent appartenir davantage à l’histoire mais qui, susceptibles d’interprétation, peuvent être introduites dans le champ de la mémoire (les œuvres musicales constituent à n’en pas douter de telles traces11); les impressions chargées d’émotion laissées par un événement, vécu directement ou non; l’empreinte corporelle et cérébrale12 (Ricœur 2000: 16-17). Des impressions affectives peuvent être laissées aussi bien par des traces matérielles que par des empreintes corporelles, les unes et les autres suscitant ces réseaux d’associations sur lesquels insistait Alain de Mijolla. Paul Ricœur, considérant ce qui apparaît superficiellement à l’opposé de la mémoire, l’oubli, ajoute une idée qui me paraît capitale dans la compréhension du rôle que peut tenir la musique dans ces processus. Il affirme: « Il y a oubli là où il y a eu trace»

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(Ricœur 2000: 374). Des traces peuvent donc subsister en dehors de toute conscience immédiate pour ressurgir lorsque des conditions émotionnelles les ramènent au niveau de la conscience, ou lorsque des opérateurs de mémoire les re-découvrent, ce qui permet au philosophe de mettre en évidence l’existence d’un « oubli de réserve» qui offre des ressources parfois inattendues à la mémoire et à l’histoire (Ricœur 2000: 374). Dans ces perspectives, la musique peut laisser des traces, matérielles, émotionnelles et corporelles; des traces qui demeurent audibles et sensibles en certaines époques mais qui, après avoir été recouvertes, enfouies comme des vestiges archéologiques sous la poussière de l’amnésie ou du déni, peuvent réapparaître lorsque les circonstances ou des acteurs sociaux le demandent. Ainsi la musique semble apte à intervenir dans les trois modes mnémoniques distingués par Edward Casey (1987, cité dans Ricœur 2000: 44-53): le reminding, qui fait penser à, qui rappelle; le reminiscing, qui fait revivre le passé par son évocation en groupe, à plusieurs, et ouvre sur une mémoire partagée; le recognizing, qui rend possible la reconnaissance, qui donne la liberté de reconnaître dans le présent ce qui est du passé.

10 La reconnaissance, écrit joliment Paul Ricœur, est un « petit miracle de la mémoire heureuse» (Ricœur 2000: 556). En extrapolant à partir de la pensée du philosophe, et en la simplifiant j’en ai bien peur, on pourrait concevoir que les « retrouvailles de la mémoire» ainsi célébrées permettent de redonner « vérité», signification porteuse de dynamiques de partage, à des traces « oubliées» qui répondent à une nécessité du présent, comme la « réconciliation» en Afrique du Sud. Celle-ci, en effet, ne peut acquérir substance dans les esprits et les comportements par la simple remise sur un pied d’égalité de composantes différenciées de la société Sud-africaine, listées comme des entités toujours séparées, ainsi que prétendit le faire l’ancien président Thabo Mbeki dans son fameux discours « I am an African». C’est seulement par la reconnaissance de l’existence de dynamiques de créolisation, plongeant au plus profond de l’histoire de l’Afrique du Sud, c’est-à-dire remontant jusqu’à 1652, que se réalisera avec une véritable efficace sociale la re-con- naissance: une nouvelle naissance ensemble (Martin 2006). Or, en Afrique du Sud, c’est sans doute la musique qui a conservé les traces les plus sensibles de ces dynamiques de créolisation: les musiques populaires africaines et coloured, surtout, en vertu du « don» des musiques « interraciales» inconsidérément fait par les dominants blancs – accrochés aux modes expressifs européens considérés comme seuls dignes et « cultivés» – aux groupes dominés. Ce phénomène a été remarquablement analysé pour les États-Unis par Ronald Radano (2003), mais on le retrouve presque à l’identique en Afrique du Sud, à ceci près que, comme outre-Atlantique, les musiques populaires blanches, surtout rurales (ce qu’on appelle en Afrique du Sud la boeremusik), ont conservé, en dépit des dénégations de ceux qui les jouent et les écoutent, des traits qui rappellent d’anciens mélanges. Les musiques populaires sont donc disponibles pour le reminding, elles peuvent « rappeler» des réalités sociales auxquelles des musiques, ou plutôt des processus musicaux, ont été associés; pour le reminiscing, car ces musiques mélangées peuvent re-susciter dans des groupes supposés différents la mémoire d’une interaction porteuse de créations communes; pour le recognizing, parce que cette mémoire est le socle sur lequel peut être posée la reconnaissance d’un passé d’enrichissements mutuels. Le tout sans idéalisation ni fabrication de nouveaux oublis. La reconnaissance fait réapparaître, vise à faire accepter par tous en vertu d’une pragmatique de la mémoire délibérée, une réalité dissimulée et niée; elle n’efface pas les autres mémoires, dont on trouve également des traces dans les catégorisations musicales effectuées en fonction des divisions raciales et pseudo-ethniques imaginées par les gouvernements sud-africains jusqu’en 1994: musique

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blanche, musique coloured, musique « bantoue»; musique zouloue, musique sotho, musique tswana… La « confiance» dans les « retrouvailles de la mémoire» (Ricœur 2000: 557) porte à croire que de la confrontation des deux mémoires dont la musique fait trace, celle des divisions et des affrontements, celle des interactions et des créations communes, la seconde, parce qu’elle est nécessaire à l’édification du futur proposé en 1994 par les nouveaux dirigeants politiques et maîtres à penser moraux, prévaudra sur la première, tout en la maintenant vive: comme le souvenir d’un passé inoubliable, mais désormais révolu.

Racisme et échanges musicaux

11 L’histoire de l’Afrique du Sud, telle qu’on la perçoit au premier abord, apparaît de toute évidence comme une histoire de conflits violents et de divisions. Elle commence en 165213 lorsqu’un officiel de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, Jan Van Riebeeck, débarque dans la baie de ce qui deviendra Le Cap dans le but d’y fonder un comptoir de ravitaillement pour les navires faisant route vers Batavia (Indonésie). Ce comptoir se transforme rapidement en colonie agricole: les fermiers européens s’emparant des terres de parcours utilisées par les pasteurs khoikhoi (« hottentots») et faisant venir, pour les cultiver, des esclaves en provenance d’Indonésie, d’Inde, de Madagascar et du Mozambique ou d’Afrique occidentale. Cette coexistence inégalitaire et brutale occasionne, malgré tout, des échanges et des mélanges, biologiques et surtout culturels. Les Khoikhoi sont quasiment annihilés; ceux qui survivent se fondront dans le groupe des descendants d’esclaves après l’émancipation (1834). Les esclaves, de provenances diverses, qui sont empêchés de reconstituer des groupes d’origine, se mélangent entre eux et se mêlent également aux Européens, colons, militaires, marins, commerçants, hommes en grande majorité, au moins dans les premiers temps, qui prennent (y compris de force) volontiers femme chez les captifs. Sur les plantations, comme dans les villes, où ils sont domestiques mais aussi artisans jouissant d’un degré (très) relatif de liberté, esclaves et Européens s’influencent mutuellement. De ces interactions aux formes multiples commence à émerger vers le milieu du XIXe siècle une culture créole, dont la manifestation la plus évidente est la langue afrikaans. Au cours du XIXe siècle, des Africains de langue bantoue14, venant pour l’essentiel du Transkei, entrent également dans le grand creuset du Cap. Au début du XXe siècle, les groupes dominants de la société du Cap sont exclusivement européens (d’origines néerlandaise et britannique surtout, à qui s’ajoutent des calvinistes français et allemands, et des juifs); les milieux les moins aisés sont en revanche très mélangés et vivent souvent dans les mêmes quartiers. Avec la révolution minière et l’essor des villes du Centre et du Nord dans la seconde moitié du XIXe siècle, de nouvelles rencontres se produisent, dans lesquelles se fait sentir l’influence de ceux qui viennent du Cap et sont imprégnés de ses modes de vie.

12 Les dirigeants politiques entreprennent alors de mettre un terme à toute forme de cohabitation afin de préserver la « pureté» de la société blanche et les intérêts de ses membres. Entre 1900 et 1948, de nombreux textes sont adoptés qui attribuent des droits différenciés aux groupes de population officiellement distingués: blancs, Africains (ou « Bantous» ou natives), coloureds (tous ceux qui ne sont ni Européens ni Africains, en majorité les descendants des esclaves), et commencent à leur attribuer des zones de résidence exclusives. De 1948 à 1990-1994, pendant la période de l’apartheid, la division sur une base pseudo-raciale de la société sud-africaine est systématisée de sorte que

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chaque groupe soit séparé des autres et ne puisse entretenir de contacts avec eux que dans le cadre de relations de travail inégalitaires. L’apartheid et les textes juridiques qui le définissaient sont abolis entre 1990 et 1994; un gouvernement non racial est élu en 1994; la constitution de 1996 affirme solennellement l’égalité de tous les citoyens sud- africains. Cette histoire, de 1652 à 1994, est donc gouvernée par la volonté de domination des dirigeants d’origine européenne; leur obsession de la délimitation et de l’isolement de ce qu’ils définissent comme des groupes différents; la violence qu’entraînent l’application de ces politiques et les luttes qui s’y opposent.

13 Pourtant, en dépit des séparations et des brutalités, les contacts, les échanges et les créations issues du mélange n’ont jamais cessé. Les sources les plus anciennes indiquent que les Khoikhoi rencontrés par les voyageurs dans l’intérieur ou employés sur les fermes se sont très vite emparés de chansons européennes; qu’ils ont bricolé un luth, le ramkie à partir de modèles utilisés par les colons, peut-être aussi par les esclaves (Burchell 1967; Kirby 1966). Le développement de l’esclavage entraîna la mise en commun par les personnes déportées d’Indonésie, d’Inde, de Madagascar et d’Afrique des traits compatibles de leurs cultures musicales, auxquels furent ajoutés des éléments pris aux pratiques culturelles de leurs maîtres (chansons, musiques de danse, musiques militaires). Sur certaines grandes fermes, il n’était pas rare que fut formé un orchestre d’esclaves pour faire danser les propriétaires et leurs amis à l’occasion de bals baptisés « arc-en- ciel». Les témoignages (écrits, parfois iconographiques) dont on dispose sur ces manifestations musicales des XVIIIe et XIXe siècles laissent à penser que, non seulement, elles fournissaient aux esclaves l’occasion de s’approprier des pans entiers de culture « blanche», mais encore que la culture des Européens d’Afrique du Sud n’en ressortait pas inaltérée (Martin 1999, 2002). Dans le même temps, des missionnaires chrétiens de diverses confessions s’attachèrent à évangéliser les esclaves puis leurs descendants, ainsi que les populations africaines, notamment au Transkei. L’enseignement des cantiques et hymnes suscita des vocations et, rapidement, une génération de compositeurs africains apparut qui inventa des chants nouveaux dans lesquels fusionnaient les formes européennes et des composantes expressives africaines (Detterbeck 2002; Lucia 2005: part 1). Les migrations des campagnes vers les villes et vers les carreaux de mines firent se rencontrer des individus porteurs de ces innovations musicales et provoquèrent de nouvelles créations dont sortirent les musiques populaires sud-africaines du xxe siècle (y compris la boeremusik) (Coplan 2008).

14 Malgré la force de ces mélanges et de ces inventions, la racialisation accentuée de la société sud-africaine au xxe siècle fut accompagnée d’un processus de catégorisation musicale qui classa les musiques en fonction du groupe auquel leurs producteurs étaient censés appartenir, et les mesures de séparation affectèrent évidemment les possibilités pour les musiciens répartis dans ces différents groupes de se rencontrer et de travailler ensemble, sans toutefois les anéantir. On distingua donc des musiques « blanches», « africaines» et « coloured». Les musiques « blanches» placées au sommet de la hiérarchie culturelle par les dirigeants relevaient des genres « classiques» européens, souvent qualifiés de « musique d’art», dans lesquels s’exercèrent également des compositeurs sud- africains; les principales villes étaient dotées d’orchestres symphoniques, de corps de ballet, de salles de concert et de maisons d’opéra où l’on faisait surtout entendre le grand répertoire européen, souvent interprété par des artistes sud-africains formés dans les départements de musique des meilleures universités blanches. À côté, la boeremusik des petits blancs de la campagne était méprisée par les « élites», au mieux considérée comme

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un folklore émouvant, mais de peu de valeur (d’autant plus que des musiciens coloured la pratiquaient également). Enfin, les jeunes s’efforçaient de rester à l’écoute des modes internationales et les absorbaient au fur et à mesure qu’elles se renouvelaient; il y a eu ainsi un rock sud-africain qui, dans ses versions afrikaans, inclut au cours des années 1980 un mouvement de contestation du conservatisme afrikaner, et donc de l’apartheid (Hopkins 2006). Certains compositeurs « classiques» sud-africains s’efforçant, par ailleurs, d’affirmer leur « identité» africaine en puisant leur inspiration chez les Africains noirs ou les coloureds, on s’aperçoit que la musique « blanche» n’a jamais pu être maintenue dans un caisson étanche et était en fait teintée d’apport extérieurs.

15 Sous la dénomination de musiques « africaines» (ou « bantoues», ou native) était rassemblée une infinité de genres et de styles: des musiques rurales différant de région à région (qu’enregistrèrent systématiquement les musicologues Hugh, puis Andrew Tracey); des musiques urbaines issues de la rencontre de travailleurs migrants venus des quatre coins du pays, qui engendrèrent indissociablement les musiques de danse du XXe siècle et l’African Jazz (Erlmann 1991; Martin 2008), genres qui, eux aussi, ne se déconnectèrent jamais des grands courants internationaux, notamment étasuniens; des musiques religieuses, essentiellement chorales, chantées durant les services, mais aussi en concert.

16 Les musiques « coloured»15 résonnaient surtout au début de l’année, dans le cadre des compétitions des troupes de carnaval (Kaapse Klopse), des Sangkore (chœurs dits « malais») et des Christmas Choirs (en fait des fanfares religieuses). Ces formations interprétaient des répertoires variés que l’on peut, très sommairement, diviser en importés et créoles. C’est dans ces derniers, afrikaans moppies et nederlandsliedjies, que se manifestait une créativité originale, appuyée sur la pulsation du tambour ghoema pour les premiers, déployée dans les ornementations mélismatiques des mélodies dans les seconds. Les prolétaires coloureds avaient également la passion du langarm (littéralement bras long, tendu) qui les faisait danser des nuits entières. Et au-delà de ces genres qui leur étaient spécifiques, les musiciens coloured, héritiers de ceux qui jouaient dans les orchestres de plantation, prouvaient leur talent dans la musique « classique» européenne (au sein notamment de l’EOAN Group du Cap, une école de musique et de danse), dans la variété internationale (avec de nombreux copycats qui imitaient les grandes vedettes américaines) et dans le jazz.

17 Le jazz, acclimaté en Afrique du Sud dès les années 1920-1930, connut une première période d’efflorescence dans les années 1950 et au début des années 1960, avec des grands orchestres de style swing, puis des petits groupes inspirés des styles bop et post-bop (notamment ceux emmenés par Dollar Brand/Abdullah Ibrahim et Chris McGregor) (Ansell 2004). Le durcissement de l’apartheid poussa beaucoup de talents à l’exil, et ceux qui demeurèrent en Afrique du Sud eurent le plus grand mal à continuer de pratiquer une musique de création. Il n’en reste pas moins que, dans ses périodes fastes comme aux temps les plus sombres, le jazz récusa toujours en pratique les catégories raciales imposées: il offrit une scène sur laquelle des musiciens de toutes origines pouvaient se retrouver, œuvrer ensemble et inventer une nouvelle Afrique du Sud sonore. Et c’est bien pour cela que ses artisans furent en butte à toutes sortes de harcèlements policiers et d’interdictions entre 1960 et la fin des années 1980.

18 Sans nier son poids sur la vie musicale au XXe siècle, et même avant, il apparaît que la catégorisation raciale imposée à la musique ne parvint jamais à empêcher le franchissement des barrières, les échanges et les influences réciproques; tout au plus

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parvint-elle à les restreindre. Des mélanges qui nourrirent la créolité Sud-africaine du XVIIe jusqu’au début du XXe siècle, il subsista des traces qui tramèrent les interactions plus ou moins souterraines et persistèrent aux heures les plus suffocantes de l’apartheid, traces qui, une fois celui-ci aboli, pouvaient être remises en lumière pour rappeler ce passé de mélanges, le faire revivre collectivement16, en vue de la reconnaissance nécessaire à l’édification de la nouvelle Afrique du Sud.

Mémoire et création dans la nouvelle Afrique du Sud

19 1994 marqua sans aucun doute un tournant radical dans l’histoire de l’Afrique du Sud: les textes juridiques sur lesquels étaient fondés la discrimination raciale et l’apartheid avaient été abolis; un nouveau gouvernement, dirigé par Nelson Mandela et comprenant des membres de toutes les anciennes catégories, avait été élu pour tenter de réaliser le rêve d’une nouvelle Afrique du Sud, d’une nation arc-en-ciel où s’épanouirait l’harmonie entre toutes les composantes de la population. L’héritage de trois siècles et demi de discriminations et de violences ne pouvait cependant être effacé par la dignité de Nelson Mandela, ni par la mansuétude de l’archevêque Desmond Tutu. La société se transforma, dans une certaine mesure; en simplifiant outrageusement, on peut dire qu’un petit nombre d’Africains sont devenus riches et puissants, et que des blancs sont devenus pauvres; il n’en demeure pas moins que la grande masse des Sud-africains défavorisés demeure noire et coloured. Ainsi les quartiers riches sont-ils de plus en plus mélangés, alors que les quartiers désavantagés restent très largement homogènes. Et les préjugés, les préventions qu’entretiennent les uns à l’égard des autres sont loin d’avoir disparu (Ebrahim-Vally & Martin 2006). Dans ces conditions, comment s’orientent les mouvements musicaux ?

20 Pour répondre à cette question, je vais tenter d’établir une typologie de quelques manifestations musicales repérées au début des années 2000. Ces manifestations ne constitueront pas une liste exhaustive des productions qui ont pris place en Afrique du Sud en cette première décennie du XXIe siècle; elles proviendront pour l’essentiel du Cap où j’ai enquêté à plusieurs reprises ces dernières années; elles ont été retenues en fonction de l’intérêt symbolique qu’elles présentent pour tâcher de comprendre comment se réarticulent aujourd’hui les mémoires sud-africaines, sans tenir grand compte de leurs qualités esthétiques intrinsèques.

Retrouvailles

21 La première démarche que l’on peut noter, sous-tendant en fait toutes les autres mais apparaissant plus rarement en tant que telle, consiste en la volonté de faire ressurgir des traces ensevelies du passé. Les Khoikhoi ayant disparu en tant que peuple porteur d’une culture musicale spécifique, il n’existe pratiquement aucun vestige de celle-ci, mis à part quelques écrits (dont la fameuse description donnée par le Journal de voyage de Vasco de Gama, citée dans Arom 1985: 104). Des coloureds, y compris des musiciens, à la recherche de leurs « racines» désormais placées sous l’intitulé « khoisan», s’efforcent d’en retrouver des débris dans les pratiques des groupes bushmen actuels ou des groupes bantouphones qui auraient autrefois pu absorber des éléments de culture khoikhoi. L’arc musical, pratiqué par les Bushmen comme par les Xhosa et les Zoulous est ainsi traité en témoin d’une musique khoikhoi disparue. S’il est folklorisé par des artistes voulant se positionner

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sur la scène de la World Music, comme Dizu Plaatjies, pour d’autres il devient l’instrument d’une exploration musicale capable d’inventer une Afrique du Sud actuelle. Telle est l’ambition de Garth Erasmus et Glen Arendse, au sein de la Khoi Khonnection17 ou des étudiants du College of Music de l’université du Cap intervenant dans le groupe à envergure variable dénommé Native Dialect Bow Exchange. Ceux-ci veulent exploiter une idée d’« authenticité» pour ouvrir les portes de l’avenir. D’autres n’hésitent pas à déterrer les traces des métissages les plus vieux pour porter au jour une couche profonde de mélanges sur laquelle d’autres amalgames se sont entassés. On entend de temps en temps au Cap, ou dans d’autres métropoles sud-africaines, des groupes coloured venus de la province du Northern Cape qui perpétuent des styles anciens de chants sacrés ou profanes qui pourraient, peut-être, fournir une idée du produit des fusions rurales du XIX e siècle. De son côté, le chanteur et compositeur blanc David Kramer a fait largement connaître des musiciens et chanteurs ruraux du Western Cape qui pratiquent des genres instrumentaux et vocaux originaux, à qui l’on attribue, encore une fois, un archaïsme prononcé18.

Appropriations

22 À cette restitution d’instruments et de genres antiques, ou supposés tels, qui rappellent que l’Afrique du Sud a aussi été édifiée sur le mélange, l’emprunt créatif par les Khoikhoi et les esclaves de musiques européennes, répondent aujourd’hui de nouvelles appropriations. L’opéra du Cap, qui se proclame la « Voix de la nation», fait maintenant sa publicité en montrant une troupe jeune et multicolore. Il a notamment affirmé cette ambition dans une production de Manon de Jules Massenet, proposée en novembre 2007 avec une double distribution presque totalement Africaine et coloured, où brillaient deux excellentes Manon noires, distribution issue en grande partie d’un programme de formation accélérée au chant opératique mis en place avec l’aide de l’université du Cap. La mise en scène de cette Manon demeurait passablement conventionnelle; en revanche, Mark Dornford-May conçoit pour une troupe entièrement africaine de véritables adaptations: la Carmen de Bizet est transposée dans un faubourg noir particulièrement défavorisé du Cap, Khayelitsha, et chantée en xhosa19; la Flûte enchantée de Mozart est accompagnée par un ensemble de marimbas20. Il s’agit là de montrer, encore une fois, comme l’ont fait auparavant les Afro-américains des États-Unis tout au long du XXe siècle, et comme l’avait prouvé la troupe de l’EOAN Group dans Rigoletto, que le grand répertoire classique européen, dans ce qu’il a de plus prestigieux, l’opéra, peut être mis en valeur par des chanteurs venant de communautés ayant été opprimées et dévalorisées.

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Figs 2 et 3. Affiches du film Karoo Kitaar Blues et Manon de Jules Massenet.

23 Plus étonnante est l’interprétation par le chœur d’une école de Guguletu, autre township noir pauvre, la Fezeka High School, dirigé par Phumelele Tsewu, de l’hymne nationaliste afrikaner Heimwee (paroles de J. R. L. van Bruggen; musique de S. le Roux Marais) qui chante la beauté du veld21, de ses ciels et de son soleil éternel22. Le poème exprime une

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nostalgie ruraliste qui, en filigrane, revendique l’enracinement des Afrikaners dans la terre sud-africaine, et c’est pour cette raison qu’il devint si populaire parmi eux. Qu’un chœur de jeunes urbains noirs le reprenne à son compte peut signifier une volonté de récupérer cette terre, mais, parce que cette volonté s’exprime à l’aide de mots et de mélodies conçus par des Afrikaners, elle semble être dénuée d’exclusive et se situer plutôt dans le cadre de la « réconciliation» nationale. Ainsi la reconnaissance du veld impliquerait également la reconnaissance de ceux qui l’ont conquis comme, finalement, pleinement sud-africains. Il faudrait une enquête, que je n’ai pu conduire, pour le vérifier; mais le fait que ce chœur chante, dans les compétitions nationales auxquelles il participe en représentant la province du Western Cape, des moppies, parce que selon son chef c’est le répertoire qui témoigne le plus « authentiquement» de la culture de cette région23, incite à considérer que cette hypothèse est plausible. Dans l’autre sens, les départements de musique des universités, notamment du Cap et du Kwazulu-Natal, enseignent les musiques et les instruments africains, poursuivant l’œuvre de Andrew Tracey à Grahamstown; il n’est donc plus rare de voir des ensembles composés de musiciens blancs jouer de la « musique africaine». Enfin, des Sangkore (Malay Choirs) coloured, surmontant les divisions et les réticences passées, adoptent des symboles musicaux noirs: on a pu entendre dans des moppies l’introduction caractéristique de Mbube24 et les Tulips ont mis à leur répertoire Meadowlands25 après l’avoir entendu chanté par un chœur noir sud- africain en Allemagne…

Croisements

24 La conjoncture politique favorise ce type d’échanges croisés. Si les temples de l’ancienne culture blanche ont vu leurs subventions drastiquement réduites, les incitations à la production d’événements multiculturels se multiplient. Le même chœur, les Tulips, fut ainsi invité à se produire avec le Hlanganani Traditional Group26, un marimba band27 de Langa, un des plus vieux quartiers africains du Cap. Les premières répétitions ne furent pas toujours aisées, les musiciens d’un groupe ignorant le répertoire de l’autre, et les codes de transmission orale utilisés par les uns et les autres n’étant pas parfaitement identiques. Pourtant, ils réussirent à mettre au point un programme commun, où figurait Meadowlands sur lequel ils avaient pu « se trouver» facilement. Quelques années plus tôt, en 1995, le plus célèbre des marimba bands, Amampondo, s’était joint au Solid Brass Quintet, issu du Cape Town Symphony Orchestra, pour mettre en scène musicalement un scénario imaginant qu’un groupe de musiciens classiques blancs voyageant en minibus se trouve en panne dans le bush et doit passer la nuit dans un village africain qui célèbre alors un rite d’initiation; découvrant que les blancs sont musiciens, les villageois les invitent à jouer avec les instrumentistes du cru… L’idée qui présidait à ce spectacle donné au Baxter Theater du Cap, puis enregistré, était déjà de promouvoir la combinaison des musiques occidentales et africaines28.

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Fig. 4. Les Tulips et le Hlanganani Traditional Group. Photo D.C. Martin.

25 Cette idée n’était d’ailleurs pas totalement neuve. En fait, bien des compositeurs sud- africains de « musique d’art» l’avaient caressée, dès la fin des années 1970. C’est alors seulement que « les compositeurs sud-africains de musique sérieuse ont tenté d’intégrer l’Afrique dans leurs œuvres […]»29. C’est le cas pour le ballet de Stefan Grové, Waratah (1978), mais c’est surtout Hans Roosenschoon, Sud-africain né aux Pays-Bas, qui va systématiser cette pratique. En 1978, il base son quintette pour cuivres Makietie sur une chanson xhosa, mais c’est surtout avec Ghomma (1980) puis Timbila (1985) qu’il développe le plus étonnamment cette approche. La première pièce, titrée d’après le tambour qui soutient les moppies, s’inspire des ornementations et des rythmes utilisés par les sangkore; dans la seconde, il tisse un écrin orchestral autour d’une performance de l’ensemble de xylophones chopi de la Wildebeestfontein North Mine, dirigé par Venancio Mbande. Lors de ses premières exécutions et de son enregistrement, en 1985, le National Symphony Orchestra de la SABC (radio sud-africaine) et le groupe de xylophones jouèrent effectivement ensemble; dans d’autres circonstances une bande magnétique remplaça ce dernier30. En 1993, il composa également Kô, Lat Ons Sing (Allons, chantons) pour double chœur sur des poèmes d’Adam Small, écrivain coloured afrikaansophone, œuvre dans laquelle il emprunte aussi bien à Ladysmith Black Mambazo qu’aux moppies. À Stefan Grové et Hans Roosenschoon, il faut aussi ajouter les noms de Kevin Volans qui, dans son White Man Sleeps (1986), utilisa de nombreux éléments de musiques rurales noires Sud- africaines, retravaillés à l’aide de « techniques de composition occidentales» (Fletcher et al. 2005) et Heindrik Hofmeyr dont la Symphonia Africana (2004) intègre des « évocations» de tambours africains et a été conçue sur le modèle « […] d’une trajectoire unique, conduisant d’une vision d’affliction et de désespoir à une vision d’espoir et de renaissance spirituelle»31.

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26 Depuis 1994, des commandes provenant d’organismes culturels officiels sont destinées à stimuler le panachage de formes associées à un des anciens groupes de population avec des modalités expressives provenant d’un autre. « L’idée sous-jacente, selon Timon Wapenaar, instrumentiste et compositeur blanc, est qu’il faut trouver une sorte d’accord entre le vieux et le neuf, entre ce qui provient du genre d’aspirations que les Européens avaient investies dans l’apartheid et les aspirations africaines à une Renaissance africaine, qu’il faut voir comment il est possible de négocier quelque part entre les deux»32. Dans cet esprit, Mac McKenzie, un musicien polyvalent du Cap, ayant tissé toutes sortes de ponts entre les répertoires coloured et le jazz, a été pressenti en 2007 pour concevoir une symphonie « ghoema», c’est-à-dire s’inspirant des rythmes joués par ce tambour et des chants qu’il anime. Mac McKenzie demanda à Timon Wapenaar, jeune compositeur de formation académique mais connaissant très bien les musiques coloured, d’orchestrer sa composition. Le résultat fut présenté à l’Orchestre symphonique du Cap et se heurta à de nombreuses réticences de la part de ses instrumentistes33 qui ne retrouvaient pas dans cette pièce les caractéristiques d’une symphonie telle qu’ils la concevaient. « Nous sommes maintenant dans une situation où il nous faut faire coexister deux traditions»34: la tradition de la musique symphonique européenne et la tradition de la musique du Cap.

27 Si les motivations des compositeurs blancs de « musique d’art» sont certainement complexes, manifestant une fascination pour les musiques africaines et coloured tout en continuant à privilégier des modalités de mise en forme héritées de l’histoire européenne, elles n’en apparaissent pas moins sous-tendues par une volonté d’affirmer leur « africanité». Au bout du compte, et quels qu’aient pu être par ailleurs leurs attitudes face à l’apartheid, leurs musiques constituent donc des traces qui rappellent une insigne ouverture à l’Autre, reliant un passé proche au présent. Les politiques culturelles post- apartheid cherchent à provoquer de nouvelles rencontres, de nouveaux croisements d’où pourraient sortir des musiques capables de mettre en sons la nouvelle Afrique du Sud. L’exemple de la Ghoema Symphony de Mac McKenzie montre que cela ne va pas sans résistances. En général, on ne voit pas encore émerger un courant, un genre, un style qui montrerait que ce volontarisme en matière de musique a été couronné de succès35 Quelques initiatives indiquent cependant que, sans nécessairement bénéficier du soutien des autorités, des créations pourraient émerger des retrouvailles, des appropriations et des croisements qui trament la vie musicale sud-africaine depuis 1994. Je n’en évoquerai que deux qui me semblent représenter des orientations significatives. Le duo Rock Art, composé de Hilton Schilder, compositeur et multi-instrumentiste coloured, issu d’une grande famille de jazzmen du Cap, et de Alex Van Heerden, trompettiste, accordéoniste et électronicien blanc, explorateur fervent de toutes les musiques, y compris rurales et religieuses, du Western Cape, a enregistré un disque au titre programmatique, Future Cape , dans lequel il tisse des liens sonores entre les traces du passé inscrites dans la terre sud- africaine (on y retrouve l’arc musical) et un avenir nimbé d’électronique et d’informatique. Ses protagonistes énoncent clairement: « L’histoire de Rock Art est une histoire de recherche des racines. D’héritage musical. C’est une histoire de passé et de présent… et de rencontre future. En parlant une langue, à la fois ancienne et moderne. Cette langue, c’est la musique»36. Le Libertas Choir de Stellenbosch, dirigé par Johan de Villiers, revendique clairement une mission inspirée par une relecture du message chrétien37. Fondé en 1989 pour « contribuer à créer un esprit de compréhension mutuelle et de confiance entre tous les Sud-africains», son but est de « démontrer comment la réconciliation, la solidarité, la paix et la liberté émergent de l’expérience partagée de la

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musique chorale». Ce chœur comprend une centaine de chanteurs venant de toutes les communautés, de tous les milieux et de toutes les religions d’Afrique du Sud. Il interprète un répertoire où des pièces classiques occidentales voisinent avec des compositions de musiciens africains et des adaptations de chants coloured. Il cherche à susciter des œuvres originales et a récemment proposé une Messa da Boa Esperanza composée par le Sud- africain Lungile ka Nyamezele sur une idée du Belge Gert-Jan Buitink et chantée dans les onze langues nationales de l’Afrique du Sud. Le Libertas Choir veut être « l’incarnation de la nation arc-en-ciel en harmonie: une palette colorée des diverses langues, cultures et populations sud-africaines»38. Il fait converger les traces de ce qui, chez les blancs, les Africains et les coloured forme depuis longtemps le noyau chéri de toute pratique musicale: le chant choral; ayant longtemps suivi des chemins bordés de barrières artificielles, qui rendaient les traverses difficiles, sans jamais les empêcher, ces traces peuvent aujourd’hui s’entremêler. C’est en cela que le Libertas Choir met en scène – y compris dans les habits de ses chanteurs et leurs comportements corporels – son engagement interculturel (cross cultural) sans pourtant faire entendre une véritable originalité musicale. Parallèlement, une théorie de chorales rattachées aux Églises évangéliques ou pentecôtistes rassemble dans la jubilation d’un gospel singing très afro- américain des fervents de toutes communautés, mais elles ne semblent, pas plus que le Libertas Choir, être porteuses d’innovations marquantes.

Fig. 5. Affiche du Libertas Choir de Stellenbosch.

De la reconnaissance à la réconciliation

28 Le volontarisme politique ou moral, quelque nécessaire qu’il puisse être dans certaines conjonctures, ne parvient que rarement à éveiller les imaginations jusqu’au point où elles

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se révèlent capables de répondre par le renouvellement des codes esthétiques au changement social. L’Afrique du Sud l’illustre une fois encore, mais sans doute est-il trop tôt, quatorze ans seulement après un changement de régime politique, alors que les mutations sociales sont largement inabouties, pour que s’affirment clairement dans le champ de la musique des productions inouïes. Il convient toutefois de noter que les retrouvailles, les appropriations et les croisements qui – grâce aux soutiens publics ou privés et sous l’éperon des préoccupations artistiques des musiciens eux-mêmes, souvent inséparables de leurs engagements éthiques – caractérisent un grand nombre de pratiques musicales au début des années 2000, commencent à couler de nouvelles fondations sur lesquelles pourrait être tracé le passage du rappel et des réminiscences à la reconnaissance.

29 Ce constat, aussi prudent soit-il, incite à réfléchir au rôle que pourrait jouer la musique dans la transmutation d’une réconciliation formelle, inscrite dans le droit et dramatiquement gravée dans les esprits par la Commission vérité et réconciliation39, en une véritable « liberté dans l’harmonie» telle que la souhaite le Libertas Choir. Car, au terme de ce parcours, très rapide et partiel, dans le bouillonnement musical de l’Afrique du Sud post-apartheid, il est évident qu’y (ré)apparaissent d’innombrables traces d’un passé qui infirme ce qui a, pendant longtemps, dominé la mémoire historique officielle du pays et imprégné les mémoires collectives: la catégorisation en groupes distincts, leur séparation brutale et les affrontements violents qui en ont découlé. La musique rappelle les contacts, les échanges, les mélanges, les créations communes qui, en dépit de ce passé bien réel, sont également nés des interactions inégalitaires. Or ce rappel est d’autant plus indispensable à la construction d’une nouvelle Afrique du Sud que le pays, en tout cas la majorité de ses habitants, n’a pas encore été délivré de l’organisation socio-raciale qui l’a gouverné depuis ses origines. Les résultats de l’enquête menée dans le cadre du « Baromètre de la réconciliation sud-africaine» par les équipes de l’Institute for Justice and Reconciliation sont, à cet égard, édifiantes (Hofmeyr 2006). En 2006, pendant une journée ordinaire, 31,1 % des Sud-africains n’ont pas parlé à une personne d’un autre « groupe» que le leur et 56 % n’ont pas eu de relation sociale informelle avec une personne d’un autre « groupe» que le leur, ce dernier pourcentage ayant augmenté de 10 % au cours des quatre années précédentes. Ces Sud-africains « enfermés» dans leur groupe appartiennent aux couches les plus défavorisées de la population, alors que les plus aisés se côtoient et dialoguent davantage. Ces divisions maintenues entretiennent la défiance ou le désintérêt pour l’Autre: seulement un tiers des enquêtés indique désirer accroître la fréquence de leurs conversations avec des membres d’un groupe différent. Le rapport évoque un « […] contexte dans lequel la peur de l’inconnu se développe et, à son tour, produit un terrain fertile à la croissance des stéréotypes négatifs» (Hofmeyr 2006: 53). De fait, 61,8 % des personnes interrogées trouvent qu’il est difficile de comprendre les coutumes et les façons (customs and ways) des Sud-africains d’autres groupes raciaux et 40 % croient qu’il n’est pas possible de faire confiance à des membres d’autres groupes que le leur40.

30 Dans cette situation, il est évident que des initiatives favorisant la pratique musicale par- delà les frontières de groupe conduisent à surmonter les défiances. Cela se produisit pendant les répétitions associant le chœur des Tulips et l’ensemble de marimbas Hlanganani. Phumelele Tsewu insiste sur la fierté de ses jeunes choristes venus d’un quartier africain pauvre lorsqu’ils sont applaudis par des publics blancs ou coloured devant qui ils chantent des pièces appartenant aux répertoires afrikaners et africains, ou

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font découvrir et apprécier à des auditoires africains des moppies. Le Libertas Choir fournit l’occasion à des femmes et des hommes de toutes provenances, unis par la passion du chant, de se rencontrer – parfois pour la première fois – et d’apprendre à connaître la culture de l’Autre, jusqu’à prononcer (pas toujours parler) sa langue et comprendre ses constructions mélodiques et rythmiques, ce qu’ont depuis des décennies fait les musiciens de jazz. Les spectateurs blancs qui occupent toujours la majorité des sièges à l’opéra du Cap s’enthousiasment pour le talent vocal et le charme de Pretty Yende, qui incarne Manon, peut-être pour se donner bonne conscience car beaucoup sont d’âge à avoir vécu pendant et bénéficié de l’apartheid; il n’en reste pas moins que, ce faisant, ils acceptent que des Africains et des coloured puissent être d’excellents propagateurs de la culture européenne; ce qui avait été refusé à Joseph Gabriels et à la troupe de l’EOAN Group en 1960.

31 Bref, comme l’illustrait l’exemple initial de Vusie van Guguletu, l’entremêlement, la fusion possible des traces dans les pratiques musicales contrebattent des préjugés toujours vivaces. Si, à l’incitation aux rencontres et au travail en commun, était ajouté un enseignement de l’histoire des musiques sud-africaines mettant en pleine lumière les processus de métissage et de créolisation qui les ont, toutes et toujours, tramées, c’est une autre approche de l’histoire générale de l’Afrique du Sud qui pourrait être diffusée. Pourtant, l’idéalisme, voire le messianisme, musical n’est pas de mise. Des mesures favorisant les pratiques musicales inter-groupes et l’enseignement de la musique comme évidence de la créolisation dans la société sud-africaine ne seront adoptées à grande échelle que si une volonté politique y invite, et montre la voie à suivre par des politiques publiques. Or la culture et la musique n’ont pas jusqu’ici figuré parmi les priorités des gouvernements, nationaux et régionaux, sud-africains. Certes, les nécessités du rattrapage social et de la modernisation de l’économie pouvaient sembler plus impératives. Pourtant ce qui ressort de cette étude rapide est que la musique peut être un instrument d’accompagnement efficace du rééquilibrage social, dans la mesure où elle peut faire entendre, mieux que la plupart des autres pratiques culturelles, une mémoire dont les traces mènent à la reconnaissance, au sens que donne à cette idée Paul Ricœur, donc à la réconciliation.

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NOTES

1. Cette étude a été rédigée à la suite d’une résidence de recherche au Stellenbosch Institute for Advanced Studies (STIAS, www.sun.ac.za/stias ), de septembre à

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décembre 2007, au cours de laquelle j’ai collecté de nombreux documents, assisté à plusieurs manifestations musicales et conduit des entretiens avec une quarantaine de musiciens. Je tiens à remercier STIAS, son directeur de l’époque, Bernard Lategan, et sa cheville ouvrière, Maria Mouton, pour le soutien matériel et intellectuel qu’ils m’ont accordé lors de mon séjour à Stellenbosch et sans lequel le présent texte n’aurait pu être écrit. 2. Quartier situé à l’est du centre du Cap, attribué aux coloureds pendant l’apartheid, toujours exclusivement peuplé de personnes qui étaient classées ou auraient été classées dans cette catégorie, et toujours très pauvre. Je conserverai dans ce texte l’anglais coloured et n’utiliserai pas la traduction qu’on en donne généralement en français, « métis», car celle-ci me paraît inadéquate. 3. Sur les Moppies, voir: Gaulier 2007. 4. District Six, © Stage Productions (Afrique du Sud), 2007 (DVD BLIK 16/DV). 5. Ou plutôt Vusi, le e final ajouté manifestant une « afrikaansisation» de ce nom. 6. Le ténor Joseph Gabriels, coloured du Cap issu d’un milieu défavorisé, débuta dans la troupe amateure coloured qui donna en Afrique du Sud la première représentation, en italien, d’un opéra italien: Rigoletto, en 1960; il put ensuite aller se perfectionner aux États-Unis et chanta sur les scènes du Metropolitan Opera de New York et de la Scala de Milan; la production historique du Rigoletto auquel il participa a été récemment éditée en CD: The EOAN Group, Verdi’s Rigoletto (abridged), Joseph Gabriels, Lionel Fourie, Ruth Goodwin, Cape Town Municipal Orchestra conducted by Joseph Manca, © G.S.E. Claremont Records (Afrique du Sud), 2000, CD GSE 1567. 7. « […] les processus de mutation sociale ne sont pas « donnés » d’une manière directe au sociologue, ils ont une existence « souterraine » avant de devenir manifestes et de provoquer les transformations dont ils sont les agents. Ils imposent une démarche sociologique de caractère critique capable de détecter les courants du changement sous les eaux mortes de la continuité» (Balandier 1971: 86). 8. « Se souvenir, avons-nous dit, c’est faire quelque chose: c’est déclarer que l’on a vu, fait ou acquis ceci ou cela. Et ce faire mémoire s’inscrit dans un réseau d’exploration pratique du monde, d’initiative corporelle et mentale qui font de nous des sujets agissants. C’est alors dans un présent plus riche que celui de l’intuition sensible que le souvenir revient dans un présent d’initiative» (Ricœur 2000: 151). 9. « […] celui qui veut non point nous convaincre par des raisons, mais nous persuader par des chansons, met en œuvre un art passionnel d’agréer, c’est-à-dire de subjuguer en suggérant, et d’asservir l’auditeur par la puissance frauduleuse et charlatane de la mélodie, de l’ébranler par les prestiges de l’harmonie et par la fascination des rythmes: il s’adresse pour cela non pas à la partie logistique et rectrice de l’esprit, mais à l’existant psycho-somatique dans son ensemble [… ]» (Jankélévitch 1983: 8). 10. L’évolution des relations entre la France et l’Allemagne, ou encore la remise à l’honneur de Al-Andalus en Espagne peuvent illustrer ces renversements de mémoire qui font émerger des traces d’un passé de coexistence enrichissante, sans abolir totalement celles des affrontements et des massacres. 11. Par œuvres, j’entends ici des pièces musicales mises dans des formes repérées comme telles au sein d’une culture musicale, appartenant le plus souvent à des répertoires déterminés, pièces qui peuvent être consignées grâce à des systèmes de notation graphique plus ou moins précis, enregistrées sur des supports matériels (y compris informatiques) divers, ou conçues et transmises oralement. Cet article ne constitue pas le cadre approprié pour discuter des hypothèses formulées par Maurice Halbwachs dans un texte considéré comme capital pour le développement de sa conception de la mémoire collective: « La mémoire collective chez les musiciens»; pour dire bref, au delà du fait que cette étude porte davantage sur la mémoire des musiciens que sur la mémoire musicale, au sens social, une de ses faiblesses rédhibitoires est qu’il ignore totalement les musiques de création et de transmission orales et base son raisonnement

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sur la mémorisation des partitions par des instrumentistes qui s’adonnent à la musique occidentale dite « classique» (Halbwachs 1997: 18-50). 12. Que l’on peut probablement rattacher à la mémoire motrice analysée par Roger Bastide (Bastide 1967). 13. Ce qui ne signifie pas, naturellement, que la région dans laquelle va se développer l’Afrique du Sud n’a pas connu d’histoire avant cette date, mais que l’histoire de l’entité que l’on dénomme ainsi aujourd’hui commence avec l’établissement au Cap des premiers Européens. 14. La terminologie raciste Sud-africaine qui a longtemps désigné les Africains comme « Bantous» ne correspond à aucune réalité sociale. Les « Bantous» n’existent pas plus, n’ont pas plus existé que les Indo-européens ou les Finno-ougriens. La seule signification pertinente du terme bantou est linguistique: la majorité des populations africaines d’Afrique du Sud parle des langues bantoues (Zoulou, Xhosa, Sotho, Tswana, Swati, Ndebele, Venda…), ce qui les distingue des groupes qui peuplaient la région du Cap et son arrière-pays au xviie siècle qui parlaient, eux, des langues khoi-san, dont certaines sont toujours utilisées aujourd’hui par les Bushmen (San) d’Afrique du Sud, du Botswana et de Namibie (voir: Fauvelle-Aymar 2002; Olivier & Valentin 2005). 15. Je n’évoquerai pas spécifiquement les musiques « indiennes» dont l’influence fut moindre; on assista en Afrique du Sud à des tentatives pour préserver la musique « classique», du Nord plutôt que du Sud, et l’on assista au développement d’une forme de pop indienne, fortement influencée par Bollywood, utilisée notamment lors des mariages. 16. Au lendemain de l’effondrement de l’apartheid, dans les années 1990, c’est ainsi que les années 1950, moment de bouillonnement créatif accompagnant les luttes contre la mise en place de l’apartheid, furent érigées en âge d’or de la coexistence et de la coopération interraciales, ce qui fut signifié en musique, par exemple, par le réemploi du kwela (musique pour flûtiau et guitare) qui en était devenu le symbole musical (Allen 1999); l’African Jazz connut un engouement similaire qui permit à des vétérans, regroupés au sein des African Jazz Pioneers, de connaître un certain succès. 17. Je tiens à remercier Garth Erasmus et Glen Arendse de m’avoir donné un certain nombre d’enregistrements de leur travail qui demeurent malheureusement inédits. 18. On peut les entendre dans: Karoo Kitaar Blues, directed by Liza Key, © Key Films/Blik Music (Afrique du sud), BLIK 11/DV. 19. Le film de Mark Dornford-May, avec Pauline Malefane dans le rôle de Carmen, est disponible en DVD sous le titre U-Carmen eKhayelitsha © Spiers Films, 2005, n° 9806. 20. Représentée au Baxter Theatre, Le Cap, en septembre-octobre 2007, avec Pauline Malefane en Reine de la nuit, Mhlekazi Andy Mosiea en Tamino, Philisa Sibeko en Pamina, Thozamo Mdliva en Papagena et Zamile Gantana en Papageno. 21. Terme au champ sémantique très large qui en est venu à désigner l’ensemble des paysages ruraux sud-africains, bien qu’il connote plutôt des zones assez plates et peu arrosées; il est également utilisé dans le sens de terres agricoles. 22. Concert donné dans le cadre du festival du Cape Philharmonic Youth Orchestra, qui accompagnait le Phezeka High School Choir, le 24 novembre 2007, au Joseph Stone Auditorium, Le Cap; avant Heimwee, les mêmes interprètes avaient proposé Entrance and Toreador Song from Carmen, encore… 23. Phumelele Tsewu, intervention au cours de la table-ronde « What is Cape Town music ?», Stellenbosch, STIAS, 13 novembre 2007. 24. Composition de Solomon Linda, d’où fut tiré The Lion Sleeps Tonight / Le lion est mort ce soir / Wimowee, qui donna son nom à un style vocal, aussi connu comme isicatamiya, pratiqué par des milliers de groupes amateurs et illustré sur la scène internationale par Ladysmith Black Mambazo.

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25. Chanson de Strike Vilikazi entonnée par les habitants de Sophiatown – quartier populaire mélangé à majorité noire de Johannesburg, déclaré « zone blanche» par les autorités de l’apartheid – lorsqu’ils en furent chassés dans les années 1950 pour être déplacés à Meadowlands qui s’étendra ensuite et deviendra Soweto. 26. Ils jouèrent notamment au cours du concert Active Ageing, destiné au troisième âge, au Waterfront, Shed 17, Le Cap, le 1er octobre 2007. 27. Les marimba bands sont nés de l’implantation au Cap, dans des églises catholiques, de xylophones chopi à l’initiative de prêtres venus du Mozambique; adoptés par les jeunes, ceux-ci les utilisent pour jouer un répertoire profane et les ensembles se sont multipliés. On peut les entendre fréquemment dans les rues du Cap et les centres commerciaux où ils tentent de gagner quelque argent. 28. Intsholo, © Mountclare Productions (Afrique du Sud), 1995, AM 00282. 29. Phil Du Plessis, livret du CD, Timbila, Orchestral Works Inspired by Elements in African Music, © GSE Claremont Records (Afrique du Sud), 1991, CD GSE 1513. 30. On peut entendre cette captation de Timbila sur le disque cité dans la note précédente; je tiens à remercier Hans Roosenschoon de m’avoir donné une anthologie d’enregistrements inédits de ses compositions, accompagnée de notes explicatives détaillées. 31. Notes du compositeur pour le CD: Hendrik Hofmeyr, Sinfonia Africana, The Cape Philarmonic Orchestra, conductor Leslie B. Dunner, The Stellenbosch University Choir, choir master André van der Merwe, © Cape Philharmonic Orchestra, 2004, CDXpress. 32. Timon Wapenaar, intervention au cours de la table-ronde « What is Cape Town music ?», Stellenbosch, STIAS, 13 novembre 2007. 33. Dont beaucoup ont émigré des pays de l’Est européen pour s’installer en Afrique du Sud au temps de l’apartheid. 34. Timon Wapenaar, intervention au cours de la table-ronde « What is Cape Town music ?», Stellenbosch, STIAS, 13 novembre 2007. 35. À vrai dire, le seul genre considéré comme nouveau s’étant affirmé sur la scène musicale sud- africaine est le kwaito, inspiré de la house, du garage et du rap américains. Il s’agit davantage d’un démarquage, que certains de ses interprètes parsèment de références symboliques aux musiques sud-africaines (évocation de Mbube, de Kwela, de Jive), pouvant difficilement être considéré comme une innovation. 36. Livret du disque: Rock Art, Future Cape, © Dala Flat Music (Afrique du Sud), 2006 (DFM001CD). Alex van Heerden est malheureusement décédé dans un accident de voiture au tout début de 2008; avec lui a disparu un des possibles inventeurs d’une nouvelle Afrique du Sud musicale. 37. L’université de Stellenbosch fut longtemps le centre de formation des élites afrikaners qui conçurent et défendirent l’apartheid; ils le justifiaient notamment en recourant à l’interprétation donnée de la Bible et des Évangiles par l’Église réformée hollandaise d’Afrique du Sud. 38. Livret-programme, accompagné d’un CD, édité pour une tournée en Flandres belges, aux Pays-Bas et en Allemagne: Stellenbosch Libertas Choir, Messa da Boa Esperanza, Brasschaat (Belgique), c/o Gert-Jan Buitink, 2004; voir également: . Je tiens à remercier Louwina et Johan de Villiers pour les documents audiovisuels qu’ils m’ont remis et pour m’avoir permis d’assister à plusieurs répétitions du chœur. 39. Voir notamment: Darbon 1996 et Krog 2004. 40. Les pourcentages cités dans ce paragraphe proviennent de Hofmeyr 2006: 48-58.

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RÉSUMÉS

La musique offre des ressources spécifiques à l’élaboration des mémoires. Elle fournit en particulier des « traces», au sens que donne Paul Ricœur à ce terme, capables de rappeler, dans et pour le présent, des aspects du passé oubliés ou reniés. En Afrique du Sud, cette capacité de la musique à rendre disponibles des traces, à surmonter les oublis, acquiert une importance particulière car s’y déploie une concurrence mémorielle qui oppose un passé de divisions et de violence à un passé d’interactions et de partage. Dans la période qui a suivi l’abolition de l’apartheid, on a assisté à une floraison d’initiatives favorisant des retrouvailles musicales, de nouvelles appropriations et des croisements fructueux. Des traces musicales de métissages et d’enrichissements mutuels passés y abondent. Dans la perspective d’une politique de réconciliation qui ne serait pas simplement juridique et formelle, la musique pourrait donc fournir à la fois un terrain de pratiques et un sujet d’enseignement susceptibles de faciliter l’avènement de l’harmonie sociale que suppose l’idéal d’une nouvelle Afrique du Sud. Il y faudrait toutefois une volonté politique, traduite en politiques publiques, qui fait actuellement défaut.

AUTEUR

DENIS-CONSTANT MARTIN Denis-Constant MARTIN a été pendant près de quarante ans chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI, Sciences-Po Paris – CNRS). Il est depuis 2008 rattaché à l’Université de Bordeaux (Sciences-Po Bordeaux, CEAN) et enseigne l’anthropologie politique à Sciences-Po Bordeaux. Ses recherches portent sur l’analyse des représentations du politique dans les pratiques culturelles, notamment les musiques populaires. Il a publié de nombreux articles de sociologie politique et de sociologie de la musique ainsi que, entre autres livres : L’Amérique de Mingus, musique et politique : les « Fables of Faubus » de Charles Mingus, (1991, avec Didier Levallet); Coon Carnival, New Year in Cape Town, Past and Present (1999); La France du jazz, musique, modernité et identité dans la première moitié du XXe siècle (2002, avec Olivier Roueff). Il a également dirigé : Sortir de l’apartheid (1992); Cartes d’identité, comment dit-on « nous » en politique (1994) et Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés) (2002).

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Créer, transformer, oublier L’art ju|’hoan de consumer la musique (Namibie)

Emmanuelle Olivier

1 Les Ju|’hoan de Namibie1 constituent l’une des nombreuses populations dites bushmen d’Afrique australe2, dont on a longtemps pensé qu’elles étaient restées au ban de l’histoire, figées dans une éternelle genèse. Jusque dans les années 1980, les travaux anthropologiques sur les Bushmen ont en effet évacué la dimension historique de ces sociétés au profit d’une image idéalisée les présentant comme reliques d’une préhistoire où l’homme vivait en harmonie avec la nature3. Or la musique pratiquée par les Ju|’hoan est sans cesse renouvelée tandis que ce renouvellement procède d’une logique de l’oubli. Il est en effet frappant de constater que les instruments4 et les chants, et plus particulièrement les chants chamaniques5, apparaissent et disparaissent au terme de quelques générations, dans un mouvement incessant de création, de transformation, de transmission, de circulation puis d’oubli.

2 Parler de l’histoire des Ju|’hoan, c’est prendre en compte leur historicité, leur capacité à concevoir et à construire le temps, pour eux-mêmes et dans leurs relations aux autres. C’est envisager leur contemporanéité au sens que lui donne l’anthropologue Johannes Fabian (2006 [1983]) de « co-temporalité» des sociétés, mais aussi se demander comment ils fabriquent de l’histoire. Car l’enjeu de cette tâche est bien de montrer que l’histoire est un récit qui se fabrique en permanence « dans l’usine endogène des sociétés» (Affergan 1997: 256), travaillant l’événement, incident ou catastrophe, pour en faire du sens. Si les Ju|’hoan apparaissent à bien des égards comme le produit de l’histoire, celle-ci n’en est pas moins le produit des Ju|’hoan. Du reste, c’est moins l’histoire comme discipline académique et comme chronologie relative qui est considérée ici, qu’un questionnement sur la conscience historique, celle d’« être-dans-le-temps» comme façon temporelle d’« être-au-monde», pour reprendre l’expression de Paul Ricœur (2000: 498).

3 S’inscrire dans un temps historique signifie aussi avoir la « capacité à affronter l’événement» (Augé 1994: 18) qui permet de configurer le temps en cycles successifs. À cet égard, une analyse des processus de création musicale permettra de montrer comment des individus font œuvre de création temporelle avec la musique, en marquant une rupture, voire même une mutation irréversible entre passé et futur, avant et après.

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Comprise comme un moment de tension, une « contraction du temps» (Bensa et Fassin 2002: 11) qui exprime et/ou concentre des enjeux particuliers, la création musicale porte de fait en elle un projet6 qui, pour aboutir, doit être mis en partage et soumis à une efficacité. On prendra donc en compte les performances auxquelles elle donne lieu, en posant la question de l’influence des musiciens et de leurs auditeurs sur la création elle- même et sur sa légitimation.

4 Construits en récits qui mettent en scène des individus réels confrontés à des situations réelles, ces événements musicaux constituent autant de chroniques d’une société, qui témoignent d’un moment de son histoire. D’individuels, ces récits sont soumis à la validation de la société, véritablement partagés lorsque chacun peut se situer par rapport à eux et en donner sa propre version. On verra comment l’« expérience personnelle» se mue en « histoire collective» (Bensa 1997: 17), mais une histoire à plusieurs voix où nulle version canonique ne prévaut. Les narrateurs, comme les musiciens, deviennent ainsi de véritables acteurs de la mémoire, laquelle ne se réduit ni à une répétition ni à une accumulation, mais donne lieu à une véritable interprétation, une imagination productrice de musique et de sens, en perpétuel renouvellement.

5 Envisager la création musicale comme un événement permet d’intégrer la notion d’individu à la fabrique de l’histoire. Comment émerge, est inventée ou réinventée une musique à un moment donné d’une histoire ? Poser cette question revient à s’interroger sur les parcours de vie, les trajectoires de ces individus singuliers qui créent de la musique. C’est se demander quel est leur rôle social, mais aussi quel regard ils donnent sur leur société, voire comment ils marquent leur temps de leur musique.

6 Plutôt que de présenter une synthèse des relations entre musique, mémoire et histoire ju|’hoan, j’ai donc choisi de suivre le parcours d’un chant récemment composé par un chamane nommé N !ani, avec lequel je travaille depuis une dizaine d’années. À partir de cet exemple, traité comme un « cas» au sens que Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (2005) lui donnent de singularité dont le traitement conduit à une nouvelle intelligibilité7, je m’attacherai à questionner les notions de mémoire et d’ oubli, particulièrement déterminantes dans un contexte d’oralité, en me demandant comment elles permettent de configurer le temps, de le renouveler, de l’actualiser. Je m’interrogerai sur la profondeur générationnelle de la mémoire, les moyens par lesquels les individus la fixent, ce qu’elle produit en termes de pouvoir, et corrélativement sur les mécanismes et le rôle social de l’oubli. La musique sera également envisagée comme moment d’une histoire en cours, l’enjeu étant de montrer en quoi elle participe de l’histoire d’une population au même titre que d’autres productions matérielles ou immatérielles, c’est-à-dire comment elle permet de révéler des situations, des conjonctures ou des moments particuliers d’une histoire.

Les Ju|’hoan: du mythe à la réalité contemporaine

7 Nul besoin de présenter les Ju|’hoan: ce sont les personnages du très (trop) célèbre film Les dieux sont tombés sur la tête, tourné, pour le premier opus, à la fin des années 1970 en Namibie8. Chacun a certainement en tête l’image de ce « peuple premier», selon l’expression consacrée par les ONGs, un peuple attachant, pacifique et égalitaire vivant en harmonie avec la nature, témoin d’un Âge de pierre qui résonne comme un Âge d’or. Or, la réalité politique, économique et sociale des Ju|’hoan est bien éloignée de cette image et

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il semble important de la rappeler ici, parce que la musique qu’ils pratiquent aujourd’hui est le produit à la fois de leur histoire et de leur situation actuelle.

8 Quand Les dieux sont tombés sur la tête est tourné, les Ju|’hoan vivent dans le Bushmanland, une région décrétée homeland par l’État sud-africain, dont la Namibie (alors Sud-Ouest Africain) est un protectorat, soumis au régime d’apartheid. Les Ju|’hoan ne sont plus éparpillés en petites communautés isolées dans le Kalahari (si tant est qu’ils aient jamais vécu de la sorte, ce que réfutent la plupart des archéologues, des historiens et des anthropologues depuis une vingtaine d’années), mais regroupés dans de petits villes de garnison. Les hommes y sont employés comme pisteurs par l’Afrique du Sud9 en guerre contre un mouvement armé qui lutte pour l’indépendance de la Namibie10, tandis que les femmes travaillent comme domestiques dans les maisons des officiers blancs. L’armée sud-africaine est composée de soldats originaires de différentes populations, notamment bushmen ( !Xuu, Hai||om et Kxoe), qui vivent aux côtés des Ju|’hoan dans ces petites villes de garnison. Les soldats conduisent des véhicules tout terrain, possèdent des comptes en banque et leurs enfants sont scolarisés. En 1989, lorsque la Namibie devient indépendante, l’armée sud-africaine se retire du Bushmanland et les Ju|’hoan, tout comme la plupart des autres employés de l’armée, se retrouvent au chômage, obligés de retourner en brousse pour survivre. Dans le même temps, un processus de politisation des Ju|’hoan se met en place, initié par quelques anthropologues américains qui fondent une ONG, la Nyae Nyae Development Foundation11, pour défendre les droits des Ju|’hoan en matière de représentation politique, d’éducation, de droits fonciers, etc. En 1998, l’est du Bushmanland12 obtient le statut de Conservancy, région « Conservatoire», territoire officiellement reconnu par le gouvernement namibien qui laisse aux Ju|’hoan le contrôle de l’administration et l’utilisation des ressources naturelles13. Les Ju|’hoan gèrent de petits campements touristiques, organisent des safaris pour les touristes avec vente d’objets artisanaux, se répartissent le montant des permis de chasse alloués et les gibiers abattus, et touchent des dividendes sur les tournages de films effectués dans leur région. Cependant, peu de Ju|’hoan sont formés aux techniques de management touristique et, malgré l’existence d’un récent conseil des chefs de village censé pouvoir décider des affaires communes, on peut se demander si les Ju|’hoan sont en mesure d’évaluer tous les enjeux dont ils font l’objet. En outre, face aux nombreux bailleurs qui alimentent les caisses de la Nyae Nyae Development Foundation14, il n’est pas certain qu’ils aient véritablement les moyens de décider, en toute indépendance, de leur avenir. C’est donc dans ce contexte éminemment contemporain que se situent les enjeux et la dynamique de la musique ju|’hoan.

Création du chant « la mort me prend en chasse»

9 En langue ju|’hoan, tout chant chamanique est appelé n/om tzí, littéralement « chant qui renferme de la puissance surnaturelle». L’ensemble de la musique ju|’hoan se trouve ainsi partagée en deux catégories génériques, selon que les pièces renferment de la puissance surnaturelle ou en sont dépourvues. Cette puissance provient des morts, qui en pourvoient certains animaux (girafes, antilopes, etc.), objets (flèches), éléments naturels (feu, éclairs) et chants (chamaniques). Si tous les chants chamaniques sont censés renfermer cette puissance, celle-ci, pour être efficace, doit être activée par des individus particuliers, en l’occurrence chamanes (accompagnés d’un chœur polyphonique d’hommes et de femmes), et dans des situations particulières, durant les rituels de

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guérison, de chasse ou de résolution d’un conflit. Ce sont donc les chants pris dans leur caractère performatif – la performance étant ici comprise à la fois comme manière de mettre en forme un chant et production de ce chant en situation15 – qui vont permettre au chamane d’agir et d’être efficace. Un chant chamanique peut donc être exécuté à la fois comme divertissement par des enfants ou comme berceuse par une mère dont le bébé pleure; mais dans ces deux cas, les Ju|’hoan diront que « sa puissance est au repos».

10 En 1995, N !ani créé le chant « La mort me prend en chasse» ( !áí kà gunì mí). Littéralement, il lui « donne un nom» (gaqé)16. De fait, un chant prend un nouveau nom lorsqu’il inaugure un répertoire musical marqué par un trait distinctif: une figure rythmique d’accompagnement qui sera battue par les mains des femmes. Un tel acte se produit lorsque les chants existants sont reconnus inefficaces pour guérir, favoriser la chasse ou résoudre un conflit. Il est également possible de « transformer» (||xàbù) un chant déjà existant en une nouvelle version. Plusieurs chants portent alors le même nom 17, mais constituent chacun une version différente d’une même entité musicale. Pour les distinguer et les situer dans le temps, un qualificatif leur est adjoint: le chant « vieux vieux» (n !àng n !àng tzí)18 est le plus ancien, suivi du chant « vieux» (n !àng tzí) puis de tous les autres qui sont « jeunes» (tzèmà tzí). Ces derniers ne se distinguent pas les uns des autres sur le plan temporel, mais par le nom de leur créateur19. Ce qui est inattendu est que la version originelle peut difficilement s’appréhender en termes de prototype dans la mesure où elle disparaît au profit d’une plus récente, qui, à son tour, sera abandonnée à l’apparition d’une nouvelle version. On est donc en présence de versions qui se substituent les unes aux autres jusqu’à se muer en un nouveau chant lorsque les règles qui fondaient leur identité sont transgressées. Technique de composition la plus fréquente chez les Ju|’hoan, la transformation d’un chant en une nouvelle version peut être comprise comme un savant mélange de souvenir et d’oubli20. Enfin, il est possible de fusionner deux chants pour en produire un troisième, ce qui équivaut à « insérer un chant à l’intérieur d’un autre» (tcxáí |’úá). Un chant prédomine alors sur l’autre, lui imposant ainsi son répertoire d’appartenance21.

11 Ces différentes techniques de composition et de re-composition ont une incidence sur la puissance reconnue au nouveau chant. Le premier chant d’un répertoire, c’est-à-dire le plus ancien, sera nécessairement le plus puissant, alors que la puissance des suivants ne pourra que décliner, jusqu’à ce que les chants de ce répertoire ne permettent plus au chamane de guérir les malades, de favoriser la chasse ou d’apaiser les conflits. C’est ce qu’il est arrivé à N !ani qui a créé le chant « La mort me prend en chasse» inaugurant un nouveau répertoire parce que, disait-il, les autres chants chamaniques ne lui permettaient plus de guérir. Avec les autres chants, son action s’était affaiblie jusqu’à perdre tout effet.

Mise en récit de la genèse du chant

12 Pour qu’il y ait création d’un chant chamanique, quelque chose d’inhabituel doit se passer, qui conduit le plus souvent à une maladie et à sa guérison. Les Ju|’hoan mettent en récit et aiment à raconter les circonstances, souvent graves, qui ont conduit l’un des leurs à créer un nouveau chant. En outre, les narrateurs élaborent souvent leur propre version des faits, nourrissant le récit d’actions supplémentaires, ajoutant des personnages ou modifiant même la trame de l’histoire. On assiste là à un processus d’individualisation recherché par les Ju|’hoan, pour qui les différentes versions d’un même récit sont comme

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autant de points de vue sur une même réalité, lesquels l’enrichissent sans la remettre en question. Malgré la multiplicité de leurs versions, ces récits se distinguent donc des mythes et des contes22 en ce qu’ils mettent en scène des faits reconnus comme réels ou, pour reprendre Jean Bazin (1979: 445), historiques. Ils demeurent pourtant éphémères et la plupart d’entre eux disparaîtront après trois ou quatre générations, remplacés par de nouveaux récits narrant la création de chants inédits. Les histoires qui circulent aujourd’hui dans la région de Nyae Nyae racontent ainsi des faits qui se sont produits pour les plus anciens au début du XXe siècle, et il est donc légitime de penser que les chants actuels leur sont contemporains. Lors d’une chasse, mon père défunt me facilita la prise d’une girafe. Une fois l’animal mort, des vautours s’approchèrent pour manger la viande; des morts se logeaient dans le corps de ces oiseaux, ce que j’ignorais. Je tuai l’un d’eux et mis le feu à l’arbre dans lequel ils nichaient. C’est alors que mon père me demanda pourquoi j’avais tué le vautour alors qu’il m’avait facilité la chasse: j’aurais dû partager la viande avec le rapace. Furieux, mon père me rendit malade. Beh me soigna lors d’un rituel et je guéris. Mais quelques jours plus tard, j’allai déféquer et sentis quelque chose dans mon ventre. Un scorpion vivant sortit de mon anus. J’appelai ma femme qui ne me crut pas: le scorpion, me dit-elle, devait être dans le sable. Je lui demandai de rester avec moi et, peu après, nous vîmes un second scorpion sortir de mon anus. Mon corps se refroidit rapidement de sorte que je fus obligé d’allumer un feu pour me réchauffer. Ma femme pensait que j’allais mourir. Pendant la nuit, mon père vint, me donna le chant ‹La mort me prend en chasse›, me montra comment l’exécuter et fit sortir la maladie de mon corps. Le lendemain, j’étais guéri. N !ani, le 21 août 1995.

13 Ce récit, qui a trait à la création du chant « La mort me prend en chasse», met en exergue la puissance de N !ani, chamane capable de surmonter une série d’épreuves et de se guérir lui-même, tout en rappelant un certain nombre de savoirs partagés par les Ju|’hoan (partage de la nourriture, respect pour les animaux, etc.). Les récits de ce type sont à la fois singuliers, en mettant en scène un chamane chaque fois différent, et stéréotypés dans leur déroulement et leur message, en fonctionnant comme une sorte de paradigme à l’intérieur duquel les chamanes se succèdent et se distinguent à la fois.

14 Les récits de genèse de la création musicale permettent à la fois d’entretenir le souvenir de ces circonstances particulières et de les situer dans un temps linéaire, en succession les unes par rapport aux autres. Ces récits font en quelque sorte office de chroniques, singularisant quelques chamanes tout en rappelant règles et valeurs de la société ju|’hoan. Si les hommes sont condamnés à disparaître, les règles et les valeurs ont vocation à perdurer, mais elles ne prennent sens qu’en contexte, à travers des faits réels et chaque fois renouvelés. Les gens qui racontent ces récits ou bien leurs proches ont en effet côtoyé ces chamanes compositeurs; ils sont directement ou indirectement concernés par ces faits. On comprend alors pourquoi de telles histoires tombent dans l’oubli au terme de quelques générations, dès lors que les chamanes ne sont plus connus de personne. Tout se passe comme si l’histoire collective ne pouvait prendre sens que dans la contemporanéité et à travers le récit d’expériences personnelles. De ce fait, ces chroniques n’ont pas vocation à se déployer sur la longue durée, mais à véhiculer une histoire qui vit et meurt avec les hommes qui la font.

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Fig. 1. N !ani (à gauche) et sa famille. ||Xa|oba, août 1995.

Photo E. Olivier.

15 Mais une telle analyse n’est pas suffisante pour comprendre le récit de N !ani. Quelle est la situation de ce dernier lorsqu’il me raconte cette histoire ? C’est un homme d’une cinquantaine d’années, encore vigoureux, aux larges épaules et au torse massif. Père de plusieurs enfants, dont deux filles qui vivent avec lui, et grand-père de nombreux petits- enfants, il a la charge d’une importante famille.

16 Il a dû fuir récemment son village, où il avait le statut de « responsable du territoire communautaire» (n !óré kxàò)23 à cause de plusieurs lions qui rôdaient alentour et menaçaient gravement ses habitants. À ||Xa|oba où il a trouvé refuge avec sa famille et une partie de sa communauté, il est en position de faiblesse. La plupart des habitants le considèrent comme un étranger, sans aucun droit, d’autant plus qu’il n’a aucun lien de parenté avec les familles de ce village. Sa stratégie d’intégration passe par le chamanisme et, pour se distinguer des autres chamanes, il exécute et enseigne des chants que lui seul connaît24.

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Fig. 2. N !ani durant un rituel de guérison. ||Xa|oba, juin 1995.

Photo E. Olivier.

Mise en partage du chant

17 Créer un chant ne suffit pourtant pas à un chamane pour que son pouvoir soit reconnu. Et c’est bien là tout le problème de N !ani. Encore faut-il que le chant en question acquière une légitimité, en étant mis en partage ou plutôt à l’épreuve de la communauté lors d’un rituel collectif et en produisant l’effet escompté. C’est l’effet produit par le nouveau chant (qui doit permettre au chamane d’entrer en transe, puis d’être efficace dans son action) plutôt que ses caractéristiques intrinsèques, qui va en conditionner le succès, la diffusion et la durabilité. Autrement dit, l’important est moins ce que la création apporte en termes d’innovation sur le plan musical que ce qu’elle apporte en termes de renouvellement de l’effet. De fait, les chants chamaniques se ressemblent beaucoup et il n’est pas rare que les musiciens glissent imperceptiblement de l’un à l’autre25.

18 Si le chamane a une action efficace grâce à l’exécution de son nouveau chant, celui-ci sera considéré comme puissant et adopté de facto par la communauté, voire même exporté. Dans le cas contraire, le chant peut connaître plusieurs sorts: il sera relégué aux rituels thérapeutiques qui se déroulent dans le cadre de la famille (de l’espace commun, il passera à l’espace particulier); il pourra trouver sa place au sein d’un rituel collectif, sans pour autant permettre au chamane d’entrer en transe et d’œuvrer; dans un cadre de divertissement, il pourra continuer à être chanté ou bien il sera transposé aux instruments mélodiques; ou enfin, il sera simplement oublié (ce qui est le cas d’un grand nombre de nouveaux chants).

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19 Pour l’heure26, le chant de N !ani n’est pas devenu véritablement populaire: dans le village où il habite, les membres de sa famille l’exécutent comme divertissement ou pour des rituels chamaniques restreints. N !ani l’entonne parfois lors d’un rituel qui rassemble la communauté, mais pas comme chant décisif au moment d’entrer en transe ou de guérir car sa voix, dit-il, n’est pas suffisamment soutenue par celles des autres participants qui connaissent mal son chant.

20 Car le chamane n’exerce pas seul son pouvoir. C’est uniquement avec le concours d’un chœur polyphonique qu’il pourra œuvrer, un concours que les chanteurs et les chanteuses peuvent accepter ou refuser de lui donner. Tout se joue alors, dans et par la musique, entre le chœur et le chamane, mais aussi au sein même du chœur entre les différents protagonistes. Si les participants connaissent mal le chant, si leur performance est mauvaise27, le chamane sera incapable d’entrer en transe. Pire, son âme pourra ne pas réintégrer son corps à l’issue du voyage chamanique, ce qui signifie sa mort. Le chamane n’est donc pas le seul à exercer son pouvoir (de vie et de mort) sur les individus: les chanteurs exercent eux aussi, par la qualité de leur performance musicale, un pouvoir sur le chamane et sur sa musique. Pour agir et être efficace, le chamane a besoin de la coopération de chacun, ce qui manque pour l’instant à N !ani. On ne sait si son chant survivra longtemps, s’il sera finalement accepté par les habitants du village où il vit, qui le transmettront à leur tour dans d’autres villages, ou bien s’il disparaîtra rapidement.

Diffusion du chant et du pouvoir chamanique

21 Lorsqu’un nouveau chant permet à l’action du chamane d’être efficace, il est adopté dans la communauté de son détenteur, qui va l’exécuter pour entrer en transe ou lorsque son âme voyage dans le monde des morts. L’étape suivante consiste à exécuter le nouveau chant lorsque des individus appartenant à plusieurs communautés se retrouvent, la plupart du temps à Tsumkwe, chef-lieu de région où les Ju|’hoan séjournent souvent pour rendre visite à un proche, acheter de la nourriture dans les magasins ou se faire soigner au dispensaire. Les rituels chamaniques qui rassemblent un plus grand nombre de personnes sont l’occasion de tester et d’échanger de nouveaux chants, ce qui a pour effet d’élargir leur cercle de diffusion. Les visites ponctuelles aux alliés et aux partenaires d’échange ritualisé (xáró) sont également l’occasion d’exécuter et d’échanger de nouveaux chants. Dans ce cas, le chant est diffusé le long d’une chaîne d’individus liés par des relations sociales, laquelle peut s’étendre sur plus d’une centaine de kilomètres28.

22 Plus un chant produit de l’effet, plus sa diffusion est large car les chanteurs le transmettront à leurs proches dans d’autres villages, qui le communiqueront eux-mêmes à d’autres personnes. Plus large est la diffusion d’un chant, plus longue est aussi sa durée de vie. Il s’agit là d’un mouvement incessant d’expansion, d’éparpillement, de rétraction et finalement de disparition, mais dans un processus conduisant toujours à la création de nouveaux chants.

23 Le chant sera transmis avec le récit de sa genèse, ce qui assoira d’autant le pouvoir du chamane compositeur. En d’autres termes, plus un chant produit de l’effet, plus il permet au chamane d’affirmer, voir d’accroître son pouvoir chamanique. Un chamane peut ainsi prendre une certaine envergure en œuvrant hors de chez lui et quand il résout des cas difficiles. Plus vaste est l’aire de diffusion d’un nouveau chant, plus le pouvoir du chamane est connu et reconnu, de sorte que seule une minorité d’entre eux est distinguée

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par l’ensemble des Ju|’hoan, tout comme seule une minorité de chants est connue de l’ensemble des Ju|’hoan.

24 Au delà de son pouvoir rituel, le chamane acquiert ainsi du pouvoir économique et politique. Ainsi, un tel chamane est-il qualifié de //’áíhà, c’est-à-dire de « riche», car il est d’usage que les personnes guéries le remercient par des cadeaux ou par de l’argent. Avant que les Sud-Africains ne s’installent dans la région au début des années 1960 et créent infrastructures et magasins, les Ju|’hoan échangeaient des biens avec les populations voisines. Les riches chamanes mandataient des intermédiaires qui se déplaçaient et commerçaient en leur nom pour acquérir des biens introuvables dans la région (métal, tabac, céréales, poteries, perles de verre, etc.). Aujourd’hui, ils possèdent chevaux, bétail et bijoux, mais leur pouvoir économique ne se distingue plus vraiment de celui, par exemple, des Ju|’hoan fonctionnaires de l’État namibien. Par ailleurs, sans exercer une véritable autorité sur les membres de leur communauté, à l’instar du « responsable du territoire communautaire», ces chamanes compositeurs sont très respectés: on vient leur demander conseil, leur parole pèse lors des prises de décisions collectives. Aujourd’hui, nombre d’entre eux cumulent les fonctions de chamane et de responsable politique à un niveau régional au sein du conseil communautaire de la Conservancy. Certains chamanes ont également des responsabilités politiques au niveau national, à l’Assemblée des chefs traditionnels (Council for Traditional Leaders)29 et au Parlement (comme députés), et international, comme représentants des « peuples premiers» dans différentes instances internationales (ONU notamment)30. D’autres travaillent au sein d’ONGs telles que la Nyae Nyae Development Foundation et le Working Group for Indigenous Minorities of Southern Africa (WIMSA)31.

Mort annoncée, oubli et renouvellement des chants

25 Si les Ju|’hoan créent, transmettent et font circuler les chants, ils ne visent pas l’accumulation. Les chants ont une durée de vie limitée, ce dont témoignent leurs récits de création. Leur puissance s’érode inexorablement au fur et à mesure de leur utilisation, entraînant leur disparition après quelques générations et leur remplacement par de nouvelles compositions. De la même manière, et malgré leur singularité, les chamanes se voient peu à peu supplantés par d’autres chamanes faisant preuve de qualités comparables, comme si la puissance surnaturelle dont ils tirent leur pouvoir devait être réactivée en permanence par l’action de nouveaux individus créant des chants inédits.

26 Les chants n/om tzísì que j’ai enregistrés entre 1993 et 2001 sont au nombre de 84, répartis en 39 répertoires identifiés chacun par le nom d’un animal chassé, d’un aliment, d’un oiseau, d’un insecte, d’une plante, d’une maladie ou d’une situation (Olivier 2005: 175-176). Pourtant, un seul d’entre eux renvoie, par métonymie, à leur totalité. Il s’agit aujourd’hui du répertoire « Girafe» (≠oah tzísì), dont les chants sont considérés comme possédant la puissance surnaturelle la plus forte et susceptibles de permettre au chamane d’agir au moyen de la transe. Toutefois, les Ju|’hoan rappellent que ce sont les chants « Herbe» (||’àìsì tzísì) qui sont les plus anciens, lesquels auraient été remplacés par les chants « Oryx» (g !ò’é tzísì), eux-mêmes rétrogradés plus tard au profit des chants « Éland» (n !àng tzísì), avant que les chants « Girafe» n’acquièrent aujourd’hui la prééminence32. Ces changements ne sont pas datés et ne font l’objet d’aucun récit d’origine, à l’exception du premier chant « Girafe» qui, précisent les Ju|’hoan, aurait été créé par une femme

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chamane nommée Beh, décédée au début des années 1990, ce qui est une référence relativement récente33.

27 Selon les Ju|’hoan, la mise en place d’un nouvel animal emblématique intervient à deux occasions qui, si elles s’opposent formellement, aboutissent au même résultat: le trop- plein de puissance ou, à l’inverse, sa diminution, deux processus empêchant le chamane d’œuvrer efficacement. On raconte ainsi que la puissance de l’Herbe s’atténua tellement que les chamanes ne pouvaient plus agir. Ils la remplacèrent par celle de l’Oryx, laquelle était si importante qu’elle se révéla dangereuse aussi bien pour le chamane qui la manipulait que pour ses congénères qui la recevaient. Les Ju|’hoan eurent alors recours à l’Éland, jusqu’à ce que sa puissance décroisse et que la chamane Beh y substitue la Girafe, dont le chant révéla la force et l’efficacité.

28 Le cycle décroissant de puissance s’applique aussi bien aux répertoires emblématiques, Oryx compris, qu’aux autres. Le premier chant d’un répertoire est dit « le plus puissant» car il est censé provenir directement de l’animal dont il porte le nom, tandis que la puissance des suivants s’amoindrit par l’absence de lien direct avec le premier. Ces chants ultérieurs ne constituent que des versions successives d’un premier chant, chacun d’entre eux étant la version nouvelle de celui qui le précède, et non du chant originel. La création de ces chants permet cependant de réactiver la puissance de l’animal, qui s’affaiblit inexorablement avec le temps jusqu’à ne plus avoir d’effet suffisant sur le chamane. Un chant portant le nom d’un nouvel animal apparaît alors, muni d’une puissance qui dépasse celle de tous les autres, réordonnant immédiatement l’ensemble des n/om tzísì autour de lui. Ce chant inédit, et c’est là sa fonction principale, définit un nouveau cycle de puissance qui, à son tour, déclinera. Renouveler la musique paraît donc indispensable à la pérennité du pouvoir chamanique et à la bonne santé de la communauté.

29 D’un point de vue temporel, tout changement d’animal emblématique marque une rupture. Mais l’utilisation d’un nouvel animal n’élimine pas pour autant les plus anciens; ceux-ci se voient simplement relégués au second plan des rituels et les chamanes y recourent de façon moins privilégiée, voire plus du tout, pour entrer en transe, même si certains leur restent fidèles. Il y a là l’expression d’un choix de la part des chamanes, mais aussi la croyance partagée que la puissance croît de la conjonction de plusieurs animaux.

30 Cette rupture marquée par la création d’un nouveau chant, sans jamais faire basculer les Ju|’hoan dans ce que Paul Ricoeur appelle une nouvelle « pertinence sémantique» (1983: 9), permet surtout de renouveler la puissance surnaturelle manipulée par les chamanes. Tout se passe comme si, pour rester pérenne, la puissance chamanique devait être incarnée par des animaux et des chants qui changent et marquent une époque. La succession des animaux emblématiques peut ainsi être envisagée comme un processus de construction du temps mis en actes, une chronologie fondée sur des entités à la fois naturelles et surnaturelles. Certes, à l’exception de la récente Girafe, l’usage de ces animaux n’est pas datable, sinon de façon empirique, les uns par rapport aux autres. Ils n’en constituent pas moins des repères essentiels inscrits dans le « temps long» (Braudel 1949) des Ju|’hoan, l’apparition des premiers chants n/om tzísì étant censée suivre de près celle de la société. Et dans cette histoire dynamique, d’autres chants sont créés et disparaissent au bout de quelques générations, déterminant une autre temporalité, plus courte, qui correspond à la mémoire des hommes. Chacun de ces chants porte l’empreinte d’un chamane, d’une expérience de vie singulière qui nourrit l’histoire collective ju|’hoan. La création musicale peut être ainsi comprise comme un moment particulier où se croisent historicité et contemporanéité.

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31 Société de consumation34, les Ju|’hoan usent des chants jusqu’à épuiser leur pouvoir. De nouveaux chants doivent donc sans cesse être créés pour le renouveler. Aux antipodes d’une entreprise de patrimonialisation qui viserait à l’accumulation des biens musicaux et à la fixation du temps, les Ju|’hoan semblent avoir opté pour les processus de création, de transmission et de circulation de la musique. La durée de vie35 des chants étant nécessairement éphémère, ce que les Ju|’hoan s’approprient, ce dont ils usent, abusent et font fructifier est une expérience de la création individuelle et collective. De fait, chants, récits et individus ne prennent véritablement sens que parce qu’ils sont contemporains. On comprend alors les mécanismes de cette logique de l’oubli élaborée par les Ju|’hoan, la mise en récit et la performance musicale permettant en quelque sorte de prolonger l’existence du créateur, jusqu’à ce qu’il soit réellement mort et oublié, lorsque plus personne ne peut en porter un témoignage direct.

L’avènement d’un nouveau cycle de chants ?

32 Depuis l’indépendance de la Namibie, le chamanisme semble constituer une réponse contemporaine à une situation politique et économique difficile36 où il s’agit pour les Ju|’hoan d’apaiser des conflits intra- et inter-communautaires, de résoudre des problèmes de santé (tuberculose, sida) et de société (alcoolisme, violence)37. Ces derniers éprouvent tout particulièrement le besoin de renouveler leur pouvoir chamanique, non seulement par la création de nombreux chants inédits38, mais aussi par l’appropriation et l’intégration de chants venant de l’extérieur, en l’occurrence les chants « Eléphant» ( !xó tzísì) originaires des!Xuu.

33 Si les relations économiques et matrimoniales avec les!Xuu établis au nord et à l’ouest de Nyae Nyae sont anciennes, jusqu’aux années 1970 elles concernaient essentiellement les communautés ju|’hoan voisines39. En recrutant des hommes de diverses populations bushmen comme pisteurs40, et en les logeant ensemble au sein de petites villes de garnison dans le Bushmanland, l’armée sud-africaine facilite, et même accélère, les échanges entre Ju|’hoan et!Xuu. De fait, les soldats organisent souvent des rituels chamaniques communs, auxquels participe l’ensemble des habitants des petites villes de garnison. Ainsi, les Ju|’hoan, tout particulièrement les femmes qui accompagnent le chamane en chantant, intègrent-ils rapidement un nombre important de chants « Eléphant».

34 Les Ju|’hoan du nord de Nyae Nyae ont été plus militarisés que ceux du Sud, ce qui ressort aujourd’hui à travers leur pratique des chants « Elephant». Au village de ||Xa|oba, situé à quelque vingt-cinq kilomètres au nord de Tsumkwe (le centre administratif mais aussi géographique de Nyae Nyae), l’un des trois chamanes puise sa puissance de l’éléphant dont il connaît vingt-quatre chants, tandis que, quatre-vingt kilomètres plus au sud, au village de ||Auru, les habitants découvrent, et apprécient déjà, les chants « Eléphant»41.

35 Ces chants sont intéressants à plusieurs titres: tout d’abord parce qu’ils émergent à un moment très particulier de l’histoire namibienne et qu’ils permettent d’en conserver, pour un temps, la trace; ensuite parce qu’ils permettent de comprendre, en temps réel, les processus d’appropriation puis de circulation d’un répertoire d’une vingtaine de pièces; enfin parce que la grammaire et l’esthétique de ces chants, sensiblement différentes de celles des chants « Girafe», signifie l’adoption de nouvelles normes musicales.

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36 Les chants « Eléphant» sont également appelés « Tambour» (g !árú tzísì) car le chœur polyphonique est accompagné d’un gros tambour à membrane posé au sol, joué par un homme ou une femme battant de leurs mains une figure rythmique spécifique. Cet instrument est absent des chants « Girafe», dont le soubassement rythmique est uniquement assuré par les pas des danseurs et les battements de mains féminins. Les chants « Eléphant» sont exécutés dans un tempo plus rapide que ceux « Girafe», par des voix situées dans deux registres au lieu de trois pour « Girafe». En outre, la danse est individuelle et non pas en cercle, les hommes sur place faisant trembler leur bassin sans effectuer aucun pas. Leurs jambes ne sont pas entourées de sonnailles, mais une peau d’antilope sur laquelle sont attachés des bruiteurs (capsules de bouteille et balles de fusil) est nouée autour de leur taille.

37 À la mode chez les jeunes gens qui en apprécient la nouveauté, synonyme de modernité, les chants « Eléphant» sont également populaires parmi les femmes qui s’exercent à la transe chamanique en les exécutant. Reléguées à la marge des responsabilités politiques et du pouvoir économique, ces dernières ne trouvent-elles pas là un moyen de prendre place dans la société ju|’hoan actuelle, voire un moyen d’émancipation ?

38 Pour l’heure, les chants « Eléphant» n’ont pas remplacé les chants « Girafe», mais ils en constituent une alternative efficace. Les chamanes agissent en complémentarité les uns vis-à-vis des autres, mais pour combien de temps ? Le cycle de la girafe est-il en train de s’achever au profit de celui de l’éléphant ?

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WIESSNER Pauline, 1977, Hxaro: a regional system of reciprocity for reducing risk among the !Kung San. PhD. Ann Arbor: University of Michigan.

WIESSNER Pauline, 1982, « Risk, reciprocity and social influences on!Kung San economics», in Eleanor Leacock and Richard Lee (eds.): Politics and history in band societies. Cambridge et Paris: Cambridge University Press et Editions de la Maison des Sciences de l’Homme: 61-84.

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NOTES

1. Pour écrire la langue ju|’hoan, j’utilise la translittération établie par le linguiste Patrick Dickens (1994) et reconnue officiellement par le Ministère de l’Education et de la Culture namibien. Les signes |, ≠, ! et || représentent les quatre clics (claquements de la langue déterminés suivant leur position dans la cavité buccale) qui constituent autant de phonèmes du ju|’hoan (Traill et Vossen 1997; Güdelmann et Vossen 2000). 2. Apparu au Cap à la fin du XVIIe siècle, le terme « bushman» a une longue histoire (Barnard 1992; Fauvelle-Aymar 2002). Il désigne aujourd’hui un ensemble de populations hétérogènes, éparpillées dans toute l’Afrique australe et dont le principal dénominateur commun serait une économie, présente ou passée, fondée sur la chasse et la collecte (cf. Olivier et Valentin 2005). Ce terme diversement connoté a été récemment repris par les intéressés eux-mêmes, qui tentent de se constituer en une unité politique. 3. Il faut attendre 1989, lorsque paraît l’ouvrage d’Edwin Wilmsen, Land Filled with Flies. A Political Economy of the Kalahari pour que les Bushmen entrent brutalement dans l’histoire, provoquant le Great Kalahari Debate qui a opposé les « traditionalistes» emmenés par Lee aux « rénovateurs» autour de Wilmsen (cf. les numéros 31/1, 31/5, 32/5, 34/5 et 36/2 de la revue américaine Current Anthropology entre 1990 et 1995 ainsi que l’ouvrage de Barnard 1992b). Dès lors, on découvre les relations que les populations dites bushmen entretiennent avec leurs voisins depuis plus d’un millénaire ainsi que leur participation ancienne à l’économie régionale du Kalahari. 4. Sur le renouvellement des instruments de musique, voir Olivier 2005. 5. Il s’agit de chants censés permettre l’entrée en transe du chaman puis son voyage au cours duquel son esprit quitte son enveloppe corporelle pour explorer différents niveaux d’existence. Ces chants ont également vocation à aider le chaman à guérir, voire à prévenir, la maladie et la mort d’un individu, à favoriser la chasse ou à résoudre les tensions au sein de la communauté. Sur la notion de chamanisme chez les populations d’Afrique australe, voir Guenther 1999; Katz, Biesele et St Denis 1997; Lewis-Williams 2005; Valentin 2005: 118-119. 6. Deleuze (1969) parle quant à lui de « devenir». 7. Les auteurs précisent ainsi leur définition du cas: « Faire cas, c’est prendre en compte une situation, en reconstruire les circonstances – les contextes – et les réinsérer ainsi dans une histoire, celle qui est appelée à rendre raison de l’agencement particulier qui d’une singularité fait un cas» (Passeron et Revel 2005: 22). 8. The Gods must be crazy réalisé par Jamie Uys (1981). Une suite du film, The Gods must be crazy 2, est sortie en 1989. 9. Dans la South African Defence Force (SADF). 10. La People’s Liberation Army of Namibia (PLAN) mise en place par la South- People’s Organization (SWAPO) et dirigée par Sam Nujoma qui deviendra Président de la république de Namibie à l’indépendance du pays en 1990. 11. Voir Hitchcock et Biesele 2002; Marshall et Ritchie 1984; Suzman 2001. 12. A l’indépendance de la Namibie, le territoire a été redécoupé en régions administratives; le Bushmanland a alors été intégré à la région Otjozondjupa. 13. Voir le site http://www.nacso.org.na. 14. Voir Hitchcock et Biesele op. cit. 15. Pour une analyse détaillée de la performance des chants ju|’hoan, voir Olivier 2004. 16. On peut également employer le terme n≠òm qui renvoie plutôt à l’action de « fabriquer». 17. C’est par exemple le cas des chants « Buffle» dont le répertoire comprend à ce jour trois pièces ou des chants « Oryx» au nombre de six (cf. Olivier 2005: 175).

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18. Le terme « vieux» signifie également « puissant». Un chant ayant atteint ce grand âge a donc nécessairement fait la preuve de son efficacité. 19. Ainsi l’un des chants « Oryx» (g!ò’é tzí) les plus récents s’appelle-t-il N!aice g!ò’é tzí du nom de son créateur, N!aice. 20. Pour une analyse anthropologique de ce mélange, voir Augé 1998: 67. 21. C’est le cas du chant « Oryx» (g!oe tzi), composé par Kxoan||a à partir des deux chants déjà existants « Vieil Oryx» et « Folie» (di tzí). 22. Aucune création de chant ne donne lieu à un récit mythique ou à un conte. 23. Le « responsable du territoire communautaire» est un aîné, homme ou femme, dont la famille est installée depuis le plus longtemps sur un territoire où vit une communauté villageoise. Ce territoire est censé posséder les ressources naturelles nécessaires à la survie de cette communauté. Si aujourd’hui ce n’est plus le cas, l’accès à l’eau, aux plantes collectées et aux animaux chassés reste toutefois réservé aux membres de cette communauté, sur lesquels le responsable exerce une autorité à la fois politique et morale (cf. Lee 1993 [1984]: 93-104). 24. Ces processus de création individuelle, de circulation et d’oubli permettent d’expliquer l’important morcellement de la musique ju|’hoan qui accuse des différences notables pouvant aller jusqu’à 30% des chants entre des villages distants de plusieurs dizaines de kilomètres. 25. Ce qui est aussi une technique de composition. 26. En 2001, lors de ma dernière enquête de terrain chez les Ju|’hoan. 27. Une performance qui doit soutenir le chamane dans son entrée en transe est jugée mauvaise lorsque les voix sont déséquilibrées dans un seul registre au lieu de se déployer dans les trois registres constitutifs, le tempo ralentit là où l’accélération est nécessaire à l’entrée en transe du chamane, les battements de main sont trop mous ou trop intenses, le volume des voix est trop faible ou trop fort, les chants sont entrecoupés d’arrêts au lieu d’être enchaînés. 28. C’est ainsi que certains chants sont connus de l’aire de Nyae Nyae en Namibie où vivent les Ju|’hoan à la région de Ghanzi au Botswana, située quelques cent cinquante kilomètres plus au sud, où vivent les Naro, une autre population dite bushman, avec qui les Ju|’hoan entretiennent des relations anciennes d’alliance et d’échange ritualisé (Wiessner 1977, 1982). 29. Le Council for Traditional Leaders a été établi en 1997 (article 102/5 de la constitution namibienne). En 2000, le Traditional Authorities Act 25 prévoit l’élection des autorités traditionnelles et règle leurs fonctions, devoirs et pouvoirs. 30. Plus précisément au sein du United Nations Working Group on Indigenous Populations. 31. ONG qui s’occupe des droits de l’ensemble des populations dites bushmen (ou san) d’Afrique australe (http://www.san.org.za). 32. On remarque qu’à l’exception des chants Herbe, tous les autres n/om tzísì prennent le nom d’animaux chassés (oryx, éland, girafe): ce passage des représentations végétales aux représentations animales n’est pas encore élucidé; on peut seulement suggérer qu’il marque une mutation importante dans le système de représentations ju|’hoan. 33. Il existe différentes versions de cet événement (Olivier 2005: 197). 34. La notion de consumation est empruntée à George Bataille (1949). 35. Hanna Arendt parle quant à elle de « durabilté», de « capacité à durer», critère lui permettant de définir les productions qui relèvent d’une œuvre par opposition à celles qui relèvent du travail (Arendt 1961 [1983]: 187-188). 36. Principalement du fait de la marginalisation et de la stigmatisation sociales, de l’extrême pauvreté et du manque d’éducation et de représentation politique (cf. Suzman 2001). 37. Cf. Katz, Biesele, Saint Denis 1997. Le chamanisme n’est bien évidemment pas la seule réponse. Des mouvements de politisation des Ju|’hoan et la mise en place de structures éducatives pour les enfants et les adultes en sont d’autres. 38. Ainsi, de 1993 à 2001, j’ai pu recueillir les dix nouveaux chants suivants: « La mort me prend en chasse» (!áí kà gunì mí), « Mourir et pleurer» (!áí g|à’á!úà tzí), « Epuisé» (n≠amm tzí) et « Malade»

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(|kàè tzí) composés par N!ani; « Nouvel Oryx» (g!ò’é tzèmà tzí) composé par N!aice; « Conservancy» composé par N|hakxa; deux « Jeune Folie» (dì tzèmà tzí) l’un composé par |Ui de!Ao≠a, l’autre par | Ui de Maxamis; « Malaria» (≠aìh tzí), composé par G|aq’o; « La mort» (!áí tzí) composé par |Ui n! à’án. 39. Ces relations sont facilitées dans la mesure où Ju|’hoan et!Xuu parlent deux dialectes d’une même langue (Güdelmann et Vossen 2000). 40. Avec l’idée que les Bushmen, réputés comme étant d’excellents chasseurs et pisteurs de gibier, le seraient également dans un contexte de guerre. 41. Plusieurs personnes m’ont demandé une copie sur cassette des chants que j’avais enregistrés, pour pouvoir les apprendre plus rapidement.

RÉSUMÉS

Chez les Ju|’hoan de Namibie, population dont on a longtemps pensé qu’elle était restée au ban de l’histoire, figée dans une éternelle genèse, la musique est sans cesse renouvelée tandis que ce renouvellement procède d’une logique de l’oubli. Il est en effet frappant de constater que les chants, plus particulièrement les chants chamaniques, apparaissent et disparaissent, dans un mouvement incessant d’échange, d’intégration, de création, de transformation, de transmission, de circulation puis d’oubli. Suivant le parcours d’un chant récemment composé, cet article questionne les notions de mémoire et d’oubli, particulièrement déterminantes dans un contexte d’oralité, en se demandant comment elles permettent de configurer le temps, de le renouveler, de l’actualiser. Il s’agit également d’envisager la musique comme moment d’une histoire en cours, l’enjeu étant de montrer en quoi la musique participe de l’histoire d’une population au même titre que d’autres productions matérielles ou immatérielles, c’est-à-dire comment elle permet de révéler des situations, des conjonctures ou des moments particuliers d’une histoire.

AUTEUR

EMMANUELLE OLIVIER Emmanuelle OLIVIER est chargée de recherche au CNRS, membre du Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (CRAL, CNRS-EHESS) et enseignante au sein de la formation « Musique » du master de l’EHESS. Ses travaux, articles, ouvrages et CDs, portent sur les musiques d’Afrique australe et d’Afrique de l’ouest, d’une part dans leurs liens avec la mémoire et les temporalités, d’autre part dans leurs aspects de création, de circulation et de patrimonialisation. Elle est actuellement responsable du programme ANR « Création musicale, circulation et marchés d’identité en contexte global » (2009-2012).

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La mémoire dans la musique liturgique de l’Église chrétienne orthodoxe unifiée d’Éthiopie à travers la performance, l’écriture et la rencontre

Anne Damon-Guillot

NOTE DE L'AUTEUR

Mes recherches ont été soutenues par l’Ambassade de France en Éthiopie, le Centre Français des Études Éthiopiennes et l’Unesco.

Introduction

1 Selon l’Église d’Éthiopie, c’est au VIe siècle que la musique liturgique, ou zemā, a été révélée au saint local Yāred, lors d’une extase divine. Trois oiseaux, qui représentent les trois échelles modales, ont mené Yāred jusqu’à la Jérusalem céleste. Il y aurait vu chanter, jouer et danser les vingt-quatre prêtres de l’Apocalypse. Depuis, les chantres perpétuent une tradition textuelle, vocale, instrumentale et gestuelle qui se veut la reproduction terrestre du service céleste dont saint Yāred a eu la vision. Toute la liturgie est chantée, à l’unisson, par un ou deux chœurs et des solistes. Dans certaines célébrations, interviennent des instruments qui effectuent un accompagnement rythmique: les tambours (kabaro), les sistres (änal) et les bâtons de prière (mäqwaməya). Dans ces mêmes célébrations, deux types de gestuelle peuvent être utilisés: la mise en mouvement du bâton de prière (zəmame, « balancement») et des chorégraphies collectives dans lesquelles les chantres avancent et reculent en rangées (wäräb, « danse»).

2 Les chantres sont des professionnels de haute érudition. Ils sont formés pendant des années dans des écoles de la plus haute exigence, auprès d’un maître (märi geta). Ils

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tentent ensuite d’entretenir la mémoire d’un patrimoine musical qui s’est enrichi à travers les siècles.

3 Je ne parlerai pas de la mémoire en termes de « souvenirs», à la différence de Kay Kaufman Shelemay dans son article intitulé « Musique et mémoire», dans lequel « [la] capacité [de la musique] à déclencher toutes sortes de souvenirs» est considérée comme « peut-être l’aspect le plus puissant de son action vis-à-vis des processus implicites de la mémoire, lui permettant d’éveiller et de recréer le souvenir d’événements et d’émotions du passé, longtemps oubliés» (Shelemay 2005: 318). En effet, même si elle séculaire, la pratique des musiciens éthiopiens est bien vivante. Il n’y a donc pas ici de notion de réminiscence, pas d’effet « madeleine de Proust».

Fig. 1. Chantres de l’Eglise orthodoxe d’Ethiopie effectuant une chorégraphie en rangées: wäräb (« danse »). Addis-Abeba, église ’Iyasus, célébration de l’Ascension, 19 mai 2004.

Photo Anne Damon-Guillot.

4 Nous sommes, avec les chantres de l’Église d’Éthiopie, dans un monde d’érudition. Au cours des célébrations religieuses, ils font appel à leur mémoire de manière complexe puisqu’ils doivent simultanément sélectionner des informations relevant de plans différents. C’est l’étude de séquences d’apprentissage qui m’a permis d’accéder au fonctionnement de la mémoire du musicien en situation de performance, c’est-à-dire au système cognitif mis en œuvre.

5 Le fonctionnement de ce système est en partie verbalisé dans la codification écrite de l’Église d’Éthiopie. Cette écriture, qui, on le verra, prend plusieurs formes, apparaît en effet comme un discours réflexif du praticien sur sa propre musique. Elle participe aussi de la volonté de sauvegarde du répertoire par les autochtones eux-mêmes. Cette sauvegarde passe par l’écriture institutionnelle, mais aussi par une démarche ethnographique: en effet, il n’est pas rare de voir des chantres partir à l’église avec un magnétophone afin d’enregistrer les célébrations. De même, nombreux sont les chantres qui conservent des cahiers de notes: pour eux, ces cahiers sont non seulement des guides de mémorisation, mais aussi des témoins de leur savoir. Cela n’est pas sans rappeler les

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propos de Jean-Jacques Nattiez au sujet d’un musicien inuit: « Koumangapik m’expliqua qu’il ne s’était plus souvenu de la suite du texte et qu’il était retourné consulter chez lui un cahier dans lequel il avait consigné les textes de tous les chants de son répertoire» (Nattiez 2005). Dans l’Éthiopie chrétienne aussi, la collecte n’est pas le seul fait de l’ethnomusicologue.

6 Au-delà de l’écriture, l’histoire de cette musique, la construction du patrimoine dans l’histoire, se fait à travers les rencontres au sein de l’Église d’Éthiopie: je montrerai, à ce titre, un exemple récent qui raconte comment l’échange humain peut être à l’origine de pièces inédites dans une tradition qu’on pourrait, à première vue, croire assez figée, ou qui se définit elle-même comme immémoriale puisque révélée.

7 Tout d’abord, l’analyse de situations de performance m’amènera à explorer la mémoire du musicien à travers les procédés cognitifs à l’œuvre; puis j’envisagerai la mémoire à travers le prisme de l’écriture, en termes de verbalisation, de théorisation d’une pratique, mais aussi de sauvegarde, de fixation, de transmission; enfin, la notion de mémoire sera reliée à celle de patrimoine: il s’agira alors de voir en quoi la rencontre participe à la formation du patrimoine musical.

La performance: un système cognitif en réseau

8 La liturgie est organisée en de nombreux textes destinés à être chantés et groupés en types de chant1. Ces derniers sont nommés, tels par exemple les chants de type wāzemā (« veille»), exécutés lors des vigiles, ou encore les chants de type mawadəs (« louange»), destinés aux célébrations dominicales. Les textes liturgiques sont réalisés selon différentes modalités d’exécution. Ils peuvent être lus; quand ils sont mis en musique, ils peuvent être chantés a cappella; et enfin, certains textes de chant peuvent être exécutés avec un accompagnement rythmique et gestuel. Cette troisième modalité d’exécution porte le nom d’’aqwaqwam. À l’intérieur même d’’aqwaqwam, le texte est confronté à plusieurs possibilités musicales: un même texte pourra ainsi être exécuté suivant un ou plusieurs des huit modes de réalisation existants. Ceux-ci se distinguent par une combinaison de traits, essentiellement musicaux mais aussi gestuels, formels et circonstanciels. Enfin, en ce qui concerne ’aqwaqwam, il existe quatre écoles de chant qui s’apparentent à quatre grands centres d’enseignement, pour chacun rattaché à un maître fondateur. Suivant l’école dans laquelle le chantre a été formé aux chants en ’aqwaqwam, la ligne vocale et l’accompagnement rythmique vont différer quelque peu.

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Fig. 2. Modalités d’exécution de la liturgie.

9 Plus que le discours théorique des chantres sur leur pratique, ce sont leurs erreurs commises lors des séances d’apprentissage qui m’ont permis de saisir les différents plans référentiels mis à l’œuvre dans la performance et leur imbrication. Pour illustration, je propose la pièce suivante: fərānsə ’ityop̣̣əyā wa’itəyop̣̣əyā fərānsə maṭana yāred wa’anā La France est l’Éthiopie et l’Éthiopie est la France à la mesure de Yāred et Anne ’əsma yāred ṣawātəwa zemā śəlāse sab’ənā Comme Yāred, la composition du zemā en forme de Trinité ’ənza śəlāse bəhilə ’aqmāra zemā wāhədənā La Trinité signifie l’unité du zemā wadəmḍa zemā wə’ətu batra labunā La voix du zemā est un sceptre pour le cœur za’aṣənə’ā dəkuma ḥəlinā Elle fortifie le faible. 10 Il s’agit d’une pièce relevant du type de chant wāzemā qəne, « veille poésie», qui a été réalisée par un maître et son élève, s’accompagnant au sistre2. Pour l’élève, le texte est inédit; il doit adapter une matrice mélodico-rythmique, apprise au préalable, à ce nouveau texte. Durant la séance, le maître déclame le texte par segments et l’élève les chante au fur et à mesure. L’élève commet quelques erreurs lors de l’exécution; j’avais demandé au maître de les corriger immédiatement, afin de comprendre de quel ordre pouvaient être les erreurs d’un apprenti chantre. J’en ai retenu sept, représentatives de sept plans différents.

11 La première porte sur le passage « ’əsma yā-» au début du vers 2. L’élève, au moment où il réalise ces syllabes a cappella, confond le type de chant wāzemā qəne avec un autre type de chant, en l’occurrence zayə’əze qəne, « celui qui concerne maintenant, poésie».

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12 La seconde erreur est située dans le vers 1, sur les syllabes « -yā fərānsə». L’élève chante ce passage comme s’il était placé à la fin du vers, alors qu’il se trouve au milieu. Or, la place du mot dans le vers est pertinente.

13 La troisième porte sur les mots « ’əsma yāred», « comme Yāred», au début du vers 2, lors de la réalisation faisant intervenir le bâton de prière. En effet, le maître et l’élève dépendent de l’école de chant qui porte le nom de layə bet, « maison plus haut». Cette école impose une frappe du bâton de prière sur les mots « ’əsma yāred». Or, l’élève exécute ces mots comme il faudrait le faire dans l’école de chant appelée tač bet, « maison plus bas», donc sans frappe du bâton de prière.

14 L’erreur suivante se situe au tout début du vers 1, sur le mot « fərānsə» (« France»). Avant ce mot, l’élève exécute à tort un long mélisme. Or, le maître explique que, devant un mot de trois syllabes (fə-rān-sə), un court mélisme suffit. La longueur du mot est donc, elle aussi, pertinente.

15 La cinquième erreur concerne la syllabe « -red» dans le vers 2 et est commise lors d’un mode de réalisation faisant intervenir le sistre, et qui porte le nom de qum ṣänaṣəl, « sistre debout». Après l’émission de la syllabe « -red », la mélodie que poursuit l’élève n’est pas la bonne: ce qu’il chante correspond au mode de réalisation märägd, « réchauffement/ danse», et non à qum ṣänaṣəl, requis pour cette pièce. 16 La sixième erreur intervient sur les mots « maṭana yāred», « à la mesure de Yāred», dans le vers 1. En effet, ce groupe de mots dépend du type d’accentuation sayāf, « diagonal», ce qui signifie que l’accent doit tomber sur la pénultième. Toutefois, l’élève les chante comme s’ils relevaient du type d’accentuation wädaqi, « ce qui tombe», c’est-à-dire précisément sans accent tonique sur aucune syllabe. Or, l’accentuation a une incidence sur le chant.

17 Enfin, la septième et dernière erreur est issue d’une autre pièce: il s’agit d’un malk (« portrait») en l’honneur de la Vierge, dont voici le texte complet3: salām la’əstənfāsəki zama‘āzāhu həyəwatə Salut à ton souffle, dont l’odeur est pleine de vie kama ma‘azā ‘əḍ ḍəruyə zawəsta ganatə Comme l’odeur de l’arbre dans le paradis māryām dəngəl beta qədəsātə Vierge Marie maison de la sainteté ṣənəḥəni wəsta śanāyə waśawərəni ‘əmotə Attends-moi dans la bonté, cache moi de la mort ba’aknāfəki rəgbəya . ḫəritə Ma colombe élue, sur tes ailes4.

18 Nous ne sommes pas ici dans une situation d’apprentissage: j’ai enregistré la pièce hors contexte, exécutée par un seul chanteur, un maître de chantres aguerri. Au moment d’entonner le quatrième vers, qui commence par le terme « sənhəni», « attends-moi», le chantre a cependant exécuté le mot « aklilə» (« couronne»), avant de se reprendre. Il marqua une courte pause puis dit « sign», en anglais. Il faut savoir que nous nous trouvons dans un système formulaire et que le mot « ṣənḥəni », en l’occurrence, est à chanter avec la mélodie-type initialement rattachée au mot « aklilə». Par conséquent, le musicien chante ici sa référence: il exécute la formule-modèle, sur le mot « aklilə», au lieu du nouveau texte – « sənhəni» – qu’il doit actualiser. Et s’il dit « sign», c’est que la formule-modèle est matérialisée par un signe à l’écrit.

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19 Les erreurs commises par les chantres témoignent de la complexité du système et de l’érudition dont les musiciens doivent faire preuve. Les sept erreurs que j’ai sélectionnées, relèvent de confusions commises à différents niveaux. Le schéma suivant reprend les sept plans auxquels le chantre fait référence lors de la performance.

20 En gris apparaît le niveau textuel, en blanc le niveau musical. Quand le chantre exécute un chant, il a en mémoire tous ces éléments, de manière plus ou moins consciente, selon son degré d’érudition. Le chant liturgique éthiopien répond donc à un nombre important de contraintes. Les chantres ont plusieurs références mémorielles, qui se croisent et s’articulent en réseau, à plusieurs niveaux.

21 Quelle est la codification qui permet d’écrire et de conserver cette matière musicale inscrite de manière complexe dans la mémoire des chantres ? Comment la théorisation écrite autochtone rend-elle compte de cette musique ?

L’écriture: essai de théorisation et volonté de conservation

22 Dans l’Église d’Éthiopie, l’écriture se présente sous deux formes. D’une part, la notation musicale, intralinéaire et marginale, s’appuie essentiellement sur l’aspect formulaire du système musical – le système formulaire étant, comme nous l’avons dit plus haut, à la base du zemā. D’autre part, la littérature secondaire comprend les ouvrages écrits par ceux qui se définissent comme les garants de la tradition et qui contiennent non pas les textes des chants et leur notation musicale, mais des indications sur leur bon déroulement; il faut ajouter les préfaces et postfaces des livres de chants notés, qui donnent le plus souvent des explications et des précisions sur le chant liturgique, par exemple, sur l’enchaînement des modes de réalisation d’’aqwaqwam. La codification écrite, sous ces deux formes, apparaît d’abord comme un procédé de conservation par les

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musiciens-scribes, mais elle révèle également comment ceux-ci perçoivent leur musique et ce qu’ils veulent en transmettre.

23 Concernant la notation musicale, l’Église d’Éthiopie compte cinq principaux livres de chant noté5, auxquels il faut ajouter le recueil récent intitulé Madālwa ’albāb, « Le poids de l’âme», consacré à ’aqwaqwam et composé par Henok Walde Mikā’el (1998). Ces manuels, utilisés par les chantres, reflètent le mode d’apprentissage du chant liturgique: leur construction suit les différentes étapes de la formation des chantres, ils présentent les chants-modèles sur lesquels s’appuient les musiciens et proposent une notation musicale qui repose principalement, nous l’avons dit, sur le principe du système formulaire. Même dans sa version la plus récente – le recueil consacré à ’aqwaqwam, daté de 1998 –, le livre de chant noté se révèle particulièrement adapté aux attentes des chantres, qui lui confèrent essentiellement une fonction mnémotechnique. Il semble que l’efficacité de ces livres tienne au fait qu’ils transposent à l’écrit le monde de l’apprentissage oral. En témoignent les signes les plus récents tels ’anśa (« lève !») ou məta (« frappe !»), utilisés dans le recueil Madālwa ’albāb, et qui indiquent respectivement de diriger le bâton de prière vers le haut et de battre le sistre vers le bas ou de frapper le sol avec le bâton. Ces signes sont la reproduction à l’écrit des injonctions orales du maître en situation d’apprentissage ou en célébration. Si les chantres sont à l’aise avec la notation musicale, il en va différemment des livres de littérature secondaire.

24 Le nombre d’ouvrages théoriques a considérablement augmenté depuis la fin des années 1990. Ces publications « autour» de la pratique sont contrôlées par l’Église éthiopienne à travers son organisation appelée Tənśā’e zagubā’e, « le groupe de la Résurrection». Cette institution centralise les parutions touchant au domaine religieux et vérifie leur adéquation au dogme.

25 Parmi cette abondante littérature secondaire, prenons le cas du principal ouvrage sur la modalité d’exécution ’aqwaqwam, intitulé Yətbahāl zagondar; Zawə’ ətu śərə ‘āta māhəlet, « De la tradition de Gondar; Guide de la célébration» (’Elyas ’Abrhā 1997). Ce livre théorise certes, mais plutôt que de commenter la pratique, il cherche surtout à la canaliser et l’ordonner. Son plan général est le suivant: déroulement des principales célébrations, décrites à titre de modèles; contenu général de différents types d’offices; instructions sur des offices précis; description de l’exécution de certains chants; énumération d’exceptions; rappel des spécificités de certaines périodes liturgiques; comment établir le comput; comment répartir le chant entre les solistes et les demi-chœurs; modes de réalisation en fonction des divers types de chant; détermination du nombre de répétitions au sein des chants; précisions sur la disposition dans l’espace des différents acteurs; indications sur la gestuelle.

26 On le voit, ce recueil donne des informations relativement disparates. Surtout, il abandonne vite les chapitres généraux – déroulement de célébrations modèles, description générale de certains types d’office – pour entrer dans le monde foisonnant des particularités et exceptions. La littérature secondaire regorge en effet de sous- chapitres et d’annexes expliquant que telle règle ne vaut que pour telle circonstance… Pour les chantres eux-mêmes, la lecture de ces livres se révèle complexe et fastidieuse. Il y a donc là une inadéquation de l’écrit. Les érudits éthiopiens se trouvent confrontés, dans leurs ouvrages théoriques et dans leurs manuels, à la difficulté du classement que leur impose la forme écrite; or, la discipline de l’oral n’est pas forcément transposable en tant que telle à l’écrit. Je citerai à ce propos Jack Goody: « Le formalisme propre à l’écriture ne se soucie guère de la souplesse du langage parlé, il en dénature le contenu et

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en engendre un autre» (Goody 1979: 197). Si l’écriture théorique s’avère inopérante, cela est dû, à mon sens, à la nature même du système musical que j’ai exposé dans ma première partie. En effet, le livre ne rend pas compte – ne parvient pas à rendre compte – du fonctionnement en réseau, en ramifications du chant liturgique.

27 Toutefois, les essais sont répétés et les comités de lecture, composés des plus grands maîtres de chant liturgique, continuent de se réunir pour vérifier le contenu des livres qui paraissent. Pourquoi, donc, cette boulimie d’édition ? Quel est le but de cette littérature secondaire ? À cette question, le maître de chant Märi geta Henok répond vouloir « sauvegarder le savoir» qui est « dans sa tête». Il ajoute: « Beaucoup de pères sont morts, il faut alors qu’on écrive la science de ces gens afin de la préserver pour les futures générations». Les livres seraient donc destinés à prémunir les chants contre l’oubli, mais aussi contre le changement. Cette réponse, relativement banale, amène toutefois plusieurs réflexions. Dans un pays comme l’Éthiopie où l’Église est très proche du pouvoir – et donc protégée – et où la foi orthodoxe est prédominante, on peut se demander à quel « danger» fait tacitement allusion le maître de chant.

28 Tout d’abord, les chantres traditionnels, tel Märi geta Henok, se méfient des haut- parleurs installés depuis quelques années dans l’enceinte des églises et qui diffusent des enregistrements de chants religieux en amharique, la langue vernaculaire. Ces chants sont entraînants, joyeux, ils sont chantés avec une voix et un timbre profanes, très différents de l’art vocal des chantres d’église, et, surtout, ils sont compréhensibles par les fidèles, tandis que les chants liturgiques sont traditionnellement en langue guèze, langue de l’Église, accessible aux seuls initiés. Cette musique remporte un vif succès auprès de la population chrétienne orthodoxe. Les chantres ont une position embarrassée vis-à-vis de ces chants: certes, ces derniers attirent les fidèles vers l’Église et les sensibilisent au message biblique; en revanche, ils les détournent de la « pure» tradition, la seule qui puisse vraiment, selon les chantres, chanter la parole divine: celle, révélée, de Yāred.

29 D’autre part, les missions des autres Églises chrétiennes font des émules. Les Églises protestantes, notamment, proposent un culte agrémenté d’une musique facilement accessible, à laquelle tous peuvent participer, et qui n’est pas le fait de quelques spécialistes. Devant cette concurrence qui menace leur hégémonie, les chantres tentent de pérenniser leur pratique par l’écrit. Par ailleurs, les maîtres de chant déplorent la perte d’une certaine excellence qu’exige le chant liturgique. Je cite l’un d’eux: « À Addis- Abeba, les gens n’ont pas le temps, ils se fatiguent vite, ou ils sont pressés d’aller manger, alors on saute des étapes ou même des chants entiers». Devant une simplification de la pratique imputée aux méfaits de la modernité, les chantres veulent sauvegarder par l’écrit l’exigence complexe du zemā.

30 Enfin, un autre facteur contribue à l’essor du livre dans ses fonctions de transmetteur du savoir: il s’agit de la raréfaction des vocations, aussi bien du côté des apprenants que des enseignants. Face à cette baisse d’intérêt pour le chant liturgique, le livre répond de deux façons: d’une part, aux apprentis chantres qui trouvent cette discipline trop complexe, l’écrit tente de proposer une version simplifiée – on retrouve ici la vocation classificatoire de l’écriture dont parle Jack Goody; d’autre part, selon les chantres eux-mêmes, le livre doit pouvoir remplacer le maître de chant et pallier le manque d’enseignants. En tout cas, le développement récent de l’écrit amorce sans aucun doute des transformations majeures dans le domaine de l’apprentissage du chant liturgique.

31 En outre, la publication d’ouvrages sur le chant liturgique est intimement liée aux écoles de chant. Reprenons à ce propos l’exemple du livre « la tradition de Gondar» (Yətbahāl

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zagondar). Avec cet ouvrage, l’école de chant tač bet, qui est la principale école de Gondar, manifeste une volonté plus ou moins avouée d’uniformiser les pratiques. En effet, Yətbahāl zagondar affirme la prédominance de l’école gondarienne mais souhaite aussi réduire les innovations d’écoles de chant plus récentes – l’école tač bet date du XVIe siècle tandis que celles qu’elle cherche à supplanter remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. En publiant un ouvrage sur sa propre pratique, une école de chant assure ainsi la pérennité de sa mémoire. Selon les chantres, l’écrit permet d’asseoir l’autorité et la légitimité de leur pratique, lui conférant un caractère dogmatique qui n’est plus transmis uniquement par l’oralité. En réalité, l’importance des écoles de chant est plus collégiale que musicale car elles n’ont pas d’incidence sur le fonctionnement du chant liturgique. Elles montrent toutefois que la tradition fonctionne en diachronie, qu’elle s’enrichit des apports des chantres qui marquent la discipline et « font école». Ces derniers innovent dans certains aspects du zemā sans toutefois modifier le cadre général du système.

32 La notation musicale et la littérature secondaire entretiennent un rapport différent à la mémoire. La notation musicale est une écriture qui n’est pas reproductible, elle ne fonctionne que dans le système du zemā puisqu’elle est fondée sur l’auto-référence – c’est le propre d’une écriture formulaire. Elle est en revanche efficace pour ceux qui la maîtrisent. Le contraire se produit pour la littérature secondaire: elle a vocation plus universellement pédagogique et répond à une politique de diffusion plus large, mais échoue auprès des praticiens.

33 Le patrimoine du zemā est conservé sous différentes formes écrites. Mais quelle mémoire ces chants véhiculent-ils ?

La rencontre: formation du patrimoine musical

34 Selon un avis largement répandu chez les chantres, les chants du zemā, dus à la révélation de saint Yāred, dateraient du VIe siècle. Mais les exemples qui contredisent cette affirmation sont nombreux. Je n’en citerai que deux: tout d’abord, le calendrier liturgique éthiopien compte deux célébrations annuelles et une célébration mensuelle dédiées au saint Takla Hāyəmānot, grande figure monastique du XIIIe siècle. Les chants de ces célébrations suivent le schéma habituel, d’un point de vue littéraire et mélodique, et on peut penser que des érudits du Moyen Âge éthiopien en ont arrangé le texte et la musique « à la manière de» Yāred. Quant au chercheur Conti Rossini, il a attribué la composition du Malk’a Qwərbān (« Portrait de l’Eucharistie»), à l’empereur éthiopien Ba-’Eda Māryām qui régna de 1458 à 1468 (Fritsch 2002: 199-200). Le type de chant malk, dont fait partie la pièce Malk’a Qwərbān, semble dater du XVe siècle, proposant cette fois une forme textuelle et musicale nouvelle dans la liturgie. Le zemā est donc composé d’éléments disparates, issus de différentes époques.

35 Les textes des chants liturgiques s’inspirent en grande partie de l’Ancien et du Nouveau Testament mais s’enrichissent des rencontres faites au cours des siècles avec des personnages ou des événements qui ont marqué l’Église. Aujourd’hui encore, il arrive qu’un nouveau texte soit composé pour une occasion exceptionnelle – pour l’avènement d’un nouveau patriarche, par exemple – et que l’on réutilise alors une matrice formelle et musicale préexistante.

36 En dehors de telles circonstances, le répertoire, pris au sens large, ne se renouvelle pas vraiment. Il y a toutefois une exception notoire – et ce sera mon dernier point: le qəne. Le

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terme signifie « poésie» et renvoie à l’improvisation de textes rimés, destinés à être déclamés puis chantés en célébration. Il y a plusieurs types de qəne, dont la structure littéraire et mélodico-rythmique est toujours fixe et préétablie. En revanche, le texte change en fonction de la circonstance et du chantre qui le crée. La difficulté réside dans la nécessité de faire coïncider le nouveau texte et la musique, en fonction notamment des règles d’accentuation dont il a été question plus haut. Un qəne sert habituellement à louer le saint du jour. En voici un exemple: il s’agit de la traduction d’une pièce improvisée en 2003, lors de la vigile de la célébration annuelle du saint local Gabra Manfas Qədus. Le principe de la poésie du qəne est le double sens; les chantres parlent à ce propos de « l’or et la cire», la cire représentant le sens premier, l’or le sens caché. Par conséquent, le texte, ésotérique, ne peut être compris que par les initiés. Le serviteur du Père, qui est plein de force, dit à la chair impie, qui est faible: Je préfère mourir plutôt que succomber à ton emprise. Avec la faim de Māni l’obscurité. Mais avec celui-ci [Gabra Manfas Qədus] les anges tressaillent d’allégresse. Ils se sont saisis de la lumière à l’instant. 37 Voici un autre qəne, que j’ai présenté plus haut (voir p. 191) et qui a été créé en 2004, lors d’une séance de travail entre le maître de chant, un de ses élèves et moi-même: La France est l’Éthiopie et l’Éthiopie est la France à la mesure de Yāred et Anne Comme Yāred, la composition du zemā en forme de Trinité La Trinité signifie l’unité du zemā La voix du zemā est un sceptre pour le cœur Elle fortifie le faible. 38 Pour mon étude, j’avais demandé au maître de chant de réaliser un qəne inédit. Je m’attendais à un texte glorifiant le saint du jour, semblable à celui que j’ai montré précédemment. Mais le maître décida de faire de notre travail commun, de notre échange sur le zemā, la matière de son qəne. Là encore, la signification est difficilement saisissable si on se contente d’une traduction littérale. Le maître de chant a trouvé dans notre rencontre un sens qui faisait écho à une représentation liturgique plus large. Au tandem élève-professeur que nous formions, il ajoute le professeur suprême, le seul véritable maître du chant liturgique, saint Yāred. L’universalité du zemā se concrétise dans l’amitié franco-éthiopienne dont nous devenions les symboles. La difficulté de l’étude, éprouvée à des niveaux différents par les chantres et par moi-même, est évoquée en filigrane: « La composition du zemā en forme de Trinité» renvoie à la question complexe, largement débattue entre nous, des trois échelles modales. Dans le même ordre d’idées, le « sceptre» fait référence au bâton de prière qui soutient les chantres lors des longues célébrations; il représente l’appui nécessaire face à la complexité du zemā. Enfin, le dernier vers rappelle ce que doit atteindre toute personne qui écoute et étudie le zemā: un renforcement de sa foi, une élévation de soi. Finalement, la rencontre avec le chercheur – même s’il n’est pas considéré comme tel: dans mon cas, j’étais l’élève de mon maître – rentre dans la mémoire de la communauté étudiée, à tel point qu’elle s’érige en événement qui peut prendre sa place dans le patrimoine musical, à condition qu’elle soit chargée d’une signification symbolique. A cet égard, je citerai à nouveau Jean-Jacques Nattiez: « Non seulement le pisiq que Koumangapik allait me chanter avait bien un auteur, il était bien le produit de stratégies de création, mais il avait été composé à une date bien précise, repérable grâce à un événement qui était resté présent dans la mémoire de la petite communauté. Il s’inscrivait dans une histoire» (Nattiez 2005: 19). Le procédé de composition du qəne dont il vient d’être question 6 témoigne de procédés anciens. Il

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montre comment l’histoire, la grande comme la petite, s’invite dans le patrimoine musical.

39 À titre de comparaison, je citerai l’exemple des Maale, une ethnie du Sud de l’Éthiopie sur laquelle travaille Hugo Ferran7. Chez les Maale, il existe une pièce destinée à louer les liens claniques et lignagers. Pour intégrer Hugo Ferran à leur communauté, les Maale ont créé le clan « Fransaï» (« France»). Ils ont repris la musique de la pièce louant les clans et ont changé les paroles habituelles. Le nouvel éloge musical s’appelle « Fransaï naï koizi», qu’on peut traduire par « l’éloge des enfants du clan France». Au-delà des liens humains que nos recherches tissent, la situation de contact peut agir sur les répertoires musicaux. La rencontre s’inscrit dans la mémoire musicale des communautés étudiées.

Conclusion

40 La nature même du système musical étudié ici fait de toute écriture qui tenterait d’en rendre compte, une aporie: si la notation musicale est efficace, les ouvrages théoriques en revanche peinent à expliquer la complexité du zemā. L’écriture ne remplit donc que partiellement son rôle de conservation.

41 Aux questions de la mémoire dans le système et de la mémoire du système, fait suite celle de la mémoire du corpus: que véhiculent les chants du zemā ? S’il est difficile d’avoir une perspective historique, les procédés d’improvisation encore en vigueur aujourd’hui permettent de comprendre comment les chantres intègrent à leur patrimoine des événements contemporains ayant trait à la liturgie, créant ainsi une véritable mémoire de la rencontre et de l’échange.

BIBLIOGRAPHIE

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NATTIEZ Jean-Jacques, 2005, « L’invitation au voyage». Musiques; Une encyclopédie pour le XXIe siècle , vol. 3. Paris: Actes Sud/Cité de la Musique: 971-991.

SHELEMAY Kay Kaufman, 2005, « Musique et mémoire». Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. 3. Paris: Actes Sud/Cité de la Musique: 299-320.

NOTES

1. J’entends par type de chant un ensemble de pièces désignées par le même terme générique, précisé pour chaque pièce par la circonstance ou le destinataire. On trouve ainsi la piècewāzemā « de Noël» et la piècewāzemā « de Pâques». Les différentes pièces relevant du même type de chant présentent des similitudes circonstancielles, textuelles, formelles, et/ou mélodico-rythmiques. 2. J’ai recueilli cette pièce lors d’un séjour à Addis-Abeba, au cours de l’été 2004. 3. Cette pièce a également été enregistrée au cours de l’été 2004 à Addis-Abeba, lors d’un séjour d’étude. 4. Traduction réalisée par Sergew Gelaw, linguiste à l’Université d’Addis-Abeba, et Anne Damon. 5. Il s’agit de l’antiphonaire du propre du temps – il donne le propre de l’office pour toutes les fêtes du Seigneur, de la Vierge et des saints, et toutes les féries, en dehors de celles de Carême –, de l’antiphonaire du carême, de l’antiphonaire utilisé pour les funérailles et certaines fêtes importantes, du recueil de chants destinés à être exécutés après l’eucharistie et du commun de l’office divin. 6. Une analyse musicale de cette pièce a fait l’objet d’un article dans les Annales d’Éthiopie (cf. références bibliographiques). 7. Hugo Ferran, doctorant à l’EHESS.

RÉSUMÉS

Le concept de mémoire dans la musique liturgique de l’Église chrétienne orthodoxe d’Éthiopie est abordé sous trois angles. Tout d’abord, la mémoire des chantres est sollicitée à différents niveaux en situation de performance. Un travail réalisé à partir des erreurs des chantres lors de l’apprentissage révèle que, d’un point de vue cognitif, il est fait appel à des références multiples connectées en réseau. Se pose alors la question de l’écriture en tant que conservatrice d’un patrimoine mais aussi d’un système. Si la notation musicale est révélatrice de l’aspect formulaire de la musique liturgique, les traités théoriques de la fin du xxe siècle témoignent d’une volonté autochtone de collecte et d’une revendication identitaire. Ils se heurtent toutefois à la difficulté de la transposition d’une pratique orale complexe à l’écrit. Enfin, l’Église d’Éthiopie nourrit son répertoire de sa propre histoire et de ses rencontres. Ainsi, la situation de recherche expérimentale a généré la composition d’une pièce, dont le texte, inédit, a été adapté à une matrice littéraire et mélodico-rythmique pré-établie.

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AUTEUR

ANNE DAMON-GUILLOT Anne DAMON-GUILLOT, titulaire d’un Diplôme d’Études Musicales et d’une Maîtrise de Lettres Classiques, obtient en 2007 à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne un doctorat de Musicologie portant sur « La Liturgie en mouvements : ’aqwaqwam, réalisation chantée, gestuelle et instrumentale du texte liturgique dans l’Église chrétienne orthodoxe unifiée d’Éthiopie ». Son travail a fait l’objet de plusieurs articles et communications ainsi que de la publication d’un CD chez Inédit. Elle a enseigné l’ethnomusicologie, l’art lyrique, le clavier et l’analyse musicale à l’Université de Saint-Etienne de 2004 à 2008. Elle est actuellement chargée de cours en ethnomusicologie au Cefedem de Bourgogne et postdoctorante au Musée du quai Branly.

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Mémoire et transmission musicale dans une société nomade L’exemple des Peuls WoDaaBe du Niger

Sandrine Loncke

« Entre deux ethnographes, le premier enregistrant avec un sentiment d’urgence les derniers déplacements d’un peuple nomade en cours de sédentarisation, le second notant chaque soir dans son carnet ses observations de la journée dans un quartier d’une ville française, il n’y a qu’une différence de degré, pas de nature: la crainte de la perte est tout aussi fondée dans un cas que dans l’autre car, à chaque fois, ce qui a été vu a aussitôt disparu et ne se reproduira plus, en tout cas jamais à l’identique. Ainsi, l’anthropologue est toujours confronté à la perte, dont toute trace est le signe ambigu. La trace, en effet, est le signe que quelque chose n’est plus et, en même temps, que cette chose n’est pas totalement perdue.» (Candau 1999: 12)

Avant-propos

1 À l’heure où, craignant de se noyer dans le tourbillon de ce que l’on appelle « globalisation», tant de sociétés placent au cœur de leurs préoccupations la conservation ou la sauvegarde de leurs archives et de leurs monuments, il est fascinant d’observer à quel point les Peuls nomades WoDaaBe1 du Niger continuent de glisser sur le monde sans chercher à le marquer de leur empreinte matérielle.

2 On considère généralement que ce qu’une nation choisit de « mémorialiser» est un indicateur de sa mémoire collective. Or, les WoDaaBe, qui ne connaissent aucune forme de centralisation politique, ne possèdent pas de spécialistes chargés de transmettre

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l’histoire officielle, ni même d’individus qui cultiveraient plus spécifiquement la mémoire événementielle ou généalogique pour le bénéfice des jeunes générations. En tant qu’éleveurs nomades ne possédant pas les terroirs pastoraux sur lesquels ils migrent, ils ne laissent jamais de traces lorsqu’ils plient bagage et oublient au bout de deux générations l’emplacement où ils ont enterré leurs morts. Quant à leur culture matérielle, elle repose en grande partie sur le travail de leurs voisins haoussas et touaregs, les WoDaaBe jugeant indigne toute production artisanale qui ne soit en rapport avec l’élevage.

3 Dans cette société qui ne dispose d’aucun lieu matériel de mémoire, l’expression musicale, ainsi que les rituels chorégraphiques qu’elle suscite, apparaissent en fin de compte comme les seuls supports de constructions mémorielles. La musique, mémoire sonore non discursive d’un peuple qui ne laisse aucune trace tangible de son histoire ?

La musique, support immatériel de représentations mémorielles

4 La société woDaaBe, dont le mode d’organisation est segmentaire, se compose actuellement de quinze lignages, répartis sur les différents terroirs pastoraux qui jalonnent d’Ouest en Est la quasi-totalité de la zone sahélienne du pays. Du fait de leur mode de vie nomade, les familles vivent repliées sur leur campement durant près de dix mois, le temps que dure la saison sèche en cette région. Aussi saluent-elles avec bonheur le retour des premières pluies qui, en remplissant les mares, vont sonner le début des rassemblements cérémoniels et la reprise d’une vie sociale plus intense.

5 C’est dans ce contexte qu’ont lieu, de part et d’autre du Sahel nigérien, de somptueuses cérémonies annuelles que les WoDaaBe appellent daDDo ngaanyka2: elles confrontent alternativement, durant sept jours et sept nuits, deux lignages et leurs alliés respectifs dans une véritable guerre rituelle, exclusivement masculine, dont les seules armes sont le chant et la danse (cf. photo recto couverture: danse geerewol)3. L’enjeu de cette guerre, son but affiché: la séduction des femmes de ses adversaires, en vue d’éventuels mariages par enlèvement. Aussi douloureux soit-il pour les individus qui perdent ainsi leur épouse, ce mode d’échange des femmes a pour effet d’unir les différents lignages woDaaBe autour de multiples liens d’alliances, ce qui, dans cette société spatialement éclatée et sans ancrage territorial, représente à terme l’un des premiers facteurs d’unité de la communauté.

6 Hormis quelques chants communs à l’ensemble de la communauté woDaaBe, le répertoire exécuté durant ces cérémonies est composé de chants lignagers appelés jeldugol: ce qui signifie littéralement « chants de marque»4. Chaque lignage en possède un – il y a, au Niger, quinze lignages, donc quinze chants –, par lequel il s’identifie et se différencie des autres lors des différentes séquences rituelles qui structurent le déroulement cérémoniel, telle notamment la danse geerewol. Sur le plan musical, aucun de ces chants lignagers n’est semblable, mais tous présentent une très grande homogénéité de style. Aussi sont- ils à la fois perçus comme l’expression d’une commune appartenance à la communauté des WoDaaBe et comme la « marque» distinctive des subdivisions lignagères.

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La « marque» sonore d’une commune ascendance

7 Les WoDaaBe ont une conception très essentialiste de ce répertoire. Leur jeldugol est, disent la plupart de nos interlocuteurs, « le chant qu’ils ont trouvé en s’éveillant» (ngol pinDen tawuDen). Pour eux, il ne fait aucun doute qu’il a été transmis tel quel depuis sa genèse. B — « Notre jeldugol ne saurait changer. C’est le chant des temps anciens, le chant des origines.»

8 S’il diffère d’un lignage à l’autre, c’est d’ailleurs tout simplement parce que chaque lignage porte un nom différent5: autant dire que l’existence des chants de marque est pensée comme une donnée consubstantielle à l’émergence des lignages.

9 À l’origine étaient deux frères, Dege et Ali (cf. fig. 1). De leurs enfants respectifs – quinze au total – seraient nées quinze ramifications lignagères (ou leYYi), conçues par les WoDaaBe comme autant de groupes de filiation qui, à leur tour, se seraient segmentés en fractions (taare), puis en sous-fractions (suudu baaba’en), etc.6

Fig. 1. Arbre lignager actuel des Peuls WoDaaBe.

10 Et comme les chants de marquese différencient au niveau lignager, les WoDaaBe considèrent très logiquement que c’est à ce niveau de subdivision qu’ils ont dû « être trouvés»: A — « Notre ancêtre fondateur [littéralement, celui qui nous a commencés], c’est lui qui l’a découvert. C’est ce qui a fait que nous nous appelons Degerewol. Regarde… ce qui a fait diverger le chant jeldugol: c’est le père des gens qui l’a partagé. Chacun a reçu son chant. Toute personne scissionniste qui fonde son propre lignage n’a eu qu’à prendre le sien. C’est de cette façon que nous avons trouvé notre chant.» B — « Chacun [chaque lignage] en a pris une partie, chacun a prélevé le sien, chacun a retranché le sien, chacun a pris son chant et est parti avec. C’est pourquoi nos chants diffèrent d’un lignage à l’autre. Tous ceux qui se sont levés [en tant que fondateurs de lignage] ont pris le leur.»

11 Nos interlocuteurs se représentent ainsi le processus d’émergence des chants à l’image de leur histoire lignagère, selon un modèle de diversification arborescent, correspondant plus exactement à une cyme bipare ramifiée7. Tel l’individu qui se sépare de son groupe de filiation pour fonder une nouvelle lignée, le chant aurait finalement cette même

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propension à se segmenter, sans pour autant perdre sa marque d’origine puisque les différentes versions qui découlent de ce processus ont été « prélevées», « retranchées» à partir d’un même matériau musical préexistant. Pour cette société nomade qui ne dispose d’aucun lieu matériel où puisse s’enraciner une mémoire collective, le répertoire de chants de marque – pure forme sonore, puisque ses textes sont non signifiants – constituerait finalement la seule représentation mémorielle de son histoire lignagère.

12 Il importe peu, pour l’instant, de savoir si ces représentations sont historiquement fondées. On le sait: la mémoire n’est jamais qu’une construction sans cesse revisitée du passé. Remarquons cependant que la musique des sociétés de tradition exclusivement orale, en tant que production évanescente qu’aucun écrit n’est jamais venu matérialiser, ne peut être datée. Nul n’est donc en mesure de confirmer ou d’infirmer son ancienneté, pas plus d’ailleurs que le degré de fidélité avec lequel elle a été transmise au fil du temps. Dès lors, ne constitue-t-elle pas par excellence un support privilégié de représentations visant à marquer les contours identitaires des groupes humains du sceau d’un passé immémorial ? Il suffit en effet d’un simple renversement de perspective pour comprendre la façon dont un répertoire musical, parce qu’il est perçu comme une trace sonore du passé, peut entériner, de par sa seule existence, une lecture de l’histoire qui permet de « fonder en substance» la société dans sa configuration actuelle.

La « marque» sonore d’une appartenance lignagère

13 Conformes à un même style communautaire, les chants de marque woDaaBe comportent tous8 trois parties distinctes, dénommées « grand chant» (ngol manngol), « petit chant» ( ngol pamarol) et bara.

14 Du « grand chant», les WoDaaBe disent qu’il est le plus important, car le plus ancien. Sa forme est supposée rigoureusement fixe et son contenu textuel, apparemment composé de bribes de mots déformés, n’est pas (ou n’est plus) signifiant. Il s’agit d’une partie soliste, que l’on ne peut exécuter qu’en deux occasions précises: lors de la déclaration rituelle d’attaque d’un lignage par un autre qui inaugure le lancement des rassemblements interlignagers, et au septième et dernier jour de la cérémonie, juste avant le discours final de remerciements. Dans ce contexte, son interprétation est considérée comme une véritable charge rituelle, où le chanteur doit savoir à lui seul faire entendre la voix de son lignage. Aussi est-il soigneusement trié sur le volet par les anciens, sur le critère de ses compétences vocales, mais aussi de ses connaissances en matière de protections magiques9. Ajoutons enfin que les WoDaaBe conçoivent le « grand chant» comme une sorte de matrice dont seraient issues les deux autres parties, par diversification progressive de la forme. Symboliquement, elle renvoie donc à l’ancêtre fondateur du lignage.

15 Dans la deuxième partie, dite « petit chant», c’est en revanche le principe collectif qui domine: son exécution, accessible à tous, mobilise en effet le groupe dans une forme chorale responsoriale ou antiphonale (selon les chants lignagers), au sein de laquelle les chanteurs sont en légère hétérophonie, sous la conduite d’un meneur. Les WoDaaBe disent ainsi de cette partie qu’elle exige de savoir « chanter ensemble en divergeant», le but étant de montrer que l’on est unis, mais profus. Bien qu’il soit également considéré comme fixe (et tout aussi dépourvu de signification que le « grand chant»), le « petit chant» comporte donc une certaine variabilité sur le plan interprétatif. Durant les cérémonies, les chanteurs l’exécutent en cercle, chaque matin au lever du soleil et avant

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la danse rituelle geerewol. Dans ce contexte, le rappel de son identité lignagère sonne alors tout à la fois comme un acte de recueillement et de défi lancé à ses adversaires cérémoniels. Loin de l’incarnation rituelle d’une essence matricielle, il est clair que l’enjeu du « petit chant» réside plutôt dans la symbolisation de l’unité et de la vitalité du groupe lignager.

16 Quant à la troisième partie, appelée bara, elle frappe par le degré d’individualisation de ses parties. Le procédé hétérophonique est en effet ici poussé à l’extrême, chacun chantant sans se préoccuper des autres – « chacun pour soi», disent les WoDaaBe – un corpus de phrases qui lui est propre, appris auprès de ses pères10. Il s’agit donc d’une forme foncièrement variable puisque, au cours de la performance, elle se renouvelle au gré de l’identité des individus mis en présence. Ses phrases, qui relèvent d’une syntaxe commune (échelle, hiérarchie et valeur rythmique des degrés, cheminements mélodiques), sont cependant elles aussi considérées comme fixes. Mais leur composition est située dans un passé plus récent et historicisée par des récits qui relatent leur pouvoir de séduction auprès des femmes, lors de cérémonies ayant eu lieu « du temps de nos aïeux» (wakkasi maamiraaBe amin). Contrairement aux deux autres parties, les textes sont pour la plupart signifiants, et font en général l’éloge d’une beauté féminine idéale. Dans les cérémonies interlignagères, le chant bara est la partie exécutée au cours de la danse rituelle geerewol, danse en ligne qui met en compétition les jeunes gens d’un même lignage. À l’issue de cette danse, des femmes du lignage adverse viennent désigner le danseur « le plus beau» (cf. fig. 2), c’est-à-dire le plus conforme à un archétype de beauté qui renvoie sans nul doute à la figure de l’ancêtre primordial. Cette élection fait de lui l’incarnation vivante de la fidélité du lignage à l’idéal d’endogamie communautaire. Des trois parties, le chant bara s’affirme comme celui où l’identité du groupe s’exprime de la façon la plus hétérogène, la moins unifiée: comme si le foisonnement des voix qui caractérise son esthétique était l’image sonore d’un arbre lignager ayant poursuivi son procès de segmentation et puisant dans ses racines pour générer indéfiniment de nouveaux rameaux.

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Fig. 2. Élection du « plus beau» danseur par deux femmes du lignage adverse. Danse geerewol, Région de l’Azawak, 2006.

Photo extraite du film La danse des Wodaabe de Sandrine Loncke (encore en cours de montage).

17 En résumé, on pourrait donc qualifier les trois parties d’un chant de marque comme suit.

Tableau 1.

Arbre Arbre Forme Intention Connotation

lignager musical

Ancêtre Souche Solo « Chanter seul au Représentation élective de fondateur Grand chant nom de son l’ancêtre fondateur lignage»

Lignage Tronc Forme « Chanter Représentation unitaire de primaire Petit chant chorale ensemble en l’identité collective avec meneurs divergeant»

Familles Ramifications Hétérophonie « Chanter Représentation compétitive du étendues Bara nombreux, chacun potentiel fécond des individus pour soi» du lignage

18 Dans l’esprit des WoDaaBe, les trois parties d’un chant identitaire seraient donc la figuration sonore des différentes modalités d’appartenance lignagère: d’une matrice musicale attestant d’une ascendance commune, en passant par une forme collective unifiée que les WoDaaBe considèrent comme étant la partie la plus représentative de leur

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identité, à une version plus individualisée et en quelque sorte actualisée, dont chacun hérite plus directement au sein de sa famille et qui représente finalement tout le potentiel créatif et fécond, mais également scissionniste du lignage. Savoir chanter son chant de lignage, c’est ainsi témoigner que l’on est le dépositaire d’une chaîne de transmission ininterrompue qui, suivant le fil de l’arbre lignager, débute aux origines du groupe pour se poursuivre au sein de la famille agnatique immédiate. Pour l’individu, c’est finalement une façon d’attester, mais à rebours, de ce qu’il est bien né en droite lignée de ses ancêtres. Aussi l’exécution d’un tel chant au sein de la danse rituelle geerewol revêt-elle, pour les jeunes, le caractère d’une véritable épreuve initiatique, consacrant leur naissance en tant qu’hommes adultes socialisés, désormais publiquement reconnus comme les « dignes fils» du lignage. De même, la possession d’un chant de marque conforme au style communautaire – et donc tripartite – sera-t-elle, au niveau collectif, un gage de reconnaissance mutuelle entre lignages, la condition sine qua non pour être considérés comme membres légitimes de la communauté des WoDaaBe. La forte homogénéité stylistique des chants lignagers dans leur ensemble n’est-elle pas en elle- même la marque sonore irréfutable d’une origine commune ?

19 En somme, la maîtrise musicale est ici toujours sollicitée comme un signe d’appartenance qui, pour l’individu comme pour le groupe, conditionne son degré d’intégration communautaire. Les chants de lignage woDaaBe représentent donc bien plus qu’une simple attestation d’identité: en contexte cérémoniel, leur simple exécution contribue littéralement à définir et à construire les contours de la société, tant sur le plan individuel que collectif. Ainsi se dessinent peu à peu les véritables enjeux de l’expression musicale dans cette société: en tant que support de mémoire – c’est-à-dire de représentations du passé –, elle permet ni plus ni moins d’essentialiser les appartenances identitaires en les enracinant dans le socle de la parenté. Son rôle n’est donc pas tant de permettre le rappel ou le souvenir que d’asseoir une idéologie de la continuité: continuité généalogique et continuité culturelle étant, dans cette société non territorialisée, constamment assimilées, selon cette idée que l’ancrage de la culture dans le corps même des individus serait la meilleure garantie de sa pérennisation. Bien plus qu’une trace sonore du passé, la musique serait-elle avant tout le lieu de fabrique idéal – car immatériel – d’un mythe communautaire ?

Une histoire musicale à rebours

20 L’idée selon laquelle les chants de marque auraient été directement transmis à chaque lignage par « le père des WoDaaBe» ou par les deux ancêtres éponymes Ali et Dege est une représentation largement partagée par les WoDaaBe. Elle voisine cependant – sans que cette version des faits ne leur paraisse d’ailleurs contradictoire – avec d’autres récits que véhiculent certains lignages lorsqu’ils souhaitent notamment mettre en avant leur plus grande légitimité identitaire; la société woDaaBe n’étant évidemment pas exempte de rapports de pouvoir. Or, d’après ces récits, certains lignages n’auraient pas hérité de leur chant de marque par voie ancestrale, mais auraient dû le solliciter auprès d’autres lignages. À ce titre, leur chant ne pourrait donc être considéré comme « authentique», et dénoterait plutôt un rapport de dépendance originel vis-à-vis de certains groupes. Dans les faits, les lignages ainsi fustigés sont: soit des groupes résiduels, qui n’ont actuellement plus aucun poids social, notamment en tant que « donneurs» de femmes; soit des groupes qui, sous l’Empire théocratique de Sokoto, n’ont pas choisi l’option de la fuite migratoire

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vers le Nord, et auxquels il est reproché de s’être sédentarisés et métissés avant de se décider finalement à rejoindre la communauté des WoDaaBe11; soit, enfin, des groupes considérés comme adoptés (« venus à la communauté»), leur ancêtre n’étant pas woDaaBe, et dont on raconte qu’ils ont dû prendre épouse dans le lignage qui les a accueillis pour pouvoir s’émanciper en tant que lignée autonome et faire progressivement émerger un chant différencié12.

21 À l’encontre de la conception strictement arborescente de l’histoire, selon laquelle différents groupes de filiation se seraient partagés une même matrice musicale lors de leur segmentation originelle, cette version évoque ainsi des processus d’affiliation réticulaires, par réincorporation, assimilation ou fusion de groupes disparates; processus que viennent corroborer un certain nombre de travaux ethnographiques et historiographiques13, tels notamment ceux de M. Dupire qui, dans son analyse du mode d’organisation socio-politique des WoDaaBe, montre que les regroupements lignagers sont rarement fondés sur le critère d’une ascendance commune, privilégiant plutôt des critères politiques, démographiques et de proximité géographique. L’analyse d’un groupe migratoire, parti de l’État de Kazaouré et fixé au Niger après la guerre sainte de 1804 – celui des Wodaabe Jijiru résidant en saison sèche dans la région de Tahoua – a permis de déceler ce processus de réintégration politique. Tous les descendants de ceux qui ont appartenu à la même vague migratoire conduite au départ par un seul chef de migration (‘arDo), et qui a fini par se rattacher à une fraction administrative, se considèrent comme membres du même segment de lignage primaire (lenyol). Bien que ce groupe migratoire se soit scindé en plusieurs fractions politiques, il est resté solidaire. C’est l’unité locale maximale dont les membres sont co-usagers de pâturages, points d’eau, parcours de transhumance et qui se rassemblent à chaque saison des pluies. Ce lignage primaire n’est évidemment pas généalogique14, pas plus que la plupart des lignages minimaux qui le composent (gure). Les ancêtres d’un lignage minimal ont fusionné en vivant ensemble autour des mêmes points d’eau, en coopérant, en transhumant, et en s’intermariant. (Dupire 1994: 267)

22 Ou encore: Il est admis que le nom du lignage est celui de son ancêtre fondateur, même lorsqu’il a la forme d’une désignation locale et il n’existe aucune tradition sur cet ancêtre éponyme: c’est un modèle théorique, sans consistance réelle et qui permet de transcender l’hétérogénéité du groupe lignager15. (Dupire 1970:296)

23 En fin de compte, les WoDaaBe reconstruisent leur histoire lointaine en vertu du schéma de subdivision actuel de leur société: si leur nom de lignage est Gojanko’en, c’est qu’ils sont issus d’un ancêtre qui répondait au nom de Goje16, et s’ils possèdent un chant distinct des autres lignages, c’est qu’ils en ont hérité de cet ancêtre commun. Mais cette histoire putative ne correspond à aucune réalité généalogique. Dans les faits, la société woDaaBe, de structure sociopolitique extrêmement fluide, est animée par de constants processus de recomposition, qui nous obligent à repenser en conséquence le procès historique de caractérisation de ses chants de marque, non plus sous la forme d’un modèle de diversification arborescent, mais plus sûrement d’un diagramme en réseau.

La musique, lieu de tous les devenirs

24 Il apparaît désormais improbable que les chants lignagers soient issus d’une unique forme-mère, ou même d’une souche à deux branches. Loin d’être la trace sonore de différentes strates temporelles, les trois parties qui les constituent doivent par ailleurs

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plutôt être pensées comme le fruit d’une dynamique continue d’ajustements transversaux des chants les uns par rapport aux autres, en situation de performance.

25 En dehors même des données historiques, un certain nombre d’arguments permettent d’étayer cette hypothèse: ils ont trait aux modalités de la transmission musicale dans cette société, à la forme même des chants de marque et à la nature particulière du tissu relationnel nomade.

L’absence de mémoire musicale partagée

26 Une caractéristique fondamentale des modalités de la transmission musicale chez les WoDaaBe est qu’elle ne repose sur aucune forme de centralisation du savoir. À l’image de leur mode de rapport au pouvoir, qualifié de « diffus» ou « multicéphale» par les ethnologues17, il n’existe chez les WoDaaBe aucun corps d’experts ou de spécialistes chargé de transmettre un savoir musical unifié, canonique. La transmission s’opère avant tout au sein des campements, de façon intrafamiliale: l’enfant apprend son chant de lignage auprès de son père et/ou de ses oncles paternels18. Il s’agit en outre d’une quête qui passe par l’établissement de relations interpersonnelles privilégiées: encore faut-il demander à apprendre et s’attirer la faveur des anciens, en passant du temps à leurs côtés et en leur rendant de menus services. Le chant doit en effet se mériter19… Si bien que les frères et cousins d’une même famille n’apprendront pas nécessairement auprès des mêmes personnes et ne parviendront pas tous au même degré de connaissance.

27 La conséquence de ce processus de transmission interindividuel est qu’il semble exister autant de variantes d’un même chant que de familles, voire même, que d’individus. C’est du moins ce qu’indique un travail comparatif mené auprès de chanteurs de même famille et de familles différentes, notamment en ce qui concerne les parties dites « petit chant» et « bara»20. Les WoDaaBe ont beau affirmer que leurs chants de marque n’ont pas varié depuis leur émergence, persuadés qu’ils sont de se transmettre de pères en fils un modèle fixe préétabli, dans les faits, il n’existe pas deux versions identiques de ce modèle, pour la bonne raison que personne n’en possède la même « représentation mentale». Nous rejoignons ici les travaux de Dan Sperber, d’après lesquels une représentation mentale est transformée en représentation publique lorsqu’elle est communiquée d’un individu à l’autre. Cette représentation publique est ensuite mise en mémoire, pour être de nouveau transformée en représentation mentale par le ou les destinataires. Mais, comme le signale Sperber, la psychologie cognitive nous apprend qu’à chaque étape de ce processus de transmission, il y a, non pas réplication, mais transformation: La transmission des maladies infectieuses est caractérisée par des processus de réplication des virus ou des bactéries. Ce n’est qu’occasionnellement que l’on rencontre une mutation au lieu d’une réplication. […] Les représentations, au contraire, tendent à être transformées chaque fois qu’elles sont transmises. […] La réplication, ou la reproduction stricto sensu, d’une représentation, si tant est qu’elle se produise jamais, est une exception. (Sperber 1996: 82)

28 Dans ces conditions, on comprend qu’il s’avère impossible de statuer sur une version canonique des chants de marque woDaaBe ou, plus exactement, que toute version médiane établie par synthèse des diverses interprétations recueillies apparaisse à l’ethnomusicologue comme un objet abstrait, puisque sans existence du point de vue des WoDaaBe21. En l’absence de mémoire externe comme celle que permet l’écriture, l’enregistrement, ou toute structure institutionnalisée d’apprentissage oral capable de transmettre au plus grand nombre un modèle musical établi, il faut bien admettre que la

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notion de mémoire musicale partagée, au sens strict du terme, se révèle foncièrement problématique. Comme le constatait déjà Brăiloiu, réfléchissant à la notion d’œuvre orale et de création musicale collective, « ‹l’instinct de variation› n’est pas simple rage de varier, mais suite nécessaire du défaut d’un modèle irrécusable» (1959: 88).

29 Certes, l’on pourrait alléguer que la performance cérémonielle constitue en elle-même un lieu privilégié de transmission d’un modèle consensuel. Mais, dans le cas qui nous intéresse, il apparaît impossible que les individus puissent s’en forger une image mentale unifiée: en dehors du « grand chant» (dont nous avons dit qu’il n’est exécuté que de façon très restrictive), « petit chant» et bara sont, dans leur version cérémonielle, en effet toujours exécutés de façon hétérophonique. C’est tout le paradoxe de ces chants lignagers, au sein desquels l’identité collective n’est jamais déclamée dans un strict unisson, mais sous la forme d’une plurivocalité passablement profuse, comme si les identités individuelles ne parvenaient jamais totalement à s’effacer, même dans l’expression d’une commune appartenance.

Une modélisation musicale en situation d’interactions

30 Est-ce la cause ou la conséquence du défaut d’un modèle commun irréfutable ? La forme des chants de marque recèle une part de variabilité telle que l’on conçoit aisément qu’ils puissent régulièrement faire l’objet d’ajustements interactifs. En effet, la variabilité n’apparaît pas ici comme une donnée marginale qui se surimposerait à une structure stable, mais comme un trait inhérent à celle-ci. Relevons au moins trois paramètres fondamentaux où la variable fait figure de donnée structurelle.

31 Tout d’abord, le rythme des chants de marque présente la particularité d’être toujours non mesuré, contrairement aux autres répertoires vocaux que connaissent les WoDaaBe, d’ailleurs accompagnés de frappements de mains. Or, un tel rythme se caractérise par le fait que le rapport qu’y entretiennent les valeurs n’est pas quantitatif, mais qualitatif: longues s’opposent à brèves et ne valent que les unes par rapport aux autres, indépendamment de tout étalon de mesure. Comme le dit si bien Pierre Boulez, le non mesuré – qu’il désigne pour sa part sous l’expression de « temps amorphe» ou « lisse», par opposition « au temps pulsé» ou « strié» – est une façon d’« occuper le temps sans le compter» (1987: 107). Aussi ne peut-il jamais être reproduit à l’identique. Avant tout circonstanciel, il relève d’une permanente interaction entre les chanteurs en présence qui, en l’occurrence, ne cessent ici de jouer d’effets de retard et d’anticipation – c’est là le propre de l’hétérophonie –, non par rapport à un référent fixe, mais les uns par rapport aux autres. L’esthétique des chants de marque repose ainsi sur une inter-rythmicité qui s’articule de l’intérieur, sans imposition de mesure, ni même de cadence.

32 Si l’on considère maintenant les hauteurs constitutives des mélodies, il s’avère qu’ici encore domine un degré important de fluctuations, d’un individu à l’autre comme d’une interprétation à l’autre. Au sein d’un mouvement mélodique, tant les parcours que l’intonation de certains degrés peuvent en effet se révéler variables, comme si les points par lesquels passent les chanteurs étaient au fond moins importants que la trajectoire globale qu’ils dessinent. C’est à se demander si la notion même d’échelle, en tant que constante, est ici réellement pertinente. Le risque pour l’analyste serait en tout cas de vouloir occulter leur dimension instable pour parvenir à les catégoriser. Il semble plus exact de considérer le caractère mobile de certains degrés comme un élément constitutif de leur nature même; ce qui revient à poser que les différents systèmes scalaires qui

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caractérisent les chants de marque représentent finalement autant un facteur de variabilité qu’un invariant.

33 Quant au procédé omniprésent d’hétérophonie, on considère généralement qu’il se caractérise par « l’exécution simultanée, mais quelque peu variée, d’une même référence 22 mélodique»23. C’est sans tenir compte du fait que le modèle cognitif auquel se réfèrent les musiciens pourrait ne pas être homogène – comme c’est le cas chez les WoDaaBe – ou, en d’autres termes, que les procédés de variation propres à l’hétérophonie sont peut-être précisément la conséquence de l’absence d’un référent fixe identique pour tous. Dans cette perspective renversée, l’hétérophonie serait donc avant tout une opération musicale subordonnée aux conditions sensibles et circonstancielles de la performance: suivre le flux, s’en écarter temporairement, se raccorder, se décaler par rapport à ses voisins immédiats… Nous sommes ici encore au cœur d’un espace musical de contacts, qui se joue de proche en proche et au sein duquel le raccordement des voisinages se fait indépendamment d’une référence unique. De ce point de vue, on peut dire que le procédé d’hétérophonie relève d’une forme d’être ensemble vagabonde, au sein de laquelle le corps musical collectif ne s’ajuste jamais qu’en situation, pour mieux se renouveler lors de chaque performance, au gré de l’identité et du nombre de participants.

34 Ainsi, et quel que soit le point de vue dont on aborde la forme musicale des chants de marque – système rythmique, scalaire, mode d’agencement des voix, etc. –, il semblerait que la multiplicité, un certain degré d’hétérogénéité, soient inscrits en germes dans ses fondements mêmes. Ce répertoire ne nous met pas en présence d’un tissu sonore entrecroisant des points fixes que les chanteurs disposeraient selon des modalités strictement préétablies: de tels points sont mouvants, leur hauteur, leur durée, leur répétition ou leur abréviation dépendent de la dynamique de l’ensemble, aussi bien que du style de chacun; plutôt que de joindre un point à l’autre, c’est davantage une trajectoire globale que déroulent les chanteurs, sorte de « ligneintermezzo» qu’ils modulent in situ, de l’intérieur, et que l’on pourrait qualifier, pour reprendre un concept deleuzien, de « variation continue» (Deleuze & Guattari 1980).

35 L’exemple des chants de marque nous conduit donc à revisiter la notion de modèle musical, pour ne plus nécessairement l’envisager comme un préalable que l’on se transmettrait fidèlement, de génération en génération. Dans un certain nombre de cas dont il serait intéressant d’évaluer les conditions d’existence, le modèle apparaît plus sûrement comme une perspective, un point d’équilibre vers lequel on tend et qui ne se dégage qu’en situation de performance collective, dans la façon empirique dont les participants parviennent à se convertir les uns les autres, à modeler leur subjectivité dans la recherche d’une cohérence globale. Corrélativement, notons que le concept de mémoire musicale collective ou, pour reprendre la terminologie des psychologues de la cognition, « de mémoire partagée», apparaît, en l’absence de système institutionnalisé de transmission, peu efficient. Ou au moins faut-il préciser, à l’instar de Joël Candau, que le partage ne peut alors jamais qu’être « partiel» (1999: 121). Dans le cas des WoDaaBe, nous pouvons en effet admettre que leur répertoire de chants de marque ne repose sur aucune forme musicale mère, ni même aucune mémoire musicale structurante susceptible de garantir, par en haut, la transmission d’un modèle « académique», que ce soit à l’échelle de la société globale ou du lignage. Mais est-ce si surprenant de la part d’une société nomade particulièrement réfractaire à toute forme de centralisation politique ? Bien au contraire, le processus de caractérisation de ces chants doit plutôt être conçu de façon interactive et continue, sous la forme d’une dynamique d’homogénéisation et de différenciation

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s’articulant par le dedans, à l’image des constants réagencements vécus par cette société. Ce qui revient à poser que les chants de marque sont, en fin de compte, le reflet même du tissu relationnel nomade, variables aussi bien dans le temps – au gré des jeux de recomposition de la communauté (segmentations, agrégations, scission, changements d’affiliation…) – que dans l’espace – les processus de regroupement et de dispersion par suite de mouvements migratoires étant le principal agent de transformation de la société. Selon cette perspective, la distribution géographique actuelle des différents lignages sur le territoire nigérien pourrait ainsi constituer le meilleur indicateur qui soit des rapports de proximité ou de différenciation stylistique entre chants lignagers.

Une géographie musicale relationnelle

36 Les WoDaaBe du Niger, nous l’avons dit, vivent dispersés sur la totalité de la zone sahélienne qui traverse le pays. Or ce territoire longitudinal est traversé par tout un réseau de vallées fossiles – les affluents de l’Ader-Doutchi – qui relient entre elles les aires migratoires des différents lignages – qu’ils se trouvent dans les régions de l’Aïr, de l’Azawak, de l’Ader ou du Damergou.

37 D’ouest en est, cette société nomade forme ainsi un véritable continuum, les lignages occupant l’espace de façon tuilée: non seulement les aires migratoires se jouxtent, mais les zones migratoires de saison sèche des uns constituent souvent les terroirs hivernaux des autres, et ainsi de suite (cf. fig. 3). De proche en proche, le fil des relations communautaires forme ainsi un tressage ininterrompu, qui se concrétise et devient véritablement visible une fois par an, lors des grands rassemblements cérémoniels de fin d’hivernage, qui regroupent successivement différentes paires de lignages et leurs alliés en divers endroits de cette bande sahélienne. À elle seule, la configuration de ce réseau spatial qui détermine en grande partie la topographie des relations interlignagères est donc une clé pour concevoir la façon dont les chants de marque parviennent à se modeler continûment les uns par rapport aux autres, préservant une homogénéité d’ensemble tout en suivant le fil des recompositions lignagères. Une preuve tangible de ce processus peut d’ailleurs être relevée dans le fait que les lignages woDaaBe qui vivent dans des régions particulièrement excentrées par rapport au reste de la communauté – à savoir notamment les Bii Utey’en des abords du Lac Tchad, dans la partie extrême-orientale du pays, et les Degereeji de la région occidentale de Filingué – présentent pour leur part des chants de marque qui contrastent assez fortement par rapport à l’esthétique de l’ensemble: soit parce qu’ils ont divergé en raison de l’éloignement géographique, soit au contraire qu’ils se sont figés, n’ayant pu continuer d’évoluer au contact des chants des autres lignages24.

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Fig. 3. Les Peuls WoDaaBe du XIXe siècle à nos jours (source: Loncke 2006).

38 Pour désigner le « lien» qui les unit, les WoDaaBe évoquent la « corde de bât» (gashshungol ) avec laquelle ils attachent leurs bagages lorsqu’ils se déplacent. Mais au fond, cette expression n’est pas qu’une simple métonymie renvoyant aux valeurs communes du pastoralisme nomade: on peut avancer qu’elle se réfère aussi à une dimension spatiale tangible, qui fait dire à Deleuze et Guattari que « les nomades n’ont pas d’Histoire. Ils n’ont qu’une Géographie» (1980: 490). Loin d’être la marque d’un passé ancestral, l’ensemble du répertoire serait ainsi le fruit de l’Histoire en acte des agencements lignagers. Il constituerait du même coup une sorte de carte musicale « dialectologique», sans frontières nettes, ni langue majeure. Non seulement il suffirait aux groupes engagés dans un nouveau devenir identitaire de s’engouffrer dans les interstices de liberté inhérents à la forme pour faire émerger un chant sensiblement différent, mais le maintien des contacts après différenciation des rameaux expliquerait aussi que, de proche en proche, de tels chants puissent parfaire leur émancipation chromatique sans toutefois jamais diverger radicalement les uns des autres. Rappelons ces mots de Deleuze, pour qui la notion de « langue majeure» en linguistique n’est jamais qu’une tentative de normalisation idéologique a posteriori: « N’est-ce pas la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au fait majoritaire de Personne ?» (1980: 134). Cette conception du devenir musical apparaît évidemment tout indiquée dans le cas d’une population nomade à mode de pouvoir diffus, qui se recompose sans cesse, dans le temps comme dans l’espace. Mais à bien y réfléchir, il n’est pas certain qu’elle ne puisse être généralisée à toutes les musiques qui répondent à la condition d’être transmises oralement, sans aucune forme de centralisation du savoir.

En guise de conclusion

39 Est-ce parce que son caractère immatériel empêche de prendre la mesure de ses transformations dans le temps ? La musique est, nous l’avons vu, un lieu de fabrique idéal de mythes communautaires. Ses dépositaires se plaisent souvent à la décrire comme la

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trace sonore d’un passé ancestral, immémorial, avec pour corollaire l’idée qu’elle se serait transmise à l’identique depuis sa création.

40 Dans le cas des musiques africaines, on peut d’autant mieux concevoir qu’il s’agit là de représentations participant de processus de construction identitaire, depuis que les travaux pionniers de Georges Balandier nous ont appris à ne plus appréhender les sociétés africaines comme des sociétés sans histoire, qui vivraient dans un perpétuel présent, exemptes de tout changement, de toute transformation (désolée: la phrase est un peu longue, mais telle que vous l’aviez réécrite, le sens n’était plus le même). En l’absence de mise en place de systèmes institutionnalisés d’apprentissage musical visant explicitement la reproduction à la lettre des mêmes modèles, il faut bien admettre que la musique, comme toute autre modalité de l’expression humaine, ne reste pas hermétique au flux de l’Histoire, qu’elle se transforme dans sa mouvance tout autant qu’elle le marque de son impact.

41 Mais si les données de l’ethnographie et de l’historiographie constituent de précieux atouts pour déconstruire, comme nous avons tenté de le faire, le mythe de pratiques musicales immuables, indifférentes au cours du temps, reconnaissons que nos analyses tendent encore trop souvent à présenter ces mêmes musiques sous la forme de systèmes atemporels, préoccupés que nous sommes d’en mettre au jour le « modèle», les « règles structurelles», « l’ossature», les « invariants», ou encore d’en expliquer les « procédés de variation» sans appréhender la façon dont ces derniers peuvent interagir avec le système lui-même. Nous espérons donc avoir pu montrer par cette contribution qu’à défaut d’archives sonores ou de sources écrites qui permettraient de mesurer précisément les évolutions historiques d’une pratique musicale, il est au moins possible de saisir les logiques de création et de transformation qui œuvrent en son sein par le croisement de données aussi bien psycho-sociologiques – dynamiques d’interaction, rapports individu/ collectif, procédures de transmission et de mémorisation, etc. – que géo-historiques – géographie et mobilité des groupes humains, processus d’organisation socio-politique, etc. – et musicologiques – variabilité inhérente au système.

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NOTES

1. BoDaaDo au singulier. Les majuscules en cours de mot correspondent, dans la langue peule, à des consonnes occlusives glottalisées. 2. Littéralement, la racine verbale daDD- signifie « étendre une natte, une couverture; préparer une couche». Chez les WoDaaBe, le terme daDDo désigne par extension des sessions rassemblant les jeunes gens d’un même lignage en vue de leur apprentissage sexuel (sur cette question, voir Loncke 2002: 279-286). L’étymologie du terme ngaanyka (< racine waany-) est plus problématique. Dans le parler peul occidental (pulaar) et au Mali, la racine verbale waany- signifie « chasser; partir chasser en brousse»; ce qui, de façon métaphorique, pourrait chez les WoDaaBe évoquer le fait de partir en conquête de femmes. Dans les parlers orientaux (fulfulde) auxquels appartient le voDaande (dialecte des WoDaaBe), la même racine peut signifier « se déplacer sur une large étendue; voyager» (parlers du Nigeria), comme au contraire, « aller et venir nombreux, se déplacer dans un espace restreint» (parlers du Cameroun) (cf. Seydou 1998), ce qui, chez les WoDaaBe, pourrait effectivement correspondre à l’idée de vastes rassemblements en brousse de personnes venues de loin. 3. Les trois danses exécutées à cette occasion sont la danse en cercle ruumi et les danses en ligne yaake et geerewol (cf. Loncke 2002).

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4. De la racine verbale jel-: « faire à un animal une marque de propriété; marquer l’animal en lui incisant le pavillon de l’oreille». 5. « Leur chant n’est pas le même que le nôtre pour cette raison qu’ils s’appellent Bii Korony’en (nom de lignage, signifiant littéralement les « fils de Korony») et que nous, nous nous appelons Gojanko’en (nom de lignage signifiant « les gens de Goje»]. Il s’agit là d’un raisonnement homologique renvoyant à un même complexe symbolique, une différence dans le domaine musical étant interprétée par une différence analogue dans le domaine social. 6. L’un des principes qui fonde l’organisation de cette société pastorale est en effet de se scinder lorsque le nombre des hommes et des animaux devient trop important pour la superficie de la zone migratoire utilisée. 7. Type d’inflorescence où l’axe principal porte deux axes secondaires – ici les lignages maximaux Alijam et Degerewol –, susceptibles de se ramifier. 8. À une exception près, que nous évoquons en note 24. 9. L’interprétation du « grand chant» étant un acte rituel dont l’efficacité immédiate est, en début de cérémonie, de déclarer la guerre à un lignage adverse, puis en fin de cérémonie, de résoudre cette guerre pacifiquement (raison pour laquelle il ne peut d’ailleurs être chanté hors circonstances), les WoDaaBe considèrent que cette partie de leur chant de marque « a des génies» (ginnaaji). Autant dire que son exécution requiert de s’allier les génies qui inspirent son interprétation et qui ne manquent certainement pas de venir écouter. Pour ce faire, les WoDaaBe recourent à diverses prescriptions ou maagani (terme emprunté au haoussa, signifiant « remède»), dont la connaissance, selon les domaines d’action, est inégalement distribuée entre familles. Leur composition peut aussi bien faire appel aux vertus avérées des plantes qu’à diverses substances dont les vertus sont supposées se transmettre à l’homme par ingestion ou même simple contact (tel par exemple le port, dans un talisman de cuir, de cristaux de quartz ou de bris d’œuf d’autruche, pour mieux briller dans la danse). 10. C’est-à-dire, pour les WoDaaBe, le père et les oncles paternels. 11. Au début du XIX e siècle, les WoDaaBe, alors établis au Nigeria, s’étaient placés sous la protection du Califat de Sokoto, Empire théocratique érigé par Ousmane Dan Fodio à partir de 1804. Mais le partage de l’Empire entre ses fils, dès 1817, va sonner le début d’une vaste entreprise de sédentarisation des éleveurs nomades, qui s’accompagne d’impositions de taxes sur le bétail et de tracasseries religieuses à l’égard des WoDaaBe, dont la pratique de l’islam est jugée peu orthodoxe. Rester BoDaaDo (sing. de WoDaaBe) devient alors synonyme d’un véritable choix culturel et religieux. Aussi est-ce de cette époque que date l’émergence des WoDaaBe en tant qu’entité socioculturelle se distinguant radicalement des autres Peuls (FulBe), pour la plupart sédentaires ou semi-nomades. Refusant de renoncer aux valeurs du nomadisme pastoral, un certain nombre de WoDaaBe (mais non la majorité) vont dès lors progressivement migrer vers le nord et vers l’est, jusqu’à atteindre le Niger actuel. Parmi eux, les groupes qui auront cependant trop longtemps hésité, ne rejoignant les WoDaaBe qu’après une phase prolongée de sédentarisation et d’assujettissement, devront pratiquer la politique de la main tendue pour être de nouveau reconnus comme WoDaaBe. 12. Pour plus d’informations sur cette question, voir Loncke 2002: 229-246. 13. Voir notamment Dupire 1954, 1970, 1994 & 1996; mais aussi Paris 1990; Reed 1932; Stenning 1957, 1994. 14. C’est nous qui soulignons. 15. C’est nous qui soulignons. 16. La désinence -ko’en marquant ici le genre humain, au pluriel, les WoDaaBe en déduisent logiquement que l’ancêtre fondateur du lignage Gojanko’en devait s’appeler Goje, le nom de lignage « Gojanko’en» signifiant ainsi littéralement: « les gens de Goje», autrement dit, la lignée de Goje.

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17. Précisons que la communauté dans son ensemble n’est couronnée par aucun chef et ne connaît que des guides pastoraux (arDo; pl. arBe ), qui interviennent au niveau minimal de regroupement qu’est la fraction. Au niveau du lignage primaire, il existe certes des représentants dénommés laamiibe, mais leur rôle s’est toujours limité à celui d’intermédiaires politiques vis-à- vis des instances extérieures, à savoir d’abord l’administration coloniale, puis l’État nigérien indépendant. 18. Voire maternels, lorsque sa mère appartient au même lignage que son père, par suite d’un premier mariage endogame au lignage, dit koobgal. 19. Pour une description plus détaillée des modalités d’apprentissage, voir Loncke 2002: 126-202. 20. Le « grand chant» est quant à lui une partie très courte, exécutée en solo, donc théoriquement plus aisée à mémoriser. Mais les restrictions liées à son exécution publique – exclusivement en contexte rituel, lors du lancement et de la clôture des cérémonies interlignagères – font qu’il est rarement entendu, et que le vecteur privilégié de sa transmission est, ici encore, intrafamilial. Dans ce cadre, nous avons pu, pour un lignage donné, comparer la version qu’en donnaient deux anciens: elles se sont révélées légèrement dissemblables, et chacun a bien sûr défendu sa version comme la seule « authentique» (gonnga). 21. Sur ce point, voir la distinction proposée par Guillaume d’Ockham, et reprise par Joël Candau dans le cadre de ses travaux sur l’épistémè du partage, entre les « ensembles logico- mathématiques» et les « ensembles substantiels» (Candau: 72-73): « Pour Ockham, l’étant singulier est l’unique substance. Tout le reste n’est qu’apparence sans substance. Sur ce point, je me contenterai d’observer qu’en sciences humaines et sociales, nous passons sans grande précaution d’une conception des universaux comme ensembles logico-mathématiques à une conception comme ensembles substantiels» (p. 73). 22. C’est nous qui soulignons. 23. Nous pensons notamment à cette définition récemment proposée par Nathalie Fernando: « L’hétérophonie désigne l’exécution simultanée, mais quelque peu variée, d’une même référence mélodique, par deux ou plusieurs sources sonores – voix et/ou instrument(s). Sur le plan du rythme, il en résulte de fréquents décalages, ainsi que de légères variantes sur le plan mélodique» (Fernando et al. 2007: 1088-1109). 24. Le chant des Degereeji n’est pas tripartite et celui des Bii Utey’en est dans un style très rythmé que les Wodaabe identifient comme le « style du Bornou» (ngol Borno), en référence à la région kanouri du sud-ouest du lac Tchad. Cette région fut le cœur d’un vaste empire englobant, à son apogée, tout le bassin tchadien.

RÉSUMÉS

Les Peuls WoDaaBe du Niger possèdent un répertoire de chants identitaires qu’ils considèrent comme la trace sonore figée de leur histoire lignagère. La musique joue donc ici le rôle d’un support de mémoire, mais d’une mémoire qui, à l’analyse, se révèle bien plus de l’ordre de représentations mythiques visant à fonder la croyance en une ascendance commune. Le potentiel de variation du répertoire, de même que l’absence d’un modèle de référence partagé par tous les chanteurs, permettent en outre de postuler que ces chants sont certainement le fruit d’un procès continu d’homogénéisation et de différenciation en situation de performance cérémonielle. L’auteur pose ainsi l’hypothèse que, dans les sociétés de tradition orale où la transmission musicale n’est pas institutionnalisée, la reproduction d’un modèle fixe, faute de mémoire

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musicale partagée, s’avère non seulement impossible, mais que l’évolution des pratiques musicales, reflet de l’histoire en acte, doit plus certainement être pensée indépendamment de tout modèle établi, à l’image d’un processus de dialectalisation.

AUTEUR

SANDRINE LONCKE Sandrine LONCKE est ethnomusicologue, maître de conférences au Département de Musicologie de l’Université Paris 8 – St.-Denis et membre du Centre de Recherches en Ethnomusicologie du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC, UMR 7186 du CNRS). Elle travaille depuis 1994 sur les pratiques musicales des sociétés peules nomades et semi-sédentaires (Burkina Faso et Niger). Ses recherches, menées dans une perspective comparative, s’attachent particulièrement à la musique en tant qu’agent desprocessus de constructions sociales et identitaires.

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La forme sonore des ancêtres Phonogrammes et séquences-mémoires sonores chez les Bijagó (Guinée- Bissau)

Lorenzo Ibrahim Bordonaro

NOTE DE L'AUTEUR

Des versions précédentes de cette communication ont été présentées aux journées d’études Oralité et Écriture, organisées par J.-J. Glassner, et Art, Image, Mémoire organisées par Carlo Severi, Carlos Fausto et Julien Bonhomme. Je voudrais remercier en particulier Carlo Severi pour ses suggestions et son support. Je voudrais aussi remercier Luc Charles- Dominique et Laurent Aubert pour leur invitation à présenter cette communication au colloque international Mémoire, Traces et Histoire dans les musiques de tradition orale à l’Université de Nice-Sophia- Antipolis.

1 Cet article est centré sur une modalité spéciale de construction et de transmission de la mémoire à travers une énonciation rituelle opérée au moyen d’un instrument de musique. Dans mon analyse du tambour parlant kumbonki chez les Bijagó1 de la Guinée- Bissau, je vais montrer comment une tradition – liée à la présence des ancêtres et à la relation avec eux – est recrée et préservée, de génération en génération, à travers la transmission de formules rythmiques associées aux noms des ancêtres eux-mêmes2. Je me propose tout d’abord d’analyser le langage du kumbonki en soi, en considérant ses modalités d’apprentissage et de communication. Ensuite, en suivant un parcours interprétatif suggéré récemment par Carlo Severi (2004), je vais analyser les opérations symboliques qui confèrent une voix au kumbonki: les modalités à travers lesquelles le son de l’instrument est associé à la parole et à la présence des ancêtres. Pour finir, je soulignerai la valeur de cet instrument pour la transmission et la préservation de la mémoire, en identifiant dans l’exécution de la séquence de noms des ancêtres une pratique sociale liée à la mémoire (Severi 2004: 184).

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Les Bijagó

2 L’archipel des Bijagós est situé au large de la côte de la Guinée-Bissau, à quelques dizaines de kilomètres de Bissau, la capitale du pays. La population de l’archipel, estimée entre 15 000 et 20 000 individus, est constituée presque entièrement de Bijagó, bien que des petites communautés d’immigrants issues d’autres régions du pays et du Sénégal se soient récemment installées sur les îles de Bubaque et Rubane. Bien que les Bijagó possèdent plusieurs caractéristiques communes, ils ne présentent pas une homogénéité parfaite: d’une île à l’autre, on remarque de nombreuses différences linguistiques et socioculturelles (Henry 1994: 14), que l’on peut expliquer par les origines différentes de leurs habitants.

3 La population des îles a maintenu pendant des siècles une situation de relative autonomie politique, en s’adaptant aux transformations socio-économiques de la région: en réalisant d’abord des opérations de pillage contre les populations du littoral et, plus tard, en faisant le commerce d’esclaves avec les marchands européens. Les campagnes de pacification menées par le gouvernement colonial portugais après le congrès de Berlin (1885) concernèrent les îles seulement à partir du XXe siècle, bien que la féroce résistance des habitants ne fut définitivement étouffée qu’en 1937. Après cette date, la pénétration de l’administration coloniale resta, malgré tout, faible, en raison de la fragilité générale des structures coloniales portugaises qui tendaient à se concentrer dans les centres urbains en laissant beaucoup d’autonomie aux régions rurales, sauf pour le paiement des taxes et le travail public. Le régime colonial imposa tout de même aux habitants des îles une réduction drastique de la mobilité et des initiatives commerciales maritimes, et il contribua à les transformer en agriculteurs sédentaires.

4 Le contact des Bijagó avec l’idéologie indépendantiste et nationaliste d’Amílcar Cabral et du PAIGC (Parti pour l’Indépendance de la Guinée et de Cap Vert), diffusée sur le continent à partir de 1963, fut sporadique. L’archipel resta sous le contrôle portugais jusqu’à la déclaration d’indépendance en 1974. Après cette date, la présence de l’État Guinéen dans les îles hérita surtout de la faiblesse de l’administration coloniale, en se concentrant dans la zone urbaine de l’île de Bubaque et en limitant son intervention à des projets sporadiques de développement3.

5 À l’exception du petit centre urbain de la Praça de l’île de Bubaque, siège de l’administration régionale, l’organisation politique et spatiale se base sur la communauté de villages, dont la population peut varier de quelques dizaines à quelques centaines d’habitants4.

6 En termes généraux, et très schématiquement, l’autorité politique dans la communauté de village est partagée aujourd’hui entre un conseil informel des anciens, un « roi» ( oronhó), une responsable des cérémonies féminines (okinka) et le joueur de tambour sacré (oum). Basée sur une descendance matrilinéaire, la population des îles appartient à quatre matri-clans exogamiques (Oraga, Orakuma, Ominka et Ogubane). Le vrai fondement de l’organisation sociale du village est cependant un système complexe de promotions et d’échelons d’âge, qui règle les relations entre jeunes et anciens à travers une série de cérémonies initiatiques5.

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Le kumbonki et son langage

7 Le kumbonki est un tambour à fente 6 constitué d’un tronc d’arbre évidé à travers une ouverture longitudinale afin de former une caisse de résonance7. Ses dimensions atteignent un mètre de longueur et cinquante centimètres de diamètre, l’instrument étant légèrement resserré aux extrémités; l’ouverture, d’une largeur d’environ dix centimètres, s’étend sur presque toute la longueur du kumbonki. Au moment de l’exécution, l’instrument est installé sur un support anthropomorphe: une figure masculine agenouillée, le dos courbé et les bras levés, dont le torse et le ventre révèlent les scarifications des hommes initiés8. Cette sculpture, appelée oreté kumbonki, « celui qui demeure sous le kumbonki», représente la promotion d’âge qui vient d’être initiée et elle est réalisée dans le secret de la forêt pendant la retraite initiatique, le manras, sur lequel nous reviendrons plus loin.

8 Le corps du kumbonki est peint généralement en rouge, blanc et noir, alors que le support n’est pas décoré. L’exécutant s’assoit devant l’instrument, la fente orientée vers lui, et le percute avec deux baguettes en obtenant deux sons de deux timbres différents: la lèvre supérieure de la fente produit le ton le plus aigu quand elle est frappée aux extrémités, le plus grave au centre. Les baguettes sont tenues dans la paume de la main, serrées entre le pouce et les quatre autres doigts. Une technique très utilisée consiste à tenir les baguettes très librement entre les doigts, de façon à leur permettre de rebondir sur l’instrument (Wilson 1963: 206) en produisant une séquence de notes très rapides.

Fig. 1. Le kumbonki sur l’oreté et le kumbonki kutit (Bijante, Bubaque).

9 Un instrument semblable mais plus petit (50 centimètres de longueur; 20 centimètres de diamètre), appelé en bijagó kumbonki kutit (petit kumbonki), accompagne toujours le kumbonki (Wilson 1963: 203; Gallois Duquette 1983: 124; voir, pour un cas semblable, Schaeffner 1990: 53 et 63-64). Il est posé directement sur le sol, la fente tournée vers le haut, et ne présente aucune décoration de couleur. Ce type de kumbonki plus petit est utilisé en général pour accompagner le musicien qui utilise le kumbonki majeur,

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produisant de brèves phrases rythmiques inlassablement répétées, pour indiquer la mesure de base.

10 Le kumbonki est toujours lié aux occasions cérémonielles et rituelles et il ne peut être joué que dans des contextes précis et socialement prédéterminés. À ces occasions, des individus sont désignés pour jouer le kumbonki: en bijagó de Bubaque, ce personnage important est appelé oum9 et il représente l’autorité supérieure du champ rituel, le dernier garant des règles sociales et religieuses de la communauté, hiérarchiquement supérieur à l’oronhó, le « roi» du village10.

11 Dans le bijagó de Bubaque, le son du kumbonki est nabá, la voix. Cet instrument appartient en effet à la catégorie des tambours parlants11. Le système le plus répandu et connu par lequel les instruments parlants communiquent se base sur la reproduction, dans une forme particulièrement stylisée, des sons de la langue parlée (Ong 1989: 104; Sachs 1991: 57). Cependant, certains langages instrumentaux peuvent exister indépendamment d’une relation de ressemblance avec le langage verbal, étant basés plutôt sur une association arbitraire d’idées et de formules rythmiques. On en trouve un exemple dans la célèbre ethnographie d’André Schaeffner consacrée aux Kissi de Guinée (1990), ou dans certaines sociétés de la région du Sepik, en Nouvelle Guinée. Hugo Zemp et Christian Kaufmann (1969), qui ont analysé le langage instrumental utilisé chez les Kwoma, ont remarqué que, dans ce cas, la communication se base sur « un système d’idéogrammes où le signe représente une unité lexicale» (1969: 39). Cet « idéogramme lexical ne fait aucune référence à la structure phonématique de la langue de base, mais symbolise directement le sémème (concept) qu’il représente» (ibid.).

12 Comme dans le cas des Kissi et des Kwoma, les formules rythmiques du kumbonki sont un système de signes indépendant, une forme de fixation de concepts à travers des formules sonores-types. Le répertoire de ces formules du kumbonki constitue donc un système symbolique basé sur un code conventionnel différent du langage oral, qui ne reproduit pas le nombre, l’intensité ou la hauteur des syllabes de la langue parlée, mais qui fait correspondre de manière arbitraire des figures rythmiques à des idées et des noms12. Ce langage conventionnel reste secret pour les non-initiés, et le langage du kumbonki est donc incompréhensible pour ceux qui n’ont pas affronté le manras.

Présences: le kumbonki et les ancêtres

13 Le langage du kumbonki est identifié chez les Bijagó comme étant la voix des ancêtres. L’emploi des tambours parlants comme moyen de communication avec le « monde des esprits» est une donnée ethnographique fréquente (Carrington 1976: 639); à Bubaque, sa fonction d’intermédiaire avec le monde des morts est évidente si nous considérons les occasions auxquelles il est utilisé.

14 Au-delà des cérémonies initiatiques masculines pendant lesquelles – comme nous le verrons plus loin – il joue un rôle essentiel, le kumbonki est aussi indispensable dans les cérémonies nawa (l’interrogation de l’esprit du défunt pour établir les causes de la mort), dans les rituels du katabá exécutés un mois à un an après le décès d’une personne pour marquer la conclusion des rites funèbres (Scantamburlo 1991: 72-77; Gallois Duquette 1983: 137-138) et dans de nombreuses cérémonies relatives aux iarebok, les âmes des jeunes hommes décédés avant l’initiation, qui complètent leur parcours initiatique en

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possédant les femmes (Scantamburlo 1991: 81-85; Gallois Duquette 1983: 129-154; Henry 1994; Sousa 1991 et 1995: 71-75; Pussetti 1999, 2001).

15 Dans tous ces contextes, le langage du kumbonki joue un rôle clé, reliant la communauté des vivants au monde des morts, qu’ils soient déjà des ancêtres ou seulement des esprits errants sur la terre dans l’attente du voyage vers l’anarebok, la « place des esprits». Le tambour peut être considéré comme une porte sonore d’accès au monde des morts à travers laquelle il est possible d’établir une relation avec les ancêtres. En même temps, le son du kumbonki représente la dimension sensible dans laquelle les ancêtres, invisibles autrement, peuvent manifester concrètement leur présence et leur autorité.

16 Mais quels sont les dispositifs qui confèrent au kumbonki la voix des ancêtres ? Il faut, à présent, identifier les procédés symboliques par lesquels des sons sont transformés en voix et une formule rythmique construit la présence de l’ancêtre absent.

17 Nous avons déjà mentionné l’oreté kumbonki. On rappellera que, pendant les exécutions, le kumbonki est placé sur ce support anthropomorphique en bois qui représente un homme agenouillé soutenant avec la tête et les mains le support concave qui reçoit le corps de l’instrument. Cette statuette exhibe sur le torse un dessin constitué de petites marques, qui représentent les scarifications que les initiés reçoivent sur la poitrine et sur le ventre pendant le manras, l’initiation masculine en forêt. Cette petite figure en bois est réalisée exclusivement pendant la retraite initiatique des n’aro, la classe d’âge masculine pré- initiatique. Elle est travaillée dans le secret de la forêt par un jeune initié. On produit de cette manière une relation entre l’oreté kumbonki et la classe d’âge qui vient d’être initiée ( kabido).

18 De manière significative, c’est uniquement lorsqu’il est placé sur son support que le kumbonki possède nabá, la voix; retiré de là, il n’est qu’un bout de bois, certainement apte à produire des sons mais incapable d’accueillir la présence des ancêtres. Conservé dans la véranda de la maison, sans précautions ni attentions spéciales, il ne sert qu’à amuser les enfants: c’est alors une boîte vide; alors que l’oreté, qui est un objet sacré, est gardé dans l’intimité de l’habitation de l’oum, où il est honoré par des offrandes, à côté des autres objets rituels qui constituent son « autel personnel»13.

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Fig. 2. Le kumbonki sur l’oreté (Bijante, Bubaque)

Fig. 3. L’oreté kumbonki (Bijante, Bubaque)

19 Il peut être éclairant de rapprocher l’analyse de la relation entre la voix du kumbonki et son support anthropomorphique oreté kumbonki, d’une réflexion élaborée récemment par Carlo Severi à propos des figures gravées sur les tambours Bamiléké:

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[…] ce qui apparaît à première vue comme une décoration superposée à une fonction, l’instrument de musique, est au contraire l’idée qui domine l’image. […] L’animal ou l’ancêtre gravé dans le tronc prête au son du tambour un visage. Et il le transforme ainsi, pour celui qui l’écoute en une voix. L’image d’homme ou d’animal est inhérente au son, elle en qualifie précisément la nature et ceci d’une manière spéciale (d’une synesthésie particulière) de représenter une voix» (Severi 2004: 10-11).

20 Comme dans le cas de la harpe zandé – rapporté encore par Severi – « c’est le visage qui transforme le son en voix, […] la tête gravée s’interpénètre avec la musique, elle en est devenue l’énonciateur symbolique» (2004: 12-13).

21 Dans le cas du kumbonki, cet énonciateur symbolique est l’oreté. C’est cette petite sculpture anthropomorphique qui représente la classe initiée, qui confère à l’instrument la voix des ancêtres. Cette association entre initiés et ancêtres par ce symbole matériel qui produit le symbole sonore ouvrant le monde du quotidien à la présence des ancêtres et à leur autorité, peut être comprise en ne considérant que quelques aspects de l’initiation masculine, en particulier l’attribution des noms initiatiques et les liens entre initiés et ancêtres établis lors de ce rituel.

Les noms, les ancêtres et le temps

22 Ce qui se passe pendant le séjour en forêt constitue chez les Bijagó un élément strictement secret14. Au sein à la communauté, le manras distingue fortement les hommes du village qui ont déjà accompli la cérémonie, et qui en connaissent donc tous les secrets, de ceux qui, n’ayant pas encore franchi cette étape, n’en savent rien. Aucune phase du manras ne peut être réalisée sans l’accompagnement du tambour parlant, qui joue continuellement pendant des jours et des jours, en dirigeant la cérémonie entière (Gallois Duquette 1983: 112): durant toute la réclusion initiatique, le kumbonki reste en forêt avec les initiés, n’en sortant qu’avec les nouveaux n’abido. C’est lors de cette période qu’a lieu l’apprentissage de son langage instrumental.

23 L’importance que l’instrument revêt dans les cérémonies initiatiques est liée premièrement à sa capacité de communiquer avec les ancêtres qui, invoqués par le son du tambour, se réunissent sur le lieu de l’initiation. Pendant le manras, les novices reçoivent leur « nom de manras»: il s’agit d’un nom public (par exemple: Uramiá, Uringá, Teté…) par lequel le nouveau kabido sera connu dans la phase de sa vie suivant la cérémonie initiatique. Les noms de manras sont transmis à l’identique de génération en génération: ce sont les noms des fils des quatre ancêtres mythiques qui, selon la tradition bijagó, ont engendré le genre humain. En acquérant un nom de manras, chaque homme initié établit une relation d’identité avec l’ancêtre – et tous les ancêtres – qui ont eu le même nom avant lui.

24 Il y a pourtant dans le manras un autre procédé qui rapproche novices et ancêtres. Non seulement le nom de manras affiche publiquement une continuité dans le processus de nomination, mais il sous-tend aussi une identification, une proximité identitaire bien plus profonde. Nous avons déjà observé comment les ancêtres, invoqués et parlant à travers le kumbonki, président chaque phase du rituel initiatique. Mais les ancêtres font plus que veiller sur les jeunes novices: pendant le manras, leur présence est incorporée. Dès l’instant où les jeunes n’aro entrent dans l’enceinte sacrée où le manras se déroulera, l’esprit d’un ancêtre entre dans le corps de chacun d’entre eux: plus que d’une forme de

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possession, on peut parler dans ce cas d’inspiration ou de communion (Rouget 1980: 42-43) car l’esprit du novice n’abandonne pas son propre corps pour le céder à l’ancêtre. Au contraire, la fonction déployée par l’ancêtre est d’accompagner le jeune dans le long voyage du manras, en lui communiquant sagesse et expérience. Chaque garçon acquiert ainsi le droit de porter le nom de manras de l’ancêtre qui l’a accompagné pendant son séjour en forêt.

25 À l’attribution de chaque nouveau nom pendant le manras est associée une formule rythmique dotée d’une signification spécifique. Cette phrase n’est pas simplement la traduction du nom de manras dans le langage rythmique du tambour ou son équivalent; le nom de kumbonki qu’un jeune novice reçoit est la forme sonore à travers laquelle l’ancêtre se rend présent en lui. Il évoque la présence de l’ancêtre, en même temps qu’il dénomme un homme initié.

26 Mes informateurs maintiennent que la communion spirituelle avec les ancêtres se prolonge tant que les novices restent dans la forêt du manras. Quand les jeunes sortent de l’enceinte initiatique, les âmes des ancêtres les abandonnent pour les rejoindre chaque fois qu’un nouveau manras est entamé. À chaque initiation, la distance générationnelle disparaît: tous les hommes initiés et les novices participent de la conscience et de la sagesse de leurs ancêtres, dont la présence se révèle physiquement à travers l’expérience de communion.

27 Les noms de kumbonki révèlent et matérialisent l’identification d’une promotion d’initiés avec les ancêtres, des hommes vivants initiés avec les générations précédentes, et c’est cette identification qu’indique l’oreté kumbonki, l’énonciateur symbolique du kumbonki.

Une séquence-mémoire sonore

28 Au-delà du manras, les noms de kumbonki jouent aussi un rôle très important dans le quotidien du village. La première chose qu’un oum doit faire quand il s’apprête à jouer de son instrument, c’est exécuter la séquence des noms des ancêtres, c’est-à-dire reproduire la séquence des noms de kumbonki. Cette pratique est fondamentale pour convoquer la présence des ancêtres dans le ventre même de l’instrument, et donc pour conférer leur voix à l’instrument. Ainsi Teté, l’oum du village de Bijante, à Bubaque, m’expliquait: En premier lieu, j’appelle les âmes de ceux qui sont morts, c’est la chose essentielle. Je les appelle, je joue « âmes des morts, venez toutes du kopeketó»15. Puis j’adresse un salut à l’orebok okotó16 du village. C’est le début. Puis j’appelle toutes les âmes, j’appelle les noms de ces âmes. Elles doivent rester proches quand je m’assieds pour jouer le kumbonki. C’est le sens de toute cette conversation17.

29 On pourrait donc interpréter l’exécution de la séquence des noms rythmiques des ancêtres comme une énonciation rituelle qui évoque les ancêtres en même temps qu’elle interpelle les initiés du village: une forme de mémoire sociale qui devient présence.

30 Cette interprétation évoque forcement un autre cas ethnographique bien plus connu: il s’agit des iconographies mnémoniques et des objets-mémoire employés par plusieurs cultures – dont la plus connue est peut-être la culture Iatmul – dans la région du Sépik, en Nouvelle Guinée. Carlo Severi a récemment attiré l’attention sur ces objets, soulignant leur fonction de « rendre visible, et ensuite présent à la mémoire, une dénomination, un nom totémique» (2004: 75), ainsi que d’établir et ensuite d’exhiber rituellement les liens d’identification avec les ancêtres (2004: 67). Le répertoire des noms rythmiques des ancêtres, transmis à Bubaque de génération en génération et exécuté au début de toute

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occasion rituelle, constitue aussi, malgré des différences évidentes, l’équivalent sonore de ces objets-mémoire, une séquence-mémoire sonore.

31 Les phonogrammes correspondant aux noms des ancêtres ne sont cependant pas seulement une forme de mnémotechnique. Ces formules rythmiques sont la forme sonore des ancêtres, elles en constituent la présence, la seule perceptible pour des entités autrement invisibles. Elles sont l’essence sonore des ancêtres et, donc, des hommes adultes initiés.

32 Que les ancêtres se manifestent à travers un langage rythmique secret – et donc comme un son – renvoie forcement à l’importance attribuée par les Bijagó à la parole, et plus généralement, à la dimension acoustique de l’expérience18. Il ne s’agit pas seulement de remarquer que l’ouïe constitue, à Bubaque comme ailleurs, le sens social par excellence et qu’elle représente la modalité sensorielle privilégiée pour l’apprentissage, pour l’acquisition de connaissances et pour la socialisation en général19. Il s’agit aussi – et surtout – de relever une conception spéciale du son, amplement répandue en Afrique de l’Ouest, selon laquelle on lui attribue des caractères mystiques car c’est précisément par ce médium que des forces autrement invisibles peuvent se manifester et s’exprimer20. Il s’agit, comme le suggère Steven Feld (1991: 79), de considérer le son comme un système symbolique capable de relier le caché et le manifeste, ou de rendre manifeste ce qui est caché. Selon une conception songhay, rapportée dans la fascinante ethnographie de Paul Stoller, « le son permet une compénétration des mondes intérieurs et extérieurs, du visible et de l’invisible, du tangible et de l’intangible» (1984: 563), et c’est pourquoi il est un excellent médiateur entre le monde visible des vivants et le monde invisible des ancêtres. « Ce qui permet à une représentation de faire partie d’une tradition, a observé Carlo Severi, c’est avant tout la forme dans laquelle cette représentation est exprimée» (2004: 188).

33 Les formules rythmiques du kumbonki sont des sons qui renvoient à une dimension extrasensible et construisent ainsi l’expérience sensorielle de la présence des ancêtres, garants de la préservation des règles sur lesquelles se base la communauté: c’est donc aussi à travers le son de cet instrument qu’on crée une continuité historique, une tradition. Les sons du kumbonki, la récitation des formules rythmiques correspondant aux noms des ancêtres, représentent et construisent un lien tangible entre le présent et le passé. Le son du kumbonki crée un rapport étroit entre la communauté des vivants et celle des ancêtres; il est ainsi un puissant instrument d’identité et de création de tradition: en lui vibrent les mots des ancêtres et, avec eux, les règles fondamentales de la communauté. L’apprentissage mnémonique des formules et des noms rythmiques qui constituent le répertoire du kumbonki, ainsi que la capacité de déchiffrer des symboles acoustiques déterminés sont aussi une forme d’incorporation de relations mystiques, de connaissances liées à l’ancestralité21. Finalement, le répertoire formel du kumbonki ne constitue pas du tout une duplication du langage, mais plutôt un dispositif bien plus complexe, une pratique sociale liée à la mémoire (Severi 2004: 184), qui établit et extériorise des relations et des présences invisibles, qui rend le passé présent et manifeste la continuité d’une mémoire et d’une tradition malgré le travail du temps.

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NOTES

1. On appelle en français l’ethnie les Bijagó et l’archipel les Bijagós (ndlr). 2. Cette analyse se base sur plusieurs périodes de recherche effectuées à partir de 1994 sur l’île de Bubaque, Archipel des Bijagó. 3. Sans offrir ici une bibliographie exhaustive sur l’histoire de la Guinée-Bissau, je renvoie le lecteur aux textes suivants: Chabal 1983, 1986; Mark 1985; Galli et Jones 1987; Lopes 1988; Pélissier 1989; Forrest 1992, 2002, 2003; Brooks 1993. 4. Cela ne signifie pas que les communautés des îles aient un caractère immuable: au contraire, elles se sont profondément transformées au cours des temps. Gallois Duquette (1983) et Christine Henry (1980, 1994) ont fourni une reconstruction historique détaillée de ces processus. 5. Sur les communautés bijagós de village et sur leur histoire, voir Gallois Duquette 1983; Scantamburlo 1991; Henry 1994; Bordonaro 1998; Bordonaro et Pussetti 1999; Pussetti 1999, 2001, 2005. 6. Le tambour à fente est très répandu dans la région de la Guinée-Bissau: à part les Bijagós, il est utilisé par les Manjacos, les Papeis, les Mancanhas et les Balantas (Wilson 1963: 201). 7. Voir, pour un approfondissement sur la culture musicale bijagó, Bordonaro 1998.

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8. Les scarifications sur la poitrine et le ventre, appelées ekentro dans le bijagó de Bubaque, forment des dessins géométriques complexes et représentent un signe indélébile du passage initiatique. Voir infra. 9. Ce substantif dérive du verbe n’um, jouer, et signifie littéralement « joueur, celui qui joue». 10. Le prestige de l’oum rappelle beaucoup l’autorité du joueur de tambour parlant akan décrit par Nketia, estimé pour son savoir et pour sa capacité à communiquer avec les ancêtres (Nketia 1954: 36). 11. Depuis de longues années, les « instruments parlants» sont l’objet d’un intérêt considérable de la part des spécialistes de disciplines différentes comme les anthropologues, ethnomusicologues et ethnolinguistes (Leydi 1961; Wilson 1963; Carrington 1971, 1976; Nketia 1971, 1974; Sebeok et Umiker-Sebeok 1976; Chernoff 1981; Sachs 1991). 12. Ces figures peuvent avoir l’aspect de phrases, mais elles peuvent aussi constituer de véritables patterns rythmiques qui sont répétés en séquences, comme dans les musiques de percussion d’Afrique occidentale, sans jamais perdre leur sens. 13. Gallois Duquette (1983) nous a offert des descriptions détaillées de ces petits autels privés qu’on trouve dans l’archipel. 14. Pour une analyse approfondie, voir Gallois Duquette (1983), Scantamburlo (1991), Henry (1994), Bordonaro (1998), Bordonaro et Pussetti (1999). 15. Le kopetekó est le lieu où les âmes des morts se réunissent. Il s’agit d’un lieu que la géographie mystique des îliens situe à l’extrême sud de l’archipel, sur l’île de Poilão. 16. L’orebok okotó est l’esprit protecteur du village et il réunit toutes les âmes des ancêtres. 17. Conversation avec Teté, Bubaque, le 23 mars 1997. 18. v Plusieurs travaux en anthropologie des sens ont montré comment la structuration de l’expérience sensorielle varie d’une culture à l’autre, en syntonie avec l‘emphase accordée et la signification attribuée à chaque modalité perceptive (Feld 1982, 1991; Howes 1991; Classen 1993; Synnot 1993). Cette approche a été inaugurée par McLuhan et Carpenter (Carpenter et McLuhan 1960) et elle a influencé plusieurs ethnographes comme Anthony Seeger (1975), Emiko Ohnuki- Tierney (1981), Steven Feld (1982), Paul Stoller (1984, 1989), Stephen Tyler (1984), Michael Jackson (1989), Robert Desjarlais (1992), Nadia Seremetakis (1994). 19. Anthony Seeger a par exemple observé que chez les Suyá, « l’oreille est le récepteur et le retenant des codes sociaux» (1981: 84). Voir aussi Classen (1990) et Howes (1991: 271). 20. Pour des exemples célèbres, voir Nketia (1954), Stoller (1984), Chernoff (1981). 21. Un cas semblable, bien que dans un contexte différent, a été décrit par Komatra Chuengsatiansup (1999).

RÉSUMÉS

Dans cet article, l’auteur se propose d’étudier une modalité spéciale de construction et de transmission de la mémoire au moyen d’une énonciation rituelle opérée à l’aide d’un instrument de musique. À travers l’analyse du tambour parlant kumbonki chez les Bijagó de Guinée-Bissau, il montre comment une tradition, liée à la relation avec les ancêtres, est recréée et préservée de génération en génération à travers la transmission de formules rythmiques associées aux noms des ancêtres eux-mêmes.

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AUTEUR

LORENZO IBRAHIM BORDONARO Lorenzo BORDONARO, docteur en anthropologie ISCTE, Lisbonne) est chercheur post-doctorant au Centre d’étude en anthropologie sociale (Centro de Estudos de Antropologia Social, CEAS/ CRIA) de Lisbonne, Portugal. Depuis 1993, il poursuit des recherches de terrain dans les îles Bijagó (Guinée-Bissau), en particulier sur la musique et les performances publiques comme éléments-clés de la construction sociale de la virilité, sur les notions locales de développement et de modernité et sur les migrations rurales/urbaines des jeunes. Il travaille actuellement sur des questions liées à la jeunesse au Cap-Vert.

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Entretien

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Une ethnomusicologue à l’écoute du terrain Entretien avec Monique Desroches

Nathalie Fernando et Monique Desroches

Monique Desroches est professeure titulaire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Elle est notamment l’auteur de Tambours des Dieux (1996)1 qui correspond à la publication d’une partie de sa thèse consacrée aux Tamouls de la Martinique. Au cours de ses trente années de carrière, elle a effectué des recherches sur divers terrains, dont chacun l’a conduite vers des problématiques distinctes d’où émerge cependant un fil conducteur certain. Les lignes qui suivent montreront les multiples ramifications disciplinaires de sa démarche scientifique. Elle a volontiers accepté de répondre à mes questions qui tentaient de circonscrire tant une personnalité qu’une pensée scientifique. Je l’en remercie et suis d’avance convaincue que son témoignage et ses convictions méthodologiques seront un support de réflexions pour les ethnomusicologues en formation. N.F.

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Photo Isabelle Clément, 2009

Comment es-tu venue à la musique ? Faisait-elle partie de ton environnement familial étant jeune ? La musique fait partie de ma vie depuis mon enfance. Ma mère était pianiste. Toutefois, refusant de confondre le rôle de mère avec celui de professeur, c’est ma tante maternelle, Emma, qui m’enseigna le piano, ainsi qu’à mon frère et à mes deux sœurs. Lors de ma première leçon, je devais avoir cinq ou six ans. Je pratiquais après les repas et quand ma mère n’était pas à mes côtés, il n’était pas rare qu’elle corrige mes erreurs d’interprétation depuis la cuisine. Tante Emma donnait ses cours chez nous, la journée du samedi. Nous entendions ainsi les élèves apprendre et répéter, comme nous, le répertoire classique, et aussi buter sur les passages difficiles. On apprenait alors à comparer les différentes interprétations des morceaux exigés par le Conservatoire; on écoutait aussi les corrections, les ajustements. J’ai réalisé bien plus tard combien ce premier contact avec la musique avait aiguisé mon oreille. C’était une sacrée bonne école de l’écoute ! Ce sont là de beaux souvenirs de mon enfance. Je savais que la musique m’était indispensable. Au-delà du répertoire classique, j’ai fait beaucoup d’accompagnement au piano pour des chansonniers (compositeurs-interprètes de chansons) puis, entre 1968 et 1974, j’ai fait partie d’un sextuor, « Les Contretemps», un groupe qui a produit deux microsillons et trois 45 tours, en plus d’une série de concerts, notamment au Canada, aux USA et au Japon, dans le cadre de l’exposition universelle (1970).

Comment as-tu poursuivi tes études ? Je sais que tu as suivi une formation en sciences humaines avant celle en musicologie… La psychologie m’avait toujours attirée, étant curieuse de comprendre les comportements humains. Mon choix de formation en sciences humaines au niveau

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collégial (pré-universitaire) s’inscrivait dans la foulée de cet intérêt. Ce programme comprenait des cours en anthropologie, en psychologie, en sociologie. C’est alors que j’ai décidé de poursuivre mes études en psychologie à l’Université de Montréal. Toutefois, le programme du premier cycle de cette formation était très orienté, du moins à cette époque (fin des années 60), vers la psychologie expérimentale et, y trouvant peu de formation en psychologie clinique, qui m’attirait particulièrement, j’ai décidé de réorienter ma formation. C’est à ce moment que je me suis tournée vers des études musicologiques. Ma vie a de nouveau basculé quand, en 1973, J’ai assisté à une conférence donnée par Simha Arom sur les musiques pygmées à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Je ne savais rien de l’ethnomusicologie; je ne savais même pas que cette discipline existait. Mais j’ai vite compris que cette approche venait merveilleusement faire le pont entre mes deux pôles d’intérêt: la musique et la société. Ce fut une révélation ! Quelques semaines plus tard, devant mon désir d’en savoir plus sur l’ethnomusicologie et sur la recherche de terrain, Jean-Jacques Nattiez me proposa de rejoindre son groupe de recherches sur les musiques des Inuit. Ce premier terrain a constitué le cœur de ma maîtrise. Avec le recul, je réalise combien chacun de mes terrains (Inuit, Antilles et Mascareignes) a façonné ma pensée scientifique, car chacun d’eux est venu poser des questions singulières, qui impliquaient une méthode d’enquête appropriée, un cadre théorique et une démarche d’analyse. Ainsi, lorsque j’étais chez les Inuit en 1976, je me trouvais face à une monoculture, et vivais dans un village qui, dans les années 1970, n’avait pas encore rencontré la modernité. Le chant était monophonique, interprété avec des sources sonores inusitées. Leur tradition musicale ne partageait pas grand chose avec celles présentées lors de la conférence de Simha Arom en 1973: pas de polyrythmie ni de polyphonie. Arriver dans ce désert blanc a constitué un choc, même si je résidais au Québec ! Comme quoi, l’Autre n’est pas toujours à des milliers de kilomètres ! Mon sujet de maîtrise portait sur un bilan critique de ce qui avait été écrit sur leurs musiques. Parallèlement à cette synthèse et à mon travail de terrain, j’ai transcrit des jeux de gorge recueillis par l’équipe de Jean-Jacques sur le terrain, et ce, à temps plein durant une année ! De nouveau, j’écoutais… Ma vie a en fait été jalonnée par plusieurs concours de circonstances fortuits, qui m’ont finalement conduite sur des chemins correspondant à mes attentes. C’est ainsi qu’à la fin de ma maîtrise, on me proposa de prendre la responsabilité de la base de recherche de l’Université de Montréal en Martinique. Jean Benoist2, qui dirigeait alors le Centre de recherches à Montréal, avait entendu parler des recherches de l’équipe de Jean-Jacques sur la sémiologie musicale, et il l’a donc contacté au sujet de la direction de la base de recherche du centre en Martinique. Jean-Jacques s’est tourné vers moi, et il ne m’a fallu que quarante-huit heures de réflexion pour accepter cette offre. Ce poste supposait que se greffe à ces fonctions de direction la conduite d’une recherche doctorale. C’était donc tout un contrat !

Tu es ainsi passé brutalement du cru au cuit, si l’on peut dire, ou en tout cas du froid au chaud ! Qu’est-ce que ces deux terrains t’ont apporté en termes d’expérience ? Le terrain inuit était très complexe comme milieu d’accueil. Je n’avais pas pu enregistrer pour des raisons politiques et conflictuelles avec le gouvernement québécois de l’époque et, comme premier terrain, j’avais trouvé cela très difficile. Il en

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fut autrement en Martinique. Voilà aujourd’hui trente ans que je suis en « amour» avec cette île. La Martinique a été mon premier « vrai» terrain. La base de recherches caraïbes que j’ai dirigée en 1978-1979 était multidisciplinaire. On y accueillait et hébergeait des chercheurs de toutes disciplines. Leurs recherches portaient sur la Martinique, et je me souviens des retours de terrains à la base, remplis d’échanges riches et féconds.

Dans ce contexte, comment as-tu déterminé ton sujet de recherche pour ta thèse ? Je suis arrivée à la Martinique au mois d’octobre 1978, en pleine saison des pluies. Il n’y avait aucun chercheur en cette période de l’année, seulement le personnel local (cuisinière, femme de ménage et jardinier). Il a d’abord fallu que je me familiarise avec l’environnement climatique pour vite passer au champ du culturel et du social. Comme la base de recherche était dotée d’un centre de documentation spécialisée sur la Caraïbe, cette saison des pluies m’a permis de prendre connaissance des ouvrages, et même de démarrer un bilan critique de ceux-ci. Puis j’ai commencé à enregistrer des éléments du répertoire local, dont des contes « krik-krak3» et des cantiques de Noël. Mon intention première était de travailler sur la musique créole de la Martinique, sujet sur lequel il y avait très peu d’écrits scientifiques. Je n’avais pas encore de problématique précise, mais je savais que ma tâche ne serait pas facile, devant travailler dans une société récente, née de l’amalgame de plusieurs groupes, et ce à une époque singulière de l’histoire, celle de l’esclavage. Ces conditions m’ont d’ailleurs incitée à recourir à une co-direction: Charles Boilès, professeur d’ethnomusicologie arrivé à la Faculté depuis les USA, saurait m’aiguiller pour le côté musical, et Jean- Claude Muller, anthropologue qui s’intéressait fortement à la musique et aux rituels, pourrait quant à lui me guider sur l’aspect culturel et social. En février 1979, le directeur du Centre de recherches caraïbes à Montréal, le professeur Jean Benoist, vint en fonction à la Martinique pour une dizaine de jours. C‘était la période du Carnaval, un moment exceptionnel de musiques et de festivités. Mon directeur de thèse était également présent. C’est alors que Jean Benoist me demande pourquoi je ne travaillais pas sur la musique tamoule car, selon lui, aucune étude systématique n’avait encore été menée à son sujet. Intriguée et étonnée de cette absence au chapitre scientifique – je n’avais jusqu’alors trouvé aucun écrit sur leur musique qui aurait pu me mettre sur leur piste – et surprise également de ne pas avoir jusque-là repéré leur présence, j’ai décidé d’en faire l’enjeu majeur de ma recherche doctorale. Ainsi, la quasi-totalité des dimanches entre février et août 1979 (mois de mon retour à Montréal) a été consacrée à des enregistrements des cérémonies rituelles, à des rencontres avec des acteurs centraux des rituels. Certains s’étonnent parfois, à l’écoute de cette musique redondante et cyclique, de mon intérêt pour ce sujet de recherche. En fait, dès le départ, ce qui a capté mon attention, c’est moins la musique elle-même que ses modalités d’interprétation et d’arrimage au rituel. D’abord au sujet des modalités d’interprétation, j’étais curieuse de comprendre les techniques de jeu de ce tambour joué avec deux baguettes de facture différente, avec une alternance d’aires de frappe et de variations de dynamique. Puis la cérémonie me semblait à plusieurs égards, incompréhensible. Sur la base des enregistrements, j’avais noté différents rythmes, mais leur insertion dans le rituel était énigmatique. J’avais, par exemple, identifié des patrons rythmiques qui me paraissaient similaires, mais accompagnaient des étapes cérémonielles distinctes. Dans ce genre d’impasse, la mise en dialogue entre le terrain et l’analyse s’impose, car le terrain ne peut à lui seul tout

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révéler, et, j’ajouterai, encore plus dans des contextes rituels où une part du savoir est gardée secrète. Je me suis dès cet instant éloignée du paradigme anthropologique américain qui, dans les années 1980, avait tendance à privilégier la parole autochtone au détriment de l’analyse externe. Nous avons aujourd’hui, et fort heureusement, dépassé cette vision pour parler désormais de dialogue ou de discours partagé. De là est née la notion de « co-auteur» chère à Clifford et Marcus dans leur livre Writing Culture (1986).

Comment as-tu alors procédé pour résoudre ton énigme ? J’ai eu envie de mettre quelques-uns des musiciens de mes rituels à l’épreuve. J’ai donc procédé à des étapes d’expérimentation en me concentrant sur les patrons rythmiques inventoriés. Ce sont d’ailleurs ces premières expérimentations que j’ai présentées au colloque de la SEM4 à Montréal en 1979 et qui a donné lieu à ma première publication sur les analyses de ces battements de tambour (Desroches 1980). J’ai opéré un montage sonore afin de savoir si les informateurs reconnaissaient les rythmes lorsqu’ils étaient mis expressément dans un ordre différent. L’objectif était de savoir si, malgré ce désordre de présentation, ils allaient ou non reconnaître les phases cérémonielles à l’écoute des battements de tambours… et ils ont fait cette correspondance. Il s’est toutefois avéré que quatre rythmes que je considérais différents renvoyaient pour eux à des phases cérémonielles distinctes, mais aussi à un même signifié, celui d’une divinité. Ce problème m’a particulièrement interpellée. Comment se faisait-il qu’à des signaux différents, les tambourineurs, avec assurance, procédaient en même temps à des renvois symboliques différents (phases) et similaires (divinité) ? J’étais face à une véritable polysémie, mais ne pouvait décoder cette démultiplication référentielle. Cela allait devenir l’enjeu majeur de la recherche.

Tu as ensuite tenté d’établir les rapports entre musical et symbolique; comment cela ? Précisément. J’ai alors volontairement ignoré l’aspect extramusical pour ne travailler que sur la matière sonore. Cette étape étique a consisté en des transcriptions rythmiques et des études acoustiques des paramètres performanciels des battements. Elle était pour moi fondamentale car je cherchais à mettre en exergue les éléments significatifs de la pratique dans le processus d’attribution symbolique. Ce qui m’a permis en 1981 de confirmer l’importance de ces aspects performanciels dans la dynamique référentielle: les divinités répondaient bien à la conjugaison d’une série d’éléments comme un coup particulier de baguettes, une aire spécifique du tambour, une dynamique… Le début des années 1980 (1981-1983) fut aussi une étape importante de ma vie car je me suis rendue au SOAS (School of Oriental and African Studies) de l’Université de Londres pour travailler avec des chercheurs de grand renom sur certains aspects de ma thèse. Je pense ici à Richard Widdess, spécialiste des musiques classiques indiennes et à Owen Wright directeur du Center of Music du SOAS et théoricien de la musique. Les échanges et participations aux séminaires de ces professeurs ont permis des mises en perspective intéressantes aux plans théorique et méthodologique.

Ta première expérience en Martinique a été très riche. Peut-on dire qu’elle allait désormais contribuer à orienter plus généralement tes méthodes d’approches en ethnomusicologie ? Cette question est fondamentale. Revenons un peu au contexte. La Martinique est une île dont l’histoire est liée à la traite des Noirs. On y détecte encore de nos jours des traces palpables de cette blessure causée par des siècles d’esclavage, qui ont conduit à

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des perceptions et des représentations de soi complexes. Les pratiques d’origine africaine, considérées alors par les colons blancs comme inférieures, et surtout comme susceptibles de favoriser des regroupements indésirables d’individus, ont été refoulées mais sont restées vivantes, bien que, parfois encore, marginales et méprisées par certains. La culture est ainsi empreinte de ce sentiment à la fois de rejet et de désir de valorisation, et qui s’est complexifiée avec l’arrivée des Tamouls au milieu du XIXe siècle. L’ethnomusicologue ne travaille pas que sur un objet, il travaille aussi sur les perceptions de cet objet. Quand on travaille dans un milieu pluriethnique, on ne peut procéder de la même manière que lorsqu’on est dans un milieu homogène comme celui des Inuit. Il faut adopter des méthodes en harmonie avec le terrain. Plus je travaille dans les sociétés créoles, plus je considère la culture créole comme un point de départ et non comme un point d’arrivée. Il faut cesser de voir les Créoles comme des pseudo-Africains ou des pseudo-Français. Ce n’est d’ailleurs pas ainsi qu’ils se définissent. Comme l’a déjà si bien dit le chercheur québecois Gérard Bouchard, le Nouveau-Monde a une genèse qui lui est propre (Bouchard 2000). Les Créoles vivent dans un contexte qui n’est ni celui de l‘Europe, ni celui de l’Afrique.

Dans une même perspective, tu as ensuite poursuivi tes recherches sur les Tamouls à l’île de la Réunion ? Pour mon post-doctorat, en effet, même si les musiques créoles continuaient à m’intéresser. Le passage de la Martinique à la Réunion a aussi été une découverte. Il y avait plus de littérature sur les Tamouls de la Réunion; Jean Benoist étant parmi ceux qui ont contribué à la connaissance de ce milieu. Mon intention était alors de mettre en comparaison les éléments des sacrifices rituels de la Martinique avec ceux de la Réunion, d’en saisir les continuités et les changements et de procéder à d’éventuelles modélisations du langage tambouriné. Ces Tamouls étant aussi géographiquement plus proches de l’Inde, je pouvais peut-être y trouver des passerelles tangibles entre les traditions d’origine et celles implantées dans cette île. J’arrivai donc à la Réunion en 1987. Premier étonnement: je crois arriver en Inde… J’y vois des femmes en sari, de nombreux restaurants indiens, des temples colorés… Les Tamouls étaient aussi plus nombreux qu’à la Martinique et, conséquemment, plus visibles. Mes premières semaines ont vite révélé une société très structurée avec des temples urbains fastueux et magnifiquement décorés, mais aussi des temples ruraux plus humbles à proximité des plantations qui, eux, me ramenaient à la Martinique. J’y ai aussi découvert des cérémonies et des musiques très différentes de celles que j’avais entendues en Martinique. Dans les milieux ruraux, seules quelques cérémonies (Fête de Kali, Marche sur le feu) présentaient des similitudes avec les sacrifices sanglants des Antilles notamment par le recours aux tambours tapou, appelés parfois à la Réunion tambours malbar. Toutefois, les milieux urbains, les bourgs réunionnais étaient animés par des types de cérémonies et de musiques nouvelles pour moi. Là, aucun sacrifice animal et aucun tapou.

Comment as-tu alors abordé ce nouveau terrain ? Dans un esprit comparatif ? Y parlais-tu de ton expérience en Martinique ? J’ai tenté de leur parler le plus clairement possible, d’être « transparente», comme je le prône à mes étudiants. Les gens des milieux ruraux avec qui je suis d’abord entrée en contact m’ont invitée à participer à la fête de Kali et aux sacrifices d’animaux qui, chez

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eux, prenaient des proportions gigantesques. Il y avait des immolations de plus d’une quarantaine de moutons, une dizaine de sacrificateurs et partout gisait du sang sur le sol… J’étais là dans une Inde du XIXe siècle, finalement assez proche de celle que j’avais connue en Martinique. Quand, un peu plus tard, j’ai découvert les musiques sophistiquées des temples urbains, sans transe ni immolation animale, je me suis demandée comment, dans une aussi petite île, des gens issus d’une même Inde villageoise du XIXe siècle vivaient côte à côte dans des univers religieux et musicaux aussi différents. Qu’est-ce qui avait donc pu engendrer ces changements de valeurs et de comportements ? Si mon intention première était de faire une comparaison entre les deux îles (Martinique et Réunion), j’ai vite opté pour une comparaison, sur le territoire même de la Réunion, entre espace rural et espace urbain. La problématique que le terrain me posait s’inscrivait dans la foulée de ce qu’est pour moi l’essence même de l’ethnomusicologie: tenter de comprendre pourquoi telles personnes jouent tel type de musique dans telle circonstance.

Fig. 1. Accompagnement musical, tambours tapou, Martinique, 1980.

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Fig. 2. Répétition de hautbois et molon, Musique cérémonielle, La réunion, 1988.

Est-ce qu’ils donnent des références toujours reliées à leur pays d’origine, ou se sont-ils créé une identité insulaire ? Quand on demande aux Indiens des milieux ruraux quelles sont leurs racines, ils répondent que leur vraie Inde, leur authenticité, leur filiation, c’est l’Inde villageoise de leurs ancêtres. Le tapou, le sacrifice animal, la transe, sont leur culture et leur religion. La réponse est tout autre dans les temples érigés dans les bourgs. Pour ces derniers, leur Inde est moderne, brahmanique, végétarienne, une Inde en harmonie avec leur nouveau statut socio-économique et les valeurs qui y sont associées. Chacun des groupes s’est ainsi recréé une identité culturelle spécifique, en se donnant des marques distinctives au chapitre religieux et musical.

Des conséquences directes de la diaspora et de l’insertion dans des milieux distincts… C’est un fait connu en sciences sociales que la migration et la diaspora connaissent des parcours culturels, linguistiques et musicaux distincts de ceux des milieux d’origine. Car au terme de la migration, le groupe répond aux conditions du nouveau milieu. Certains éléments d’origine peuvent être considérés d’une autre manière et parfois même revêtir un caractère emblématique. C’est le cas du tapou des Antilles et de la Réunion, qui est devenu l’emblème de la « malbarité indienne» (une philosophie propre aux des sacrifices rituels des plantations), alors qu’en Inde, cet instrument a quasiment disparu des milieux ruraux. Ainsi, des éléments désuets du milieu d’origine peuvent connaître en diaspora, une forme de revivalisme.

Tu as donc pu comprendre les différences musicales en les mettant en relation avec l’analyse du contexte… Cette expérience m’a obligée à sortir de la seule logique du langage musical pour placer la musique dans la foulée d’une pratique sociale. Les Indiens « se disent», se révèlent publiquement à travers leur musique rituelle. Si Austin a écrit ce merveilleux livre,

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Quand dire c’est faire (1970 [1962]), on pourrait ici émettre la proposition inverse et dire: « quand faire, c’est dire».

Sans doute as-tu opéré tout naturellement une analyse dialectique systématique entre les deux ? Oui, je crois beaucoup en cette dialectique. Entre les deux espaces réunionnais par exemple, il me paraissait intéressant de comprendre comment chacun des deux groupes pouvait organiser une certaine cohérence interne. Il était par exemple normal de retrouver en milieu rural des sacrifices d’animaux avec des rituels de transe. Dans ce cas, le tambour tapou est l’instrument de prédilection de ces espaces socioreligieux. Par contre en milieu urbain, où l’on rejette, voire interdit la transe et les sacrifices animaux, la musique revêt un tout autre caractère et s’appuie sur des répertoires différents, utilise d’autres instruments. La relation à la musique est tout autre. La cohérence commande que, si l’on pratique un rituel de possession et de transe, c’est le tapou qui doit être au cœur du rituel. En milieu urbain, ce sera plutôt l’harmonium et les tabla que l’on entendra. Le jour où je verrai un harmonium dans un rituel de transe, ce sera le signal d’une transition importante, le début d’un changement de paradigme… quelque chose sera en train de se passer. J’ai par la suite exploré cette question en dialoguant avec Jean Benoist, ce qui a conduit à une publication conjointe en 1997.

Pour poursuivre sur les méthodes d’approche en ethnomusicologie, comment analyses-tu ta propre pratique par rapport à une tradition européenne ou étasunienne, voire par rapport à l’ethnomusicologie canadienne, hors Québec ? Penses-tu qu’elle soit à la croisée de plusieurs traditions, à l’image du Québec où tu es née ? Remontons à l’origine de notre discipline. On sait que, vers la fin du XIXe siècle, se pratiquait en Europe la musicologie comparée. Cela signifiait que les connaissances musicales des pays lointains émanaient des collectes d’objets musicaux et d’enregistrements sur cylindres. Le fruit de ces collectes était donné à des spécialistes musicologues qui en faisaient l’analyse, sans toutefois avoir participé à la démarche de terrain. Les analyses étaient menées sur la base du savoir musical occidental. On peut imaginer les biais perceptuels et conceptuels d’une telle approche. L’objectif majeur de ces chercheurs était de trouver d’éventuels universaux. On situe aux environs de 1925 la naissance d’un autre courant aux USA, celui de l’anthropologie de la musique. Là, l’approche est différente. D’abord l’Autre est un voisin, l’Amérindien. Cette proximité favorise des terrains fréquents et prolongés. Le chercheur est aussi celui qui fait la collecte. Alan Merriam, figure marquante de ce courant, a proposé un modèle tripartite qui demeure à mon avis toujours valable, celui de l’analyse du son, du discours sur la musique et du comportement. En 1959, l’apparition du terme ethnomusicology aux USA contribue à développer une intégration dynamique des niveaux ethnologique/ anthropologique et musicologique. Par la suite, l’école européenne issue de la musicologie comparée a reproché à certains disciples de l’école américaine de privilégier un niveau, celui du social, au détriment du musical, et réciproquement les chercheurs américains reprochaient aux Européens de trop ignorer le social. L’histoire du Québec est différente de celle de la France. Nous n’avons pas eu de colonies, et la création du Canada avec ses dix provinces ne remonte qu’à 1867. Nous faisons partie du Nouveau Monde. Le courant de la musicologie comparée s’est moins implanté et, comme les Américains, nous avons travaillé dès le début avec les populations autochtones (Inuit, Amérindiens), ce qui a facilité des séjours prolongés chez cet Autre de proximité. Par contre, si nous nous inspirons du courant de l’anthropologie de la

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musique, cela ne signifie pas, du moins pour moi, de tourner le dos aux dimensions musicales. Je prône toujours une approche dynamique entre les deux niveaux, et ce dans une démarche circulaire et non linéaire. L’enjeu de notre discipline, outre le plaisir de la découverte de systèmes musicaux, est de comprendre les modalités d’insertion musicale dans le social.

Penses-tu être à la charnière de ces deux pratiques, américaine et européenne ? Il me semble comprendre, au travers de tes approches, que tu as pu bénéficier des apports de l’une et de l’autre. Lorsque je repense à ma thèse, elle était co-dirigée par un Suisse (Jean-Claude Muller) et un Américain (Charles Boilès). J’ai aussi travaillé au sein du groupe de sémiologie musicale axé sur la musique des Inuit. Ce groupe était dirigé par le musicologue d’origine française Jean-Jacques Nattiez. Par la suite, j’ai travaillé au Centre de recherches caraïbes avec l’anthropologue Jean Benoist, également d’origine française. J’ai entre temps effectué un séjour de deux années à l’Université de Londres (SOAS), où j’ai côtoyé des ethnomusicologues reliés à leurs aires culturelles par le truchement de la musique. La proximité géographique des USA a facilité les participations aux colloques de la SEM. Enfin, ma culture francophone m’a incitée naturellement à participer aux travaux de la SFE (Société française d’ethnomusicologie). J’ai ainsi été imprégnée de plusieurs courants de pensée; ces apports pluridisciplinaires et transcontinentaux sont sans aucun doute aujourd’hui au cœur de ma démarche.

À travers le parcours que tu évoques, tu sembles être davantage venue à l’ethnomusicologie par le terrain que par toutes les lectures européennes ou américaines que tu avais pu faire… Ta réflexion est ancrée dans le terrain et, me semble-t-il, tu as eu l’occasion de tester des méthodes de travail in situ avant d’y repenser d’un point de vue plus théorique… Alors que ma formation théorique première était purement musicologique, j’ai appris l’ethnomusicologie par et sur le terrain. En 1974, à mon arrivée à la Faculté de musique comme étudiante, il n’y avait pas de programme de maîtrise en ethnomusicologie. Les enseignements ont démarré avec la venue de Charles Boilès en 1975-1976. Jean-Jacques Nattiez était chargé des séminaires de sémiologie musicale, axés notamment sur l’application du modèle sémiologique à des corpus de tradition orale. Ma présence au sein du Centre de recherches caraïbes où se trouvaient des chercheurs de plusieurs disciplines mus par un intérêt commun, l’aire caraïbe, a permis des regards croisés sur un même objet. Cela fut un moment important de ma formation, surtout au niveau de l’interrogation et de l’analyse du terrain. Forte de ces expériences, on comprendra que mon regard ne pouvait se porter que sur le musical. J’avais compris l’importance de maîtriser les outils de l’analyse anthropologique en conjugaison avec ceux de la musicologie et de la sémiologie. C’est d’ailleurs dans ce croisement des méthodes anthropologiques et musicologiques que je vois la définition de l’ethnomusicologie, conception qui en fait une discipline à part entière, distincte de la musicologie.

Tu évoques des rencontres… Quelles sont les personnalités scientifiques qui t’ont particulièrement marquée ? Je parlais précédemment de mes professeurs en musique, Charles Boilès et Jean-Jacques Nattiez. Ces deux personnes m’ont sûrement beaucoup influencée et guidée dans mon apprentissage de la discipline. Je ne dirais pas que j’ai été plus marquée par l’un que par l’autre. Charles Boilès orientait les étudiants vers l’anthropologie américaine, alors que Jean-Jacques Nattiez et Jean-Claude Muller proposaient des lectures d’auteurs

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européens. Puis, la rencontre avec Jean Benoist a marqué fortement le parcours de mes recherches sur les Tamouls. Elle a surtout permis la mise en place d’un dialogue fécond entre nous, qui a d’ailleurs conduit à plusieurs publications conjointes. Les grands auteurs américains des années 1970 et 80 ont, à leur tour, modelé ma pensée. Je pense ici à Merriam, à Nettl, Seeger, Feld, etc. En Europe, je citerais les incontournables Arom, Blacking et Lortat-Jacob. Au chapitre de l’esthétique, la collaboration avec ma collègue Ghyslaine Guertin m’a aussi permis des rencontres fortes, comme celle de Jean-Marie Schaeffer. J’apprécie beaucoup aussi les écrits de During, Keil, Aubert et Qureshi.

En partant de ta propre expérience, quel serait pour toi le plus important à transmettre aux jeunes générations d’ethnomusicologues ? Je leur dirais d’observer et de noter rigoureusement ce qui se passe autour d’eux à travers la musique, et ce dans le plus grand respect des autres. Je parlerais aussi certainement de l’importance d’instaurer une « mise en dialogue», celle entre le chercheur et cet « autre» dont parle Geertz (1973). Mais ce dialogue se situe aussi à un autre différent: le métalangage doit compléter ce que les gens veulent bien dire de leur propre musique. Tout n’est pas dit sur le terrain, et le rôle de l’analyse est d’aller chercher cette autre réalité non verbalisée. C’est un niveau différent, plus abstrait, de mise en dialogue avec deux types de discours. De cette étape naîtra une interrogation, une énigme, une problématique. Pour moi, il n’y a pas une recette de terrain, une façon de faire de l’ethnomusicologie car tout découle du terrain qui, lui, est singulier. La méthode doit répondre à une pertinence dont la portée est à la fois culturelle et scientifique.

Fig. 3. Avec un trio de luths kabosy, Madagascar, 1999.

Tu attaches une attention particulière à l’individu sur le terrain. Comment envisages-tu le passage de l’individuel au collectif dans la description et l’interprétation que l’on fait d’un terrain ? C’est plus ou moins facile selon les terrains. Il y a des cultures plus collectives que d’autres: c’est le cas du rituel sur lequel je travaillais en Martinique, où il n’y a pas beaucoup d’improvisation possible. Néanmoins, il m’apparaît que la prise en charge de

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la singularité a trop souvent été occultée dans notre discipline. Combien d’ouvrages portent encore le titre très vaste, trop vaste d’ailleurs, de « musique africaine» ou « musique vietnamienne» ! Non seulement ces titres n’ont pas de sens au plan stylistique, ils illustrent bien cette mise au rancart de la prise en charge du musicien, de sa place et de son rôle dans l’analyse. L’ethnomusicologie contemporaine commence à peine à intégrer cette part d’interprétation individuelle des pratiques dans ses recherches.

La question identitaire est aussi l’un des sujets qui te passionne depuis le début de tes recherches en ethnomusicologie. Est-ce un fil rouge particulier pour toi ? Oui, on peut le dire ainsi. Ce qui m’intéresse est le processus, celui de la construction identitaire à travers la musique. Aujourd’hui, je parle néanmoins de construction identitaire en termes de « signature». Je considère en effet qu’il existe des pratiques distinctives, celles qu’un individu ou un groupe d’individus construit en vue de se positionner par rapport à d’autres dans un champ particulier. En ce sens, les pratiques musicales m’apparaissent comme de véritables « stratégies de distinction», au sens où l’entend Bourdieu (2002). La comparaison avec la signature écrite va éclairer mon propos. Remarquez par exemple combien votre signature s’est transformée au gré des années, combien aussi elle est la marque de votre culture d’appartenance, la signature d’un Français n’a par exemple rien à voir avec celle d’un Québécois. Cette trace visible est, par sa calligraphie, la marque tangible de votre personnalité, mobile et dynamique. La signature autorise ainsi des mutations de forme et de présentation qui reflètent non seulement la personnalité de son auteur, mais aussi le profil particulier du social. Il en va de même pour la signature musicale. Au chapitre de la singularité, la question centrale demeure celle-ci: pourquoi cette personne – ou ce groupe de personnes – joue- t-elle cette musique, de cette façon dans ces circonstances ?

Cela nécessite une conception dynamique de l’analyse du fait musical: la musique, ce que les gens en font et pourquoi, selon les contextes et les interrelations qui prévalent entre les gens. Exactement. On est dans une musique habitée, incarnée. Toute cette « épaisseur» échappe bien souvent aux études musicologiques, et cette démarche est au cœur de l’ethnomusicologie. C’est pourquoi je prône la conservation du vocable « ethnomusicologie». Les objectifs et les méthodes de découverte ne sont pas les mêmes entre les deux disciplines.

Parlons donc plus concrètement de l’analyse. Tu as développé un modèle d’analyse que tu as « tripartisé»: objet-processus-enjeu. Comment l’as-tu développé et à quoi renvoient ses trois volets ? Un des traits dominants du phénomène musical des sociétés créoles est son adaptation, son renouvellement, son dynamisme. Le définir sur la seule base de son rattachement ou de sa filiation à des pratiques ancestrales équivaudrait à concevoir cette musique comme un avatar de musiques africaines ou européennes. Cette vision par trop statique ne traduit nullement ce qui se passe dans ces sociétés. Les Antillais ont, malgré les interdits qui prévalaient à la période esclavagiste, puisé dans les traditions de leurs ancêtres, et aussi dans celles de leurs maîtres, les Français. L’emprunt et la réinterprétation des sources est la base de cette culture métisse. Je me plais souvent à dire qu’un pur Créole est un impur. Qu’est-ce qui préside à la sélection des choix, des paramètres musicaux, esthétiques, stylistiques; comment sont-ils réinterprétés en

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milieu créole, et au nom de qui et de quoi ces sélections se sont-elles opérées ? Dans ces apports multiples, comment parler de cadre référentiel originel ? Pour tenter de répondre à cette question, j’ai scindé l’approche en trois pôles: l’objet, c’est-à-dire les dimensions purement musicales de la pratique (échelles, harmonies, instruments…); les processus, soit les modalités d’interprétation de l’objet (timbre, chorégraphie, déroulement, modalités de transmission…) et enfin l’enjeu, ce qui préside au choix des modalités précises de réalisation, un niveau d’analyse qui renvoie au « pourquoi». Ce sont là trois moments de la recherche qui ne sont pas linéaires, mais dynamiques. Le terrain réunionnais m’a montré la pertinence de cette approche. Ainsi en milieu urbain, lorsque les musiciens des temples urbains jouent de l’harmonium ou des tabla, ils viennent montrer par ce choix instrumental leur volonté de se démarquer (la stratégie distinctive dont j’ai parlé antérieurement) de la culture sacrificielle des milieux ruraux à laquelle ils appartenaient antérieurement. La musique agit comme un marqueur social fort. Cet exemple illustre la construction récente d’un patrimoine auquel les membres d’un groupe se rallient désormais. L’analyse du corpus en trois moments, « objet, processus et enjeu» m’a aidée à saisir ce qui se passait. Depuis ma dernière année sabbatique en 2005, je mène une recherche qui m’interpellait depuis mes tout premiers terrains en Martinique: la musique en milieu touristique: comment on se présente et se représente à l’autre, et pourquoi on le fait ainsi. J’ai toujours été intriguée par le contenu des spectacles pour touristes, ce qui m’a conduite à mettre sur pied en 2006 une équipe pluridisciplinaire sur ce thème, que je co-dirige maintenant avec toi. Là aussi, mon approche tripartite s’avère féconde dans la mise en exergue de ce qui se passe dans la mise en tourisme des traditions musicales. Ce projet me permet par ailleurs d’intégrer de façon systématique les paramètres performanciels dans l’analyse: chorégraphie, gestuelle, apprentissage, sélection des répertoires, types d’interaction avec le public, modalités d’interprétation vocales, etc. De plus, les musiques touristiques mettent en scène non seulement les modalités de représentation de soi à l’autre, mais aussi celles de soi à soi car le public est aussi local. Elles constituent des enjeux, voire de nouveaux lieux que l’ethnomusicologie contemporaine a plutôt négligés jusqu’ici. Pour revenir au modèle d’analyse, je ne crois pas qu’il y ait un modèle susceptible de répondre adéquatement à toutes les situations ou énigmes du terrain. On doit d’ailleurs souvent recourir à plusieurs modèles lors d’une recherche. Dans mon cas, mes premières connaissances du langage tambouriné des cérémonies tamoules à la Martinique ont pu être mises en lumière grâce au modèle sémiologique. Par la suite, mes recherches sur les Tamouls de la Réunion ont fait davantage intervenir des théories et des méthodes issues des sciences sociales, alors que le projet actuel sur les musiques touristiques fait notamment intervenir le modèle tripartite que je viens de présenter, en plus d’axer les analyses sur les paramètres performanciels. Dans mon cours d’« Introduction à l’ethnomusicologie», je présente ce modèle parmi une douzaine d’autres, dont ceux d’Arom, de Blacking, de Merriam, de Rice, de Qureshi…

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Fig. 4. Arc musical bobre, Daniel Waro, La Réunion, 1991.

Quel que soit le modèle qui serait adéquat, tu as toujours pour objectif de dynamiser et d’analyser réciproquement les rapports entre la musique et le contexte… En fait, je procède à une dialectique permanente entre les deux. Car j’ai la ferme conviction que le social n’est pas périphérique à la musique, qu’il n’est pas de la « non- musique». La musique est aussi sociale. On ne peut séparer les deux pôles, et encore moins placer un des pôles hiérarchiquement au-dessus de l’autre. Les deux se font écho, et c’est ce que je tente de démontrer dans mes analyses.

Le modèle d’analyse que tu as développé est susceptible de s’appliquer à beaucoup de terrains… Oui, je le pense. La question du « pourquoi» peut être aussi bien l’interrogation de départ que celle de l’analyse. Les trois grands axes (objet-processus-enjeu) correspondent à des points de vue posés à différents moments de la démarche. Ce modèle n’est pas articulatoire comme l’est la sémiologie. Par conséquent, on peut greffer sur chacun de ces axes une méthode d’analyse spécifique. Cela peut être la mise en paradigme ou celle de Titon et Slobin (1992), qui approchent la musique en tant que culture (Music as Culture). Chez ces derniers, c’est la pensée musicale qui précède la pratique. Cela me rappelle la phrase de Lomax: « on fait de la musique comme on mange», une continuité dans la façon de voir le monde, de faire de la musique, de penser la vie, d’organiser l’espace. Cela implique d’analyser la musique dans un contexte beaucoup plus vaste que celui de la seule systématique musicale pour l’ancrer dans ce vaste système de pensée globale.

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Même si la musique détient un caractère autoréférentiel, on peut selon toi retenir l’idée d’une homologie entre le contexte et la musique en termes de logiques de construction, de conception et d’interdépendance… Je ne sais pas si on doit parler ici d’homologie entre les deux espaces. La proposition de Lee Drummond (1980) − celle de la théorie des intersystèmes − parle plutôt d’un continuum culturel que d’homologie de formes ou de structures. On atteint les modes de penser le monde, la philosophie du sonore, une conception sans doute proche de ce qu’Arom (1982) appelle la symbolique générale. C’est dans cet esprit que j’aborde la pratique musicale, c’est-à-dire, indissociable du social.

Si l’on revient à l’objet – la musique – et à un modèle d’approche dynamique, on devrait mettre l’accent sur l’analyse de la musique comme « performance», ainsi que tu l’as proposé dans tes travaux ? À mon sens, oui, et c’est pour cela que le mot « performance» est si important. L’analyse est alors ancrée non seulement dans des structures formelles, mais aussi dans des modalités de réalisation. Le timbre correspond notamment à un paramètre performanciel. Blacking, dans Le sens musical (1980), a exprimé en d’autres mots ce que je dis maintenant. Il ne renonce pas à l’analyse de la musique comme objet, mais il ancre ce dernier dans la pratique. C’est d’ailleurs là que le mot « interprète» prend tout son sens: c’est lui aussi qui donne une signature à l’œuvre, à l’objet musical.

Peut-on dire, selon les circonstances et leur pertinence, que tous les paramètres musicaux peuvent devenir performanciels ? D’une certaine façon oui, pour autant que l’on élargisse « l’objet» à la façon de se l’approprier. La relation entre l’objet et le sujet, est pour moi capitale. Prenons un livre de recette, par exemple. La partition peut s’apparenter à ce livre qui n’a pas encore été approprié par une personne. Au bout du compte, personne ne réalisera la recette de façon identique. Ce qui m’intéresse, c’est le parcours entre la recette et le plat, sans oublier les critères d’appréciation du goûteur.

Ce sont donc les conduites sur lesquelles tu te focalises ? Oui, sur les conduites et habitudes d’écoute autant que sur les stratégies de production de l’objet. Un article écrit conjointement avec ma collègue philosophe Ghyslaine Guertin (1997b) présente une approche des principes esthétiques sur la base des points de vue de celui qui émet le jugement de valeur. Le pôle de la réception d’où émanent les conduites d’écoute, est appelé pôle de l’attentionnalité, et celui de la production, de l’intentionnalité; il y a bien sûr interdépendance entre ces deux pôles.

Lorsque tu donnes des exemples, tu procèdes beaucoup par comparaison. Je voudrais revenir sur ce thème de la comparaison. En ethnomusicologie, beaucoup d’études ont produit des monographies géographiquement et culturellement très délimitées. Ne devrait- on pas désormais − et bien que les problématiques qui nous conduiraient vers une telle démarche aient toujours existé – systématiser les approches comparatives ? Cette question est importante. Notre discipline nous oblige d’abord à nous ancrer sur une aire culturelle spécifique pour saisir et espérer maîtriser la complexité des pratiques et aussi leur inscription sociale et culturelle. A fortiori, si on veut comparer des cultures entre elles, la tâche devient très exigeante et la démarche commande alors la plus grande prudence. Pour ma part, les seules comparaisons que je me suis autorisée sont celles de la créolité musicale et celle de la musique tamoule entre deux régions que je connaissais bien, la Martinique et la Réunion. Mais la comparaison n’est pas qu’entre aires géographiques. Elle est aussi entre des périodes historiques, temporelles, puisque

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nous travaillons sur le temps long. Dans des récents articles, j’ai appelé ce regard diachronique, temporalité musicale (2006, 2007).

La créolité a constitué une sorte de fil rouge dans tes recherches; elle t’a conduite notamment à t’interroger sur l’identité et l’authenticité. Tout à l’heure, tu as parlé d’esthétique. Est-ce que l’on peut considérer que ce thème constitue aussi un pôle particulier de tes recherches ? Au sujet des conduites d’écoute et de l’authenticité surtout, et non simplement au niveau du beau. La question de l’authenticité, qui relève de l’esthétique en tant que philosophie, m’a amenée à poser la question du bon, du vrai, du correct…

Est-ce que, sur le terrain, les gens te parlent de l’authenticité ou encore de l’efficacité de leur musique ? Ils parlent d’authenticité en disant: ceci n’est pas du « vrai» ou cela n’est pas de « chez nous». Chez les Tamouls des milieux ruraux de la Réunion, par exemple on parle d’efficacité. Un bon musicien, c’est celui qui, par son battement de tambour, sait appeler la bonne divinité au bon moment du rituel. L’authenticité est véritablement ancrée dans la performance.

À travers tes propos, tu établis un portrait de l’ethnomusicologie telle une discipline qui détient une certaine épaisseur et qui induit bien des références à d’autres… La musique est, dit-on, une expression universelle, mais pour moi, elle est surtout ancrée dans un contexte qui la rend singulière. Puis cette musique se renouvelle et évolue. Elle est terre d’énigme, fragile, mobile, évolutive, qu’il faut savoir observer, apprivoiser et questionner sous plusieurs angles.

La musique est une porte d’entrée privilégiée… … pour connaître le social, et même dans sa dimension cachée, dans le non-dit. Tenter de comprendre par le répertoire celui que Rouget désignait par le terme de « musiquant», celui qui fait la musique. Faire de la musique avec eux est aussi une merveilleuse façon de les connaître, dans les contextes le permettent.

Est-ce que cela constitue pour toi une autre porte d’entrée dans la culture de l’Autre ? Jouer ensemble fait naître une communication non verbale; on sort du discours. Mais devenir l’autre n’est pas non plus le meilleur moyen de le connaître: on devient parfois trop près de l’objet pour le saisir. L’analyse externe prend alors le relais et aussi tout son sens.

Parlons maintenant du LRMM5 que tu as créé ici au sein de l’Université de Montréal. J’ai créé ce laboratoire en 1995, un peu à l’image du Centre de recherches caraïbes. J’avais appris là les rudiments de la discipline grâce à ce lieu qui accueillait des chercheurs et qui favorisait les échanges. La classe d’enseignement ne suffit pas pour former un chercheur. Il faut un lieu pour sortir du savoir théorique et désincarné. C’est un des objectifs visés par ce laboratoire. Mais c’est aussi un espace de documentation spécialisée qui permet aux étudiants de connaître d’autres analyses de terrain et de raffiner des méthodes d’enquête. Il accueille depuis 2006 la Chaire d’ethnomusicologie, qui a beaucoup contribué a l’acquisition d’outils d’analyse sonore. Le LRMM, c’est enfin un outil de diffusion et de valorisation de nos travaux de recherche, notamment par la création d’une série de CD-Roms et de DVD6.

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La collection d’instruments et les archives sonores ont aussi été constituées au sein de ce laboratoire… Je suis entrée en poste en 1987. En 1988, on me demanda de donner des cours d’organologie. Or nous n’avions ni instruments de musique du monde, ni budgets pour s’en procurer. J’ai donc fait appel à la communauté universitaire pour monter une collection. Le Département d’anthropologie a été le premier à répondre par un prêt d’une quarantaine d’instruments. Puis en une année, nous avons reçu plus de deux cents instruments ! La collection était lancée. Toutefois, l’organologie n’étant pas ma spécialité, il était nécessaire de faire venir une organologue. Grâce à l’obtention de la bourse Killam de Jean-Jacques Nattiez, laquelle venait dégager un budget de fonctionnement facultaire que mon collègue avait demandé de conserver au secteur, la Faculté a pu faire venir celle que je souhaitais et que je considérais comme la grande spécialiste, Geneviève Dournon. C’est elle qui nous a guidés dans le catalogage et l’archivage de cette collection. Sa présence fut précieuse et fort appréciée. La Collection compte aujourd’hui plus de 550 instruments, elle est devenue un outil d’enseignement, de recherche et de communication et figure désormais parmi les douze grandes collections scientifiques de l’Université de Montréal ! Nous disposons aussi de quelque 500 documents sonores, dont certains datent du début des années 70.

Côté enseignement, on peut dire que tu as innové avec la création de cours en ligne… À l’époque, je faisais partie d’un projet-pilote mis en place en 1999-2000 par le CEFES7. Il s’agissait de tester la potentialité des cours en ligne sur la plateforme WebCT. Le cours concerne « l’Introduction à l’ethnomusicologie. Histoire et théorie en ethnomusicologie». Les étudiants ont un mot de passe et un code qui leur permet d’entrer en ligne avec le contenu du cours (textes, photos et vidéos) et de participer aux forums de discussion que j’anime. Je peux ainsi voir comment ils réfléchissent à certains problèmes. C’est pour moi un outil particulièrement efficace et dynamique, et cela demeure à ce jour une expérience pédagogique sans précédent !

BIBLIOGRAPHIE

AROM Simha, 1982, « Nouvelles perspectives dans la description des musiques de tradition orale», Les fantaisies du voyageur, XXXIII, Variations Schaeffner: 198-212. Paris: Société française de musicologie.

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BLACKING John, 1980 [1973], Le sens musical. Traduit de l’anglais par Eric et Marika Blondel. Paris: Les Éditions de Minuit.

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BOURDIEU Pierre, 2002 [1984], Questions de sociologie. Paris: Éditions de Minuit.

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CLIFFORD James & George E, MARCUS eds, 1986, Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography (A School of American Research advanced seminar). Berkeley, Los Angeles & London: University of California Press.

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GEERTZ Clifford, 1973, The Interpretation of Cultures. New York: Basic Books.

TITON Jeff Todd & Mark SLOBIN, 1992, « The Music-Culture as a World of Music», in J. T. Titon ed.: Worlds of Music: An Introduction of Music of the World’s People. New York: Schirmer Books.

Bibliographie de Monique Desroches

Livres (y compris mémoire et thèse)

1977, Ce qui s’est écrit sur la musique des Inuit: un bilan. Mémoire de Maîtrise, Université de Montréal: Faculté de musique.

1984, La musique traditionnelle de la Martinique. Coll. « Rapports de recherche du Centre de recherches caraïbes», no 6. Montréal: Université de Montréal.

1987, Structure sonore d’un espace sacré: la musique rituelle tamoule à La Martinique. Thèse de doctorat (Ph.D.), Université de Montréal, Faculté de musique.

1989, Les instruments de musique traditionnels. Fort-de-France, Martinique: Bureau du Patrimoine.

1996, Tambours des dieux. Montréal et Paris: L’Harmattan.

2003, Construire le savoir musical. En collaboration avec Ghyslaine Guertin. Collection Musiques et Sociétés. Paris: L’Harmattan.

2004, L’Inde dans les arts de la Guadeloupe et de la Martinique. En collaboration avec Jean Benoist (dir.), Gerry L’Étang et Gilbert Francis Ponaman. Fort-de-France, Martinique: Ibis Rouge.

Articles

1980, « Validation empirique de la méthode sémiologique en musique: le cas des indicatifs de tambours à la Martinique». Yearbook of the International Folk Music Council, vol. 12: 67-76.

1981, « Les pratiques musicales aux Antilles françaises: image de l’histoire, reflet d’un contexte», in l’Encyclopédie Historial Antillais. Paris: Adjani: 496-504.

1982a, « Semiotic analysis and the music tamil religious ceremonies in Martinique». Toronto Semiotic Circle, 4: 59-70.

1982b, « Tambours de l’Inde à la Martinique: structure sonore d’un espace sacré», en collaboration avec Jean Benoist. Études créoles V (1-2). Paris: Aupelf: 39-58.

1991, « La musique aux Antilles françaises», in Daniel Bégot, dir.: La Grande Encyclopédie de la Caraïbe. Italie: Sonoli: 178-193.

1991, « Espace social/structure musicale: une interdépendance», in Robert Witmer, dir.: Ethnomusicology in Canada. Toronto: York University: 277-286.

1992, « Créolisation musicale et identité culturelle aux Antilles françaises». Revue canadienne des études latino-américaines et caraïbéennes. Ottawa: Université d’Ottawa: 41-51.

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1993, « Tambours cérémoniels ou la trace d’une philosophie musicale de l’Inde». Tyanasa, Revue de la Société d’Anthropologie. Université Antilles Guyane: 117-123.

1994, « Quand la diaspora indienne se met au diapason». Présences de l’Inde dans le monde. Paris: l’Harmattan: 327-337.

1995, « Notes sur le terrain», en collaboration avec Brigitte DesRosiers. Cahiers de musiques traditionnelles 8, « Terrains»: 3-12,

1996, « Musical Tradition in Martinique: Between the Local and the Global», in Ramón Pelinski ed: Trans, Revistan Transcultural de Música / Transcultural Music Review 2.

1997a, « Musiques, cultes et société indienne à la Réunion (Océan indien)», en collaboration avec Jean Benoist. Anthropologie et Sociétés 21 (1): 39-52.

1997b, « Regards croisés de l’esthétique et de l’ethnomusicologie», en collaboration avec Ghyslaine Guertin. Protée 25 (2): 77-83.

1998, « Music and the quest for a cultural identity». Garland Encyclopedia of World Music, vol. 2: 914-921.

1999, « Musique et identité culturelle des Tamouls à la Réunion», in Florence Pizzorni, dir.: Tropiques métisses. Paris: CTHS: 78-82.

2000a, « Music and the Tamil Diaspora: Martinique». Garland Encyclopedia of World Music, vol. 5: 606-612.

2000b, « Musique et identité culturelle des Tamouls de la Réunion», in Jean Bernabé, Jean-Luc Bonniol et Gerry L’Étang, dir.: Au Visiteur lumineux, Mélanges offerts à Jean Benoist. Martinique: Ibis Rouge Éditions: 312-330.

2003a, « Musica e rituale», in Jean-Jacques Nattiez, dir.: Enciclopedia Einaudi, vol. 3: 483-501.

2003b, « Musica, autenticità e valore», en collaboration avec Ghyslaine Guertin, in Jean-Jacques Nattiez, dir.: Enciclopedia Einaudi, vol. 3: 685-696.

2003c, « Musique, rituel et construction du savoir», en collaboration avec Ghyslaine Guertin, Construire le savoir musical. Paris: L’Harmattan: 207-218.

2005a, « Indo-créolité, mémoire et construction identitaire», in Christian Lérat, dir.: Le monde caraïbe: défis et dynamiques, tome 1. Bordeaux: Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine: 385-392.

2005b, « Musique et rituel: signification, identité et société», in Jean-Jacques Nattiez, dir.: Musiques et Cultures, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. 3. Arles: Actes Sud / Paris: Cité de la Musique: 538-556.

2005c, « Musique, authenticité et valeur», en collaboration avec Ghyslaine Guertin, in Jean- Jacques Nattiez, dir.: Musiques et Cultures, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. 3. Arles: Actes Sud / Paris: Cité de la Musique: 743-756.

2006, « L’ethnomusicologie à la Faculté de musique de l’Université de Montréal: bilan et prospective». Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique 8(2): 35-47.

2007a, « La mise en tourisme de la culture: authenticité ou aliénation» L’Afrique des associations: entre culture et développement, ouvrage collectif dirigé par Momar-Coumba Diop et Jean Benoist. Paris: Crepos-Karthala: 33-38

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2007b, « Au-dela du sonore», in Kiven Strohm et Guy Lanoue, dir.: Célébrer une vie, ouvrage- hommage à Jean-Claude Müller. Montréal: Université de Montréal: 141-144.

2007c, « Préface» à Marisol Rodriguez Manrique: La Musique comme valeur sociale et symbole identitaire. L’exemple d’une communauté afro-anglaise en Colombie (île de Providence). Paris: L’Harmattan.

2008a, « Entre texte et performance: l’art de raconter». Cahiers d’ethnomusicologie, 21: « Performance(s)»: 103-115.

2008b, « La quête d’authenticité dans les musiques réunionnaises», en collaboration avec Guillaume Samson, in Christian Ghasarian, dir.: Anthropologies de la Réunion. Neuchâtel: Éd. des Archives contemporaines: 201-219.

2008c, « Se souvenir certes, mais de quoi et comment ?», in Luc Charles-Dominique et Yves Defrance, dir.: Création des patrimoines musicaux. Paris: L’Harmattan: 401-414.

2009, « Transe chamanique, musique et possession», in Robert Crépeau, dir.: Rituels chamaniques. Paris: l’Harmattan (sous presse).

CD et CD-Roms

1991, Musiques de l’Inde en pays créoles, en collaboration avec Jean Benoist. CD UMMUS, Collection Traditions, no 101. Montréal: Université de Montréal.

1999, Musique et identité à l’île de la Réunion. Cédérom interactif, en collaboration avec Luc Bouvrette (designer). Montréal: Université de Montréal, Collection « Musique et société», Laboratoire de recherche sur les musiques du monde.

2007, Madagascar. Imerina et Antandroy, en collaboration avec Luc Bouvrette et al. Cédéplus (audio et multimédia). Montréal: Université de Montréal, LRMM et Faculté de musique, avec l’aide de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (Paris).

Expositions virtuelles

2001, « Les instruments détournés», exposition virtuelle, en collaboration avec Luc Bouvrette (designer multimédia). Ottawa: Musée virtuel canadien, Ministère du Patrimoine.

2007, « Quelles musiques pour quelles mémoires», exposition virtuelle, en collaboration avec Annie Clément (designer multimédia). Guadeloupe: Médiathèque caraïbe.

NOTES

1. Voir Bibliographie de Monique Desroches en fin d’entretien. 2. Anthropologue et médecin, professeur à l’Université d’Aix en Provence. 3. Voir Desroches 2008a. 4. Society for Ethnomusicology (USA). 5. Laboratoire de Recherche sur les Musiques du Monde: http// www.lrmm.musique.umontreal.ca 6. Voir Bibliographie. 7. Centre d’étude et de formation en enseignement supérieur.

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AUTEURS

NATHALIE FERNANDO Nathalie FERNANDO est titulaire de la Chaire de Recherche du Canada en Ethnomusicologie et professeure agrégée à l’Université de Montréal (Faculté de musique et département d’anthropologie de la FAS). Elle appartient conjointement au LRMM et au laboratoire Langues- Musiques-Sociétés, UMR 8099 CNRS-ParisV. Ses domaines d’investigation ont trait à l’analyse du système musical, ainsi qu’aux phénomènes de modélisation et de catégorisation. Elle est auteure et co-auteure de plusieurs disques sur les musiques d’Afrique centrales (collections OCORA et Inédit) et éditrice de l’ouvrage « Simha Arom. La boîte à outils d’un ethnomusicologue » paru aux PUM en 2007. La publication d’un livre « Polyphonies du Nord-Cameroun » et de son DVD Rom interactif est également prévue à l’automne 2009.

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Livres

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Bob W. WHITE : Rumba Rules. The Politics of Dance Music in Mobutu’s Zaire Durham: Duke University Press, 2008

Denis-Constant Martin

RÉFÉRENCE

Bob W. WHITE : Rumba Rules. The Politics of Dance Music in Mobutu’s Zaire, Durham: Duke University Press, 2008. xxiii-300 p.

1 Si la musique congolaise est l’une des musiques de danse urbaine les plus populaires d’Afrique, l’une de celles qui a le plus influencé les musiques d’autres pays, elle demeure assez peu étudiée. Parmi les ouvrages qui lui ont été consacrés, on peut retenir ceux de Sylvain Bemba (1984), de Manda Tchebwa (1996) et de Gary Stewart (2000), auxquels il faut ajouter la biographie de Franco par Graeme Ewens (1994). Le livre de Bob White vient donc compléter une bibliographie parcimonieuse et permettre de mieux saisir le développement historique, y compris l’émergence des styles les plus récents, de ce que l’on rassemble le plus souvent sous le nom générique de « rumba». Mais, quelqu’utile qu’il soit de ce point de vue, Rumba Rules suscite d’abord l’intérêt par le type d’analyse qu’il propose1. Par delà le jeu de mots initial (Rumba Rules: Le règne de la rumba / Les règles de la rumba), le sous-titre précise en effet: « La politique de la musique de danse dans le Zaïre de Mobutu», proposition dans laquelle il faut lire, plus largement, les rapports qu’ont entretenus sous Mobutu la musique et la politique, soit: bien sûr, la manière dont les politiques culturelles ont pesé sur les conditions dans lesquelles les artistes pouvaient produire de la musique, et donc sur les musiques effectivement produites, mais aussi, et surtout, les modalités par lesquelles les chansons ont mis sur la place publique des représentations du pouvoir.

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2 L’auteur commence par montrer comment l’autoritarisme de Mobutu a placé les musiciens dans une situation particulière où ils devaient faire étalage de leur loyauté à l’égard du guide, mais, hormis la flagornerie, se garder de toute intervention politique. Dans une telle situation, la musique ne peut cependant échapper à la politique, elle en est imprégnée: dans l’organisation et la vie même des orchestres, dans la représentation du chef qu’elle projette et dans la relation à la puissance et à l’argent qui s’exprime par la multiplication des noms cités, pêle-mêle, parmi les paroles des chansons. De ces premiers exemples, Bob White conclut que la musique de danse peut être traitée comme un révélateur de la politique, au Zaïre comme ailleurs. Mais, pour ce faire, il faut entrer un peu plus avant dans son histoire et dans ses formes. Deux traits propres à la chanson zaïroise récente sont mis en avant: sa structure d’ensemble en deux parties, une première, lyrique, en tempo modéré; une seconde (appelée seben), plus rapide, davantage consacrée à la danse, durant laquelle intervient un « animateur» dénommé atalaku, à la fois chanteur (« crieur», on pourrait presque recycler ici le vieux terme d’« aboyeur»), joueur de hochets et danseur; c’est durant cette seconde partie qu’intervient pour l’essentiel le libanga: la citation des noms.

3 L’examen de l’architecture des chansons et des modes expressifs qui sont utilisés dans chacune des parties impose un parallèle entre l’animation-distraction (entertainment) que dispense la chanson et l’animation politique qui fut l’une des clefs de voute de la politique d’« authenticité» mobutesque. D’où l’importance de ne pas considérer isolément les chansons, mais de les saisir dans le contexte même de la performance, dans le temps même où la durée est étirée (notamment celle du seben), où des jeux de pouvoirs occupent la scène, cependant que d’autres rapports, d’échange cette fois-ci, se nouent entre les musiciens et le public. Les premiers reconnaissent (signalent la présence / montrent de la reconnaissance) au sein du second ceux qui les ont payés pour citer leur nom ou qui leur ont commandé une chanson; les spectateurs offrent ostensiblement de l’argent aux musiciens et montent sur scène comme pour s’intégrer au spectacle, se faisant photographier avec eux. Dans le cours de la performance, une manière de politique est donc implicitement représentée, sous la forme d’échanges dans lesquels autorité et pouvoir monétaire sont indissociables (entre spectateurs et musiciens, entre le chef, les plus gradés des musiciens et les autres). Mais le politique s’infiltre encore par d’autres moyens: dans les paroles et dans la vie même de l’orchestre. Celle-ci est organisée de façon hiérarchique, encore plus strictement que ce qui se montre sur scène, et la vedette- chef d’orchestre doit en permanence affirmer sa prééminence (mélange savant d’autorité et de bienveillance qui définit le « bon chef»), faute de quoi il devra faire face à des départs, ce dont témoigne la scissiparité chronique dont ont souffert les ensembles zaïrois. Les paroles, enfin, décrivent parfois les conditions de vie réelles du petit peuple, proposent à l’occasion une géographie des inégalités; elles recourent le plus fréquemment à des procédés métaphoriques classiques de la chanson populaire, par lesquels la peine amoureuse dit le malheur social, ou l’abandon de l’être aimé signifie le délaissement par ceux qui ont la charge du pays et de ses habitants.

4 Le travail de Bob White relève plus de l’anthropologie, voire de l’anthropologie politique, que de la musicologie. La description de la composante strictement sonore des chansons se limite à indiquer que, derrière une apparence de simplicité, se cache une complexité expliquant sans doute son influence en dehors des frontières du Congo-Zaïre et la difficulté pour des musiciens étrangers de la maîtriser. Si les structures harmoniques sont basiques, les renversements d’accords et les positions de mains sur le manche de la

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guitare leur donnent des couleurs chatoyantes sur un fond polyrythmique particulièrement riche (produit notamment par les différentes guitares). S’appuyant sur les travaux de Johannes Fabian (1990) et de Veit Erlmann (1996), l’auteur considère que la performance est plus importante parce qu’y est mis en mouvement l’ensemble des significations politiques, alors que ni la « musique» (au sens étroit), ni les paroles ne les contiennent toutes.

5 Lu sous cet angle, Rumba Rules apparaît aussi comme un traité sur les méthodes utilisables pour étudier les rapports entre musique populaire et politique. Il décrit précisément des types d’investigation féconds: comment l’observation participante permet, en vivant le fonctionnement de l’orchestre, de saisir sur le vif (en performance) le processus de production des significations sociales et politiques (Bob White a fait ses enquêtes en jouant l’atalaku dans les Big Stars du Général Defao); comment l’analyse des paroles croisant la fréquence thématique et les chaînes symboliques aboutit à la constitution d’agrégats (clusters) sémantiques où se dévoilent les mécanismes d’interaction entre la musique et la société. En combinant ethnographie de la performance et mise en évidence d’agrégats sémantiques dans les paroles, l’auteur parvient à reconstituer des représentations largement partagées du pouvoir et des puissants. Celui-ci y apparaît lié au contrôle de réseaux sociaux et à l’acquisition de capital culturel; il est indissociable de la richesse dans une période de mutations sociales qui tend à légitimer l’individualisme (c’est probablement l’un des apports les plus précieux de l’anthropologie de la musique populaire que d’avoir mis en évidence cette rupture décisive à travers l’analyse du libanga ).

6 Enfin, Bob White se démarque de certaines écoles de sociologie des musiques (ou des pratiques culturelles) populaires qui tendent à en faire un mode d’expression exclusif du mécontentement ou de la contestation. Il montre, au contraire, que la chanson populaire (paroles, musique, performance) est le plus souvent pétrie d’ambiguïtés, que ses spécificités expressives lui permettent précisément d’exprimer ambiguïtés et contradictions là où d’autres modes de communication, moins « polyphoniques», sont plus univoques. Les musiciens zaïrois ne font guère œuvre explicite de « résistance»; ils évoquent une souffrance, plus souvent sentimentale qu’ouvertement sociale, et se livrent parfois à une critique sarcastique des comportements humains. En fait, ils mêlent inextricablement la critique sociale et la louange des puissants. Franco, réputé le plus servile des chantres de Mobutu, en est sans doute le meilleur exemple, lui qui n’hésita pas à critiquer les abus de la bourgeoisie engendrée par le régime. Car Franco ne fut pas une marionnette de Mobutu: il incarna des relations complexes entre le plus fameux des chanteurs et le plus absolu des tyrans du Zaïre, des relations faites de dialogue et d’influences mutuelles. Illustration, parmi d’autres, d’une des conclusions majeures de Rumba Rules: « Dans le Zaïre de Mobutu, la musique n’est pas simplement un reflet de la politique. Elle fournit un champ d’action complexe dans lequel la culture populaire et la politique se soutiennent et se maintiennent en place l’une l’autre […]» (p. 250). Mais ce qu’écrit Bob White peut être appliqué à toutes les musiques populaires. Pour ses conclusions, comme pour son apport méthodologique, Rumba Rules compte désormais au nombre des quelques ouvrages qui balisent le champ de la sociologie des musiques populaires, aux côtés de, pour ce qui concerne seulement l’Afrique, ceux de David Coplan (2008), de Veit Erlmann (1996), de Thomas Turino (2000) et de Christopher Waterman (1990).

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BIBLIOGRAPHIE

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ERLMANN Veit, 1996, Nightsong: Performance, Power and Practice in South Africa. Chicago: University of Chicago Press.

EWENS Graeme, 1994, Congo Colossus: The Life and Legacy of Franco and OK Jazz. North Walsham (Norfolk): Buku.

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TCHEBWA Manda, 1996, La terre de la chanson: la musique zaïroise hier et aujourd’hui. Bruxelles: Duculot.

TURINO Thomas, 2000, Nationalists, Cosmopolitans, and Popular Music. Chicago: The University of Chicago Press.

WATERMAN Christopher, 1990, Juju: A social History and Ethnography of an African Popular Music. Chicago: University of Chicago Press.

NOTES

1. Le lecteur trouvera des enregistrements audio et audio-visuels qui illustrent le texte sur le site (writing → books → Rumba Rules → audio-video cues).

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Simha AROM : La fanfare de Bangui. Itinéraire enchanté d’un ethnomusicologue Paris: La Découverte, 2009

Guillaume Samson

RÉFÉRENCE

Simha AROM : La fanfare de Bangui. Itinéraire enchanté d’un ethnomusicologue. Paris: La Découverte, 2009, 207 p.

1 Qu’on ne s’y trompe pas: ce dernier ouvrage de Simha Arom n’est pas une étude sur une fanfare africaine. Ce sujet est de fait éloigné des préoccupations scientifiques et esthétiques de l’auteur. Au début du second chapitre de ce qui s’avère être le récit de son itinéraire d’ethnomusicologue, il confie à ce propos: « Une fois à Bangui, je n’ai évidemment pas monté de fanfare. J’ai moi-même fait en sorte que ce projet n’aboutisse pas» (p. 17). Ce qui vaut à cette fanfare d’apparaître en titre principal du livre, c’est en fait le rôle initial que ce projet joua dans la découverte de l’Afrique et de ses musiques par Simha Arom. Comment un jeune corniste de l’orchestre symphonique de la radio israélienne, missionné pour monter une fanfare en République centrafricaine, devient fondateur et directeur du musée des Arts et traditions populaires de Bangui, puis éminent chercheur au CNRS, spécialiste des musiques de Centrafrique, en particulier de celles des Pygmées: voilà la question à laquelle ce « récit enchanté» se propose de répondre. À travers les vingt-trois chapitres qui constituent cet ouvrage facile d’accès, l’auteur revient sur les rencontres (avec des musiques, des musiciens, des chercheurs, des guides, des traducteurs-collaborateurs…) qui furent décisives dans la construction de son œuvre scientifique. Il resitue aussi les fondements de sa démarche méthodologique et de sa « boîte à outils» théorique dans un processus de recherche qui s’est élaboré dans le temps et qui a été sous-tendu par une obsession principale: comprendre les modèles et les

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principes d’organisation implicites de musiques complexes considérées jusqu’alors comme défiant toute analyse.

2 Au départ, il y eut d’abord un choc culturel et une fascination pour la musique centrafricaine, entendue pour la première fois à Bangui en 1963, le jour de la fête de l’Indépendance. L’incapacité à saisir d’emblée le système sous-jacent d’une musique qu’il perçut comme étant « toujours la même» mais « jamais la même» (p. 15) fascina autant qu’elle questionna Simha Arom. Plutôt que de monter une fanfare, il préféra donc fonder une chorale de la jeunesse pionnière nationale et, surtout, constituer des archives sonores destinées à un musée du patrimoine culturel centrafricain. Le rapport à l’objet musical, à sa complexité, à son intérêt esthétique et à son authenticité apparaît central dans le parcours et le récit d’Arom. Après l’étude de l’arc musical ngbaka, apprécié pour sa subtilité et sa délicatesse (chapitre 6), il privilégia des musiques dont la compréhension constituait un défi pour l’analyse musicologique: les polyphonies centrafricaines. Dès lors, il se désintéressa plus ou moins de tout ce qui n’atteignait pas leur degré de complexité formelle. Jugées « extraordinaires» et posant « des problèmes tout aussi extraordinaires» (p. 95), elles constituèrent la préoccupation essentielle de l’auteur qui concède: « […] je choisissais toujours le terrain en fonction de la difficulté de la musique qu’on y pratiquait. Je ne cherchais que des musiques vraiment complexes. […] A mes yeux, un musicien de formation devait s’attaquer à des musiques qui posent vraiment problème, qui représentent de véritables défis» (p. 87).

3 Arom revient par ailleurs sur les rencontres humaines et les collaborateurs qui ont marqué sa carrière et qui peuvent également permettre de comprendre ses choix, ses centres d’intérêt et une partie de sa démarche méthodologique et théorique. Des chercheurs: les ethnomusicologues André Schaeffner et Geneviève Dournon, les musicologues Jacques Chailley et Alain Daniélou, la linguiste et ethnologue Jacqueline Thomas, le linguiste Luc Bouquiaux, avec qui il prit conscience de l’utilité des outils de la linguistique en matière d’analyse musicale. Mais aussi des collaborateurs locaux, guides et/ou traducteurs auxquels Arom rend un hommage sincère: Masémokobo, le joueur d’arc musical ngbaka qu’il compare à « Orfeu Negro» (p. 51), « Grand Joseph» dont une erreur de traduction permit à Arom de comprendre la hiérarchie et le nom des parties principales des polyphonies aka, un journaliste, « coopérant» à la radio, qui lui donna une leçon de prise de son. Et surtout des musiciens: les Mbenzélé, les Aka, les Banda linda, avec lesquels il eut la possibilité d’éprouver des méthodes d’analyse expérimentales, et dont la coopération fut cruciale dans l’aboutissement de ses recherches.

4 L’autre axe clé du récit concerne les méthodes d’analyses élaborées par Arom ainsi que les concepts théoriques qui leur furent sous-jacents. Dans le chapitre 9, où il rappelle sa théorie des « cercles concentriques», il évoque comment, parti d’une première approche plutôt ethnologique, il opéra un changement de cap en plaçant la « substance musicale» au cœur de ses préoccupations. Il organisa toute la suite de ses recherches en hiérarchisant l’intérêt porté aux éléments extramusicaux en fonction des rapports de proximité qu’ils entretiennent avec l’organisation musicale proprement dite. De l’utilisation des outils linguistiques en musicologie (chapitre 11) à l’usage du synthétiseur Yamaha DX7 II (chapitre 19), en passant par la mise en œuvre des techniques de re- recording sur le terrain, tout le parcours d’Arom est marqué par un souci de caractériser, de façon pragmatique, des modèles et des principes d’organisation musicale, en systématisant la validation de ses découvertes par les musiciens eux-mêmes. Ainsi, l’usage des casques et du re-recording est-il présenté, d’une part, comme un moyen de

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matérialiser la pulsation d’une pièce musicale sur bande magnétique, d’isoler les parties d’une polyphonie et de comprendre leur agencement et, d’autre part, comme un système « autorégulateur» permettant de repérer les erreurs des musiciens: « des casques, branchés sur une boîte comportant plusieurs entrées et reliée au magnétophone, étaient distribués aux anciens, à ceux qui connaissaient le mieux la musique, chargés de signaler d’éventuelles erreurs des interprètes» (pp. 106-107). Arom insiste ainsi sur la connivence et le rôle de l’interaction (p. 114) dans la mise au jour de modèles polyphoniques qui soient culturellement pertinents. Qu’il demande à « ses» musiciens Banda linda de jouer « simple, simple» (p. 116), c’est-à-dire de manière minimale, sans variations, ou qu’il fasse accorder un synthétiseur DX7 II (déguisé en xylophone) par un musicien afin de comprendre le système scalaire des Manza, c’est toujours dans le cadre d’une véritable « collaboration scientifique» que sont nées les découvertes d’Arom.

5 Au-delà de leur dimension pratique, ces méthodes, qui font du musicien un acteur de la recherche et positionnent parfois l’ethnomusicologue comme élève, permirent à l’auteur d’établir des relations de confiance, voire d’amitié. Tout en insistant à plusieurs reprises sur sa position d’« étranger» au sein des communautés qu’il visitait, Arom montre combien l’intérêt porté à la forme musicale et la collaboration avec les musiciens lui a permis d’être adopté ou, du moins, accepté et apprécié par eux. Dans le chapitre 18, il raconte comment sa volonté de ramener la complexité polyphonique aux principes de base qui la régissent l’incita, chez les Banda linda, à demander à être considéré comme un « enfant» qui ne connaissait rien et à qui il fallait montrer des choses simples. Et quand il parvint finalement à mettre au jour l’organisation musicale de leurs orchestres de trompes, en étant capable de rejouer tour à tour les parties d’une polyphonie, les Banda linda le portèrent en triomphe: « Les banda Linda […] m’appelèrent munzu linda, les « Blanc linda», et munzu ongo, le « Blanc des trompes». J’avais gagné mon passeport de citoyen linda et mon diplôme de joueur de trompe» (p. 139). La fin de l’ouvrage est ainsi marquée par l’évocation de ces témoignages de reconnaissance reçus par Arom de la part de ceux dont il étudia la musique. Il raconte par exemple comment les Peuls, dont la musique le fascina également, lui offrirent une vache sur pied. De même, dans le chapitre 20, il évoque un rituel funéraire somba au sein duquel il tint, sans le savoir, un rôle central en étant convié à offrir un pagne (un geste hautement symbolique dont il ne comprit la portée que dix ans plus tard). Enfin, dans l’avant-dernier chapitre, on comprend bien la relation d’affection et de complicité réciproque qui s’est maintenue entre les Aka et celui qui contribua à faire connaître la richesse de leur patrimoine musical autant en Afrique qu’en Occident.

6 Cet ouvrage qui doit être lu en complément des publications scientifiques de l’auteur (listées à la fin du livre) constitue, au final, une intéressante entrée dans sa carrière et son vécu d’ethnomusicologue. Il insiste à raison sur le fait que la recherche en ethnomusicologie repose autant sur des compétences scientifiques et techniques que sur le hasard des rencontres, les relations humaines et le rapport affectif que l’on entretient avec une société et sa musique. D’aucuns regretteront peut-être un manque de densité littéraire. On aurait par ailleurs apprécié que l’auteur approfondisse ou formalise davantage la réflexivité sur son parcours et la mise en perspective de ses recherches (par exemple en insistant sur le contexte sociopolitique de son arrivée et de ses premiers travaux en Centrafrique). Avec cet ouvrage, Simha Arom vient cependant donner une humanité inédite et salutaire à une œuvre dont la rigueur méthodologique et la grande portée théorique ont déjà été largement reconnues. Car, au-delà de son intérêt purement

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scientifique, le projet d’Arom s’inscrit bien dans une volonté humaniste de contribuer à une meilleure considération des patrimoines musicaux africains et de ceux qui les font vivre.

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Elena MARTÍNEZ-JACQUET & David SERRA ESTER, dir. : África. Música y Arte Colección Helena Folch. Barcelona: Fundación La Fontana, 2008

Michel Plisson

RÉFÉRENCE

Elena MARTÍNEZ-JACQUET & David SERRA ESTER, dir. : África. Música y Arte. Con la colaboración de Marc Leo Félix, Madeleine Leclair, Louis Perrois y Bettina von Linting. Colección Helena Folch. Barcelona: Fundación La Fontana, 2008, 219 p., ill. coul.

1 Cet ouvrage en langue castillane [traduction en catalan et en anglais] est l’illustration photographique de la partie africaine du fonds d’instruments de musique collectés pendant près de quarante ans par un couple passionné de « cultura primitiva», Helena Folch-Rusiñol et son mari Alejandro Maluquer. Ces instruments – près de 1800 aujourd’hui – constituent le fonds permanent de la Fondation La Fontana créée en 1992.

2 Il s’agit d’un ouvrage magnifique, tant pour sa qualité éditoriale et iconographique que pour son intérêt ethnomusicologique. Même s’il est à ranger dans la catégorie des « livres d’art», ce n’est pas seulement un « beau livre», car le fond n’est pas sacrifié à la forme. Écrits par des ethnologues et ethnomusicologues ayant une grande connaissance de l’Afrique, les textes sont là pour en témoigner. De façon manifeste et revendiquée, c’est la dimension esthétique des instruments de musique africains qui est mise en avant, et les auteurs ne s’en cachent pas. Pour autant, la dimension ethnomusicologique (« La musique dans son contexte») n’est pas sacrifiée.

3 Le fil conducteur de l’ouvrage est nettement organologique. Après deux textes introductifs de Madeleine Leclair et Elena Martínez-Jacquet, le corps du livre comprend quatre grands chapitres, correspondant aux quatre grandes catégories classificatoires

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d’instruments aujourd’hui universellement adoptées: aérophones, cordophones, membranophones et idiophones.

4 L’ouvrage se termine par un intéressant « Voyage en Afrique à travers sa musique» écrit par David Serra Ester (p. 164) suivi d’une « carte ethnique» (p. 172) qui, quoique sommaire, n’en est pas moins utile, ainsi que d’une bibliographie sur les musiques africaines (p. 218).

5 Le texte de Madeleine Leclair (p. 11) observe que, si l’organologie occidentale a mis l’accent sur une classification en quatre catégories basée sur la production du son et la structure de l’instrument, l’Afrique, en revanche, valorise des éléments qui vont bien au- delà de la simple dimension matérielle: l’usage et les conditions particulières dans lesquels on en joue confèrent aux instruments des qualités qui dépassent largement le champ de la production sonore.

6 Concernant les traditions musicales elles-mêmes, Madeleine Leclair note que celles que l’on observe aujourd’hui en Afrique sont le résultat d’interactions, plus ou moins étroites, entre peuples d’origines diverses, qui entrèrent en contact à un moment donné de leur histoire. Même si les investigations archéologiques peuvent apporter certaines lumières à ces filiations, surtout depuis une vingtaine d’années, de nombreux chapitres de cette histoire resteront sans doute obscurs car ils se déroulèrent au sein de sociétés de tradition orale.

7 Des quatre catégories proposées pour l’organologie, c’est celle des cordophones qui a fait l’objet du plus grand nombre d’études et de publications en Occident, note Madeleine Leclair. On trouve notamment l’arc musical – qui aurait pu à l’origine être un arc de chasse, comme c’est le cas de nos jours dans certaines régions de Namibie – ou la harpe arquée – que l’on rencontre en République Centrafricaine chez les Zandé et les Nzakara mais aussi au Gabon et au Tchad – pour laquelle la parenté possible avec les harpes de l’Egypte antique a souvent été évoquée, mais sans que cette filiation ait jamais pu réellement être prouvée. Les luths et les lyres ont aussi largement transité entre cultures arabes et subsahariennes, notamment du côté de l’Ethiopie et de l’Erythrée. La présence des empires centralisés, à partir du XIVe siècle, engendra un art de cour comme celui des orchestres de trompes, le développement de la métallurgie créant d’autres types d’instruments de musique. Les plaques de bronze de l’ex-royaume du Bénin sont une source d’information importante pour les instruments utilisés en Afrique sub-saharienne. De nombreux personnages frappant des tambours de bois et des membranophones apparaissent sur ces plaques, où figurent aussi des orchestres de trompes à embouchure latérale.

8 Parmi les instruments les plus « africains», c’est la cloche qui domine un peu partout dans le continent et qui, bien souvent, marque des formules rythmiques asymétriques servant de base à tous les musiciens, formules que l’on retrouve dans les musiques d’origine africaine aux Antilles et en Amérique centrale et du Sud. Il existe des cloches de formes et de métaux différents (bronze, cuivre, fer..), qui, dans la tradition, sont le symbole du pouvoir et de la longévité des souverains. Certaines cloches que montre l’ouvrage sont particulièrement spectaculaires, comme ces têtes fantastiques de l’ex-royaume du Bénin (pp. 146-147).

9 Selon Madeleine Leclair, le lamellophone est une invention africaine qui s’est sans doute développée lors du premier âge du fer, entre le VIe et le Xe siècle. Les termes sanza ou

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mbira désignent des instruments aux nombreuses appellations vernaculaires, présents dans pratiquement toute l’Afrique subsaharienne.

10 C’est sans doute également lors de cet âge du fer, très florissant, que se développa la famille des xylophones dont les lames sont taillées dans des bois particulièrement durs grâce à l’usage d’outils en fer.

11 La dernière famille, mais pas la moindre, est celle des tambours, qu’ils soient membranophones ou idiophones; c’est une catégorie particulièrement importante en Afrique pour son rôle dans les rituels et l’accompagnement des danses. Tous ces instruments ne sont pas seulement des instruments de musique tel que ce terme l’indique en Occident; ils sont en fait « bien plus que de la musique», particulièrement les tambours. Comme le souligne Elena Martínez-Jacquet, en Ouganda, les tambours bagyendanwa sont l’objet de cultes spéciaux. Dans la tradition, le tambour représente la royauté. Sa propriété est de conférer au souverain l’autorité légitime. Au Ghana – et dans beaucoup d’autres pays africains (ndlr) – les Dagbamba attribuent aux tambours luna la capacité de véhiculer des messages, note Martínez-Jacquet.

12 C’est sans doute parce que ces instruments sont bien plus que des instruments de musique que nous sommes saisis par la grande beauté de ces objets, comme par leur puissante et l’imaginaire qu’ils suscitent, cachant la fonctionnalité même de l’objet. Notre capacité adopter est parfois submergée par les formes les plus improbables que peuvent revêtir ces instruments de musique comme ces très étonnants tambours timba de Guinée (pp. 86-87) ou les tambours ashanti du Ghana ou bien ces tambours à fente (tambor de hendidura) dits « en forme de bulbe» (p. 136) ou en trapèze (p. 137), ou encore ceux du Congo qui présentent la forme d’un animal (p. 162).

13 De fait, comme le souligne Elena Martínez-Jacquet « rares sont les instruments de musique qui ne possèdent pas, en Afrique, un type ou un autre de décoration». Les plus sobres, ajoute-t-elle, sont remarquables par l’originalité de leur forme et le soin apporté à leur réalisation, comme cette harpe ñgomi du Gabon (p. 19) ou ces tambours makonde du Mozambique (pp. 111-112). Tous ces éléments, que l’amateur occidental peut considérer comme « décoratifs», ont une place centrale dans l’ordre symbolique des sociétés africaines: les dessins géométriques, les références anthropomorphes des tambours kuba du Congo avec leurs mains serrées le long du corps (p. 99), les décors zoomorphes ou les masques rituels, univers symboliques qui bien souvent se combinent entre eux et dont le sens reste pour nous énigmatique, comme cette singulière flûte ashanti à embouchure latérale qui se termine par un tabouret d’où émerge une main qui tient entre ses doigts un objet qui semble être un œuf (p. 29), sans oublier les symboles sexuels comme sur les tambours sato du Bénin (pp. 114-115): tous ces éléments donnent une puissante dimension culturelle à ces objets.

14 On reste fasciné par ces instruments de musique, certainement tous très anciens et, pour la plupart, instruments de cour. Nous percevons bien que la force attractive qui s’en dégage ne tient pas seulement à leur splendeur, mais aussi des éléments symboliques dont ils sont le support et qui évoquent des univers magico-religieux qui, sans la connaissance approfondie de ces sociétés africaines, restent pour nous largement mystérieux mais au combien captivants.

15 Peu de défauts à signaler pour ce très bel ouvrage, sinon peut-être une carte un peu grossière, sur laquelle on ne repère pas toutes les ethnies citées dans le livre, et une bibliographie un peu indigente pour un domaine ethnomusicologique aussi riche.

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16 Ces remarques ne doivent en aucun cas déprécier ce très beau livre dont il faut encore une fois souligner le soin apporté à la réalisation éditoriale, notamment photographique, qui permettra au lecteur de pénétrer quelque peu l’univers instrumental africain de cette superbe collection privée, ce qui était bien le souhait des initiateurs de cette publication.

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Victor Alexandre STOICHIŢA : Fabricants d’émotion. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie Paris-Nanterre: Société d’ethnologie, 2008

Speranţa Rǎdulescu

RÉFÉRENCE

Victor Alexandre STOICHIŢA : Fabricants d’émotion. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie. Paris-Nanterre: Société d’ethnologie, 2008. 230 p., 7 photos, transcriptions musicales, glossaire, CD-Rom encarté.

1 Le titre et le sous-titre du livre annoncent deux thèmes en apparence distincts, dont la corrélation s’affirme pourtant au fil de la lecture: « fabricants d’émotion» et « musique et malice». Le premier énonce une idée à laquelle tout ethnomusicologue pourra souscrire sans réserve: dans la communauté où l’auteur mène ses recherches – et sans doute partout ailleurs – les musiciens professionnels manipulent les émotions de leurs auditeurs en vue d’un bénéfice économique et d’un accroissement de leur prestige. Dans le livre de Victor A. Stoichiţa, l’idée prend cependant une dimension moins évidente qui incite à la réflexion: les musiciens fabriquent des émotions qu’ils ne partagent pas nécessairement. Pour fabriquer les affects « des autres», ils emploient des techniques auxquelles ils recourent aussi, mutatis mutandis, dans d’autres domaines de la vie sociale, y compris au sein de leur propre communauté: la « ruse» et la « malice» (şmecheria, ciorănia), le vol intelligent et subtil de biens immatériels, auquel se réfère la seconde partie du titre.

2 Majoritaires dans le pays, les Roumains considèrent que les Rroma sont experts en toutes sortes de ruses et entourloupes, et c’est pour désigner cette capacité qu’ils les qualifient de « malins» (ciorani). Les Rroma musiciens du village Zece Prăjini acceptent le terme

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mais en inversent le sens, y voyant une qualité. Celle-ci suppose, disent-ils, compréhension, raffinement et agilité d’esprit, et les non-Rroma (les Gaje) y ont difficilement accès. En musique, la ciorănie (« l’astuce victorieuse», comme la qualifie l’auteur à un endroit) se manifeste, entre autres, par l’appropriation habile des syntagmes musicaux en circulation (dont les dimensions et les origines peuvent être des plus diverses), par leur adaptation (pour un instrument, un genre musical, une circonstance… ), par leur intégration dans le répertoire propre au musicien et, éventuellement, par la manière dont celui-ci y appose son empreinte personnelle. En d’autres termes, ciorănia est ce que la culture académique nomme le « plagiat» ou le « piratage» de la propriété intellectuelle, qu’elle pénalise en proportion de l’ampleur estimée du préjudice. (J’imagine le désarroi que pourrait susciter la lecture sérieuse de ce livre parmi ceux qui veillent au respect des droits d’auteur!). Les Prăjiniens, qui font peu de cas des dispositions légales en la matière, pensent qu’il y a plusieurs degrés de ciorănie. Celle-ci mérite d’autant plus d’admiration que le musicien est virtuose, que l’objet de son vol est bien choisi, et que sa capacité à le transformer et à l’utiliser est manifeste: « entre les techniques et les émotions, la ruse reste […] un maillon nécessaire» (p. 191).

3 Victor A. Stoichiţa parvient au cœur de son objet en l’approchant par cercles interprétatifs de plus en plus serrés. Qui sont les Rroma (histoire, langue, occupations…) ? Comment se voient-ils les uns les autres ? Comment se perçoivent-ils par rapport à la population majoritaire ? D’où viennent les Rroma de Zece Prăjini, pour qui jouent-ils leur musique, comment la jouent-ils, que jouent-ils et que pensent-ils qu’ils jouent ? (chapitre II). Quelles relations professionnelles établissent-ils avec leurs clients roumains ? (chap. III). Et avec leurs clients rroma ? (chap. V). Après quoi, l’auteur aborde les formes musicales elles-mêmes et montre, par des analyses d’une finesse remarquable, la façon dont elles sont constituées et dont peuvent s’insérer dans leurs structures modulaires, des éléments faisant l’objet de la ciorănie (chap. VI, VIII). Se rapprochant toujours davantage du « vol intelligent» et de ses effets, Victor A. Stoichiţa déchiffre ainsi la manière dont les musiciens conçoivent l’appartenance (ma mélodie, celle d’un autre, celle de tous) et l’identité/altérité musicales (la même mélodie vs. une autre mélodie).

4 Le livre est provocateur. Il interpelle d’abord par son titre, qui fait penser à la métaphore d’un auteur aux idées étranges et surprenantes. Mais le lecteur constate que le titre est une thèse démontrable, et démontrée même de manière convaincante par la combinaison des arguments historiques, linguistiques, ethnographiques, sociologiques et philosophiques empruntés à la bibliographie, aux observations de terrain et aux analyses musicales de l’auteur. Le propos est soutenu par des « arguments» filmés et/ou enregistrés, judicieusement groupés dans le CD-Rom qui accompagne le livre (33 plages contenant des documents interactifs, audio et vidéo: séquences de production musicale prises en situation, expérimentations, extraits de disques commerciaux). Le tout est passé au filtre des concepts et hypothèses de l’ethnomusicologie la plus récente, à partir de laquelle l’auteur élabore théoriquement son discours.

5 Il est surprenant de constater que les incursions de Victor A. Stoichiţa dans l’histoire des Rroma de Zece Prăjini omettent leur passé récent, et notamment les deux dernières décennies. Durant cette période, la vie des villageois, comme celle des Roumains de la région, a subi d’importantes transformations: la situation économique a empiré, le chômage s’est accru, la pauvreté également, une partie des jeunes ont quitté le pays pour chercher du travail en Europe occidentale, l’horizon culturel « national» et local s’est remodelé, les Rroma ont été reconnus comme une minorité et font – du moins en

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principe – l’objet d’une politique de « discrimination positive», les musiciens Rroma – ceux de Zece Prăjini en particulier – ont trouvé des contrats à l’étranger, ce qui les a incité à accélérer la « modernisation» de leur musique, en dépassant les attentes des paysans de la région, leurs clients habituels… L’auteur considère probablement que les événements de ces dernières décennies n’affectent pas de manière drastique les mécanismes de la ciorănie musicale, qui sont au centre de son attention. Cependant, en analysant cette période historique, il aurait pu montrer de quelle manière les ciorănii se sont adaptées au virage manifeste de la musique prăjinienne vers la « popular music». Les structures musicales ayant changé, les « ruses et malices» concernent désormais des segments plus amples du discours musical, ce dont les conséquences auraient pu être approfondies.

6 Le livre de Victor A. Stoichiţa s’attaque à des sujets importants pour l’ethnomusicologie. Il remet notamment en discussion, avec des arguments empruntés à la musique des Prăjiniens, la notion de modèle (chap. VII), la construction modulaire des mélodies (chap. VIII), le rapport entre variation et création et celui entre identité et altérité – en montrant comment ces termes opposés sont en fait reliés par des intermédiaires au statut ambigu (chap. VI) –, le rapport entre pensée et motricité (entre le cerveau qui pense la musique et la main qui la joue), la relation entre imagination et technique instrumentale, l’apprentissage des jeunes musiciens (chap. IX)… Ce chapitre consacré à la formation musicale des enfants et adolescents est d’ailleurs l’un des plus réussis: tous les ethnomusicologues intéressés par ce thème devraient le lire. On y trouve des descriptions techniques, musicales et psychologiques tellement fines et détaillées qu’elles permettent, d’une part, la comparaison de l’apprentissage des enfants du village avec celui d’autres musiciens de tradition orale, et, d’autre part, la compréhension des traits spécifiques à cette tradition particulière (ils sont liés aux instruments à vent et au climat d’émulation qui s’instaure dans une communauté compacte de musiciens comme celle de Zece Prăjini).

7 Dans le dernier chapitre, le livre reprend et relie entre elles les principales idées développées, et ce dans une écriture d’une grande virtuosité, qui captive à la manière même dont les malices musicales de ses héros captivent l’auditeur: « La manière dont la rumeur ‹fleurit› le réel – jusqu’à le réinventer, en fin de compte – n’est pas sans rappeler les ‹spéculations› et ‹fructifications› musicales, par lesquelles les musiciens améliorent les melodii existantes, jusqu’à en ‹sortir› de nouvelles. Dans les deux cas, l’imagination commence par un découpage analytique plus ou moins créatif […]» (p. 191). C’est là un échantillon de la conclusion de Fabricants d’émotion, échantillon qui ne peut toutefois être pleinement savouré que dans son contexte d’origine.

8 Le livre de Victor A. Stoichiţa est, à mon sens, excellent. Si je l’avais simplement qualifié de « très bon», je n’aurais eu besoin que d’un seul argument, parfaitement juste au demeurant: dans cet ouvrage, l’auteur met en corrélation effective les deux perspectives dont la jonction définit l’ethnomusicologie, tout en ouvrant des pistes de réflexion dans d’autres directions. Mais j’ai dit « excellent», car j’ai estimé que le raffinement de l’écriture illuminait les idées de l’auteur, leur donnant une force accrue de persuasion et – pourquoi pas ? – de séduction.

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Christine GUILLEBAUD : Le chant des serpents: Musiciens itinérants du Kerala Paris: CNRS Éditions, 2008

Kaley Mason

RÉFÉRENCE

Christine GUILLEBAUD : Le chant des serpents: Musiciens itinérants du Kerala. Paris: CNRS Éditions, 2008. 383p., accompagné d’un DVD.

1 Parfait exemple de la conjugaison des qualités de l’ethnomusicologie classique et contemporaine, Le chant des serpents: Musiciens itinérants du Kerala de Christine Guillebaud est une contribution essentielle au domaine de l’ethnologie de la musique en Asie du Sud. Ce témoignage équilibré, fruit de longues recherches sur le terrain dans l’État du Kerala, au sud-ouest de l’Inde, répond à la question suivante: Comment des musiciens spécialistes de rituels, marginalisés dans le cadre du système de castes, évoluent dans des relations de patronage changeantes soutenant des savoirs et des compétences artistiques ? Alors que le soulignement d’un genre musical dans le titre suggère une approche classique, la présence des musiciens dans le sous-titre indique des questionnements contemporains sur leurs capacités d’agir (agency) et les contraintes socio-économiques. Résultat: une dialectique entre des analyses musicales et des descriptions ethnographiques qui mettent en scène alternativement des éléments stylistiques et des relations sociales.

2 Suite à une introduction éloquente qui évoque le terrain de recherche et l’approche théorique, le livre se divise en trois parties évoluant des cadres contextuels aux concepts musicaux en passant par l’interdépendance des instruments, chants, arts visuels et systèmes de classification de la musique. La plupart des chapitres incorporent des études de cas de familles et individus appartenant à trois castes de musiciens itinérants qui travaillent surtout dans le district de Trichur, dans le centre du Kerala. Précisons ici que la région est reconnue comme la capitale culturelle de l’État, puisque diverses traditions de musique, théâtre, danse, et arts visuels liées aux grands temples hindous et de

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nombreuses institutions culturelles y coexistent. C’est dans ce milieu que les communautés qui font partie de cette étude, y compris les Puḷḷuvan, Maṇṇān, et Pāṇan, fournissent des services musicaux et rituels de traitement des maux et des infortunes par la médiation entre les divinités et des familles commanditaires. Dotés de divers répertoires de chants, d’amples savoirs musicaux et artistiques et d’une variété d’instruments, ils proposent leurs services porte-à-porte et à la demande. Ces mêmes artistes ont également trouvé de nouveaux réseaux de patronage à la radio, parmi d’autres espaces hors des relations traditionnelles. C’est surtout dans ces derniers cadres que leurs pratiques ont été réifiées en genres classés musiques « folk» ou « indigène».

3 L’auteure constate que, pour comprendre la vie musicale de ces musiciens, il est indispensable de considérer leur musique « dans tous ses états» (p. 17) (pratiques, discours, espaces et relations sociales). La gamme de thèmes abordés dans les dix chapitres de l’ouvrage reflète cette approche théorique. Une fois établies les pratiques communes aux trois communautés pour traiter les maux et infortunes, et après avoir précisé ce qu’elle entend par le concept de musique dans ce contexte (Ch. 1), Christine Guillebaud décrit en détails trois constellations de patronages dans lesquels les musiciens ont des rôles distincts: spécialistes rituels à la demande qui invoquent des puissances divines (Ch. 2), chanteurs qui protègent et soignent des afflictions des « mauvaises paroles» sur le seuil des maisons (Ch. 3) et artistes « folk» qui enregistrent pour la branche locale de la All India Radio (Ch. 4). La deuxième partie, quant à elle, se concentre sur les supports ou outils matériels et immatériels de la musique. La vie sociale des instruments de percussion et à cordes (Ch. 5), les interactions des arts visuels et musicaux autour des dessins de sol manifestant la présence des divinités (Ch. 6), et les croisements de plusieurs systèmes de classification (Ch. 7) y sont explorés tour à tour. Enfin, les trois derniers chapitres éclairent les qualités esthétiques et les efficacités particulières des sons et gestes musicaux des trois communautés, à commencer par le statut privilégié de la voix et de la parole (Ch. 8), suivi de la distribution des sons sacrés dans l’espace d’un temple hindou (Ch. 9), pour terminer par le discours des musiciens sur les propriétés et pouvoirs des sons (Ch. 10). Tout au long de ces chapitres, l’insistance sur la mobilité des musiciens, le dynamisme de la musique et les moments de croisement socio-musicaux mettent en doute la notion de genres qui seraient fixes et hors contexte historique.

4 Parmi toutes les contributions de cet ouvrage, je veux en relever deux en particulier qui s’inscrivent dans les débats de la discipline des dix dernières années. La première concerne le mouvement vers une ethnomusicologie décentralisée de l’Asie du Sud. La deuxième porte sur un virage vers les « histoires de vies» musicales et des représentations équilibrées entre les capacités d’agir des musiciens et les limites imposées par les forces extérieures.

5 Comme l’auteure le remarque elle-même, les recherches sur les musiques du sous- continent indien ont privilégié les musiques classiques du Nord (hindoustani) et du Sud (carnatique). De plus, l’importance donnée à la musique classique a supposé la prédilection des couches sociales qui contrôlaient le patronage et les recherches sur la musique dans l’Inde de l’après-Indépendance, tout particulièrement les castes hindoues les plus élevées et les classes moyennes (Bakhle 2005; Subramanian 2006). Dans la mouvance des recherches historiques postcoloniales par le subaltern studies collective (Guha 1982), de la multiplication d’ethnographies basées sur les modèles analytiques émique des arts « folk» et « indigène» (Babiracki 1993), et d’un changement d’approche en anthropologie anglo-saxonne vers les cultures urbaines et médiatisées (public culture)

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(Appadurai et Breckenridge 1995), les ouvrages sur les pratiques musicales en dehors des cadres musicaux élitistes se multiplient (Booth 2008; Sherinian 2007). C’est dans ce climat intellectuel de décentralisation des recherches sur la musique de l’Asie du Sud qu’il faut situer l’ethnographie de Christine Guillebaud. Son travail participe à ce projet grâce à l’interprétation méticuleuse de formes, styles, répertoires, instruments et théories musicales marginalisés et très peu documentés. Cette marginalisation se manifeste de deux manières: 1) les musiques régionales du Kerala sont loin des grandes métropoles du Nord et du Sud, et 2) les Puḷḷuvan, Maṇṇān, et Pāṇan ont un statut défavorisé dans l’échelle sociale (Scheduled Castes).

6 Le chapitre 4 sur la radio et l’industrie des cassettes illustre le mieux le recoupement des projets de décentralisation et du travail ethnographique sur le terrain. Partant de travaux importants sur l’influence de la radio et de la culture des cassettes dans la vie musicale en Inde (Lelyveld 1995; Manuel 1993), l’auteur offre un point de vue convaincant sur le fonctionnement des divisions structurelles, des politiques d’embauche, des critères de programmation et des autorités culturelles dans les médiations qui déterminent quels musiciens sont diffusés et comment leur musique est valorisée et représentée. Soulignant l’importance des musicologues dans la gestion culturelle publique et privée, elle démontre comment les musiciens classés dans la catégorie « indigène» ou « folk» font face à des obstacles sociaux et structurels pour être reconnus dans le monde artistique. Elle mentionne en fin de chapitre que des musiciens subalternes sont parfois même exclus de l’interprétation de leur propre musique lorsque des spécialistes en musique classique s’approprient et enregistrent des morceaux appartenant à leur répertoire traditionnel. Même dans une région réputée pour la lutte contre les inégalités sociales par l’intermédiaire de réformes foncières, de l’éducation publique, et de mouvement politiques de base (Jeffrey 1992; Sen 1999), nombre de musiciens ne sont pas assez équipés pour contester leur exclusion artistique et sociale. En outre, comme dans le cas de certaines représentations des Puḷḷuvan dans les médias populaires (p. 165), quand ces musiciens ne sont pas totalement exclus, leurs identités familiales et personnelles se perdent parfois dans des étiquettes de genres associés à une caste.

7 Un des changements paradigmatiques récents dans les recherches sur la musique de l’Asie du Sud est la reconnaissance des vies musicales individuelles et familiales. Ces dix dernières années, nombre d’études ont questionné les tendances à donner plus d’importance aux collectivités aux dépens des particuliers et des variations sociales (Arnold et Blackburn 2004). Les perspectives féministes ont joué un rôle important en installant les individualités musicales au centre du discours. En plaçant les histoires des artistes féminines au centre de leurs analyses sociales, certains ethnomusicologues sont intervenus dans les narratives dominantes de la patriarchie indienne (Qureshi 2001). Christine Guillebaud poursuit ce projet en incluant les voix de femmes des communautés avec lesquelles elle a travaillé, ainsi que celles d’une musicologue et d’une directrice de programme de la All India Radio. Le portrait qui m’a le plus marqué est celui de Parvati, une chanteuse puḷḷuvan qui démontre un esprit d’entreprise dans ses tournées de chant porte-à-porte (p. 92). Ce portrait est brillamment illustré par une longue vidéo dans le DVD. Ses chansons sont considérées comme une médecine par les familles croyantes, ce qui montre également la capacité d’agir des acteurs sociaux grâce à l’efficacité rituelle des pratiques musicales. En effet, ce pouvoir sonore imprègne tout l’ouvrage, qualifié même de « force opérant à l’intersection de différentes relations» menant à la provocation des puissances divines (p. 87). La stratégie d’une approche focalisée sur des individus et des

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familles encourage à penser non seulement comment les musiciens réagissent en prenant des décisions artistiques, mais aussi comment ils utilisent les sons comme outils de transformation.

8 Pour conclure, l’auteure a réussi à tisser une description fournie et perspicace avec de nouveaux liens disciplinaires. Par ailleurs, outre les nombreux diagrammes, cartes, transcriptions, photographies et extraits d’entretiens, le livre est accompagné d’un excellent DVD interactif guidant le lecteur à travers les multiples dimensions de cette vaste étude. À la lecture de cet ouvrage, deux pistes à explorer dans des travaux ultérieurs me viennent à l’esprit. Il serait utile d’approfondir l’analyse des dynamiques régionales en œuvre qui influencent les possibilités identitaires des musiciens au Kerala, et leurs points d’intersection avec des espaces, des moments et des flux nationaux et mondiaux. On pourrait par exemple problématiser l’impact sur les artistes des partis politiques et syndicats, des transformations de rituels en produits artistiques sur la scène internationale (Tarabout 2003), des migrations dans les pays du Golfe persique et dans les pays occidentaux, et du développement du tourisme, quatre dynamiques modernes qui participent à une société distincte au Kerala. Cette piste nous permettrait également d’élargir le thème de la mobilité présent au fil des pages pour inclure l’aspect de la mobilité sociale au Kerala, un sujet qui a récemment fait l’objet d’études importantes (Osella et Osella 2000). Tout en ajoutant des analyses à un corpus croissant sur la musique, les musiciens et les arts au Kerala (Aubert 2004; Groesbeck 1999; Palackal 2004), le travail minutieux de Christine Guillebaud s’inscrit déjà dans ces projets.

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Dale A. OLSEN : Popular Music of Vietnam: The Politics of Remembering, the Economics of Forgetting New York/London: Routledge Studies in Ethnomusicology, 2008

Aliénor Anisensel

RÉFÉRENCE

Dale A. OLSEN : Popular Music of Vietnam: The Politics of Remembering, the Economics of Forgetting. New York/London: Routledge Studies in Ethnomusicology, 2008. 286 p., photographies n.b., bibliographie, petit glossaire.

1 Dale A.Olsen est un ethnomusicologue américain prolifique qui compte à son actif une centaine de publications, dont le livre Music of the Warao of Venezuela: Song People of the Rain Forest (1996) pour lequel il avait reçu en 1997 le « Merriam Prize».

2 Son ouvrage récemment publié sur ce qu’il nomme la « musique populaire» du Viêt-nam a été remarqué dans le milieu assez isolé des spécialistes de ce pays. Il porte sur le conflit, pas seulement intérieur, que connaît la jeunesse ou plutôt une jeunesse vietnamienne en ce début de XXIe siècle, entre des réalités et des idéologies opposées (passé/présent; socialisme/capitalisme; traditionalisme culturel/globalisation) et ses répercussions sur la façon dont elle fait et écoute la musique.

3 Le projet est passionnant et bien mené par Olsen à partir de ses définitions de la « musique populaire» et de la « jeunesse». Le problème est qu’elles sont posées sans même être discutées. De fait, elles se renvoient l’une l’autre de façon quelque peu arbitraire, l’auteur comprenant la « musique populaire» comme la musique la plus appréciée de la jeunesse – en l’occurrence, le pop et le rock – et la « jeunesse» comme une classe d’âge (en dessous de 30 ans), mais surtout comme une catégorie sociale qui partage une passion pour la musique populaire (p. 3 et 16).

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4 L’auteur débute son propos en retraçant le processus de la globalisation au Viêt-nam. Trois événements ont, selon lui, favorisé l’ouverture au monde du Viêt-nam et influé sur les expressions musicales de la jeunesse et sur l’industrie de la musique: la réunification du pays en 1975; le mouvement de libéralisation économique (doi moi) lancé en 1986 par l’État-parti pour sortir le pays d’une pénurie devenue critique, tout en conservant les fondements de l’idéologie communiste; enfin, la levée de l’embargo américain par Bill Clinton en 1994 (p. 2).

5 La globalisation n’est toutefois pas le seul phénomène contemporain à avoir des répercussions sur la vie musicale de la jeunesse. Parallèlement à ce que l’auteur nomme « l’économie de l’oubli» (concept qu’il explique peu clairement et qui, selon lui, trouve son expression symbolique dans le tube « Farewell to the past» chanté par la star pop Phuong Thanh), une « politique de la mémoire» menée par le gouvernement impose aux artistes le respect des valeurs traditionnelles, de la doctrine marxiste-léniniste et de la pensée de Hô Chi Minh. La dichotomie (politique de la mémoire / économie de l’oubli), souligne Olsen, ne peut cependant être qu’un point de départ dans la compréhension d’un phénomène musical et social plus complexe.

6 En dépassant l’approche dichotomique et en se concentrant sur le processus de la création musicale, l’auteur aboutit à un concept dynamique: « le continuum de la musique populaire» (popular music continuum) ou « l’arc de la culturation» (Arc of culturation ). Il explique: « Within this continuum, culturation and Vietnamization often exist like the swing of a pendulum, sometimes occurring and sometimes not, depending upon the creativity of the musicians1»(p. 8). L’auteur s’inspire de deux concepts existants, « l’indigénisation du global» (Courtova 2006) et « la glocalisation» (Robertson 1995) pour proposer celui de « vietnamisation» (« the process of bringing local musical colors into an otherwise Western- influenced palette2»)(p. 8).

7 Pour donner un exemple concret de « l’arc de la culturation», nous nous appuierons sur le troisième chapitre de l’ouvrage où Olsen explore le chemin vers la gloire et les choix stylistiques des chanteurs solo pop les plus célèbres, acteurs principaux du « star system» vietnamien.

8 Le constat d’Olsen, c’est que les stars pop se situent sur des points différents, parfois extrêmes, de « l’arc de la culturation». Ainsi, une chanteuse (Anh Tuyet) est influencée dans ses compositions par les enseignements de l’Oncle Hô (Chi Minh) sur le nationalisme; un chanteur (Duy Manh) explique qu’il s’imprègne de la « période mandarinale» du Viêt-nam lorsqu’il mêle au pop des éléments musicaux chinois; My Tâm et Kasim sont respectivement comparés à Britney Spears et Michael Jackson et il n’y a, selon eux, aucune « culturation» dans leur musique. Ces deux derniers chanteurs, idoles des jeunes, s’imposent, selon l’auteur, une autocensure en se complaisant dans les chants d’amour et en évitant d’aborder les sujets sociaux politiquement incorrects.

9 La musique populaire contemporaine du Viêt-nam avait été peu explorée avant Olsen et son ouvrage comble un vide. Il est aussi une contribution notable à la connaissance d’un Viêt-nam démographiquement très jeune. Selon des statistiques reprises par l’auteur, près de 60% de la population vietnamienne a moins de 30 ans et 80% a moins de 40 ans.

10 L’ethnographie d’Olsen est riche en termes de lieux explorés et de personnalités rencontrées. On regrettera toutefois qu’il ait prêté uniquement attention aux goûts musicaux de la jeunesse urbaine, et plus spécialement de Hô Chi Minh-ville, dans un pays rural à plus de 70%. Nous aurions aimé qu’il tienne compte dans son étude des différences

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sociales et géographiques de « la jeunesse». En l’état, cette catégorie, de même que celle de « musique populaire», nous paraissent trop large compte tenu des limitations, certes légitimes au regard de l’ampleur du sujet, opérées par l’auteur.

11 Malgré ces quelques critiques, nous conseillons vivement la lecture de cet ouvrage. Le concept d’« arc de la culturation» intéressera les ethnomusicologues; l’appréhension, à travers sa pratique de la musique, d’une jeunesse comme catégorie sociale partagée entre des idéologies opposées, sera utile aux sociologues des classes d’âge; l’étude du contrôle de la vie musicale par le gouvernement communiste et de l’autocensure que s’imposent les artistes passionnera les politistes. Enfin, les spécialistes du Viêt-nam trouveront un ouvrage de plus sur les délicieuses contradictions du Viêt-nam qui rendent leurs recherches sur ce pays si captivantes.

BIBLIOGRAPHIE

COURTOVA Plamana, 2006, « Indigenizing the Global: Popular music as culture in post- communist Bulgaria». Paper presented at the PCAS/ACAS Annual Conference. Savannah, Georgia.

ROBERTSON Roland, 1995, « Glocalisation: Time-Space and Homogeneity-Heterogeneity», in Mike Featherstone, Scott Lash & Roland Robertson ed.: Global Modernities. London: Sage Publications: 133-152.

NOTES

1. « À l’intérieur de ce continuum, la culturation et la vietnamisation se manifestent souvent de façon pendulaire, en fonction de la créativité des musiciens ». 2. «le processus consistant à apporter des couleurs musicales locales à une palette tout autre aux teintes occidentales».

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Rachel HARRIS : The Making of a Musical Canon in Chinese Central Asia: The Uyghur Twelve Muqam Aldershot: Ashgate Press, 2008

Sabine Trebinjac

RÉFÉRENCE

Rachel HARRIS : The Making of a Musical Canon in Chinese Central Asia: The Uyghur Twelve Muqam. Aldershot: Ashgate Press, 2008. 176 p., ill. n.b., accompagné d’un CD.

1 Les publications en langues occidentales consacrées à la musique ouïgoure sont suffisamment rares pour qu’elles retiennent toute notre attention. Surtout lorsqu’elles sont accompagnées, comme c’est le cas ici, d’un CD de 51 minutes totalement consacré à un musicien, Abdulla Mäjnun.

2 Maître de conférences en ethnomusicologie à la SOAS (School of Oriental & African Studies, Université de Londres), Rachel Harris a effectué plusieurs séjours au Xinjiang et dans les républiques centrasiatiques ex-soviétiques (Ouzbékistan, Kazakhstan et Kirghizistan), qui l’ont amenée à consacrer un livre à la fabrication de ce qu’elle appelle le « canon musical de l’Asie centrale chinoise», qui est constitué du répertoire savant des douze muqam. En six chapitres, Rachel Harris nous propose d’abord un aperçu de la musique ouïgoure et de ses tenants (genres, instruments, contexte), que l’on pourrait entendre comme une sorte de reader’s digest (pp. 15-29), puis un historique de la canonisation des douze muqam. Le troisième chapitre est consacré à la biographie d’un musicien qui s’est beaucoup impliqué dans le processus de canonisation, Abdulla Mäjnun (il s’agit d’une version remaniée d’un texte publié dans un ouvrage collectif édité par Helen Rees en 2008). Des analyses musicologiques comparées émaillent le quatrième chapitre consacré aux débats qui ont agité le milieu des musiciens professionnels ouïgours quant à la canonisation en cours; analyses que l’on retrouve dans le chapitre

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suivant qui situe le répertoire des douze muqam au sein de la tradition des maqam centrasiatiques (là aussi, il s’agit d’un texte publié antérieurement dans un autre collectif édité par Ildiko Beller-Hann 2007). Enfin, dans le dernier chapitre, Rachel Harris envisage comment des traditions locales de muqam peuvent exister face, d’une part, à la canonisation aidée par l’État chinois et, d’autre part, à l’impact de l’industrie du disque indépendant. Un dernier point, très instructif, relate comment les douze muqam ont été intégrés au patrimoine culturel immatériel (PCI) voulu par l’UNESCO et sont évoquées les premières incidences de cette nouvelle appartenance.

3 En un peu plus de 150 pages, Rachel Harris a voulu centrer sa recherche sur la réécriture musicale des douze muqam, nous annonçant qu’elle traitera de la réécriture textuelle dans un prochain travail (p. 77). De fait, elle s’inscrit dans la droite ligne de ce que plusieurs de ses prédécesseurs ethnomusicologues avaient déjà traité et analysé: ainsi Theodore Levin qui, dès sa thèse soutenue en 1984, dénonçait les traditions « gelées» ou « momifiées» qui pèsent sur le Sashmaqam ouzbek (cf. également la publication qu’il en a tirée: Levin 1996); ainsi Sabine Trebinjac qui, au travers du concept de traditionalisme d’État, a soigneusement démontré pourquoi et comment, en République Populaire de Chine, les musiques étaient vouées à être transformées afin d’être intégrées à un vaste ensemble national qualifié de musique chinoise (thèse en 1993 puis publication: Trebinjac 2000); ainsi encore Nathan Light qui, pour évoquer les mêmes travers, préfère utiliser le terme de « canonisation» (cf. sa thèse soutenue en 1998 et son livre: Light2008). Mais, tandis qu’ils s’intéressaient à un processus, Rachel Harris, elle, a choisi de porter son regard sur ce qu’il en sort, sorte de produit fini de la canonisation en marche: c’est le canon, en l’occurrence et pour la région qu’elle a privilégiée, les douze muqam ou on ikki muqam. D’aucuns peuvent voir le sujet ainsi défini comme la queue de la comète, et pourtant il ne manque pas d’intérêt tant il a donné à débattre entre musiciens, fonctionnaires de la musique et musicologues. L’envie de bien « faire le canon», quitte à le refaire si besoin est, et le désir de le faire au plus vite sont tout à fait perceptibles au fil des pages.

4 Ayant précédé Rachel Harris sur le terrain d’une bonne dizaine d’années, j’ai néanmoins rencontré les mêmes acteurs qu’elle, plus ceux qui sont décédés entre temps. Et à ce sujet, je ne peux m’empêcher de signaler deux ou trois choses concernant quelques-unes de ces personnalités.

5 Prenons l’exemple de Wan Tongshu: cet homme, né à Shanghaï dans les années 1925, était un musicologue han diplômé du Conservatoire de Shanghaï. Après la révolution de 1949 et alors que l’anthropologue Fei Xiaotong était, à la demande expresse de Mao, en train de dresser la liste des minorités nationales constituant la RPC, Wan Tongshu fut envoyé dans le lointain Xinjiang répondant ainsi à la politique d’alors de « sauvegarde des arts des minorités». Dès 1950, après avoir fait la connaissance du musicien kashgarien Turdi Akhun, il commence l’enregistrement des douze muqam. Ce seront alors des séances d’enregistrement effectuées à Urumqi pendant six mois, d’abord en 1951 puis en 1954. De 1955 à 1959, entouré d’une équipe, Wan commence le travail de transcription. À la fin de l’année 1959 paraissent simultanément, dans deux maisons d’édition pékinoises, 577 pages de transcriptions musicales des douze muqam ouïgours augmentées d’une introduction bilingue (chinois/ouïgour) (Wan 1959). En 1964, alors qu’il préparait l’édition des textes annotés des muqam, la Révolution Culturelle frappa la Chine, et le Xinjiang en particulier. En 1985, Wan fut en mesure de reprendre ses matériaux de terrain qui n’avaient pas été détruits et publia un livre consacré aux instruments ouïgours (Wan 1986).

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6 Lors d’un festival consacré aux muqam ouïgours (Hong-Kong, septembre 1988) auquel participaient nombre de nos collègues ainsi que des responsables ouïgours (Jean During, J.M. Pacholczyk, Wan Tongshu, Zhou Ji, Zhou Jingbao, des instrumentistes des Beaux-Arts d’Urumqi, le responsable régional de la culture d’alors, Mämät Zunun, et moi-même), une explication sur la transcription de 1959 fut donnée par Wan Tongshu: il s’agissait, de fait, de la synthèse des deux sessions d’enregistrement, celle de 1951 et celle de 1954, effectuée selon des « critères esthétiques», ce qui expliquait que l’on ne pouvait pas écouter les enregistrements et lire simultanément les transcriptions. Les choses ont donc été clairement énoncées et, étant données les conditions de travail de l’époque, il est difficile de comprendre pourquoi Rachel Harris mentionne, en 2008, Wan Tongshu et son travail en des termes si peu amènes (pp. 33, 34,35, 76, 78, deux fois p. 81). De même, quand elle évoque la période terrible de la Révolution Culturelle, sait-elle qui était à la tête de la faction des Gardes Rouges, qui a cassé les instruments et les doigts de plusieurs instrumentistes qui avaient encore la chance d’être en vie ? Après des années de terrain ouïgour, ce que je comprends aujourd’hui c’est qu’au-delà de l’entente cordiale affichée, il y a toujours des rivalités, des incompréhensions, des mensonges et des non-dits. C’est ce dont Rachel Harris n’a pas encore eu le temps de s’enquérir tant elle est restée centrée sur la ville d’Urumqi et, plus précisément, dans les locaux de la troupe de chants et danses. Le Xinjiang est une région difficile et les habitants ont eu et ont encore des conditions de vie passablement âpres, aussi me semble-t-il injuste de lancer un anathème sur tel ou tel, depuis un bureau londonien.

7 Un autre point qu’il m’importe de traiter concerne Abdulla Mäjnun « muqam expert» (pp. 45-65) et l’affaire du sänäm de Khotan avec la musicienne Mängläsh Khan. Tandis que, lors d’un entretien effectué par Rachel Harris en 2001, le premier revendiquait avoir composé cette pièce musicale locale à partir d’un extrait du muqam de Khotan (p. 60), la seconde m’avait fait part, en 1988, qu’on le lui avait dérobé. Là encore, qui croire ? Abdulla parce qu’il est « expert» ou cette pauvre vieille femme qui pleure quand il va la revoir en 1986 pour lui apporter 5000 yuans octroyés par le bureau local de la culture et qui, dit-il, décède un mois plus tard (pp. 61-62) ? À Khotan, j’ai rencontré Abdulla, alors qu’il n’était pas encore « expert». C’était en été 1988, il n’avait reçu aucune récompense au concours national de lutherie pour la création, en 1986, de son instrument, le diltar, « corde du cœur», qui est la réunion des deux luths à long manche traditionnels ouïgours, le satar et le , mais « améliorés» (cf Trebinjac 2000: 209-211). Quelques jours plus tard, j’ai également rencontré Mängläsh Khan, avec laquelle j’ai passé plusieurs journées. Qualifiée par moi de « femme musicienne en résistance»1, elle m’expliqua qu’il ne fallait pas faire écouter mes enregistrements aux fonctionnaires d’Urumqi, parce qu’ils lui avaient volé la chanson qu’elle avait reçue de sa mère, qui la tenait elle-même de sa propre mère et dont la paternité était à présent attribuée, me dit-elle, à un fonctionnaire d’Urumqi. Très fâchée, elle avait décidé, en représailles, de simuler la paralysie de son bras gauche. Qui de « l’expert» ou de la musicienne dit vrai ? L’histoire ne nous le dira plus. Mängläsh Khan est aujourd’hui bel et bien décédée…

8 On ne peut pas tout savoir, tout connaître; mais je crois qu’une certaine déontologie de notre profession nous invite, là encore, à une grande prudence.

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NOTES

1. « Le savoir musical des Ouïghours : s’il s’agissait d’ambivalence de la mémoire?» in Stéphane D. Dudoignon ed.: Devout Societies vs Impious States? Islamkundliche Untersuchungen, Band 258. Berlin : Klaus Schwarz Verlag, 2004 : 243-254.

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Sabine TREBINJAC : Le pouvoir en chantant. Tome II: Une affaire d’État… impériale Nanterre: Société d’ethnologie, 2008

Aurélie Névot

RÉFÉRENCE

Sabine TREBINJAC : Le pouvoir en chantant. Tome II: Une affaire d’État… impériale. Nanterre: Société d’ethnologie, 2008. 214 p.

1 Dans le premier tome du Pouvoir en chantant consacré à L’art de fabriquer une musique chinoise, publié en 2000, Sabine Trébinjac – chargée de recherche au CNRS (LESC, Nanterre) – montre par quels processus, en Chine contemporaine, la « tradition» devient le « traditionnalisme d’État». En appuyant son analyse sur les transformations de la musique ouïgoure par l’« appareil gouvernemental» afin de la rendre harmonieuse avec le régime en place, elle conclut que « le monde des sons est envisagé comme un champ symbolique de l’ensemble du politique» (2000: 375). S’interrogeant sur la continuité historique entre la Chine contemporaine et la Chine ancienne à propos de la musique et de ses institutions, elle propose de remonter la chronologie des faits dans le second tome du Pouvoir en chantant intitulé Une affaire d’État… impériale. Elle entreprend alors d’embrasser un vaste champ historique allant du XIIe siècle av. J.-C. au XXe siècle.

2 La première partie, « Un rescrit ancien sur la musique», met en avant que les confucéens furent les premiers à conceptualiser l’importance accordée à la musique en Chine. L’auteure base son argumentation sur le Yueji, Notes sur la musique, un traité écrit au Ier siècle av. J.-C., dont elle propose une traduction inédite (pp. 24-48) avec le texte original en annexe (I-XV). L’analyse du texte révèle que les pratiques ayant trait aux « affaires musicales» étaient plus politiques que musicales, à tel point que Sabine Trébinjac intitule le premier chapitre « Le Yueji: un traité « a-musical »». Yue, la musique – sémantiquement

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associée à la danse et à la poésie – étant reliée à la structure sociale par le biais des rites qui régulent le monde, l’harmonie musicale est l’harmonie cosmologique et universelle. L’organisation du monde influe sur la musique qui a également une incidence sur l’ordre universel (p. 50). De la sorte, observer la musique de son peuple permet au souverain de prendre connaissance de l’état de son gouvernement. A l’inverse, la « bonne» musique composée par un « bon» souverain et entendue par le peuple génère des sentiments vertueux. Et chaque nouvel empereur étant porteur d’une nouvelle vertu liée au mandat céleste, chaque dynastie était rythmée par un style musical différent.

3 Dans la deuxième partie, « Du symbole politique aux institutions musicales d’État», S. Trébinjac s’intéresse aux institutions responsables des « affaires musicales» dans une analyse diachronique (IIIe-XXe siècle). Le deuxième chapitre, intitulé « Histoire du yuefu des Han», porte sur le bureau de la musique, yuefu, inauguré par l’empereur Wu des Han au IIe siècle Avt J.-C. Ce bureau prit la place d’institutions antérieures. Mais, s’il s’agissait auparavant d’une « bureaucratie symbolique», une efficacité réelle fut prêtée au yuefu. Ses trois plus hauts fonctionnaires avaient d’ailleurs un titre militaire: musiciens, ils étaient comme des soldats en charge de préserver l’harmonie (p. 79). Ils devaient assurer la cohésion territoriale en intégrant les traditions musicales de l’ensemble de l’empire (p. 76).

4 Dans le troisième chapitre intitulé « les différentes institutions musicales d’État au fil des dynasties», l’auteure relève les passages contenus dans les vingt-cinq « Histoires dynastiques» en rapport avec la musique; les textes en chinois – datant de la dynastie des Wei (220-264) jusqu’à celle des Qing (1644-1911) – et leur traduction sont placées en annexe (pp. 98-133), un tableau récapitule les instances de tutelle, les titres des responsables et leurs status (pp. 134-140). Il apparaît que « toutes les dynasties successives ont eu au moins une institution musicale rattachée aux plus hautes instances de l’organisation étatique» (p. 95). S. Trébinjac remarque par ailleurs que les dynasties non han accordèrent la plus grande importance aux institutions musicales – comme pour prouver qu’elles étaient aussi vertueuses que les autres (p. 96). Les tâches des fonctionnaires de ces diverses institutions musicales sont étudiées dans la dernière partie: « Le travail musical effectué dans les institutions d’État».

5 Le quatrième chapitre, « Du tube de bambou à l’emblème politique», s’intéresse à la manipulation des étalons sonores qu’il fallait régler à chaque changement de dynastie, d’où le lien que l’auteure établit avec l’emblème politique: ces tubes de bambou étaient liés aux rites, tous deux associés au souci confucéen d’ordre et de hiérarchie sans lesquels l’empereur ne pouvait gouverner. S. Trébinjac explique dans le détail la théorie de la construction des tubes sonores, la façon de calculer leur longueur physique, le système de progression par quinte et par quarte alternées. Proposant de les « entendre», elle conclut qu’une variation de plus de cinq demi-tons est observable entre les fondamentaux des diverses dynasties.

6 Le dernier chapitre, « Quelques témoignages anciens de musiques transformées», traite des collectes, de l’intégration puis des remaniements des musiques non han: incorporer les musiques étrangères, c’était valider l’expansion de l’empire. La transmission entre les répertoires locaux et la tradition musicale de l’empire se faisait par un changement de statut: les musiciens locaux devenaient des musiciens officiels. Ils enseignaient ensuite aux musiciens fonctionnaires puis assistaient à la transformation de leur propre tradition musicale. Ils diffusaient finalement cette nouvelle tradition dans leur pays d’origine (p. 174). La première compilation poético-musicale chinoise née de collectes est le Livre

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des odes, shijing. La réécriture a porté sur la forme linguistique et sur la forme musicale que les fonctionnaires ont tenté d’accorder avec la musique rituelle et le goût des « gens de bien». L’auteure évoque aussi la pièce Mohedoule, originaire de l’ouest. Intégrée sous la dynastie des Han, elle faisait partie du répertoire militaire. D’après S. Trébinjac, en entendant « sa» musique, l’ennemi était déconcerté et le voleur excité par la possession du « mana» de l’autre qui était un vainqueur potentiel (p. 190).

7 Ce travail de longue haleine est remarquable. La clarté du propos – bien qu’un peu répétitif dans les deux premiers chapitres – est d’autant plus impressionnante au regard de la masse d’écrits traduits et analysés. Différents champs disciplinaires interviennent: l’anthropologie, la philosophie et l’acoustique – l’auteure souligne elle-même que la mesure de la variation entre les fondamentaux des diverses dynasties est « une avancée musicologique notoire dans la recherche sinologique» (p. 193). Le panorama historique examiné est par ailleurs fort impressionnant. La démarche entreprise par S. Trébinjac trouve son entière cohérence par le biais de la musique dont l’imbrication au politique sert de fil conducteur.

8 Les collectes musicales permettaient de prendre le pouls du peuple. Les données recueillies traduisaient la force du mandat céleste qui légitime le pouvoir impérial, à tel point que l’expression « »présentation des chansons et des rumeurs » serait devenue synonyme de « rapport administratif »» (p. 71, citant Diény (1968: 12)). Si la continuité historique entre la Chine ancienne et la Chine contemporaine est incontestable, que dire de la situation actuelle, la Chine ayant ratifié le traité de l’UNESCO en 2003 et certaines de ses musiques « nationales» étant désormais classées au patrimoine culturel mondial ? De quel ordre universel parle-t-on alors ? Par ailleurs, si le traité confucéen Yueji met au premier plan le caractère politique du traitement musical, faut-il pour autant le considérer comme un traité « a-musical» ?

9 À propos d’un passage du Yueji qui apparaît dans les Mémoires historiques de Sima Qian et dans le Livre des rites, S. Trébinjac nous apprend que des caractères d’écriture distincts sont employés dans les deux livres (note 56, p. 36): dans un cas est calligraphié le caractère qi que l’auteure traduit par « inspiration»; dans l’autre cas apparaît le caractère homophonique qi, « instrument», transcription que S. Trébinjac retient. Elle traduit donc: « Ces trois moyens [poèmes, chants et danses] sont élaborés dans le cœur humain. Ce n’est qu’après que les instruments entrent en scène». Pourquoi ne pas garder les deux traductions possibles et spécifier que qi, « inspiration», se rapporte également aux « souffles», à une énergie vitale – dans les représentations chinoises, le corps n’est pas séparé de l’esprit, il est perçu comme un composé de substances différentes, fluctuantes et instables, d’énergies vitales: qi, jing et shen1– ?

10 En effet, la musique est le produit d’une élaboration interne en ce sens que les sons sont générés par les sensations intérieures comme les sons génèrent des sentiments, c’est « l’intellect qui transforme en sons les sensations provoquées par les impressions reçues de l’extérieur» (p. 15). « Les souffles», qi, semblent être en « jeu», au sens propre du terme, au sein des affaires musicales. L’apprentissage de la musique ne servirait donc pas seulement à faire comprendre que la musique est un symbole et un outil politiques: cette initiation passe par le corps en relation avec l’ordre cosmique et l’ordre social. De même, les coups de tambour donnés lors d’activités militaires ont des « effets». Ce qi, instrument, influençait le moral et l’énergie qi des troupes adverses (p. 185). De la même façon, la pièce Mohedoule interprétée par les cavaliers de l’empereur sur le champ de bataille, si elle engendrait sans doute un « énervement» ou un « amusement», influençait peut-être

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également les qi, les énergies vitales des guerriers du camp inverse. Autant de questionnements sur le rapport de la musique au corps qui enrichiraient la problématique de départ déjà si passionnante.

NOTES

1. Cf. Mark Edward Lewis, The Construction of Space in Early China (New York, State University of New York Press, 2006: 21).

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Kelly M. FOREMAN : The Gei of Geisha: Music, Identity and Meaning Ashgate, Hampshire, England, 2008

Bruno Deschênes

RÉFÉRENCE

Kelly M. FOREMAN : The Gei of Geisha: Music, Identity and Meaning. Ashgate. Hampshire, England, 2008, 143 p.

1 La geisha japonaise attise la curiosité et la crédulité. L’Occident la dépeint plus ou moins comme une prostituée de luxe, mythe qui dérive de l’occupation américaine de l’après- guerre. Des prostituées se faisaient passer pour des geishas afin d’attirer les soldats étasuniens qui ont rapidement propagé ce leurre. Ce mythe est tellement enraciné dans l’esprit occidental que beaucoup refusent de croire qu’il puisse en être autrement. Encore aujourd’hui, la majorité des textes journalistiques et autres qui en font état entretiennent cette affabulation, même si des documentaires récents ont tenté de rétablir la vérité.

2 Dans ce livre, l’ethnomusicologue américaine Kelly M. Foreman aborde un aspect de la vie de geisha qui est ignoré par l’ensemble des auteurs et chercheurs: elle serait au départ une artiste, la syllabe gei signifiant « art». Le temps et l’argent qu’elle consacre à l’étude de la musique, du chant et de la danse lui accordent une compétence artistique au même titre que les acteurs et musiciens du kabuki, par exemple. En 1629 le shōgun émit un édit qui interdisait aux femmes de monter sur scène; les seuls lieux où elles pouvaient faire de la musique et danser devant un public étaient les salons de thé des quartiers de plaisir.

3 Cet ouvrage décrit un métier dont la formation est extrêmement exigeante. Traditionnellement au Japon, un artiste de scène ne doit se consacrer qu’à une forme d’art unique. Celui qui pratique plusieurs arts ou plusieurs styles d’un même art sera critiqué et même banni de son école. Chaque école, ou ryū, possède son propre style. Un artiste qui est affilié à un ryū particulier ne peut apprendre le répertoire ou les techniques d’un autre ryū. Lorsqu’il obtiendra son shi-han, ou titre de maître, il recevra un nom

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d’artiste qui sera indicatif du ryū dont il est issu. À l’opposé, les obligations du métier exigent de la geisha qu’elle connaisse plusieurs styles de chants et de danses. Elle doit prendre des cours dans plusieurs écoles différentes, possédant donc plusieurs shi-han. Elle semble être la seule artiste dont cette licence artistique est cautionnée. D’autre part, ce livre présente un métier artistique qui est incompris, même au Japon, du fait que le milieu où la geisha évolue est élitiste et, surtout, secret et énigmatique. En Occident, ces artistes sont encore plus mal comprises. Lorsqu’un art de la scène est présenté dans un cadre privé et intime, nous le considérons plus comme étant de l’ordre de la promiscuité que l’art proprement dit.

4 Le livre comporte six chapitres. Foreman consacre le premier à démystifier et à mettre en contexte ce mythe erronément véhiculé. Les geishas sont rarement décrites comme des artistes, cet aspect de leur métier étant ouvertement ignoré ou, lorsqu’il est mentionné, il l’est dans le but de la rendre plus séduisante. Foreman mentionne, par exemple, que le roman d’Arthur Golden, Geisha (1999), ne doit pas son succès au fait qu’il décrit le métier de geishaen toute justice, mais plutôt qu’il est représentatif de l’image et du mythe que la société américaine se fait de la geisha.

5 Le deuxième chapitre discute de la formation exigeante des geishas, des différents répertoires qu’elles doivent apprendre et de l’assiduité qu’elles doivent accorder à leur formation. Elles suivent leur apprentissage auprès de maîtres de chaque style de musique qu’elles doivent interpréter, devenant aussi adeptes que les musiciens qui ne suivent qu’une seule formation.

6 Le troisième chapitre est dédié aux types de représentations des geishas: prestations privées dans les salons de thé ou dans les salles de banquets, et spectacles sur scène. Dans les salons de thé, elles doivent démontrer leur talent, mais surtout leur connaissance de divers répertoires. Certains de leurs clients sont des connaisseurs. En 1868, suite à l’effondrement du gouvernement Tokugawa, l’édit de 1629 a été contremandé, permettant ainsi aux geishasde présenter des spectacles sur scène. De telles prestations sont extrêmement onéreuses, surtout que, traditionnellement, les geishas doivent louer la salle, payer les cachets des musiciens accompagnateurs, et bien d’autres dépenses encore (kimonos, maquillages, perruques, etc.). Des salles ont même été construites exprès pour leurs spectacles, qui sont généralement donnés une fois par année, parfois deux.

7 Le quatrième chapitre présente la geisha dans le contexte de la société traditionnelle japonaise. Les coûts élevés que les clients doivent payer pour les représentations privées des salons de thé sont en fait liés aux dépenses nécessaires à la formation des geishas.

8 Le cinquième chapitre traite du patronage et de la distinction très subtile entre l’artiste de métier et l’artiste de divertissement. À cause des frais de formation exorbitants, la geisha doit avoir recours au patronage d’un mécène, le donna, qui paie une grande part de son éducation, de même que plusieurs autres dépenses. Foreman précise que ce métier est tellement exigeant que les geishasont très peu de temps à consacrer à maintenir une relation amoureuse frivole, même avec leur donna. La frivolité sexuelle était plus présente auprès des acteurs de kabuki (tous des hommes) que chez les geishas.

9 Au sixième chapitre, l’auteur discute de l’ambiguïté érotique pouvant exister entre les geishaset leurs clients, un aspect du métier qui est connu surtout grâce au livre du philosophe japonais Kuki Shūzō, La structure de l’iki (2004), publié au début du XXe siècle. Les geishas possèdent un statut liminaire, en retrait des couches sociales et métiers

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artistiques réguliers de la société japonaise. La notion d’iki est décrite comme une esthétique et une coquetterie teintées d’un érotisme qui ne sera jamais ouvertement exprimé ou assouvi, tant par le client que par la geisha.

10 Les dernières pages, basées sur le texte de Kuki, mentionnent très succinctement comment cette esthétique de l’iki semble s’exprimer dans la musique. Bien que ces quelques pages soient fort intéressantes, Foreman n’en fait qu’un survol rapide. Pour celles et ceux qui ont lu le livre de Kuki où est décrit comment l’iki s’exprime dans les gestes, les déplacements, l’habillement et même les dessins des kimonos, etc.1, cette section est décevante et lacunaire. Le rapport entre musique et iki aurait mérité d’y être beaucoup plus développé.

11 Kelly M. Foreman indique que cette recherche a été extrêmement difficile à cause du caractère énigmatique de ce métier, mais aussi du fait que les geishas avec lesquelles elle a pu obtenir des entrevues étaient réticentes à son égard à cause des journalistes qui continuent à véhiculer ce mythe. Ce qui l’a aidée est le fait qu’elle a elle-même appris le , démontrant de ce fait un certain respect du métier.

12 Malgré ma réserve sur le dernier chapitre, ce livre est dans son ensemble excellent, nous présentant un aspect du métier de geishapour ainsi dire totalement inconnu, tant l’emphase a été mise sur l’aspect de promiscuité de ce métier. J’aurais cependant une autre critique générale à formuler. Celle-ci ne concerne ni l’auteur, ni le contenu du livre, mais sa commercialisation. D’une part, il se vend 120 US$ et, d’autre part, le titre, ou du moins le sous-titre, mériterait d’être changé; il devrait indiquer plus explicitement que gei veut dire « art» et que les geishassont des artistes. La qualité de l’ouvrage est telle qu’il mériterait d’être plus accessible afin qu’un groupe plus large de lecteurs puisse en prendre connaissance.

BIBLIOGRAPHIE

GOLDEN Arthur, 1999, Geisha. Paris: J.-C. Lattès.

KUKI Shūzō, 2004, La structure de l’iki. Trad. Camille Loivier. Paris: Presses universitaires de France.

NOTES

1. Un point intéressant à noter : la mère de Kuki était elle-même geisha.

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Marisol RODRIGUEZ MANRIQUE : La Musique comme valeur sociale et symbole identitaire. L’exemple d’une communauté afro-anglaise en Colombie (île de Providence) Paris: L’Harmattan, 2008

Laurent Aubert

RÉFÉRENCE

Marisol RODRIGUEZ MANRIQUE : La Musique comme valeur sociale et symbole identitaire. L’exemple d’une communauté afro-anglaise en Colombie (île de Providence). Préface de Monique Desroches. Paris: L’Harmattan, 2008. 375 p., ill. n.b., tableaux.

1 Issu d’une thèse doctorale intitulée « Construction identitaire à travers la musique et les habitudes d’écoute. Le cas d’une communauté anglo-africaine de la Caraïbe hispanophone» et soutenue en 2007 à l’Université de Montréal, cet ouvrage aborde les enjeux d’une culture musicale insulaire considérée comme un fait social total. Marisol Rodríguez met ici en évidence de nombreuses données locales, de nombreux mécanismes – tant musicaux que socioculturels – dont l’évaluation pourrait être transposée à peu près telle quelle à d’autres contextes et d’autres situations musicales. La portée de ce livre dépasse donc largement les particularités de l’île de Providence, laquelle apparaît plutôt comme un « cas d’espèce» exemplaire de processus tels que le « glocalisme» ou la « tradernité» – pour reprendre les néologismes utilisés par l’auteure afin de définir la dialectique et les tensions qu’elle implique, respectivement entre le global et le local et entre la tradition et la modernité, caractéristiques de l’époque contemporaine. C’est en cela que les problématiques qui se dégagent de ce livre justifient

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largement le choix du sujet, même si la musique dont il est question ne semble a priori se signaler par aucune originalité particulière, par aucun trait spécifique marquant.

2 L’auteure s’intéresse moins aux paramètres formels et structurels de la musique qu’aux phénomènes musicaux en tant que modes spécifiques de représentation sociale et aux diverses attitudes manifestées vis-à-vis des musiciens en fonction de leur catégorie. Cette approche me paraît justifiée dans la mesure où les principales pratiques musicales providenciennes – la musique religieuse et la tradition chorale (pp. 64-69), la musique dite traditionnelle (danses de salon, pasillos, mentos et calypsos) (pp. 70-104) et la musique populaire (reggae et soca) (pp. 104-110) – apparaissent comme des variantes locales de courants musicaux plus largement répandus, en particulier dans le reste des Caraïbes.

3 À cet égard, les principaux axes de ce travail sont à mon avis judicieusement déterminés. L’accent y est mis autant, sinon davantage, sur le « pôle de réception» de la musique que sur celui de sa création et de sa production; l’étude des comportements musicaux et des représentations du monde qui leur sont liées prime de ce fait sur celle des structures musicales. L’auteure assume ainsi délibérément une approche plus anthropologique, voire sociologique, que systémique, et sa problématique centrale est celle de la musique comme mode de représentation et comme valeur sociale.

4 Le phénomène de la « mise en tourisme» de la musique traditionnelle est évalué plus loin en tant que réservoir musical, mais aussi comme cause de transformation des répertoires traditionnels et de leur interprétation (pp. 111-141). Les différentes théories relatives à « l’impact du tourisme sur la musique» sont présentées avec clarté, à partir du point de vue de l’ethnomusicologue colombienne Margarita Ruiz, qui voit le tourisme comme une cause de « folklorisation» et de « pétrification» de la culture vivante, auquel s’oppose celui de Monique Desroches – que partage l’auteure –, pour qui il est plutôt « une sorte de relais pour une dynamisation éventuelle du patrimoine musical dans le milieu» (p. 130).

5 Marisol Rodríguez analyse par ailleurs de façon très pertinente l’influence exercée par les instances politiques (au niveau tant local que national), religieuses (baptistes, adventistes, catholiques) et médiatiques dans les processus de transmission et d’institutionnalisation – et donc d’instrumentalisation – des diverses catégories musicales. L’influence des technologies contemporaines est particulièrement sensible dans ce qu’elle appelle le phénomène de « pickopisation» de la musique populaire: l’usage d’amplificateurs (en anglais: sound systems; en espagnol colombien: picó) apparaît ainsi à la fois comme marqueur identitaire de la jeune génération et en tant que source d’une nouvelle construction sociale, plus anglo-afro-caribéenne qu’afro-colombienne (pp. 166-175).

6 Quat au concept de « tradernité», cité plus haut, il vise ici à définir un aspect de la mondialisation culturelle consistant en « une tentative d’équilibre entre la préservation des valeurs traditionnelles et l’adoption des valeurs modernes» (p. 329). Selon Marisol Rodríguez, une telle stratégie « déloge les préjugés de stagnation et de passéisme envers les valeurs traditionnelles et en même temps écarte les idées préconçues sur une certaine décadence collée souvent aux valeurs modernes» (p. 330). Elle engendre une série de comportements marqués à la fois par des paramètres externes et des dynamiques internes s’inscrivant dans le cadre général des bipolarités entre tradition et modernité, voire entre « localisme culturel» et « globalisme homogénéisant» (p. 331).

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7 « Une île qui boude ses traditions musicales! Quel sujet original pour une étude ethnomusicologique», note avec humour Monique Desroches en ouverture de sa préface (p. 15). En effet, le défi est relevé haut la main, et ce qui aurait pu être un sérieux handicap pour une recherche telle que celle menée par Marisol Rodríguez se révèle au contraire être à la source d’une démarche particulièrement originale et pleinement assumée. Les neuf chapitres de ce livre proposent ainsi un cheminement pertinent à travers les diverses problématiques abordées: le contexte historique et géographique, les différentes catégories musicales et les contraintes auxquelles chacune est soumise, les processus de transmission, les enjeux politiques et économiques auxquels répond la musique – en particulier ceux de sa « mise en tourisme» – et enfin les divers systèmes de représentation de la société et du monde manifestés par chaque catégorie musicale. Ajoutons que le style est dans l’ensemble fluide et adapté à la construction du discours, et que la rédaction est exemplaire par la clarté et la cohérence du propos.

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CD, Multimedia

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Anthologie de la musique congolaise (RDC)

Henri Lecomte

RÉFÉRENCE

Anthologie de la musique congolaise (RDC) Vol. 1. Musique des Lunda du Katanga. Enregistrements: Jos Gansemans, 1972. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 401. Vol. 2. Songs of the Okapi Forest. Mbuti, Nande and Pakombe. Enregistrements: John Hart et Erik Lindquist, 1973-2004. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 402 (titre en anglais). Vol. 3. Musiques du pays des Mangbetu. (Asua, Beyru, Mangbele, Mangbetu). Enregistrements: Didier Demolin, 1984-1990. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 403. Vol. 4. Musique des Salampasu. Enregistrements: Jos Gansemans, 1973. CD Fonti Musicali/ Musée royal de l’Afrique centrale fmd 404. Vol. 5. Musique des Tshokwe du Bandundu. Enregistrements: René Ménard et Benoît Quersin, 1981. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 405. Vol. 6. Musique des Kwese. Enregistrements: René Ménard, 1984-1985. CD Fonti Musicali/ Musée royal de l’Afrique centrale fmd 406. Vol. 7. Musique des Kongo-Mbata. Enregistrements: Benoît Quersin et Ludiongo, 1974. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 407. Vol. 8. Musique des Tetela. Enregistrements: Benoît Quersin et Esole Eka Likote, 1975. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 408. Vol. 9. Musique des Leele. Enregistrements: René Ménard, 1985. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 409. Vol. 10. Musique de l’Ubangui. (Banda-Mono, Ngbaka-Minagende, Ngbaha-Ma’bo, Ngbandi). Enregistrements: Benoît Quersin et Esole Eka Likote, 1975. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 410.

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Vol. 11. Musique des Nkundo. Enregistrements: Benoît Quersin, 1971-1972. CD Fonti Musicali/Musée royal de l’Afrique centrale fmd 411.

1 Le label belge Fonti Musicali, en association avec le Musée royal de l’Afrique centrale, a commencé la publication d’une anthologie de la musique congolaise, dirigée par Jos Gansemans, qui comprend actuellement onze volumes. Chacun d’entre eux est consacré à une population ou à une région. Les enregistrements ont tous été effectués dans les limites des frontières politiques de la RDC, même lorsqu’une population vit dans plusieurs pays, comme c’est le cas par exemple pour les Lunda, qui vivent également en Angola et en Zambie (ce qu’indique d’ailleurs le texte du livret). Le MRAC avait déjà édité une série de vinyls sur le même sujet, mais si j’en juge par ceux qui sont en ma possession il n’y a pas de doublon, pas plus qu’avec les disques édités chez OCORA par Jos Gansemans1 et Benoit Quersin2. Seules quelques plages avaient déjà été publiées par Kongo Zabana3. Signalons également que Fonti Musicali avait déjà publié plusieurs CD sur les musiques de la RDC4.

2 Le premier CD, consacré aux Lunda du Katanga, comporte notamment des pièces instrumentales pour lamellophones accompagnés de tambours et de bâtons de rythme, arc en bouche ou à résonateur externe, ensembles de flûtes de Pan à l’accord hexatonique, tambour à friction ou tambours à fente. Mise à part une berceuse, les pièces vocales ont été enregistrées lors de rituels ou de cérémonies de cour.

3 Le CD de la région de l’Okapi nous permet de mieux comprendre les rapports entre les groupes pygmées, ici les Mbuti, et les Bantous sédentaires. S’ils sont surtout renommés, à juste titre, pour leur art de la polyphonie vocale, les Pygmées empruntent également des instruments, lamellophones ou trompes, aux peuples qui vivent à l’orée de la forêt, jouant également d’instruments éphémères comme ces flûtes constituées par une tige d’herbe. Les Pakombe ont de leur côté été influencés par la musique des Mbuti et, au cours des cérémonies, ce sont souvent ces derniers qui jouent les tambours. Les Nande ont un rapport beaucoup plus distant avec les Mbuti. Arrivés récemment, ils font du commerce avec eux et les influences musicales ne sont pas évidentes. Un chanteur s’accompagne ici d’une guitare sans frettes « faite à la maison», qui permet de bien comprendre la relation avec le jeu d’instruments traditionnels comme les lamellophones5, ce que l’on retrouve dans les musiques urbaines, soukouss et rumba congolaise.

4 Les Mangbetu, présentés dans le volume 3, ont gardé leurs musiques de cour où les ostinati vocaux sont soutenus par des tambours, à fente ou à membrane, des hochets, une cloche double et une trompe. Ils ont également été influencés par leurs voisins pygmées, les Asua, et leurs polyphonies exécutées par des ensembles de trompes sont souvent une réplique des polyphonies vocales asua. Ils jouent également d’une cithare-en-terre, alors que leurs voisins, les Beyru, accompagnent leur chant d’un lamellophone. Les femmes et les jeunes filles pratiquent des jeux rythmiques en frappant l’eau des rivières avec leurs mains creusées en forme de cuillers, ce qui évoque étonnamment les enregistrements exécutés à l’autre bout du monde par Hugo Zemp chez les ‘Aré’aré6.

5 Dans le volume 4, les Salampasu jouent une musique où xylophones et tambours à membrane sont prédominants, ainsi que les lamellophones. Ainsi, dans la « danse des flûtes de Pan», celles-ci ne sont pratiquement pas jouées par les danseurs (qui peuvent être une centaine), qui se contentent de les tenir dans leur main, l’orchestre étant constitué de lamellophones et de percussions. La plupart des pièces présentées sont des

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musiques de danse, jouées en diverses occasions: divertissement, rituels d’initiation ou d’intronisation d’un chef, funérailles…

6 Les Tshokwe du volume 5, qui vivent également au nord-ouest de l’Angola et en Zambie, pratiquent des musiques essentiellement vocales, accompagnées par des tambours à membrane, un racleur, une bouteille percutée ou un rhombe. Ils utilisent également des guitares fabriquées localement, aussi bien pour accompagner les danses traditionnelles que pour des expressions plus « hybrides», comme ce chant inspiré par l’œuvre de Papa Wendo, un des plus célèbres interprètes de rumba congolaise des années 1950. Il s’agit surtout de musiques collectives, souvent destinées à la danse, exécutées la plupart du temps lors des rituels comme le mukhanda, lié à la circoncision, sur lequel on aurait aimé en savoir davantage. Il est d’ailleurs un peu regrettable que le texte, pour l’ensemble de la collection, ne soit pas plus précis. Même s’il est en trois langues, anglais, flamand et français, et que cela prend de la place, il est toujours possible d’ajouter un fichier pdf, comme par exemple pour le CD Inédit consacré à la musique des Acholi7.

7 Présentés dans le volume 6, les Kwese se considèrent comme les « petits-enfants» des Lunda et les « frères» des Pende et des Soonde. Ils s’en distinguent cependant, ne serait-ce que par la pratique du tambour à friction qui est ici quasiment réservé aux femmes et qui évoque la voix du léopard, symbole de celle du chef. Les instruments sont moins nombreux que ceux des peuples voisins. Il s’agit essentiellement d’un arc à résonateur externe, de « sifflets» (ce qui ne veut pas dire grand-chose au niveau organologique: ce sont des flûtes à embouchure terminale dont l’extrémité distale est bouchée, qui n’ont rien à voir avec un « sifflet» européen qui est une flûte à conduit) en bois ou en corne d’antilope et d’une trompe en ivoire. Ils jouent également d’un xylophone à dix-sept touches et d’un tambour à fente. Les polyphonies vocales accompagnent les anciennes danses rituelles devenues danses de divertissement, alors que le répertoire vocal en solo est particulièrement riche, complaintes ou chants satiriques.

8 Chez les Kongo-Mbata, auxquels est consacré le volume 7, on peut entendre des ensembles de cinq trompes jouées en hoquet, accompagnées par deux tambours à membrane, ainsi que des ensembles de sept tambours à fente à tête anthropomorphe utilisés dans les rituels des sociétés secrètes. La cloche double à battant externe est liée au pouvoir du chef. Il existe apparemment bien d’autres instruments qui ne sont pas présents dans ce CD. Les chants rituels sont également restés très présents, pouvant regrouper vingt-six personnes au cours du rituel propitiatoire nkita.

9 Les Tetela du volume 8 sont des maîtres du tambour à fente lokombe dont les diverses hauteurs correspondent aux tons de la langue parlée, si bien qu’outre leur fonction proprement musicale ils servaient à transmettre des messages, comme dans bien d’autres régions d’Afrique centrale. Les autres idiophones sont des hochets, des cloches, simples ou doubles, ainsi qu’un lamellophone. Ils jouent également d’un « sifflet» et d’une trompe traversière. Le seul cordophone semble être la guitare, fabriquée sur place et utilisée dans des pièces de musique « néo-traditionnelle» dont deux exemples sont donnés ici, l’un d’eux étant un chant déplorant l’assassinat de Clément Ngambo, chef de la Jeunesse lumumbiste. Les musiques vocales sont souvent des chants à répons exécutés pour le divertissement, mais aussi pour la louange des chefs ou dans un but curatif.

10 Le volume 9 présente les Leele, qui avaient la particularité de pratiquer la polyandrie. Les pluriarcs ne sont hélas présents qu’en photo, de même que les divers aérophones, sifflets, rhombes ou ocarinas. On peut cependant entendre une riche variété de membranophones ainsi qu’une trompe et un lamellophone aux lames végétales. Ce sont encore une fois les

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musiques vocales collectives qui sont à l’honneur pour accompagner danses de réjouissance, rituels ou accueil du roi.

11 Plusieurs peuples de l’Oubangui sont présents dans le volume 10. Les Banda-Mono jouent d’un lamellophone dont les onze touches sont faites de rayons de bicyclette martelés. Le musicien est présenté comme un soliste exceptionnel, mais nous ne saurons pas son nom… Des chœurs polyphoniques d’une vingtaine d’hommes interviennent au cours de cérémonies de circoncision ou de chants de guerre, accompagnés par des tambours à membrane. On retrouve des chants de circoncision chez les Ngbaka-minagende, interprétés par un ensemble de trompes et un tambour à peau clouée, alors que les Ngbaka-ma’bo ont emprunté l’arc en bouche à leurs voisins, les pygmées Aka. On peut également entendre une harpe arquée à sept cordes, ce qui nous prouve une fois de plus que les musiques des villages africains ne sont pas statiques puisque l’instrument comporte généralement cinq cordes et qu’il s’agit ici d’une innovation personnelle du musicien. On peut entendre également des chœurs mixtes qui accompagnent un soliste dans un chant de deuil ou un autre destiné à contrecarrer l’influence des sorciers.

12 Chez les Nkundo du volume 11, qui font partie du groupe Mongo, le pluriarc est à l’honneur, accompagnant le chant individuel au cours des grandes fêtes. Une calebasse dans laquelle on souffle l’accompagne de sa sonorité grave et ténue. Les chœurs féminins polyphoniques accompagnent le rituel du bobongo ou celui de la sortie de la walé, la femme qui sort d’une longue réclusion après la naissance de son premier enfant (ce qui n’est d’ailleurs pas expliqué dans le livret), auquel le CD fmd 301 est consacré. Tambours à fente et trompes sont également présents, accompagnant par exemple un chant pour les courses de pirogues.

13 Cette série, très riche musicalement, devrait être suivie d’autres volumes. Regrettons simplement encore une fois que les textes d’accompagnement ne nous permettent pas d’en savoir plus sur ces musiques remarquables.

NOTES

1. Zaïre. Musique des Salampasu. Ocora/BRT 558 597. 2. Polyphonies Mongo. Ocora OCR 53 (réédité en CD: Ocora C 580050) et Musiques de l’ancien royaume Kuba. Ocora OCR 61. 3. Petites musiques du Zaïre. Buda records 1973792. 4. Archives 1910-1960. MRAC. Fonti Musicali fmd 220; Zaïre: Ekonda. Bobongo-Sortie de la walé. Collection de la sonothèque de l’Institut des musées nationaux au Zaïre. vol. 1 & 2. Fonti Musicali fmd 300-301; Elanga Nkake. Losokya. Collection de la sonothèque de l’Institut des musées nationaux au Zaïre. vol. 3. Fonti Musicali fmd 302; Kiti na mesa. Zaïre: Musique mongo. Fonti Musicali fmd 197; Zaïre: Luba. Shankadi du Shaba. Tombe Ditumba. Fonti Musicali fmd 204; Chants de l’orée de la forêt. Polyphonies des Pygmées Éfé. Fonti Musicali fmd 185; Pygmées. Musée Dapper/Fonti Musicali fmd 190 (Asua, Éfé, Kango); Mangbetu. Zaïre: Haut-Uélé. Fonti Musicali fmd 193. 5. Voir, par exemple, le CD « Survivance». Franklin Boukaka, ses sanzas et son orchestre congolais. Bolibana collection BIP 333. Il s’agit d’un exemple enregistré par un artiste de la

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République du Congo; mais, comme dans bien d’autres régions du continent africain, les frontières culturelles et celles établies par le colonialisme sont loin de toujours coïncider. Voir également un enregistrement plus récent d’un artiste de la RDC: Wendo Kolosoy et le Victoria Bakolo Miziki. « Amba». 1 CD Marabi 46801-2. 6. Daniel de Coppet et Hugo Zemp: ‘Aré’aré, un peuple mélanésien et sa musique (avec un LP 17). Paris: Éditions du Seuil, 1978. 7. Ouganda. Musique des Acholi. Chants de sagesse et d’exode. Inédit W 260130.

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Voices for Humans, Ancestors and Gods. A musical journey through India’s interior (East and North-East) Enregistrements, texte et photographies: Rolf Killius. Topic Records/ World Series, 2006

William Tallotte

RÉFÉRENCE

Voices for Humans, Ancestors and Gods. A musical journey through India’s interior (East and North-East). Enregistrements, texte et photographies: Rolf Killius. 1 CD Topic Records/ World Series TSCD 933, 2006.

1 Le journaliste, consultant et preneur de son Rolf Killius, que l’on connaissait surtout pour ses travaux sur le Kerala, nous propose là un échantillon des enregistrements qu’il réalisa en 1997, 2001 et 2002 dans le cadre d’un projet de collecte et de documentation, Traditional Music of India (TMI), mené par le département des archives sonores de la British Library. Treize plages de deux à sept minutes environ ont été sélectionnées et conduisent progressivement l’auditeur – d’où l’idée de « voyage musical» – de l’extrême nord de l’Andhra Pradesh, en pays télougou, aux contreforts sud-est de l’Himalaya, en pays monpa (ou moinba) et bouddhiste. La voix sert de fil conducteur et permet la mise en place d’une double thématique: musicale, certes, mais également sociale. Il s’agit en effet de nous faire découvrir des traditions vocales peu connues, voire inconnues: celles des populations rurales et aborigènes (dites ādivāsī1) de l’Est et du Nord-Est de l’Inde.

2 Voices for Humans, Ancestors and Gods s’inscrit donc assez nettement – c’est du moins la volonté affichée de l’auteur et des éditeurs de la collection – dans une démarche ethnographique. Saluons en ce sens, mis à part une translittération approximative des termes vernaculaires2, un livret plutôt fiable et bien documenté, de bonnes photos de terrain, une carte, ainsi qu’un ensemble de détails que le spécialiste appréciera: nom des

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principaux chanteurs, nom des lieux d’enregistrement, date des prises de son, etc. Saluons aussi des enregistrements de qualité, généralement bien équilibrés, avec des voix, en toute logique, portées au premier plan. On saura par ailleurs gré à l’auteur, dans la mesure où la plupart des pièces ont été enregistrées sur demande, d’avoir su éviter l’écueil de ces petits mais désagréables décalages sonores souvent perceptibles à l’écoute d’enregistrements de terrain: je pense notamment aux résonances froides des pièces closes et bétonnées (si fréquentes en Inde), dont l’acoustique, le plus souvent, contraste avec celle du contexte et de l’habitat traditionnels. Ce disque est donc à l’évidence, outre la beauté et l’intérêt documentaire de certaines plages (j’y reviendrai), une réussite au plan graphique, technique et sonore.

3 Pour autant, la forte disparité géographique et culturelle des pièces présentées ne peut que susciter un certain nombre d’interrogations sur la cohérence de l’entreprise. Il s’agit en effet, et le défi est grand, de réunir sur un seul et même disque dix traditions musicales distinctes n’ayant, dans bien des cas, pas de liens directs entre elles. Rappelons, en accord avec l’auteur, que quatre grandes familles linguistiques et sept langues sont ici représentées: la dravidienne (télougou), l’austro-asiatique pour le groupe munda (saora, plus souvent orthographié sora), l’indo-européenne pour le groupe indo-aryen (oriya, bengali et assamais) et la sino-tibétaine pour le groupe tibéto-birman (deori et monpa). Cette segmentation linguistique, mieux qu’une segmentation géographique par États, répond assez bien à ce que l’oreille, même novice, peut percevoir d’un point de vue musical: treize plages pour grosso modo quatre univers musicaux distincts: — Plages 1 et 2, l’univers des traditions épiques et narratives de l’Inde du Sud, ou tout au moins celles qui sont liées à l’hindouisme des temples de basses castes. — Plages 3 et 4, celui des traditions musicales, en l’occurrence vocales, des Sora – population aborigène de l’Orissa qui, culturellement, partage peu avec la société oriya et pan-indienne qui l’entoure. — Plages 5 à 10, celui des chants dévotionnels (populaires ou semi-classiques selon les terminologies indiennes courantes) de l’Inde du Nord qui, d’une manière ou d’une autre, sont noués à une culture indo-européenne et, de fait, aux traditions musicales hindoustanies. — Plages 11 à 13, celui des musiques tibétaines (ou apparentées), plus proches, dans l’esprit et la manière, de l’Extrême-Orient que de l’Asie du Sud.

4 Au regard de ce découpage, il apparaît d’emblée que l’inédit, tel qu’annoncé dans le livret (p. 1 notamment), n’est pas toujours au rendez-vous. Le cas des plages 7 et 8 est à cet égard le plus frappant puisque la musique des Baul du Bengale est sans doute, au sein des traditions populaires indiennes, l’une des mieux documentées3. Si l’on peut regretter ce décalage entre annonce et contenu, ces deux chants mystiques n’en demeurent pas moins, au sein d’une discographie déjà riche, de bons exemples. Ils trouvent par ailleurs pleinement leur place aux côtés de quatre traditions de chants dévotionnels – ou chants de bhakti: en langue oriya d’un côté (plages 5 et 6), en assamais de l’autre (plages 9 et 10). On notera l’intérêt particulier de la plage 5 où Parashumani, ancienne devadāsī à la voix puissante – voix forgée dans un cadre rituel – se joint à un percussionniste de tradition odissi. La plage 10, qui clôt cette parenthèse indo-européenne, mérite également mention: enregistrée in situ dans un monastère hindou d’obédience viuïte, elle illustre très bien l’une des particularités des chants de congrégation assamais, qui intègrent au procédé du chant responsorial accélérations et décélérations successives. Des trois plages suivantes, qui mettent un terme au voyage, on retiendra surtout ce chant de lamentation deori

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(plage 11) qui, singulièrement, paraît plus proche, d’un point de vue vocal et musical, de chants miao ou yao (du Sud de la Chine par exemple) que de chants tibétains – contrairement aux deux chants monpa (plages 12 et 13), en tous points représentatifs des musiques villageoises tibétaines.

5 Mais l’intérêt majeur du disque – à l’exception sans doute du chant deori – réside surtout, me semble-t-il, dans ses quatre premières plages: effectivement inédites, pour le coup singulières et, qui plus est, fort expressives. Les deux chants sora (plages 3 et 4), qui viennent compléter une documentation sonore trop rare sur les musiques aborigènes de l’Inde4,sont à cet égard exemplaires. Le chant funéraire (plage 3), où un prêtre s’accompagne d’un luth doté de quatre frettes (la photographie p. 8 pourrait cependant laisser penser qu’il s’agit d’une cithare-sur-bâton à six frettes), présente un cas remarquable d’expression vocale indienne que, d’oreille, l’ethnologue aurait bien volontiers situé sur quelques plateaux malais ou philippins, ou toute zone géographique portant l’empreinte d’une langue austronésienne – bien que le sora n’appartienne pas à cette famille linguistique (voir supra)5. On notera que, si l’échelle utilisée par le chanteur est effectivement tritonique (livret p. 8), l’accompagnement instrumental, quant à lui, est tétratonique – au minimum, puisque une cinquième hauteur intervient assez nettement en conclusion. Le chant suivant (plage 4), qui accompagne habituellement la cérémonie d’attribution d’un nom, présente un exemple intéressant d’hétérophonie. Son intérêt est d’autant plus grand que les trois chanteuses, également prêtresses, semblent jouer du procédé, mêlant subtilement leurs voix à la manière d’un tissage.

6 Les deux chants épiques et narratifs en télougou (plages 1 et 2) nous permettent aussi, dans un tout autre registre, de découvrir des traditions musicales jusqu’alors non documentées. Du premier, on retiendra cette belle mélodie soutenue par la voix poignante d’Ambati Palaroa, leader du groupe – on regrettera seulement le fading qui vient interrompre la pièce en un point que l’auteur n’a pas jugé opportun de préciser. Du second, outre les voix, on retiendra les possibilités étonnantes du jankili konda (je conserve ici la translittération proposée par l’auteur), instrument hybride, à la fois membranophone et cordophone, à rapprocher de l’ānandalaharī (ou gubgubī pour une dénomination onomatopéique)des Baul; devant l’intérêt que présente l’instrument pour l’organologie, une photographie, en regard de la description (p. 7), aurait toutefois été bienvenue. Mais le plus grand regret, même si le parti pris de l’éclectisme semble ici l’imposer, naît de la brièveté de la documentation qui ne permet guère, au-delà même d’une écoute attentive, de situer précisément ces deux traditions. Si l’une et l’autre, certes, alternent chants et récits (ou commentaires) parlés, utilisent la forme responsoriale et intègrent le couple tambour/cymbales, les informations fournies (caste des musiciens, résumé de l’extrait proposé, provenance de l’extrait pour la plage 2) ne permettent pas au lecteur de les rattacher à un genre narratif et musical connu: Tōlubommalāa et Palnāu par exemple pour les zones côtières de l’Andhra Pradesh. On sait en effet – c’est ce qui rend ici l’identification difficile – qu’il existe dans ce cadre différents modes de dénomination6: via le nom de caste des musiciens, le nom d’un instrument ou encore le titre d’un récit ou le nom de son héros principal. Cette identification aurait peut-être permis de mettre en perspective ces deux plages avec les travaux des folkloristes et des ethnologues.

7 Entre le désir de réaliser un document de référence et la volonté d’offrir à l’auditeur/ lecteur une large palette musicale, se lisent bien sûr quelques hésitations. Reste que Voices for Humans, Ancestors and Gods, grâce à l’expérience conjointe de l’auteur et des

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éditeurs, s’impose non seulement comme un beau disque, mais comme un document important dans le paysage des musiques populaires et aborigènes de l’Inde. On ne peut que souhaiter qu’il s’impose aussi comme socle et point de départ de projets discographiques plus détaillés, circonscrits à une seule tradition – ou à plusieurs, si celles- ci relèvent véritablement d’une problématique commune.

NOTES

1. Pour une réflexion sur la validité des catégories folk (populaires, rurales, etc.) et tribal («tribales», aborigènes, etc.) dans le contexte musical indien, se reporter au numéro spécial de la revue Asian Music: «Tribal Music of India», Asian Music, 32 (1), 2001. 2. Ce n’est pas le choix d’une translittération simplifiée – sans signes diacritiques – qui pose ici problème, mais plutôt son absence d’unité. Les voyelles longues par exemple ne sont dans l’ensemble pas marquées (on trouve ainsi raga pour râga ou rāga) sauf, sans que l’on en comprenne la raison, dans certains cas (daasari, maasti, geet, greebu, etc.). On trouve par ailleurs quelques translittérations insolites (pakauwaj pour pakhāvaj, gobi yantra pour gopīyantra, etc.) ainsi que des termes d’orthographe similaire translittérés différemment (thalam, les cymbales, et tala, un cycle métrique) alors que seule la nécessité d’une double translittération peut éventuellement conduire à ce résultat (tāḷam et tāla par exemple pour une translittération effectuée à partir des alphabets tamoul et sanskrit). Bref, ce qui aurait pu constituer un lexique intéressant ne peut malheureusement pas être utilisé comme base de travail. 3. Parmi de nombreux disques, voir: Bengale. Chants des «fous», Enregistrements et texte de Georges Luneau, 1 CD Le Chant du Monde, Collection «CNRS/Musée de l’Homme»: LDX 274715, 1990 [1re éd. 33 tours, 1979]. 4. Citons notamment: Ritual Music of Manipur (India), Enregistrements et texte: Louise Lightfoot, 1 disque 33 tours Folkways Records, Collection «Ethnic Folkways Library»: FE 4479, 1960; Songs of Assam, Uttar Pradesh and the Andamans, Texte: Department of Anthropology (Government of India), 1 disque 33 tours Folkways Records, Collection «Ethnic Folkways Library»: FE 4380, 1960; Tribal Music of India: The Muria and Maria Gonds of Madhya Pradesh, Enregistrements et texte: Roderic Knight, 1 disque 33 tours Folkways Records, Collection «Ethnic Folkways Library»: FE 4028, 1983; Inde Centrale. Traditions musicales des Gond, Enregistrements et texte: Jan Van Alphen, 1 CD VDE-Gallo, Collection «Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP)»: VDE 618, 1990; et plus récemment, le CD qui accompagne l’ouvrage de Richard K. Wolf, The Black Cow’s Footprint. Time, Space and Music in the Lives of the Kotas of South India, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 2006. 5. Ce décalage entre classifications linguistiques et spécificités musicales – déjà relevé pour le chant deori (plage 11) – semble assez fréquent en Inde dès que l’on s’intéresse aux populations ādivāsī. 6. Voir Daniel Negers, «la dimension politique dans l’émergence d’une forme narrative populaire à l’époque moderne: le burrakatha d’Andhra Pradesh», in Catherine Servan-Schreiber, éd.: Traditions orales dans le monde indien, Puruṣārtha, 18, 1995: 116; ainsi que Stuart H. Blackburn, «Patterns of Development for Indian Oral Epics», in Stuart H. Blackburn, Peter J. Claus, Joyce B. Flueckiger, Susan S. Wadley, éd.: Oral Epics in India, Berkeley & Los Angeles: University of California Press, 1990: 15-32.

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Yoshio Kurahashi: Honkyoku, musique zen pour shakuhachi Enregistrements: Stan Kakudō Richardson, Yūsan Fukai et Katsumasa Ōta, 2008

Jay Keister Traduction : Laurent Aubert

RÉFÉRENCE

Yoshio Kurahashi: Honkyoku, musique zen pour shakuhachi. Enregistrements: Stan Kakudō Richardson, Yūsan Fukai et Katsumasa Ōta; texte de présentation: Bruno Deschênes. 1 CD avec contenu augmenté d’un document pdf Inédit W 260134, 2008.

1 La popularité internationale de la flûte japonaise shakuhachi a suscité ces dernières années une prolifération considérable de publications commerciales. Les disques abondent, enregistrés par des interprètes qualifiés, japonais ou non, que ce soit dans des répertoires traditionnels en solo, en musique de chambre avec d’autres instruments japonais tels que la cithare à treize cordes koto et le luth à trois cordes shamisen, ou dans des compositions récentes de musique de méditation, d’improvisations de jazz ou de musique expérimentale. À cet égard, ce nouvel enregistrement du maître japonais du shakuhachi Yoshio Kurahashi est une excellente introduction à l’instrument, puisqu’il est centré sur le honkyoku (littéralement: « pièces originales»), le répertoire en solo d’inspiration zen, dont l’importance fondamentale pour l’histoire du shakuhachi a contribué à rendre cette flûte de bambou célèbre dans le monde entier.

2 Dans ces enregistrements, le jeu de Kurahashi atteste le raffinement élégant caractéristique de la musique traditionnelle japonaise en général, qualité tout particulièrement requise pour l’interprétation de ce répertoire exigeant. Son approche sans ostentation est enracinée dans l’enseignement de l’école Kinko, dont il a hérité par son père, lui-même élève du fameux maître de shakuhachi Jin Nyodô (1891-1966), qui prônait un style dans lequel, comme l’écrit Bruno Deschênes dans le livret, « la simplicité

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du son domine sur toute approche stylistique». Cette qualité est mise en évidence dans son interprétation du classique Tsuru no Sugomori (« La nidification de la grue»), une des pièces de honkyoku les plus souvent enregistrées, et dont certains musiciens ont proposé des versions chargées d’ornementations extrêmement développées. Contrairement à ces joueurs de shakuhachi, dont l’interprétation peut paraître presque lourde et agressive, Kurahashi renonce à toute flamboyance au profit d’une sobriété typiquement japonaise, qui ne confond pas l’art et la démonstration. En laissant les compositions classiques s’exprimer d’elles-mêmes, Kurahashi tend vers l’essence du shakuhachi zen, qu’il décrit explicitement comme étant le « non-être» (mu), la résorption dans la nature.

3 L’image de l’être humain vivant en symbiose avec la nature, fondement de l’esthétique japonaise – qu’on retrouve aussi dans la poésie des haïkus de Bashô et le théâtre nô de Zeami – se combine dans l’approche zen de Kurahashi avec l’importance qu’il attribue au lieu. Le morceau Hōraï – dont le nom est celui du lieu mythique taoïste de la vie éternelle – a par exemple été enregistré dans le jardin du temple de Kokutaiji, un des principaux sanctuaires de la secte zen de Rinzai, qui date du XIIIe siècle. Le style de Kurahashi laisse la nature entière pénétrer dans l’univers sonore, comme en témoignent les chants d’oiseaux qu’on y entend en « harmonie» avec la musique du maître. Contrairement à ce qui est le cas dans la conception occidentale de la tonalité, l’harmonie est dans la musique japonaise essentiellement environnementale, elle invite à une coexistence pacifique entre les humains et le monde naturel qui laisse simplement les sons être eux-mêmes, sans aucune manipulation inutile.

4 Un autre exemple de cette notion modeste de l’harmonie apparaît dans la présente version de Takiochi (« Chute d’eau»), enregistrée par Kurahashi à proximité de la cascade d’Asahi, dans la péninsule japonaise d’Izu. Sur le bourdon constitué par l’écoulement de l’eau, le timbre de la flûte de Kurahashi perd peut-être un peu de la richesse des autres pièces; mais le placement judicieux du micro, très proche de sa bouche, permet de capter le souffle subtil et le bruit des lèvres du musicien. Dans cet enregistrement en plein air de Takiochi, la tension entre le chuintement paisible de la cascade et les sons pleins de grâce élusive et de vibrato discret du shakuhachi, en particulier dans les moments où les phrases musicales se meurent, offre un merveilleux exemple sonore de la fusion taoïste des opposés yin et yang.

5 Qu’il soit enregistré dans la nature (Hōraï et Takiochi), sur l’esplanade d’un temple (Jimbo San’ya et Murasaki Reihō) ou dans une salle de concert (Tsuru no Sugimori), Kurahashi fait état d’une sensibilité au son qui demeure égale à elle-même: les concerts et les quelques cours privés auxquels j’ai pu assister m’en ont convaincu. Lors d’une classe au Camp annuel de shakuhachi des Rockies à Loveland, Colorado, j’ai observé Kurahashi en train d’aider un élève à comprendre cette sensibilité en le faisant jouer aussi doucement que possible, de façon presque inaudible. J’ai été frappé d’y reconnaître un enseignement de la méthode taoïste de la « non-action» (wu wei), intimement liée au zen, de même qu’un défi pour des musiciens qui seraient tentés de forcer artificiellement la musique à exister.

6 Le commentaire de Bruno Deschênes contribue à faire de ce CD une remarquable introduction à la musique de shakuhachi. Le livret en fournit un résumé, mais le texte complet de son essai figure sur le disque même dans un document en pdf. On y trouve une histoire détaillée, quoique concise, de l’instrument et de sa structure, ainsi qu’une description de chacune de ces pièces historiques, dont la lecture devrait en enrichir l’écoute. La notice de Mukaiji (« Sons d’une flûte provenant d’une mer brumeuse») décrit par exemple l’histoire du moine zen Kyochiku, qui aurait composé cette pièce après

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l’avoir entendue en rêve. Il faut cependant relever que le thème de ce morceau vénérable, considéré comme un des trois classiques du honkyoku, provient d’un document qui est un faux historique, forgé par les moines-joueurs de shakuhachi de la secte Fuke dans l’intention d’établir leur légitimité (voir Sanford 1977). Mais, même s’il s’agit d’une histoire inventée de toutes pièces, cette légende nous rappelle qu’en matière d’art, le mythe et le mystère sont en définitive plus importants que l’histoire factuelle; et à cet égard, le monde du shakuhachi ne fait pas exception.

BIBLIOGRAPHIE

SANFORD James S., 1977, « Shakuhachi Zen: The Fukeshu and Komuso». Monumenta Nipponica 32 (4): 411-440.

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Thèses

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Dariush ZARBAFIAN : La musique savante iranienne, contribution à l’analyse des systèmes modaux et de la métrique Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 18 octobre 2008 à l’Université de Toulouse – Le Mirail, France

RÉFÉRENCE

Dariush ZARBAFIAN : La musique savante iranienne, contribution à l’analyse des systèmes modaux et de la métrique. Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 18 octobre 2008 à l’Université de Toulouse – Le Mirail, France. Directeur scientifique de thèse: Simha Arom, co-directeur: Jésus Aguila. 1 volume (294 pages), six chapitres et un CD.

1 La présente recherche a pour but d’étudier l’ensemble du répertoire de la musique savante iranienne appelé radif. Elle propose une nouvelle classification des modes de cette musique, considérant que, pendant l’ère moderne de la musique iranienne, l’influence de la théorie de la musique occidentale d’une part, et une articulation faussée entre la théorie et la pratique de cette musique d’autre part, ont conduit à une classification arbitraire des modes iraniens.

2 En effet, au cours de leur histoire, ces systèmes – par ailleurs très anciens – ont subi des altérations majeures qui en ont occulté la cohérence initiale. En tant que musicien praticien et originaire de l’Iran, nous avons été confronté à bon nombre d’incohérences dans nos multiples tentatives d’appréhension globale du système modal iranien; les explications théoriques existantes n’ont jamais pu satisfaire totalement notre curiosité.

3 Dans cette thèse, nous avons humblement cherché à dénoncer les faux semblants. Nous avons engagé une démarche scientifique afin d’essayer de mettre en évidence une classification plus simple et plus cohérente. Notre position, entre émique et étique, place

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notre recherche au centre d’un double échange, en partageant les deux approches, tant occidentale qu’iranienne – ce que nous appelons le « partage temporel du savoir».

4 L’originalité de notre démarche est qu’au lieu d’accepter tel quel l’héritage que nous avons reçu, nous avons essayé de fonder notre travail sur des aspects plus structurels et techniques, en empruntant nos méthodes à Simha Arom. Enfin, en simplifiant et en rendant plus cohérente la théorie modale et rythmique de la musique savante iranienne, cette thèse ouvre de nouvelles perspectives de jeu, d’interprétation et de création, tout en restant fidèle au devoir de transmission fixé par la tradition.

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Damien VILLELA : Affirmations culturelles dans la musique traditionnelle de Transylvanie (Sud de la Transylvanie, Roumanie) Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 5 décembre 2008 à l’université Paris-IV Sorbonne

RÉFÉRENCE

Damien VILLELA : Affirmations culturelles dans la musique traditionnelle de Transylvanie (Sud de la Transylvanie, Roumanie). Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 5 décembre 2008 à l’université Paris-IV Sorbonne. Directeur de thèse: André-Marie Despringre. 1 volume, 305 pages, 2 CD.

1 En Roumanie, la région de Transylvanie a un intérêt particulier pour l’ethnomusicologue. En effet, dans cette partie du pays cohabitent des communautés roumaines, hongroises et tsiganes. Le terrain de cette thèse se situe dans un espace délimité par les grandes villes de Târgu Mureş, Braşov et Sibiu. Avec ces trois populations présentes se pose donc la question des influences entre ces diverses cultures. Elle se traduit a priori sous deux formes de classification: la première, mise en place par les folkloristes, est celle de la délimitation du terrain; la seconde est celle que l’on observe sur le terrain, les différentes populations n’ayant pas la même culture.

2 Un simple travail de collectage étant insuffisant pour se procurer le matériel d’analyse nécessaire pour répondre à ces problématiques, les différentes interprétations des éléments du corpus musical ont été obtenues par une expérimentation sur le terrain, principalement autour de la musique de danse. La comparaison entre les différentes versions permet de montrer que la musique en elle-même n’a que peu de valeur identitaire. L’observation participante a complété le travail de terrain.

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3 Les résultats de cette analyse contrastent avec certains discours nationalistes présents en Transylvanie, qui cherchent à se différencier culturellement. En effet, la musique peut être appropriée, suivant les possibilités de variation, par toutes les populations présentes sur le terrain. La situation des Tsiganes démontre le mieux cette ambiguïté: n’étant reconnus que comme minorité nationale, ils sont victimes de nombre de discriminations; alors que les musiciens tsiganes détiennent et jouent le répertoire de toutes les populations présentes sur le terrain, au point que leur savoir-faire devient incontournable pour n’importe quel ensemble instrumental.

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Luciana PENNA-DIAW : La musique vocale de trois régions du pays wolof au Sénégal. Étude comparative Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 8 octobre 2008 à l’EHESS, Paris

RÉFÉRENCE

Luciana PENNA-DIAW : La musique vocale de trois régions du pays wolof au Sénégal. Étude comparative. Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 8 octobre 2008 à l’EHESS, Paris. Directeurs de thèse: Simha Arom et Francesco Giannattasio. 1 volume (330 pages, y compris annexes: 63 transcriptions musicales, 82 traductions des paroles des chants), 3 CD.

1 Il n’existait à ce jour pratiquement aucune publication consacrée à la musique wolof. L’enjeu de cette étude était de déterminer s’il existe une musique wolof ou bien plusieurs, qui correspondraient chacune à l’un des trois anciens royaumes, Kajoor, Saalum et Waalo. Il s’agissait en outre de savoir quels répertoires ont survécu. Ce travail, qui adopte un double point de vue – synchronique et diachronique –, s’appuie sur des enregistrements effectués en des périodes distinctes: les plus récents ont été effectués par l’auteur durant 6 ans (390 pièces ont été collectées de 2000 à 2006); les autres sont le fruit des recherches menées entre 1950 et 1970 par Herbert Pepper et Gilbert Rouget. Les enquêtes ont donné lieu à des descriptions minutieuses, dans une perspective organologique et d’anthropologie musicale.

2 L’observation des circonstances de la pratique musicale a permis de constater l’appauvrissement ou la banalisation de certains rituels liés à la royauté, à la circoncision et au mariage, dont seuls les Anciens se souviennent encore. Il a donc fallu « reconstruire» des circonstances qui, aujourd’hui, sont tombées dans l’oubli. D’autres rituels ont survécu jusqu’à nos jours, tout en se renouvelant. En cela, ils sont à l’image du

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peuple wolof, dont l’existence est marquée par la rencontre avec d’autres cultures et la confrontation entre tradition et modernité. La musique reflète cette évolution.

3 Dans la société wolof, la figure du gewel, le , détenteur du savoir musical, est centrale. S’il était autrefois l’unique détenteur de la tradition, le seul à chanter et danser – méprisé par une autre figure, celle du noble, située à l’opposé de la hiérarchie sociale –, son rôle a aujourd’hui considérablement changé. Au sein de la communauté, chaque groupe social s’efforce désormais de s’approprier ses compétences. L’équilibre social, mais aussi la détention de la tradition musicale en sont profondément déstabilisés, voire menacés.

4 Sur la base de critères musicaux, paramusicaux et non musicaux, une catégorisation vernaculaire et analytique du patrimoine musical a été établie, fondée sur l’existence de traits qui s’opposent. Elle fait appel aux circonstances, qui regroupent des répertoires, qui sont autant de catégories musicales. Ainsi, à l’audition de tout chant, les Wolofs sont capables d’identifier la catégorie dont il relève. Quant aux traits, ils sont de différentes natures (mesuré/non mesuré; avec ou non la présence d’instruments de musique; voix solo/chant collectif). Toutefois, ils ne permettent pas toujours d’identifier les catégories; ce sont alors les paroles des chants qui servent à les distinguer. La mise en correspondance des circonstances sociales et des catégories musicales révèle un mode de classification vernaculaire parfaitement cohérent.

5 Cette étude fait apparaître que, sur le plan tant anthropologique que musical, aucune caractéristique ne différencie une région d’une autre. Tous les répertoires, dans les trois régions, sont partagés par l’ensemble des Wolofs, et procèdent d’un seul et même idiome musical.

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Faiza SEDDIK-ARKAM : La baraka et l’essuf: Paroles et pratiques magico religieuses et thérapeutiques chez les Touaregs et Sahariens de l’Ahaggar (Sahara algérien) Thèse de doctorat en socio-anthropologie, soutenue le 6 novembre 2008 à l’université de Franche Comté, Besançon

RÉFÉRENCE

Faiza SEDDIK-ARKAM : La baraka et l’essuf: Paroles et pratiques magico religieuses et thérapeutiques chez les Touaregs et Sahariens de l’Ahaggar (Sahara algérien). Thèse de doctorat en socio-anthropologie, soutenue le 6 novembre 2008 à l’université de Franche Comté, Besançon. Directeur de thèse: Bertrand Hell. 1 volume, 589 pages recto verso, 19 tableaux et figures, 3 cartes, une centaine de photographies.

1 Cette étude concerne le rapport de l’homme touareg à l’espace invisible l’essuf, qui se déroule dans un contexte de modernité, sur un espace qui est celui de la ville saharienne de Tamanrasset (ville du Hoggar) et sa périphérie, une ville qui conjugue des caractéristiques urbaines et rurales. Les Touaregs de l’Ahaggar, loin de constituer un isolat, ont adopté et intégré d’anciennes croyances dont certaines sont d’origine néolithique comme en témoignent les gravures rupestres. Ils ont subi plusieurs influences en provenance des cultures d’Afrique subsahariennes, des cultures méditerranéennes et de celle du monde musulman arabo-berbère. L’islam mystique a profondément incorporé la culture locale touarègue. Il ne sut pas, ou ne chercha pas à enrayer complètement les usages séculaires, mais chercha à les niveler et parfois à les assimiler et à les incorporer.

2 La société nomade touarègue, quant à elle, est en pleine mutation; elle a perdu ses repères spatio-temporels, son rapport à l’espace et à l’univers tout entier se transforme. Les

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bouleversements vécus par ces nomades ont affecté leur équilibre tant physique que psychologique. Lorsque différents groupes « ethniques», culturels, partagent un territoire commun, ou lorsqu’ils sont installés dans un voisinage proche, les divers recours thérapeutiques qui leur sont propres deviennent avec le temps un patrimoine commun. Ce patrimoine est réinvesti dans de nouvelles pratiques individualisées. Ce travail retrace les récits de vie de certains individus charismatiques qui ont des rôles de médiateurs au sein de la population locale. Ces acteurs de l’invisible sont les intermédiaires incontournables dans les situations les plus difficiles, dont la maladie et toute forme d’affliction.

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Éva GUILLOREL : La complainte et la plainte. Chansons de tradition orale et archives criminelles: deux regards croisés sur la Bretagne d’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles) Thèse de doctorat d’histoire, soutenue le 6 décembre 2008 à l’Université Rennes 2/Haute-Bretagne

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Éva GUILLOREL : La complainte et la plainte. Chansons de tradition orale et archives criminelles: deux regards croisés sur la Bretagne d’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles). Thèse de doctorat d’histoire, soutenue le 6 décembre 2008 à l’Université Rennes 2 / Haute-Bretagne. Directeur de recherche: Philippe Hamon. 4 volumes (987 pages), 2 CD.

1 La chanson de tradition orale est une documentation habituellement négligée par les historiens, qui la considèrent comme une source peu fiable. L’enjeu de cette recherche est de montrer l’intérêt de ce répertoire pour renouveler la connaissance de la société bretonne des XVIe-XVIIIe siècles. Elle est essentiellement basée sur l’étude de complaintes en langue bretonne – les gwerzioù – qui relatent avec précision le détail de faits divers historiques dont le souvenir est passé dans la tradition orale. Leur apport est évalué en lien étroit avec des archives écrites et iconographiques contemporaines de ces événements. La comparaison avec les archives criminelles, d’une grande pertinence, a fait l’objet d’une attention particulière. La critique détaillée des sources fait appel à des questionnements transdisciplinaires, qui mêlent étroitement les méthodes développées par les historiens et par les ethnologues. Elle est suivie par une application des acquis méthodologiques mis en évidence, qui embrasse de larges domaines d’étude ayant trait à la culture matérielle, aux comportements sociaux et politiques, à la circulation des hommes et des idées ou encore aux sensibilités religieuses.

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Yara EL-GHADBAN : Errance, appartenance, reconnaissance dans la musique savante occidentale Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 25 mars 2009 à l’Université de Montréal, Québec, Canada

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Yara EL-GHADBAN : Errance, appartenance, reconnaissance dans la musique savante occidentale. Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 25 mars 2009 à l’Université de Montréal, Québec, Canada. Directeurs de thèse: Bob White et Kevin Tuite. 1 volume (446 pages), 1 CD.

1 Cette thèse se veut une étude anthropologique de la musique savante occidentale des XXe et XXIe siècles (la musique contemporaine). Elle s’appuie sur une enquête ethnographique autour du Forum du NEM (Nouvel Ensemble Moderne), un concours international de composition musicale organisé par le NEM, ensemble montréalais dédié à la musique contemporaine. Le Forum est un processus ritualisé à travers lequel les jeunes compositeurs cherchent à faire la transition de leur statut d’apprentis vers la vie professionnelle.

2 J’examine la mesure dans laquelle la quête de reconnaissance et le sentiment d’appartenance qu’éprouvent les jeunes compositeurs envers la musique contemporaine entrent en tension avec les rapports de force postcoloniaux et les ambiguïtés identitaires issus de l’histoire coloniale de la musique occidentale. J’examine également l’impact de la structure ritualisée du Forum du NEM sur la manière dont les différents participants à l’événement affrontent ces enjeux. Le cadre théorique à travers lequel les données ethnographiques ont été interprétées s’inscrit dans trois lignes de réflexion: 1) la critique postcoloniale; 2) les théories sur les rites de passage; et 3) l’analyse de la musique comme inter-texte ou lieu de médiation.

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3 Je soutiens que le Forum représente un espace où les dynamiques de pouvoir esthétiques et politiques déstabilisent constamment les canons de la musique savante occidentale, incitant, en réaction, ses partisans à investir autant de valeur et d’énergie dans ses rituels. Le désir de reconnaissance et la ritualisation du Forum renforcent les liens entre des individus dotés d’histoires et de biographies différentes, limitant ainsi les répercussions des tensions postcoloniales issues de ce croisement de chemins.

4 C’est à travers ce processus ritualisé que les jeunes compositeurs construisent leur identité musicale, expriment leur appartenance à cette tradition et sont reconnus comme citoyens à part entière dans cette communauté musicale. Par conséquent, la critique postcoloniale des jeunes compositeurs ne se manifeste pas ouvertement par le biais de stratégies de revivalisme musical ni de stratégies de créolisation, mais plutôt à travers l’application des idiomes et des normes de la musique savante occidentale.

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Giovanna IACOVAZZI : Un bruit pieux. La musique des bandas à la fête de Santa Maria Mater Gratiae à Zabbar (Malte) Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 10 juillet 2009 à l’Université Paris-IV Sorbonne

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Giovanna IACOVAZZI : Un bruit pieux. La musique des bandas à la fête de Santa Maria Mater Gratiae à Zabbar (Malte). Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 10 juillet 2009 à l’Université Paris-IV Sorbonne. Directeur de thèse: François Picard. 1 volume (401 pages), 43 photos, 2 CD.

1 À Zabbar, un village maltais du Nord-Est, la banda Maria Mater Gratiae et la banda San Mikiel, rivales depuis leur fondation en 1883, sont intégrées dans la vie villageoise et animent la fête patronale de Santa Maria Mater Gratiae, tous les ans, le premier dimanche qui suit le 8 septembre. La musique des bandas – des marches – est une musique populaire, festive, religieuse et écrite. Elle ne joue pas seulement un rôle décoratif ou d’utilité ni de stricte nécessité sociale; elle constitue un véritable fait social total. Elle s’inscrit dans une pratique collective du quotidien et produit des sociabilités multiples, des échanges, des univers sonores, un imaginaire musical riche en mouvements.

2 La première partie de cette thèse, d’un caractère ethnographique, décrit le contexte musical du village, en mettant l’accent sur les bandas, leur siège – le kazin –, leur histoire, leur rôle dans le contexte musical maltais. Dans une deuxième partie, la musique des bandas se révèle être au centre d’échanges – des musiciens et des partitions – et de rivalités dans l’espace du village et de l’île. Enfin, après une description de la musique dans la fête et une étude comparée qui montre l’origine même de ces formations dans la

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double histoire des orchestres de cuivre et d’harmonie, une dernière partie, consacrée à l’analyse musicale, a pour but de découvrir la logique de ces musiques paraliturgiques.

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