En illustration de couverture :

Dessin d'Aloysius Bertrand, Collection particulière

Conception et réalisation :

Marie-Françoise Conrad Sous la direction de

Francis CLAUDON

LES DIABLERIES DE LA NUIT

FIGURES LIBRES

F IN DANS LA MEME COLLECTION :

Jean LIBIS, L'eau et la mort

A PARAITRE :

Jean-Pierre SYLVESTRE (s. dir.), Montrer l'invisible PRESENTATION

On va lire ici les actes d'une journée d'étude tenue en décembre 1991 à l'hôtel de Vogüé, à Dijon. La Faculté des Lettres de l'Université de Bourgogne célébrait ainsi le cent-cinquantième anniversaire de la mort d'Aloysius Bertrand .

Les travaux sur ce poète dijonnais d'élection ne sont pas légion ; mais le peu qui existe est lié également à Dijon ; on rappelle, dans la série des "Mémoires de l'Académie", le memorandum de H. Chaboeuf "Louis Bertrand et le romantisme à Dijon" (Dijon, Darantière, 1888), la grande thèse de C. Sprietsma Louis Bertrand dit Aloysius Bertrand (Champion, , 1929) qui s'appuie sur les archives de la ville ; il y a aussi le doctorat de M. Milner, qui a tant illustré notre Faculté, portant sur Le Diable dans la littérature française et à ce titre traitant assez largement de Gaspard (Corti, Paris, 1960), en doit connaître enfin l'hommage rendu par une revue du lieu, trop tôt disparue, Le Pont de l'épée ; son numéro 1, de novembre 1957, avait décidé sous la direction de P. Trahard, spécialiste du premier romantisme français et titulaire remarquable de la chaire de littérature à la Faculté, de s'intituler tout simplement Aloysius Bertrand ; le mérite de ce numéro était, par exemple, de comporter la publication partielle d'un inédit de Bertrand : un extrait de son mélodrame mis en musique, Un Sous-lieutenant de hussard. Oui, on le sait trop peu, il existe encore des inédits de Bertrand, ils se trouvent dans le fonds Breuil de la Bibliothèque Municipale ; le fonds n'est pas classé ; espérons que des amis de Bertrand, des chercheurs amoureux de Dijon se penchent bientôt sur ce dossier. Il est heureux, en attendant, que le n° 2 de Marginalités romantiques (cahiers de l'Université de Brno, en Moravie) ait décidé de reprendre cet hommage initié par Le Pont de l'épée, à travers le même extrait de la pièce de Bertrand.

Fidèles à cette discrète tradition locale, le Centre de Recherches sur l'Image, le Symbole et le Mythe et l'Equipe de Recherches sur la Littérature et les Arts du spectacle ont voulu qu'ait lieu cette journée anniversaire. Ils ont pu réunir quelques amis de Bertrand, et de Dijon aussi. Ils sont de provenance diverse mais tous ont ensemble la même ferveur. Puisse le lecteur sentir cela, apprécier cela dans les Actes que voici.

Francis Claudon ALOYSIUS BERTRAND,

DIJON ET LE ROMANTISME

Francis Claudon

C'est ici une défense et illustration du Romantisme provincial qu'on propose ; il est bon, en effet, qu'une fois ou l'autre on se souvienne de ce qui, au fond, est essentiel dans le Romantisme, ce que l'Allemagne, l'Angleterre, l'Europe centrale et orientale manifestent à l'évidence : la dépendance entre un terroir et les prestiges d'une imagination en folie. Etrange paradoxe peut-être, mais réalité bien tangible, l'aspiration à l'universel n'exclut pas l'enracinement, même dans ce qu'il a de plus typique . Il est beau, il est précieux qu'Aloysius Bertrand nous rappelle ainsi les fondements territoriaux d'une sensibilité et d'une esthétique à l'état naissant.

BERTRAND ET DIJON

Bertrand arrive à Dijon en 1815 seulement, lorsque son père, soldat de Napoléon, prend sa retraite. On doit supposer que l'émerveillement causé par la vieille capitale assoupie fut immédiat, irrésistible, du moins c'est sur cette idée que commence avec force Gaspard: "J'aime Dijon, comme l'enfant, la nourrice dont il a sucé le lait, comme le poète, la jouvencelle qui a initié son coeur" Tout au long de la préface abondent les déclarations d'amour à l'endroit de Dijon ; elle est la cité du rêve, la patrie naturelle du poète ; l'interlocuteur de Bertrand, le "pauvre diable à la redingote râpée" aime à contempler la ville accoudé sur le parapet d'un bastion ruiné ; ce rôdeur un peu inquiétant enseigne à notre artiste-débutant à distinguer, par-delà les beaux monuments mélancoliques, la cité idéale "tout atteste deux Dijon, un Dijon d'aujourd'hui, un Dijon d'autrefois" mais il va sans dire que ces visions fortes et charmantes, dignes des keepsakes les plus romantiques, jaillissent d'une communion intime du promeneur avec la ville qu'il explore et redécouvre quotidiennement "Dijon se lève, il marche, il court, et moi j'errais sans cesse parmi ces ruines comme l'antiquaire qui cherche des médailles romaines dans le sillon d'un castrum ; Dijon expiré conserve encore quelque chose de ce qu'il fut" on ne saurait être plus net ; les gravures des voyageurs, les "vues" des peintres locaux, dont le Musée des Beaux-Arts est si riche, l'attestent, la réalité si particulière de Dijon fonde la surréalité que décrit Gaspard ; de la même manière la véritable et ancienne Dresde a dicté à Hoffmann la transfiguration qui assaille son héros / le cher Anselme, au début du Pot d'Or (Der qoldene Topf). Dijon c'est aussi un milieu. A coté de l'Académie, de flatteuse réputation, la ville a connu en 1821 la fondation de la Société des Etudes. Bertrand est introduit dans ce cercle par Daveluy,

1. Gaspard de la nuit ; éd. M. Milncr, Paris, 1980, coll. Poésie Gallimard, p. 59. 2. Ibid., p. 65. 3. P. 67/ p. 71. son professeur au collège Royal. Douce société, combien importante pour la genèse du Romantisme nouveau ; on y rencontre, par exemple, un jeune Lacordaire, encore incroyant ; on mesure, en cette enceinte, très concrètement, la subtilité du cosmopolitisme culturel où Bertrand, à son tour, se ressource: "C'était en 1821 [...] Shakespeare, Schiller, Goethe, Burger, Byron, W. Scott, naturalisés Français, tous ensemble et tout à coup semblaient nous ouvrir dans un horizon inconnu mais prochain des perspectives sans limites [...] en littérature nous avions dévoré l'Allemagne de Madame de Staël, le Shakespeare de M. Guizot, le Schiller de M. de Barante, le Cours de littérature dramatique de Schlegel"

VERS LE ROMANTISME

De l'un et de l'autre, de la ville comme de la Société, l'influence sur l'oeuvre est patente . Nous l'allons mieux sentir en examinant le romantisme de Bertrand même si l'on peut, sans ironie, le nommer provincial. Il est caractéristique que Bertrand ait volontiers repris exactement les mêmes sujets, dans ses premiers vers puis dans le magistral Gaspard. Mais le premier de ces thèmes c'est bien Dijon ; il est l'objet, par exemple, d'une série de trois ballades, datée par C. Sprietsma de 1829/30, environ. Voici la deuxième : "Gothique donjon Et flèche gothique Dans un ciel d'optique Là bas c'est Dijon. Ses joyeuses treilles N'ont point leurs pareilles Ses clochers jadis

4. Foisset, Vie de Lacordaire, Paris, 1870. Se comptaient par dix !" C. Sprietsma observe que ce sujet n'a rien d'original ; il propose de la comparer avec les stances contemporaines du Dijon d'Antoine de Latour : "Son nom a le parfum des choses enfantines, Il glisse sur mon coeur, comme sur les collines Les tièdes haleines du soir, Comme une voix connue expire dans l'oreille Du voyageur qui rêve et tout à coup s'éveille, A la porte de son manoir. "

En effet, on peut fort bien imaginer que la Société des Etudes a donné lecture publique de l'une et l'autre pièce et Bertrand a pu vouloir rivaliser avec Latour ; mais surtout, soulignons comment Bertrand, dans sa ballade, n'est pas encore lui-même, quoiqu'il offre, déjà, les cadres, les pierres angulaires qui vont faire l'originalité de Gaspard. Aucune contradiction dans ces derniers mots : en premier lieu la ballade est infiniment plus visuelle que les stances ; Bertrand a, dès cette époque, tendance à accumuler les détails pittoresques ; comment ne pas l'attribuer au contact intime du promeneur avec la ville chérie ? en second lieu la référence à l'optique, la vision "à distance" sont des indications de l'imagination la plus intimement bertrandesque. Alors que Latour n'offre que des sentiments ou des alanguissements convenus, notre poète, au contraire, signe son émotion d'une manière déjà très typée. Ce "cadrage" si spécial de la sensibilité ne variera pas lors du passage des vers à la prose ; j'ajoute que, selon moi, ce début discret d'une poétique fondée sur ce que l'on peut appeler la fantasmagorie,

5. In Bertrand, Oeuvres poétiques, C. Sprietsma, éd Slatkine, 1981, p. 31. 6. Ibid, p. 34. dénote probablement une influence hoffmanienne (songeons aux lunettes, aux verres, aux effets de point de vue dans la dixième veille du Goldener Topf, par exemple). La Société des Etudes n'a évidemment pas pu lire Hoffmann en 1821, mais rien ne dit, qu'après avoir commenté Goethe, Schiller, W. Scott, Byron, les sociétaires n'ont pas examiné, en 1830, la dernière publication à la mode, la traduction de Hoffmann par Toussenel, chez Lefebvre, en dix volumes ; Le Pot d'or figure en tête du tome I... Si l'on veut maintenant examiner de plus près le passage des vers à la prose poétique on est amené à souligner, derechef, le rôle d'intermédiaire incontournable qu'ont joué la Société et Dijon. Voici comment, selon Sprietsma, le jeune Bertrand, qui voulait faire des vers, commença à en écrire dès 1823; il avait alors seize ans et était l'élève de Daveluy. Sa première pièce s'intitule Le Malade : "Lorsque la légère hirondelle De retour dans nos doux climats, Loin de tes vitraux, d'un coup d'aile Cassera ces tristes frimas ... ". On trouve là, certes, ce qu'on pouvait attendre "l'imitation des pseudo-classiques" : le jeune Lamartine, le premier Hugo, le premier Vigny; mais pour ma part je préfère souligner d'abord... un manque: l'absence d'allusion à Dijon, le défaut de touche pittoresque ! Ensuite je fais observer que la première pièce publiée dans Le Provincial du 1er mai 1828 (et lue à la Société deux ans avant Jacques les Andelys) est, simultanément, cette fois, une prose poétique et un sujet bourguignon-sous-titré "Chronique de l'an 1364" Jean le Bon ne léguait pour héritage... Entre les deux pièces, entre les deux dates, Bertrand est devenu plus personnel. A bon droit Hugo lui écrit, le 31 juillet 1828 "Je lis maintenant vos vers et ceux

7. Sprietsma, op. cit., p. VII. de M. Brugnot en cercle d'amis, comme je lis A. Chénier, Lamartine ou A. de Vigny. Il est impossible de posséder à un plus haut point les secrets de la forme et de la facture". Gaspard s'annonce.

DES VERS A LA PROSE POETIQUE

Mais il s'annonce grâce à Dijon, et de plusieurs manières. En premier lieu il faut souligner une fois encore le rôle de la Société, de ses séances consacrées aux nouveautés. C'est dans ce cadre que Bertrand lit constamment, en 1827/1828, Chateaubriand et Walter Scott ; or, selon S. Bernard la "chanson indienne" d'Atala, qu'on peut organiser en une séquence de cinq alinéas, comme la pièce liminaire de Gaspard ("A M. " avec une double épigraphe empruntée à Ch. Brugnot et à W. Scott) met à la mode la forme de la ballade en prose. De surcroît cette "prose-ballade" est pratiquée précisément par W. scott, en particulier dans The Minstrel of the Scottish Border, recueil où se trouve, par exemple, la fameuse "Dame du lac" ( Lady of the Lake ). U n des premiers articles de Bertrand porte justement sur Scott "Walter Scott est aussi prodigieux qu'Homère en ce sens qu'il est autant créateur que lui" écrit-il, dans Le Provincial du 17 septembre 1828. En second lieu il n'est pas douteux que le ton, si personnel et si délicatement "doloriste", de Bertrand lui vient... de ses amis, de son milieu dijonnais. Daveluy n'a, à ma connaissance, rien écrit ou rien légué à la postérité. En revanche Charles Brugnot, vanté par Hugo, cité par Bertrand, était lui aussi professeur au Collège Royal ; il a fondé et dirigé Le Provincial puis Le

8. Cité par H. Corbat, Hantise et imagination chez A. Bertrand, Corti, 1975. 9. S. Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours, Nizet, 1959. Spectateur de la Côte d'Or, grâce à quoi Bertrand a pu se faire publier et gagner un peu d'argent. A Brugnot encore, à sa pièce intitulée "Les deux génies" Bertrand emprunte l'exergue de la si personnelle "Ondine" . "Ecoute! Ecoute! C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta fenêtre.. ". N'est-ce pas la même qualité de ton que dans Mon rêve, où Bertrand semble élire une beauté dijonnaise, vouloir réserver la ville, la campagne avoisinante à son seul usage personnel : "Mollement, cette nuit, un rêve m'égarait A vec ma soeur et vous dans la verte forêt. Nous étions trois. C'était au printemps de l'année" ? Ce mélange subtil où, par un double mouvement, la réalité locale devient spirituelle, où la vision, le fantasme personnels transcendent un cadre familier, voilà Bertrand, voilà le fruit d'un romantisme indissociable des lieux où il éclôt. Nous en trouvons la plus irréfutable expression, et la plus belle, sans doute, dans la première version de Clair de lune (1827) : "A l'heure qui sépare un jour d'un autre jour, quand la cité dort silencieuse, je m'éveillai une nuit d'hiver en sursaut, comme si j'eusse ouï prononcer mon nom auprès de moi. Ma chambre était à demi obscure; la lune, vêtue d'une robe vaporeuse, comme une blanche fée, gardait mon sommeil et me souriait à travers les vitraux. Une ronde nocturne passait dans la rue un chien sans asile hurlait dans un carrefour désert, et le grillon chantait dans mon foyer. Bientôt les bruits s'affaiblirent par degrés, la ronde nocturne s'était évaporée ; on avait ouvert une porte au pauvre chien abandonné ; et le grillon, las de chanter, s'était endormi. Et moi, à peine sorti d'un rêve, les yeux encore éblouis des merveilles d'un autre monde, tout ce qui m'entourait était un second rêve pour moi. Oh ! qu 'il est doux de s'éveiller, au milieu de la nuit, quand la lune qui se glisse mystérieusement jusqu'à votre couche, vous éveille avec un mélancolique baiser " Si l'on compare ce texte avec sa deuxième version Gaspard, IIe livre "La nuit et ses prestiges" pièce 5) on observera que la dernière version insiste, apparemment, sur la note dijonnaise (puisque paraît Jacquemart qui bat sa femme) tandis que l'horreur, la fièvre éclatent (avec "La lune, grimant sa face, me tirait la langue comme un pendu"). Pourtant il est permis de trouver bien charmante la version originale ; il s'en dégage (sans doute du fait de l'allusion au mythe d'Endymion, du sixième alinéa) un charme vaporeux qu'on rencontre dans les tableaux de Girodet, dans les ballades de Scott ou dans les vers du débutant Bertrand. Ne sommes-nous pas dans le cercle familier, à une séance de la Société des Etudes ? Et puis l'image de Dijon se fait plus douce, proche cette fois des "védutistes" bourguignons, de la France pittoresque de Nodier & Taylor ; "Quand la cité dort silencieuse" l'âme s'épanche, apaisée ; le rêve passe ; le poète parle... LA VIE CULTURELLE A DIJON,

A L'EPOQUE D'ALOYSIUS BERTRAND

Jacques-Rémi Dahan

Né piémontais en 1807 par le hasard des guerres napoléoniennes, comme Victor Hugo cinq ans plus tôt était né bisontin, Louis Bertrand s'est voulu dijonnais. Refusant le diktat de l'état-civil, il substitua librement, au berceau que lui assignait la fortune, la cité où s'établit à l'automne de 1815 Georges Bertrand, son père, capitaine de gendarmerie en retraite. Dans cette capitale bourguignonne, où il retrouva sa famille paternelle, l'enfant, précédemment ballotté de garnison en garnison, s'éveilla, prit son souffle. De 1818 à 1826, le jeune Louis Bertrand fit ses études au collège royal. Il s'imprégna de l'histoire de sa ville d'élection, s'y lia avec ses premiers amis, y écrivit l'essentiel de son oeuvre, y pensa, rêva, aima, combattit... Comment ne pas rappeler ici la profession de foi qui ouvre la préface de Gaspard de la Nuit ? « J'aime Dijon comme l'enfant, la nourrice dont il a sucé le lait, comme le poète, la jouvencelle qui a initié son coeur. » « Jamais, écrit Max Milner, l'attachement d'un poète à une ville n'a été aussi sensible et aussi fécond » Si l'on veut comprendre pleinement l'oeuvre de ce singulier écrivain, il est donc indispensable de s'intéresser de près au contexte dans lequel cette oeuvre a éclos, au terreau qui l'a nourrie. Les beaux travaux d'Henri Chabeuf et de Cargill Sprietsma ont depuis longtemps frayé cette voie, nous ne les répéterons pas. Toutefois nous avons cru qu'à côté de ces prestigieuses études, pouvait prendre modestement place un panorama synthétique de la vie culturelle dijonnaise, perçue à travers ses institutions majeures, entre 1825 et 1835.

LE THEATRE.

Bertrand, dont les ambitions dramatiques sont connues, fréquenta sans nul doute la première salle de spectacle dijonnaise. Sise rue du Grand Potet (actuelle rue Buffon), celle-ci occupait un bâtiment acquis en 1717 par la ville du marquis de Beaufremont. Cette salle, qui n'avait abrité de troupe permanente qu'entre 1794 et 1797, reçut jusqu'en 1828 les comédiens en déplacement le grand Talma, Mlle Duchesnois, Mlle George Mlle

1. Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit. Edition présentée, établie et annotée par Max Milner. P. Gallimard (coll. « Poésie », vol. 136), 1980, p. 18. 2. Henri Chabeuf, «Louis Bertrand et le Romantisme à Dijon », in Mémoires de l'Académie des Sciences, Arts et Belles- Lettres de Dijon, 4e série, t. I, 1888-1889, p. 117-375. 3. Cargill Sprietsma, Louis Bertrand (1807-1841) dit Aloysius Bertrand. Etude biographique d'après des documents inédits. P. Champion, 1926. 4. Bertrand rendit compte avec un lyrisme admiratif, dans Le Provincial des 15 et 18 mai 1828, des apparitions de Mademoiselle George dans Sémiramis et Mérope ( ), et dans Jeanne d'Arc (Soumet) ; les deux articles sont reproduits par Fernand Rude, Aloysius Bertrand (P. Seghers, 1971), p. 113- 115. Mars, Jenny Vertpré, Joanny, Potier et bien d'autres illustrations parisiennes s'y produisirent. Si l'on s'intéresse aux oeuvres représentées dans le cadre de ces tournées, force est de constater que le programme ne visait pas à l'originalité. Les pièces se répartissent entre tragédies classiques ou classicisantes (Corneille, Racine, Voltaire, Lebrun, etc.), opéras et opéras-comiques (Sacchini, Grétry, Méhul, Spontini, Dalayrac, Piccini, etc.), et surtout vaudevilles, qui poursuivaient en province la triomphale carrière entamée à Paris. On voit cependant apparaître auprès de ces valeurs consacrées les premières timides avancées du romantisme en septembre 1817, Joanny, de l'Odéon, interprétait Othello et Hamlet, dans la version édulcorée de Ducis ; en janvier 1825, David, de l'Odéon, présentait Fiesque d'Ancelot et Les Comédiens, de Casimir Delavigne ; et en mai 1828, Mlle George se faisait applaudir dans la Jeanne d'Arc d'Alexandre Soumet. Le théâtre actuel, dont la première pierre avait été posée en 1810 sur l'emplacement de la Sainte-Chapelle, ne fut achevé qu'en 1828. Son inauguration eut lieu le 4 novembre, jour de la Saint-Charles. Le spectacle se composait d'un Discours d'ouverture du théâtre, en vers, dû à l'académicien et enfant du pays Charles Brifaut (1781-1857) ; d'une comédie en un acte et en vers du même auteur, Les Déguisemens ou une folie de grands hommes, qui offrait le « patriotique » intérêt de réunir sur la scène les gloires dijonnaises de jadis en la personne de Rameau, Crébillon père et Piron ; et enfin de La Partie de chasse de Henri IV, une comédie déjà ancienne (1766) de Collé, qui connaissait depuis la Restauration un regain de faveur dans les milieux monarchistes. La direction du nouveau théâtre fut successivement concédée en 1828-1829 à Saint-Léon Barbereau et Picard ; de 1829 à 1831, à Picard seul ; en 1831-1832, à Saint-Léon Barbereau seul; et de 1832 à 1838, à Bousigues. Ceux-ci continuèrent d'accueillir les acteurs parisiens en tournée, mais entretinrent en outre une troupe attachée au théâtre, qui se produisait à Dijon du mois de septembre à la semaine sainte, et de juin à août dans certaines villes de l'arrondissement théâtral (départements de la Côte-d'Or, de l'Ain, du Jura et de Saône-et-Loire). Les directeurs ne tentèrent pas de bouleverser, par une programmation audacieuse, les habitudes du public dijonnais. Ils respectèrent scrupuleusement la triade sacrée tragédie classique / opéra-comique / vaudeville. Toutefois, le goût parisien évoluant et dictant sa loi à la province, les Dijonnais purent dès 1831-1832 s'ébaudir tout à la fois devant les hardiesses d' père (Henri III et sa cour, 23 décembre 1831, quatre représentations; Richard Darlington, 24 février 1832, deux représentations; Antony, 1er mai 1832, deux représentations) et celles de Victor Hugo (Hernani, 20 août 1832, quatre représentations). En 1833, le grand Bocage, du Théâtre-Français, triomphait dans La Tour de Nesle, drame ultra-romantique de Dumas (soixante-neuf représentations !), et interprétait de surcroît Lucrèce Borgia de Victor Hugo (six représentations); tandis qu'en 1836, Marie Dorval apparaissait dans une reprise d'Antony, et dans Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo (trois représentations) Il est vrai qu'à la différence des interprètes, généralement encensés, ces oeuvres provoquèrent l'indignation des critiques dijonnais, et suscitèrent au parterre un équitable mélange de sifflets et d'applaudissements. On note encore que si Ruy Blas fut monté en 1842, soit quatre ans après

5. On rencontre un écho, passablement négatif au demeurant, des représentations dijonnaises d'Angelo, tyran de Padoue dans une lettre adressée le 10 juillet 1836 par Ernest Havet, jeune professeur de rhétorique, à son ami Théophile Dondey (Philothée O'Neddy). (Philothée O'Neddy, Feu et Flamme. P. Presses Françaises, 1926 p. 96-97.) Paris, Le Roi s'amuse, créé en 1832 après avoir été interdit sous , ne fut donné à Dijon qu'en 1883; et que Chatterton (Vigny, 1835) n'y fut pas représenté au XIXe siècle Un dernier aspect de la programmation du théâtre de Dijon dans les années 1830 doit retenir l'attention, en l'occurrence le recours aux productions dramatiques des auteurs régionaux. La plupart de ces oeuvres ont fort justement sombré dans un oubli complet ; trois pièces cependant, éveillent un écho dans nos mémoires en raison du renom posthume de leurs géniteurs Vingt-trois trente-cinq, comédie-drame (15 mars 1836) et L'Homme noir, drame (10 mars 1837), du Beaunois Xavier Forneret ; Le Sous-lieutenant de hussards (30 novembre 1832), affligeant vaudeville de Louis Bertrand, représenté sans nom d'auteur, et dont le manuscrit inédit mérite, pour l'honneur du poète, de demeurer enfoui dans le fonds Breuil de la Bibliothèque de Dijon. Faut-il y insister ? Chacune de ces pièces essuya un cuisant échec, non dénué de motif.

6. Nous empruntons la plupart de ces informations à l'étude de Philibert Milsand, « Notes et documents pour servir à l'histoire du théâtre à Dijon », Mémoires de la Société Bourguignonne de Géographie et d'Histoire, t. IV, 1887-1888, p. 139-312.

LES DIABLERIES DE LA NUIT

Aloysius Bertrand, poète dijonnais d'adoption représentant majeur du romantisme français, auteur de Gaspard de la Nuit est quasi- ment l'inventeur du poème en prose ; il a initié également la vogue de la transposition d'art puisque Gaspard regarde du côté de Callot et de Bamboccio. A vrai dire, Bertrand dénote aussi des parentés troublantes avec Rembrandt ou avec Hoffmann ; et il a inspiré David d'Angers autant que Maurice Ravel. Les rapports entre littérature et art, l'influence germanique en France au début du XIXe siècle, la culture dans la province française à l'époque romantique, voilà les principales directions de ces actes d'un colloque tenu en décembre 1991 à l'Hôtel de Vogüé à Dijon, qui vient opportuné- ment renforcer la bibliographie existante, plutôt mince sur Bertrand.

Avec le concours du Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l'Imaginaire et la Rationalité et l'Équipe de Recherches sur la Litté- rature et les Arts du spectacle.

Éditions universitaires de Dijon