Thesis

Du Népal à la Suisse: la diaspora tibétaine à l'épreuve d'une nouvelle migration

PONCIONI-DERIGO, Raffaella

Abstract

Depuis le début du siècle la situation des réfugiés tibétains au Népal ne cesse de se précariser. L'influence économique et politique de la Chine sur ce pays, un des plus pauvres au monde, n'est pas étrangère à cette évolution. Pour répondre à cette situation les Tibétains du Népal, en particulier les jeunes générations, ne trouvent autre solution que celle de partir. Il s'agit pour eux d'une nouvelle migration qui s'insère dans les grands mouvements migratoires qui caractérisent la mondialisation actuelle. La Suisse reste pour eux un pays de référence, car dans les années 1970 ce pays a accueilli les réfugiés tibétains avec ouverture et disponibilité. Toutefois aujourd'hui l'accueil des réfugiés tibétains se modifie aussi en Suisse. Les réfugiés tibétains en quête de reconnaissance, de sécurité et de stabilité se trouvent souvent confrontés à des statuts provisoires qui ne répondent que partiellement à leurs attentes.

Reference

PONCIONI-DERIGO, Raffaella. Du Népal à la Suisse: la diaspora tibétaine à l'épreuve d'une nouvelle migration. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2016, no. SdS 52

URN : urn:nbn:ch:unige-918311 DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:91831

Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:91831

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Du Népal à la Suisse La diaspora tibétaine à l’épreuve d’une nouvelle migration

Raffaella Poncioni-Derigo

Thèse de doctorat, septembre 2016

Comité : Sandro Cattacin, directeur de thèse, Université de Genève Marylène Lieber, présidente du jury, Université de Genève Katia Buffetrille, membre du jury, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris Alessandro Monsutti, membre du jury, IHUED, Genève

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Comment citer: Poncioni-Derigo, Raffaella (2015). «Du Népal à la Suisse. La diaspora tibétaine à l’épreuve d’une nouvelle migration». Université de Genève, Thèse de Doctorat en sociologie. 3

Table des matières

Avant-propos 5

Abréviations utilisées 6

Introduction 7

1- Problématique de recherche 10 1a- Sociologie des migrations 10 1b- La nouvelle migration des Tibétains en exil 15 1c- Une sociologie de l’individuation 19 1d- Diasporas et Diaspora tibétaine 22

2. Démarches de recherche et méthodologie 27 2a - L’analyse de contenu des entretiens 31

3- Les Tibétains en exil 33 3a- La diaspora tibétaine situation générale. 36 3b- La réussite économique des réfugiés tibétains en exil 43 3c- Une tradition inventée ? 57 3d- La démocratie comme modèle politique 68 3d.a - Avant, pendant et après l’exil 77

4. Les réfugiés tibétains au Népal 93 4a- Etat des lieux 93 4b- Evolution du statut des réfugiés tibétains au Népal 97 4c- La communauté tibétaine au Népal 100 4d- Le quotidien des réfugiés tibétains au Népal 106 4e- La mobilité : un besoin indispensable 108 4f- A l’épreuve d’une nouvelle migration. 112

5. Les réfugiés tibétains et la Suisse 117 5a- L’arrivée des premiers Tibétains en Suisse 117 5b- L’installation des Tibétains en Suisse 122 5c- La vie en Suisse 125

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5d- Evolution de la politique d’asile en Suisse et impact sur la migration tibétaine actuelle 130 5e- Considérations générales 139

6. Analyses des entretiens réalisés auprès de Tibétains récemment arrivés en Suisse 145 6a- Le départ du Tibet 148 6a.a- Autres raisons pour partir du Tibet 151 6b- Le voyage vers le Népal 157 6b.a- Arrivée et vie au Népal 161 6b.b-La décision de partir du Népal 171 6c- Le voyage vers la Suisse : organisation et déroulement 180 6 c.a. Arrivée et vie en Suisse 185 6d- Réseaux, contacts et activités 194 6d.a- Tibétains du Tibet, Tibétains de l’exil : se retrouver en Suisse 200 6e- Vie communautaire et activités politiques 205 6 e. a-La religion, élément identitaire important 212 6 e. b-Perspectives de vie en Suisse 219

Conclusion : en quête d’une réelle citoyenneté. 224 7a- Etre acteur de sa vie. 231 7b- Migration ou mobilité ? 235 7c- En quête de dignité 238

Bibliographie 240 Documents officiels : 255 Liste des tableaux, des figures, des graphiques et des photos 257

Annexes 259

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Avant-propos

La réalisation de ce travail a été possible grâce à la rencontre et la contribution de plusieurs personnes au Népal et en Suisse. En particulier je tiens à remercier Monsieur Sonam Dordje ancien président de l’Association des Tibétains de Suisse et du Liechtenstein section de Genève, pour sa disponibilité et sa gentillesse. Monsieur Tenzin Samphel ancien membre du Bureau du Tibet de Genève, Yeshe qui m’a accueillie chez elle au Népal ainsi que tous les membres de la communauté tibétaine en Suisse et au Népal qui ont accepté de participer d’une manière ou d’une autre à cette recherche. Mme Geneviève Baumann pour sa relecture intéressée et précise qui a permis un ajustement linguistique indispensable à la non francophone que je suis. Je tiens aussi à remercier Sandro Cattacin mon directeur de thèse qui a été une présence à la fois solide et amicale tout au long de ce processus créatif. Avec sa brillante intelligence et ses connaissances inépuisables, il a toujours su me donner les bonnes orientations pour que je puisse me repérer de manière cohérente dans mon travail. Je remercie aussi les membres du jury de thèse Mme Marylène Lieber présidente, Mme Katia Buffetrille et M. Alessandro Monsutti pour leur présence, et leur disponibilité, ainsi que pour la gentillesse et la bienveillance qu’ils ont montrée en lisant et en commentant ma thèse. Leurs suggestions ont été indispensables à l’aboutissement de ma recherche. Je profite aussi pour remercier Andrea et Kumud, pour leur soutien et leur patience tout au long de ce travail.

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Abréviations utilisées1

ATE Administration Tibétaine en Exil CIA Central Intelligence Agency CPA Comprehensive Peace Agreement CTA Central Tibet Administration GTE Gouvernement Tibétain en Exil FDFA Federal Department Foreign Affairs IDH Index du Développement Humain HRW Human Right Watch ONG Organisations Non Gouvernementales PNUD Programme des Nations-Unies pour le Développement OFS Office Fédéral de la Statistique OFSP Office fédéral de la santé publique OSAR Organisation Suisse d’Aide aux Réfugiés RC Refugee Card RPC République Populaire de Chine TAR Tibet Autonomous Region TCSL Tibetans Community of Switzerland and Liechtenstein TJC Tibet Justice Center TWA Tibet Women Association UNHCR United Nation High Commissioner for refugees YTC Yang Tibetan Congress

1 A noter que le masculin est utilisé dans l’ensemble de ce travail au sens générique ; il désigne autant les femmes que les hommes. 7

« Subitement avec un souffle d’air, des sons lui parvinrent des profondeurs de la vallée. En écoutant attentivement, il entendait des gongs et des trompettes et aussi (quoique peut-être seulement en imagination) des plaintes multiples. Le vent tourna et il ne perçut plus rien. Mais la lueur de vie dans ces profondeurs voilées ne servait qu’intensifier l’austérité de Shangri-La. » James Hilton – « Horizon perdu » (1933/2013 : 105)

Introduction

Dans la littérature sur le Tibet et les Tibétains en général, nous pouvons relever une série de représentations spécifiquement Européennes ou Nord- Américaines teintées d’une conception idéalisée (nous verrons tout ceci plus en détail par la suite), d’une image politiquement correcte, toujours souriante et bienveillante, imbue d’une certaine pureté. D’ailleurs ce constat nous pouvons le faire directement chaque fois que nous avons l’occasion d’évoquer notre sujet de thèse dans des discussions informelles : inévitablement les visages s’ouvrent à un sourire bienveillant, et nous découvrons que, sans l’avoir jamais su, nous sommes entourés de spécialistes du Tibet. Dans les faits peu d’Occidentaux2, à part quelques touristes, des chercheurs, des journalistes, ou les intervenants des Organisations non gouvernementales (ONG) internationales ont pu réellement côtoyer des Tibétains au Tibet. Plus généralement les contacts que la majorité des Occidentaux ont pu avoir, c’est avec les réfugiés tibétains en exil, en particulier au Népal ou en Inde, les pays qui depuis 1959 en accueillent le plus grand nombre, car le Tibet depuis l’invasion chinoise a souvent été fermé aux étrangers, ou alors, les voyageurs aux Tibet étaient, la plupart du temps accompagnés dans leur déplacements par des officiels chinois. Autres possibilités de contacts, c’est avec des réfugiés arrivés en Europe, ou aux Etats Unis, et en particulier avec des maîtres spirituels, des Lamas qui sont arrivés en Europe ou aux Etats-Unis, invités par des occidentaux bouddhistes ou envoyez par leur supérieurs, avec l’intention déclarée d’y implanter le bouddhisme tibétain. L’objectif principal étant que cette tradition religieuse, avec ses

2 Lorsque nous utilisons le terme Occidental ou Occident, nous nous référons principalement à des représentations qui attribuent en particulier aux pays comme l’Amérique du Nord, ou l’Europe une destinée commune identifiées avec le développement de la modernité. Il s’agit bien d’une construction sociale car aujourd’hui la modernité n’est plus monopole de l’Occident, Toutefois ces termes qui permettent certains repères généraux restent largement utilisés aussi bien chez les chercheurs que chez les individus que nous avons rencontrés.

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particularités et ses richesses ne soit pas complétement perdue. En effet, suite au départ de la majorité des grands lamas du Tibet, et à l’impact de la Chine sur la culture3 traditionnelle tibétaine, la conviction que cette tradition, au Tibet, ne peut que se perdre est largement présente aussi bien dans l’imaginaire collectif des Occidentaux que chez les Tibétains en exil. Un des éléments qui détermine cette vision est bien le fait de l’identification de la part des personnes qui s’intéressent à l’histoire et à la culture tibétaine aussi bien d’une majorité de la population tibétaine en exil, de l’histoire du Tibet et de l’exil des Tibétains, avec le Dalai Lama et son histoire personnelle. Cette vision était la nôtre lorsqu’il y a une quinzaine d’année nous nous sommes confrontés pour la première fois aux réfugiés tibétains en exil au Népal. Il nous a fallu quelques années, plusieurs rencontres avec des réfugiés tibétains aussi bien en Suisse qu’au Népal, pour nous rendre compte que cette pureté identitaire, cette unicité de l’identité tibétaine, largement appréciée par les Occidentaux, toujours fascinés par cette population et sa culture, était bien le fruit d’une construction sociale, par moment bien orchestrée. Nous avons pu constater que des intérêts aussi bien politiques qu’économiques étaient en jeu et avaient contribué de manière importante à cette production identitaire ; que le processus d’identification incontournable chez les exilés tibétains pour appartenir à cette identité construite en exil était, contrairement à ce que l’on pouvait penser, bien en mouvement et tout aussi complexe que pour n’importe quelle autre population au monde. Il s’agit pour nous aujourd’hui de relever la complexité chez les membres d’une communauté qui se veut officiellement comme appartenant à un groupe social homogène, quasi standardisée, non pas pour amener des éléments qui pourraient en affaiblir l’histoire, mais bien pour montrer la richesse de cette complexité. En effet, nous pensons que cette enfermement identitaire empêche les Tibétains en exil de valoriser la complexité de leurs expériences sociales et culturelles, ainsi que de montrer leur manière d’évoluer, de transformer les références culturelles, de s’adapter et de s’inscrire dans la modernité. Cette idée d’une identité culturelle tibétaine particulièrement bien préservée en exil et non au Tibet, de notre point de vue, empêche aussi de valoriser suffisamment le fait que, malgré la présence chinoise, des identités tibétaines se construisent et évoluent au Tibet même, et que des formes de résistance, indépendantes de la communauté en exil, mais bien issues de la population tibétaine en Chine, sont aujourd’hui en train de se développer et de croître. Ce n’est pas parce que l’on ne perçoit plus l’image d’un groupe avec une identité uniforme et homogène, que

3 Nous utilisons le terme de culture comme une dimension des phénomènes sociaux au sens d’Appadurai : « …Il n’est pas utile de considérer la culture comme une substance, mais il est préférable de la considérer comme une dimension des phénomènes sociaux, dimension qui prend en compte une différence située et concrète. En soulignant cette dimension de la culture, plutôt que son caractère substantiel, nous la concevons davantage comme un mécanisme heuristique utile pour traiter des différences, que comme la priorité d’individus et de groupes. » (Appadurai [1996]2005 : 45). 9

les membres de cette communauté méritent moins de respect et d’attention de la part de la communauté internationale. Face à l’importance de l’influence aussi bien économique que politique de la Chine en Asie et dans le reste du monde en général, plusieurs auteurs intéressés par le Tibet et les Tibétains mettent en garde dans leurs écrits contre une sorte de mort inéluctable de la culture tibétaine, et ceci à cause du fait qu’aujourd’hui différents pays, et en particulier les pays européens ou d’Amérique du Nord, auraient de moins en moins d’intérêts à faire pression sur la Chine, devenue la deuxième puissance mondiale, et à remettre sur le tapis la question du respect des droits de l’homme au Tibet, de son autonomie, voire de son indépendance. Ce travail entend comprendre les processus en cours, car plusieurs auteurs, chercheurs ou journalistes qui connaissent la situation des réfugiés tibétains au Népal et en Inde, affirment aujourd’hui que les jeunes générations des réfugiés tibétains, en particulier, souhaitent quitter l’Asie pour rejoindre les pays Occidentaux et spécialement les Etats-Unis et l’Europe. Il s’agirait, de notre point de vue, pour les réfugiés tibétains, d’un deuxième grand mouvement migratoire de masse, après le premier, que les générations précédentes ont vécu suite à la fuite du Dalai Lama du Tibet à la fin des années 1950. Quelles seraient les raisons de ce nouveau départ ? Ces jeunes Tibétains seraient-ils happés dans un mouvement lié à la mondialisation qui facilite la mobilité, les distances n’étant plus problématiques comme auparavant ? Y aurait-il une forme de désillusion face à la promesse d’un retour continuellement réitérée par le Dalai Lama, leur chef spirituel et temporel (temporel jusqu’à 2011), et jamais réalisée ? Comment pensent-ils pouvoir survivre en Occident ? Et enfin, la place de la Chine dans la géopolitique mondiale, l’influence politique, et surtout économique qu’elle exerce sur les pays qui l’entourent, serait-elle aussi un élément important qui pousse directement ou indirectement les Tibétains à cette nouvelle épreuve, partir pour s’installer ailleurs ? Notre réflexion se base aussi sur le constat que la Suisse reste, dans les représentations des réfugiés tibétains en exil, un lieu de migration, un pays de référence. L’histoire des rapports entre la Suisse et les Tibétains en exil est un éléments important pour comprendre la dynamique actuelle de la migration tibétaine vers la Suisse en particulier, mais vers l’Occident en général aussi, car nous pouvons faire l’hypothèse que les contacts entre la Suisse et les autorités tibétaines en exil, depuis les année 1960, ont permis aux Tibétains, malgré certaines difficultés, de concevoir la possibilité d’une vie en exil au-delà des pays proches de l’arc himalayen bien avant que les Etats Unis, dans les années 90, ouvrent le pays à 1000 Tibétains vivant au Népal et en Inde. Mais alors de quoi sont faits aujourd’hui les espoirs et les attentes des Tibétains qui arrivent en Suisse, souvent après avoir quitté le Tibet depuis des mois, voire des années, et parfois même étant nés en exil, et qui demandent le statut de réfugié politique?

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« Sitôt qu’ils se trouvèrent à portée de voix, il quitta le groupe et s’avança au-devant de leur arrivants quoique sans hâte, car il savait que les Orientaux apprécient les rites cérémonieux de la salutation et aiment prendre leur temps. » James Hilton – « Horizon perdu » (1933/2013 :65)

1- Problématique de recherche

Dans ce chapitre, nous allons présenter le questionnement, notre positionnement, ainsi que l’orientation conceptuelle de notre travail. Il s’agit ici de contextualiser notre interrogation, avec une volonté forte de la situer dans une discussion dynamique multidimensionnelle et complexe, car la situation des réfugiés tibétains aujourd’hui est en plein mouvement. Nous allons aussi formaliser notre approche méthodologique en particulier en discutant les différents enjeux qui peuvent se manifester lorsque le regard du chercheur se pose sur des réalités sociales et culturelles différentes des siennes.

1a- Sociologie des migrations La construction de la problématique de recherche de cette étude va faire appel à plusieurs champs de recherche : les études sur les diasporas, les études sur les réfugiés, ainsi qu’à la sociologie des migrations en particulier dans son caractère de transnationalité. L’approche croisée de ces différents champs de recherche nous permet de réfléchir sur une dimension qui en découle et qui nous intéresse tout particulièrement : celle des modifications identitaires en ce qui concerne leurs manifestations aussi bien individuelles que collectives dans une dynamique de mobilité. La conception de la migration comme élément qui participe aux changements sociaux à la fois pour les régions de départ, pour les régions de passage ainsi que pour les régions d’arrivée des migrants nous semble une approche pertinente pour notre problématique. Dans ce cas, il s’agit de réaliser ce que Stephen Castles nous propose : comprendre la migration comme partie intégrante des processus de transformation sociale en cours dans le monde globalisé qui est le nôtre. (S. Castles, 2010). La sociologie des migrations est aujourd’hui particulièrement questionnée face aux réalités sociales auxquelles nous sommes confrontés et la nécessité d’une remise en question des paradigmes qui l’ont caractérisée, en particulier dans l’étude des migrations de l’après deuxième guerre mondiale, est souvent évoqué par différents auteurs (Cattacin- La Barba, 2014, Anthias, 2012, Castles, 2010, Rea, Tripier 2003). En effet, les études des migrations sont souvent parties de l’idée de définir ce qu’est un migrant et les catégories utilisées pour le faire sont souvent abstraites comme celle de « migrant économique » (F. Anthias, 2012), sans considérer la multitude de formes que la migration peut avoir. Dans la réalité, l’expérience migratoire est complexe à plusieurs niveaux : genre, ethnie, classe d’appartenance. L’origine, ne doit donc par rester le seul élément 11

analyseur car, et nous le verrons en particulier dans l’étude des parcours migratoires des réfugiés tibétains, les différences aussi bien en lien aux réalités historiques qu’aux contingences économiques et sociales qui ont déterminé les différentes étapes dans leurs parcours migratoires, ont profondément évolué au cours du temps. L’intérêt de ce travail est aussi celui de réfléchir sur la place d’individus vivant une situation de diaspora, tiraillés entre deux systèmes d’appartenances parfois présentés de manière simpliste, voire caricaturale: d’un côté la tradition et le communautarisme, de l’autre la modernité et l’universalisme, comme si tradition serait d’office synonyme de communautarisme et la modernité d’universalisme. Cette simplification est présente en particulier dans les médias et dans les discours politiques qui tendent à proposer une vision simpliste de « l’Autre » comme étant différent, voire à l’opposé de ce que nous sommes aujourd’hui en Occident. Cette vision relève d’une perception de la modernité occidentale qui n’est pas anodine. En effet, la modernité occidentale considère l’individu comme une production propre et pour être considéré comme moderne un pays doit passer par des étapes bien définies, nécessaires à son développement, (D. Martuccelli, 2014). Les individus issus des pays qui n’auront pas terminé ce processus de développement seront considérés comme des Autres différents, voire inferieurs. Les Occidentaux, et nous aurons l’occasion de le constater distinctement dans notre analyse en ce qui concerne la construction de l’identité tibétaine en exil, ont contribué à déterminer les représentations de ces altérités qui déterminent des stéréotypes largement répandus et utilisés. Dans ce sens, nous partageons la vision d’Edward Saïd lorsqu’il affirme : « … ce que j’ai dit, c’est que l’Orient est par lui-même une entité constituée ; l’idée qu’il existe des espaces géographiques avec des habitants autochtones foncièrement différents qu’on peut définir à partir de quelque religion, de quelque culture ou de quelque essence raciale qui leur soit propre est extrêmement discutable. » et il poursuit en disant : « Je ne crois pas à la proposition limitée que seul un Noir peut écrire sur les Noirs, un musulman sur les musulmans, et ainsi de suite. » (E. Saïd, 1978/1980 : 347) Comment procéder pour que la dualité sur laquelle le travail de recherche se construit, ne soit pas - ou de moins pas trop - affectée par les enjeux que nous avons cités et qui y sont liés ? En considérant notamment qu’en se référant à une approche méthodologique Howard Becker aussi affirme : « …Nos représentations déterminent l’orientation de notre recherche : elles déterminent nos idées de départ, les questions que nous posons pour les vérifier, et les réponses que nous trouvons plausibles. » (H. Becker, 2002 : 42) Pouvons-nous donc encore nous poser la question sur comment appréhender le regard du chercheur - ayant passé sa vie en Europe dans un système social, culturel et économique dominant, et qui malgré sa formation, sa volonté et son intérêt pour le sujet de sa recherche, ne pourra jamais se débarrasser totalement

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de certains apriori appartenant à sa condition - sans passer pour des naïfs ? Nous partageons l’idée que : « Il faut produire une sociologie pour les individus capable de proposer une intelligibilité des phénomènes sociaux à leur échelle.» (D. Martuccelli, F. De Singly, 2012 : 79) Dans le même sens, Martuccelli et De Singly, en se posant la question « Y-a-t-il des « individus » ailleurs que dans l’Occident moderne ? » (ibidem, 2012 : 118), touchent à une question de fond à laquelle nous avons été sensible tout au long de nos explorations aussi bien au Népal qu’en Suisse, et qui est particulièrement présente dans la réflexion que nous menons dans ce chapitre. Malheureusement, ces mêmes auteurs ne donnent pas vraiment de réponses à leur question, ils relèvent toutefois que cette réflexion représente un nouveau, réel défi pour la sociologie contemporaine : « Le défi est désormais devant nous. Et pour y répondre, la sociologie de l’individu devrait permettre de penser une sociologie pour un monde autrement globalisé. Les résonnances entre individus lointains, dans l’espace et dans le temps, seront, sans doute, des sources pour de nouvelles questions théoriques qui enrichiront, en retour, nos méthodes de travail, accordant des nouveaux rôles aux entretiens et aux récits. » (D. Martuccelli, F. de Singly, 2012 : 119) En 1988 déjà, Gayatri Chakravorty Spivak, au début de son essai traduit en français avec le titre « Les subalternes peuvent-elles parler ? », relevait la difficulté de positionnement du chercheur qui se propose d’étudier des « individus lointains » : « J’invoque ainsi avec maladresse ma positionalité afin de souligner le fait que la mise en question de la place de l’enquêteur reste un vœu pieux dépourvu de sens dans nombre de critiques récentes du sujet souverain. Aussi, bien que, tout au long de cet essai, je m’efforce de mettre en avant la précarité de ma position, je sais qu’un tel geste est toujours insuffisant. » (G-C.Spivak, 1988/2009 : 13) Cette idée de précarité de la position d’enquêteur semble bien résumer les origines du questionnement qui nous occupe ici car, pendant ce travail, nous avons constaté être passée par des sentiments variables et complexes marqués au début par une certaine fascination et ensuite par des phases de rejet et de remise en question profonde, pour enfin revenir vers un regard à la fois critique et empathique sur notre sujet de recherche. Et ceci en particulier lorsque la rencontre avec nos interlocuteurs nous a confrontés à la présence continue et intense de la religion bouddhiste dans la vie de tous les jours des sujets. Dans certains cas, la soumission aux fondements dogmatiques et aux symboles religieux est manifestement inconditionnelle. La tentation serait d’expliquer avec le regard critique qui est le nôtre ce type d’attitude culturellement, comme étant lié principalement à une forte présence de la tradition religieuse dans la vie de tous les jours des individus concernés. Et de confronter directement cette présence religieuse à notre conception de la présence religieuse dans la quotidienneté, marquée notamment par la séparation de la religion et de l’Etat et des institutions qui les représentent. 13

Comme nous l’avons déjà affirmé précédemment, nous ne souhaitons surtout pas nous enfermer dans une vision bipolaire qui risque de comparer idéalement deux types d’individus : le premier issu de sociétés soi-disant traditionnelles, et le deuxième issu de sociétés reconnues comme étant modernes. D’ailleurs, D. Chakrabarty montre bien la présence de dimensions archaïques dans la modernité de la vie de tous les jours des individus : « The subcontinent is one part of the world where everyday life is marked by cohabitation and intermingling of practices and objects that look ancient and modern. » (D. Chakrabarty, 2013 : 24) Si l’auteur émet ces considérations sur la base de la réalité indienne actuelle, après réflexion, nous sommes conscients que nous pourrions tout à fait réaliser ce même type d’observations dans n’importe quel pays aujourd’hui, européen ou asiatique. En même temps, ces considérations nous montrent que la ligne de démarcation entre société traditionnelle et société moderne n’est pas aussi nette comme une certaine conception occidentale de la modernité voudrait nous faire croire. Dans la sociologie française contemporaine, le questionnement et la remise en discussion à la fois d’une vision euro-centrée de la notion et de la place de l’individu au « Sud », apparait récemment en prenant entre autre comme point de départ les travaux de Louis Dumont sur l’Inde. (E. Lozerand, 2014). Comment procéder donc pour éviter des raccourcis, se focaliser sur des individus et porter un regard le plus transversal possible, qui nous permette d’observer et d’analyser les différentes expériences individuelles auxquelles les sujets rencontrés dans le cadre de notre travail vont certainement nous confronter ? Comment englober, totalement et sans apriori, ce que Spivak appelle « L’autre hétérogène » dans notre argumentation, en adoptant l’idée qu’au fond : « Nous confronter à eux, ce n’est pas les représenter (vertreten), mais apprendre à nous représenter (darstellen) nous-mêmes. » (G-C.Spivak, 1988/2009 : 56) Car cette rencontre ne peut que nous changer dans un mouvement de positionnement et repositionnement continu. Nous décidons donc de partir du postulat qui veut que toute réalité est une construction sociale qu’elle se réalise au « Sud » comme au « Nord », et que l’individu quelle que soit son appartenance ethnique, politique, culturelle, est acteur de sa vie. C’est peut-être un peu terre à terre comme postulat de départ, mais il nous convient pour le moment. Tout en considérant l’individu comme point de départ de notre réflexion, nous n’allons toutefois pas oublier de garder en toile de fond la dimension structurelle qui constitue aussi sa réalité. Car, c’est en prenant en considération cette dimension structurelle que nous pouvons aussi dégager certains aspects du processus de subjectivisation en mouvement chez les individus considérés par notre recherche. Cette considération tient compte aussi de ce que les travaux sur l’évolution des migrations internationales de ces dernières années réalisés par Stephen Castles (2002) montrent : que, dans le contexte de globalisation qui

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détermine nos réalités actuelles, les migrants augmentent et arrivent de pays avec des caractéristiques sociales et culturelles très variées. Que le développement des technologies, des transports et d’informations permettent une migration temporaire, répétée et circulaire et que ces développements orientent leur vie entre deux voir plusieurs sociétés et permettent de développer des communautés et aussi des consciences transnationales. En remettant en cause les frontières traditionnelles des Etats-Nations. Face à ces constats nous allons adopter la posture suggérée par la sociologie de l’individuation. Car elle nous permet d’étudier : « …l’imbrication historique qui définit les traits spécifiques des individus dans une société. » (D.Martuccelli, 2014 :74). Elle nous permet aussi de nous distancier des représentations qui peuvent préexister dans notre propre réalité. Nous reviendrons sur la sociologie de l’individuation plus en détail dans la suite de ce chapitre. Concrètement pour mieux comprendre les liens entre la dynamique de l’individuation et le processus de subjectivisation en marche chez les sujets observés, Martuccelli propose de considérer ce qu’il appelle des « figures collectives du sujet », car ces figures, socialement partagées : « …prennent forme au cœur des facteurs structurels d’individuation et nourrissent le travail de subjectivisation personnel. » (D.Martuccelli, 2014 :76) Dans ce sens nous avons essayé, tout au long de ce travail, de garder un dialogue constamment ouvert entre la dimension collective et individuelle de l’expérience des sujets considérés. Nous l’avons déjà affirmé, au sein même du processus d’individuation se trouve la notion d’individu. Là aussi Martuccelli conseille de dimensionner la notion d’individu, pour mieux l’apprivoiser dans des contextes différents du nôtre. Il nous propose de considérer d’un côté l’individu dans son existence d’agent empirique présent dans toute collectivité et de l’autre d’agent moral pourvu de certaines caractéristiques : « En tout cas cette opération permet, à rebours, de comprendre la trajectoire occidentale comme une expérience parmi d’autres, et la lecture d’autres processus d’individuation invite, dans une sorte de boomerang analytique, de réévaluer cette expérience historique. » (D. Martuccelli, 2014 :73) Pour arriver à ce faire, nous allons aussi tenir compte des travaux d’historiens, d’anthropologues, de politologues et de tibétologues qui se sont intéressés au Tibet mais surtout à la diaspora tibétaine. Cette manière de procéder nous semble, pour l’instant, celle qui permet la plus grande ouverture pour éviter les risques d’une simplification peu stimulante. La conscience de la difficulté de la tâche sera-t-elle suffisante à en éviter les dérives ? Nous allons le vérifier au fur et à mesure de l’avancement de notre travail, en gardant cette problématique toujours bien présente à l’esprit. Cette posture réflexive et constructiviste, va donc nous accompagner pendant tout notre travail. D’ailleurs Edward Saïd n’affirme-t-il pas : « What makes it possible for us as human beings to face the facts, to manufacture new ones, or to ignore some and focus on others? Answers to these questions must reside in a theory of perception, a theory of intellectual activity, 15

and in an epistemological account of ideological structures as they pertain to specific problems as well as to concrete historical and geographical circumstances. None of these things is within the capacity of a solitary individual to produce; and none is possible without some sense of communal or collective commitment to assign them a more than personal validity. » (E. Saïd, 1984: 47) Dans le sens de ce qu’affirme Saïd, notre défi est donc aussi celui de tester comment se positionner en tant que sociologue lorsque notre sujet d’intérêt est en mouvement dans des circonstances historiques, politiques, économiques, culturelles et sociales spécifiques. En considérant le fait que nous sommes comme n’importe quel autre individu sur cette terre, englobés dans un processus de mouvement qui nous dépasse. Pas moins que les sujets de notre étude, nous sommes soumis aux déplacements, aux remises en question et aux bouleversements de la mondialisation et des relations de pouvoirs qu’elle engendre. Comme l’exprime Appadurai : « La globalisation a réduit la distance entre les élites, modifié les relations fondamentales entre producteurs et consommateurs, brisé de nombreux liens entre le travail et la vie de famille, et brouillé les rapports entre l’ancrage provisoire dans un endroit et l’attachement imaginaire à la nation. ». (A. Appadurai, 2005 : 40) Le processus décrit par Appadurai nous concerne tous, et lorsque nous nous confrontons à un Autre en essayant de réfléchir et de comprendre les enjeux de ses réalités et de son évolution à un moment historique précis, nous ne pouvons pas en faire totalement abstraction.

1b- La nouvelle migration des Tibétains en exil Depuis les années 1960, et donc après plus de 50 ans d’exil et de vie pacifique - selon les témoignages aussi bien de différents auteurs, que des Tibétains en exil eux-mêmes - la situation des réfugiés tibétains au Népal s’est considérablement modifiée depuis le début de ce siècle. Les membres de cette communauté, et notamment les jeunes générations, nées ou récemment arrivées au Népal, se trouvent aujourd’hui confrontés à devoir faire de nouveaux choix face aux changements sociaux induits par des évènements historiques qui ont déterminé la vie du Népal ces dernières années. Passons rapidement en revue d’entrée, quelques éléments qu’il faut, de notre point de vue, prendre en considération pour mieux comprendre ces changements, ainsi que la situation à laquelle les réfugiés se trouvent confrontés aujourd’hui:

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- Les réfugiés tibétains représentent au Népal, selon différents chiffres officiels, entre 10000 et 20000 personnes4. - Le Népal est le pays de transit le plus utilisé par les réfugiés qui fuient le Tibet pour rejoindre l’Inde. Il arrive toutefois qu’une partie d’entre eux s’y établissent, sans permis, pendant quelques jours, des semaines, des mois, voire des années. - Le Népal5, est un des 12 pays les plus pauvres au monde. Un pays qui a vécu entre 1995 et 2007 une guerre civile. Les épreuves en lien avec cette guerre ont marqué aussi bien la population népalaise que la population tibétaine en exil et il serait faux de croire qu’aujourd’hui le pays se trouve dans une phase de stabilisation et d’apaisement. En effet, le Népal essaie, depuis 2007, de se donner une constitution, sans succès.6 - Ces quinze dernières années les différents changements politiques à la tête de l’Etat népalais ont fait qu’au fur et à mesure des transitions intervenues, les différents gouvernements qui se sont succédés ont permis à la Chine d’intervenir dans la vie économique du pays de manière croissante et massive, notamment avec une aide économique importante. Cela implique de la part des autorités népalaises, l’adhésion à la One China Policy 7, qui de par son

4 Selon le dernier recensement de l’Administration tibétaine en exil, Il y aurait aujourd’hui au Népal officiellement 13.514 réfugiés tibétains. (DST/ATE, 2010 : 27). L’Organisation Suisse d’Aide aux Réfugiés (OSAR) affirme qu’il y aurait aujourd’hui entre 15.000 et 20.000 réfugiés au Népal, dont la plupart sans statut légal. (OSAR, Adrian Schuster, 2013 :1). 5 Selon le Human developement report 2013, de l’ONU- The rise of the sud, human progress in a Diverse World, le Népal se situe toujours parmi les pays les plus pauvres du monde, et pour lequel le développement aussi bien pour ce qui concerne le niveau de vie des gens, les investissements ainsi que la gestion des ressources, ou l’éducation, est parmi les plus lents du monde. (Voir tableaux statistiques à partir de p.144). 6 Depuis que nous avons écrit ce texte, en 2015 le Népal s’est donné une nouvelle Constitution, qui par ailleurs donne lieu à de nouveaux conflits entre l’Etat et certaines parties de la population. 7 Cette politique répond à la volonté de la RPC d’affirmer que la Chine est unique et unie. Elle demande donc aux Etats qui entendent instaurer des relations aussi bien diplomatiques qu’économiques avec elle une adhésion à ce principe. Taiwan, le Tibet, le Xinjiang, mais aussi Hong Kong et Macao sont concernés par cette politique. Elle fait appel aux droits des Etats adhérents aux Nations Unies, à la souveraineté, à l’intégrité territoriale et à la non-ingérence dans les affaires intern du pays. Concrètement y adhérer implique pour les Etats qui l’acceptent, de n’intervenir d’aucune manière dans les affaires internes chinoises. Si la situation de Taiwan est souvent relatée dans les textes officiels, le fait que cette politique concerne aussi le Tibet est aussi fréquemment évoqué : « Le Tibet est une partie inaliénable du territoire chinois et la question tibétaine touche aux intérêts vitaux de la Chine. Le gouvernement et le peuple chinois ne laisse aucune force et aucun individu à séparer le Tibet de la Chine et n'autorise aucune tentative visant à inciter à saboter l'unité nationale et l'intégrité territorial de la Chine."(http://www.china-

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acceptation remet inévitablement en question la légitimité de la présence des réfugiés tibétains dans ce pays. - La communauté tibétaine au Népal, malgré son nombre qui au premier abord pourrait paraitre dérisoire (en peu plus de 13.000 personnes selon les données officielles), par rapport au plus de 30 millions de Népalais, se fait remarquer. Elle se caractérise par une identité sociale, culturelle et religieuse, qui s’affirme et qui s’exprime de manière manifeste : présence concentrée dans les camps de réfugiés de monastères, d’écoles tibétaines ; manifestations aussi bien politiques que religieuses de la part de la communauté tibétaine. - L’organisation sociale ainsi que le système d’échanges internes et transnationaux qui caractérisent la diaspora tibétaine, ont permis à la communauté au Népal de se développer économiquement, culturellement et socialement. - Les Tibétains au Népal, comme d’autres communautés considérées, à tort ou à raison, comme étant culturellement homogènes, et qui sont basées sur la transmission des valeurs traditionnelles, sont aujourd’hui confrontés, comme le reste du monde, aux bouleversements apportés par la modernité et la globalisation. - Le Népal n’a jamais signé la convention des réfugiés de 1951 de l’UNHCR : le statut des réfugiés au Népal, et en particulier celui des Tibétains, a été et reste très précaire, particulièrement sensible donc à l’évolution politique et sociale du pays. Cette situation amène les Tibétains - en particulier les jeunes générations - à quitter le Népal pour faire route vers ce qu’ils appellent the West. Cet Occident dont ils parlent n’est pas compris simplement dans sa dimension géographique, mais dans une dimension particulière car the West peut être représenté par l’Amérique du Nord et l’Europe, mais aussi par l’Australie, Taiwan ou le Japon. Il s’agit dans notre interprétation d’un Occident idéalisé, il représente l’horizon migratoire où il se trouve.8 Les Tibétains quittent le Tibet par un flux variable mais continu depuis l’invasion chinoise et la fuite du Dalai Lama à la fin des années 1950. Il faut dire et nous le verrons par la suite plus en détail, que ces départs du Tibet diminuent

embassy.ch/fra/sghd/t1031722.htm) (Nda, la citation est prise telle quelle, les fautes d’orthographe sont d’origine). 8 Pour cette raison quand nous utiliserons le terme Occident dans ce sens nous l’écrirons en italique. Les autres utilisations du terme seront fait dans un sens strictement géographique et concernera principalement l’Europe et l’Amérique du Nord.

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de manière importante depuis 2008. Nous constatons aujourd’hui qu’un nouveau départ de Tibétains est en train de se mettre en place, le départ des pays comme le Népal et l’Inde qui depuis le début de l’exil ont accueilli la majorité des Tibétains. Nous estimons que le phénomène du départ actuel depuis les pays qui traditionnellement ont accueilli la majorité des réfugiés tibétains est récent et correspond, à une nouvelle migration. Contrairement aux précédents déplacements, cette nouvelle migration des Tibétains vers l’Occident, s’inscrit bien dans le phénomène général des mouvements migratoires actuels Sud-Nord, en lien avec la mondialisation et la globalisation économique : « Il n’y a jamais eu autant de gens, par le passé, capables d’envisager comme une chose allant de soi le fait qu’eux-mêmes ou leurs enfants, seront sans doute conduits à vivre et à travailler ailleurs que sur leur lieu de naissance. » (A. Appadurai, 2005 : 34) Cette évolution révèle plus que jamais des différences identitaires entre les Tibétains provenant directement du Tibet et ceux qui ont vécu pendant des années en exil, ou qui sont nés en Inde ou au Népal et qui n’ont jamais connu le Tibet. L’existence de différences entre les Tibétains est difficilement reconnue par l’administration tibétaine en exil qui impose l’idée d’une identité tibétaine unique, homogène et forte à laquelle l’ensemble des Tibétains en exil est censé se référer, au risque d’une certaine marginalisation. La solidarité entre migrants d’une même origine étant un élément facilitateur fondamental pour l’installation dans les nouveaux pays d’adoption, cette identité nationale forte, que nous estimons, telle qu’elle est véhiculée aujourd’hui, construite principalement en exil, devient donc une référence fondamentale pour tous les Tibétains qui quittent l’Asie, quel que soit leur lieu de naissance. Toutefois cette pression identitaire est individuellement apprivoisée de manière différenciée par les réfugiés tibétains : nous approfondirons cette question dans la suite de notre travail. A partir des réflexions précédentes, nous nous posons la question suivante: 1. Comment cette nouvelle migration intervient-elle dans les représentations d’une l’identité nationale Tibétaine ? Comment ces réfugiés véhiculent cette identité ? Comment les dimensions collectives, et individuelles, interagissent dans cette dynamique de changement? Comment se développe le système d’échange dans la communauté, entre les Tibétains d’origines différentes ? Pour cette analyse, nous allons nous baser sur le cas de Tibétains qui ont émigré en Suisse depuis le Népal ces dernières années, ainsi nous ajouterions une deuxième question empirique : 2. Quelles sont les raisons qui poussent aujourd’hui les jeunes Tibétains à quitter le Népal pour rejoindre la Suisse? Comment ce départ est-il possible, comment se réalise-t-il? Quelles sont les attentes de ces personnes, leurs rêves et leurs projets en arrivant aujourd’hui en Suisse ? Nous allons donc aborder notre problématique sur la base de deux axes réflexifs : d’une part les processus d’identification, d’autre part la nouvelle 19

trajectoire migratoire spécifique aux Tibétains en exil au Népal comprise comme une nouvelle épreuve à laquelle ils sont confrontés suite aux bouleversements politiques qui ont touché le pays ces quinze dernières années. Pour cette réflexion, nous allons essentiellement nous baser sur la sociologie de l’individuation.

1c- Une sociologie de l’individuation Dans la tradition d’Antony Giddens, Ulrich Beck, Zyigmund Bauman, François Dubet ou Danilo Martuccelli, la sociologie de l’individuation nous propose une approche de l’individu soumis aux contraintes et aux défis de la modernité et nous présente une articulation entre une dimension synchronique et historique pour essayer d’interpréter les choix qu’un individu réalise pour orienter sa vie. Martuccelli propose ce type de réflexion dans son livre Forgé par l’épreuve (2006) et son approche nous semble pertinente car elle permet de garder présente et active l’interaction entre individuel et collectif, qui comme nous l’avons déjà dit, nous intéresse tout particulièrement : « Dans une étude sur l’individuation, la préoccupation est la volonté de comprendre à partir d’une perspective sociologique, la manière dont l’existence individuelle est organisée (scandée et jalonnée), au travers d’épreuves socialement fabriquées et inégalement réparties. » et encore : « …L’étude de l’individuation par les épreuves vise justement, non pas vraiment à rompre avec la temporalité narrative implicite dans nos récits biographiques, mais à produire au moins une mise à distance permettant d’éclaircir autrement l’existence individuelle. » (D. Martuccelli, 2006 : 18) Dans cette démarche, l’analyse de la dimension microsociologique, à travers des rencontres qui permettent d’avoir une vision sur les vécus individuels face aux épreuves de la vie, n’est pas une fin en soi. L’objectif est bien celui d’essayer d’analyser, à partir de l’expérience individuelle, comment une société donnée réagit et s’organise face aux épreuves auxquelles les individus qui la composent sont confrontés au cours de leur vie. Cette approche que Danilo Martuccelli appelle « l’individuation comme macrosociologie» (D. Martuccelli, 2007 : 78) montre la volonté de comprendre la dimension collective en partant de l’analyse de l’expérience individuelle. Cette vision qui met en interaction - en dialogue continu - la dimension collective et structurelle avec la dimension individuelle et subjective, nous semble pertinente pour lire et examiner notre thématique de recherche, qui est bien centrée sur l’analyse de choix individuels différents, construits en confrontation avec une évolution historique donnée, déterminée par des conditions politiques, économiques et sociales particulières. Cette manière d’appréhender l’action sociale, s’insère aussi dans une vision qui situe l’individu comme acteur de sa vie, confronté qu’il peut l’être aux évènements que l’évolution historique - sur laquelle il a peu, voire aucun impact - comporte. Ce regard rappelle notamment la notion de « agency », aussi bien utilisée en philosophie qu’en sociologie et en particulier en sociologie du genre, et traduite

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en français par le terme de « agentivité ». Cette notion considère la capacité de l’individu d’être acteur de sa vie, et met en évidence sa faculté d’agir face aux évènements de son quotidien, ainsi que sa compétence d’intervenir sur le monde qui l’entoure : « Dans la recherche en sciences sociales, le concept d’agency est beaucoup utilisé en sociologie et se réfère à la capacité indépendante d’agir selon sa propre volonté et il est employé en opposition au concept de structure, qui se réfère aux modèles de comportement qui influencent les choix des individus. L’agency désigne non pas un comportement influencé, mais l’action qui émane de la volonté de l’individu. » (Mackenzi 2012 : 2) Cette approche nous parle tout particulièrement car, comme nous l’avons déjà relevé, notre intérêt se situe bien à la croisée entre système social et agir individuel. C’est ce que Giddens identifie comme la construction d’une auto- identité, qui offre la possibilité au sujet-acteur de faire des choix, et d’agir sur la réalité qui l’entoure, même lorsque les conditions historiques peuvent paraître difficiles, voir néfastes :

« Characterising individuals' phenomenal worlds is difficult, certainly in the abstract. Every person reacts selectively to the diverse sources of direct and mediated experience which compose the Umwelt. One thing we can say with some certainty is that in very few instances does the phenomenal world any longer correspond to the habitual settings through which an individual physically moves. Localities are thoroughly penetrated by distanciated influences, whether this be regarded as a cause for concern or simply accepted as a routine part of social life. All individuals actively, although by no means always in a conscious way, selectively incorporate many elements of mediated experience into their day-to-day conduct. This is never a random or a passive process, contrary to what the image of the collage effect might suggest. A newspaper, for example, presents a collage of information, as does, on a wider scale, the whole bevy of newspapers which may be on sale in a particular area or country. Yet each reader imposes his own order on this diversity, by selecting which newspaper to read--if any-- and by making an active selection of its contents. » (A. Giddens 1991: 187)

Martuccelli, comme Giddens, privilégie une approche de l’étude d’un individu agissant, à travers un regard sur le processus d’individuation plutôt qu’à travers la lorgnette de la notion d’individualité, car l’individuation implique bien cette dimension interactive entre le monde qui l’entoure et le sujet acteur. Bauman, dans son livre « The art of life », allant dans le même sens, affirme que la vie humaine consiste en une confrontation continue entre les « conditions externes » (perçues comme « réalité », matière qui, par définition, résiste toujours à la volonté du sujet et souvent le remet en discussion), et « les projets de ses auteurs/acteurs et/ou son inertie, à remodeler la réalité selon la vision d’une éventuelle « bonne vie » qu’ils auraient choisie. » (Z. Bauman, 2008 : 69) 21

Il se demande au fond si la vie de la personne peut être considérée comme une œuvre d’art, réalisée par l’artiste/acteur, en interaction avec une matière résistante, voire réfractaire : les épreuves d’une vie. Pour définir une épreuve, et pour la caractériser, revenons à Martuccelli et à sa manière de nous présenter cette approche de la sociologie de l’individu : « Lors du processus d’individuation, les acteurs affrontent un ensemble d’épreuves standardisées, communes à tous les membres d’un collectif, mais à partir de positions diverses et au travers d’expériences différentes. Les épreuves sont des défis historiques, socialement produites, culturellement représentées, inégalement distribuées, que les individus sont obligés d’affronter au sein d’un processus structurel d’individuation. » (D. Martuccelli, F. de Singly, 2012 : 79) Toujours selon Martuccelli, les épreuves auxquelles les individus sont soumis et qui caractérisent les sociétés modernes, sont présentes de la manière suivante : a. Le récit de la mise à l’épreuve b. L’épreuve est conçue comme un test, un examen à passer c. L’épreuve teste la résistance, la capacité à la dépasser: « Elle engage ainsi une conception particulière de l’acteur » d. Elle désigne les contraintes sociales auxquelles les individus sont soumis : ces contraintes sont variables selon les moments historiques et les particularités sociales qui les caractérisent. (D. Martuccelli, 2007 : 79). Martuccelli se réfère ici en particulier à une notion d’épreuve qui relève de ce qu’il définit comme l’ « l’épreuve défi» dont il situe la filiation dans la tradition humaniste se basant sur « la problématisation de soi et l’analyse existentielle » en opposition à « l’épreuve sanction » qu’il fait remonter à l’expérimentation scientifique et à la philosophie pragmatique. (D. Martuccelli, 2015). Ce regard particulier que nous suggère la notion d’une épreuve perçue comme un défi nous permet d’observer la réalité des sujets qui nous intéressent ici non pas en considérant les traits identitaires qui les caractérisent (culture, ethnie, genre…), comme prioritaires dans notre analyse, mais plutôt comme des ressources différemment mobilisées selon la nature même des épreuves auxquelles ces mêmes sujets sont confrontés. C’est donc avec ces postulats que nous allons considérer l’utilisation de la notion d’épreuve dans notre travail en essayant de voir comment les réfugiés tibétains que nous avons rencontrés, réfléchissent, s’organisent et agissent en fonction des épreuves auxquelles ils ont été confrontés avant d’arriver en Suisse.

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1d- Diasporas et Diaspora tibétaine Melvyn Goldstein en 1978 dans un article qui relatait ses études sur la dynamique d’organisation et de développement des relations dans les premiers camps de réfugiés tibétains en Inde reconnaissant une adaptation culturelle importante aux conditions de l’exil synthétisait la spécificité de cette situation de la manière suivante: « This cultural adaptation has taken place along three lines. One of the most important of these has been the development of standards for intercultural interaction between Tibetans from the many diverse subcultural areas present in the settlement. Mundakuppe is a classic example of ethnic boundaries. A kind of segmentary ethnicity has emerged. Within the Tibetan community, the major subcultural ethnic groups such Khampas are clearly maintaining their identity vis- à-vis the other groups although standards for intercultural (Tibetan) interaction have developed. For example, Lhasa Tibetan come be used as a lingua franca in the camp. The second and equally important line of change has been the accommodation of traditional Tibetan political and social patterns to the democratic laws and institutions operative in India. For example, the DLG (Dalai Lama government, nda) has written a constitution which, among other things, incorporates interethnic (Tibetan) elections. The third factor concerns Indo-Tibetan Interaction. It is the least important of the three because Tibetan interaction with Indians has been restricted to fleeting encounters in the market place and sporadic contact in employer/employee situations where Tibetans are in the dominant positions. There has been no interethnic development of personal or intimate relations, and marriage has been characterized by endogamy. » (M. Goldstein, 1978: 403) Les propos de Goldstein nous montrent que déjà en 1978 la communauté tibétaine en exil était bien établie dans la volonté d’affirmer une identité tibétaine forte, de s’orienter fermement vers des choix politiques innovants et d’implanter un certain pouvoir économique. Avant d’introduire une réflexion qui tentera d’analyser trois éléments constitutifs de l’identité tibétaine en exil, (la réussite économique, les liens avec la tradition et le choix démocratique), ce qui nous intéresse tout d’abord est d’essayer de définir à quel type de diaspora nous sommes confrontés. La définition du concept de diaspora a subi plusieurs transformations depuis qu’il y a une quarantaine d’année il est devenu une référence pour les sciences sociales pour décrire en particulier les caractéristiques de certaines populations en mouvement. En 1991, W. Safran propose, avec un regard structuraliste, une sorte de modèle idéal typique du concept en se basant principalement sur l’expérience de la diaspora juive et affirme qu’une diaspora est généralement basée sur les caractéristiques suivantes: a- la forme de la dispersion qui doit partir d’un centre vers au moins deux régions périphériques 23

b- l’existence et le maintien d’une mémoire collective du lieu d’origine c- la conscience que la société d’accueil ne pourra jamais accepter cette population d- la présence de l’idée de retour dans ce lieu d’origine idéalisé e- le sentiment d’obligation du maintien en sécurité et de défendre le lieu d’origine f- le maintien des contacts, collectifs ou individuels, avec le lieu d’origine. (W. Safran, 1990, cité in Bruneau, 2004 : 20). Le modèle de Safran, s’il a la qualité de donner une base de référence rationnelle à la réflexion de départ sur le concept de diaspora pour les sciences sociales, n’est pas pour autant épargné par les critiques et les remises en question. J. Clifford, notamment, tout en reconnaissant l’importance de l’expérience diasporique juive pour définir le concept de diaspora en général, considère qu’elle ne doit pas devenir le seul modèle de référence pour parler des diasporas, et affirme : « We should be able to recognize the strong entailment of Jewish history on the language of diaspora without making that history a definitive model. » (J. Clifford, 1994 : 306) Clifford par ailleurs montre aussi que même dans le cas spécifique de la diaspora juive, la notion même de « retour dans le lieu d’origine » n’est pas comprise par tous ses membres de la même façon; elle ne peut donc pas être généralisée. De son point de vue, la notion de diaspora est d’abord un outil conceptuel qui permet d’aborder, à partir d’un point d’ancrage différent sur la réalité que celui plus traditionnel de l’Etat-Nation, pour permettre au chercheur d’avoir un regard global sur la réalité qui l’intéresse. Malgré les limites liées à une construction idéal-typique de cette notion, d’autres spécialistes des diasporas ont suivi l’exemple de Safran en créant des typologies qui mettent l’accent sur des caractéristiques particulières comme le niveau de cohésion communautaire ou l’organisation. Gabriel Sheffer et Michel Bruneau par exemple introduisent la dimension politique au concept de diaspora: « …Gabriel Sheffer (en 1993) propose alors d’opérer une distinction entre les diasporas : sans Etat, désignées sous le nom de stateless diaspora (comme les Palestiniens) et celles avec un Etat d’origine, définies comme state-based diaspora. Cette typologie a eu l’avantage de proposer une caractérisation des formes d’organisation sociale, mais aussi de considérer leur fluidité au fil de l’histoire des groupes ethniques considérés. » (L. Anteby-Yemini-W. Berthomière, 2005,141) Michel Bruneau (1994 :15/2004 :28), de son côté présente une vision structurée des différentes diasporas et les classe en typologies en dégageant quatre pôles de référence principaux :

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a. Pôle économique, pour des diasporas basées principalement sur l’entreprenariat, (comme par exemple la diaspora chinoise) b. Pôle religieux, pour les diasporas où la culture et en particulier la religion et la langue, sont les éléments structurants principaux, (juive, grecque, arménienne) c. Pôle politique où le fait que le territoire d’origine soit dominé par une puissance étrangère fait du retour la principale aspiration des exilés. (Palestiniens, Tibétains) d. Pôle racial et culturel, comme dans le cas de la diaspora noire, essentiellement issue de l’esclavage C’est au cours des années 1990 aussi qu’une nouvelle dimension destinée à jouer un rôle important dans l’étude des diasporas prend de l’ampleur : la dimension culturelle. L’origine de cette vision des diasporas puise sa source, comme l’affirment Anteby-Yemini et Berthomière, dans la littérature philosophique: «Il a offert une large place à la notion d’hybridité employée par les auteurs post-modernistes pour signifier l’ouverture à une nouvelle lecture des dynamiques sociales sous l’angle du métissage et de la créolisation. Le cas de la Caraïbe française est, en cela, fort éclairant avec l’intégration de la notion de rhizome (forgée par Deleuse et Guattari, 1980) dans les travaux d’Edouard Glissant (…). » (L. Anteby-Yemini-W. Berthomière, 2005,142) Un des pères fondateurs de cette mouvance : Paul Gilroy (1993) en étudiant les communautés noires d’Amérique du Nord montre que le lieu d’origine, dans les représentations de ces migrants, n’est pas à situer en premier lieu en Afrique subsaharienne comme on pourrait l’imaginer en faisant référence notamment à la théorie de Safran, mais plutôt dans la notion de réseau qui, à travers l’Atlantique, de la Jamaïque à l’Angleterre, devient une référence partagée par ces différentes populations. En définitive aujourd’hui, les spécialistes s’accordent pour dire que le terme est utilisé pour démarquer différentes types de populations en mouvement et comme l’affirme Dominique Schnapper: « Il désigne désormais toutes les formes de dispersion de populations, jusque-là évoquées par les termes d’expulsés, d’expatriés, de réfugiés, d’immigrés ou de minorités. » (D. Schnapper, 2001 : 9) Cette généralisation de l’utilisation du terme diaspora interroge Roger Brubaker (2005) qui se demande si ce concept est toujours pertinent pour les sciences sociales vu l’utilisation très large qui en est faite. Il conteste notamment une vision ancienne de l’utilisation du concept qu’il définit comme étant: immigrantiste, assimilationniste, méthodologiquement nationaliste et téléologique. Confronté que nous sommes aujourd’hui à la mondialisation et à la conséquente remise en question des frontières des Etats, à la reconnaissance des dynamiques transnationales en jeu et à l’hybridation des communautés diasporiques, il nous propose de nous confronter à un système de trajectoires multifactorielles, à une diversité de trajectoires migratoires. Nous partageons son analyse lorsqu’il affirme que face aux dynamiques de mouvement actuelles, 25

il ne faut pas garder une base normative dans l’étude des diasporas, mais analyser chaque situation dans sa spécificité. Nous revendrons encore plus tard dans ce travail sur les propos de Brubaker. Pour ce qui concerne plus spécifiquement la diaspora tibétaine, Dibesh Anand, spécialiste de l’étude de l’exil des Tibétains en Inde, constate qu’auprès des membres de cette communauté, en particulier auprès des élites, mais aussi chez les scientifiques spécialistes du Tibet, le mot « Diaspora » est de plus en plus utilisé et s’interroge sur la pertinence d’utiliser ce terme pour définir l’exil des Tibétains. Il considère que, pour le cas des Tibétains, le terme diaspora n’est en réalité qu’une « métaphore stratégique », une conception particulière, qui permet de maintenir un regard évolutif, positif pour une conceptualisation de la diaspora tibétaine qui tient compte à la fois de ses spécificités et de son histoire: « The Diaspora concept allows us to consider markers of Tibetans identity and culture in a fresh light without ridiculing the tremendously important efforts at preserving a specific, historically particularized way of life. While recognizing the crucial role of these acts of preservation in the material, symbolic, and psychic lives of diasporic Tibetans, the reformulated concept of Diaspora (…), problematizes these acts productively. It facilitates an understanding of how, in some ways, they constitute the very traditions they seek to preserve. It also warns against simplistic reading of themes such as “desire for homeland” and “return” to it, for it is particularized and idealized space-time projection of Tibet is imagined and presented as timeless.(…) It constitutes, in some sense, a paradigm shift, given that the focus moves away from tradition to innovation, from preservation to construction, from culture to performative and material cultural practices, from identity to process of identification, from politic to politicization, and, finally, more positive ways of conceptualizing the . » (D. Anand, 2003: 223) Pour cet auteur l’utilisation du terme diaspora par les Tibétains en exil est principalement une stratégie pour maintenir sur eux et sur leur histoire une attention constante de la part de l’opinion publique en général ce qui masque sa réelle évolution. Nous montrerons dans la suite de notre travail que, pendant les presque soixante ans d’exil, l’identité de la diaspora tibétaine a évolué, s’est modifiée aussi bien en relation à l’évolution historique de la communauté et des pays d’accueil, qu’en lien avec les différentes influences et contacts auxquels ils ont été confrontés. Nos observations nous amène à formuler l’hypothèse qu’il coexiste chez les Tibétains en exil deux perceptions possibles de leur identité diasporique : d’une part une perception imaginaire idéalisée, pure, qui relève en particulier de la compréhension du concept de diaspora par le Dalai Lama lui-même et qui s’approche essentiellement d’une identification à la vision de la diaspora classique comme celle évoquée par les travaux de Safran, plus que de la vision culturaliste basée notamment sur la notion d’hybridation et de métissage. D’un autre côté, une diaspora qui s’est construite au cours des années d’exil en relation à d’autres communautés représentées par les sociétés d’accueil mais

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aussi par la rencontre de ces réfugiés avec les touristes et les convertis du bouddhisme tibétain, donc une diaspora probablement plus hybride de ce que l’aurait bien envisagée au départ le Dalai Lama, notamment en cherchant à limiter les contacts entre les Tibétains en exil et les sociétés d’accueil.

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2. Démarches de recherche et méthodologie

Pour donner suite à la réflexion précédente et pour être dans une dynamique la plus interactive possible avec les sujets de notre recherche, nous avons privilégié un travail de recherche réalisé sur des bases qualitatives, construit à la fois sur des observations participantes réalisées sur des bases ethnologiques, au Népal et en Suisse : par exemple lors de rassemblements festifs ou de manifestations tibétaines ainsi que sur une série d’entretiens semi-dirigés. Nous avons choisi de faire une recherche qualitative, car ce qui nous intéresse ici est bien d’arriver, en partant d’une réalité que nous considérons comme nouvelle, à formuler des hypothèses de compréhensions de cette même réalité, en vue d’étoffer et de complexifier le débat la concernant, et non pour amener de nouvelles certitudes à ce même débat. L’idée d’un « artisan intellectuel » reprise par Kaufman nous inspire tout particulièrement pour une recherche qualitative telle que la nôtre. Comme le dit en effet Kaufman: « L’artisan intellectuel est celui qui sait maîtriser et personnaliser les instruments que sont la méthode et la théorie, dans un projet concret de recherche. Il est tout à la fois : homme de terrain, méthodologue et théoricien, et refuse de se laisser dominer ni par le terrain, ni par la méthode, ni par la théorie. » (Kaufman, 2004 : 12) C’est sur cette base réflexive que nous avons abordé notre population. Nous avons tout d’abord essayé de définir, sur place, un « système standardisé d’épreuves » pour la communauté tibétaine au Népal. Si d’une part certaines épreuves étaient déjà facilement reconnaissables au départ de notre réflexion, (voir au premier chapitre les éléments considérés pour construire notre problématique de recherche); Il nous manquait toutefois les bases pour disposer d’un cadre plus complet et documenté de cette réalité. Il s’est agi donc, comme première étape, de définir quelles sont les épreuves auxquelles sont soumis les Tibétains en exil au Népal, et de voir comment les individus s’organisent, quelles stratégies ils développent pour faire face aux nouvelles situations qui se présentent à eux. Tout d’abord, nous avons passé un mois au Népal, à Bouddhanath, une ville située à la périphérie de Kathmandu qui avait été destinée aux réfugiés tibétains et qui depuis leur installation, s’est fortement développée. Aujourd’hui Bouddhanath représente un des camps de réfugiés tibétains les plus importants du Népal. Nous avons vécu dans une maison appartenant à un « clan » familial regroupant une quinzaine de personnes, toutes d’origine tibétaine, et issues de moments migratoires différents. Ce travail d’immersion dans la quotidienneté d’une communauté tibétaine en exil nous a permis notamment de rencontrer de

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manière informelle plusieurs de ses membres aussi bien installés stablement que de passage. Il s’agissait d’un lieu que nous connaissions préalablement pour y avoir déjà séjourné, à plusieurs reprises, dans d’autres circonstances, quelques années auparavant. Ceci a facilité les contacts, car une certaine confiance, en tout cas avec le noyau central de la famille représenté par les anciens, était déjà bien présente à notre arrivée. Grâce à ces contacts préalables, l’intégration au groupe a été plus facile, et plus rapide que si nous étions arrivés en terrain totalement inconnu. Dans une dynamique d’observation participante, réalisée dans un but éminemment exploratoire, nous avons coopéré à la vie quotidienne de la maison, en vivant les différents évènements qui se succédaient, et en privilégiant les rencontres et discussions approfondies avec les habitants hors du « noyau central » des membres de la famille, ainsi qu’avec des gens de passage. Ceci sous la forme d’entretiens exploratoires, informels, orientés sur trois sujets de discussion principaux : - les liens avec le pays d’origine, le Tibet, et les représentations le concernant - le déroulement de leur vie quotidienne au Népal - Les représentations de l’Occident quand ils nous disaient vouloir partir, et de leur vie au Népal, quand ils nous disaient que leur projet était d’y rester Comme A. Monsutti dans sa recherche sur les migrations des Hazara d’Afghanistan (A. Monsutti, 2004 : 75), et en considérant le caractère exploratoire de cette étape de notre recherche, nous n’avons pas procédé à des enregistrements, parce que d’une part nous voulions favoriser le plus possible une certaine authenticité dans les échanges, et que d’autre part nous trouvions que l’enregistrement aurait pu induire une forme de méfiance. Le fait d’enregistrer aurait donné une dimension formelle, quasi officielle à la rencontre, chose qui n’était pas forcément souhaitable à ce moment précis de notre investigation. En effet pour nous, à ce stade de la recherche, la priorité était mise sur le fait d’établir des relations de confiance qui pouvaient concrètement nous permettre de recueillir le matériel dont nous avions besoin pour répondre à nos interrogations, mais aussi nous aider pour la suite de nos démarches. Généralement les contacts se faisaient de manière imprévue et dans des temps d’échange privilégiés qui pouvaient se produire, justement, parce que la situation n’était soumise à aucune pression ou attente particulière. Le fait de commencer à enregistrer aurait inévitablement changé la dynamique de la conversation. De plus, il ne faut pas oublier que les réfugiés tibétains au Népal vivent dans une situation de stress, de méfiance, voire de peur en lien avec la difficulté de leurs rapports avec les autorités népalaises. Nous pensons que le fait d’enregistrer les entretiens aurait limité la liberté d’expression des sujets et, à ce stade, la priorité pour nous était de mettre à l’aise nos interlocuteurs pour qu’ils se sentent le plus libres possibles pour exprimer leur vécu ainsi que leurs points de vue à tous les niveaux. 29

Chaque matin, un bon moment de notre temps était destiné à la prise de notes et à la rédaction de notre cahier de route : comptes rendus des différentes observations effectuées et du contenu des entretiens réalisés la veille. Les interlocuteurs potentiels étaient informés des raisons de notre présence sur place et ceci ne semblait pas poser de problèmes majeurs, du moment que les anciens de la maison étaient des proches, et qu’ils montraient de nous faire entièrement confiance. Pendant notre séjour au Népal, nous avons donc rencontré quinze personnes principalement âgées entre vingt et quarante ans, avec qui nous avons pu avoir une discussion approfondie sur les sujets qui nous intéressaient. De plus, nous avons pu échanger de manière constante au fur et au mesure que les sujets de discussion se présentaient avec l’ensemble des membres de la famille qui nous accueillait. Cette étape a été indispensable pour l’évolution de notre hypothèse initiale et pour constituer des repères pour la suite du travail. En particulier pour les interviews que nous avons ensuite réalisées en Suisse. Pour cette deuxième étape, nous avons élaboré une grille d’entretien compréhensif semi-directif que nous avons soumis à vingt-six réfugiés tibétains récemment arrivés en Suisse en particulier à Genève. Ces entretiens ont été réalisés entre fin 2012 et début 2014. Nous avons choisi ce type d’entretien car il permet à la fois d’orienter la discussion, mais aussi de laisser beaucoup d’espace aux propos contenus dans les entretiens que nous avons réalisés. Comme le disent bien Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt : « Ainsi s’instaure en principe un véritable échange au cours duquel l’interlocuteur du chercheur exprime ses perceptions d’un évènement ou d’une situation, ses interprétations ou ses expériences, tandis que, par ses questions ouvertes et ses réactions, le chercheur facilite cette expression, évite qu’elle s’éloigne des objectifs de la recherche et permet à son vis-à-vis d’accéder à un degré maximum d’authenticité et de profondeur. » (R.Quivy, L.Van Campenhoudt, 1995 : 194) A la fois ouvert et directif, ce type d’entretien permet aussi de garder le dispositif d’enquête aéré et souple, le chercheur étant lui-même dans un processus de continuelle remise en question à la fois de sa posture et de la pertinence de ses outils. Du moment que nous ne voulions pas nous orienter vers un échantillon représenté uniquement par des personnes plus au moins proches du Bureau du Tibet9 de Genève et donc des conceptions officielles de la

9 Le Bureau du Tibet constitue l’organe de représentation officielle de sa Sainteté le Dalai Lama et du Gouvernement tibétain en exil : en Suisse, il se situe à Genève. Il existe plusieurs bureaux du Tibet de par le monde, ils fonctionnent comme des représentations diplomatiques, même s’ils n’en ont pas officiellement la reconnaissance. En Europe, on en trouve quatre : : : en Angleterre, en Belgique, en France et en Suisse. Celui de Genève gère les affaires du gouvernement tibétain en exil pour les pays du centre et de l’est de l’Europe, ainsi que les relations avec les Nations Unies. D’où son importance.

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réalité des exilés tibétains, mais laisser la plus grande ouverture pour toucher des individus tout venant, nous avons recruté notre échantillon sur la base de deux types de démarches. En premier, nous avons présenté fin 2011, nos intentions de recherche et nos objectifs dans le cadre d’une réunion de l’Association des Tibétains de Suisse et du Lichtenstein, section de Genève, à laquelle étaient présents environs 80 personnes, toutes d’origine tibétaine. Dans ce contexte, les personnes ont pu nous voir et nous entendre, nos propos ont été traduits en tibétain pour que toutes les personnes présentes puissent comprendre le mieux possible le sens de notre démarche. Suite à cette présentation, le président de l’association de l’époque, qui par ailleurs intervient comme traducteur au niveau cantonal et fédéral auprès des nouveaux migrants ne parlant ni anglais ni français, a contacté personnellement les personnes fraîchement arrivées à Genève pour leur demander s’ils étaient disponibles pour participer à l’enquête. Ces démarches nous ont permis de réaliser nos entretiens auprès de vingt-six personnes dont seize hommes et dix femmes, trois d’entre eux étaient arrivés en Suisse il y a quatre ou cinq ans, deux entre dix et quinze, les autres étaient tous arrivés en Suisse depuis une année à trois semaines avant l’entretien. Ces rencontres se sont passées à notre domicile, devant une tasse de thé, l’idée étant celle de les accueillir dans une ambiance la plus chaleureuse et la moins formelle possible. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits, et toutes les personnes interviewées ont été informées oralement de la thématique et des objectifs poursuivis. Leur consentement de principe a été demandé sans toutefois exiger la signature d’un protocole, car ceci aurait certainement introduit un biais lié à la méfiance envers les démarches administratives. Il ne faut pas oublier que la grande majorité des personnes que nous avons rencontrées venaient d’arriver en Suisse et qu’une décision définitive sur leur statut de réfugié n’avait pas encore été prise par les autorités concernées.

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2a - L’analyse de contenu des entretiens Le choix du type d’analyse à appliquer à nos entretiens n’a pas été facile, et cela principalement en raison du fait que ces entretiens ont tous été réalisés en une langue étrangère à la fois pour les sujets interviewés que pour l’interviewer. En effet, sur les vingt-six entretiens, trois ont été réalisés directement en français, dix en anglais et dix avec une double traduction tibétain/anglais/ et tibétain/français. Le fait de ne pas parler la langue des personnes interviewées pose toute une série de questions concernant la pertinence de la démarche méthodologique que nous avons adoptée. Nous aurions pu choisir que des Tibétains qui parlaient anglais ou français ce qui aurait certainement facilité la compréhension et enrichi l’argumentation, car les codes d’échange langagiers auraient été mieux connus par l’ensemble des interlocuteurs. Notre intention était toutefois de ne pas rencontrer que des personnes qui, par le fait qu’ils parlent une autre langue que le tibétain ou le chinois, auraient déjà eu l’occasion de rencontrer et de discuter souvent avec des occidentaux. Nous étions conscients des limites qu’une traduction aurait comportées, pour cette raison nous avons soumis les entretiens en tibétain à une double traduction réalisée par deux personnes différentes, pour être sûrs de ne pas perdre certains éléments de la discussion. Cette hétérogénéité linguistique et cette multiplicité de traductions nous ont poussés, après un travail de retranscription, à nous orienter très modestement vers une analyse de contenu thématique basique, catégorielle, en essayant principalement de dégager les représentations qui sont véhiculées par les entretiens, plutôt que de nous focaliser sur les aspects formels du langage ou sur les nuances textuelles : « La catégorisation est une opération de classification d’éléments constitutifs d’un ensemble par différentiation puis regroupement par genre (analogie) d’après des critères préalablement définis. Les catégories sont des rubriques ou classes qui rassemblent un groupe d’éléments (…) sous un titre générique, rassemblement effectué en raison des caractères communs de ces éléments. » (L. Bardin, 1977/2007 : 150). Ce travail de catégorisation tel que décrit par Laurence Bardin nous permet de travailler sur des aspects particuliers de nos entretiens car, comme nous l’avons déjà nommé, ce qui nous intéresse est de mettre en évidence les représentations qui sont véhiculées par nos sujets. A ce stade, c’est important pour nous de spécifier que, lorsque l’on parle de représentations on se réfère avant tout à un des concepts constitutifs de la psychologie sociale, celui des représentations sociales. E. Durkheim dans son livre « Les formes élémentaires de la vie religieuse » (1912), le premier, parle de représentations collectives et de représentations individuelles et il en discute l’interaction entre elles : « La société est une réalité sui generis ; elle a ses caractères propres qu'on ne retrouve pas, ou qu'on ne retrouve pas sous la même forme, dans le reste de

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l'univers. Les représentations qui l'expriment ont donc un tout autre contenu que les représentations purement individuelles et l'on peut être assuré par avance que les premières ajoutent quelque chose aux secondes.»(E. Durkheim, 1912 : 25) C’est toutefois S. Moscovici qui au cours des années 1970 développe le concept de « représentations sociales » en démontrant leur importance pour l’étude de la construction aussi bien de l’identité individuelle que collective. La réflexion de Moscovici est suivie par les travaux de nombreux chercheurs. Pour J-C. Abric (1987 : 64), sur un plan très général, une représentation est définie comme le résultat d’une activité mentale par laquelle l’individu constitue et reconstitue le réel et lui donne une signification. Denise Jodelet définit la notion de représentation sociale de la manière suivante : «La représentation sociale est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. » (D. Jodelet, 1989 : 53) Dans ce sens, les représentations sociales revêtent différentes fonctions : elles permettent notamment de donner un sens à certaines réalités sociales, de justifier certaines pratiques aussi bien individuelles que sociales, et elles sont créatrices de lien social car elles engendrent des attitudes et des comportements socialement partagés. Le choix de l’analyse de contenu nous semble donc particulièrement approprié pour notre recherche, car ce type d’analyse des entretiens est une méthode qui, de notre point de vue, permet une double approche. Une approche quantitative, car elle offre la possibilité de comptabiliser les observations. Mais surtout elle permet d’analyser de manière qualitative les représentations qui paraissent dans les entretiens, et à partir de là, de formuler des hypothèses de compréhension : « Il est courant de regrouper les différents méthodes d’analyse de contenu en deux catégories : les méthodes quantitatives et les méthodes qualitatives. (…) Ces distinctions ne sont valables que très globalement : les caractéristiques propres des deux types de démarche ne sont pas aussi nettes et plusieurs méthodes font aussi bien appel à l’un qu’à l’autre. » (R.Quivy, L.Van Campenhoudt, 1995 : 194) Cette approche basée sur l’analyse de contenu des entretiens permet aussi d’allier à une rigueur méthodologique, une certaine créativité qui comme nous disent encore R. Quivy, L. Van Campenhoudt, ne sont pas « (…) toujours facilement conciliables » dans les recherches en sciences sociales. La réflexion que nous allons proposer débute par un état des lieux général de la situation de la diaspora tibétaine. Nous avons choisi trois points d’ancrage sur cette problématique qui nous permettent d’en aborder en particulier certaines dimensions historiques et synchroniques qui la concernent.

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« Les habitants lui parurent un mélange très réussi de Chinois et de Tibétains ; ils étaient plus propres et agréables à regarder que la plupart des représentants de ces deux races et semblaient avoir peu souffert d’unions répétées entre proches parents. Ils souriaient au passage des étrangers en palanquin, et échangèrent quelques paroles aimables avec Chang; ils étaient bien disposés et peu curieux, courtois et insouciants, occupés à des ouvrages innombrables, mais sans aucune hâte apparente. » James Hilton – « Horizon perdu » (1933/2013 :109)

3- Les Tibétains en exil

Shangri-La, pays imaginaire ou royaume de Shambala pour les uns, faux problème géopolitique pour les Chinois, pays souverain et indépendant pour les Tibétains ; l’évocation du Tibet ne laisse jamais indifférent. Au Tibet, la population d’ethnie tibétaine représenterait selon le dernier recensement chinois de 2010 environ 6 millions d’individus. Il s’agit donc d’une petite population distribuée sur un immense territoire montagneux d’environ 2.5 millions de kilomètres carrés au total (dont environ 1,2 millions couvert par le TAR), un territoire situé au centre de l’Asie d’où son immense importance géopolitique. Le Tibet n’existe plus en tant que pays indépendant depuis environ soixante ans, depuis l’invasion chinoise des années 1950. Seul le 2% de la population tibétaine vivrait en dehors de Chine. La carte suivante montre la progression des annexions consécutives des différentes parties du Tibet par la Chine jusqu’à l’institution du TAR en 1965 : la région autonome du Tibet.

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Figure 1.

Dans ce travail, nous allons nous intéresser en particulier à la population tibétaine qui depuis le début de l’exil en quittant le Tibet a investi tout d’abord les pays limitrophes que sont l’Inde, le Népal et le Bhoutan en particulier. L’histoire du Tibet nous intéresse bien sûr comme toile de fond de notre analyse, comme référence de base, mais nous allons principalement nous intéresser aux dynamiques identitaires et de mobilité qui se sont réalisées et se réalisent en exil, car nous faisons l’hypothèse, en lien aussi avec l’analyse de Brubaker (2005) cité dans le chapitre précèdent, qui affirme que les communautés diasporiques, quelles qu’elles soient, se développent et évoluent indépendamment de l’évolution du pays d’origine. En conséquence, elles n’échappent pas à des phénomènes d’hybridations et de transformation qui se réalisent en exil à travers aussi le développement de réseaux transnationaux puissants qui se construisent aussi grâce aux moyens offerts actuellement par la mondialisation en cours. Donald S. Lopez dans l’introduction de l’Edition française de son livre Fascination Tibétaine (1998/2003 :25) affirmait la chose suivante: « La seule chose qui distingue le Tibet de la Palestine, du Rwanda, de la Birmanie, de l’Irlande du Nord, du Timor Oriental ou de la Bosnie, c’est cette image de Tibétains formant un peuple heureux et pacifique dévolu à la pratique du bouddhisme, dont le pays lointain et éclairé sur les questions d’environnement, dirigé par un roi-dieu, a été envahi par les forces du mal. Cela constitue une histoire à laquelle personne ne résiste, un mélange séduisant d’exotisme, de spirituel et de politique. J’ai cependant acquis l’intime conviction que l’idéalisation 35

constante du Tibet –de sa religion et de son histoire-finira par nuire à la cause de son indépendance. » C’est avec cette même conviction et avec beaucoup de modestie que nous abordons notre problématique de recherche. Il s’agit pour nous ici de contextualiser notre interrogation ainsi que de la situer dans une débat le plus large possible, dans la volonté déjà affirmée précédemment de montrer à la fois certaines spécificités de la réalité de la diaspora tibétaine, ainsi que sa complexité. Après une présentation statistique, succincte et partielle, au vu des données extrêmement limitées à notre disposition, nous allons mettre en évidence trois caractéristiques distinctives de la diaspora tibétaine, en articulant notre réflexion sur trois axes : a. Une remise en question de la représentation, largement répandue, d’une « réussite économique et sociale » qui caractériserait la diaspora tibétaine b. L’analyse de la production d’une culture tibétaine, de sa spécificité et de sa reproduction au sein de la communauté tibétaine en exil c. Une réflexion sur le type de projet démocratique adopté par le Dalai Lama et l’administration tibétaine en exil et sur certains éléments de la spécificité de ces choix politiques.

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3a- La diaspora tibétaine situation générale.

Pour avoir un aperçu quantitatif de la situation générale de la diaspora tibétaine en exil, référence est faite à la dernière enquête de l’administration du gouvernement tibétain en exil réalisée en 2009 auprès de la population tibétaine en Inde, au Népal et au Bhoutan10. Ces données nous permettent d’avoir une idée générale de la situation, certainement pas totalement exhaustive, car les Tibétains n’ayant aucun contact avec l’administration tibétaine en exil, ainsi que ceux qui se trouvent en dehors des pays considérés, n’apparaissent pas dans cette enquête. Aujourd’hui, aucune enquête quantitative exhaustive ne peut dire combien sont précisément les Tibétains en exil, le recensement de la population de la Chine populaire de 2010 montre que le 98% de la population tibétaine se trouve en Chine. De plus, les mouvements, allées et venues notamment, entre le Tibet et les différents pays d’accueil de la diaspora, se réalisant principalement dans la clandestinité, ne sont pas quantifiés. A noter aussi qu’une comparaison avec l’enquête précédente organisée par l’Administration Tibétaine en Exil (ATE) en 1998, n’est pas vraiment possible, car cette dernière avait été réalisée seulement en Inde et au Népal, les Tibétains au Bhoutan à l’époque n’avaient pas été inclus. Compte tenu de ces circonstances, les données qui suivent nous permettent toutefois de nous faire une idée, dans les grandes lignes, sur la distribution de cette diaspora, ainsi que de voir quelles en sont certaines de ses caractéristiques démographiques et socioéconomiques :

TAB. 1 : Paramètres démographiques selon les enquêtes TDS de 1998 et TDS de 200911 : situation générale

Population Enquête TDS 1998 Enquête TDS 2009 Totale 98.867 109.015 Hommes 51.059 60.599 Femmes 40.443 (44.1%) 48.416 (44.4%)

10 Les données qui suivent se réfèrent à la Demographic Survey of Tibetans in Exile – réalisée par la Central Tibet Administration (CTA ; ATE en français), et publiée en 2010. Les graphiques ont été réalisés par nos soins en partant des tableaux et commentaires proposés dans cette enquête. 11 Tableaux réalisé à partir des données de la « Demographic Survey of Tibetans in Exile » – 2010 /CTA/p.16. 37

Le tableau no. 1 nous permet de constater que le nombre de femmes tibétaines est inférieur à celui des hommes. Pour comparaison, ce pourcentage est inferieur aussi en rapport aux données 2014 de la banque mondiale concernant l’Asie du Sud qui estimait à 48.4% la proportion de femmes dans la population.12

TAB. 2 : Paramètres démographiques selon les enquêtes TDS de 1998 et TDS de 200913 : âge.

Age de la population 0 – 14 23.122 (25.3%) 20.302 15 - 64 59.648 (65.4%) 75.031

65 et plus 8.584 (9.4%) 10.700

Age pas connu 148 2.982

Le tableau no. 2 nous permet de constater qu’il s’agit en priorité d’une population jeune. A noter aussi que toujours selon les mêmes sources, la mortalité infantile a diminué de - 59% auprès de la population en exil en Inde et au Népal entre 1998 et 2009. La figure suivante nous montre, toujours à partir des données recueillies en 2009 auprès de la communauté en exil en Inde, Népal et Bhutan, que les réfugiés tibétains se trouvent principalement en Inde. Elle confirme aussi que le nombre des réfugiés présents au Népal, malgré le fait que ce pays reste le lieu de passage principal pour l’ensemble des Tibétains qui arrivent en exil, n’a pas beaucoup augmenté entre 1998 et 2009, nous allons essayer d’en analyser les causes dans la suite de ce travail.

12 World development indicators (http://wdi.worldbank.org/table/1.5) 13 Du moment que, du point de vue statistique, nous nous intéressons pricipalement à la diaspora tibétaine, nos tableaux sont réalisés à partir des données de la « Demographic Survey of Tibetans in Exile » – 2010 /CTA/p.16.

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Figure 2 : Distribution des réfugiés tibétains en Asie

1998 2009

109015

100000 94203 93086

79278 80000

60000

40000

20000 12224 13514

1584 1298 0 India Népal Bhutan Total

Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 2.

Selon la même enquête (DST/ATE, 2010 : 60), et en se basant sur les données nationales des différents pays considérés, les Tibétains en dehors de l’arc Inde/ Népal/ Bhutan se distribuent comme décrit dans la figure suivante : nous verrons dans le chapitre concernant les Tibétains en Suisse, que les chiffres correspondants à la population tibétaine en Suisse, sont bien supérieurs de ceux indiqués par la présente enquête, nous pouvons par ailleurs faire l’hypothèse aussi que l’on pourrait faire le même constat pour les autres pays considérés dans l’enquête:

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Figure 3 : Distribution de la diaspora tibétaine hors Asie selon les données 2009 de la ATE.

20000 18920 18000 16000 14000 12000 10000 9135 8000 5633 6000 4000 2830 1977 1120 2000 863 501 486 0

Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 60)

Le rapport de l’Administration Tibétaine en Exil affirme que les migrations à partir des pays, ou des centres d’accueil des réfugiés, représentent une des tendances les plus importantes qui caractérisent la communauté tibétaine en exil. L’enquête observe que le mouvement de la population tibétaine dans les pays considérés est constant : qu’il soit volontaire ou involontaire, légal ou illégal, régional ou international. Toujours selon ce même rapport, cela affecte de manière profonde les caractéristiques sociodémographiques et socio- économiques de cette population : «According to TDS ’09, from an estimated 75 per cent of the exile population who are found to have migrated, 52 per cent have changed their residences permanently for education and economic opportunities. The exile community is going to observe more long-term and permanent forms of migration of young and adults of all ages. Future trend shows that there are as many as 68 per cent of adult population intending to migrate to foreign countries. In fact during the two survey point, we have seen a significant growth of population in the countries outside South Asia. TDS ’09 recorded 18.920 persons as against 12.153 in 1998. Our estimate that over 9.309 persons have moved to the west during 1998 - 2009. » (Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA: 15)

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Comme l’affirment les réalisateurs de l’enquête, cette tendance est destinée à se poursuivre. Elle montre une facilité de mouvement certaine, et en particulier un désir affirmé de vouloir migrer, en particulier vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, de la population tibétaine en exil. Nous avons pu faire ce constat à plusieurs reprises sur place au Népal, mais aussi à travers l’analyse des entretiens des Tibétains qui sont arrivés en Suisse ces dernières années. Il se confirme aussi dans le cadre de l’enquête réalisée en 2009 par l’ATE. Tsewang Phuntso dans un article qui présente la situation générale des réfugiés tibétains de par le monde affirme que les 130 mille environ réfugiés dispersés dans les différents pays d’accueil sont aujourd’hui économiquement quasi totalement indépendants de la CTA (T. Phuntso 2004:125). Cette affirmation de Phuntso nous laisse songeurs au regard des données sur l’emploi des Tibétains en exil dans la zone Inde, Népal et Bhutan:

Figure 4 : Situation de l’emploi chez les Tibétains en Exil (Inde, Népal, Bhutan).

20000 18247 18000 India Nepal 16000 14135 14000 Bhutan 13270 12000 10048 10000 8000 6000 4000 2839 1690 2225 2290 2159 2000 1151 251 265 38928 56231 102 138 0 Avec travail h Avec travail f Travail Travail Sans travail h Sans travail f occasionnel h occasionnel f

Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 53.

L’enquête tibétaine considère en effet que les personnes de 15 à 64 ans qui ont participé à une quelconque activité de production économique pendant six mois avant le moment de l’enquête de 2009 sont considérées comme étant des travailleurs à temps complet, (Main-Workers). Si le travail a eu lieu pour une période inférieure à celle qui est établie par les enquêteurs, le sujet est considéré comme étant un travailleur occasionnel (marginal-Worker). Ceux qui, dans la même période, ne se sont engagés dans aucune activité économique sont considérés comme des sans-travail (Non-Worker). Ce graphique atteste que, parmi les hommes en âge de travailler, plus de la moitié ne travaille pas. Il 41

indique aussi que, proportionnellement, les femmes - tout en n’étant que le 44% de la totalité des Tibétains en exil, et en considérant que ces données ne prennent pas en considération le travail domestique ainsi que le fait de s’occuper des enfants – exercent, plus souvent que les hommes, une activité économique. Malgré les résultats de cette enquête, les réfugiés tibétains sont toujours considérés comme ayant une bonne situation économique, dans tous les cas meilleure que celle des habitants des pays d’accueil. De manière générale, on considère que la diaspora tibétaine est « riche » (Bentz 2011 : 136, Frechette 2002 : 2, Prost 2006 : 234).

Figure 5: Activités économiques principales.

16000

14000 13473 Inde Népal Bhutan 12000

10000

8000

6000 4714 4000 2993 2548 2337 2018 1534 2000 757 872 103 35 329 177 121 338 141 0

Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 56. Le graphique précèdent nous montre que la vente de sweaters est une des activités les plus importantes des Tibétains en exil en particulier en Inde. Cette activité se développe pendant la saison hivernale et dure de septembre à fin janvier, elle occupe principalement les femmes. Les emplois auprès de la CTA sont aussi très importants pour les Tibétains en exil, ils concernent le 10% de la population en exil avec un emploi. Ce sont principalement les hommes dans ce cas qui sont concernés par ce type d’activités. Ce que nous avons appelé dans le graphique, en utilisant un terme générique : Industies (Houshold industry), se réfère aux ménages qui occupent une partie de leurs membres dans la

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production de bien et de services. Par exemple la restauration, la fabrication de tapis et autres activités artisanales, comme la fabrication de souvenirs, la peinture des Tangka, le travail de l’or et de l’argent etc. En conclusion de ce chapitre, les considérations suivantes nous viennent à l’esprit : la population tibétaine en exil malgré qu’elle ne représente qu’une petite minorité de la totalité des Tibétains a su se donner une forme d’organisation étatique en exil, avec une administration bien structurée qui permet de créer un certain nombre d’emplois dont peuvent profiter les réfugiés. Nous reviendrons en détail sur cette spécificité dans la suite de notre travail. L’impact de ses activités à la fois sur la communauté tibétaine elle-même que sur les pays d’accueil, ainsi que sa capacité de s’adapter à l’évolution de la modernité, et en particulier aux progrès offerts par le développement des médias électroniques, en ont fait une minorité visible, unie et dotée d’une certaine reconnaissance internationale. Dans le chapitre suivant, nous allons essayer de décrypter quelques aspects de la spécificité de cette diaspora, qui nous semblent importants pour mieux en cerner sa complexité au-delà des aprioris.

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3b- La réussite économique des réfugiés tibétains en exil

Les Tibétains en exil ont été installés, dès leur arrivée dans les pays d’accueil en 1959, dans des camps. Cette solution a toujours été considérée par le Dalai Lama et plus généralement par l’Administration tibétaine en exil, comme une solution favorable, et non comme une difficulté, car elle permettait d’offrir aux Tibétains la possibilité de garder une certaine unité et donc leur identité intacte, en réduisant les possibilités d’hybridation avec les sociétés des pays d’accueil, et il faut dire que ce constat reste d’actualité à quelque nuance près que nous discuterons dans la suite de notre travail. Dès le début de l’exil des Tibétains, le Dalai Lama a affirmé sa volonté d’éviter, dans les limites du possible, une réelle dispersion de la communauté en exil. Si les choix du Dalai Lama, dès son départ du Tibet, ont été en priorité dictés par une logique de survie du peuple tibétain, son autre souci était le maintien d’une identité tibétaine stable basée notamment sur la structuration et la reproduction de liens communautaires forts. Au-delà de la disponibilité des pays d’accueil, depuis le début de l’exil, il a toujours préconisé le retour au Tibet et, pour que cela soit possible dans les meilleures conditions, il fallait aussi que les Tibétains de l’exil soient en état de contrer l’influence chinoise sur ceux qui étaient restés au Tibet, il fallait donc que la communauté reste unie. Le Dalai Lama a alors, en stricte collaboration avec les autorités des pays d’accueil, et en particulier le gouvernement indien, (l’Inde allant en accueillir la grande majorité), tout mis en place pour éviter la dissémination des Tibétains. Et il faut dire que, jusqu’à il y a quelques années, le problème de la dispersion n’était que peu évoqué en ce qui concerne cette diaspora, car pendant cinquante ans la majorité des exilés tibétains se sont concentrés dans des régions précises entre l’Inde, le Népal et le Bhoutan, tous ces pays se situant directement à la frontière du Tibet. Dans ce contexte, ils se sont installés dans une dynamique de construction d’une société diasporique basée essentiellement sur la reproduction en exil d’une culture traditionnelle puisant ses sources dans le Tibet d’avant l’invasion chinoise. Mais aussi dans une optique de renouveau et de modernisation, nous verrons ceci en détail dans la suite de notre travail. C’est seulement récemment que le Dalai Lama s’est ouvert, auprès de la communauté en exil, à la possibilité pour les Tibétains d’acquérir la nationalité des pays d’accueil. Avant, il avait toujours insisté pour qu’ils gardent leur statut de réfugiés, en mettant notamment l’accent sur le fait qu’ils devaient être prêts à tout moment au retour au Tibet. Au-delà d’être prêts au retour il y avait aussi des raisons politiques et économiques. En effet, le statut de réfugié garantit une visibilité et une conséquente reconnaissance de la communauté en exil et, sur le

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plan économique, permettait de continuer à justifier la sollicitation de l’aide internationale. En ce qui concerne la diaspora tibétaine, nous pouvons constater que jusqu’à il y a une quinzaine d’années elle évoluait dans une situation de relative stabilité et avec une dispersion limitée contrairement à d’autres types de diasporas politiques comme par exemple les Palestiniens qui ont du se réadapter et se reconstituer de manière constante pratiquement depuis le début de la constitution de l’Etat d’Israël. Si l’on considère les lieux d’origine de la grande majorité des Tibétains en exil, et les lieux de leur établissement dans l’arc himalayen, aux frontières du Tibet, la distance aussi bien kilométrique que culturelle, jusqu’à aujourd’hui, ne s’est pas révélée marquante. La communauté établie en Suisse dès le début de l’exil ne représentait qu’une petite exception hors d’Asie. Cet idéal du retour, orienté vers le Tibet « mère patrie » ou « patrie du père », a soutenu pendant ces derniers soixante ans l’imaginaire collectif des Tibétains en exil. Aujourd’hui, il commence à être remis en question par les membres de la diaspora eux-mêmes, en partie parce que le Dalai Lama, comme il l’a lui-même déclaré aux média Suisses en 2010, a avoué avoir échoué en ce qui concerne l’objectif du retour au Tibet, qu’il avait pourtant toujours considéré comme étant primordial: « …il faudra compter au moins une dizaine d’années avant qu’un retour au Tibet soit envisageable ». (Tribune de Genève, 9 avril 2010, http://www.tdg.ch/depeches/suisse/dalai-lama-remercie-suisse-accueil- refugies-tibetains lors de sa visite à Zürich) Et en partie aussi car la migration vers l’Occident est devenue depuis quelques années une alternative que beaucoup de Tibétains adoptent ou voudraient adopter. Cette situation est réellement récente car encore en 2003 Dibyesh Anand affirmait : « The long-term movement of Tibetans from this region to the Western world is generally discouraged unless it is considered favourable to the wider goal of not only preserving but also spreading specific aspects of Tibetan culture. The imagined homeland of Tibet has very real impact on Tibetan diaspora consciousness. The annual commemoration of events such a Lhasa Uprising among Tibetans and their supporters worldwide fosters a sense of solidarity. While interfaith dialogue is encouraged, marriage with non-Tibetans is not. Limited acculturation in host societies coupled with avoidance of intermarriage is one of many means of communal border patrolling. » (D. Anand, 2003 : 215) Nous verrons par la suite comment, depuis 2003, date de parution de l’article d’Anand, les aspects évoqués ici ont évolué et pour quelles raisons. Toutefois, comme nous l’avons observé dans les chapitres précédents, les relations avec les représentants issus d’autres origines culturelles sont beaucoup influencées, voire parfois vivement déterminées, par l’interaction entre affirmation politique, repères religieux et survie économique des réfugiés tibétains. 45

Selon les données de Tibet Fund 2013, les camps des réfugiés Tibétains se distribuent actuellement de la manière suivante : - Au Népal : treize camps sont répertoriés, la plus importante concentration de réfugiés se trouve dans la région de Pokhara et de Kathmandu. - En Inde du Nord entre le Ladakh, l’Himachal Pradesh, l’Uttar Pradesh, le Sikkim et l’Arunachal Pradesh: trente-deux camps. - En Inde du Sud : neuf camps. - Au Bhoutan : sept camps.14 Cet aperçu nous permet de nous faire une idée de la distribution des camps de réfugiés tibétains qui se concentrent principalement entre l’Inde du Nord et du Sud, ainsi que le Népal et le Bhutan. L’installation de la majorité de ces camps s’est mise en place directement au début de l’exil des Tibétains dans les années 1960. Au cours des années suivantes, ces camps de réfugiés se sont largement développés. Il s’agit bien de ce que Michel Agier appelle, dans sa réflexion générale sur les camps de réfugiés, d’une « installation dans la durée » car la possibilité de rentrer au pays d’origine a été constamment repoussée: « Tout le monde constate aussi qu’une fois les camps installés de manière plus ou moins rapide, une certaine durée s’installe, pour des raisons autant internes qu’externes : la poursuite des guerres empêche le retour des réfugiés chez eux, mais le dispositif de l’aide humanitaire génère aussi ses propres effets en termes de peuplement, de marché de l’emploi, d’intégration locale, voire d’urbanisation précaire. » (M. Agier, 2007 : 90-91) Cette affirmation correspond en partie aussi à la réalité des réfugiés tibétains en exil, toutefois, cette image d’une « urbanisation précaire » dont Augier nous parle, n’est pas la première idée qui nous vient à l’esprit lorsqu’on pénètre dans un camp de réfugiés tibétains au Népal ou en Inde. Anne Sophie Bentz, dans son étude sur la situation des réfugiés tibétains en Inde (2011), illustre bien cette pensée. Elle affirme en effet que dans les camps qui leur ont été destinés, les réfugiés ont été particulièrement efficaces à canaliser, organiser et gérer l’aide internationale. Elle considère cette habilité comme étant à la base d’un « succès économique » certain et se pose la question de savoir si cette réussite se doublerait aussi, d’une certaine manière, d’un « succès identitaire ». En particulier grâce au fait que les Tibétains ont su, en exil, préserver leur langue à travers la création de leurs écoles, qu’ils ont su reconstruire leurs monastères, et, de manière générale ils se sont donné les moyens pour maintenir leur « culture » et leurs « traditions » :

14 http://www.tibetfund.org/prog.html/©2013 - The Tibet Fund

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« Il est vrai que l’impression qui ressort aujourd’hui de la visite des camps de réfugiés (en Inde, nda), et tout particulièrement de Bylakuppe, est une impression de relative prospérité. Ce qui est quelque peu en contradiction avec l’idée que l’on se fait généralement des camps de réfugiés. » (Bentz, 2011 : 136) Les réfugiés tibétains qui se sont établis autour de l’arc himalayen et au Sud de l’Inde, ont d’abord été répartis dans quarante-six centres d’accueil : vingt- quatre à vocation agricole, seize agro-industrielle et dix artisanale (T.Phuntso, 2004 : 139). L’organisation et la gestion de ces lieux d’établissement a été menée à bien par l’administration tibétaine en exil, notamment grâce à la collaboration et à la disponibilité des gouvernements indien et népalais en particulier, mais souvent aussi en collaboration et avec l’appui, aussi bien logistique que financier, de différentes ONG locales et surtout occidentales. La grande majorité de ces camps de réfugiés sont pourvus d’écoles primaires et secondaires, (dans lesquelles sont enseignés aussi bien la langue tibétaine, que les langues locales et l’anglais) et de centres de santé primaire qui fonctionnent sur des bases coopératives. Une grande partie de ces centres possèdent aussi des cliniques de médecine traditionnelle tibétaine, ainsi qu’un nombre important de temples et de monastères : « …to fulfil the spiritual needs of the people. » (T. Phuntso, 2004 : 125) Ces lieux d’établissement primaire des réfugiés tibétains, encore selon Phuntso, sont aujourd’hui en grande majorité totalement autosuffisants et se sont, depuis cinquante ans, fortement développés devenant de vrais villages, voire de petites villes. Ils participent au développement régional, notamment avec des entreprises qui offrent des places de travail aux populations locales, souvent encore très pauvres. A titre d’exemple qui montre l’important degré d’installation ainsi que la présence d’un pouvoir économico- financier certain de la diaspora tibétaine dans les camps qui leur avaient été destinés au début de l’exil au Népal : la construction au cours des années 2000 de trois statues religieuses monumentales à Kathmandu dans le quartier tibétain de Swayambhu. Ces statues hautes d’environ une vingtaine de mètres sont largement visibles dans toute la ville, voir photo suivante :

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Photo 1: Bouddha Park, Swayambhunath, Kathmandu.

©/R. Poncioni 2008 La construction de ces statues a été largement financée par la diaspora tibétaine de par le monde. Nous allons analyser certains éléments qui montrent comment la représentation d’une diaspora tibétaine « riche » s’est construite et perdure. Le gouvernement tibétain en exil estime que, depuis le début des années 1960, environ 85’000 réfugiés ont été réhabilités grâce au développement des programmes de la ATE, dans ces centres. La contradiction représentée par le fait que presque 50% des hommes tibétains entre 15 et 64 ans (voir figure 4) ne témoignent d’aucune activité économique n’est pas relevée, ni encore moins expliquée par Phuntso (2004) dans son analyse de la situation économique des réfugiés tibétains. Pour approfondir ces questions et essayer de situer dans un processus réflexif plus vaste, les considérations de Phuntso, nous allons focaliser principalement notre attention sur les travaux de trois chercheuses : Ann Frechette (2002), Audrey Prost (2006), et Julie Humeau (2011). Ces chercheuses prouvent dans leurs recherches, et sous un angle relativement critique, que le système de « sponsoring occidental » a été et reste déterminant pour la survie matérielle des Tibétains en exil. Elles montrent aussi comment ce même système a influencé et influence directement leur survie identitaire. Elles estiment en effet que le fait d’être soumis à l’impératif économique qui découle d’une quête continue de l’aide internationale, et de devoir constamment s’y adapter, a un impact certain sur l’établissement et la reproduction d’une « identité tibétaine en exil ». Dans le cas spécifique de la diaspora tibétaine, A. Prost (2006 : 233) part de l’hypothèse que le capital symbolique représenté par la culture et en particulier par la religion - du moment que le capital économique et financier est

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limité - a joué et joue un rôle important pour la survie de la communauté. Elle constate que certains lieux d’établissement de la diaspora tibétaine sont particulièrement représentatifs, aussi bien quantitativement que symboliquement, de l’évolution générale des Tibétains en exil. C’est le cas par exemple de Dharamsala : comme pour le cas de la capitale de l’Himachal Pradesh, ces lieux représentent de son point de vue, la culture tibétaine de manière caricaturale, car elle y serait constamment confrontée à la modernité occidentale (en affirmant cela, Prost se réfère à d’autres auteurs que par ailleurs elle ne cite pas !). Toutefois, dans l’analyse de Prost, apparait un certains regret pour une culture tibétaine ancestrale, pure, qui serait éclipsée par la rencontre avec la modernité. En effet, elle retrouve dans ces centres les signes, non pas d’une survie de la culture tibétaine, mais paradoxalement plutôt de la disparition de cette même culture. Il s’agit de lieux où l’influence de la modernité occidentale sur la communauté serait plus présente, ou dans tous les cas plus visible, que dans d’autres centres (settlements) situés dans des régions plus isolées, plus périphériques, de la diaspora tibétaine. En effet nous avons aussi pu constater qu’à Bouddhanath, au Népal, la situation est comparable à celle de Dharamsala, et que les contacts et les échanges entre les réfugiés et les étrangers, en particulier avec les touristes provenant d’Europe ou d’Amérique du Nord, sont très importants. Toujours selon Prost (2006 : 237), l’impact que l’intérêt des Occidentaux a eu par le passé, et continue à avoir aujourd’hui, sur les réfugiés tibétains implique des conséquences inévitables qu’elle résume en deux axes réflexifs principaux: 1- Les Tibétains en exil ont développé une histoire de relations avec leurs visiteurs basée sur le sponsoring, l’amitié, les relations religieuses et aussi les mariages (sous certaines conditions, nda). Tout cela influe inévitablement sur leur vie sociale. 2- L’important afflux de capitaux sous la forme de sponsoring aussi bien institutionnel qu’individuel a fait qu’une relation de dépendance entre les Occidentaux et les réfugiés, s’est rapidement instituée. Comme Prost, mais de manière plus générale, Agier relève aussi, dans son analyse sur les camps de réfugiés, cette imbrication entre les acteurs qui se rencontrent dans ce contexte particulier en défendant des intérêts distincts entre eux. Ces interactions donnent vie à une sorte de « société cosmopolite » qui se crée dans les camps de réfugiés qui s’établissent à la périphérie ou à la frontière des villes ou des Etats, et persistent pendant des décennies, en créant une société « à part », généralement basée sur la précarité, elle s’installe et s’organise sur la base de ces interactions spécifiques : « Télescopage des cultures dans un temps suspendu pour tous (les expatriés en mission, les réfugiés en attente) et dans un espace d’abord artificiel, mais qu’il ne le reste pas. Sans s’en rendre vraiment compte, les uns et les autres entrent ensemble dans le monde humanitaire et le monde des camps. » (M. Agier, 2007 : 93) Dans ce même sens, la particularité pour les Tibétains en exil, c’est que les sponsors, en échange d’un soutien matériel, participeraient au sauvetage de la 49

« culture » et de la « tradition » tibétaine. L’argent qu’ils offrent soutient en effet différents projets : l’éducation des enfants, (avec notamment l’enseignement de la langue tibétaine), l’ouverture et le maintien des cliniques et dispensaires souvent basés sur la médecine et pharmacopée traditionnelles tibétaines, la vie des temples et des monastères censés préserver la tradition culturelle et religieuse.15 L’enquête de la CTA de 2009, lorsqu’elle traite des ressources de financement des études supérieures parmi les Tibétains en exil, confirme l’importance de l’apport du sponsoring pour cette communauté, voir la figure suivante :

Figure 6 - Financement de la formation

8000 Hommes 6842 7000 Femmes 6000 5112 4883 5000 4163 4000 3442

3000

2000 964 848 916 1000

0 Sponsors privés Programme Bourses Auto financement sponsorisé

A. Frechette, qui a étudié en profondeur l’activité des ONG occidentales (en particulier américaines et européennes), au Népal auprès de la diaspora, et qui a essayé de mettre en évidence le système de fonctionnement du sponsoring, ainsi que ses effets auprès de la communauté tibétaine en exil, amène à cette réflexion une critique, amplement argumentée, qui, de notre point de vue, complète l’analyse de Prost vue précédemment. Selon A. Frechette l’impact du sponsoring ne se manifeste pas seulement à niveau individuel, mais du moment que cette

15 Cette spécificité de la communauté tibétaine en exil est déterminée aussi par le fait qu’il ne s’agit pas simplement d’une économie de camps de réfugiés, mais qu’il existe une réelle organisation administrative structurée, qui gère la majorité de l’aide internationale ainsi que la vie des camps de réfugiés, c’est ce qui la diffère d’autres expériences diasporiques actuelles.

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manière d’intervenir se reproduit constamment depuis le début de l’exil des Tibétains, elle influe aussi sur la construction d’un « moi collectif » à travers le temps et les générations. De manière générale, Frechette (2002 : 27) estime que l’aide internationale a favorisé les exilés tibétains de multiples manières : 1- Il a permis la construction d’une base économique sur laquelle se développer. 2- Il a permis le développement d’une sensibilisation politique internationale pour la cause tibétaine. 3- Il a permis de reconstruire en exil les institutions monastiques. 4- Il a permis de créer des écoles et de mettre sur pied un système éducatif ayant comme base l’enseignement de la langue et de la culture tibétaine. L’intervention de l’aide internationale dans la construction et l’existence de la diaspora tibétaine n’est pas sans conséquences. Frechette dans l’introduction de son ouvrage cite le récit d’un réfugié tibétain qui semble bien illustrer les conséquences mimétiques de cette situation : « « We are like bats, » Tashi said to me with a sly smile. “If we open our wings and soar in the sky, birds think we are birds. If we lie couched on the ground and bare our teeth, rats think we are rats.” » (A. Frechette, 2002 : 1) Toujours selon Frechette l’aide internationale impose donc une dynamique normative déterminée par les valeurs véhiculées par les sponsors16, qui va avoir une influence sur différentes niveaux de la vie de la communauté tibétaine en exil, aussi bien individuels que collectifs. Au niveau de l’administration tibétaine en exil par exemple, ceci influencerait sa manière de concevoir la politique, de gérer les manifestations culturelles et religieuses, ainsi que les échanges économiques : « International assistance has long served as means through which organizations of all types promote their norms and values worldwide. Missionary religious organizations, for example, have for centuries used assistance relationships to promote their values. What is new is the extent to which other types of organizations-whether governmental or non-governmental, whether organized to promote human rights, development, or refugee assistance-use international assistance as a means to promote their norms and values among others. (…)I argue that relationships of international assistance, due to their normative dynamics (that is, due to the role they play in promoting alternative norms and values), complicate for related issues for recipient communities and states in which they live. They are sovereignty, authority, loyalty and Identity. » (Frechette, 2002 p. 14)

16 Par exemple et toujours selon Frechette, des valeurs de démocratie et de participation politique seraient induits par les sponsors originaires des Etats Unis, et des valeurs d’entreprise et d’autonomie seraient induits par les sponsors d’origine suisse. 51

Prost dans son article avance une hypothèse explicative intéressante qui mérite toutefois d’être discutée concernant la facilité avec laquelle le sponsoring s’est ancré dans les pratiques de la communauté tibétaine en exil. Elle affirme que l’explication pourrait être recherchée dans le fait que l’usage d’une certaine forme de sponsorship était déjà connu au Tibet avant l’exil. Cela était représenté, sous la forme de soutien financier des laïcs aux monastères. Des espèces donc, en échange de prières et de biens symboliques d’origine religieuse. En tibétain, cette pratique s’appelait « Rogs Ram ». Toutefois le « Rogs Ram », au Tibet, constituait une pratique importante du rapport entre le monde religieux et le monde laïc : le laïc fait des offrandes au religieux en échange de prières. Le terme de sponsoring est donc peu adapté pour définir une coutume présente dans le Tibet traditionnel, car celle-ci représentait une pratique ancestrale et bien connoté de point de vue religieux. Toutefois selon Prost l’habitus contré par cette pratique religieuse permettrait aujourd’hui aux Tibétains en exil de facilement s’adapter à ces nouvelles formes d’échanges. Prost est toutefois consciente de cette similitude quelque peu hasardeuse et nous met en garde en spécifiant qu’il s’agit de relations bien différentes qui s’installent dans ces deux cas, elle continue toutefois à utiliser le terme de Rogs Ram pour désigner une forme d’échange spécifique à l’exil: « Thus, it can be argued that the contemporary practice of Rogs Ram finds cultural validation in older forms of patronage and sponsorship, the restriction of Rogs Ram to context refugees/foreign donor relationship is a new development specific to exile. » (A. Prost, 2006 : 239) En effet, pour Prost, cette pratique instaure un état de dépendance et cette situation de dépendance influe sur les relations sociales dans le sens que dans ces camps, où les réfugiés ont la possibilité de rencontrer des étrangers, et donc de potentiels sponsors, on peut observer l’installation d’un mécanisme de « fabrication » d’agents qui se spécialisent à cet effet. Trouver un support financier pour sa famille implique aussi en plus des échanges, différents types d’autres privilèges, comme par exemple le fait de pouvoir être invité à l’étranger. Il s’agit donc de recevoir des faveurs et des cadeaux matériels en échange de biens symboliques comme des bénédictions religieuses, ou des objets de protection karmique, tels des pilules curatives bénies par des lamas, censées écarter les maladies et les malheurs de la vie. Ces possibilités d’échanges avec l’étranger peuvent être source de fierté pour la personne, voire pour la famille ou le groupe familial, qui arrive avec habilité, à construire ce type de relation. Ce type de fonctionnement nous montre toutefois qu’il n’est pas finalisé uniquement à l’aide financière, mais qu’il est perçu, aussi bien par le donneur que par le receveur, comme une réelle forme d’échange. Nous avons pu le constater directement au Népal, mais, dans ce cas, entre les membres d’une

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même famille. En effet, les membres de la famille qui revenaient de Suisse en visite de la famille sur place amenaient des cadeaux et surtout de l’argent. En échange ils recevaient par exemple des Tangkas17, représentant des sujets religieux en lien avec leur parcours de vie, ou des médicaments et des objets bénis par de puissants Lamas, censés les protéger dans leur pays d’adoption. Le constat que nous avons pu faire est qu’il n’y a pas de hiérarchie entre celui qui, selon ses moyens, offre de l’argent, et celui qui selon les siens, offre des objets religieux. Il s’agit d’un réel échange de cadeaux ayant d’une certaine manière, la même valeur matérielle et symbolique. Julie Humeau dans son analyse arrive à des conclusions analogues à celle de Prost. Pour elle, dans les faits, les Tibétains ont une perception du don différente que celle des Occidentaux, et très liée à la pratique religieuse : « La pratique du don bouddhique au Tibet régit le rapport entre la sphère religieuse et la sphère laïque. L’un des principes bouddhiques, en effet, implique que les moines ne peuvent préparer eux-mêmes leur nourriture et leur impose d’être dépendants des laïcs : le laïc donne des biens matériels, de la nourriture et de l’argent au renonçant, tandis que le moine dispense des enseignements bouddhiques ou effectue des rituels à l’intention du donateur. La réception des dons matériels procure en même temps l’opportunité, pour le donateur, de créer des mérites afin d’accomplir sa propre quête spirituelle. Il existe ainsi une obligation de donner et de recevoir entre le sangha (skt.), c’est-à-dire la communauté des moines, et les laïcs. ». (J. Humeau, 2011 : 476) Toujours selon Humeau, (2011), cette interaction constante entre quotidienneté et pratique religieuse dans la vie des gens, déterminerait systématiquement les relations avec les étrangers, et conduirait, confronté à la répétition, à la formation d’une sorte de cercle vertueux symbolique où le fait de constamment attirer les dons des étrangers, « obligerait » les Tibétains à renforcer leur statut de réfugié. Pour Prost (2006), ce rapport, qui se construit entre donneur et receveur, masque effectivement une réelle dépendance économique. Car le sujet recevant doit s’adapter, pour continuer à recevoir cette aide, plus aux désirs et aux représentations du sponsor (qui par ailleurs aurait des idées très claires sur l’identité, la culture et la tradition tibétaine) que le sponsor au receveur. En effet, si les réfugiés désirent utiliser l’argent du sponsor pour s’acheter des biens matériels autres que ce que le sponsor imagine être nécessaire à un peuple qu’il se représente comme étant totalement détaché des biens matériels, ceci peut devenir source de conflit, voire de rupture de la relation d’aide et d’échange (Prost, 2006 : 244 ; Humeau, 2011 p.471). Cette situation peut être observée aussi bien dans la société laïque que dans les monastères. Dans ce contexte, les sponsors peuvent financer directement les monastères, ou bien les moines ou les

17 Peintures traditionnelles sur tissus représentant généralement des sujets sacrés. 53

nonnes individuellement. L’ensemble de l’institution monastique peut être financée par des dons, et dans ce cas ce sont les responsables du monastère qui redistribuent l’aide reçue. Le lobbying effectué par les monastères pour solliciter des donations peut être en effet très soutenu et ils utilisent aisément les moyens actuels de communication électroniques pour se rappeler régulièrement aux potentiels donneurs, qui, quant à eux, peuvent se trouver un peu partout dans le monde. Pour illustrer concrètement ces propos, voici un exemple parmi d’autres d’un e-mail reçu fin décembre 2013 :

As 2013 draws to a close please make a tax-deductible gift to support the nuns and monks of Shechen. Your gift will help further the activities of Khyentse Yangsi Rinpoche and Rabjam Rinpoche. Five hundred monks, nuns, and children are educated and supported by your donations. They are part of the future of Dilgo Khyentse Rinpoche's lineage. Please consider becoming a sponsor ($250/annually and can be donated monthly) or offer any amount to support this work. Your donation will go a long way to preserve a precious wisdom tradition and change the lives of our students. DONATE NOW! With appreciation and wishes for a healthy New Year, Dilgo Khyentse Fellowship and Shechen Monasteries and Nunnery.

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Ce type d’e-mail est envoyé pour marquer des occasions particulières. Dans ce cas, c’était pendant la période de Noël. Les News letters d’information, contiennent systématiquement, en plus d’une description des évènements au programme dans le monastère, une demande d’aide financier explicite. Le parrainage des jeunes moines et des jeunes nonnes semble effectivement un moyen important, voire incontournable aujourd’hui, pour assurer matériellement la vie des monastères. Une des seules voix tibétaines qui s’insurge pour dénoncer ces pratiques est celle de Jamyang Norbu (1999 :12), fondateur d’une ONG appelée Rangzen qui prône l’indépendance du Tibet, qui dans son « Plaidoyer pour l’Indépendance Tibétaine » affirme au point quatre que : «L’esprit de quête de la charité » doit être éliminé : « Though we certainly need help and support from different nations and people, we must not rely entirely on any one or the other to become our patrons. It is not a question of not taking help but of differentiating between necessary aid and pathetic dependence. Furthermore, every nation has its own agenda, which could be in contradiction or simply not in accord with ours. It could also well be hostile. » Norbu continue et va très loin dans son commentaire : « Our degrading and ruinous national habit of seeking patrons and patronage has its roots in the practice of successive Tibetan rulers of soliciting and depending on the support of Mongol and later Manchu rulers of China in what we conveniently call the choyön or patron-priest relationship. This has, without doubt, been a major cause of Tibet's downfall » (J. Norbu, 1999: 12) Toujours selon Norbu, ces pratiques seraient légitimées historiquement, notamment par les relations ambiguës entretenues entre le pouvoir des empereurs chinois et le pouvoir des Dalai Lamas au Tibet. Norbu se réfère ici à la relation traditionnelle entre la Chine et le Tibet caractérisée en tibétain par l’expression à connotation religieuse et politique : «maître religieux – protecteur laïc » (Chös-yon) : « (…) C’était une relation unique qui établissait en quoi l’empereur fournissait un support matériel et politique au régime du Dalai Lama. Le Dalai Lama, de son côté, était accepté comme mentor spirituel par les empereurs chinois. La Chine était considérée comme un allié politique pour le régime non coercitif qui existait au Tibet. » (T. Shakya et A.M. Blondeau, 2002 : 73) Pour Norbu, c’est ce type de relations qui permettraient encore aujourd’hui aux Chinois de revendiquer le Tibet comme étant partie intégrante de la Chine. Le type particulier de relations d’échanges économico-financiers et culturels qui s’est instauré depuis l’exil entre Tibétains et Occidentaux que nous avons décrit dans ce chapitre peut aussi avoir un impact important sur les relations des Tibétains avec les populations locales, indiennes ou népalaises. Ces relations ont par moment été difficiles car, de leur côté, ces populations, souvent très pauvres, n’ont pas accès aux réseaux des sponsors au même titre que les réfugiés tibétains. Elles peuvent aussi déterminer des conflits entre les Tibétains eux 55

mêmes : entre ceux qui ont accès aux sponsors et ceux qui ne l’ont pas. Prost, en ce qui concerne en particulier cette question remarque: « The pervasive character of rogs ram, (sponsorship), and the sometimes wayward means used by young exiles to secure it, had become a subject of concern among Indian residents and Tibetan elders, who saw it is as symptomatic of social inertia, economic dependence and parasitism. This caused some acute tensions between the Indian and Tibetan communities. » (A. Prost, 2006: 242), Pour aller plus loin dans cette réflexion, nous nous référons aussi à Amalendu Misra, chercheur indien, spécialiste de l’étude des rapports entre conflits et religions, qui, après avoir étudié les spécificités des conversions au bouddhisme tibétain, affirme les choses suivantes : « Tibetan Buddhism is now packaged in several different ways to suit the interest and needs of the market. Several young Tulkus have their own established orders that cater to the demands of an audience with money. » (Amalendu Misra, 2003: 194) Misra constate en particulier, exemples à l’appui, une adaptation de la tradition religieuse tibétaine à l’impératif économique en relevant en particulier le comportement de certains lamas réincarnés aujourd’hui qui privilégieraient l’aspect monétaire à l’aspect spirituel dans la communication du bouddhisme tibétain. Il considère aussi que le bouddhisme tibétain, du moment qu’il n’impose aucune limite à la conversion de nouveaux fidèles, en a favorisé et en favorise toujours un grand nombre. Par conséquent, et toujours selon cet auteur, une majorité des personnes qui se sont converties au bouddhisme tibétain, étaient bien sûr motivées par des raisons religieuses-culturelles, mais aussi politiques. L’argumentation de cet auteur lorsqu’il affirme que les interventions réalisées par les « convertis » au bouddhisme tibétain ont eu une action cruciale sur la conception de l’identité tibétaine en exil approche l’analyse de Frechette et Prost. Il considère aussi, avec, de notre point de vue, une indéniable dose de provocation, que les «convertis aux bouddhisme tibétains », peuvent être considérés comme des membres à part entière de la diaspora tibétaine, car, avec leurs interventions, ils ont bien sûr influencé la promotion de la culture tibétaine, mais aussi l’articulation des demandes politiques concernant l’autonomie pour le Tibet lui-même, qui ont été formulées au cours de l’histoire par le gouvernement tibétain en exil. « To an important extent, the non-ethnic Tibetan diaspora have redefined the nature and character of diasporic nationalism through economic, political and specific cultural interventions » (A. Misra, 2010: 193). Or, de notre point de vue, le problème qui se pose est lié au fait que, pour continuer à se faire reconnaître, à plaire, à ceux qui ont le pouvoir de soutenir économiquement et politiquement la cause des Tibétains en exil, ces mêmes Tibétains se retrouvent pour ainsi dire obligés de reproduire cette image de « bon réfugié » qui, comme l’affirment les différents auteurs considérés a, depuis

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soixante ans, déjà largement fait ses preuves. A se demander parfois, si la recherche du sponsoring n’est pas devenue une sorte de repère identitaire en plus pour les Tibétains, qui serait spécifique à l’exil. L’identité collective qui s’est créée en exil en lien avec les difficultés de l’existence initiale et le développement successif de la communauté grâce notamment au soutien international, au même temps qu’elle enferme les individus dans un système de fonctionnement, elle les rassure car elle les a aidés et continue à les aider à survivre. Conceptuellement ce processus pourrait, partiellement se rapprocher aussi de la recherche ou de ce que Giddens appelle, une sécurité ontologique, « Ontological Security » : « Ontological security is one form, but a very important form, of feeling of security in the wide sense (…). The phrase refers to the confidence that most humans beings have in the continuity of their self-identity and a constancy of the surrounding social and material environments of action. A sense of reliability of person and things, so central to the notion of trust, is basic to feelings to ontological security; hence the two are psychologically closely related » (A. Giddens, 1991: 92) Pour Giddens, la sécurité ontologique relève d’un besoin psychologique des individus. Les repères sociaux traditionnels qui garantissent à l’individu ce sentiment de sécurité se transforment au cours des épreuves que l’histoire engage et bouleversent les certitudes, d’où la nécessité de construire ou de se référer à de nouveaux repères pour se rassurer à nouveau. Chez les Tibétains, cela est particulièrement vrai pour les nouvelles générations qui, nées en exil ou contraintes à l’exil plus récemment, identifient et assument cette identité spécifique portée par les nécessitées liées à la condition diasporique qui leur permet à la fois de se conformer aux attentes aussi bien de la communauté elle- même que d’éventuels sponsors, et aussi de se rassurer individuellement, au sens de Giddens, sur la base de repères identitaires socialement reconnus. Cette vision nous montre une fois de plus aussi que nous sommes en présence d’une interaction continue, constamment en mouvement entre la dimension collective, institutionnelle, historique et individuelle de la vie des sujets. Pour continuer notre réflexion et pour poursuivre dans notre intention d’identifier des spécificités de la diaspora tibétaine, après avoir analysé certains éléments particuliers de leur situation économique, nous avons choisi de discuter un deuxième élément fondateur de cette identité tibétaine en exil et d’analyser la dynamique de transposition en exil de la tradition du Tibet par la diaspora tibétaine.

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3c- Une tradition inventée ?

Dans son autobiographie, en parlant du début de l’exil, le Dalai Lama (1999 : 221), affirmait : « A cette occasion, je soulignai l’importance pour mon peuple d’avoir une vision à long terme de la situation au Tibet. Pour nous autres exilés, il était essentiel de se réinstaller en même temps que de veiller au maintien de nos traditions culturelles.» Et encore : « Mon autre grande préoccupation fut, dès le début, la préservation de notre religion, sans laquelle, je savais que la source de notre culture tarirait. » (Tenzin Gyatso, 14ème Dalai Lama, 1990 : 239) Deux éléments prioritaires constitutifs de la vie des Tibétains en exil ressortent de ces citations. D’un côté, l’importance du maintien de la tradition culturelle, de l’autre, la préservation de la religion comme élément fondateur de la culture tibétaine. A ce stade de la réflexion, une des questions qui se pose à nos yeux est bien celle de savoir de quoi on parle lorsque l’on nomme la « tradition culturelle tibétaine » si déterminante de l’identité tibétaine en exil. Selon Heather Stoddard, l’identité tibétaine dans le Tibet d’avant l’invasion chinoise n’était jamais unique : « The Tibetan people at large were aware essentially of two types of identity : religious and regional affiliation. People belonged to a particular school or monastery, looked up to particular religious leader, owed allegiance, often of life and death, to their own regional group, be it a valley, a confederation or a region. At the outside they considered themselves as members of one of the three chol-ka or provinces, as Khams-pa (Khamba), or A-mdo-ba (Amdowa), or Central Tibetan, (…). The general appelation of Bod-pa (pö-pa) or Tibetan, as it used today, indicate specifically the Central Tibetans, as against Eastern. » (H. Stoddard, 1994 :125) De ces propos, nous pouvons en déduire que les références culturelles pour les Tibétains étaient et sont toujours complexes et non univoques. En plus de ces considérations, nous partons aussi du postulat que, suite à la séparation des Tibétains du Tibet et de ceux qui étaient partis en exil, imposée par la République Populaire de Chine pendant des décennies, les Tibétains de l’exil ont sauvegardé les traditions culturelles des origines qui au cours des années se sont elles-mêmes développées et transformées, soumises à différentes influences et interactions spécifiques à l’exil. De quoi est faite cette tradition qui s’est développée en exil avec, comme nous l’avons vu dans le chapitre précèdent, des liens d’échanges très serrés avec les pays d’accueil et surtout avec l’Occident ? Pour Donal S. Lopez dans son livre « Prisoners of Shangri-la », tradui en français avec le titre « Fascination Tibétaine » (1998/2003), les traditions tibétaines, comme celles d’autres pays ont été inventées et leur origine est plus récente de ce que l’on pourrait imaginer. Dans son article « Inventer des traditions », E. Hobsbawm observe que :

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« Les traditions inventées se distinguent des traditions anciennes véritables car, pour l’essentiel, elles sont des productions de la modernité, visant à réintroduire des lieux de référence, des repères stables dans un monde soumis au changement et confronté à un certain vide social. »(1995 : 3) Dans le même article, il ajoute que : « Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié. » (1995 : 7). Ces propos nous offrent des éléments pour comprendre en partie la logique de la construction culturelle et identitaire, et, dans notre cas, nous les retenons pour mieux comprendre la place qui est faite à la tradition pour les Tibétains de la diaspora. Selon F. Korom (1995), l’expression de la tradition pour les Tibétains en exil est intimement associée à l’identité et à l’ethnicité. L’art, l’artisanat, la littérature, les rites et les performances traditionnelles, aussi bien sacrées que séculaires, sont fortement imbriqués. De son point de vue cette réalité se croise avec une représentation occidentale de la tradition tibétaine basée sur la littérature des premiers voyageurs et sur des stéréotypes ethniques et culturels, sur une image qu’il qualifie d’exotique. Korom considère aussi que, face à ce constat, les Tibétains en exil se retrouvent contraints de négocier avec des identités multiples. Dans l’argumentation de Korom, cette multiplication identitaire n’est pas perçue positivement par les Tibétains en exil, au sens d’Amartya Sen comme une affiliation multiple qui permettrait aux individus de faire leur choix (2006), mais comme une contrainte communautaire qui oblige l’individu au conformisme. Par exemple, on assisterait aujourd’hui, à une surenchère de production d’art et d’objets traditionnels qui permettraient effectivement à la fois de focaliser l’intérêt des Tibétains sur le Tibet d’avant l’exil; mais on peut aussi se dire que cette multiplication d’objets soit disant traditionnels, sert essentiellement à reproduire l’image romantique que les Occidentaux ont du Tibet et des Tibétains. Lopez affirme fortement cette imbrication entre l’imaginaire occidental et certaines décisions et actions des Tibétains en exil : « Le Dalai Lama a observé que les jeunes Tibétains de la communauté réfugiée montraient un intérêt renouvelé pour leur religion parce que « les Européens et les Américains montrent un intérêt sincère pour le bouddhisme tibétain ». Mais le bouddhisme tibétain des Européens et des Américains peut s’avérer assez différent de celui des Tibétains. Le bouddhisme qui attire les Occidentaux est celui qui est présenté comme le seul héritage culturel du Tibet ; c’est ce bouddhisme, affirme-t- on, qu’il ne faut en aucun cas laisser disparaître. Cet héritage universel serait le cadeau du Tibet au monde. C’est pourquoi, pour maintenir un lien entre la cause de l’indépendance tibétaine et la promotion du bienfait universel de la compassion 59

bouddhique, le Dalai Lama a décrit le Tibet (aux pratiquants occidentaux du bouddhisme tibétain), à l’instar de certains Européens du XIX siècle, comme un lieu de préservation de la sagesse….» (D.S.Lopez, 1998/2003 :225) Un autre tibétologue, Christian Klinger, de son côté, mentionnait une sorte de monde hyper-réel qui s’est construit en exil, une espèce de caricature du monde réel avec simultanément une simplification et une exagération des caractéristiques principales de la vie culturelle tibétaine qu’il résume de la manière suivante : « Far for being moribund, however, these self-conscious factors in modern Tibetan material expression have contributed, in the development of an active, hyperreal style. The messages promoted outward from Tibetan refugee communities, under the active support of the Dalai Lama, his government in exile, his ecclesiastic network, and organized Western friends and patrons maintain that: 1) Tibet has traditionally enjoyed an historically different past independent of China and other countries, 2) Tibet posses an unique culture, 3) Tibet, a sacred land, is the repository of full complement of Buddhist teachings and 4) Tibet and Tibetans still exist, and thus be restored to their rightful place. It is a nationalistic message that affects solidarity through representations of difference. It is ironic that in the West, the formerly feared and distanced Asian is now considered one of Us, while the Tibetan refugee raison d’être is to remain the exotic Other. » (Ch. Klinger, 1995 : 66) Est-ce que ce qu’affirme Klinger est encore actuel aujourd’hui ? Dans l’optique d’une tradition inventée telle que Hobsbawm le décrit et en considérant aussi les propos de Korom et de Lopez, comme nous l’avons vu précédemment, il y a eu effectivement, pour les Tibétains en exil, au cours de la deuxième moitié du XX siècle une rencontre entre deux réalités à l’origine très éloignées. D’une part, des valeurs comme l’égalité et la justice qui ont caractérisé la modernité occidentale, intensifiés par la recherche d’une nouvelle spiritualité fortement valorisée et présente chez une partie notable de la population d’Amérique du Nord ou d’Europe. D’autre part, en pleine période de guerre froide, l’invasion du Tibet par la Chine, caractérisée en particulier par le soulèvement de Lhasa, la fuite du Dalai Lama et de la majorité des grands maîtres du bouddhisme tibétains entre 1959 et le début des années soixante-dix. En premier lieu, c’est la pratique religieuse du bouddhisme tibétain18 qui fascine

18« Le bouddhisme tibétain se réclame des principes du Mahâyâna indien, le bouddhisme du Grand Véhicule. Celui-ci est fondé sur l’idéal du bodhisattva, qui s’efforce, grâce à la compassion, d’atteindre l’Eveil au nom de tous les ètres, à travers des vies innombrables. Mais selon les

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particulièrement les occidentaux. Encore aujourd’hui, on peut comprendre cette fascination des Européens lorsque l’on visionne les films que l’écrivain et réalisateur Arnaud Desjardins19 avait réalisés dans les années 1960 en Inde et au Népal et qui montrent, entre autre, des sages bouddhistes tibétains qui arrivaient en exil après un voyage épuisant à travers les montagnes, avec comme seule richesse un bagage spirituel et rituel immense. Les Occidentaux sont séduits par ces images : « …Mais l’évènement inattendu vint de la convergence de la crise des valeurs qui travaillait la jeunesse occidentale dans les années 1970, marquée par un intérêt inédit pour les spiritualités asiatiques, et de l’impérieuse nécessité pour les maîtres tibétains exilés d’ouvrir leurs enseignements afin de les sauver de la disparition. Ainsi naquirent les premiers centres d’études tibétaines en occident, avec des pionniers comme Chögyam Trumgpa (1939-1987), et Kalou Rinpoché (1905-1987, suivis de dizaines d’autres issus de différentes écoles tibétaines. » (P. Cornu, 2016 :9) En effet, le travail sur soi qui est demandé à l’individu dans la société occidentale moderne se trouve sublimé par la pratique du bouddhisme tibétain. Si l’individu de la sociologie classique est identifié par l’assimilation des normes et des valeurs du système auquel il appartient et qui lui permettent de se mouvoir de manière autonome, le passage de la société industrielle à la société de consommation aurait produit un individu en quête de singularité. François Dubet parle d’une modernité multiple qui demande toutefois au sujet de se réaliser par l’affirmation de soi: « La modernité est multiple. La vie politique est commandée par l’égalité. L’économie est soumise à l’efficacité, à la rationalité instrumentale, aux valeurs de l’ascétisme et du différemment, de la compétition et de la performance. Enfin, la culture qui définit l’image du sujet et de la personne est portée par des valeurs d’expression et de réalisation de soi dans les sentiments et les expressions émotionnelles. » (F. Dubet, 1994 : 72) Cette rencontre entre la quête de soi spécifique à la poussée individualiste qui caractérise la modernité de l’après deuxième guerre mondiale, ainsi que la recherche d’une pureté spirituelle qui caractérise cette période. Et ces images de sagesse et d’accomplissement spirituel, en dépit des difficultés de la vie quotidienne, véhiculée par ces maîtres en exil, a généré une sorte de réaction chimique qui se concrétise par une saisissante diffusion du bouddhisme tibétain qui va se prolonger depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. Elle se réalise en

enseignements ésotériques du Mahâyâna, présents dans les tantras, ce cheminement vers l’Eveil peut être accéléré grâce à la pratique de rituels et d’exercices, réservés toutefois à des disciples dûment préparés. » (M. Kapstein, 2016 :17) 19 Voir par exemple « Le message des Tibétains 1 et 2 » de 1966, ou « Himalaya, terre de sérénité 1 et 2» de 1968, Tous ces films sont aujourd’hui visibles sur le net. 61

particulier à partir des années 1960 par le départ, vers l’Inde et le Népal, d’une partie de la jeunesse occidentale: « La route des Himalayas devient le pèlerinage obligé des enfants de la contre- culture occidentale en quête de maîtres spirituels. » (Deshayes et Lenoir 2002 : 289) Il faut dire que, depuis le 18ème siècle, les Occidentaux partageaient une image du Tibet, teintée de représentations imbues d’exotisme, avec très peu de repères concrets. La perception de ce pays est basée essentiellement sur les récits de quelques voyageurs européen qui, depuis le Moyen-Age, et jusqu’au début du XXème siècle avait pu approcher le Tibet ou y pénétrer. Ces représentations, pas toujours fiables, constituaient l’essentiel des informations dont les occidentaux disposaient sur le Tibet ou les Tibétains. Ces réflexions confirment aussi les propos de Lopez lorsque dans ses analyses il affirme: « Les ravages de la politique chinoise ne causèrent pas uniquement la destruction de monastères, de temples, de textes et d’œuvres d’art, mais également la mort de centaines de milliers de Tibétains. Ce dernier fait devrait suffire à marquer le contraste entre la vie au Tibet avant et après l’invasion. Mais, là encore, la logique des oppositions entre en jeu. Pour le nombre croissant d’adeptes occidentaux du bouddhisme tibétain, le « Tibet traditionnel » a fini par désigner quelque chose dont on peut tirer une force et une identité. Quelque chose qui représente un idéal ayant existé jadis sur notre planète dans le haut Tibet, un pays qui ne connaît pas les conflits, gouverné par un Dalai Lama bienveillant, et dont le peuple se consacre au dharma et, comme on l’a appris récemment, à la préservation de l’environnement ainsi qu’aux droits des femmes. » (D.S. Lopez, 1998/2003 :22) Les différentes considérations qui précédent nous permettent de fonder l’hypothèse qu’en ce qui concerne la diaspora tibétaine nous sommes bien en présence d’une tradition inventée en exil, car, comme Hobsbawm l’affirme, un des éléments fondateurs de la dynamique de « l’invention de la tradition » est l’impression d’un continuum entre le passé et l’instant présent avec une certaine résistance aux changements: « Elle donne donc à tout changement désiré (ou à toute résistance à l’innovation) la sanction d’un précédent, d’une continuité sociale et d’une loi naturelle telle qu’elle s’exprime dans l’histoire. » (1995 : 8) De notre point de vue, c’est la rencontre entre ces différents éléments, aussi bien historiques que factuels, qui a permis cette sorte d’alchimie, et qui a participé à la production en exil de ce que l’on appelle généralement « l’identité culturelle/nationale tibétaine ». La fermeture chinoise du Tibet qui a duré pendant des années a fait que l’intérêt des Occidentaux s’est tout naturellement tourné vers la diaspora tibétaine, et en particulier vers le Dalai Lama et les autres grands lamas, identifiés comme étant les seuls dépositaires du savoir, des éléments essentiels constitutifs de la culture tibétaine et de toutes les sagesses

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cumulées dans les siècles précédents au Tibet. Un Tibet par ailleurs, comme nous l’avons vu, souvent imaginé. Ces lamas étaient, au départ, principalement présents en Inde et au Népal, mais par la suite à partir des années 1970 une partie d’entre eux, souvent invités par des convertis occidentaux d’ailleurs, a migré vers les pays de l’ouest comme par exemple en France20 ou aux Etats Unis. Mais qu’entendons-nous exactement par « identité »? Surtout quand notre regard est porté sur l’analyse de systèmes de valeurs, sur des manières d’agir différentes que celles qui nous caractérisent. Concernant cette réflexion, Michel Agier nous invite à éviter ce qu’il appelle le « piège identitaire » caractérisé par le risque d’enfermer les personnes dans une vision limitée et partielle de leurs existences: « Le piège identitaire repose sur au moins trois erreurs essentielles. La première consiste à croire que les identités des autres peuvent être définies et figées une fois pour toutes et de forme absolue, hors du contexte de relations dans lequel sont dites à un moment donné. Ce déni d’actualité a pour effet de les « essentialiser » dans un langage racial (« Noirs »), ethnique (« Roms »). La deuxième erreur consiste à supposer la soumission passive des individus aux identités collectives crées par ces langages, alors que l’on reconnaît pour soi-même un perpétuel changement, qui exprime l’autonomie d’un sujet(…). Enfin la troisième erreur consiste en une myopie qui empêche de voir que les temps, les lieux et les contextes ont changé.»(M. Agier, 2013 : 129) Ce piège identitaire est relevé aussi par Brubaker et Cooper lorsqu’ils montrent le risque d’une utilisation inappropriée de la notion d’ « identité » comme analyseur de la construction sociale. Notion qu’ils considèrent réductive et dangereusement simplificatrice par rapports à la complexité dont le terme se référé en réalité. Au même temps, ces auteurs relèvent aussi toute la difficulté d’en trouver un autre aussi facilement explicite lorsqu’il s’agit par exemple de définir une affiliation à une identité nationale et affirment: « Rather than stirring all self-understandings based on race, religion, ethnicity, and so on into the great conceptual melting pot of « identity », we would do better to use a more differentiated analytical language.Terms such as commonality, connectedness, and groupness could be usefully employed here in place of the all- purpose « identity ». This is the third cluster of terms we propose. « Commonality » denotes the sharing of some common attribute, « connectedness » the relational ties that link people. Neither commonality nor connectedness alone engenders « groupness » - the sense of belonging to a distinctive, bounded, solidary group. But commonality and connectedness together may indeed do so. » (R. Brubaker,F. Cooper, 2000 :20)

20 La Suisse accueille aujourd’hui près d’une trentaine de centres d’étude et de pratique du bouddhisme tibétain, la France plus d’une centaine. 63

Pour tenter d’éviter dans les limites du possible ce piège identitaire dont nous parle Brubacker et Cooper ainsi qu’Agier, nous allons être très attentifs à ne pas simplement reproduire des aprioris concernant la genèse de cette identité culturelle tibétaine. Toutefois, nous allons démontrer dans la suite de notre travail qu’il existe bel et bien une volonté politique d’assigner une identité collective unique à la communauté tibétaine depuis l’exil. Cette identité serait définie en particulier par la pratique religieuse, par la langue, ainsi que la référence aux autres aspects de la culture tibétaine comme la médecine traditionnelle, la manière de s’habiller ou l’alimentation21. Nous verrons que la priorité de chacun de ces éléments de définition de l’identité culturelle a bien été formalisée en exil, en lien avec la reconnaissance de la cause tibétaine, ainsi qu’avec les besoins de survie matérielle de la communauté. Le courant culturaliste s’est particulièrement intéressé à cette notion d’identité culturelle. Stuart Hall par exemple observe qu’elle peut avoir différentes définitions ; elle peut être pensée en termes d’un ensemble collectivement partagé : « …c’est-à-dire comme une sorte de « véritable moi » collectif qui se dissimulerait dans plusieurs autres « moi » imposés, superficiels et artificiels. Que partagent ceux qui ont une histoire et des ancêtres communs. » (S. Hall, 1998 : 312). Elle peut aussi être définie de manière plus complexe, plus pointue et en définitive plus proche de notre sujet de recherche, et englober plusieurs dimensions, à la fois culturelles et identitaires : « Il existe également, même si elle est liée à la première, une tout autre conception de l’identité culturelle. Cette conception reconnaît qu’il existe, en même temps que plusieurs points de similitude, de nombreux points critiques de différence profonde et significative qui constituent « ce que nous sommes réellement » ou plutôt – puisque l’histoire a eu lieu – « ce que nous sommes devenus ». (…) L’identité culturelle, selon cette seconde acception, relève tout autant de l’ « être » que du « devenir ». Elles appartiennent au futur tout autant qu’au passé. Ce n’est pas quelque chose qui existe déjà et qui serait transcendant au lieu, au temps, à l’histoire et à la culture. Les identités culturelles viennent de quelque part, elles ont des histoires. Toutefois, comme tout ce qui est historique, elles font aussi l’objet de transformations constantes. Loin d’être fixées pour

21 La pratique du Lakar, par exemple, est un mouvement qui existe depuis quelques années, qui s’est généralisé auprès des Tibétains en exil et au Tibet, comme une forme de résistance culturelle non violente : une fois par semaine, le mercredi, les Tibétains s’efforcent de porter des habits traditionnels, de manger dans des restaurants tibétains, de parler le tibétain et de faire leur courses dans des magasins gérés par les Tibétains.

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l’éternité dans quelque passé essentialisé, elles sont sujettes au jeu « continu » de l’histoire, de la culture et du pouvoir. » (S. Hall, 1998 : 314). Hall nous propose ici une représentation de mouvement et de transformation continue de la notion d’identité culturelle qui nous semble intéressante comme point de départ pour réfléchir plus largement sur la notion d’ « identité », et nous allons certainement nous y référer à nouveau dans la suite de notre travail. Toutefois, l’utilisation de la notion d’ « identification » au lieu et place de celle d’ « identité » ne va pas de soi car adhérant au propos de Brubaker et Cooper qui affirment que l’ « identification » est un processus « intrinsèque à la vie sociale » (2000 :75), nous considérons qu’elle n’a pas la force expressive de la notion d’ « identité ». Toutefois la manière d’appréhender la notion d’ « identification » avec l’idée d’une construction sociale en mouvement, suggérée par Hall, nous offre une base de réflexion intéressant. En parlant de l’identité Claude Levi Strauss disait aussi: « L’identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il ait jamais d’existence réelle. » (C. Levi Stauss, 1977 : 332). Une autre considération nous vient à l’esprit en considérant cette volonté d’affirmer une identité tibétaine forte en exil, qui comme nous avons pu le constater dans nos analyses précédentes serait quelque part la seule porteuse des valeurs fondamentales de la communauté tibétaine en général, implique aussi une reconnaissance insuffisante, du développement culturel des Tibétains au Tibet. En effet, malgré les difficultés liées à l’occupation chinoise, se développent aujourd’hui au Tibet des formes d’expression culturelles comme la musique, la peinture et la littérature en langue tibétaine, ensemble d’expressions qui témoignent aussi bien d’un renouveau, que d’une vie propre aux Tibétains au Tibet. Le professeur Tsering Shakya, tibétologue, est un de rares auteurs tibétains qui reconnait ce nouvel essor artistique au Tibet, il affirme entre autre: « In fact, there is a growing resurgence of Tibetan language and literature, and all the evidence indicates that the Tibetan languages have not been replaced. Tibetans show a deep emotional and practical concern for their native language, and texts produced in Chinese are in the minority, with most Tibetan writers continuing to produce their works in their native language. » (T. Shakya, 2007: 13) Françoise Robin, dans son ouvrage « Clichés tibétains » confirme ces propos en soulignant que, depuis le milieu des années 1980, toute création artistique et intellectuelle aussi bien pour ce qui concerne la littérature que pour les arts plastiques, mais aussi pour le cinéma qui s’est développé en particulier ces dernières années, est beaucoup plus abondante et vivante, malgré les difficultés politiques, au Tibet aussi bien qu’en exil, (F. Robin, 2011 : 128). En effet, toujours pour Françoise Robin, le fait que les Tibétains en exil sont quasi « astreints » à l’idéal officiel de préservation de cette « culture traditionnelle », toute création teintée de modernisme est perçue comme une forme de «trahison et sinisation ». Par ailleurs, déjà en 1994, Heather Stoddard 65

en comparant la production littéraire en langue tibétaine au Tibet et en exil constatait que si, au Tibet, malgré la présence chinoise, des efforts de traductions en tibétain avaient été faits, en exil peu de traductions en tibétain moderne avaient été réalisées et se posait la question suivante : « The major efforts is directed, as we have noted above, towards the translation of the Dharma into Western languages : this is seen as legacy of Tibetan Buddhist masters to the West, and indeed they have a great treasure to hand on to all of mankind, in which they transpose as well as translate their tradition, in the same way that Indian Buddhism was transformed in its assimilation into Tibetan society. After the theachers are gone, the West will possess their knwoledge. But what of Tibetan identity itself ? » (H.Stoddard, 1994 :154) Les prises de positions officielles de l’administration tibétaine en exil à travers notamment les nombreux sites web qu’elle utilise pour diffuser les informations, ainsi que sa lecture de la situation au Tibet22, focalisent l’attention en l’orientant principalement sur les conditions de vie des artistes au Tibet, sans montrer un réel intérêt pour le contenu des différentes productions artistiques, alors que, celles-ci témoignent au plus haut degré d’une évolution, d’un renouveau culturel important, mais on pourrait les interpréter aussi comme des formes de résistance à l’ordre établi. Si la vie des artistes et créateurs au Tibet n’est effectivement pas toujours facile, comme nous l’explique encore Françoise Robin (2011), en relevant le fait qu’en 2011 par exemple, une cinquantaine d’artistes et intellectuels tibétains ont été emprisonnés, torturés et ont disparu. Leur travail n’est toutefois pas suffisamment reconnu et promu en dehors de la Chine, et notamment, à part quelques exceptions, par l’Administration Tibétaine en exil ou par le Dalai Lama. Ce constat confirme aussi les observations de Marijo Demers qui relève l’importance pour le Tibet de cette présence culturelle tibétaine ainsi que son impact sur la vie des Tibétains: « (…) une minorité de Tibétains en Chine exprime un nationalisme évacué de toute connotation bouddhiste. Les écrivains et les poètes forment un groupe marginal et iconoclaste, mais certains d’entre eux ont eu une influence considérable sur la jeunesse autochtone. Comme le régime chinois n’alloue aucun espace à la dissidence et à la contestation, les magazines littéraires et les revues de poésie sont des bouffées d’oxygène pour une jeunesse avide de liberté. » (M. Demers, 2006 : 93) Marijo Demers explique en partie cette résistance à soutenir ces mouvements artistiques de la part de l’ATE par le fait que, dans ces œuvres, la référence à la religion ne serait pas toujours manifeste et reconnaissable. En lien avec ces considérations nous pouvons aussi nous questionner sur le fait que le constat

22 Nous pensons principalement aux sites officiesl de l’administration tibétaine en exil : www.tibet.net, ou à /www.phayul.com/, pour n’en citer que deux parmi les plus importants.

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d’un renouveau culturel montrerait les marques d’une évolution qui caractérise principalement la jeunesse tibétaine, et le fait que les sites officiels de L’ATE ne parlent que peu voir pas du tout de ce renouveau culturel en Chine en termes positifs, ne peut amener à court et moyen terme qu’une méconnaissance qui en définitive ne ferait qu’amplifier encore plus la distance entre les Tibétains du Tibet et ceux de l’exil, confirmant aussi que la capacité d’agir des individus est inséparable du monde social auquel ils se réfèrent. La question identitaire est ici encore une fois questionnée car comme Hall l’affirme en parlant de la notion d’ « identification » à laquelle nous nous sommes référés précédemment: «…l’approche discursive considère l’identification comme une construction, un processus jamais achevé, toujours « en cours ». Elle n’est pas déterminée au sens qu’elle pourrait être «gagnée» ou «perdue», entretenue ou abandonnée. Bien qu’elle ait ses conditions déterminées d’existence, y compris les ressources symboliques nécessaires à son maintien, l’identification est en définitive conditionnelle : elle se situe dans la contingence. Une fois assurée, elle n’annule pas la différence. » (S. Hall, 1996. p.269) Nous sommes en effet convaincues que l’individu, tout en s’identifiant à une certaine représentation de ce qu’il doit être pour maintenir un état de sécurité ontologique, garde une marge de liberté qui lui permet de se mouvoir entre différentes identités et les Tibétains autant que les autres. Comme l’affirme Sen le fait de se reconnaitre comme appartenant à un groupe social donné n’empêche pas d’agir en tant qu’individu : « Influencer, c’est une chose, déterminer en est une autre, et notre capacité de choix demeure en dépit de l’existence – et de l’importance – de ces influences culturelles.» (A. Sen, 2007 : 63) Car même si la communauté ou la culture à laquelle l’individu se réfère peuvent avoir une influence importante sur sa façon de percevoir les épreuves auxquelles il peut être confronté et d’agir en conséquence, toujours selon Sen, cela ne suffit pas à restreindre sa capacité de choisir un moment ou un autre son identité de référence. Ceci est possible pour deux raisons : la première parce que malgré la pression qu’une communauté ou qu’une culture peuvent exercer sur l’individu, elles ne peuvent jamais le déterminer totalement, et deuxièmement, les cultures qui définissent ces communautés ne sont pas si homogènes qu’on pourrait le croire ; elles présentent en leur sein des variations d’attitudes et de croyances considérables. (A. Sen, 2007 :64) A partir de ces considérations, conscient que même devant le processus d’identification, nous ne sommes pas tous égaux, et attentifs à Bauman quand il affirme que: « L’identification est elle aussi un puissant facteur de stratification, susceptible d’introduire de la division et de la différence. » (Z. Bauman, 2010 : 55) Ce qui nous intéresse est bien de savoir à quels processus les jeunes réfugiés tibétains se soumettent pour continuer à s’identifier à cette représentation rassurante du bon réfugié tibétain, confrontés qu’ils sont, comme le reste de 67

l’humanité, à l’évolution de l’histoire, à l’impact ou plutôt l’interpénétration de tradition et modernité, ainsi qu’aux effets de la mondialisation. L’invention de la tradition culturelle tibétaine en exil nous permet de poser un autre jalon pour montrer comment les éléments culturels, économiques et politiques interagissent lors de moments historiques précis et déterminent des épreuves qui façonnent aussi bien des choix collectifs qu’individuels. Dans cette optique d’invention et de transformation identitaire en lien avec les différentes interactions que l’exil amène, nous allons poursuivre notre réflexion en nous intéressant à la spécificité de l’identité nationale tibétaine en exil.

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3d- La démocratie comme modèle politique

Dans la poursuite de notre réflexion sur l’invention de la tradition abordée dans le chapitre précédent, chez les Tibétains en exil au Népal, nous avons pu constater à plusieurs reprises qu’en particulier chez les jeunes reconnaître un « homeland » qu’ils n’ont que peu, voire jamais connu concrètement, mais seulement à travers les contes mythiques des ancêtres ou les récits officiels de l’administration tibétaine en exil, devient aujourd’hui une entreprise d’identification de plus en plus compliquée. Ce fait est une réalité aussi pour les jeunes Tibétains qui ont grandi au Tibet, car c’est seulement lorsqu’ils arrivent en exil, qu’ils découvrent un autre Tibet : celui qui relève des récits de l’exil et qui se base essentiellement sur les témoignages des Tibétains qui s’y trouvent déjà. Ce qu’affirment Bordes-Benayoun et Schnapper dans leurs analyses est particulièrement vrai lorsque l’on s’intéresse à la diaspora tibétaine: « Le temps a creusé l’écart avec l’origine, la mémoire fait office d’origine, de peuple, de terre. Le récit des origines, à la manière des contes de l’enfance, a bercé mais aussi culturellement formé la diaspora. » (C. Bordes-Benayoun, D. Schnapper, 2006 : 152), Ce mécanisme considéré par différents auteurs comme une constante de l’expérience diasporique, nous avons pu la vérifier directement auprès des Tibétains que nous avons rencontrés au Népal. En effet, aujourd’hui, ils commencent par eux-mêmes à constater des différences importantes entre la manière de vivre, mais aussi de percevoir l’histoire du Tibet, entre ceux et celles qui ont grandi en exil et ceux et celles qui ont grandi au Tibet. De plus, aujourd’hui au Népal, malgré les difficultés liées aux périodes récurrentes de fermeture des frontières avec le Tibet, imposées par les autorités chinoises, il existe bel et bien un système d’échanges entre l’ici Népal et là-bas Tibet. Toutefois, des différences commencent à se faire sentir car, au Népal et en Inde, dans l’espace transnational qui s’est créé au cours des années de relative stabilité de la communauté tibétaine en exil, il n’y a plus seulement un ici et un là-bas /Tibet qui se côtoyaient, mais il existe un autre là-bas qui, lui, est ailleurs, ce qu’ils appellent, comme nous l’avons déjà dit auparavant dans ce travail, de manière très générique l’Occident et qui devient une référence de plus en plus importante et partagée. Avec la remise en question historique et politique en acte actuellement au Népal qui bouscule cette relative stabilité créée depuis le début de l’exil et orientée principalement à garder les frontières culturelle de la diaspora intactes, nous constatons qu’aujourd’hui l’espace transnational s’élargit et se complexifie. Si Bruneau (2004) affirme que dans l’espace diasporique, il y a toujours un espace transnational qui se développe, Ma Mung qui a étudié en particulier la diaspora chinoise parle d’une perception d’extraterritorialité qui, de son point de vue, est une forme particulière de représentation de soi spécifique à l’espace diasporique : « Ce qui caractérise la diaspora c’est l’arrachement au territoire d’origine, l’impossibilité de se reproduire dans un espace physique clos, circonscrit et 69

tangible, (…). Elle se reproduit alors dans un espace imaginaire, fantasmé, reconstruit à l’échelle internationale. L’identification nationale – territoriale est transcendée en une vision de soi dans une sorte d’extraterritorialité : cette perception, ce sentiment assurent le lien de la diaspora. » (M. Ma Mung, 1994 : 109). Si, suite à ces affirmations, des analogies peuvent être retrouvées en comparant la diaspora tibétaine a d’autres expériences diasporiques, et notamment à la diaspora chinoise à laquelle Ma Mung se réfère, de notre point de vue, il y a toutefois une particularité substantielle qui distingue cette expérience diasporique des autres. En effet, contrairement à d’autres types de diaspora, celle-ci a construit en exil, une forme d’Etat sans territoire, structuré, avec des ministères, à vocation démocratique, basé à Dharamsala, en Inde, et qui, intervient et influence cette identification extraterritoriale de la communauté diasporique, telle qu’elle est évoquée par Ma Mung. D’ailleurs, Emily Yeh en parlant de Dharamsala, affirme: « One reaction has been the emergence of an alternative imagined geography of homeland, particularly among young elites from Dharamsala. Frequently referred to as `Little Lhasa', Dharamsala has become the center of Tibetan diasporic geography. As the Dalai Lama's residence, it is the major site of Tibetan pilgrimage outside of Tibet. Although it is considered a `temporary resting place' for Tibetan culture before its inevitable return home, some Tibetans have begun to see it, rather than Lhasa, as the center of Tibetan symbolic geography and as the locus of authentic Tibetan culture. Being from Dharamsala, not Lhasa, becomes the mark of pure Tibetan-ness, and geographical proximity to Dharamsala, rather than to Lhasa, is a measure of one's Tibetan-ness. This is what enables occasional comments, for example, that Tibetans who live `too close to the border' of Tibet, in Nepal, are deficient in the determination and resolve they have toward the `Tibetan cause' (of independence). In this frame, it is contemporary Tibet (rather than the Tibet of the idealized past or the hoped-for future) that cannot be the site of authenticity. » (E. Yeh, 2002 : 662) Dans ce sens, ce qu’il faut retenir aussi, c’est que les réfugiés tibétains, malgré les limites induits par leur statut dans les pays d’accueil, depuis le début de leur exil, ont tout fait pour reconstruire sur de mêmes bases de référence, aussi bien fonctionnelles que symboliques ou architecturales, là où ils s’installaient, les villages et les monastères qu’ils avaient quittés au Tibet. Ce n’est pas sans raison que Dharamsala est aussi appelée « Little Lhasa » et qu’il existe aujourd’hui des monastères qui se retrouvent à la fois au Tibet et en exil. C’est par exemple le cas du Monastère de l’école Nyigma de Shéchèn que l’on retrouve aussi bien en Inde, au Népal et au Tibet, la photo n.2 nous montre celui qui se trouve au Népal à Bouddhanath :

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Photo 2 : Le monastère de Shéchèn à Kathmandu :

© /R. Poncioni /2008

Les écrits sur les Tibétains en exil font souvent référence aux récits qui racontent comment le Dalai Lama et sa suite, dans une nuit de mars de 1959, s’échappent du Tibet. Cet évènement est en relation avec le soulèvement de Lhasa intervenu à cause de la situation « insoutenable » qui s’était créée avec les Chinois après l’invasion de 1950, et en lien aussi avec les rumeurs de plus en plus insistantes, qui se sont par la suite révélées fausses, d’un possible assassinat du Dalai Lama par l’armée chinoise. Ce récit, raconté à plusieurs reprises par Tenzing Gyatso, le XIV Dalai Lama, lui-même, présente, comme dans un roman épique et héroïque, le déroulement de ces évènements contribuant à construire en exil une image idéalisée du Tibet. Dans ce contexte se combinent à la fois interprétations politiques et valeurs religieuses, mais aussi émotions et idéologies. En voici quelques passages choisis tirés d’une des autobiographies du Dalai Lama, pour illustrer nos propos: « Huit ans après le début de l’invasion, notre peuple – et pas spécialement les classes aisées ou dominantes, mais les gens modestes – avait finalement convaincu les Chinois qu’il ne se soumettrait jamais de plein gré à cette domination étrangère. Alors, les Chinois essayent maintenant de terroriser nos compatriotes par un carnage sans pitié, pour les obliger à admettre ce pouvoir contre leur volonté. Avec le recul, je constate que dès cet instant – là, il était devenu inévitable que je doive quitter mon pays. En restant, je ne pouvais rien tenter de plus pour mon peuple. Et les Chinois finiraient pour me capturer. Tout ce qui me restait à faire, c’était de 71

prendre la route de l’Inde pour y demander l’asile. Puis de me consacrer à soutenir le moral de mon peuple, où qu’il soit. Mais cette perspective m’était alors si insupportable que je n’arrivais pas à l’accepter.» (Tenzin Gyatso, Dalai Lama 1962/1984 : 173) Et encore : « Je suis disposé à essayer d’entreprendre n’importe quelle tâche que me demandera mon peuple, mais je n’ai aucune velléité quelconque de pouvoir personnel et de richesse. Et je n’ai absolument aucun doute que, dans ces dispositions d’esprit, et sous l’inspiration de notre religion, nous pourrons résoudre ensemble tous les problèmes venant à surgir ; et faire d’un Tibet nouveau, inséré dans le monde moderne, un pays aussi heureux que le Tibet d’autrefois l’était dans son isolement. » (Tenzin Gyatso, Dalai Lama, 1962/1984 : 195) Notre intérêt ici n’est pas d’analyser les propos du Dalai Lama pour en montrer les failles éventuelles, mais bien de montrer que certaines de ses prises de position et la mise en évidence de sa part de certains évènements historiques plutôt que d’autres, visait aussi à valoriser en exil une certaine représentation du Tibet et des Tibétains. Dans ce sens Lopez dans son analyse affirme : « Dans ce processus, les complexités et les histoires contradictoires sur le Tibet ont été aplaties en stéréotypes. Ces stéréotypes opèrent à travers des adjectifs qui érigent des caractéristiques choisies en vérités éternelles. Le Tibet est « isolé », les Tibétains sont « satisfaits », les moines sont « spirituels». A force de répétition, ces adjectifs deviennent des qualités innées, à l’abri de l’histoire. » (D.S. Lopez, 1998/2003 :24) Nous savons aujourd’hui que l’imaginaire national au sens de Hobsbawm, a besoin pour se construire : d’un récit des origines, de héros qui représentent des modèles, qui deviennent les acteurs de ces récits héroïques ainsi que de signes d’appartenance, comme par exemple la création d’un drapeau23ou d’un hymne national. Les deux extraits des écrits de Tenzin Gyatso cités précédemment témoignent bien, de notre point de vue, de la volonté de formuler un récit fondateur de la nation tibétaine, imaginée en exil par le Dalai Lama lui-même. Dans la littérature, la validité de ce récit n’est jamais vraiment remise en cause, sauf par les Chinois eux-mêmes qui présentent comme un acte de « libération pacifique »24 l’invasion du Tibet. Le récit du Dalai Lama est souvent évoqué par

23 Selon le site officiel de l’administration tibétaine en exil, le drapeau actuel était un drapeau militaire sous le XIII Dalai Lama, et il a été adopté comme drapeau officiel de la nation tibétaine à partir de 1959. (http://tibet.net/about-tibet/the-tibetan-national-flag/) 24 Dans les « 100 questions et réponses sur le Tibet », les Chinois affirment que le Tibet a été pacifiquement libéré en accord avec le gouvernment tibétain : «On May 23, 1951, the Agreement of the Central people's Government and Local Government of Tibet on Measures for Peaceful Liberation of Tibet, also called the "17-Article agreement," was signed. With the full support of

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les Tibétains qui s’y réfèrent constamment pour expliquer leur présence en exil, même quand leur départ du Tibet a eu lieu beaucoup plus tard et parfois dans des conditions bien différentes. D’un côté, ce processus d’identification semble inévitable, car effectivement comment comprendre les raisons de l’exil sans un récit de ses origines. Comme l’affirme Emmanuel Ma Mung, c’est aussi la construction de ce qu’il appelle « un espace métaphorique » qui permet de fédérer une diaspora: « La construction d’une mémoire/histoire collective permet de réunir les lieux de la diaspora en un territoire virtuel, de regrouper par la pensée, des lieux en un ensemble, en un espace métaphorique.» (E. Ma Mung 1999: 159) D’un autre côté, ce récit fondateur, mythique, aventureux et héroïque rédigé par le Dalai Lama lui-même devient en définitive, la seule référence historique qui relate la situation du Tibet des années 1950. Il permet d’identifier l’histoire personnelle du Dalai Lama, comme étant l’Histoire de tout le peuple tibétain pendant cette période particulière. Ce récit repris par la majorité des auteurs qui depuis se sont intéressés à la situation des exilés tibétains, a certainement permis de mettre en évidence certains éléments de l’histoire de la diaspora tibétaine, mais surtout de privilégier dans cette histoire le rôle joué par le XIV Dalai Lama et par ses proches. Il a permis aussi d’ancrer dans une histoire de l’exil du peuple tibétain, la création d’une nation tibétaine unique qui, jusqu’à ce moment-là, n’avait pas encore réellement existé en tant que telle, en tout cas pas dans la conception moderne du terme. Nous retournerons par la suite plus en détail sur cette question. Pendant les années 1950, d’autres évènements interviennent au Tibet, pensons simplement à l’essor de la résistance armée des Khampas25. Le récit d’évènements spécifiques liés à l’histoire de la lutte des Khampas est peu considéré dans la littérature, et notamment dans les récits du Dalai Lama, où cette résistance apparait comme un fait secondaire, ou comme un simple corollaire à sa fuite du Tibet. En définitive, la résistance des Khampas dans ses récits est évoquée plutôt comme un fait malheureux en contradiction avec l’option politique axée sur la non-violence choisie par le Dalai Lama lui-même en exil, et jamais comme un autre élément fondateur de l’histoire du Tibet d’après l’invasion chinoise : « Quoique j’eusse toujours admiré la détermination de ces guérilleros, leurs activités n’avaient jamais eu mon appui, et je sentais alors que le moment était venu d’intervenir. Un appel personnel pouvait seul, j’en étais convaincu, avoir quelque influence sur eux. (…) S’ils voulaient éviter des souffrances inutiles, ils

the people in Tibet, the people's Liberation Army subsequently entered Lhasa without obstruction. » (http://zt.tibet.cn/) 25 Cette population tibétaine de l’est du Tibet était surtout présente dans la région du Kham, aujourd’hui partagé entre le Sichuan et le Nord-Est du Yunnan. 73

devaient se résoudre à déposer les armes et à vivre en paix. Par la suite : T. Takla me rapporta que maints d’entre eux s’étaient senti trahis - plutôt que de renoncer à se battre, certains de leurs chefs avaient préféré se trancher la gorge. Cette nouvelle m’horrifia. Ce n’est pas sans scrupules que je m’étais décidé à demander à ces hommes d’interrompre la lutte qu’ils menaient avec un courage indomptable par amour de notre pays. Je m’y étais résolu qu’après avoir acquis l’intime conviction que je devais le faire. La grande majorité de nos guérilleros déposèrent donc les armes. Certains d’entre eux – moins d’une centaine – refusèrent pourtant de se plier à ma requête. Poursuivis dès lors par l’armée népalaise, contraint de se cacher, traqués de part et d’autre de la frontière, ils allaient trouver dans une embuscade la mort violente à laquelle il leur fallait s’attendre. Ainsi prit fin l’un des épisodes les plus tristes de l’histoire de la diaspora tibétaine.» (Tenzin Gyatso, Dalai Lama, 1990 : 273) Notre intention n’est pas de nous focaliser particulièrement sur cet épisode de l’histoire récente du Tibet, mais ce que l’on peut remarquer c’est que la guerre de résistance des Khampas n’est pas relatée par le Dalai Lama comme symbole d’un mouvement national de résistance contre l’invasion chinoise, mais bien comme un épisode isolé et marginal de l’histoire du Tibet d’après l’invasion chinoise. Quelque part, cette lecture suggère l’hypothèse que ces résistants, qui ne se battaient pas que pour eux-mêmes, bien que dans le Tibet d’avant l’invasion chinoise, ils ne se considéraient pas forcement comme appartenant à la population tibétaine, ont souffert du fait que l’imaginaire national du Tibet tel qu’il est explicité par le Dalai Lama lorsqu’il parle de la période de son départ du pays, ne tienne pas compte de leur lutte comme d’une forme de résistance nationale tibétaine. Alors que Dreyfus en 2002, en réaction au livre de Lopez, voulant montrer que le nationalisme tibétain existait déjà au Tibet dans les années 1950, récupère le mouvement crée par les Khampas en 1957 et affirme qu’il représentait bien une forme de résistance nationale. Nous reprendrons cette question spécifique dans la suite de notre travail. Dans ce chapitre nous allons analyser la dynamique de re-création de la nation tibétaine en exil, en particulier les raisons de certains choix politiques effectués en particulier par le Dalai Lama qui montrent l’évolution de la notion de nation tibétaine depuis 1959. A ce stade de la réflexion, une des questions incontournables pour essayer de comprendre la complexité de la situation, est celle de savoir si un Etat national indépendant appelé Tibet existait déjà avant l’invasion chinoise. Nous touchons ici un des éléments fondamentaux qui, depuis les années 1950, explique la plupart des incompréhensions, du manque de communication, ainsi que les difficultés à trouver une réponse commune à cette question, entre Chinois et Tibétains. En effet, pour les Chinois, le Tibet a toujours fait partie de la Chine, alors que, pour l’administration tibétaine en exil, bien que le rapport avec les différents

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pouvoirs qui se sont succédés en Chine ait varié au cours de l’histoire, le Tibet a toujours existé comme entité autonome.26 A partir de cette question et sans vouloir banaliser le débat ni refaire toute l’histoire longue et alambiquée concernant ce différent, nous allons en relater les quelques éléments fondamentaux qui, de notre point de vue, peuvent nous permettre de mieux comprendre les enjeux, les choix, et certaines prises de position du Dalai Lama et de l’administration tibétaine en exil. En réalité, la compréhension de cette situation est compliquée aussi par le fait que la vision d’un Etat Nation comme les pays occidentaux historiquement la conçoivent n’est pas toujours transposable telle quelle à la réalité historique des pays d’Asie en général, et à la spécificité chinoise et tibétaine en particulier. Comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, les tibétologues Tsering Shakya et Anne-Marie Blondeau (2002 : 73), soulignent que le rapport traditionnel entre la Chine et le Tibet, avant l’invasion chinoise, est caractérisé par une relation à connotation aussi bien politique que religieuse, appelé « Chös-yön » en tibétain, ce qui signifie «maître religieux-protecteur laïque ». Cette relation impliquait que l’empereur chinois apportait comme « protecteur laïc », selon les besoins, un support matériel et notamment une aide militaire au pouvoir tibétain. De son côté le Dalai Lama comme « maître religieux » apportait aux empereurs un soutien spirituel qui, pendant des siècles, a été largement reconnu en Chine. Toujours selon ces auteurs, l’affirmation et la consolidation historique de ce type de relation sont dues aussi à l’ascension au pouvoir de la secte religieuse des Gelugpa au XVII siècle27. Cette ascension impliqua un ancrage de ce type de relation avec le pouvoir des empereurs appartenant aux différentes dynasties qui ont dominé la Chine, car le pouvoir tibétain exercé depuis par les Gelugpa, toujours selon les auteurs cités, était particulièrement soucieux d’éventuelles agressions extérieures. Au cours de l’histoire des deux pays, cette relation particulière n’a pas toujours été équilibrée : par moments c’était le pouvoir tibétain qui prenait le dessus, par moment c’était la Chine qui dominait le Tibet. L’attitude coloniale de la Grande-Bretagne dans la région himalayenne a aussi joué un rôle important dans l’évolution des équilibres fragiles qui ont déterminé les relations entre la Chine et le Tibet entre le XIX et le XX siècle28 :

26 Le point de vue chinois est illustré dans un petit livre qui est accessible sur le net et qui s’appelle « 100 questions and answers about Tibet », à la question : « Est-ce que le Tibet a été un pays indépendant avant la fondation de la République Populaire de Chine ? » Réponce: « No country in the world regards Tibet as an Independent country. The assertion that "historically Tibet has been an independent country" is one that has been fabricated by a handful of people with ulterior motives, and it does not conform to historical facts. » (http://zt.tibet.cn/) 27 Ecole bouddhiste de laquelle sont issus tous les Dalai Lama, dont l’actuel. 28 Au début du XX siècle : « (…) tous les documents et témoignages écrits prouvent que, bien loin d’influencer les Tibétains et de prendre leur parti, les puissances étrangères – notamment les Britanniques et les Américains – continuèrent à agir en favorisant la Chine et refusèrent de reconnaître le statut indépendant du Tibet qui s’affirmait de plus en plus. Alors que les Britanniques, dans toutes les affaires pratiques, traitaient le Tibet comme un Etat indépendant et

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« A la fin du XIX siècle ces rapports traditionnels furent bousculés par l’expansion du pouvoir colonial britannique dans les contreforts de l’Himalaya et changea les équilibres traditionnels dans la région. L’arrivée des intérêts britanniques au Tibet et en Asie centrale commença à altérer le commerce existant et les systèmes politiques qui caractérisaient les relations de la Chine avec les Etats voisins.» (T.Shakya et A-M. Blondeau, 2002 : 74) Nous voyons donc que l’influence coloniale anglaise joue un rôle déterminant dans les dynamiques géopolitiques de la région himalayenne. Toutefois, si le statut du Tibet a varié au cours des siècles, aujourd’hui, en dehors du gouvernement chinois, tout le monde s’accorde sur le fait que de 1913 à 1949, il était de facto un Etat indépendant. Par exemple nous constatons que, pendant cette période, le pouvoir colonial britannique entretenait avec Lhasa aussi bien des relations politiques qu’économiques comme avec n’importe quel autre Etat souverain dans la région. Il faut toutefois noter que bien qu’elle entretenait des relations d’Etat à Etat avec Lhasa, la Grande-Bretagne n’a jamais reconnu officiellement le Tibet. La Chine de son côté, après la révolution maoïste, se revendique comme un Etat pluriethnique et plurinational29. Ce point est important pour comprendre les revendications chinoises sur le Tibet, car du point de vue chinois, en se présentant comme un Etat pluriethnique, toutes les conditions seraient réunies pour que le Tibet fasse partie intégrante de la Chine. Eliot Sperling spécialiste de l’histoire des rapports entre le Tibet et la Chine en parlant de cette question affirme : « Au fond, le désir des autorités chinoises de légitimer leur mainmise sur des régions telles que le Tibet s’exprime en imposant aux peuples de ces régions la désignation de « chinois » une appellation qui a de claires implications ethno- linguistiques. Ils suggèrent ainsi que l’autorité chinoise sur ces peuples est en quelque sorte un développement organique et naturel et que les groupes concernés constituent ethno-linguistiquement, pour l’essentiel, un tout organique. » (E. Sperling, 2002 : 40) Ce qui est important de considérer aussi pour comprendre la réalité historique du Tibet concernant en particulier le début du XX siècle, c’est qu’après la révolution de 1911, la chute de l’empire chinois, et l’arrivée au pouvoir des nationalistes de Tchang Kaï - Chek, les Chinois bien occupés sur d’autres fronts, sont facilement chassés du Tibet. Ils l’avaient, une fois de plus, occupé en 1910, forçant le 13ème Dalai Lama à l’exil, et le désinvestissent aussi bien politiquement

établissaient des relations directes avec lui, ce pays ne reçut pourtant jamais une reconnaissance des jure, (…) » (T. Shakya, A.-M. Blondeau, 2002 : 86) 29 Ceci à la différence de l’Union Soviétique d’après la révolution bolchevique, qui de son côté désignait les Etats qui la composait comme des « Soviets », des « Conseils », sans référence ni à la connotation ethnique ni à la connotation linguistique qui les caractérisaient.

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que militairement. Le 13ème Dalai Lama, revenant au pays, réaffirme son pouvoir aussi bien religieux que politique sur le pays. Il rédige alors une proclame que remet en question les rapports précédents avec la Chine et affirme à sa manière haut et fort l’indépendance du Tibet : « Maintenant, l’intention chinoise de coloniser le Tibet sous couvert de la relation maître religieux-protecteur laïc a disparu comme un arc-en-ciel dans le ciel. » Et encore : « Nous sommes une nation petite, religieuse et indépendante(…) nous devons défendre notre pays. ». (Cité par T. Sakya et A-M. Blondeau, 2002 : 77), Toujours selon T.Sakya et A-M. Blondeau (2002 : 77), malgré cette démarche, l’ignorance et la naïveté politique et diplomatique du gouvernement du 13ème Dalai Lama, qui, au lieu de faire reconnaitre rapidement cette indépendance par les grandes puissances, ainsi que d’ouvrir des représentations diplomatiques dans les différents pays, se renferma sur lui-même, portera des conséquences extrêmement néfastes pour le pays. Et notamment au fait qu’après l’invasion chinoise de 1950, le Tibet sera rapidement considéré par les grandes puissances étrangères comme appartenant à la Chine : « Au XXème siècle, depuis la chute de l’empire manchou en 1911 jusqu’à l’intervention militaire chinoise en 1950, le Tibet est formellement indépendant, ne parvenant toutefois à nouer de relations diplomatiques qu’avec quelques pays voisins comme le Népal. » (Cao Changqing, Revue Diplomatie, n.63, 7/8471p. 53, 2013). Le fait d’avoir réussi à nouer des relations diplomatiques seulement avec quelques petites nations sans influence sur le plan international va porter préjudice au Tibet, notamment au moment de faire reconnaître ses droits à l’autodétermination par la communauté internationale, après l’invasion chinoise.

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3d.a - Avant, pendant et après l’exil

L’évolution de notre argumentation nous invite maintenant à nous occuper de la notion de nation. De quoi parle-t-on en effet lorsque l’on affirme l’existence d’une nation tibétaine en exil ? Ernest Renan, dans sa conférence à la Sorbonne de 1882, reconnaissant la nouveauté du processus d’établissement des Etats-Nations en cours au XIX siècle en Europe, définit la Nation de la manière suivante : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. (…)Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. » (E. Renan, 1882 :50) Depuis Renan de nombreux auteurs se sont penchés sur la définition de la Nation moderne en tant qu’entité porteuse à la fois d’une dimension historique et métaphysique. C’est le cas de Joseph Staline (cité par Hosbawm, 1992 :14) qui, dans un texte de 1913, affirme que : « La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture. » C’est le cas d’Anderson qui met en évidence la dimension imaginaire de l’existence de la Nation : « Dans un esprit anthropologique, je proposerai donc de la nation la définition suivante : une communauté politique imaginaire et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine. Elle est imaginaire (imagined) parce que même les membres de la plus petite des nations ne connaîtront jamais la plupart de leurs concitoyens : jamais ils ne les croiseront ni n’entendront parler d’eux, bien que dans l’esprit de chacun vive l’image de leur communion. » (B. Anderson, 2002 : 19). Hobsbawm, quant à lui, pour constituer ses repères et définir sa notion de Nation, se base entre autre sur les définitions de Gellner : «J’utilise le terme « nationalisme » dans le sens défini par Gellner : « Le nationalisme est essentiellement un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent.» (E. Hobsbawm, 1990 :26) Ce qui signifie que, pour Hobsbawm, comme pour Gellner d’ailleurs, la notion de Nation implique à la base celle d’Etat. En même temps, ce qui nous intéresse ici en lien avec l’analyse d’Anderson et de Hobsbawm, c’est qu’ils ne considèrent pas la Nation comme une entité immuable, mais comme une

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représentation sujette à évolution et transformations. Toujours selon Hobsbawn, la Nations ne devient une entité sociale qu’en lien avec un certain type d’Etat territorial moderne, « L’Etat-Nation » : « …Parler de nation ou de nationalité sans rattacher ces deux notions à cette réalité historique n’a pas de sens ». (E. Hobsbawm, 1990 :27) Dans le prolongement de l’analyse de Hobsbawm, pour poursuivre dans notre réflexion, les propos de Brubaker et Cooper amènent à la compréhension de la notion de nation des éléments complémentaires appropriés à la thématique qui nous intéresse ici : la re-construction en exil d’une nation tibétaine. En se référant à la construction de l’identité des « groupes sociaux », ils affirment que l’Etat, même si de par lui-même il n’a pas le pouvoir de créer une « identité », il participe à l’affirmation d’une identité groupale et donc aussi nationale: « The state is thus a powerful « identifier », not because it can create « identities » in the strong sense - in general, it cannot - but because it has the material and symbolic resources to impose the categories, classificatory schemes, and modes of social counting and accounting with which bureaucrats, judges, teachers, and doctors must work and to which non-state actors must refer ». (R. Brubaker, F. Cooper, 2000 :16) De notre point de vue, ce qui s’est passé dès l’arrivée en exil du Dalai Lama est un renforcement de la prise de conscience de sa part de l’importance, dans le monde de la moitié du XX siècle, des Etats-Nations comme fondement de l’organisation politique, économique et sociale. Prise de conscience qui l’invite très rapidement à se donner les moyens pour créer un Etat qui permette de fédérer les Tibétains en exil en une seule idée nationale tibétaine avec une identité unique, forte, basée sur les principes du bouddhisme et de la démocratie. Le XIV Dalai Lama a toujours affirmé que si le Tibet n’avait pas été colonisé par la Chine, il aurait pris les mêmes options politiques qu’il a prises en exil. L’exil va quelque part lui permettre d’accélérer ce processus et donner une particularité à la diaspora tibétaine que nous ne retrouvons pas dans d’autres types de diaspora : la création d’un Etat tibétain sans territoire, car il est située dans un pays étranger et qu’il est administré uniquement par les Tibétains appartenant à la diaspora. Dans ce cas, la patrie d’origine n’est pas représentée dans sa dimension territoriale ou topographique mais devient une sorte de destination morale (L. Malkki, 1992 :35). En exil, les Tibétains sont censés se référer à Dharamsala en pensant au Tibet, mais quel Tibet ? La Région Autonome du Tibet imposée par la Chine ou le Grand Tibet qui comprend aussi l’ancien Amdo et le Kham ? (voir carte en début de ce chapitre). Dans le Tibet d’avant l’invasion chinoise, le pouvoir était exercé par le Dalai Lama, représentant d’une lignée de leaders politiques et religieux qui remonte au 17ème siècle. C’est à lui que revenait la nomination des ministres aussi bien laïques que religieux, les premiers issus de familles aristocratiques du pays, les autres des grands monastères Gelugpa. Les Tibétains appelaient ce gouvernement « chösi nyidrel » c’est-à-dire l’union du politique et du religieux (A. Frechette, 2007). Il était considéré comme un gouvernement « éclairé », car l’idéologie de ses leaders se fonde sur le bouddhisme tibétain, qui légitime à la 79

fois le pouvoir du Dalai Lama, ainsi que celui de ses ministres, car c’est lui- même qui les choisit. A son arrivée en exil en Inde, les soucis principaux du Dalai Lama étaient essentiellement deux. Le premier, identitaire : préserver la religion et la culture tibétaine ; ceci impliquait aussi que la dispersion des Tibétains qui l’avaient suivi en exil ne soit pas trop grande. Le deuxième souci était politique : lutter pour l’indépendance et la libération du Tibet. Il affirme en effet: «Face à la destruction de mon peuple et à tout ce qui est sa vie, je consacre mon exil aux seuls moyens d’action qui me restent : rappeler au monde entier, par l’entremise des Nations-Unies, et maintenant par ce livre, ce qui s’est passé au Tibet et ce qui s’y passe encore. Prendre soin des Tibétains qui ont gagné avec moi la liberté : et préparer l’avenir. » (Tenzin Gyatso, Dalai Lama, 1962/1984 : 188). Déjà avant son départ du Tibet, mais en particulier au moment de l’exil, le XIV Dalai Lama s’emploie rapidement, à transformer l’image d’un Tibet moyenâgeux en un Tibet orienté vers la modernité. Un Tibet qui peut se transformer, évoluer en se basant sur la religion bouddhiste, la déclaration des droits de l’homme et s’organiser en se référant aux valeurs démocratiques telles qu’elles sont affirmées aux Etats Unis ou dans les pays d’Europe. Plusieurs auteurs (entre autres Bentz, 2011, Frechette, 2006, Anand, 2003, Lopez 1998/2003, Korom 1995, Klinger 1995), estiment que la notion de Nation tibétaine aurait été créée en exil en relation avec l’influence occidentale sur le Dalai Lama. Elle se fonderait sur un Etat démocratique, bouddhiste avec un premier ministre et un gouvernement élu par le peuple des Tibétains en exil et se voudrait représentatif de l’ensemble des Tibétains. Pourtant, pour Georges Dreyfus, tibétologue, spécialiste du bouddhisme et porte parole du Dalai Lama, nous l’avons déjà relevé précédemment, une forme de nationalisme tibétain existait déjà bien avant l’exil, au Tibet : « The beginning of a cultural movement such as nationalism are not easy to trace. In Tibet, parhaps the first relevant document is the Thirteenth Dalai-Lama’s proclamation upon is return from exile in 1913. In this proclamation, one can see an awerness of Tibet as a distinct country, defined by its culture and history. The Dalai Lama starts his proclamation by explaining his claim to sovereignty on the basis of a connection with Avalokiteshvara, which goes back to the time of the religious kings (chos rgyal). He also traces the history of the relations between China and Tibet from the Yüan dynasty to the present, concluding that Tibet is a separate country. He then moves to issue five prescriptions, several of them bearing little direct connection with nationalism: buddhism shuld be preserved, its schools should live in good harmony, and officials shold be honest. The Dalai Lama also makes two points that more related to nationalism: Tibet should strengthen its defense and expand its economical basis by allowing people to cultivate vacant land. » (G. Dreyfus, 2002) Toujours selon Dreyfus, dans les années 1950, suite à l’occupation chinoise, des mouvements populaires de protestation et de résistance ont permis une

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affirmation du nationalisme tibétain : le « People’s Committes » ainsi que le mouvement fondé par les leaders Khampa « Four Rivers, Six Ranges ». Contrairement à Dreyfus, Lopez et d’autres auteurs que nous avons déjà cité précédemment estiment que l’influence occidentale dans le développement du nationalisme tibétain en exil est déterminante à son existence : « On pourrait faire remarquer que les discours sur une culture (et une nature) nationale tibétaine n’ont été unifiés qu’après l’exil du Dalai Lama en 1959. Les Occidentaux ont fait découvrir la notion de culture aux réfugiés, qui se retournèrent sur leur passé et virent ce que le Tibet avait été. Mais ce regard ne voyait pas le Pays des Neiges de la même manière que s’ils avaient été réfléchis dans le miroir ouvragé des fantasmes occidentaux sur le Tibet. Ce n’est que dans ce miroir, dans ce processus de dédoublement, qu’une nation tibétaine unifiée, entière et cohérente pouvait apparaître. Il semble qu’un double du Tibet hantait l’Occident depuis longtemps et que, lorsque les Tibétains quittèrent leur pays ils se retrouvèrent face à lui. En ce sens les Tibétains arrivèrent dans un monde où ils étaient déjà présents, et depuis cette arrivée tardive ils se sont coulés-souvent encouragés par les dévots du Tibet, missionnaires d’un autre genre-, et cela apparemment sans difficulté, dans le moule d’un double qui était là depuis longtemps. » (M.S. Lopez, 1998/2003 :227) Nous partageons l’idée émise par Lopez dans la citation précédente, en particulier lorsqu’il s’agit de la notion « d’unification » en exil d’une nation tibétaine sous l’impulsion aussi de la rencontre avec l’Occident. Dreyfus (2002) de son côté ne nous dit pas si le 13ème Dalai Lama, quand il parlait du Tibet, se référait aussi au Kham et à l’Amdo ou seulement au Tibet central. Les éléments à notre disposition nous invitent toutefois à penser qu’un processus de résistance s’est toutefois mis en marche rapidement au moment de l’invasion chinoise. Que si des organisations comme celles décrites par Dreyfus, qu’il définit comme étant des mouvements de résistance nationalistes, ont pu se constituer pendant les années 1950 en réaction à l’occupation chinoise au Tibet, ce n’est pas par hasard. De notre point de vue une des raisons principales qui explique ces mouvements est la possible menace et les attaques chinoises contre le symbole incontournable du bouddhisme tibétain: le Dalai Lama, et plus généralement, contre la pratique de leur religion. Nous pensons donc que si une réaction tibétaine a eu lieu dans les années 1950 au Tibet, elle n’était inspirée en priorité ni par la défense d’un territoire, ni par la défense d’une langue ou d’une culture, mais qu’elle était inspirée principalement par la défense de la religion. En conséquence, les choix politiques du Dalai Lama en exil ont été déterminés en partie certainement par une volonté de renouveau, mais surtout par la volonté affirmée de la préservation d’une continuité du bouddhisme tibétain. Ainsi que par les conditions spécifiques que la situation de diaspora implique, entre autres, la création d’espaces transnationaux ainsi que d’une société extraterritoriale au sens de Ma Mung (1994) ou cosmopolite au sens d’Agier (2007). Au début de l’exil pour le Dalai Lama, il était fondamental que les communautés qui vivaient, de facto, séparées au Tibet, mais qui allaient 81

inévitablement se rencontrer en exil (régions d’origine différentes, langues parlées différentes, appartenance à des écoles religieuses différentes) puissent se mélanger, collaborer et vivre unies en paix dans les différents camps d’accueil des réfugiés, (même s’il faut noter que, dans certains camps, les réfugiés présents peuvent provenir principalement d’une seule région du Tibet). Le fait de créer une identité tibétaine unique et forte allait aider la collaboration et l’unité dans les camps. Ce choix lui permet aussi d’affirmer son statut de chef, pas seulement spirituel, mais aussi politique pour l’ensemble des Tibétains : « Contrairement à la croyance populaire en Occident, le Dalai Lama n’était donc pas, jusqu’en 1959, le chef politique de tous les Tibétains. Il était le chef du gouvernement tibétain appelé « Ganden phodrang », donc il exerçait son autorité uniquement sur le territoire et les populations du Tibet central et occidental, correspondant peu ou prou à l’actuelle Région Autonome du Tibet. Autrement dit, entre 1642 et 1959, seule la moitié des Tibétains était dirigée par le Dalai Lama et son gouvernement. L’autre moitié, qui vivait dans les provinces de l’Amdo et du Kham, faisaient allégeance politique à des dirigeants locaux ou à l’empire mandchou. » (F. Robin, 2011 : 94). Le pouvoir du XIV Dalai Lama 30sur les Tibétains qu’ils se trouvent au Tibet ou en exil est et reste encore aujourd’hui énorme: « Il n’est pour eux nul autre que la compassion incarnée pour le bien du Tibet, des Tibétains et du bouddhisme. » (F. Robin, 2011 : 95). En résumé, nous pouvons affirmer que l’exercice réalisé par le Dalai Lama en exil est remarquable en ceci : en quelques années, il réussit à fédérer autour d’un Etat-nation une communauté en exil dont les membres provenaient de régions différentes du Tibet et qui étaient totalement ou presque ignares du fonctionnement des instances politiques d’un Etat moderne. Et tout ceci, à la fois en imposant la démocratie comme système de référence politique pour l’ensemble des Tibétains, et parallèlement en essayant de préserver une tradition millénaire, basée sur la religion bouddhiste soutenue notamment par un clergé nombreux et extrêmement puissant. Nous pouvons faire l’hypothèse que la réussite du Dalai Lama s’explique en bonne partie, par l’énorme ascendant qu’il a toujours possédé et qu’il conserve encore aujourd’hui, sur les membres de la communauté tibétaine aussi bien en exil qu’au Tibet. Même si l’ensemble des

30 Ce fut en 1578 qu’Altan Khan, suite à sa conversion à l’ordre Gelugpa du bouddhisme tibétain qui attribua à Sonam Gyatso le titre de « Dalai Lama » : « Le mot mongol de dalai signifiant « océan », traduit en partie le nom du lama, gyatso. Ce titre sera rétroactivement octroyé aux deux prédécesseurs de Sonam Gyatso, faisant de lui non pas le premier, mais le troisième dalai lama. (Du second Genduün Gyatso, jusqu’au quatorzième et actuel Tenzin Gyatzo, le mot « océan » sera toujours inclus dans le nom propre de chacun des Dalai- Lamas.) » (M.T. Kapstein, 2015 :2016)

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membres de cette communauté ne saisit pas toujours ce que les choix du Dalai Lama représentent d’un point de vue politique, la majorité d’entre eux lui ont fait et continuent à lui faire une confiance totale31. L’affirmation d’une nation tibétaine en exil relève aussi, de notre point de vue, de ce que Castells appelle la construction d’un nationalisme contemporain qui viserait en priorité à préserver et renforcer l’identité nationale: « …Le nationalisme contemporain, parce qu’il est une force de réaction plus que d’action, tend à être plus culturel que politique, donc à s’orienter vers la défense d’une culture déjà institutionnalisée plus que vers l’édification ou la défense d’un Etat. Quand des institutions politiques nouvelles sont créées, ou recréées, ce sont des barrages protégeant l’identité et non plus les tremplins de la souveraineté politique. (…) » (M. Castells, 1999 : 45) Dans ce sens, le Dalai Lama inquiet du possible éclatement de la communauté en exil, ainsi que des conséquences identitaires que la situation installée depuis 1959 pouvait avoir sur la population tibétaine, partagée entre domination chinoise et exil, pendant des années réaffirme la nécessité de se tenir prêt à un retour rapide au Tibet. Comme l’affirme Dreyfus, voyant dans le choix d’un système démocratique basé notamment sur la charte des droits de l’homme, le Dalai Lama perçoit des conditions favorables pour la pratique du bouddhisme (G. Dreyfus, 2002). En même temps, il est conscient aussi que l’existence et surtout la reconnaissance de la lutte et de la survie du peuple tibétain en exil, dépendent beaucoup de la connaissance et de la tutelle de cette cause par les différentes instances en jeu sur l’échiquier géopolitique international. Pour cette raison il propose donc en exil, en pleine guerre froide, une alternative démocratique pour le Tibet, en réponse à l’invasion de la Chine communiste. Pour A. Frechette (2007 : 99), le fait même de se trouver en exil a facilité l’effort de réforme entrepris par le Dalai Lama, et ceci de trois manières différentes. a. Tout d’abord, l’absence d’intérêts enracinés dans un territoire, la Nation tibétaine ayant été créée sur un territoire conquis et totalement imaginaire, (référence à B. Anderson). b. Deuxièmement, les gouvernements des pays d’accueil, que ce soit l’Inde, le Népal, ou le Bhoutan, sont très favorables aux exilés. c. Troisièmement, les apports considérables de l’aide internationale dès le début de l’exil, aussi bien logistiques que financiers, ont passablement contribué à cette transition.

31 Le Dalai Lama est vénéré par les Tibétains comme la réincarnation d’Avalokitésvara, (appelé Chenretzig en tibétain), le bodhisattva de la compassion, qui dans la tradition tibétaine est considéré comme la divinité protectrice du Tibet. Par cette ascendance, Katia Buffetrille, anthropologue et tibétologue, relève que, pour les Tibétains, le Dalai lama est : « …omniscient et sa parole est infaillible.» (K. Buffetrille, 2012 : 73) 83

Tous ces éléments participeraient, toujours selon Frechette, de cette évolution. La vocation démocratique du Dalai Lama s’explique aussi par sa volonté de montrer à la Chine qu’un éventuel retour au Tibet n’est pas dicté par une volonté de faire revivre l’ancien système et les anciennes structures de pouvoir, mais bien d’indiquer que sa volonté était de s’installer dans une dynamique réformatrice : « Assurément, le Tibet ne sera jamais plus ce qu’il a été, et nous ne le désirons même pas. Jamais plus, il ne devra se confiner dans l’isolement ni retrouver son ancien système semi-féodal. ». Et encore : « Dans mon exil, avec l’aide d’experts en droit constitutionnel, j’ai élaboré les lignes directrices de ces réformes, en les consignant dans une nouvelle Constitution démocratique, fondée sur les principes du Bouddha et sur ceux de la Déclaration universelle des droits de l’homme. » (Tenzin Gyatso, Dalai Lama, 1962/1984p. 194 - 195) L’expérience démocratique imposée par le Dalai Lama représente dans les faits pour les Tibétains en exil, même si elle se réalise par étapes, un changement radical par rapport aux formes de pouvoir auxquels ils étaient habitués dans le Tibet d’avant l’invasion chinoise. Si la constitution, qui s’appellera par la suite la Charte des Tibétains en exil, élaborée par le Dalai Lama dès le début des années 1960 et réadaptée par la suite au cours des années 1970, 1991, 2001 et 2011, a comme modèle aussi bien la constitution américaine que la déclaration des droits de l’homme, la formule trouvée par les Tibétains ne se limite toutefois pas à une réinterprétation pure et simple des sources occidentales utilisées, mais propose une interaction avec la conception traditionnelle de la « gouvernance éclairée ». En effet la référence à l’enseignement du Bouddha est directement citée dans la Charte, à titre d’exemple voici un des articles qui la constituent et qui illustre ces propos: « Education and Culture - Article 17. (8) It shall endeavour to improve the residential and non-residential government and private primary, middle and high schools, and it shall endeavour to gradually introduce the Tibetan language as the medium of instruction in all of its schools, with special emphasis placed on moral education rooted in the Buddhist teachings.”32 Les étapes les plus importantes de la transition démocratique auprès de la communauté tibétaine en exil peuvent être synthétisées de la manière suivante 33 :

32 Charter of Tibetans in exile - Chapter 3 - Legal Materials on Tibet - 1997 http://www.tibetjustice.org/materials/index 33 Sources: Revue Diplomatie, no. 63, MV. p. 39 -2013.

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Le Dalai Lama en 1959 choisit le modèle démocratique et procède à certaines réformes. - Un premier parlement est créé par le Dalai Lama, lui-même, en 1960. - Un projet de constitution pour le Tibet est élaboré en 1961. - En 1963 la communauté en exil élit le parlement, les pouvoirs exécutif et législatif sont séparés. - La Constitution se transforme en Charte des Tibétains en exil en 1991 : les membres du gouvernement jusqu’à ce moment choisis par le Dalai Lama sont élus par le peuple en exil. Le pouvoir judiciaire est institué. Les députés élisent les membres du gouvernement qui, jusque-là, étaient directement choisis par le Dalai Lama. - En 2001 un amendement permet aux membres de la communauté d’élire le premier ministre qui devient le chef exécutif, et a le pouvoir de choisir les ministres des différents départements du gouvernement. - En 2011 le Dalai Lama annonce sa décision de renoncer à son rôle de chef politique. Le pouvoir temporel passe dans les mains du premier ministre qui devient le chef politique de l’administration tibétaine en exil. La retraite du Dalai Lama du pouvoir temporel implique de jure une séparation de l’Église et de l’Etat, de facto le Dalai Lama reste toujours une référence importante et il garde un réel pouvoir d’influence. Son opinion est toujours considérée au plus haut niveau, car comme nous le rappelle Katia Buffetrille : le Dalai Lama est à la fois le protecteur et le symbole de la nation tibétaine (K. Buffetrille, 2012 : 73). Il ne faut non plus oublier que les représentants des écoles religieuses disposent toujours de sièges permanents au sein de l’assemblée et que le vote des moines compte toujours le double de celui des représentants laïcs : un en tant que représentant d’une école religieuse à laquelle ils appartiennent et l’autre en tant que représentant de leur région d’origine. La retraite du Dalai Lama a impliqué aussi un changement de nom qui a soulevé beaucoup de débats au sein de la communauté en exil car le « Gouvernement en exil » est devenu « l’Organisation du peuple tibétain », plus communément appelé en langue anglaise « Central Tibet Administration » ou française : « l’Administration centrale Tibétaine »34. Le Parlement tibétain se réunit deux fois par an à Dharamsala en

34« En dépit de l’opposition d’un grand nombre de Tibétains, aussi bien dans l’assemblée qu’à l’extérieur, en exil comme au Tibet, le XIVème Parlement en exil a voté en faveur de ce changement. Les électeurs se sont sentis trahis par les parlementaires et un certain nombre d’intellectuels et

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Inde ; il est élu pour cinq ans. A noter que le multipartisme n’existe pas au sein de la conception démocratique tibétaine : sera-t-il présent dans la prochaine étape dans l’évolution de cette conception démocratique particulière, ou alors ce sera encore le Dalai Lama qui décidera quand la communauté tibétaine sera prête pour cette évolution ? N’oublions pas que dans son livre « Mon pays et mon peuple » en parlant du présent et de l’avenir, il affirmait : «Notre objectif premier devant toujours être l’unité de notre peuple, je m’oppose à la mise en place d’institutions qui, directement ou indirectement, encourageraient les conflits entre les gens ou développeraient, aux dépens de l’intérêt national, des intérêts locaux ou de classe. » (Tenzin Gyatso, Dalai Lama, 1962/1984 : 194) Pourtant, à la fin des années 1990, il avait explicité le fait qu’à moyen terme, le multipartisme était une nécessité pour poursuivre le processus de démocratisation. Il faut noter aussi qu’un candidat qui déclarerait s’opposer aux thèses du Dalai Lama aujourd’hui n’aurait pas beaucoup de chances d’être élu. Concernant cette question, dans son mémoire, où elle analyse les institutions tibétaines en exil, Marijo Demers constate entre autre : « En gardant à l’esprit le principe d’égalité évoqué précédemment et qui est énoncé dans la constitution tibétaine, il faut souligner que pour un réfugié, tous les candidats n’ont pas la même « valeur » absolue. Par exemple, un haut lama qui est reconnu comme une réincarnation officielle recueillera automatiquement plus de votes du fait de son statut. Peu importe ses compétences politiques ou sociales on le considérera plus apte que d’autres à remplir ses fonctions. Si on pousse la réflexion plus loin, il paraît impossible qu’un citoyen tibétain ordinaire pense à être candidat et à livrer bataille contre un lama ou un Rinpoché ou encore contre un membre de la famille du Dalai Lama.» (M. Demers, 2006 : 64) En définitive, il s’agit bien d’une idée de démocratie particulière qui se fonde à la fois sur la tradition politique, religieuse et sociale tibétaine d’avant l’invasion chinoise, ainsi que sur la volonté d’une certaine modernisation du Tibet, déjà souhaitée par le Dalai Lama juste avant l’exil, et qui évolue au cours des 50 dernières années de manière continue. Ce constat nous rappelle aussi l’analyse de Martine Hovanessian lorsqu’elle parle d’une « maturation progressive » de la conscience d’appartenir à une diaspora, qui n’est pas uniquement à considérer d’activistes ont déclaré ce vote contraire aux règles démocratiques. Beaucoup de Tibétains voient dans ce changement de nom la diminution de la légitimité historique du gouvernement et un amoindrissement de son pouvoir d’union entre les exilés et les Tibétains du Tibet. Une des questions soulevée et restée apparemment sans réponse est de savoir pourquoi le retrait du Dalai-Lama de la vie politique doit entraîner la fin du « Gouvernement en exil ». En dépit des affirmations de Samdhong Rinpoche, l’ancien Premier Ministre, qui s’est exprimé plusieurs fois pour expliquer qu’aucune pression extérieure n’est à l’origine de ce changement de nom, le doute demeure. » (K. Buffetrille, 2012 : 74)

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d’un point de vue chronologique, mais aussi d’un point de vue anthropologique, ce qui nous permet d’en saisir la profondeur du processus : « En posant le problème dans ces termes, nos recherches orientées vers la nécessité de dresser un état des savoirs privilégie tout autant la question du lien social, les principes d’organisation que les motivations symboliques à l’œuvre. Les diasporas en effet élaborent des projets identitaires, inventent de « nouvelles traditions », contribuent à des mobilisations politiques pouvant produire de nouveaux rapports à la citoyenneté. » (M. Hovanessian, 2005, 69) Dans ce sens, le débat démocratique au sein de la communauté en exil s’étoffe aussi, au fur et à mesure de la prise de conscience de la signification et du fonctionnement de ce système politique nouveau par la population tibétaine en exil elle-même, même si, comme l’affirme Buffetrille : « (…) la force de la parole du hiérarque est telle que la très grande majorité d’entre eux n’exprime nulle opposition à son leader. » (K. Buffetrille, 2012 : 72) Il faut dire aussi que la prise de conscience du potentiel démocratique par la population amène inévitablement avec elle de possibles dissidences, et la dissidence est généralement mal accueillie par l’Administration tibétaine en exil qui peine à accepter toute opposition à la ligne politique officielle choisie par le Dalai Lama, dite de la « Voie du milieu »35, et qui veut à tout prix montrer une unanimité des idées au sein de la communauté ce qui amène des considérations de ce type: « …La pratique politique tibétaine s’apparente à celle d’un parti unique où les désaccords sont interprétés comme l’expression d’une position personnelle entrainant un rappel à l’ordre et à l’unité autour de la ligne officielle. Le

35 La notion de « voie du milieu » s’inspire de la philosophie bouddhiste. Elle pousse à chercher et à trouver un équilibre face à une réalité donnée : : : « The Middle Way policy is a mutually-beneficial policy that is based on the principles of justice, compassion, non-violence, friendship and in the spirit of reconciliation for the well-being of entire humanity. It does not envisage victory for oneself and defeat for others. » (www.tibet.com, Central Tibet Administration, 2011 : : 1) Voici comment le Dalai Lama a officiellement réaffirmé lors d’un discours au Parlement Européen de Strasbourg en 2001 sa conception politique de la « Voie du Milieu » : “My proposal which later became known as the “Middle Way Approach” or the “Strasbourg Proposal” envisages that Tibet enjoy genuine autonomy within the framework of the People’s Republic of China. However, not the autonomy on paper imposed on us 50 years ago in the 17-Point Agreement, but a true self-governing, genuinely autonomous Tibet, with Tibetans fully responsible for their own domestic affairs, including the education of their children, religious matters, cultural affairs, the care of their delicate and precious environment, and the local economy. Beijing would continue to be responsible for the conduct of foreign and defense affairs. This solution would greatly enhance the international image of China and contribute to her stability and unity - the two topmost priorities of Beijing - while at the same time the Tibetans would be ensured of the basic rights and freedoms to preserve their own civilization and to protect the delicate environment of the Tibetan plateau.” (http://www.dalailama.com/messages/tibet/strasbourg-speech-2001) 87

conditionnement religieux parachève cette forme de censure en dissuadant de toute « déloyauté » envers le Dalai lama. » (Revue Diplomatie, no. 63, MV. p. 39 - 2013). A plusieurs reprises, nous avons pu constater qu’une opinion différente ou en contraste avec la ligne officielle de l’administration tibétaine en exil n’est en effet pas chose aisée. Tzering Woeser, poétesse et auteure d’origine tibétaine, qui vit à Pékin et qui se bat depuis des années, notamment à travers ses écrits et son blog, de l’intérieur même de la Chine, pour la liberté d’expression et le respect des droit de l’homme, a été beaucoup critiquée pour son jugement envers le manque de débat critique au sein de l’Administration tibétaine en exil. En réponse à cette situation elle a tenu sur son blog les propos suivants : «However, the criticism of leaders is an elementary state of affairs in democratic societies. By suppressing this criticism, regardless of what the motivations or reasons are, the result will always run counter to democracy. Mature democracies will never refer to a newly elected leader as the “mighty leader”, but as an object that needs to be controlled. “Don’t trust the President” is the starting point of democratic philosophy, taming the government and leaders is the basic task of democracy. And in order to achieve this, one must, above all, rely on the freedom to criticise. Hence, in democratic societies, people constantly confront their leaders with “petty criticism”, regardless of how important the matter really is. » Encore Woeser: «Unlike the unshakable legitimacy of His Holiness, it is an inherently difficult task for the political leaders of the Tibetan exile government to establish their legitimacy as representatives of the 6 million Tibetans living inside Tibet after the Dalai Lama withdrew from politics; but their source of existence comes from Tibet and hence, the issue must be resolved. Only relying on several ten thousands of votes from exiled Tibetans is not sufficient. As long as Tibetans living in Tibet cannot themselves vote for their own leaders, the legitimacy to represent them has to be created and embodied through the close exchange and communication between the exiled leaders and the Tibetan people inside Tibet. This exchange includes praise as well as criticism and it is a process in which the leaders of the exile government should at the very minimum show their modesty, benevolence and active engagement. » (T. Woeser, 2012). Outre celui de Woeser, nous citerons l’exemple de deux représentants de la diaspora tibétaine qui ont subi des censures, ou carrément une mise à l’écart des affaires politiques officielles, après avoir exprimé des opinions dissidentes à la ligne officielle de l’ATE : Karma Choephel, député tibétain, ancien président du Parlement tibétain en exil, qui lors de la séance du parlement tibétain en exil de mars 2013, affirma sa volonté de : a- retirer son soutien à la ligne politique officielle dite de la « voie du milieu »,

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b- appuyer la revendication de l’indépendance du Tibet, c- arrêter de se limiter à revendiquer un statut de région autonome pour le Tibet. Lors d’une interview, il affirma entre autre : « Ce qui sont au pouvoir au sein de l’Administration centrale tibétaine, pour des raisons connues d’eux-mêmes, n’ont pas la volonté morale et politique de rejeter la politique de la voie du milieu, malgré l’échec de celle-ci depuis ces trente dernières années. » (M. Vernerey : 51, Diplomatie, n. 63, 2013) La réponse de Penpa Tsering, président du parlement tibétain en exil a été la suivante : « La mise au point personnelle d’un membre du Parlement lors d’une session de l’Assemblée ne peut d’aucune manière affecter la politique de la voie du milieu de l’Administration centrale tibétaine qui a été votée à l’unanimité. » (Cité dans Diplomatie, n 63 : 51, 2013) Cette même revue, à la page 52, en citant « Politique Tibétaine», un blog administré par des Tibétains en exil, relate d’autres prises de position de M. Penpa Tsering contestant toute critique provenant des Tibétains eux-mêmes envers l’ATE. Par exemple, lors de la séance du Parlement de 2012, il affirmait, entre autre, qu’il ne faut pas « semer la discorde », que les critiques envers l’Administration tibétaine avaient « causé du tort au Dalai Lama », en définitive que les critiques pouvaient « déstabiliser la communauté …». Jomyam Norbu, fondateur du mouvement indépendantiste « Rangzen », a fait les frais à plusieurs reprises de la censure de la part de l’Administration tibétaine, et pourtant avec son discours passionné et ses écrits, il poursuit une lutte inconditionnelle pour la reconnaissance d’une nation tibétaine indépendante qui, de son point de vue, a toujours existé : « Rangzen is a legacy that has been passed on to us by countless generations of Tibetans. But even more significant is that Rangzen is the birthright of generations of Tibetans yet to come. No one now has the right to make a decision that will compromise or deny this heritage of life and freedom to them in the future.”(Jamyang Norbu, Ragzen Charter 1999: 4). C’est vrai que Norbu est très critique envers l’Administration tibétaine et en particulier envers certains choix du Dalai Lama. Il affirme notamment qu’il ne faut pas confondre la non-violence avec l’absence d’action et il argumente que même le Mahatma Gandhi, dont le Dalai Lama revendique la filiation idéologique en ce qui concerne son choix politique et stratégique de la voie de la « non- violence », aurait probablement analysé les choses de manière plus nuancée lorsqu’il s’agit de la situation spécifique du Tibet : « This article does not seek to advocate that Tibetans take arms here and now, but to point out to our leaders and friends that the complexities of human affairs call for a more eclectic and robust approach to the Tibetan problem than the current pacifist inertia. Even if, let us say, we eventually adopt a non-violent strategy this decision should come through study, discussion and appreciation of 89

realities, not merely as an article of divine faith nor because it is being applauded by celebrities and world leaders for whom peace, trade with China, and maintenance of the status quo, is definitely more important than Tibetan freedom.»36(J. Norbu, 2007: 5). Et en parlant de Gandhi: «… in the august 11, 1920 Issue Young India he wrot: « I do believe that where there is only a choice between cowardice and violence, I could advise violence. I would rather have India resort to arms than should become a helpless witness to her dishonour. »» (J. Norbu, 2007: 6). A. Frechette, dans son analyse sur la démocratie tibétaine en exil, affirme qu’elle serait bien représentative d’une sorte de : «Forme de construction asiatique de la démocratie » (A. Frechette, 2007 : 99), En prenant comme exemple comparatif Taiwan ou Singapore, elle observe que les sociétés asiatiques tendent à incorporer les valeurs démocratiques dans des systèmes sociaux, politiques et légaux qui existent déjà par ailleurs. Les droits démocratiques sont tempérés par le respect d’institutions fondamentales de ces sociétés, comme par exemple la famille, d’où une approche plus collective et moins individualiste de la notion de démocratie. Toujours selon Frechette, dans le cas des Tibétains en exil, le droit démocratique se fonderait quant à lui sur les valeurs religieuses, ainsi que sur l’organisation sociale d’avant l’invasion chinoise. Cette interprétation quelque peu culturaliste de la démocratie tibétaine ne nous satisfait pas vraiment. Comme nous l’avons montré précédemment, c’est l’interaction entre tradition religieuse et l’histoire du Tibet et des Tibétains d’après l’invasion chinoise qui ont déterminé en exil la création d’une forme d’Etat-démocratique auquel la diaspora tibétaine se réfère. Toutefois nous constatons que cette idée de démocratie tibétaine est assez malléable, car le Dr. Lobsang Sangay, actuel Kalon Tripa (premier ministre), Chef de l’Administration tibétaine en exil, en mai 2013 lors d’une interview au « Council on Foreign Relations » de Washington, répondait ainsi à la question suivante : « Do you think you can institute democracy in a genuinely autonomous Tibet? Will there be real free political elections, freedom of expression? It would be unique to the People’s Republic, wouldn’t? ». La réponse de M. Sangay a été la suivante : «That democracy is what we practice in exile. We are not asking that democracy be implemented or allowed inside Tibet. What we’re asking is rights, as per the provisions of the Chinese constitution. So democracy is what we practice,

36 www.tibetwrites.org.

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but this we aspire. But that’s not part of what we’re asking to the Chinese government. » (2013) A travers l’analyse de cette réponse, nous pourrions facilement déduire que l’idée d’une démocratie a bien été principalement élaborée en exil et pour l’exil, en particulier pour la construction de cette identité tibétaine dont nous avons parlé plus haut. Nous pouvons remarquer aussi que, pour ce qui concerne la reproduction d’une idée démocratique au Tibet, ce n’est pas ou dans tous les cas ce n’est plus un discours prioritaire aujourd’hui. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que si l’objectif du retour d’une administration tibétaine au Tibet reste prioritaire, on dirait que moins d’attention est portée au système politique qui structurera les différentes instances du pouvoir. Pourtant, ce même Lobsang Sangay, dans un article paru dans « Journal of Democracy » (volume 14, 2003, repris dans son intégralité par le site d’information tibétaine www.Phayoul.com), tenait les propos suivants : « However, one can also think of three formidable reasons that democracy might catch on Tibet. First, Tibetans are likely to want neither one-party Communist rule nor a return to the feudal ways, leaving democracy as the most likely alternative. Second, if the Dalai Lama uses his personal charisma, spiritual authority, and political legitimacy to advocate democracy when back in Tibet, as he has done publicly and repeatedly while in exile, then certainly a majority will follow his lead. Third, modern educated Tibetans of the diaspora will bring their exiles experience of democracy with them when they return home, which should be a potent factor in favour of democracy». Les membres du Tibetan Youth Congress37, mouvement dont la création à l’origine a pourtant été suggérée par le Dalai Lama lui-même, revendiquent, depuis l’exil, l’indépendance pour le Tibet. Ce mouvement a eu recours par le

37 Le Youth Tibet Congres a été fondé à Dharamsala en 1970, sous l’impulsion du Dalai Lama. Il s’agit d’une ONG qui a comme objectif : To dedicate oneself to the task of serving one’s country and people under the guidance of His Holiness the Dalai Lama, the Spiritual and Temporal Ruler of Tibet. To promote and protect national unity and integrity by giving up all distinctions based on religion, regionalism or status. To work for the preservation and promotion of religion and Tibet’s unique culture and traditions. To struggle for the total independence of Tibet even at the cost of one’s life. (www.tibetyouthcongress.org) Ce qu’il est intéressant à noter, c’est que, malgré le choix de la « voie du milieu » par le Dalai Lama, l’YTC continue à défendre l’idée de l’indépendance totale pour le Tibet. Plusieurs représentants du gouvernement en exil ont fait leurs premiers pas au sein de cette organisation. C’est par exemple le cas de Lobsang Sangay, actuel premier ministre du gouvernement en exil. L’YTC possède des bureaux de sa représentation dans plusieurs pays du monde. En Europe, ils se trouvent en France, en Belgique, en Norvège et en Suisse. 91

passé, à plusieurs actions coup de poing, comme par exemple des grèves de la faim, manifestations pas toujours appréciées par Dharamsala. Aujourd’hui la revendication d’indépendance devient aussi plus insistante face aux messages et aux mouvements de résistance qui, depuis les protestations violemment réprimées de 2008, s’installent et rayonnent vers la communauté en exil, directement depuis le Tibet. Les Tibétains de l’exil sont en particulier marqués par la vague d’auto immolations38 qui persiste encore aujourd’hui au Tibet. En effet, depuis 2009 et jusqu’à avril 2015, cent trente-sept Tibétains se sont auto- immolés, à l’intérieur du Tibet et cinq en exil, la majorité était des religieux. Pour Katia Buffetrille, ce geste est avant tout un moyen qui respecte le précepte de la non-violence, il permet de protester de manière incarnée, symbolique, forte et de dénoncer la situation du Tibet : « Les Tibétains ont toujours tenté de faire des actions non violentes. En 2008, il y a eu beaucoup de manifestations, mais les autorités chinoises n’ont mis en avant que celle du 14 mars 2008, la seule à avoir été violente, et sur lesquelles d’ailleurs on ne sait pas tout. Il semblerait que l’armée ait laissé la manifestation se développer jusqu’à ce que la tension soit extrême et, par ailleurs, il est possible qu’il y ait eu des provocateurs. A la suite de ces manifestations, il y a une répression terrible, surtout au monastère de Kirti, où on parle de 18 moines morts. Après ces manifestations, les Tibétains ont cherché d’autres moyens pacifiques. Ils ont créé le mouvement dit du « mercredi blanc » : tous les mercredis, les Tibétains s’habillent en tibétain, mangent tibétain, parlent tibétain sans aucun mot de chinois, ou d’hindi s’ils habitent en Inde. Ils ont fait des manifestations pacifiques en faveur de

38 La vague d’auto immolation qui a frappé le Tibet depuis 2009 : Eliot Sperling, spécialiste des études sur le Tibet, affirme, qu’au début la communauté tibétaine en exil a voulu montrer ces gestes comme des actes de désespoir. Par la suite, dans les faits, ils se sont révélés comme étant plutôt des actes de résistance et de défi. Dans son analyse, Sperling constate qu’une lecture semblable de ces faits émane aussi bien des porte- parole de l’administration tibétaine en exil que des commentateurs du « Journal du Peuple » en Chine, qui décrivent et condamnent ces actes car considérés comme n’étant pas en lien avec les préceptes de la religion bouddhiste. Selon ce point de vue, étant une forme de suicide, ils représenteraient le signe d’un certain mépris de la vie humaine, (E. Sperling, 2012). Selon un autre tibétologue, T. Shakya, l’auto immolation des Tibétains n’est pas un acte de terreur, comme la Chine les présente parfois, car la souffrance est infligée à soi-même et ne provoque pas de blessures aux autres. Pour Shakya, il s’agit plutôt d’une affirmation identitaire forte, ce qui dérange particulièrement les autorités Chinoises (T. Shakya, 2012). Les Tibétains que nous avons rencontrés perçoivent ce geste non comme un suicide, mais plutôt comme une forme d’offrande pour la cause tibétaine. Pour eux, il s’agit avant tout d’un acte profondément politique. Symboliquement, à travers ce geste, en un instant, le corps devient le reflet de l’état d’une société, il incarne toute sa souffrance et, par la spécificité de ce geste, en un moment, il la dissout aussi. (S.R. Craig, 2012)

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la préservation de leur langue, ont écrit des poèmes et autres textes codés. Mais les autorités chinoises ne répondent que par la répression. Alors, peut-être que l’immolation leur apparaît comme le seul moyen qu’il leur reste pour dire ce qu’ils ont à dire sans blesser autrui, Tibétains ou Chinois. » (K. Buffetrille, sciences humaines, 2012) Tsering Woeser, à la fin de 2013, dans le livre « Immolations au Tibet. La honte du monde », analyse de manière détaillée les testaments des personnes qui passent à l’acte en se donnant le feu et, en particulier, les motivations que ces personnes évoquent pour justifier leur geste. Elle montre qu’il s’agit bien d’actes de protestation et de revendication ; elle nous dit qu’en définitive l’objectif de l’ensemble de ces actes est bien le fait d’agir : de faire quelque chose, beaucoup plus que le fait de sensibiliser la communauté internationale, qui par ailleurs, cela dit en passant, n’y prête pas une attention particulière: « Pour dix-sept personnes, qui l’ont exprimé dans quinze testaments, l’immolation signifie un passage à l’action. C’est le thème le plus récurrent (38.6%) et, comme dans le cas des immolations survenues au moment du XVIII Congrès du parti communiste chinois, il révèle bien qu’en s’immolant les victimes espèrent par leur sacrifice aider à la résolution des problèmes du Tibet. Après avoir attendu passivement la solution du gouvernement en exil ou de la communauté internationale, les Tibétains ont finalement pris conscience sur eux-mêmes. » (T. Woeser, 2013 : 28) Elle cite aussi l’écrit de Tenzin Phuntso, une des personnes qui s’est auto immolée et qui affirme « Impossible de continuer à vivre juste en attendant. » Phuntso dénonce de cette manière une attente stérile et impuissante qui n’est plus acceptable aujourd’hui et qui pousse à mourir pour la liberté au Tibet.

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« Deux Tibétains avaient traversé la terrasse et s’étaient accoudés paresseusement au parapet. Ils avaient l’air plutôt sympathique, leurs robes multicolores pendant sur leurs épaules nues. »

James Hilton – « Horizon perdu » (1933/2013 :105)

4. Les réfugiés tibétains au Népal

Après le travail d’analyse de certaines spécificités de la diaspora tibétaine que nous avons réalisé dans les chapitres précédents, dans ce chapitre, nous allons essayer d’approfondir la situation de cette diaspora en réalisant un état des lieux de la condition des réfugiés tibétains au Népal. Pour faire ce travail nous nous sommes basées à la fois sur la littérature (assez limitée d’ailleurs), ainsi que sur nos observations sur place. Une des difficultés à laquelle nous avons dû faire face est celle de la fiabilité des sources, étant donné le caractère délicat de la question traitée, en lien notamment avec l’évolution actuelle des conditions de vie des réfugiés tibétains au Népal. Nous avons dû notamment nous référer à plusieurs textes émanant d’ONG actives dans ce pays. Face à cette difficulté, nous avons confronté nos différentes sources entre elles, pour tenter, dans les limites du possible, de dégager un regard objectif et rendre compte de cette situation de manière impartiale et équitable.

4a- Etat des lieux Le Népal représente un territoire de 147.000 Km2 avec une population qui aujourd’hui approche les 30 millions d’habitants, il se situe entre l’Inde au Sud et la Chine/Tibet au Nord. Il fait partie des pays les plus pauvres au monde.39 Au

39 L’Indice de développement humain (IDH) est un indice statistique multifactoriel, qui mesure à la fois la longévité, le niveau d’instruction ainsi que la maîtrise des ressources nécessaires pour un niveau de vie décent. D’autres indices y sont associés comme la pauvreté, les inégalités et les inégalités entre les genres. C’est une mesure qui permet de tenir compte de différents variables conjointement dans l’évaluation du niveau de vie d’une population. « La pauvreté peut être mesurée de façon plus complète à l’aide de l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM), lequel se veut le reflet des privations multiples sur le plan de l’éducation, de la santé et du niveau de vie. L’IPM est le résultat du taux de pauvreté multidimensionnelle (la proportion de personnes vivant dans une pauvreté multidimensionnelle) et du nombre moyen de privations dont souffre chaque foyer pauvre multidimensionnel (le degré de leur pauvreté). En se centrant sur le degré de pauvreté, l’IMP peut fournir une image plus complète de la pauvreté au sein d’un pays ou d’une communauté que de simples mesures chiffrées. (…)En Asie

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cours de son histoire, tiraillé entre deux superpuissances voisines, il a toujours réussi à survivre en tant que nation indépendante, malgré les pressions aussi bien politiques qu’économiques venant alternativement de l’un ou de l’autre des deux géants voisins. Historiquement, la proximité entre le Tibet et le Népal a déterminé une grande familiarité et un partage entre les traditions et les coutumes, marqués généralement40, par une coexistence pacifique et une dynamique d’échanges importante, entre ces deux régions himalayennes. Plusieurs ethnies népalaises sont d’ailleurs d’origine tibétaine et sont de religion bouddhiste, comme par exemple les Sherpas, les Gurung ou les Tamang. En 2006, après plus de 10 ans, le Népal met fin à une guerre civile qui a opposé l’armée gouvernementale à la guérilla maoïste. Cette guerre a fait entre 12 et 13.000 morts. Des bouleversements sociaux et politiques déterminants pour le pays interviennent en 2006 : le roi est renversé, les maoïstes mettent un terme aux combats et le Comprehensive Peace Agreement (CPA) est signé entre les différentes parties en cause. Malgré cette évolution, depuis ces évènements, la situation au Népal reste précaire. Il faut dire aussi que depuis les années 2000 le Népal est soumis à une émigration massive de sa population non seulement vers l’Inde, pays vers lequel les Népalais migraient traditionnellement dans le passé, mais vers d’autres pays et notamment la Malaisie et les pays du Golfe Persique. Stephen Castles et Mark J. Miller, qui ont étudié les mouvements migratoires en Asie, affirmaient en 2009 que sur plus de 20 millions de migrants asiatiques dans le monde environs 8.7 millions migrent principalement vers les pays du Golfe (S.Castles, M.J.Miller, 2009). Aujourd’hui, les données montrent qu’environs 3 millions de Népalais, principalement des hommes provenant des campagnes, travaillent à l’étranger, ce qui représenterait un tiers des hommes népalais en âge de travailler. (J. Adhikari, M. Hobley, 2011). En ce qui concerne l’effet de cette émigration sur le développement économique du pays, les chercheurs observent une diminution globale de la pauvreté au Népal. Toutefois cette diminution n’aurait pas grand impact sur le développement car l’investissement est principalement orienté vers la consommation journalière et peu vers l’éducation ou la formation. Ils observent aussi un certain déclin du secteur agricole ce qui amène le pays à importer de la nourriture car la production locale ne suffit plus. (J. Adhikari, M. Hobley, 2011). A noter que ces du Sud, l’IPM le plus élevé est au Bangladesh (0,292 selon des données pour 2007), suivi du Pakistan (0,264 selon des données pour 2007) et le Népal (0,217 selon des données pour 2011). La proportion de la population vivant dans une pauvreté multidimensionnelle s’élève à 58 % au Bangladesh, 49 % au Pakistan et 44 % au Népal. Le degré de privation est de 50 % au Bangladesh, 53 % au Pakistan et 49 % au Népal. » (PNUD, 2013 : 31) Selon le rapport des Nations-Unies cité précédemment, le Népal en 2013 était toujours considéré comme un des pays les plus pauvres du monde avec un Indice de développement humain faible et avec un IPM parmi les plus élevés. 40 Mise à part les quelques épisodes notamment à la fin du 18ème siècle où le Népal a montré quelque velléités expansionnistes. 95

données ne tiennent pas compte de toutes les personnes qui partent clandestinement du pays. Elles confirment toutefois ce qu’affirme Castles, à savoir que les migrations amènent inévitablement des changements sociaux à différents niveaux : « The departure of young active people, gender imbalances, financial and social remittances all transforms conditions in the local community. Similarly, the impact of immigration in host areas is felt in the way it affects economic restructuring and social relations in local communities. » (S. Castles, 2007:12) Politiquement, l’élection du parlement et de l’Assemblée Constituante est organisée en 2008 : les maoïstes entrent au gouvernement et le Népal se déclare une république fédérale et démocratique. Cette évolution influence et bouscule les relations avec les deux géants voisins du Népal, l’Inde, allié traditionnel, et le nouveau colosse en pleine expansion économique, la Chine. Le Népal devient un espace où se joue le pouvoir d’influence de ces deux grandes puissances émergentes. Et l’évolution montre que l’Inde qui avait traditionnellement une influence dominante au Népal depuis ne fait que laisser de la place à l’influence chinoise: « Il est vrai que New-Delhi a vu depuis quelques mois, sa sphère d’influence sur la jeune république népalaise se réduire en peau de chagrin au profit de la Chine. Le nouveau gouvernement UML n’est pas non plus pro indien. L’ajustement des rapports de force a réussi jusqu’à maintenant, à préserver le processus de paix. Le pays dans son chaos politique maintient la volonté d’aller vers une société fédérale, républicaine et démocratique. Il est difficile de briser les liens qui unissent les deux pays. (…) L’absolue nécessité de privilégier des relations diplomatiques avec le Népal, se heurte à la politique de main tendue envers la Chine, de Mr Pushpa Kumal Dahal. A l’encontre d’un protocole inavoué, la première visite du Premier ministre maoïste fut à Pékin et non à New Delhi. L’intérêt stratégique de ce petit pays attire des espérances chinoises sur la gestion de la question tibétaine. » (V. Greby, 2010 : 106-108) A travers ce qu’affirme Greby, nous observons que si les intérêts géopolitiques leur permettent de repousser leurs frontières d’influence au Sud de l’Himalaya, les Chinois, à travers leurs aides au Népal, peuvent aussi déterminer la politique de ce pays envers les Tibétains qui y sont établis. Malgré la faillite du processus pour se doter d’une constitution41, le Népal poursuit aujourd’hui son évolution aussi bien politique que sociale : « Nepal is in a phase of its history in which all political and civil society actors need to achieve a consensus on how to transform Nepal into a prosperous Federal

41 A noter que le Népal a réussi à se doter d’une constitution en 2015, après le tremblement de terre qui a frappé le pays au début de l’été.

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State – a cause which its development partners are ready to support. Many fundamental political, socio-economic and administrative reforms outlined in the 2006 CPA and the 2008 Interim Constitution still need to be implemented in order to achieve better rule of law, equity and inclusion. The country’s transition to an inclusive democratic federal state and the formation of a proficient administration will need political will and discipline for many more years. » (FDFA, 2013: 1) Concernant ce processus, le modèle fédéral suisse est d’ailleurs un des exemples auxquels se réfère le gouvernement népalais. En effet, à plusieurs reprises, des représentants de ce gouvernement ont fait le déplacement en Suisse, pour s’informer sur le fonctionnement du système fédéral helvétique42. La Chine saisit l’opportunité représentée par cette situation d’instabilité du pouvoir et d’extrême pauvreté du pays pour intervenir, au cours de ces dernières années, avec des aides économiques importantes, une manne pour ce pays affaibli et en crise depuis des années «China is an increasingly important economic and diplomatic partner of Nepal. As a small and impoverished country landlocked between India and China, Nepal sees in its expanding relationship with China an opportunity for much-needed economic development, foreign direct investment, and aid, as well as a way to balance its traditional dependence on India. » (HRW, 2014: 25) Cette arrivée massive de capitaux chinois, qui a notamment permis la construction de routes et d’aéroports, n’est pas sans conséquences car, comme nous l’avons déjà précédemment montré, les pays qui signent des accords commerciaux avec la Chine sont astreints d’adhérer à la « One China Policy », et c’est aussi le cas pour le Népal. En particulier depuis 2008, la Chine a notamment aidé à développer et a largement financé une série d’infrastructures et en particulier des routes, à la frontière entre le TAR (Tibetan Autonomous Region), et le Népal, pour faciliter les échanges entre les deux pays, et d’autres projets sont à l’étude. Toujours selon le rapport de Human Rights Watch de 2014, ce développement aurait des répercussions sur les réfugiés tibétains : « Between 1990 and 2007, over 40,000 Tibetans successfully transited through Nepal to India under the terms of the informal Gentleman’s Agreement between

42 Déclaration de l’administration fédérale suisse de 2007 intitulé « Voyage d’étude d’une délégation du Népal » : « Berne, 06.07.2007 - Sur invitation du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), une délégation népalaise a effectué un voyage d’études en Suisse. À Berne, à Fribourg et à Genève, des représentants des trois principaux partis politiques du Népal se sont penchés sur des questions liées au fédéralisme et sur le thème des droits humains. Dans le cadre de son engagement en faveur d’une paix durable et du développement, la Suisse soutient le Népal dans ses efforts visant à l’organisation, le 22 novembre 2007, d’élections libres et équitables en vue de former une assemblée constituante. Les parties népalaises en présence s’accordent à reconnaître que la nouvelle constitution népalaise doit comprendre des éléments fédéralistes. C’est pourquoi, l’offre de la Suisse de leur faire découvrir le système fédéral suisse, les mécanismes de partage du pouvoir et l’architecture institutionnelle du pays, a rencontré un vif intérêt. » (www.news.admin.ch/messages, 2007) 97

Nepal and UNHCR, an average of 2,200 per year. From 2008 to 2012, the average number fell to about 650 per year. In 2013, following significant strengthening of security on the Chinese side of the border and introduction of strenuous restrictions on movement within Tibet, the number fell to 171 only. » (HRW, 2014 : 5) Comme nous l’avons déjà affirmé précédemment, les conséquences de ces accords impliquent un plus grand contrôle de la part des autorités népalaises sur les mouvements migratoires des Tibétains qui traversent le pays pour rejoindre Dharamsala, ainsi qu’une limitation importante des activités des Tibétains déjà présents au Népal.43 Leur agir ne doit en effet jamais être identifié comme « activité anti-chinoise » : « In January 2012, Nepali Prime Minister Baburam Bhattarai announced during a state visit by Chinese Premier Wen Jiabao that: “Nepal attaches great importance to China's core interests, firmly adheres to the one-China policy and deems Taiwan and Tibet as an integral part of China. The Nepali government will never allow any anti-China activities on its territory.” » (HRW, 2014 : 27) La stabilité au Tibet étant un objectif prioritaire pour la Chine, cette soumission du Népal lui permet à la fois d’élargir le contrôle sur une partie de la diaspora tibétaine, mais aussi de s’implanter du côté sud de l’Himalaya. D’un point de vue géopolitique, cela n’est pas de moindre importance pour la Chine, car elle lui permet en même temps de repousser ses frontières au sud, vers l’Inde. A ce stade de la réflexion on est en droit de se demander si la Chine, qui a annexé militairement le Tibet dans les années 50, n’est au fond pas aussi en train d’annexer, grâce à son pouvoir économique cette fois, le Népal?

4b- Evolution du statut des réfugiés tibétains au Népal Le Népal, lieu de naissance du Bouddha, est un pays de référence et de pèlerinage pour tous les réfugiés tibétains. C’est, entre autre, en considérant ces racines religieuses communes qu’en 1959, et malgré les menaces du puissant voisin chinois, que le roi du Népal Mahendra accepte, en collaboration avec la Croix Rouge et l’UNHCR, d’accueillir un grand nombre de réfugiés tibétains à l’intérieur de ses frontières. La situation statutaire des réfugiés tibétains au Népal n’a toutefois jamais été aisée, car les limitations liées aux contraintes légales auxquelles les réfugiés étaient soumis ont toujours été importantes. Le rapport du Tibet Justice Center (2002 : 4 et 5) montre, en sus des limites liées à leur statut de résidents dont

43 A noter que le Népal n’a jamais signé la convention internationale sur les réfugiés de 1951, ni le protocole additionnel de 1967.

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nous parlerons par la suite dans le détail, les autres limitations aux quelles les réfugiés tibétains sont soumis au Népal, et auxquelles ils ont toujours dû faire face : a. Des limites à la liberté de mouvement : selon ce rapport, des zones de territoire népalais, en particulier celles situées à la frontière avec la Chine, leur seraient interdites. b. Des limites à la propriété et à l’emploi : la majorité des terrains où sont installés les Tibétains appartiennent à la Croix Rouge Népalaise. Par ailleurs, les Tibétains ne peuvent pas vraiment être propriétaires d’une maison, ou d’une voiture. Pour ce qui concerne l’emploi, le rapport du Tibet Justice Center affirme que les réfugiés tibétains subissent des discriminations aussi bien légales que sociales qui limitent fortement leur accès à l’emploi. c. Des limites à leur liberté d’expression aussi bien culturelle que politique. Malgré cela, la rigueur avec laquelle ce cadre légal était appliqué a subi des fluctuations importantes au cours de l’histoire, permettant malgré tout à la communauté de se développer et de vivre dans le pays pacifiquement pendant des décennies. L’analyse de l’évolution du statut des réfugiés tibétains au Népal laisse apparaître un durcissement de l’application de ce cadre légal. A partir de 1974 et jusqu’à la fin des années 1980, les réfugiés qui arrivaient au Népal avaient droit à une carte de réfugiés, la Tibetan Refugies Card : « Les réfugiés tibétains pouvaient demander une RC dès l’âge de 16 ans, si eux- mêmes ou leurs parents étaient arrivés avant 1990. La RC devait être renouvelée chaque année auprès des autorités locales.» (A. Schuster, OSAR, 2013 : 2) Depuis la fin des années 1980 le Népal n’accepte plus de nouveaux réfugiés tibétains.44 Toujours selon l’analyse de l’OSAR, le gouvernement du Népal à

44 Entre 1951 et 1990 le Népal traverse des moments politiquement complexes, marqués en particulier par les tentatives d’une monarchie basée sur une organisation ancienne et élitaire et sur une administration organisée sur des bases clientéliste, de passer à des valeurs démocratiques modernes, en lien avec le développement du pays, qui prédisposent notamment à un plus grand partage du pouvoir. L’Inde jusqu’à ce moment avait toujours été l’allié commercial et stratégique le plus important du Népal. Des accords datant de 1950 assuraient notamment l’accès à la mer, dont le Népal, à l’intérieur de ses frontières, est dépourvu. Selon les sources à notre disposition les rapports avec l’Inde commencent à se compliquer à partir de 1988 : « L’Inde ajoute sans doute volontairement au désordre général en imposant, en mars 1989, un embargo sur le commerce extérieur avec le Népal, plongeant le pays dans une situation économique grave. Le prétexte affiché est le différend qui l’oppose au gouvernement népalais à propos du traité de commerce et du traité de transit arrivé à échéance en 1988. Des prétextes plus officieux font état d’achat d’armes par le Népal auprès de la Chine – en violation selon les Indiens, du traité de paix et d’amitié de 1950 – et de l’intention du Népal de mieux contrôler l’immigration indienne sur son territoire. » (M. Kergoat, 2007 : 130)

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totalement arrêté d’émettre des RC et de renouveler les anciennes en 1994.45 Cette situation pose problème en particulier aux enfants nés en exil qui n’ont aucun statut légal au Népal : « Beaucoup de réfugiés tibétains vivant au Népal n’ont par conséquent ni documents, ni statut de séjour légal, surtout parmi ceux qui sont arrivés après 1990. » (A. Schuster, OSAR, 2013 : 2) Toutefois, pour faire face à cette évolution, en 1989 un accord est souscrit par l’intermédiaire de l’UNHCR avec l’Administration Centrale Tibétaine, (car le Népal ne reconnait pas officiellement, comme l’Inde par ailleurs, une Administration tibétaine en exil). Cet accord réglemente l’afflux des nouveaux réfugiés qui traversent le Népal pour rejoindre le Dalai Lama en Inde. Ce « Gentlemen’s agreement » devrait permettre à ces nouveaux réfugiés de recevoir une première aide après la traversée des cols himalayens pour ensuite poursuivre leur périple jusqu’à Dharamsala. Normalement ces nouveaux réfugiés sont appréhendés par la police de frontière népalaise. Celle-ci devrait les accompagner jusqu’à la capitale Kathmandu, où ils sont enregistrés par le département de l’immigration népalais, transférés ensuite sous la responsabilité du UNHCR qui les achemine, en collaboration avec le Tibetan Welfare Office népalais46, vers le Kathmandu Tibetan Refugee Reception Center. Ici ils reçoivent

Du moment que c’est à partir de 1989 que la situation des réfugiés tibétains commence à changer au Népal, il ne serait pas totalement arbitraire de faire hypothétiquement un rapprochement entre ce premier échange entre le Népal et la Chine post-maoïste, et l’évolution de la situation des réfugiés tibétains qui commence lentement à se dégrader justement à partir de 1989. 45 Autres manières d’obtenir la nationalité népalaise pour les réfugiés tibétains selon le document élaboré par l’OSAR : « Il y a en outre deux autres moyens légaux d’obtenir la nationalité : l’angrikta est une forme de citoyenneté népalaise qui a été octroyée en 1974 à près de 1’500 combattant-e-s tibétain-e-s de la guérilla et transmise par la suite à leurs enfants dès la naissance. Quant à la nagrikta, c’est un programme de naturalisation introduit par le gouvernement népalais à la fin des années 1970 pour des centaines de milliers d’habitants de l’Himalaya. Les réfugiés tibétains vivant en dehors des camps de réfugiés pouvaient à l’époque demander la citoyenneté aux autorités locales sans forcément devoir présenter une pièce d’identité. Mais à l’époque, la plupart n’ont pas saisi cette occasion, car la citoyenneté ne leur semblait pas nécessaire. Or, par la suite, l’obtention de la citoyenneté n’a plus été possible que par la voie de la corruption. Depuis que les autorités n’émettent plus de Refugee Cards, la citoyenneté népalaise constitue pour les réfugiés tibétains le seul moyen d’obtenir une sécurité juridique pour un séjour prolongé au Népal » (A. Schuster, OSAR, 2013 : 2) 46 A noter qu’en 2005 le Tibetan Welfare Office a été fermé par les autorités népalaises, depuis l’application du gentleman agreement il est officiellement géré uniquement par le UNHCR. Cette fermeture, selon le rapport de « International campaign for Tibet », aurait encore empiré les conditions de vie des réfugiés, en particulier ceux nouvellement arrivés au Népal :

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refuge, protection et les soins médicaux dont ils peuvent avoir besoin. En principe ils doivent quitter le Népal au plus tard deux semaines après leur arrivée. Ils reçoivent donc un permis de sortie du Népal, qui est généralement accepté par les gardes - frontières indiens : « …with a small ‘fee’ ». (Tibet Justice Center, 2002: 133) Depuis 2001 des abus ont été enregistrés : des réfugiés auraient été ramenés de force à la frontière, parfois rendus directement aux garde-frontières chinois, de l’argent leur aurait était extorqué, des viols auraient été commis. (Tibet Justice Center, 2002) Ces actes seraient perpétrés en particulier par la police népalaise, qui est censée faire les premières démarches pour l’accueil des nouveaux réfugiés. Ces abus, ainsi que les limitations intervenues ces dernières années dans la vie publique aussi bien politique que religieuse de la diaspora tibétaine au Népal, légitime l’hypothèse qu’à moyen terme cette situation ne peut qu’évoluer vers un blocage : une limitation ultérieure de la mobilité de ces personnes et de la dynamique des échanges qui caractérise cette communauté. Ce processus, selon certains auteurs, et notamment le rapport du Tibet Justice Center, (2002), ou l’article de Maura Moynihan (2004), journaliste américaine qui a beaucoup écrit sur la diaspora tibétaine, serait d’ailleurs déjà en route. Il y a un sentiment d’insécurité qui traverse l’esprit des Tibétains au Népal et que nous avons pu constater directement sur place. Ce sentiment fait que la diaspora tibétaine au Népal est aujourd’hui ébranlée, dé-sécurisée, remise profondément en question : les Tibétains se sentent menacés dans leur survie aussi bien personnelle que communautaire.

4c- La communauté tibétaine au Népal Fonctionnant sur des bases coopératives et solidaires, depuis son arrivée au Népal, la communauté tibétaine a prospéré. En collaboration avec des ONG suisses en particulier, elle a notamment mis sur pied une importante industrie pour la production de tapis. Cette industrie a donné du travail non seulement aux réfugiés tibétains, mais aussi à des centaines de travailleurs népalais. Cette industrie est toujours active aujourd’hui comme le montrent les images suivantes :

« The closure of The Tibetan Welfare Office and the Office of the representative of his Holiness the Dalai Lama exacerbate the “protracted refuge situation” for long staying for Tibetan refugees and means that government and NGOs have no established point of contact experience and expertise in dealing with Tibetan issues in Nepal. Tibetan had once again been dramatically reminded of their precarious and insecure existence in Nepal. » (International campaign for Tibet, 2007-2008 : 16) 101

Photo 3 et 4 : Jawalakhel Pashmina Center, Tibetan refugee camp, Kathmandu

©/2011/R. Poncioni A la fin des années 1980, cette activité employait près de 200.000 personnes (Helvetas 2015), permettait une affluence de devises étrangères au Népal plus importante de celle provenant du tourisme, qui normalement est une des sources principales de revenu pour le pays. Depuis la deuxième moitié des années 1990, son influence a toutefois diminué pour des raisons différentes en lien notamment à des polémiques concernant le travail des enfants mineurs et à la pollution des rivières engendrée par ce type particulier d’industrie. Les Tibétains ont par ailleurs développé des temples et des monastères, des universités qui offrent la possibilité de réaliser des études bouddhistes et philosophiques de haut niveau. Ces structures sont aujourd’hui investies par des étudiants provenant de toutes les parties du monde et font aussi du Népal, plus que jamais, un point de référence incontournable pour les bouddhistes du monde entier. Ceci est confirmé aussi par les propos Maura Moynihan : « For decades, Tibetans operated hotels, boutiques and restaurants, and were Nepal’s first industrialists, building carpet factories that employed tens of thousands of Nepali workers and brought wealth to Kathmandu Valley. Exiled Tibetan lamas build monasteries across Nepal, witch draw pilgrims and students from across the globe and young Buddhist monks from Nepal northern regions. The “Tibet Brand” brings tens of thousands of pilgrims and tourist to Nepal every year. Nepalis can sell Tibetan flags, tee shirts and posters… » (M. Moynihan, 2012: 5) Le fonctionnement économique et social de la communauté tibétaine au Népal est basé dans son fondement sur la famille, ou plus largement sur le « clan » familial qui peut être très large47.

47 Parler de famille ou de « clan » familial pour les Tibétains, sur la base de nos représentations, n’est pas chose aisée car rapidement nous nous rendons compte que notre idée de famille ou de « clan » familial a peu à faire avec la réalité des Tibétains en exil. Pour mieux

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Le système des relations et des échanges multiples des Tibétains au Népal se décline sous différentes formes : une importante mobilité des individus malgré des contraintes légales importantes et des échanges de biens à la fois culturels et économiques. Organisé sur la base de réseaux, ou plus précisément sous la forme d’un système de relations horizontales, qui caractérise aussi d’autres communautés diasporiques, ce système d’échanges s’est développé aussi bien entre les réfugiés à l’intérieur du Népal, qu’avec l’extérieur, en direction du Tibet – les échanges avec le Tibet ont été sujets aux aléas de l’alternance d’ouverture et de fermeture des frontières par les autorités chinoise - mais ces échanges ont lieu surtout avec l’Inde, où les autres pays où la diaspora tibétaine est installée. Normalement le processus d’échanges transnationaux, comme l’affirme Portes (1999 : 22), revêt un caractère cumulatif, ce qui signifie qu’il se traduit par l’expansion du volume des activités pas uniquement en termes quantitatifs, mais aussi qualitatifs. Faire partie d’une diaspora implique de vivre aussi bien à l’échelle de la communauté locale, que de la communauté nationale et transnationale. Rappelons-nous ce que dit Bruneau : « Dans l’espace diasporique il y a par définition un espace transnational. » (M. Bruneau, 2004 : 152). Nos observations sur place au Népal nous invitent aussi à partager la vision de Waldinger lorsqu’il affirme qu’il est insuffisant de dire que le transnationalisme inhérent à la condition de diaspora, représente un processus d’échanges entre un « ici » et un « là–bas », mais que : « (…) Ces réseaux génèrent non pas une, mais une multiplicité de « communautés imaginées », organisées selon différents principes souvent contradictoires, concernant le niveau de l’échelle d’agrégation (locale versus nationale), ou encore s’appuyant sur des visions opposées de la « communauté » en question.» (R. Waldinger, 2006 : 5)

comprendre de quoi on parle nous nous référons au travail de Rolf Stein qui dans son livre explique les dynamiques familiales chez les Tibétains : « On peut exprimer par une formule un trait de la morphologie sociale suffisamment général pour être significatif, formule qui s’applique aussi au groupe familial qu’à la structure du pouvoir politique. C’est la coexistence de deux principes à la fois solidaires et antagonistes: l’indivision égalitaire et la hiérarchie. Dans un schéma graphique de deux coordonnées, l’axe horizontal serait l’indivision, c’est-à-dire l’absence d’individualisation, la cohésion et la solidarité du groupe ; l’axe vertical, la hiérarchie, c’est-à-dire la subordination des uns aux autres. (…) Au principe qu’on vient d’énoncer, il faut ici ajouter la dichotomie résultant de la règle du mariage exogame. (…) à l’intérieur du clan, chaque génération est traitée comme un groupe compact, homogène et indivis. Le groupe du père et de ses frères (les oncles paternels) est appelé « père-oncles » (pha-khu), ou encore l’ainé est appelé « père ainé » et les autres « pères cadets ». Le groupe du fils et de ses frères (les neveux), appelé « frères aînés-frères cadets » (phu-nu), comporte indistinctement les frères et les cousins (…). » (R.A. Stein, 1966/2011 : 85). Ce fonctionnement est complexifié aussi par différentes possibilités d’union matrimoniale, car nous avons pu constater que là aussi, l’imbrication entre tradition et modernité, est bien réelle. 103

Les considérations de Waldinger nous rapprochent aussi de celles de Brubaker que nous avons relevées dans le premier chapitre de notre travail, en lien notamment avec l’idée d’une multiplicité des parcours possibles dans les diasporas. Ces parcours multiplient les rayonnements possibles des réseaux qui peuvent être développés par les individus en mouvement. Cette réflexion nous permet de formuler l’hypothèse suivante : suite à ses spécificités, et à l’évolution de sa situation, la dynamique des échanges de la communauté tibétaine du Népal n’est pas orientée uniquement entre le pays d’origine (Tibet) et le pays d’accueil (Népal), mais elle se construit au croisement de trois pôles de référence : « ici », « là-bas » et « ailleurs ». Sur la base de cette réflexion, le constat de cette multiplicité de références et notre connaissance de la situation de la diaspora tibétaine au Népal nous suggèrent la représentation graphique suivante:

Figure 7 :

Cette image nous montre qu’un espace d’échanges transnationaux se crée là où ces trois pôles convergent. Face aux épreuves qui ont caractérisé la vie des Tibétains en exil au Népal, quelles sont donc les stratégies développées pour que ces échanges aient été et soient toujours possibles? Quelles transformations dans ces stratégies sont-elles encore possibles face à l’évolution politique actuelle? Notre questionnement est renforcé aussi par le fait qu’à travers certains indices relevés sur place, il semblerait que des centaines de Tibétains seraient présents au Népal chaque année et pas toujours comme réfugiés, mais comme touristes, pèlerins, commerçants ou autres. Cela nous inviterait à penser que le nombre de Tibétains établis au Népal sans statut pourrait être beaucoup plus important que celui déclaré par la CTA, ou par l’UNHCR. Moynihan, toujours dans son article de 2004, ne fait qu’effleurer cette hypothèse et estime que des données officieuses, dont par ailleurs elle ne cite pas les sources montreraient

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que les Tibétains qui vivaient au Népal en 2004 auraient été en nombre beaucoup plus important que ce qu’avait été estimé. Malheureusement, nous n’avons trouvé nulle part une quelconque confirmation de cette affirmation. De plus, l’évolution de la politique actuelle déterminerait plutôt une importante diminution de la présence tibétaine au Népal. Ce phénomène étant en pleine transformation actuellement, nous n’avons pas le recul nécessaire pour nous fier à des données fiables et pour pouvoir nous prononcer en totale connaissance de cause. Des troubles entre la police népalaise et les réfugiés tibétains ont été enregistrés déjà avant, mais à partir de 2008 et 2009, en relation essentiellement avec les manifestations organisées un peu partout dans le monde par réaction à la tenue des jeux olympiques à Pékin, ainsi qu’avec le cinquantième anniversaire de l’insurrection de Lhasa et du départ du Dalai Lama du Tibet. Malgré le fait que la loi népalaise affirme le droit à manifester, les protestations tibétaines qui ont eu lieu au Népal ont été violemment réprimées par la police. Aujourd’hui, les Tibétains au Népal n’ont plus le droit, par exemple, de manifester leur soutien pour le « Tibet Libre », chaque manifestation dans ce sens étant interdite, voire violemment réprimée. Dans les quartiers où les réfugiés sont concentrés, les drapeaux tibétains ont disparu et les images du Dalai Lama se font de plus en plus discrètes. La police est invariablement présente sur ces lieux et tout rassemblement est systématiquement interdit ou rapidement dispersé. Les personnes que nous avons rencontrées nous disent que l’interdit va jusqu’à empêcher la tenue de fêtes religieuses traditionnelles qui ne concernent pas que les Tibétains, mais les bouddhistes en général, et donc aussi les bouddhistes népalais. Suite à ces événements, et aux pressions exercées par la Chine sur le gouvernement népalais, la situation des Tibétains au Népal devient ainsi de plus en plus compliquée, ou comme l’affirme Moynihan plus vulnérable : « Political instability and economic downturn fuel civil unrest and so Nepal‘s Tibetan refugee community, which prospered for four decades, finds itself vulnerable. » (M. Moynihan, 2004 : 320) A partir de l’ensemble des éléments que nous avons relevés dans ce chapitre, nous constatons que la situation des Tibétains au Népal évolue de plus en plus vers un blocage, à la fois en ce qui concerne la possibilité de mouvement des personnes qu’en ce qui concerne les dynamiques des échanges. La perspective d’un départ pour échapper à cette impasse, qui va se cristallisant, devient de plus en plus une évidence pour les jeunes générations. Le témoignage relevé par Moynihan de ce jeune Tibétain dont les parents avaient fui le Tibet en 1960 illustre bien cette évolution : «"My blood is Tibetan but my home is in Nepal. I’ve never been to Tibet, and now, I don’t think about going to Lhasa. I dream of New York City.” » (M. Moynihan, 2004 : 316) Dans sa réflexion, ce jeune homme ne se pose même pas la question de rester ou non au Népal, il s’identifie d’entrée à la représentation du « rêve américain », 105

potentiel réalisateur de ses désirs et de ses aspirations. Malgré l’émergence économique actuelle de pays comme l’Inde, les Etats-Unis restent pour la jeunesse tibétaine, un modèle incontournable de réussite et de liberté. Nous verrons par la suite de notre travail comment cette représentation persiste et se reproduit au sein de la diaspora tibétaine au Népal.

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4d- Le quotidien des réfugiés tibétains au Népal En passant un mois au Népal en février 2011, notre intention était principalement celle d’établir quelles étaient les épreuves principales auxquelles est confrontée la diaspora tibétaine aujourd’hui au Népal. Nous avons tout d’abord observé qu’en plus des constats que nous venons de faire jusqu’ici dans notre travail, d’autres problèmes se greffent sur une situation statutaire de plus en plus compliquée. Toutefois, en 2011, lorsque nous avons réalisé nos observations dans la quotidienneté, nous avons pu constater que les rapports entre Tibétains et Népalais, en tout cas dans la maison où nous avons vécu, étaient généralement très amicaux. C’est vrai que les Népalais que nous avons côtoyés vivent en strict contact avec les Tibétains dans le même quartier depuis des années. Les Népalais qui arrivent à la maison le font toujours en lien avec une activité précise : travaux domestiques, électricien, peintres, laitier, homme à tout faire. Nous n’avons que rarement vu des Tibétains exercer ce type d’activités, c’était toujours des Népalais. C’est donc toujours en lien à un besoin de la famille tibétaine qu’ils sont appelés à intervenir et ils sont payés tout de suite, à la fin de leur prestation. Les échanges sont gentils et amicaux : nous avons pu constater que ce sont des personnes qui se connaissent bien et qui se côtoient depuis des années. Nous avons observé aussi que tous les Tibétains ne parlent pas le népalais, cela dépend beaucoup des années de vie qu’ils ont passées au Népal, mais surtout du type de contacts qu’ils ont construit avec les Népalais. Nous avons remarqué par exemple que certains Tibétains, au Népal depuis une vingtaine d’années, restant uniquement dans le giron purement tibétain ne parlant pas du tout le népalais. Parfois quand ils arrivent dans la maison, les Népalais s’arrêtent un moment pour boire un thé ou un verre de bière. Notre expérience bien que limitée, nous suggère qu’il n’existe pas vraiment d’autre type de relations et d’échanges entre Népalais et Tibétains, en tout cas dans le cadre de la maison où nous avons habité. Il faut noter que les mariages inter-castes ou hors castes sont encore mal perçus au sein de la société indo-népalaise48.

48 La conception du système des castes népalais est très complexe. Il a fallu trouver un compromis entre le système de castes indiens et l’importante variété ethnique des populations que l’on retrouve au Népal, ceci s’est mis en place vers la moitié du XIX siècle : « La population est (…) regroupée en cinq castes. Dans la première sont regroupés ceux qui sont autorisés à porter le « cordon sacré » (Bahuns, Chetris, Rajput, certains Newars), qui correspondent aux castes indiennes de Brahamanes et de Kshatriyas. Aujourd’hui au Népal, la qualification de Brahamane est plutôt attribuée aux hindouistes du Teraï, qui pratiquent un hindouisme qui se veut plus orthodoxe que celui des Bahuns, terme désignant les Brahamanes des collines de l’ouest, jugés moins « purs » car mélangés à la population locale. En revanche, le terme de Kshatriyasa a pratiquement disparu au profit de celui de Chetri. Ces dénominations de Bahun- Chetri se sont développées dans les royaumes de l’ouest, où elles ont permis de résoudre le problème de mixage entre les immigrants appartenant aux hautes castes indiennes de Brahmanes et de Kshatriyas avec les ethnies locales. Cela a permis parallèlement d’intégrer les dirigeants locaux des

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Nous verrons par la suite, et notamment à travers l’analyse des entretiens que nous avons réalisés auprès des personnes récemment migrées en Suisse que la situation au Népal a évolué depuis 2011 et que des changements entrainant des difficultés entre les deux communautés sont intervenus. Cette détérioration des relations entre une partie de la population népalaise et les réfugiés tibétains représente aussi une des raisons qui poussent aujourd’hui les jeunes Tibétains à quitter le Népal. Aujourd’hui la communauté tibétaine en exil au Népal est aussi confrontée à d’autres et nouveaux défis. Ces défis sont en lien avec la modernité et la globalisation internationale, ainsi qu’avec les changements que celles-ci entraînent. Ces changements, additionnés à la précarisation de la situation statutaire, ne font qu’ébranler et remettre en question les fondements sur lesquels la communauté s’est construite jusqu’aujourd’hui. Nous avons pu constater que parmi les anciens Tibétains que nous avons rencontrés, certains d’entre eux, en nous parlant des jeunes générations nées en exil, affirmaient ne plus les comprendre car de leur point de vue ils tendaient à se détacher de la tradition et en particulier de la religion. Les contacts que nous avons pu avoir sur place nous suggèrent une vision complexe de la situation des exilés tibétains au Népal, avec des nuances importantes entre les expériences des uns et des autres qui font qu’une définition unique et synthétique n’est pas chose aisée. Elle ne fait d’ailleurs pas partie de nos objectifs. Comme nous l’avons déjà dit, notre objectif principal au Népal étant bien celui d’établir un système d’épreuves spécifiques auxquels les Tibétains sont aujourd’hui confrontés dans ce pays, des épreuves qui se révèlent comme dans la conception de Martuccelli (2006) être conçues comme des défis historiques, socialement déterminés, inégalement distribués auxquels les individus sont confrontés, et aussi: « Les épreuves sont le résultat d’une série de déterminants structurels et institutionnels, se déclinant différemment selon les trajectoires et les places sociales. » (D. Martuccelli, 2006 : 10) Avec ce regard nous avons eu l’occasion de côtoyer la vie de tous les jours d’un groupe familial assez large de réfugiés tibétains, ainsi que de discuter avec différentes personnes qui faisaient partie du même groupe ou qui lui étaient ethnies originelles dans les nouvelles hautes castes. (…) Les ethnies sont regroupées au sein d’une caste Matwali (les buveurs d’alcool), elle-même divisée en deux catégories : les plus chanceuses des ethnies qui ne peuvent pas être réduites en esclavage (ainsi les Magars, Gurung, Sunwar, Rai et limbu ont été classées parmi les ethnies martiales sur le mode des Kshatriyas, ce qui leur donnait le droit de prétendre aux régiments Gurkha), et les autres, stigmatisées comme les mangeurs de viande bovine. En revanche la notion de caste très impure dont le contact nécessite des rites de purification s’applique peu aux ethnies, mais reste présente pour quelques professions (…). » (M. Kergoat, 2007 : : 83)

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extérieures. Ce travail nous a offert l’occasion de rencontrer aussi bien des réfugiés appartenant aux premières vagues migratoires, que des jeunes nés au Népal, ainsi que des réfugiés arrivés en exil plus récemment. Ces observations et discussions informelles nous ont permis d’esquisser une série de considérations qui nous semblent importantes pour comprendre les perspectives qui s’ouvrent aux individus ainsi que les motivations de leurs choix.

4e- La mobilité : un besoin indispensable Pouvoir se déplacer de manière totalement libre d’un pays à l’autre semble être une nécessité incontournable pour les Tibétains et cet accès constant à une liberté de mouvement totale, revient souvent dans les discussions que nous avons pu avoir avec eux. On nous a relaté par exemple, une quasi perméabilité des frontières entre l’Inde et le Népal, avec un mouvement important de personnes qui, pour des raisons différentes (commerce, stage religieux, tourisme), se déplacerait des communautés tibétaines en Inde vers les communautés tibétaines du Népal ou vice-versa. Du moment que notre présence à Bouddhanath coïncidait avec la préparation de la fête de Losar (Nouvel an tibétain), nous pouvons aussi faire l’hypothèse, en tout cas pour une partie de ces observations, que ces mouvements sont surtout importants à ce moment précis de l’année, car les familles en cette période particulière tendent à se réunir pour la fête, au même titre qu’en Europe par exemple les familles se réunissent pour fêter Noël. Nous avons pu faire ce constat aussi en ce qui concerne des Tibétains vivant aux Etats-Unis ou en Australie. En effet, au fil de nos rencontres, nous avons côtoyé une dizaine de personnes qui étaient revenues uniquement pour fêter Losar avec leurs familles au Népal. Il est toutefois difficile pour nous d’établir s’il s’agit de déplacements en correspondance uniquement avec les fêtes de fin d’années ou d’une situation de mobilité constante que l’on peut observer, pour une raison ou pour une autre, durant toute l’année dans cette localité particulière.49 Les rencontres que nous avons pu avoir ont confirmé cette impression de relative facilitée qu’ont les Tibétains à se déplacer, malgré les distances, les difficultés qui peuvent intervenir notamment en lien avec le manque d’argent, ou avec les tracas que la précarité de leur statut de réfugié inévitablement leur procure. Malgré tout cela ils arrivent à être très mobiles. Plusieurs exemples nous le confirment : Tenzin est un homme d’une quarantaine d’années qui vit en Inde et qui était de passage au Népal pour faire du business : il commerce en pièces de rechange pour des garages. Il va rester au Népal pendant environ un mois, chez son oncle,

49 Lors de notre présence précédente à Bouddhanath, deux ans auparavant, nous avions déjà pu observer cette mobilité constante et en apparence facile des membres de la communauté tibétaine. Il ne faut toutefois pas oublier aussi que le Stupa de Bouddhanath est un des monuments bouddhistes les plus importants du monde et que le flux aussi bien de touristes que de pèlerins venant de partout, au-delà des fêtes religieuses, y est constant. 109

ensuite il va retourner dans l’Himachal Pradesh où vivent sa femme et son fils. Né en Inde, il n’est jamais allé au Tibet, par contre il est déjà allé en Suisse où il a un cousin éloigné, il y est resté pour environ deux mois et en a profité pour travailler un peu. Il est aussi déjà allé aux Etats-Unis où il a aussi de la famille. Lorsqu’il se déplace il va systématiquement vivre chez des membres de sa famille. Deky est une jeune femme d’une trentaine d’années qui rêve de partir aux Etats-Unis : elle loue deux chambres dans une maison tibétaine avec son mari et son fils de neuf ans. Elle a vécu et travaillé pendant une année à Taiwan pour mettre de côté l’argent pour pouvoir envoyer son fils dans une bonne école, si possible aux Etats-Unis. Sa sœur et le mari de celle-ci habitent déjà là-bas, sa mère vient juste d’avoir le visa pour les rejoindre et elle, avec son mari et son fils, attendent actuellement le visa pour pouvoir les rejoindre aussi. Il s’agit ici de deux exemples qui illustrent nos propos concernant la facilité de ces personnes à se déplacer aussi bien à l’intérieur du Népal qu’à l’extérieur, vers l’Inde ou vers d’autres pays. Ils se déplacent généralement en lien et en fonction des réseaux familiaux déjà établis. Quant à la distance à parcourir, elle donne l’impression d’être une donnée absolument négligeable à leurs yeux. D’ailleurs cette considération est valable pour toutes les personnes que nous avons côtoyées, quel que soit leur âge. Ce qui pourrait les limiter dans leurs déplacements est la question financière, mais là-aussi, à travers l’entraide familiale et le système de prêts qu’ils arrivent à mobiliser, ce problème peut être facilement résolu, et c’est évident qu’ils bougeraient encore davantage s’ils pouvaient s’assurer d’un passeport en bonne et due forme. Nous avons constaté que cette mobilité s’explicite à plusieurs niveaux chez les Tibétains, par exemple dans la circulation des informations. Nous avons pu constater, en particulier pour les réfugiés de la deuxième génération, que l'utilisation des médias électroniques est largement répandue et présente de manière soutenue. Les anciennes générations utilisent plutôt le téléphone, toutefois les contacts à travers les réseaux sociaux sont extrêmement développés. Les plus jeunes qui ont accès aux médias électroniques informent rapidement ceux qui n'y ont pas accès, et dans le langage commun, même chez les anciens de la communauté, des termes comme Skype, Face-book, We Chat ou autres sont à la mode et on s’y réfère couramment. Ce besoin de bouger au-delà des limites imposées par les frontières, au-delà des limites imposées aussi par les liens familiaux, sans état d’âme apparent, dont nous aurons encore l’occasion de parler dans la suite de ce travail, est un constat qui nous a beaucoup questionnés et qui continue à nous interroger malgré les hypothèses de compréhension que nous pouvons tenter d’esquisser. Est-ce que ce besoin s’explique par le fait d’un long exil qui implique que, pour utiliser une métaphore botanique comme dirait Lisa Malkki (1992), les racines sont à tout jamais coupées et donc, partir encore, et encore devient quelque chose de toujours plus envisageable et facile ? Ou alors par le fait qu’une bonne partie des personnes en provenance du Tibet sont issues de communautés nomades qui se déplaçaient sur les hauts plateaux en fonction de

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la disponibilité des pâturages pour les bêtes, et que donc le fait de se déplacer pour trouver de meilleures conditions de vie, même pour des longues périodes, et sur des distances importantes, ne devient pour les Tibétains qu’une répétition moderne d’un nomadisme qui se calque sur des pratiques ancestrales ? Ou alors plus généralement ce mouvement constant et continu serait-il une forme de fonctionnement social qui s’est spécifiquement développé, depuis des temps ancestraux, dans la communauté tibétaine ? Face à ce questionnement, nous avons tout d’abord cherché à contextualiser notre réflexion et à comprendre le type de mobilité qui caractérisait et caractérise encore aujourd’hui les Tibétains : « Commençons par dissiper une ambiguïté taxinomique : plutôt que « nomades », il est préférable de parler d’éleveurs ou de pasteurs itinérants (drokpa, « gens du pâturage »). Ils changent en effet de campement en moyenne trois à quatre fois par an, en fonction de la saison, de l’état des pâturages et des ressources d’eau.» (F. Robin, 2011 : 149) Dans le même sens, R. Stein nous fournit des éléments de compréhension complémentaires : « (…) L’idée que l’on se fait souvent des Tibétains comme de grands nomades d’élevage pastoral est inadéquate. (…) En vérité, la nature même de l’habitat impose à la vie tibétaine une double morphologie. Celle-ci régit tantôt un seul et même groupe selon un rythme saisonnier (été et hiver), tantôt deux groupes vivant en symbiose. » (R.A. Stein, 1966/2011 : 101) En outre, Stein ajoute des éléments importants pour une meilleure compréhension de ce besoin de liberté de mouvement constaté chez les Tibétains que nous avons rencontrés: « La population sédentaire habitant des maisons est cependant très mobile. Tous les Tibétains aiment se déplacer et vivent alors, s’ils sont aisés, dans des tentes. On va en pèlerinage aux lieux saints et on voyage pour faire du commerce, et cela sur de très grandes distances et malgré la grande incertitude des routes infestées de brigands. Même les religieux appartenant à un monastère déterminé ont toujours passé une grande partie de leur vie en déplacement pour aller quérir initiations et savoir chez différents maîtres et dans des bibliothèques dispersées. Sans parler de tous les métiers ambulants : forgerons, médecins, astrologues, musiciens, conteurs, acteurs et bardes. » (R.A. Stein, 1966/2011 : 116) Nos observations confirment les propos de ces deux auteurs, en montrant le caractère spécifique et remarquable de la mobilité qui caractérise les Tibétains en général, et que nous avons pu relever au Népal, auprès de la communauté en exil. A ce stade et en ce qui concerne en particulier les constats en lien avec la mobilité, nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’une société qui n’a pas un regard à la base sédentaire, ni sur la vie, ni sur les relations sociales. Pour revenir aussi à certaines considérations sur le positionnement du chercheur que nous avons évoquées dans le premier chapitre de notre travail, le regard que l’on porte sur les individus qui se déplacent, selon que l’on valorise le mouvement ou la sédentarité, peut déterminer notre jugement et donc la manière dont nous catégorisons les individus, dans notre cas les réfugiés tibétains. Liisa Malkki 111

(1992) en parlant en particulier des Européens nous dit que le sédentarisme qui caractérise la société européenne, qui affirme l’attachement à une place précisément définie, nous pousse à définir le déplacement non comme un fait qui relève d’un contexte socio-politique, mais comme un problème intrinsèque aux personnes mêmes qui se déplacent. Ce déplacement du focus du regard, centré sur une vision du sédentarisme comme étant la norme acceptable, ne nous permettrait pas de voir qu’il y a d’autres manières de concevoir les attachements et le vivre ensemble. Et que les raisons qui poussent les gens à partir ne sont pas à concevoir toujours dans une optique de rupture d’avec les origines, mais en considérant les aspects sociaux et politiques à la base de ces déplacements. Le mouvement est une constante représentative de la manière de vivre des Tibétains et aussi de concevoir leurs relations sociales. L’ensemble des propos que nous avons pu recueillir au Népal - nous l’avons vu précédemment aussi - attestent d’un durcissement des contrôles des autorités népalaises sur les réfugiés tibétains, et cela affecte aussi leur liberté de mouvement. Car la peur et l’inquiétude constante d’être surpris par les autorités policières, sans aucun type de permis de séjour sur soi, avec le risque d’être renvoyé en Chine, est aujourd’hui constamment présente chez eux. Cette crainte les limite dans leurs possibilités d’échange et de commerce et pour réaliser des pèlerinages religieux. Ces contraintes les limitent aussi dans ce que Monsutti, en reprenant les travaux de Droz et Sottas (1997), appellent les « stratégies de circulations familiales »: « Dans bien des cas, l’éparpillement spatial est une stratégie de survie qui permet d’exploiter différentes couches socioéconomiques. » (A. Monsutti, 2004 :28) Dans ce cas, toujours selon Monsutti, les mouvements migratoires, et chez les Tibétains ces aspects sont manifestes, n’affirment pas le passage d’un lieu à l’autre pour s’y installer, mais des déplacements multidirectionnels parfois circulaires, caractérisés par des allées et des retours constants. Il faut dire que les craintes qui se développent au Népal en lien avec les changements évoqués précédemment, transforment ces habitudes et poussent ces réfugiés à chercher ailleurs un lieu pour s’installer. Même si nous ne pouvons pas affirmer avec une totale certitude que ce type d’inquiétudes était totalement exclue avant 200550, nos observations sur place ainsi que les affirmations que nous avons recueillies nous permettent d’affirmer qu’elles étaient moins répandues qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, ce sentiment est généralisé, et le durcissement des contrôles réduit la mobilité des membres de la communauté en exil au Népal et représente à nos yeux une nouvelle épreuve, à laquelle les réfugiés tibétains doivent faire face.

50 Le rapport du Tibet Justice Center parle déjà de refoulements de réfugiés tibétains venant de passer la frontière avec le Népal déjà au début des années 2000. (2002 : 114)

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4f- A l’épreuve d’une nouvelle migration. Le départ, la fuite semblent la seule solution envisagée pour résoudre tous les problèmes qui se posent aujourd’hui aux membres de la jeune génération des Tibétains en exil face aux épreuves auxquelles elle est confrontée aujourd’hui au Népal. Les problèmes qui découlent de ces épreuves semblent insurmontables à leurs yeux. Face à l’évolution des relations géopolitiques en Asie Centrale, et en particulier à l’influence de la Chine sur les pays qui l’entourent, les réfugiés tibétains en exil au Népal sont aujourd’hui soumis à un durcissement de leurs conditions et doivent en conséquence faire face à des contraintes parfois pénibles à supporter. Cette situation amène les Tibétains - en particulier les jeunes générations - à quitter le Népal et à choisir les pays occidentaux comme destination principale. En plus de la situation d’incertitude et de danger qu’ils vivent actuellement au Népal, et contrairement aux précédents déplacements entre le Tibet et les pays de l’arc himalayen, cette nouvelle migration des Tibétains, orientée en particulier vers l’Occident, s’inscrit aussi dans le phénomène plus vaste des mouvements migratoires actuels entre le Sud et le Nord du monde, en lien avec la mondialisation et la globalisation économique. Dans cette mouvance, la Suisse, comme les Etats Unis ou le Canada, est un des pays qui fait partie de l’imaginaire collectif des jeunes Tibétains en exil que nous avons rencontrés et elle est souvent évoquée comme objectif final de ce nouveau départ. Lors de nos observations sur place, nous avons relevé trois épreuves principales auxquelles sont confrontés aujourd’hui les Tibétains au Népal : a. Accéder à une réelle citoyenneté, b. Accéder à des formations supérieures, c. Trouver des postes de travail correctement rémunérés. A celles-ci, nous avons relevé que d’autres épreuves plus spécifiques se rajoutent, comme par exemple celle déterminée par les limites de mouvement. Cet aspect, en lien avec la difficulté d’obtenir un réel statut de citoyen, entraîne une situation qui avoisine le blocage. Se conjuguent à cela parfois d’importantes difficultés de compréhension intra-communautaires : la domination chinoise au Tibet a déterminé des vagues migratoires présentant entre elles d’importantes différences culturelles. En effet, une des réalités qui nous a le plus questionnés en ce qui concerne les relations entre les Tibétains en exil, ce sont les différences entre ceux qui sont issus du premier exode et ceux qui sont arrivés plus tard en exil. Tout d’abord la langue. Si le tibétain reste une langue très largement parlée dans la communauté, aussi bien par les vieux que par les jeunes, nous avons pu nous rendre compte que, parfois, les Tibétains du premier exode ne comprennent pas forcement tout ce qui se dit lorsqu’ils discutent avec des Tibétains issus de migrations plus récentes. Nous avons constaté que cette incompréhension entraine des jugements de valeur ou des brimades des premiers vers ces derniers. Le regard est alors aussi celui d’une certaine supériorité des premiers envers les autres comme si les derniers arrivés qui 113

parlent un dialecte régional du Tibet étaient des êtres un peu inférieurs. Depuis le début de l’exode, les Tibétains en exil, du moment que dans les camps de réfugiés ils ont été d’entrée mélangés entre personnes provenantes des différentes parties du Grand Tibet, ont pu développer une sorte de lingua franca, une langue standard commune, essentiellement basée sur le tibétain parlé à Lhasa. Ce processus leur a permis d’abandonner les spécificités dialectales qui en revanche existent toujours au Tibet et qui sont présentes chez les migrants plus récents. De surcroît, ces nouveaux migrants, en particulier ceux qui étaient adultes au moment du départ du Tibet, n’ont eu accès à aucune formation, le système scolaire étant extrêmement basique pour les Tibétains au Tibet. Ils se retrouvent à parler une seule langue : le tibétain dialectal de leur région d’origine. Les plus jeunes ont la chance de fréquenter les écoles tibétaines quand ils arrivent en exil. Ceci leur permet de s’adapter rapidement à la langue parlée dans la communauté. Pour les plus âgés, ceci n’est pas possible et peut représenter un réel problème. Nous avons pu observer aussi que cette incompréhension pouvait donner lieu à des attitudes d’intolérance.

a. Accéder à une réelle citoyenneté : le statut des réfugiés tibétains au Népal depuis leur arrivée dans les années 1960 n’a fait que se précariser. Le constat s’impose d’un manque de reconnaissance de leurs droits : droit de parole, droit de mouvement, droit de propriété. Les complications liées à la vie quotidienne sont nombreuses pour passer un permis de conduire, acheter une voiture ou tout simplement une carte téléphonique, les Tibétains doivent passer par d’autres canaux que les canaux officiels, car les droits y attenant leur sont niés. Cela engendre un sens de lassitude partagée et de colère aussi, en particulier chez les jeunes générations qui, face à cette réalité, envisagent le départ du Népal comme seule alternative possible. En effet, les gens que nous avons rencontrés affirment sans détours que la seule manière qui leur reste pour accéder à une citoyenneté à part entière est bien celle de partir vers un pays occidental. A la question du pourquoi ils ne s’installeraient pas en Inde, en y demandant la nationalité, ils nous répondent que, malgré les indéniables avantages administratifs de l’Inde par rapport au Népal, l’accès à une réelle citoyenneté y resterait plutôt compliqué.51 Il ne faut

51 L’Office fédéral suisse des migrations dans un document de 2013 reporte les remarques suivantes : «According to the “Indian Citizenship Act” (1955) (…) 1. Every person born in India after 26 January 1950 but before 1 July 1987 is eligible to acquire Indian citizenship “by birth”.

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pas oublier que l’Inde comme le Népal, n’a pas ratifié la convention ONU sur les réfugiés de 1951, ni le Protocole additionnel de 1967 : « Indian policy with regard to “refugees” is implemented in the framework of the following national legislation: Foreigners Act (1946) and Foreigners Order (1948). Moreover, the Indian Citizenship Amendment Act (2003) “defines all non- citizens who entered without visas as illegal migrants, with no exception for refugees or asylum seekers”. Despite the absence of a specific legal framework, India’s approach towards Tibetan refugees has been very generous. Even before the escape of the Dalai Lama, India adopted specific legislation with regard to Tibetans, such as the 1950 order regulating the entry of Tibetan nationals into the country. » (CH, Federal office of migrations (actuel SEM), 2013: 15) Dans les représentations qu’ils peuvent avoir de leur situation en Occident, nos sujets sont convaincus qu’il leur faudra bien sûr un certain temps pour arriver à acquérir les nouvelles citoyennetés, auxquelles ils aspirent, que ce temps peut varier selon les pays, mais ils ont la certitude que, dans tous les cas, une fois ce délai écoulé, ils pourront effectivement accéder à la citoyenneté du pays qui les aura accueillis de manière globale et sans limitations. Et aujourd’hui c’est ce qu’ils recherchent avant tout : l’absence de limitations.

b. Accéder à une formation supérieure : l’administration tibétaine en exil garantit l’écolage pour les enfants des réfugiés jusqu’à l’adolescence. A partir de là, c’est aux familles qu’il appartient de trouver les financements nécessaires pour que les enfants puissent poursuivre leurs études. Les familles qui ont des moyens financent elles-mêmes les études de leurs

2. Every person who has been ordinarily resident (as a foreigner) in India for (at least) 12 years is eligible to acquire citizenship by naturalisation. In the case of naturalisation, the foreigner must have stayed in India 12 months without interruption before the application and resided there at least 11 of the 14 years preceding the period of 12 uninterrupted months of stay in India. In addition to conditions that must be fulfilled by any foreigner who desires to acquire Indian citizenship, according to an oral agreement between the GOI and the CTA, Tibetans must also present a “letter of no objection” issued by the CTA. If Tibetans fulfil the legal conditions prescribed by the Indian national legislation, they are de jure entitled to get Indian citizenship. Reliable, up-to-date information on the number of Tibetans who have already acquired Indian citizenship and the number of Tibetans who currently want to acquire it could not be found. Furthermore, all interlocutors met during the FFM in March 2012 agreed that the CTA doesn’t encourage Tibetans to acquire Indian citizenship. However, in September 2012, Sonam Dorjee, a member of the CTA, made declarations in favour of Tibetans acquiring Indian citizenship : : : “Once we get voting rights, we can strongly lobby with the Indian government to take up the Tibet issue with China. We want Indian citizenship just like the US and Switzerland provides citizenship in their country. We will be taken seriously by political parties and the ruling government only when we become vote banks.” » (CH, Federal office of migrations, 2013 : 15) 115

enfants. La pratique de faire appel aux sponsors pour les familles qui ont les contacts nécessaires est aussi une pratique très répandue chez les Tibétains de la diaspora. L’entraide familiale, à travers la contraction de prêts auprès des familles plus riches par les familles plus pauvres, est aussi une pratique que l’on retrouve constamment chez eux. Toutefois, en particulier les plus jeunes constatent que cette manière de fonctionner crée des inégalités et limite l’accès à une formation aboutie au plus grand nombre, et donc à une réelle possibilité de trouver un travail qui leur permette de vivre convenablement. Pour pouvoir dépasser ce stade et améliorer les chances d’accès à une formation de haut niveau – si ce n’est pas pour eux au moins pour leurs enfants - la solution qu’ils envisagent est aussi celle du départ.

c. Trouver du travail : de manière unanime, les Tibétains que nous avons rencontrés au Népal dénoncent la difficulté d’accéder à un travail rémunéré correct. Les témoignages que nous avons pu recueillir confirment en effet une fermeture quasi-totale des entreprises népalaises et de l’Etat népalais à embaucher des Tibétains. Pour tous les postes à disposition, à formation et expérience égales, ce sera toujours un Népalais qui sera embauché en priorité. Les personnes que nous avons rencontrées témoignent aussi du fait que dans le passé c’était un petit peu plus facile pour les Tibétains de trouver du travail au Népal. Une des raisons évoquées pour expliquer cette situation est que les Tibétains, n’ayant pas le droit de se rassembler et de manifester, n’avaient en conséquence de facto non plus la possibilité de faire la grève. Ceci intéressait certains employeurs qui pouvaient de ce fait profiter de la situation. L’instant de la sortie des études est un moment redouté par les jeunes de la communauté en exil. Face à une situation qui semble sans issue, la solution du départ est envisagée par la majorité des personnes que nous avons rencontrées sur place et, d’après celles-ci, aussi par la majorité des Tibétains appartenant aux jeunes générations. Nous avons relevé aussi que, pour ceux qui ont un travail bien rémunéré, l’alternative du départ est aussi envisagée, mais plus à moyen terme et seulement à condition que l’emploi en Occident puisse leur permettre de garder un statut social et professionnel comparable à celui qu’ils ont aujourd’hui au Népal : reconnaissance du niveau de compétences acquises et des responsabilités, salaire, etc. Nos observations au Népal nous ont permis de définir les épreuves principales auxquelles sont confrontés aujourd’hui les Tibétains qui y vivent. La situation qui s’est créé en lien avec l’évolution politique du pays et en particulier les récentes interactions de celui-ci avec la Chine, ont déterminé une diminution de l’espace de mouvement pour les réfugiés tibétains et, en partant de là, une diminution aussi de leur niveau de vie. Si les textes que nous avons pu lire à ce

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jour concernant la diaspora tibétaine parlent d’une éventuelle dispersion des Tibétains en exil ces prochaines années, nous avons pu constater sur place que ce processus est déjà bien entamé. Les Tibétains en exil au Népal se préparent depuis déjà une dizaine d’années à partir, ou mieux, pour une partie importante d’entre eux, à repartir, et ce mouvement s’accélère aujourd’hui. Si l’idée de base est bien celle d’aller vers les pays qui accueillent déjà des réfugiés tibétains, les discussions entre eux tournent souvent autour de : « comment partir », avec « quels moyens », «quel pays est le plus accueillant pour les réfugiés tibétains », ainsi que par « où passer ». Selon les moyens à disposition, les voies choisies varient, une jeune femme ayant très peu de moyens, par exemple, se disait être tout à fait prête à partir à pied du Népal et traverser l’Afghanistan et l’Iran. Son rêve était d’arriver en Belgique, d’autres ont plutôt la Suisse, les Etats-Unis, ou le Canada en ligne de mire. Ces pays restent, dans les représentations des Tibétains que nous avons rencontrés, les destinations les plus citées, les principaux pays de référence pour l’aboutissement de cette nouvelle migration, ceux qui dans leurs représentations offrent les possibilités les plus concrètes pour atteindre une réelle citoyenneté. Nos observations nous suggèrent donc que ce mouvement représenté par un nouveau départ est déjà bien entamé et qu’il va certainement s’intensifier ces prochaines années. Les jeunes Tibétains que nous avons rencontrés au Népal sont tous et toutes dans les starting-blocks, prêts à partir dès que la première occasion se présentera. Seule une jeune nonne, née au Népal et qui par ailleurs vit déjà en Inde, nous dit qu’elle se trouve très bien dans son monastère du Sikkim et qu’elle n’imagine pas partir un jour. Comme nous l’avons vu précédemment et contrairement à ce que nous pensions au départ, l’Inde n’est pas un objectif pour cette nouvelle migration, malgré le fait que la reconnaissance du statut de réfugié y soit plus facile et plus respecté qu’au Népal. Ces jeunes gens ont comme objectif l’Occident. Parmi les pays cités par les personnes que nous avons rencontrées au Népal, nous constatons que dans l’imaginaire collectif des Tibétains en exil, la Suisse représente encore aujourd’hui une référence très importante.

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« Voilà bien les Orientaux – vous ne pouvez rien leur faire faire rapidement et avec efficacité. » James Hilton – « Horizon perdu » (1933/2013 :88)

5. Les réfugiés tibétains et la Suisse

Dès 1959, la Suisse a joué un rôle déterminant dans l’histoire de la diaspora tibétaine naissante, et par conséquent dans ses rapports avec l’Occident en général. Parallèlement pour la Suisse, l’histoire de l’accueil des réfugiés tibétains, malgré qu’en définitive ils ne représentent qu’une communauté relativement petite - on parle aujourd’hui de 3.500 à 5.000 personnes - est représentative d’un chapitre exemplaire et particulier de l’histoire de sa politique d’asile. Il nous semble pouvoir désigner trois moments différents et significatifs de l’arrivée en Suisse des réfugiés tibétains et de l’accueil qui leur a été réservé. Une première étape, que nous situons entre 1964 et 1975, est caractérisée par l’arrivée des premiers réfugiés. Un deuxième moment, de 1976 à 1999, est déterminé tout d’abord par l’installation en Suisse de ces réfugiés et aussi par l’arrivée progressive de leurs proches, suite au regroupement familial. Cette période se distingue aussi par la création d’associations qui regroupent aussi bien les réfugiés de la diaspora tibétaine en Suisse qu’en Europe et les premiers bilans sur cette expérience. La troisième phase est celle que nous sommes en train de vivre actuellement caractérisée par celle que nous avons appelé la nouvelle migration des réfugiés tibétains qui arrivent aujourd’hui en Suisse et demandent directement l’asile politique.

5a- L’arrivée des premiers Tibétains en Suisse Comme le démontre Stephen Castles (2007 : 3), l’histoire des migrations se décline de manière différente selon les pays. Il montre par exemple qu’en Europe centrale, dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse, l’Etat-Nation est basé sur un modèle ethnique qui tend à exclure la possibilité pour les migrants d’intégrer de manière stable la communauté nationale. Après la deuxième guerre mondiale en particulier, les migrants sont considérés comme des Gastarbaiter, prédestinés donc au retour dès que la vie économique du pays qui les a accueillis n’en juge plus la présence nécessaire. La Suisse crée même un statut spécifique pour ces personnes : « La loi de 1931-1933 a pleinement tenu son rôle dans le contexte des Trente Glorieuses, les immigrés ont afflué sur le territoire de la Confédération helvétique : 340.000 par année entre 1951 et 1960 ; 1 million de résidents, soit le 18% de la population totale du pays en 1964, (…). Ces flux nourrissaient de nouveau la

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croissance économique fulgurante du pays, mais cette fois ils furent accueillis avec une grande défiance par les politiques, syndicats compris. Contrairement à d’autres Etats, la Suisse crée d’ailleurs en ces années un statut spécial pour les travailleurs étrangers qui met en évidence cette peur. Elle déclare avec le statut de saisonnier, que ces immigrants ne sont pas reçus en tant qu’hommes et femmes, mais seulement comme une main-d’œuvre utile, pour autant qu’elle soit saine et opérationnelle, flexible et temporaire. C’est le message qui est envoyé aux étrangers. » (S. Cattacin, M. Oris, 2013 : 6) Pourtant, malgré ce contexte, il est généralement reconnu que l’accueil des réfugiés tibétains en Suisse a été ouvert et bienveillant, alors que comme nous l’avons vu, la Suisse n’est pas connue pour avoir toujours accueilli les étrangers, et tout particulièrement les réfugiés, avec le même enthousiasme. Si nous essayons de mettre en évidence ce qui a permis cet état de fait, nous observons que cette démarche de « faire venir » et d’accueillir en Suisse les réfugiés tibétains, a été possible grâce à la rencontre d’une série de circonstances particulières que nous allons analyser tout au long de ce chapitre. Tout d’abord il faut considérer la collaboration entre la Croix Rouge Suisse - qui dès 1960 a été très active auprès des réfugiés tibétains aussi bien en Inde qu’au Népal - et les initiatives privées portées par des individus, souvent des industriels, comme Charles Aeschimann52, ou la famille Kuhn. A la fois intéressées et philanthropes, sensibles à la situation tibétaine, ces personnes concrétisent leur engagement notamment avec la création de l’association « Verein Tibeter Heimstätten » qui va, à la demande des autorités suisses, travailler en stricte collaboration avec la Croix-Rouge. (M. Brauen, D. Kantowsky, 2009 : 20). Voici comment la décision d’envoyer des réfugiés tibétains en Suisse a été relatée par le Dalai Lama lui-même tout au début de son exil en Inde: « …Il devint bientôt évident que ni nous ni le gouvernement indien n’avions de ressources suffisantes pour faire vivre tous nos orphelins, et j’en arrivai à la conclusion qu’une partie d’entre eux devraient être adoptés outre-mer, si du moins

52« Aeschimann, who had up to then no experience regarding foster children, then chose 132 families according to his own criteria, allocating one or more Tibetan child to each family. The families chosen by Aeschimann almost all belonged to the upper middleclass or upper class. The selection of the Tibetan foster children in India was organised by the Dalai Lama’s older sister, Tsering Dolma Takla, who was in charge of the Nursery for Tibetan Refugee Children in Dharamsala under the custody of the Dalai Lama. In August 1961, the first group of Tibetan foster children from Dharamsala arrived at Zurich Airport on a Swissair flight. The costs for the flights from India to Switzerland were covered by the refugee service of the World Council of Churches in Geneva and the American refugee organisation United States escape Program. Aeschimann planned to expand his foster child campaign. However, at the time, he didn’t have the necessary approval by the Swiss authorities. Thanks to his professional position, Aeschimann had excellent contacts to political decision makers in Switzerland. He therefore directly approached the newly appointed Director of the Department for International Organisations at the Federal Political Department, today’s Federal Department of Foreign Affairs (eDA), Jakob Burckhardt. » (Film flyer, Ueli Meier film, 2013, http://www.tibifilm.ch/img/uploadAdminDok/f5f9614) 119

la chose était possible. C’est ainsi que je pris contact avec un ami suisse, le Dr. Aeschimann, auquel je demandai de voir si le projet était réalisable. La Suisse me semblait être un endroit idéal : petit pays, doté d’excellentes communications, elle offrait en outre des montagnes qui rappelaient celles de chez nous. Le gouvernement helvétique se montra tout de suite coopératif et se déclara disposé à se charger de deux cents enfants dans l’immédiat. De plus, il accepta de prendre les mesures nécessaires pour que les enfants, bien qu’adoptés par des familles suisses ordinaires, aient la possibilité d’apprendre à connaître leur culture et de développer leur identité tibétaine. D’autres envois d’enfants se succédèrent au premier, puis non seulement des étudiants furent acceptés en Suisse, mais un millier de réfugiés adultes. Notre situation s’améliorant, nous n’eûmes plus besoin de faire appel à la générosité de la nation helvétique. Mais je lui garde une reconnaissance sans limites pour tout ce qu’elle a fait pour notre peuple. » (Dalai Lama, 1990 : 236) Différentes organisations suisses étaient d’ailleurs très actives en Inde auprès des camps de réfugiés. Les représentants de ces organisations avaient des contacts privilégiés avec des membres de la famille du Dalai Lama et notamment avec Mme Tserig Dolma jusqu’à sa mort et Mme Jetzum Pema par la suite. Les deux femmes, sœurs du Dalai Lama, ont été l’une après l’autre, responsables des « Tibetan Children Village ». Jetzum Pema avait d’ailleurs réalisé une partie de ses études en Suisse et maintenait avec les réseaux de connaissances qu’elle avait développés en cette circonstance, des contacts privilégiés. Dans le chapitre de son livre intitulé « La Suisse l’autre pays des neiges », Jetsun Pema décrit bien comment elle est arrivée en Suisse et le type de relations qu’elle y a entretenues : « Charles Aeschimann et sa fille Danielle m’attendaient à l’aéroport de Zurich, en ce mois d’octobre 1961. Je fus très surprise en apercevant un Tibétain à leurs côtés. Il s’appelait Rakra Tethong et était le responsable chargé des vingt enfants tibétains accueillis par l’institution Pestalozzi, à Trogen. (…) Rakra Tethong prit ensuite le train pour Trogen, et nous la direction d’Olten en voiture avec chauffeur. A l’arrivée, je découvris la famille : Gret Aeschimann, l’épouse de Charles, leurs deux fils Jacques et Maurice (…) Gret Aeschimann me présenta ensuite Tseten, leur petit garçon tibétain, puis Sonam et Nima, deux jeunes filles au pair que j’avais connues à Dharamsala et qui avaient été envoyées par ma sœur six moins plus tôt. » (J. Pema, 1996 : 107) Les villages d’enfants, fondés par volonté du Dalai Lama tout de suite après son arrivée en Inde, étaient destinés à accueillir aussi bien les orphelins que les enfants seuls envoyés en exil par les parents restés au Tibet, afin qu’ils puissent recevoir des soins à leur arrivée et surtout avoir accès à une éducation exclusivement tibétaine. « Le dispensaire accueillait les jeunes malades, mais le personnel était constamment débordé. Le médecin de la Croix-Rouge suisse restait en moyenne deux ans, rarement plus (…) Au début, la Croix Rouge avait également délégué deux infirmières. « Save the Children Fund» nous offrait de l’argent afin de

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construire un hôpital, « Swiss aide to Tibetans » fit des dons pour un nouveau dortoir. Malgré cette mobilisation croissante de l’aide internationale, nous manquions toujours de place. En 1965, plus de quatre-vingt-cinq mille réfugiés arrivèrent en Inde.» (J. Pema, 1996 : 138). Le premier groupe de réfugiés arrivé en Suisse était ainsi constitué d’une vingtaine d’enfant accompagnés par un moine C’était d’ailleurs souvent le cas : les Tibétains arrivaient en Suisse par petits groupes de vingt, trente individus à la fois, et étaient la plupart du temps accompagnés par un moine qui assurait leurs liens à la religion et à sa pratique. Les premiers furent accueillis par le Village Pestalozzi de Trogen en 1960. Comme nous l’avons dit précédemment, les différentes ONG actives sur le terrain entre les premiers pays d’accueil des réfugiés tibétains et la Suisse, ainsi que ces personnalités qui par leur statut social avaient suffisamment de pouvoir pour le faire, ont exercé une pression suffisante sur le Conseil Fédéral pour qu’il offre la possibilité à un nombre conséquent de réfugiés tibétains de rejoindre la Suisse et de s’y installer: «Nachdem der Schweizerische Bundesrat seine Zustimmung zur Aufnahme von 200 tibetischen Kindern in Schweizer Familien und im Kinderdorf Pestalozzi und – im Jahre1961– zur Einreise von zwei Gruppen von Tibetern gegeben und diese als Flüchtlinge anerkannt hatte, erklärte er 1962, er stehe den Bestrebungen zur Aufnahme einer begrenzten Zahl tibetischer Flüchtlinge Indie Schweiz wohlwollend gegenüber. Am 29. März 1963 entsprach dann der Bundesrat dem Begehren des Vereins Tibeter Heimstätten (VTH), maximal 1000 tibetische Flüchtlinge Indie Schweiz einreisen zu lassen. » (M. Brauen, D. Kantowsky, 2009 : 19).5354

53 « De 1950 à 1995, la Suisse a accueilli différents groupes de population sur contingent; des réfugiés de Hongrie, du Tibet, de Tchécoslovaquie, de l’Iran, du Chili ou d’Indochine par exemple. Partie prenante d’un programme du HCR, l’accueil par contingent permettait de réinstaller dans un pays tiers des personnes ayant trouvé refuge sur un territoire qui ne leur offre pas de perspectives d’avenir, ni même la sécurité selon les cas. On songe aux camps de réfugiés se situant dans les pays limitrophes d’un conflit notamment. Comme le souligne Karin Jehle, chargée de presse au HCR, l’accueil par contingent est un geste de solidarité de la part d’Etats prêts à « partager le fardeau » de l’asile avec des pays qui n’ont pas les moyens d’intégrer tous les réfugiés qu’ils ont admis. » (http://www.humanrights.ch/fr/droits-humains suisse/interieure/asile/divers/discussion-reouverte-autour-accueil-refugies-contingent) 54 Notre traduction: Après l'accord du Conseil fédéral d’inclure 200 enfants tibétains dans des familles suisses, ainsi qu’au village des enfants Pestalozzi – il a donné l’accord en1961- pour l'entrée de deux groupes de Tibétains et les a reconnus en tant que réfugiés. Il a ensuite déclaré, en 1962, être disponible pour recevoir un nombre limité de réfugiés tibétains d’Inde. C’est le 29 Mars, 1963, que le Conseil fédéral accepte la demande de l'association des maisons Tibétaines (VTH) de faire entrer en Suisse 1.000 réfugiés tibétains provenant d’Inde. 121

Précédemment nous avons relevé que le climat de l’époque n’était pas forcément très orienté vers l’accueil des étrangers. Il se tournait plutôt vers un contrôle et une fermeture qui se concrétise, entre autres, par des campagnes xénophobes de refus des étrangers qui ont caractérisé la vie politique suisse, en particulier à partir des années 1970 (pensons simplement à l’initiative Schwarzenbach de 1973). Malgré les évidentes différences culturelles, économiques et sociales entre les Suisses et les Tibétains, la démarche d’accueil de ces nouveaux réfugiés fut en revanche acceptée avec bienveillance aussi bien par les pouvoirs politiques que par la population suisse. Nous allons formuler des hypothèses de compréhension pour essayer de dégager les principales raisons de cette ouverture. La première hypothèse de compréhension relève d’une représentation assez répandue que nous avons par ailleurs aussi constaté lors de nos discussions au Népal avec les réfugiés tibétains : celle d’affirmer qu’il y a une sorte de familiarité ou de proximité entre Suisses et Tibétains du fait de la spécificité de la situation géographique des deux pays identifiés comme étant les deux des « pays de montagne ». Comme si cette réalité pouvait d’emblée naturellement expliquer un certain niveau de compréhension ou d’empathie entre les deux peuples. Nous avons constaté la présence de cette représentation aussi bien chez des Suisses que chez des Tibétains. Beat Meiner, Secrétaire général de l’OSAR, interviewé en avril 2010 par Corinne Buchser pour Swiss.info.ch, affirmait : « Il est vrai que l’identification positive avec les victimes facilite l’acceptation des réfugiés. Concernant les Tibétains, cette identification était tant politique qu’imaginaire. La Chine communiste était, comparée au Tibet, comme Goliath. Que les Tibétains soient vus comme peuple de montagnards, comme les Suisses, a permis cette deuxième identification liée à l’imagination.» N’oublions pas que le Dalai Lama lui-même affirme : « La Suisse me semblait être un endroit idéal : petit pays, doté d’excellentes communications, elle offrait en outre des montagnes qui rappelaient celles de chez nous. » Toujours selon Meiner, les médias auraient aussi joué un rôle important dans l’acceptation de ces réfugiés en Suisse, car la manière partisane et empathique dont leur périple et leur situation entre le Tibet et l’Inde était décrite à l’époque, aurait permis de susciter un réel intérêt des Suisses pour leur histoire, et a collaboré à préparer leur disponibilité à les aider. Pour la Suisse, comme pour les autres pays d’Europe, l’aura mythique qui s’est mise en place entre la fin du XIX siècle et le début du XXème siècle autour du Tibet va jouer un rôle important dans les représentations de ce pays et de ses habitants : « (…) En cette fin d’un XIX siècle si marqué par le rationalisme, le triomphe de la science, du capitalisme et de la technique, les Européens ont trop besoin de rêve, d’exotisme, de symboles sacrés pour renoncer définitivement au mythe du Tibet. Le christianisme étant fortement ébranlé tant par les avancées de la science que par la montée d’une puissante vague anticléricale, c’est vers l’Orient que se tournent les

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regards de nombreux Occidentaux en quête de spiritualité et de sacré. » (L. Deshayes, F. Lenoir, 2002 : 117) Une autre hypothèse de compréhension de cette ouverture et de cette acceptation est liée à un sentiment anti-communiste largement partagé en Suisse aussi bien par le monde politique que par la population en cette époque historique caractérisée par la guerre froide. Ceci avait déjà par ailleurs pu être observé lors de l’accueil bienveillant des réfugiés hongrois suite à l’invasion soviétique de 1956, et ce sera le cas aussi successivement lors de l’arrivée en Suisse des réfugiés tchécoslovaques en 1968, et pour les mêmes raisons. C’est d’ailleurs aussi par ce sentiment partagé d’anticommunisme que l’on peut expliquer, en tout cas en partie, le refus de migrants provenant d’autres pays : « Si les migrants fordistes étaient traités avec méfiance à cause du soupçon d’une affiliation idéologique communiste, les réfugiés de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie de l’après-guerre (de 1956 et de 1968) étaient accueillis avec confiance et ouverture. Ils représentaient l’idéologie juste. Leur situation, apparemment de non-retour, combinée à un accueil favorable, les a poussés à une acculturation accélérée. Par contre, quand le pays d’origine faisait partie de la coalition anti-communiste, les réfugiés étaient accueillis avec distance, guerre froide oblige. » (S. Cattacin, M. La Barba, 2014 :88) Un autre aspect de l’extrême bienveillance avec laquelle les Suisses ont accueilli les Tibétains dans les années 1960 est lié au choix stratégique de certains employeurs face au constat de la pénurie de main-d’œuvre. L’accueil des Tibétains leur permettait en effet de contourner les contingentements des travailleurs étrangers en Suisse, en particulier à partir de 1964. Un exemple atteste concrètement de cette réalité. En 1972, l’industrie textile dans le canton de Glaris était confrontée à une pénurie de main d’œuvre due à la politique de contingentement des travailleurs étrangers. Pour y faire face, le canton a donc organisé l’arrivée d’environ cent réfugiés tibétains, car bien qu’il s’agisse de main d’œuvre étrangère, le statut spécial de ces réfugiés permettait aux employeurs de contourner le contingentement. (P. Lidegger, 2000 : 65)

5b- L’installation des Tibétains en Suisse La description de Marazzi qui, dans les années 1970, témoigne de la dynamique de l’accueil des premiers réfugiés tibétains arrivés sur le territoire suisse, montre bien que cela est paradoxalement possible grâce à la rencontre entre deux représentations croisées : celle des Suisses sur un Tibet mythique, et celle des Tibétains eux-mêmes qui, de leur côté, forcés de se déplacer dans un nouveau pays, inconnu, ne se laissent pourtant pas totalement déstabiliser. En effet, les premiers attendaient une communauté paysanne primitive, enfermée dans ses traditions ancestrales, ses valeurs et sa religion, disposée à vivre séparée du reste de la société civile suisse, à la montagne, et quelque part à rester à l’écart aussi du développement et du progrès qui caractérise la Suisse au cours des années 1960 et 1970. Les seconds, quant à eux, malgré les difficultés et 123

la brutalité des changements, sont tout à fait déterminés à profiter des acquis de la modernité auxquels ce déplacement forcé va de fait les confronter : «Intanto aveva luogo la fase iniziale di inserimento dei primi arrivati. Una reazione negativa riguardò in molti casi l’abitazione, sopprattutto quando un gruppo numeroso si é visto attribuire poco spazio. Apparve ambita più del previsto una abitazione indipendente per ogni famiglia; alcuni poi desideravano cambiare località, specie quando avevano ritrovato, altrove, amici o parenti. Per quanto riguarda il lavoro, si vide che l’agricultura esercitava scarsa o nulla forza d’attrazione: tutti, uomini e donne, cercavano un lavoro nell’industria. Diverse erano state le previsioni degli organizzatori svizzeri, sulla base dei pochi dati che potevano avere, come una alta occupazione agricola in India.In questo senso, si rivelarono inadatte les sedi scelte, tutte località lontane dalla zona industrializzata (Zurigo – Winterthur – Basilea) e vicino alla campagna. Oltre a ritenere più adatta l’occupazione agricola, gli organizzatori erano convinti che i profughi avrebbero mal sopportato la vita cittadina, e che, in località isolate e tranquille, i tibetani sarebbero stati più al riparo da fastidiose curiosità. Comunque fosse i tibetani chiedevano di lavorare nell’ industria. Giunse, quindi, con grande sollievo, nella primavera del 1964, l’offerta di lavoro, per molti tibetani, della Metallwarenfabrik Kuhn di Rikon, vicino a Winterthur. La fabbrica dei fratelli Kuhn produce oggetti e articoli di consumo in metallo. Erano richiesti operai anche non qualificati; si offriva un’abitazione per tutte le famiglie dei lavoratori, in una costruzione con appartamenti indipendenti.» (A. Marazzi, 1975 : 73)55 Les Tibétains intègrent donc généralement des postes d’ouvriers non qualifiés, et la grande majorité d’entre eux continuera à travailler dans ces

55 Notre traduction: « C’est en ce moment qu’avait lieu la phase initiale d’intégration des premiers arrivés. Une réaction négative de leur part concerna l’habitation, surtout lorsqu’un groupe nombreux s’est vu attribuer un espace trop petit. Se manifesta le désir, contrairement à ce que les organisateurs avaient imaginé, d’avoir une maison individuelle pour chaque famille ; certains désiraient aussi changer de localité, en particulier lorsqu’ils avaient rencontré parents et amis. En ce qui concerne le travail, on constata très vite que l’agriculture n’exerçait que très peu d’attraction: tous, homme et femmes, préféraient un travail dans l’industrie. Nombreuses avaient été les prévisions des organisateurs suisses, sur la base du peu de données à leur disposition, comme par exemple une importante occupation agricole en Inde. Dans ce sens les choix se révélèrent tous inadaptés car trop éloignés de la zone industrialisée (Zürich, Winterthur, Bâle) et proches des zones agricoles. En plus de penser que l’occupation agricole était la plus adaptée, les organisateurs étaient convaincus que les réfugiés auraient mal supporté la vie en ville, et que, dans des localités isolées et tranquilles, les Tibétains auraient été protégés d’éventuels regards curieux fastidieux. Dans tous les cas, les Tibétains demandaient de travailler dans l’industrie. C’est donc avec un grand soulagement pour tous qu’au printemps 1964 arriva l’offre de travail de la part de la Metallwarenfabrik Kuhn de Rikon, près de Winterthur. L’usine des frères Kuhn produit des objets et articles en métal. Elle demandait aussi des ouvriers non-qualifiés; en échange elle offrait une habitation pour toutes les familles des travailleurs, dans une construction commune avec des appartements indépendants.» (A. Marazzi, 1975 : 73)

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usines jusqu’à leur retraite, avec beaucoup de gratitude pour leurs employeurs. Cela dit, Marazzi relève aussi l’importante cohésion qui s’est rapidement créée entre les réfugiés dès l’arrivée des premiers Tibétains en Suisse. S’il constate des problèmes liés à une distance culturelle entre les Suisses et les Tibétains, il relève aussi l’impressionnante capacité de ces derniers à tisser des liens relationnels entre eux et de s’organiser en réseaux efficaces d’échanges et de communication : «Una prima osservazione, a nostro avviso, va fatta nel riconoscere la forte coesione astrutturale del gruppo. Una rete invisibile di rapporti ha avuto ragione della dispersione spaziale dei profughi ed ha persino infranto le barriere poste intorno ai ragazzi adottati dalle famiglie svizzere. I tibetani si rivedono dopo un anno come se si fossero lasciati il giorno prima. D’altronde in Tibet, chi partiva per un viaggio stava spesso lontano da casa anche più di un anno, date le distanze e le difficoltà di comunicazione. Col passare del tempo, la coesione interna al gruppo dei profughi non accenna a diminuire. E passata ormai una decina d’anni dai primi insediamenti, è cresciuta una nuova generazione, vi sono stati numerosi matrimoni misti, si sono instaurati duraturi rapporti di lavoro e d’amicizia con membri della società svizzera. Tuttavia, il senso di appartenenza al gruppo é sempre solido e si pone particolare attenzione a evitare tutto quanto possa mettere in pericolo la coesione comunitaria». (A. Marazzi, 1975 : 250)56 Toujours selon A. Marazzi (1975) entre 1961 et 1973, la Suisse avait déjà accueilli 1028 Tibétains. Concernant l’installation des Tibétains en Suisse et malgré les difficultés qu’il relève dans son article, Gyaltsen Gyaltag salue encore aujourd’hui ce moment comme étant un évènement positif dans l’histoire de la diaspora tibétaine: « With the admission of Tibetan refugees, Switzerland set a new precedence in its refugee policy. They welcomed refugees from a completely different background and offered them a second home in Switzerland. Opening its doors to refugees from different culture such as Tibetans is not without problems, but it was the only way of saving the refugees from death or disintegration of their personalities. » (G. Gyaltag, 2004: 246)

56 Notre traduction : « Une première observation, à notre avis, doit être faite pour reconnaitre l’importante cohésion a-structurelle du groupe. Un réseau invisible de relations a eu raison de la dispersion spatiale des réfugiés, elle a même cassé les barrières contruites autour des enfants adoptés par les familles suisses. Les Tibétains se revoient après une année comme s’ils s’étaient quittés le jour avant. D’ailleurs au Tibet, celui qui partait en voyage restait souvent loin de la maison plus d’une année, en considérant les distances et les difficultés de communication. Malgré le temps qui passe, la cohésion interne au groupe des réfugiés n’a pas l’air de diminuer. Cela fait maintenant une dizaine d’années depuis les premières installations, une nouvelle génération a grandi, il y a eu de nombreux mariages mixtes; des rapports solides de travail et d’amitiés avec les Suisses se sont installés. Toutefois, le sens d’appartenance au groupe est toujours solide et une attention particulière est portée pour éviter tout ce qui pourrait mettre en danger la cohésion communetaire. (A. Marazzi, 1975 : 250) 125

5c- La vie en Suisse Jusqu’aux années 1990, la communauté tibétaine en Suisse représentait la plus importante communauté tibétaine hors d’Asie et était une référence pour tous les Tibétains en exil établis dans les autres pays d’Europe, mais aussi pour ceux qui se trouvaient en Amérique du Nord. C’est pendant cette période que les Tibétains s’organisent, en particulier les jeunes, et qu’ils fondent des organisations comme L’association des Jeunes Tibétains d’Europe en 1970, La communauté tibétaine de Suisse et du Lichtenstein en 1973, l’Association de l’amitié Suisse-Tibétaine en 1983, ainsi que l’organisation des femmes tibétaines en Suisse en 1988. Toutes ces associations sont généralement en lien avec le bureau du Tibet qui a été ouvert à Genève en 1964 et qui représente le Gouvernement tibétain en exil de Dharamsala. Parallèlement, des institutions religieuses bouddhistes tibétaines se sont installées un peu partout en Suisse et le Dalai Lama a, à plusieurs reprises, fait le déplacement depuis l’Inde pour rendre visite à la communauté tibétaine en Suisse. Cette période est aussi l’occasion des bilans pour discuter de l’état de l’intégration des Tibétains en Suisse. A. Ott-Marti (1980) décrit ces réfugiés comme étant des groupes hétérogènes : enfants seuls, familles, personnes âgées, provenant principalement des camps de réfugiés en Inde. Toujours selon cette auteure qui d’ailleurs utilise le terme « assimilation », la vie en Suisse, pour ces réfugiés, n’aurait pas été facile, en particuliers pour les plus jeunes : « Für diesen lange dauernden Prozess der Assimilation scheinen sich allerdings nicht alle Einwanderer zu eignen. Viele, besonders über dreissigjährige Tibeter flüchten von erdrückenden Fülle, Vielfalt und Farbigkeit des Lebens im Gastland, vor dem Tempo und Lärm in den Betrieben, vor qualitativem und quantitativem Leistungsanspruch zu den alten traditionellen, tibetischen Verhaltensweisen. Sie bringen ihre Freizeit mit der Gebetzählschnur vor den Altarlichtern zu. Sie vertiefen sich in das Schreiben und Lesen von tibetischen Silben. Sie versuchen, durch heilige Handlungen wie das Giessen von 108 Butterlampen eine bessere Inkarnation ihres Bewusstseins nach dem Tode zu erwirken.» (A. Ott-Marti, 1980 : 205)57

57 Notre traduction : «Ce long processus l'assimilation, cependant, ne semble pas concerner tous les immigrants. Beaucoup, surtout pour les Tibétains d’âge supérieur à trente ans fuient l'abondance écrasante et la diversité de la vie dans le pays d'accueil, ainsi que le rythme et le bruit du milieu de travail, l’obligation de performance qualitatives et quantité, pour revenir aux anciennes pratiques traditionnelles tibétaines. Ils occupent leur temps libre avec leurs chapelets et les lampes au beurre. Ils se plongent dans

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Avec une certaine dose d’ethnocentrisme dans sa recherche, A. Ott-Marti montre que les jeunes Tibétains arrivés en Suisse seuls et qui ont été élevés dans des familles suisses auraient eu plus de chance d’acquérir une « meilleure éducation », que ceux qui ont poursuivi leur éducation au sein de leur famille tibétaine. Son analyse se poursuit dans le même registre:58 «…gab an, dass diese (damalige) jüngere Generation vor allem in der Pubertät Phase gegen die traditionelle bis konservative Haltung der Eltern und Grosseltern auflehne und alles nicht-tibetische kritiklos annehme. Weiterhin war sie der Ansicht, dass die tibetischen Kinder, die als Pflegekinder in schweizerischen Familien untergekommen sind, bessere Chancen auf eine gute Schulausbildung haben würden als Tibeter…». (A. Ott-Marti, 1980 : 205)59 Gyaltag (2004 : 248) reprend certaines conclusions d’Ott-Marti et, dans son article, montre l’importance du contexte pour comprendre la situation décrite de manière quelque peu sommaire par celle-ci. Pour affiner son argumentation, il partage en trois groupes, définis sur la base de ce qu’il appelle « l’environnement éducatif » les jeunes Tibétains arrivés en Suisse lors de la première vague migratoire. Le premier groupe, d’environ 92 jeunes, est admis à Trogen dans le cadre du Village Pestalozzi et leur éducation est basée à la fois sur les programmes scolaires suisses et sur l’enseignement de la langue, de la culture et de la religion tibétaine. Le deuxième groupe comptait environ 160 jeunes Tibétains âgés de six ou sept ans, ils ont été adoptés et élevés au sein de famille suisses catholiques ou protestantes. Selon Gyaltag, ces enfants se sont intégrés facilement et rapidement au nouvel environnement : tous parlaient parfaitement le suisse allemand, mais la majorité d’entre eux avait perdu la capacité à s’exprimer dans sa propre langue : « They received a good, but one-sided Western education. With few exceptions they have finished their professional training and have joined the work force. In the beginning, those children had a little or no contact with other Tibetans in

l'écriture et la lecture de l’alphabet tibétain. Ils recherche, au travers de pratiques religieuses comme celle d’allumer 108 lampes au beurre, une meilleure incarnation de leur conscience après la mort.» (A. Ott-Marti, 1980 : 205)

58 Concernant les écrits de A. Ott-Marti, voir aussi les commentaires de J. Schlieter, M. Kind et T. Lauer (2014 :30). 59 Notre traduction : « ….a déclaré que cette jeune génération, en particulier dans la phase de la puberté, réagit contre l'attitude traditionnelle et conservatrice des parents et des grands-parents et accepte sans critique tous ce qui n’est pas tibétains. En outre, elle a estimé que les enfants tibétains qui séjournent dans des familles nourricières suisses, auraient une meilleure chance à une bonne éducation que les autres Tibétains ... » (A. Ott-Marti, 1980 : 205) 127

Switzerland. It is only when they grew older, after their adolescence, that they became conscious of their Tibetan origin. » (G. Gyaltag, 2004: 248) De nombreux jeunes de ce deuxième groupe ont été très actifs, par la suite, notamment dans les années 1980, au sein de l’organisation Tibetan Youth Congress in Europe. Le troisième groupe était constitué de jeunes qui étaient nés en Suisse ou qui avaient migré avec leurs parents, ces derniers étant généralement employés comme main-d’œuvre non qualifiée dans des usines : « The majority of these children, as well as those from previous two groups, know Tibet only from second-hand information. (…) They speak Tibetan only with their parents and other Tibetan adults. (…) The limited command of their mother tongue and lack of knowledge of their own culture create communication difficulties between the parents and their children. The younger generation is much more familiar with the Swiss environment than the parents. » (G. Gyaltag, 2004: 249) Ce qu’affirme Gyaltag nous montre que l’état de migration peut remettre en question les relations intergénérationnelles entre les personnes concernées et parfois les bouleverser. Ces bouleversements peuvent amener des situations relationnelles inédites auxquelles il faut s’adapter ce qui n’est pas toujours facile. Nous observons ici que comme dans d’autres situations de migration que nous avons pu observer en Suisse où les parents ne maitrisent pas la langue du pays, les jeunes jouent un « rôle de médiateurs » entre les parents, les autorités et la société civile suisses : « …Other form of support are two way and include moral support in difficult situations, shopping, helping with housework, minor household repairs, driving and gardening. One form of support is given mainly by children to parents, namely help in dealing with Swiss-bureaucracy. » (C. Bolzman, R. Poncioni-Derigo, M. Vial, 2003: 207) Dans une enquête comparative entre les personnes âgées issues de la diaspora tibétaine en Inde et en Suisse, le chercheur tibeto-américain Tenzin Wangmo met en évidence les spécificités des rapports intergénérationnels entre parents et enfants qui évoluent dans ces deux réalités fondamentalement différentes et arrive aux conclusions suivantes : «The nature and dynamics of intergenerational support has changed for Tibetan elders in exile as a consequence of their new societal and economic environment. The elders in India needed and received financial support from their children, while those in Switzerland desired only emotional support. » (Tenzin Wangmo, 2010: 879) L’intérêt de l’étude de la spécificité de l’accueil offert aux Tibétains par les Suisses montre qu’à leur égard il y a eu une mobilisation très active afin qu’ils puissent trouver leur place dans la réalité suisse, non seulement d’un point de vue économique, avec notamment l’engagement dans des industries

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manufacturières (à relever l’engagement de la famille Kuhn sur ce plan), mais aussi avec une attention particulière à leurs spécificités culturelles et religieuses. Cette attention se concrétise avec la fondation dans les années 1960 du Tibet Institute de Rikon, dans le canton de Zurich. La construction du monastère, largement financée d’ailleurs par la famille Kuhn, est réalisée sous le patronage du Dalai Lama. Depuis sa fondation, l’institut a publié environ 70 ouvrages concernant principalement la religion et sa pratique, mais aussi l’histoire, la langue et la culture tibétaines. Il a toujours été et il reste encore aujourd’hui une référence pour les Occidentaux qui pratiquent le bouddhisme tibétain.

L’institut tibétain de Rikon Il a été fondé en 1960 en accord avec les désirs et sous le patronage du XIV Dalai Lama. Ses objectifs principaux sont :

- Répondre aux besoins spirituels et culturels des Tibétains en Suisse. - Préserver la culture et la religion pour les futures générations des Tibétains. - Rendre la culture tibétaine accessible aux intérêts des Occidentaux et des autres non-tibétains. - Soutenir les recherches scientifiques dans le domaine de la tibétologie. - Promouvoir le dialogue entre la philosophie bouddhiste et les sciences occidentales.

Lors d’une interview radiophonique en 1993, la secrétaire de l’époque de l’Institut tibétain de Rikon affirmait que, dès le début de sa construction, c’était surtout les Occidentaux intéressés par le bouddhisme en général et le bouddhisme tibétain en particulier qui fréquentaient principalement l’institut plus que les Tibétains eux- mêmes. (Emission 13 juillet 1993, « Vivre la différence : Hélvético-Tibétain », journaliste Jean Marc Falcolbello.) La recherche de Schlieter, Kind et Lauer (2014), confirme cette tendance constatée déjà en 1993 : les jeunes Tibétains de la deuxième génération en Suisse ont plutôt la tendance de pratiquer la religion bouddhiste indépendamment des institutions officielles. L’institut de Rikon reste donc une référence pour les bouddhistes en général, mais pas forcément pour les Tibétains en Suisse.

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Malgré ces faits, l’intégration en Suisse des réfugiés tibétains n’a pas toujours été facile. Wangmo affirme qu’aujourd’hui en Suisse nous observons une certaine dissonance entre les aspirations des jeunes générations et les anciens : «Among the elders living in Switzerland, intergenerational dissonance was observed when their expectations did not match their children’s actions or behaviour or when the children expected different things from their parents. Disconnectedness was reported by a few elders who expressed concern or unhappiness when their grandchildren were not being socialised into Tibetan identities. Intergenerational dissonance also arose in some instances of children marrying non-Tibetans, because the elders were unable to communicate with their grandchildren and sons-in-law or daughters-in-law, but in other cases mixed marriages were completely accepted. Some parents reasoned that because their children had been socialised into Swiss culture, it was normal for them to choose Swiss partners. Another elder stressed the malleability of ‘Tibetanness’ and emphasised that one can become Tibetan as long as one understands the essential qualities of Tibetan culture. » (T. Wangmo, 2010: 891) Ces difficultés sont présentes aussi bien pour les anciens, souvent issus d’une tradition fermière ou nomade, qui du jour au lendemain se sont trouvés catapultés dans une réalité bien différente de la leur, que pour les plus jeunes qui sont passés par des moments de grande déstabilisation identitaire avant de retrouver des liens avec leur culture d’origine. (Marazzi, 1975, Ott-Marti, 1980 : Lidegger, 2000, Gyalsen, 2004, S. Kubota, 2005, J. Robinson et L. Rubio, 2007, T. Wangmo, 2010). Une des études plus récentes concernant l’évolution des jeunes Tibétains en Suisse montre toutefois, malgré certaines difficultés constatées précédemment, que les jeunes ont trouvé en Suisse la possibilité d’exister et d’affirmer certaines de leurs spécificités identitaires: « Zuoberst können wir feststellen, dass die generell gute Integration in der Zweitgenerations-Tibeter von des befragten Experten wie auch der Untersuchungsgruppe bestätigt wurde. Zu dieser gelungenen Integration hat sicherlich entscheidend beigetragen, dass die wenigsten jüngeren Tibeter, die die verschiedenen Landessprachen akzentfrei sprechen, Erfahrungen mit stark negativer Diskriminierung gemacht haben. Auch die erste Generation der Tibeter hatte aufgrund der Ermöglichung der Ansiedlung ganzer Familien, die Bereitstellung von Arbeitsplätzen, sowie des insgesamt positiven Image der Tibeter in der Mehrheitsgesellschaft nicht mit jenen Hindernissen zu kämpfen, die sich der

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Integration anderer Migrationsgemeinschaften entgegenstellen. » (J. Schlieter, M Kind et T. Lauer, 2014 : 239)60 La recherche de Schlieter, Kind et Lauer, montre aussi que les jeunes Tibétains de la deuxième et troisième génération, établis en Suisse, tout en se déclarant principalement de religion bouddhiste, aujourd’hui, ne font plus vraiment appel à des institutions comme le Tibet Institut de Rikon. Les chercheurs constatent en effet une forte diminution chez ces jeunes des références à une « religion institutionnalisée ». En effet, tout en restant fidèles à la pratique religieuse bouddhiste, et en montrant une forte résistance à la conversion, ces jeunes seraient toutefois plus orientés vers les engagements politiques que vers la fréquentation des lieux de cultes traditionnels. Ces engagements se concrétisent à la fois par des actions précises réalisées par exemple dans le cadre de l’Organisation de la jeunesse tibétaine en Europe, en lien avec les dates qui correspondent aux évènements historiques qui caractérisent l’histoire de l’exil tibétain : par exemple l’anniversaire du 10 mars et de l’insurrection de Lhasa ou l’anniversaire du Dalai Lama, etc. Ou alors par des prises de position politiques pour une réelle démocratisation du Gouvernement Tibétain en exil. (J. Schlieter, M Kind et T. Lauer, 2014 : 230-233). Si, à la fin de ce chapitre, nous pouvons affirmer que les Tibétains de la première vague ont été accueillis de manière ouverte et bienveillante, face à l’évolution de la politique d’asile en Suisse nous assistons aujourd’hui à des changements notables concernant l’accueil de ces réfugiés.

5d- Evolution de la politique d’asile en Suisse et impact sur la migration tibétaine actuelle Nous avons donc constaté que le premier mouvement migratoire des Tibétains vers la Suisse se situe entre 1960 et 1990 et qu’il est caractérisé par l’arrivée en Suisse de plus d’un millier de réfugiés tibétains. Le deuxième temps correspond à l’arrivée en Suisse, par regroupement familial, des proches des membres de la première vague et il se situe entre 1991 et 2005. La situation actuelle se caractérise par l’arrivée en Suisse, lente mais continue, individuelle

60 Notre traduction : « en premier, nous pouvons conclure que l’intégration généralement réussie de la deuxième génération des Tibétains a été confirmé par l’ensemble des experts interrogés, ainsi que par le groupe d’études. A cette intégration réussie a certainement contribué de façon décisive le fait que seulement une minorité de jeunes Tibétains métrisant les langues du pays sans accent, ont fait l'expérience d’une discrimination importante. La première génération de Tibétains non plus, grâce à la possibilité d’être en famille, à la mise à disposition de places de travail ainsi qu’à l’image positive des Tibétains dans la société suisse, n’avait pas eu à se battre avec les obstacles qui s’opposent à l'intégration d'autres communautés de migrants.» (J. Schlieter, M Kind et T. Lauer, 2014 : 239)

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ou par petits groupes, de réfugiés tibétains provenant aussi bien de Chine, que du Népal ou de l’Inde. Ces personnes suivent les routes actuelles des migrations clandestines internationales, et à leur arrivée en Suisse demandent directement l’asile politique. Nous avons à plusieurs reprises constaté la difficulté à trouver des statistiques exhaustives et fiables concernant la présence tibétaine en Suisse, car depuis un certain nombre d’années, la Suisse ne répertorie plus de manière différenciée les individus provenant directement du Tibet et ceux provenant de la République Populaire de Chine en général. Les pourparlers qui ont caractérisé les rapports entre Chine et Suisse au cours des années 2000 et qui ont abouti en 2014 à la signature d’un accord de libre échange entre les deux pays est probablement une des explications possibles de cette évolution. Toutefois, à nos demandes de données plus précises, le Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM) nous a répondu que, par rapport aux données existantes concernant les Chinois en Suisse, les Tibétains représentent environ le 90% des demandes d’asile (voir annexe 1). Une autre difficulté relève du fait que certaines données ne sont pas répertoriées par l’Office Fédéral de la Statistique (OFS) mais uniquement par le SEM61, et que parfois chercher les données concernant les Tibétains s’avère particulièrement compliqué. A noter que le rapport sur les « Statistiques des étrangers et de l’asile » réalisé par l’SEM, à page 7 en présentant les effectifs de la population résidente permanente étrangère, affirmait que les individus originaires de Chine représentaient 11.531 personnes en 2013, ces données ne nous disent pas combien parmi eux sont d’ethnie tibétaine : « Il existe donc un véritable problème de fond lorsqu’on veut parler des migrations chinoises, puisque le sentiment d’appartenance à la catégorie «Chinois» recoupe différentes interprétations qui se rattachent à des registres divers, comme l’ethnie, la culture ou la nationalité (Ang, 1998). De fait, les Tibétains sont des ressortissants de Chine populaire, mais ne se considèrent pas comme « Chinois ». En revanche, pour des raisons diplomatiques, les institutions suisses, elles, les considèrent comme Chinois. » (M. Lieber, 2010 : 194) Voici ce qu’affirme encore Lieber dans la note quatre de son article: « Depuis 2000, en effet, ils ne sont plus comptabilisés séparément. Qui plus est, à la suite d’une décision, en 2004, de la Commission de recours en matière d’asile (CRA), les autorités suisses considèrent comme ayant la nationalité chinoise des Tibétains ayant vécu au Népal ou en Inde. » (M. Lieber, 2010 : 194)

61 A noté que le nom de ce bureau a changé depuis le début de notre recherche et qu’il s’appelle aujourd’hui « Secrétariat d’Etat aux Migrations, SEM»

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En effet, nous avons constaté que chez les Tibétains que nous avons rencontrés en Suisse, et qui sont au bénéfice d’un permis N ou F62, sur leur papier, sous l’item « pays d’origine », ils portent tous la notification « Chine ». Si, dans un esprit de cohérence, nous appliquons à la lecture de données du SEM sur la population chinoise en Suisse ce que ce même office nous a affirmé concernant la répartition des demandes d’asile entre Chinois et Tibétains, ces derniers devraient alors être en Suisse aujourd’hui au nombre de 10.377. En réalité nous n’avons pas les éléments pour faire cette déduction. Il serait toutefois intéressant de voir combien parmi les personnes résidentes en Suisse originaires de la République Populaire de Chine sont effectivement d’origine tibétaine. Comment expliquer l’opacité des données officielles concernant la situation des Tibétains en Suisse ? La Suisse aurait-elle, comme le Népal, adhéré au principe de One China, One Policy, dans le but de faciliter les échanges économiques entre les deux pays ? Le « Memorandum of Understanding between the Swiss Federal Council and the Government of the People's Republic of China On Promoting Dialogue and Cooperation», élaboré entre la Suisse et la Chine en 2007 à la première page, semble le confirmer: « The Swiss Confederation and the People's Republic of China have enjoyed friendly relations and fruitful cooperation in the political, econom1c, cultural, educational, scientific and technological fields since the establishment of diplomatic ties in 1950. The Swiss Federal Council recognized the Government of the People's Republic of China as the sole legal government of China on 17th January 1950 and has since then consistently followed the one China policy, including in international organizations, and it reaffirms its intention to adhere to it. The Swiss side wishes to see a peaceful solution to the Taiwan issue and will not support any unilateral action which may increase tensions in the Taiwan Straits and lead to "Taiwan independence". The Chinese side appreciates the Swiss side's one China policy and reiterates its principled stance on the Taiwan issue. The Swiss Federal Council and the Government of the People's Republic of China (hereinafter referred to as "the two Parties") agree that maintaining and enhancing bilateral cooperation is in their fundamental interests and conducive to peace and development in the world at large. They wish to deepen and expand dialogue and cooperation in various fields on the basis of the principles of mutual respect for sovereignty and territorial integrity, equality and mutual benefit and non-

62 Liste des differents permis d’établissement pour les étrangers en Suisse : Livret B (autorisation de séjour), Livret C (autorisation d’établissement), Livret Ci (autorisation de séjour avec activité lucrative), Livret G (autorisation frontalière), Livret L (autorisation de courte durée), Livret F (pour étrangers admis provisoirement), Livret N (pour requérants d‘asile, Livret S (pour les personnes à protéger). (https://www.ch.ch/fr/demander-prolonger-autorisation- sejour/)

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interference in each other's internal affairs with full respect for international law…»(2007 : 1) Nous avons pu constater précédemment, lorsque nous parlions du Népal, qu’en ce qui concerne la One China Policy, ce qui s’applique à la situation de Taiwan est aussi valable pour le Tibet. On peut d’ailleurs aussi se poser la question si le fait de parler de Taiwan dans ce type d’accord n’est d’ailleurs pas une manière pour ne pas nommer le Tibet ? D’un point de vue politique, le changement qui a eu lieu en Suisse envers les Tibétains depuis la fin des années 1990 se constate aussi en considérant les tons et contenus des prises de position officielles des politiciens qui se sont succédé à la tête du pays. En effet, en 1999, lors de la visite de Jiang Zemin alors président de la RPC, Mme Ruth Dreifuss présidente de la Confédération suisse dans son allocution en l’honneur du président chinois affirmait la chose suivante : « …La Suisse possède ainsi une longue tradition humanitaire qu’elle offre à la communauté internationale. Je constate avec satisfaction qu’en acceptant un dialogue sur les Droits de l’Homme, la Chine a voulu elle aussi faire usage de cette offre. Dans ce domaine, nos divergences, parfois importantes, portent sur les droits des minorités, telle que la population tibétaine, à vivre leurs propres cultures ou sur les droits civils et politiques des personnes; elles peuvent cependant être abordées dans la perspective de partenaires soucieux de réaliser au mieux les objectifs généraux que nous reconnaissons communément comme nécessaires. La Chine a ainsi récemment signé les deux pactes de l’ONU en matière de Droits de l’Homme. Je me réjouis de ce pas politique important, qui s’ajoute bien logiquement à cette responsabilité pleinement assumée que j’ai évoquée. La Chine doit continuer, dans ces prochaines années, à réaliser les travaux d’adaptation législative et structurelle nécessaires à la ratification de ces pactes. Monsieur le Président, soyez assuré que la Suisse souhaite vous accompagner dans ce processus ambitieux qui permettra à chacun de vos concitoyens de disposer de droits civils et politiques plus étendus. »63 La prise de position de Mme Dreifuss ainsi que les protestations organisées par la communauté tibétaine en Suisse en marge de la visite du président Jiang Zemin, ont donné lieu à un incident diplomatique entre les deux pays. En 2008, malgré la prise de position officielle de la Suisse concernant les émeutes de Lhasa et les violentes répressions qui les ont suivis, la position de la Suisse envers le respect des droits de l’homme en Chine et au Tibet devient plus circonstanciée:

63 Allocution prononcée par Madame Ruth Dreifuss, Présidente de la Confédération, en l’honneur du Président de la République Populaire de Chine, Monsieur Jiang Zemin, Berne, le 25 mars 1999. (https://www.admin.ch/ch/d/cf/referate/edi/99/990325-china-f.pdf)

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« Emeutes à Lhassa, Berne, 15.03.2008 - Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) condamne les actes de violence contre les manifestants au Tibet ayant fait des morts. Il rappelle l'importance capitale du respect des droits humains. La Suisse appelle les autorités chinoises à renoncer à tout recours démesuré à la force et à respecter les droits humains, notamment le droit à l'intégrité corporelle et le droit à la libre expression. Toutes les personnes détenues doivent être traitées en stricte conformité avec les normes internationales en matière de droits humains. Celles qui ont manifesté pacifiquement doivent être libérées sans délai. Afin d'améliorer la situation des droits humains au Tibet et d'ouvrir la possibilité d'un règlement durable et pacifique de la question tibétaine, le dialogue avec la communauté tibétaine est indispensable. »64 Toutefois, le 9 avril 2008, le porte-parole du conseil fédéral M. Oswald Sigg est très prudent et aux questions insistantes des journalistes de la RTS concernant la situation au Tibet, réaffirme de manière explicite l’attachement du Conseil Fédéral à la « politique d’une seule Chine ». (Journal télévisé, RTS 9 avril 2008). En 2009 le premier ministre Wen Jiabao arrive à Berne « …pour travailler « main dans la main » avec la Suisse face à la crise financière. ». En cette occasion, la Suisse veut à tout prix éviter les incidents de 1999 et la police met la Place Fédérale sous haute surveillance. 21 personnes ont été arrêtées et les habitants de la Place Fédérale avaient interdiction d’ouvrir leurs fenêtres et d’utiliser leurs balcons. Lors de cette rencontre, la conseillère fédérale responsable des affaires étrangères, Mme Micheline Calmy-Rey, affirme avoir abordé la question des droits de l’homme en Chine avec son homologue chinois, les tons sont toutefois beaucoup plus mitigés que dix ans auparavant. L’attention à ne pas heurter les sensibilités chinoises de la part de la Suisse se concrétisera avec l’entrée en vigueur le 1er juillet 2014 de l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine. A noter que, grâce à cet accord, la Suisse fait office de pionnier en Europe.65 A partir de ces différentes considérations et constats concernant l’évolution des rapports politique et commerciaux entre la Suisse et la Chine, nous pouvons faire l’hypothèse que les chiffres officiels fournis par les instances (OFS et SEM) n’étant pas totalement exhaustifs, la communauté d’origine tibétaine en Suisse saurait numériquement plus importante que l’on pourrait penser à la première lecture de ces données statistiques. D’ailleurs, Lobsang Sangay, actuel premier ministre (Kalon Tripa) de l’administration tibétaine en exil, affirmait en 2013, lors de l’une de ses visites en Suisse, que

64http://www.bafu.admin.ch/recht/00245/12705/index.html?lang=fr&msg-id=17833 65 http://www.ezv.admin.ch/dokumentation/04032/04620/index.html?lang=fr 135

les Tibétains présents dans ce pays seraient aujourd’hui plus de 5000. Sur la base des données à notre disposition et malgré les questions qui restent en suspens concernant leur caractère exhaustif, nous avons tenté de donner une idée quantitative de la présence des Tibétains en Suisse. Chaque année, depuis le début des années 1980 la Suisse a naturalisé un certain nombre de ressortissants tibétains. A noter qu’au total, entre 1981 et 2007 la Suisse à naturalisé 1512 Tibétains. Pour montrer la progression des naturalisations de Tibétains en Suisse, sur la base des données de l’Office Fédéral de la statistique (OFS), nous avons élaboré le tableau suivant :

TAB. 3 : Evolution des naturalisations entre 1981 et 2007. Origine 1981 1988 1993 1999 2007 Tibet 26 48 42 121 42

Sources : OFS/Su – f – 1.3.3.1.22 Acquisition de la nationalité suisse selon la nationalité antérieure par pays, de 1981 à 2007.

Comme nous l’avons déjà relevé, la Suisse a considéré statistiquement la présence tibétaine jusqu’au la moitié des années 2000, après la différence entre Tibétains et migrants provenant des autres régions de la République Populaire de Chine n’a plus été faite. Nous avons donc essayé d’élaborer un tableau à partir des statistiques du SEM à notre disposition pour montrer l’évolution des demandes d’asile provenant de Chine entre 2001 et 2014 :

TAB. 4 : Demandes d’asile entre 1986 et 2014 - requérants provenant de Chine Populaire Origine Chine

2001 2006 2009 2011 2012 2013 2014 154 477 365 696 808 675 380

Sources : SEM, Statistikdienst – Demandes-Nations-1986-2014.xlsx/03.01.2015/Demandes d’asile 1986 – 2014.

Pour réaliser le tableau 4, nous avons considéré les demandes d’asile provenant de Chine à partir de 2001 car, avant, le nombre de ces demandes était nettement inférieur. Ces données nous montrent une augmentation de ces demandes et à partir de 2013 le début d’une diminution. Par ailleurs, le tableau 5 nous montre l’effectif en procédure d’asile en 2010, ce qui nous permet d’avoir une idée des proportions pour chaque étape du processus :

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TAB. 5 : Effectif des personnes dans le processus d’asile 2010 Total personnes Livret N Livret F 2010 processus d’asile

Chine (Rép. Pop.) 1.175 305 870

OFM-SEM/Etat SYMIC du 31.12.2010 /Service de la statistique

Le tableau 6 nous montre le détail de la situation en 2014. A partir de ce tableau, nous pouvons observer que seulement une minorité des requérants d’asile provenant de Chine reçoivent le statut de réfugié et que la majorité de ces demandeurs d’asile doit faire avec un accueil provisoire :

TAB.6 : Effectif des personnes en processus d’asile en 2014 2014 Total cas Nouvelles Octroi de Rejet avec Rejet sans réglés demandes l’asile AP (Livret AP (Livret N) F)

Chine (Rép. 1.405 380 181 965 230 Pop.)

SEM/Etat SYMIC du 31.12.2014/Service de la statistique

A noter que le tableau 7 se réfère bien à la population tibétaine et nous avons pu le réaliser grâce à des données que le SEM nous a communiquées directement. Ces données ne nous disent toutefois pas combien de demandes d’asile au cours de la période 2008-2012 se sont soldées par une décision positive de la part des autorités suisses :

TAB. 7 – Situation des demandeurs d’asile d’origine tibétaine entre 2008 et 2012 2008 2009 2010 2011 2012

Permis N 144 197 280 265 567 Permis F 669 603 668 856 1.077

Sources SEM/ 2012 Par ailleurs, il faut noter que, de manière générale, la façon de relever les statistiques a changé en Suisse à la fin de 2013, les données ne sont donc pas directement comparables avec celles relevées les années précédentes. Malgré 137

ces limites, nous tenons à les présenter car elles peuvent nous donner une idée de la présence tibétaine en Suisse :

TAB. 8 - Total des Tibétains inscrit dans une démarche d’asile en Suisse Origine Tibet 2001 2006 2010 2012 2013

Procédures en cours 139 788 1.089 2.225 2.545 Nouvelles demandes 124 444 296 730 440

Sources: BFM Statistikdienst/Asyl-Übersicht-Jahre-Tibet-d/25.08.2014

En définitive, ces tableaux confirment une importante augmentation, depuis 2000 à nos jours, des demandes d’asile provenant des Tibétains. Ils montrent aussi une diminution de ces demandes entre 2013 et 2014, ce qui pourrait être un signe tangible d’évolution de la politique suisse envers les Tibétains, en lien avec les accords commerciaux signés avec la Chine. Selon la « Demographic Survey of Tibetans in exil » réalisée par l’administration tibétaine en 2009 concernant la présence des Tibétains en Europe et en Amérique du Nord, il apparait aussi que, concernant la Suisse, les données montrent une présence de personnes d’origine tibétaine bien inférieure à la réalité. Dans ce cas, cette situation est probablement explicable par le fait que les auteurs de ce sondage se basent sur les données statistiques des pays concernées pour établir leurs propres statistiques:

TAB. 9 : Présence des Tibétains en Europe et en Amérique du nord Pays Total

Europe 5.633 Belgique 863 Angleterre 501 France 486 Suisse 2.830 Amérique du Nord 11.112 Etats Unis 9.135 Canada 1.977

(Sources/CTA, 2009 : 60)

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En définitive, en croisant ces différentes données, les personnes d’origine tibétaine en Suisse résidentes ou en demande d’asile aujourd’hui, seraient entre 4000 et 4500. A partir de ces constats ainsi que de nos contacts avec la population tibétaine en Suisse, notre réflexion évolue entre plusieurs aspects de notre problématique de recherche. La première dimension concerne le constat que les personnes issues de trois différents flux migratoires se côtoient aujourd’hui en Suisse. Tout d’abord les Tibétains arrivés en Suisse dans les années 1960-1970 et les générations suivantes qui sont nées et qui ont grandi en Suisse. Deuxièmement, les Tibétains qui quittent directement le Tibet et, en passant essentiellement par le Népal atteignent la Suisse. Troisièmement, un sous-groupe de ces nouveaux migrants constitués de jeunes Tibétains qui, après être nés en exil ou avoir passé la plus grande partie de leur vie en Inde ou au Népal, décident de partir vers l’Occident. Pour les deux derniers groupes, la Suisse est choisie principalement comme destination car une communauté tibétaine relativement importante est déjà présente sur place et parce que les migrants partagent la représentation que la Suisse est un pays ami, accueillant et acquis depuis longtemps à la cause tibétaine. Ce crédo, nous avons pu le constater très nettement lorsque nous avons réalisé nos observations au Népal en 2011. Dans un monde globalisé caractérisé par des mouvements de populations importants et par le développement de la communication digitale, en Suisse se côtoient aujourd’hui donc les représentants de ces différents mouvements migratoires et nous émettons l’hypothèse que cela participe à une remise en question identitaire importante pour les uns comme pour les autres. Dans ce processus, et malgré les différences constatées, ce qui nous intéresse est le mécanisme qui permet l’affirmation de l’existence d’une identité commune, qui est généralement célébrée aussi bien par les instances officielles en exil, que par les réfugiés eux- mêmes. Car nous avons constaté que, malgré ces différences liées à des étapes migratoires bien distinctes, le réseau communautaire est extrêmement présent, actif et organisé. Par exemple dès leur arrivée, les nouveaux réfugiés entrent rapidement en contact avec ceux qui sont déjà installés et, notamment à Genève, ils sont rapidement invités à participer aux activités de l’Association des Tibétains de Suisse.

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La Communauté Tibétaine de Suisse et du Liechtenstein (TCSL) a été créé en 1973 suite au constat de l’évolution de la situation politique au Tibet, et grâce à l’élan de la part des Tibétains en exil pour la préservation de leur identité et de leur culture. La TCSL est partagée en 20 sections régionales (dont une à Genève qui regroupe environ 100-150 adhérents). Elle travaille en stricte collaboration avec le Tibet Office qui représentait le Gouvernement tibétain en exil et qui représente aujourd’hui l’Administration Tibétaine en Exil en Suisse. Les objectifs principaux de cette organisation sont : le maintien de l’unité entre les Tibétains, la promotion de la cause tibétaine, l’intensification des relations publiques, la poursuite du processus de démocratisation dans la communauté en exil, la préservation et la promotion de l’héritage culturel tibétain en Suisse. A partir de cette communauté deux associations ont notamment vu le jour : l’association folklorique tibétaine, ainsi que l’association des Ecoles tibétaines, qui gère sept classes régionales pour l’enseignement de la langue Tibétaine, qui se situent principalement en Suisse Alémanique. (www.tibetswiss.ch/History, 2014)

De quoi est donc faite cette « cohésion communautaire » dont parle déjà Marazzi dans les années 1970 et comment se construit-elle ? Nous avons en effet pu constater auprès des Tibétains que nous avons rencontrés en Suisse qu’elle est toujours présente et que le système d’échanges qui la caractérise aussi bien pour ce qui concerne les communications que les biens économiques et culturels, fonctionne bien sur des bases transnationales.

5e- Considérations générales La Convention de Genève sur les réfugiés, élaborée après la Deuxième Guerre mondiale, décrète qu’est considérée comme refugié toute personne qui : « …craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. » (UNHCR, 1951 : 16) La Suisse y adhère en 1955. En 1967, la Suisse signe le protocole additionnel à la Convention sur les réfugiés de l’ONU, qui prévoit l’élargissement des dispositions de la convention à tous les réfugiés du monde. Pour rappel, il faut noter que ni le Népal ni l’Inde n’ont jamais signé la convention de Genève sur les réfugiés. L’Organisation Suisse d’aide aux réfugiés, OSAR, estime que la politique Suisse en matière d’asile se partage en trois périodes distinctes, chacune

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caractérisée à la fois par des politiques et des attitudes différentes envers les réfugiés66: La première de ces périodes, de 1936 à 1975, est caractérisée par « une admission libre et généreuse des réfugiés ». C’est pendant cette période que les Tibétains ont été accueillis de manière très ouverte à la fois par le monde politique que par la population suisse. La deuxième période est caractérisée, toujours selon l’OSAR, par le début de la « ronde des révisions » de la loi sur l’asile, notamment en 1980, où, suite à une augmentation rapide des demandes d’asile, « une série de débats controversés » entraine une première révision de la loi sur l’asile en 1983 et une deuxième en 1986. A noter qu’au début des années 1990 se signale les premiers incidents envers les centres d’accueil des réfugiés. La troisième période est caractérisée par « un vent contraire qui souffle sur la protection des réfugiés », cette période est en effet marquée par un durcissement des conditions d’octroi du statut de réfugié aux demandeurs d’asile. Plusieurs votations populaires acceptent les révisions successives de la loi sur l’asile qui proposent chaque fois des durcissements graduels de la politique envers les réfugiés, notamment en 2006, avec la suppression de l’aide d’urgence pour les demandeurs d’asile déboutés, ainsi qu’en 2012 avec la suppression de la possibilité de demander l’asile auprès des ambassades suisses de par le monde. Parallèlement à cette évolution légale, nous constatons une fermeture de plus en plus évidente de la population envers les demandeurs d’asile, qui se concrétise dans les votations populaires par une acceptation systématique des propositions des partis et mouvements d’extrême droite qui prônent une fermeture du pays envers les demandeurs d’asile et plus généralement envers toute migration vers la Suisse. Les organisations d’aide aux réfugiés se mobilisant de plus en plus pour proposer des politiques alternatives. Elles sont aussi sollicitées de manière importante pour faire face aux abus qu’une politique de fermeture de ce type entraine. Comme d’autres pays européens aujourd’hui, la Suisse se ferme à l’ Autre en mouvement perçu comme divers, dangereux et plus généralement menaçant, à la fois pour des questions économiques, mais aussi politiques et identitaires, car : « A notre aveuglement, lorsque nous concevons les légitimités citoyennes comme liées à la sédentarité, s’ajoute notre incapacité à conjuguer les temps sociaux : l’éphémère, le passager, l’étape, rapide ou même lente, n’entrent pas dans le schéma spatio-temporel qui construit nos configurations étatiques nationales. « Être ici depuis longtemps » est la clef de la légitimité identitaire. Etre « d’ici et de là-bas et de l’entre-deux, de temps à autre », désigne le « pérégrinant », le vagabond, l’errant, et ne permet aucune consistance sociale locale, a-t-on longtemps cru. » (A. Tarrius, L. Missaoui, F. Qacha, 2013 : 181)

66 https://www.osar.ch/a-notre-sujet/histoire.html 141

Et manifestement en Suisse aujourd’hui, on le croit encore. Pourtant comme le dit Monsutti : « La mobilité des groupes humains n’est en aucune manière une caractéristique récente qui aurait succédé à un monde occupé par des ensembles socioculturels homogènes et séparés les uns des autres. Dès ses débuts, l’histoire humaine est faite de migrations.» (A. Monsutti, 2004 : 28) Ce durcissement de la politique d’asile en Suisse ne pouvait qu’affecter aussi les demandeurs d’asile tibétains. Si nous considérons ce chapitre concernant spécifiquement l’accueil des réfugiés tibétains en Suisse, nous pouvons faire rapidement l’hypothèse que la politique de l’asile envers cette communauté est bel et bien en train de changer. Nous n’avons pas encore suffisamment de recul temporel pour pouvoir l’affirmer avec certitude, mais entre 2011 (début de notre travail), et 2015, nous constatons déjà une évolution des demandes d’asile provenant des Tibétains. Notre recherche se situe à un moment charnière de l’évolution de la migration tibétaine vers la Suisse. Après la forte augmentation des demandes d’asile entre 2010 et 2013, suite à la politique restrictive des autorités suisses, ces demandes sont en diminution en 2014. La situation des Tibétains s’insère, nous l’avons vu précédemment, dans la dynamique plus large des migrations internationales du Sud vers le Nord et implique aujourd’hui, pour l’ensemble des pays d’Europe, entre autre la peur des changements sociaux que l’accueil de ces migrants engendre. Cette situation est confirmée aussi par les propos de Castles quand, dans son analyse des migrations internationales, il affirme: «Immigration and settlement thus took place in a situation of rapid change, uncertainty and insecurity for host populations. Immigrants became the visible symbol of globalisation – and were therefore often blamed for threatening and incomprehensible changes. » (S. Castles, 2007:11) Ainsi que l’attraction des relations commerciales avec la Chine, ces deux éléments ne sont pas étrangers à l’évolution spécifique de la politique de l’asile suisse envers les Tibétains. Aujourd’hui, aucun Etat ne veut renoncer aux opportunités qu’offre un accord d’échanges commerciaux avec la Chine : la Suisse fait partie de ces Etats. Pour cette raison, bien que, sur la totalité des demandes d’asile en Suisse, les Tibétains ne représentent qu’un tout petit nombre, et malgré aussi la qualité de l’accueil envers les Tibétains dont la Suisse a fait preuve dans le passé, rares sont ceux qui obtiennent aujourd’hui plus qu’un permis d’accueil provisoire (permis F). Cette évolution n’est par ailleurs pas une prérogative de la Suisse. En juillet 2014, une analyse de la situation de l’asile pour les Tibétains en Europe réalisé par Phuntso Yangchen dans le cadre de

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Phayul,67 montre que de nouvelles difficultés attendent les Tibétains qui arrivent en Europe pour faire reconnaitre leur statut de réfugié politique: “Tibetan members of parliament from Europe, Wangpo Tethong and Thupten Wangchen, have expressed concerns over the obstacles faced by Tibetans seeking asylum in European Countries, especially Switzerland and Belgium, urging them to understand the refugee law of the respective country before making their journey.

«The highest administrative court in Switzerland has revised its legal position regarding Tibetan asylum seekers and has issued a final ruling that is of greatest significance for all pending cases,” Wangpo told Phayul. “Tibetan who did not have any identity papers and whose linguistic analysis show that he had been raised outside of Tibet, will be recognized as a refugee based on the 1951 Convention on the Status of Refugees.” Wangpo said that many Tibetans from India and Nepal have managed to get recognized as refugees and therefore were granted asylum or at least obtained a right to stay legally in Switzerland. “This has changed now because Tibetans, who were previously living in India or Nepal before coming to Switzerland and applied for asylum in Switzerland, do not technically fulfil the criteria of a refugee (in the eyes of Swiss law.)” The court, on May 20, rejected the asylum application of a Tibetan who failed to produce a valid identity proof of his origin as Tibet. (…) Thubten Wangchen said he accompanied Ngodup Dorjee, the Representative of His Holiness the Dalai Lama to Europe, to meetings with Belgian officials with an appeal to help the Tibetans. “However, I think this situation will not change for quite some time and it is useless to hope for change also. Tibetans in France are also facing the same problem and some say that it will get worse,” said Wangchen. Based on these rulings in Belgium and in Switzerland, a rising number of Tibetan applicants are not even provided with a preliminary residential permit, according to the two MPs. “This results in the deprivation of their legal titles and consequently in the status of “Sans Papiers”, cutting them off from the welfare system and excluding them from the job market, hence being stuck in Europe without any prospect to improve their lives,” said Wangchen.

“It seems that there is a pattern in European Asylum law emerging and that all Tibetan asylum seekers in Europe will be affected by these rulings, even though every case must be judged individually,” added Wangpo. » (P.Yangchen, www.Phayul.com, 2014) En effet, comme nous l’avons relevé précédemment, la politique d’asile en Suisse, comme dans d’autres pays d’Europe, a subi ces dernières années différentes modifications qui ont mené à un durcissement des conditions

67 Phayul est un des sites d’information internet des plus importants pour la communauté tibétaine en exil : à voir http://www.phayul.com/ 143

d’accueil des demandeurs d’asile en général et en conséquence aussi de l’accueil des Tibétains. Une des dernières modifications relève d’une décision du tribunal administratif fédéral du 20 mai 2014 concernant le cas d’un demandeur d’asile d’origine tibétaine qui, après l’analyse de ses compétences linguistiques et géographiques, montre ne pas pouvoir prouver de manière certaine « ses origines chinoises ». Les autorités suisses ont donc décidé de refuser sa demande d’asile. C’est à cette décision que le contenu de la citation que nous avons rapporté parue sur le site d’information tibétain « Phayul », se réfère. Cette décision des autorités suisses qui fait office de jurisprudence, introduit de facto une différence dans le traitement des demandeurs d’asile « d’ethnie tibétaine » qui peuvent démontrer, documents à la main, qu’ils arrivent directement de Chine et ceux qui ne le peuvent pas car ils sont nés ou ils ont vécu une bonne partie de leur vie en Inde ou au Népal. En conséquence, cette nouvelle donne implique la reconnaissance du statut de réfugié uniquement pour ces demandeurs d’asile qui peuvent prouver leur origine chinoise68. Pour les autres, une analyse de leur situation est possible mais, il est tenu compte du statut réel de ces requérants en Inde ou au Népal ainsi que de leur possibilités de séjourner légalement dans ces pays. Pourtant la Suisse dans son analyse reconnait que la situation pour les réfugiés tibétains en particulier au Népal est compliquée et

68 « Asile et renvoi. Citoyenneté des personnes d'ethnie tibétaine. Acquisition de la citoyenneté et possibilité de séjour légal au Népal et en Inde. Actualisation et précision de la JICRA 2005 no 1. Art. 3, art. 7 et art. 31a al. 1 let. c LAsi. 1. Situation des Tibétains en exil au Népal (consid. 5.6) et en Inde (consid. 5.7), plus particulièrement en lien avec l'acquisition de la citoyenneté de ces pays et la possibilité d'y séjourner légalement. 2. Marche à suivre pour les demandes de personnes d'ethnie tibétaine, dont les déclarations sur leur prétendue socialisation en Chine sont invraisemblables. Il est tenu compte de la citoyenneté et de la possibilité de séjourner légalement au Népal et en Inde des requérants (consid. 5.8). 3. Précision de la JICRA 2005 no 1 consid. 4.3 : pour les personnes d'ethnie tibétaine qui dissimulent leur véritable lieu de provenance, il faut retenir l'absence de motifs pertinents sous l'angle de la qualité de réfugié et du renvoi qui les empêcheraient de retourner dans l'Etat où elles ont séjourné auparavant (consid. 5.10). 4. Les Tibétains disposant de la citoyenneté chinoise peuvent au moins faire valoir à l'égard de la Chine des motifs subjectifs survenus après la fuite et possèdent la qualité de réfugié (cf. ATAF 2009/29). En conséquence, le renvoi en Chine est exclu pour tous les Tibétains en exil, du fait des menaces de persécution auxquelles ils pourraient y être exposés (consid. 5.11). 5. La violation du devoir de collaborer (dissimulation du véritable lieu de provenance) empêche l'examen de la possibilité de retour dans un Etat tiers au sens de l'art. 31a al. 1 let. c LAsi. Les requérants d’asile concernés doivent assumer les conséquences de la violation de leur devoir de collaborer si les autorités en matière d'asile concluent que rien ne s'oppose à leur retour dans l'Etat où ils ont séjourné auparavant (consid. 6). » (Asyl und Wegweisung – Droit National- Auszug aus dem Urteil der Abteilung V i.S. gegen Bundesamt für Migration E-2981/2012 vom 20. Mai 2014 : : 192)

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que l’accessibilité à une réelle citoyenneté, basée notamment sur l’acquisition de la nationalité népalaise n’est pas chose aisée. (Annexe 3). Du moment que la Suisse considère clairement que : « …le renvoi en Chine est exclu pour tous les Tibétains en exil, du fait des menaces de persécution auxquelles ils pourraient y être exposés (consid. 5.11). » (Asyl und Wegweisung – Droit National- Auszug aus dem Urteil der Abteilung V i.S. gegen Bundesamt für Migration E-2981/2012 vom 20. Mai 2014 : 192) Et, malgré les difficultés que le tribunal administratif relève, le retour au Népal peut être envisagé pour les Tibétains qui, en cachant certains éléments de leur histoire, « refusent de collaborer » avec les autorités en matière d’asile. Les Tibétains qui arrivent aujourd’hui en Suisse se revendiquent d’un pays qui de fait n’est pas reconnu, d’une nationalité qui n’existe plus pour les autres Etats, et contrairement à ce qu’Hanna Arendt affirmait en parlant de la situation des réfugiés juifs pendant la 2ème guerre mondiale: « Quoi que nous fassions, quoi que nous feignons d’être, nous ne révélons rien d’autre que notre désir absurde d’être autres, de ne pas être juifs. Toutes nos actions sont dirigées vers l’obtention de ce but : nous ne voulons pas être des réfugiés parce que nous ne voulons pas être juifs ; et si nous prétendons être de langue anglaise, c’est parce que les immigrants de langue allemande de ces dernières années sont marqués du signe de « juifs ». » (H. Arendt, 1943/2013 : 13) Les Tibétains continuent à revendiquer le statut de réfugié. En effet, nous l’avons vu en détail dans les chapitres précédents, pendant des années avoir un statut de réfugié a permis aux Tibétains en exil de revendiquer l’appartenance à une identité précise. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le Dalai Lama pendant de longues années a demandé aux Tibétains en exil de ne pas acquérir la nationalité des pays d’accueil, mais de garder leur statut de réfugié. Aujourd’hui en Suisse, la situation change et il ne suffit plus de dire que l’on est « Tibétain » pour être bien accueilli et intégrer le statut de réfugié politique. Comme pour les autres demandeurs d’asile il faut quelque part « mériter » ce statut qui est difficilement octroyé. Pour ce qui concerne les Tibétains, il faut donc venir directement de Chine et avoir les papiers d’identité qui le prouvent, chose, que nous le verrons par la suite n’est pas toujours aisée ; ou alors savoir bien mentir, et là aussi, nous verrons que cela non plus n’est pas facile pour tout le monde.

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« Si je devais l’exprimer en quelques mots, mon cher Monsieur, je dirais que notre doctrine principale est la modération. Nous inculquons la qualité d’éviter les excès de toute sortes, y compris, si vous voulez bien excuser le paradoxe, l’excès de vertu. Dans la vallée que vous avez vue et où plusieurs milliers d’habitants vivent sous notre domination spirituelle, nous avons remarqué que ce principe amène un degré considérable de bonheur. Nous gouvernons avec une sévérité modérée et, en retour, nous sommes gratifiés d’une obéissance modérée. Et je crois pouvoir prétendre que nos gens sont modérément sobres, modérément chastes et modérément honnêtes. »

James Hilton – « Horizon perdu » (1933/2013 :81)

6. Analyses des entretiens réalisés auprès de Tibétains récemment arrivés en Suisse

Nous avons voulu interviewer un certain nombre de Tibétains récemment arrivés en Suisse, pour essayer de comprendre à la fois leurs parcours de migration, les raisons qui les poussent à ce choix, ainsi que leurs représentations de ce que l’être tibétain aujourd’hui signifie pour eux. Dès le début, nous avons pu constater que la situation d’entretien n’était pas usuelle pour la grande majorité de ces personnes et que, même si elles savaient qu’elles pouvaient nous faire confiance, car leur recrutement avait été fait à travers l’Association des Tibétains de Genève, une certaine méfiance restait bien présente. Nous avons enregistré les entretiens. Cet aspect ne semble pas avoir posé beaucoup de problèmes, aucune des personnes interviewées n’ayant exprimé un quelconque désaccord à cette requête. Nous avons garanti à nos sujets un respect total de la confidentialité et de l’anonymat. Cette mesure ne semblait pas avoir beaucoup de sens pour la majorité d’entre eux. Nous avons en effet constaté à plusieurs reprises qu’ils n’étaient pas inquiets de nous donner leurs noms. En effet, nous pensons que souvent les noms qu’ils nous donnaient étaient faux, car nous avons pu constater chez certains sujets que nous avons côtoyés en d’autres occasions que celles de l’entretien, qu’ils ne portaient pas le même nom. Cela ne signifiait pas pour autant qu’ils relativisaient leur nom et qu’ils pouvaient en changer avec facilité, mais probablement par crainte, ils préféraient garder avec nous le nom qu’ils avaient utilisés lorsqu’ils se sont présentés aux autorités pour la demande d’asile. Cela nous interroge en termes d’identité personnelle, car le nom est un élément d’importance majeure pour la construction de l’identité, et en particulier pour l’affirmation de l’identité personnelle. De Gaulejac souligne la chose suivante:

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« …L'individu est désigné par un ensemble d'attributs sociaux et juridiques qui lui assignent une place dans l'ordre généalogique et dans l'ordre social. Son existence sociale est liée à une inscription dans un livret de famille qui lui confère un nom, un ou des prénoms, une place au croisement de deux lignées paternelle et maternelle, et dans une fratrie. » (2002 :175) Nous constatons que, pour les Tibétains, comme d’autres requérants d’asile, le nom69 comme élément identitaire établi une fois pour toutes, substance identitaire individuelle fondamentale, peut être manipulé en fonction des nécessités. A titre d’exemple, nous nous référons au travail d’Alexis Bassole qui dans son analyse sur les migrants d’Afrique de l’Ouest en Suisse, affirme : « Dans la tactique de la piste erronée les marqueurs sont : les faits fictifs, les résidences multiples, les nationalités usurpées. Les informateurs sont conscients de l’inexistence de preuves dont les agents fédéraux et les agents cantonaux peuvent se procurer au cours de leurs investigations pour statuer formellement sur leur cas. En somme, conscients qu’ils ne remplissent pas les conditions donnant droit au statut de réfugié, les discours erronés produits par les informateurs sont entre autres les moyens dont ils disposent pour anéantir la volonté de reconstruction de leur histoire de vie individuelle et personnelle. » (A. Bassole, 2011:190) Toutefois nous avons remarqué qu’à la fin des démarches administratives quand ils peuvent enfin récupérer leur nom, c’est une des premières démarches qu’ils entreprennent. Car, pour les Tibétains le nom revêt une importance particulière. Il peut en effet se révéler comme un marqueur fondamental de leurs origines, c’est donc un aspect qui leur permet d’être reconnus à l’intérieur de la communauté. Voici ce que Jennet Gyatso et Katia Buffetrille (2002 : 363) affirment concernant l’utilisation des noms au Tibet : « Les Tibétains n’emploient pas ce que nous appelons un nom de famille ; ils sont souvent connus uniquement par leur « prénom » (souvent deux prénoms sont utilisés). Dans la plupart des cas, ces derniers reflètent des valeurs religieuses (…). Mais ils peuvent aussi porter le nom de leur jour de naissance (…). Il arrive aussi que l’on donne en cas de maladie, un nom péjoratif dans le but de fuir les mauvais esprits (…).Le nom de la maisonnée, du domaine, ou celui du clan, est parfois ajouté avant ce que nous considérons être le prénom. D’autres fois, ce sera le nom du village, de la région ou même celui de l’occupation professionnelle. Quant aux nomades, le nom de la tribu s’ajoute avant le nom personnel. (…) Ainsi, un auteur peut signer indifféremment de l’un de ses noms, ce qui explique pourquoi il est parfois difficile de déterminer l’identité d’une personne mentionnée dans une œuvre littéraire. » Si le nom pour les Tibétains peut être multiple, il ne change pourtant pas avec facilité, d’où la souffrance chez certains des sujets que nous avons rencontrés à ne pas pouvoir utiliser leur nom d’origine.

69 147

Nous avons donc rencontré vingt-six Tibétains et Tibétaines arrivés récemment en Suisse70 avec une moyenne d’âge de 33 ans (médiane : 34 ans, âge min. 20 ans, âge max. 49 ans), dont dix femmes et seize hommes. Nous leurs avons soumis une grille de questions qui s’orientait autour des axes principaux suivants : a) Les représentations de la vie au Tibet et le départ, b) Les parcours migratoires : différents chemins entre le Tibet et la Suisse, c) Le passage par le Népal : la vie au Népal, ou en Inde pour certains, d) La décision de venir en Suisse et l’organisation du voyage, e) La rencontre avec la Suisse et la vie dans ce pays, f) Les contacts et les activités communautaires, g) La pratique de la religion, h) Les perspectives personnelles. Comme indiqué dans l’introduction de notre travail, les entretiens se sont déroulés en tibétain avec traduction simultanée anglaise, ou directement en anglais en sachant que la langue anglaise n’était la langue maternelle ni de l’interviewer ni des interviewés. Les entretiens ont ensuite été soumis à une double traduction grâce à la contribution de deux différents traducteurs (tibétain - anglais/tibétain - français), pour confirmer la pertinence de la première compréhension des propos de nos sujets. Vu la relative multitude de manipulations qui a été nécessaire pour arriver à une transcription utilisable pour l’analyse, nous avons soumis ces entretiens à une simple analyse thématique catégorielle, ce qui nous a permis de dégager les représentations les plus importantes que ces migrants se font d’eux-mêmes, de leur choix et de la relation qu’ils entretiennent à la fois avec leur pays d’origine et avec les différents lieux qu’ils ont investis en cours de route jusqu’à leur arrivée en Suisse. La retranscription des entretiens a été réalisée avec toute l’attention possible pour être le plus proche possible des propos de nos sujets. Sur la base de nos observations, nous avons aussi décrit quelque évènement auquel nous avons assisté pendant la réalisation de notre thèse. Grâces aux contacts privilégiés que nous avons entretenus avec quelques-uns de nos sujets, nous avons pu approfondir quelques parcours personnels qui permettent de mieux illustrer certains des propos contenus dans les analyses des entretiens.

70Voir chapitre 2 de ce travail pour plus de précisions.

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6a- Le départ du Tibet

Lorsqu’ils évoquent la vie au Tibet, l’argumentation des personnes que nous avons interviewées se réfèrent à des repères différenciés. Tout d’abord, ils évoquent la famille qui est restée là-bas et ensuite les difficultés de la vie quotidienne pour ceux qui restent, cette évocation leur sert aussi pour argumenter et corroborer les raisons de leur propre départ. Dachen, homme de 49 ans originaire du Kham (D.E : 1/6), raconte que dans les villes les conditions de vie sont peut-être plus faciles qu’à la campagne, les gens ont l’électricité et peut-être possèdent aussi des passeports, mais dans les villages cela n’est pas le cas. Beaucoup de villages restent très isolés et il n’y a pas de transports publics. Toujours selon Dachen « Il n’y a pas de liberté de religion, même dans les monastères, les moines doivent signer des papiers où ils déclarent qu’ils refusent de respecter le Dalai Lama ». Dans son village, il y a environ cent familles et aucune école. Lorsque il y a des contrôles, les autorités locales prennent les jeunes du village de force, les mettent dans un camion et les transportent dans une autre ville dans une petite école. Ensuite, ils prennent des photos et avec celles-ci ils justifient l’existence d’écoles pour les Tibétains face à l’opinion publique chinoise et occidentale. « Les Chinois disent que nous sommes tous pareils, mais ce n’est pas vrai et vous, les Occidentaux, vous croyez à ce qu’ils disent. Dans mon village, nous n’avons même pas le droit de pêcher. » C’est aussi ce que nous confie Jampa, jeune homme de 24 ans originaire du U- Tzang (D.E : 28/31): « Je suis né au Tibet, ma mère et une sœur vivent toujours là- bas. Ma sœur est plus âgée, elle est mariée et elle a une petite fille. Mes parents m’ont toujours parlé de ce que les Chinois ont fait. Nous pouvons voir d’ailleurs. Si vous comparez un Chinois et un Tibétain au Tibet, le Chinois est toujours plus riche que le Tibétain. Si par exemple un Tibétain travaille dans un restaurant son salaire sera inférieur de celui du Chinois. » De manière générale, comme Dachen et Jampa, nos sujets décrivent la vie au Tibet comme possible, mais extrêmement difficile. Le fait d’y vivre en tant que Tibétains, les contrôles et les tracasseries administratives, exercés sur la vie quotidienne des individus, paraissent comme une réalité constante, créant un ensemble de sentiment de frustration, d’exaspération, parfois de peur, souvent de malaise, malgré certains progrès que les Chinois ont pu amener: « Il serait faux de ne pas reconnaître la modernisation entreprise au Tibet sous l’occupation chinoise ; mais on ne peut séparer cette modernisation de ses aspects négatifs et du prix qu’elle a coûté et coûte encore dans tous les domaines : souffrances humaines, destructions écologiques, artistiques, etc. » (K. Buffetrille, 2002 : 356) Le manque d’opportunités professionnelles et les difficultés d’accès à des formations supérieures sont aussi des argumentations qui reviennent de manière constante pour justifier le fait de quitter le Tibet. C’est par exemple le cas de Lhak-pa, jeune fille de 20 ans (D.E : 96/99) : « A part l’agriculture ou 149

l’élevage, il n’y avait pas d’autres possibilités de travail. Il n’y avait pas beaucoup d’écoles et pas d’opportunités de poursuivre une formation. » C’est aussi le cas de Lobsang, homme de 36 ans (D.E : 43/45), qui parle de sa famille restée au Tibet et se réfère en particulier aux perspectives de formation pour ses enfants, il raconte: son fils va dans une école chinoise; dans ce type d’école, il faut payer, donc y aller ou non dépend des conditions financières de la famille. Dans ces écoles, on étudie aussi le tibétain, mais ce n’est pas obligatoire, c’est une matière optionnelle. L’accès aux écoles supérieures et en particulier l’accès à la formation en tibétain est souvent évoqué comme un réel problème pour les habitants d’ethnie tibétaine. Le niveau de connaissance du chinois exigé pour pouvoir y accéder s’avère notamment très élevé et seulement une minorité de Tibétains semble y être acceptée. Les occasions pour pratiquer la langue chinoise semblent par ailleurs moins fréquentes que ce que l’on pourrait imaginer, malgré le fait que le chinois est la langue principale enseignée dans les écoles secondaires. Pour mieux comprendre cette situation, tout en respectant les propos tenus pas nos interlocuteur, et avoir un regard plus objectif sur ces représentations, nous nous référons aux propos de Françoise Robin, spécialiste de la littérature tibétaine dont les propos nous permettent de mieux saisir la réalité de cette situation : « On lit souvent dans les publications pro-tibétaines que le tibétain n’est pas enseigné en Chine et que la langue tibétaine est menacée. Il est exact que le tibétain est peu valorisé dans l’espace public et qu’il est en concurrence inégale avec l’omniprésente langue chinoise. Toutefois, il est faux de prétendre que les Tibétains auraient une interdiction d’apprendre leur langue à l’école ou que nulle possibilité ne leur serait offerte. En effet, les politiques d’enseignement ne sont pas uniformes d’une zone administrative à l’autre, elles ont varié en plusieurs décennies et les politiques les plus hostiles côtoient les plus favorables. Si le contexte politique et économique ne prête pas à l’optimisme, les développements technologiques permettent de garder espoir pour l’avenir du tibétain. Actuellement, en Région autonome du Tibet (RAT), où vit la moitié de la population tibétaine, le tibétain est la langue d’enseignement primaire – à condition que le personnel enseignant soit tibétain, ce qui n’est pas toujours le cas. Toutefois, à partir du collège, les cours sont assurés en chinois, sauf pour les cours en langue tibétaine qui constituent une simple option, en concurrence avec l’anglais. De plus, deux mille enfants environ sortant du primaire sont envoyés tous les ans pour une durée de quatre à huit ans en divers points de Chine pour y suivre une scolarité spécialisée.» (F. Robin, 2011 : 139) Nous retrouvons dans ces propos certains éléments évoqués par nos sujets, Françoise Robin nous décrit la situation dans la Région Autonome du Tibet et nous dit aussi que pour les autres régions où la langue tibétaine est majoritaire la situation est « moins sombre », même si elle montre que les décisions en matière d’utilisation de la langue tibétaine dans l’enseignement, ces dernières années, tendent à la minoriser :

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« En résumé, la forte concurrance du chinois (et de l’anglais) fait peser une pression lourde sur le tibétain. Si certaines régions ont développé un enseignement complet en langue tibétaine, la majorité des jeunes doit passer au chinois dès l’entrée au collège. » (F. Robin, 2011 : 144) En partant des considérations de Robin sur les politiques de l’enseignement, il est possible de faire l’hypothèse que, dans les régions de Chine où résident les Tibétains, se manifeste le même manque d’uniformité dans tous les aspects qui concernent la vie des Tibétains comme dans l’accès à l’éducation. Ce manque d’homogénéité s’étend probablement aux autres décisions qui sont prises à niveau local concernant les Tibétains, par exemple en ce qui concerne le niveau de répression à appliquer pour les actes de protestation, etc. L’existence de ce type de nuances parait en tout cas fortement à travers l’analyse de nos entretiens. Si le manque de perspective d’évolution à la fois éducative ou professionnelle, pour soi-même ou pour ses propres enfants, est souvent évoqué par nos sujets, les questions économiques sont rarement considérées comme étant une raison suffisantes à justifier le départ du Tibet. C’est par exemple le cas de Lobsang, homme de 36 ans originaire du Kham (D.E : 43/45) qui raconte qu’avec sa famille d’agriculteurs-éleveurs, il cultivait les champs et avait beaucoup d’animaux, comme des yaks, des drii, des chèvres et aussi des chevaux. Ils produisaient du lait et du beurre. Lobsang faisait aussi du business avec une plante médicinale : le Yarsagumba.71D’un point de vue économique, sa vie était plutôt réussie. Suite à son refus de signer une charte contre le Dalai Lama, exigée par un nouveau responsable local qui venait de s’installer, il a décidé de s’enfuir. Pour avoir suffisamment d’argent pour pouvoir partir, il a dû vendre une partie de ses bêtes. L’entretien réalisé avec Nyima, homme de 26 ans, originaire de Lhasa (D.E, 83/86) montre des analogies avec les propos précédents bien que son départ soit advenu dans sa petite enfance : « Je viens de Lhasa. Nous avons un commerce, une sorte d’appart-hôtel, nous louons des chambres et au rez-de-chaussée nous avons un restaurant. J’adore cuisiner, mais je ne suis pas un très bon cuisinier, ma mère cuisine très bien. J’ai un plus jeune frère de 18 ans et une plus jeune sœur, de 17 ans. Les deux vivent au Tibet. Ils ont eu plus de chance que moi, car les deux peuvent faire des études. Moi je n’ai pas

71 Le Yarsagumba pousse pendant deux mois par année et le nom scientifique est Cordyceps Sinensis il s’agit d’un champignon qui se fixe sur une chenille, cette combinaison aurait un effet sur l’énergie des humains, ainsi que pour soigner certaines maladies. Toutefois, scientifiquement aujourd’hui il est encore difficile de dire quels sont ses réels pouvoirs; les gens qui l’utilisent disent se sentir bien après l’avoir utilisé. Les Chinois en particulier, avec leur riche pharmacopée, sont aujourd’hui très demandeurs de ce champignon chenille et son prix ne cesse d’augmenter : il peut aller jusqu’à 10.000 dollars le kilo. Les Tibétains l’utilisent depuis des temps ancestraux, il est appelé aussi le Viagra de l’Himalaya à cause de ses pouvoir aphrodisiaques. Au printemps, au moment de la cueillette, au Tibet et au Népal les villages se vident pour partir dans les hauteurs le chercher, car il pousse au-dessus des 4000 mètres d’altitude. 151

eu cette chance, mon cerveau est vide. Je suis arrivé en Inde quand j’avais deux ans, avec ma mère et, après, elle est retournée en arrière, car elle avait des biens et des propriétés au Tibet. Je ne connais pas très bien le système, mais au Tibet ils ne parlent pas tibétain à l’école, ils parlent chinois. Ils veulent changer les Tibétains en Chinois, c’est difficile ! Au Tibet les personnes qui aiment vraiment la culture tibétaine, parfois ils font des classes dans leur chambre, sans en parler à personne. Une bonne partie de la population tibétaine va aussi dans les monastères pour étudier. Ma sœur a une très bonne éducation, elle a la possibilité de continuer ses études, elle va aller quelque part sur la côte chinoise près de la Corée ou du Japon pour le faire. Ce n’est pas facile de trouver du travail pour les Tibétains. Les bergers travaillent surtout dans la période estivale. Si, comme moi, vous revenez de l’Inde au Tibet, le gouvernement ne vous donne pas de travail. Jamais il ne vous en donnera. Vous pouvez seulement être guide pour les touristes, car vous pouvez traduire. Si je veux un travail, je dois avoir été éduqué en Chine. Si j’ai une connaissance chinoise proche de la famille, alors dans ce cas il y a des chances de trouver du travail. » Ces affirmations montrent qu’un certain bien-être économique n’est pas suffisant pour rester au Tibet et que le manque de perspectives pour accéder à des formations supérieures ou professionnelles, pour soi-même ou pour ses enfants, est une motivation importante pour partir. Nous voyons ici que c’est bien le manque des possibilités d’évolution et de prospectives qui poussent principalement à partir. Or si ces personnes exigent un meilleur accès à la formation de manière générale, c’est aussi pour améliorer leur situation économique. Toutefois, il serait réductif d’affirmer que les motivations qui les poussent à partir sont essentiellement économiques. Cette considération est confirmée aussi par les propos de Castles quand il affirme que considérer l’aspect économique, quel qu’il soit d’ailleurs, pour analyser et comprendre les mouvements migratoires aujourd’hui n’est certainement pas une démarche suffisante (S. Castles, 2010). Nous allons donc continuer notre réflexion en considérant d’autres aspects qui interviennent dans la décision de partir du Tibet pour les sujets de notre recherche, en nous intéressant notamment aux questions politiques.

6a.a- Autres raisons pour partir du Tibet Les contenus des entretiens montrent que quasiment toutes les personnes interviewées affirment être parties du Tibet pour des raisons principalement politiques, notamment suite à leurs actions de provocation envers les pouvoirs en place qui ont, ou qui auraient pu engendrer une réaction répressive de la part de la police chinoise. C’est le cas de Choden, femme d’environ 40 ans (D.E : 18/21). Il y a une dizaine d’années, elle décide de quitter le Tibet après avoir participé à une manifestation à Lhasa. Elle est informée pendant la manifestation que la police chinoise allait intervenir et arrêter les manifestants. Du moment qu’elle avait déjà été emprisonnée pendant sept mois, suite à sa participation à une

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manifestation précédente, elle décide alors de partir le plus rapidement possible pour le Népal, car elle ne veut pas prendre le risque d’être à nouveau arrêtée. Pasang, homme de 34 ans originaire de l’U-Tzang (D.E : 35/38) raconte : « Il n’y avait pas de liberté au Tibet. Pas de respect des droits humains. Je n’étais pas très actif politiquement, mais pendant les Pujas au monastère, parfois on criait « Free Tibet », plus de liberté, ou alors « Le Dalai Lama doit revenir au Tibet », ou des choses comme ça, vous savez ! (…) Je n’ai jamais été arrêté. » Lhundup, homme de 32 ans, originaire du Amdo (D.E : 32/34) nous dit : « J’étais écrivain, j’ai écrit deux livres avec mes amis, et des articles pour des journaux, pour des magazines. Quand j’ai fait ces livres, les Chinois ont commencé à me contrôler. Ça devenait de plus en plus dangereux. C’était moche, je sentais les Chinois de plus en plus proches.» Les entretiens nous montrent que l’importance politique des actions commises est très inégale; peu des personnes que nous avons rencontrées ont elles-mêmes été emprisonnées; le motif principal du départ est dicté souvent par la peur d’être appréhendé par la police chinoise. Les raisons qui amènent ces réfugiés à décider de partir sont donc toujours multiples. Si la raison politique n’est pas forcement toujours avancée en priorité, elle reste en toile de fond de tous les autres arguments évoqués. En réalité, ce qui ressort de manière systématique, c’est que, en particulier dans certains villages reculés du Tibet, les perspectives de développement pour les Tibétains semblent assez limitées. La raison politique qui les pousse au départ est souvent traitée de manière inconsistante, et les actions politiques effectives qui les obligent à une départ rapide du Tibet sont relativement de petite envergure et se ressemblent beaucoup : faire circuler des photos ou des vidéos du Dalai Lama, avoir participé à une manifestation, avoir collé des affiches etc. Elles relèvent aussi, de notre point de vue, d’un sentiment d’insécurité et de frustration face à l’arrogance chinoise et d’un ras le bol de vivre dans la soumission et la terreur. Nous partageons l’analyse d’Isabelle Henrion-Dourcy lorsqu’elle affirme: « Il est difficile, à partir de ces récits comportant une majorité de faux témoignages, de se faire une idée de la nature exacte de la répression politique qui pèse sur les Tibétains. La situation n’est clairement pas celle d’un conflit ouvert, ni d’un encadrement total, systématique, militaire, comme cela a pu être le cas dans le passé. On ne peut davantage affirmer qu’une majorité de Tibétains sont aujourd’hui impliqués politiquement, ou engagés dans ce que nous nommerions la résistance. On se trouve ici dans une situation chronique de marginalisation et chacun essaie vaille que vaille de s’en sortir comme il peut. Cette marginalisation prend plusieurs formes et touche les Tibétains de manière très inégale. Elle est aussi parsemée d’interdits (où intervient la sanction de l’Etat) qui ne sont pas toujours clairement nommés ou déchiffrables par les Tibétains eux-mêmes. Ces interdits se révèlent tout à coup, lors d’échanges sociaux, économiques ou culturels en apparence anodins, mais qui viennent réveiller les sentiments de frustration, de spoliation et d’injustice étouffés par des années de domination. » (I. Henrion- Dourcy, 2007 : 18) 153

Les propos de Henrion-Dourcy ont du sens par rapport aux entretiens que nous avons réalisés. Toutefois, il ne faut pas oublier que depuis les évènements de 2008 et la vague d’auto immolation qui a suivi, la situation au Tibet s’est à nouveau fortement dégradée et une répression effective et féroce peut devenir d’actualité à tout moment. A ceci, il faut ajouter le fait que probablement les actes perçus comme politiques sont traités différemment selon les administrations des lieux de provenance des Tibétains que nous avons rencontrés. Par contre, ce sentiment de marginalisation chronique dont parle Henrion-Dourcy est une constante que nous avons pu repérer dans l’ensemble de nos entretiens. La question politique peut aussi ne pas concerner directement la personne qui décide de partir, mais d’autres membres de sa famille. Quelques-unes des personnes interviewées témoignent d’une décision de départ bien liées à des questions politiques mais concernant principalement le père, le grand-père ou l’oncle. A ce propos Gyalsen, homme de 28 ans (D.E : 22/27) affirme que lui personnellement n’avait pas eu de problèmes avec la police, mais que sa famille oui, et son oncle en particulier. « Quand il y a un problème avec une personne de la famille, ensuite la police commence à harceler les autres membres de la famille par des contrôles continus et insistants. » C'est pour cette raison qu’il est parti. Toujours concernant cette question, voilà ce qu’affirme Chengzu, jeune homme de 30 ans originaire du U-Tzang (D.E : 106/108): « Mon grand-père a toujours eu des contacts avec le gouvernement en exil. Il était un espion pour le gouvernement en exil. Il a été capturé et est resté en prison ; il y a deux ans il est mort. Mais la situation de mon grand-père fait que le gouvernement chinois a beaucoup de soupçons sur toute la famille. Ils pensent que notre famille continue avec les mêmes activités que mon grand-père, ceci fait qu’ils nous soumettent à beaucoup de contrôles. C’était très difficile pour notre famille de gérer ce type de situation. Mon père a été capturé cinq fois, et des fois il a dû rester deux mois en prison. Actuellement au Tibet il y a beaucoup de protestations ainsi que des auto- immolations, chaque fois qu’il se passe quelque chose de ce type, ils viennent le chercher. Des fois l’armée arrive au milieu de la nuit, ils cassent les portes et rentrent dans la maison. » Le manque de liberté pour pratiquer la religion est une raison de départ qui est aussi parfois évoquée par nos sujets. C’est le cas de Kipu, femme d’environ 39 ans, originaire du Kham (D.E : 100/102), qui nous raconte qu’au Tibet elle n’avait pas beaucoup d’opportunités pour faire ce qu’elle voulait, notamment d’occasions de rencontrer son Lama Rinpoché, «… Car les Chinois ne veulent pas que les gens rencontrent les maîtres religieux ! » Elle affirme aussi que c’est à cause de problèmes personnels qu’elle est partie, elle n’était pas engagée directement dans des activités politiques, mais son mari a distribué des photos du Dalai Lama ainsi que des CD avec des enseignements du Dalai Lama. C’est à cause de cela que, sous l’impulsion de sa famille aussi, elle a décidé de quitter le Tibet.

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D’autres raisons ressortent comme étant dominantes dans la décision de partir, comme par exemple la difficulté de mouvement pour les Tibétains en Chine, ou le constat d’un manque de liberté chronique. C’est le cas de plusieurs des personnes interviewées qui évoquent un ensemble de raisons qui créent un sentiment de malaise. Voici quelques-uns de leurs propos: Lobsang (D.E : 43/45) nous dit qu’il est riche dans son village au Tibet. « Le problème c’est qu’il n`y a pas de droits, pas le droit de parler, pas de liberté de religion, il y a trop de limites. Seulement les gens qui vivent au Tibet peuvent savoir quel est la nature du problème. » Nuba, jeune homme de 25 ans, (D. E, 90/91) originaire de l’Amdo raconte que : après la première auto-immolation dans le monastère de la région de Ngaba où il était moine, la sécurité chinoise est venue et a fermé le monastère. Il est alors allé vivre avec des nomades et ensuite il est parti. Il est d’abord allé à Lhasa, il a ensuite marché pendant 25 jours, jusqu’à la frontière avec le Népal. Quand il est arrivé il était tranquille. Au Népal, il n’a eu aucun problème car les Tibétains de l’Amndo l’ont beaucoup aidé. Nous avons vu précédemment que l’accès à une formation supérieure non formatée par l’influence chinoise pour les enfants et les jeunes peut être aussi une raison forte qui pousse les Tibétains à quitter le Tibet. Toutefois nous n’avons aucune certitude quant au nombre de Tibétains qui continuent à quitter le Tibet aujourd’hui. Le rapport de l’UNHCR, Global Appeal, 2013 à page 212 sur la situation des réfugiés au Népal, affirme qu’il y aurait environ 800 Tibétains qui, entre 2012 et 2013, sont arrivés du Tibet pour passer en Inde. Toujours selon ce rapport les prochaines années, ce chiffre tendrait à baisser. Françoise Robin réalise une estimation sur la base de différentes sources statistiques: « Au total les autorités tibétaine, en exil estiment à 87 000 le nombre de personnes qui auraient transité entre le Tibet et l’Inde ou le Népal entre 1980 et 2009. Toutefois, seule une moitié serait restée en exil. L’autre moitié serait retournée au Tibet, n’étant sortie du pays que pour effectuer un pèlerinage sur les lieux sacrés du bouddhisme et pour rencontrer le Dalai Lama. On aboutit ainsi à une moyenne de 2500 à 3000 nouveaux exilés par ans. » (F. Robin, 2011 : 139) Face à ces chiffres si discordants sur un temps aussi court nous ne pouvons pas affirmer qu’une des deux sources se trompe, mais nous préférons considérer les deux comme pertinentes car ces chiffres peuvent aussi nous suggérer que nous sommes probablement confrontés à une évolution rapide et manifeste de la nature de cette migration. Toutefois le caractère actuel de cette réalité ne nous permet pas d’avoir la distance nécessaire pour pouvoir expliquer avec certitude, et à travers une hypothèse causale unique, cette importante diminution du nombre des départs du Tibet comme rapportés par ces différentes sources. Toutefois, certaines hypothèses peuvent être formulées pour essayer de comprendre cette évolution. En ce qui concerne les raisons politiques, la première qui vient à l’esprit est l’accord de collaboration entre les autorités chinoises et népalaises : est-ce que ces accords permettent de bloquer les frontières à un point tel que les Tibétains n’arrivent réellement plus à passer? 155

C’est en tout cas l’explication principale que le rapport 2014 de Human Right Watch propose: «It has also become more difficult for Tibetans to reach Nepal. China has devoted significant efforts and resources since 2008 to seal off its border with Nepal by imposing a much tighter system of internal travel permits on Tibetans. It has stationed border defence posts of the People’s Armed Police at critical locations, including in mountain passes previously used as routes to clandestinely reach Nepal. Plainclothes Chinese security agents have been seen several kilometers inside Nepal territory, especially at the main border point of Kodari. Cooperation between Nepal’s Armed Police Force, which patrols the border and the Chinese Public Security Bureau, has deepened significantly. The result has been a dramatic decrease in the number of Tibetans who manage to reach Nepal territory. From an average of two to three thousand per year before 2008, the numbers fell to 600 in 2008, less than 1,000 annually between 2008 and 2011, and 171 in 2013. » (Human Rights Watch, 2014: 19) Cette explication pourrait suffire à expliquer l’ensemble de cette situation. Pourtant, à partir de ces réflexions, d’autres hypothèses de compréhension nous viennent à l’esprit : pouvons-nous estimer que les Tibétains du Tibet ont trouvé sur place, surtout après les violentes répressions des mouvements de protestation de 2008, les ressources et les formes de résistances nécessaires pour rester au pays et s’opposer à la domination chinoise ? Rappelons-nous que ces protestations ont marqué un tournant dans les formes de manifester au Tibet depuis le départ du Dalai Lama en 1959 et qu’elles ont été suivies par la vague d’auto immolations qui s’est produite depuis et qui se poursuit encore aujourd’hui : « A mes yeux, les immolations des Tibétains ne sont évidemment pas des suicides, mais bien des prolongement direct des émeutes de mars 2008. Partout, cette année-là, non seulement à Lhasa, la capitale vers laquelle tous les regards étaient tournés, mais d’un bout à l’autre du Tibet, des hommes et des femmes, des vieux, des jeunes ont marché dans les rues, levé les bras, crié pour réclamer la liberté et leurs droits. Jamais depuis l’exil du Dalai Lama en Inde en mars 1959, on n’avait vu de manifestations aussi massives et aussi répandues dans le pays. Ce soulèvement a constitué un signe clair : il montre qu’en un demi-siècle d’occupation, le gouvernement chinois n’a pas réussi à gagner le cœur du peuple tibétain, que les Tibétains rejettent toujours la domination chinoise. » (T. Woeser, 2013 : 16) Plusieurs des personnes que nous avons interviewées nous disent être parties suite au climat politique qui s’est créé au Tibet après les manifestations de 2008 ou suite à la vague d’auto immolations qui a suivi. Les manifestations de 2008 sont différentes de celles qui les avaient précédées, notamment par la participation massive des Tibétains. Deux représentations se côtoient dans l’analyse de ces évènements : la vision chinoise qui accuse Dharamsala et le Dalai Lama d’avoir fomenté ces désordres considérés comme particulièrement

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violents et la vision de l’Administration Tibétaine en Exil qui estime que c’est bien les Chinois qui sont à l’origine des violences qui ont été constatées pendant les manifestations qui, à la base, étaient annoncées comme pacifiques. Robert Barnett, expert du Tibet analyse en détail ces événements et arrive à la conclusion suivante : « The consequence of protest has been in short term costly : unknown deaths, innumerable arrests, military patrols in the streets of Tibetan quarters even in Chengdu, a closing of Tibet to foreigners and journalists, a decimating of monk numbers in the main monasteries, a political atmosphere that leads to increasing disenchantment among Tibetan with the Chinese state, a radicalisation of opinion among both Tibetan and Chinese nationalists, a collapse of talks between Beijing and the Dalai Lama, and damage to relations between China and other powers. These events continue the on-going pattern of resistance to Chinese efforts over a hundred years to impose direct rule over Tibetans instead of the relative success of its attempts at indirect governance through delegated authority. That resistance flares up particularly, and often violently, when direct rule by Beijing goes beyond political management to what are seen as arbitrary restrictions on religious and social practices. Until those issues are resolved, the questions about whether modern Chinese state building can include those who are not ethnically Chinese, and whose primary allegiance may be to their nation rather than state, are likely to remain unanswered. » (R. Barnett, 2009: 23) Parallèlement à ces considérations, d’autres questions méritent d’être soulevées : est-ce que les résultats de la politique d’assimilation opérée par la Chine depuis plus de cinquante ans, ainsi que la volonté de sinisation de la communauté tibétaine, commencent, sur un plan macrosocial, à être perceptibles ? En conséquent, les Tibétains qui éprouvent le besoin de quitter le pays seraient – ils moins nombreux ? Et encore : est-ce que l’accès aux médias électroniques modernes qui abrègent les distances et permettent d’accéder à une information plus vaste et complète, malgré la censure chinoise, amène une prise de conscience quant à l’importance de l’influence économique chinoise de par le monde, et notamment de son impact sur les politiques migratoires des pays asiatiques d’abord, mais aussi des pays d’Europe et d’Amérique du Nord? Cette conscience affecterait-elle la décision de partir des Tibétains qui le désirent? Mais aussi : est-ce que la décision du Dalai Lama, en 2011, de renoncer au leadership politique sur les Tibétains, en se cantonnant à son rôle de guide spirituel, influence ces prises de décision ? Aujourd’hui, ce questionnement montre que plusieurs hypothèses de compréhension concernant cette évolution seraient possibles. Une fois de plus, la réponse est probablement multiple. A partir de l’analyse de nos entretiens sur les raisons que poussent les Tibétains à partir du Tibet, ce questionnement se justifie car nous constatons que les raisons principales de départ sont aussi multiples. Cette réflexion nous suggère aussi que dans le monde globalisé qui est le nôtre, une évolution des épreuves auxquelles les Tibétains au Tibet sont et seront confrontés est aujourd’hui en cours. Les équilibres politiques et économiques sont toujours en mouvement et en transformation, les raisons qui poussent à partir ou à rester dans le pays 157

d’origine, ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle. Ces mouvements déterminent aussi l’évolution des expériences individuelles vécues à travers ces transformations sociales et historiques : « Les évènements d’une vie ne sont donc « perçus » analytiquement en tant qu’éléments participants au processus d’individuation que dans la mesure où ils sont susceptibles d’être inscrits au sein d’une épreuve. Une vie individuelle peut être l’objet d’innombrables séries de récits ; en revanche, un mode d’individuation est une manière spécifique de cerner le processus de fabrication des individus. Dans cette interprétation, le témoignage de l’individu n’est qu’une voie méthodologique pour cerner davantage une dimension historique et sociale que biographique. (…) L’épreuve est un abrégé sociologique d’un ensemble d’expériences singulières.» (D. Martuccelli, 2006 : 20) A travers l’analyse des entretiens concernant les raisons de départ du Tibet évoquées par nos sujets, nous avons pu mettre en évidence une série d’épreuves auxquelles nos sujets ont été confrontés et qui ont déterminé le choix de leur premier départ. Nous avons pu constater que les raisons prioritaires qui les poussent au départ sont individuelles et varient selon l’histoire et la réalité de chaque individu, même si, à l’origine, les évènements qui les déterminent sont les mêmes. Le voyage vers le Népal représente une autre étape dans leur parcours migratoire.

6b- Le voyage vers le Népal

Le voyage vers le Népal est toujours raconté, par les personnes que nous avons interviewées, comme un moment assez aventureux et parfois difficile. Encore une fois les récits se ressemblent parfois, en particulier quand les personnes ont été interviewées au même moment. En effet, les entretiens étaient généralement réalisés en présence de deux personnes à la fois, une qui parlait l’anglais et l’autre qui parlait seulement le tibétain : cette manière de fonctionner nous permettait d’avoir toujours un traducteur à disposition. Il est donc possible, en particulier pour les récits concernant le voyage entre le Tibet et le Népal, que des télescopages entre les récits des uns et des autres aient pu avoir lieu en introduisant des biais dans certains propos. Toutefois, nous considérons l’ensemble de nos entretiens avec beaucoup d’attention et d’intérêt, car s’ils ne sont pas toujours fiables d’un point de vue de la véracité des récits en lien avec des faits réels survenus, ils restent extrêmement intéressants à nos yeux pour la charge de représentations qu’ils véhiculent, notamment ce qui concerne l’image qu’ils se font d’un Tibétain qui s’échappe et quitte le Tibet. En effet ces récits montrent ce processus d’identification en action dont nous avons parlé au début de ce travail. Il en ressort un modèle qui a fait ses preuves auprès de la communauté tibétaine en exil :

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« Certains ont dû surmonter de grands abandons, d’autres ont connu des abus en Inde, d’autres encore ont eu le luxe d’avoir le voyage en Occident « payé » par de riches parents. Par contraste, les récits des exilés comportent des images plus stéréotypées, en particulier sur la police et l’armée. Influencés par les discours hégémoniques de l’exil, par les documentaires occidentaux sur le Tibet, et peut-être aussi par les films hollywoodiens, ils s’attribuent souvent des activités empreintes d’héroïsme et de sentiment nationaliste pan-tibétain. Il n’y a donc pas que la tradition qui soit inventée à Dharamsala : la modernité, à savoir la manière dont la région est gérée par le gouvernement chinois, est elle aussi inventée. Elle configure l’imaginaire politique des jeunes, et les soude dans des sentiments d’appartenance très forts et très affectifs. » (I. Henrion-Dourcy, 2007 : 19) L’importance de l’interaction avec l’Occident dans la production de ces représentations sur le Tibet et les Tibétains traverse les entretiens que nous avons analysés. En effet, c’est difficile de dire jusqu’où ce que les personnes nous ont raconté relève de leur expérience réelle ou de l’imaginaire qui entoure parfois le récit de la traversée de l’Himalaya, souvent idéalisés dans les medias, dans la littérature ou dans le cinéma. Dans ce sens, l’exemple du récit de Päldèn Gyatso, un des prisonniers politiques les plus connus au monde et dont l’histoire de ses trente-deux ans de prison au Tibet occupé reste encore aujourd’hui une référence pour toutes les personnes qui s’intéressent à la question tibétaine et au Tibet est particulièrement emblématique. Il affirme dans le prologue de son livre : « Dharamsala est un lieu cosmopolite. Des gens venus du Japon, d’Amérique, d’Israël et d’Europe se mêlent dans les deux rues étroites et boueuses du marché principal de Mc Leod Ganj. Je me suis lié d’amitié avec des étrangers venant de pays dont je ne connaissais même pas l’existence, notamment avec une jeune Anglaise, Emily, et une Hollandaise nommée Francisca. Elles viennent régulièrement me rendre visite dans ma cabane pour bavarder avec moi. Ce fut au cours de mes conversations avec elles que le récit de ma vie commença à prendre forme. Peut- être à travers mon histoire, pourrai-je raconter celle de mon pays et rendre compte de la douleur ressentie par chaque Tibétain au tréfonds de son être. » (Päldèn Gyatso, 1997 : 31) De notre point de vue, ce témoignage est hautement symbolique car il confirme, en lien avec une expérience singulière, que c’est aussi à travers les contacts avec les Occidentaux que le récit sur le Tibet s’est construit en exil. Les sujets de notre recherche ne peuvent donc, eux non plus, être complètement immunisés de ces influences. Dans notre retranscription, et pour éviter de trop nous faire conditionner lors de l’analyse par ces biais dont nous venons de parler, nous allons donc privilégier les propos qui relatent de situations singulières et représentatives. Parmi ces récits il en a qui retracent principalement les difficultés, l’insécurité et la peur ressenties à travers ce voyage. Pour Lobsang, (D.E : 43/45), le voyage a été très aventureux. D’abord son cousin l’a accompagné jusqu’à Lhasa avec sa voiture. Là, il a cherché à contacter les passeurs, il a payé l’argent nécessaire, ensuite ils l’ont caché dans un camion de 159

laine, il était tout seul. Ils l’ont amené jusqu’à la frontière et ensuite il a marché. Pas trop longtemps. A la frontière, il a dû descendre avec le passeur et ils ont marché pendant la nuit dans la forêt, le chemin était long et dangereux : « Si je glissais je risquais de tomber dans l’eau. » Sur le chemin, il avait peur d’être surpris par la police népalaise, alors ils ont éteint leurs torches, ses bras étaient coupés par les branches. D’autres interviews montrent l’importance de la présence familiale pour ce qui concerne la décision de partir, mais aussi pour l’organisation et le déroulement du voyage. L’importance et le fonctionnement des réseaux pour le Tibétains se révèlent ici encore une fois fondamentaux pour l’organisation et l’aboutissement de ce voyage. Nous pouvons aussi observer que lorsqu’ils sont en présence d’un membre de la famille sur qui ils peuvent compter, nos sujets parlent beaucoup moins de sentiment d’insécurité ou de peur pendant cette étape de leur voyage. Norbu, homme de 34 ans, originaire de Lhasa (D. E : 39/41) raconte que son frère au Tibet a tout organisé ; il avait des contacts avec des agents au Népal, c’est lui qui a tout fait. « Il connaissait du monde au Népal et il a tout organisé. Dans la région de la frontière, il y a beaucoup de passeurs et mon frère a contacté une personne qui lui a fourni un document népalais. » Norbu a quitté Lhasa en juillet 2010. Il lui a fallu trois jours pour atteindre la frontière avec le Népal. Il est arrivé en bus jusqu’aux environs de la frontière et ensuite il a marché jusqu’au Népal. Il n’a pas eu de problème avec la police, mais il nous dit que c’était très angoissant. Pema, jeune femme de 29 ans, originaire du Kham (D. E, 46/50) nous raconte : « J’ai quitté le Tibet avec des gens de ma famille. J’ai deux frères et le plus jeune d’eux est moine dans le sud de l’Inde. Il était revenu au Tibet pour rendre visite à la famille et quand il est reparti, il m’a prise avec lui pour aller en Inde. » Ces récits nous permettent de montrer que le voyage entre le Tibet et le Népal se fait toujours dans une situation de danger. Nos sujets relatent tous d’un moment d’appréhension et parfois de peur. D’abord de se faire surprendre par la police chinoise et à leur arrivée au Népal, la peur de se faire arrêter et ramener à la frontière par la police népalaise à la fin du voyage. C’est depuis le début des années 2000 que cette situation de possible refoulement vers la frontière chinoise des nouveaux réfugiés est dénoncée, tout d’abord avec la description de cas sporadiques de refoulement de Tibétains à la recherche d’un refuge au Népal, ensuite par la mise en exergue d’une politique délibérée sino- népalaise pour empêcher l’arrivée de nouveaux réfugiés tibétains au Népal : « Cooperation between Chinese and Nepali governments and militaries on information-sharing in part pertains to the border regions. The pledged cooperation of Nepal to upholding the ‘one-China’ policy in the border regions increases the vulnerability of the Gentlemen’s Agreement between the UNHCR and the Nepal government to ensure safe passage of Tibetans through Nepal. It also seriously endangers Nepal’s international obligation to the principle of non-

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refoulement. Cables from the U.S. Embassy in Delhi released by WikiLeaks confirm concerns that “Beijing has asked Kathmandu to step up patrols...and make it more difficult for Tibetans to enter Nepal,” and that China “rewards (Nepali forces) by providing financial incentives to officers who hand over Tibetans attempting to exit China.” » (International campaign for Tibet report, 2011 : 50) La deuxième réflexion que nos entretiens nous inspirent relève du fait que seuls, quelques réfugiés, au moment de l’arrivée au Népal, passent par les camps de réfugiés situés au bord de la frontière avec la Chine, mais qu’ils se déplacent rapidement vers la capitale et en particulier se dirigent vers Bouddhanath. C’est par exemple le cas de Jampa, (D.E : 28/31) qui nous raconte qu’il est parti de sa ville du U-Tzang, qui se trouve à une heure de Lhasa, par camion. Ensuite, depuis Lhasa, un jour de voyage avec une voiture. Il était avec d’autres personnes. Vers la frontière, ils ont marché pendant trois jours jusqu’au Népal. Il dit que c’était difficile, car ils n’avaient pas assez à manger. Il n’a jamais eu de contacts avec la police népalaise car, à son arrivée, il y avait quelqu’un pour le réceptionner et cette personne a payé les policiers pour qu’ils les laissent passer. Il est resté deux ou trois jours dans un camp de réfugiés, mais il en est reparti rapidement et il est allé directement à Bouddhanath. Il n’a jamais eu de contacts avec aucune administration car il connaissait cette personne qui était en contact avec son oncle, et qui l’a hébergé pendant un moment. » Le fait de partir rapidement vers les centres les plus importants leur permet probablement de se dissimuler dans la foule des réfugiés tibétains et de se faire moins remarquer par les autorités népalaises, mais aussi de contacter rapidement des personnes appartenant à leur famille élargie, voire à leur communauté d’origine au Tibet. En effet comme pour Jampa, une majorité des personnes que nous avons rencontrées affirmait avoir des contacts sur place au Népal qui les ont aidées pour toutes les démarches en lien avec leur arrivée et ensuite pour toutes celles qui ont été nécessaires à la poursuite de leur voyage. Ce choix les empêche toutefois aussi d’accéder aux documents de reconnaissance de leur statut de réfugiés, délivrés par le UNHCR, qui leur permettraient de continuer leur voyage vers l’Inde : « Newly arriving Tibetans apprehended at the Sino-Nepalese border by Nepalese authorities will be denied entry to Nepal. Those apprehended within Nepal, however, will be turned over to the Nepalese Department of Immigration, which ordinarily then transfers them to UNHCR’s custody. UNHCR cooperates with the Tibetan Welfare Office to make a preliminary determination that these Tibetans are “of concern to the High Commissioner,” a broad, non-specific designation used by UNHCR to refer generally to asylum seekers, refugees, internally displaced persons, and others. UNHCR does not conduct refugee status determinations for Tibetans. Newly arriving Tibetans remain temporarily at the Kathmandu Tibetan Refugee Reception Centre, which provides them with food, shelter, and medical attention. By tacit agreement, they generally must depart for India within two weeks. After UNHCR processes new arrivals and determines them to be “of concern,” it ordinarily recommends to the Department of Immigration 161

that they be issued an “exit permit,” which solely provides Tibetans with the right to travel from the Reception Centre to the Indo-Nepalese border. It provides no right of re-entry, legal status, or protection of any kind. » (Tibet Justice Center report, 2002: 7) Depuis 2005, le Tibet Welfare Office a été fermé par les autorités népalaises, c’est donc le UNHCR qui s’occupe de toute la procédure d’accueil et qui seul garantit l’application du « Gentlemen Agreement » convenu avec les autorités népalaises. L’histoire de Yeshe a été fortement déterminée par cette évolution politique majeure pour les Tibétains en exil au Népal: Yeshe, homme de 36 ans originaire du U-Tzang (D. E : 71/75) : « Je suis parti du Tibet quand j’avais sept ans. Au début des années 80, mes parents sont venus avec moi au Népal. Je ne me souviens pas de la situation à cette époque. Ensuite mes parents m’ont amené en Inde dans une école tibétaine, à Dharamsala, et ils sont retournés au Tibet. J’ai passé mon enfance à Dharamsala, de 1982 à 1994. Après je suis allé dans le sud de l’Inde pour faire mes études supérieures, j’ai terminé mes études en 2000. J’ai ensuite postulé pour travailler pour le gouvernement en exil, j’ai été engagé, et ils m’ont envoyé au Népal. La situation était assez difficile, j’ai quitté l’office en 2005. C’est pendant cette période que l’influence de la Chine a commencé à devenir de plus en plus importante au Népal et que les premiers réfugiés tibétains ont été refoulés à la frontière chinoise, et aussi que les premiers accidents avec les réfugiés ont commencé à se produire. Au début de janvier 2005, l’office a reçu une lettre du ministre de l’intérieur, où il nous demandait de fermer définitivement, car il n’était pas enregistré selon les lois népalaises, il nous donnait deux semaines pour fermer l’office. » Les réfugiés qui ne passent pas par les procédures officielles garanties depuis 2005 par le UNHCR se retrouvent sans aucun papier, avec un statut de clandestin au Népal avec tous les risques que cet état entraine. De plus ils n’apparaissent dans aucune statistique nationale : ni dans les statistiques de population népalaises, ni dans les statistiques élaborées par l’administration tibétaine en exil, ni dans celle du UNHCR. Dans les faits, légalement, ils n’existent pas. La vie au Népal peut dans ce cas devenir difficile pour eux.

6b.a- Arrivée et vie au Népal L’arrivée au Népal est généralement décrite comme un moment d’apaisement après les difficultés et les peurs ressenties lors de la traversée de l’Himalaya. La plupart du temps, les réfugiés que nous avons rencontrés tendent à rejoindre la capitale et en particulier le quartier de Bouddhanath, un des plus anciens camps de réfugiés tibétains au Népal, où la concentration de personnes d’ethnie tibétaine est très importante. Plusieurs d’entre eux s’installent pendant des années, d’autres restent seulement quelques jours, le temps d’organiser le passage vers l’Inde ou alors leur départ pour l’Occident. Bouddhanath est devenu de fait une ville tibétaine située à la périphérie de Kathmandu. Les

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photos suivantes montrent des moments de la vie à Bouddhanath et de l’importance de la présence tibétaine notamment à travers la célébration de rituels religieux : Photos 5 et 6 : Bouddhanath : défilé pour la grande prière de Mönlam. Stupa, entre prière et discussions.

©/R. Poncioni /2011. Nos entretiens sont différents les uns des autres en raison du fait qu’ils rendent compte de migrations récentes ou alors, inversement, un peu plus anciennes. Dans ce second cas, les récits sont beaucoup plus riches d’anecdotes concernant la vie des réfugiés tibétains au Népal, cela nous permet alors d’en comprendre à la fois l’évolution et aussi de faire, en connaissance de cause, un état des lieux de la situation actuelle. La première épreuve à laquelle les Tibétains sont confrontés en arrivant au Népal concerne l’impossibilité d’une reconnaissance légale de leur présence dans le pays, le manque d’un statut reconnu et les conséquences que cela implique. Nous constatons en effet que la plupart de nos sujets a vécu cette période, qui comme nous l’avons dit précédemment peut être plus ou moins longue, dans la clandestinité. C’est le cas de Lhamu, (D. E, 79/82) qui nous raconte que quand ses parents sont arrivés au Népal, ils ont commencé par travailler dans la fabrication des tapis dans une usine tibétaine, ceci a duré dix ans : « Ensuite mon père a commencé à faire des habits pour les statues des temples. Il a ouvert un petit magasin à Bouddhanath, mais c’était très difficile car le magasin n’était pas à notre nom. Ils n’ont jamais eu de carte de réfugié, jamais. Nous avions seulement le Green Book tibétain. »72 Gephel homme, entre 45 et 49 ans, originaire du Kham (D. E, 7/12), affirme que la situation au Népal est un peu spéciale. C’est grâce à l’aide de ses compatriotes du Kham qu’il a pu survivre car il estime que les autorités

72 Le Green Book est un document qui permet aux Tibétains en exil de contribuer financièrement à l’administration tibétaine et en conséquence d’affirmer leur appartenance à cette communauté : « Tibetans contributing Chatrel are issued a Green Book. This book has over the years in effect become the passport of the exiled Tibetans to claim their rights from the CTA. Also in future it will become a base to claim Tibetan citizenship. Today, it is used for school admission, school or university scholarship, and employment within the exiled community. Payment of the voluntary contribution is a condition to gain voting rights in parliamentary elections. » (http://tibet.net/support-tibet/pay-green-book/) 163

népalaises ne font rien pour les réfugiés. Parfois il vendait des objets au marché du Stupa, mais quand la police arrivait il devait partir. « En Occident, on pense que quand les Tibétains arrivent là-bas, ils sont réfugiés, mais ce n’est pas le cas. En Occident il y a une procédure à suivre, par contre au Népal ce n’est pas le cas, c’est sans avenir. Pourquoi il n’y a pas d’avenir ?! Le Tibet est occupé déjà depuis 50-60 ans, les Tibétains qui sont au Népal, même les anciens, ils ne sont rien. C’est le cas pour nous qui étions là depuis longtemps, les nouveaux, n’en parlons même pas, le gouvernement du Népal n’a pas de lois pour les Tibétains. Ils peuvent nous virer quand ils le veulent (…) c’est instable. » La situation de Temba, femme de 32 ans (D.E : 76/78), qui a toujours vécu au Népal, confirme ces propos. Elle affirme que pour les Tibétains le problème principal est lié au fait qu’ils ne peuvent pas vraiment devenir des citoyens népalais. « Si nous avons de l’argent, nous pouvons devenir citoyens népalais, mais nous ne sommes pas en sécurité pour autant. Nous devons payer 20 ou 30 000 roupies (200-300 CHF) pour avoir la nationalité, mais lorsque nous utilisons ce passeport ils nous disent qu’ils savent que nous sommes tibétains. Mon père est citoyen népalais, mais ils ont dit que ce n’était pas vrai. Ils l’ont mis d’abord en prison, il a dû payer pour sortir de prison. La tante de mon fils est en prison au Népal, elle est partie deux jours après moi, mais elle a été stoppée à la frontière, elle est encore en prison ! Elle est toujours en prison car la somme à payer est trop importante. Nous devons toujours beaucoup payer pour tout. Et cela est difficile. Ils nous disent, même si ce n’est pas vrai, que nos passeports sont faux. Et cela parce que l’on est tibétain. » L’analyse des entretiens sur la vie au Népal et sur les motivations du départ suggère aussi d’autres interrogations, notamment le fait que certains propos, comme ceux de Lhamu ou de Temba montrent bien qu’ils sont confrontés à une série de difficultés spécifiques (que nous avions par ailleurs constatées sur place lors de nos observations de 2011) qui se confirment à travers les entretiens. Lhamu, (D. E, 79/82) affirme: qu’actuellement la situation pour les Tibétains au Népal est très difficile : « Mes parents ont décidé de m’envoyer ici, je voulais ouvrir un magasin, mais c’était très difficile pour moi, parce que nous n’avons pas de droits pour ouvrir un magasin. Nous devons avoir plein de documents pour ouvrir un magasin, demander aux autorités la permission, c’est très difficile pour nous. Même quand nous allons à l’école, que nous avons des bons niveaux de formation, c’est très difficile d’avoir du travail. Car nous n’avons pas un passeport népalais, ou un document de ce type. La situation au Népal n’était pas bien, nous n’avons pas de futur. Alors mes parents ont demandé l’argent pour que je puisse venir ici. » Temba (D.E, 76/78) affirme : « Pour nous, ce n’est pas possible d’aller en Inde, car nous sommes nés au Népal. C’est seulement les gens qui arrivent du Tibet et qui traversent le Népal qui peuvent demander la RC en Inde. Du moment que nous sommes nés au Népal, nous devons faire tout par nous-mêmes. Les gens qui

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arrivent directement du Tibet sont aidés par l’administration en exil, nous qui sommes nés en exil au Népal, non. » Ces récits relèvent une différence dans les chances de progresser entre les Tibétains arrivant directement du Tibet et ceux qui sont nés ou qui ont grandi au Népal. Les « Tibétains du Népal » ont l’impression d’avoir moins de droits que d’autres réfugiés tibétains. D’avoir plus de difficultés à tous les niveaux notamment en ce qui concerne le droit de se déplacer. Les considérations de Tara jeune femme de 25 ans, originaire du Kham (D.E, 92/95), confirment aussi ces propos : « Les vieilles personnes peuvent rester au Népal, car elles ne travaillent pas, mais pour les jeunes c’est très difficile d’avoir un travail. Beaucoup de Népalais nous insultent. Ils nous disent qu’ils ne nous aiment pas. Certains ont changé, avant ce n’était pas comme ça, c’était facile d’avoir des amis népalais, maintenant tout est trop difficile, les jeunes en particulier n’aiment pas les Tibétains. Je ne sais pas pourquoi. » A travers l’analyse de l’ensemble de ces derniers entretiens, nous pourrions penser que paradoxalement, le fait d’avoir eu accès à un moment donné, à une forme de reconnaissance, voire à un statut au Népal, au lieu de les faciliter dans leur vie quotidienne, devient aujourd’hui un frein et un empêchement supplémentaire. Car le statut de réfugié ou même la nationalité népalaise, ne sont jamais acquis une fois pour toutes et, d’une certaine manière, ils doivent toujours être renégociés. D’où la décision de partir et, comme nous l’avons vu la Suisse reste encore aujourd’hui, en tout cas pour l’instant, une référence possible auprès de la communauté tibétaine au Népal. Voici ce que Samdhup, homme de 36 ans, originaire du Kham (D. E : 54/58), arrivé en Suisse il y a une dizaine d’année, concernant les problèmes des Tibétains constate : « C’est autour des dates importantes pour les Tibétains que les contrôles augmentent à Bouddhanath, à Kathmandu et à côté de l'ambassade chinoise aussi. Et puis quand les gens voyagent dans le pays et les policiers constatent qu’ils ressemblent à des Tibétains, ils les amenaient directement au postes police. Et le dix mars, tous les gens qui passaient dans la rue de Kathmandu et qui ressemblaient à des Tibétains, ils les emballaient. Ils ne sortaient même pas de la maison ils ne faisaient pas grand-chose, il y avait la police juste devant leurs portes. Mon père m'a dit qu'avant ce n’était pas le cas, maintenant c'est de pire en pire. Ils se sont même trompés avec des Sherpas ou des Tamang, car ils ressemblent à des Tibétains. Ceux-ci ont dû rentrer à la maison chercher leur carte d'identité népalaise et prouver qu’ils n'étaient pas Tibétains. Voilà la situation est comme ça. » Norbu (D. E : 39/41) nous dit que pour lui la Chine et le Népal, c’est quasiment la même chose aujourd’hui, au Népal. Il avait peur qu’ils le renvoient au Tibet. Les difficultés pour la vie quotidienne au Népal, et en particulier pour l’exercice des libertés fondamentales, est une constante que l’on retrouve dans l’ensemble de nos entretiens ainsi que dans la littérature qui relate de la 165

situation des réfugiés tibétains au Népal. Voici encore les propos de Lhamu, (D. E, 79/82) qui met en particulier l’accent sur l’évolution de cette situation : « En 2008, j’avais déjà été en prison à cause de ma participation au mouvement de protestation. Aujourd’hui, lorsqu’il y a un évènement qu’il faut marquer, ils arrêtent déjà les Tibétains un mois avant la date. Au Stupa, ils ont mis des caméras partout, c’est toujours possible d’y aller, mais il y a beaucoup plus de contrôles. Nous pouvons toujours fêter Losar, toutefois, par exemple l’anniversaire du Dalai Lama, ce n’est plus possible. J’étais dans une école tibétaine, nous avons étudié beaucoup de choses, l’anglais, le tibétain, le népalais. J’y étais jusqu’à l’âge de 8 ans. J’ai quitté l’école pour rester avec mes parents, car quand on n’a pas de permis, c’est très difficile d’aller plus loin avec les études. En 2008, des jeunes Népalais sont venus à Boudha pour taper sur les Tibétains, ce n’était pas la police, c’était des gens communs. Ils disaient que l’on polluait le stupa et des choses de ce type. »

Histoire de Samdhup

Samdhup est l’ainé d’une fratrie de six enfants. Au début des années 1980, ses parents quittent le Kham et s’installent au Dolpo. La raison principale qui les pousse à quitter le Tibet est en lien avec des difficultés pour pratiquer librement leur religion. Ils appartiennent en effet à une famille qui compte en son sein plusieurs lamas importants de la lignée Karma Kagyiü, qui par ailleurs avaient migré précédemment et étaient déjà installés au Népal, en France et en Suisse. La première étape de leur voyage fut le Dolpo. En arrivant au Dolpo, sans rien, ils travaillent comme bergers ; c’est dans ce contexte que Samdhup vient au monde. La vie étant très dure pour eux ils décident de se transférer à Bouddhanath où des membres de leur famille vivent déjà et où ils pensent pouvoir améliorer leurs conditions de vie, surtout que d’autres enfants arrivent rapidement après Samdhup. Ils restent toujours très pauvres. De plus, les parents ne parlant pas le népalais, Samdhup est obligé de se débrouiller seul et très vite, il devient un soutien pour la famille. Le deuxième enfant est une fille qui mourra à l’âge de 8 ans pour avoir consommé de la viande avariée achetée à un marchand de rue. Ce deuil affecte beaucoup Samdhup qui se jure d’améliorer la qualité de la vie de sa famille. En effet, il commence, à peine adolescent, par vendre des souvenirs au Stupa et ensuite il devient guide touristique. Ce travail lui plait car il lui permet de côtoyer des étrangers et d’exercer l’apprentissage de l’anglais. Dans ce contexte, il rencontre une dame âgée d’origine suisse allemande qui s’attache à lui et lui propose de sponsoriser ses études. Le lien avec cette dame permettra à Samdhup de faire des études et de voyager en Suisse une première fois ; elle l’aidera ensuite aussi à s’y installer définitivement. Dans le cadre de son activité de guide touristique lors d’un voyage il rencontre aussi sa première femme, une bouddhiste suisse. Le groupe auquel elle appartenait l’avait contacté pour faire le tour des lieux sacrés du bouddhisme au Népal. En 2000, grâce à son mariage, Samdhup arrive en Suisse. En Suisse, il apprendra rapidement le français et fera une formation qui lui permettra d’avoir un travail stable.

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Avec un ami népalais, parallèlement à son emploi, il ouvrira, avec un certain succès il faut dire, pendant quelques année, un service traiteur tibéto-népalais où les momos tibétains côtoient le Dahl-Bath népalais. Après un deuxième mariage avec une autre Suissesse convertie au bouddhisme, Samdhup se mariera une troisième fois, cette fois avec une femme tibétaine originaire du Kham. Depuis son départ du Népal, la vie de Samdhup a connu plusieurs transformations. Ces transformations l’ont façonné, toujours bouddhiste pratiquant, aujourd’hui, il a reçu la nationalité suisse. Ses parents vivent toujours au Népal, mais leur niveau de vie a changé car Samdhup envoie régulièrement de l’argent pour les aider. De fait, c’est lui aujourd’hui le chef de famille en effet, il a aidé aussi ses frères et sœurs à partir du Népal. Toujours très actif dans les mouvements tibétains en Suisse qui prônent la défense des droits de l’homme et le retour du Dalai Lama au Tibet, Samdhup pourtant affirme se sentir aussi profondément népalais. La politique l’intéresse beaucoup et aujourd’hui qu’il vient d’acquérir la nationalité suisse, il n’exclut pas de s’y lancer un jour.

Plusieurs de nos sujets ont remarqué un changement de la part de la population népalaise envers eux en particulier à partir de 2008. La présence d’espions dans la communauté tibétaine en exil revient aussi très souvent dans les discussions que nous avons pu avoir avec les réfugiés aussi bien au Népal qu’en Suisse d’ailleurs. Ce phénomène prend par moments la forme d’une réelle psychose, car toute personne appartenant à la communauté peut être soupçonnée d’être un espion chinois. Ce climat de soupçons détermine un sentiment de méfiance entre les Tibétains eux-mêmes. Voici ce que Samdhup (D. E : 54/58) raconte pour expliquer la situation qui se crée au Népal et qui témoigne notamment de l’évolution des rapports entre Tibétains et Népalais, mais aussi entre les Tibétains eux-mêmes: « Maintenant à Bouddhanath ou à Swayambounath là où il y a le plus de Tibétains, les Chinois payent des Tibétains ou des Népalais pour espionner les réfugiés. Je ne sais pas comment ce type de corruption est organisée, mais ils donnent beaucoup d'argent aux locaux, leur but est de créer des troubles chez les Tibétains. Par exemple, ils envoient des Tibétains ou des Népalais dans un monastère pour fomenter des bagarres, créer des problèmes, ceci leur permet de montrer à l’opinion publique chinoise que les Tibétains ne sont pas bien, qu'ils dérangent. C'est un ami qui m'a raconté. Et si on demande à ceux qui participent à ce type d’action: mais pourquoi tu fais ça ? Ils répondent que grâce à cela ils empochent une somme 600 000 roupies (environ 6 000 CHF). Les Chinois sont disposés à donner beaucoup d'argent pour que les gens réalisent ce type d’action. Ils veulent juste créer des bagarres aux quelles les Tibétains soient mélés. Ils provoquent les moines dans le monastère pendant deux ou trois mois, jusqu’à ce que les moines se fâchent ; après les Tibétains se mettent eux aussi à taper en réponse. Cette information est ensuite modifiée et rapportée en Chine où ils disent: voilà regardez vos frères et sœurs au Népal ils se tapent entre eux. Avant, ce n'était pas comme ça, les locaux aimaient bien les Tibétains car ils leur donnaient du boulot, il y avait du commerce autour de la communauté tibétaine. Mais maintenant, la situation a changé. Faire ces petites manœuvres de 167

guerre ça rapporte plus que de travailler chez les Tibétains. Moi-même j'en ai mal au cœur. Je n’ai pas vu de mes yeux, mais il y a des bruits qui courent et qui racontent ces épisodes. J'ai des copains népalais qui m'ont raconté comment ça se passe...... Il y a beaucoup d'espions dans la communauté népalaise pour espionner les Tibétains. Il y a même des Tibétains qui travaillent pour le gouvernement chinois. Il y a de tout. On ne peut plus faire confiance aux Tibétains non plus, aux Sherpas, aux Tamang, on ne peut plus leur faire confiance. Car il y en a beaucoup qui sont là aussi pour les Chinois et pour l'argent. » Cette perte de confiance, nous l’avons constatée aussi au moment de l’arrivée en Suisse. En effet, à propos de ce sentiment de méfiance, un ami réfugié nous disait encore récemment qu’en ce qui le concerne, il ne fait confiance à personne dans le centre où il a été placé en attendant la décision des autorités suisses, même pas aux Tibétains. Il explique cela par une forme d’égoïsme et d’individualisme qui aurait gagné la communauté tibétaine en exil. De son point de vue, l’appât de l’argent déterminerait de nouveaux rapports entre les Tibétains. Il choisit donc de passer ses journées dans la solitude, isolé dans sa chambre, et de réduire les contacts au minimum indispensables. Comme nous l’avons déjà affirmé précédemment, le Népal reste le pays de passage privilégié pour les Tibétains qui désirent aller en Inde. D’autres routes pourraient être empruntées comme celle qui mène vers Darjeeling, mais la plus rapide reste malgré tout celle qui passe par la frontière sino-népalaise. Le Népal devient alors simplement un lieu de passage. C’est le cas pour plusieurs des Tibétains que nous avons rencontrés qui sont juste restés quelques semaines au Népal en attendant l’occasion, légale ou illégale pour entrer en Inde. Dans ce cas, les entretiens montrent que les réfugiés tendent à rester très discrets tant qu’ils sont sur le territoire népalais en attendant de pouvoir sortir du pays : Jampa (D.E : 28/31) nous raconte : « Au Népal, j’y suis resté pendant environ quatre ou cinq mois, quand je suis arrivé du Tibet. C’était difficile, je suis resté dans une maison à Bouddhanath. Je n’ai jamais pensé rester au Népal : je ne sais pas ce qu’est la vie au Népal, car j’avais un oncle en Inde et mon projet était déjà d’aller en Inde.» Lhundup (D.E : 32/34) : « Je suis d’abord resté environ deux mois au Népal. Je suis arrivé au « Refugies center » à Kathmandu, c’était il y a trois ans. Apres je suis allé en Inde où je suis resté pour environs deux ans et demi. J’ai appris l’anglais. J’étais dans une école pas loin de Daharamsala et tous les étudiants venaient du Tibet, il y en avait environs 700. » Pasang (D.E : 35/38) « Je suis d’abord allé au Népal, à Bouddhanath. J’étais moine dans un monastère, je travaillais comme aide cuisinier dans le monastère. Pendant deux mois et demi environ. Au Népal, je n’ai pas vu grand-chose, je ne sortais pas, à part pour faire la Chora (faire plusieurs fois le tour du Stupa). Au Népal je connais plusieurs personnes qui arrivent de la même région que moi, je n’ai pas d’autres membres de la famille qui vivent là-bas. »

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Pema (D. E, 46/50) « Je ne suis pas restée au Népal, je suis juste passée par le centre d’accueil des réfugiés, pour deux ou trois semaines, ensuite ils m’ont transportée directement en Inde. Avant tout, je voulais voir sa Sainteté le Dalai Lama, c’est après que j’ai décidé de rester en Inde. » Nous constatons que, pour les Tibétains qui sont arrivés plus récemment au Népal, les récits sont plus orientés sur « comment survivre au Népal ». S’ils ne connaissent pas les conditions de vie pour les réfugiés, ils en sont rapidement informés par leurs connaissances et ils agissent en conséquence. En considération de la situation spécifique au Népal, nous l’avons déjà constaté précédemment dans ce travail, la Suisse reconnait aussi, bien que partiellement, les difficultés que vivent les réfugiés tibétains au quotidien dans ce pays Toutefois sa position est assez ambigüe, car elle n’est pas pour autant disponible à rentrer en matière pour octroyer l’asile politique aux Tibétains qui quitteraient le Népal suite à ces difficultés. La Suisse fait notamment référence aux lois népalaises qui comporteraient le droit à la nationalité et au statut de réfugiés73. Toutefois nos entretiens relatent de difficultés, voire d’harcèlements importants, à la fois pour les Tibétains qui arrivent directement du Tibet, mais aussi pour ceux qui sont établis depuis longtemps et ont déjà acquis la nationalité népalaise. Cela démontre que l’attitude des autorités népalaises, mais aussi de la population, est en train de se transformer et s’oriente vers un refus

73 5.6.6 In Bezug auf den Erwerb der nepalesischen Staatsangehörigkeit ist Folgendes festzuhalten: Die Interims-Verfassung von 2007 sowie das Bürgerrechtsgesetz von 2006 (« Nepal Citizenship Act 2063 [2006] ») erlauben es tibetischen Flüchtlingen nicht, die nepalesische Staatsbürger-schaft zu erwerben, ausser sie erfüllen die folgenden drei Voraussetzungen (Quelle 2 und 20). - Geburt vor dem 13. April 1990 in Nepal, - seitheriger, permanenter Aufenthalt in Nepal, und - Antragsstellung auf Erwerb der nepalesischen Staatsbürgerschaft, die zwischen dem 26. November 2006 und dem 26. November 2008 erfolgt sein muss. In den Quellen wird nicht erwähnt, wie viele Tibeter sich innerhalb dieser Zweijahresfrist haben einbürgern lassen. Laut Art. 3 des Nepal Citizenship Act erhalten Kinder die Staatsbürgerschaft automatisch, wenn ein Elternteil Nepalese ist. Frauen können nach Art. 5 dieses Gesetzes nach der Heirat mit einem Nepalesen die Staatsbürgerschaft erwerben; Männer sind von dieser Regelung ausgeschlossen (Quelle 6). Laut SFH-Bericht zu Nepal gibt es zwei weitere Wege, die nepalesische Staatsbürgerschaft zu erwerben : : : Einerseits verweist die SFH auf die sogenannte « Angrikta », eine Staatsbürgerschaft, welche 1974 rund 1 500 tibetischen Guerilla-Kämpferinnen und Kämpfern- in Nepal gewährt wurde. Deren Kinder erlangten danach durch Geburt die nepalesische Staatsbürgerschaft. Zweitens besteht die Möglichkeit der sogenannten « Nagrikta ». Dabei handelt es sich um ein Einbürgerungsprogramm der nepalesischen Regierung der späten 1970er Jahre für hunderttausende von Bewohnern der Himalaya-Region. Tibetische Flüchtlinge ausserhalb der tibetischen Flüchtlingslager konnten damals die Staatsbürgerschaft bei lokalen Behörden beantragen, da es nicht notwendig war, dafür ein Identitätspapier vorzuweisen. Die meisten tibetischen Flüchtlinge nahmen diese Gelegenheit damals aber nicht wahr, da die Staatsbürgerschaft nicht notwendig schien (Quelle 20). (Voir notre traduction annexe 4) 169

des réfugiés tibétains, qu’ils soient arrivés récemment ou avant 1989, qu’ils aient ou pas la nationalité népalaise. Les papiers peuvent être annulés, même s’ils sont déjà en possession des réfugiés, ils peuvent ne pas être reconnus, ou alors les papiers ne sont tout simplement pas octroyés même si la loi stipule le droit d’y accéder. Ce fonctionnement semble s’imposer de manière encore aléatoire pour l’instant, un peu à la tête du client, quoique d’une façon pas encore systématique. Nous pouvons toutefois légitimement nous interroger sur l’évolution que cette politique peut avoir à moyen et long terme. Est-ce que le Népal vise l’expulsion totale des Tibétains du pays ? Et la Suisse va-t-elle continuer à estimer que les Tibétains en provenance du Népal n’ont pas droit à l’asile? Dans un document de 2013 édité par l’Office Fédéral des migrations, « Focus - The Tibetan Community in India », les auteurs (qui par ailleurs ne sont pas nommés) détaillent à la fois les conditions d’accueil, les conditions statutaires, ainsi que les conditions de vie pour les réfugiés tibétains en Inde, avec un regard que l’on pourrait qualifier de positif, en tout cas acritique. Ils ne se prononcent toutefois jamais explicitement sur le contenu, et semblent même s’en détacher: « A noter que ce document a été produit de manière indépendante et ne doit pas être considéré comme une prise de position officielle de la Suisse et de ses autorités.»(OFM, 2013 : 2) Ce document suggère pourtant entre les lignes que, pour les Tibétains, la solution idéale est de se réfugier en Inde où les conditions de vie sembleraient plus faciles qu’au Népal. Dans les faits, cela ne va pas soi. Il ne faut pas oublier que l’Inde, comme le Népal, n’a pas signé la convention sur les réfugiés de l’ONU de 1951, ni le protocole additionnel de 1967. Il est vrai que, malgré ça, les Tibétains ont été accueillis en Inde en grande nombre et avec beaucoup de bienveillance, ils sont aujourd’hui plus de 100.000. C’est en Inde que réside le Dalai Lama, et même si le gouvernement indien n’a jamais reconnu l’existence d’un Etat tibétain, il a laissé s’installer en Inde le gouvernement tibétain en exil devenu par la suite l’Administration tibétaine en exil (ATE) et a laissé développer dans le pays un mouvement nationaliste tibétain fort. Toutefois, bien qu’il existe de réelles possibilités légales pour les Tibétains en exil d’accès au statut de réfugié, ou d’acquérir la nationalité indienne, la vie n’est pas pour autant toujours très facile voici ce que certains de nos sujet affirment en parlant de la vie en Inde: Tashi, homme de 35 ans originaire de l’U-Tzang, de la région de Lhasa (D.E, 59/63), raconte : « Je suis parti pour améliorer mon quotidien et aussi pour avoir plus de liberté. En Inde, dans ma région d’origine, il y a des conflits entre Tibétains et Indiens. S’il y a un problème, les Indiens détruisent les maisons des Tibétains. Là- bas, malgré les limites, les Tibétains ont une vie souvent plus riche que les Indiens, donc ils ne nous aiment pas. Oui, il y a du racisme et en plus ils disent : « vous êtes des fugitifs». Il y a du mépris. « Ce n’est pas votre pays », « Retourne dans ton pays », ils nous disent. »

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Dolma, jeune femme de 26 ans (D.E, 13/17) : « Beaucoup de Tibétains en Inde ont des problèmes avec les Indiens. S'il arrive quelque chose avec le Dalai Lama, il y a des conflits, car les Indiens nous demandent pourquoi êtes-vous ici ? Retournez dans votre pays ! Dans la rue, on nous appelle « Chinois », mais nous ne sommes pas Chinois ! Ils nous appellent « chin chon » et ils rigolent de nous, oui, oui !… Le gouvernement suisse donne la nationalité après dix ans, mais pas en Inde. » Pema (D. E, 46/50) : « En Inde, Il y a beaucoup de corruption, si vous avez l’argent vous pouvez avoir votre carte de réfugié sans trop de difficulté. Si c’est difficile pour les Tibétains qui sont nés en Inde et qui ont leur famille avec eux, d’avoir la citoyenneté, c’est encore plus difficile pour moi qui suis arrivée en Inde après avoir fui le Tibet. Ces propos rapportent différents types de difficultés : les tracasseries administratives, auxquelles seraient aujourd’hui confrontés les réfugiés tibétains en Inde, la corruption des fonctionnaires, avec de plus en plus de difficultés pour acquérir le statut de réfugiés. En ce qui concerne la nationalité indienne, la quantité de papiers qu’il faut fournir ainsi que le prix élevé de la démarche en fin de parcours feraient que, seule, une partie de réfugiés tibétains osent aujourd’hui solliciter l’accès à la nationalité indienne74, Anne-Sophie Bentz affirme : « Il faut cependant reconnaître que les camps de réfugiés en Inde et au Népal sont loin de répondre à tous les besoins des réfugiés. Les critiques à leur encontre sont aussi particulièrement acerbes dans les discussions relatives aux perspectives d’avenir, ou plutôt, au manque de perspectives d’avenir, des jeunes réfugiés en Inde. Les enfants bénéficient d’une bonne éducation, mais les perspectives d’avenir des jeunes diplômés en termes d’emplois est paradoxalement plutôt sombre. De sorte qu’ils se demandent s’ils ne feraient pas mieux de sortir des camps de réfugiés, c’est-à-dire de renoncer de vivre au sein de la communauté tibétaine, pour tenter leur chance dans la société indienne. » (A.-S. Bentz, 2011 : 150) La situation est probablement moins positive de ce que semblent penser les autorités suisses. D’ailleurs, Anne Sophie Bentz, qui a étudié la situation spécifique des réfugiés tibétains en Inde, confirme indirectement ces considérations : « Les interactions n’en sont pas moins inévitables entre les réfugiés tibétains et les populations indiennes (…). Le problème principal concerne les disparités économiques entre les deux communautés : l’économie constitue certes une passerelle, mais les Indiens et les Tibétains ne sont pas toujours sur un pied d’égalité, et cela crée des tensions. La prospérité économique des réfugiés dérange les populations locales qui perçoivent ce succès comme une injustice – les Tibétains, contrairement aux Indiens, bénéficient il est vrai d’une aide importante de la part

74 Conditions pour obtenir la nationalité indienne, disponibles sur le site du ministère de l’intérieur indien : www.mha.nic.in/citizenship/acquisition.htm. 171

de l’Inde et plus largement de la communauté internationale. Les ressentiments donnent lieu à des accrochages qui peuvent parfois dégénérer-» (A.-S. Bentz, 2011 : 211) De plus, nous en avons déjà parlé, le statut de réfugié revêt encore aujourd’hui une valeur symbolique importante chez une partie importante des réfugiés. Encore Anne-Sophie Bentz : « Le problème est que les réfugiés attachent, dans l’ensemble, une très grande importance au statut de réfugié – plus qu’un statut légal, social ou économique, il s’agit, pour eux, d’un statut identitaire. » (A.-S. Bentz, 2011 : 151) Si pour Anne Sophie Bentz, cet attachement au statut de réfugié est aussi une manière pour garder vivante la tradition et résister à la mondialisation, nous verrons dans la suite de nos analyses que la valeur symbolique de ce statut est maintenant ébranlée par les différentes formes qu’assume la « nouvelle migration » des jeunes Tibétains depuis le Népal ou l’Inde d’ailleurs.

6b.b-La décision de partir du Népal Nous avons précédemment parlé dans ce travail des épreuves auxquelles sont confrontés aujourd’hui les réfugiés tibétains au Népal et du fait que ces épreuves les poussent, en particulier les jeunes générations, à quitter le pays. Ce que nous allons faire dans ce chapitre est d’examiner comment la décision de quitter le pays est prise et comment le départ s’organise. Du moment qu’ils sont tous conscients que la seule possibilité de rester au Népal réside dans l’illégalité, pour certains des réfugiés que nous avons interviewés, il n’a jamais été question de rester au Népal. Ils y arrivent donc déjà avec l’idée de poursuivre le voyage. C’est le cas de Gyalsen, jeune hommes de 28 ans originaire du Kham (D. E, 22/27), qui affirme qu’il n’a jamais pensé de rester au Népal, il avait envie d'être dans un pays où le respect des droits de l'homme est total. Or au Népal ce n'est pas le cas. Il n'avait pas forcément pensé repartir vers l'ouest. Il l’a décidé après avoir pris des informations. D'abord, il est passé par le centre d’accueil des réfugiés tibétains à Kathmandu, on lui a donné un document de voyage pour aller en Inde. En Inde il est d'abord allé à Delhi et ensuite à Dharamsala. Là, il a reçu sa carte de réfugié. Ensuite il est devenu cuisinier dans un restaurant de Delhi où il est resté pendant quelques années. Il a voulu partir pour avoir une vie plus libre. De son point de vue, en Inde, la liberté à laquelle il avait accès n’était pas suffisante: « Il y a trop de différences, les Tibétains sont toujours rabaissés !» Chengzu, (D.E : 106/108) raconte : « Ma première idée était d’aller en Inde, mais j’avais un oncle au Népal, il m’a aidé deux fois pour aller en Inde, mais cela a été très difficile. (…) Il fallait payer beaucoup pour traverser. Le gouvernement népalais rend la vie difficile aux réfugiés tibétains. Mon oncle est arrivé au Népal il y a un vingtaine d’années et il connaissait une personne qui aidait à envoyer les gens vers les pays étrangers. Après une conversation avec cet homme, mon oncle a décidé de m’envoyer dans un des pays étrangers. Je ne savais pas dans quel pays

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j’allais partir. Après il m’a dit que la Suisse était un bon pays pour mon futur, qu’il y avait déjà beaucoup de Tibétains sur place et que c’était un pays qui ressemblait beaucoup au Tibet. Que si j’allais dans d’autres pays, il y avait le risque que c’était trop étrange, trop différent pour moi, que j’aurais été dans une situation inconfortable, et que la Suisse était le bon pays pour moi, pour demander l’asile. Mon oncle a mis une partie de l’argent, mais le reste, il l’a demandé à un de ses amis. Mon oncle travaille dans une fabrique de tapis. Quand j’aurai un bon job, au moment où je serai installé, je vais lui rendre l’argent. Ils ont décidé pour moi. J’avais déjà entendu parler de la Suisse. J’avais entendu, surtout au Népal, que la Suisse était un beau pays, au Tibet on l’appelle Süss! » Lobsang (D.E : 43/45) raconte qu’à Bouddhanath, il connaissait un homme qui venait du même village que lui, c’était un businessman qui faisait du commerce entre le Népal et le Tibet. Il l’avait revu au Tibet, cela faisait sept ans qu’il n’était pas revenu au village. Il ne peut pas nous dire avec quel type de document de voyage ce businessman pouvait voyager. Arrivé à Bouddhanath, il habitait chez ce monsieur, la journée il restait à la maison et le soir il sortait un moment pour aller faire le tour du stupa, il faisait très attention. Lui-même n’avait pas l’idée de venir en Suisse, c’est ce copain qui l’a aidé et qui l’a orienté vers la Suisse, plutôt que vers Inde. Il l’a aidé à trouver quelqu’un qui pouvait lui fabriquer un passeport. « Il connaissait beaucoup de monde, Il parlait très bien népalais. Je n’ai pas eu des problèmes avec la police népalaise. » A travers ces entretiens, nous constatons tout d’abord que c’est rarement l’individu concerné qui prend seul la décision, mais que celle-ci est toujours le produit de concertations à la fois familiales et plus largement communautaires qui induisent et soutiennent la décision de partir plus loin. En effet, et quel que soit l’âge de la personne concernée d’ailleurs, c’est aux membres de la famille proche ou éloignée, voire à des connaissances issues de la même région du Tibet, où encore directement aux passeurs des agences illégales qui œuvrent entre le Népal et l’Inde, qu’incombe la décision de la destination. La deuxième remarque que les propos des personnes interviewées nous suggèrent, c’est que, dans tous les cas, pour que nos sujets leur fassent confiance, il faut que ce soit au moins des personnes originaires de la même région du Tibet. Cela est vrai aussi bien pour des personnes récemment arrivées du Tibet que pour des personnes ayant vécu plusieurs années, parfois dix ans ou plus, entre le Népal et l’Inde. D’ailleurs, nos interlocuteurs semblent trouver cette manière de procéder tout à fait convenable, voire même souhaitable, car ils sont convaincus que ces personnes sont bien informées et savent ce qui est mieux pour eux. La confiance est absolue, et du moment qu’ils sont manifestement arrivés à destination sans trop de risques, elle semble totalement justifiée. Cela montre aussi que la nécessité de partir vers l’Occident n’est pas qu’une lubie personnelle et subjective, mais implique une reconnaissance et une mobilisation collectives. D’ailleurs, nous remarquons que le choix de partir ainsi que le choix du pays de destination ne sont jamais le fruit d’une décision individuelle, mais bien le choix d’un « clan » familial, voire d’une communauté plus au moins élargie. Pouvons-nous assimiler cette dynamique systémique à ce que Droz et Sottas appellent des « stratégies de 173

circulation familiales » ? La population concernée n’est pas la même, et les conditions de vie non plus ; toutefois, les conclusions de ces auteurs nous semblent appropriées aussi pour le cas qui nous intéresse: « Or, nous avons montré que le principe organisateur des pratiques migratoires englobe bien plus de facteurs que ne le laissent entendre les analyses purement économiques. Ce principe incorporé a permis – entre autres – de minimiser les risques sociaux, écologiques, mais aussi économiques inhérents à la vie quotidienne et de résister aux situations de crise profondes. (…)Elles participent à la fois de l’individu et de l’unité domestique, s’ancrent tant dans l’écosystème que dans le socio système et se présentent dans la diachronie comme dans la synchronie. » (Y. Droz, B. Sottas, 1997 : 86) Les entretiens nous montrent que le choix de partir ainsi que le choix de la destination semblent être souvent des choix collectifs plus qu’individuels. D’un point de vue identitaire, cela nous interroge. La notion de groupalité telle qu’elle est amenée dans l’analyse de la notion d’identité portée par Brubaker et Cooper (2000), nous semble intéressante ici pour comprendre cette manière d’être dans une portée relationnelle où la dimension collective et individuelle interagissent pour que l’action se réalise dans une direction qui convient à la fois à la communauté d’appartenance et à l’individu acteur de sa destinée: « Rather than stirring all self-understandings based on race, religion, ethnicity, and so on into the great conceptual melting pot of ``identity,''we would do better to use a more differentiated analytical language.Terms such as commonality, connectedness, and groupness could be usefully employed here in place of the all-purpose ``identity.'' (…). ``Commonality'' denotes the sharing of some common attribute, ``connectedness'' the relational ties that link people. Neither commonality nor connectedness alone engenders``groupness'' - the sense of belonging to a distinctive, bounded, solidary group. But commonality and connectedness together may indeed do so. » Les considérations de nos sujets nous montrent aussi que la manière de s’approprier individuellement et personnellement cette décision, de la justifier et de la mettre en pratique dépend aussi du capital culturel et social de chaque individu. C’est le cas de Lhak-pa, de Wangchuk ou de Pasang: Pour Lhak-pa (D.E : 96/99), c’est le besoin d’avoir plus d’opportunités, une vie meilleure qui l’a poussé à quitter le Népal : « …au Népal ce n’était pas facile pour moi car je n’avais pas de documents, je n’avais pas droit à la carte de réfugié, donc je ne pouvais pas aller à l’école, j’ai donc décidé de partir. Mon oncle m’a demandé si j’étais d’accord de partir et j’ai dit oui. Tout le monde me disait qu’à l’ouest, c’était mieux, alors j’ai décidé d’y aller ! » Wangchuk, femme de 36 ans originaire du U-Tzang (D.E, 64/70). « Alors moi j’ai passé mon bac en Inde, avec une mention bien, mais pas suffisamment pour avoir accès à la bourse. C’est ce que je regrette aujourd’hui, que je critique un petit peu, c’est le manque d’argent qui a déterminé mes choix. Je reviendrai là-dessus,

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mais donc je n’ai pas pu obtenir la bourse pour faire des études supérieures et aller à l’université. Car il n’y a pas 30 000 possibilités pour les Tibétains en Inde, soit devenir institutrice pour les filles ou comptable pour les garçons. Il y en a beaucoup qui se sont trouvés dans mon cas, avec des parents dont le revenu ne permettait pas d’envoyer les enfants dans des universités privées. J’ai donc profité d’une petite bourse pour commencer une sorte de formation à Delhi, et c’est là que j’ai rencontré une famille française avec laquelle j’ai tissé des liens. Et je pense qu’inconsciemment, j’ai sauté sur cette occasion, j’ai saisi cette occasion, je me suis projetée en avant et le rêve de venir en Occident est né en moi. Envie de connaître l’Occident, envie de voir autre chose… » Pasang, (D.E : 35/38) : « Des personnes au Népal m’ont dit que la Suisse est un bon pays pour les réfugiés. En particulier pour l’aide et le soutien aux réfugiés, j’ai donc décidé de venir ici. » Quelles que soient les raisons qui justifient leur départ, la décision est à la fois individuelle et groupale : le sujet se dit prêt à partir, ou est déjà dans une démarche de changement et de mobilité ; le groupe le soutient et l’aide à s’organiser. Les réfugiés que nous avons rencontrés montrent que leur départ fait partie d’un plan, d’une stratégie de survie qui se justifie par l’évolution de leur vie en exil et des épreuves auxquelles ils sont confrontés. Aucune des décisions de partir ne semble être prise contre l’opinion de la famille ou du groupe social de référence, comme geste de rupture ou de rébellion, mais bien dans une quête de changement, de transformation. Les situations décrites dans la suite de ce chapitre vont nous amener d’autres réflexions qui nous montrent d’autres facettes pour saisir les dynamiques de cette nouvelle migration et essayer de la comprendre. En effet, Yeshe (D. E : 71/75) amène dans son récit, des considérations qui nous ont beaucoup intrigués et qui nous invitent à une hypothèse de compréhension qui est un peu différente de celles que nous avons exprimées jusqu’à maintenant. Voici ce que Yeshe affirme : « Au Népal, les gens ne savent parfois même pas où est le Tibet, les Occidentaux montrent plus d’attention pour les Tibétains, plus de considération pour leur situation et ils peuvent contribuer à la cause tibétaine. Il y a beaucoup de groupes de support, animés par de jeunes Tibétains, il y a une responsabilité morale, ceci est bien. S’il n’y avait pas eu ce déplacement de 1000 personnes au début des années 1990, les gens se seraient davantage installés en Inde, car il y a le plus gros de la communauté, il y a les écoles etc. Il n’y aurait pas eu autant de curiosité envers la vie en Occident. Avant 1992-1993, la communauté tibétaine était très tranquille, c’était important pour eux de rester à côté du Tibet, ils n’avaient pas d’intérêt à partir loin, en particulier au-delà de l’Océan Atlantique, car ils avaient l’impression de perdre leur identité, de perdre leur culture, de perdre leur famille s’ils partaient. Ceci jusqu’en 1992 quand les USA ont proposé à 1000 Tibétains de s’installer aux USA. Je me sens très triste pour cette proposition car, psychologiquement, ceci a eu un impact très important sur la communauté tibétaine. Ceci a été un moment déterminant pour les Tibétains et a changé beaucoup de choses. Pour ce qui concerne la Suisse, au 175

début des années 196O, les Tibétains n’étaient pas informés, ils n’avaient aucune éducation, ils ne connaissaient pas la Suisse. En 1992, les Tibétains étaient informés, ils étaient éduqués. La communauté tibétaine, avec ce départ massif, a perdu des ressources humaines importantes. De plus l’idée que les Tibétains peuvent vivre dans un pays riche, avec une bonne éducation pour les enfants, une belle maison, de belles opportunités de travail, et la possibilité du regroupement familial, d’envoyer de l’argent à la famille, s’est propagée dans la communauté. Ils ont développé un sens de curiosité vers l’Occident. Cette événement a influencé les réfugiés et leur choix de migrer vers l’Occident.» Yeshe se réfère ici à un évènement particulier intervenu au début des années 1990, une décision des autorités américaines survenue juste après que le Dalai Lama ait reçu le prix Nobel de la paix en 1989. Ce projet, le TUSRP : Tibetan US Resettlement Project, prévoyait d’octroyer un permis de résidence permanent aux Etats-Unis à 1000 Tibétains de la diaspora vivant au Népal et en Inde. Cette décision a été le fruit de négociations entre le Bureau du Département des Affaires Consulaires des EU et Dharamsala et la décision a été prise en 1990. Le choix des personnes qui devaient faire partie de ce contingent de « chanceux », délégué par les autorités américaines à l’ATE, a été effectué par tirage au sort, mais pas totalement au hasard. L’Administration tibétaine en exil a établi des catégories bien précises pour déterminer quelles personnes avaient le droit de partir (M. Hess, 2009 : 112) : a. « Individuals who have not received any rehabilitation assistance since they sought asylum in India and remain impoverished», (200 personnes). b. « Impoverished individuals, living in Tibetan settlements », (100 personnes). c. «Recent arrivals from Tibet», (100 personnes). d. « Individuals with education and skill such as English language, professional or technical abilities, or business expertise», (175 personnes). e. « Record of Central Tibetan administration service » des personnes qui avaient au moins 10 ans au sein des services de l’administration tibétaine en exil. (100 personnes) f. « Record of service for community development», (100 personnes). g. « Relatives of Tibetan US citizens », (75 personnes). Cette catégorisation nous inspire deux réflexions. La première est que les personnes choisies l’ont été, pour plus de la moitié, parmi les couches formées, voire fortunées, de la diaspora tibétaine au Népal et en Inde. Nous avons vu précédemment que ce n’est pas facile pour les Tibétains en exil de se former lorsque l’on a peu de moyens économiques à disposition. Et que ceux qu’y arrivent le font grâce à l’apport d’une parenté fortunée, du sponsoring international, ou au prix d’énormes sacrifices de la part de leur famille. Du

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moment que la décision négociée entre les Etats-Unis et Dharamsala impliquait directement le regroupement familial, ce constat nous permet d’émettre l’hypothèse d’un potentiel appauvrissement, à la fois intellectuel et économique, des élites présentes au Népal et en Inde suite à cette démarche. Cela est d’ailleurs confirmé par les propos d’Emily Yeh: « Beginning in 1996 the lottery winners, who had been assigned to resettlement clusters in eighteen states, became eligible to bring their families to the USA. A secondary effect of both the remittances that they began to send home and the heavy representation of Tibetan elites among the participants was the accumulation of social capital to the migrants. This has motivated and facilitated the migration of Tibetans from Nepal and India through non-TUSRP channels as well. The current estimate of 10 000 Tibetans in North America is far beyond what TUSRP had originally envisioned (CTAC, 2002, page 11). Economically, there is intense pressure for remittances, and, symbolically, `the West' has come to be seen in South Asian exile communities as a surrogate Shangri-la… » (E. Yeh, 2007: 653) Selon Emily Yeh cette décision a provoqué une envie de départ aussi chez ceux qui, en exil, n’avaient pas eu la possibilité d’être intégrés dans le projet TUSRP. De son point de vue, il a provoqué aussi une crise identitaire auprès de la diaspora tibétaine. En effet, dans ce contexte précis, leur statut de « réfugiés » a été modifié, car, dans le cadre du TUSRP, ils étaient considérés comme des « migrants »: « Because they became `immigrants' rather than `refugees' all of the participants were assigned sponsors, who were volunteers, coordinated by Tibet support groups in the resettlement-cluster cities. In April 1992 the first group of Tibetan resettles arrived at their designated sites, where they lived with host families until they were able to make enough income to live on their own. From 1996 the 1000 participants became eligible to bring their immediate family members from South Asia, which led to a dramatic increase in the Tibetan population. » (E. Yeh, K. Lama, 2006: 813) L’administration tibétaine de Dharamsala, qui avait invité jusqu’à ce moment les Tibétains au Népal et en Inde à garder le statut de réfugié, les encourage donc à acquérir la nationalité américaine pour soi-disant élargir leur capacité d’action en exil: « Le but est aussi d’acquérir un nouveau levier d’action (empowerment) sur la scène internationale et faire entendre « la voix de l’indépendance et de l’autonomie tibétaine »…. » (I. Henrion-Dourcy, 2007 : 8) Il faut noter aussi que, grâce au regroupement familial des Tibétains arrivés aux Etats-Unis suite au projet TUSRP, la présence tibétaine a fortement augmenté, et de manière soudaine, aux Etats-Unis, ce qui fait qu’aujourd’hui, avec plus de 10 000 membres elle représente la plus importante communauté tibétaine hors d’Asie : « As a result of TUSRP, a significant demographic shift occurred in the diaspora population. Given that 1 000 individuals plus their immediate family members 177

received visa, I estimate that approximately 5 000 people were included in the TUSRP» (J.M. Hess, 2009: 40) La deuxième réflexion suggérée par l’initiative américaine nous permet de reprendre les propos de Yeshe qui nous ont inspiré cette analyse des effets du projet TUSRP. Yeshe estime de son point devue que c’est à partir de cet instant que l’envie de partir s’est affirmée auprès des Tibétains en exil et en particulier des jeunes générations. Il faut noter que le TUSRP n’était destiné au départ qu’à des Tibétains en exil âgés de 25 à 45 ans. Avant ce moment précis, toujours selon Yeshe, c’était principalement l’Inde qui était visée comme objectif d’installation par les réfugiés tibétains qui arrivaient au Népal. Le fait que la sélection des possibles candidats au départ a été construite comme une sorte de concours avec un prix à la clé (la possibilité de résider aux Etats Unis) et que seuls les plus méritants ont en définitive été choisis pour partir (« The 1000 Luckies») a eu un impact à plusieurs niveaux. Elle a notamment modifié l’imaginaire collectif des jeunes Tibétains, en instillant le message que seulement en partant vers « the West » il y a des chances de réellement permettre un développement aux Tibétains en exil, de garder leur propre culture intacte et de pouvoir agir politiquement sur la situation au Tibet : « While Tibetans in South Asia are encouraged to remain stateless, members of TUSRP were encouraged to adopt U.S. citizenship in order that they might become ambassadors for Tibet. » (J.M. Hess, 2009 : 40) J.M.Hess, dans les conclusions de sa recherche, confirme que les Tibétains appartenant au projet TUSRP acceptent en même temps que la nationalité américaine de se déplacer pour devenir ce qu’elle appelle des « Immigrant Ambassador » pour leur pays. C’est d’ailleurs ce que Dharamsala avait donné comme raison principale pour permettre ce déplacement de population, depuis les camps de réfugiés en Inde et au Népal, et il ne faut pas oublier qu’avant de partir les 1000 sélectionnés ont été réunis à Dharamsala pendant quatre jours pour être « orientés » avant leur départ. Pendant ces quatre jours, les exercices auxquels ils ont été soumis tournaient particulièrement autour de l’affirmation de leur « identité tibétaine » : une réflexion sur ce que signifie « être tibétain», les valeurs, les croyances, les comportements face à des modes culturels différents. Chaque exercice était censé guider les participants dans la compréhension de l’interaction entre les Tibétains en exil et la culture populaire américaine : «After the participants were introduced to terms such “culture”, “identity”, ”values”, and “behaviour” in relation to their own values and beliefs, they were encouraged to apply them to understand and demystify U.S. culture in order to help them to adapt once they arrived in the United States. What is ensure that Tibetans understand what meant by “cultural preservation” as they immigrate to the United States and their introduction as a tool the ease resettlement in a country of foreign values, belies, and norms. It is also not surprising that the ambassadorial mandate was a key theme of the orientation. » (J.M. Hess, 2009: 121)

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A partir de ce qu’elle a constaté chez les membres de la communauté tibétaine qui ont participés au projet TUSRP, Hess, se référant aux études transnationales, émet l’hypothèse, que les Tibétains arrivés aux EU à travers le projet TUSRP affirment, sans trop de difficultés, une double allégeance, à la fois au Etats Unis qui leur ont offert la nationalité américaine, et à leur pays d’origine, avec les engagements qui en découlent en territoire américain. En 1992, Glick Schiller, Basch et Blanc Szanton, considérées comme les fondatrices du concept de transnationalité dans les sciences sociales, affirmaient déjà : “A focus on transnationalism as a new field of social relations will allow us to explore transnational fields of action and meaning as operating within and between continuing nation-states and as reaction to the conditions and terms nation-state impose on their populations. Migrants will be viewed as culturally creative but as actors in an arena that they do not control». (N. Glick Schiller, L. Basch, C. Blanc-Szanton, 1992/2006 : 19) Le point de vue de Julia M. Hess, et son analyse de l’impact d’une situation particulière auprès des Tibétains en exil, montre de manière plus générale une modification de la notion de citoyenneté chez une population en mouvement, qui par ailleurs peut aussi être observée auprès d’autres populations migrantes. Les Tibétains en exil justifient l’acceptation de la nationalité américaine par le fait qu’elle leur permettrait de devenir des acteurs ayant un impact plus efficace, à travers la construction d’une dynamique transnationale, sur l’action politique et économique tournée vers le pays d’origine. Les Tibétains et d’autres migrants transnationaux montreraient donc la possibilité réelle d’articuler des loyautés multiples. (J.M. Hess, 2009 : 9). Portes de son côté démontre que le développement des réseaux transnationaux n’est pas en contradiction avec l’inclusion dans les pays d’accueil. Au contraire : plus les migrants sont intégrés, plus ils développent les moyens pour élargir les liens d’échanges transnationaux avec leur pays d’origine : « Le résultat de ce processus cumulatif est la transformation d'initiatives économiques innovantes en communautés transnationales, caractérisées par des réseaux géographiquement denses et par un nombre croissant d'individus menant une vie double. Les membres sont au minimum bilingues, et passent facilement d'une culture à l'autre ; ils possèdent souvent un domicile dans les deux pays et poursuivent des activités économiques, politiques et culturelles qui nécessitent leur présence dans l'un et l'autre à la fois. Il n'est pas inutile de répéter que l'émergence de ce processus et son développement sont alimentés par les mêmes forces qui président à la mondialisation capitaliste à grande échelle. » (Portes, 1999 : 22) Si, pour Portes, la dynamique transnationale qui se crée ne diminue pas le potentiel d’intégration des migrants, Waldinger va plus loin et, comme Hess, parle de la possibilité d’une multiplication des centres d’intérêt et d’ancrage politique, culturel est économique des migrants et, entre autre, il affirme: «(…) Les réseaux transnationaux génèrent non pas une, mais une multiplicité de communautés imaginées ! »(2006 :3) 179

La loyauté nationale des Tibétains en exil ne peut d’ailleurs être, en tout cas pour une grande partie d’entre eux, que multiple, car parmi eux il y a des personnes qui ont passé la plus part de leur vie au Népal ou en Inde qui tout, en se sentent toujours profondément tibétains, ne les empêchent pas de s’intéresser à la vie sociale et politique des pays d’accueil, et selon le cadre et les possibilités qui leur sont offertes, aussi d’y participer. D’ailleurs les propos de Castles confirment ces observations lorsqu’il affirme que la migration dans ce qu’elle mobilise, est toujours créatrice de changement et de transformation sociale pas seulement pour l’individu concerné, mais aussi pour les pays de départ que pour les pays d’arrivée des migrants. (S. Castles, 2007:12) Nous pensons comme Yeshe que la réalisation du projet TUSRP a déterminé une transformation importante dans certaines convictions de la diaspora tibétaine et que malgré le fait que, comme nous l’avons affirmé à plusieurs reprises dans ce travail, leur situation de vie s’est notablement dégradée au Népal ces dernières années, cet épisode de leur histoire a profondement influé sur le choix de l’Occident comme objectif de la nouvelle migration.

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6c- Le voyage vers la Suisse : organisation et déroulement

Le propos de nos sujets relate principalement des questions pratiques en lien avec ce voyage : l’organisation, comment trouver l’argent nécessaire pour le voyage ainsi que les conditions de remboursement qui ne sont pas toujours faciles. En ce qui concerne les détails concernant les documents de voyage qui leur ont permis d’arriver en Suisse et le déroulement même du voyage, les personnes que nous avons rencontrées restent généralement très vagues et extrêmement imprécises. La question du prix payé pour le voyage est donc un élément important à prendre en considération. Lobsang (D.E : 43/45) nous dit avoir payé en tout 34 000 Yuan chinois pour l’ensemble de son voyage vers la Suisse, un premier versement de 20 000 Yuan et un deuxième de 14 000 Yuan, ce qui correspond à un total, (au taux actuel/juillet 2015), d’environ 5 000 Francs suisses. Choden (D.E : 18/21) raconte qu’elle ne se sentait pas sécurité un Inde. Les nouveaux arrivés du Tibet ont souvent des problèmes pour avoir leur carte de réfugié. Pour les anciens, c'est plus facile mais pour les nouveaux, c'est plus compliqué. ….Elle a dû emprunter de l'argent. Une amie de sa cousine qui est dans le business l’a aidée en lui prêtant environ 7500 roupies indiennes. Le passeur lui a fourni un passeport népalais. Elle est arrivée en Italie, ensuite en train jusqu’à Zürich. Elle n’a eu aucun problème. Elle est restée un jour à Zurich chez un ami. Après elle est allée à Bâle pour s'enregistrer. Nuba (D. E, 90/91) raconte qu’il est resté un an au Népal. Là il a contacté des agences auprès desquelles il a découvert que la Suisse est un pays idéal pour les demandeurs d’asile. C’est pour ça qu’il est venu en Suisse. Quand il était au Tibet, il savait que la Suisse était un beau pays très propre, mais il n’était pas informé sur l’accueil des réfugiés. Il a payé environs 13 000 yuans pour venir en Suisse (environ 2000 CHF). L’argent vient de sa famille au Tibet, ils ont emprunté à des voisins, et il doit envoyer de l’argent un petit peu chaque année. C’est ce qui a été convenu. Comme nous l’avons observé, la question de l’argent nécessaire au voyage est un élément qui les absorbe beaucoup. A priori cela ne semble pas trop difficile pour les Tibétains de trouver ce financement, la communauté se mobilisant facilement. Et cela peut aussi se révéler un investissement rentable à moyen, ou à long terme. Plusieurs d’entre eux nous ont dit ne pas avoir eu de difficultés financières au départ, et manifestement c’est plutôt ceux qui arrivent directement du Tibet qui semblent les mieux équipés d’un point de vue financier. En effet, contrairement à ceux qui arrivent du Népal ou d’Inde, ils semblent d’avantage pouvoir compter sur leurs propres moyens que ces derniers, qui semblent systématiquement devoir faire appel à la solidarité de la famille, voire du groupe communautaire auquel ils appartiennent pour pouvoir partir. En effet, ceux qui arrivent directement du Tibet affirment généralement avoir des biens, des animaux ou des commerces bien implantés qui leur permettent un train de vie plutôt satisfaisant ainsi que des moyens pour envisager un départ sans trop de soucis économiques. En se garantissant aussi des réserves qu’ils peuvent 181

mobiliser une fois arrivés en Suisse, et permettre à leur famille restée sur place de vivre convenablement en attendant qu’elle puisse les rejoindre, ce qui peut prendre plusieurs années. Quand nous les interrogeons sur la question de la solidarité intra-familiale et intra-communautaire, les propos de nos sujets sont assez nuancés. Ils affirment en général qu’effectivement ils peuvent compter sur la solidarité de leur famille ou de leur communauté, mais que celle-ci n’est jamais gratuite, qu’elle soit intra-familiale ou intra-communautaire. Une analyse superficielle de ces formes de solidarité, présentes dans la quotidienneté de ces personnes, pourrait facilement les identifier à des formes de générosité désintéressées intracommunautaires. Dans la réalité il s’agit bien de stratégies de survie communautaires dans des sociétés où, au-delà de la spécificité du départ vers l’Occident des réfugiés, ces personnes ne peuvent essentiellement compter que sur elles-mêmes pour pouvoir survivre. Il s’agit d’une forme de charité intéressée, avec un investissement à moyen ou à long terme. En effet, les raisons qui poussent les membres de la famille ou de la communauté de référence (ethnique ou religieuse) à prêter l’argent nécessaire à des taux d’intérêt plus ou moins élevés, ne sont pas toujours dictées par un objectif d’enrichissement personnel, mais aussi en vue d’une meilleure vie dans la prochaine réincarnation. Rolf Stein, dans son ouvrage sur la Civilisation Tibétaine, donne cette image de l’organisation sociale dans le Tibet d’avant l’arrivée chinoise, qui confirme notre hypothèse d’un fonctionnement solidaire à la fois « mécanique » et « organique » au sens de Durkheim de ces formes de solidarité75:

75 Mécanique, dans le sens que l’analyse des propos de nos sujets montre une mobilisation communautaire évidente : en effet aucune des personnes que nous avons interviewées n’affirme avoir cherché ou avoir trouvé l’argent nécessaire à son voyage en dehors de la communauté tibétaine. Les Tibétains s’aident entre eux avant tout parce qu’ils sont Tibétains: « Cette solidarité ne consiste pas seulement dans un attachement général et indéterminé de l'individu au groupe, mais rend aussi harmonique le détail des mouvements. En effet, comme ces mobiles collectifs se retrouvent partout les mêmes, ils produisent partout les mêmes effets. Par conséquent, chaque fois qu'ils entrent en jeu, les volontés se meuvent spontanément et avec ensemble dans le même sens. » (Durkheim, 1930/1986 : 74) Organique, dans le sens que nous avons observé en particulier pour les réfugiés provenant du Népal et de l’Inde. Ces derniers, issus de familles ayant peu de moyens, sont obligés de chercher l’argent dont ils ont besoin pour le voyage auprès de la famille élargie, des voisins ou des amis. Nous observons que dans ce cas il s’agit bien d’un prêt avec des conditions de remboursement bien définies et souvent des intérêts conséquents. Il s’agit donc d’un investissement à moyen ou à long terme, avec une effective prise de risque. Mais du moment qu’une partie de la famille des migrants reste sur place, le risque est minimisé : « Ici donc, l'individualité du tout s'accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidarité ressemble à celle que l'on observe chez les animaux

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« On peut exprimer par une formule un trait de la morphologie sociale suffisamment général pour être significatif, formule qui s’applique aussi bien au groupe familial qu’à la structure du pouvoir politique. C’est la coexistence de deux principes à la fois solidaires et antagonistes : l’individu égalitaire et la hiérarchie. Dans un schéma graphique de deux coordonnées, l’axe horizontal serait l’indivision, c’est-à-dire l’absence d’individualisation, la cohésion et la solidarité du groupe ; l’axe vertical, la hiérarchie, c’est-à-dire la subordination des uns aux autres. » (R.A. Stein, 1966/2011 : 85) Ces réflexions confirment bien que nous sommes en présence d’individus qui dans le processus interactif se meuvent entre des choix individuels et collectifs, à la croisée de ces deux dimensions. Pour aller plus loin dans la compréhension de cette dynamique nous relevons les propos de Heather Stoddard qui en montre le caractère fondamental en faisant appel, aussi bien à la dimension historique qu’à son ancrage dans une consistance religieuse constitutive de la société tibétaine: « … Ce concept fondamental qui a cours au Tibet depuis plus d’un millénaire, accroit l’indépendance d’action de la personne, dans une société de haute altitude, mi - pastorale, mi - agraire, où la mobilité hors du groupe se résume aux deux activités de pèlerinage et de commerce. Très tôt, garçons et filles peuvent agir indépendamment dans ces deux cadres. En même temps, les contrôles sociaux – hiérarchie, honneur, solidarité fédérale et régionale, appartenance religieuse en particulier – rattachent la personne à divers rôles qui contrebalancent la tendance à l’éclatement, et qui orientent vers la conformité et la régulation sociale, assurant la continuité, dont les seules échappées sont canalisés vers la voie de la spiritualité. Dans l’esprit de l’humble laïc comme dans celui de l’homme spirituel évolué est ancré le concept d’une double réalité : conventionnelle et ultime. » (H. Stoddard, 2014 : 131) Ces propos montrent des caractéristiques spécifiques de certains aspects des dynamiques de fonctionnement des rapports sociaux entre Tibétains, marqués à la fois d’individualisme et d’appartenance communautaire avec une présence religieuse constante. En ce qui concerne les documents de voyage auxquels ils peuvent se référer pour pouvoir traverser les frontières, les sujets que nous avons interviewés témoignent principalement d’avoir à disposition des passeports achetés au marché noir. C’est par exemple le cas de Lhundup et de Dolma : Lhundup (D.E : 32/34) : « En Chine, je n’avais pas de passeport, juste une carte avec mon nom et mon lieu de résidence. Au Népal et en Inde, je n’ai eu aucun

supérieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l'unité de l'organisme est d'autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d'appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail. » (Durkheim, 1930/1986 : 101)

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document. J’ai le Green Book. La plupart des Tibétains ont le Green Book. Je ne sais pas avec quel document j’ai voyagé. Mon agence a tout organisé, j’ai payé et j’ai eu tous les documents. C’était très cher. Pour venir ici j’ai emprunté de l’argent seulement à ma famille, il faudra beaucoup de temps pour tout rendre, mais l’aide que je reçois ici me suffit. » Dolma (D.E, 13/17) nous raconte qu’elle est arrivée par avion « … Je n'avais pas de papiers. J'ai donné de l'argent et j'ai eu des papiers pour voyager, je crois c'était un passeport malais. Je suis arrivée en Italie. J’ai pris le train à Milan pour Zurich. J’étais seule. Ce n’était pas facile, j'avais très peur, car je n'avais aucune idée sur ce qui aurait pu m'arriver. » Les documents de voyage qu’ils utilisent sont généralement des faux passeports issus de différents pays asiatiques. Les voyages ne semblent pas poser de gros problèmes, à part des petits moments d’inquiétude, ou de peur qui sont souvent exorcisés par la prière. C’est par exemple ce que nous racontent Tara et Dolma : Tara (D.E : 92/95) : « Mon père a emprunté de l’argent, il avait aussi des économies, mon frère a aussi envoyé un peu d’argent. J’ai payé 140.000 roupies népalaises (environ 2000 CHF). C’est beaucoup. Je suis arrivée par avion, depuis le Népal et ensuite en Inde, après je suis passée par un aéroport, mais je ne sais plus où c’était, les gens étaient blancs, j’étais avec deux autres personnes, un garçon et une fille, les deux Tibétains. (…) Après, nous sommes arrivés directement à l’aéroport de Genève et nous avons demandé directement l’asile politique à notre arrivée. J’avais peur. Ma mère aussi avait très peur, elle a beaucoup prié pour moi car je suis une fille toute seule. J’ai aussi beaucoup prié. Il y a beaucoup d’histoires qui circulent et qui font peur, mais la situation au Népal fait peur aussi, donc ….» Dolma (D.E, 13/17) : « Quand j'ai pris le train pour la Suisse, j'avais aussi très peur. Quand le contrôleur est arrivé j'ai prié pour avoir la compassion de Dieu. » Concernant les questions sur le déroulement du voyage lui-même, nous avons constaté un certain manque de confiance de la part des personnes interviewées à nous raconter leur expérience ou alors une certaine retenue dont elles font preuve en particulier quand il s’agit de détailler les différents moments qui ont constitué leur voyage. En effet les questions concernant le voyage et les documents de voyages sont des questions fondamentales posées aussi par les autorités pour déterminer si le candidat a le droit à l’entrée en matière sur sa demande d’asile. Nos sujets ont donc préféré rester vagues et cohérents dans la posture qu’ils ont adoptée officiellement par rapport à ces questions particulières. Voyons quelques-uns de leurs propos : Pasang (D.E : 35/38) : « Je n’ai jamais été en Inde. Je suis passé par un autre pays d’Asie, mais je ne me souviens pas du nom, j’ai juste transité, pour venir ici. Je suis arrivé à Zurich. Je n’avais jamais voyagé avant. J’étais confus. C’est les autres qui m’ont dit ce qu’il fallait faire… »

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Lhamu (D. E : 79/82) raconte : « Je suis arrivée par avion. Pas directement. Je suis restée pendant quinze jours à Moscou, toujours enfermée dans un appartement. Les gens m’ont dit qu’il fallait rester dans la maison. Ensuite, après environ dix-sept jours ils m’ont amenée à l’avion et je suis arrivée directement à l’aéroport de Genève. J’ai posé ma demande de refuge en arrivant à l’aéroport. J’étais avec une amie. » Lhak-pa (D.E : 96/99) raconte : « Non je ne suis pas arrivée directement mais j’ai changé d’avion en Inde et ensuite depuis l’Inde je suis allée en Russie et après là en Suisse. En Russie, je ne suis restée qu’une seule nuit, après je suis repartie en avion directement pour l’aéroport de Genève où j’ai posé ma demande d’asile. » Les entretiens démontrent que l’organisation de ces voyages, assumée par des « agences spécialisées » dans les trafics illégaux d’êtres humains au Népal et en Inde, est relativement facile. A noter que les personnes que nous avons interviewées ne parlent jamais de ces agences comme d’organisations criminelles qui s’enrichissent à leur dépenses, mais comme de réelles agences de voyage où des personnes disponibles et biens informées les aident concrètement à organiser leur voyage. Dans certains cas, nous avons pu constater que c’étaient même les « employés » de ces agences qui les conseillaient sur les pays de migration. Ce rapport particulier entre passeurs et réfugiés tibétains est intrigant et mériterait une recherche spécifique. Le voyage se fait généralement par avion et sur des vols de ligne qui passent par les pays arabes ou par la Russie. Seule, une des personnes que nous avons interviewées, Temba, témoigne d’un voyage compliqué depuis la Turquie à travers les Balkans : Temba (D.E, 76/78) est arrivée en avion jusqu’en Turquie, ensuite elle a rejoint la France. Elle était avec vingt-cinq autres réfugiés, de nationalités différentes, il y avait des Afghans, des Chinois, des Népalais et des Indiens. Le voyage a été difficile car ils dormaient dans des forêts, ils marchaient la nuit, et ils n’avaient pas toujours suffisamment de nourriture. Elle a ensuite pris le train pour la Suisse. Elle est arrivée d’abord à Kreuzlingen et ensuite elle a été envoyée à Genève. Généralement, ils sont tous assez vagues quant aux pays traversés et aux pays d’arrivée, avant la Suisse. Ils voyagent souvent en petits groupes, dans lesquels il y a toujours parmi eux au moins une personne qui parle anglais. Ce constat de relativisation des enjeux et de la dynamique du voyage, nous pouvons aussi l’attribuer, sans tomber dans le piège d’une explication culturaliste facile, au fait qu’une partie des réfugiés tibétains que nous avons rencontrés ont la faculté de relativiser leur expérience migratoire comme appartenant déjà au passé, ne voyant pas l’utilité et l’intérêt d’y revenir. Cette expérience est vécue comme un moment incontournable, avec la conscience qu’en tant qu’individu, ils n’ont pas de pouvoir sur ces évènements. Ils ont payé « l’agence » pour organiser le voyage et ils attendent que tout se passe comme prévu. Avant de partir, souvent, leurs familles ou leurs proches organisent des Pujas et des offrandes de bon augure pour la réussite du voyage. Ils ne montrent pas d’animosité ou d’intérêt excessif pour cette expérience. L’objectif était d’arriver en Suisse et ils y 185

sont bien parvenus. En apparence, c’est tout ce qui compte à leurs yeux pour le moment. Aux yeux des réfugiés tibétains, l’expérience prioritaire reste essentiellement ce qu’ils vivent ici et maintenant. Nous retournerons sur cette hypothèse car nous avons constaté à plusieurs reprises cette sorte d’apparente relativisation des expériences dans d’autres situations et notamment dans la perception de leur futur en Suisse. A travers l’analyse du contenu de ces entretiens, nous percevons aussi une sorte d’aveu irréfléchi d’une grande ignorance sur les pays vers lesquels ils migrent, peu importe au fond la réalité des pays où ils vont atterrir et demander l’asile, tant qu’ils ont la certitude qu’ils vont y trouver de l’aide et du respect : Norbu (D. E : 39/41) dit qu’il ne savait pas grande chose de la Suisse, simplement qu’il y avait l’ONU et que c’était un pays de paix, qui respecte les droits de l’homme. « On ne m’a jamais parlé de la Suisse, mon frère avait déjà tout organisé. C’est l’agence qui a décidé de m’envoyer en Suisse. Mon frère a expliqué ce qu’il voulait aux passeurs. » Samdhup (D. E : 54/58) : « Par exemple, si je dis que je veux aller en Suisse. D’abord il faut voir un Lama, on fait appel à une forme de divination ! Le Lama va dire si c’est mieux la Suisse ou la France par exemple, s’il dit : « Ah non la Suisse ce n’est pas bien… ». Alors je décide d’aller en France. C’est dans la tradition, et cela se fait encore beaucoup. Il faut dire que c’est aussi un bon business ! Voilà c’est vraiment la famille qui décide car à Kathmandu tout le monde a quelqu’un dans le groupe familial qui connait les différents pays de destinations possibles. Un de mes cousins par exemple avant de partir faisait déjà le calcul de ce qu’il allait recevoir à son arrivée dans le pays d’accueil, combien il allait pouvoir rembourser, en combien d’années etc. » Sonam, femme de 36 ans (D.E, 51/53), nous dit qu’elle n’avait jamais pensé partir vers l’Occident. Ce n’était pas son idée. C’est sa famille à Bouddhanath qui a décidé pour elle. Son idée était d’aller en Inde et de pratiquer sa propre religion. « Mes parents m’ont dit que si je partais vers l’Occident ma situation serait meilleure que si je restais au Népal. » Elle avait déjà entendu dire, au Tibet, qu’en Occident, c’est très bien et que les gens sont heureux. Mais c’est tout, elle ne connaissait rien d’autre. Ce constat d’un manque d’information sur le pays dans lequel ils vont migrer est une constante que nous avons retrouvée chez la majorité des personnes que nous avons interviewées. Nous verrons dans la suite de notre analyse ce que cet état de fait comporte pour les réfugiés tibétains qui arrivent en Suisse.

6 c.a. Arrivée et vie en Suisse Nous avons vu que le choix de la Suisse comme pays d’arrivée du voyage migratoire des réfugiés tibétains est parfois aléatoire. En effet, peu d’entre eux

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décident en connaissance de cause de migrer vers ce pays. Nous observons que certaines représentations largement répandues dans la communauté tibétaine au Népal sont souvent évoquées en parlant de la Suisse comme étape finale de migration : a. D’autres Tibétains y vivent déjà. b. La Suisse est un pays de paix et de liberté. c. La Suisse est un pays qui offre un accueil généreux aux réfugiés. d. Les Tibétains sont appréciés en Suisse. e. La Suisse ressemble géographiquement au Tibet. Ces éléments ressortent systématiquement de nos entretiens. Ce que l’on remarque aussi, c’est que parfois un seul de ces éléments est présent dans l’argumentation des sujets interviewés, et à leurs yeux il apparait suffisant pour choisir ce pays comme but de leur voyage. L’arrivée en Suisse ne semble jamais source de déception. En effet la première impression que les demandeurs d’asile ont est souvent positive et confirme leurs aprioris. Ils trouvent qu’ils sont accueillis avec beaucoup d’attention et de bienveillance autant par les autorités de frontière que par les différents organes officiels et associations qui les suivent dans leur démarches administratives lors de la procédure pour obtenir l’asile. Voyons ce que Gephel, Yeshe et Pasang nous disent concernant leur arrivée en Suisse : Gephel (D. E, 7/12) est arrivé en 2006 et se sent très bien en Suisse. Il est très reconnaissant à la Suisse pour son accueil. Non seulement on lui a donné à manger, et un logement, mais on l’a pris en charge correctement pour ses problèmes de santé dont il souffrait depuis des années. Il estime qu’au Népal ou au Tibet il serait déjà mort. Yeshe (D. E : 71/75) : « Aujourd’hui je suis en Suisse, j’ai une grande curiosité et je me demande comment je peux aider le Tibet maintenant bien que je n’aie pas de permis et que je ne parle pas la langue. Je suis très triste que les média en Suisse ne parlent pas davantage de la situation au Tibet, qui en ce moment est très difficile, suite aussi aux auto-immolations… » Pasang (D.E : 35/38) : « Je suis heureux, on me donne de l’argent et je vais à l’école pour apprendre le français. » Ces entretiens nous inspirent plusieurs considérations que nous allons développer au fur et à mesure. Il faut rappeler qu’après le premier entretien, qui a lieu au moment de leur demande d’asile en Suisse, les candidats dont la demande est acceptée, reçoivent le livret N. Ce livret atteste leur présence en Suisse ainsi que le fait qu’ils ont posé en bonne et due forme une demande d’asile dans ce pays. Généralement, lors de cet entretien, tous affirment arriver directement du Tibet, car ils ont la connaissance du fait que c’est seulement dans ce cas que la Suisse entre en matière pour leur octroyer l’asile. La majorité d’entre eux doit donc mentir pour avoir des chances que l’asile soit prononcé. Le fait de « devoir mentir », pour les réfugiés qui ont vécu toute ou une partie de 187

leur vie en Inde ou au Népal, est perçu comme une obligation faisant partie de la procédure. Certaines personnes nous ont parlé ouvertement des problèmes et inquiétudes concernant le fait de mentir aux autorités. A titre d’exemple, voici ce que Lhak-pa affirme: Lhak-pa (D.E : 96/99), « J’ai été obligée de mentir, car si j’avais dit que je venais du Népal, je n’aurais eu aucune chance d’être acceptée. C’était difficile pour moi, mais je n’avais pas d’autres possibilités que de mentir. Je suis Tibétaine et je ne mens pas souvent, la situation pour les Tibétains au Népal est très difficile, je n’avais pas d’autres choix. J’avais entendu parler de la Suisse comme d’un pays en paix, un très joli pays, je n’avais jamais vu aucune image, mais j’ai vu un film indien qui avait été tourné à Zurich et je l’ai trouvé beau. C’est mon oncle et les gens qui connaissaient le pays qui m’ont dit que la Suisse était un bon pays pour moi. Aujourd’hui, je trouve que les gens sont très gentils ; en Russie ils ne rigolaient pas, ils ne voulaient pas m’aider… Je trouve qu’ici c’est propre ici si j’ai besoin d’aide, les gens se mobilisent. » Par ces propos, Lhak-pa avoue « Je suis Tibétaine, je ne mens pas souvent… ». Elle le dit avec une certaine emphase ce qui peut signifier que ce n’est pas dans l’habitude des Tibétains de mentir. Certains d’entre eux vont plus loin en affirmant que c’est difficile de mentir, car le mensonge va profondément contre leurs valeurs. Ils se sentent tiraillés et mal à l’aise dans cette situation, au point qu’ils se demandent s’ils vont bien pouvoir tenir dans leur mensonge jusqu’à la fin de la procédure. D’autres se sentent coupables d’avoir menti, coupables envers la Suisse qui les a « si bien accueillis » et ils vont essayer de contrer ce sentiment de culpabilité à travers des activités qui leur permettent une certaine forme de réparation. C’est le cas de Tashi, homme de 35 ans (D.E, 59/63), qui affirme : « J’ai beaucoup de reconnaissance envers le peuple suisse, le gouvernement, les associations comme Caritas, Hospice Général etc. C’est pour ça qu’aujourd’hui je travaille comme bénévole deux jours par semaine, car ils nous ont donné beaucoup de choses.» Le fait est que la Suisse – nous l’avons déjà observé – n’octroie le statut de réfugié qu’aux requérants qui peuvent prouver arriver directement du Tibet, ce qui n’est de loin pas le cas de la majorité d’entre eux. De devoir mentir pour que les autorités compétentes rentrent en matière pour octroyer l’asile est donc une constante que l’on retrouve principalement pour ces réfugiés qui arrivent du Népal ou d’Inde, certainement la majorité des personnes qui demandent l’asile en Suisse aujourd’hui. Nous avons toutefois constaté qu’encore aujourd’hui, parmi ces demandeurs d’asile, seulement quelques-uns sont nés au Népal ou en Inde et que la majorité est née au Tibet et y a vécu une partie plus au moins importante de leur vie. Le reste du temps, ils l’ont passé en Inde ou au Népal, parfois clandestinement, souvent sans avoir eu accès à aucun type de document d’identité faute de l’avoir sollicité aux autorités locales (c’est le cas de l’Inde) ou alors parce qu’impossible à obtenir (c’est le cas du Népal). L’arrivée en Suisse

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représente une étape importante, quelque chose a réellement abouti pour eux. De plus leurs attentes sont manifestement confirmées grâce à une attitude d’accueil correcte de la part des employés des offices fédéraux et cantonaux qui s’occupent des réfugiés. Les Tibétains que nous avons rencontrés estiment globalement cet accueil très « gentil » et « bienveillant». L’ensemble de ces requérants d’asile doivent montrer une cohérence dans l’histoire qu’ils racontent aux autorités lors des différents entretiens auxquels ils sont soumis, chose qui n’est pas toujours facile. Dans ce contexte, ils sont confrontés, parfois pour la première fois de leur vie, à faire face et assumer une démarche administrative lourde, déterminante pour leur avenir. Ce que nous constatons c’est qu’ils abordent cette procédure avec une certaine naïveté, comme s’ils ne se rendaient pas totalement compte des enjeux et de l’importance de la démarche qu’ils ont entamée en arrivant en Suisse. Cette attitude de vivre au présent, que nous avons déjà relevée dans les pages précédentes, les met parfois dans une situation compliquée. Une recherche, sur les auditions des candidats tibétains à l’asile en Belgique, arrive à ces mêmes constats : « Mais, si ‘arriver’ apparaît aux Tibétains comme un aboutissement, leurs aventures ne font que commencer. La migration par le biais de l’asile politique a aussi ses contraintes, auxquelles les premiers arrivants n’étaient pas, c’est le moins que l’on puisse dire, préparés. (…) Mais confrontés pour la première fois à une procédure bureaucratique dont ils ne comprennent ni la raison d’être, ni les enjeux, ni le fonctionnement, les choses ne se passent pas avec la facilité prévue. » (I. Henrion-Dourcy, 2007 : 14) Cela ne signifie pas que les Tibétains qui arrivent en Europe n’ont jamais été confrontés à une bureaucratie lourde car, dans des pays comme la Chine, le Népal ou l’Inde, la bureaucratie est bien présente et souvent les procédures y sont longues et compliquées. C’est le style qui leur est étranger, la formalisation des documents, le langage utilisé, les attentes que ces formalités impliquent de part et d’autre. En effet, cette situation implique à la fois un regard rétroactif structuré pour pouvoir raconter sa propre histoire de manière cohérente et objective ainsi que de se projeter dans le futur de manière lucide et informée, et c’est loin d’être facile pour les Tibétains qui arrivent en Suisse. C’est vrai que les nouveaux arrivés cherchent auprès de ceux qui sont arrivés avant eux les éléments pour comprendre le déroulement de la procédure ainsi que les ruses pour contourner certains obstacles qui peuvent surgir. Dans les faits, peu sont ceux qui ont le recul nécessaire face à la procédure et des connaissances suffisamment développées du système suisse pour les conseiller de manière large et objective sur les enjeux et le sens des différentes étapes. La plupart se réfère à sa propre expérience et l’efficacité de ces renseignements est loin d’être prouvée car comme nous l’avons vu, en quelques années la politique suisse envers les réfugiés tibétains a beaucoup évolué. Nous constatons aussi que le fait de fournir une aide aux autres donne un certain pouvoir à ceux qui sont en Suisse depuis plus de temps, et qui font valoir une expérience plus ancienne des institutions et des démarches administratives. Parfois, les plus jeunes, nés en Inde ou au Népal, sollicitent les plus anciens pour leur demander des 189

renseignements sur le Tibet, car du moment qu’ils n’y ont jamais vécu, et que les questions qui leur sont posées peuvent toucher à des détails géographiques ou au déroulement de la vie quotidienne dans des régions tibétaines, ils manquent de renseignements précis pour illustrer leur fausse vie au Tibet. La chose filtre avec beaucoup de discrétion dans nos entretiens, quand le microphone est fermé, mais il semblerait que, même si ce n’est pas de manière systématique, ce type de renseignements soit monnayé par les anciens. Cette question mérite d’être mieux explorée pour vérifier s’il s’agit d’une pratique exceptionnelle ou courante car nous nous basons que sur quelques entretiens et nous n’avons pas trouvé d’autres sources qui parlent explicitement de ces pratiques. A travers l’analyse de ces entretiens, nous avons observé aussi que les Tibétains que nous avons rencontrés, surtout ceux qui sont arrivés le plus récemment, ne parlent pas d’eux-mêmes avec facilité, contrairement à ceux qui sont en Suisse depuis plus de temps. Nous avons donc dû donner plusieurs garanties sur l’utilisation des entretiens, pour pouvoir avoir accès à une certaine décontraction lors des entretiens. Cette résistance à se livrer peut être interprétée comme de la méfiance envers l’interviewer, quel qu’il soit, ou alors comme une stratégie préétablie : en dire le moins possible pour ne pas risquer de tomber dans des contradictions argumentatives ou des descriptions qui peuvent être mal comprises. Elle peut être interprétée aussi d’un point de vue culturel comme une manière de concevoir ce type de conversations sur des bases différentes des nôtres. Cette observation confirme en partie une des conclusions à laquelle arrive aussi Isabelle Henrion-Dourcy dans son analyse sur les Tibétains en Belgique: « Il faut souligner que, entre eux, les Tibétains sont bien sûr d’habiles et abondants parleurs et que la rationalité argumentative ne leur fait nullement défaut (que l’on songe aux disputes dialectiques entre moines ou aux combats de chants et généalogies entre villageois). Ils ont grandi dans une civilisation où la belle parole joue un rôle social fondamental, où le pouvoir de convaincre n’est pas celui de l’enchaînement logique, mais plutôt celui d’apaiser, de rassembler par des références aux codes, dictons et valeurs du passé.(…) Au risque d’un parallèle culturel audacieux, on pourrait dire que, comme les personnages de Shakespeare, les Tibétains sont enclins à penser que « gémir sur un malheur passé, c’est le plus sûr moyen d’en attirer un autre ». Il ne faudrait pas en inférer, néanmoins, qu’aucune expérience négative n’est jamais partagée, ou qu’aucune mémoire des traumatismes n’est transmise entre les générations. Mais elles n’empruntent pas cette « rhétorique du témoignage » (Hesford 2004) pratiquée dans nos sociétés, distincte du langage ordinaire que l’on produit dans des circonstances informelles. Toutefois, depuis une vingtaine d’années, les Tibétains de l’exil ont trouvé les moyens de s’adapter à cette rhétorique, en la voyant comme le seul moyen de se faire entendre sur la scène internationale.» (I. Henrion-Dourcy, 2007 : 14) Cela explique probablement en partie aussi le fait que les personnes que nous avons interviewées et qui avaient vécu plus longtemps en exil que les autres,

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avaient un peu plus de facilité à répondre à certaines de nos questions et y répliquaient avec plus de détails. La Suisse, dans sa procédure d’asile, en plus des vérifications des connaissances géographiques et de leurs habitudes de vie au Tibet, soumet les candidats à l’asile aussi à une analyse linguistique. Ces entretiens de vérification linguistique peuvent avoir lieu par téléphone en dehors des entretiens officiels prévus pour obtenir l’asile et servent à vérifier la véridicité de l’origine des candidats à travers leur manière de s’exprimer et d’utiliser la langue tibétaine. Voici ce qu’affirme encore Henrion-Dourcy concernant cette procédure: « L’enjeu du contentieux le plus douloureux concerne néanmoins l’usage de la langue. Les dialectes et accents régionaux étant si marqués dans la langue tibétaine, l’origine du locuteur est immédiatement perceptible (un doute subsiste toutefois dans le cas de Tibétains ayant transité longuement dans plusieurs endroits). Les jeunes exilés ont eux aussi leur parler reconnaissable, organisé sur la langue de Lhasa, mais mâtiné de tournures du Tibet occidental. (…) A la question de l’étiolement de la langue et de la revendication de sa pureté de part et d’autre, il faut encore ajouter l’intonation (une tendance à plus d’assertivité au Tibet), le volume sonore ou la phonétique (une certaine nasalisation au Tibet, une propension à moins articuler en Inde), qui procurent une fiche signalétique immédiate d’un Tibétain. Enfin, les attitudes qui accompagnent la locution sont aussi marquées par des habitudes distinctes (l’écarquillement des yeux pour marquer la désapprobation, les moues, la façon de s’adresser aux autres pour leur demander de l’aide...). » (I. Henrion-Dourcy, 2007 : 14) La période entre le premier et le deuxième entretien pour les candidats à l’asile pouvant prendre quelque mois, voire plusieurs années malgré les mesures d’accélération des procédures mises en place, le permis N, sous certaines conditions, permet au candidat de travailler si:

« a. la situation économique et de l'emploi le permet; b. il existe une demande d'un employeur (art. 18, let. b, LEtr); c. les conditions de rémunération et de travail sont remplies (art. 22 LEtr); d. l'ordre de priorité est respecté (art. 21 LEtr). » (OASA, 2007, Art.52)

Dans les faits, ces limitations rendent les conditions réelles d’accession au marché de l’emploi pour les requérants d’asile en possession d’un permis N très difficiles. De plus, il faut noter que, si un autre candidat se présente pour le poste, en possession d’un permis d’établissement stable ou de la nationalité suisse, il sera toujours prioritaire au requérant d’asile. Il faut noter aussi que l’autorisation de travailler s’éteint au moment où la procédure se termine.

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Histoire de Yeshe : Yeshe a 7 ans quand ses parents l’accompagnent en Inde pour intégrer une école tibétaine à Dharamsala. Il n’a pas beaucoup de souvenirs de ce voyage. Sa famille est originaire de l’U-Tzang (TAR) dans un village proche de la frontière népalaise. Ses parents étaient des paysans très pauvres appartenant à l’école religieuse des Gelugpa et souhaitent qu’un de leur fils puisse avoir une éducation tibétaine la plus proche possible du Dalai Lama. Les autres frères et sœurs sont restés au Tibet. Yeshe avait trente-six ans quand nous l’avons rencontré et il affirme que depuis son enfance il n’a jamais vraiment pu revoir sa famille. Seulement une fois avant de partir du Népal, il nous raconte être allé à la frontière avec le Tibet où il a pu les voir de loin, leur faire des signes entre les deux rives du fleuve frontière qui sépare les deux pays. A cette occasion, il avait remarqué l’importance des contrôles de frontière, en particulier la présence massive des caméras. Yeshe se souvient du Tibet même s’il était très petit quand il l’a quitté. Il se souvient en particulier d’une vie agricole, qu’il aidait son père pour amener les yaks à la rivière, il aimerait bien les revoir. Il a une cousine qui vit en Australie, mariée à un Australien. Le fait qu’elle ait la nationalité australienne lui a permis de retourner au Tibet en 2010. Elle a pu rencontrer aussi les parents de Yeshe, leur amener des nouvelles et ramener des photos et des messages pour lui. Yeshe a fait ses études primaires à Dharamsala et ses études supérieures dans le Sud de l’Inde. A la fin de ses études en 2000, il a postulé pour travailler dans l’administration tibétaine. Engagé, il a été envoyé à Kathmandu pour travailler dans ce qu’à l’époque s’appelait « Office of the Representative of His Holiness the Dalai Lama », qui en collaboration avec le UNHCR s’occupait de l’accueil des réfugiés tibétains au Népal. Pendant ces années et malgré certaines difficultés, Yeshe est très actif politiquement aussi et publie régulièrement des articles dans les journaux locaux dénonçant la mainmise de la Chine sur le Tibet et demandant le respect des droits de l’homme. En 2005, les autorités népalaises donnent l’ordre de fermer ce bureau. Yeshe décide donc de retourner en Inde. Là il rencontre sa femme qui est née en Inde. il s’installe dans sa famille et ont deux enfants. Sa femme travaille périodiquement dans le commerce des sweaters (activité très importante de la communauté tibétaine en Inde). Il aide sa femme dans son travail, mais il se sent profondément insatisfait. En effet, il avait l’impression que la situation stagnait, qu’en vivant ainsi il n’aurait jamais pu offrir des études supérieures de qualité à ses enfants. Sa fille avait commencé une école indienne, mais le prix des bonnes écoles en Inde est très élevé, Il fallait donc, pour lui, trouver un travail mieux rétribué pour pouvoir les financer sans tout le temps faire appel à l’aide de la famille de sa femme. Sa femme en effet appartient à une famille avec un réseau important, par contre lui ne connait pas grand monde en Inde. De plus, arrivant du Népal, il n’avait pas de permis. Il se trouvait donc dans une position, aussi par rapport à la famille de sa femme, de son point de vue, très inconfortable. Il avait besoin de montrer qu’il était capable de faire quelque chose de sa propre initiative pour tenter d’améliorer les conditions de vie de sa famille et surtout pour créer les conditions pour que ses enfants, encore petits, puissent dans le futur avoir accès à une meilleure qualité de vie. Yeshe décide alors de partir et choisi la Suisse comme pays de migration. Il sait qu’une lointaine cousine y habite déjà. La famille de sa femme finance son voyage, il contacte

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des passeurs qui lui fournissent un faux passeport et il part pour la Suisse. A son arrivée en Suisse il demande directement l’asile politique et déclare aux autorités provenir directement du Tibet via le Népal. Yeshe est affecté au canton de Genève dans un centre d’accueil pour les réfugiés où il partage une chambre avec trois autres demandeurs d’asile, l’un aussi du Tibet et les deux d’Afrique de l’Ouest. La vie au centre n’est pas toujours facile, mais Yeshe prend des cours de français et quand il rentre dans le centre, il s’occupe des repas avec ses connaissances tibétaines. Au-delà de la gestion du quotidien, très religieux, il se plonge essentiellement dans les écrits et les conférences du Dalai Lama qu’il visionne sur internet, il lit beaucoup. Il prie surtout le matin tôt quand les autres dorment encore. Il a des contacts réguliers avec sa femme en Inde par échanges d’e-mail et parfois avec des séances Skype. Après environ une année de présence à Genève, les assistants sociaux proposent à Yeshe une activité à temps partiel dans une ONG locale qui s’occupe de la location de vélos. Il est très content et perçoit ceci comme une évolution positive de sa situation. Il travaille avec plaisir et est payé environ 300.-CHF par mois, ce qui lui permet d’envoyer un peu d’argent à sa femme et à ses enfants. Cette activité est toutefois momentanée et non reconductible, car il doit laisser la place à d’autres réfugiés. Yeshe se retrouve désœuvré car les cours de français se terminent aussi. De plus, il est très déçu. En effet, cette cousine qui vit en Suisse depuis des années n’est pas disponible à l’aider, du moment que le statut de Yeshe n’est pas stabilisé et ne veut pas être mêlée à ce type de problèmes. Quasiment deux ans après le premier entretien qui lui a permis d’accéder au permis N, Yeshe est appelé par des employés du bureau de Berne pour un entretien téléphonique. A cette occasion, il est à nouveau interrogé sur sa vie au Tibet et sur son parcours migratoire. Yeshe est très troublé par cette démarche de l’Office fédéral qu’il ne comprend pas les autres Tibétains lui expliquent que ce type d’entretiens est organisé pour évaluer son utilisation de la langue tibétaine. Très fier de la richesse de la langue tibétaine qu’est la sienne et qu’il a appris essentiellement en exil dans les écoles tibétaines, cette démarche le déstabilise hautement. Il commence à s’inquiéter et à se renfermer de plus en plus sur lui-même. Après presque deux ans il est transféré dans un autre centre où il a droit à une chambre individuelle. Au début, il est très content, mais avec le temps il s’isole de plus en plus des autres, ne participe plus aux réunions de l’association des Tibétains de Genève et commence à voir des espions partout, il ne parle plus à personne. Un matin il ne sort pas de sa chambre et ses connaissances tibétaines qui commencent à s’inquiéter pour sa santé, demandent aux responsables du centre d’ouvrir la porte. Yeshe est retrouvé recroquevillé en position féodale au fond de sa chambre complètement terrorisé. Souffrant de dépression il est pris en charge par une unité médicale, ce qui lui permet de se tranquilliser et de reprendre un peu d’énergie et d’envie de vivre. L’utilisation des médicaments antidépresseurs le fait toutefois grossir. Quelques mois après cet épisode, il reçoit la décision des autorités suisses que sa demande d’asile est refusée, qu’il n’aura pas droit au permis F non plus et il est invité à quitter la Suisse. Yeshe ne peut pas retourner en Inde, ceci serait trop humiliant pour lui. Aidé par ses connaissances tibétaines qui lui prêtent de l’argent, il part donc vers un autre pays d’Europe. Aujourd’hui, Yeshe va bien, il a formulé sa demande d’asile dans ce nouveau pays et a été accueilli dans une famille. Il travaille quelques heures par semaine dans un restaurant et le week end comme aide jardinier chez des privés. Il a repris des cours de langue. Il est très content de sa situation et a bon espoir que sa 193

demande d’asile soit acceptée.

L’analyse de nos entretiens nous montre aussi que si le fait de mentir aux autorités leur permet parfois d’acquérir le permis F, voire l’asile, après un certain temps les réfugiés se rendent compte que la stratégie du mensonge les met dans une posture parfois difficile à gérer. En effet, ils sont obligés de toujours garder une cohérence avec ce qu’ils ont raconté aux autorités et cela les empêche de pouvoir montrer l’ensemble de leurs compétences : langues parlées, expériences de travail précédentes, moyens financiers à disposition etc. Ce constat n’intervient que dans un deuxième temps de leur procédure lorsqu’ils reçoivent le livret F. Ce permis ne représente pas une reconnaissance de l’asile politique et n’est pas une autorisation de séjour : il atteste simplement que la personne ne peut pas légalement être renvoyée dans son pays d’origine (pour tous les Tibétains qui font la demande d’asile : la Chine). Il s’agit d’une admission provisoire qui est émise pour une année et qui peut être prolongée. Si le Secrétariat d’Etat aux migrations estime que, pour des raisons politiques, le retour dans le pays d’origine est redevenu possible, le permis F est retiré et le requérant peut être renvoyé à tout moment. Aujourd’hui, c’est ce type de permis qui est principalement octroyé aux Tibétains qui arrivent en Suisse. C’est un permis qui offre des possibilités légèrement plus larges que le permis N, mais qui les confine dans des obligations très contraignantes. Le regroupement familial, par exemple, est permis après trois ans d’admission provisoire, mais la famille doit posséder un logement adapté et elle ne doit pas dépendre de l’aide sociale (art. 85, al.7 LEtr). Il est aisé d’imaginer la difficulté de trouver un logement adapté pour une famille et un travail qui permette de payer le loyer y attenant quand, de surcroit, lors de la recherche d’un emploi, on est dans l’impossibilité de faire valoir son parcours professionnel et son expérience. Le recours à l’aide sociale dans ce cas est aussi largement limité: « Nous avons vu que l’exercice réel ou potentiel du droit à l’aide sociale pour l’étranger peut remettre en cause d’autres droits : le droit de séjour, le droit d’avoir un statut juridique plus sûr, le droit de vivre en famille. Une personne de nationalité étrangère peut ainsi se retrouver dans une situation paradoxale : si elle est dans le besoin et fait valoir son droit à une protection contre l’indigence, elle peut être exclue de l’Etat où elle réside. » (C. Bolzman, R. Poncioni-Derigo, S. Rodari, J-P. Tabin, 2002 : 155) De plus, ces réfugiés doivent s’acquitter de taxes spéciales qui s’ajoutent aux impôts usuels : ces taxes correspondent au 10% de leur revenu. L’asile est reconnu aux Tibétains qui arrivent à prouver leur origine chinoise. Ils reçoivent alors le permis B, qui implique: une autorisation de séjour en Suisse, une certaine liberté de mouvement (sauf en ce qui concerne les voyages vers le pays d’origine), le droit au regroupement familial, le droit à demander

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l’aide sociale si nécessaire et, sous certaines conditions, l’exemption de payement de taxes supplémentaires. Parmi nos sujets, la majorité avait le permis N, trois d’entre eux le permis F, un seul le permis B et une la nationalité suisse acquise par mariage.

6d- Réseaux, contacts et activités

Concernant ces questions, ce qui ressort principalement, c’est que globalement les Tibétains qui arrivent en Suisse ont des contacts réguliers avec leurs proches qu’ils soient restés au Tibet ou dans les autres pays de l’exil. Les réfugiés tibétains que nous avons rencontrés ont une certaine aisance avec les médias électroniques qu’ils utilisent de manière constante mais différenciée, car avec la famille au Tibet, par exemple ils préfèrent utiliser le téléphone. Les contacts avec les zones tibétaines souvent rurales, et d’une couverture téléphonique peu développée, sont généralement sporadiques. Nos sujets nous disent aussi que, lorsque des protestations ou des auto-immolations ont lieu au Tibet, l’accès aux lignes téléphoniques devient plus difficile, voire impossible. Il faut dire que, pendant la période où nous avons réalisé nos entretiens, la vague d’auto-immolations au Tibet était particulièrement intense, ce qui a certainement influencé ces blocages. C’est, par exemple, le cas de Gyalsen, de Pasang ou de Lobsang : Gyalsen (D. E, 22/27). Sa famille habite un petit village au Tibet, parfois les lignes sont disponibles parfois non. En ce moment il y a beaucoup de mouvements de protestation, donc les Chinois ont coupé les lignes téléphoniques. Par contre il communique régulièrement avec son oncle en Inde, à peu près une fois par mois par téléphone. Il n’utilise pas Internet avec sa famille. Il est sur Facebook. Il a environ quinze amis, mais ses amis sont en majorité en Suisse, quelques-uns un Inde. Ils sont tous Tibétains. Il a aussi d'autres parents éloignés qui habitent en Inde, dans un monastère, il a parfois des contacts avec eux. Pour Pasang (D.E : 35/38), en ce moment c’est trop difficile d’avoir des contacts pour lui avec la famille restée au Tibet. Son frère voyage entre l’Inde et le Népal, il fait donc parvenir des lettres à son père à travers son frère par des personnes qu’il connait depuis le Népal. Il a surtout des amis moines, tibétains, la communauté monastique à laquelle il appartenait est très importante. Lobsang (D.E : 43/45) affirme qu’il n’a pas de contacts directs avec la famille restée au Tibet. Par contre il a des contacts avec son frère à Taiwan et c’est lui qui entretient les contacts avec la famille au Tibet. Il estime que c’est beaucoup plus facile pour lui. Il contacte son frère environ toutes les deux semaines par téléphone. Quand il parle avec lui, ils s’échangent essentiellement des nouvelles sur la famille au Tibet. Ce qui ressort de ces entretiens, c’est que les communications s’établissent sous des formes de réseaux d’échanges très variés. Les Tibétains que nous avons rencontrés sont généralement à l’aise dans l’utilisation des réseaux sociaux et, en 195

même temps, ils peuvent utiliser aussi des modes de communication qui en apparence pourraient paraître d’une autre époque, comme par exemple le fait de faire parvenir, à leur familles au Tibet, une lettre ou un message qui passe de mains en mains et qui prend beaucoup de temps pour arriver à destination. Ils disent que l’accès aux réseaux téléphoniques est compliqué et souvent bloqué par les Chinois. Par ailleurs, certains d’entre eux affirment qu’encore aujourd’hui en Chine tous les foyers tibétains ne sont pas dotés d’un téléphone, surtout quand il s’agit de petits villages ou de populations nomades. Cette affirmation nous laisse songeurs surtout à la lumière de ce que, dans sa présentation de la situation au Tibet à l’Assemblée Nationale française déjà en 2008, Heather Stoddard spécialiste du Tibet, en parlant des manifestations qui avaient lieu à cette époque, affirmait : « De surcroît, les Tibétains commencent à apprivoiser les nouvelles technologies. Chaque nomade possède un téléphone mobile, ce qui explique sans doute la propagation extraordinaire des manifestations. » (H. Stoddard, Assemblée Nationale, France, session 2007-2008) Ce constat nous amène à relever une certaine prudence de la part des personnes que nous avons rencontrées à affirmer d’avoir des contacts avec leur pays d’origine, mais aussi avec les autres pays de l’exil comme l’Inde ou le Népal : Gephel (D. E, 7/12) nous raconte qu’il a une partie de la famille qui se trouve au Tibet et une partie en Inde : sa femme et ses enfants. Avec la famille en Inde, il a souvent des contacts téléphoniques, il utilise peu internet. Il essaie de leur envoyer de l’argent de temps en temps, mais il est très inquiet, car sa famille n’a pas de permis en Inde. (…)La famille au Tibet n’a en principe pas de problèmes. Parfois il leur envoie des photos ou des lettres et en général ils les reçoivent. Pema (D. E, 46/50) : « (…) Je peux les appeler par internet, ils n’utilisent pas internet eux-mêmes, ce sont des fermiers, mais je les appelle sur leur téléphone et cela me coute moins cher. En ce moment, dans la région où ils vivent, l’électricité et les médias sont bloqués. Il y a eu beaucoup de protestations ces derniers temps. Quand j’étais en Inde, je suis allée à l’ambassade chinoise pour demander le visa pour aller les voir, mais ils ont refusé de me le donner. (….)Les Chinois ont tous les noms des Tibétains qui ont quitté le Tibet, ils ont toutes les données sur nous, dans leurs ordinateurs! J’ai des amis en Inde, mais je n’ai pas souvent des contacts avec eux, car ils ont terminé l’école maintenant. Normalement je tchatte un peu avec eux, mais en ce moment pas souvent. L’un fait de la médecine tibétaine, une autre est infirmière et d’autres vont à l’université.» Nos sujets sont généralement très prudent en parlant des contacts, à la fois en ce qui concerne les autorités suisses, car ils estiment que si ces autorités découvrent qu’ils communiquent avec des membres de leur famille en Inde ou au Népal, ils risquent de ne pas avoir leur demande d’asile traitée positivement, qu’en ce qui concerne les autorités chinoises. C’est le cas de Dolma qui affirme:

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Dolma (D.E, 13/17), « Au début, ma famille me manquait beaucoup, mais je n’osais pas les appeler trop souvent, je devais faire attention. Car j'avais peur d'un contrôle. Donc je fais attention, mais secrètement je les appelle. Quand j'ai mon argent, alors j'appelle. » Dans les faits, cela montre qu’ils ont l’intime conviction que les autorités suisses peuvent contrôler leurs téléphones, comme le font les Chinois au Tibet. Pour faire face à cette éventualité ils préfèrent emprunter les téléphones à d’autres réfugiés ayant déjà dépassé les premiers stades de la procédure d’asile, ou alors réduire le plus possible les communications avec l’Asie. Les propos contenus dans les entretiens de Sonam, de Wangchuk, ou de Norbu illustrent bien la complexité de cette réalité : Sonam (D.E, 51/53). En ce moment, elle n’a pas de contacts avec sa famille au Tibet, d’ailleurs ils ne savent pas où elle se trouve. Un officier chinois est venu chez elle, il a demandé à son mari où elle se trouvait, s’il le savait son mari risquerait d’avoir des problèmes. Elle a aussi un oncle en Inde dans un monastère, elle a des contacts toutes les semaines avec lui par téléphone. Quand elle parle avec son oncle elle dit qu’elle est heureuse en Suisse, qu’elle n’a pas de problèmes, de ne pas s’inquiéter pour elle, etc. Wangchuk (D.E, 64/70) : « On a énormément de famille au Tibet, mais depuis nous avons perdu tous les contacts. A plusieurs reprises, nous avons essayé de rentrer en contact, mais manque de bol, nous n’avons pas réussi. La raison principale c’est qu’il y a la peur…Il y a eu quelques échanges de correspondance avec la famille du côté de ma maman et de mon père. Donc je sais que j’ai une tante, une vraie, c’est-à-dire la sœur aînée de mon papa, qui est là-bas, qui est mariée, qui a plusieurs enfants, donc des cousins. La famille de ma maman est à Lhasa, mais on n’arrive vraiment pas à rentrer en contact. Là on sent aussi la pression qu’ils peuvent vivre... Car ils ne veulent pas rentrer en contact avec l’exil. Cette seule raison serait suffisante pour être condamné à l’emprisonnement. Ou être embêté. Donc ils pensent à leur survie en priorité et c’est normal. Oui j’ai de la famille et j’aimerais bien les contacter, mais sans les mettre en danger.» Nos analyses montrent l’extrême attention que nos sujets portent à leurs contacts au Tibet, la peur de mettre en danger les membres de leur famille restés là-bas, juste en les appelant au téléphone ou en essayant de rentrer en contact avec eux, reste importante. Le contenu de ces communications est constitué pour l’essentiel d’échanges sur l’état de santé des uns et des autres, d’un état des lieux sur la procédure d’asile et sur les moyens financiers à disposition de la personne en Suisse, en particulier en ce qui concerne sa capacité de rembourser les dettes : Yeshe (D. E : 71/75) : « Avec ma famille au Tibet, j’ai des contacts seulement par téléphone. Je ne téléphone pas souvent, car depuis qu’il y a la vague d’auto- immolations, c’est plus difficile d’accéder aux lignes téléphoniques. Tous les medias électroniques sont bloqués. En général, ils me disent qu’ils sont contents pour moi. Ils ne parlent pas trop de questions politiques. J’ai des souvenirs du Tibet. Par moment, je me souviens de quand j’étais petit que j’allais avec les yaks à la rivière 197

avec mon père, je me souviens de cette vie agricole. J’aimerais les revoir, je ne les ai plus rencontrés depuis que je suis parti quand j’étais petit. J’ai une cousine qui vit en Australie, elle est mariée avec un Australien. Il y a deux ans, elle est allée au Tibet et elle a vu mes parents. Et elle m’a envoyé un e-mail où elle me disait qu’ils étaient en bonne santé, qu’ils avaient une vie confortable. Elle m’a envoyé des photos, avec ma mère, mon père n’était pas là donc elle ne l’a pas vu. Mais ceci me fait sentir bien. Chaque jour, quand je me réveille ou le soir quand je vais me coucher, je pense à tous ceux que j’ai quittés. C’est très émotionnel. Ma femme et mes enfants sont en Inde. Naturellement, aux autorités suisses, je n’ai pas dit qu’ils sont en Inde, mais ma femme est née en Inde et elle a grandi en Inde, sa situation est différente de la mienne. Moi je n’avais pas de papiers au Népal. Toute sa famille est avec elle, elle n’est pas seule. Elle a un important réseau familial autour d’elle, pas comme moi. Elle fait du commerce d’habits, cela permet aux Tibétains de se faire un peu d’argent. C’est assez pour payer les écoles, car en Inde il faut payer pour avoir de bonnes écoles. » S’ils sont prudents dans leur communication envers le Tibet, les réfugiés sont par contre très actifs avec leurs réseaux de Tibétains vivant en Suisse. D’ailleurs, la plupart de leurs contacts est constituée d’autres réfugiés tibétains en Suisse. Ce qui ressort de nos analyses, c’est que lorsqu’il s’agit de personnes récemment arrivées l’échange est principalement orienté vers des Tibétains en Suisse qui vivent la même situation qu’eux. Ils évitent de trop communiquer avec leur familles et réseaux au Népal ou en Inde car nous l’avons déjà dit, ils ont peur que les autorités suisses puissent avoir connaissance de leur réseau hors de Chine. Par ailleurs, quand ils sont établis en Suisse depuis quelques années, ces échanges s’intensifient et se développent localement et internationalement. Leurs amis les plus proches sont toujours tibétains et généralement affirment ne pas fréquenter des personnes d’autres nationalités, malgré la présence très mélangée que l’on trouve dans les centres de réfugiés où ils logent pendant toute la procédure d’asile. Nous relevons aussi des échanges d’informations plus générales qui concernent notamment la situation politique au Tibet. C’est par exemple le cas de Gephel : Gephel (D. E, 7/12) Avec sa famille au Tibet, ils discutent surtout de l’état de santé, de la vie en générale. Les gens parfois lui demandent s’il sait quand le Dalai Lama va revenir. Il essaye de les rassurer en disant que les Tibétains en exil font de leur mieux. Il explique que les Chinois sont très puissants en Occident mais que peut- être un jour ça va arriver ! Pour ce qui concerne plus largement l’utilisation des médias et l’accès à l’information, nous avons constaté que la plupart d’entre eux se renseignent principalement à travers la consultation des sites d’information tibétaine : Tibet news, Tibet Online TV, Phayul, etc. Par ailleurs, les propos contenus dans nos entretiens nous invitent à penser que l’utilisation des médias électroniques actuels est bien une prérogative des jeunes générations, car comme ils l’affirment : les réfugiées les plus âgés ne savent pas utiliser les médias

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électroniques et préfèrent toujours utiliser le téléphone. Néanmoins nous constatons que les médias électroniques sont largement utilisés par les réfugiés. D’ailleurs, les Tibétains en exil, que ce soit les instances officielles de Dharamsala, les associations de réfugiés, les ONG de soutien au Tibétains, ont depuis des années déjà, et tout à fait dans la mouvance en lien avec le développement de ce type de médias, étendu un important réseau électronique. Et cela à la fois, bien sûr, pour l’information, mais aussi comme vecteur d’identification culturelle, et comme un moyen efficace de promotion de la cause tibétaine et de récolte de fond : « Ces nouvelles formes de communication électronique commencent à créer des voisinages virtuels qui ne sont plus limités par le territoire, les passeports, les impôts, les élections et d’autres diacritiques politiques conventionnelles, mais par l’accès aux logiciels et aux appareils requis pour se connecter aux réseaux mondiaux. Jusqu’ici, l’accès à ces voisinages virtuels tend à se limiter aux membres de l’intelligentsia transnationale qui, par l’accès aux technologies informatiques à l’université, dans les labos ou dans les bibliothèques, peuvent fonder des projets sociaux et politiques sur des technologies conçues pour résoudre des problèmes de flux d’information. » (A. Appadurai, 1996/2005 : 279) Anne Sophie Bentz pourtant, face au foisonnement des différents médias qu’elle constate chez les Tibétains en exil et qu’elle estime être géré de manière chaotique, à la fois de publications et de site internet, confirme quelque peu les dire de nos sujets comme quoi une partie de la population en exil serait exclue de ce type d’information : « La fascination des réfugiés pour les possibilités offertes par Internet n’est pas entièrement dénuée de fondement : une communauté tibétaine virtuelle a bien vu le jour, de même que, à travers elle, une sorte de Tibet virtuellement libre pour toujours. Il est cependant loin d’être évident que tous les réfugiés tibétains en fassent partie, car l’extension géographique et la rapidité de transmission de l’information ne compensent pas le fait que la plupart de ceux qui vivent dans les camps de réfugiés en Inde ou au Népal, n’ont pas facilement accès à Internet, et donc à ce Tibet virtuel auquel ils sont pourtant censés appartenir, comme d’ailleurs tous les Tibétains du monde. » (A.-S. Bentz, 2011 : 159) Tout en comprenant l’argumentation de Bentz, nous partageons toutefois la pensée d’Appadurai qui, même s’il reconnait qu’une partie des personnes n’a pas accès à ces médias, il estime qu’ils n’y sont pourtant jamais totalement exclus, car de son point de vue il y a différentes manières d’en recueillir certains effets même lorsqu’on n’y a pas un accès direct: « Contrairement aux pressions largement négatives que pose l’Etat-Nation sur la production de contexte par des sujets locaux, la médiation électronique de la communauté dans le monde diasporique crée un sentiment plus complexe, disjoint, hybride, de la subjectivité locale. Ces communautés électroniques impliquant les membres de l’élite la plus éduquée des communautés diasporiques, elles n’affectent pas directement les préoccupations locales des migrants moins éduqués ou moins privilégiés. Les migrants moins intégrés se soucient généralement de l’aspect 199

pratique de la survie et de l’habitat dans leur nouvelle installation, sans être toutefois isolés de ce flux global. » (A. Appadurai, 1996/2005 : 282) Dans ce sens, chez les Tibétains au Népal, nous avons pu constater que même si les anciennes générations n’utilisent pas les ordinateurs par eux-mêmes, ils sont tout à fait conscients de leur utilité et invitent les plus jeunes à en faire largement usage. Il est donc indéniable que, malgré certains défauts, les informations sont souvent redondantes et on constate parfois un certain manque de professionnalisme en ce qui concerne le traitement des nouvelles; ces réseaux sont largement utilisés par les Tibétains en exil. Le développement et l’efficacité des réseaux électroniques mis en action par les Tibétains en exil mériterait en soi un travail de recherche, car peut-être avant et mieux que d’autres ils ont bien compris l’impact de ce type de médias à l’ère de la mondialisation, ainsi que l’importance dans ce contexte du fonctionnement des réseaux de communication et d’échanges tels qu’ils ont été définis par Manuel Castells : « Dans le réseau global du nouveau média sur lequel reposent l’expression culturelle et l’opinion publique à l’ère de l’informatisation, par les chaînes de télévision, les studios de variétés, les dispositifs mobiles qui produisent, transmettent et reçoivent des signaux. La topologie définie par les réseaux implique que la distance (ou l’intensité et la fréquence de l’interaction) entre deux points (ou positions sociales) est plus courte (ou plus fréquente, ou plus intense) entre deux nœuds d’un même réseau qu’entre deux nœuds de réseaux différents. Aussi la distance (physique, sociale, économique, politique, culturelle) d’une position ou d’un point donné varie de zéro (pour tous nœuds du même réseau) à l’infini (pour tout point extérieur au réseau). L’inclusion/exclusion dans les réseaux et l’architecture des relations entre les réseaux, mises en œuvre aux moyens de technologies opérant à la vitesse de la lumière, dessinent les fonctions et les processus dominants dans nos sociétés. Les réseaux sont des structures ouvertes, susceptibles de s’étendre à l’infini, intégrant des nœuds nouveaux en tant qu’ils sont capables de communiquer au sein du réseau, autrement dit qui partagent le même code de communication (par exemple, des valeurs ou des objectifs de résultat). Une structure sociale fondée sur les réseaux est un système très dynamique et ouvert, capable d’innover sans mettre en cause son équilibre. » (M. Castells, 1998 : 526) Cette dernière partie de l’argumentation de Castells nous semble particulièrement appropriée à l’utilisation que les Tibétains en exil ont fait des médias électroniques, en montrant une maîtrises remarquable à la fois sur la capacité d’innovation, d’information et de propagande qu’offraient ces médias, en les utilisant tout en garantissant intactes leurs repères identitaires traditionnels. Malgré le développement de ces médias et concernant ces repères identitaires en particulier, nos entretiens relèvent d’autres éléments que nous allons analyser dans le chapitre suivant.

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6d.a- Tibétains du Tibet, Tibétains de l’exil : se retrouver en Suisse Nous avons constaté déjà lors de nos observations au Népal, mais par la suite ceci s’est confirmé lors de nos entretiens en Suisse, qu’en exil se rencontrent chez les Tibétains plusieurs représentations de ce que doit être l’identité tibétaine. Nous allons essayer de construire notre argumentation pour illustrer ces propos en partant des entretiens que nous avons recueillis en Suisse. A la question « Est-ce que vous remarquez des différences entre les Tibétains qui arrivent du Tibet et ceux qui arrivent depuis le Népal ou l’Inde ?» les sujets interviewés répondent de la manière suivante : Nyima (D.E, 83/86) qui arrive du Tibet affirme : « Oui, il y a beaucoup de différences. La principale est la paix intérieure des gens. Au Tibet, la paix intérieure est plus importante, la pensée n’est pas libre, ils n’ont pas la liberté de faire ce qu’ils veulent. Au Tibet, ils sont beaucoup plus gentils. Les gens qui viennent d’Inde ont beaucoup plus de liberté, pour leur vie, ils pensent surtout à eux-mêmes. Pour la langue ? Il n’y a pas trop de différences. Les principales sont dues aux dialectes, mais globalement ce n’est pas trop difficile pour moi. » Kipu (D.E : 100/102) « Oui, il y a des différences, les Tibétains du Tibet sont plus directs, ils sont plus francs, les autres sont plus diplomatiques, pour eux c’est nous qui devons nous adapter et pas eux. La vie avec les Chinois fait que ceux qui arrivent directement du Tibet sont plus combatifs que nous. » Gyalsen (D. E, 22/27) qui a vécu surtout en exil nous dit qu’il ne voit pas vraiment de différences entre les Tibétains du Tibet et ceux qui arrivent d’Inde ou du Népal. « Mais dans les faits il y a une différence. Ceux qui sont hors du Tibet sont plus intelligents, plus éduqués. Alors que ceux qui sont nés au Tibet n'ont pas d'éducation, les Chinois ne le permettent pas, ne permettent pas aux Tibétains d'étudier. Ceci est la différence principale. » Pema (D. E, 46/50), « La majorité des Tibétains sont très gentils. Mais les ressentis sont différents. Par exemple, les Tibétains qui ont leur famille en Inde, ils peuvent aller les voir, pour nous qui venons du Tibet, cela n’est pas possible. Dans les faits, il y a beaucoup de différences. (…) Tout est beaucoup plus difficile pour nous qui venons directement du Tibet. » Tashi (D. E : 54/58) « Chez les gens qui viennent du Tibet et qui ont habité quelque temps en Inde ou au Népal, il y a un peu de différences dans la mentalité. Les Tibétains qui sont nés en Inde sont plus éduqués que ceux qui viennent directement du Tibet. Il y a des différences aussi dans ce qu’ils pensent, ils sont plus têtus. Ils sont convaincus que ce qu’ils pensent est juste, ils ont moins de sensibilité. Parfois ça donne des conflits, mais il faut tolérer, il faut comprendre leur manière d’être. Ils sont restés 20, 30 ans avec les Chinois. C’est une torture. Les gens qui vivent au Tibet ne savent même pas que le Tibet était un pays indépendant ! Lorsqu’ils arrivent en exil, ils pensent toujours que le Tibet fait partie de la Chine. Après ils comprennent tous que le Tibet est un pays indépendant occupé par la Chine. Beaucoup de Tibétains comprennent cela seulement dès qu’ils quittent le Tibet. » 201

Yeshe (D. E : 71/75) « Entre Tibétains, … définitivement il y a des différences idéologiques, de caractère aussi. Nous, les Tibétains qui venons d’Inde ou du Népal, nous n’avons plus de Karma, nous nous ne fâchons pas aussi facilement. C’est des différences psychologiques. Les réfugiés qui arrivent du Tibet, ils sont envieux, car ils n’ont pas eu beaucoup d’éducation. Il y a effectivement une petite distance/division. Il y a aussi une différence entre par exemple moi qui suis un nouveau réfugié en Suisse et ceux qui sont ici depuis par exemple une vingtaine d’années. Il n’y a pas d’échanges sociaux avec eux. Je ne sais pas pourquoi ! A part Kunga, je ne connais personne d’autre, je participe aux réunions de l’Association, mais les autres Tibétains qui vivent ici depuis longtemps, ils ne sont pas disponibles, ils pensent que je suis inférieur. C’est ce que je peux observer aussi pour les gens qui ont grandi au Tibet et ceux qui ont grandi en exil, ils sont tous Tibétains, c’est comme la main et les doigts. Ils ont des différences de pensées, de caractères et d’idées, mais il y a une paume qui est la même et il y a des doigts qui sont différents. Ces différences existent, mais tous font partie de la même main. Il faut s’adapter. Par exemple moi, je parle anglais, au centre de réfugiés il y a un Tibétain qui était un moine, il vient d’arriver du Tibet, il ne parle pas anglais, et quand il m’entend parler anglais au téléphone, il n’est pas très content car pour lui, c’est une manière de montrer mes compétences, de son point de vue une certaine supériorité. Si je sors au balcon pour parler au téléphone, il me fait des remarques sur le fait que j’exagère. Ils n’ont pas une vision globale des choses. (…) J’ai par exemple de la famille en Suisse qui est arrivée dans les années 60. A ce moment-là je me trouve dans une situation compliquée, je n’ai pas d’argent, je n’ai pas d’habits, je voulais leur demander de l’aide, j’ai demandé à d’autres parents de me donner leur numéro de téléphone, ils n’ont pas voulu me le donner. Ils avaient peur car je n’ai pas les bons papiers, ils ne veulent pas avoir de problèmes. Alors qu’un ami, qui est aussi réfugié ici à Genève, m’a posé des questions sur mes origines et sur moi, et il m’a proposé de l’argent pour m’acheter des habits. Sans que j’ai à lui demander. » Jampa, (D.E : 28/31) estime que parfois, il y a des différences entre ceux qui viennent du Tibet et ceux qui viennent d’Inde ou du Népal. Il pense que cela est dû aux pressions auxquelles les Tibétains du Tibet sont soumis de la part des Chinois alors que les Tibétains qui viennent d’Inde sont plus paisibles ! Mais, ces différences, de son point de vue, ne provoqueraient aucune difficulté entre les Tibétains. Les différences existent, mais, pour nos sujets, ce n’est pas toujours évident de les reconnaître. Les constater, c’est un peu comme avouer une faiblesse, alors Yeshe pour donner du sens à ces différences, reprend les mots du Dalai Lama pour expliquer qu’ils sont comme les doigts de la même main, différents mais unis dans la même cause. En fait, l’incompréhension semble plus profonde que cela, et s’explique aussi par une certaine méfiance des uns envers les autres et notamment la peur d’être espionné par l’autre, parce qu’il parle chinois ou vice versa parce qu’il parle anglais. On pourrait dire que la stratégie chinoise de fermeture du Tibet, qui a empêché les contacts avec les Tibétains de l’exil, a

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porté ses fruits dans ce sens, car, avec le temps, un écart s’est effectivement creusé entre les Tibétains du Tibet et ceux qui sont partis en exil. Un écart qui se fonde sur plusieurs aspects et qui nous interroge sur la possibilité réelle de pouvoir maintenir un discours politique commun quand on est confronté à des différences à la fois culturelles, langagières et sociales, malgré tout relativement importantes. En effet, l’impression est celle que pour les Tibétains en exil, les Tibétains du Tibet ne correspondent pas à la représentation qu’ils se sont faite au cours des décennies de séparation et ils se trouvent confrontés à des personnes différentes de celles qu’ils avaient imaginées. Ils cherchent essentiellement des causes structurelles pour expliquer et comprendre cette situation, l’attribuant principalement au manque d’éducation des Tibétains du Tibet. Si d’un côté cette explication est une réalité pour plusieurs d’entre eux, cela n’est pas non plus une généralité. Toutefois, elle permet aux Tibétains de l’exil de donner du sens à ces différences qui les questionnent, en cataloguant dans la case « victimes du système en place» ces personnes qu’ils ne comprennent pas : « The refugees in India have developed an ideology and forged a nationalistic sentiment such that they have come to see themselves as defenders of Tibet and the Tibetan people. On some occasions this has verged on a view where they see themselves as the “true” representatives of the Tibetans and view the Tibetans inside Tibet as merely passive, oppressed victims. This has often led to a patronizing attitude towards the Tibetans in Tibet. As a result, the cultural and social gap between the Tibetans inside and those outside Tibet is huge» (T. Shakya, 2008: 1) Nous avions déjà constaté dans nos observations au Népal que ces différences ne sont pas uniquement liées à l’éducation, mais elles sont plus profondes et l’incompréhension de la langue en est un des éléments important qui crée perplexité et confusion et peut rendre particulièrement complexe la rencontre entre les Tibétains. Car elle les confronte à une réalité difficile à accepter, qui confirme l’existence de deux réalités culturelles différentes et plus éloignées de ce qu’en exil ils avaient eux-mêmes imaginé. Emily Yeh, dans ces recherches, avait déjà constaté cette situation et montre que ces différences langagières peuvent favoriser la méfiance et l’incompréhension dont parlent aussi les personnes que nous avons interviewées: «The linguistic sensibilities of the long-time exiles include not only the view that using Chinese is unacceptable but also, particularly among the younger generation, a tendency to code switches with Hindi and English. Indeed, many younger Tibetans in South Asia speak Hindi and Nepali as well as, or better than, Tibetan; in the USA, virtually all Tibetans speak English better than Tibetan. However, whereas mixing Hindi and English words into Tibetan sentences is considered hip and stylish, the use of Chinese words is considered unacceptable. For them, a Tibetan who speaks Chinese cannot be truly Tibetan and cannot be trusted for his or her political viewpoints. By contrast, those Tibetans who have experienced `new arrival' status in India have had personal experience in Tibet and 203

thus have had a closer engagement with Chinese culture. Though many of them left Tibet for political reasons, they do not assume that other Tibetans' use of the Chinese language has a necessary connection to political views. There is an even greater linguistic gap between long-time exiles and the Tibetans who come directly from Tibet, because many of the latter come having finished college in the PRC, and thus may find speaking Chinese just as convenient as speaking Tibetan (or, at least, Lhasa-dialect Tibetan). Even more than the new arrivals in India, they are likely to speak excellent Chinese, enjoy Chinese television and music, and have mannerisms, gestures, and taste in food and clothing that mark them as `un-Tibetan' to the Tibetan exiles from South Asia. » (E. Yeh, 2005: 657) Mais la langue n’est pas le seul marqueur de ces différences, il s’agit de quelque chose de plus profond encore, qui semble quasiment inscrit dans le corps, et qui se traduit dans la manière de se mouvoir et de se mettre physiquement en relation à l’autre. Ces différences pourraient être expliquées en relation à ce que Bourdieu appelle l’hexis corporelle : « Mieux que les signes extérieurs au corps, comme les décorations, les uniformes, les galons, les insignes, etc., les signes incorporés, comme tout ce que l'on appelle les manières, manières de parler, — les accents —, manières de marcher ou de se tenir, — la démarche, la tenue, le maintien —, manières de manger, etc., et le goût, comme principe de la production de toutes les pratiques destinées, avec ou sans intention, à signifier et à signifier la position sociale, par le jeu des différences distinctives, sont destinés à fonctionner comme autant de rappels à l'ordre, par où se rappelle, à ceux qui l'oublieraient, qui s'oublieraient, la place que leur assigne l'institution. » (P. Bourdieu, 1982 : 62) Par ailleurs, nous avions déjà relevé ces aspects notamment à travers les commentaires que les anciens faisaient sur les nouveaux arrivés du Tibet lors des rencontres et discussions que nous avions eues au Népal en 2011. Pour Tsering Shakya, les différences qui existent entre les Tibétains du Tibet et les Tibétains de l’exil pourraient être comparées à celles que l’on observe entre les chinois de la RPC et ceux de Taiwan ou de Hong Kong : « The differences in situation are somewhat similar to those between Chinese from the mainland and those from, say, Taiwan or Hong Kong. For example, Tibetans inside Tibet are comfortable with Chinese pop music, while Tibetans in India prefer Bollywood. Even when the two groups meet in neutral places in the West, there is often little interaction between them. I frequently have to attend two parties in one evening, one organized by long-term diaspora groups, another by those coming from Tibet, since they cannot even agree on what music to play. For instance, in the early 1990s when Dadon, Tibet’s biggest pop star at the time, defected from Lhasa to India, she found to her dismay that there was no audience for her music. She was virtually unknown, and the exiles accused her of singing Chinese-style songs. The gulf between the two groups of Tibetans may be merely cultural, but it is a significant barrier to substantive political exchange. » (T. Shakya, 2008: 3)

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En Suisse aujourd’hui, comme au Népal ou en Inde, plus que dans d’autres pays d’Amérique du Nord ou d’Europe, se croisent les représentants de différentes vagues migratoires successives. Comme nous l’avons constaté à travers les propos des personnes que nous avons interviewées, cette rencontre ne se réalise pas sans un certain nombre de difficultés, voire une certaine incompréhension réciproque. Malgré cela nous le verrons par la suite, les Tibétains de Suisse se réunissent régulièrement, à la fois pour se retrouver, pour organiser des manifestations en vue notamment de sensibiliser la communauté internationale à la situation du Tibet, ou alors pour les fêtes traditionnelles. Dans les deux cas, ces activités sont toujours réalisées sous la supervision de l’administration tibétaine en exil à travers notamment le Bureau du Tibet qui pour la Suisse est situé à Genève. Les propos de Wangchuk nous interrogent spécialement face à ces rencontres, en particulier en ce qui concerne les différences que l’on peut observer entre les Tibétains en exil et les difficultés qui en découlent : Wangchuk (D.E, 64/70). « On ne peut pas parler du même groupe de migrants, il y a différents groupes de migrants tibétains qui se côtoient aujourd’hui en Suisse. Alors on se retrouve dans la communauté, moi aussi j’essaie de rester en contact avec la communauté, car je trouve que c’est important. Toutefois, dans les activités qu’elle mène ou les intérêts autour desquels on se réunit, est-ce que tout le monde s’y retrouve ? C’est pour moi la vraie question. Aujourd’hui, j’observe un décalage de compréhension. C’est en tout cas ce que je ressens ici dans la communauté tibétaine. Culturellement, nous sommes très différents. C’est une rencontre politique, mais pas culturelle. Comme notre seule réponse pour l’instant à la Chine est la survie de ce peuple, et c’est cette identité culturelle qui est le combat, qui est beaucoup plus grand pour moi que juste de revendiquer un bout de terre. Parce que intimement parlant, je m’en fiche d’un bout de terre. Le plus important, c’est de garder la culture. » Les considérations de Wangchuk face au constat d’une évolution - pour elle manifestement inquiétante, car elle remet en question des références culturelles fondamentales - des activités proposées dans le cadre associatif, relèvent de notre point de vue de ce que Cattacin et La Barba dans leur recherche sur la mobilité internationale et la vie associative à Genève affirment, (S. Cattacin, M. La Barba, 2014 :89). Ces auteurs constatent en effet qu’aujourd’hui, contrairement au passé, il y a une évolution vers une diversification des activités dans les associations des personnes mobiles, cette diversification, reflète de leur point de vue : « plus une transformation de la société vers le pluralisme communautaire qu’une spécificité liée à la mobilité. » Dans ce sens ce que constate Wanchuk (et qui manifestement l’inquiète et la déstabilise), c’est que la rencontre entre Tibétains basée principalement sur des valeurs traditionnelles. Ces valeurs, inspirées en particulier par le Dalai Lama et la religion bouddhiste ne représenteraient plus à elles tout seule les fondements de référence sur lesquelles la communauté en exil peut continuer à se référer et à baser le lien social qui les unit. Elle constate qu’une transformation est en 205

cours, liés notamment aux différences que nous avons constatées entre les exilés. La dimension politique semble devenir l’élément principal qui leur permet d’avoir un lien et des objectifs communs, alors que de son point de vue ce serait sur la dimension culturelle et en particulier religieuse, que le lien entre les Tibétains en exil, devrait pouvoir continuer à se construire. Face à cette évolution ce que pose Wangchuk comme problème est bien celui de la recherche d’un nouveau sens à ces réunions communautaires du moment que les réfugiés qui se côtoyaient sont issus d’expériences de vie, de contingences historiques et culturelles qui se révèlent, malgré la volonté de Dharamsala d’affirmer cette unicité identitaire, beaucoup plus complexes et hétéroclites de ce que l’on pourrait penser à priori.

6e- Vie communautaire et activités politiques

Les activités politiques des réfugiés sont identifiées principalement à travers la participation à des manifestations en lien avec ce qui se passe au Tibet ou lors des dates historiques significatives pour la communauté en exil. Elles sont généralement organisées sous la supervision de l’Office du Tibet ou des représentants de la communauté tibétaine en Suisse qui sont directement en lien avec Dharamsala. Les Tibétains que nous avons rencontrés participent tous, quel que soit le moment de leur arrivée en Suisse, aux activités de l’Association des Tibétains de Suisse et Liechtenstein. Au-delà des possibilités de rencontres qu’elle offre à la communauté tibétaine, cette association leur permet aussi de se tenir informés auprès des anciens des particularités formelles et informelles qui caractérisent la procédure d’asile et de trouver de l’aide chez des personnes issues des mêmes régions du Tibet. D’ailleurs, cet aspect est particulièrement intéressant à relever car nous avons pu constater que, même pour des personnes nées en exil et qui ne connaissent que peu, voire pas du tout le Tibet, elles recherchent avant tout à contacter des membres de leur communauté d’origine ethnique/régionale. En effet, elles estiment apriori que cela est une garantie pour la construction d’une relation à la fois honnête et complice. Cette manière d’agir est une constante que nous avons pu observer aussi au Népal et que nous avons retrouvée auprès des Tibétains de Suisse par la suite. De notre point de vue, elle contribue déjà par elle-même à créer une double allégeance, à la fois à la communauté d’origine et à l’identité tibétaine construite en exil. Les argumentations des individus s’échafaudent en mouvement constant entre ces différentes dimensions identitaires. Les propos suivants illustrent bien ces différentes dimensions : Gephel (D. E, 7/12) affirme que quand les gens d’une même région du Tibet se retrouvent à l’étranger, c’est comme s’ils étaient de la même famille. Il peut toujours compter sur leur aide, même s’il a juste besoin d’acheter le billet pour aller prendre le bus ou autre chose, les gens de la même communauté, ceux qui en ont la

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possibilité donnent l’argent qu’il faut. « S’ils le donnent c’est donné. Si c’est prêté, on le rend!» Pema (D. E, 46/50) « Oui, c’est très amical ici. Nous avons des réunions les week end, et je trouve que c’est plus amical que dans d’autres situations. Peut-être parce que nous ne sommes pas beaucoup aussi. Je pense que lorsqu’il y a beaucoup de Tibétains, ils sont très occupés, ils pensent à leurs familles, à leur travail, ils sont moins dans un esprit de communauté. Chaque personne est différente. La majorité des Tibétains sont très gentils.» Dolma (D.E, 13/17) « Oui, je participe aux activités de l’Association et aux manifestations. Ici, je me sens libre de le faire. En Inde, c'était plus difficile, le contrôle policier stoppait les élans des manifestations. » Nyima (D.E, 83/86) Tout d’abord il pense aux Tibétains qui sont restés au Tibet et qui sont en enfer et qui souffrent. Il ressent beaucoup de colère en lui, il a pensé aussi à s’auto- immoler, mais après il s’est dit que s’il le faisait il n’y aurait plus personne pour s’occuper de sa famille. En tout cas, il y pense toujours. Choden (D.E : 18/21) nous dit que ici en Suisse elle ne connait pas d’autres Tibétains que ceux qui se trouvent comme elle au centre des réfugiés. Elle a un petit ami qui est dans une autre ville suisse. Elle ne fréquente pas d’autres personnes. Elle participe juste aux réunions et aux fêtes organisées par l’Association. Parfois une chose qui peut surprendre c’est que certains d’entre eux affirment haut et fort qu’ils veulent faire quelque chose pour le Tibet parce qu’ils estiment être des privilégiés, car ils se trouvent dans un pays démocratique ou la liberté d’expression est une réalité. C’est aussi pour donner corps à cette pensée qu’ils participent aux activités organisées par l’Association et aux manifestations, mais parfois ils affirment aussi quelque chose qui peut, à première vue, sembler contradictoire : qu’ils ne font pas de la politique, montrant que la conception de la notion « faire de la politique » n’est manifestement pas comprise par ces réfugiés de la même manière que nous pourrions l’entendre a priori ; nous reviendrons sur cette question dans la suite du travail. A la question pensez-vous que la religion et la politique pourraient être séparées au Tibet ? Jampa, (D.E : 28/31) répond : « Je ne sais pas, je ne m’occupe pas de politique. Je participe à des manifestations pour le Tibet, je vais aux réunions de l’Association, c’est important pour moi. C’est l’occasion pour nous rencontrer et pour être ensemble. » Et il affirme aussi comme s’il lançait un slogan : « Nous sommes ici, mais nous voulons la liberté aussi pour les autres Tibétains.» Nous avons vu que la mobilisation politique est identifiée uniquement avec la participation aux manifestations de protestation qui ont lieu régulièrement pour dénoncer la situation au Tibet et qui sont organisées en collaboration avec le bureau du Tibet. Ces manifestations ont généralement lieu en lien avec les dates historiques des évènements du Tibet après l’invasion chinoise, comme le soulèvement de Lhasa en mars 1959 ou en juillet lors de l’anniversaire du Dalai Lama. Elles peuvent avoir lieu à Genève. Dans ce cas, en général, en face des 207

bâtiments de l’ONU ou alors à Berne devant le Palais Fédéral ou vers l’ambassade de Chine. Photos 7 et 8 : Manifestation pro-Tibet Palais Wilson et Palais des Nations à Genève.

©/R. Poncioni /2012 Concernant ces manifestations, nous avons pu observer qu’il s’agit de moments où l’initiative personnelle n’est pas vraiment sollicitée, les gens qui participent sont guidés à chaque instant du déroulement de l’évènement. La temporalité est parfaitement adaptée, les slogans et les actions prévues sont prédéfinis et structurés de manière très précise. Le début et la fin de la manifestation sont clairement établis. Peu sont les personnes non tibétaines qui y participent, et en général, les Tibétains plus fraichement arrivés y participent plus que les anciens, même si toutes les générations y sont communément représentées. Les participants arrivent de toute la Suisse. Il faut dire aussi que ces manifestations n’ont souvent pas lieu pendant les jours fériés et donc probablement la plupart des Tibétains établis depuis plus longtemps en Suisse ne peuvent pas y participer, même s’ils le voudraient, car ils travaillent. Plusieurs de nos sujets nous disent qu’avant d’arriver ici, pour une raison ou pour une autre, ils ne participaient pas forcement aux manifestations pro - Tibet qui avaient lieu au Tibet même, au Népal ou en Inde, et c’est seulement en arrivant ici qu’ils ont pris conscience de l’importance de leur engagement pour la cause tibétaine. Cela reprend aussi certains propos contenus dans les entretiens où les personnes nous disaient que c’est seulement en arrivant au Népal ou en Inde qu’ils ont pris conscience de l’histoire du Tibet et de ce qui signifie vraiment être Tibétains. C’est par exemple le cas de Tashi ou de Kipu : Tashi (D. E : 54/58) « On est ensemble aux réunions et chaque réunion, on organise un buffet canadien, on mange des repas et après, on commence la réunion. Tous les mois, des fois tous les 2-3 mois, ça dépend aussi de la situation au Tibet. S’il faut préparer les manifestations, Genève est un lieu central pour les manifestations. C’est par mail que nous nous informons entre nous. Dans chaque canton, il y a un représentant officiel de la communauté. Depuis que je suis en

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Suisse, je suis plus militant, je participe à tout ce que je peux, je participe aux activités de l’Association, aux manifestations, même j’organise des choses.» Kipu (D.E : 100/102), affirme qu’elle participe aux réunions de l’Association et aussi aux manifestations. Depuis qu’elle est arrivée, elle veut faire tout son possible pour le Tibet. Ici, elle est maintenant prête à s’engager, quand elle était au Tibet elle n’était pas prête, mais maintenant oui. Wangchuk nous parle de l’importance pour elle aujourd’hui de la reconnaissance de la place et du rôle de la jeunesse tibétaine dans le débat sur le l’autodétermination et l’indépendance du Tibet. Elle souhaiterait que, dans le cadre des Associations tibétaines en exil, ces aspects soient mieux affirmés : Wangchuk (D.E, 64/70) « La situation politique au Tibet est actuellement réellement à un carrefour, et pour que cette lutte puisse continuer, la place et le rôle de la jeunesse tibétaine devrait être reconnus. Pour elle, cette reconnaissance est fondamentale, elle devrait être globale à la fois de la part de l’administration tibétaine en exil mais aussi de la part de la communauté internationale. Reconnaitre les revendications des jeunes Tibétains est déterminant pour la suite même de la lutte pour la cause tibétaine en exil. » Ce que montrent aussi les propos de Wangchuk, c’est que dans l’imaginaire des Tibétains en exil la représentation de l’existence d’une seule jeunesse tibétaine est encore bien ancrée. En réalité, nous pensons que cette jeunesse est multiple car comme nous le dit Demers, de part et d’autre de la frontière himalayenne, les Tibétains semblent articuler leur identité de manière différente. Nous partageons son interrogation quand elle affirme : « Il reste à voir dans l’avenir si ces deux jeunesses tibétaines rêveront ensemble ou séparément leur imaginaire collectif. » (M. Demers, 2006 : 97) Nous adhérons à l’interrogation de Demers, en nuançant encore plus ses propos. Nous pensons en effet qu’ il y a effectivement des jeunes au Tibet, d’autres en exil en Inde, au Népal ou au Bhoutan et aussi des jeunes qui ont grandi dans les pays occidentaux, en particulier en Europe et en Amérique du Nord. La question qui se pose est donc celle de savoir, face au fait que parallèlement au développement de ces différentes jeunesses, dans les prochaines années, si les dépositaires et les théoriciens de l’identité tibétaine en exil seront destinés à disparaître, de quelle manière les représentations du Tibet et de la lutte des Tibétains pour le Tibet, pourront continuer à donner lieu à des mouvements de luttes partagées et globalement intelligibles. Nous avons vu qu’un des objectifs principaux de l’Association des Tibétains de Suisse et du Lichtenstein, qui compte aujourd’hui environ 3 500 membres, est entre autres, la poursuite du processus de démocratisation de la communauté tibétaine en exil. Des élections régulières permettent aux membres de la communauté de choisir leurs représentants au parlement, certains des interviewés nous disent toutefois la difficulté de se présenter pour être élu si on n’est pas des proches de l’administration tibétaine en exil ou alors membre d’une famille connue ou importante de la diaspora. Par ailleurs, ce qui ressort 209

principalement de nos entretiens c’est que ces rencontres permettent avant tout de se retrouver et de passer des moments ensemble : Jampa « Je participe à des manifestations, je vais aux réunions de l’Association, c’est important pour moi, c’est l’occasion d’être ensemble et de nous rencontrer. Nous sommes ici, mais nous voulons la liberté aussi pour les autres Tibétains. » Lhak-pa (D.E : 96/99), « J’essaie de participer régulièrement aux activités de l’Association, mais pas ces derniers temps car j’aide un peu mon amie qui a deux enfants. Elle a été très gentille avec moi, alors je l’aide aussi. Je n’ai pas de pays, ici je suis réfugiée, les réfugiés ont beaucoup de problèmes, être des citoyens d’un pays ou être réfugiés c’est très différent. Des fois, je pense que si j’avais mon pays je ne serais pas dans cette situation. Ceci est mon sentiment ! » Ces entretiens montrent aussi, une fois de plus que la plupart des personnes que nous avons interviewées ne côtoient pas ou très difficilement d’autres personnes que celles appartenant à leur communauté. L’Association organise aussi des évènements festifs comme la fête du nouvel an tibétain qui a lieu généralement entre février et mars.

Losar La ville de Bernex située à la périphérie de Genève, entretient depuis 1995 des rapports particuliers avec les représentants de la communauté tibétaine à Genève. Chaque année notamment, c’est dans la salle des fêtes de cette commune que les Tibétains de Genève fêtent le nouvel an : Losar. La sensibilité pour la cause tibétaine de certains habitants de cette commune et en particulier de M. Alain-Dominique Mauris qui a été membre du conseil administratif pendant seize ans et maire de la ville, a permis, en collaboration avec le «Comité romand de soutien au peuple tibétain » de favoriser depuis 1995 plusieurs initiatives : expositions, différentes manifestations de soutien, des conférences. En 1998, la commune a octroyé à la communauté tibétaine une place qui a été baptisée « Le parc du Tibet » sur laquelle au début des années 2000, en collaboration avec le Comité tibétain, décision est prise de construire un Stupa. Le lieu est béni par les moines du monastère de Rikon le 4 avril 2001. Pour trouver les financements nécessaires à sa construction, la commune organise une suscription communale et le « Stupa de la Victoire », réalisé en « souvenir des milliers de victimes du monde du non-respect des droits de l’homme », est inauguré en 2006. La fête de Losar se déroule chaque année de la même manière à la salle des fêtes de la ville de Bernex. Cette année aussi, nous sommes accueillis à l’entrée par des personnes souriantes, en costume traditionnel. Il faut payer environ 25 CHF pour l’entrée, ce qui donne aussi le droit de consommer un repas. Beaucoup de Tibétains sont en costume traditionnel, ou affichent des accessoires rappelant leur origine. Parmi les personnes en costume, il y a aussi

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de nombreux adolescents, surtout des filles. Les conversations sont souvent en tibétain, y compris parmi les jeunes. Mais pas systématiquement. Quelques préadolescents se rebiffent et semblent ne pas apprécier la manifestation à laquelle ils sont manifestement astreints de participer. Arrivent aussi des personnes très âgées, qui se déplacent avec difficulté : elles sont accueillies avec beaucoup de joie et de déférence. Il y a naturellement aussi des non-Tibétains, des sympathisants de la cause, des amis. Parmi eux, beaucoup de personnes d’un certain âge. On se rend compte que les liens avec les Tibétains sont forts, indices d’anciennes fraternités. La salle polyvalente est décorée sobrement : des drapeaux tibétains, des drapeaux de prière bouddhistes. L’estrade où se tiendra le spectacle est par contre beaucoup plus voyante : tout son fond est occupé par un tissu où est peint le Potala de Lhassa. Le portrait du Dalai Lama domine le tout. Le repas, d’une qualité plutôt bonne, est composé de nouilles aux légumes, et de momos (les raviolis tibétains) à la viande ou aux légumes, accompagnés de sauces. Le repas est servi par un staff bien organisé et on fait la queue comme à la cantine. Les boissons sont payées en sus. Des sodas, des bières, du vin blanc ou rouge. Les vins, étrangers, sont de petites qualités, et le blanc est servi à température ambiante. Après le repas, mais avec un certain retard, l’organisation étant plutôt relâchée, a lieu le spectacle, qui met en scène chansons et danses traditionnelles, exécutées en costume, avec une qualité certaine pour une partie, et quelques petits ratés pour d’autres ; les chants sont souvent en play-back. Il faut dire que la communauté est petite, et qu’au regard du petit nombre, la qualité est bonne. Participent au spectacle aussi de nombreux jeunes enfants manifestement ravis de l’occasion qui leur est offerte de monter sur l’estrade et de se produire devant les spectateurs. Les thématiques représentées vont des histoires d’amour ou comiques villageoises qui mettent en scène une société paysanne, la nostalgie de la patrie perdue, et des chants de résistance à l’envahisseur chinois. Le caractère religieux semble présent en filigrane, mais ne domine pas la soirée, qui, de toute façon, semble se tenir sous le patronat du leader spirituel. Il y a aussi une vente d’objets traditionnels organisée par une ONG locale : bols chantants, drapeaux tibétains, drapeaux de prière, quelques livres, encens, tissus, sacs. Un politicien genevois à la retraite est invité à monter sur l’estrade, il se fait un peu prier, mais à la fin il accepte et improvise un discours qui retrace brièvement les étapes de l’invasion chinoise du Tibet, le drame de l’exil, la vieille solidarité genevoise avec la population tibétaine en exil. La sonorisation est défaillante et pas très bien réglée ; nous ne comprenons pas tout ce qu’il dit. Mais tout le monde applaudit.

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Photos 9 et 10: Bernex, Losar, Danses et opéra tibétains.

l © R. Poncioni, 2013 Ces cérémonies basées sur des danses, ou des opéras (Gesar) qui puisent leurs origines dans la tradition du Tibet d’avant l‘invasion chinoise ont un double rôle, à la fois témoigner aux Occidentaux de la richesse culturelle du Tibet, et en conséquence de l’importance de soutenir la cause tibétaine en exil en tant que dernière dépositaire de cette héritage culturel original. Mais aussi pour les Tibétains eux-mêmes comme cérémonie d’appartenance, de reconnaissance et d’identification collective. Hovanessian, en parlant de la diaspora arménienne, identifie ces moments de la manière suivante : « L’identité narrative des commémorations, par exemple, s’adapte au contexte du présent tout en évoquant des “célébrations précédentes” qui donnent accès à la présence passée du temps. Pour ce qui concerne la diaspora arménienne, nous accordons aux commémorations une attention toute particulière, dans la mesure où elles ponctuent et scandent la vie sociale d’un temps social singulier à travers des dates “nationales” choisies, se reportant aux moments d’une histoire où des idéaux unitaires et nationalitaires religieux et territoriaux se sont conjugués. » (M. Hovanessian, 2007 : 17) Ces moments d’affirmation identitaire sont particulièrement valorisés en exil car ils témoignent aussi de la volonté de continuer à montrer que la culture tibétaine, chez les Tibétains où qu’ils se trouvent partout dans le monde, est toujours vivante. De manière générale, nous pouvons affirmer que la dynamique de la forme associative que nous avons observé chez les Tibétains de Genève révèle en tout cas en partie de ce que Cattacin et La Barba identifient comme une forme Exit ou d’auto exclusion avec pour objectif principal la stabilisation identitaire (Cattacin, La Barba, 2014 :89). Par contre, les activités qui y sont organisées sont souvent aussi orientées vers l’extérieur avec l’objectif cette fois de se faire reconnaître et de recevoir des appuis pour la cause tibétaine et pour les revendications politiques qui y sont associées. Toutefois, ayant participé à plusieurs de ces évènements, cela nous questionne quant à leur efficacité dans ce sens, quand nous constatons par exemple que les enfants qui y participent, tout fiers de montrer leurs habits traditionnels, s’expriment principalement en

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français aussi avec leur parents, ou que les non tibétains qui y participent ont en moyenne un âge supérieur à 50 ans ?

6 e. a-La religion, élément identitaire important Dans les interviews avec nos sujets, nous n’avons pas voulu oublier la question religieuse, fondamentale pour la construction de l’identité tibétaine. Nous considérons la religion ici comme une dimension incontournable de la culture tibétaine et nous utilisons la notion de culture dans le sens d’Appadurai lorsqu’il affirme : « …Il n’est pas utile de considérer la culture comme une substance, mais il est préférable de la considérer comme une dimension des phénomènes sociaux, dimension qui prend en compte une différence située et concrète. En soulignant cette dimension de la culture, plutôt que son caractère substantiel, nous la concevons davantage comme un mécanisme heuristique utile pour traiter les différences, que comme la propriété d’individus ou de groupes. » (A. Appadurai, 1996/2005 : 44) La pratique de la religion, les références aux maîtres religieux et au Dalai Lama en particulier, non seulement dans son rôle de leader politique mais surtout dans celui de leader religieux reste, pour tous les Tibétains que nous avons rencontrés, en élément constitutif important : Pema (D. E, 46/50), « Oui, je prie tous les jours, c’est important, l’année passée par exemple, j’étais très tendue, je ne savais pas quoi faire ; chez des amis j’ai pu lire des enseignements de sa Sainteté et après j’ai pu penser que je n’étais au fond pas si mal ! Je fais trois prosternations et après je vais dormir. Je suis Gelugpa. » Nyima (D.E, 83/86) nous dit : « Avant d’aller au lit je fais mes prières, je ne fais pas beaucoup d’autres choses. Le matin après le petit déjeuner, je fais des prières. Ma mère m’a appris comme ça et je réalise aujourd’hui que ce qu’elle m’a appris est bien pour moi.» Nous avons constaté qu’il y a différentes manières à la fois de concevoir l’expérience religieuse, de l’affirmer et de la pratiquer. Tous les Tibétains que nous avons rencontrés ne la conçoivent pas tous de la même manière, mais dans l’ensemble, pour les personnes que nous avons interviewées, la pratique religieuse joue un rôle important. Il y a par exemple des pratiques qui sont plus orientées vers la récitation mécanique des mantras et la confiance absolue aux maîtres spirituels, que ce soit le Dalai Lama ou un autre Lama de référence : Pasang (D.E : 35/38) « Quand j’étais jeune, j’ai étudié le bouddhisme, il y a deux manières d’étudier le bouddhisme : les tantras et la philosophie, moi je n’ai pas étudié la philosophie, mais les tantras. Quand j’étais au monastère, je pratiquais tous les jours, aujourd’hui je suis trop occupé, mais je fais mes prières et répète des mantras avec mon Mala. » Lobsang (D.E : 43/45) affirme qu’il prie tous les jours, surtout Tara, avant de réciter d’autres mantras. Il a fait beaucoup de pèlerinages au Tibet. Il est Kagyüpa. 213

Au matin quand il se réveille il prie pour tout le monde, le soir il récite des mantras pour le bonheur de tous les êtres. D’autres de nos sujets parlent d’une pratique religieuse plus complexe avec, en plus de la pratique, le recours à des lectures philosophiques et à des pratiques méditatives. Ces différences quant à l’accès de la connaissance d’une pratique différenciée de la religion, nous la constatons aussi bien chez les laïcs que chez ceux et celles qui étaient moine ou nonne avant d’arriver en Suisse. Wangchuk (D.E, 64/70) « Formellement parlant oui, je suis bouddhiste, car j’ai pris refuge, j’écoute régulièrement des enseignements, je fréquente un centre bouddhiste en France avec un lama que j’apprécie beaucoup. Maintenant, être bouddhiste et tout ça, c’est une grande question. J’essaie de l’être le mieux que je peux, ce n’est pas toujours facile parce que c’est une philosophie très exigeante. Ça demande une telle honnêteté, une telle sincérité. Face à sa conscience, parce que c’est la seule chose qui compte, comment tu agis face à ta conscience. Ce n’est pas un spectacle que l’on montre à l’extérieur, dans ce sens-là oui, c’est l’axe central de ma vie. Avant d’être tibétaine je pense, je suis bouddhiste. (…) D’ailleurs, on ne peut que difficilement imaginer être tibétains sans être bouddhistes, vu que cette culture est modelée autour de la philosophie bouddhiste. (…) Le bouddhisme est l’axe central de la culture tibétaine et toutes nos valeurs, les valeurs que les anciens nous ont transmises, tous les histoires dans lesquelles nous avons grandi, oui, toute cette mémoire commune quoi, plonge profondément ses racines dans la philosophie bouddhiste. » Yeshe (D. E : 71/75), « Ma vie est très structurée : je me réveille à 6.30, et je prie jusqu’à 9.30, je prie Tara, je prie pour le Dalai Lama, etc. Cette vie spirituelle m’aide, me remplit, nettoie mon esprit. Je lis principalement des écrits qui parlent de la compassion. (…) La religion est déterminante. Elle est très précieuse, proche des Tibétains. Elle n’est pas que de la prière, elle influence toute action de la vie de l’individu. Tous les Tibétains sont influencés par le bouddhisme, tel que nous le vivons. » Une des spécificités du bouddhisme tibétain est le rapport particulier qui lie le disciple à son maître.76 Toutefois tous les religieux ne sont pas des lamas, et tous les Tibétains n’ont pas tous accès aux enseignements des maîtres de la même manière :

76 Selon Patrick Carré, tibétologue déjà, dans le Vajrayana, la transmission de la connaissance et de la pratique du bouddhisme se construit sur la relation maître-disciple : « L’étudiant qui aborde la voie doit d’abord choisir un maître et être accepté par lui. Ce n’est pas tant la réputation dudit lama qui compte que le lien du cœur qui se crée entre les deux. Le disciple novice lui fera la requète des enseignements et le maître lui confiera d’abord les pratiques préliminaires pour préparer son esprit. Après quoi, si l’étudiant est mûr, il lui confiera les transmissions de pouvoir (wang), les enseignements et les instructions pratiques nécessaires à sa progression. » (2016 :58)

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« L’essentiel de la pratique religieuse est affaire de moines et d’ermites. Il est inaccessible au commun des fidèles. La foi profonde de ces derniers s’appuie sur les religieux. Les fidèles n’assistent pas aux services si ce n’est parfois en tant que simple spectateurs, ils n’entendent pas de prêches et n’ont pas de prières privées. Comme ils appartiennent à la classe de ceux à qui leur degré de facultés mentales ne permet pas de s’évader de la « vérité conventionnelle », ils ne peuvent espérer améliorer leur Karma, le fruit de leurs actions dans une vie ultérieure. C’est pourquoi leur activité religieuse consiste essentiellement à accumuler des mérites (bsod-nams)en faisant des dons à l’église et aux pauvres, en allumant des lampes devant des images des divinités, en faisant des pèlerinages ou en tournant autour des objets sacrés, en demandant aux lamas des bénédictions ou des charmes. (…) Les laïcs et les moines illettrés ont aussi à disposition la récitation ou la reproduction figurée de certaines formules, mantras, qui résument pour ainsi dire la divinité correspondante. » (R.A. Stein, 1966/2011 : 191). Les propos de Stein nous confirment ce que, par ailleurs, nous avions déjà observé au Népal et que nous avons retrouvé chez nos sujets ici en Suisse, qu’il y a des différences importantes chez les Tibétains quant à l’accès à la connaissance religieuse. Tout le monde ne peut avoir accès à certains enseignements, il ne suffit pas d’être moine ou nonne d’ailleurs, là aussi il faut des moyens et pas seulement intellectuels. C’est d’ailleurs une des question qui occupe aujourd’hui les chercheurs qui s’intéressent à l’étude de l’intégration du bouddhisme tibétain en Occident, car au Tibet l’accès à la connaissance religieuse et à certaines pratiques, comme nous l’avons vu chez Stein, n’est pas donné à tout le monde. En Europe par contre, et en Amérique du Nord, l’accès à des enseignements complexes, ne pouvant intervenir qu’à la suite de toute une série de formations et d’initiations préalables, a été autorisé chez les convertis avec plus de facilité que ce qui au Tibet, en Inde ou au Népal est permis aux Tibétains eux-mêmes: « …Certains religieux tibétains, séduits par les capacités intellectuelles des Occidentaux, ont estimé à tort qu’ils pouvaient, la base étant acquise, donner des enseignements plus élaborés. Il va de soi que le caractère flatteur de cette position a rencontré un écho favorable parmi l’auditoire des premiers centres bouddhistes. Quant aux maîtres qui rappelaient qu’avant de s’engager dans des techniques complexes, il fallait posséder une solide assise doctrinale, ils ont été généralement moins populaires. » (L.Deshayes, F. Lenoir, 2002 : 378) Les personnes que nous avons intervieuwées ne semblent toutefois pas tous intéressés à connaître des lamas qui exercent ici en Suisse, et ceci s’explique certainement, en tout cas en partie, par le rapport particulier entre maître et disciple, inscrit dans le bouddhisme tibétain. En effet, ce rapport se construit dans une suite précise d’initiations et d’enseignements adaptés au parcours spirituel de l’individu et, dans ce contexte, il est difficile de changer de références en cours de route si le lama racine n’accompagne pas ce processus parce qu’il se trouve au Tibet, au Népal ou en Inde. D’ailleurs, nous avons pu constater au Népal que beaucoup des personnes qui revenaient pour fêter Losar avec leurs familles, profitaient de l’occasion pour aller voir leur lama racine, recevoir des 215

enseignements et des initiations. Tashi montre les difficultés pour lui de pratiquer la religion comme il le voudrait et Lahmu, admirative du Dalai Lama, a trouvé dans des livres la manière pour étudier et pratiquer sa religion: Tashi (D. E : 54/58) « Non je ne peux pas pratiquer ma religion comme je le voudrais, je trouve qu’au Tibet, au Népal ou en Inde il y a beaucoup de monastères, d’enseignants, ici il y en a peu. Il faut donc pratiquer la religion seul à la maison. Des fois on va au Salève, où il y a un monastère Gelugpa, moi je suis Kagyüpa. Je fais de la méditation, je fais des offrandes, des récitations de mantras, ça donne un peu de relax, ça me calme. » Lhamu, (D. E, 79/82) « Je pratique tous les matins, je fais mes prières. J’ai des livres que j’ai achetés au Népal, je sens que la prière est un support important pour moi. L’année passée, quand le DL est venu pour Kalachakra, je suis allée le voir, c’était très bien, il y avait beaucoup de Tibétains qui venaient du Tibet. J’ai été dans tous les lieux de pèlerinage en Inde : à Vârânasî, à Bodgaya, j’ai vu tous les lieux. Le Dalai Lama est notre dieu. Il l’est pour tous les Tibétains. Je suis Gelugpa parce que le Dalai Lama est Gelugpa. Je prie aussi les Nyigmapa, mais moi je suis Gelugpa. Mes parents sont Niygmapa. Bien sûr mes parents sont plus religieux que moi, mes parents m’ont toujours enseigné la religion. La religion est très importante pour eux, ils se lèvent tous le matin à cinq heures pour aller au Stupa. Ils font des prosternations, moi aussi j’ai fait cela pendant une année au Stupa.» La plupart des personnes que nous avons rencontrées avaient eu l’occasion de visiter les lieux sacrés du bouddhisme d’Inde ou du Népal77, par contre, peu d’entre eux affirmaient avoir fait des pèlerinages quand ils étaient au Tibet : Lhak-pa (D.E : 96/99), « Je suis bouddhiste, j’ai entendu beaucoup d’enseignements du Dalai Lama, j’ai essayé de changer mes mauvaises habitudes. Quand j’ai des problèmes dans ma tête, j’écoute le Dalai Lama et cela diminue mes problèmes. Je ne connais pas beaucoup sur le bouddhisme, je n’ai pas eu d’enseignements sur ça. Je sais qu’il faut être tolérant, être une bonne personne, ne pas avoir de conflits avec les autres. Voilà, j’essaie d’être comme ça. Dans ma famille, ils prient tous les jours, mais seulement le matin. Après ce sont des gens normaux, mais ils ne sont pas comme des moines !... Les messages religieux ne sont pas là seulement pour être écoutés, pour la religion, mais ils sont pour notre vie de tous les jours. La religion détermine tous mes comportements, mon attitude de tous les jours. Ceci m’aide pour changer mon style de vie. En Inde j’ai été à Bodgaya, j’y étais pour la Kalachakra, la dernière fois. C’était très bien. J’ai été déjà une première fois aussi pour Kalachakra. Je suis allée aussi à Vârânasî. »

77 Le pellerinage est un aspet essentiel de la pratique du bouddhisme tibétain. Si pour les Tibétains il est de plus en plus difficile de le pratiquer au Tibet à cause de limites considérables imposées par les autorités chinoises, (Buffetrille, 2016), il reste toutefois une pratique constante chez les Tibétains en exil.

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Tara (D.E, 92/95) « Je suis allée en pèlerinage en Inde : à Bodgaya, à Vârânasî etc. Nous y sommes allés pour les vacances, avec ma famille. Je prie beaucoup. J’ai un livre que je lis tous les jours. (Elle montre son livre où il y a plusieurs images). Je suis proche du Dalai Lama, il n’y a pas de différences entre les écoles religieuses, c’est la même chose, pour moi c’est le Dalai Lama qui compte. La religion est très importante pour moi. La prière me soutient. » Gyalsen (D. E, 22/27), « Je suis bouddhiste, j'appartiens à l'école des Gelugpa. Je suis allée en pèlerinage à Bodgaya et à Vârânasî. Mon père était très religieux. Moi je prie tous les jours, tous les matins. Je ne connais pas de lamas à Genève, mais je connais le centre de Rikon. J'ai déjà été. » A travers l’analyse de nos entretiens, nous avons pu constater aussi que l’ensemble de nos sujets reconnait l’appartenance à une des écoles religieuses du bouddhisme tibétain : Jampa, (D.E : 28/31) « Je suis Gelugpa. J’estime être une personne très religieuse. C’est important pour moi pour la paix de mon esprit. Je pratique tous les jours tout seul, je ne connais pas de Lama ici. » Chengzu (D.E : 106/108), « Je pratique quasi tous les jours, quand je me sens confortable. Je n’avais pas de Lama de référence au Tibet. Il y avait seulement un petit monastère, ma famille est Gelugpa, mon leader est le Dalai Lama. » Contrairement à Anne Sophie Bentz qui affirmait, suite aux entretiens qu’elle avait effectués en Inde auprès des réfugiés tibétains : « Ils ont tous déclaré, sur le ton de l’évidence, qu’ils étaient bouddhistes, et appelés alors à préciser à quelle secte ils appartenaient, ils admettaient, pour la plupart, ne faire partie d’aucune secte particulière, comme si cela n’avait pas, voire plus d’importance. » (Bentz, 2011 : 83) Les personnes que nous avons rencontrées ont répondus en connaissance de cause à la question de l’appartenance spécifique à une des cinq écoles ou sectes qui caractérisent le bouddhisme tibétain, avec aussi pour quelques-uns d’entre eux une certaine fierté à en affirmer l’appartenance. Cette différence entre nos observations et ceux de Bentz, pourrait être expliquée en partie aussi par le fait qu’elle a réalisé ses entretiens principalement auprès de personnes proches de l’administration tibétaine en exil, pour qui le fait de communiquer un message d’une identité tibétaine unique et forte, nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises, est prioritaire. L’aveu affirmé de l’appartenance à des écoles différentes serait porteur, une fois de plus, d’une image d’identités multiples aussi au niveau religieux et introduirait le soupçon de conflits possibles entre ces différentes écoles. Conflits, qui soit dit en passant, sont bien présents dans l’histoire du Tibet ou des Tibétains en exil avec, par moment, des issues violentes dans les relations 217

entre les différentes écoles ou sectes du bouddhisme tibétain qui souffrent aussi bien de tensions à l’intérieur des écoles qu’entre les différentes écoles.78 A travers l’analyse de nos entretiens, nous observations montrent bien que, pour l’appartenance religieuse aussi, comme pour l’appartenance ethnique que nous avons développée dans le chapitre précédent, nous sommes confrontés à une autre facette de l’identité tibétaine en exil qui donne lieu à d’autres allégeances communautaires : celle de l’appartenance à une secte/école religieuse bouddhiste tibétaine particulière, qui, pour nos sujets, n’est pas anodine. Kapstein présente ces écoles et réaffirme leur importance pour la pratique du bouddhisme tibétain : « Présenter les « écoles » du bouddhisme tibétain impose de distinguer plusieurs éléments distincts dans le processus de formation des traditions religieuses. Ainsi peut-on, par exemple, parler de sectes ou d’ordres distincts (chöluk) dès l’instant où des traditions religieuses se différencient les unes des autres par une forme d’indépendance institutionnelle. Ce qui revient à dire, vu de l’extérieur, leur caractère singulier s’incarne sous la forme d’une administration et d’une hiérarchie autonomes, de biens privés et d’une appartenance à celle-ci en quelque sorte idéntifiable. De telles instances religieuses collégiales sont d’une importance majeure dans le monde de la religion au Tibet, mais elles ne doivent pas se confondre avec les lignées (gyüpa). Car celles-ci consistent en une succession ininterrompue de maîtres spirituels qui, durant des générations, se sont employés à transmettre un corpus précis de savoir, mais sans pour autant avoir eu nécessité de s’affilier à un quelconque ordre. » (M.T. Kapstein, 2015 :348) Nous ne sommes pas en mesure de spécifier le degré d’importance de cette appartenance pour les individus que nous avons rencontrés ; les propos des personnes interviewées montrent en effet des différences, mais en général, ils considèrent cette appartenance comme étant profondément constitutive de leur manière d’exister; c’est le cas par exemple de Lhamu, qui se réfère à la fois à l’école d’appartenance de ses parents mais qui développe une appartenance personnelle aux Gelugpa pour se sentir plus proche du Dalai Lama, ou de Tashi qui va au monastère Gelugpa qui se trouve proche de Genève, mais qui n’est pas totalement satisfait, car celui-ci n’appartient pas à son école religieuse de référence, les Kagyüpa.

78 Voir par exemple les polemiques qui occupent aujourd’hui la communauté tibétaine en exil concernant la question de la pratique des rituels de Shugden et aussi celles concernant des deux Karmapas.

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Nos analyses montrent aussi une unité identitaire entre l’être tibétain et l’être bouddhiste, comme si l’un ne pouvait pas exister sans l’autre. Ce qu’affirme Wangchuk (D.E, 64/70) dans son entretien est d’ailleurs représentatif de cette observation : « D’ailleurs on ne peut que difficilement imaginer d’être tibétains sans être bouddhistes, vu que cette culture est modelée autour de la philosophie bouddhiste. » Le fait de cette présence forte du bouddhisme dans le processus d’identification des Tibétains confirme aussi certaines conclusions de la récente recherche sur la deuxième génération des Tibétains en Suisse et la pratique religieuse, réalisée par J. Schlieter, M Kind et T. Lauer. Ces auteurs montrent que l’engagement religieux des jeunes Tibétains est plus important que pour les chrétiens en Suisse. La pratique est essentiellement individuelle et ils ont peu d’occasion d’accéder à des enseignements importants, ce qui toujours selon ces auteurs, apparente leur situation à celle que l’on retrouvait dans le Tibet pré- moderne. Ils constatent aussi une forte diminution à faire appel à ce qu’ils nomment une « religiosité institutionnalisée » ; par contre, ils remarquent chez eux une fidélité de base à la pratique et une forte résistance à la conversion. (J. Schlieter, M Kind et T. Lauer, 2014 : 232) A la fin de ce chapitre, nous pouvons affirmer que pour la majorité des personnes que nous avons rencontrées, que ce soit au Népal ou en Suisse, la religion reste pour les Tibétains en exil un élément de référence fondamentale. Toutefois, certains anciens que nous avons rencontrés au Népal nous ont confié qu’ils constatent actuellement, chez les jeunes en particulier, une diminution de l’intérêt pour la pratique religieuse.

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6 e. b-Perspectives de vie en Suisse Les analyses des entretiens qui suivent montrent qu’en général nos sujets arrivent en Suisse sans objectif très précis mis à part celui d’y être et pouvoir y rester. Ils ont des idées très vagues concernant la suite de leur vie dans le pays. Plusieurs parmi eux étaient moines ou nonnes au Tibet, en Inde ou au Népal. Pour eux, l’arrivée en Suisse représente un changement de vie radical à ce niveau aussi, car ils passent du statut de religieux au statut laïc avec une remise en question globale, et pour certains d’entre eux, pas toujours facile à assumer : Choden (D.E : 18/21) raconte qu’elle était nonne et qu’en arrivant en Suisse elle a quitté ses vœux et les habits de nonne. Elle se sent coupable d'avoir quitté le statut de nonne, car elle a rompu ses vœux. Elle n’a pas d’idée sur ce qu’elle pourrait faire en Suisse, elle est ouverte à toute proposition, car elle veut gagner rapidement l'argent pour rembourser ses dettes. Elle n'est pas éduquée, elle n'a pas de formation. C'est un gros problème pour elle. Pasang (D.E : 35/38) était moine au Népal et en Inde, il ne sait pas encore s’il va rester moine ou non. Il nous dit que ça fait trop peu de temps qu’il est en Suisse, seulement cinq mois, il n’a pas encore décidé, c’est trop tôt. « J’étais moine depuis l’âge de 10 ans, j’étais seul pendant longtemps sans famille, je ne sais pas ce que je vais faire. Je sais qu’il y a des monastères ici et en France, je vais voir, je vais peut- être essayer, je ne sais pas…… J’aimerais être fermier ! Nuba (D. E, 90/91) était moine au Népal et en Inde, il nous dit que maintenait il a changé, il ne peut pas être dans un monastère, il veut une vie normale, il pense que c’est mieux pour lui d’avoir une famille. Il a aussi envie de s’investir dans des activités politiques, pouvoir dégager du temps et de l’énergie pour se battre pour améliorer la situation au Tibet. Il aimerait aussi trouver du travail et apprendre le français. Tout en sachant que le bouddhisme tibétain permet de rompre ses engagements religieux si de graves problèmes devaient se présenter à la personne, nous avons toutefois constaté qu’un certain malaise lié à ce choix est souvent présent auprès de nos interlocuteurs. Il s’exprime à travers une certaine gêne à parler de cette question ou alors à l’expression d’un sentiment de culpabilité face à la nouvelle situation qui se crée. Plus facilement admis par les femmes que par les hommes que nous avons rencontrés, ce malaise montre bien la difficulté d’un changement déterminé par le passage d’un statut religieux à un statut laïc, d’ailleurs pas toujours justifié à leurs yeux, et dont ils ne perçoivent pas totalement les enjeux. A noter que plusieurs d’entre eux étaient moines ou nonnes depuis leur enfance. Ces personnes sont donc confrontées à une remise en question identitaire importante face aux bouleversements et transformations que la condition de migrant implique ainsi qu’au passage du statut de religieux ou religieuse à celui de laïc. Pour beaucoup des personnes que nous avons interviewées, se projeter dans le futur semble encore prématuré et elles restent très vagues quant à ce qu’elles

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pourraient faire en Suisse. Elles sont toutefois conscientes qu’il peut y avoir des opportunités pour elles dans ce pays, et semblent s’interroger sur les manières possibles pour les saisir : Lhundup (D.E : 32/34) : « J’aimerais aider ma famille car la situation économique est difficile pour eux. J’aimerais aussi que mon petit frère puisse partir à son tour » Pema (D. E, 46/50) : « Je ne sais pas encore très bien ce que je veux faire en Suisse. Mais hier ils nous ont parlé des opportunités qui s’ouvrent à nous si nous apprenons le français. C’est important de choisir une opportunité très bonne, en premier, j’aimerais travailler dans un bureau, mais je ne sais pas vraiment. D’abord il faut que j’investisse beaucoup de temps pour apprendre le français. Du moment que mes parents sont très vieux, la première chose pour moi serait d’aller les voir. Lorsqu’ils étaient encore jeunes, je ne pensais pas cela, mais maintenant ils sont très vieux et j’ai vraiment envie de les revoir encore une fois. » Lhak-pa (D.E : 96/99) : « Au départ, je pensais améliorer mon éducation, mais maintenant je me dis que je préfèrerais travailler. Je suis disponible pour n’importe quel travail, car j’ai entendu qu’à Genève ce n’est pas facile de trouver du travail, donc tout ce que je peux faire me va. » Payer ses dettes, aider la famille, améliorer son éducation sont les perspectives possibles pour la suite les plus fréquemment évoquées par nos sujets. Par ailleurs, ils sont conscients que pour avoir accès à l’asile ils doivent avoir passé au moins deux entretiens avec les autorités suisses. Comme nous l’avons vu précédemment, cela peut prendre de quelque mois à deux ou trois ans, toutefois cela ne semble pas trop les inquiéter ni les questionner. Ils ont des contacts réguliers avec les assistants sociaux des différentes instances cantonales qui s’occupent de l’aide aux réfugiés, ils font appel à leurs services et leur font confiance. Une assistante sociale qui intervient dans ce contexte nous faisait part d’ailleurs du plaisir qu’elle a à travailler avec les demandeurs d’asile d’origine tibétaine, toujours disposés à collaborer et reconnaissants. Même si en arrivant en Suisse ils avaient déjà l’idée que, dans ce pays, ils allaient recevoir de l’aide en tant que demandeurs d’asile, ils sont étonnés et ravis de recevoir de l’argent pour vivre juste parce qu’ils sont en demande de refuge, ainsi que d’avoir accès à des mesures d’intégration comme les cours de français payés par l’Etat. Cet argent ne leur permet pas beaucoup plus que la garantie de la survie, toutefois parmi eux il y en a qui arrivent à commencer à payer leurs dettes en envoyant quelques francs de temps en temps à leurs familles. Ils ne semblent en tout cas pas se préoccuper des limites temporelles de ces prestations. De manière générale, les Tibétains que nous avons interviewés sont tous d’accord sur le fait que, ayant eu la chance d’avoir pu arriver jusqu’en Suisse, ils doivent s’engager pour la cause du Tibet. Les témoignes de Yeshe, de Chengzu et de Wangchuk montre bien ce besoin d’engagement dont nous parlons : Yeshe (D. E : 71/75) raconte : « Mes enfants me manquent, je pense au futur et à si je vais avoir l’opportunité de leur payer de bonnes études. Je pense que peut- être, je vais pouvoir les revoir. Il y a mes enfants, mais il y a aussi la cause tibétaine. 221

Et je veux dire aux gens ce que les Tibétains désirent et parler de leur condition réelle. Voici mes désirs et je prie chaque jour pour cela. J’ai une vision holistique. Je pense à la génération prochaine. Je ne crois pas uniquement à moi-même, ma femme, mes enfants, mais aussi la cause tibétaine, pas seulement pour les réfugiés, mais pour tous les Tibétains.» Chengzu (D.E : 106/108) : « Quand j’étais au Tibet, je ne pouvais rien faire pour mon pays, mon père risquait d’être arrêté donc je ne pouvais rien faire. Il n’y a pas de justice. Maintenant que je suis ici je peux parler librement de mon pays, de ma liberté, de l’agressivité policière au Tibet, nous pouvons protester, et après avoir payé ma nourriture, j’aimerais aider ma famille à partir vers l’Inde. Je vais participer à toutes les activités de protestation des Tibétains en Suisse, c’est important pour moi.» Wangchuk (D.E, 64/70) : « On a beau être ici et bien adaptée, aujourd’hui j’ai mon passeport, mais je me sens toujours profondément tibétaine. Pourtant, je me sens complètement intégrée, je me permets aussi d’apprendre de belles choses que l’Occident peut me proposer. Il y a énormément de belles choses, des valeurs auxquelles je tiens énormément ici en Occident et je rêve pour le Tibet du futur. Cette démocratie par exemple, cette liberté que vous avez. Alors maintenant en ce qui me concerne il y a énormément de doutes qui se sont installés dans mon esprit, il y a des questions qui se présentent à moi et face auxquelles je n’ai pas toujours des réponses. J’ai besoin de temps, pour observer, pour comprendre. Cela concerne aussi ma communauté, mes compatriotes autour de moi, ce qu’ils font. Parce que ça a toujours été une histoire de groupe, la lutte tibétaine. Maintenant la direction qu’elle prend, les activités qu’elle propose, est-ce que je m’y retrouve ou pas ?…. Comment se sentir Tibétains quand je vois arriver la génération actuelle avec les tout petits qui naissent ici et qui parlent de moins en moins le tibétain ? Pour moi ça, c’est un combat gigantesque. C’est ce qui me préoccupe le plus dans ma tête. Quand je vois mes neveux et mes nièces, qui pourtant sont encore dans un environnement tibétain, mais là déjà l’empreinte et la présence de la culture indienne, ou occidentale, à travers Internet etc. Tout ça va tellement vite ! Dans ce sens-là, ma génération a une responsabilité immense.» Les questions que pose Wagchuk de notre point de vue sont fondamentales, car elles montrent entre autres les différences d’attentes et de priorités selon que la personne vient de migrer ou qu’elle a migré depuis déjà quelques années comme dans son cas. S’engager pour protester de la situation au Tibet, c’est une chose, mais sa réflexion montre aussi qu’aujourd’hui il y a d’autres problèmes urgents que les Tibétains doivent affronter pour continuer d’exister. Les considérations de Wangchuk montrent aussi que les personnes que nous avons rencontrées et qui sont en Suisse depuis plus longtemps ou pour ceux qui sont plus informés sur le pays, sur sa réalité politique et culturelle, la réflexion amenée est plus complexe et montre que les opportunités à saisir ne sont pas uniquement d’ordre économique, et que le statut de migrant en Suisse implique aussi des limites. Pour les réfugiés arrivés plus récemment, le constat des limites

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du statut de réfugié avec un permis provisoire comme le permis F intervient seulement après un certain temps de vie en Suisse. En effet, c’est seulement dans un deuxième temps, lorsqu’ils sont en Suisse depuis déjà une année ou deux, qu’ils commencent à se poser la question sur comment mieux saisir les opportunités que la Suisse pourrait leur offrir ; c’est aussi à ce moment qu’ils entament un processus de prise de conscience des limites que le statut offert par le permis F implique. A partir de là, certains réfugiés commencent à se sentir enfermés dans une situation qu’ils n’avaient pas imaginée. C’est le cas de Tashi qui, du moment qu’il a dû mentir lors des entretiens officiels et qu’on lui a octroyé un permis F, se trouve immobilisé dans une sorte d’impasse, car il ne peut pas faire valoir ses compétences pour trouver du travail, alors qu’il a fait énormément d’effort pour apprendre le français, langue que, par ailleurs, soit dit en passant, il parle très bien : Tashi (D. E : 54/58) : « …Depuis quelque mois, je suis à la recherche d’un emploi, mais j’ai un problème car j’ai dit lors de mes entretiens avec l’administration suisse, que je ne suis pas allé à l’école, que je venais du Tibet etc. Maintenant je ne peux pas dire que je parle anglais, que j’ai des expériences de travail et tout ça. Et pour trouver un travail, c’est très difficile, on peut faire valoir que ce que nous avons appris ici, sur place. J’ai donc fait des offres de travail pour des restaurants, environs une trentaine, j’ai eu environ une dizaine de réponse, toutes défavorables. Tous demandent de l’expérience. Nous sommes obligés de cacher notre expérience, nos connaissances. Il y a des libertés, on a le droit de rester, tout ce que j’aime, mais on doit cacher beaucoup de choses. » Parfois, à travers l’analyse de nos entretiens, nous avons l’impression que les réfugiés que nous avons interviewés sont convaincus que le simple fait d’être arrivés en Suisse est suffisant pour solliciter le regroupement familial, c’est le cas de Nyima, Kipu et Jigme : Nyima (D.E, 83/86) : « Maintenant je suis ici. Je suis seul, j’ai envie d’amener ma mère avec moi, lui faire la cuisine etc. J’aimerais qu’elle puisse mourir dans un pays libre. Je pense aussi à mon frère et ma sœur, j’aimerais qu’ils puissent venir pour avoir une bonne éducation. » Il veut trouver un travail pour envoyer de l’argent pour la cause tibétaine et aussi à sa famille, pour qu’elle puisse engager une personne qui les aide dans les travaux des champs. Il n’a aucune idée sur quel travail il pourrait faire ici en Suisse, des nettoyages peut-être ! Dans trois jours, il va commencer les cours de français. Kipu (D.E : 100/102) : « Au départ je suis venue principalement pour sauver ma vie, maintenant j’aimerais faire venir mes enfants pour leur donner une meilleure éducation et aider la cause tibétaine. Mes enfants ont 16, 14 et 9 ans, la première est une fille et les deux autres sont des garçons. » Jigme (D. E p. 103/105) aimerait que sa femme et ses enfants puissent venir ici, car ici le gouvernement offre beaucoup d’opportunités, des facilités, et il aimerait que ses enfants puissent accéder à ces opportunités. Actuellement au Tibet, ils vont à l’école tous les trois, mais le plus vieux va bientôt devoir arrêter. C’est une école tibétaine. Au Tibet, les études supérieures sont très chères, mais ce n’est pas 223

seulement une question de prix, c’est aussi difficile d’y accéder. En Suisse, même quand on est vieux, on est pris en charge. Il aimerait bien qu’ils puissent venir un jour. L’idée principale, que l’on retrouve pratiquement chez l’ensemble des Tibétains que nous avons rencontrés, est bien celle de faire venir leur propre famille le plus rapidement possible. Toutefois pour ceux dont la famille vit encore au Tibet, cette éventualité semble pratiquement impossible et pour les autres le regroupement familial reste une procédure compliquée. Il faut savoir qu’en Suisse le regroupement familial est une procédure dont les conditions sont soumises à des contraintes importantes. Pour pouvoir faire venir la famille en Suisse, il faut trouver un logement adapté, il faut que le requérant ait un travail avec un salaire conséquent qui lui permette de maintenir sa famille et de payer le loyer de l’appartement. Pour trouver un travail, il faut dans tous les cas bien se débrouiller avec le français et cet apprentissage ne semble pas chose aisée pour l’ensemble des Tibétains que nous avons rencontrés. Trouver un travail suffisamment rémunéré pour maintenir une famille dans les conditions que nous avons décrit, est un objectif réalisable mais seulement sur le long terme pour les Tibétains réfugiés en Suisse. C’est seulement lorsque les réfugiés commencent à être confrontés à ces réalités que la prise de conscience se fait. Ces considérations nous montrent surtout que, chez ces candidats à l’asile, il n’y a que peu, voire aucune conscience de la réalité politique et administrative du pays dans lequel ils se trouvent. Au cours de leur procédure, au fur et à mesure que les problèmes se présentent, ils sollicitent les membres de leur communauté établis en Suisse depuis plus longtemps. Il faut reconnaitre que l’ensemble de nos sujets affirment trouver la réponse à leurs questions au sein de la communauté tibétaine de Genève. Toutefois, l’aide qu’ils peuvent recevoir de la part des autres membres de la communauté se heurte aux contraintes réelles de l’administration et des procédures. Face au constat qu’il faudra encore beaucoup de temps pour réaliser leurs aspirations de réunion familiale, quelques-uns d’entre eux commencent en Suisse une nouvelle vie en créant une nouvelle famille.

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« Conway se rendit sur le balcon et fixa le plumet étincelant du Karakal ; la lune voguait haut dans un océan sans vagues. Il lui semblait qu’un rêve, à l’instar de toute belle chose, s’était évaporé au premier contact avec la réalité; que tout l’avenir du monde, comparé à la jeunesse et à l’amour, ne pesait pas plus qu’une plume. Et il savait également que son esprit s’occupait dans un monde à lui, dans le microcosme de Shangri-La et que ce monde-là aussi était en danger. »

James Hilton – « Horizon perdu » (1933/2013 :204)

Conclusion : en quête d’une réelle citoyenneté.

A ce jour, les personnes interviewées, qui étaient en possession d’un permis N ont obtenu le permis F. Une seule d’entre elles a reçu l’asile politique, deux ont été déboutées et doivent partir de la Suisse. En ce qui concerne la nouvelle migration des Tibétains, nos entretiens montrent en synthèse les éléments suivants : - Au Tibet, la peur d’éventuelles répressions est une constate et ce type de peur commence à être relevée aussi chez des personnes qui sont nées et qui quittent le Népal. D’une manière plus générale, nous pouvons affirmer que le départ du Tibet, du Népal ou de l’Inde se justifie par une sorte de lassitude d’être marginalisés dans des sociétés où, pour des raisons différentes, ils n’ont jamais été et ne sont jamais considérés comme les autres habitants, mais toujours comme des parias, que ce soit dans leur propre pays d’origine ou dans les pays d’accueil que sont le Népal ou l’Inde. Ces sentiments de peur, de lassitude et d’impuissance s’expriment de manière différente, parfois implicite, parfois bien explicités, mais ils se retrouvent de manière constante dans nos entretiens. - La vie au Népal est effectivement devenue plus difficile pour les réfugiés tibétains ces dix dernières années : l’insécurité, l’incertitude et le manque de perspectives sont les sentiments et les difficultés principales qui conditionnent leur vie et qui les poussent à partir aujourd’hui. - Ces migrants sont convaincus que leur seul salut se trouve en Occident. La représentation de ce salut est constituée à la fois de bien-être économique, de liberté d’expression et de liberté de mouvement. Ce salut n’est que rarement envisagé seulement pour eux-mêmes, mais aussi et surtout pour les générations futures. 225

- Les personnes que nous avons rencontrées montrent que le voyage vers la Suisse à partir du Népal se fait encore relativement dans de bonnes conditions, surtout si l’on prend en considération certaines images avec lesquelles les medias illustrent la migration Sud/ Nord aujourd’hui. Nous ne pouvons toutefois pas exclure qu’une partie des migrants tibétains soient aussi concernés par ce type de parcours migratoire (à travers la Turquie et les Balkans en particulier). - En Suisse, la politique envers les Tibétains évolue au fur et à mesure que les accords avec la Chine se concrétisent. En arrivant en Suisse, les réfugiés n’ont qu’une idée très vague du pays qu’ils ont atteint et de ce que la procédure d’asile comporte. Du moment qu’ils sont arrivés, ils se retrouvent, dans tous les cas, dans un état d’extrême confiance quant à la certitude d’une amélioration de leur situation. Cette certitude ne correspond plus aujourd’hui en Suisse à une réalité pour aucun d’entre eux. - Parmi les personnes que nous avons rencontrées, un tiers environ d’entre eux était moines ou nonnes au Tibet, Népal ou Inde. En partant, ils rompent aussi leurs vœux religieux, cette démarche n’est pas anodine surtout pour le bouddhisme tibétain. De notre point de vue, elle montre aussi une volonté de remise en question des traditions et un besoin de renouveau, cette question mériterait en soi une étude spécifique et plus approfondie. - Dès leur arrivée ils entrent en contact avec la communauté tibétaine existante et créent leurs réseaux de référence constitués généralement exclusivement de Tibétains. Souvent, ils sont originaires de la même région du Tibet. A noter qu’une majorité des personnes que nous avons interviewées se sont depuis mis en couple (homme et femme tibétains, si possible de la même origine ethnique) avec l’idée de fonder rapidement une famille. - Un des engagements que l’on retrouve de manière constante est celui de « faire quelque chose pour le Tibet ». C’est pour eux à la fois une manière de s’acquitter de la chance qu’ils ont eue de pouvoir arriver en Suisse, et d’affirmer une appartenance identitaire bien définie, aussi bien à l’intérieur de la communauté, que face à la société d’accueil. Ces activités ne sont pas toujours perçues comme politiques, elles font partie d’une sorte de « cahier de charge » du réfugié tibétain. Ils assument ces obligations, mais, au fur et à mesure qu’ils s’installent, cet engagement se transforme. Ils se dégagent des obligations initiales pour parfois se distancer un moment et revenir par la suite avec une motivation et un projet d’engagement qui relève plus d’un choix personnel que d’une obligation communautaire.

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Yeshe (D. E : 71/75) : « Le problème des réfugiés tibétains est aujourd’hui le même que celui de tous les autres réfugiés du monde. Ce qui fait la différence, c’est que notre problème est déjà un vieux problème ! » Les propos de Yeshe révèlent toute la difficulté de saisir dans sa complexité la situation des réfugiés tibétains. Il démontre que, pour appréhender cette situation, il faut considérer sa dimension diachronique et donc historique ainsi que sa dimension synchronique, contingente et actuelle. Nous avons essayé dans notre travail, de ne pas privilégier l’un ou l’autre de ces deux points d’ancrage dans cette réalité mais, en faisant appel constamment aux deux, de montrer toute la complexité de cette problématique. En prenant en considération aussi bien les réfugiés tibétains qui ont été obligés, pour préserver leur culture, leur religion, et pour vivre en cohérence avec leur passé et leur histoire, de quitter leur pays suite à l’invasion chinoise. Et en tenant compte du fait que, malgré les tentatives du Dalai Lama de garder les Tibétains à l’écart de toute autre influence, les contacts avec d’autres populations ont bien eu lieu et la communauté tibétaine en exil a évolué sous l’influence de contraintes pas forcement prévues au moment de leur départ du Tibet dans les années 1959. Influences et contraintes liées aux pays d’accueil certes, mais provenant aussi des rencontres avec des touristes et visiteurs qui cherchaient dans l’Himalaya cette spiritualité, perçue comme unique et pure, qui relevait de l’image d’un Tibet représenté comme la mythique Shangri-la79. Nous avons vu que ces représentations et leurs influences ont modelé la diaspora tibétaine, en ce qui concerne son organisation, mais aussi pour ce qui est de ses systèmes de valeurs et d’appartenances, en modifiant les priorités des réfugiés tibétains en raison d’intérêts divers. Il s’agit pour nous d’une forme d’influence qui, même si elle a permis la survie matérielle des Tibétains en exil, n’en a pas moins contribué à en façonner l’identité. Car, comme l’affirme Saïd, le fait de représenter l’Autre n’est jamais un processus anodin: « ...L’acte de représenter implique presque toujours une violence envers le sujet de représentation, car à travers cet acte, nous allons décontextualiser le sujet, le réduire, le miniaturiser.» (E.W. Saïd, 2004/2014 : 13) C’est en partie nous l’avons vu, ce qui s’est passé pour les Tibétains depuis le début de leur exil. Aujourd’hui, les Tibétains continuent de quitter le Tibet, mais si les raisons qui les poussent à le faire sont en apparence les mêmes qu’autrefois, elles ont toutefois subi des transformations, en lien avec l’évolution historique du Tibet et l’évolution des épreuves auxquelles ils ont été confrontés

79 «Just how long the image of Tibet as a Shangri-la will serve the purposes of the present Tibetan exile elite we cannot say. The French philosopher Antoine Cournot once remarked that “we do not resolve difficulties, we merely displace them.” As all elites who, like the Tibetan government- in-exile, work at nation-building seem to discover, the skeletons they have displaced to the closet of unwanted identity and history come back sooner or later to haunt them.» (T.Huber (1996) http://info-buddhism.com/Shangri-la_in_Exile-Toni_Huber.html) 227

depuis les années 1950. Sans vouloir affirmer une évidence, nous avons pu constater que pour un Tibétain, dire « Je quitte le Tibet pour des raisons politiques ! » en 1959 n’a pas le même sens, ni les mêmes conséquences qu’aujourd’hui. Même si nous savons que la répression est toujours possible au Tibet, l’opposition politique au régime en place n’est pas forcement perçue et exercée de la même manière que par le passé. Il serait d’ailleurs intéressant de pouvoir définir ce que la notion « faire de la politique» signifie pour les Tibétains en exil. Nous avons vu qu’en général l’activité politique, pour les Tibétains qui disent arriver directement du Tibet, est associée à l’idée de revendiquer le retour du Dalai Lama, ou d’avoir d’une manière ou d’une autre des contacts avec la diaspora. Toutefois, les conséquences en sont très variables, car au Népal nous avons connu des réfugiés qui avaient régulièrement des contacts et des échanges avec leur famille au Tibet, et ce fait ne semblait pas, en soi, leur porter préjudice d’une manière ou d’une autre. D’ailleurs, les personnes que nous avons interviewées nous ont dit à plusieurs reprises que si au Tibet on ne fait pas d’activité politique, cela suffit pour ne pas avoir de problèmes avec les autorités. Pour les Tibétains en exil, « faire de la politique » est couramment associé au fait de participer aux manifestations pro – Tibet, de revendiquer le respect des droits de l’homme, la liberté religieuse ainsi que le retour du Dalai Lama. Le fait d’adhérer en exil de manière active à la construction et à l’évolution d’un projet démocratique, en participant par exemple aux élections, ne semble quant à lui pas, ou en tout cas pas encore, être identifié comme un acte politique assumé et compris dans toute sa portée pour tous les Tibétains que nous avons rencontrés. Cet aspect mériterait une recherche en soi, car nous avons constaté que la pratique de la démocratie, même au niveau local, par exemple, dans le cadre de l’Association des Tibétains, n’est pas un exercice facile, et que les enjeux de pouvoir, contrôlés principalement par Dharamsala, déterminent le fonctionnement de ces institutions qui se veulent justement construite sur des bases démocratiques. Concernant ce sujet aussi, une recherche spécifique qui étudierait les particularités du fonctionnement démocratique d’une organisation diasporique comme l’Administration Tibétaine en Exil pourrait se révéler un sujet de recherche très intéressant. Un fait nous semble avéré : les Tibétains qui arrivent en Suisse aujourd’hui proviennent principalement du Népal ou de l’Inde. Une partie importante d’entre eux est toutefois née au Tibet et a passé des périodes de sa vie plus au moins importantes dans un de ces deux pays. Les séjours varient de quelques semaines à plusieurs années, et le départ vers la Suisse représente réellement une deuxième migration, car, comme nous l’avons vu, rares sont ceux et celles qui avaient décidé de partir directement vers l’Occident au moment où ils avaient quitté le Tibet. Il s’agit bien d’une nouvelle migration et ce travail essaie d’en montrer les raisons ainsi que les multiples facettes organisationnelles. Ce qui ressort de nos analyses, et que nous retrouvons de manière constante, est bien ce sentiment de désespérance que nous avons observé aussi bien chez les Tibétains qui arrivent directement du Tibet que chez ceux qui arrivent du Népal

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ou d’Inde. Nous avions retrouvé ce sentiment de lassitude, qui peut aller jusqu’à une sorte de colère impuissante, aussi chez des réfugiés tibétains que nous avions rencontrés lors de nos observations au Népal. D’un côté, le découragement engendré par la situation au Tibet chinois, où les réactions des autorités peuvent être imprévisibles, arrogantes et peuvent rapidement évoluer vers des répressions violentes. De l’autre côté, l’exil dans des pays en transformation, avec la contrainte de prêter une attention constante aux équilibres politiques et économiques induits par l’évolution des rapports de ces pays avec la Chine, qui peuvent changer d’un moment à l’autre selon les intérêts des Etats en jeu, et qui ont des effets directs sur la diaspora tibétaine. Ces effets peuvent être positifs, cela est manifeste si nous analysons par exemple l’histoire des rapports entre l’Inde et la Chine, rapports qui au cours du XX siècle ont eu des hauts et des bas caractérisés par des affrontements parfois violents, alternés à des rapprochements qui ont directement influencé la politique indienne envers la diaspora tibétaine. Mais les effets peuvent être négatifs ; c’est ce que nous avons pu constater et discuter largement dans ce travail en ce qui concerne la politique népalaise des dix dernières années en relation à l’évolution de ses rapports avec la Chine. Nous avons vu que, pour la Chine, le respect de sa souveraineté sur les territoires qu’elle estime historiquement faire partie de la Nation chinoise est fondamental et central dans tous les pourparlers en vue d’établir ses accords d’échange ou de collaboration. Le Tibet fait partie de cette « Nation chinoise » et il n’est pas surprenant donc que, selon la teneur et l’évolution de ces accords, la situation de la diaspora tibétaine aujourd’hui peut se modifier et se dégrader d’un moment à l’autre et dans n’importe quel pays du globe. En effet, nous avons pu montrer que la Suisse aussi, en lien avec les accords d’échanges établis avec la Chine ces dernières années, est en train de modifier, lentement, mais sûrement, sa politique d’accueil envers les Tibétains. Pour les Tibétains en exil, aux sentiments d’impuissance et d’insécurité, aux harassements administratifs auxquels ils sont constamment soumis, s’ajoute la frustration pour le manque de reconnaissance de leur propre histoire, de leurs souffrances et du droit à l’autodétermination pour leur pays. Face à la montée de la puissance chinoise, ils constatent, impuissants, la diminution proportionnelle de l’intérêt des différents Etats pour la « cause tibétaine ». Or, dans certaines circonstances et notamment celle de l’existence d’une identité nationale, le fait de la reconnaissance de la part des autres Etats-Nations est fondamentale pour survivre surtout quand l’Etat de facto existe seulement en exil. Baumann affirme qu’une nation sans Etat est « vouée à une existence précaire » (Z. Bauman, 2004/2010 :33). Nous avons observé que l’image constitutive de l’identité nationale tibétaine en exil correspond à celle d’une société basée sur des valeurs partagées, de paix en lien avec une pratique profonde et généralisée du bouddhisme, qui, à travers la personne charismatique et reconnue du Dalai Lama, œuvre pour la paix dans le monde. En accord avec l’évolution de la sensibilité internationale, cette identité s’étend aujourd’hui aussi aux préoccupations écologiques, qui 229

découleraient de manière naturelle de cette conception non-violente et bouddhiste du monde. D’ailleurs, Lopez, concernant cette dernière question et en particulier la remarquable augmentation des prises de position officielles du Dalai Lama ou de l’Administration Tibétaine en exil, en faveur de la préservation de la nature ces dernières années, affirme : « Ayant appris qu’ils possédaient quelque chose nommé « culture », les chefs tibétains en exil ont sélectionné l’un des nombreux éléments constitutifs d’une culture, dans ce cas, la religion. Ils lui ont conféré une certaine universalité en lui donnant une essence éternelle, la compassion. Et puisque la culture précède la nature, les Tibétains en exil ont ensuite découvert qu’ils avaient aussi une nature. La conscience tibétaine de l’environnement est née tout récemment ; il n’existe aucune référence dans les publications de l’exil avant 1985, date à laquelle le Dalai Lama envoya un représentant au Forum mondial des chefs spirituels et parlementaires sur la survie de l’homme. Depuis, la description du Tibet comme société très éclairée sur les questions d’environnement est devenu, un composant standard de la littérature indépendantiste tibétaine, où l’on trouve des affirmations telles que celle-ci : ʺPour la majeure partie de l’Asie, l’environnement au Tibet a toujours été d’une importance cruciale. Pendant des siècles, l’équilibre de l’écosystème tibétain ainsi que sa survie ont été préservés par un souci de l’intérêt général de toute l’humanitéʺ » (D.S.Lopez, 1998/2003 :226) Tous ces efforts d’adaptation du discours officiel de l’administration tibétaine en exil ne semblent toutefois plus suffire aujourd’hui à attirer soutien et compréhension de la part des autres Etats, en particulier des grandes puissances. De notre point de vue, le nouveau départ des Tibétains remet aujourd’hui en question aussi la dépendance, voire la soumission, à l’aide internationale qui les contraint dans un cercle vicieux ou « vertueux » : un bon réfugié tibétain qui s’engage à la préservation de ses valeurs et de sa culture aura droit à plus d’attention, plus d’argent et plus de compassion qu’un autre. Nous avons pu observer aussi que, face à l’aide internationale, les réfugiés n’ont pas été et ne sont pas logés à la même enseigne et que ces différences d’accès aux moyens pour évoluer et améliorer leurs conditions de vie créent frustration et impuissance. De surcroit, suite à l’évolution politique et économique actuelle, cela apparaît de plus en plus comme une aide à la survie, insuffisante pour un réel développement dans une société en évolution où l’accès à une formation de qualité devient incontournable à l’amélioration des conditions d’existence des personnes. Voici ce que Wangchuk, une des personnes interviewées, affirmait concernant cette question : Wangchuk (D.E, 64/70) « L’étiquette identitaire que nous portons est tellement lourde, elle a été nécessaire pour pouvoir survivre il y a soixante ans, mais de cette étiquette aujourd’hui, la jeunesse tibétaine n’en veut plus. Aujourd’hui, la jeunesse a sa propre voix et elle veut s’exprimer par elle-même. Est-ce que l’Occident est prêt

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à entendre cette voix ? Est-ce qu’il est prêt à nous voir sortir de la boîte où on nous a enfermés ? C’est sûr que c’est là la question, car le peuple tibétain a réellement représenté un lieu de fascination pour l’Occident. Ces représentations nous ont été utiles pendant cinquante ans, mais aujourd’hui, par moments, cela nous dessert plutôt que nous aider. Aujourd’hui, il y a une conscience politique qui s’est affirmé depuis 2008; cet instant a représenté un moment important de prise de conscience pour les Tibétains ; c’était un peu comme 1959 pour la génération précédente ou 1989 pour les Tibétains qui sont nés sous le régime maoïste. Maintenant, le premier ministre que nous avons élu reflète aussi les revendications de cette jeunesse. Il est né en exil, il a fait ses études aux EU, voilà on se retrouve derrière lui, derrière ce qu’il dit, nous sommes orientés vers un Tibet moderne. Ces voix qui viennent du Tibet donnent vraiment un souffle nouveau à cette cause. » Les propos de Wangchuk sont aujourd’hui représentatifs de la pensée d’une bonne partie de la jeunesse tibétaine en exil. Si les réfugiés que nous avons rencontrés ne s’expriment pas toujours de manière aussi rationnelle que Wangchuk – en particulier concernant leur choix, et notamment celui d’un nouveau départ – ils montrent toutefois, de notre point de vue, qu’ils sont tout à fait conscients que,, pour avoir une chance d’évoluer il faut aller plus loin et que l’impulsion à l’action peut venir d’ailleurs que de Dharamsala, elle peut aussi venir directement du Tibet. Une fois de plus, dans ce travail, nous constatons que les raisons du départ sont toujours interactives et complexes et que, ne considérer que les raisons économiques comme motivation principale du choix du départ des réfugiés, est réductif et aveugle. Ces observations confirment aussi les propos de Stephen Castles lorsqu’il affirme que tout processus migratoire est complexe : « Economic factors are important, but hardly ever sufficient to understand any specific experience. Complexity also implies diversity: if there are so many factors at work, the possible combinations become infinite. This turn points to the crucial role of context – the links between migration and other economic, social, political and cultural relationships at work in particular places at a particular historical juncture. An historical understanding of societies and the relationships between them is crucial. » (S. Castles, 2010: 1573) C’est avec ce postulat aussi que nous avons analysé la problématique de la nouvelle migration des réfugiés tibétains. En effet c’est seulement en les traitant comme des mouvements complexes, ancrés historiquement, culturellement et socialement, qu’il est possible de comprendre les réalités migratoires qui caractérisent notre époque. Même si nous sommes confrontés ici à une population minoritaire parmi les populations qui participent aux mouvements migratoires actuels, l’étude de cette situation spécifique nous montre comment, malgré une volonté affirmée d’uniformatisation culturelle de la part des autorités tibétaines en exil, les individus qui la composent, par leur choix face aux épreuves que l’histoire leur impose et à son évolution, s’activent et, au fur et à mesure de leur parcours, s’affirment comme acteurs de leurs choix. 231

7a- Etre acteur de sa vie. Pour respecter le postulat précèdent, nous avons choisi d’analyser la nouvelle migration des réfugiés tibétains sous l’angle de l’individuation, en considérant l’individu à la fois comme « agent empirique » et comme « être moral doté de certains caractéristiques » (D. Martuccelli, 2014 :73). Nous avons considéré l’individuation comme repère méthodologique, comme une sorte de principe organisateur de notre pensée pour aborder notre sujet de recherche. Dans ce sens nous avons essayé de relever le défi d’identifier les liens entre l’histoire de ce groupe et la biographie des individus que nous avons rencontrés ainsi qu’entre la structure de ce même groupe et les acteurs qui le caractérisent (D. Martuccelli, 2014 :75). Cette approche nous a permis d’ajuster en continu notre posture de recherche tout au long des étapes qui l’ont caractérisée et de mettre en évidence aussi bien des composantes collectives qu’individuelles des actions que nous avons analysées. Comme nous l’avons affirmé précédemment, les mouvements de protestations de l’année 2008 suivis de la vague des auto-immolations au Tibet et en exil ont montré une évolution de la manière de résister des Tibétains au cours des soixante années d’occupation chinoise. Ces nouvelles formes de résistance révèlent la volonté de combattre de manière plus affirmée et active l’occupation chinoise et de revenir à la revendication de l’indépendance pour le Tibet. Cette revendication est particulièrement affirmée aujourd’hui surtout par la jeunesse tibétaine en exil. Ces évènements ont aussi montré qu’il est possible pour chaque individu de se mobiliser en tant qu’acteur du changement, ou du moins pour donner le message de la nécessité de ce changement. Et d’ailleurs, les réactions mitigées de Dharamsala, critiques à l’égard de ces mouvements sont aussi révélatrices d’une évolution. Une partie des Tibétains a pris conscience que, non seulement pour faire évoluer la situation, mais simplement pour exister, il ne faut plus compter que sur une aide extérieure. Cette dernière est aléatoire et incertaine : il faut donc bouger par soi-même et c’est aussi une manière de combattre le sentiment de frustration et d’impuissance face à l’immobilisme des grandes puissances envers la « cause tibétaine ». C’est donc sur la base de cette expérience de l’action individuelle qu’une évolution vers la responsabilisation du sujet et sa transformation en acteur social a lieu : « Les logiques élémentaires qui structurent l’expérience ne sont donc pas seulement des orientations normatives, elles sont aussi définies par des relations sociales. En fait, l’orientation de l’action et le type de relations sociales dans lequel elle s’inscrit sont les deux faces d’un même ensemble. Ce n’est pas le sens vécu par l’acteur qui détermine la nature des relations dans lesquelles il est engagé, pas plus que ces relations ne fixent le sens de l’action. Ces deux éléments analytiques sont donnés ensemble, ils apparaissent simultanément dans une même logique ; donner un sens à une action, c’est, en même temps, attribuer un statut à autrui. » (F. Dubet, 1994 : 109)

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Dans la suite de l’argumentation de Dubet et en relation à nos observations, nous pouvons constater qu’il s’engage à travers cette transformation un processus qui relève d’un travail de subjectivisation de la part des individus. En effet, et en nous référant à Martuccelli (2014 :76), après avoir étudié le processus d’individuation que l’on constate chez les Tibétains en exil, ainsi que les figures culturelles du sujets présentes dans ce cadre, nous pouvons constater que nous retrouvons à la fin de ce travail, les éléments qui nous montrent comment l’individu se fabrique lui-même comme acteur social et donc comme sujet. Ce processus est illustré aussi par l’exemple en lien avec la possibilité offerte aux Tibétains de s’établir aux Etats-Unis au cours des années 1990 et d’acquérir la nationalité américaine. La reconnaissance de la part de Dharamsala, et donc du Dalai Lama, que le fait d’acquérir la nationalité d’un autre pays, américaine en l’occurrence, pouvait être utile à la cause tibétaine, a été un tournant pour l’émigration tibétaine. La nouvelle citoyenneté a été considérée sous l’angle de ses potentialités en termes d’affirmation identitaire et de bénéfices communautaires. D’un point de vue politique, naissait la possibilité réelle d’avoir un impact plus incisif et efficace et de faire pression aussi pour une évolution de la situation au Tibet. Ce dernier aspect est aussi un des déclencheurs probables de projets de départ vers l’Occident. Ce processus de départ, même si les raisons évoquées par les personnes que nous avons interviewées peuvent en apparence par moment sembler superficielles et peu rationnelles, représente aussi, de notre point de vue, une manière pour les Tibétains d’être acteurs de leur propre destinée. Car cela leur permet de se dégager de la charge d’une identité tibétaine construite en exil, au Népal ou en Inde, pour satisfaire le discours officiel et les sponsors potentiels, processus qui, comme le dit Wagchuk aussi dans l’entretien précédemment cité, a été précieux à un moment donné, mais qui aujourd’hui ne semble plus suffisant aux Tibétains pour évoluer d’un point de vue économique, mais aussi culturel et social. De notre point de vue, partir devient une manière pour agir en tant qu’individu. La migration dans ce cas permet une rupture, mais elle permet aussi aux migrants de se reconstruire et d’utiliser cette identité ethnique et culturelle redécouverte dans les nouveaux lieux de l’exil en l’avançant comme une : « … ressource de l’action collective, pas seulement comme un moyen de s’identifier, mais aussi comme un outil pour accéder à un marché politique local. En se nommant, ils s’affirment aussi dans un espace de concurrence et de négociation. » (F. Dubet, 1994 : 120) Sandro Cattacin et Mary Leontsini arrivent aux mêmes conclusions en étudiant les mobilités territoriales et les médiations associatives dans les réalités urbaines, car ils observent que ce besoin de reconstitution communautaire en exil permet la confrontation dans un nouvel espace d’échange de valeurs, de sens et de codes qu’il faut remettre à l’ordre du jour: « Ce processus dynamique implique la capacité de mettre de l’ordre dans ses projets, ses demandes, ses objectifs, de les mettre en forme pour les traduire. 233

L’espace de la confrontation propose des signes et des règles qui sont néanmoins à refaire : tout un dispositif normatif, (…) devient disponible et prometteur.» (S. Cattacin, M. Leontsini 2014 :131) Dans ce travail, nous avons aussi constaté que la multiplicité des allégeances à des groupes d’appartenance identitaires différents est possible : les Tibétains en exil peuvent se percevoir selon le cas comme des Suisses, des Canadiens ou des Américains, ainsi que des Tibétains, bouddhistes de l’école Kagyüpa ou Gelugpa ou autre, mais aussi comme des Népalais ou des Indiens. L’identité est multiple pour les Tibétains comme pour tous les autres êtres humains. Si nous partons de l’idée que l’être humain est acteur de sa vie, en conséquence il est capable de faire des choix entre ces différents groupes d’appartenance identitaire qui le caractérisent. Dans cette dynamique il a donc le pouvoir de définir ses priorités. A travers cette nouvelle migration, les Tibétains en exil montrent que c’est bien à cette dynamique, qu’ils répondent et même si, à l’arrivée dans les nouveaux pays d’adoption, ils tendent toujours à se reconstituer en une communauté de référence structurée, l’expérience de ce choix migratoire va leur permettre d’en faire d’autres. Dans ce sens nous reprenons ici les propos de Sen qui une fois de plus nous montre que, malgré toutes les contraintes auxquelles il peut être confronté, l’individu garde sa capacité de choisir :

« Notre capacité de raisonner clairement peut, bien évidemment, varier en fonction de notre habitude ou de notre talent, mais en tant qu’adultes compétents, nous pouvons remettre en question ce qui nous a été enseigné. Si l’occasion nous est donnée. Si des circonstances particulières peuvent parfois décourager un individu de faire cette remise en cause, il n’est jamais privé de sa capacité de douter. On avance souvent, sans aucune raison, que l’on ne peut réfléchir à partir de rien. Cela n’implique cependant nullement que les associations et identifications qui ont fait un individu doivent demeurer éternelles et immuables. (…) Avoir le choix ne se limite pas à partir de rien pour aboutir quelque part, mais à pouvoir aller d’un endroit à l’autre. » (A. Sen 2007 : 64)

Cette réflexion sur la possibilité d’une multiplication des allégeances nationales soulèvent d’autres interrogations que nous n’avons pas traitées dans ce travail mais qui sont très actuelles concernant en particulier les possibilités et la disponibilité des pays d’accueillir ces migrants. Thomas Faist par exemple, en se questionnant sur la double nationalité, avec une certaine surprise, constate que ces dernières décennies ont vu une augmentation du nombre des gouvernements qui considèrent que la double nationalité n’est pas un problème insurmontable en ce qui concerne l’intégration, la légitimation, ou la politique étrangère pour les pays concernés, mais plutôt un défi qui demande à être négocié entre tolérance pragmatique et encouragement actif. (T. Faist, 2010 : 1676) La question de la double nationalité n’est pas prioritaire dans notre

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argumentation ; toutefois la réflexion qui l’accompagne participe du questionnement sur la rencontre entre les possibilités d’intégration dans les pays d’accueil et la multiplicité des allégeances plus au moins formalisées auxquelles, comme nous l’avons vu, les Tibétains, mais d’autres migrants aussi, peuvent aspirer. Cette réflexion nous amène aussi vers d’autres questionnements et notamment en ce qui concerne la notion de citoyenneté, d’intégration, d’assimilation ou d’inclusion dans la société d’accueil et de l’adaptation des Tibétains à ces réalités. Dans la situation internationale actuelle, confrontés notamment au flux de réfugiés qui fuient leur pays d’origine, poussés par la guerre, l’insécurité et l’impossibilité de vivre dans la dignité. Cette réflexion est brûlante et politiquement sensible. Il est vrai qu’aujourd’hui dans plusieurs Etats européens, c’est à la fermeture vers les migrants à laquelle nous assistons, plutôt qu’à l’ouverture, à l’accueil et à la disponibilité. Et que, si l’accès à la nationalité est possible sous certaines conditions et après un certain nombre d’années de résidence dans les pays, la question qui se pose est celle de savoir quelle est la valeur sociale, politique et citoyenne que le pays d’accueil réserve aux immigrés et aux réfugiés, qu’ils aient d’ailleurs acquis la nationalité ou pas. Comme nous l’avons précédemment évoqué, les réflexions sur l’intégration sont très présentes aujourd’hui dans les pays européens et elles sont politiquement très sensibles car le débat est tiraillé entre une conception de la citoyenneté qui laisse la place à l’expression des identités multiples des individus, ou qui exige inversement une assimilation culturelle totale des migrants, sans pour autant leur garantir le respect d’une réelle citoyenneté. Entre l’assimilation totale des individus et le multiculturalisme nous pensons, avec Cattacin et Chimienti, qu’une voie médiane doit et peut être trouvée et nous partageons leur analyse lorsqu’ils affirment que: « Dans nos sociétés, l’intégration sociale et systémique prend donc une nouvelle forme et ne pourra pas se baser sur l’idée d’assimilation culturelle ou encore de multiculturalisme. Nous faisons face à une société qui demande à l’individu une capacité aiguë d’autocontrôle. Mais elle doit donner à l’individu la possibilité de s’insérer socialement, pour exister du point de vue identitaire, et économiquement, pour la survie matérielle. Dans la réflexion en sciences sociales, deux pistes complémentaires se sont ouvertes ces dernières années pour appréhender ces défis. D’un côté, un débat sur la reconnaissance des différences dans une société pluralisée (initié par Taylor 1992 et Honneth 1994) qui met en exergue l’importance d’être accepté pour exister; de l’autre côté, la discussion autour des limites de l’Etat social tout puissant pour résoudre les problèmes d’iniquité dans une société et le développement d’une perspective de chances à divers niveaux, de citoyennetés à divers rythmes (initié par Sen 1992). Ces deux approches sont complémentaires dans le sens qu’elles se combinent dans l’idée d’une société des différences respectées et celle des égalités de chances entre personnes de position similaire. » (S. Cattacin, M. Chimienti, 2006 : 36) Une société donc qui respecte les différences pour que les individus qui la composent qu’ils soient autochtones ou d’origine étrangère d’ailleurs puissent y 235

vivre avec leurs appartenances multiples. D’ailleurs, en ce qui concerne les Tibétains en Suisse, nous avons vu qu’une recherche récente sur les pratiques religieuses des jeunes de la deuxième et de la troisième génération en Suisse, montre que tout étant naturalisés et selon les auteurs « socialement intégrés », les jeunes Tibétains, en grande majorité, restent attachés aux pratiques culturelles et religieuses traditionnelles et continuent à se mobiliser politiquement pour leur pays d’origine (J. Schlieter, M. Kind et T. Lauer, 2014).

7b- Migration ou mobilité ? Les formes de migration auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui sont multiples. Les migrants ont aussi de multiples origines; toutefois, les représentations qui les caractérisent, véhiculées à la fois par le monde politique et par les médias se réfèrent souvent à des représentations de la migration d’il y a cinquante ou soixante années, quand, dans chaque pays européen, il y avait une priorité de migrants d’une seule origine nationale. C’est par exemple le cas des Italiens en Suisse à partir des années 1960. Les représentations sont certainement nécessaires à la vie sociale, mais selon le cas, elles impliquent fréquemment, comme le souligne Saïd, une forme de violence envers le sujet que nous voulons représenter : « …Il y a un réel contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même, l’image (verbale, visuelle ou autre) du sujet. Que vous l’appeliez image spéculaire, image exotique, ou représentation savante, il y a toujours ce contraste paradoxal entre la surface, qui semble être sous contrôle, et le processus qui la produit, celui-ci impliquant inévitablement quelques degrés de violence, de décontextualisation, de miniaturisation, etc. L’action ou le processus de représentation implique un contrôle, de l’accumulation, du confinement ; cela implique un certain type d’étrangement ou de désorientation de la part de celui qui représente. » (E. Saïd, 2004/2014 : 13) Aujourd’hui, ces représentations doivent évoluer si nous voulons comprendre la réalité sociale dans laquelle nous vivons, car, comme nous l’avons observé précédemment, les migrations ont un impact sur les pays d’origine des migrants, mais aussi sur les pays qu’ils traversent et sur ceux dans lesquels ils décident de s’établir. Comme le soulignent Andrea Rea et Maryse Tripier (2003 : 108), les caractéristiques des migrants se sont transformées, elles se sont modifiées entre le XX et le XXI siècle. Les femmes notamment, peut visibles dans les flux migratoires du XX siècle, si ce n’est que dans le sillage de leurs maris, sont aujourd’hui plus présentes et occupent une place de plus en plus perceptible dans des secteurs précis de l’économie des pays européens (services, santé, aides aux familles, etc.). Les migrants ne sont plus en priorité des pauvres provenant essentiellement du monde rural, mais aussi des représentants des

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classes moyennes originaires de milieux urbains, souvent éduqués, parfois déjà entrepreneurs dans leur propre pays d’origine : « Par les effets de la mobilisation des réseaux sociaux, la diversité des flux migratoires ne peut que s’accroître. (…) La migration devient aussi un moyen pour une fraction des classes moyennes des pays émergents d’accélérer le processus de mobilité sociale auquel elle aspire. De même, la mobilité du petit entrepreneur, cette figure particulière de l’étranger identifiée par Simmel, tend aussi à devenir une figure plus fréquente des migrations internationales. » (A. Rea, M. Tripier, 2003 : 109) En ce qui concerne les Tibétains, nos analyses nous ont montré que, quand ils parlent de liberté, une de ses déclinaisons est bien la possibilité de bouger, d’être mobiles. Le terme de mobilité étant, du point de vue des représentations, moins négativement connoté que le terme migration, en considération aussi de la mobilité internationale qui caractérise l’époque que nous sommes en train de vivre, nous nous interrogeons s’il ne serait pas plus approprié d’utiliser le mot « mobilité » pour analyser ce qui se passe aujourd’hui au lieu et à place de celui de migration ? Il nous semble que l’utilisation de ce terme ne peut être qu’une évolution vers une ouverture en lien avec la complexité et l’hétérogénéité des processus multiples des mouvements de populations actuelles. C’est d’ailleurs ce que Castle (2007) nous suggère aussi : si nous voulons nous donner les moyens pour comprendre les phénomènes induits par les mouvements de populations actuelles, les sociologues doivent se donner d’autres paramètres de référence pour réaliser leurs analyses, l’argumentation de Rea et Tripier spécialistes de l’étude des migrations, évolue dans le même sens : « (…), on s’aperçoit que les catégories d’analyses dont nous avons hérité au cours du siècle dernier (travail/peuplement, économique/politique) vont être de moins en moins à même de rendre compte de la complexité des mouvements migratoires. Même si l’on s’accorde à penser que la recherche de travail reste un des motifs fondamentaux des mobilités, l’imbrication des causes qui organisent les migrations internationales obligera à des nouvelles catégorisations. Il en est de même pour les formes d’inclusion dans les sociétés d’installation. L’intensification possible des migrations internationales et la diversification des types et modèles explicatifs des mobilités supposent le développement d’une sociologie de l’émigration et de l’immigration, privilégiant l’espace de circulation. » (A. Rea, M. Tripier, 2003 : 110) Le « Sud » aspire à la mobilité, mobilité que le « Nord » perçoit pour lui-même comme un droit fondamental et une évidence. Or, dans nos représentations, c’est ceux qui ont des moyens qui ont le droit de bouger et pas les autres. Nous considérons avec John Urry que chaque individu possède un capital de mobilité dont il serait différemment doté, ce qui ne l’empêche pas de chercher à le mobiliser. Comme Rea et Tripier (2003), Castle (2007), Anthias (2012), Urry estime, à travers son approche de la mobilité, que la sociologie doit changer ses catégories de référence dans l’analyse des réalités sociales actuelles, caractérisées par la mondialisation, le développement des médias électroniques, 237

et par l’éclatement des cadres et contraintes liés à l’Etat-Nation. Urry parle d’une mobilité globale des individus qui ne se réfère pas seulement à la dimension corporelle individuelle, mais aussi aux sens et à la pensée, à la mobilité des objets en général : « Dans un univers soumis à la mobilité, s’établissent des connections multiples et complexes entre déplacement physique et modes de communication qui semblent créer de nouvelles fluidités, et se maîtriser avec difficulté. Les changements matériels semblent devoir « dé-matérialiser » les connections, tandis que personnes, machines images, informations, pouvoir, argent, idées et dangers sont « en mouvement », de par le monde, nouant et dénouant les connexions, le plus souvent à un rythme soutenu. Les questions liées au mouvement, lequel peut être insuffisant pour les uns, excessif pour les autres, inapproprié ou inopportunément programmé, sont au cœur de bien de vies et d’organisations. » (J. Urry, 2005 : 25) Comme nous l’avons relevé à plusieurs reprises, les moyens de communication modernes permettent aussi de réduire les distances, d’imaginer aisément une circulation rapide et efficace aussi bien de l’information et de la communication que des échanges de biens économiques, sociaux et culturels. Les Tibétains qui arrivent en Suisse, nous avons pu le constater chez les personnes que nous avons rencontrées, s’installent rapidement dans une dynamique d’échange et de communication transnationale, très active au fur et à mesure que leur installation dans le pays progresse. Car, comme quand ils étaient au Népal ou en Inde, c’est dans une dynamique de réseaux extrêmement entreprenants et actifs qu’ils fonctionnent et évoluent. Comme l’affirme Urry, c’est grâce à cette mobilité que les contacts se développent et se dynamisent: « Tout en se livrant à cette vie nomade et à la mise en œuvre de leurs projets de vie, très variés et personnalisés, les gens étendent leurs réseaux personnels. On dit qu’il y a « capacité d’action » accrue, génératrice de nouvelles structures sociales conduisant inéluctablement à une personnalisation plus marquée. » (J. Urry, 2005:31) Ces réseaux sont activés selon l’évolution des possibilités d’installation dans le pays, les moyens que les réfugiés ont à disposition sur place, et le principe de réalité auquel ils sont confrontés. Nous avons vu par exemple que pour communiquer avec leurs familles au Tibet, ils peuvent aussi bien utiliser Internet, que le téléphone ou simplement en se passant des lettres de main en main jusqu’à ce que la lettre arrive à destination. Le pouvoir d’adaptation est grand, rapide et efficace. Ces réseaux sont présents dès le début de l’exil: ils évoluent et se transforment continuellement en lien avec l’évolution de la situation de la personne dans le pays d’accueil, jusqu’à constituer des espaces d’échanges bien structurés, différenciés et efficaces. Ce qui montre l’importance d’étudier ces dynamiques de constitution de réseaux transnationaux dans une perspective certes globale, mais aussi en lien avec un développement historique ainsi qu’avec des réalités singulières. Elle nous permet aussi d’affirmer avec Lisa Malkki (1992), qu’une vision qui se construit sur une représentation

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« sédentaire » du monde, caractérisée par l’idée de l’attachement à un lieu précis, nous pousse à réduire le « déplacement » et à le considérer non comme un fait lié à un contexte socio-politique précis, mais comme un problème intrinsèque aux personnes qui se déplacent eux - mêmes. La prise en compte de la complexité des réalités étudiées nous permet d’éviter les raccourcis et de ne pas nous enfermer dans des représentations réductives et simplistes de ces mêmes réalités.

7c- En quête de dignité Après avoir examiné toute une série d’hypothèses sur l’évolution des Tibétains en exil et la dynamique de celle que nous avons définie comme une nouvelle migration, après en avoir montré les enjeux interactionnels ainsi que la complexité, à la fin de ce travail, nous souhaitons revenir sur la question à la fois évidente et complexe : mais pourquoi les Tibétains décident-ils actuellement de migrer vers l’Occident ? Au bout de la réflexion que nous avons proposée dans ce travail pour tenter de répondre à cette question, nous pensons en effet qu’en définitive la raison principale qui pousse les Tibétains à partir vers l’Occident est bien celle de trouver ou de retrouver un sentiment de dignité, réalisable sous la forme d’une réelle citoyenneté. Cette perspective leur semble possible, en tant que Tibétains, seulement en Occident. Charles Taylor, en affirmant que la notion de dignité est utilisée dans la modernité à la place de celle d’honneur, soutient qu’elle ne peut se réaliser que dans une réalité démocratique: « As against this notion of honor, we have the modern notion of dignity, now used in a universalist and egalitarian sense, where we talk of the inherent “dignity of human beings,” or of citizen dignity. The underlying premise here is that everyone shares in it. It is obvious that this concept of dignity is the only one compatible with a democratic society, and that it was inevitable that the old concept of honor was superseded. But this has also meant that the forms of equal recognition have been essential to democratic culture. (…) Democracy has ushered in a politic of equal recognition, which has taken various forms over the years, hand has now returned in the form of demands for the equal status of cultures and genders. » (Ch. Taylor, 1994: 27) C’est donc aussi cette quête d’une dignité citoyenne qui, de notre point de vue, pousse les Tibétains à partir à nouveau. A la fin de ce travail, plusieurs interrogations restent ouvertes, concernant en particulier l’accueil qui est fait aux Tibétains en Suisse, mais aussi dans les autres pays du monde, face aux enjeux liés notamment au développement des relations d’échanges avec la Chine et aux épreuves que cette évolution historique entraine. Confrontés à toutes ces réalités, les Tibétains choisissent malgré tout de partir à nouveau, mais contrairement au passé ils sont considérés aujourd’hui de plus en plus comme des « migrants économiques » et confrontés à la fermeture que les pays occidentaux en général montrent envers une migration définie comme telle. Il faut alors se demander quel espace trouveront les Tibétains dans un futur 239

proche pour continuer à revendiquer et faire reconnaître leur existence, leur histoire, ainsi que la dimension politique de leur errance ?

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- OFS/Su – f – 1.3.3.1.22 Acquisition de la nationalité suisse selon la nationalité antérieure par pays, de 1981 à 2007/ - RIKON- http://www.tibetinstitut.ch/content/tir/en/about_us_only.html - SEM/Etat SYMIC du 31.12.2010 /Service de la statistique : Effectif des personnes dans le processus d’asile 2010. - SEM,Statistikdienst,Demandes-Nations-1986- 2014.xlsx/03.01.2015/Demandes d’asile 1986 – 2014 - SEM/Etat SYMIC du 31.12.2014/Service de la statistique : Effectif des personnes en processus d’asile en 2014 - SEM/Statistikdienst/Asyl-Übersicht-Jahre-Tibet-d/25.08.2014: Total des Tibétains inscris dans une démarche d’asile en Suisse. - SEM/T3A-N : Demandes d'asile, cas traités en première instance et cas de révocation de l'asile par nations du 01.01.2014 au 30.06.2014. https://www.bfm.admin.ch/content/bfm/fr/home/dokumentatio n/zahlen_und_fakten/asylstatistik/monatstatistiken/2014.html - Tibet Justice Center 2002, «Tibet’s Stateless Nationals: Tibetan refugees in Nepal», © June 2002 by Tibet Justice Centerhttp://www.tibetjustice.org/reports/nepal.pdf - World development indicators 2014; (http://wdi.worldbank.org/table/1.5) - Département Fédéral des Affaires Etrangères, «Swiss cooperation strategy for Nepal 2013-2017», Bern 2013.

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Liste des tableaux, des figures, des graphiques et des photos

FIGURES Figure 1 : « Tibet under RP China1949-1999 » - Digital-Cartography & Design : Planning Council, CTA, Dharamsala-2000 Figure 2 : Distribution des réfugiés tibétains en Asie. Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 2. Figure 2 : Distribution de la diaspora tibétaine hors Asie selon les données 2009 de la ATE. Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA. Figure 3 : Situation de l’emploi chez les Tibétains en exil (Inde, Népal, Bhutan). Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 53. Figure 4 : Activités économiques principales. Graphique réalisé à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 56. Figure 5 : Financement de la formation. Graphique élaboré à partir des données de la Demographic Survey of Tibetans in Exile – 2010 /CTA : 46. Figure 6 : Elaboration graphique du système d’échanges au Népal.

PHOTOS Photo Page de garde: Manifestation pro-Tibet Palais Wilson et Palais des Nations à Genève. ©/R. Poncioni /2012. Photo 1: Bouddha Park, Swayambhunath, Kathmandu, ©/R. Poncioni /2011. Photo 2 : Le monastère de Shechen à Kathmandu, © /R. Poncioni /2008. Photos 3 et 4 : Jawalakhel Pashmina Center, Tibetan refugee camp, Kathmandu, ©/R. Poncioni /2011. Photos 5 et 6 : Bouddhanath défilé pour la grande prière de Mönlam. Stupa, entre prière et discussions. ©/R. Poncioni /2011. Photos 7et 8 : Manifestation pro-Tibet Palais Wilson et Palais des Nations à Genève. ©/R. Poncioni /2012. Photos 9 et 10: Bernex, Losar, Danses et opéra tibétaine. ©/R. Poncioni /2013.

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TABLEAUX TAB. 1 : Paramètres démographiques selon les enquêtes TDS de 1998 et TDS de 2009 : situation générale. « Demographic Survey of Tibetans in Exile » – 2010 /CTA/p.16. TAB. 2 : Paramètres démographiques selon les enquêtes TDS de 1998 et TDS de 2009: âge. « Demographic Survey of Tibetans in Exile » – 2010 /CTA/p.16. TAB. 3 : Evolution des naturalisations entre 1981 et 2007. OFS/Su – f – 1.3.3.1.22 Acquisition de la nationalité suisse selon la nationalité antérieure par pays, de 1981 à 2007. TAB. 4 : Demandes d’asile entre 1986 et 2014 - requérants provenant de Chine Populaire. Sources : SEM, Statistikdienst – Demandes-Nations-1986- 2014.xlsx/03.01.2015/Demandes d’asile 1986 – 2014. TAB. 5 : Effectif des personnes dans le processus d’asile 2010. OFM-SEM/Etat SYMIC du 31.12.2010 /Service de la statistique TAB. 6 : Effectif des personnes en processus d’asile en 2014 SEM/Etat SYMIC du 31.12.2014/Service de la statistique TAB. 7 – Situation des demandeurs d’asile d’origine tibétaine entre 2008 et 2012. TAB. 8 - Total des Tibétains inscris dans une démarche d’asile en Suisse. Sources: BFM Statistikdienst/Asyl-Übersicht-Jahre-Tibet-d/25.08.2014 TAB. 9 : Présence des Tibétains en Europe et en Amérique du nord (Sources/CTA, 2009 : 60)

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Annexes

Annexe n. 1 Réponse de l’OFM du 18 juillet 2014, concernant les statistiques sur les demandes d’asile en provenance de Chine.

De :[email protected][mailto:[email protected]] Envoyé :vendredi 18 juillet 2014 07:19. À :Poncioni.Raffaella(HES) Objet : TR : Asile / [email protected]

Madame, Nous vous envoyons le lien sur notre site internet où sont publiées les statistiques en matière d'asile. Si vous choisissez Statistique en matière d'asile 2014, vous aurez les chiffres pour le mois de juin 2014 et aussi pour la période de janvier 2014 à juin 2014. Il vous faudra aller au tableau indiqué ici-bas (T3A- N) pour trouver les chiffres concernant la République populaire de Chine. Nous n'avons pas de chiffres actuelles à disposition pour les requérants d'ethnie tibétaine, mais leurs demandes représentent le 90% des demandes de République populaire de Chine. https://www.bfm.admin.ch/content/bfm/fr/home/dokumentation/zahlen_und _fakten/asylstatistik/monatstatistiken/2014.html T3A-N : Demandes d'asile, cas traités en première instance et cas de révocation de l'asile par nations du 01.01.2014 au 30.06.2014

En espérant avoir répondu à vos demandes, nous vous prions d’agréer, Madame, nos salutations distinguées. Office fédéral des migrations ODM

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Annexe 2 : « 5.6.3 Nach 1989 eingereiste Tibeter werden von den nepalesischen Behörden nicht mehr als Flüchtlinge anerkannt und sie erhalten keine Dokumente. Nach 1989 eingereiste Tibeter werden vom UNHCR bei ihrer Weiterreise nach Indien unterstützt (Quelle 25), da sie sich nicht legal in Nepal aufhalten können. Die Unterstützung durch das UNHCR und die Zusammenarbeit mit den nepalesischen Behörden ist gemäss einem Bericht des US Department of State mehr oder weniger standardisiert (Quelle 31). Human Rights Watch berichtet, dass Nepal im Jahr 2012 auf Druck von China die sichere Überstellung der neu ankommen-den Tibeter nach Indien verhinderte (Quelle 8). 5.6.4 Aufgrund dieser aktuellen Länderinformationen können die in EMARK 2005 Nr. 1 E. 4.1.1 gezogenen Schlussfolgerungen bestätigt werden: Viele der vor 1989/1990 in Nepal eingereisten Tibeterinnen und Tibeter verfügen über keine Papiere. Diejenigen, die über Papiere verfügen, können aus diesen Ausweisen keinerlei Status oder Rechte hinsichtlich eines Aufenthaltsrechtes ableiten, da Nepal die FK nicht unterzeichnet hat. Die nach 1989 eingereisten Tibeter werden von den nepalesischen Behörden nicht mehr als Flüchtlinge anerkannt und erhalten keine Dokumente. Ohne Ausweis verfügen Tibeterinnen und Tibeter in Nepal allerdings über keine Möglichkeit, ihr Aufenthaltsrecht zu beweisen, und sie können Nachstellungen und Übergriffen von Seiten der Sicherheits-kräfte nichts entgegensetzen. Zudem sind Bewegungsfreiheit innerhalb des Landes oder Reisen ausser Landes eingeschränkt. Jene, welche über einen Ausweis verfügen, benötigen für Reisen ausser Landes ein « refugee travel document », welches zwar grundsätzlich erhältlich ist, jedoch ein eher schwieriges Verfahren mit sich bringt. Die Behörden entscheiden von Fall zu Fall unterschiedlich. (Asyl und Wegweisung – Droit National- Auszug aus dem Urteil der Abteilung V i.S. gegen Bundesamt für Migration E-2981/2012 vom 20. Mai 2014 : 205) Notre traduction 5.6.3 Après 1989, les Tibétains qui sont rentrés au Népal ne sont plus reconnus par les autorités en tant que réfugiés, et ils ne reçoivent pas de documents. Après 1989, les Tibétains qui rentrent dans le pays sont pris en charge par le HCR qui les soutiennent dans leur voyage vers l’Inde, (source 25), du moment qu’ils ne peuvent plus résider légalement au Népal. L'assistance fournie par le HCR et la coopération avec les autorités népalaises est, selon un rapport du Département d'Etat américain plus ou moins normalisé (source 31). Human Rights Watch rapporte que le Népal en 2012, sous pression de la Chine a empêché le transfert de nouveaux réfugiés tibétains en Inde. (Source 8).

5.6.4 En raison de ces informations, les conclusions de l’EMARK 2005 No. 1 à E. 4.1.1 sont confirmées: 261

De nombreux Tibétains et Tibétaines enregistrés au Népal 1989/1990 ne disposent pas de papiers. Ceux qui disposent des papiers, n’ont pas de droit de séjour car le Népal n’a pas signé la convention sur les réfugiés. Les Tibétains qui sont arrivés après 1989 ne sont plus reconnus par les autorités népalaises en tant que réfugiés et ne reçoivent aucun document. Sans papiers d’identités les Tibétains au Népal n’ont aucun moyen de prouver leur droit de résidence, et ils ne peuvent pas se défendre face aux agissements des forces de sécurité. En outre, la liberté de mouvement est limitée pour voyager dans le pays ou hors du pays. Ceux qui ont une carte d'identité, ils ont besoin pour voyager à l’étranger d’un «document de Voyage de réfugiés », qu’il est en principe possible d’obtenir, mais pas de manière facile. Les autorités décident au cas par cas.

262

Annexe 3. Notre traduction : 5.6.6 En ce qui concerne l'acquisition de la nationalité népalaise il faut noter que: La constitution provisoire de 2007 et le Civil Rights Act de 2006 ("Loi sur la citoyenneté au Népal 2063 [2006]"), ne permettent pas aux réfugiés tibétains d'acquérir la citoyenneté népalaise sauf si ils satisfont aux trois conditions suivantes (source 2 et 20) :

- Naissance au Népal avant le 13 Avril, 1990,

- et depuis résidence permanente au Népal, et

- Le dépôt de la demande pour l'acquisition de la citoyenneté népalaise, doit être effectué entre le 26 Novembre 2006 et le 26 Novembre 2008.

Les sources ne mentionnent pas combien de Tibétains ont été naturalisés dans ce délai de deux ans. Conformément à l'art. 3 de la Loi sur la citoyenneté au Népal, les enfants reçoivent automatiquement la citoyenneté si un parent est Népalais. Les femmes, en vertu de l'article 5, reçoivent la nationalité népalaise après le mariage avec un Népalais. Les hommes sont exclus de ce règlement (source 6). Selon le rapport SFH au Népal il y a deux autres façons d'acquérir la citoyenneté népalaise: la SFH renvoie d’une part à ce qui est appelé «Angrikta», une forme de citoyenneté, qui, en 1974, a été accordée à quelque 1 500 combattants/es de la guérilla tibétaine au Népal. Leurs enfants ont acquis automatiquement la citoyenneté népalaise. En second lieu, il existe la possibilité de ce que l’on nomme «Nagrikta». Il s’agit en l’occurrence d’un programme d’acquisition de la citoyenneté du gouvernement népalais de la fin des années 1970 destiné à de centaine de millier d’habitants de région Himalayenne. Les réfugiés qui n’étaient pas dans des camps pouvaient, à cette époque demander la citoyenneté aux autorités locales du moment que il n’était pas indispensable de produire un document d’identité. La plupart des réfugiés tibétains ont profité de ce moment pour demander la nationalité népalaise. Pas tous toutefois n’ont fait la demande car à cette époque il ne semblait pas indispensable d’acquérir la citoyenneté. (Source 20).