MIHAI DE BRANCOVAN

LA VIE MUSICALE

Verdi, au T.M.P. — Fidelio, à l'Opéra. — Mstislav Ros- tropovitch et l'Orchestre de Paris. — Rudolf Serkin. — Annie d'Arco.

Maintenant qu'il est terminé, on peut dire en connaissance de cause que le cycle d'opéras de jeunesse de Verdi présenté par le Théâtre Musical de Paris a été un succès, même si toutes les représentations n'ont pas été d'un niveau irréprochable. Mes réactions diffèrent sensiblement de celles du public, qui a beaucoup applaudi Emani, a fait un triomphe aussi délirant qu'exagéré à , mais s'est montré, par contre, d'une froi• deur assez surprenante à l'égard dì Attila, spectacle qui méritait bien mieux que cela. Commençons par Macbeth. Pier Luigi Pizzi, qui a signé à la fois les décors, les costumes et la mise en scène, a choisi de faire jouer cette tragédie sur un plateau quasiment nu, où, à de rares exceptions près, tout est noir. Rien à dire à cela : c'est dans des cadres non moins austères et dépouillés que celui-ci qu'ont été réalisées, notamment en Angleterre, quelques-unes des plus fortes, des plus impressionnantes productions shakespearien• nes des quinze ou vingt dernières années. Pier Luigi Pizzi a d'ailleurs, lui aussi, trouvé de belles images, qui restent dans la mémoire : les apparitions du spectre de Banquo (habituellement laissées à l'imagination du spectateur, Macbeth étant seul à les voir), ou encore celles, suscitées par les sorcières, des huit rois symbolisant la descendance du même Banquo. Il n'était, en revan• che, pas indispensable de faire déposer, en plein milieu de la scène, le corps nu et ruisselant de sang du roi assassiné ; ni d'user et d'abuser (comme l'avait aussi fait Pierre Constant dans / Mas• nadieri) de ces nuages d'azote qui, depuis Chéreau, sont devenus 470 LA VIE MUSICALE

l'accessoire obligatoire de tout spectacle qui se respecte : c'est là une véritable manie, qui commence à prendre des proportions inquiétantes. Je serais également curieux de savoir pourquoi, au début du banquet, Lady Macbeth s'adresse à ses invités en leur tournant le dos ; pourquoi, à l'acte suivant, elle assiste, muette, aux rites infernaux des sorcières, lesquelles ont apparemment envahi son palais, puisque le décor n'a pas changé d'un iota ; ou encore ce qu'il pouvait bien y avoir de si excitant dans les coulisses pour que, à plusieurs reprises, les chanteurs aient profité des très brefs instants séparant un récitatif de l'air qu'il introduit pour aller y faire un tour ! De tels détails ont leur importance, et révèlent les faiblesses d'une direction d'acteurs qui aurait gagné — c'est le moins que l'on puisse dire — à être plus rigoureuse. Les costumes, en plastique brillant pour les capes, étaient fort laids. Et c'est se servir de Verdi de façon aussi tendancieuse que discu• table que de faire chanter le chœur final, qui célèbre la victoire sur le tyran, en agitant des drapeaux rouges : pourquoi n'avoir pas été jusqu'au bout, en y ajoutant, par exemple, un marteau et une faucille ? Je n'ai pas beaucoup aimé la Lady Macbeth d'Olivia Stapp, dont les maniérismes m'ont exaspéré : ce n'est certainement pas dans ce rôle — pour lequel Verdi voulait une cantatrice « qui ne chante pas du tout » (sic !), et ait une voix dure, étouffée — qu'il convient de faire un sort à chaque gruppetto, ou d'arrêter subitement, et contre toute logique dramatique, la marche de la musique, dans le seul but de faire admirer un pianissississimo par• ticulièrement réussi. Mieux aurait valu s'arranger pour que le pianissimo le plus important de l'opéra, celui sur lequel s'achève la magnifique scène de somnambulisme, soit présent au rendez- vous : or, au lieu du fil di voce que demande Verdi, nous eûmes droit à un ré bémol crié, et qui plus est, faux. Olivia Stapp coupe ses phrases par de trop fréquentes respirations, ce qui n'améliore évidemment en rien son legato. Quant à l'actrice, elle n'est guère plus convaincante que la cantatrice : faire tourner ses bras comme des ailes de moulin à vent est, en effet, un geste d'une efficacité et d'un intérêt plus que limités. Kari Nurmela (Macbeth) est un baryton solide, qui a un beau timbre et réussit, lui, à chanter des phrases d'une longueur étonnante sans reprendre une seule fois son souffle. Au dernier acte, sa voix était un peu enrouée et fatiguée ; mais, malgré cela, c'est lui qui dominait nettement la distribution. Harry Dwor- chak (Banquo) et Maurizio Frusoni (Macduff) étaient bien dans leurs rôles respectifs. Donato Renzetti est un chef qui a du tempérament, mais dont la précision rythmique est parfois insuffi- LA VIE MUSICALE 471 sante. Très beaux chœurs, excellemment préparés par Jean Michaut. On ne peut comparer Attila à Macbeth, qu'il ne précède pourtant que d'un an: d'un côté, un authentique chef-d'œuvre, de l'autre, un vrai « opéra de jeunesse », avec tout ce que ce terme consacré implique de gaucherie, de rudesse. Ajoutons que Verdi a travaillé à cette partition alors qu'il traversait une grave dépression. Pourtant, l'ouvrage n'est nullement dépourvu de qua• lités, et il faut féliciter Jean-Albert Cartier de l'avoir monté. Cette musique manque sans doute de subtilité — encore que le chœur d'ermites du prologue et la cavatine d'Odabella Oh, nel fuggente nuvolo soient des exceptions dont il faut tenir compte —, mais elle est d'une force, d'une efficacité, d'une sincérité qui ne se démentent jamais, et qui vous prennent instantanément. Attila remporta, d'ailleurs, lors de la création, un énorme succès. Succès dont les origines — il est amusant de le noter — ne sont pas exclusivement musicales : en 1846, la phrase Avrai tu l'universo, resti l'Italia a me, adressée par le général romain Ezio au chef des Huns, ne pouvait manquer de déclencher une manifestation patriotique ; et comment le public de aurait-il pu rester indifférent à la scène où l'on voit des réfugiés d'Aquilée arriver sur les bords de la lagune pour fonder la ville de Venise ? Toute sa vie, Verdi a été un homme de théâtre consommé. Auteur à la fois de la mise en scène, des décors et des costumes, René Allio a réalisé un très beau spectacle. La direc• tion d'acteurs n'appelle pas de remarques particulières : elle est assez traditionnelle, ce qui, s'agissant d'un ouvrage qui ne l'est pas moins, n'est aucunement un défaut. Il y aurait, par contre, bien des choses à dire sur les décors, qui, d'un goût parfait et pleins d'imagination, sont l'œuvre d'un vrai artiste : j'ai beaucoup aimé ces ruines doriques, se détachant sur les vagues de la mer, et multipliées à l'infini par des miroirs fermant la scène sur les deux côtés. D'une beauté magique, les éclairages avaient une importance capitale. L'Américaine Marilyn Zschau (Odabella), jeune soprano, incarne une fière guerrière, à la crinière sauvage de lionne, au tempérament de feu. Son entrée, sur l'air Allor che i forti corono, suivi d'une cabaletta d'un entrain irrésistible, est des plus specta• culaires qui soient, et elle a su en tirer le maximum. Elle a un timbre superbe, et vocalise à merveille, même si son vibrato est parfois trop prononcé. Une très heureuse découverte. Attila — qui, dans cet opéra, est un personnage plutôt sympathique, qui meurt trahi de tous — avait la stature imposante et la voix sonore de Kurt Rydl. La distribution comprenait également John Rawns- 472 LA VIE MUSICALE ley, bon dans le rôle d'Ezio, Francisco Ortiz (Foresto), ténor assez quelconque, ainsi que l'excellent Tibère Raffalli (Uldino). Gianliugi Gelmetti, qui dirige avec fougue, autorité, et un remar• quable sens du rythme, ne laissant rien au hasard, a littéralement électrisé l'Orchestre Colonne, qui n'a jamais été meilleur. Dernier opéra de cette saison Verdi, mais premier dans l'ordre de la composition, puisque sa création (toujours à la Fenice) remonte à 1844, n'a eu droit qu'à une exécution en concert. C'est un ouvrage très séduisant par sa richesse mélo• dique, et où la personnalité de Verdi s'affirme déjà avec une force assez étonnante. L'interprétation, honnête, ne m'a pas enthousiasmé. Seta del Grande (Elvira) a une voix qui tremble outrageusement, et chante avec un style mélodramatique difficilement supportable pendant toute une soirée. Giuliano Ciannella (Ernani) a un joli timbre, mais sa prononciation manque de clarté, et sa voix s'étrangle parfois dans l'aigu. John Brocheler (Don Carlo) a de la puissance à revendre, et en abuse, ne quittant que trop rarement la nuance fortissimo ; et son timbre n'a pas une couleur vraiment verdienne. Reste John Cheek, qui est une belle basse, même s'il est un peu jeune pour don Ruy Gomez de Silva, rôle qui demanderait plutôt le bronze, l'autorité d'un Boris Christoff. La direction de Jacques Delacôte était énergique, mais assez peu élégante. * Quand on attend trop d'un spectacle, il ne faut pas s'étonner si l'on en sort déçu. C'est un peu ce qui m'est arrivé avec le Fidelio que vient de présenter l'Opéra de Paris. Une bonne représentation de ce chef-d'œuvre peut être une expérience bou• leversante : ce fut le cas, par exemple, à Orange, en 1977. Mal• heureusement, je ne puis en dire autant de la soirée qui nous occupe. Ce ne sont pas les chanteurs qui sont en cause. Comme toujours, Hildegard Behrens (Leonore) est émouvante, et vit son rôle avec une intensité exceptionnelle ; dans mon souvenir, son aigu était cependant plus puissant, plus naturel qu'en cette occa• sion. Jon Vickers reste un Florestan inégalable ; sa voix, comme le dit si joliment Leonore, dringt in die Tiefe des Herzens. Sieg- mund Nimsgern, malade, avait été remplacé au pied levé par Franz-Ferdinand Nentwig, un Pizarro sombre et brutal à sou• hait. Elizabeth Gale, qui prononce très bien l'allemand, est une Marzelline jeune et fraîche, Claes H. Ahnsjô un bon Jacquino. Et il n'y a rien à reprocher au Rocco de Siegfried Vogel, sinon une certaine placidité. LA VIE MUSICALE 473

D'où vient alors ma déception ? Principalement, et para• doxalement, de la direction curieusement molle, absente, parfois même imprécise de Seiji Ozawa, un chef pour lequel j'ai habi• tuellement beaucoup d'admiration, mais qui semble mal à l'aise dans Beethoven. A quatre-vingt-cinq ans, Karl Böhm réussissait à dégager de cet ouvrage une énergie à vous faire bondir de votre fauteuil ! A quarante-sept seulement, Ozawa en est incapable. Sauf peut-être au tout dernier tableau, dont la liesse était contagieuse. Mais que dire, autrement, de cette Ouverture sans élan ni muscle, de cette Leonore III aux contrastes exacerbés, ou de ces inexpli• cables décalages entre chanteurs et orchestre ? Déception également du côté de la présentation scénique. Les décors de Reinhardt Zimmermann (empruntés à l'English National ) ne sont ni réalistes, ni abstraits : ils sont laids, sans même être impressionnants. De plus, couvrir le plateau de grillages métalliques est une idée particulièrement malheureuse, le moindre pas faisant fatalement un bruit d'enfer. La mise en scène de David Walsh est correcte, sans grande originalité ni grande puissance. *

Mstislav Rostropovitch a donné avec l'Orchestre de Paris deux séries consécutives de concerts, l'une en tant que soliste, l'autre en tant que chef. Le premier programme était exclusivement consacré au vio• loncelle, puisque le Concerto de Dvorak, l'un des plus beaux qui aient été écrits pour cet instrument, y était suivi du Don Quichotte de Strauss. Le jeu de Rostropovitch est à l'image de son caractère plein de chaleur et de générosité : on dirait que c'est son cœur même qui, par l'intermédiaire de l'archet, met en vibration les cordes et leur arrache des sons débordants de lyrisme, rappelant par moments la voix humaine. L'entente entre lui et Zubin Mehta — qui dirigeait, comme toujours, en fendant l'air de gestes impérieux — était parfaite. Après quelques impré• cisions au début du Dvorak, l'Orchestre de Paris a été excellent, notamment dans le Strauss, dont la virtuosité d'écriture est une source de perpétuel éblouissement. Dans ce dernier ouvrage, Jean Dupouy donnait à l'alto (« rôle » de Sancho Pança) une très belle réplique à Rostropovitch. Une semaine plus tard, « Slava » se retrouvait au pupitre du même orchestre pour l'une des très rares — des trop rares — exécutions françaises du War de son grand ami Ben• jamin Britten. Œuvre puissante et originale, qui fut écrite pour la consécration, en 1962, de la nouvelle cathédrale de Coventry, 474 LA VIE MUSICALE construite à côté des ruines de l'ancienne, qui avait été bom• bardée pendant la dernière guerre. Ce n'est pas une Messe des morts comme les autres, puisque, pour faire revivre dans l'esprit de tous les événements tragiques ayant conduit à cette commande, Britten choisit de faire alterner le texte latin (réservé au soprano, aux chœurs et au grand orchestre) avec des poèmes de guerre de Wilfred Owen — qui fut tué à vingt-cinq ans, quelques jours seulement avant l'armistice de 1918 —, poèmes qui sont, eux, chantés par le ténor et le baryton, l'accompagnement étant assuré par un ensemble de chambre dirigé par un second chef (Claude Bardon, en l'occurrence). Il y a aussi un chœur d'enfants (la Maîtrise de la Sainte-Chapelle), auquel sont confiées des parties du texte latin ; fort judicieusement, on l'avait placé au premier balcon de la salle Pleyel, ce qui recréait assez bien la disposition spatiale d'une église. Le miracle est que l'œuvre ne pâtit nullement de cette structure très complexe et volontairement hétérogène. Tour à tour émouvante et impressionnante, intime et dramatique (comme dans le Requiem de Verdi, il y a des moments qui pourraient sortir d'un opéra), elle est, de même que Peter Grimes, la preuve écla• tante du fait que Britten est l'un des plus grands compositeurs du xxl siècle, qui, tel , n'a jamais sacrifié à la mode, mais a préféré rester en dehors du temps, ne quittant pas les voies que lui traçaient son goût, son inspiration, sa person• nalité. Le public l'a bien compris, qui a applaudi avec chaleur et pendant de longues minutes cette très belle interprétation, et aussi, j'en suis persuadé, cette grande œuvre. Les trois solistes étaient Bruce Brewer, John Shirley-Quirk, tous deux excellents, et Galina Vichnevskaïa, pour qui fut écrite la partie de soprano. Sa voix est désormais dure, et il lui arrive, assez curieusement, de presque totalement détimbrer dans l'aigu ; elle a aussi une façon très particulière de prononcer le latin ; mais, malgré tout, elle a eu quelques très beaux moments. Conquis par la direction ardente de Rostropovitch, l'Orchestre de Paris a constamment joué de façon remarquable, tant pour ce qui est de la précision que de la qualité du son. Les chœurs de l'Orches• tre de Paris étaient superbes. * Les trois dernières Sonates de Beethoven par Rudolf Serkin, ce n'est pas un récital comme les autres. Le vieux maître, dont la ressemblance avec Louis de Broglie est assez frappante, entre en scène l'air absent, tel un savant qui aurait l'esprit ailleurs, LA VIE MUSICALE 475 s'assied à son piano, puis, tout à coup, presque sans préparation, attaque. Fougueux, nerveux, inspiré, son jeu est resté celui d'un jeune homme. Il s'emporte, assène sur la pédale des coups de pied qui font résonner toute la salle Pleyel, visse son doigt sur la touche déjà enfoncée, comme si cela pouvait avoir la moindre influence sur le son produit. Cela ne va parfois pas sans une certaine brusquerie, qui peut nuire à la clarté, comme, par exem• ple, dans le Prestissimo de VOpus 109 et le Molto allegro de VOpus 110. Mais, sinon, quel lyrisme, quelle plénitude dans le chant initial de VOpus 109, quelle émotion, quelle sérénité, quelle sobriété dans l'Adagio de VOpus 110 ! Les deux sommets de cette soirée ont été pour moi la conclusion de cette même Sonate, avec cette fugue qui renaît de VArioso dolente comme un malade qui peu à peu reviendrait à la vie, s'affermit, s'anime, pour aboutir aux accents victorieux des dernières mesures, ainsi que la fin de VArietta de VOpus 111, avec ces trilles transparents, éthé- rés, d'une régularité et d'une pureté parfaites. Nous n'étions plus sur terre. Les applaudissements ne tardèrent pas à nous y ramener. Serkin se lève, adresse au public un sourire lumineux et plein de naïveté en remerciement de ces ovations qui semblent vrai• ment l'étonner, et s'en va comme il était venu, avec une modestie et une simplicité angéliques. *

Chez Lamoureux, Annie d'Arco a donné une belle inter• prétation du Cinquième Concerto de Beethoven. Voilà indiscu• tablement une pianiste qui a du caractère. Son jeu puissant, mordant, avec des attaques vigoureuses, nettes, des octaves sono• res, résolues, convient à cette œuvre monumentale. Mais elle est également capable, quand il le faut, de douceur, de poésie. Jerzy Semkov, qui était au pupitre, nous fit entendre ensuite une version assez bruyante et peu subtile de la plus célèbre et plus souvent jouée des Symphonies du même compositeur : la Cinquième.

P.-S. Les cours de l'Académie internationale de musi• que de Vichy, dont le directeur est Trajan Popesco, auront lieu cette année du 26 juillet au 20 août. On pourra y travailler la plupart des instruments usuels, ainsi que la direction d'orchestre, de chœur, et la compo• sition. Pour tous renseignements s'adresser à Mme Gisèle Simon, 21, rue de Bue, 78350 Les Loges-en-Josas. 476 LES DISQUES

LES DISQUES

Chostakovitch, par Kirill Kondrachine et Bernard Haitink. — La Symphonie lyrique de Zemlinsky. — Penthesilea, de Hugo Wolf. — Mahler, par Claudio Abbado. — Chopin, par Vladimir Ashkenazy. — Ivo Pogorelich.

La Treizième et la Quatorzième Symphonie de Chostako• vitch ont beaucoup de choses en commun. Du point de vue de la structure, les deux sont, au fond, des cycles de mélodies. Mais elles sont proches également par leur contenu, qui n'eut pas l'heur de plaire aux autorités soviétiques, lesquelles ne se gênèrent d'ailleurs pas pour le faire savoir au compositeur, qui connut de considérables ennuis. La Treizième Symphonie est — à travers cinq poèmes d'Evtouchenko, dont le premier, Babi Yar, a donné à l'ouvrage son titre — un réquisitoire contre l'antisé• mitisme, la misère, l'opportunisme, la corruption ; elle fut inter• dite d'exécution. La Quatorzième trace — à l'aide de vers empruntés principalement à Apollinaire, mais aussi à Garcia Lorca, Kiichelbecker et Rilke — un portrait grandeur nature et sans complaisance de la mort ; ce qui valut à Chostakovitch d'être taxé de « pessimisme », péché que ne saurait pardonner un régime tout occupé à construire un avenir radieux. Un autre trait commun aux deux Symphonies est l'influence de Mahler — rythmes de marche, humour grinçant — ainsi que celle de Mous- sorgski, particulièrement présente dans la Quatorzième, que Chos• takovitch écrivit peu après avoir orchestré les Chants et danses de la mort. Ce qui n'empêche nullement ces partitions d'être très personnelles. On peut même dire que Chostakovitch est l'un de ces rares compositeurs dont le style se reconnaît presque instan• tanément. L'enregistrement qui vient de paraître de la Treizième Sym• phonie (1) est aussi un hommage à la mémoire de Kirill Kondra• chine, disparu il y a tout juste un an. C'est lui qui, en 1962, créa l'ouvrage. A la tête, cette fois-ci, de l'Orchestre de la Radio bavaroise (la prise de son a été effectuée au cours d'un concert public), il en donne une très belle interprétation, sombre, d'une

(1) Philips 6514120. LES DISQUES 477 grandeur épique, mais également, dans les deuxième et cinquième mouvements, d'un humour cinglant. Egal à lui-même, John Shirley-Ouirk est un soliste exemplaire, qui a, entre autres vertus, celle de fort bien prononcer la langue russe. Cela ne suffit cepen• dant pas pour comprendre les textes d'Evtouchenko ; aussi est-on en droit de déplorer qu'ils ne figurent sur la pochette ni en traduc• tion, ni — encore moins ! — en russe. Ce genre d'omission ne devrait plus se produire aujourd'hui. C'est à l'Orchestre du Concertgebouw et à Bernard Haitink, qui a entrepris une intégrale des Symphonies de Chostakovitch, que nous devons le superbe nouvel enregistrement de la Quator• zième (2). C'est, à ma connaissance, la première fois que le disque nous restitue cette œuvre dans la version, approuvée par le compositeur, où les poèmes sont chantés dans leur langue d'origine, à l'exception de la Loreley d'Apollinaire qui, étant en fait une paraphrase de Brentano, l'est en allemand. Dietrich Fischer-Dieskau et Julia Varady sont tous les deux admirables. Je reprocherai seulement à cette dernière une prononciation fran• çaise parfois assez vilaine. *

Nous retrouvons les mêmes solistes sur un magnifique dis• que (3) consacré à la Symphonie lyrique de Zemlinsky, un compo• siteur dont les seuls titres de gloire étaient, tout récemment encore, d'avoir été le professeur et le beau-frère de Schônberg, et que, Dieu merci, l'on commence maintenant à découvrir pour ses propres mérites. Son style n'est pas très personnel ; on pense souvent, en écoutant cette Symphonie lyrique, à Schônberg et à Mahler, surtout à celui du Chant de la Terre, dont cet ouvrage est très proche, aussi bien par sa structure (une succession de sept mélodies, liées entre elles, ce qui n'était pas le cas chez Mahler, par des interludes) que par son inspiration orientale (les poèmes sont de Rabindranath Tagore). Mais l'originalité n'est une condition ni nécessaire ni suffisante pour qu'une partition soit réussie. Or celle-ci l'est. Aussi est-il indispensable de la connaître, ne serait-ce que pour la sérénité, le détachement du septième lied, qui lui donne une conclusion d'une immobilité quasiment mystique. On ne peut rêver plus belle interprétation que celle-ci. Dietrich Fischer-Dieskau et Julia Varady sont accompagnés par l'Orchestre philharmonique de Berlin, somp• tueusement dirigé par Lorin Maazel.

(2) Decca 591185. (3) DG 2532 021. 478 LES DISQUES

Il faut féliciter Horst Stein et son Orchestre de la Suisse romande de nous permettre d'entendre le poème symphonique Penthesilea de Hugo Wolf, qui n'est jamais donné en concert, et dont ce n'est que la seconde apparition au disque (4), la pre• mière datant d'il y a douze ans. Cette musique, inspirée par la pièce de Kleist, où l'on voit la reine des Amazones, blessée dans son amour-propre, tuer, dans un accès de folie, celui-là même qu'elle aime : Achille, est passionnée, dramatique, et contient, dans l'épisode du rêve de Penthésilée, des harmonies d'une fra• grance, d'une délicatesse exquises. Tous les amateurs de Wolf se doivent de la découvrir : ce sera pour eux une révélation. La seconde face du disque est consacrée à la brève suite d'orchestre que Hans Gai tira du Corregidor, et dont le principal mérite est d'offrir à la majorité des discophiles la possibilité de se faire une très vague idée de cet opéra plein de charme et de truculence, dont il n'existe, à l'heure actuelle, qu'un seul enregis• trement intégral, fort ancien et, qui plus est, introuvable. Il est grand temps qu'une maison de disques se décide à en sortir un nouveau. Pourquoi ne pas utiliser, par exemple, la bande de la superbe exécution donnée, en concert, au festival de Munich de 1980? * Claudio Abbado poursuit son cycle des Symphonies de Mahler en nous proposant, à la tête d'un Orchestre Symphonique de Chicago plus brillant que jamais, une version très virtuose, très — peut-être trop — spectaculaire de la Première (5). Les contrastes dynamiques sont si accentués qu'il est difficile d'écou• ter d'un bout à l'autre ce disque sans modifier en cours de route le réglage de l'intensité sonore. On admirera néanmoins la préci• sion infaillible du chef, son sens de la mise en scène, ainsi que la qualité tout à fait exceptionnelle des instrumentistes. * Vladimir Ashkenazy a dédié le quinzième volume (6) de son intégrale de l'œuvre pour piano de Chopin à des pages de jeu• nesse, qui ont été composées entre l'âge de sept ans et de seize ans. C'est merveilleux de voir ce qu'un grand pianiste peut tirer de ces morceaux, où le génie de Chopin se laisse déjà deviner, mais

(4) Decca 591192. (5) DG 2532 020. (6) Decca 591190. LES DISQUES 479 qui ne peuvent évidemment rivaliser avec les chefs-d'œuvre à venir. Tâchez de ne pas penser à ceux-ci, et laissez-vous charmer par la fraîcheur des Variations sur un air national allemand, par la couleur nostalgique de la Polonaise opus 71 n" 1, par les ravissants ornements du Rondo à la Mazur, opus 5, enfin par la Polonaise en sol dièse mineur, si riche en trouvailles que l'on est surpris à presque chaque mesure, et que l'on a du mal à croire qu'elle fut écrite à douze ans seulement. Un vrai enchan• tement. *

Je n'en dirai pas autant du dernier enregistrement du jeune pianiste yougoslave (né en 1958) Ivo Pogorelich, qui a provoqué, à la plus récente édition du concours Chopin de Varsovie, un scandale dont on se souvient encore. L'écoute de ce disque (7) m'a fait mieux comprendre pourquoi ce n'est pas lui qui a remporté le premier prix. Son principal défaut est de vouloir coûte que coûte être original, ne rien faire comme les autres. Cela peut lui réussir, mais cela peut aussi le conduire à des excès pour le moins discutables. Il se dégage de son interprétation de la Sonate opus 111 de Beethoven une force, une personnalité réelles. Cela ne saurait cependant excuser un respect très relatif des nuances et du phrasé, ou des fluctuations de tempo difficilement justifiables. Son Arietta renferme de très jolies choses ; mais le passage précédant la dernière apparition des trilles est d'une lourdeur désespérante. Le même manque d'unité frappe dans son interprétation des Etudes symphoniques de Schumann. En règle générale, ce sont les morceaux rapides qui lui vont le mieux : il y fait preuve d'une technique superbe, qui lui permet, par exemple, de jouer la Sixième Etude à tombeau ouvert et, en même temps, grâce à un usage très modéré de la pédale, avec une clarté stupéfiante. Le résultat est fantastique au sens propre du terme. En revanche, la Deuxième Etude est prise dans un tempo beaucoup trop lent, funèbre, dans lequel il faut être Klemperer pour savoir soutenir l'intérêt de l'auditeur, d'autant qu'il y a deux reprises ! Or, comme chacun sait, n'est pas Klemperer qui veut. On trouvera également sur ce disque la Toccata de Schu• mann, jouée avec transparence et régularité, mais sans beaucoup d'imagination. MIHAI DE BRANCOVAN

(7) DG 2532 036.