La Vie Musicale

La Vie Musicale

MIHAI DE BRANCOVAN LA VIE MUSICALE Verdi, au T.M.P. — Fidelio, à l'Opéra. — Mstislav Ros- tropovitch et l'Orchestre de Paris. — Rudolf Serkin. — Annie d'Arco. Maintenant qu'il est terminé, on peut dire en connaissance de cause que le cycle d'opéras de jeunesse de Verdi présenté par le Théâtre Musical de Paris a été un succès, même si toutes les représentations n'ont pas été d'un niveau irréprochable. Mes réactions diffèrent sensiblement de celles du public, qui a beaucoup applaudi Emani, a fait un triomphe aussi délirant qu'exagéré à Macbeth, mais s'est montré, par contre, d'une froi• deur assez surprenante à l'égard dì Attila, spectacle qui méritait bien mieux que cela. Commençons par Macbeth. Pier Luigi Pizzi, qui a signé à la fois les décors, les costumes et la mise en scène, a choisi de faire jouer cette tragédie sur un plateau quasiment nu, où, à de rares exceptions près, tout est noir. Rien à dire à cela : c'est dans des cadres non moins austères et dépouillés que celui-ci qu'ont été réalisées, notamment en Angleterre, quelques-unes des plus fortes, des plus impressionnantes productions shakespearien• nes des quinze ou vingt dernières années. Pier Luigi Pizzi a d'ailleurs, lui aussi, trouvé de belles images, qui restent dans la mémoire : les apparitions du spectre de Banquo (habituellement laissées à l'imagination du spectateur, Macbeth étant seul à les voir), ou encore celles, suscitées par les sorcières, des huit rois symbolisant la descendance du même Banquo. Il n'était, en revan• che, pas indispensable de faire déposer, en plein milieu de la scène, le corps nu et ruisselant de sang du roi assassiné ; ni d'user et d'abuser (comme l'avait aussi fait Pierre Constant dans / Mas• nadieri) de ces nuages d'azote qui, depuis Chéreau, sont devenus 470 LA VIE MUSICALE l'accessoire obligatoire de tout spectacle qui se respecte : c'est là une véritable manie, qui commence à prendre des proportions inquiétantes. Je serais également curieux de savoir pourquoi, au début du banquet, Lady Macbeth s'adresse à ses invités en leur tournant le dos ; pourquoi, à l'acte suivant, elle assiste, muette, aux rites infernaux des sorcières, lesquelles ont apparemment envahi son palais, puisque le décor n'a pas changé d'un iota ; ou encore ce qu'il pouvait bien y avoir de si excitant dans les coulisses pour que, à plusieurs reprises, les chanteurs aient profité des très brefs instants séparant un récitatif de l'air qu'il introduit pour aller y faire un tour ! De tels détails ont leur importance, et révèlent les faiblesses d'une direction d'acteurs qui aurait gagné — c'est le moins que l'on puisse dire — à être plus rigoureuse. Les costumes, en plastique brillant pour les capes, étaient fort laids. Et c'est se servir de Verdi de façon aussi tendancieuse que discu• table que de faire chanter le chœur final, qui célèbre la victoire sur le tyran, en agitant des drapeaux rouges : pourquoi n'avoir pas été jusqu'au bout, en y ajoutant, par exemple, un marteau et une faucille ? Je n'ai pas beaucoup aimé la Lady Macbeth d'Olivia Stapp, dont les maniérismes m'ont exaspéré : ce n'est certainement pas dans ce rôle — pour lequel Verdi voulait une cantatrice « qui ne chante pas du tout » (sic !), et ait une voix dure, étouffée — qu'il convient de faire un sort à chaque gruppetto, ou d'arrêter subitement, et contre toute logique dramatique, la marche de la musique, dans le seul but de faire admirer un pianissississimo par• ticulièrement réussi. Mieux aurait valu s'arranger pour que le pianissimo le plus important de l'opéra, celui sur lequel s'achève la magnifique scène de somnambulisme, soit présent au rendez- vous : or, au lieu du fil di voce que demande Verdi, nous eûmes droit à un ré bémol crié, et qui plus est, faux. Olivia Stapp coupe ses phrases par de trop fréquentes respirations, ce qui n'améliore évidemment en rien son legato. Quant à l'actrice, elle n'est guère plus convaincante que la cantatrice : faire tourner ses bras comme des ailes de moulin à vent est, en effet, un geste d'une efficacité et d'un intérêt plus que limités. Kari Nurmela (Macbeth) est un baryton solide, qui a un beau timbre et réussit, lui, à chanter des phrases d'une longueur étonnante sans reprendre une seule fois son souffle. Au dernier acte, sa voix était un peu enrouée et fatiguée ; mais, malgré cela, c'est lui qui dominait nettement la distribution. Harry Dwor- chak (Banquo) et Maurizio Frusoni (Macduff) étaient bien dans leurs rôles respectifs. Donato Renzetti est un chef qui a du tempérament, mais dont la précision rythmique est parfois insuffi- LA VIE MUSICALE 471 sante. Très beaux chœurs, excellemment préparés par Jean Michaut. On ne peut comparer Attila à Macbeth, qu'il ne précède pourtant que d'un an: d'un côté, un authentique chef-d'œuvre, de l'autre, un vrai « opéra de jeunesse », avec tout ce que ce terme consacré implique de gaucherie, de rudesse. Ajoutons que Verdi a travaillé à cette partition alors qu'il traversait une grave dépression. Pourtant, l'ouvrage n'est nullement dépourvu de qua• lités, et il faut féliciter Jean-Albert Cartier de l'avoir monté. Cette musique manque sans doute de subtilité — encore que le chœur d'ermites du prologue et la cavatine d'Odabella Oh, nel fuggente nuvolo soient des exceptions dont il faut tenir compte —, mais elle est d'une force, d'une efficacité, d'une sincérité qui ne se démentent jamais, et qui vous prennent instantanément. Attila remporta, d'ailleurs, lors de la création, un énorme succès. Succès dont les origines — il est amusant de le noter — ne sont pas exclusivement musicales : en 1846, la phrase Avrai tu l'universo, resti l'Italia a me, adressée par le général romain Ezio au chef des Huns, ne pouvait manquer de déclencher une manifestation patriotique ; et comment le public de la Fenice aurait-il pu rester indifférent à la scène où l'on voit des réfugiés d'Aquilée arriver sur les bords de la lagune pour fonder la ville de Venise ? Toute sa vie, Verdi a été un homme de théâtre consommé. Auteur à la fois de la mise en scène, des décors et des costumes, René Allio a réalisé un très beau spectacle. La direc• tion d'acteurs n'appelle pas de remarques particulières : elle est assez traditionnelle, ce qui, s'agissant d'un ouvrage qui ne l'est pas moins, n'est aucunement un défaut. Il y aurait, par contre, bien des choses à dire sur les décors, qui, d'un goût parfait et pleins d'imagination, sont l'œuvre d'un vrai artiste : j'ai beaucoup aimé ces ruines doriques, se détachant sur les vagues de la mer, et multipliées à l'infini par des miroirs fermant la scène sur les deux côtés. D'une beauté magique, les éclairages avaient une importance capitale. L'Américaine Marilyn Zschau (Odabella), jeune soprano, incarne une fière guerrière, à la crinière sauvage de lionne, au tempérament de feu. Son entrée, sur l'air Allor che i forti corono, suivi d'une cabaletta d'un entrain irrésistible, est des plus specta• culaires qui soient, et elle a su en tirer le maximum. Elle a un timbre superbe, et vocalise à merveille, même si son vibrato est parfois trop prononcé. Une très heureuse découverte. Attila — qui, dans cet opéra, est un personnage plutôt sympathique, qui meurt trahi de tous — avait la stature imposante et la voix sonore de Kurt Rydl. La distribution comprenait également John Rawns- 472 LA VIE MUSICALE ley, bon dans le rôle d'Ezio, Francisco Ortiz (Foresto), ténor assez quelconque, ainsi que l'excellent Tibère Raffalli (Uldino). Gianliugi Gelmetti, qui dirige avec fougue, autorité, et un remar• quable sens du rythme, ne laissant rien au hasard, a littéralement électrisé l'Orchestre Colonne, qui n'a jamais été meilleur. Dernier opéra de cette saison Verdi, mais premier dans l'ordre de la composition, puisque sa création (toujours à la Fenice) remonte à 1844, Ernani n'a eu droit qu'à une exécution en concert. C'est un ouvrage très séduisant par sa richesse mélo• dique, et où la personnalité de Verdi s'affirme déjà avec une force assez étonnante. L'interprétation, honnête, ne m'a pas enthousiasmé. Seta del Grande (Elvira) a une voix qui tremble outrageusement, et chante avec un style mélodramatique difficilement supportable pendant toute une soirée. Giuliano Ciannella (Ernani) a un joli timbre, mais sa prononciation manque de clarté, et sa voix s'étrangle parfois dans l'aigu. John Brocheler (Don Carlo) a de la puissance à revendre, et en abuse, ne quittant que trop rarement la nuance fortissimo ; et son timbre n'a pas une couleur vraiment verdienne. Reste John Cheek, qui est une belle basse, même s'il est un peu jeune pour don Ruy Gomez de Silva, rôle qui demanderait plutôt le bronze, l'autorité d'un Boris Christoff. La direction de Jacques Delacôte était énergique, mais assez peu élégante. * Quand on attend trop d'un spectacle, il ne faut pas s'étonner si l'on en sort déçu. C'est un peu ce qui m'est arrivé avec le Fidelio que vient de présenter l'Opéra de Paris. Une bonne représentation de ce chef-d'œuvre peut être une expérience bou• leversante : ce fut le cas, par exemple, à Orange, en 1977. Mal• heureusement, je ne puis en dire autant de la soirée qui nous occupe. Ce ne sont pas les chanteurs qui sont en cause.

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