Les 16 jours à Pékin de : discussion autour de la constitution d’une contre-mémoire de paralympienne 1

Fannie Valois-Nadeau, Maude Gauthier, & Émilie Pelletier Université de Montréal

ABSTRACT Former Canadian Paralympian Danielle Peers (2009) shows how the dominant historical narrative of the Paralympic Movement renders disabled athletes anonymous while portraying them as being passive and tragic. To study in more detail the perspective of an athlete, we analyze the book 16 jours à Pékin (literally, “16 days in ”) by Canadian Paralympic champion Chantal Petitclerc. Part autobiography, part travelogue, this book offers a different understanding of Paralympians by acting as a memory technology, i.e., both as a specific mode of archiving and as a narrative technique. Petitclerc presents herself as an elite athlete and as a woman, lover, and friend, in a way that challenges the dominant Paralympic narrative of anonymous and de-individualized athletes.

KEYWORDS Memory; Cultural studies; Disability studies; Paralympics; Autobiography

RÉSUMÉ L’ex-paralympienne canadienne Danielle Peers (2009) démontre comment le narratif dominant de l’histoire du Mouvement paralympique rend anonymes les athlètes avec un handicap et les dépeint comme étant des personnes passives et tragiques. Afin d’examiner plus en détail ce qu’apporte le point de vue d’une athlète, nous analysons l’ouvrage 16 jours à Pékin de la championne paralympique canadienne Chantal Petitclerc. Mi-autobiographie, mi-récit de voyage, ce livre participe comme technologie de mémoire, c’est-à-dire comme un mode spécifique d’archivage et comme technique de narration, à positionner autrement les paralympiens. Petitclerc s’y présente comme une athlète de haut niveau et comme une femme, une amoureuse et amie, d’une manière qui bouscule le narratif dominant présentant des athlètes anonymes et dépersonnalisés.

MOTS ClÉS Mémoire; Études culturelles; Études dans le champ du handicap; Paralympiques; Autobiographie

Introduction u cours de l’année 2009 est apparue sur les tablettes des librairies l’autobiographie Ade l’athlète paralympique canadienne Chantal Petitclerc, intitulée 16 jours à Pékin et publiée aux Éditions la Presse. Coureuse en fauteuil roulant s’étant mérité

Fannie Valois-Nadeau est doctorante au département de communication de l’Université de Montréal, C. P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3J7. Courriel : fannie.valois- [email protected] . Maude Gauthier est doctorante au département de communication de l’Université de Montréal, C. P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3J7. Courriel : [email protected] . Émilie Pelletier est doctorante au département de communication de l’Université de Montréal, C. P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3J7. Courriel : [email protected] .

Canadian Journal of Communication Vol 36 (20 11) 377 -393 ©20 11 Canadian Journal of Communication Corporation 378 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3)

21 médailles paralympiques (dont quatorze d’or) et une médaille d’or olympique, détentrice de plusieurs records canadiens, mondiaux et paralympiques, Petitclerc est l’une des rares athlètes paralympiques, tant au qu’à l’international, à être connue du grand public. À travers cette autobiographie, elle raconte ses Jeux paralympiques de 2008, mêlant le récit du quotidien de ces deux semaines à des photographies de ses premières compétitions et à des histoires sur sa vie hors du sport. Ce livre se veut également le bilan de sa carrière paralympique, qui prit fin d’une manière spectaculaire à ces Jeux de Pékin : elle y établit deux records du monde et un record paralympique, en plus de remporter cinq médailles d’or. l’analyse de ce livre est pour nous l’occasion d’aborder les diverses manières d’appréhender la mémoire, et plus particulièrement celle qui se rend visible par le biais du récit de soi. Rendu possible par la sélection de souvenirs particuliers, le format de l’autobiographie donne place à de nombreux questionnements concernant le travail de mémoire, notamment ceux relatifs à l’authenticité des souvenirs racontés, à leur médiation et au processus de constitution même de la mémoire. En s’inspirant de la proposition théorique émise par John Frow (1997), pour qui la mémoire est vue comme tekhnè, c’est-à-dire comme un art de faire, nous proposons de regarder comment se construit la mémoire par rapport au processus de constitution de soi. Dans cette optique, la mémoire n’est plus vue comme étant le siège de l’expérience et des souvenirs, mais plutôt comme une technologie qui permet la mise en forme d’un rapport au passé. Penser la mémoire en termes de technologie implique de la conceptualiser à la fois comme un lieu de dépôt des manifestations passées et comme une technique apprise (de l’ordre d’un savoir-faire) pour (re)découvrir les souvenirs. En nous inspirant de l’approche de Frow, nous souhaitons déplacer les débats sur la mémoire organisés selon des rapports à la vérité. Comme lui, nous voulons plutôt mettre en œuvre des réflexions autour du rapport étroit qui lie le positionnement identitaire du sujet et la manière de se faire être par les médiations de la mémoire. Pour explorer ces questions, nous nous concentrerons sur la manière dont Petitclerc produit le récit de son expérience paralympique, en le positionnant au regard de l’idéologie du Mouvement paralympique. À la suite de notre analyse, nous verrons que l’autobiographie 16 jours à Pékin, lieu de mémoire de Chantal Petitclerc, la fait être comme une véritable athlète, mais aussi comme une femme, une amie, une amoureuse, bref une personne spécifique dont la particularité ne se réduit pas à son handicap 2. Pour le démontrer, nous exposerons d’abord le narratif dominant du Mouvement paralympique et la figure du « supercrip » (le « super-invalide ») sur laquelle il s’appuie et qu’il perpétue. À la lumière de ce discours, nous nous demanderons comment l’autobiographie de Chantal Petitclerc se positionne par rapport au narratif dominant sur le Mouvement paralympique. Plus largement, puisque le récit dominant est généralement mis en forme par des personnes sans handicap, qu’apportent alors les voix des paralympiens eux-mêmes? Après cette mise en contexte, nous approfondirons l’approche de la mémoire comme tekhnè, qui participe à la constitution de subjectivités. Plus concrètement, notre analyse de 16 jours à Pékin portera d’une part sur l’objet-livre et sa construction, soulevant des enjeux de représentation et de visibilité, et d’autre part sur les aspects de la Valois-Nadeau, Gauthier & Pelletier Une contre-mémoire de paralympienne 379 personnalité de Petitclerc produits par le récit de cette autobiographie, qui la fait être d’abord et avant tout comme une athlète professionnelle. Nous conclurons par une discussion sur le statut possiblement « contre-mémoriel » de son ouvrage puisque, si nous estimons qu’il est légitime de la nommer ainsi, cette contre-mémoire a cette particularité qu’elle construit l’individualité de l’athlète à contre-courant d’un discours dominant référant à un groupe de personnes handicapées anonymes et passives. Le récit autobiographique de Petitclerc, à la croisée des enjeux de représentation et de mémoire Il est important de mentionner le contexte particulier dans lequel s’inscrit le récit de 16 jours à Pékin. Ce contexte devient pour nous l’occasion de présenter les rapports de force au sein du narratif du supercrip, de situer dans un contexte socio-historique ce qui est nommé comme « soi » et qui fait l’objet de ce type de récit, et de mettre en question les représentations traditionnelles de la mémoire, afin de non plus la voir comme un réservoir dont il faut extirper les souvenirs, mais comme une forme de médiation et de représentation de divers modes de temporalisation (Clermont, 2010). Le Mouvement paralympique et le narratif du supercrip : un bref apercu le récit de Chantal Petitclerc s’inscrit dans le contexte des Jeux paralympiques et peut être lu au regard de l’histoire du Mouvement paralympique. Dans son article scientifique, l’ancienne paralympienne Danielle Peers (2009) met en évidence la constitution et le maintien au fil du temps de l’identité du Mouvement paralympique par la continuelle narration de son passé fondateur, par et à travers la participation de diverses institutions sportives et médiatiques. Selon elle, ce récit, sans cesse réactualisé, est basé sur une représentation misérabiliste des personnes avec un handicap et sur la glorification des personnes sans handicap qui leur viendraient magnanimement en aide. le narratif dominant commence avec la création du Mouvement paralympique en 1944 par le Britannique ludwig Guttman. Ce médecin organisait des compétitions sportives pour aider à la réhabilitation des vétérans de guerre blessés par des combats. le but était alors de redonner fierté, confiance et joie de vivre aux soldats blessés, qui devaient apprendre à fonctionner autrement. Au fil des années, le Mouvement s’est élargi pour inclure tout civil avec un handicap physique 3, se calquant sur le modèle de compétition des Jeux olympiques. À travers l’évolution du Mouvement se dessine la figure du supercrip, très critiquée dans la littérature en disability studies (voir Schell & Rodriguez, 2001; Carlisle Duncan, 2000; Berger, 2008). le supercrip serait un héros encensé pour avoir « dépassé » son handicap à force de travail et de persévérance. Dans le discours courant, il est qualifié d’« inspiration » par les personnes sans handicap. Qu’il soit athlète (comme les paralympiens), scientifique (Stephen Hawking), activiste (Christopher Reeve) ou auteur (Hellen Keller), le supercrip et ses succès deviennent un barème à l’aune duquel sont évaluées toutes les personnes avec un handicap : These superhuman images are problematic since they allow non-disabled people to ignore any accommodations that those with disabilities might need (Gill, 1994; Shapiro, 1993). They also underwrite the damaging assumption that all people with disabilities should make heroic efforts to “overcome 380 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3)

[their] disability” (linton, 1998, p. 18) and function as a normal, or non-dis - abled person (Schell & Rodriguez, 2001, p. 131). Ainsi, cette figure du supercrip, réitérée dans de nombreux discours sur le handicap, a pour effet d’individualiser le handicap et de déresponsabiliser la société : ce serait à la personne au corps différent de s’adapter aux escaliers et contourner les obstacles qui se dressent sur sa route. la société se décharge alors de toute obligation envers ceux et celles de ses membres qui ne correspondent pas : exit une architecture mieux adaptée ou un soutien financier pour de l’aide à domicile. le handicap devient une histoire personnelle, qui n’est pas évaluée comme un enjeu d’ordre collectif. Ce discours de l’ordre du « quand on veut, on peut » rejoint bien sûr les valeurs sportives de dépassement de soi et d’excellence 4. Selon les anciens paralympiens P. David Howe (2008) et Danielle Peers (2009), le Mouvement paralympique se présente principalement comme un regroupement de bons samaritains sans handicap, qui par bonté d’âme émanciperaient des personnes avec un handicap physique, considérées comme étant les victimes passives d’un sort tragique. Cette mélodramatisation du handicap est elle aussi problématique d’un point de vue social : This disability-as-tragedy melodrama posits disability as a personal problem that can be solved only by individual or medical solutions, rather than recog - nizing that disability is a socially constructed problem involving unequal power relations (linton, 1998) (Schell & Rodriguez, 2001, p. 130). Pourtant, les athlètes paralympiques eux-mêmes, du moins ceux dont la célébrité (Petitclerc, 2009) ou le travail doctoral (Peers, 2009) a permis à leurs récits d’arriver jusqu’à nous, contestent de différentes manières l’image des participants aux Jeux paralympiques que ces discours véhiculent. la voix des athlètes avec handicap est en effet peu entendue sur la place publique. les rares livres écrits sur l’histoire paralympique (Steadward & Peterson, 1997 et Bailey, 2008, tous deux analysés dans Peers, 2009) sont rédigés par des personnes sans handicap et les portraits médiatiques d’athlètes privilégient le narratif dominant de la tragédie du handicap, refusant ainsi à l’athlète sa propre manière de se représenter (Schell & Rodriguez, 2001). Depuis deux ou trois ans toutefois, les paralympiens se font entendre, que ce soit à travers un livre inspiré d’une perspective anthropologique (Howe, 2008), un article scientifique (Peers, 2009) ou des autobiographies (Petitclerc, 2009; Pistorius, 2009). Ce changement de locuteur soulève des enjeux intéressants, notamment celui du positionnement de ces récits face au discours dominant du Mouvement paralympique. Dans un tel contexte, nous cherchons à savoir si ce changement de perspective peut tendre vers l’émergence d’un récit critique, par lequel le positionnement des athlètes et leur relation au discours dominant seraient redéfinis. Cette possibilité d’un positionnement à l’encontre du discours dominant du Mouvement paralympique est d’autant plus importante que ce discours, valorisant l’empowerment des athlètes avec un handicap, tait paradoxalement la singularité de leur personne, leurs trajectoires diverses, leur personnalité spécifique. Ainsi, à travers la narration de son passé de paralympienne, Peers soulève précisément ce point : Valois-Nadeau, Gauthier & Pelletier Une contre-mémoire de paralympienne 381

I realize the ways that this pedestalled narrative has paid off for me: the grants, the speaking gigs, the looks of awe and the postponement of pity. I read deeper and I realize its costs. I see how it renders me anonymous, just as it renders me famous. I feel how it renders me passive, so that it can empower me (linton 1998; Nelson 1994; Titchkosky 2007). I realize how the pedestal turns the social inequality of disability into something to overcome, rather than something to challenge and change (Peers, 2009, p. 654). Selon Peers, c’est toujours le même récit qui est raconté comme fondement des Jeux paralympiques. la narration continuelle de cette histoire lui confère alors une autorité et, par conséquent, rend invisible d’autres actions menées par des personnes avec handicap antérieurement au travail de Guttman. Peers fait référence aux compétitions sportives organisées par des communautés de personnes sourdes dès 1888 et par des groupes de personnes aveugles à partir de 1909. En créant un lien chronologique et historique entre ces premières compétitions et l’émergence des Jeux paralympiques, Peers (2009) propose un récit alternatif qui permet de recontextualiser utilement l’action du Mouvement paralympique. Aujourd’hui encore, le Mouvement paralympique se veut inspirant pour les personnes avec un handicap. Il promulgue et perpétue les valeurs qui lui sont associées, comme le dépassement de soi, l’empowerment et l’acceptation du handicap par le biais de la compétition sportive. Par le fait même, il met en branle un discours normatif, par lequel se prolonge la vision originelle du Mouvement créé par Guttman pendant la Deuxième Guerre mondiale. Cette attitude et cette position idéologique philanthropique, voire paternaliste, ne sont pas sans conséquence sur les discours qui donnent forme au monde paralympique. Oscillant entre un anonymat généralisé qui tait leurs particularités individuelles et une survalorisation de leurs performances qui met l’accent sur le handicap conçu comme un obstacle, les représentations médiatiques associées aux personnes avec un handicap ont la particularité de ne pas leur appartenir et d’être mises en forme par d’autres. Dans un tel contexte, l’écriture de sa propre autobiographie, dans laquelle elle se présente comme athlète, mais aussi comme femme, amoureuse et amie, permet à Chantal Petitclerc de bousculer le narratif dominant. Penser la mémoire comme médiation : enjeux d’une tekhnè Il nous semble impossible d’envisager la mémoire comme une entité en soi, autonome et existant par elle-même. Notre approche de la mémoire s’inscrit dans une perspective des études culturelles qui postule la mémoire comme étant ce qui est performé d’un moment considéré passé. la mémoire n’est pas située dans l’individu ou dans le groupe, mais elle est construite à travers des pratiques culturelles qui mettent en forme ces expériences, ces individus, ces groupes. Notre approche se distingue de l’étude de la mémoire comme étant un processus social ayant une dimension collective indiscutable. Une figure phare de cette approche est Maurice Halbwachs (1950/2001), pour qui la mémoire est garante du groupe en étant le lien qui unit tous les individus qui le constituent. Notre approche s’en distingue notamment en raison de sa conception de la mémoire comme un réservoir, totalisant tous les souvenirs ne demandant qu’à être révélés (comme le critique Clermont, 2010). 382 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3)

Au contraire, nous mettons en évidence les rapports de pouvoir présents dans la constitution de l’héritage paralympique ainsi que les conditions socio-historiques nécessaires à la production de ce type de mémoire et de récit. Nous considérons donc l’ouvrage de Petitclerc 16 jours à Pékin dans une perspective qui conceptualise la mémoire comme tekhnè (Frow, 1997) et dans laquelle l’autobiographie est considérée comme une technologie de mémoire. Nous souhaitons réfléchir à la mémoire comme tekhnè puisqu’elle permet de mettre en lumière l’art de faire qui la rend possible ainsi que les diverses médiations qui la font être et qui lui donnent sa couleur particulière. Pour Frow, conceptualiser la mémoire comme tekhnè implique de la considérer comme étant structurée par des conditions d’existence technologiques et techniques, ce qui fait du concept de mémoire à la fois un mode spécifique d’archivage, allant du livre au musée, et des techniques d’apprentissage de commémoration. Cela en fait, somme toute, un concept hautement lié au contexte culturel dans lequel il prend forme. Dans cette perspective, 16 jours à Pékin est donc autant un support matériel (qui contient, met en forme et perpétue les souvenirs de Chantal Petitclerc) qu’une technique de narration et de construction du souvenir, s’apparentant au carnet de voyage et au journal intime. 16 jours à Pékin prend donc forme à travers un contexte spécifique. Même si le livre met en scène des souvenirs qui semblent intimes, il renvoie néanmoins à une façon de faire culturellement située et permet de dégager des enjeux plus larges que ceux liés à la simple expérience de Petitclerc. Pour Frow (1997), la mémoire ne peut être envisagée sans ancrage matériel, ni être pensée comme entité spirituelle détachée d’une médiation quelconque. Au contraire, il la considère comme une construction qui prend forme par une logique de textualité et de réversibilité, dépendante de sa médiation : [M]emory, rather than being the repetition of the physical traces of the past, is a construction of it under conditions and constraints determined by the present. My figure, then, is that of the logic of textuality: a logic of an au - tonomous narrative order and necessity which takes the form of a structural symmetry and the reversibility of time (Frow, 1997, p. 228). Dans cette perspective, le concept de mémoire ne peut être pensé en dehors de la matérialité qui la fait être, ce qui attribue au livre un statut plus grand que celui de « lieu de dépôt » de ce qui serait les souvenirs déjà constitués de Petitclerc. Considérer le livre de Petitclerc comme une technologie de mémoire permet plutôt de mettre l’accent sur les conditions de possibilité par lesquelles cette mémoire devient existante et, par le fait même, par lesquelles ce livre est rendu possible. Appréhender la mémoire à travers ses pratiques et sa matérialité permet aussi de l’envisager comme un processus qui a des effets. En n’étant pas de l’ordre d’un déjà-là, qui lie les membres d’un groupe ensemble, mais en étant plutôt de l’ordre d’un processus toujours en train de se faire (Clermont, 2010), l’exercice de mémoire participe également à la production de subjectivités (celle de Petitclerc dans ce cas-ci) et de collectivités (celles des paralympiens, des athlètes, des femmes, etc.). la production de représentations du passé contribue ainsi à créer des subjectivités qui, au même titre que la mémoire, ne sont pas inhérentes aux individus, mais sont plutôt traversées par des façons de faire issues d’un contexte socio-historique particulier. Valois-Nadeau, Gauthier & Pelletier Une contre-mémoire de paralympienne 383

Comme l’explique Gillian Swanson (2000), la technique de narration de l’autobiographie prend forme dans une conjoncture moderne où : « imagining a “self”—and writing autobiography from this perspective—is an historically specific gesture, a result of seeing subjectivity as a valid centre of meaning and knowledge » (p. 111). la conception moderne du soi comme entité se remémorant son expérience pour ensuite mieux raconter son histoire est centrale dans les modes d’expression de la mémoire comme l’autobiographie. Mais à l’instar de notre compréhension de la mémoire, nous considérons l’autobiographie comme une technique ancrée socialement et historiquement qui fait être l’expérience, en tant que processus par lequel la subjectivité se construit et non comme preuve d’authenticité de cette subjectivité (Scott, 1991). Cette démarche vise d’abord à remettre en question l’idée d’une essence individuelle intrinsèque pour plutôt placer l’accent sur les techniques et technologies qui leur attribuent cette valeur d’authenticité. Dans cette perspective, Petitclerc n’est pas a priori une athlète qui vit des expériences qu’elle comprend en tant qu’athlète; plutôt, c’est en appréhendant ses expériences comme étant celles d’une athlète qu’elle en vient à se représenter elle-même comme athlète. Ainsi, nous n’envisageons pas l’expérience hors de toute médiation; nous proposons plutôt que le récit des expériences de Petitclerc les rend effectives et participe alors à la construction de sa subjectivité singulière, sans toutefois être unidimensionnelle. Penser l’autobiographie comme technique et technologie de mémoire implique donc des enjeux d’authenticité, comme nous venons de le voir, mais aussi de visibilité. Certains sujets sont à certains moments historiques rendus possibles ou rendus plus visibles que d’autres (Foucault, 1975). Cela ne veut pas dire qu’un groupe longtemps caché est soudainement devenu visible, mais que ce groupe s’est mis à exister en tant que groupe et est alors devenu visible. À certains endroits et à certaines époques, des personnes avec un handicap faisant du sport ne seront pas considérées comme étant des athlètes. Cette visibilité, rendue possible par exemple par des institutions et des représentations, peut à la fois les assujettir à des normes sociales et leur permettre une prise de parole. Dans le contexte de parution de 16 jours à Pékin, les personnes vivant avec un handicap sont reconnues comme pouvant être des athlètes professionnels, ce qui permet la parution du livre (et la production de la mémoire) de Petitclerc. Son expérience n’existerait pas de la même manière sans ces conditions de possibilité : une conception moderne du soi permettant une narration au je et la reconnaissance/visibilité des personnes vivant avec un handicap comme pouvant être des athlètes (et non seulement faire du sport). Ainsi, par la même occasion, le livre rend effectives certaines formes de collectivisation (en l’occurrence « athlètes avec handicap ») qui sont autres que celles produites par le narratif dominant. Alors, dans la mesure où il est conçu comme une technologie de mémoire produisant des effets de subjectivation et de collectivisation, comment le livre 16 jours à Pékin de Chantal Petitclerc participe-t-il à la production de son expérience d’athlète paralympique par rapport au narratif dominant sur le Mouvement paralympique? Nous répondrons à cette question de deux manières, traitant d’abord de l’objet-livre et 384 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3) de sa construction, soulevant des enjeux de représentation et de visibilité, pour ensuite aborder le récit autobiographique comme technique de production de l’expérience. 16 jours à Pékin : technologie de constitution d’une athlète à part entière En étudiant sa construction (son découpage, sa forme, ses photos), on se rend compte que le livre met en scène diverses représentations de Chantal Petitclerc. Dans un contexte où, comme Peers (2009) le relevait, les athlètes paralympiques sont anonymes, le livre de Petitclerc les rend individuellement visibles et permet la création d’une personnalité à laquelle on peut s’attacher. En s’appuyant sur la prémisse de la mémoire comme tekhnè, considérant la mémoire comme étant à la fois un espace de stockage et un processus technique de restitution, il nous est apparu à travers la narration de Petitclerc que se constitue une identité d’athlète professionnelle à part entière. les statistiques, les photos et le récit convergent pour créer une image qui se distancie de l’athlète anonyme. Ces formes de médiation participent plutôt à produire l’image d’une femme, amie, amoureuse, athlète au sommet de son art. Le livre comme objet de mémoire : faire être Petitclerc comme athlète professionnelle l’une des premières choses qui nous ont frappées dans 16 jours à Pékin était l’impression d’avoir accès à une Chantal Petitclerc plus authentique et plus intime que celle que l’on suit généralement dans les médias. À travers le récit qu’elle propose aux lecteurs—et que nous présentons plus loin— et par le biais des photos insérées dans son livre, sa vie intime est publicisée. Nous présenterons dans cette section le rôle de l’objet-livre dans la production d’une mémoire, à travers l’effectivité des représentations qu’il contient. À plusieurs moments, à la manière d’un scrapbook ou d’un carnet de voyage, des photos de son amoureux, de ses amis, de ses voyages et de moments personnels extérieurs à la compétition sont affichées. la présence de ces représentations contribue à redéfinir, ou du moins à mettre en question, les frontières des sphères privées et publiques de la vie de Chantal Petitclerc et à élargir les représentations qui lui sont généralement associées. Par le biais de cet art de faire, apparenté au carnet de voyage, Petitclerc publicise une dimension privée de la vie d’une athlète, dimension qui est généralement peu visible, surtout chez les athlètes avec un handicap. À travers le brouillage des frontières des traditionnelles sphères publiques et privées ainsi que par la représentation de diverses images (autres que le texte), 16 jours à Pékin fait être Chantal Petitclerc sous diverses facettes. Dans le cadre d’une représentation médiatique généralement anonyme des athlètes avec un handicap (Peers, 2009; Schell & Rodriguez, 2001), présenter ce que d’aucuns pourraient percevoir comme sa vie « privée » nous semble une manière par laquelle Petitclerc s’oppose à cette anonymisation. Nous faisons référence depuis le début de ce texte au livre de Petitclerc à la fois comme à une autobiographie, qui a un caractère par nature public, et comme à un journal intime ou de voyage, habituellement défini par son caractère privé. Puisque nous soutenons que le livre de Petitclerc brouille les frontières entre le public et le privé, nous continuerons d’utiliser tous ces termes en alternance. le journal intime trouve ses racines dans l’idée d’un Valois-Nadeau, Gauthier & Pelletier Une contre-mémoire de paralympienne 385 enregistrement quotidien d’événements, de sentiments, de réflexions personnelles par un auteur qui écrit pour lui-même. Pour José van Dijck (2007), c’est un outil qui permet une relecture et un travail de mémoire, ou une édition, de ses expériences personnelles. Cette auteure considère l’usage quotidien du journal intime comme un processus constructeur du soi et une pratique de communication, d’une manière similaire à l’autobiographie chez Swanson (2000). Bien que le journal intime semble a priori réservé à soi, conçu pour soi, van Dijck le considère comme une pratique de communication, dans la mesure où la conscience de pouvoir être lu reste présente et influence par conséquent le mode d’écriture. l’ouvrage de Petitclerc est déjà conçu pour des fins publiques et ce, d’une façon plus évidente sinon plus assumée que ne l’est le journal intime : il est publié aux Éditions la Presse, vendu en librairie, et contient certains extraits qui apostrophent explicitement ses « lecteurs et lectrices » (Petitclerc, 2009, p. 54). Il va sans dire que 16 jours à Pékin s’inscrit dans un processus de communication, où la définition de soi se constitue par le biais du regard connu d’autrui. l’autobiographie de Chantal Petitclerc, qui dresse un portrait au jour le jour de son aventure paralympique, reste très proche de cette formule du journal évoquée par van Dijck : [S]ubjectivity and affectivity constitute each other in a constant feedback loop between self and others, where narration of experiences, memories, and feel - ings of others contribute to the formation of the self (2007, p. 56). Nous voyons bien que la frontière entre ce qui est traditionnellement conçu comme les sphères publique et privée est mouvante et poreuse. Néanmoins, le recours à de tels éléments conçus comme étant traditionnellement de l’ordre du privé crée un effet particulier dans le processus de représentation identitaire de Petitclerc. Compte tenu des enjeux associés à sa condition physique et à la reconnaissance de son sport, la visibilité d’une telle intimité nous semble renverser la vision figée des paralympiens promue par le discours dominant du Mouvement paralympique. Si la vie hors compétition de Petitclerc y est visible, des représentations associées à l’univers sportif, telles les statistiques et les photos, sont aussi très présentes dans le livre. De la même façon que l’illustre Patricia Clermont (2010) avec les statistiques autour de Maurice Richard, la présence de tableaux statistiques des performances sportives de Petitclerc rend effectif le fait que celle-ci est une athlète professionnelle de renommée internationale. les statistiques autour de Chantal Petitclerc rendent évident son rapport au monde du sport professionnel et permettent également de suivre l’évolution de ses performances et de magnifier son statut de championne. Présenter dans 16 jours à Pékin les records qu’elle a battus (non seulement par un tableau de statistiques, mais par des photographies montrant le tableau des temps et du classement sur la piste de compétition même) permet de s’éloigner de la vision guttmanienne du paralympisme, où le sport est uniquement vu comme un moyen d’empowerment et d’acceptation du handicap, pour souligner les exploits sportifs. En plus de rendre explicite son appartenance à l’univers des grands sportifs, ces statistiques font être Chantal Petitclerc en tant que sportive professionnelle de haut niveau. l’approche de Frow (1997) permet ainsi de rendre compte du rapport et de la dynamique qui se créent entre les individus et l’objet de mémoire. Si on resitue 386 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3) l’autobiographie/carnet de voyage dans un contexte où, comme le disait Peers (2009), les athlètes paralympiques sont peu visibles et sont principalement définis par leur handicap, on se rend compte que 16 jours à Pékin crée d’autres représentations de Chantal Petitclerc et la fait être comme une femme, une amoureuse, une voyageuse et une athlète professionnelle, sans toutefois nier le handicap, puisque le fauteuil demeure présent dans le récit et les photos, mais à titre d’accessoire faisant partie de sa vie. Comme l’indique Frow, penser le livre comme technologie permet alors de resituer l’importance de la représentation au sein du processus de construction de mémoire : To say that memory is of the order of representation rather than a reflex of real events, and that its temporality is that of the reworking of earlier material rather than that of a causality working as a line of force from the past to the present … is to say that this experience is always reconstructed rather than recalled (Frow, 1997, p. 234). Cette reconstruction de l’expérience, et par conséquent de la mémoire, comme Frow l’appelle, entrouvre la possibilité de travail de/sur soi. lorsque le livre devient aussi l’espace d’un récit de soi, le processus de subjectivation n’en devient que plus évident. L’autobiographie comme technique de récit de soi : mise en scène d’une mémoire personnelle le récit qu’effectue Petitclerc renvoie à une technique de mémoire associée à un travail de/sur soi. l’écriture d’un récit de soi, peu importe sa forme, est toujours liée à un processus de construction identitaire, puisqu’il y a par le récit une mise en scène de soi, où l’imagination et l’affect jouent un grand rôle. En modulant la chronologie du récit et le type d’extraits choisis, Petitclerc poursuit avec la narration le type de travail entrepris avec les images et le découpage. D’abord, Petitclerc propose une certaine logique temporelle en insérant divers instants au récit : elle parle de l’accident qui l’a paralysée à l’âge de treize ans, soit d’un passé plus lointain, mais elle raconte principalement le détail de ses seize jours à Pékin, éléments d’un passé plus rapproché. Elle termine son récit en se demandant ce qui l’attend à l’aube de ses 40 ans, se projetant alors dans le futur. En tissant elle-même la trame de son récit, Petitclerc crée une cohérence à travers son parcours d’athlète, mais aussi à travers l’évolution de sa personne. Comme l’a souligné van Dijck (2007), c’est par le biais de la mise en récit de soi, par laquelle l’individu se remémore ses expériences et trace l’unité de sa propre trajectoire, que la subjectivité se construit. la subjectivité n’est donc pas conçue comme une entité qui existe a priori, mais elle se constitue plutôt a posteriori, par l’articulation et la réinterprétation de souvenirs. En racontant en détail ses entraînements, son régime, la réparation de son fauteuil, elle consolide d’abord et avant tout son identité d’athlète professionnelle. Présentant ses expériences, Petitclerc ne néglige pas de critiquer les institutions sportives pour leur traitement des athlètes avec un handicap. Elle raconte un jour où elle n’avait pas accès à une piste d’entraînement qui était interdite aux fauteuils roulants sous prétexte qu’ils risquaient de l’endommager : Je ne me suis jamais sentie aussi humiliée de toute ma vie; je n’ai jamais vécu pareille discrimination. À cette époque, être un athlète paralympique signifie Valois-Nadeau, Gauthier & Pelletier Une contre-mémoire de paralympienne 387

faire face à plusieurs défis, et pas seulement sur la piste. les mentalités com - mencent tranquillement à évoluer, mais on est encore constamment con - fronté à l’ignorance et aux préjugés (Petitclerc, 2009, p. 18). Cet extrait présente un exemple de critique qu’elle fait à une institution sportive, mais aussi une définition de l’athlète paralympique à une époque donnée comme étant quelqu’un qui fait face à des défis. Contrairement à Peers (2009), le récit de Petitclerc rejette en partie une critique sociale plus générale en affirmant que son rôle concerne le dépassement et la compétition, plus que la politique. À propos de ce même incident, elle déplore : « Tandis que ce qui nous passionne, c’est le sport, il fallait en plus se mettre à la politique! » (Petitclerc, 2009, p. 18). Cela ne veut toutefois pas dire que Petitclerc se désengage complètement d’un rôle politique. Seulement, comme elle le dit elle-même : « J’ai toujours eu la conviction qu’on pouvait davantage faire avancer les choses par l’action que par de longs discours » (Petitclerc, 2009, p. 94). Enfin, la représentation d’athlète professionnelle n’est pas la seule que Petitclerc met de l’avant. En élargissant le cercle de ses expériences d’athlète à celles de la vie quotidienne, elle se présente comme une personne multidimensionnelle : Même si, en compétition, chaque athlète a à revêtir l’uniforme de son équipe, au village, on doit théoriquement porter celui de l’équipe canadienne, conçu et fourni par une chaîne de magasins canadienne. Ce qu’il y a de chouette avec cette commandite, c’est qu’on reçoit une tonne de vêtements comme jamais on [n’]en a reçu[s] auparavant. Quand on passe deux semaines tapissé de feuilles d’érable de la tête aux pieds et que le rouge primaire ne figure pas dans notre palette de couleur[s], la variété, c’est plaisant! Aussitôt arrivés au village, un gros sac nous attend sur notre lit avec, à l’intérieur, des chandails, des camisoles, des pantalons, etc. Un tel cadeau réveille le petit enfant qui sommeille en nous : on essaie chaque morceau, puis on se précipite à l’extérieur de la chambre pour obtenir l’avis des autres. De vraies filles, quoi! … le lendemain, ils seront prêts, même cet affreux pantalon brun pâle, orné d’un motif de camouflage canadien, qui alimente bien des conversations… Non, mais vraiment! À quoi donc le designer pensait-il? (Petitclerc, 2009, p. 34) Cet extrait met en scène une Chantal Petitclerc se présentant comme une « vraie fille », possédant un sens de l’humour et une personnalité affirmée. Contrairement à l’image plutôt unidimensionnelle et réductrice généralement associée aux athlètes avec un handicap (Peers, 2009), Petitclerc n’offre pas une vision simplifiée d’elle-même. Au final, elle n’insère pas son histoire personnelle dans la grande histoire du Mouvement paralympique. En ne faisant que très peu mention de celle-ci, elle s’en détache et crée sa propre subjectivité en dehors du discours du Mouvement. Néanmoins, comme le soulignait Swanson (2000), la mémoire ne se produit pas de façon isolée : elle se constitue à travers des connaissances culturelles et historiques spécifiques. Dans cette optique, Petitclerc fait allusion à l’idéologie du supercrip (qu’elle critique brièvement, d’ailleurs), mais propose un récit différent. En soulignant qu’elle est une femme « avec ses forces et ses faiblesses » (Petitclerc, 2009, p. 54), qu’elle ne fait que vouloir se dépasser dans son sport, comme n’importe quel athlète 388 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3) de haut niveau, Petitclerc contrecarre une représentation misérabiliste des personnes avec un handicap et son récit ne semble pas du type à générer l’inspiration misérabiliste du supercrip. Si l’on se fie à ce qu’elle écrit, elle ne veut pas inspirer à cause de son handicap; si elle inspire, elle veut que ce soit en tant qu’athlète : « Quand Peter [son entraîneur] me regarde, il voit une athlète en fauteuil roulant qui performe, pas une handicapée qui se dépasse en faisant du sport » (Petitclerc, 2009, p. 53). Si on admire Petitclerc et ses collègues paralympiens en lisant le livre, c’est en leur qualité de sportifs. Et lorsqu’elle mentionne les obstacles supplémentaires auxquels font face les paralympiens (préjugés, interdictions, reconnaissance moindre, etc.), elle ne les attribue jamais à la différence corporelle : Mais fauteuil roulant ou pas, Dean [Bergeron, autre paralympien] reste un athlète né, et tout ce qu’il n’a pas accompli sur la glace [au hockey, en raison d’un accident], il l’a réalisé sur des pistes d’athlétisme autour du monde—le salaire dans les sept chiffres en moins, on s’entend! (Petitclerc, 2009, p. 43) Ici comme ailleurs, Petitclerc parle d’un paralympien en tant que sportif et elle souligne les différences entre les athlètes paralympiques et les athlètes olympiques ou professionnels en usant d’un humour cynique. Cette façon de cadrer les choses la montre pleinement consciente des obstacles et des injustices et permet de mettre en évidence que ces obstacles ne sont pas dus aux handicaps physiques, mais bien à la place que l’on fait à ceux-ci dans la société. la conception de la mémoire comme tekhnè que nous avons exposée jusqu’ici nous amène maintenant à nous demander en quoi les techniques de définition et de redéfinition de soi abordées peuvent constituer l’autobiographie de Chantal Petitclerc comme un lieu de contre-mémoire. Nous répondons à cette question en analysant le passage de l’anonymat à l’individualité par l’assemblage de catégories préexistantes (plus que par la création ex nihilo de catégories autres). 16 jours à Pékin comme lieu d’une autre mémoire? Selon Christine Bold, Ric Knowles et Belinda leach (2002), la contre-mémoire serait un processus de remémorialisation continu, pour lutter contre la mémoire culturelle hégémonique qui tend à naturaliser certaines attitudes et comportements. Dans le cas des athlètes avec un handicap, cette mémoire prend forme à travers un narratif dominant où le succès de ces athlètes est individualisé, où il dépend d’eux-mêmes et non de structures sociales, alors même que la passivité et l’anonymat pour les personnes ayant un handicap sont construits comme naturels. la remémorialisation active implique d’éviter l’atomisation des situations de pouvoir et de plutôt mettre l’accent sur les discours qui naturalisent certains comportements (c’est d’ailleurs ce que nous cherchons à faire avec ce texte). Nous pensons que le travail de mémoire fait par Petitclerc dans ce livre contribue à rendre visible ce qui est oublié d’une façon active par le discours dominant, bien que nous ne puissions statuer sur l’intentionnalité de ce travail. En se faisant être comme une athlète professionnelle et comme une personne multidimensionnelle, Chantal Petitclerc produit une contre-mémoire qui défie ce discours dominant qui réduit au silence et rend invisible (lipsitz, 1990) le type de mémoire que fait être Petitclerc. les Valois-Nadeau, Gauthier & Pelletier Une contre-mémoire de paralympienne 389 athlètes avec un handicap sont souvent vus comme étant unidimensionnels : sans sexualité, sans genre, sans famille ni amis, n’existant que par et pour le sport (Peers, 2009; Schell & Rodriguez, 2001). Tout au long du récit, Petitclerc ajoute d’autres dimensions à sa personne. le contexte de représentation des personnes avec un handicap crée d’ailleurs des enjeux qui pourraient surprendre : alors que l’on pourrait applaudir une représentation non sexualisée d’une athlète sans handicap, étant donné la tendance des médias à sexualiser celles-ci (Schell & Rodriguez, 2001), une telle représentation ne serait qu’une énième instance de l’asexualisation des femmes avec un handicap en général. Une représentation sexualisée d’une athlète avec un handicap telle que Petitclerc, dans ces conditions, aurait l’avantage de reconnaître cette dimension souvent tue (Schell & Rodriguez, 2001). Ce que produit le récit autobiographique de Chantal Petitclerc pourrait cependant se distinguer de la conception de contre-mémoire que proposent Bold et ses collègues (2002), notamment dans les dimensions d’empowerment collectif et de transférence. Par le biais des témoignages publics des expériences des femmes, les auteurs soulignent l’important passage du je au nous, ce qu’ils appellent la transférence, dans le cadre de la construction d’une contre-mémoire féministe. le groupe en opposition se constitue alors par le biais de la performance de ses témoignages, par le partage du récit des expériences de violence passées. Il y aurait dès lors empowerment collectif par ce partage de témoignages : ce qui est arrivé à une première femme, à une deuxième et à une troisième est en fait ce qui arrive aux femmes. Vu l’anonymat des athlètes paralympiques en général, il semble que le passage du je au nous dont parlent Bold et ses collègues soit remplacé dans le récit de Chantal Petitclerc par le passage d’un nous (anonyme, hégémonique, celui d’un groupe informe d’athlètes avec un handicap) au je (Chantal Petitclerc, personne multidimensionnelle). Il semble donc en effet que les façons dont se mettent en forme les contre-mémoires et l’empowerment dépendent de la singularité d’un contexte. Il est important de souligner que ces modalités de résistance ne sont pas uniformes, totales ou partagées par tous les paralympiens. Dans son article, Peers (2009) s’oppose clairement au Mouvement paralympique et nous offre deux exemples de moments de résistance : 1) les membres de l’équipe coréenne de boccia (Shin Hyuk lim, Jin Woo lee et Ki Yean lee) ont, en 1992 à Barcelone, jeté leurs médailles par terre lors de leur remise pour protester contre une nouvelle règle concernant leur sport; 2) une manifestation pacifique menée par plusieurs athlètes, concernant le traitement de deuxième classe qu’on leur réservait, se préparait à en 1996, mais ses leaders ont été arrêtés (sur les directives du président du Comité international paralympique) avant qu’elle ne puisse avoir lieu. Peers appelle, à la fin de son texte, à une résistance collective, à la constitution d’un nous de personnes avec un handicap qui rejettent l’idéologie du Mouvement. Malgré cela, pour Peers, les récits individuels (comme celui de Petitclerc) trouvent néanmoins leur place dans la formation d’une contre-mémoire : « I know that the seeds of resistance are also embedded in every story that I tell about myself and to myself » (2009, p. 662). De ce que nous avons retenu de notre analyse de Petitclerc (2009), s’identifier au « nous » handicapé déjà construit par le discours dominant semble, pour les athlètes 390 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3) paralympiques, tout le contraire d’une contre-mémoire et d’un processus d’empowerment. la capacité d’agir et de choisir de Petitclerc passe par la constitution d’une mémoire ayant pour effet de la représenter différemment, individuellement, et de la dissocier de l’idéologie du Mouvement paralympique. S’il y a empowerment dans 16 jours à Pékin , ce serait donc par le travail de mémoire et les représentations que Petitclerc met en forme, plutôt que par une critique et une opposition directes au Mouvement paralympique. Sa position face au Mouvement est nuancée et parfois ambiguë, car elle ne le dénigre pas dans l’absolu, mais n’hésite pas à en critiquer certains aspects. Toutefois, l’institution d’une mémoire autre que celle du discours dominant, que cette mémoire autre soit celle proposée par Petitclerc ou par Peers, semble être un enjeu important pour les athlètes paralympiques en leur permettant de changer le rapport de force entre eux et le Mouvement et d’offrir une visibilité qui puisse être autre que celle du supercrip ou de l’anonymat derrière le handicap. Petitclerc se raconte ainsi comme une femme, une amie, une amoureuse, une athlète. Ce qui ne l’empêche pas de (re)présenter plusieurs nous dont elle fait partie : toutefois, ces formes d’identification s’éloignent des représentations anonymes d’athlètes avec un handicap. Un premier nous est celui des femmes, auquel elle fait référence en parlant des « vraies filles » (voir l’extrait déjà cité ci-dessus) ou de son horreur lorsqu’un médecin l’enjoint à porter des bas de contention : « Seule une fille peut comprendre la détresse d’avoir à porter ces horribles bas de voyage. Ça dépasse les limites du supportable ! » (Petitclerc, 2009, p. 153). Une certaine idée des femmes (ou des « filles », comme elle en parle) est cadrée, les soulignant d’abord et avant tout comme des personnes que la mode peut faire s’exciter ou éclater en sanglots. Cette représentation conventionnelle de la féminité se retrouve chez plusieurs athlètes féminines : « DePauw (1997) points out that many women who participate in sports must still conform to traditional standards of femininity » (Schell & Rodriguez, 2001, p. 128). Il serait intéressant de creuser cette question plus en profondeur, mais nous nous contenterons de souligner ici que les nous que mobilise Petitclerc viennent avec un ensemble d’enjeux qui leur sont propres et dont il peut être difficile de faire abstraction. Un second nous est celui de l’équipe canadienne. Comme nous l’avons vu plus haut, Petitclerc reçoit des vêtements à l’effigie du pays d’appartenance. Il est intéressant de noter qu’elle parle de son appartenance à l’équipe canadienne, mais qu’elle n’élargit pas cette appartenance à un plan politique. De plus, elle se positionne comme athlète « élitiste » (p. 53), se comparant aux athlètes olympiques et distinguant alors deux types d’athlètes paralympiques. Elle parle du passage de la vision philanthropique à la « performance à l’état pur » (p. 53) et des gens qui ont des visions différentes à ce sujet. Pour elle, les athlètes qui, comme elle, s’intéressent d’abord et avant tout à la performance ont « dépassé leur propre mouvement à ce chapitre » (p.53). Petitclerc n’est pas seule à affronter ses défis. Ainsi, un autre nous est mis de l’avant, constitué de son équipe (entraîneur, psychologue, massothérapeute, etc.). Elle leur consacre des chapitres entiers et son livre est dédié « aux trois coachs de [sa] vie » (non paginé). Il semble donc y avoir plusieurs nous qui se forment : elle parle des femmes, de l’équipe canadienne, des athlètes paralympiques (un nous qui « fait face » à des in - Valois-Nadeau, Gauthier & Pelletier Une contre-mémoire de paralympienne 391 justices mais qui vit aussi des divisions internes) et de son équipe où chacun a sa per - sonnalité (les chapitres qu’elle leur consacre sont intitulés de leurs prénoms et elle donne des détails sur leur personnalité). Petitclerc fait très peu référence à un nous qui serait composé des personnes avec un handicap. lorsqu’elle parle de membres de son entourage qui ont un handicap (surtout des collègues et adversaires), elle ne mentionne pas leur handicap—avec l’ex - ception de Dean Bergeron, dont nous avons exposé la présentation ci-dessus. Néan - moins, Petitclerc est consciente de ce que les Paralympiques participent à projeter une image positive des personnes avec un handicap, ce qui selon elle profite à celles-ci, du moins dans le cas spécifique de la Chine : Disons simplement que, au-delà du discours officiel, être une personne hand - icapée dans la République populaire de Chine n’est pas exactement une bonne nouvelle. Dans cet immense pays qui se développe à un rythme d’enfer, une personne handicapée reste encore perçue comme une honte pour la famille et on la cache souvent à la vue des autres. […] Il reste beaucoup de travail à accomplir pour changer les mentalités, travail que les athlètes para - lympiques chinois ont bien amorcé en dominant ces Jeux et en faisant la magistrale démonstration qu’ils avaient beaucoup plus de potentiel que de limites (Petitclerc, 2009, p. 93-94). la pluralité des nous (femmes, athlètes, membres d’une équipe, personnes avec un handicap) qu’elle met de l’avant est tributaire de formes de collectivisation déjà existantes, mais qu’elle réarticule différemment à travers sa mise en récit singulière. les nouvelles représentations qui en émergent jettent alors un éclairage différent sur les athlètes paralympiques, malgré la réitération de formes de collectivisation déjà existantes. Parce que la technologie du livre permet une réécriture et donc une transformation de celles-ci dans leur mise en relation, nous proposons que c’est l’assemblage de toutes ces représentations, et non la création d’un nouveau nous en soi, qui fait de 16 jours à Pékin une mémoire autre que celle du discours dominant. Ainsi, penser l’autobiographie comme processus de constitution de la mémoire nous aura permis de dépasser une certaine forme de déterminisme pour aller soulever les nuances et subtilités du processus de subjectivation et du positionnement des paralympiens à l’égard du Mouvement paralympique. la création du soi est toujours ancrée dans une conjoncture particulière et ce, par l’entremise de diverses techniques et technologies dont font partie l’autobiographie, le journal intime et le carnet de voyage. la prise en compte ici des enjeux à l’aune desquels la mémoire de Petitclerc s’est constituée était essentielle pour éclairer les principales tensions présentes lorsque l’on se présente comme une femme, une athlète, une paralympienne. Taire tout ce contexte aurait signifié pour nous taire les points de friction qu’elle a confrontés. Notes 1. Nous tenons à remercier line Grenier pour sa lecture attentive, juste et rigoureuse d’une version préliminaire de ce texte qui nous a permis d’enrichir et de développer plusieurs facettes de notre argument. Nous remercions également Damien Charrieras et les lecteurs anonymes de la revue pour leurs commentaires pertinents. 392 Canadian Journal of Communication, Vol 36 (3)

2. le vocabulaire est un lieu où diverses représentations s’affrontent. « Un handicapé » est défini d’abord et avant tout par le handicap qui paraît être un attribut individuel et fixe. la « personne handicapée » n’est pas définie par son handicap, mais elle lui reste étroitement liée. le terme « personne avec un handicap » laisse plus floue la conception du handicap, qui peut être considéré selon un éventail allant d’un problème individuel à un phénomène social. Enfin, parler d’une « personne en situation de handicap » souligne qu’une personne en fauteuil roulant, si elle fait face à des difficultés devant un escalier, n’a aucun « handicap » pour utiliser un ordinateur. Nous développerons plus loin les conséquences d’une conception individualisée ou au contraire sociale du handicap. Nous choisissons d’utiliser le terme « personne avec un handicap », mais nous recourons parfois aux autres expressions pour refléter les discours analysés. 3. les personnes avec un handicap intellectuel concourent aux Olympiques spéciaux, une organisation qui mériterait que l’on s’y attarde à la fois en elle-même et en ce qu’elle se positionne d’une façon particulière par rapport aux Olympiques et aux Paralympiques. Dans ces Jeux, tous les athlètes — de 8 à 80 ans — reçoivent une médaille de participation, en accord avec la devise : « Donnez-moi l’occasion de gagner. Mais si je n’y arrive pas, donnez-moi la chance de concourir avec courage ». 4. Ce type d’idéologie effectue un retour en force à travers d’autres problèmes, notamment celui de la pauvreté. Associé au néolibéralisme, ce discours met l’accent sur la responsabilité individuelle. À ce titre, les travaux de laurie Ouellette et de James Hay (2008) sur la téléréalité comme forme de médiation et de promotion de cette idéologie sont particulièrement évocateurs.

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