LA VIE PRODIGIEUSE DE GAUGUIN

Paul Gauguin, Autoportrait à Charles Morice, 1891, toile. DU MÊME AUTEUR (Chez d'autres Éditeurs)

LES PRIMITIFS NIÇOIS, 129 Reproductions. LA PEINTURE AU PALAIS DE MONACO, sous le Patronage de D.A.S. le PRINCE LOUIS II. INGRES. CLAUDE MONET, avec la collaboration de Blanche Monet. . GAUGUIN, les Documents d'Art, Monaco. MAURICE HENSEL, Tahiti et Montmartre, 12 aquarelles. GAUGUIN, LE PEINTRE ET SON ŒUVRE, avant-propos de , Presses de la Cité, édition anglaise James Replay. CLOÎTRES ET ABBAYES DE FRANCE, éditions du Louvre. LETTRES DE GAUGUIN A SA FEMME ET A SES AMIS, Bernard Grasset. Traductions : anglaise, américaine, suédoise, allemande, italienne et japonaise. MATISSE. DESSINS, avec la collaboration de l'artiste. GAUGUIN, Génies et Réalités, Hachette, 1961. (Chapitre IV, L'Homme qui a réinventé la Peinture); réédition, Chêne- Hachette, 1986.

AUX ÉDITIONS BUCHET/CHASTEL

Dans la Collection « Grandes Biographies » MALCOLM LOWRY, Douglas Day. HENRY MILLER, Jay Martin. CÉLINE, Erika Ostrovsky. MALRAUX, Robert Payne. HITLER, Robert Payne. COCTEAU, Francis Steegmuller. HENRY MILLER, Norman Mailer.

Hors collection PICASSO, Joseph Chiari CRÉSUS, Claude Kevers-Pascalis LE DUC DE LAUZUN, Clément Velay D.H. LAWRENCE, Henry Miller MAURICE MALINGUE

LA VIE PRODIGIEUSE DE GAUGUIN

ÉDITIONS BUCHET/CHASTEL 18, rue de Condé - 75006 Si cet ouvrage vous a intéressé, il vous suffira d'adresser votre carte de visite aux ÉDITIONS BUCHET/CHASTEL, 18, rue de Condé, 75006 PARIS, pour rece- voir gratuitement nos bulletins illustrés par lesquels vous serez informé de nos dernières publications.

© 1987 ÉDITIONS BUCHET/CHASTEL, Paris. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, l'U.R.S.S. y compris. , vers 1839. Dessin de Prassin, d'après un médaillon de Al. Baron.

Aline Gauguin, par Jules Laure, 1848, toile. Aline Gauguin par Paul Sérusier, 1895, d'après le portrait de ; La mère de l'artiste, toile.

Paul Gauguin, par Jules Laure, 1848, toile. La Case Tabou, Iles Marquises, par Achille Arosa, 1845, dessin.

Gustave Arosa et sa famille; de g. à dr. : Gustave, sa femme Zoé, Marguerite (dite Margot, agenouillée), Marie-Victorine et son mari Calzado. Photo Nadar. Mette Gad photographiée en 1891.

Mette Gad, 1873, dessin au crayon de Gauguin.

Marie Heegaard, 1873, dessin de Gauguin.

Marie Heegaard photographiée à la même époque. Photo Penabert. Paul Gauguin et Mette Gad, le jour de leur mariage en 1873. Photo Carjat.

Mette Gauguin et ses enfants en 1887 ; de g. à dr. : Jean, Clovis, Mette, Pola, Aline et Émil. Photo J. Petersen, Copenhague. Aline Gauguin, la fille de l'artiste, au Dane- Justine et Émil. Photo Fillage. Ils posèrent pour mark. une Etude de Nu que peignit Gauguin en 1880.

Gauguin dans son atelier, le vendredi 13 février 1891, avant son premier départ pour Tahiti. La crémerie de Madame Charlotte, rue de la Grande Chau- mière.

Les amis de Gauguin dans son atelier, rue Vercingétorix, en 1895; de g. à dr. : homme au chapeau nonLacombe identifié, et Larruel. Paul Sérusier, Photo Valle. Anna la Javanaise, Fritz Schneklud tenant son violoncelle, Georges Fritz Schneklud et Émile Schuffenecker (à dr.).

Paco Durrio dans son atelier du « maquis » à Montmartre. Photo. dans son cabinet de travail.

Vahiné à Tahiti. Fiche d'hospitalisation de Gauguin « indi- gent », à Papeete, 1890.

La tombe de Gauguin à Atuona, Hiva-Oa, Iles Marquises. L'Homme destiné à la grandeur doit être sourd, aveugle, insensible La vérité est dans l'au-delà des apparences Nous créons nous-même notre destin

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LE DESCENDANT DES INCAS

Ce n'est pas la vie qui explique l'Œuvre c'est l'Œuvre qui explique la vie.

E jeudi 6 juin 1848, Pierre, Guillaume, Clovis Gauguin, rédacteur au journal, le National, déclarait à la mairie du L IX arrondissement rue Drouot, la naissance de son deuxième enfant, Eugène, Henri, Paul, venu au monde la veille à son domicile, 52, rue Notre-Dame de Lorette. Après de longues recherches, Pierre Gauguin, un petit-fils du peintre, put retracer la généalogie de sa famille originaire de Gauguin, un hameau situé à quelques kilomètres de Courtenay dans le Loiret. Dès 1700 on trouve la trace d'une famille Gauguin dans cette région où un Guillaume Gauguin, marié à Marie Voreuse; exerce la profession de jardinier. Après lui plusieurs Gauguin, Etienne, Pierre, Adolphe, seront également jardiniers; jusqu'à Henri, Edouard Gauguin, devenu pépiniériste, dont la descendance existe toujours dans les environs d'Orléans. Avec Pierre Gauguin né en 1724, marié à Françoise Proust, apparaît la branche à laquelle appartient Paul Gauguin. Les des- cendants seront aussi jardiniers : Guillaume Gauguin, marié en 1771 avec sa cousine Marie-Madeleine, un autre Guillaume qui épousa sa cousine Marie-Anne Proust, puis se remaria à Monique Bonnet et nous arrivons à Guillaume Gauguin né en 1784, à Orléans, marié à Marie-Élisabeth Juranville, établi épicier dans le faubourg Saint-Marceau à Orléans. Si Isidore Gauguin « L'Oncle Zizi », le plus jeune fils de Guil- laume qui devait faire une petite fortune dans l'épicerie, resta auprès de son père, l'aîné Guillaume-Clovis, né le 18 avril 1814, avait préféré mener à Paris une carrière journalistique plus conforme à ses goûts. A Paris, entré au National, fondé par Adolphe Thiers et Armand Marrat, qui fut membre du gouvernement provisoire de 1848, maire de Paris et président de l'Assemblée constituante, le marquis de la République comme l'appelait le socialiste Louis-Adolphe Blanqui, Clovis s'était rapidement lié à des confrères républicains. C'est par l'intermédiaire de l'un d'eux qu'il rencontra et épousa le 15 juin 1846 une jeune fille jolie et timide, âgée de vingt et un ans, dont la mère Flora Tristan, après de multiples mésaventures, avait été victime d'un drame reten- tissant. Flora Tristan s'était mariée à André-François Chazal le 3 février 1821. Quelques mois auparavant, celui-ci l'avait engagée comme ouvrière coloriste dans son atelier de lithographies. Désireuse d'échapper à la misère qu'elle connaissait depuis son enfance auprès d'une mère sans ressources, demeurant dans un grenier rue du Fouare, près de la place Maubert, Flora, d'un caractère ardent et fantasque, était devenue à dix-huit ans la maîtresse du jeune graveur. Pendant leur liaison elle lui écrivit des lettres suggestives, éveillant chez cet être fruste une grande' passion : « Toute la nuit je n'ai fait que penser à toi, j'étais toujours avec toi, enfin je n'ai vu que toi dans la nature. Adieu ami de mon cœur où le matin comme je l'appelais, ce cœur, je te cherchais des yeux, ma bouche cherchait la tienne, mes bras cherchaient à te saisir sur mon sein, sur ce sein qui n'a connu le plaisir que par toi. » Son type de beauté espagnole attirait tous les regards. Son corps svelte, son visage au teint mat, entouré de longues boucles brunes, ses grands yeux, exerçaient sur son entourage une attraction irré- sistible. Frère d'Antoine Chazal, l'illustrateur des Leçons de Tapisseries pour servir aux Dames qui se livrent à cette occupation, spécialiste de la peinture de fleurs et d'animaux et professeur d'iconographie au Muséum du Jardin des Plantes, André Chazal, bien qu'excellent dessinateur lui-même, mais davantage artisan qu'artiste, était d'une intelligence moyenne, incapable de comprendre une nature fémi- nine tourmentée. Le mariage n'étant pas l'ambition première de Flora, son époux la vit peu à peu se détacher de lui et le mépriser pour son inaptitude à développer l'atelier de lithographie. Dans son livre Avant et Après, Paul Gauguin évoqua sa grand- mère, Flora, Célestine, Thérèse, Henriette Tristan Morcoso, née àdrôle Paris de le femme. 7 avril Elle1803. se Ilnommait écrivit : Flora« ... Ma Tristan. grand-mère Prud'hon était disait une qu'elle avait du génie. N'en sachant rien, je me fie à Prud'hon. Elle inventa un tas d'histoires socialistes, entre autres l'Union ouvrière. Les ouvriers reconnaissants lui firent dans le cimetière de Bordeaux un monument. Il est probable qu'elle ne sut pas faire la cuisine, un bas bleu socialiste. On lui attribue, d'accord avec Père Enfantin, le compagnonnage, la formation d'une nou- velledieu Mareligion, et elle la la religiondéesse Pa.du » Mapa, dont Enfantin aurait été le C'est que Flora Tristan n'était pas femme qu'on pouvait oublier. Elle était la fille de Don Mariano y Morcoso, colonel au service du roi d'Espagne et d'une Française émigrée sous la révolution, Thérèse Laisnay, avec qui il s'était marié religieusement à Bilbao, sans solliciter l'autorisation du roi. Quittant l'armée, Don Mariano était venu s'installer avec sa femme dans une belle propriété à Vaugirard, alors un faubourg de Paris. C'est au Petit-Château que Don Mariano, descendant d'une ancienne famille noble espa- gnole venue au Pérou avec Pizarre, le Conquistadore, et ayant femmefait souche et sa dans fille lesans pays, ressources. devait mourir en juin 1807, laissant sa Les Morcoso étaient métissés de sang indien. On racontait au Pérou, à Arequipa, le domaine de Don Pio, que dans les veines du richissime frère cadet de Mariano, coulait le sang de Monte- zuma, le dernier roi aztèque. Malgré les velléités de Flora de « devenir une femme parfaite », la descendante de Montezuma, mère de deux garçons, abandonna son mari après quatre ans de mariage. Une fille Aline-Marie devait naître quelques mois plus tard, le 16 octobre 1825. Flora usa de tous les moyens possibles pour garder ses enfants : disparitions, procès, plainte contre Chazal pour inceste envers Aline, ce qui valut au malheureux lithographe quelques mois d'emprisonnementlieu. à Sainte-Pélagie, avant de bénéficier d'un non- Après quelques années d'errance mouvementée, Flora qui, en 1833, était allée au Pérou réclamer à Don Pio, sans l'obtenir, sa part d'héritage paternel, publia en 1838 son premier livre, Péré- grinations d'une Paria, Dieu Franchise, Liberté, où elle ridiculisait André Chazal en évoquant leur vie conjugale, le dégoût que lui inspirait son mari, et ses aventure amoureuses. Ruiné, traqué par ses créanciers, exaspéré autant par sa déchéance que par cette histoire d'inceste imaginée par Flora, voyant le tribunal de première instance de la Seine accorder la séparation de corps à sa femme, Chazal, le 14 mars 1838, dessine une tombe sur une feuille de papier, inscrit au-dessus : « La Paria », et en dessous ces mots : « Il est une justice que tu fuis et qui ne t'échappera pas. Dors en paix pour servir d'exemple à ceux qui s'égarent assez pour suivre tes préceptes immoraux. Doit-on vaincrevictimes? la » mort pour punir le méchant? Ne trouve-t-on pas ses Il faut reconnaître que Flora et Chazal ne se ménageaient pas. Chazal traitait sa femme de prostituée. Dans sa rancœur, il écrivit : « Comment aurait-elle pu acquérir la fortune dont elle jouit? Elle qui ne possédait rien quand elle me quitta. Il a donc fallu qu'elle puisât cet or à une source impure et elle en a beaucoup trop pour qu'il provienne d'un lucre honorable. Oui cet or est le prix de son déshonneur, ses adultères complaisants le lui ont acquis et l'infâme qui fait considérer son bonheur dans la possession des richesses souriait en accumulant, sans s'inquiéter si son trésor n'était pas couvert de boue. » Et il concluait : « Que signifie ce titre de littérateur qu'elle usurpe, si ce n'est pour dire au monde j'ai un état. Où et quand a-t-elle acquis l'instruction nécessaire? Il y a encore là-dessous une intrigue qu'il sera facile d'éclaircir et ses liaisons avec Detavel dit Horner, condamné récemment pour faux d'un billet de 500 000 F, sa liaison avec cet homme ne justifie- t-elle pas mes soupçons? » Chazal répondait ainsi à Pérégrinations d'une Paria, et à la plaidoirie de son avocat, lors des audiences des 7 et 14 mars devant le tribunal de première instance, accor- dant à sa femme la séparation de corps : « L'homme à la destinée duquel sa vie venait de se lier », avait-il déclaré, « ne se donne pas la peine de modifier les habitudes de désordre dont il s'était fait une seconde nature. Livré à la passion dévorante du jeu, sacrifiant pour la satisfaire toutes les ressources du ménage, il compromit bientôt sa position et celle de sa femme et je vous laisse à penser combien fut malheureuse la condition de M Chazal, lorsque vous saurez qu'à ce goût de dissipation, M. Chazal joint un caractère irascible et violent ». L'obsession du malheureux Chazal devait inexorablement le conduire au drame. Après plusieurs tentatives pour rencontrer dans la rue Flora, qui à ce moment était la maîtresse du peintre Jules Laure, un ancien élève d'Ingres, Chazal l'attendit le 10 septembre 1838, vers quinze heures, devant son domicile 100 bis, rue du Bac, aujourd'hui le 110 — la maison Directoire où habita l'actrice Marie Dorval existe toujours — et avant qu'elle ait pu s'enfuir, tira un coup de revolver sur « l'être immoral » comme il la désignait, la blessant grièvement près du cœur. L'émotion fut considérable dans Paris, car la nouvelle s'était répandue rapidement que George Sand venait d'être assassinée par son mari, le baron Casimir Dudevant. Les journaux s'empa- rèrent de l'événement et chaque jour donnèrent des nouvelles de Flora. Ce drame avait attiré la sympathie du public parisien sur la victime, d'autant plus que les docteurs Récamier et Lefranc avaient déclaré que la balle en dessous du sein gauche dans la région du cœur n'avait pu être extraite. Flora dira quelques mois plus tard avoir été touchée par deux balles, l'une dans la poitrine, l'autre dans la région du cœur. Rétablie assez rapidement malgré la gravité de sa blessure, Flora assista au procès de son mari, devant la cour d'assises de la Seine, les 31 janvier et 1 février 1839. Le journal des Débats, le Siècle, le National, ont rendu compte du procès. Le Droit, dans son numéro du 1 février, raconte l'entrée de Flora, émue et défaillante dans la salle du Tribunal envahie par la foule : « Elle est vêtue avec élégance, son chapeau de velours vert orné d'un voile noir encadre gracieusement une figure remar- quable par la délicatesse des traits et leur régularité. Un joli nez grec, de beaux cheveux noirs, des yeux expressifs, un teint d'Es- pagnole, fixent agréablement l'attention et un vif sentiment d'in- térêt s'attache à cette femme qui a miraculeusement échappé à la mort. » Après deux longues audiences au cours desquelles l'avocat et homme politique Jules Favre défendit l'accusé, celui-ci, malgré l'habile plaidoirie de son défenseur, fut condamné à vingt ans d'emprisonnement. George Sand écrira à une amie : « Votre Flora est une comédienne », peut-être par jalousie, car depuis son procès, la jeune femme de lettres était devenue une personnalité. Pour le journal d'Avignon : « Un Parisien doit avoir dansé avec M Flora Tristan dans un raout de Jules Janin », mais Alphonse Constant la dépeint cruellement : « Ceux qu'aime M Tristan, elle les tue (au moral entendons-nous). C'est la Circée antique moins la baguette; c'est une sirène qui ne chante pas, mais qui dévore, c'est un adorable vampire qui vous tue l'âme et qui vous laisse votre sang, afin qu'il vous étouffe lorsque vous la quitterez furieux, sans même avoir la consolation de la faire mettre en colère, car elle est cruelle avec bonté, elle vous torture en souriant. Ange ou Satan, Dieu ou Diable, telle apparaît la femme à ceux qui ont le bonheur ou le malheur de la connaître. » Mais Jules Janin qui l'admirait fit de Flora un portrait différent sinon idyllique : « Elle était adorablement jolie, si ces deux mots peuvent aller de compa- gnie. D'une taille élégante et souple, d'un air de tête fier et vif, les yeux remplis des feux de l'Orient, une longue chevelure noire qui lui pourrait servir de manteau, ce beau teint olivâtre aux reflets éclatants quand la jeunesse et l'amour se mêlent sur cette joue ardente à tout brûler, les dents blanches, fines, agaçantes, régulières, beaucoup de grâce dans le maintien, de fermeté dans la démarche, d'austérité dans le costume. Rien qu'à la voir, l'œil brillant replié dans son fauteuil, vous eussiez deviné qu'elle appar- tenait aux lointaines origines, qu'elle était la fille des rayons et des ombres, qu'elle était une enfant des pays chauds, enfant per- due dans les pays du Nord. » L'Être immoral devenue femme de lettres avait déjà fait parler d'elle en publiant Pérégrinations d'une Paria en 1838, et pour le droit au bonheur de la femme, une pétition pour le rétablissement du divorce, supprimé après la chute de l'Empire en 1816. Col- laborant à l'Artiste, au Voleur, Flora fit paraître différents ouvrages dont Méphès, son unique roman que l'on dit autobiographique - il semble en effet inspiré d'aventures personnelles — en 1840 Promenades dans Londres, dans lequel, avant Gustave Doré par la gravure, elle décrit l'affreuse misère du prolétariat anglais et en 1843 L'Union ouvrière, devançant le Manifeste communiste de Karl desMarx ouvrières. et Engels, préconisant l'Union universelle des ouvriers et Cette fille des rayons et des ombres dont l'étrange beauté sédui- sait tous ceux qui l'approchaient devait mourir d'une congestion cérébrale le 14 novembre 1844, chez son amie Élisa Lemmonier à Bordeaux, pendant une tournée de propagande à travers toute ans.la France en faveur de l'Unité ouvrière. Elle avait quarante et un Deux souscriptions publiques contribuèrent à faire élever sur sa tombe au cimetière Chartreux à Bordeaux, une colonne tron- quée entourée d'une guirlande de chêne tenue par une main comme symbole de la force des classes laborieuses. Sur le socle de la colonne, on inscrivit : A la mémoire de Madame Flora Tristan auteur de l'Union ouvrière les travailleurs reconnaissant Liberté-Égalité-FraternitéSolidarité FLORA TRISTAN Née à Paris le 7 avril 1803 Morte à Bordeaux le 14 novembre 1844 SOLIDARITÉ Après sa mort, Aline, âgée de dix-neuf ans, douce et rêveuse autant sa mère était exaltée et impérieuse, avait été placée par une amie de Flora, M Roland, à la pension Bascan, 70, rue de Chaillot, où la fille de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore était sous-maîtresse. George Sand, qui reprochait à la « Femme Messie » sa vanité et ses colères, désirait marier la jeune femme avec le journaliste Édouard de Pomery. Dans une lettre qu'elle lui écrivit en janvier 1845, l'auteur de La Mare au Diable en fait la description suivante : « Cette enfant a l'air d'un ange; sa tris- tesse,et affectueux son deuil m'ont et ses beauxété droit yeux, au soncœur. isolement, Sa mère son l'aimait-elle? air modeste Pourquoi étaient-elles ainsi séparées? Quel apostolat peut donc faire oublier et envoyer si loin dans un magasin de modes un être si charmant et si adorable? J'aimerais mieux que nous lui fassions un sort que d'élever un monument à sa mère qui n'a jamais été sympathique malgré son courage et ses convictions. J'ai un conseil à vous donner, mon cher Pomery, c'est de devenir amoureux de cette jeune fille (ce qui ne sera pas difficile) et de l'épouser. Allons, partons pour la rue de Chaillot et invitez-moi bientôt à vos noces. » Malgré ses idées fourriéristes sur le « bonheur de l'humanité », celuiÉdouard d'Aline. de PomeryD'autres n'accourut projets de mariagepas rue s'élaborèrentde Chaillot, poursans abou-faire tir. Mais Clovis Gauguin fréquentait le salon de M Bascan. Le jeune homme — il avait trente-deux ans — ne résista pas au charme etsatisfaction à la beauté de destous vingt les amis et un de ans Flora, de «le l'être mariage adorable fut célébré » et, à lela 15 juin 1846, à la mairie du I arrondissement par l'adjoint au maire Nicolas Pavinbler, en présence d'Armand Marrast, de Jules Laure, le dernier amant de Flora, et de deux autres témoins. Peu après le mariage, le couple quitta le domicile de Clovis, dans3, rue l'immeuble Le Pelletier, où pour demeurait habiter auArmand 52, rue Marrast. Notre-Dame de Lorette, Mais Aline n'allait pas trouver dans son foyer le bonheur qu'elle espérait. Si l'année 1848 avait apporté à Clovis le 7 juin, un fils, Paul, Eugène, Henri — une fille, Marcelline, Marie, était née le 28 avril 1847 —, elle devait lui valoir la plus grande déception de sa carrière journalistique. Avec ses confrères du National, il avait mené une violente campagne en faveur de la candidature du général Cavagniac à la présidence de la République. L'ampleur de la défaite se mesurait à l'écrasante majorité qui amena au pouvoir1848. le prince Louis Napoléon Bonaparte, le 10 novembre Présumant que l'arrivée du neveu de Napoléon I à la prési- dence de la République inciterait celui-ci à un coup d'État, qui entraînerait inévitablement l'interdiction du National et la perte de sa situation, Clovis, inquiet de voir des troubles éclater dans Paris et aboutir aux barricades le 1 juin 1849, se sentit menacé bien qu'il ne fût pas une des personnalités les plus importantes du journal. Il décida de quitter la France après le baptême de son fils. La cérémonie, à laquelle il n'assista pas, eut lieu le 19 juillet. A cette occasion le fidèle Jules Laure qui, lors du mariage de Clovis et d'Aline avait fait le portrait de la jeune femme, exécuta bleus.et offrit aux parents celui du « Petit-Paul », bébé candide aux yeux A Copenhague, j'ai retrouvé cette toile que l'on croyait perdue. Mette Gauguin avait donné le portrait d'Aline à son fils Emil, qui l'avait emporté à Overgaard, province d'Iggland, Danemark, dans la propriété des parents de sa fiancée. Après avoir rompu ses fiançailles, la jeune fille refusa de lui rendre le portrait de sa grand-mère. Aline n'avait pas été étrangère à la décision de son mari. Vou- lant assurer à ses enfants une existence paisible, elle s'était rappelé que Don Pio de Tristan vivait presque centenaire au Pérou. L'hé- ritage de Don Mariano n'ayant jamais été réglé, peut-être trou- verait-elle auprès de lui, malgré ses démêlés avec sa mère, les ressources qui allaient lui manquer en France. Partis du Havre dans les premiers jours d'août 1849, à bord de l'Albert, un petit voilier à deux mâts au confort médiocre, la famille Gauguin entreprit un voyage pénible qui devait s'achever tragiquement pour Clovis. Comme l'Albert traversait le détroit de Magellan, Clovis, dont la santé n'avait jamais été très bonne — il souffrait d'une maladie de cœur —, succomba d'une rupture d'ané- vrisme, le 30 octobre 1849, après une violente dispute avec le capitaine du navire. On l'inhuma à Ponta-Arénas (Port-Famine), petit port situé à l'extrême pointe de la Patagonie, tandis qu'Aline désespérée,vers Lima. Petit-Paul et sa sœur Marie poursuivaient leur voyage S'il importe de noter pour la suite des événements que le père d'un homme qui parfois souffrira de la faim est mort à Port- Famine, il est aussi certain que sans l'arrivée au pouvoir du futur Napoléon III, Paul Gauguin n'aurait jamais séjourné sur la terre de ses ancêtres maternels. Or les cinq années qu'il passa à Lima marqueront profondément son enfance. Accueillis tendrement par Don Pio, plus sensible à la beauté de sa nièce — elle avait vingt-quatre ans — qu'à ses malheurs, le patriarche oublia que deux ans auparavant il avait fait brûler le livre de Flora Pérégrinations d'une Paria, sur la place publique d'ArequipaAline et ses oùenfants se trouvait connurent son domaineune existence et, pendant sans souci. cinq années, Dans Avant et Après, Gauguin évoque quelques souvenirs de cette enfance : « ...Je vois notre petite négresse, celle qui selon les règles porte le tapis à l'Église sur lequel on prie. Je vois aussi notre domestique chinois qui savait si bien repasser le linge. C'est lui qui me trouva dans une épicerie où j'étais en train de sucer de la canne à sucre entre deux bidons de mélasse, tandis que ma mère éplorée me faisait chercher de tous les côtés. A Lima, ce pays délicieux où il ne pleut jamais, le toit était une terrasse et les propriétaires étaient taxés à la fortune. C'est-à-dire que sur la terrasse, se trouve un fou, attaché par une chaîne à un anneau et que le propriétaire doit nourrir d'une certaine nour- riture d'une certaine simplicité. Je me souviens qu'un jour, ma sœur, la petite négresse et moi, couchés dans une chambre dont la porte ouverte donnait sur la cour intérieure, nous fûmes réveillés etLa pûmes lune éclairaitapercevoir la justechambre. en face Pas le unfou d'entre qui descendait nous n'osa de l'échelle. dire un mot. J'ai vu et je vois encore le fou entrer dans notre chambre, nous regarder puis tranquillement remonter sur la terrasse. Une autre fois je fus réveillé la nuit et vis le superbe portrait de l'oncle pendu dans la chambre, les yeux fixes, il nous regardait et bou- geait. C'était un tremblement de terre. » Gauguin écrit également dans ce livre : «J'ai une remarquable d'événements.mémoire des yeux » et je me souviens de notre maison et d'un tas Cette mémoire visuelle jointe à un don d'observation feront que le climat exceptionnel, la végétation luxuriante, le bariolage des foules péruviennes, la présence chez Don Pio de domestiques chinois et de négresses auront sur la formation de son esprit, comme sur son art, une influence déterminante. Toutefois, dans Avant et Après autant que dans ses lettres à sa femme et à ses amis, Gauguin travestit souvent la vérité. Une tendance à se magnifier le pousse à déformer la réalité et les événements qu'il raconte. Il évoque le départ de sa famille pour le Pérou en 1851 au lieu de 1849. Sous sa plume Don Pio est centenaire, alors qu'il n'avait que quatre-vingts ans, son fils Etchenique fut longtemps président de la République alors que vice-président en 1849, il ne fut pré- sident qu'en 1851 et le resta trois ans. Il affirme également que son grand-père maternel Don Mariano descendait des Borgia d'Aragon et que, dans ses veines, coule le sang du roi Aztèque Montezuma, Le Premier Orateur. Gauguin dira encore que les années s'écoulèrent agréablement dans le palais de Don Pio. Un véritable conte de fées. Mais pour Aline la vie quotidienne était loin de ressembler à une féerie car les attentions de Don Pio, amoureux de la jeune veuve malgré son âge, l'importunaient et elle devait subir la jalousie de nom- breux parents qui la considéraient comme une intruse. Aline était pour toute la famille la descendante illégitime, la parente pauvre. Autrefois Flora Tristan, ulcérée par les mêmes tracasseries familiales, avait quitté le Pérou sans regret. A son tour sa fille, comprenant que Don Pio ne restituerait pas l'héritage de son grand-père, décida de rentrer en France. En 1854, quatre ans après son arrivée à Lima, elle avait fait établir son passeport, mais elle hésitait à quitter le domicile de son oncle, craignant les difficultés pécuniaires liées à son départ. Le décès de Guillaume Gauguin, survenu à Orléans le 8 avril 1855, la délivrait de ce souci, son beau-frère ayant partagé ses biens entre son fils, Paul et Marie Gauguin. Une déception attendait Aline à Orléans. L'héritage n'était pas aussi important qu'elle l'espérait et son projet de s'installer à Paris devenait irréalisable. Elle accepta l'offre d'Isidore, subrogé tuteur de Marie et Paul, de partager la grande maison familiale, au 25, quai Tudelle, dans le faubourg Saint-Marceau. Si Paul pense parfois à l'éblouissant soleil péruvien, c'est pour mieux échapper à la grisaille d'Orléans. Cependant les années dans cette ville provinciale ne marqueront aucunement la per- sonnalité de l'adolescent. Toutefois quelques traits de son carac- tère font mieux comprendre le comportement qu'il adoptera plus tard. On le voyait dans le jardin entourant la maison, trépignant et jetant du sable autour de lui : « Petit-Paul, qu'est-ce que tu as? » lui demandait son oncle, et lui de répondre en trépignant encore plus fort : « Bébé est méchant. » A d'autres moments il restait immobile, silencieux comme en extase sous un noisetier qui ornait un coin du jardin. — Que fais-tu mon Petit-Paul? — J'attends que les noisettes elles tombent. Les études ne l'intéressent pas, par contre il aime sculpter de menus objets : un bouchon, un marron, des manches de poignard sans le poignard. « Un tas de rêves incompréhensibles pour les adultes. » Ce qui faisait dire à une vieille servante : « Ce sera un grand sculpteur. » Sculpteur, mais pas commerçant. Aline rêvait pour son fils d'une profession libérale. Gauguin raconte la scène suivante : « Je revins un jour avec quelques billes de verre coloré, ma mère furieuse me demanda où j'avais eu ces billes. Je baissai la tête et je lui dis que je les avais échangées contre une balle élastique. — Comment, toi, mon fils tu fais du négoce ? Ce mot négoce dans la pensée de ma mère devenait méprisable. Pauvre mère... Elle avait tort et elle avait raison, en ce sens que déjà enfant je devinais qu'il y a un tas de choses qui ne se vendent pas. » La maison de l'oncle Zizi, célibataire excentrique, fervent répu- blicain, condamné à la déportation pour avoir occupé la mairie d'Orléans, le 3 décembre 1851, le jour du coup d'État de Louis Napoléon, mais gracié l'année suivante, commerçant dans la journée, bricoleur le soir, radical et libre penseur, apparaissait à Petit-Paul comme un enclos dont il aurait bien aimé s'échapper. Pourquoi? Fut-ce la vue d'une estampe accrochée dans le salon représentant un chemineau sur la grand-route, heureux de mar- cher en liberté qui lui donna des idées de fuite? Ou parce qu'il se disputait souvent avec sa sœur, nature autoritaire et jalouse cher- chant constamment à lui imposer ses volontés et avec qui il ne s'entendra jamais, ou parce que sa mère, en raison de ses origines aristocratiques, exigeait de ses enfants une discipline très stricte, qu'elle estimait nécessaire pour maintenir dans leur esprit les traditions des Morcoso? Toujours est-il qu'un jour à l'exemple du chemineau, Petit-Paul prit la route. Neuf ans. Première fugue. Portant sur une épaule un petit sac de sable accroché à un bâton, Petit-Paul s'enivre de soleil et d'espace. Où va-t-il? Il n'en sait rien. Qu'importe la destination. Déjà il part parce qu'il a besoin de partir, pour fuir ceux qui l'entourent. Rencontré sur la route par le boucher, il est reconduit à la maison. En 1858 il est externe dans un pensionnat d'Orléans quand sa mère le fait entrer au petit séminaire, décidant de vendre sa part d'héritage pour habiter Paris. Elle y aurait créé un atelier de couture et la présence dans l'Almanach du Commerce d'une M Gauguin, couturière, 33, rue de la chaussée d'Antin, accrédite cette supposition. Deux ans plus tard, au séminaire, le nom de Paul Gauguin apparaît pour la première fois : CINQUIÈME Professeur : M. l'abbé Tournemiche Excellence 1 prix Henri Leriche 2 fois nommé 2e prix 2 fois nommé 1 accessit Hyppolite Grangier 2 fois nommé 2e accessit Paul Gauguin né à Paris 3e accessit Ludovic Bidu 2 fois nommé 2 accessit Paul Menant 2 fois nommé Armand de Rosières né à Marseille, Bouches-du- Rhône 6e accessit Paul Leroy né à Louret, Loiret La vie que l'élève Gauguin mènera pendant quelques années sera si insipide qu'il n'en parlera jamais à sa femme, ni à ses amis, mais il avouera : « ... Je crois que c'est au petit séminaire que j'ai appris dès le jeune âge à haïr l'hypocrisie, les fausses aventures, la délation, à me méfier de tout ce qui était le contraire de mes instincts, mon cœur, ma raison. J'ai appris aussi un peu de cet esprit d'Escobar qui fait ma foi, et une force non négligeable dans la lutte. Je me suis habitué là à me concentrer en moi-même, fixant sans cesse le jeu de mes professeurs, à fabriquer mes joujoux moi-même, avec toutes les responsabilités qu'ils comportent. » On pense qu'il acheva ses études au lycée d'Orléans, bien que son nom ne figure pas dans les archives et qu'un temps, l'hypo- thèse a été émise qu'il aurait rejoint sa mère à Paris en septembre 1862, à l'âge de quatorze ans, puis fréquenté une école préparatoire de la marine, l'institution Loriol, rue d'Enfer, située près de la place Saint-Michel. A dix-sept ans Gauguin ne montre aucune aptitude spéciale, ne manifeste aucune vocation. Le petit-fils du dessinateur-litho- graphe dessine lui-même assez bien, peint parfois à l'aquarelle. Le désir d'Aline était de voir son fils entrer à l'École Navale, malheureusement Paul aurait échoué à l'examen d'entrée. « Eh bien,de la décidaMarine samarchande. mère, qu'il » navigue d'abord pour devenir officier Suivant le conseil de sa mère qui, fatiguée, abandonnait son atelier de couture pour se retirer rue de la Paix, au hameau de l'Avenir près de Romainville, Gauguin se fit inscrire au Havre, le 26 janvier 1848, n° 1714 : Profession marin, et le matelot de 2e classe embarqua au Havre comme pilotin, sur un voilier de douze cents tonneaux. Laissons-lui la parole : « ... Mon premier voyage fut comme pilotin à bord du Luzitano. (Union des char- geurs, voyage du Havre à Rio de Janeiro.) Quelques jours avant le départ, un jeune homme vint à moi, me disant : " C'est vous mon successeur comme pilotin. Tenez voici un petit carton et une lettre que vous serez aimable de faire parvenir à son adresse, madame Aimée, rue Ouvidor. — Vous verrez, me dit-il, une femme charmante à laquelle je vousmoi derecommande Bordeaux. "d'une façon toute particulière; elle est comme — Je fais grâce au lecteur du voyage sur mer, cela vous ennuirait, je vous dirai pourtant que le capitaine Trombanel était un quart de nègre tout à fait charmant papa, que le Luzitano était un joli navire de 1 200 tonneaux, bien aménagé pour passagers et qu'il filait ses 12 nœuds à l'heure. — La traversée fut belle sans tempête. Comme vous le pensez, ma première occupation fut d'aller avec mon petit carton et la lettre à l'adresse indiquée. Ce fut ma joie. " Comme il est gentil d'avoir pensé à moi, et toi laisse-moi te regarder mon mignon, comme tu es joli. " J'étais à cette époque tout petit et malgré mes dix-sept ans l'air d'en avoir quinze. — Malgré cela j'avais fauté une première fois au Havre, avant demoi m'embarquer un mois tout età faitmon délicieux. cœur battait la breloque. Ce fut pour — Cette charmante Aimée malgré ses trente ans était tout à fait jolie, première actrice dans les opéras d'Offenbach... Et Aimée fit cascader ma vertu. Le terrain était propice sans doute, car je devins très vite polisson. » L'enfant qui rêvait aux grands espaces était maintenant satisfait. Gauguin fit deux voyages à bord du Luzitano. Comme tous les marins, il vivait sans se soucier du lendemain, sans projets d'avenir, sans ambition. La fréquentation des matelots, l'habitude des bor- dées d'escales transformeront son caractère et par la suite l'inci- teront à une grande liberté d'existence. Écoutons encore cette confidence qui laisse entrevoir les futurs départs vers les îles du Pacifique. «J'avais comme apprentissage à faire, la nuit, le quart avec le lieutenant. Il me raconta. Il était mousse sur son petit navire qui faisait de très longs voyages en Océanie. Chargements de pacotilles de toutes sortes. Un beau matin au lavage du pont, il se laissa tomber dans l'eau sans qu'on s'en aperçut. Il ne lâcha pas son balai et, grâce à son balai, l'enfant resta quarante-huit heures sur l'océan. Par extraordinaire un navire vint à passer et le sauva. « Quelque temps après, ce navire ayant atterri dans une petite île hospitalière, notre mousse s'en alla promener un peu trop longtemps. Il resta pour compte. Notre petit mousse plut à tout le monde et le voilà installé à ne rien faire, forcé de perdre sur le champ son pucelage, nourri, logé, choyé de toute façon, il était heureux. Cela dura deux ans, mais un beau matin un navire vint à passer et notre jeune homme voulut rentrer en France. — Mon Dieu j'ai été bête, me disait-il, me voilà obligé de bour- linguer, j'étais heureux. » Quittant le Luzitano, Gauguin embarqua sur un trois-mâts, le Cili, avec la fonction de Second Lieutenant, sur lequel il navigua jusqu'au 14 décembre 1867. Il n'a pas laissé d'autres souvenirs sur ses traversées entre Le Havre et Rio de Janeiro. La splendeur de la plus belle baie du monde comme celle de Valparaiso n'a pas retenu son attention puisqu'il n'en parle pas dans ses écrits. Il est vrai que l'amour de M Aimée et des amies connues pendant les escales était beaucoup plus double tutelle : la tendresse d'uneimportant mère autoritairepour Paul, etlibéré celle d'une sœur égoïste et despotique. Le 28 février 1868 Paul Gauguin, vingt ans, profession : marin, s'engage dans les équipages de la Flotte, comme matelot de 3e classe, matricule 7114; il est incorporé sur le croiseur de guerre Jérôme-Napoléon. Son livret militaire donne le signalement suivant : taille 1 m 63. Poils : châtains, yeux : bruns. Nez : moyen. Front : haut. Bouche : moyenne. Menton : rond. Visage : oval. En réalité les cheveux tiraient sur le roux, les yeux étaient verdâtres et le nez fort. Mais on connaît depuis longtemps l'inexactitude des renseignements inscrits sur les livrets militaires. L'existence menée à bord du Jérôme-Napoléon n'a plus aucun rapport avec celle menée sur les deux voiliers. Le matricule 7114 est soutier pendant deux mois, puis passe dans la timonerie. Le 1 juillet 1870, Paul est promu matelot de 1 classe. Le croiseur commandé par le prince Jérôme, neveu de Napoléon III, navigue dans la mer du Nord et après le Groenland, rejoint Tromsée à l'extrémité septentrionale de la Norvège. Au moment où le Jérôme-Napoléon se prépare à faire route vers le Spitzberg, l'annonce de la guerre avec l'Allemagne parvient à bord. Le navire ne s'éloignera pas des côtes, stationnant dans le Kattegat, puis non loin de Copenhague. On sait qu'à défaut de bataille navale, le 4 septembre, jour de la proclamation de la République, le navire devenu le Desaix capturera quatre bateaux allemands dont le croiseur Franziska; à vrai dire ils s'étaient rendus et Gauguin fit partie du détachement qui assura la garde de ce dernier du 11 octobre au 1 novembre 1870. La guerre étant terminée, après un dernier voyage qui mènera le Desaix à Alger, puis à Toulon, le matelot de 1 classe Paul Gauguin débarquera le 25 avril 1871, avec un certificat de bonne conduite, ainsi qu'un congé de dix mois renouvelable. Mais peu de temps après son retour, Gauguin devait renoncer à sa carrière de marin. Aline Gauguin avait quitté Romainville pour habiter un pavillon voisin de celui de la famille Arosa à Saint-Cloud. Elle ne regrettait pas la confortable maison d'Orléans. Installée avec sa fille Marie, 2, rue de l'Hospice, elle y avait réuni quelques archives des Tristan y Morcoso, la bibliothèque de sa mère, une petite collection de vases péruviens, ainsi que des figurines en argent massif tel qu'il sort de la mine. Gustave Arosa lui avait procuré cette maison contiguë à la sienne. Arosa demeurait à Paris, 5, rue Bréda, aujourd'hui rue Henri-Monnier, face à la place Gustave-Tou- douze, mais venait avec sa famille chaque fin de semaine à Saint- Cloud et, recevant beaucoup, y donnait des bals costumés. Les Arosa, originaires de la ville du même nom dans la province de Santander en Espagne, étaient venus résider à Paris. Le chef de la famille François-Ézéchiel, né à Madrid le 10 avril 1786, avait été fondé de pouvoir chez Rothschild Frères, 21, rue Laffitte. Il demeurait au 37 de la même rue et, possesseur d'une immense fortune amassée par son père au Pérou, il ne s'occupait que de spéculations boursières. De son union avec une Basque d'origine française, étaient nés quatre enfants, une fille Irène qui abandonna son mari pour vivre avec un peintre, et trois garçons, Antoine, Gustave né en 1818, et Achille. En 1877, à quatre-vingt-onze ans, François Arosa qui venait chaque jour à pied de Saint-Cloud déjeuner avec Achille dans son hôtel particulier, près de l'Étoile, se suicida, s'estimant trop âgé et ne voulant plus se voir vieillir. Gustave avait épousé en 1843 Zoé, Françoise Levolle. Deux filles étaient nées de cette union, Marie-Victorine et Marguerite née en 1855. Depuis sa dixième année, Margot — pour les intimes — voulait être peintre. Marie- Victorine, elle, se maria avec un Espagnol, Adolpho, Mariano Ramoi, qui se fit appeler Calzado. Ce qui fut un mystère dans la vie privée d'Achille Arosa est aujourd'hui éclairci grâce aux recherches de Victor Merlhès, édi- teur de la correspondance complète de Gauguin, et des miennes. En effet quelques auteurs ont fait état de leurs longues recherches sur l'identité d'un jeune garçon d'une dizaine d'années qui, paraît- il, jouait en 1873 dans le jardin de l'hôtel particulier d'Achille, 44, rue de Bassano. Ce garçon serait devenu le célèbre composi- teur Claude Debussy. Or aucun enfant ne pouvait jouer dans le jardin de l'hôtel pour la raison qu'il ne possédait qu'une cour intérieure. En réalité, depuis 1860, Achille avait une maîtresse, M Debussy, la sœur du père de Claude Debussy, le futur compositeur, né en 1862 à Saint-Germain-en-Laye. A son baptême cette tante fut sa marraine et son amant le parrain, ce qui explique la présence chez Achille de Claude, qu'elle amenait souvent avec elle rue de Bassano. En novembre 1871, il rompit avec sa maîtresse pour épouser Anne-Marie Van Der Heyden, d'origine belge, née en 1842, veuve du Chevalier Antoine de Knyf dont elle avait une fille Marguerite. Après son mariage le financier ne vit jamais son filleul. En 1883, Achille avait fait construire une grande maison bour- geoise appelée Chartrau de Blangermont à Martigny près d'Arques-la-Bataille. Dans le pays, Marguerite de Knyf passait pour être la fille d'Achille alors que d'Anne-Marie il n'eut qu'un fils, Paul. Marguerite épousa Etienne de Susanne d'Epinay, vivant au château du Gruet dans le canton d'Offranville et décéda vers 1885, des suites de la naissance d'une fille Berthe qui épousa M. Restelherger dont la descendance vit à Paris. En 1888, l'Annuaire des Châteaux indique pour Achille les adresses : 169, boulevard Haussmann à Paris et château de Mar- tigny, Arques-la-Bataille, Seine-Inférieure. Les rapports entre Gauguin, Gustave et Achille Arosa sont un peu obscurs. Pourtant les deux frères, surtout Gustave, avaient manifesté une grande amitié pour Gauguin dans la jeunesse du peintre. C'est pour cette raison que je publie ces renseignements inédits sur la famille Arosa, envers laquelle Gauguin manifesta de l'indifférence après son départ de chez Bertin. Gustave, qui avait fait construire en 1880 un hôtel particulier rue de Prony, devait y décéder le 14 avril 1883. C'est Jean de Rotonchamp qui, dans son livre Paul Gauguin, a le premier parlé de Gustave Arosa, avec toutefois des inexacti- tudes. Bien que pendant quelques années les relations entre Gus- tave Arosa et Paul Gauguin aient été excellentes, puisque dans son testament rédigé à Romainville, Aline demandait qu'Arosa soit le tuteur de ses deux enfants, dans les Lettres de Gauguin à sa Femme et à ses Amis, le peintre cite seulement trois fois Gustave et Maurice Malingue avec Pola Gauguin à Copenhague, en 1962.

Enfin une vie de Gauguin débarrassée de sa légende, de ses erreurs, des clichés faciles qui ont successivement présenté l'artiste comme un matelot sans instruction, un banquier peintre du dimanche, un commis agent de change devenu laveur de vitres, un Homme aux lèvres scellées, un banni des îles tahitiennes, un Noble Sauvage, ou encore un Gauguin empoisonné par un gendarme ou mort lépreux. Historien d'art, auteur de nombreux ouvrages, Maurice Malingue a consacré 40 ans de sa vie à sa quête passionnée de l'homme et de l'artiste prédestiné, génial, qui après l'Impressionnisme, a tant influencé la peinture moderne. Ami de la famille Gauguin, il a rencontré ceux qui, de près ou de loin, ont connu l'artiste, au Danemark, en France, à Tahiti. Il a eu accès à bon nombre de photos, correspondances, documents inédits. Il est ainsi en mesure de nous livrer aujourd'hui ce passionnant portrait qui, loin du roman-feuilleton, restitue la réalité d'une vie et d'une œuvre si riches et si complexes. Journaliste, critique cinématographique, reporter, puis Rédacteur en Chef de l'Hebdomadaire Paris les Arts et les Lettres, Maurice Malingue a été élevé dans un milieu artistique. Ami de nombreux peintres, il s'est très tôt intéressé à cet Art, sur lequel il est naturel qu'il écrive maintenant. Il est l'auteur de nombreux livres, sur les Primitifs Niçois, Ingres, Claude Monet, Vincent Van Gogh, Picasso, Matisse. Il fit paraître en 1946 Les Lettres de Gauguin à sa Femme et à ses Amis.

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