1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

55 | 2008 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/4088 DOI : 10.4000/1895.4088 ISBN : 978-2-8218-0990-1 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2008 ISBN : 978-2-913758-56-8 ISSN : 0769-0959

Référence électronique 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 55 | 2008 [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 25 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/4088 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/1895.4088

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© AFRHC 1

SOMMAIRE

Point de vue

Le cinéma, outsider de l’histoire ? Propositions en vue d’une histoire en cinéma Édouard Arnoldy

Études

Tu vuò fà l’americano. La couleur dans le cinéma populaire italien Orsola Silvestrini

Cinéaste ou propagandiste ? John Grierson et « l’idée documentaire » Caroline Zéau

Un genre en miettes ? Retour sur l’absence du film d’horreur dans la Russie soviétique Andréï Kozovoï

Archives

Aux sources des tournages en décors naturels. L’exemple de Louis Feuillade à la Cité de Carcassonne, en 1908 Bernard Bastide

Archives Document

Leni Riefenstahl dans le Journal de Joseph Goebbels (1929-1944) François Albera

Actualité Mise au point

Charles Pathé et son bouc émissaire : Bernard Natan André Rossel-Kirschen

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Actualité Chroniques

Cinéma du Réel 2008 : un aperçu Caroline Zéau

Le Service cinéma des armées Violaine Challéat

Plaidoyer pour les collectionneurs de films argentiques Frédéric Rolland

Colloque international « L’auteur de cinéma : histoire et archéologie d’une notion », Institut National d’Histoire de l’Art, 6-8 décembre 2007 Florian Dupont

Actualité Comptes rendus

L’avant-garde dans les études filmiques François Bovier

Bernard Bastide et François de la Bretèque (dir.), Jacques de Baroncelli | Laurent Véray (dir.), Marcel L’Herbier. L’art du cinéma , Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma / Les Mistons Productions, 2007, 272 pp. , ill. | Paris, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, 2007, 414 pp. , ill., 1 DVD Rémy Pithon

Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over, Voix-attraction et voix-narration au cinéma Lausanne, Éditions Antipodes, coll. « Médias et histoire », 2007, 539 p. Édouard Arnoldy et Laurent Le Forestier

Hervé Dumont et Maria Tortajada (dir.), Histoire du cinéma suisse 1966 – 2000 Lausanne / Hauterive, Cinémathèque suisse / éditions Gilles Attinger, 2007, 2 tomes, XLIII + XI + 1540 p., ill. Rémy Pithon

Laurent Le Forestier, Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé. 1905-1908 Paris, L’Harmattan, 2006, 348 p. Philippe Gauthier

Actualité Notes de lecture

Notes de lecture François Albera, Bernard Bastide, Jean Antoine Gili et Valérie Pozner

Communiqué

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Point de vue

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Le cinéma, outsider de l’histoire ? Propositions en vue d’une histoire en cinéma Cinema, the outsider of history? Propositions for a history in cinema.

Édouard Arnoldy

1 Depuis quelques années maintenant, les domaines de l’histoire, de l’esthétique, de l’histoire ou de la philosophie de l’art affichent quelque velléité d’ouverture, jusqu’à considérer leur décloisonnement comme une impérieuse nécessité. Du moins peut-on faire le constat d’une telle intention – pas toujours suivie, parfois au stade de belles paroles, souvent le fait de chercheurs isolés. C’est le bon sens qui parle, enfin ! Comment, en effet, ne pas souscrire à ce qu’a écrit récemment François Hartog, parmi quelques-unes des « évidences de l’histoire » : Posons que, pour s’interroger sur l’histoire, pas seulement celle des historiens et pas uniquement celle des cinquante dernières années, il pourrait être de bonne méthode, non seulement de faire une place aux questions, objections, critiques énoncées par des auteurs extérieurs à la discipline ou au domaine, mais de partir d’elles. En un mot, les outsiders comptent parfois plus que les insiders, et il est en tout cas, des outsiders qui ont pesé plus lourd que des générations d’insiders, même si ces derniers n’ont en rien démérité1.

2 La déclaration d’intention de François Hartog est en quelque sorte l’expression même du bon sens – à plus forte raison si, sans dresser une quelconque liste ou effectuer un premier tri, on songe à certains des outsiders qui ont laissé quelque trace indélébile en histoire au cours du XXe siècle : Paul Valéry, Siegfried Kracauer, Walter Benjamin, Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault ou encore Paul Ricœur. Comment, dans la foulée, ne pas songer à Michel de Certeau, un « passeur » lui aussi, un historien, qui « avait une manière inimitable de traverser les frontières entre les champs de savoir », à qui « seule la nécessité du travail en cours (...) faisait traverser les frontières des disciplines », et qui ne fut « guère tenté de s’ériger en porte-drapeau de principe sur les vertus de l’interdisciplinarité »2. Et voilà peut-être une des singularités de l’histoire du cinéma : une nécessité de travail impose de traverser des frontières, entre disciplines et

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objets – précisément parce que le cinéma lui-même est à la jonction de pratiques artistiques et médiatiques diverses, parce que « l’intermédialité constitutive » du cinéma depuis ses origines participe autant à le situer aux croisements de champs de savoir multiples. À l’évidence, l’histoire du cinéma (et pas seulement elle) n’a sans doute d’issue favorable que des déplacements vers d’autres façons de penser, d’autres champs de savoir – au risque pour elle, dans le cas contraire, d’être atteinte d’une sclérose insidieuse, et même de la conduire à une nécrose fatale. Précisément, l’histoire du cinéma mesure parfois mal l’incidence de son « objet » (le cinéma) sur quelques-uns des esprits les plus féconds du XXe siècle, déterminant largement la pensée, entre autres, de Henri Bergson, de Walter Benjamin et jusqu’à Gilles Deleuze plus près de nous. Domaine à la croisée d’autres « histoires de… » et d’autres champs de connaissance, l’histoire du cinéma n’a pas toujours fait montre – c’est un euphémisme ! – de l’ouverture prônée aujourd’hui par un historien comme Hartog. Paradoxalement, le bât blesse quand il s’agit d’éprouver cette hypothétique « bonne méthode » de l’historien du cinéma. Cette « évidence de l’histoire du cinéma » est le plus souvent mise à mal dès lors qu’il s’agit d’invoquer ou de convoquer quelques-uns de ses possibles outsiders. Sous des prétextes les plus flous (souvent un regard trop critique de l’outsider à l’égard de la « discipline-mère », l’histoire, ou d’un des prototypes possibles de l’histoire du cinéma, l’histoire de l’art), lesdits outsiders sont, les uns après les autres, étrangement mis hors-champ, hors du champ de la « discipline » histoire du cinéma.

3 Plus exactement, l’histoire du cinéma paraît souvent tiraillée entre les deux pôles qui semblent la constituer, le cinéma et l’histoire, l’histoire de l’art et l’histoire. Ainsi, Jean- Loup Bourget soutient une de ces « évidences » de l’histoire du cinéma, discutée et discutable, considérant que l’historien du cinéma doit tôt ou tard « se poser la question de la valeur esthétique. Autrement dit, à mes yeux, l’histoire du cinéma a pour modèle le plus proche non l’histoire, mais l’histoire de l’art »3. Lorsqu’il s’agit d’envisager en ces termes le modèle de l’histoire de l’art, un peu de prudence s’impose certainement. Du moins l’histoire du cinéma en doit-elle garder à l’esprit quelques-unes des « leçons d’histoire(s) » dans des domaines proches, comme l’histoire et la théorie de la photographie – souvent mal connue des historiens du cinéma. L’histoire du cinéma aurait peut-être grand intérêt, par exemple, à observer attentivement la trajectoire et le déplacement épistémologiques empruntés par quelqu’un comme Rosalind Krauss à partir de la photographie, qui, selon Hubert Damisch, s’abstient de « faire rentrer la photographie dans le rang » (et le cinéma pour l’occasion) afin de ne pas réemprunter le chemin d’une histoire de l’art continue – fût-elle, alors, de longue durée4. Or, comme y insiste Damisch ailleurs, « une pareille entreprise suppose un décentrage calculé du discours : la photographie ne se laisse pas réduire aux coordonnées essentiellement “stylistiques” de l’histoire de l’art » et, ajoute-t-il, « contraint son lecteur à s’interroger sur ce qu’il faut entendre par “histoire” s’appliquant à cet art », une histoire qui peut revêtir « une dimension éminemment subjective »5.

4 Évidemment, cette ouverture de l’histoire à de possibles outsiders, aux arts en général et au cinéma en particulier, participent d’un bouillonnement réflexif et de l’intérêt de l’histoire pour de « nouveaux objets » et de « nouvelles méthodes » depuis plusieurs décennies maintenant. N’empêche, la méfiance de l’histoire du cinéma et de l’histoire de l’art à l’égard de l’histoire vient sans doute, très largement, de la propension de la discipline historique à freiner quelques croisements audacieux, entre objets et disciplines, quelques-unes de ces « relations multiples, inouïes, dangereuses même à

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expérimenter »6. Car l’ouverture affichée par l’histoire n’en demeure pas moins encore ambivalente. Ainsi, d’un côté, Jacques Le Goff n’engage-t-il pas récemment à « briser la catastrophique fragmentation en histoire politique, sociale, économique, culturelle, histoire de l’art, histoire du droit, etc. », non sans dire, d’un autre côté et en des termes lourds de sens, sa « méfiance née du sentiment de la nocivité du mélange des genres », entendus par là quelque interférence avec d’autres disciplines7. Plus généralement, l’histoire du cinéma et l’histoire de l’art regrettent, à raison, la timidité bien réelle de l’histoire face à des questions de théorie ou d’esthétique – malgré des effets d’annonce toujours répétés. C’est le constat assez amer d’un historien, Carl Havelange, qui note non sans malice : « La communauté historienne se dit en général rétive à la théorie. Et lorsque, malgré tout, un problème plus théorique leur est posé, les historiens adoptent l’attitude du lapin de Lewis Caroll : ils passent en courant et en disant à haute voix “Oh là là ! Oh là là ! Je vais être en retard” »8. Plus généralement, Erwin Panofsky (« Le concept de Kunstwollen ») ne suggérait-il pas un peu de prudence, parlant des heurts et malheurs de la science de l’art de comprendre ses objets selon un angle unique : Pour la science de l’art, c’est en même temps une bénédiction et une malédiction que ses objets émettent nécessairement la prétention d’être compris autrement que sous le seul angle historique. […] C’est une bénédiction parce qu’elle maintient la science de l’art dans une tension continuelle, parce qu’elle provoque sans cesse la réflexion méthodologique et que, surtout, elle nous rappelle toujours que l’œuvre d’art est une œuvre d’art, et non un quelconque objet historique. C’est une malédiction parce qu’elle a dû introduire dans la recherche un sentiment d’incertitude et de dispersion difficilement supportable, et parce que cet effort pour découvrir une normativité a souvent abouti à des résultats qui ou bien ne sont pas compatibles avec le sérieux de l’attitude scientifique, ou bien semblent porter atteinte à la valeur que donne à l’œuvre d’art individuelle le fait d’être unique9.

5 La discipline « histoire du cinéma » a vu le jour, continuellement tiraillée entre ses deux pôles, l’histoire et le cinéma. Ceci explique peut-être cela : même lorsque la rupture avec une « histoire classique du cinéma » fut consommée (si l’on veut une date repère : dès le colloque de Brighton en 1978), les « nouvelles méthodes » ou les « nouvelles approches » n’ont pas pour autant fait école, dans le sens où, à l’inverse des Annales en histoire, il n’y a pas eu une « nouvelle histoire du cinéma » réunie sous la bannière d’un programme et de méthodes communs. Des affinités se sont affirmées ; des groupes se sont constitués. N’empêche, si les grands colloques internationaux ou les groupes de recherche ont certainement permis de très stimulantes avancées ou favorisé l’élargissement de l’éventail de perspectives longtemps ignorées dans le champ des études cinématographiques, les recherches progressent encore très largement en ordre dispersé, et ne cessent de dire ce qui sépare parfois ces chercheurs. (Et quelle est la place donnée à des questions de méthode ou de théorie lors des colloques en histoire du cinéma – Domitor ou Udine, par exemple, où l’approfondissement des connaissances historiennes, d’objets toujours plus singuliers, prévaut régulièrement ? Ou : quel est le sort qui y est réservé, là mais aussi dans une revue comme 1895, aux outsiders de l’histoire : Deleuze, Foucault, Benjamin… ?) Plus largement encore, la dispersion des recherches en histoire du cinéma et l’effacement progressif de la théorie, notamment les théories en vogue dans les années quatre-vingt, invitent à s’interroger sur ce qui fonde aujourd’hui, des points de vue méthodologiques et programmatiques, les études en esthétique et en histoire du cinéma. Cette observation peut être formulée autrement, sous la forme d’une interrogation consciente de l’ouverture, imminente et salutaire, de nouveaux chantiers théoriques pris parmi tous ces mouvements, entre

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histoire, histoire et philosophie de l’art, esthétique et histoire du cinéma : alors, « la théorie (en histoire et esthétique) du cinéma, enfin en crise ? »10

Histoire / cinéma : entre analogie, homologie et dialogue

6 Histoire / cinéma : entre histoire et cinéma, il peut y avoir tout à la fois jonction ou réunion (entre un « objet » et une « discipline » – où le cinéma est un objet historique parmi d’autres) et disjonction ou fragmentation (« le cinéma » et « l’histoire du cinéma », l’objet et la discipline sont extérieurs à la discipline histoire). Le trajet peut être à sens unique, si le cinéma n’est rien d’autre qu’un « quelconque » objet historique. Une zone d’ombre persiste si l’histoire « s’approprie » le cinéma ou, si l’on préfère, lorsque s’établit un dialogue, fut-il soutenu, entre une discipline et ce qui reste un objet particulier, le cinéma (objet de l’histoire, de l’histoire culturelle, etc.). Repartant de Hartog et son appel pressant à une ouverture de l’histoire, il reste toujours à se demander si « le cinéma » et « l’histoire du cinéma » jouent les rôles d’outsiders potentiels pour l’histoire. Hartog invoque Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, qui, sans aucun doute, a tout particulièrement marqué les esprits de nombreux historiens. L’incidence sur l’histoire du travail de Lanzmann paraît insensiblement aller dans le sens de la détermination de l’histoire et du travail de l’historien par le cinéma. Lorsque Lanzmann reproche aux historiens « leur point de vue surplombant », il marque la méfiance du cinéma, du cinéaste, à l’égard de l’histoire, de l’historien11. Surtout, fort de son autorité, il ne semble pas a priori se satisfaire de ce rôle d’outsider, d’observateur lointain de l’histoire, formulant juste des « questions, objections, critiques » à la discipline. Lanzmann dit plutôt son emprise immédiate, sa prise directe sur l’histoire et ses faits – égratignant au passage l’écart trop grand entre l’historien et l’objet de l’histoire (en un élan qui n’est pas sans rappeler Nietzsche, Valéry ou encore Benjamin critiquant les « ratés de l’histoire » face au péril, sa passivité au présent, une histoire se satisfaisant de son savoir). Le film de Lanzmann, aujourd’hui privilégié parmi les outils des historiens, n’est pas sans poser des questions à l’histoire et au cinéma, aux fonctions de l’une et de l’autre, ensemble. Le cinéma n’est donc pas ici un outsider bienveillant auquel il s’agirait de prêter attention au gré des circonstances. Il semble plutôt qu’il y ait quelque chose qui travaille en profondeur le cinéma, « quelque chose » de partagé avec l’histoire, un destin commun, « quelque chose » qui affecte certainement et l’histoire et le cinéma. En ce sens, il est tentant de reprendre à la lettre, ce que note Sylvie Lindeperg à propos de Nuit et brouillard : « dans les plis de l’œuvre [en cours d’accomplissement] apparaissent les figures d’un corps à corps entre l’art, l’histoire et l’archive »12. Cette métaphore (le corps, le corps à corps, les plis) dit bien l’imbrication du cinéma et de l’histoire, et pas seulement l’intrusion épisodique du cinéma dans l’histoire. Interprétant librement les mots de Lindeperg, ce corps à corps de l’art et de l’histoire, on l’envisagera comme une relation où « histoire » et « cinéma » peuvent se confondre (ou se plier et se déplier sans cesse, ensemble). Définitivement, cette image du corps à corps de l’art et de l’histoire, du cinéma, de l’histoire et de l’archive, doit être gardée à l’esprit en vue d’une histoire en cinéma.

7 Le territoire de l’historien s’étend désormais bien au-delà des « films historiques » (dont l’ambition est d’illustrer l’histoire par le film, par des témoignages filmiques ou filmés). En effet, les films qui ont pour vocation de « représenter » un moment

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d’histoire concernent de loin ces débats entre histoire et cinéma, prioritairement touchés par des questions de méthode ou de méthodologie. À cette fin, les rapprochements entre cinéma et histoire sont plutôt envisagés en termes de dialogue, d’analogie ou d’homologie – où le cinéma, un film peut être « une sorte de modèle méthodologique » selon les mots de Jacques Revel à propos de Blow up d’Antonioni13. La réflexion de Revel est assez exemplaire et symptomatique des liens possiblement envisagés avec « l’objet-cinéma » par beaucoup d’historiens, depuis une dizaine d’années. C’est en ces termes qu’Antoine de Baecque et Christian Delage interrogent l’historien : [A. de B./C. D.] On aborde ici un second aspect de l’analogie entre le film et le travail historique… [J. R.] Ce qui compte ici, c’est le titre du film d’Antonioni, Blow Up, c’est-à-dire agrandissement : un jeu mené par le photographe, personnage principal du film, à partir d’une image qui forme série par la répétition des tirages et des agrandissements. Ainsi se constitue un corpus qui rend possible une histoire, ou plutôt plusieurs histoires, puisque chaque tirage nouveau de l’image fait apparaître une réalité différente, invisible auparavant, et qui induit une nouvelle intrigue14.

8 Le terme d’analogie marque bien les limites des rapprochements possibles « entre le film et le travail historique ». Dans son commentaire du film d’Antonioni, Revel quitte chaque fois les images, le film, pour en revenir à la discipline qui l’occupe en priorité (et on ne pourra pas reprocher à un historien d’accorder la priorité à l’histoire). Le commentaire de Blow up par Revel met en perspective quelques questions qui se posent à l’historien encore aujourd’hui. Le cinéma qui le concerne n’est pas seulement les films qui auraient « un rapport direct avec la matière historique », mais plutôt le cinéma qui évoque chez lui une analogie avec un « modèle méthodologique » historien. Voilà bien une ouverture prometteuse (même quand le cinéma est juste une évocation de l’histoire), une « sorte de modèle méthodologique » qui « permet de réfléchir sur le mode de fonctionnement du récit historique » où « jouer sur l’échelle d’observation peut être un moyen de faire apparaître des agencements plus complexes », où « analogiquement, on retrouve […] une méthode expérimentale défendue et mise en pratique par la micro-histoire, par exemple »15. On comprend mieux au gré de cet entretien entre trois historiens (Revel, Delage, de Baecque) que le film d’Antonioni et ses moments prégnants les conduisent à débattre de l’histoire et de son écriture : l’agrandissement de la photographie et les variations d’échelle et de point de vue en histoire ; l’énigme parfois fuyante du récit et « le travail et les modalités de l’élucidation en histoire » ; « l’irréalité de la réalité » du film face au devoir d’explication de l’histoire ; etc. Voilà le cadre dans lequel l’historien inscrit Blow up qui n’a d’autre rapport à la discipline qu’un rapport d’analogie. À l’instar de ce que dit Louis Marin de l’histoire de la philosophie face à l’image, l’histoire, qui, certes accorde un rôle au cinéma dans sa propre réflexion, va néanmoins « faire de l’être de l’image un moindre être, un décalque, une copie, une deuxième chose en état de moindre réalité […] en faisant de l’image une représentation, une présence seconde, secondaire »16. La question qui se pose à Revel devant les images de Blow up (et de quelques promoteurs de « l’histoire culturelle du cinéma » intéressés par les films) n’est décidément pas : « Qu’est-ce que le cinéma (ou l’image cinématographique) ? » ou « Qu’est-ce que l’histoire du cinéma ? » mais bien, après une courte halte aux abords du cinéma et de son histoire, « Qu’est-ce que l’histoire ? ». En ce sens, le cinéma ou plus exactement les films restent « une présence seconde, secondaire ». N’empêche, la démarche de Revel concède implicitement une réelle incidence du cinéma sur l’histoire et sa discipline,

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puisqu’un film comme Blow up l’engage sur la voie d’une réflexion aux accents théoriques et méthodologiques. Cet intérêt de l’histoire pour le cinéma, Revel y revient dans la présentation qu’il a récemment faite de la traduction française de l’ouvrage de Siegfried Kracauer, l’Histoire des avant-dernières choses. À cette occasion, Revel souligne bien « l’homologie posée entre l’historiographie et la photographie » (et le cinéma), qui « constitue l’un des axes principaux de la réflexion de Kracauer dans ce livre ». Il précise que cette « homologie » n’est pas un rapport de surface, de faible portée, qu’elle vaut seulement pour la proximité entre l’émergence d’une histoire dite savante (au moins depuis Ranke) et celle de la technique photographique : « outre que ces deux dispositifs, apparemment fort éloignés et inscrits dans des contextes spécifiques, sont presque contemporains, outre qu’ils connaissent tous deux une fortune remarquable, ils ont en commun, selon lui, un rapport homologue à la réalité »17.

9 À l’occasion de cette préface dédiée à celui qui a les traits d’un outsider de l’histoire (ses essais même les plus directement concernés par l’histoire ne font pas de lui un historien, un historien, rappelle Revel, que Kracauer n’a jamais prétendu être), un intellectuel flânant entre des champs qu’il rend perméables (sociologie, critique, roman, histoire, théorie littéraire et du film, etc.), Revel reprend quelques-unes des questions posées à l’histoire par Kracauer lorsque celui-ci place l’histoire au regard de la photographie (ou du cinéma). Les « variations d’échelles », les « successions de point de vue » et jusqu’à « l’élucidation » sont autant de questions posées par le récit de Blow up qui, Revel y insiste dans son entretien avec Delage et de Baecque, concernent au plus près la méthode historienne. Plus exactement, Revel considère que les tours et détours effectués par Kracauer en histoire, via notamment la photographie et le cinéma (et leur homologie/analogie avec l’histoire), ne sont pas sans concerner directement quelques- uns des plus prometteurs développements des méthodes historiennes aujourd’hui : les réflexions sur les « jeux d’échelles » et le « point de vue en histoire », les débats entre « micro- » et « macro- » histoires au cœur des recherches les plus récentes trouveraient un écho dans la « loi de la perspective » et les questions posées aux et par les « micro- événements » (qui sont elles-mêmes au centre de l’Histoire des avant-dernières choses)18. Sans jamais démentir les réserves de Kracauer à l’égard de l’histoire (et, notamment, son point de vue « englobant »), Revel note en effet qu’il « pose que la structure du monde historique est discontinue et qu’elle est hétérogène. En ce sens, s’il n’est pas l’ancêtre de la micro-histoire, il identifie et il impose à l’attention l’un des thèmes majeurs que le travail des micro-historiens a introduit dans le débat historiographique »19. Considérant des postures distinctes, Revel dit là les écarts entre la démarche historienne et celle de l’outsider, qui s’en prend à « la plupart de nos représentations accoutumées ». Allusion aux mots de Benjamin, force est de reconnaître à l’outsider cette faculté d’envisager l’histoire, les faits historiques ou la démarche historienne, à rebrousse-poil et à contretemps20. Éclaireur solitaire, expérimentateur parfois salutaire, détaché du carcan de « la » méthode (Roland Barthes le dira plus tard : la méthode peut étouffer la pensée), c’est le portrait-type de cet outsider littéralement indiscipliné (en marge d’une discipline, ou mis hors-champ par elle) que Benjamin fait justement de son complice dans un commentaire du recueil les Employés, paru en 1929 – et c’est aussi précisément pourquoi un outsider attire l’attention : Il n’est que juste que cet auteur en soit là, à la fin : tout seul. Un insatisfait, pas un meneur. Pas un fondateur, plutôt un trouble-fête. Et si nous voulons le voir tel qu’en lui-même, dans la solitude de son travail et de son œuvre, le voici : un

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chiffonnier dans l’aube blafarde, ramassant avec son bâton des lambeaux de discours et des bribes de parole, qu’il jette dans sa charrette, en grommelant, tenace, un peu ivre, non sans laisser, de temps à autre, flotter ironiquement au vent du matin quelques-uns de ces calicots défraîchis : « humanité », « intériorité », « profondeur ». Un chiffonnier, à l’aube – dans l’aurore du jour de la révolution21.

Histoire / cinéma : allégorie ?

10 Plusieurs commentaires s’accordent pour dire les liens opérés par Kracauer entre histoire, historiographie et photographie (ou cinéma)22. De Kracauer à Benjamin, il y a un pas facilement franchissable (proximité des personnes et des idées). Parmi les explications possibles de cette attention à l’égard de Kracauer, on peut invoquer plusieurs arguments, dont le travail critique qui traverse ses textes (parfois confondu avec un travail de critique). Sans doute moins radical que Benjamin, Kracauer est également « moins investi », écrit justement Revel, « de l’attente révolutionnaire que Benjamin pensait y lire […] » et moins « rongé par la désespérance d’un monde désenchanté et rétracté sur sa surface »23. Cet outsider ou ce marginal des Employés (la langue allemande permet ce double sens), « tout seul », « insatisfait », « trouble-fête », ce « chiffonnier dans l’aube blafarde » n’est sans doute personne d’autre que Benjamin lui-même, qui par-delà sa mort aura à souffrir de ses propres audaces intellectuelles, plus souvent appréciées des philosophes (certains du bout des lèvres), rarement des historiens qui, au fond, n’ont jamais pris au sérieux ses essais, y compris ceux qu’il consacre à l’histoire ou à la philosophie de l’histoire (ses Thèses, mais pas seulement). Sans doute l’outsider fait-il peur à l’institution – or, comme l’a dit Foucault, qui n’est pas loin de parler d’outsider, « l’histoire a été, depuis le XIXe siècle, la grande institution de savoir dans l’université littéraire. Et toutes les institutions ont leur raideur, leur continuité, leur pesanteur, leurs conflits internes qui les protègent des invasions extérieures ». Et, oui, sans doute sera-t-il « un jour, bien sûr, […] intéressant de voir pourquoi un certain nombre de gens ont été avec soin tenus à l’extérieur, ou de voir comment ceux qui, de l’intérieur même de l’institution ont pu faire un peu bouger les choses, étaient souvent d’une formation différente »24.

11 Au-delà de ce qui d’aventure sépare ou rapproche Benjamin et Kracauer (ce n’est pas le propos de ce texte), les portraits croisés des deux intellectuels engagent à comprendre que cette possible relation d’analogie entre l’histoire et la photographie chez l’un et l’autre est peut-être ce qui distingue le plus radicalement les propositions des deux intellectuels de la posture historienne. Nia Perivolaropoulou s’y est attardée dans un texte fort précieux sur Kracauer, « Les mots de l’histoire et les images de cinéma ». L’auteure ne manque pas de dire que les choix posés par Kracauer, « de façon inattendue et assurément iconoclaste, objectivement provocatrice » écrit-elle, ont quelque affinité avec la « démarche en micro-histoire » et serrent de près les liens entre histoire et cinéma : « l’historien se trouve, selon Kracauer, devant un problème qui rappelle le dilemme de Griffith quant à l’utilisation du gros plan dans la narration et son “renoncement admirable à toute solution” »25. Pour autant, Perivolaropoulou, sans doute moins consensuelle que Revel, remarque que la « sorte de passivité active » prônée par Kracauer le place en porte-à-faux avec l’histoire : « les historiens », écrit- elle, « et même les meilleurs d’entre eux, peuvent difficilement accepter cette voie vers la connaissance. Peut-être parce qu’ils sont encore trop orientés vers un certain type de connaissance scientifique »26. Enfin, Benjamin et Kracauer partagent sans doute très

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largement cette affirmation de « l’irréductible hétérogénéité de l’univers historique », promouvant l’un et l’autre des agencements et des mouvements inédits et incessants, créant des éclairs et des chocs. C’est précisément cette hétérogénéité qui doit ramener le lecteur de Kracauer et de Benjamin sur les traces des histoires de la photographie, du cinéma et des arts. Car si l’histoire est au cœur de leurs préoccupations, l’histoire de l’art ne l’est pas moins. Benjamin irrite l’histoire et l’histoire de l’art en les prenant à « rebrousse-poil » et en accordant le privilège aux images, allant jusqu’à douter de l’existence même de l’histoire et de l’histoire de l’art dans une lettre à Florens Christian Rang (datée du 9 décembre 1923) : « La réflexion qui en effet m’occupe porte sur le rapport des œuvres d’art à la vie historique. Je tiens désormais pour acquis qu’il n’y a pas d’histoire de l’art »27. C’est, note Georges Didi-Huberman, « exprimer d’abord une exigence, un désir à tout le moins : que l’histoire de l’art enfin commence à exister sous la forme, écrit Benjamin, d’une “histoire des œuvres elles-mêmes” »28. Voilà une autre suggestion à garder à l’esprit en vue d’une histoire en cinéma, celle d’une histoire « des œuvres elles-mêmes », mais également, si l’on veut, une histoire des œuvres par et en elles-mêmes.

12 En aucune façon Benjamin ne nie l’histoire ou l’histoire de l’art. La « négation » suggère plutôt un nouvel élan, une vie nouvelle aux deux disciplines sans cesse fustigées par lui, où s’instaurerait un rapport différent au Temps et à l’historicité, ne se contentant plus « d’établir un lien causal entre les divers moments de l’histoire », où éclaterait le continu et sauterait le contenu de l’histoire 29. La relation dialectique, c’est-à-dire dynamique, en mouvement, entre le continu et le contenu de l’histoire, entre le présent et le passé ne réfute pas l’historicité ; elle imagine plutôt une forme inédite de rapport au Temps, un modèle autre d’historicité, dont le souci est d’inventer une « nouvelle » histoire (de l’art) largement fondée sur ce que Benjamin désignera par le ressouvenir. Et ce ressouvenir est bien l’affaire du présent, de ce péril au présent, de ce « Temps actuel » où, écrit-il, « la politique prime désormais l’histoire »30. Lorsqu’il refuse à « l’Autrefois » d’être le point ou l’idée fixe de l’histoire pour l’engager à « devenir renversement dialectique », Benjamin suggère des mouvements entre l’Autrefois et l’À- présent. Ensuite, quand il emploie le terme de « ressouvenir », il s’agit bien de l’actualisation d’un souvenir et des réminiscences du passé, des retours de l’Autrefois au présent. Tissant des liens forts entre passé et présent, entre une conscience et une « inconscience » du passé dans le présent, le ressouvenir est l’expression même d’un mouvement incessant, où la mémoire dynamise l’histoire (et l’histoire de l’art). Poussant cette analogie entre histoire et arts dans ses derniers retranchements, Benjamin fait la promotion d’une histoire allégorique – qui conviendrait sans doute mieux pour cerner les liens entre histoire et photographie (ou cinéma) chez Kracauer. Dans sa plus fameuse Thèse, numérotée IX, son interprétation de l’Angelus Novus est une histoire en peinture, et autant l’ébauche de l’histoire d’une œuvre elle-même ou le fragment de l’histoire d’une œuvre par elle-même. Sans doute une histoire en cinéma peut-elle aller dans cette direction critique ? Du moins ce sont là ses principaux choix et son principal souhait : penser non pas une histoire du cinéma (une histoire seule qui opérerait des jonctions occasionnelles entre « séries culturelles et médiatiques »), non pas une discipline réunissant histoire et cinéma (où le cinéma est un des territoires de l’historien, parmi d’autres), mais plutôt une histoire en cinéma, une histoire selon « une diagonale mobile », une histoire en mouvement, une histoire des mouvements en cinéma et des mouvements en histoire, ensemble – une cartographie31.

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13 L’archéologie de la modernité se caractérise largement par ce souhait de subjectivité rarement soutenue par l’historien « classique » et ce refus d’une histoire prioritairement concernée par le « style » ou les seules « questions d’esthétique » (qui réduisent d’elles-mêmes à bien peu tout projet d’histoire d’un art) ou, à l’inverse, les éludant trop (préférant l’histoire à l’art). Voilà bien pourquoi une telle histoire « secoue » à ce point aussi bien l’histoire que l’histoire de l’art, et pas davantage l’histoire que l’histoire de l’art. De « l’archéologie de la modernité » de Benjamin (via Kracauer) à « l’archéologie du savoir » de Foucault (via Krauss), il paraît y avoir quelque chose en commun, à tout le moins dans cette façon de poser frontalement des questions à l’histoire et à l’histoire de l’art – avec un regard critique parfois sévère32. Sans postuler à tout prix la réalité d’une archéologie des arts ou d’en déceler les traces à travers l’œuvre de Benjamin ou Foucault (une fois les « morceaux » réunis, l’archéologie des arts serait faite, n’attendant que d’être facticement montée de toutes ces pièces), il est sans doute adéquat de se demander, dans la foulée de Daniel Arasse à propos de Foucault, comment exploiter l’archéologie, les archéologies, dans le domaine des arts visuels et du cinéma en particulier, et donc comment faire rebondir l’histoire sur un socle théorique en vue d’une l’histoire des œuvres elles-mêmes, une sorte de cartographie de l’histoire du cinéma dans les films eux-mêmes, une histoire en cinéma33.

Une histoire en cinéma : une histoire des œuvres (en) elles-mêmes

14 Depuis quelques années, les pouvoirs de l’image et de la parole ont largement déterminé des débats, souvent houleux, sur le comment du devoir de mémoire et sur le comment de l’histoire, avec dans l’œil du cyclone le témoin et l’image (l’image ou le témoin, ou les deux ensemble). La place accordée çà et là au témoin ou à l’image – quelles que soient les divergences éthiques ou de méthode par ailleurs – est autant le symptôme de la mise en péril que celui de la mise à l’interrogatoire de l’histoire, de la discipline et de ses méthodes, et parfois en conscience un « affront » fait à l’histoire. La position cardinale aujourd’hui occupée par le témoin dans des recherches qui touchent à l’histoire est d’autant plus saisissante qu’elle n’a pas toujours été celle-là34. Hartog ne manque pas de convenir de la concordance entre la « lame de fond mémorielle » des vingt dernières années et les égards accordés au « témoin »35. Participant à serrer au plus fort les liens entre la mémoire et le témoin, consacrant le témoin – direct, actif, oculaire ou en suppléance, Shoah de Lanzmann imposerait le devoir de mémoire comme une évidence de l’histoire, et même du cinéma36. Depuis Shoah jusqu’aux films plus récents dédiés aux victimes du génocide rwandais (Un dimanche à Kigali, Sometimes in April, Hôtel Rwanda, Shooting Dogs), le devoir de mémoire passe obligatoirement par le témoin, pas seulement celui qui a vu ou entendu, celui à qui on a rapporté des faits, mais plutôt par celui qui a survécu. Cette « nouvelle vague » de films, documentaires ou non, dédiés à la mémoire des et par les survivants participe d’un mouvement d’une ampleur qui dépasse de très loin le cadre du cinéma. (Le « devoir de mémoire » a décidément quelque chose d’autoritaire – Ricœur en a fait les frais.) Hommages tardifs à Shoah et au retour en grâce du témoin et de la mémoire qu’il véhicule, de nombreux films ont pour souci prioritaire de faire l’histoire en donnant la parole à des témoins porteurs de vérité – là les victimes du génocide rwandais, ailleurs les oubliés de l’histoire (les tirailleurs africains, les Indigènes) : le cinéma documentaire ou de fiction donne la

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parole aux survivants, avant qu’il soit trop tard, pour eux et pour l’histoire37. Le cinéma se positionnerait entre l’histoire et la mémoire, en les confondant le plus souvent. Et l’historien de convenir qu’une idée d’histoire s’impose sans doute en même temps que le cinéma prend en charge cette part de l’histoire entre histoire et mémoire…

15 Un film comme No Pasaràn ! Album Souvenir (2003) d’Henri-François Imbert ne manque pas d’attirer l’attention. Découvrant des cartes postales chez ses grands-parents qui retracent pour lui l’exil d’Espagnols fuyant la guerre civile, Imbert suit leur exode jusqu’à leur placement dans des « camps de concentration » dans le sud de la France. Ce parcours se poursuit, tel un fil conducteur imprévu mais pourtant bien là, pour conduire Imbert sur les traces d’autres déportés, ceux de Mathausen et de Sangatte aujourd’hui. Le périple conduit le cinéaste à passer du particulier et de l’autobiographique à une histoire à vocation universelle, qui le rattrape, celle des déportés de Mathausen. La mémoire individuelle et privée (les images retrouvées chez ses grands-parents) paraît inextricablement liée à une mémoire universelle, au « devoir de mémoire » dû aux victimes du judéocide. Les images sont les vecteurs de cette réunion a priori improbable entre des cartes postales disant peu sur le monde et les photos des camps de concentration nazis. Deux histoires (les réfugiés espagnols et les juifs de partout), deux lieux (Argelès, Mathausen) convergent vers un même point : rendre la parole aux témoins, comme à ce réfugié catalan installé en France (à laquelle il ne pardonnera jamais de l’avoir mis dans un camp : de cette histoire, pourtant, il refusera d’en dire grand-chose). Deux histoires (les camps de concentration dans les années quarante, le camp de Sangatte aujourd’hui), deux ou trois lieux (Argelès, Mathausen, Sangatte), là aussi, convergent vers un même point : donner la parole aux témoins qui, aujourd’hui, disent vivre un calvaire ignoré sur les plages du Nord. Le point ultime de la mémoire et de l’histoire, ce serait le présent.

16 No Pasaràn ! donne un bel aperçu des fonctions possibles des images dans un dispositif mémoriel – où les photos et les cartes postales font littéralement face à la caméra et au cinéma que les réfugiés kurdes de Sangatte empoignent pour capter le présent, leur « ici et maintenant ». No Pasaràn ! est sans doute aussi l’allégorie d’une possible fonction du cinéma assignée par Imbert et quelques autres cinéastes, documentaristes ou non : faire face au présent. La rédemption (la repentance aussi) est au cœur de nombreux films aujourd’hui – qui semblent avoir pour souci de « racheter » les erreurs et les errements du cinéma (passer à côté de son présent) ou de ne surtout plus rien rater du présent. Cette vague de films, notamment à vocation documentaire, constituent autant de productions qui peuvent s’intégrer à la réflexion souhaitée en ces pages. Ces films méritent une attention double (pas deux niveaux d’attention, ou l’un prévaudrait sur l’autre) : historienne, d’abord, pour s’inquiéter des questions historiographiques posées par eux (la place et la subjectivité du réalisateur face à « l’objectivité historienne », la place du présent, la confrontation du passé et du présent, du souvenir, de la mémoire et de l’histoire ; etc. autant de questions qui se posent aujourd’hui à l’historiographie et qui se posent au cinéma en même temps), esthétique ou formelle ensuite, pour étudier au plus près comment des questions d’histoire sont posées par le cinéma dans les films (la mise en forme des niveaux de récit, historique, de fiction, documentaire ; la mise en forme des dispositifs de « la mémoire cinématographique » ou du cinéma ; les formes des entrecroisements d’images photographiques, vidéographiques et cinématographiques dans des films posant des questions à l’histoire ; les formes des entrecroisements des idées et des arts ; etc.).

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17 Johan van der Keuken, photographe et cinéaste, convenait déjà de ces déplacements entre « l’avant » et « l’arrière », entre le présent, le passé et le futur dans ses images : « le film est un voyage à l’intérieur du voyage, dont beaucoup d’éléments voyagent à leur tour. Car le voyage, c’est aussi la mémoire : le regard vers l’inconnu de l’avant, vers l’arrière du chemin parcouru »38. De tels mouvements s’observent particulièrement dans les films et les photographies (pour dire au passage qu’une histoire en cinéma ne va pas sans une histoire en photographie) où ces « mouvements du temps » en constituent comme la matière première (ce qu’il faut travailler). En ce sens, voilà sans doute pourquoi il est fort éclairant, dans cette perspective, de revenir sur l’émergence d’une idée d’histoire exactement contemporaine du travail d’un photographe comme Atget, une œuvre de catalogage, de mise en séries ou en albums, de classifications, etc., une œuvre d’un photographe se gaussant en 1920 dans une lettre adressée à Paul Léon, directeur des Beaux-Arts, que « cette collection artistique et documentaire [je souligne] est aujourd’hui terminée » et qu’il [Atget] « possède tout [je souligne] le vieux Paris » 39. Lorsqu’Atget parle du vieux Paris, ce n’est sans doute pas plus un hasard, car le photographe aime s’arrêter sur quelques-uns des traits d’un Paris voué à disparaître. Ainsi, l’album « La voiture à Paris, 1910 » de la série « Paris pittoresque » fixe quelques- unes de ces voitures en train de disparaître (là, presque sous ses yeux, au présent), ou, si l’on veut, entrant dans l’histoire (« Distillateurs », « Transport des prisons », « Voiture de déménagement », « Voiture de laitier » ou « Petite voiture »). Atget fixe ces voitures, ces objets, ces métiers, ces visages pour en conserver une trace, en même temps qu’il écrit l’histoire du temps présent, au présent. Le photographe écrit l’histoire de Paris par une sorte d’anticipation ; il prévoit, pour mieux garder en mémoire tout le vieux Paris.

18 Prévoir le passé, beau paradoxe, non ? Il existe quelques personnages singuliers dans l’histoire du cinéma qui ont cette faculté de servir de relais entre le passé et le présent, entre l’histoire et la mémoire mais aussi de prévoir – comme le gamin dans Shining (1980) de Kubrick ou Edmund dans Germania anno zero (1947) de Rossellini (qui ferme les yeux avant de se jeter dans le vide comme dans l’inconnu, après avoir vu et pressenti l’indicible). Plus récemment, un film comme Elephant de Gus Van Sant s’inscrit dans cette dynamique : faire une œuvre de fiction à partir d’un fait divers dans les esprits de chacun, un fait divers passé toujours bien présent (le générique de fin a beau refuser toute ressemblance avec des personnes ayant existé ou des faits s’étant produits…)40. Des questions d’historiographie (les enchevêtrements du passé, du présent et du futur) traversent imperceptiblement ce film qui repose sur l’agencement de blocs de temps multiples. Si d’aventure « idée cinématographique » il y a dans Elephant, c’est peut-être cette question d’un Temps éclaté, d’un récit (cinématographique) et d’une Histoire composés des éclats du temps (selon, ici, les mots de Walter Benjamin) – une histoire faite des éclats des temps du récit et de l’Histoire. Lorsqu’il croise les adolescents tueurs, John ne peut soupçonner ce qui est alors inimaginable. Le massacre de Columbine, dont l’ampleur est connue des seuls spectateurs du film, lui seul le pressent. Laconique, l’avertissement menaçant d’un des deux tueurs suffit à lui faire voir le futur (comme la réminiscence d’un événement connu de lui ou d’une projection au-delà du présent). Leurs vêtements (treillis pour l’un, noirs pour l’autre – de la tête aux pieds) et les sacs qu’ils portent sont les seuls indices qu’il évoque pour dire ce que lui seul a compris (quand il avertit les étudiants ou les adultes prêts à entrer dans le Lycée, personne ne l’écoute, personne ne veut le croire, ne veut croire à l’inimaginable qu’il a du mal à exprimer). Alors que les personnages se croisaient jusqu’à cette scène centrale

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(les quatre segments principaux du film y conduisent) dans le morcellement du récit (avec quelques arrêts sur les temps de personnages juste avant leur mort programmée), John ramène l’histoire du film au présent du massacre. Lorsqu’il croise les deux adolescents meurtriers, le présent (du lycée, des personnages) croise le passé (le massacre de Columbine) et le futur (le massacre dans le récit) – avec une préscience digne d’un personnage qui prévoit ou qui a le sentiment du déjà-vu, sans bien en discerner les contours – comme l’expression d’une mémoire implicite. Dans Elephant, le temps défile, parfois subrepticement, ralentit ou accélère (l’usage du ralenti ou de l’accéléré est récurrent chez Van Sant, notamment en début et en fin de films comme My Own private Idaho, Gerry, Elephant ou Paranoid Park).

19 Ces œuvres de fiction ou documentaires privilégiées par une histoire en cinéma – qui revendique donc des choix – sont prioritairement celles qui révèlent ces entrecroisements des idées (philosophie, histoire) et des arts (images cinématographiques, photographiques, vidéographiques). Si, comme le postule Jacques Rancière, « le temps du cinéma est le temps d’une histoire et d’une historicité déterminées », ces films parlent dans un même mouvement du monde et du cinéma dans ce monde, de ce monde dans le cinéma41. Au cœur d’une histoire en cinéma, une « méthode expérimentale » si l’on veut (surtout quand un historien de l’envergure de Revel en défend la tenue), certains films, entre autres de Jean-Luc Godard, de Johan van der Keuken, de Jonathan Caouette, de Boris Lehman, de Jean Renoir et de Gus Van Sant (dans un beau désordre), ont tous en commun, sans surprise, d’interroger le cinéma, de s’interroger sur le cinéma, d’en éprouver les contours. Et ce cinéma pose autant des questions d’histoire qu’il s’interroge sur les mouvements du temps au cinéma. Décidément, « …l’idée d’Histoire changera même peut-être », en cinéma42.

20 On en revient à une histoire qui doit s’écrire « sous la forme d’une histoire des œuvres elles-mêmes » et par elles-mêmes. Et c’est peut-être bien à quoi songe Arasse lorsqu’il note : « Ce ne sont pas des historiens qui ont fait l’histoire de l’art au sens de succession des œuvres dans l’histoire, ce sont bien les artistes qui ont regardé les œuvres du passé et se les sont appropriées en fonction de leurs propres souhaits, de leurs propres recherches et de leurs propres interrogations »43. Voilà peut-être l’ambition prioritaire d’une histoire en cinéma : suivre les itinéraires tracés dans les œuvres elles-mêmes, et dresser une cartographie de ce lieu d’émergence singulier, l’histoire du cinéma. Une histoire en cinéma souhaite donc emprunter un passage entre histoire (de l’art) et (histoire du) cinéma, de la même façon qu’on emprunte un passage entre les arts ou qu’on s’intéresse d’un peu plus près aux « migrations » et aux « retours » entre les arts – déplacements qui sont, à un moment ou à un autre, les mouvements qu’opère toute réflexion sur le cinéma (ou, plus généralement, sur les arts). Emprunter un passage entre le cinéma et l’histoire, tel serait le mouvement aberrant d’une histoire en cinéma – « un mouvement », comme l’écrit Deleuze, « qui se dérobe au centrage, d’une manière ou d’une autre » et qui « remet en question le statut du temps comme représentation indirecte ou nombre du mouvement »44. C’est aussi dans cette voie que l’on peut relire le philosophe non sans ignorer que lui, ainsi que Benjamin et Foucault, ont eu des mots implacables à l’encontre d’une histoire aux chronologies immuables, refusant quelque mouvement du temps, une histoire qui ignore « l’à-présent », le « devenir » ou le « nouveau », qui, sans se remettre en question, invoque toujours « l’objectivité, l’exactitude des faits, le passé inamovible », une histoire « sans choix » où « l’historien est amené à l’effacement de sa propre individualité, qui aura donc à s’acharner contre lui-même : à faire taire ses préférences et à surmonter ses dégouts, à brouiller sa propre

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perspective pour lui substituer une géométrie fictivement universelle, à mimer la mort pour entrer dans le royaume des morts, à acquérir une quasi-existence sans visage et sans nom »45. Pour autant, ces « questions, objections, critiques énoncées par des auteurs extérieurs à la discipline ou au domaine », ces injonctions de quelques outsiders, qui mériteraient davantage d’attention dans le domaine du cinéma, valent en effet qu’on reparte d’elles, qu’on les exploite pour envisager une histoire du cinéma – et non considérer définitivement qu’elle n’existe pas ou qu’elle est impossible, voire impensable.

21 Maintenant on peut se ressouvenir de Bertolt Brecht, cité par Godard dans ses Histoire(s) du cinéma : « J’examine mon plan avec soin, il est irréalisable ». Sur les voies de ces « histoires impossibles », utopiques si l’on veut, pourquoi ne pas à l’avenir envisager une histoire en cinéma, une « sorte d’archéologie » aux détours des mouvements de la philosophie, de l’histoire, de l’histoire de l’art et du cinéma ou de la photographie (… et même la science) ? Cette histoire lie indissolublement l’art et la pensée, l’histoire et le cinéma, les œuvres, la pratique créatrice et la pratique théorique. Par là, il faut entendre que « l’historien du cinéma » doit faire l’histoire par le cinéma – comme le philosophe fait œuvre de philosophe quand il écrit une histoire de la philosophie. Évoquant ses propres travaux sur des philosophes, Deleuze écrit à la toute fin de l’Image-temps, depuis sa position d’outsider, que « les grands auteurs de cinéma sont comme les grands peintres ou les grands musiciens : c’est eux qui parlent le mieux de ce qu’ils font. Mais, en parlant, ils font autre chose, ils deviennent philosophes ou théoriciens ». Voilà pourquoi ces multiples itinéraires en cinéma doivent porter une attention particulière à ces films qui n’ont eux-mêmes d’autre « objet » que le cinéma lui-même, à ces cinéastes « confrontables, non seulement à des peintres, des architectes, des musiciens, mais aussi à des penseurs [qui] pensent avec des images-mouvement, et des images-temps, au lieu de concepts. […] Le cinéma n’en fait pas moins partie de l’histoire de l’art et de la pensée, sous des formes autonomes irremplaçables que ces auteurs ont su inventer, et faire passer malgré tout »46. Voilà pourquoi l’histoire en cinéma s’intéresse de près à des réalisateurs qui, dans leurs films mêmes, sans doute « font autre chose ». De l’histoire, pourquoi pas ?

22 Une histoire en cinéma paraît utopique. Est-elle pour autant impensable ?

NOTES

1. François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, EHESS, 2006, p. 177. 2. Luce Giard, « Un chemin non tracé », préface à Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Paris, Gallimard, « folio histoire », 2002, pp. 11 et 15. 3. Jean-Loup Bourget, « Trois remarques en guise de conclusion », dans Irène Bessière, Jean A. Gili (dir.), Histoire du cinéma. Problématique des sources, Paris, INHA-AFRHC, 2003, p. 267. 4. Hubert Damisch, « À partir de la photographie », préface de Rosalind Krauss, le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990, pp. 9-10. 5. Hubert Damisch, la Dénivelée, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2001, pp. 37 et 32. Quand elles privilégient l’histoire de l’art aux dépens de l’histoire ou s’interrogent peu « sur ce qu’il faut

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entendre par “histoire” s’appliquant à cet art », les études cinématographiques en reviennent parfois à négliger la part historienne des recherches en histoire de l’art et du cinéma. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes ! 6. Georges Didi-Huberman, introduction à Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998, p. 12. 7. Jacques Le Goff, dans Yves Michaud (dir.), l’Art et la Culture, Université de tous les savoirs, vol. 20, Paris, Odile Jacob Poches, pp. 65 et 74 et Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, « folio histoire », 1988, pp. 256-257. (C’est moi qui souligne nocivité) 8. Carl Havelange, « Le regard invisible. Pour une théorie du troisième élément », Voir, n° 14, mai 1997, p. 4. 9. Erwin Panofsky, « Le concept de Kunstwollen », dans la Perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Minuit, 1975 [1920], pp. 197-221. 10. Allusion au récent numéro de la revue québécoise Cinémas sous la direction de Roger Odin : « La Théorie du cinéma, enfin en crise » (vol. 17, n° 2-3, printemps 2007). Pour quelques ouvertures en histoire du cinéma, je renvoie au numéro de la même revue placé sous ma direction : « Histoires croisées des images » (Cinémas, vol. 14, n° 2-3, automne 2004). 11. Claude Lanzmann, cité par François Hartog, op. cit., p. 212. 12. Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard. Un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 10. 13. Jacques Revel, « Un exercice de désorientement : Blow up », dans Antoine de Baecque, Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Complexe, « Histoire du temps présent », 1998, p. 103. 14. Ibidem. 15. Ibidem, pp. 104-105. 16. Louis Marin, Des pouvoirs de l’image, Paris, Seuil, 1993, p. 10. 17. Jacques Revel, « Siegfried Kracauer et le monde d’en bas », présentation de Siegfried Kracauer, l’Histoire des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006 [1969], pp. 22-23. 18. Voir deux « fondamentaux » posant des questions à la « micro-histoire » : Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience (Paris, Seuil/Gallimard, 1996) et Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire (Paris, Gallimard, 2001 [1998]). 19. Jacques Revel, op. cit., p. 33. 20. Selon le titre de l’ouvrage majeur de Françoise Proust sur Walter Benjamin, l’Histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Cerf, 1994 (rééd. Le Livre de Poche « Biblio essais », 1999). 21. Walter Benjamin, « Un outsider attire l’attention. Sur les Employés de S. Kracauer » [1930], dans Siegfried Kracauer, les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929), Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2004, p. 144. 22. Voir les travaux de Philippe Despoix, Peter Schöttler et Nia Perivolaropoulou (tous les trois aux frontières extérieures des études cinématographiques) qui, dans plusieurs ouvrages personnels ou collectifs, ont très largement contribué à animer les débats autour de Kracauer et à mettre en relief son œuvre théorique, en particulier : Philippe Despoix, Éthiques du désenchantement. Essais sur la modernité allemande au début du siècle (Paris, L’Harmattan, 1995, en particulier le cinquième chapitre, « Feuilleton et cinéma. Siegfried Kracauer : une esthétique du médium », pp. 169-212) ; Nia Perivolaropoulou et Philippe Despoix, (dir.), Culture de masse et modernité. Siegfried Kracauer sociologue, critique, écrivain (Paris, Maison des Sciences de l’Homme, « Philia », 2001) ; Philippe Despoix et Peter Schöttler (dir.), Siegfried Kracauer, penseur de l’histoire (Laval / Paris, Les Presses de l’Université de Laval / Maison des Sciences de l’Homme, « Philia », 2006). Ils sont également à l’origine ou responsables de la publication en français de plusieurs textes de Kracauer, dont les Employés et l’Histoire des avant-dernières choses (Nia Perivolaropoulou et Philippe Despoix en ont rédigé la très belle postface, « L’histoire est un amusement de vieillard »), en attendant la traduction de Theory of Film. Récemment les Cahiers du cinéma ont

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manifesté leur intérêt pour le travail critique de l’intellectuel allemand, notamment Arnaud Macé, dans « Siegfried Kracauer, la critique et l’histoire, écritures de la hantise » (n° 627, octobre 2007, pp. 68-71). 23. Jacques Revel, op. cit., p. 41. 24. Michel Foucault, « Le style de l’histoire » [1984], dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, pp. 1470-1471. 25. Nia Perivolaropoulou, « Les mots de l’histoire et les images de cinéma », dans Nia Perivolaropoulou, Philippe Despoix, (dir.), Culture de masse et modernité, op. cit., p. 254 (Perivolaropoulou cite Theory of Film). 26. Ibidem, p. 256. L’auteure reprend Kracauer qui cite Marc Bloch, admiré par lui : « Jamais dans aucune science, l’observation passive n’a rien donné de fécond » (Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1993 [1949], p. 109). Perivolaropoulou ajoute : « Pour Kracauer non seulement la méfiance de Marc Bloch envers “l’observation passive” est sans fondement, mais heureusement sa pratique d’historien la contredit, au moins partiellement ». 27. Walter Benjamin, « Lettre n° 126 à Florens Christian Rang (9 décembre 1923) », Correspondance I, 1910-1928, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 294. 28. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000, p. 87. 29. Successivement : Walter Benjamin, « Thèse A », « Thèse XV » et « Thèse XVI », dans Michael Löwy, l’Histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Cerf, 1994, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 2001, pp. 118, 105 et 109. 30. Walter Benjamin, Paris, Capitale du 19e siècle, Paris, Cerf, 2e édition, 1993, pp. 405-406. Sur cette question du Temps (en histoire), outre l’ouvrage de Françoise Proust, voir Arno Münster, Progrès et catastrophe, Walter Benjamin et l’histoire (Paris, Kimé, 1996). Voir également mon propre ouvrage, où j’aborde cette question de manière transversale : À pertes de vues. Images et « nouvelles technologies », d’hier et d’aujourd’hui (Bruxelles, Labor, « Images », 2005). 31. J’emprunte cette « diagonale mobile » à Deleuze commentant les « séries (de séries) » de l’archéologie foucaldienne, une formule qui évite de découper l’histoire en périodes étanches, fixes, en séries imperméables à d’autres séries (et aux entrecroisements de temps multiples). (Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 30.) À ce propos, voir mon ouvrage Pour une histoire culturelle du cinéma. Au-devant de « scènes filmées », de « films chantants et parlant » et de comédies musicales (Liège, Céfal, 2004). Quant à cette idée de cartographie, elle m’a notamment été inspirée par Chris Marker qui dira avoir considéré pour Immemory « les fragments d’une mémoire en termes de géographie ». 32. Sur ces « croisements archéologiques », voir Philippe Artières (dir.), Michel Foucault, la littérature et les arts (Paris, Kimé, 2004) et les travaux de Marc Sagnol, dont : « La méthode archéologique de Walter Benjamin » (les Temps Modernes, n° 444, juin 1983) ; « Le bourbier et la cigale. Sur Benjamin et Bachofen » (dans Rainer Rochlitz et Pierre Rusch (dir.), Walter Benjamin. Critique philosophique de l’art, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2005, pp. 47-70) ; Tragique et tristesse. Walter Benjamin, archéologue de la modernité (Paris, Cerf, « Passages », Paris, 2003). À la fin de l’Archéologie du savoir, Foucault envisage d’autres archéologies – négligeant ou ignorant au passage les jalons posés par Benjamin. Voir : « D’autres archéologies » (l’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 251-255). Il faut y insister : jamais en ces lignes, il a été question de soutenir qu’une « grille (de lecture) archéologique » puisse servir de filtre ou de modèle d’analyse. Exploiter l’archéologie ne veut pas dire la transformer en méthode générale. 33. Daniel Arasse, « Éloge paradoxal de Michel Foucault à travers les Ménines », dans Histoires de peintures, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2004, pp. 233-244. 34. Ainsi, Roland Barthes au début des années quatre-vingt, pour qui il était « impossible de croire aux “témoins” » – considérant dans le même élan que l’Histoire est « une mémoire fabriquée selon des recettes positives », et « la Photographie [est] un témoignage sûr ». Barthes

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dit bien « témoignage sûr », et non « témoins » auxquels il dit par ailleurs ne pas croire. (Roland Barthes, la Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard / Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, p. 146). 35. François Hartog, Évidence de l’histoire…, op. cit., pp. 212-213. 36. Voir le récent ouvrage de Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard. Un film dans l’histoire (op. cit.). 37. Il y aura(it) lieu de discuter ce qu’écrit Clément Rosset quant à l’infaillibilité de la mémoire, notamment : « La mémoire est en effet une fonction à certains égards infaillible : susceptible certes de ne pas trouver ce qu’elle cherche, mais capable aussi de mettre la main sur la bonne prise. C’est en quoi elle est infaillible, pour ne jamais tromper à proprement parler : annonçant chaque fois, et chaque fois en pleine assurance, ou qu’on a trouvé, ou qu’on n’a pas trouvé. Elle ne propose jamais de solution de remplacement, se contentant, lorsqu’elle ne trouve pas, de signaler qu’elle n’a rien trouvé (reconnaissance du quelque chose vers quoi elle tendait […] Cette infaillibilité de la mémoire (sauf encore une fois à manquer son but, manquant alors à être mémoire) autorise à lui attribuer une connaissance instinctive, une sorte de savoir de la différence – c’est-à-dire un savoir du réel, toute réalité étant d’essence singulière ». (Clément Rosset, Fantasmagories suivi de le Réel, l’imaginaire et l’illusoire, Paris, Minuit, 2006, pp. 90-91.) 38. Citation reprise en présentation du Coffret 1 de l’Édition Intégrale des films de Johan van der Keuken (Arte, 1986), comprenant les splendides Beauty (1970) et Un Moment de silence (1960-1963). 39. Voir Guillaume Le Gall, Sylvie Aubenas (dir.), Atget, une rétrospective (catalogue, Paris, BNF, Hazan, 2007). (Je remercie au passage Guillaume Le Gall pour sa « visite guidée » de l’exposition – et de m’avoir « ouvert les yeux » face aux photographies d’Atget). 40. J’y reviens dans un ouvrage à paraître en 2009 : Gus Van Sant – Le cinéma entre les nuages (Crisnée, Yellow Now, « Côté Cinéma »). 41. Jacques Rancière, « L’historicité du cinéma », dans Antoine de Baecque, Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, op. cit., p. 44. 42. Jean-Luc Godard dans Jean-Luc Godard, Youssef Ishagh pour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle. Dialogue, Tours, Farrago, 2000, p. 88. 43. Daniel Arasse, Histoires de peintures, op. cit., p. 158. 44. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Seuil, 1985, p. 53. 45. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], dans Dits et écrits I, 1954-1975, op. cit., pp. 1018-1019. 46. Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Seuil, 1983, pp. 7-8. En relisant ces lignes, on songera à un texte de Michel Foucault, trop rarement commenté, articulé autour de ces « migrations et retours » entre des arts et des idées (« La peinture photogénique » [1975], dans Dits et écrits I, op. cit., pp. 1575-1583).

RÉSUMÉS

Cet article est l’ouverture d’un chantier que l’auteur envisage d’explorer dans un futur proche, très proche – et même déjà présent. Son ambition est de poser des questions à la discipline « histoire du cinéma » qui est, sans doute, à un carrefour de sa propre histoire – après le tumulte de Brighton en 1978 (et l’émergence de « nouveaux objets » ou de « nouvelles méthodes ») et après avoir croisé les chemins de domaines proches (l’histoire, l’histoire de l’art, la philosophie). Dans cette voie parsemée d’embûches, ce texte pose quelques balises, formule quelques

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hypothèses, soumet quelques choix, en vue d’une histoire en cinéma. Par là, l’auteur entend penser non pas une histoire du cinéma (une histoire seule qui opérerait des jonctions de circonstance entre « séries culturelles et médiatiques »), non pas une discipline réunissant histoire et cinéma (où le cinéma est un des territoires de l’historien, parmi d’autres), mais plutôt une histoire en cinéma, c’est-à-dire une histoire en mouvement, une histoire des mouvements en cinéma et des mouvements en histoire, ensemble – une cartographie. Par là, ce projet ne souhaite pas rompre radicalement ses liens avec les études en histoire du cinéma ou celles conduites par les historiens dans le domaine du cinéma. Ce qui distingue prioritairement une histoire en cinéma c’est son souhait d’envisager ensemble des questions d’histoire ou d’historiographie et des questions de cinéma (et donc aussi des questions d’analyse de films et d’esthétique).

This article marks the opening of a new research project that the author intends to explore in the near future. His ambition is to pose a number of questions concerning the discipline of ‘film history’, which is at a crossroads in terms of its own history – after the tumult of Brighton in 1978 (and the emergence of ‘new objects’ and ‘new methods’) and after a series of encounters with neighbouring disciplines such as history, art history, philosophy. In such potentially risky terrain, the current text aims to provide some reference points, to formulate some hypotheses, and to present some choices, with regard to a history in cinema. By this, the author understands neither a history of cinema (an isolated history that would focus on circumstantial junctures between ‘cultural and medial series’), nor a discipline bringing together history and cinema (where cinema is one domain for the historian, amongst others), but rather a history in cinema, i.e. a history in movement, a history of movements in cinema and of movements in history, together – a cartography. In doing this, the project does not wish radically to break ties with the work of film history, nor with the work of historians in the area of cinema. The prime feature of a history in cinema is its desire to envisage together questions of history and historiography as well as questions of cinema (and thus also questions of film analysis and aesthetics).

AUTEUR

ÉDOUARD ARNOLDY Maître de Conférences en Études cinématographiques à l’Université de Lille-3. Il est notamment l’auteur de Pour une histoire culturelle du cinéma. Au-devant de « scènes filmées », de « films chantants et parlant » et de comédies musicales (Liège, Céfal, 2004) et de À pertes de vues. Images et « nouvelles technologies », d’hier et d’aujourd’hui (Bruxelles, Labor, collection « Images », 2005). Il a dirigé un numéro de la revue québécoise CINéMAS, Histoires croisées des images (Montréal, CINéMAS, vol. 14, n° 2-3, automne 2004) et co-dirigé deux ouvrages, l’un avec Philippe Dubois, Un Chien andalou. Lectures et relectures (Revue Belge du Cinéma, n° 33-34-35, automne 1993) et l’autre avec Nicole Brenez (Cinéma/Politique — Série 1, Bruxelles, Labor, collection « Images », 2005). Il prépare actuellement un ouvrage consacré à Gus Van Sant (Gus Van Sant - Le cinéma entre les nuages, Crisnée, Yellow Now, collection « Côté Cinéma », à paraître en 2009). Lecturer in Film Studies at the University of Lille-3. He is the author of Pour une histoire culturelle du cinéma. Au-devant de « scènes filmées », de « films chantants et parlant » et de comédies musicales (Liège, Céfal, 2004) and À pertes de vues. Images et « nouvelles technologies », d’hier et d’aujourd’hui (Bruxelles, Labor, collection « Images », 2005). He has edited an issue of the Quebec journal CINéMAS, Histoires croisées des images (Montréal, CINéMAS, vol. 14, n° 2-3, Autumn 2004) and co- edited two books, one with Philippe Dubois, Un Chien andalou. Lectures et relectures (Revue Belge du Cinéma, n° 33-34-35, Autumn 1993), and the other with Nicole Brenez (Cinéma/Politique — Série 1, Brussells, Labor, collection « Images », 2005). He is currently writing a book about Gus Van Sant

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(Gus Van Sant - Le cinéma entre les nuages, Crisnée, Yellow Now, collection « Côté Cinéma », forthcoming in 2009).

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Études

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Tu vuò fà l’americano. La couleur dans le cinéma populaire italien Tu vuò fà l’americano. Colour in popular Italian cinema

Orsola Silvestrini Traduction : Anne Boulay et Orsola Silvestrini

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction de l’italien par Anne Boulay et l’auteur

NOTE DE L'AUTEUR

Cet essai reprend en partie le quatrième chapitre de ma thèse de Doctorat « Fiat Color. Dal colore -attrazione all’immagine-colore » (Université de Bologne, 2006). Quelques-uns d’entre nous ont fait beaucoup d’expériences sur l’usage de la couleur et l’émotion qu’elle suscite chez le spectateur. La trace de mes expériences, et de celles des autres réalisateurs, se retrouve dans la plupart des films commerciaux. Nicholas Ray1

1 La diffusion de la couleur dans la cinématographie italienne a été très progressive2. Dès les années 1910, des techniciens et des ingénieurs italiens avaient travaillé à la mise au point de systèmes pour le tournage en couleur et entre les années trente et les années cinquante, de nombreux courts-métrages en couleur furent réalisés3. Mais aucun brevet italien ne dépassa la phase expérimentale avant les années cinquante. Même l’importation de pellicule couleur demeura occasionnelle. Ce n’est qu’en 1949 que le système multicouches italien Ferraniacolor fut utilisé (trois couches d’émulsion sur une seule pellicule)4. Trois ans plus tard, cette nouvelle pellicule est utilisée pour tourner le premier long-métrage italien en couleur, Totò a colori (Toto en couleur) de Steno. Mais la

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diffusion à grande échelle de la couleur dans la cinématographie italienne resta très lente5.

2 Entre 1953 et 1954, six importants films en couleur de production nationale sortent dans les salles : Senso (Luchino Visconti, Technicolor), Giovanna d’Arco al rogo (Jeanne au bûcher, Roberto Rossellini, Gevacolor), Giulietta e Romeo ( Roméo et Juliette, Renato Castellani, Technicolor), La Spiaggia (la Pensionnaire, Alberto Lattuada, Ferraniacolor), Giorni d’amore (Jours d’amour, Giuseppe De Santis, Ferraniacolor) et le documentaire Continente perduto (Continent perdu, Enrico Gras et Giorgio Moser, Ferraniacolor). Vingt- six films sont réalisés en couleur en Italie en 1953, et cinquante-huit l’année suivante6. 1954 voit aussi naître l’Associazione Italiana Tecnici del Colore (AITC) et, la même année, la revue Bianco & Nero consacre au cinéma en couleur un numéro monographique dirigé par Guido Cincotti7.

3 L’année 1954 ne marque pourtant pas, contrairement à ce qu’indiquent ces éléments, l’affirmation de la couleur dans le cinéma italien. Le cinéma d’auteur restera encore presque exclusivement en noir et blanc pendant plus d’une décennie. Même si l’on observe l’ensemble de la production, les films en noir et blanc demeurent durablement majoritaires face aux films en couleur : après le pic de 1954, la production de ces derniers chute en effet à 33 en 1955 et à 27 en 19568. La méfiance envers la couleur perdure en Italie jusqu’à la moitié des années soixante : les deux films qui constitueront une étape à cet égard sont Il Deserto Rosso (le Désert rouge, Michelangelo Antonioni, 1964) et Giulietta degli Spiriti (Juliette des esprits, Federico Fellini, 1965).

4 Entre 1952 et la fin des années soixante, c’est le cinéma populaire qui est réalisé en couleur9. En 1938, Carlo Ludovico Bragaglia proposait de faire ployer « dans une direction magique » la photographie « en couleurs naturelles » pour obtenir des résultats d’ordre artistique10. Dix ans plus tard, Piero Gadda Conti insistait sur le même point proposant d’utiliser la couleur « de manière définitivement tendancieuse […], pour servir un but précis »11. Un usage non réaliste (souvent symbolique) de la couleur a été pratiquée massivement en Italie, au cours des années cinquante et soixante, dans quelques genres de films seulement12. La commercialisation des systèmes monopack (multicouches), aux coûts de réalisation réduits, permettait ainsi d’utiliser la couleur pour des productions destinées à la diffusion dans les salles de quartier. La structure narrative schématique, caractéristique des genres populaires, facilitait en outre la construction de symboles fondés sur la couleur, et les personnages, au caractère essentiellement bidimensionnel, comme des « héros de bandes dessinées » se prêtaient à la couleur selon la fonction qu’ils prenaient dans le récit. En Italie, le terrain d’expérimentation de la couleur n’a concerné que le film-rivista, le film-opéra (comédie musicale à l’italienne), le cinéma historique mythologique (péplum), les thrillers et les films d’horreur.

5 De même qu’à Hollywood l’un des premiers genres à recourir au Technicolor a été la comédie musicale (en raison de son caractère spectaculaire et non-réaliste), en Italie les genres musicaux ont été les premiers à connaître une utilisation systématique des pellicules couleurs. Les différents capitaux investis dans deux des principaux genres musicaux italiens de l’après-guerre eurent une influence sur le choix des systèmes utilisés : principalement Technicolor pour le film-opéra et Ferraniacolor pour le film- rivista.

6 La majorité des film-rivista des années cinquante étaient en effet des films bon marché, tournés très rapidement. Il s’agissait souvent de fidèles transpositions des revues de

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théâtre13, parfois d’assemblage de numéros à succès (c’est le schéma de Totò a colori). Les films-opéra (particulièrement ceux tournés par Gallone) étaient en revanche souvent réalisés avec des gros investissements, ce qui permettait non seulement d’utiliser le système Technicolor (plus cher et plus prestigieux) mais aussi d’embaucher du personnel hautement qualifié : décorateurs, opérateurs et costumiers faisant partie de l’élite de l’époque.

7 Comme l’a souligné Collins, la comédie musicale est un genre caractérisé depuis toujours par une double vocation : d’une part un « sentiment de nostalgie envers une relation directe avec le public » et de l’autre une impulsion vers une sophistication technologique toujours plus importante14. Simultanément, le genre incarne par sa structure même « la double pulsion du cinéma vers la narration et l’attraction à la fois » 15. La couleur est l’un des éléments qui entre en ligne de compte dans ce rapport dialectique. La pellicule couleur permet de rapprocher la présentation cinématographique de la représentation en salle, mais c’est aussi une nouveauté spectaculaire, qui a un intérêt en soi.

8 Dans la majorité des films-rivista des années cinquante (par exemple Totò a colori) il est possible d’observer une prépondérance de la fonction attractive de la couleur. La couleur constitue ainsi une « pure manifestation visuelle », elle ne développe aucune signification narrative. La fonction d’attraction, la « valeur sensuelle de la couleur » a tendance à émerger en effet quand la couleur est présentée (apparaît) au spectateur comme une nouveauté, une source d’émerveillement16. Elle est prédominante dans les années dix, elle redevient centrale dans la production américaine en Technicolor des années trente (parfois davantage perçue par le public et la critique que voulue vraiment par les auteurs), et plus récemment dans la cinématographie italienne des années cinquante.

9 En ce qui concerne le film-opéra, la fonction d’attraction de la couleur est souvent mise de côté17 au profit d’une utilisation décorative, que l’on peut en partie attribuer à l’influence des conseillers Technicolor. Parmi les règles et les objectifs que la maison américaine imposait, on trouvait une recherche d’harmonie chromatique, qui toutefois, dans les intentions de Natalie Kalmus, était subordonnée à la fonction dramatique des couleurs18. Dans les films opéra italiens cette recherche se réduit souvent à une froide reproduction de rapprochements chromatiques « harmonieux », peu reliés au développement narratif (et même spectaculaire) des films. L’utilisation de la couleur dans sa fonction ornementale est due cependant principalement aux choix du maître du genre, le cinéaste Carmine Gallone. La volonté d’accréditer culturellement ces films se traduit en effet souvent par des choix peu courageux en ce qui concerne la couleur, en l’occurrence l’imitation des modèles de la tradition figurative.

« Pourpre et colorisme orgiastique » : Totò a colori et les film-rivista

Un [...] secteur dans lequel l’utilisation de la couleur est certainement productif est celui du film-rivista. Nous nous trouvons dans les coulisses d’un théâtre, avec des scènes, des toiles de fond colorées et des costumes créés par les organisateurs du spectacle. En bref il s’agit des représentations des variétés théâtrales transposées à l’écran. On se trouve ainsi dans le concept de fidélité : fidélité envers le véritable spectacle reproduit et mis en boîte, expédié sous toutes les latitudes. Il est tout à fait naturel

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que la reproduction en couleur soit considérée comme une marchandise de très haut prix : elle est en effet plus proche de l’original. (Piero Gadda Conti, 194919)

10 Le film-rivista est né après la Seconde Guerre mondiale pour remplacer la distribution nationale des numéros à grand succès des compagnies d’avanspettacolo, lorsqu’elles étaient obligées de renoncer à leurs tournées à cause du mauvais état des routes. Le genre connut un succès significatif au début des années cinquante20. Le premier long- métrage italien en couleur, Totò a colori, appartient à ce genre. Il ne fut réalisé qu’en 1952, produit par Dino De Laurentiis et Carlo Ponti, et mis en scène par Steno (Stefano Vanzina). Le retard dans la réalisation de ce premier long-métrage italien en couleur s’explique par des préoccupations d’ordre essentiellement économique : on se demandait en effet si l’utilisation de la couleur pourrait garantir des retombées économiques intéressantes pour la production cinématographique nationale.

11 L’investissement économique nécessaire pour un film en couleur, ainsi que les risques qui en découlaient, furent compensés par les producteurs avec la réalisation d’un film au succès commercial assuré, le public étant, indépendamment de la couleur, attiré par la popularité du protagoniste. Le film rassemble ainsi les sketches du comique napolitain les plus appréciés par le public, soutenus par un cadre des plus frêles, selon l’une des formules éprouvées de la revue cinématographique. La méfiance envers le nouveau système avait même eu pour conséquence la programmation d’une copie en noir et blanc « au cas où la réalisation en couleur ne serait pas réussie »21.

12 La production ne pouvait en effet compter sur les compétences techniques ou sur une direction esthétique comparable à ce qu’offrait la maison Technicolor. Le film fut réalisé grâce à un système récemment mis au point et encore en cours de perfectionnement. On ne fit appel à aucun technicien de la couleur ni à aucun opérateur étranger et la photographie ne fut pas confiée à un des opérateurs qui avaient travaillé les années précédentes avec des pellicules couleur. Le technicien de la couleur était Elio Finestauri ; le responsable de la photographie le jeune Tonino Delli Colli, auquel on demanda de suivre les indications de la Ferrania. Cependant, celle-ci n’avait donné qu’une seule indication : l’utilisation de lumières très puissantes. La pellicule avait en effet une sensibilité de 10 ASA, à la différence des 100 ASA qu’affichaient en moyenne les pellicules noir et blanc. Prudemment les opérateurs calculaient en fonction 8 ASA22. Pour que les couleurs soient efficacement enregistrées, il était donc nécessaire de remplir littéralement de lumière les plateaux à l’aide d’un grand nombre de lampes à arc. Ce système d’éclairage aplatissait l’image et rendait difficile la mobilité de la caméra ; les lampes à arc chauffaient en outre énormément, ce qui perturbait les interprètes. Les premiers temps nous utilisions exclusivement une lumière plate, dans la quantité demandée par les entreprises fabriquant les pellicules. Nous devions exercer notre regard pour un résultat de couleurs correct et fidèle après l’impression, sans que les tons soient excessivement altérés.23

13 Le manque de profondeur de l’image dans Totò a colori a aussi pour cause l’appartenance du film au genre de la rivista cinématographique, étroitement lié à son origine théâtrale. On filme ainsi de face, ce qui donne la « possibilité de considérer le cadre comme une scène sur laquelle on peut se mouvoir sans règles ni contraintes »24. La couleur devait simplement servir à rendre concrète, dans un certain sens, la présence des interprètes face aux spectateurs. Delli Colli a tout de même essayé d’obtenir

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quelques effets. Au fur et à mesure du tournage, il s’est familiarisé en effet avec la nouvelle pellicule : Il y a eu une évolution dans la couleur au cours du tournage, on peut le voir facilement parce que le film a été tourné dans l’ordre de la narration. Les dernières scènes sont éclairées de manière moins plate, plus précise25. Par exemple, d’après eux [les techniciens de la Ferrania] on ne pouvait pas faire le rayon lumineux autour de Totò quand il jouait la marionnette sur scène. Moi je n’en ai fait qu’à ma tête et le résultat a été bon26.

14 La production demanda à Stefano Vanzina (Steno) de diriger le film. C’était à cette époque l’un des metteurs en scène les plus confirmés du cinéma comique italien. Il avait été formé, comme d’autres, à la rédaction de Marc’Aurelio. Douze ans auparavant, il avait décrit avec des accents moqueurs le cinéma en couleur américain. Relue aujourd’hui, la description qu’il en fait s’adapte parfaitement à Totò a colori : Et, comme le diront immédiatement mes petits armateurs navals à qui serait venue tout à coup l’envie de faire un film, comment doit-on faire si le film est en couleur ? Chers petits armateurs navals, il est très important de décider si le film sera tourné en couleur ou non parce que cela peut avoir une énorme influence sur, par exemple, la tenue du cavalier Carugati. [...] Le cavalier Carugati ne serait pas vêtu d’un banal vêtement gris, il avancerait au contraire via Manzoni ou piazza del Duomo entièrement enveloppé de fastueux manteaux rouges qui voleraient au vent. […] Il est vrai que dans un tel cas, le sourire de notre cher président de la Vernici e Smalti Colombo de Lambrate se transformerait en un rictus de douleur, mais il se consolerait immédiatement en constatant que même le marchand de tabac à qui il achète son petit cigare Rome est majestueusement enveloppé dans un manteau et dit pompeusement à ses clients : “Pourpre et colorisme orgiastique”. Steno, mai 1940, Marc’Aurelio27

15 Dans Totò a colori, tout comme dans le film que Steno imagina, les portes d’un banal appartement bourgeois sont bleu turquoise, de partout fleurissent des géraniums rouges28. Dans l’épisode des snobs de Capri, Franca Valeri porte une jupe bleu ciel et tient un sac rouge. Totò, lui, est vêtu d’un tricot rayé blanc et rouge et a une écharpe dorée autour de la taille. Les rideaux et les canapés sont rouges... Comme l’a rappelé Elio Finestauri, « L’excitation [...] à l’idée de tourner le premier film en couleur entraînait tout le monde, du décorateur à l’accessoiriste, à colorier chaque chose d’une couleur éclatante, depuis les murs des pièces aux chambranles, aux meubles, aux vêtements, aux bibelots, jusqu’aux cheveux mêmes des acteurs. [...] La chromanie nous avait tous pris la main ».29

16 Le film connut un énorme succès commercial. Il se plaça quatrième dans le classement des meilleures recettes de la saison (septembre 1951 - août 1952), avec 754 millions de lires30.

17 Après Totò a colori presque tous les film-rivista italiens furent en couleur. Le projet de Carosello Napoletano (le Carrousel fantastique, Ettore Giannini, 1954) fut particulièrement ambitieux : le metteur en scène récupère en effet la tradition de la chanson napolitaine tout en s’inspirant des expériences faites par la cinématographie internationale, en particulier par Michael Powell et Emeric Pressburger31. Comme dans The Red Shoes (les Chaussons Rouges, 1948) et The Tales of Hoffmann (les Contes d’Hoffmann, 1951), le metteur en scène a voulu intégrer la danse, la musique et la couleur dans la continuité dramatique du film. Dans le numéro Michelemmà par exemple, il y a une combinaison entre musique, danse, et les tons picturaux du décor et de la photographie. La référence

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à l’œuvre des cinéastes anglais est ainsi particulièrement significative32. Photographié en Pathécolor par Piero Portalupi, les décors (du film comme du spectacle) furent réalisés par Mario Chiari et les costumes par Maria De Matteis. Leonide Massine participa aux chorégraphies, lui qui avait interprété The Red Shoes et The Tales of Hoffmann de Powell et Pressburger.

18 Contrairement à Delli Colli, l’opérateur choisi se targuait d’une certaine expérience dans l’utilisation de la couleur : il avait photographié Siena città del palio (1950, Ferraniacolor), l’un des premiers courts-métrages réalisés avec le système italien.

19 Carosello Napoletano reçut le Grand Prix International au festival de Cannes en avril 1954 mais n’obtint pas un succès similaire auprès des critiques en Italie33.

20 Des numéros théâtraux filmés frontalement sont montés avec des séquences qui font usage d’effets proprement cinématographiques : les fondus, le tournage en extérieurs et une utilisation modérée des mouvements de caméra, presque toujours frontaux. Ces effets sont cependant subordonnés à la valorisation de la mise en scène théâtrale.

Film-opéra

Une fois que l’on a résolu et éliminé les inconvénients de la « prise directe », remplacée par le « playback », permettant ainsi l’enregistrement de la bande-son dans son intégralité [...] il reste le problème que posent ces réductions, qui réside essentiellement dans le choix entre les nombreuses possibilités d’interprétation visuelle offertes par le cinéma en couleur. On pense aux Tales of Hoffmann de Powell et Pressburger. [...] Le cycle se clôt, implacablement : des hésitantes imbibitions à l’aniline de Cabiria aux virages savants de Intolerance, du Technicolor en étain de Samson and Delilah au Ferraniacolor (encore inédit) de cette Aïda.34

21 Après la Seconde Guerre mondiale, on voit fleurir le film-opéra, un genre né avec le sonore et dont on retrouve des traces dans la cinématographie italienne des années dix35. À partir de 1952, les mélodrames cinématographiques seront presque exclusivement réalisés en couleur. Tout comme pour le film-rivista, la photographie en couleur permettait de rivaliser à l’écran avec le côté spectaculaire des représentations lyriques, permettant ainsi aux spectateurs moins aisés d’accéder à ce genre de spectacle. Carmine Gallone, le créateur du genre en Italie, tenta dans les années cinquante d’explorer systématiquement les possibilités expressives que la couleur offrait à ce genre36. Il estimait en effet que la couleur pourrait constituer un élément essentiel pour la transposition à l’écran du spectacle lyrique. Pour pouvoir continuer les recherches, il ne suffisait toutefois pas d’avoir trouvé les solutions, il fallait aussi les réaliser à l’écran. Cela demandait de grands moyens, vu le côté spectaculaire de l’opéra. [...] Indubitablement nous en sommes encore aux balbutiements et tout ce que nous avons fait jusqu’à présent n’est qu’une préparation. L’apport de la couleur constituera indubitablement un complément, et pas des moindres.37

22 En 1935, le cinéaste avait mis en évidence la nécessité de contrôler librement la couleur lors de la réalisation d’un film, sans être obligé de se plier aux contraintes de la technique ou à une exigence de réalisme mal interprétée : Ce n’est que lorsque la couleur sera au metteur en scène ce que la palette est au peintre que le problème du film en couleur sera résolu tant sur le plan artistique que commercial.38

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23 Il réalisa ainsi en couleur tous les films-opéra des années cinquante, en utilisant la plupart du temps le système Technicolor et profitant de la collaboration de certains des meilleurs opérateurs italiens et étrangers. Pour Puccini, par exemple, qui sortit dans les salles italiennes en 1953 et fut réalisé en Technicolor, le réalisateur profita de la collaboration du directeur de la photographie Claude Renoir et de l’opérateur Marco Scarpelli. Tous deux avaient déjà travaillé avec de la pellicule couleur. Claude Renoir avec le Fleuve de Jean Renoir et en 1952 pour le célèbre Carrosse d’Or de Renoir, présenté par la presse italienne comme « le premier film italien en Technicolor »39. Scarpelli avait travaillé en 1951 à la photographie du long-métrage documentaire Una lettera dall’Africa (Napolitano, Bonzi et Lualdi, Ferraniacolor). Les années suivantes, les deux opérateurs vont alterner sur les plateaux de Gallone. Mario Chiari et Maria De Matteis, décorateur et costumière, probablement les plus fameux des années cinquante, travaillèrent sur plusieurs films de Gallone. Comme le rappelle une critique de l’époque (consacrée à Casa Ricordi – la Maison du souvenir, 1954), c’est aussi grâce à leur collaboration que l’on doit la recherche d’une fusion entre musique et images : Il faut sans aucun doute reconnaître les grands mérites [...], plus encore que ceux du réalisateur, du décorateur Mario Chiari et de la costumière Maria De Matteis grâce auxquels les intérieurs et les couleurs parviennent parfois à créer des harmonies chromatiques assorties aux harmonies dont la bande-son est riche. L’action du film se déplace sans arrêt de la scène à l’extérieur, mais les extérieurs sont construits et colorés comme les décors qui servent de toile de fond aux mélodrames : cette continuité est très visible, et loin de nuire au film elle le sert et le transforme tout entier en une sorte de mélodrame à caractère anthropologique40.

24 Comme le souligne le critique, la fusion entre la couleur et la musique est extrêmement importante dans le film-opéra, en plus de l’apparence spectaculaire de la couleur. Pourtant, dans les films de Gallone la couleur semble rarement constituer un élément essentiel. Elle n’est pratiquement utilisée que dans une fonction ornementale. On a l’impression que Gallone, après avoir longtemps « attendu » la couleur, perd l’occasion d’en faire un élément clé pour la transposition à l’écran du spectacle lyrique. Cet aspect peut être mis en évidence par la référence au film Casta Diva (À toi toujours, 1954), remake du film homonyme réalisé par Gallone lui-même en 1935 (et considéré comme l’œuvre « fondatrice » du genre). Dans la scène-clé du film, quasiment identique dans les deux versions, l’ajout de la couleur aurait pu jouer un rôle essentiel, mais ce n’est pas le cas41. Le protagoniste Bellini (Maurice Ronet) est tombé sous le charme du regard et de la beauté de Maddalena Fumaroli (Antonella Lualdi). Il voudrait bien la décrire à ses amis mais il n’en est pas capable. Il s’excuse en affirmant « si j’étais vraiment poète je trouverais les mots pour décrire son regard, ou peintre.... Oui un peintre pourrait... », et lorsqu’un ami lui tend un crayon, il essaie de tracer la ligne des yeux de sa bien aimée. Cependant, il se rend vite compte qu’il n’est pas peintre mais bien musicien. Il compose alors l’air célèbre qui donne son titre au film. L’affirmation « oui un peintre pourrait » constitue la clé de lecture de la scène et du film dans son ensemble : Bellini peint en musique, composant ainsi le portrait de sa bien aimée42. Comme cela est inévitable dans une oeuvre cinématographique, la scène du film de 1954 illustre la musique de Bellini avec des images, évidemment en couleur. Dans ce passage les choix chromatiques restent cependant assez conventionnels, parfois même mièvres. La couleur prédominante est le bleu de la mer (et du ciel). Même lorsqu’un peu plus loin Maddalena chante l’air que lui a composé Bellini, la seule couleur qui semble choisie pour sa signification symbolique (la pureté) est le blanc du vêtement de la jeune femme.

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25 Bien que la possibilité de disposer de la couleur ait été probablement l’un des éléments qui poussa le cinéaste à « refaire » ce qui avait été son chef-d’œuvre des années trente, on ne distingue, dans les choix chromatiques de la seconde version, aucune aide dans la construction de ce qui devait devenir le vrai film-mélodrame (film-opéra). La couleur, que Gallone avait tant attendue, ne parvient pas à jouer un rôle central lors du passage du chant à l’écran.

Les culturistes à Cinecittà. L’importance de la couleur dans le cinéma historique-mythologique italien.

Malgré la très récente utilisation de la couleur sur une base industrielle, de nombreux photographes [opérateurs], en Italie, ont obtenu des résultats absolument équivalents (même dans des films de moindre importance, comme les films mythologiques) à ceux obtenus par les cinématographies les plus avancées dans ce secteur, en Amérique par exemple. (Gianni Di Venanzo, 1965)43

26 Un genre dans lequel la couleur joue un rôle décisif est le Péplum, le cinéma historique- mythologique italien des années cinquante et soixante. Il remonte au premier « Âge d’or » du cinéma italien, et renaît à la fin des années cinquante, transformé sous l’influence des superproductions américaines. L’utilisation des dominantes chromatiques à fonction symbolique, souvent introduites grâce aux filtres colorés, est l’un des éléments stylistiques qui caractérisent le genre en Italie. Dès le début des années soixante, l’utilisation singulière de la couleur dans le péplum italien attire l’attention de la critique française, alors même qu’en Italie ces films étaient ignorés ou méprisés par la critique. Le numéro 131 des Cahiers du Cinéma (mai 1962), consacré au cinéma italien, fait l’éloge du péplum et de l’utilisation de la couleur dans ce genre.

27 La pellicule la plus utilisée en Italie est alors l’Eastmancolor américaine, monopack, plus simple à utiliser que le système tripack de Technicolor, et surtout plus économique44. En 1954, deux ans après la sortie en salles de Totò a colori, Carlo Ponti et Dino De Laurentiis produisent Ulisse ( Ulysse, Mario Camerini), superproduction avec des acteurs internationaux (Kirk Douglas, Anthony Quinn et Silvana Mangano) née du succès des films historiques-mythologiques hollywoodiens (Samson and Delilah – Samson et Dalila, de Mille, 1949 et Quo Vadis, 1951, Mervin Le Roy, par exemple), dont certains avaient été tournés en Italie. Le système choisi est le Technicolor américain. La direction de la couleur est confiée à Joan Bridge et l’image à Harold Rosson. Ce dernier peut être considéré comme un expert en Technicolor : lorsqu’il arrive en Italie pour Ulisse, il a signé l’image de The Wizard of Oz (le Magicien d’Oz, Victor Fleming, 1939), et Singing in The Rain (Chantons sous la pluie, Stanley Donen, Gene Kelly, 1952) et a travaillé avec Ray Rennahan45 pour Duel in the Sun (Duel au soleil, 1948, King Vidor).

28 Après le refus de Pabst, la mise en scène du film fut confiée à Camerini. La critique se montra peu confiante quant au succès de ces opérations de production, faisant remarquer que l’Italie était techniquement en retard par rapport à l’Amérique : Les calculs de nos vieux producteurs sont clairs et nets : ils font des films historiques parce que – à ce qu’ils disent – c’est un genre qui coûte cher mais qui rapporte beaucoup. [...] Nos producteurs sont restés des provinciaux, des « arriérés » qui pensent pouvoir se maintenir sur les marchés étrangers en fabriquant des films comme Teodora, Ulisse et similaires. Malheureusement, ils accusent un retard de base sur The Robe et Prince Valiant, c’est-à-dire sur la

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concurrence américaine. L’enthousiasme du public d’il y a quarante ans ne se répétera certainement pas face à Teodora et à tous les autres films du même type qui sont annoncés par la distribution.46

29 En réalité, le succès de Ulisse fut considérable et donna naissance à une nouvelle production nationale de films historique-mythologiques. Cependant, il est de notoriété que c’est un film bon marché, sorti quelques années plus tard, qui lança en Italie une production intense de films historique-mythologiques, rebaptisés par la critique française péplum.47 Les recettes (presque 900 millions en lires italiennes) de Le fatiche di Ercole ( les Travaux d’Hercule, 1957, Pietro Francisci), qui avait coûté moins de dix millions, avait été photographié en Eastmancolor par Mario Bava et interprété par Steve Reeves (Mister Univers 1950), poussèrent les producteurs à exploiter le filon. Comme cela fut le cas pour de nombreux films des séries Maciste et Ercole, les recettes furent surtout obtenues par une exploitation de fond, grâce aux centaines de salles de deuxième ou troisième ordre, disséminées dans tout le pays48. Les recettes obtenues par la distribution à l’étranger rendirent l’investissement encore plus rentable : à elle seule, la vente des droits d’exploitation aux États-Unis rapporta 130 000 dollars49. Le film avait été produit précisément pour exploiter le succès commercial d’Ulisse, qui avait « pulvérisé tous les records au box-office de la saison 1954-1955 »50.

30 Le succès du genre (ou du filon, compte tenu du retour continuel des héros et des lieux) sera intense mais bref. Vittorio Cottafavi, le metteur en scène de films historico- mythologiques le plus confirmé, réalisa à lui seul, entre 1958 et 1961, sept longs- métrages qui peuvent s’inscrire dans le genre. La période la plus prolifique eut lieu en 1961, avec la réalisation de 31 péplums, tandis que l’année suivante on n’en dénombra « que » 25. La fin de « l’époque du péplum » est généralement fixée en 1964, l’année de la sortie de Per un pugno di dollari (Pour une poignée de dollars, Bob Robertson [Sergio Leone]), qui marque le début du succès international du western à l’italienne.

31 Tous les comptes rendus sur le cinéma populaire italien des années soixante ont souligné la créativité et l’inventivité des artisans italiens, qui réussissaient avec un morceau de polystyrène à créer des décors assez spectaculaires. Il s’agissait en effet de films qui coûtaient peu. Ils étaient exportés à l’étranger, jusqu’aux États-Unis même, et ils garantissaient aux producteurs d’excellents profits. Pour employer les termes de Stefano Della Casa, « lorsqu’explosèrent les grandes productions américaines, les superproductions historique-bibliques souvent produites en Europe, notre cinéma aventureux se déguisa en superproduction »51. La couleur (en particulier l’utilisation de l’Eastmancolor, relativement économique) est l’un des moyens qui permit la transformation. De même, grâce à l’analyse des bandes-annonces de certains films mythologiques italiens des années soixante, on peut observer combien la renaissance du genre s’est trouvée étroitement liée au succès des productions américaines, et en particulier combien l’utilisation de la couleur a servi à l’exportation de ces films aux États-Unis52. La bande-annonce italienne de Ercole alla conquista di Atlantide (Hercule à la conquête de l’Atlantide, Vittorio Cottafavi, 1961), ne comporte aucune indication rappelant que le film a été tourné en Technicolor, au format Technirama, élément qui n’est même pas mentionné sur les affiches. En revanche, sur les affiches présentées aux États-Unis, « les dimensions graphiques des mots Technicolor et Technirama dépassaient celles des noms des acteurs »53. L’absence de référence à la couleur n’est pourtant pas systématique sur les affiches italiennes. La couleur, comme nous l’avons dit, permettait d’attirer (en le trompant) le public italien : l’affiche de La guerra di Troia

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(la Guerre de Troie, Giorgio Ferroni, 1961) mentionne clairement la réalisation en Eastmancolor. La manière d’utiliser la couleur permet en outre de distinguer ces films de ceux qui étaient produits à Hollywood. Vittorio Cottafavi explique ainsi qu’« on a inséré des acteurs américains, mineurs mais connus, pour faciliter la vente du produit aux États-Unis. Le public, reconnaissant ces acteurs, prenait le film pour un produit national et finissait ainsi par accepter cette diversité de style, de formules, de mouvements de caméra et de rendu chromatique, qui est typiquement italienne »54.

32 Dans le cinéma historique-mythologique, l’un des éléments qui rapproche le genre du public populaire est le rapport à la bande-dessinée. L’Hercule des films des années soixante est un super-héros de bande-dessinée américaine. Cela explique (ainsi que les faibles rétributions) pourquoi les rôles principaux ne sont plus confiés à des acteurs de haut rang comme Kirk Douglas mais à des culturistes comme Reg Park ou Steve Reeves : l’esthétique du corps et la masse musculaire caractérisent en effet les héros « immobiles » des bandes-dessinées. Rappelons à ce sujet les conseils du scénariste Duccio Tessari à propos des caractéristiques du héros de films historique- mythologiques : Le personnage principal doit être fort comme Superman, futé comme un détective de Mike Spillane, intelligent comme un ingénieur atomique, ironique et cultivé comme Voltaire, irrésistible comme Rodolphe Valentino, presqu’aussi honnête qu’un boy-scout.55

33 Ercole alla conquista di Atlantide par exemple n’est ni plus ni moins qu’une bande- dessinée56. Comme dans d’autres films du même cycle, l’utilisation de lumières colorées a souvent pour objectif de pallier la pauvreté des moyens. Comme l’a écrit Tom Milne, le film semble dessiné du début à la fin57. Le modèle de la bande-dessinée inspire parfois les choix chromatiques58.

34 Les nombreux péplums produits en Italie dans le bref intervalle qui va de 1958 à 1964 sont construits selon une grille plutôt rigide. La caractérisation des personnages dérive directement des archétypes du roman populaire : un héros courageux, une touchante héroïne, un sombre traître et une séductrice perverse59. De même, certaines scènes semblent se reproduire de film en film : une bataille, une scène de ballet, une autre de torture60. L’utilisation de la couleur contribue à la confection rigide des personnages et des lieux : on peut en général distinguer les héros des personnages négatifs (le méchant, la séductrice) grâce à la couleur et à la forme de leurs vêtements. Les conseils de Tessari à cet égard sont très clairs : Il faut que les couleurs des costumes soient bien distinctes : les blancs ou les jaunes sont ceux des bons, les noirs ou les rouges ceux des méchants. Le public doit reconnaître immédiatement les personnages pour lesquels il prend parti.61

35 On en retrouve un exemple (ou archétype) dans Ulisse62. La couleur est utilisée pour différencier la figure de Circé de celle de Pénélope, toutes deux interprétées par Silvana Mangano. Cela contribue à caractériser la psychologie des deux personnages. Le personnage (et le visage) de Circé, grâce à l’utilisation des filtres colorés, « devient » vert. La couleur évoque l’ambiguïté et la ruse dont la magicienne a fait usage, et permet de percevoir en même temps combien son apparence est illusoire. Pénélope est représentée au contraire avec un visage rose et des vêtements aux couleurs ternes qui évoquent l’honnêteté et la modestie. Le personnage de Cassandre est lui aussi clairement repérable comme une figure menaçante grâce aux choix chromatiques. Son apparition est en effet visuellement construite sur le contraste entre le noir et le rouge,

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des couleurs fortes, « violentes ». Le noir de son vêtement et de sa chevelure contraste avec le rouge profond de ses lèvres et de son châle.

36 Dans ce film, certaines séquences où les dominantes chromatiques sont utilisées dans une fonction symbolique, se trouvent insérées au sein d’un chromatisme général marqué par une dominante de couleurs ternes : marrons, beiges et ocres. Il faut probablement attribuer l’organisation chromatique du film à la collaboration entre l’opérateur Harold Rosson et Joan Bridge, le conseiller Technicolor63. L’utilisation des couleurs définies comme neutres était en effet souvent conseillée par le service de color consulting offert (ou imposé) par la maison américaine, car on estimait que un usage massif des couleurs intenses ou éclatantes distrairaient le spectateur du récit, brisant le langage de la « transparence » qui dominait la cinématographie américaine64.

37 Dans les films réalisés sur la vague du succès de Le Fatiche di Ercole, il semble cependant que l’on ait progressivement négligé de rechercher des effets de réel. La plus grande liberté accordée à la composition chromatique est probablement liée à deux raisons concomitantes : l’absence sur le plateau des conseillers Technicolor (une grande partie de ces films étant réalisés sur pellicule monopack) et la volonté de la part de certains opérateurs italiens de faire des expérimentations65. Certains grands opérateurs du cinéma italien et international ont eu un premier contact avec la couleur, souvent formateur, en travaillant précisément pour le cinéma populaire. Il suffit de citer le nom de Giuseppe Rotunno, qui en 1954 travaille non seulement aux côtés de Visconti sur le plateau de Senso mais aussi aux côtés de Pietro Francisci au tournage d’Attila (Attila, fléau de Dieu). D’autre part, les temps de tournage extrêmement réduits contraignaient souvent les opérateurs à tourner les séquences extérieures de manière plate, sans recherche chromatique. Ils ne soignaient parfois même pas l’homogénéité des éclairages des plans destinés à être montés les uns à la suite des autres, en champ/ contre-champ.

38 Le péplum disparut rapidement pour laisser la place au « western à l’italienne », qui rencontra un succès phénoménal. Il laissa aussi la place à une petite mais assez significative production de films d’horreur qui ne rencontra pas un grand succès en Italie mais qui s’exporta assez bien à l’étranger. Après un succès intense mais de courte durée, le péplum assimila tout d’abord des éléments appartenant à des genres qui émergeaient, pour ensuite se « dissoudre » en eux66.

39 Ercole contro i tiranni di Babilonia (Hercule contre les tyrans de Babylone, Domenico Paolella, 1964, Eastmancolor) commence, par exemple, comme un western. Maciste all’inferno (Maciste en enfer), réalisé en 1962 par Riccardo Freda, est déjà un film d’horreur sous de nombreux aspects67. Même Ercole al centro della terra (1961, Eastmancolor), le premier film en couleur dirigé par Mario Bava, peut être considéré comme étant à mi-chemin entre les deux genres (l’utilisation de la couleur anticipe d’ailleurs celle des célèbres films d’horreur du cinéaste). Les titres sous lesquels ce film fut distribué à l’étranger sont très éloquents à cet égard : Hercule contre les vampires en France, Hercules in the Haunted world aux États-Unis.

Conclusions

40 La même année qui, conventionnellement, marque la fin de l’époque du péplum, Michelangelo Antonioni réalise Il Deserto rosso. Ce film contribue de manière significative à la reconnaissance artistique du cinéma couleur en Italie68. Après 1964,

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d’ailleurs, le nombre des films réalisés en couleurs en Italie dépasse le nombre des films tournés en noir et blanc, et l’écart se creuse nettement durant la saison 1968-196969. À cette époque, les plus importants metteurs en scène italiens ont abandonné, enfin, leur méfiance envers la couleur.

41 Pendant quinze ans environ le cinéma de série B avait été en Italie le seul domaine d’expérimentation des potentialités expressives de la couleur. À partir de la seconde moitié des années soixante, on assiste à une situation floue : le cinéma d’auteur devient naturellement un domaine privilégié pour un emploi fonctionnel de la couleur, mais le cinéma populaire garde son rôle pendant une décennie encore. Le cinéma d’horreur en particulier, qui hérite de l’expérience du péplum italien70, mais aussi de celle du cinéma d’horreur anglais et américain, poursuit une recherche chromatique singulière et arrive parfois à représenter une source d’inspiration même pour le cinéma d’auteur (on peut notamment mentionner certaines œuvres de Federico Fellini, influencées par les films de Mario Bava)71. Ce processus d’influence « du bas vers le haut » s’achèvera vers le milieu des années soixante-dix.

NOTES

1. Nicholas Ray, Action. Sur la direction d’acteurs, Crisnée / Paris, Yellow Now / FEMIS, 1992, p. 107. 2. Nous reprenons ici la terminologie de John Belton auparavant introduite par Gomery par rapport au son : la diffusion est le moment où une technologie est adoptée à vaste échelle par l’industrie. Elle suit l’invention de ladite technologie et l’introduction (le moment où la technologie est produite et commercialisée). (Voir John Belton, Il colore : dall’eccezione alla regola, dans Gian Piero Brunetta (dir.), Storia del cinema mondiale, vol. V, Torino, Einaudi, 2001, pp. 801-826). 3. Les premiers courts-métrages en couleur réalisés en Italie sont essentiellement des documentaires et des films d’animation (Voir Orsola Silvestrini, « Il colore (non) viene dall’America », dans Alice Autelitano, Veronica Innocenti, Valentina Re (dir.), I cinque sensi del cinema, Forum, Udine, 2005, pp. 213-233). 4. Sur l’histoire de la Ferrania, voir A. Salmoiraghi, Ferrania. Dalle antiche ferriere all’industria dell’immagine, Marco Sabatelli Editore, Savone, 1992 ; L. Giuliani, « Una volta si chiamava così : “ferrania” », dans Vincenzo Buccheri et Luca Malavasi (dir.), L’impresa cinematografica in Italia, Roma, Carocci, 2005, pp. 60-80 (y compris une liste de longs-métrages réalisés en Ferraniacolor dans les années cinquante). 5. Auparavant deux longs-métrages d’animation furent réalisés en couleur en Italie : I fratelli Dinamite (Nino et Toni Pagot) et La rosa di Bagdad (Anton Gino Domeneghini). Présentés en 1949 dans le cadre du festival de Venise, ils avaient été réalisés avec le système Technicolor. (Voir Orsola Silvestrini, « Il colore nel cinema di animazione italiano. Estetica e tecnica », dans Sandro Bernardi (dir.), Svolte tecnologiche nel cinema italiano, op. cit., pp. 140-160). En 1951 un premier long-métrage documentaire en couleur avait été réalisé : Una lettera dall’Africa (Napolitano, Bonzi et Lualdi, Ferraniacolor). La même année un long-métrage à sujet religieux est également produit : Mater Dei (Emilio Cordero, Anscocolor). Le film n’eut toutefois pas une réelle diffusion commerciale, n’étant montré que dans les salles paroissiales (Voir Vittorio Giacci (dir.), Mater Dei. Storia e rinascita del primo film italiano a colori, CSC, Roma, 2005).

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6. Voir Adriano Aprà, « La tecnica. Colore, formati e lavorazioni », dans Sandro Bernardi (dir.), Storia del cinema Italiano 1954/59,Venezia, SNC, Marsilio, B&N, 2004, pp. 633-647. 7. « Il colore nel cinema », Bianco & Nero, n° 2-3-4, février-mars-avril 1954. 8. Adriano Aprà, op. cit. 9. L’expérimentation des nouveaux procédés couleurs (photo-chimiques) dans le cinéma de genre ne représente pas une caractéristique propre à la cinématographie italienne. Comme l’a montré Jacques Aumont « ce n’est pas d’abord dans le cinéma d’art qu’est apparue la couleur, mais au contraire dans l’état moyen du cinéma » (J. Aumont, Introduction à la couleur, des discours aux images, Paris, Colin, 1994, p. 184. Voir aussi Jean-Loup Bourget, « Esthétiques du Technicolor », dans J. Aumont, la Couleur en cinéma, Milano-Paris, Mazzotta-Cinémathèque Française, 1995, pp. 110-119). 10. Carlo Ludovico Bragaglia, Cinema, 25 mai 1938, pp. 342-343. 11. Piero Gadda Conti, « Il colore e lo schermo », Schermi n° 1 janvier 1949, p. 5. 12. Dans un contexte international, parmi les premiers et les plus importants « coloristes » du cinéma il faut mentionner des cinéastes spécialisés essentiellement dans le cinéma de genre, comme Vincente Minnelli, Douglas Sirk et Nicholas Ray. Voir par exemple l’analyse que Maria Pia Comand a consacrée à Written on the Wind (Écrit sur du vent, Douglas Sirk, 1956), ou celle que Scott Higgins a dédié à Meet Me in St Louis (le Chant du Missouri, Vincente Minnelli, 1944). (M. P. Comand, « Il grigio, il bianco, il verde », dans Leonardo Quaresima (dir.), Il cinema e le altre arti, Venezia, Marsilio, 1996, pp. 351-357 ; S. Higgins, « Color at the center : Minnelli’s Technicolor style in “Meet Me in St. Louis” », Style, automne 1998, pp. 451-73). 13. On pense par exemple aux films tirés des spectacles de Garinei et Giovannini (sur la production théâtrale de Garinei et Giovannini, voir Lello Garinei, Marco Giovannini, Garinei e Giovannini presentano : Quarant’anni di teatro musicale all’italiana, Milano, Rizzoli, 1985). 14. J. M. Collins, The Musical, cité dans Steve Neale, Genre and Hollywood, London and New York, Routledge, 2000, p. 105. 15. Viva Paci, « That’s Entertainment”. Les Lumières de la comédie musicale », Preprint. 16. Cf. Tom Gunning : « La couleur apparaît comme quelque chose d’ajouté à la forme dominante de reproduction, une intensité sensuelle supplémentaire qui acquiert sa signification, au moins en partie, de sa différence du noir et blanc » (« Colorful Metaphors : The Attraction of Color in Early Silent Cinema », dans Monica Dall’Asta, Guglielo Pescatore, Leonardo Quaresima (dir.), Il colore nel cinema muto, Forum, Udine, 2006, p. 21). 17. En ce qui concerne l’utilisation du rouge dans Puccini (Carmine Gallone, 1952, Technicolor), Costantino Maiani estime que Gallone a renoncé à la valeur attractionnelle de la couleur, pour l’insérer dans une structure ordonnée mais conventionnelle, lui faisant perdre ainsi de l’expressivité. (Costantino Maiani, « Uno studio in rosso. Il colore nel melodramma e nel peplum del cinema italiano degli anni Cinquanta », dans Sandro Bernardi, Svolte tecnologiche nel cinema italiano, Roma, Carocci, 2006, pp. 161-179). 18. La directrice du Color Consulting Department affirme : « À moins que la nature du drame ne s’y oppose, il est préférable d’avoir, pour chaque scène, une heureuse harmonie de couleurs, afin d’éviter les effets discordants » (Natalie Kalmus, « la Couleur », dans Stephen Watts (dir.), la Technique du Film, Paris, Payot, 1939, p. 125). 19. P. Gadda Conti, « Il colore e lo schermo », Schermi, 2e année, n° 1, janvier 1949, p.5. 20. Voir par exemple le témoignage de Dino De Laurentiis dans Tullio Kezich, Alessandra Levantesi, Dino De Laurentiis. La vita e i film, Milano, Feltrinelli, 2001, p. 78. 21. Tonino Delli Colli, « Al colore non ci credeva nessuno », dans Orio Caldiron (dir.) Totò a colori di Steno. Il film, il personaggio, il mito, Roma, Edizioni Interculturali, Federazione Italiana Circoli del Cinema, 2003, p. 89. 22. Elio Finestauri, « Il colore italiano è nato con Totò », Giornale dello Spettacolo, 19 février 1972, p. 7.

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23. Enzo Serafin dans S. Cilento, R. Calisi, « Buona la fotografia », L’Eco del Cinema, 31 mai 1954, p. 5. 24. Orio Caldiron, « Il principe, il buffone, lo sternuto » dans O. Caldirion (dir.) Totò a colori, op. cit., p. 20. 25. T. Delli Colli, op. cit., p.90. 26. T. Delli Colli, dans Stefano Masi, Storie della luce, L’Aquila, La Laterna Magica, 1985, p. 65. 27. Repris dans Angelo Olivieri, L’imperatore in platea, Bari, Dedalo, 1996, pp. 119-120. 28. À propos des choix chromatiques du film, voir aussi Federico Pierotti, « Dalle invenzioni ai film. Il cinema italiano alla prova del colore », dans Sandro Bernardi, op. cit., pp. 85-139. 29. Elio Finestauri, « Il colore italiano è nato con Totò », Giornale dello Spettacolo, 19 février 1972, p. 7. 30. Voir Callisto Cosulich, « La battaglia delle cifre », Cinema Nuovo, 15 janvier 1957 (cité dans O. Caldiron (dir.), Le fortune del melodramma, Roma, Bulzoni, 2004, pp. 91-104). 31. Le film reprenait le spectacle théâtral homonyme conçu par Ettore Giannini. (Voir Valerio Caprara, Spettabile pubblico, Carosello Napoletano di Ettore Giannini, Napoli, AGE, 1998). 32. Rappelons que les films de Powell et Pressburger avaient été projetés en Italie après la fin de la guerre. Fernaldo Di Giammatteo, l’un des premiers critiques italiens à s’intéresser au problème de la couleur avait consacré un article à l’œuvre des deux cinéastes. (Voir Fernaldo Di Giammatteo, « Powell e Pressburger nella preistoria del film a colori », Cinema, nuova serie, août 1949, pp. 79-81). À propos du rôle de la couleur dans Black Narcissus (le Narcisse noir, 1948) voir Sarah Street, Black Narcissus, London, Thaurus, 2005. 33. Mario Chiari reçut toutefois le prix nastro d’argento pour les décors. Le succès auprès du public fut d’ailleurs important. Comme Totò a colori, le film arriva à la quatrième place dans le classement des recettes de la saison. (Voir Callisto Cosulich, op. cit.). 34. F. M., « Il cinema italiano in gara con De Mille ? », Cinema, n° 105, mars 1953, pp. 135-136. 35. Sur les relations entre le cinéma muet italien et la tradition lyrique, voir Eva Vittadello, « Il canto Silenzioso. Divismo e opera lirica nel cinema muto italiano » (dans Michele Canosa (dir.), A nuova Luce. Cinema muto italiano, Bologna, Clueb, 2000, pp. 155-165). 36. « Gallone est le film opéra italien, parce que c’est lui qui croit le plus dans le genre et qui le plus contribue à sa richesse formelle. [...] Au cours de la période qui suit le néoréalisme, le cinéma italien s’organise en genres et lance des productions plus ambitieuses et plus spectaculaires. Gallone transforme alors en un genre ce qui avait été une tradition de toujours dans le cinéma italien ». (Alberto Farassino, « “La parola e il suono”. Il cinema-opera di Carmine Gallone », dans Pasquale Iaccio, Non solo Scipione. Il cinema di Carmine Gallone, Liguori Editore, Naples, 2003, pp. 33 et 38. 37. C. Gallone, « Il valore della musica nel film e l’evoluzione dello spettacolo lirico sullo schermo » dans M. Marchelli, R. Venturelli (dir.), Se quello schermo io fossi, Genova, Le Mani, 2001, pp. 76-77. 38. Carmine Gallone, réponse à l’enquête : « Presente e avvenire del cinema a colori », Lo Schermo, décembre 1935, p. 21. 39. Publicité de la Rivista del cinematografo, janvier 1953. Le film était une coproduction internationale. 40. « Casa Ricordi », Cinema Nuovo, 10 décembre 1954. 41. Pour une analyse de la séquence, voir Guglielmo Pescatore, « Operettenfilm/Film operistico. Casta Diva. La musica negli occhi », dans Leonardo Quaresima (dir.), Il cinema e le altre arti, op. cit., pp. 395-401. 42. Ou, pour le dire autrement, « Il trouve la musique dans les yeux de sa bien aimée ». Cf. Guglielmo Pescatore, ibidem, p. 399. 43. Alessandro Garbarino, « Gianni Di Venanzo, un uomo che ha paura », Rivista del cinematografo, n° 4-5, avril-mai 1965, p. 210.

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44. En 1959, l’Eastmancolor avait commercialisé le nouveau négatif type 5258, dont la sensibilité atteignait 50 ASA. (Voir W. T. Hanson Jr, « The Evolution of Eastman Color Motion Picture Films » , SMPTE Journal, n° 9, septembre 1981, pp. 791-794). 45. Depuis les années vingt (lorsque le système Technicolor était encore à deux couleurs) Ray Rennahan était à la tête du Camera Department de Technicolor, la section de l’entreprise qui devait, selon les intentions de Herbert Kalmus, contrôler avec le Color Department le rendu esthétique des films photographiés avec le nouveau système. 46. « Teodora », Cinema Nuovo, 10 octobre 1954. 47. Sur la naissance du mot péplum, voir Claude Aziza « Le mot et la chose », CinémAction 1998, pp. 7-11 (« Le Péplum : l’Antiquité au cinéma »). 48. Vittorio Spinazzola, « Significato e problemi del film storico-mitologico », Cinema Nuovo, n° 176, juillet-août 1965, pp. 270-279. 49. Le distributeur américain Joseph Levine accompagna la distribution du film d’une vaste campagne publicitaire, ce qui lui permit de doubler les profits. (Voir Locatelli, « Come ai tempi di Cabiria », La fiera del Cinema, février 1960, pp. 14-17 ; Gian Piero Brunetta, Guida alla storia del cinema italiano, Torino, Einaudi, 2003). 50. Michel Eloy, « La mythologie grecque au cinéma », CinémAction, op. cit., p. 31. 51. « Una postilla sul cinema mitologico », dans Enrico Magrelli (dir.) Sull’industria cinematografica italiana, Venezia, Marsilio, 1986, pp. 159-163. 52. Alessia Navantieri, « Trailers e promozione a basso costo », dans Giacomo Manzoli, Guglielmo Pescatore (dir.), L’arte del risparmio : stile e tecnologia. Il cinema a basso costo in Italia negli anni Sessanta, Roma, Carocci, 2005, pp. 78-92. 53. Alessia Navantieri, op. cit., p. 81 54. Elio Ghirlanda, « I muscoli americani e la mente italiana. Intervista a Vittorio Cottafavi », Rivista del Cinematografo, janvier-février 1980, p. 35. 55. Duccio Tessari, « Dieci consigli per chi vuole fare un film storico », La Fiera del Cinema, n° 2, 1960, p. 15. 56. F. M. B., Monthly Film Bulletin, n° 343, p. 112. 57. Tom Milne, « Ercole alla conquista di Atlantide (Hercules conquers Atlantis) », Monthly Film Bulletin, janvier 1986, p. 19. 58. Jacques Sicilier, « L’Âge du péplum », Cahiers du Cinéma, n° 131, mai 1962, pp. 26-38. 59. Claude Aziza, art. cit., pp. 150-153. 60. Laurent Atkin, « Divine Cléopatre », CinémAction, op. cit., p. 22. 61. Duccio Tessari, art. cit., p. 14 62. À propos de l’utilisation de la couleur dans Ulisse Costantino Maiani a parlé de « libération progressive de la couleur » (Costantino Maiani, op. cit.). 63. Joan Bridge avait travaillé en Grande-Bretagne comme conseiller pour la couleur aux côtés de Natalie Kalmus, la directrice du Technicolor Color Consulting Department. On peut facilement supposer que son apprentissage aux côtés de Natalie Kalmus l’a formé à ce que celle-ci considérait comme les règles, ou les astuces, permettant de réaliser une bonne photographie en couleur. (Cf. Natalie Kalmus, « Color Consciousness », JSMPE, août 1935, pp. 139-147 ; N. Kalmus, la Couleur, op. cit., pp 119-130 ; Richard Neupert, « Technicolor and Hollywood. Excercising color restraint », Post Script, vol. 10, n° 1, 1990, pp. 21-29). 64. Scott Higgins, « Technology and aesthetics », Film History, vol. 11, 1999, pp. 57-76 ; Scott Higgins, « Demonstrating three colour Technicolor : Early three-colour aesthetics and design », Film History, vol. 12. n° 4, 2000, pp. 358-383. Il est important de souligner que le style Technicolor change au fil des années. Scott Higgins a démontré que la modération chromatique (color restraint), et l’émulation des codes expressifs de la photographie noir & blanc est dominante entre 1936 et 1939, pour n’être qu’un style parmi d’autres dans les années suivantes.

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65. Sur le rôle des opérateurs dans le cinéma populaire italien des années soixante, voir Silvia Spadotto, « Non abbiamo bisogno di operatori stranieri » (dans Giacomo Manzoli, Guglielmo Pescatore (dir.), L’arte del risparmio : stile e tecnologia, op. cit., pp. 93- 107). 66. Stefano Della Casa, « L’estetica povera del peplum », dans Giorgio De Vincenti (dir.), Storia del cinema italiano, vol. X 1960-1964, Marsilio-Bianco & Nero, Venise-Rome, 2001, pp. 306-318. 67. Cf. M. Salotti, « L’industria cinematografica italiana gonfia i muscoli », dans Enrico Magrelli, op. cit., pp. 145-158 68. Pour ne mentionner qu’un exemple, on peut citer la recension que l’écrivain Alberto Moravia dédia au film : « Sans aucun doute Deserto rosso est le film italien dans lequel la couleur a été employé jusqu’à présent avec le plus d’élégance, maîtrise plastique, maestria ». (L’Espresso, 1 novembre 1964). 69. A. Farassino, U. De Berti, « Le invenzioni : dalla tecnica allo stile », dans G. De Vincenti (dir.), Storia del cinema italiano, vol. X, 1960-1964, op. cit., pp. 371-391. 70. Cela se vérifie, entre autres, grâce à une continuité garantie par le passage des réalisateurs et des techniciens d’un genre à l’autre (Riccardo Freda et Mario Bava en premier lieu). 71. Voir à ce propos O. Silvestrini, « Telefoni rossi. La funzione del colore nell’horror italiano », Preprint.

RÉSUMÉS

Cet article analyse l’usage de la couleur dans le cadre du cinéma populaire italien des années cinquante et soixante. Entre 1952 et la moitié des années soixante, la majorité des longs-métrages en couleur réalisés en Italie appartiennent à la cinématographie de genre, souvent de série B. Ces films ont constitué une étape importante vers un usage spécifiquement italien de la couleur, grâce aussi, ce qui peut paraître paradoxal, au peu d’ambition qui les caractérise. Dès la sortie des premiers films en couleur américains, la critique italienne et internationale reconnaît la nécessité de se délivrer de la contrainte du naturalisme, pour conduire le cinéma couleur dans le domaine de l’art. En Italie, c’est dans le contexte des films populaires que cinéastes et chefs opérateurs arrivent vite à négliger la recherche du réalisme chromatique. La couleur prend souvent une valeur symbolique, en contribuant à la construction des atmosphères et à la définition des personnages, en particulier dans les péplums et les films d’horreur.

This paper analyses the use of colour in the Italian popular cinema of the 1950s and 1960s. Between 1952 and the middle of the 1960s the majority of feature colour films shot in are popular genre films, and are often B movies. These films laid the foundation for a specifically Italian way of using colour in cinema that is partially, and somewhat paradoxically, a result of the modest ambitions that characterized this kind of production. In this article we analyse the experiments in colour found in Italian musicals (rivista and film-opera) and in historical mythological films. We identify the analogies and the differences between an ‘Italian’ treatment of colour and the use of colour in other national schools. Some specific issues concerning the economic aspects of production and the technical systems are also taken into account.

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AUTEURS

ORSOLA SILVESTRINI Docteur en « Studi teatrali e cinematografici » à l’Université de Bologne, auteure d’une thèse sur la couleur au cinéma : Fiat color. Dal colore- attrazione all’immagine-colore. Ses travaux sur ce sujet sont parus dans des ouvrages collectifs, ainsi que dans des actes de colloques internationaux. Elle s’est intéressée auparavant au « remake » dans le cinéma italien et à la question de la conservation du patrimoine cinématographique. University of Bologna, wrote her thesis on colour in cinema : Fiat color. Dal colore- attrazione all’immagine-colore. Her work on this topic has appeared in collective works and in international conference proceedings.

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Cinéaste ou propagandiste ? John Grierson et « l’idée documentaire » Filmmaker or propagandist ? John Grierson and the ‘documentary idea’

Caroline Zéau

1 John Grierson est considéré comme « le père de l’école documentaire britannique » ; il n’a pourtant réalisé qu’un seul film, Drifters, en 1929. C’est donc en tant que producteur, fondateur de nombreuses structures de production, ayant comme particularité de soumettre la création cinématographique à la cause publique, qu’il a durablement associé son nom à l’histoire du cinéma documentaire. Ses écrits nombreux ont eux aussi contribué à forger une vision « griersonienne » du cinéma en définissant les critères esthétiques et le rôle civique du « documentaire » qu’il fut, selon la légende, le premier à nommer1. Cependant, aussi exemplaire fut-il, son engagement cinématographique ne fut que l’instrument d’un vaste programme politique, et c’est curieusement au Canada, alors qu’il dirigeait l’Office national du film qu’il avait lui- même fondé, qu’il put réunir les conditions propices au déploiement de sa conception de « l’idée documentaire » et de la propagande cinématographique.

Études américaines, à l’école de la propagande

2 John Grierson est né en 1898 à Stirling en Écosse et avait intégré après la première guerre mondiale l’Université de Glasgow où il avait obtenu un Master’s degree en philosophie et littérature. Après avoir enseigné une année à l’Université de Durham, il partit en 1924 aux États-Unis avec une bourse d’étude Rockefeller2. Son mémoire de science politique initialement consacré à « l’immigration et ses effets sur les problèmes sociaux aux États-Unis » fut finalement orienté vers l’étude des médias de masse. Il y aborda le rôle prépondérant de la « yellow press » (la presse à sensation) dans le processus d’intégration des immigrants européens. William Randolph Hearst (« Citizen Hearst ») y déployait sa conception de l’Amérique blanche dominante à travers une ligne éditoriale favorisant la dramatisation des événements. Impressionné par ce modèle, Grierson orienta ses recherches vers une analyse de l’impact de la presse sur

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l’opinion publique. Il restera fortement influencé par sa rencontre avec Walter Lippmann et les écrits de ce dernier sur les relations publiques et l’usage de la propagande, notamment Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925). Lippmann pensait que le principal enjeu de la société de masse, dans sa grande complexité, consistait à susciter la compréhension et l’adhésion du citoyen moyen. Pour ce faire, il préconisait l’organisation d’une « fabrique du consentement » (le « Manufacturing Consent » rendu célèbre par Herman et Chomsky3) capable de modeler l’opinion publique. Cependant, Grierson récusait son approche sceptique de la démocratie : en effet, Lippmann jugeait contradictoires les principes égalitaires qui fondaient la théorie démocratique et la nature hiérarchique de la société de masse moderne. En réponse à cela, Grierson préconisait l’édification d’un système d’information publique capable de fournir à chaque citoyen les connaissances nécessaires à l’expression de son libre- arbitre. Cette coexistence d’une conception autoritaire de l’État et d’une solide croyance dans la démocratie est constitutive de ce qui rendit la personnalité de John Grierson si paradoxale pour ses contemporains et ses observateurs.

3 C’est Lippmann qui attira finalement l’attention de Grierson sur le potentiel persuasif du cinéma, en conséquence de quoi ce dernier rejoignit Hollywood pour y poursuivre ses recherches et fut engagé comme consultant par Paramount Pictures en 1926.

Le documentaire britannique

4 En Angleterre, l’Empire Marketing Board est né à l’issue de la Conférence Impériale de mai 1926 qui avait pour vocation la promotion de l’Empire britannique à des fins commerciales. Son premier Secrétaire, Sir Stephen Tallents, était un fervent partisan de l’utilisation du cinéma comme agent de communication pour lutter contre l’isolationnisme britannique. À partir de 1927, John Grierson, de retour en Grande- Bretagne, y occupe les fonctions de « Film Officer » et développe l’idée d’un cinéma de propagande gouvernementale dont le financement serait soumis à la collaboration des différents ministères et organismes gouvernementaux en tant que commanditaires.

5 Afin de légitimer ses ambitions pour le documentaire, John Grierson propose en 1929 une première production ayant comme sujet l’industrie du hareng. Il s’agissait là d’un choix tactique de nature à influencer favorablement, pour obtenir le budget, le secrétaire d’État aux finances, lui-même auteur d’un livre sur ce secteur économique. John Grierson réalise ainsi Drifters, un film muet consacré à la pêche au hareng en mer du Nord, qui dramatise avec lyrisme « l’homme au travail ». Le film sera inclus à l’automne de la même année dans un programme de la Film Society, avec la Chute de la maison Usher de Jean Epstein, à l’occasion de la première projection publique de Bronenosec Potemkin (le Cuirassé Potemkine, Eisenstein, 1926) en Grande-Bretagne. Ainsi consacré par ses pairs, John Grierson fera de ce premier film le manifeste du mouvement qu’il souhaite édifier en lui associant un texte décrivant sa conception du documentaire4. Fin 1929, il expérimente le film de montage en co-réalisant Conquest avec Basil Wright5. Cette autre voie du documentaire sera amplement développée en période de guerre mais dans un premier temps le documentaire britannique s’inscrira plutôt dans la lignée de Drifters : s’y trouvent en germe une exigence esthétique (nourrie d’une grande érudition cinématographique) associant lyrisme et didactisme, la grandeur de l’homme au travail comme figure centrale, et l’assujettissement du sujet aux intérêts de l’État. C’est sur la base de cette expérience qu’il va poser les fondements

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de son unité de production, l’Empire Marketing Board Film Unit, qui prend un essor rapide entre 1930 et 1932. Les jeunes cinéastes qui le rejoignent sont formés à la pratique collective que doit être pour lui le documentaire6 : « Une demi- douzaine de réalisateurs aux talents complémentaires et toujours cent-un sujets »7. Leur créativité devait s’exercer dans les limites de l’objectif commun, aux dépens de toute expression personnelle. Certains d’entre eux, Stuart Legg en tête, suivront Grierson à l’ONF. Au sein de l’EMB Film Unit, leurs rôles sont interchangeables, ils sont peu rémunérés et produisent massivement, avec un matériel vétuste et de petits budgets, des films commandités par un nombre sans cesse croissant d’organisations gouvernementales, d’associations ou d’entreprises. John Grierson démontre rapidement sa capacité à multiplier les collaborations les plus inventives (avec la Ceylon Tea Company pour Song of Ceylon par exemple), tout en conservant l’entière initiative au niveau de la production. Les premières années, les thèmes prédominants sont l’identité rurale et régionale et la culture ouvrière, mais à partir de 1933 un virage s’opère en faveur des apanages de la modernité que sont l’industrie, la technologie et les communications de masse. En 1931, Grierson engage Robert Flaherty qui réalise Industrial Britain ; John Grierson produit, monte et écrit le commentaire. Le film est un succès et l’un des moments forts de la production de ce groupe. Mais les divergences entre les deux hommes – le point de vue quelque peu idéaliste déployé par Flaherty contrariait la conception pragmatique du documentaire que favorisait John Grierson – mettront fin à cette collaboration.

6 En 1931, le Statut de Westminster proclame officiellement l’indépendance des Dominions tout en maintenant l’allégeance à la Couronne britannique. Ce tournant dans l’histoire coloniale de la Grande-Bretagne et les réalités politiques qu’il implique, vont accroître les visées internationales de l’école documentaire britannique en accentuant la nécessité de maintenir par tous les moyens possibles les liens entre les pays membres du Commonwealth.

7 Dans « Documentary : A World Perspective », Grierson revient sur cette période en ces termes : Le premier élan du documentaire en Grande-Bretagne fut nourri par des réalités pratiques telles que la campagne pour une nouvelle conception des relations du Commonwealth après le statut de Westminster, la croissance rapide des communications internationales modernes, la croissance de l’interdépendance internationale sur le plan scientifique et bien sûr la vague de reconstruction sociale en Grande-Bretagne qui affectait les politiques du gouvernement dans les années 1930, quel que soit le parti au pouvoir.8

8 Au moment de la Grande Dépression, le budget de l’EMB est réduit et les aspirations internationalistes de l’école documentaire se trouvent freinées par la situation économique. Le 30 septembre 1933, l’organisme disparaît. Sir Stephen Tallents, engagé au General Post Office, obtient le transfert de l’unité de production (qui a alors une centaine de films à son actif) et de sa cinémathèque. Le GPO Film Unit ainsi créé permit donc à l’école documentaire de poursuivre son activité. Sa nouvelle mission était de faire connaître au grand public les services de l’administration postale et d’améliorer son image, mais là encore, certains films seront commandités par d’autres organismes privés ou semi-privés.

9 Aussitôt installé, Grierson procède à une nouvelle vague de recrutement. On note en particulier l’arrivée du poète W. H. Auden et d’Alberto Cavalcanti, d’Humphrey Jennings, de Len Lye et de Norman McLaren. La plupart des films du GPO Film Unit s’en

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tiennent à la neutralité impersonnelle et à l’approche didactique voulues par le contexte de production. Mais quelques films, artistiquement ou socialement plus audacieux, sortiront du lot et feront la réputation du groupe dirigé par Grierson. Outre le fait qu’ils témoignent d’un haut niveau d’expérimentation formelle9, ceux-ci ont en commun la volonté de concilier le discours institutionnel et une grande acuité sociale. Coal Face, réalisé par Alberto Calvacanti en 1936, est un exemple particulièrement troublant de cette double intention : il délivre le message du commanditaire (les mines de charbon sont une source de prestige pour le pays) et y instille un niveau sensible de critique sociale (les mines de charbon sont une source de misère pour les mineurs). Le commentaire, d’abord neutre et descriptif s’emporte : « Tous les jours, des mineurs sont tués, chaque année en Grande-Bretagne, un mineur sur cinq est blessé... ». Le texte de Cavalcanti et la musique originale de Benjamin Britten furent écrits ensemble, comme pour un opéra, et font échos aux chants psalmodiés des mineurs sur un rythme saccadé suggérant le caractère mécanique et répétitif du travail10. Le poème chanté par un chœur de femmes est signé par W. H. Auden. Peut-être le haut degré d’élaboration poétique de cette évocation du travail de la mine a-t-il permis, en atténuant l’âpreté de la description sociale, d’introduire la composante critique du discours ? Ce film est en tout cas de ceux qui mènent à interroger la fonction dialectique de cette posture singulière : s’agissait-il pour Grierson d’une façon stratégique d’apprivoiser une opposition potentielle aux intérêts de l’État (celle des travailleurs, des pauvres…) ? Ou d’une sincère tentative d’inoculer aux attributions de l’État un niveau raisonnable de constat social, en guise de contrepoint aux dérives autoritaires de Lippmann11 ?

« L’idée documentaire »

10 Il est intéressant de noter que les films qui forgèrent la réputation de cette école furent appréciés pour leurs qualités esthétiques alors que leur vocation sociale et éducative et les conditions collectives de leur élaboration rendaient toute velléité artistique secondaire. Ceci révèle l’un des paradoxes qui fondent la conception griersonienne du film documentaire, comme il eut lui-même l’occasion de l’exprimer en 1942 dans un texte intitulé « The Documentary Idea » : Le documentaire était depuis le début – quand nous avons séparé nos théories sur la cause publique de celles de Flaherty – un mouvement anti-esthétique. Nous avons tous, je suppose, sacrifié des aptitudes personnelles en « art » et l’agréable vanité qui va avec. Ce qui complique l’histoire c’est que nous avions toujours le bon sens d’employer des esthètes. Nous le faisions parce que nous les aimions bien et nous avions besoin d’eux. C’était paradoxalement avec l’excellente contribution esthétique de gens comme Flaherty ou Cavalcanti que nous maîtrisions les techniques nécessaires à notre cause inesthétique.12

11 Cette ambiguïté à l’égard de l’art cinématographique restera perceptible dans les écrits de John Grierson jusqu’à la fin de sa vie, mais la nécessité de convaincre les institutions du caractère utilitaire du cinéma interdisait alors l’expression de toute aspiration artistique. Le cinéma était donc réduit à la fonction de médium, le meilleur qui soit, au service de l’éducation des masses : « L’idée documentaire au fond n’était pas du tout une idée cinématographique et le traitement cinématographique qu’elle inspira n’est qu’un aspect annexe »13. Ian Aitken confirme d’ailleurs que le « mouvement documentaire britannique » fut établi « pour servir une campagne de réforme politique et culturelle utilisant le cinéma, le matériel écrit, les discours, les conférences et autres

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moyens de persuasion à cette fin »14. Cependant, la vocation sociale de ce mouvement ne rencontra pas la compréhension espérée dans l’Angleterre des années 1930 et suscita diverses critiques.

12 Housing Problems (1935), sponsorisé par le London County Council et par la British Commercial Gas Association, innovait en enregistrant in situ et en son synchrone, à l’avant-garde du cinéma direct, les témoignages des habitants des taudis de Londres. En prétendant répondre aux directives ministérielles pour combattre la Dépression, le film provoqua une polémique : on lui reprocha une approche trop frontale de la misère (dénuée du niveau d’élaboration esthétique qui caractérise Coal Face). De telles tentatives ne pouvaient pas rencontrer l’adhésion d’un gouvernement conservateur. Par ailleurs, comme l’explique Ian Aitken, le film soumet la critique sociale aux intérêts publicitaires des deux commanditaires en leur créditant par avance la résolution du problème exposé grâce à la construction de nouveaux logements salubres et confortables. Cette concession sapait la demande de réforme implicite que comportait un tel constat15. La marge de manœuvre était donc limitée du côté de la cause sociale autant que sur le plan artistique. De plus, l’industrie cinématographique privée accusait ces unités de production de concurrence déloyale et les cinéastes du groupe étaient soupçonnés d’être communistes (mais l’histoire montre que ces griefs sont irrémédiablement liés à de telles structures).

13 Au cours des dix années consacrées au développement du documentaire au sein de l’Empire Marketing Board (1927-1933) et du General Post Office (1933-1937), John Grierson a forgé et mis en pratique à la fois sa conception du documentaire et ses principes en matière d’organisation et de production. Grâce à la complicité active de Sir Stephen Tallents, le film documentaire britannique était devenu inséparable de la cause publique. Pour Grierson, le gouvernement était le commanditaire privilégié du documentaire et le documentaire était la voix privilégiée du gouvernement. Cependant, les limitations et les contraintes qu’impliquait la tutelle de l’État l’avaient amené à élargir le champ des sources de financement à l’industrie qu’il croyait susceptible d’assumer un rôle actif dans l’éducation des masses. Cette démarche l’avait finalement conduit à quitter le GPO pour fonder en 1937 le Film Center, une structure indépendante destinée à promouvoir le développement de films documentaires non gouvernementaux. Cet organisme de recherche, de conseil et de relations publiques avait pour ambition de répandre l’idée documentaire à l’échelle internationale en ayant recours à des sources de financement publiques ou privées. Simultanément, Grierson devint conseiller en cinéma au sein de l’Imperial Relations Trust, un organe gouvernemental créé en 1937, avec une vocation similaire à celle de l’Empire Marketing Board : encourager et financer tout projet propre à renforcer les liens entre les Dominions et le Royaume-Uni.

Grierson au Canada

14 Comme l’ont révélé les historiens qui se sont intéressés à ce personnage contrasté, la création de l’ONF résulte d’une diversité de facteurs dont John Grierson fut le point de convergence16. Au Canada, fin 1937, dans le cadre de la réorganisation des activités de promotion du Ministère de l’Industrie et du Commerce Canadien, Vincent Massey, le Haut-commissaire du Canada à Londres, préconise la mise en place d’une instance centralisée de coordination des activités cinématographiques du gouvernement. Il

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demande qu’une étude préliminaire soit menée et, en février 1938, John Grierson accepte d’accomplir cette tâche.

15 Parallèlement, la première réunion du comité cinématographique de l’Imperial Relations Trust se tient en mars 1938, comptant parmi ses membres Sir Stephen Tallents et John Grierson, de nouveau réunis. Tallents y siège comme Directeur-Général du cabinet fantôme chargé de planifier l’information en cas de guerre, ce qui impliquait la participation de la presse et de l’industrie cinématographique, de même que la coopération des Dominions.

16 En partant au Canada en 1938, Grierson avait donc deux mandats : celui de réformer la production gouvernementale canadienne et celui d’établir des structures cinématographiques susceptibles d’assurer les liens entre le gouvernement britannique et les gouvernements des différents Dominions en cas de guerre. Le tout étant de nature à favoriser le développement de l’idée documentaire à l’échelle internationale. En juin 1938, John Grierson remet son « Rapport sur les activités cinématographiques du gouvernement canadien »17, dans lequel il préconise la création d’un organisme de coordination qui centraliserait la production et la distribution d’un cinéma gouvernemental destiné à faire la promotion du Canada à l’étranger, principalement en Grande-Bretagne. Au mois de novembre, il est invité à finaliser son projet en rédigeant le texte initial de la « loi créant une commission nationale du cinématographe » qui sera sanctionnée le 2 mai 1939 sous le titre : Loi nationale sur le cinématographe (National Film Act)18. Le jour où la guerre fut déclarée avec l’Allemagne, j’étais à Hollywood [...]. Je savais très bien que près de moi, à Hollywood, se trouvait potentiellement l’une des plus grandes usines de munitions sur terre. Là, dans cette grande machinerie de production de films, de salles répandues à travers le monde avec un public de cent millions de personnes par semaine, se trouvaient les nouveaux instruments de la propagande de guerre.19

17 À l’annonce de la guerre, John Grierson était prêt à exploiter ces « nouveaux instruments » pour mettre sa conception de la propaganda20 au service du combat pour la démocratie. Tout le destinait à devenir le digne ennemi de Goebbels. Son expérience des services gouvernementaux britanniques, et l’influence de Stephen Tallents auraient dû lui valoir une place de premier choix au sein du Ministère de l’Information britannique. Il paraissait évident que Londres ferait appel à lui en cas de guerre. Mais quand le personnel du nouveau ministère de l’information fut nommé, Grierson n’en faisait pas partie. José Arroyo montre que l’audace de certaines initiatives l’avait rendu indésirable auprès de quelques membres du gouvernement britannique impliqués dans l’élaboration de ce ministère21.

18 La guerre déclarée, la mise en place de l’ONF se trouvait précipitée et la nature de sa mission, modifiée. En octobre, le gouvernement canadien demanda à Grierson d’assumer le poste de commissaire pendant une durée de six mois. Grierson accepta à la condition de pouvoir poursuivre sa mission en Nouvelle-Zélande et en Australie. Il n’avait donc initialement nullement l’intention de rester au Canada, mais le gouvernement canadien fut le seul à lui offrir une position lui permettant de mettre sa « croisade » documentaire au service de l’effort de guerre avec les moyens adaptés. De plus, en orientant la propagande canadienne vers les États-Unis, Grierson servirait le gouvernement britannique en stimulant l’effort de guerre américain. Ceci tout en restant employé par l’IRT.

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19 John Grierson avait vite perçu que le Canada offrait un terrain exceptionnellement propice à l’idée de la propagation d’un idéal collectif par le film : forger un sentiment d’unité nationale constituait un défi à la hauteur de ses ambitions22. Ainsi le mandat établi par la loi sur le cinématographe – « La production et la distribution de films nationaux destinés à aider les Canadiens de toutes les parties du Canada à comprendre les modes d’existence et les problèmes des Canadiens d’autres parties23 » – répondait-il à ce besoin. L’ONF conférait au Canada un moyen de projeter à l’étranger l’image d’une nation distincte et autonome. Ce besoin de reconnaissance était bien sûr consécutif au statut de Westminster mais s’élevait aussi contre l’influence puissante des États-Unis qui s’exerçait notamment par le biais des images24. L’exaltation qu’a souvent exprimée John Grierson face à cet éveil identitaire peut sembler paradoxale si l’on considère ses engagements envers la Couronne britannique. Mais les deux versants de cet engagement ne sont nullement contradictoires car il voyait dans chacun d’eux la légitimation politique et esthétique de sa « croisade » documentaire. Pour lui, conditionner et convaincre ne suffisaient pas pour gouverner, et l’implication esthétique de son programme – qui consistait à élever la condition du gouverné pour l’associer à l’édification nationale – constituait sûrement l’originalité et l’ambiguïté de sa philosophie politique, celles-là mêmes qui lui ont valu d’être accusé tantôt de socialisme, tantôt d’autoritarisme.

20 De plus, dans les années 1930, la politique canadienne connaissait une phase de centralisation politique qui coïncidait parfaitement avec les principes hérités de l’idéalisme hégelien, qui étaient au centre de l’idéologie de Grierson. Ian Aitken, dans son ouvrage consacré à l’influence de l’idéalisme philosophique sur la pensée et la pratique griersoniennes, explique le rôle prédominant qu’il attribuait à l’État et le cite : « L’État est l’appareil qui garantit les meilleurs intérêts du peuple. Puisque les besoins de l’État sont primordiaux, la compréhension de ces besoins est la priorité de l’éducation ». Cette conception justifiant pour Grierson l’exercice d’un « bon totalitarisme »25.

21 Enfin, comme l’a souligné Joyce Nelson, le Premier ministre Mackenzie King avait lui aussi été boursier puis conseiller en relations publiques au sein de la Fondation Rockefeller. Dans le cadre de ses fonctions, il rédigea en 1918 un mémoire intitulé « Industry and Humanity : A Study in the Principles Underlying Industrial Reconstruction », qui établissait la nécessité de forger l’opinion publique pour « gouverner par le consentement »26. Une évidente convergence de vues résultait du parallélisme de leurs parcours.

Un déploiement spectaculaire

22 En avril 1940, l’ONF, qui n’était rappelons-le qu’un organe consultatif, s’engage dans la production en initiant la série mensuelle Canada Carries On avec la coopération du Bureau d’Information Publique. Ce dernier, destiné à collecter et à faire circuler les informations concernant l’effort de guerre canadien, avait été créé dès décembre 1939 par Mackenzie King sur la suggestion de John Grierson. Les velléités de l’ONF du côté de la production eurent pour conséquence de l’opposer au Motion Picture Bureau qui en avait initialement la charge. Leurs incompatibilités structurelles donnèrent bientôt lieu à une lutte perpétuelle et le 27 novembre 1940, Grierson fit parvenir sa lettre de démission au Président de l’Office. Dénonçant les dysfonctionnements de cette

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structure duelle qui dissociait la conception et l’exécution de sa politique de production, il y affirmait la nécessité de soumettre le Motion Picture Bureau à l’administration de l’Office national du film. Le 11 juin 1941, le gouvernement finit par céder : un décret soumit le MPB à l’ONF et début juillet Grierson en prit le contrôle27. Ainsi obtenait-il la centralisation de la politique de propagande qu’il avait initialement préconisée dans son rapport en 1938. L’Office national du film, désormais constitué selon ses vœux, allait pouvoir se développer selon ses ambitions.

23 Mais l’influence de Grierson ne se limitera pas au contrôle de la propagande cinématographique. En janvier 1943, il est nommé Directeur-Général du Wartime Information Board, ce qui lui confère le pouvoir d’orienter toute la politique d’information selon sa conception de l’éducation. Cette double position permet à Grierson d’exercer son influence en toute indépendance auprès des plus hautes sphères politiques, puis de contrôler le développement créatif de la politique ainsi instaurée. En soumettant régulièrement à chaque ministère des projets de films répondant à leurs besoins, il assurera dès lors la croissance continue des ressources de l’ONF.

24 L’absorption du Motion Picture Bureau avait permis à Grierson de renouer avec la production gouvernementale telle qu’il l’avait connue en Grande-Bretagne et sa nomination au Wartime Information Board lui offrait la place stratégique que le gouvernement britannique lui avait refusée. Ainsi contrôlait-il désormais la politique, la production et les moyens de la propagande canadienne.

25 À partir de 1940, l’ONF connut un essor considérable – une douzaine d’employés en décembre 1940, près de 800 en 1945 – selon des principes organisationnels initiés par John Grierson en Grande-Bretagne et radicalisés par le contexte de guerre. Il commença par se doter d’un personnel créatif à la hauteur de ses ambitions en faisant notamment appel aux anciens du documentaire britannique28. Le grand monteur Stuart Legg était le maître d’œuvre de la propagande cinématographique et mit son expérience au service de la technique du film de montage qu’il affina et enseigna pendant ces six années de guerre. Son principe de base était de déterminer la « ligne d’attention » qui guidait le spectateur d’un bout à l’autre du film, en dépit de l’hétérogénéité des images d’archives utilisées à défaut de métrages originaux29.

26 À son contingent de documentaristes expérimentés, Grierson associa de jeunes Canadiens30. Un autre groupe provenait des États-Unis ; Stuart Legg avait travaillé à New York pour la série The March of Time dont on percevra l’influence sur son travail au Canada, l’expérience américaine était donc à prendre en compte. Robert Flaherty apportera lui aussi une contribution ponctuelle. L’effort de guerre canadien bénéficia également de l’expérience de quelques cinéastes européens tels que Joris Ivens, Boris Kaufman et Alexandre Alexeïeff.

27 Norman McLaren, qui avait débuté à la General Post Office Film Unit, sera à l’origine du studio d’animation qui, en implantant durablement une doctrine de production fondée sur l’innovation, contribuera largement à la réputation de l’ONF dans le monde. La correspondance de Grierson nous apprend que le projet d’utiliser des techniques d’animation pour la propagande était apparu en juillet 1941 à l’occasion d’une commande du War Savings Committee pour la promotion des emprunts de guerre31.

28 McLaren arriva à Ottawa en septembre 1941. Sa correspondance au cours de sa première année à l’ONF montre qu’il lui fallut d’abord réunir les conditions techniques nécessaires à la production de films d’animation, alors inhabituelle au Canada. Enfin, au

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cours de l’année 1942, Norman McLaren commença à recruter de jeunes étudiants en art, en vue de les former aux techniques de l’animation32. Ainsi, ce qui n’était au départ qu’une habile incursion de techniques d’animation peu coûteuses dans la propagande cinématographique (génériques, graphiques, cartographie...) prit cette année-là la forme d’un studio d’animation constitué d’un groupe – une dizaine de cinéastes – et d’un programme – développement de diverses techniques économiques et innovantes offrant une alternative au cellulo.

29 L’organisation d’une unité de production selon Grierson reposait donc sur la conjugaison d’un personnel expérimenté et de jeunes débutants, âgés de 15 à 25 ans, attirés par le cinéma. Sous son influence et avec conviction, ils travaillaient jour et nuit avec des équipements rudimentaires, et dans un espace réduit et inadéquat. Tous les témoignages concernant cette époque tendent à l’attester : Grierson était autoritaire, accessible, omniprésent. Paternaliste, il inspirait le respect et la crainte.

30 Une autre particularité de l’organisation griersonienne concerne les conditions d’embauche du personnel créatif. La créativité étant pour lui incompatible avec le fonctionnariat, les cinéastes étaient employés sur la base de contrats de trois mois renouvelables. À ce principe d’instabilité s’ajoutait l’interchangeabilité des rôles au sein des équipes et la mobilité des personnels d’un service à l’autre. Ainsi les apprentis qui avaient atteint un niveau satisfaisant de compétence dans l’un des domaines de la réalisation d’un film devaient en changer. Grâce à ce principe de polyvalence, une équipe de six personnes pouvait mener quatre ou cinq films de front. Cette souplesse générera après-guerre une conception égalitaire au sein du processus cinématographique et permettra par exemple à de nombreux techniciens d’accéder à la réalisation. Pendant la guerre cependant, la polyvalence et l’anonymat des génériques allaient dans le sens d’une soumission à la cause publique.

31 L’ONF comptait une douzaine d’unités de production en 1944. Chacune d’entre elles entrait elle-même en contact avec le ministère commanditaire, et établissait son budget. Le producteur constituait son équipe, supervisait toutes les étapes de la réalisation puis soumettait le résultat final à l’approbation du commissaire qui contrôlait ainsi toute la production.

32 Deux séries constituaient l’essentiel de la propagande de guerre. La série mensuelle Canada Carries On avait pour vocation de mettre en scène l’effort de guerre canadien avec comme idée directrice le refus de l’isolationnisme. Le logo représentant un globe tournant sur lui-même symbolisait la place que le Canada devait prendre sur la scène internationale. À partir de 1942, six films par an furent distribués au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Australie notamment33. Fin novembre 1941, l’un d’entre eux, intitulé War Clouds in the Pacific, prévoyait un conflit entre les États-Unis et le Japon seulement dix jours avant l’attaque de Pearl Harbor. Son succès aux États-Unis justifia le lancement de la série The World in Action destinée à l’audience internationale. Grierson et Legg y déployaient une analyse géopolitique du conflit et tentaient d’anticiper les liens internationaux qui fonderaient la construction d’un nouvel ordre mondial après- guerre34. Ces audacieuses spéculations sur l’avenir occasionnèrent des critiques, nombreuses et souvent contradictoires, à l’encontre de Grierson et de l’ONF.

33 Le film le plus emblématique de cette conception de la propagande fut sans doute The War for Men’s Minds, réalisé en 1943. Comme l’indique son titre, le film décrit la bataille psychologique que menaient les belligérants ; le commentaire affirme que « la conquête de l’esprit humain doit être menée pour la cause de la liberté », faisant écho au vœu de

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Grierson d’être « totalitaire pour le bien »35. L’importance de la propagande dans la stratégie nazie y est décryptée et le film ridiculise le culte de la personnalité qui la caractérise à travers les images du Triumph des Willens de Leni Riefenstahl. Ce film synthétise les idées exprimées par John Grierson en 1942 dans le texte The Nature of Propaganda36. Il y oppose la propagande allemande, basée sur la conviction que l’homme, faible et égoïste, est animé par l’« élan vital », et la propagande britannique qui postule l’« élan moral37 » et le triomphe de la justice platonicienne. Sans approuver la stratégie allemande, Grierson dénonce l’assurance naïve de la Grande-Bretagne. Comme l’indique Gary Evans, la propagande canadienne empruntait la simplicité, l’autorité et la dramatisation qui caractérisaient la méthode nazie, mais en rejetait le côté primitif en faisant appel à la capacité de discernement du spectateur38.

34 Canada Carries On fut ensuite plus spécifiquement consacrée aux problématiques économiques et sociales canadiennes, abordant les conséquences directes de la guerre sur la vie économique à travers des thèmes tels que la nutrition, la circulation des matières premières, l’agriculture, l’industrie et les communications, le travail et le rôle de l’éducation. Les films des deux séries étaient vendus selon des accords commerciaux39.

35 Conformément au principe de Grierson selon lequel « l’éducation est un processus à double sens ou elle n’est rien »40, l’information gouvernementale était fondée sur une évaluation permanente de l’opinion publique : des bandes de trois minutes (discussion trailers) étaient présentées en fin de projection et proposaient des discussions filmées au cours desquelles quatre personnes « représentatives » argumentaient sur un thème donné ; les spectateurs étaient encouragés à donner leur avis et ces commentaires faisaient l’objet de rapports restitués à la source. En outre, le Wartime Information Board permit à Grierson le recours systématique aux sondages et enquêtes confidentiels lui permettant de mesurer les effets de la propagande sur l’opinion publique.

36 Du point de vue de la distribution, l’élément remarquable fut le développement d’un réseau performant de circuits de distribution hors-salle cherchant à toucher l’ensemble de la population canadienne. La distribution en milieu rural était assurée par les circuits ruraux de l’Office, alors que la distribution urbaine est couverte par ses circuits industriels et syndicaux et les services volontaires de projection. Ces services étaient coordonnés grâce au relais de quatre bureaux régionaux.

37 Pour chaque circuit rural, un projectionniste muni d’un appareil portatif et d’un programme de films circonscrivait une région bien définie suivant un itinéraire et un horaire déterminés et proposait gratuitement des séances dans les bibliothèques, les salles paroissiales, les écoles, etc.41 Les circuits industriels, quant à eux, présentaient aux « artisans de l’industrie canadienne » des films d’information de guerre mais aussi des films leur étant spécialement destinés concernant les accidents du travail, la santé ou l’alimentation. Les circuits syndicaux étaient coordonnés conjointement par l’ONF et par des organisations telles que le Congrès Canadien du Travail à l’intention des syndicats locaux partout au Canada.

38 Tout un pan de la production fut consacré aux « choses de la vie de tous les jours », et ce souci allié à l’impressionnante efficacité du réseau de distribution eurent pour conséquence d’inscrire durablement l’utilisation du film éducatif dans les mœurs culturelles canadiennes, à tous les niveaux de l’organisation sociale. Il ne fait aucun

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doute que Grierson savait ce qu’il faisait : l’Office était devenu l’organe gouvernemental le plus visiblement proche de la population, et cela rendait sa légitimité indiscutable42.

39 Mais en amont de tout cela, la loi sur le cinématographe constituait un atout stratégique déterminant car, par ce biais, John Grierson avait inscrit l’utilisation du film gouvernemental dans la législation canadienne. Il avait accompli ainsi au Canada ce qu’il n’avait pas réussi à faire en Grande-Bretagne : sécuriser la pratique documentaire en l’implantant au cœur de l’État. Conformément à son projet initial, cette disposition impliquait de multiples sources de financement pour le documentaire et une légitimité de service public. C’est là qu’il faut voir le fondement de la tradition documentaire au Canada, une tradition de nature économique, même si elle eut d’importantes conséquences esthétiques, et qui découle « pour le meilleur ou pour le pire » de la conception griersonienne du documentaire.

Quel avenir pour la propagande ?

40 L’école documentaire britannique prétendait susciter l’unité nationale et promouvoir la démocratie en valorisant l’interdépendance qui régissait les relations sociales dans la société moderne. Dans Drifters déjà, Grierson sublimait la contribution quotidienne de l’homme au travail. Le cinéma était pour lui (grâce notamment à la pratique du montage héritée de l’école soviétique) le média le plus apte à formuler symboliquement l’idée d’une totalité organique faite d’interconnexions sociales qui était au centre de sa pensée43.

41 « Cela fait longtemps que je m’intéresse à la propagande et c’est d’abord en tant que propagandiste que je me suis intéressé aux films » déclarait-il fin 194044 ; il n’utilisa pourtant librement le terme de propagande qu’en période de guerre. Car comme l’indique Gary Evans45, celle-ci octroyait à la propagande gouvernementale une légitimité « de droit divin » qui dispensait Grierson de toute la controverse attachée d’ordinaire au problème de l’éducation au sein d’une démocratie libérale. Or, sa véritable ambition était d’instituer une utilisation permanente de la propagande pour l’éducation qui perdurerait en temps de paix.

42 Le contexte canadien avait permis à John Grierson de mettre en pratique sa conception paradoxale du rapport au pouvoir. Pour lui, en effet, le documentaire au service de la cause publique ne devait pas pour autant être subordonné au pouvoir institué. Son rôle était d’inciter au changement tout en respectant les institutions et de constituer un relais autonome entre le peuple et le gouvernement. Sa nomination à la tête du Wartime Information Board, en le rapprochant des hautes sphères politiques, lui permit d’exercer l’influence nécessaire au développement de cette instance intermédiaire. Il assurait la communication directe entre l’ONF et le conseil des ministres. En suggérant aux commanditaires gouvernementaux potentiels la production de films ou de programmes répondant à leurs besoins, Grierson formait les dirigeants à cette nouvelle forme d’éducation et insufflait la politique d’information. Plus tard, il expliquera cette position stratégique en ces termes : L’émergence de la qualité, spécialement dans les catégories esthétiques les plus évidentes, dépend : a) des pouvoirs de persuasion du producteur de documentaires face aux réalités politiques et économiques, b) de l’imagination des ministres et des élus qui exercent l’autorité et, en dernier

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recours, de leur capacité à défendre l’expérimentation et l’aventure, c) idéalement d’une relation personnelle du meilleur niveau entre a et b.46

43 Au Canada, John Grierson décidait seul de la propagande cinématographique qui émanait de l’ONF et dont l’impact ne fut pas sans conséquences étant donné l’audience qu’elle reçut au Canada et dans le monde. C’est là qu’il a pu mieux qu’ailleurs développer cette configuration propice à l’essor du documentaire, mais c’est aussi là qu’il en expérimenta les limites. Après un premier mandat de six mois, son engagement au Wartime Information Board fut reconduit. Mais son projet de lancer un plan d’information pour la reconstruction après-guerre fut suspendu par le gouvernement qui n’apprécia pas d’être devancé par cette initiative47. Ce désaccord provoqua la démission de Grierson du WIB en janvier 1944. Il poursuivit cependant son action à l’ONF. Mais ainsi que l’a montré Gary Evans48, les films qui anticipaient les ententes internationales de l’après-guerre frôlaient dangereusement les questions de politique étrangère dont le Premier ministre avait l’exclusivité. Plusieurs d’entre eux provoquèrent des critiques que le gouvernement ne put bientôt plus assumer. En janvier 1945, par exemple, le film Balkan Powderkeg commentait défavorablement l’intervention de la Grande-Bretagne en Grèce. Cette prise de position contrariait le rôle de médiateur qu’assumait Mackenzie King entre les États-Unis et la Grande- Bretagne. Cet incident posa le problème de la liberté d’action de l’ONF mais Grierson en réaffirma l’indépendance en refusant l’éventualité d’un droit de regard du Ministère des Affaires étrangères. Pour Evans49, ce faux pas mit fin à la liberté dont jouissait Grierson, qui ne fut pas encouragé à rester à la tête de l’ONF après-guerre. À la veille de la guerre froide, les espoirs internationalistes véhiculés par les films de l’ONF devenaient hors de propos et Grierson s’était attiré la méfiance du gouvernement comme il l’avait fait en Angleterre en 1939.

44 Pour Peter Morris50, cette opposition au monde pratique de la politique était inévitable, en Angleterre comme au Canada, car elle résultait de sa conception idéaliste de l’État. Pour John Grierson en effet, les technocrates, qui devaient être des experts, créaient la politique que les hommes du pouvoir devaient suivre. Peter Morris identifie le paradoxe central de cette approche : l’appareil gouvernemental adopte le documentaire griersonien parce qu’il célèbre l’État et l’identité collective, puis le rejette en raison de sa trop grande proximité avec le processus politique. Pour lui, Grierson lui-même ne comprit jamais ce dysfonctionnement.

45 John Grierson se voulait très proche des hautes sphères politiques tout en revendiquant une totale indépendance, et cela lui valut les critiques les plus virulentes et les plus variées. Sa doctrine, toute entière tournée vers le retour à la paix s’avéra pourtant doublement inadéquate dans le paysage politique de l’après-guerre. Le « totalitarisme pour le bien » qui justifiait l’usage institutionnalisé de la propagande en temps de guerre ne pouvait plus être légitimé, la paix revenue, au sein d’une démocratie libérale. Et l’impératif internationaliste qui sous-tendait cette pratique du pouvoir était devenu incongru dans le contexte de la guerre froide. Opportunément pour les trois gouvernements au sein desquels il se trouvait impliqué à la fin de la guerre (le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne), l’accusation de sympathie communiste et l’enquête dont il fut l’objet eurent raison de sa carrière politique.

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Un paradoxe en héritage

46 Dans un dernier message adressé aux employés de l’ONF avant son départ, John Grierson rappelle lui-même la spécificité et les motivations de sa démarche : La plus grande décision que je me suis risqué à prendre dans le développement du mouvement documentaire fut quand, après avoir examiné le paysage économique d’une demi-douzaine de pays au cours des années 1920, j’ai déclaré que nous allions allier ce que nous voulions aux besoins des gouvernements.51

47 Ainsi, en septembre 1945, le documentaire n’a, pour Grierson, plus d’existence possible hors du giron gouvernemental : Notre travail est orienté seulement et uniquement vers le service public (...). L’éventualité de « quitter le gouvernement pour aller dans l’industrie privée » n’a pas de sens pour ceux d’entre nous qui ont construit le mouvement documentaire, parce que le mouvement documentaire, qui est un mouvement exclusivement relatif à une instruction publique progressiste, est indivisible. Il a beaucoup d’alliés et d’associés mais un seul but52.

48 On l’a vu, le cinéma pour John Grierson était avant tout un moyen à mettre au service de la propagande à des fins d’éducation. L’esthétique documentaire était donc subordonnée aux buts qu’elle devait servir. Le choix pragmatique du film de montage était certes dû aux difficultés occasionnées par la guerre : la technique ainsi déployée, en réduisant les images à leur valeur strictement illustrative, offrait l’avantage d’une grande malléabilité et répondait aux impératifs d’efficacité et de rapidité rencontrés par le propagandiste, mais elle limitait considérablement le champ artistique de la pratique documentaire53. De ce point de vue, le cinéma de propagande institué par Grierson au Canada constituait une régression par rapport aux développements antérieurs du documentaire britannique. En légitimant sa vocation de propagandiste, son mandat canadien l’avait amené à radicaliser sa position anti-esthétique alors qu’en Angleterre, la plupart des films produits par la Crown Film Unit continuaient à associer l’efficacité du message à la qualité du traitement visuel et sonore, tout en répondant aux impératifs de la guerre. Les films d’Humphrey Jennings réalisés dans ce cadre sont représentatifs de la continuité d’une démarche poétique au sein de l’école britannique.

49 John Grierson contribua donc maigrement à l’édifice d’une quelconque tradition artistique et les cinéastes qui rejoignirent l’ONF après-guerre s’empressèrent de rejeter cet héritage cinématographique, en même temps que le carcan institutionnel dont il était indissociable54. Ce que John Grierson a par contre légué, c’est une structure de production unique au monde, dotée d’une indépendance viscérale, et qui est devenue, paradoxalement, le symbole d’une alternative au cinéma américain basée sur un savoir- faire artisanal qui est resté longtemps le signe distinctif de la cinématographie canadienne55.

50 Le statut paradoxal d’agence cinématographique d’État au sein d’une démocratie libérale, directement hérité des contradictions de son fondateur, restera le plus grand potentiel de l’ONF. Il générera, il est vrai, une remise en cause permanente de sa légitimité autour d’une question centrale - que permet l’argent des contribuables ? – qui déterminera la politique de production par excès ou par défaut, justifiera la censure et l’auto-censure, attisera les oppositions politiques et les accusations de concurrence déloyale provenant de l’industrie privée.

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51 Mais le rapport complexe entre statut économique et vocation artistique qui fonde l’identité originale de l’institution permettra après-guerre les développements esthétiques qui justifieront sa longévité et son rayonnement. En alliant la pratique documentaire aux intérêts de l’État, Grierson avait prôné une approche utilitaire, dénuée de toute velléité artistique. Mais, comme le remarque David Barker Jones, l’importance qu’il accorda au travail de Norman McLaren dès son arrivée à l’ONF témoignait d’une démarche paradoxale associant un discours violemment anti- esthétique à des choix fondamentalement opposés56. John Grierson pouvait-il ignorer la possible influence des esthètes auxquels il avait recours ?

52 Longtemps après avoir quitté ses engagements étatiques, Grierson avança l’idée d’une volonté cachée : Cette secrète intention ne peut pas toujours être révélée, mais on pourra ressentir le fait que vous la portez. Vous serez donc toujours sujet à une certaine méfiance et même à une certaine opposition non-formulée, à divers moments de votre séjour bureaucratique. Après tout, à de nombreux égards, vous introduisez le cheval de bois de l’esthétique dans Troie. L’histoire du mouvement documentaire est en partie l’histoire du moyen d’y parvenir, non sans une cicatrice ou deux. Vous pouvez gagner, plus ou moins définitivement, comme dans le cas de l’ONF. Vous pouvez perdre, jamais tout à fait cependant, face aux bureaucrates et aux autres gars derrière la charpente.57

53 Il serait hasardeux, connaissant l’habileté rhétorique de John Grierson, de décider si cette déclaration lève le voile sur le véritable « hidden agenda » de sa carrière politique, ou si elle résulte d’un déni tardif de celle-ci. Peut-être ces deux interprétations sont-elles en partie vraies…

54 Ce que l’on sait par contre, c’est que le « cheval de bois » que fut Norman McLaren contribua à la notoriété mondiale de l’Office pendant plus de quarante ans ; et surtout qu’il y développa une doctrine de production, basée sur le principe de « l’économie créatrice58 », qui contamina l’ensemble de la production et constitua une brèche salutaire pour les cinéastes qui, après guerre, eurent le désir d’ériger une cinématographie distincte59.

NOTES

1. C’est dans un texte intitulé « Flaherty’s Poetic Moana » et publié dans le New York Sun du 8 février 1926, que le « Moviegoer » (c’était alors son pseudonyme) évoque la « valeur documentaire » du film de Robert Flaherty (« documentary value », première occurrence cinématographique du terme en anglais). On connaît, en français, des occurrences plus anciennes du terme ; Méliès, notamment, évoquait en 1907 la catégorie « photographie documentaire animée » comme équivalent cinématographique à la « photographie documentaire » prise au moyen d’appareils photographiques portatifs. En avril 1914, une centaine de mineurs avaient été tués, victimes de la répression militaire à l’issue de sept mois de grève qui les opposaient à la Colorado Fuel and Iron détenue par le groupe Rockefeller. Ce drame ayant gravement nuit à l’image de cette famille déjà impopulaire, Rockefeller junior s’était entouré de spécialistes des relations publiques et avait favorisé les

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études dans ce domaine dans le cadre de la Rockefeller Foundation. Cet épisode est relaté dans l’ouvrage de Joyce Nelson intitulé The Colonized Eye : Rethinking the Grierson Legend, Toronto, Between the Lines, 1988, pp. 16-29. 2. C’est donc dans le contexte industriel, et à la faveur des financements de la Rockefeller Foundation, que naît aux États-Unis un courant de science politique qui postule la nécessité de forger l’opinion publique par le biais de la propagande, nécessité qui se trouvera renforcée par la configuration de la première guerre mondiale, cette fois dans le giron gouvernemental. Comme le précise Joyce Nelson, deux personnalités attachées à notre propos furent formées à cette école de la propagande : John Grierson, et avant lui le Premier ministre canadien Mackenzie King qui avait pris la direction du nouveau département des relations industrielles créé au sein de la fondation Rockefeller juste après le désastre de la Colorado Fuel and Iron. 3. Edward S. Herman & Noam Chomsky, Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media, New York/Toronto, Pantheon Books/Random House of Canada, 1988. 4. John Grierson, « Drifters », The Clarion, october 1929, dans Forsyth Hardy (dir.), Grierson on Documentary, London & Boston, Faber and Faber, 1979, pp. 19-22. Le texte est le plus souvent intitulé « Drifters », mais Gary Evans, qui a travaillé sur un fonds d’archives manuscrites de John Grierson comportant des originaux de textes publiés, le nomme dans son ouvrage « The Worker as Hero ». Voir John Grierson and the National Film Board : The Politics of Wartime Propaganda 1939-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1984, p. 31. 5. Ian Aitken, The Documentary Film Movement : An Anthology, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1998, p. 11. 6. Sont engagés, dans l’ordre chronologique : Basil Wright, J. H. Davidson, Evelyn Spice, Arthur Elton, Edgar Anstey, Stuart Legg, Paul Rotha, John Taylor, Donald Taylor, Harry Watt, Marion Grierson et Alexander Shaw. 7. John Grierson, « The EMB Film Unit », Cinema Quarterly, vol. 1, n° 4, été 1933 (notre traduction). 8. Grierson on Documentary, op. cit., p. 207. Texte non daté mais vraisemblablement écrit dans les années 1960 (notre traduction). 9. Les films réalisés par Len Lye (Colour Box) et Norman McLaren (Love on the Wing) dans ce cadre sont significatifs de la volonté d’innovation associée par Grierson à la cause utilitaire de ce lieu de production. 10. Il serait intéressant d’étudier plus en détails les implications politiques et esthétiques de ce film en le replaçant dans le jeu d’interdépendances qui relient l’histoire des grèves minières, celle de la propagande (voir note 3), et celle du cinéma documentaire institutionnel ou militant… 11. Dans les années 1970, le même soupçon pèsera sur le programme Challenge for Change/ Société Nouvelle créé au sein de l’ONF avec pour vocation fondamentale le changement social et la lutte contre la pauvreté, suggérant la possibilité d’une contestation sociale encadrée par l’État. À bien des égards, ce programme prolonge l’expérience de l’école documentaire britannique, bien après que Grierson ait quitté l’ONF, et suscita, peu avant sa mort, ses commentaires passionnés. 12. John Grierson, « The Documentary Idea : 1942 », dans Grierson on Documentary, op. cit., p. 112 (notre traduction). 13. John Grierson, ibid., p. 113 (notre traduction). 14. Ian Aitken, Film and Reform : John Grierson and the Documentary Film Movement, London, Routledge, 1990, pp. 1-3 (notre traduction). Il mentionne notamment les principaux journaux qui abritaient les écrits des membres du mouvement documentaire concernant le rôle des médias dans l’éducation : Cinema Quarterly, World Film News et Documentary Newsletter. Grierson publia également de nombreux articles dans The Clarion, New Clarion, New Britain, Sight and Sound, Artwork et Everyman et avait des sympathies au sein de nombreux grands journaux nationaux. 15. Ian Aitken, The Documentary Film Movement : An Anthology, op. cit., p. 23.

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16. Le jeu complexe de ces circonstances a été établi par Andrew Rodger (des Archives Nationales du Canada) dans son article « Some Factors Contributing to the Formation of the NFB of Canada », Historical Journal of Film Radio and TV, vol. 9, n° 3, 1989. Voir aussi José Arroyo, « John Grierson : Years of Decision », Cinema Canada, n° 169, décembre 1989. 17. « John Grierson : Rapport sur les activités cinématographiques du gouvernement canadien (juin 1938) », dans les Dossiers de la Cinémathèque, Montréal, La Cinémathèque québécoise-Musée du cinéma, 1978. 18. Loi créant une commission nationale du cinématographe ou Loi nationale sur le cinématographe, 3 George VI, chapitre 20, Imprimeur Joseph Oscar Patenaude, 1939. 19. John Grierson, « The Film at War », émission de radio diffusée depuis Ottawa le 30 novembre 1940, dans Grierson on Documentary, op. cit., p. 86 (notre traduction). 20. Dans le texte « The Nature of Propaganda », Grierson place sa pratique de la propagande dans la perspective missionnaire des « congrégations pour la propagation de la foi » (traduction du latin : congregatio de propaganda fide, 1689). Grierson on Documentary, ibid., p. 109-110. 21. José Arroyo, art. cit. 22. Lire l’exposé que John Grierson fait à ce sujet dans son texte « Searchlight on Democracy », dans Grierson on Documentary, op. cit., pp. 90-100. 23. Loi créant une commission nationale du cinématographe ou Loi Nationale sur le cinématographe, 3 George VI, chapitre 20, Ottawa, Imprimeur Joseph Oscar Patenaude, 1939. 24. Dans les années 1930, 95 % des films distribués au Canada étaient américains et la majorité des salles canadiennes appartenaient à la chaîne Famous Player, détenue par Paramount. 25. Ian Aitken, Film and Reform : John Grierson and the Documentary Film Movement, op. cit., p. 189 (notre traduction). Aitken cite un texte de John Grierson intitulé « Education and the New Order » écrit en 1941. 26. Joyce Nelson, The Colonized Eye, op. cit. 27. Jack Ellis, « Grierson’s First Years at the NFB », Cinema Journal, automne 1970, dans Seth Feldman & Joyce Nelson (dir.), Canadian Film Reader, Toronto, Peter Martin Associates/Take One Magazine, 1977, pp. 37-47. 28. Fin 1939, Raymond Spottiswoode et Evelyn Spice avaient déjà rejoint Stuart Legg à Ottawa. Stanley Hawes et J. D. Davidson les suivirent en 1940, J. P. R. Golightly (qui avait fondé avec Grierson le Film Center en Grande-Bretagne avant-guerre) devint le représentant de l’ONF à Londres et Basil Wright fit deux longs séjours à Ottawa pendant la guerre. 29. Lire à ce sujet le récit de Tom Daly, qui avait été son premier apprenti, dans l’ouvrage que lui a consacré David Barker Jones, The Best Butler in the Business : Tom Daly of the National Film Board of Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1996, pp. 18-21. 30. Certains tels que Ross McLean et Donald Buchanan furent choisis pour leur rôle dans le paysage cinématographique canadien. D’autres, sans expérience cinématographique, furent recrutés selon des critères connus de Grierson seulement : ce fut le cas de Donald Fraser, James Beveridge, Tom Daly, Sydney Newman et Stanley Jackson. Le cinéaste Guy Glover intégra l’ONF en même temps que son compagnon Norman McLaren. 31. Le 2 juillet, John Grierson écrit au secrétaire de cet organisme qu’il entend répondre à ses besoins par l’utilisation de « techniques nouvelles et fraîches ». John Grierson to W. H. Budden, Ottawa, 2 juillet 1941, Archives ONF. 32. Jean-Paul Ladouceur en 1942, George Dunning et René Jodoin en 1943 et Grant Munro en 1944. Leurs noms commencent à apparaître en 1944 aux génériques de Keep Your Mouth Shut et de la série des Chants Populaires. 33. On distingue alors au sein de la série les sous-divisions « National six » et « International six ».

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34. En 1942, par exemple, Geopolitik – Hitler’s Plan for Empire expose les desseins impérialistes de l’Allemagne au moyen de graphiques animés par Evelyn Lambart, et explique comment la théorie géopolitique de Karl Haushofer fut à l’origine des projets et de la stratégie nazis. 35. John Grierson, « Education and the New Order », dans Grierson on Documentary, op. cit., p. 130. 36. John Grierson, « The Nature of Propaganda, Documentary Newsletter 1942 », dans Grierson on Documentary, op. cit., p. 104. 37. Les deux expressions sont en français dans le texte. 38. Gary Evans, John Grierson and the National Film Board : The Politics of Wartime Propaganda 1939-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1984, p. 123. 39. The World in Action était distribuée dans 6 000 salles aux États-Unis, un millier de salles au Royaume-Uni et était vue par plus de trente millions de personnes chaque mois. Cf. Rapport Annuel, Année budgétaire 1944-45, Office national du film. 40. John Grierson, « Education in a Technological Society », dans James Beveridge, John Grierson Film Master, New York, Macmillan, 1978, p. 216 (notre traduction). 41. En 1944-1945, il existe 92 circuits ruraux et l’audience mensuelle est en moyenne de 250 000 personnes. Cf. Rapport Annuel, Année budgétaire 1944-45, Office national du film. 42. Dans son texte consacré au développement du réseau de distribution de l’ONF, C. W. Gray raconte que des milliers de Canadiens de communautés rurales assistèrent à la projection d’un film pour la première fois entre 1942 et 1946 à l’occasion de la venue des projectionnistes itinérants de l’ONF dans leur région. Ces derniers relataient fréquemment des anecdotes similaires à celles qui marquèrent les toutes premières projections publiques. C. W. Gray, Movies for the People : The Story of the NFB’s Unique Distribution System, Montréal, NFB Library, 1973. 43. Ian Aitken développe cet aspect de la théorie griersonienne dans le chapitre intitulé « The influence of idealism », dans Film and Reform : John Grierson and the Documentary Film Movement, op. cit., pp. 185-195. 44. John Grierson, « The Film at War », émission de radio diffusée depuis Ottawa le 30 novembre 1940, dans Grierson on Documentary, op. cit., 1979 (notre traduction). 45. Gary Evans, John Grierson and the National Film Board, op. cit., p. 11. 46. John Grierson, « Definitions-Answers to Cambridge Questionnaire », 1967, dans James Beveridge, John Grierson Film Master, op. cit., pp. 341-351 (notre traduction). La qualité esthétique dont il est question ici est relative à la faculté d’inspiration collective d’un film. 47. Gary Evans, John Grierson and the National Film Board, op. cit., p. 101. 48. Ibid., p. 200. 49. Ibid., p. 215. 50. Peter Morris, « Re-thinking Grierson : The Ideology of John Grierson », dans Dialogue cinéma canadien et québécois, dirigé par Pierre Véronneau, Michael Dorland et Seth Feldman, Montréal, Mediatexte Publications Inc. & La Cinémathèque québécoise, collection Canadian Film Studies/ Études cinématographiques canadiennes n° 3, 1987, pp. 21-56. 51. John Grierson, « Message to the staff of the National Film Board », National Film Board News Letter, special edition, septembre 1945 (notre traduction). 52. Ibid. 53. Lire sur ce point les arguments de Peter Morris, « Re-thinking Grierson : The Ideology of John Grierson », op. cit., pp. 21-56 et de Joyce Nelson, The Colonized Eye, op. cit., p. 63. 54. On pense en particulier à l’émergence du cinéma direct. 55. Plusieurs structures de production gouvernementales furent créées sur le modèle de l’ONF canadien dans divers pays mais il apparaît que seul l’Office national du film du Canada a permis l’émergence d’un cinéma national. Ces pays sont la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Afrique du Sud, le Ghana et le Nigeria, Porto-Rico et la Caroline du Nord. Pour une étude de ces développement, voir C. Zéau, L’Office national de film et le cinéma canadien (1939-2003). Éloge de la frugalité, Bruxelles, Éditions scientifiques Internationales Peter Lang, 2006, pp. 78-102. Voir aussi

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C. Rodney James, Film as a National Art : National Film Board of Canada and the Film Board Idea, New York, Arno Press, 1977. 56. Ainsi propose-t-il la notion de « tolérance de l’ambiguïté » ( tolerance of ambiguity) pour expliquer le développement de l’Office dans le temps. David Barker Jones, Movies and Memoranda : An interpretative History of the National Film Board of Canada, Ottawa, Canadian Film Institute/ Institut canadien du film & Deneau Publishers, 1981, p. 43. 57. John Grierson, « Definitions-Answers to Cambridge Questionnaire », 1967, dans James Beveridge, John Grierson Film Master, op. cit., pp. 341-351 (notre traduction). 58. Norman McLaren, « The Low Budget and Experimental Film », septembre 1955, document ONF. 59. Concernant le rôle et l’influence de Norman McLaren à l’ONF et pour le cinéma canadien voir C. Zéau, « Norman McLaren ou les vertus créatrices de l’ascèse », Nouvelles « vues » sur le cinéma québécois, n° 7, printemps/été 2007, URL : http://cinema-quebecois.net/index.php/articles/7/ zeau_mclaren.

RÉSUMÉS

Il est d’usage de considérer John Grierson comme le « père de l’école documentaire britannique » et comme le premier à avoir nommé et défini cette catégorie cinématographique dans les années trente. Ce texte fait retour sur cette convention de l’histoire du cinéma en replaçant « l’idée documentaire » dans le contexte idéologique originel de la propagande d’État à laquelle John Grierson consacra successivement ses années d’études aux États-Unis et son engagement dans le giron de l’Empire britannique. Enfin, la fondation de l’Office national du film du Canada en 1939 et le destin de cette institution gouvernementale unique éclairent pertinemment le caractère paradoxal de sa conception singulière de l’art cinématographique entre soumission à la cause publique et exigence esthétique.

John Grierson is usually considered to be the ‘father of the British documentary film movement’ and the first to have named and defined this film category in the 1930s. This essay proposes a fresh look at this convention of cinema history by replacing the ‘documentary idea’ in the original ideological context of the State propaganda to which John Grierson successively devoted his years of education in the United States and his commitment to the heart of the British Empire. Lastly, the foundation of the National Film Board of Canada in 1939 and the destiny of this unique governmental institution throw light on the paradoxical nature of Grierson’s singular conception of the cinematographic art, between submission to the public cause and aesthetic demands.

AUTEUR

CAROLINE ZÉAU Docteure en cinéma de l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Elle y enseigne, ainsi qu’à l’ESEC (Paris), et a publié sa thèse sous le titre l’Office national du film et le cinéma canadien (1939-2003). Éloge de la frugalité aux Éditions scientifiques internationales Peter Lang, 2006.

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Received her doctorate from the University of Paris-8. She teaches there and at the ESEC (Paris), and she has published her thesis under the title L’Office national du film et le cinéma canadien (1939-2003). Éloge de la frugalité, P.I.E.-Peter Lang, 2006.

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Un genre en miettes ? Retour sur l’absence du film d’horreur dans la Russie soviétique A genre in pieces: the horror film in the URSS

Andréï Kozovoï

Le premier film d’horreur soviétique est projeté lors d’une soirée privée, fermée aux journalistes. De nombreuses personnes choquées sont évacuées de la salle, le réalisateur lui-même est tétanisé devant son œuvre. À la sortie, à peine a-t-il repris son souffle qu’on lui demande de donner ne serait-ce que le sujet de son film. Pressé de tous côtés, il lâche : « la perte de la carte de membre du Parti ! » (Histoire drôle soviétique)

1 Le film d’horreur, comme on le sait, se distingue par sa volonté d’affecter le spectateur, de lui faire peur. Tirant son origine de la littérature gothique anglaise et allemande du XVIIIe siècle, prenant son envol au cinéma après 1918, il véhicule une peur particulière, plus profonde que celle que l’on éprouve devant un film d’action ou de guerre : la peur de la mort, d’une mort violente et grotesque, d’une souffrance inimaginable qui suscite, outre une anxiété extrême, un sentiment de répulsion. Pire, cette peur se mue en effroi devant la perspective d’une existence autre, d’une souffrance éternelle, dans ce monde- ci ou ailleurs. La peur est aussi celle d’une intrusion de l’extraordinaire dans le monde ordinaire, de la perturbation du cosmos de l’individu, d’une intrusion qui apporte le chaos ; la peur d’un surnaturel cauchemardesque au sens propre du mot. Ces cauchemars vécus à l’état d’éveil s’incarnent dans le monstrueux, la créature infâme, et se déploient dans le caractère morbide, cruel (voire sadique), et plus ou moins explicite de la souffrance engendrée – le rouge étant une couleur souvent cruciale du film. Le long- métrage peut certes se terminer par la destruction du Mal : il est alors une catharsis. Ce n’est pas toujours le cas, et l’irrésolution finale suggère l’inévitable suite (le fameux

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sequel). Dans l’absolu, la défaite du Mal n’est que temporaire. Des archétypes : le vampire, le loup-garou, le revenant, le mort-vivant, l’enfant possédé ; des personnages : Dracula, le monstre de Frankenstein, Jekyll et Hyde, Michael Myers, Freddy Krueger et Jason Vorhees ; des lieux : le château, le laboratoire, la maison hantée, le cimetière ; autant d’éléments appartenant pour des générations de spectateurs au genre du film d’horreur1.

2 Le cinéma soviétique aurait totalement ignoré le film d’épouvante. Josephine Woll, auteur d’un article récent sur cette question, invoque pour expliquer ce fait un faisceau de raisons – politiques, idéologiques, économiques, historiques, mais aussi psychologiques : outre la déconsidération d’un genre « décadent », les monstres de l’écran soviétique n’appartenaient pas au domaine du subconscient, mais étaient bel et bien réels2. Les anxiétés qui nourrissaient les films d’horreur américains et britanniques dans les années 1950-1970, écrit Josephine Woll, n’avaient pas de parallèles en Union soviétique3. Il faut y ajouter des raisons plus particulièrement liées à la perception de la notion de genre : à l’exception du mélodrame, les catégories filmiques utilisées en Occident seraient absentes des catégorisations soviétiques4. Le film d’horreur, « film de genre » par excellence, car son succès repose sur le respect d’un ensemble de codes bien définis, ne pouvait ainsi être transposé en URSS. L’importation des films d’horreur étrangers était de son côté compromise par le déterminisme des idéologues soviétiques, plus proches de Platon que d’Aristote dans leur interprétation de la violence à l’écran. Enfin, la création de film d’horreur maison était rendue difficile pour la simple raison que l’Union soviétique étant « le meilleur des mondes possibles », elle ne pouvait servir de repaire à l’horreur.

3 La cause semble donc entendue. Mais les certitudes vacillent. Tout d’abord, l’idée selon laquelle les anxiétés projetées sur grand écran outre-Atlantique n’ont pas d’équivalent en URSS est douteuse : comme en Occident, la guerre a constitué une blessure, un traumatisme profond pour la société soviétique ; si aux États-Unis, c’est la guerre du Vietnam qui nourrit l’imaginaire des réalisateurs5, en URSS, la place réservée à l’invasion nazie de 1941 dans le cinéma soviétique n’a jamais manqué6. Deuxièmement, si le film d’horreur américain des années 1950-1960 constitue, à en juger par les spécialistes, un reflet des angoisses de la « guerre froide » (mais aussi d’un retour de la sexualité refoulée)7, comment expliquer que les campagnes anti-occidentales qui alertent l’opinion soviétique sur le danger de guerre, particulièrement saillantes sous Staline, n’aient pas donné lieu à des films de ce genre ? Ensuite, les raisons liées à la conception par les Soviétiques d’un cinéma de genre sont également discutables : comment expliquer que, tout en important des westerns occidentaux, le cinéma soviétique se mette à produire, à partir des années 1960, des westerns en bonne et due forme, les aspects contestataires de ceux-ci étant mis en valeur ?8 Mutatis mutandis, le film d’horreur, genre extrêmement populaire à l’Ouest, destiné d’abord à un public d’adultes, puis à un public de plus en plus jeune (malgré les nombreuses classifications et interdictions), n’aurait-il pu, lui aussi, être instrumentalisé ? – la jeunesse étant une catégorie de la population particulièrement sensible qui fait l’objet des plus grandes attentions de la part du pouvoir : simple hypothèse de départ.

4 Ces interrogations sont celles d’un historien de la « guerre froide culturelle ». Il a tenté d’y répondre sans le bagage d’un théoricien du cinéma, d’un sémiologue des images. En élaborant une réflexion essentiellement basée sur un certain nombre d’hypothèses liées à l’histoire politique et culturelle, en scrutant le contenu des longs-métrages, après

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avoir sélectionné de manière drastique un corpus issu de catalogues détaillés9, il confirme certainement l’absence d’un genre horrifique dans la Russie de Staline, de Brejnev, d’Andropov et de Tchernenko (avec Gorbatchev la situation devient plus complexe) ; le contraire eût été étonnant. Mais il prend la décision de rouvrir le dossier : plusieurs points de divergence sont en cause.

5 Premier point, et non des moindres, la définition du film d’horreur. L’article de Woll suggère que le surnaturel est requis. Or, après 1945, l’irréel cède souvent le pas à l’horreur issue du quotidien : les psychopathes (hommes et femmes), les bêtes féroces (requins et chiens), les hommes « primitifs » deviennent les nouveaux protagonistes du film d’épouvante10. En outre, la présence de l’hémoglobine n’est pas une condition sine qua non, comme le montrent en particulier les longs-métrages « psychologiques » dans la lignée de Rosemary’s Baby (Roman Polanski, États-Unis, 1968).

6 Le deuxième point est plus complexe, mais essentiel : l’absence d’un genre particulier dans le cinéma équivaut-elle à une absence tout court ? Si la réponse se doit de convoquer la notion de genre, le problème est cependant que le genre – défini comme une large catégorie d’histoires unies par leur localisation, leurs personnages, leurs thèmes et leurs tensions narratives11 – fait l’objet depuis un certain temps déjà d’une déconstruction par les spécialistes du cinéma. Loin d’être une catégorie fixée une fois pour toutes, le genre ne serait en fait que le fruit de discours ; des discours de natures commerciale (des producteurs aux spectateurs) et analytique (des théoriciens aux lecteurs), à la fois opposés et complémentaires. Sans pour autant renier le genre comme catégorie (tuer le père n’est pas chose aisée), nous avons décidé d’employer le concept de présences en s’inspirant, entre autres, du travail d’Adam Lowenstein. Pour le théoricien américain, la question de l’appartenance d’un film donné au genre horrifique est secondaire ; l’important est de repérer les discours horrifiques12.

7 Plus souples, les présences nous apparaissent plus appropriées au contexte très particulier du cinéma soviétique, où le caché importe autant, voire plus, que le montré, et où les mailles du filet étatiques sont le plus souvent dirimantes. L’usage des présences permet de recouper les traces horrifiques dans les films soviétiques, mais également dans les longs-métrages occidentaux importés en URSS, de genres variés. Surtout, ce qui est essentiel, les présences horrifiques n’appartiennent pas uniquement au domaine filmique, mais se lisent aussi dans les discours officiels des médias. L’usage de la langue dans la sphère publique soviétique est loin d’être un acte innocent, et ne constitue en rien un simple rituel. L’appropriation des directives officielles par les réalisateurs, et globalement les acteurs de l’industrie du cinéma, ne se mesure pas en pourcentage d’obéissance ou de rejet de celles-ci, mais participe d’une forme de réappropriation et de re-création du monde extérieur, comme l’a bien montré Alexei Yurchak13. Les présences sont ainsi un outil essentiel pour débusquer l’horreur cachée, si elle existe, sur grand écran, et déconstruire les discours officiels de l’horreur, dans la presse.

8 Troisième point, l’analyse de ces présences ne peut se faire sans prendre en compte le contexte politique. Celui-ci est double : à l’intérieur, les dirigeants cherchent à faire rejouer au cinéma un rôle de mobilisateur des foules dans la lutte idéologique qui l’oppose à l’Occident, une lutte qui n’a jamais cessé ; à l’extérieur, la « nouvelle vague de l’horreur » qui déferle en Occident à la fin des années 1970 n’est pas sans conséquence pour la propagande. Quatrième et dernier point, l’usage (loin d’être exhaustif !) des archives soviétiques disponibles actuellement permet de poser la

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question des intentions et les pratiques des uns et des autres, et d’avoir une vue sur les coulisses par le biais des débats internes.

Des miettes sur la pellicule

9 Pendant la majeure partie de l’histoire de l’URSS, le consensus officiel sur la condamnation du film d’horreur demeure en apparence fort. Ce consensus se forme à partir de la fin des années 1920 et participe, à l’origine, d’une tentative de rejet global du cinéma étranger par le pouvoir soviétique. Alors que l’on trouve des films d’épouvante dans la Russie tsariste, mais aussi peu après 1917, à la fin des années 1920, les films étrangers sont purgés des filmothèques et le modèle filmique occidental n’est plus de saison14. Dans les années 1930, où les longs-métrages étrangers ont disparu des écrans, il est impossible de s’inspirer ouvertement de l’Occident, a fortiori pour le film d’horreur. Ce n’est qu’à partir des années 1940 que les présences horrifiques – de véritables miettes de genre – reviennent sur les écrans soviétiques. Assez curieusement, cette même période correspond, à l’Ouest, à la mise en place d’une censure (toute relative en comparaison de la soviétique), incarnée par la Production Code Administration, et au reflux du film d’horreur jusqu’en 193915.

10 Ces « miettes » ou « présences » transparaissent dans les personnages, l’histoire ou la mise en scène. Le point focal des films « à miettes de genre » est leur construction de la peur d’un ennemi. Chercher à effrayer les spectateurs avec des ennemis participe d’une construction identitaire de l’homo sovieticus inscrite dans la stratégie globale du Parti communiste à partir des années 192016. Le fait est que pour effrayer, pour rendre un ennemi crédible, les metteurs en scène choisissent parfois d’illustrer leurs propos par des effets qui lorgnent vers le film d’horreur. Il est possible d’utiliser un critère quantitatif et distinguer deux catégories de longs-métrages. Dans la première (années 1940-1980), les présences horrifiques sont rares : on les retrouve dans une scène ou deux, un ou plusieurs plans ; dans la seconde (fin des années 1960-1980), ces présences sont plus visibles.

Des présences éparses

11 En 1944 sort sur les écrans le film fantastique Kachtchei bessmertnyi (Kachtchei l’Immortel, Aleksandr Ro’ou). Inspiré par plusieurs contes populaires russes, il raconte l’histoire de l’invasion et la destruction d’un village par les hordes de Kachtchei – un monstre traditionnel qui passe pour immortel –, la capture d’une jeune vierge qu’il emmène dans son antre. Enchaînée et endormie dans son château pour avoir refusé de l’épouser, elle est finalement délivrée par le preux Ivan, un héros sans peur et sans reproche qui, naturellement, réussit à tuer le monstre. S’il n’est pas difficile de voir dans ce film une métaphore de l’invasion nazie de 1941, et un appel au patriotisme russe17, l’intérêt pour nous est ailleurs : la figure du monstre apparaît comme une présence indéniable du film d’horreur. Le personnage de Kachtchei, une présence horrifique de premier plan, trahit sa source d’inspiration : son jeu corporel et facial très expressif et son élocution particulièrement maniérée évoquent l’expressionnisme allemand revisité par Hollywood. Son interprète, Georgi Milliar (1903-1993), sorte de Bela Lugosi russe, s’est déjà rendu célèbre en incarnant Baba Yaga, autre « monstre » du folklore slave, en 1939. Au jeu de l’acteur s’ajoutent son antre, un château perché

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dans les montagnes, et des sous-entendus érotiques avec la métaphore de la captive enchaînée ; le tout n’est pas sans rappeler les classiques de l’expressionnisme allemand, au premier titre Nosferatu (1922), qui lui-même a servi de modèle au Dracula de Tod Browning (1931)18.

12 Plus de vingt ans plus tard, un autre exemple de film où une présence horrifique peut être détectée est Eksperiment doktora Absta (l’Expérience du Docteur Abst, Alexandre Timonichine, RSS d’Ukraine, 1968). Pendant la Seconde Guerre mondiale, un médecin nazi expérimente ses découvertes sur des prisonniers soviétiques. Des résistants cherchent à l’en empêcher, et dans une fin en apothéose, font exploser son laboratoire. Dans ce film largement oublié des critiques, qui appartient de plein droit au genre d’aventures, destiné de nouveau à un jeune public, une seule scène, voire un seul plan, suggèrent qu’il s’agit d’un résidu d’un autre genre : les héros découvrent par l’œil-de- bœuf de la porte du laboratoire de pauvres créatures transformées en « zombies » (le terme n’est pas utilisé) qui errent sans répit.

13 La thématique d’êtres humains réduits à l’état de zombies par les expériences inhumaines de médecins nazis pendant la guerre, ou pour le compte des Américains après celle-ci, n’est pas nouvelle. Nazis et Américains sont les principaux ennemis de la Russie soviétique, qui travaillent d’ailleurs souvent ensemble. Dans Serebristaia pyl’ (la Poussière argentée, Abram Room, 1953), des Afro-Américains étaient déjà montrés comme des victimes d’un médecin nazi passé au service des Américains, qui expérimentait un gaz d’un effet très particulier, profitant du climat raciste aux États- Unis. Pour autant, à notre connaissance, aucun film utilisant cet élément scénaristique n’a mis en scène les humains « zombifiés » comme le fait ce film de 1968. On ajoutera, ce qui reste naturellement une hypothèse, que le cinéma d’horreur occidental, alors marqué par The Night of the Living Dead (la Nuit des morts-vivants, George Romero, États-Unis, 1968), a pu ici encore servir d’inspiration.

14 Si le terme « zombie » n’est alors pas utilisé explicitement (l’équivalent russe est le même : zómbi), ce n’est qu’une question de temps, comme le montre l’exemple de Variant zombi (la Variante du zombie, Evgenii Egorov), sorti en 1985. Ce film raconte l’histoire d’un groupe de néo-nazis réfugiés en Afrique et financés par la CIA qui kidnappent un scientifique soviétique de renom, Lesnikov, connu pour ses prises de position pacifistes, pour tenter d’en faire leur complice, en le droguant. Lors d’une scène mémorable, les néo-nazis réussissent à hypnotiser la population d’un village qu’ils obligent à les suivre, avant d’être démasqués par les agents soviétiques.

15 Ces trois exemples constituent une première entorse au tableau dressé par Josephine Woll. S’il est vrai que ces films n’appartiennent pas au genre horrifique, plusieurs éléments montrent que celui-ci n’a pas pour autant entièrement déserté les salles de cinéma. Comme on va le voir maintenant, cette nuance s’avère encore plus visible avec des films souvent adaptés d’œuvres littéraires, russes et étrangères, où les présences sont beaucoup plus apparentes. De fait, le procédé de l’adaptation fidèle à l’original, très courant dans le cinéma soviétique, peut parfois ressembler à un véritable « alibi culturel ».

Les présences s’agglutinent

16 Ces films voient le jour à partir de la fin des années 1960. L’exemple le plus connu est celui de Viï (1967). Considéré par Woll comme « l’exception qui confirme la règle » dans

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sa démonstration sur l’absence de film d’horreur en URSS19, il est adapté d’une nouvelle homonyme de Nikolaï Gogol, dans laquelle un étudiant ukrainien en philosophie du XVIIe siècle doit prier au chevet d’une jeune défunte qui se révèle être une sorcière. Pendant trois nuits, les forces du Mal sont convoquées par la morte dans l’église où demeure son cercueil, et finissent par emporter le malheureux. Différents éléments nous laissent conclure effectivement qu’il s’agit d’un rare exemple où les présences horrifiques sont trop nombreuses pour classer le film dans la catégorie « conte fantastique », étiquette sous laquelle il est présenté à l’époque. Le lieu lugubre – l’église –, l’intrusion du surnaturel dans le monde ordinaire, la présence de l’hémoglobine (sous la simple forme d’une goutte de sang, il est vrai, mais soulignée par un gros plan), le renforcement de l’effet de terreur par le travelling circulaire, l’incarnation de la monstruosité et la fin tragique et sans appel – tous ces éléments qui font de l’œuvre de Gogol une nouvelle fantastique deviennent une fois portés au cinéma, un film proche du cinéma d’horreur.

17 Il est plausible de penser que Viï a bénéficié également d’une inspiration en provenance de l’Occident : les années 1960 sont marquées par un certain renouvellement du genre avec les productions des studios britanniques Hammer. Dans le contexte d’échanges culturels qui se développe depuis la fin des années 1950, les voyages de Soviétiques, notamment de réalisateurs, à l’étranger, un film comme The Curse of Frankenstein (la Malédiction de Frankenstein, Terence Fisher, Grande Bretagne, 1957), où les effets visuels furent particulièrement soignés, n’a pas dû passer inaperçu. Cet élément suffirait à expliquer les efforts portés sur les maquillages dans Viï. Si ce dernier est loin d’être le seul film adapté d’une nouvelle fantastique avant 198520, c’est cependant le seul qui use de manière aussi visible de présences horrifiques dans sa narration – jusqu’à la fin des années 1970 du moins.

18 Car les choses se compliquent en 1978, avec la sortie de Zloi dukh Iambuya (l’Esprit malin du Yambouï, Boris Buneev) : adapté d’une nouvelle de Grigori Fedoseev publiée en 1966, le film se déroule dans une région isolée de Sibérie, en 1949. Son protagoniste, un anthropologue russe, étudie un groupe de chasseurs traditionnels. Alors que le héros se lance à la recherche d’un membre disparu de son équipe, il est averti par les chasseurs qu’il s’agit là d’un avertissement de l’« esprit de la région » à ceux qui sont venus le déranger. Incrédule, il peine à retrouver la trace du disparu, qui est suivi par d’autres, dans des conditions de plus en plus mystérieuses et brutales ; ce n’est qu’aux deux tiers du film qu’il découvre qu’il s’agit d’un ours cannibale, d’une taille gigantesque. L’affrontement prend des allures de duel cauchemardesque, avant que l’animal périsse d’une mort terrible, englouti dans les marais.

19 Le long-métrage flirte littéralement avec le film d’horreur : certes, le spectateur découvre à la fin une explication rationnelle à ce qui se présentait comme une manifestation du surnaturel. Il n’en reste pas moins que, si l’on se réfère à notre tentative de cerner le genre, il s’en rapproche bel et bien. L’action se déroule dans une contrée exotique et désolée ; les chasseurs sont à la fois proches et différents par leurs usages ; l’élément fantastique est présent par le biais de la croyance dans un « esprit malin » ; la musique est particulièrement lugubre ; les effets visuels, surtout, sont explicites : la présence d’hémoglobine (suite à une blessure de l’ours) est bien visible dans plusieurs scènes ; plusieurs gros plans s’attardent sur des éléments peu ragoûtants : un chasseur montre que son oreille a été arrachée par l’ours ; pendant un repas, de très gros plans s’attardent sur les crânes d’élans dévorés crus ; la présence de

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l’ours, longtemps cachée au spectateur, est signifiée par une bande-son saturée de grognements et la violence des secousses que l’animal provoque lors de ses attaques contre les habitations. Sa mort, enfin, est particulièrement saisissante. Une scène reprend ces différents éléments pour inspirer la peur d’une manière brutale : le scientifique décide de guetter l’ours durant la nuit. Épuisé, il finit par s’endormir. La pellicule se teinte de rouge et alors que le héros croit être éveillé, soudainement, il voit surgir devant lui une figure déformée et rugissante de la bête ; tirant « à l’instinct » avec sa carabine, il contemple ensuite ses mains maculées de sang, avant de se réveiller, trempé de sueur.

20 Avec l’Esprit malin de Yamboui, les présences horrifiques franchissent un nouveau cap dans le cinéma soviétique. Il n’est guère étonnant alors, si l’on en croit le chef opérateur du film, Anatoli Grichko, que la presse soviétique l’ait baptisé de « premier du genre en URSS »21. Pourtant, il appartient essentiellement au genre du film d’aventures. Sa tonalité d’ensemble est éloignée de l’hystérie caractéristique du film d’horreur, de la perte de repères pour le spectateur. Inspiré par une littérature populaire en URSS dans les années 1960 qui utilise le goût pour l’Ailleurs et l’altérité en général22, le film de Buneev, tout comme son illustre prédécesseur Dersu Uzala (Akira Kurosawa, 1975) s’inscrit dans un cosmos que l’homme dompte progressivement. La conquête de la Sibérie, métaphore de la part de l’inconnu et de sauvage dans un monde en apparence dompté par la science, s’effectue inexorablement, obéissant aux lois intangibles de l’Histoire.

21 Peu à peu, le monde ordonné ou en voie de l’être devient plus instable, moins lisible. Les repères tendent à se brouiller dans le dernier exemple de cet amoncellement de présences horrifiques, un film de 1980, Dikaia okhota korolia Stakha, (la Chasse sauvage du roi Stakh, Valeri Roubintchik). Adapté d’une nouvelle d’un écrivain biélorusse, Vladimir Korotkevitch, que celui-ci a spécialement réécrite pour le film23, il se positionne d’entrée de jeu comme une œuvre qui cherche à effrayer : le nom « Stakh » joue sur le mot « strakh », qui signifie « peur » en russe. Comme le film de Buneev, « l’alibi culturel » est utilisé comme légitimation : un anthropologue qui enquête dans la Biélorussie du XIXe siècle découvre un village terrorisé par une bande de cavaliers fantômes, serviteurs du terrible roi Stakh, dont la mort remonte au Moyen Âge. De nouveau, le surnaturel cède la place à une explication rationnelle à la fin du film – la bande de pillards, de violeurs et de tueurs n’était qu’un ramassis de bandits à la solde du pouvoir local. Cependant, comme dans l’exemple précédent, l’absence d’élément surnaturel n’empêche pas le film de grouiller littéralement de références, en particulier au mythe de Dracula. L’originalité du film par rapport aux autres exemples se situe dans le lien entre les présences horrifiques (château immense et vide, personnages inquiétants, ambiance morbide) et érotiques.

22 Fait assez rare dans un cinéma soviétique pudibond, cet élément qui appartient de plein droit au registre du film d’horreur24 n’a sans doute pas manqué de contribuer au succès du film avec 11,3 millions de spectateurs au box-office.

23 Globalement, l’exemple biélorusse montre que les miettes du genre horrifique se répandent en URSS de manière croissante, utilisant tantôt le prétexte d’un film inspiré par les contes enfantins, tantôt la littérature classique, tantôt un mouvement « vers les racines », d’une redécouverte culturelle de soi et des autres. Le spectateur tend à perdre progressivement ses repères dans un monde plus vaste, qui demeure à explorer,

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où les catégories de « bien » et de « mal » varient en fonction des civilisations et des époques.

24 Paradoxalement, c’est au moment où le pouvoir décide de rendre le tableau plus lisible, que les présences horrifiques vont bénéficier d’un contexte plus favorable que jamais. Le retour en force de la guerre froide, au début des années 1980, joue en effet le rôle de catalyseur de ces présences.

La cristallisation d’un genre ?

25 La guerre froide, confrontation majeure de la seconde partie du XXe siècle, fut de nature essentiellement idéologique. Prenant racine dans l’opposition américano- soviétique après la révolution bolchévique de 1917, elle contribue au développement, à partir de 1945, d’une image de l’ennemi occidental et en particulier américain qui ravit la première place à l’envahisseur nazi, et sert de justification, pour le pouvoir soviétique, à un ensemble de campagnes de mobilisation (pour se préparer à la guerre notamment) et de purges. Contrairement à une idée reçue, la guerre froide ne prend fin qu’avec la disparition de l’URSS, en 1991, même si l’image de l’ennemi américain disparaît progressivement à partir de l’arrivée de Gorbatchev, en 198525.

26 La guerre froide fut une source majeure d’inspiration pour le cinéma. En Occident, elle favorisa l’émergence et le développement de nombreux genres, le plus connu étant le film d’espionnage ; mais le fantastique, la science-fiction et l’horreur en bénéficièrent également (voir supra note 7). Paradoxalement, alors qu’en URSS la paranoïa de guerre froide était ouvertement cultivée, le cinéma n’a pas servi de réceptacle aux anxiétés et traumatismes de la société. Cela s’explique principalement par le contrôle étroit exercé par les autorités sur l’industrie du cinéma. Sous Staline, le « réalisme socialiste », paradigme dominant, imposait de montrer l’ennemi de la manière la plus explicite possible26. Cependant, à partir de l’époque dite du « dégel » (1955-1965), les films anti- américains deviennent moins nombreux : la guerre froide mue, l’affrontement se fait plus subtil. Puis, dans le contexte de la « détente » (1969-1979), l’État totalitaire éprouve un besoin moins aigu de solliciter le cinéma dans la lutte idéologique, moins stridente que sous Staline.

27 Dans le même temps, l’industrie cinématographique est tacitement appelée à devenir lucrative : les bénéfices qu’elle engrange servent à payer les salaires de nombreux employés (médecins et enseignants en particulier), et dans le contexte de crise économique aiguë de la fin des années 1970, l’argent du box-office est particulièrement précieux27. Les importations de films étrangers censés contribuer à cet objectif augmentent. Les contacts culturels directs entre les deux mondes se multiplient, dans le domaine du cinéma en particulier28.

28 C’est alors que l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, en décembre 1979, provoque un nouveau cycle de tensions est-ouest, communément appelé « guerre fraîche ». Le contexte des relations entre l’URSS et les États-Unis s’aggrave dangereusement et avec lui, la guerre froide idéologique reprend de plus belle. Dans ce contexte de tensions, la propagande soviétique se saisit du cinéma pour tenter de l’adapter à une nouvelle époque et à un public largement désabusé.

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L’ampleur des discours

29 À partir de la fin des années 1960, le film d’horreur connaît un renouveau de popularité immense en Occident, largement inspiré par la publication de nombreux romans et nouvelles29. Au début des années 1970, ce succès se confirme. En 1981, le nombre de films d’horreur sortis aux États-Unis est de 93, dépassant le sommet de 1972 (85). Des pôles de créativité se développent aux États-Unis (John Carpenter, Wes Craven), en Europe (George Romero) et au Canada (David Cronenberg). Le développement de la vidéo démultiplie les vecteurs de diffusion du genre, qui renaît plusieurs fois de ses cendres alors qu’on prédit régulièrement sa disparition. Une sophistication des narrations et des mises en scène, un budget considérable et une violence qui devient de plus en plus explicite grâce au développement des effets spéciaux et le perfectionnement du maquillage (on notera, entre autres, l’apparition de sous-genres slasher et splatter, de variantes du gore) sont autant de traits caractéristiques de cette « nouvelle vague »30.

30 La propagande anti-occidentale soviétique ne peut ignorer ce phénomène. L’immense succès de The Exorcist (l’Exorciste, William Friedkin, États-Unis, 1973) la pousse en 1975 à dénoncer « les nouvelles tendances de Hollywood », « les films d’horreur et les films- catastrophes », dont le but n’est que d’éloigner les spectateurs de leur vie difficile31. En 1976, l’idée d’un cinéma d’horreur faisant partie d’une conspiration capitaliste destinée à hypnotiser les foules est reprise à l’occasion d’une réunion des jeunes cinéastes du komsomol, l’organisation des jeunesses communistes. Evguéni Tiajelnikov, alors le premier secrétaire du Comité central de l’organisation32, souligne que « l’usine à rêves » tend se transformer en « usine à violence, sexe et horreur », ce qui n’est que le reflet du quotidien de la population33.

31 Mais une véritable « campagne anti-horreur » n’est pas déclenchée : le contexte de détente ne lui est pas favorable. Il faut attendre le début des années 1980, pour que le moment devienne propice. Plusieurs périodiques de la presse officielle, des organes aussi prestigieux que la Pravda et les Izvestia, mais également des organes de presse culturels comme la Literaturnaïa gazeta et Sovetskaia koultoura dénoncent avec véhémence la renaissance de ce genre honni. Les arguments restent toujours les mêmes : le succès des « nouveaux » réalisateurs (Cronenberg, Carpenter et Romero) s’explique par le désir de la société américaine de fuir la réalité aggravée par la politique de son nouveau président, Ronald Reagan34. Pour se donner plus de crédibilité, ces journaux n’hésitent pas à reproduire des extraits de la presse étrangère qui vont dans le sens de leurs critiques – ainsi, le magazine italien Europeo est mis à contribution à plusieurs reprises35.

32 La courbe d’intensité de la campagne suit fidèlement celle des tensions entre les deux « Grands ». De ce point de vue, les crises de 1983, « année de tous les dangers » depuis l’affaire des missiles de Cuba (1962), se reflètent fidèlement dans les discours de la presse, et la campagne ne retombe progressivement qu’à la fin de 198436. Il est intéressant de noter que le lecteur des différents périodiques – qui n’a naturellement pas accès aux films décrits – n’en apprend pas moins un certain nombre de choses sur ceux-ci. Ainsi, en février 1983, avant de conclure sur le danger du film d’horreur, un article en retrace l’histoire et parle des derniers réalisateurs en vogue37. En août, un autre décrit en détail les premiers épisodes de la saga Vendredi 1338. En janvier 1984, un troisième s’attarde malicieusement sur le dénouement d’Antropophagous (Joe d’Amato,

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Italie), où « le monstre meurt dans une souffrance inouïe, en dévorant ses propres viscères »39. En décembre enfin, un article dénonce les méfaits d’un nouveau sous- genre : le film d’horreur qui met en scène un Père Noël assassin, citant en exemple Silent Night, Deadly Night (Douce nuit, sanglante nuit, Charles Sellier, États-Unis, 1984)40.

33 Pour convaincre les plus indécis du caractère néfaste du film d’horreur, la propagande soviétique l’associe à la pornographie, et présente les enfants comme ses premières victimes : en août 1984, un article fait référence à un sondage où les jeunes Américains révèlent leur « addiction » aux films pornographiques et horrifiques41. La télévision et la vidéo sont naturellement des facteurs aggravants, car les enfants s’en abreuvent quotidiennement42. En 1984, la campagne se focalise sur le clip Thriller de Michael Jackson, où la star de la pop danse entourée de morts-vivants : lancée en janvier, elle décrit la vidéo comme « le produit d’une nouvelle culture », « certes technologiquement avancée », mais néanmoins dangereuse, car elle enseigne au jeune public « les valeurs de la violence et de l’érotisme (c’est-à-dire de la pornographie) »43. Outre son rôle dans le détournement de la société américaine d’activités « progressistes » et la « débilisation » des enfants, le film d’horreur est également un outil de l’impérialisme américain, comme l’illustre la projection de Thriller dans un cinéma de Buenos Aires. Heureusement que le public n’est pas dupe, et préfère à l’horreur américaine le cirque soviétique, symbole de la joie de vivre44.

34 Cherchant une explication au développement sans précédent de ce genre, le lecteur soviétique est invité à conclure qu’en Occident, et particulièrement aux États-Unis, l’horreur n’est en fait qu’un pâle reflet du quotidien (l’ambivalence demeure, puisque ci-dessus il était question du film d’horreur comme démultiplicateur des affres de la vie réelle). Les morts-vivants, les zombies (le mot est employé) qui peuplent les écrans ne sont pas issus de l’imagination débordante des réalisateurs, mais des laboratoires de la CIA45. La presse soviétique rapporte avec une complaisance mal dissimulée des cas de démembrements d’enfants par des soldats d’Amérique latine à la solde de l’Oncle Sam46, de snuff movies, où des acteurs sans travail sont assassinés pour de vrai47, de personnes brûlées vives pour échapper aux affres du chômage48. L’horreur ultime étant bien sûr la perspective d’une guerre nucléaire ourdie par la Maison Blanche : des milliers d’enfants envoient des lettres « remplies d’horreur » au président américain en l’implorant d’arrêter la course aux armements49.

35 Dans l’ensemble donc, cette campagne anti-horreur ne surprend que par son ampleur ; dans son argumentaire, elle reste semblable à ce qu’elle a toujours été : en particulier, les discours soviétiques rappellent de manière troublante les critiques adressées au film d’horreur en Occident même, son rôle néfaste pour les jeunes, et ignorent purement et simplement les interprétations du film d’horreur comme genre contenant en germe une contestation sociale aiguë, pourtant notée dès 1968 avec la Nuit des morts-vivants, lu comme une dénonciation du racisme et des discriminations persistantes à l’égard de la population noire américaine50. Cet argumentaire, globalement conservateur, demeure pour le moins ambigu : les films d’horreur sont-ils à proscrire en raison de leur genre même, de leur contenu, ou de leur influence – paralysante et débilitante à la fois ? Tout ne serait-il qu’une question d’étiquette, comme le prouvent les longues interviews de Stephen King (universellement reconnu comme « le maître de l’horreur »), et de Georgi Milliar, l’acteur qui avait incarné Kachtchei, d’où le terme « horreur » est curieusement absent ?51 Quoi qu’il en soit, l’ampleur de la campagne

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rend le film d’horreur paradoxalement présent dans son absence, si l’on en juge par les nombreux détails fournis par les journalistes aux lecteurs. Surtout, cette ampleur cache en fait un consensus qui s’effrite à l’abri des regards.

La fin d’un consensus ?

36 Le contexte de l’industrie cinématographique soviétique à la fin des années 1970 – début des années 1980 se place sous le signe de la crise. La concurrence de la télévision associée à la fin d’un « âge d’or » du cinéma soviétique se manifeste par une baisse de fréquentation sensible. S’il est en même temps une industrie extrêmement lucrative (la seule, peut-être, avec celle des hydrocarbures), il n’en demeure pas moins que, pour les dirigeants de Goskino, le cinéma soviétique tel qu’il existe ne peut seul remplir les salles ; la nécessité de se tourner vers des productions plus « commerciales », y compris en provenance de l’étranger, est plus que jamais d’actualité52. La question centrale revient sur le devant de la scène : le cinéma peut-il être à la fois un moyen de divertissement, orienté vers le profit, et un outil de mobilisation, orienté par l’éducation idéologique ? Cette question qui remonte aux origines du cinéma soviétique revient sur le devant de la scène à la fin des années 1970, lorsqu’on se met à produire des longs-métrages dans le but non dissimulé de faire du profit : le symbole de cette « nouvelle » ère étant un film d’action, Pirates du 20e siècle (B. Dourov, 1980), au succès phénoménal – il est vu par près de 104 millions de spectateurs, un record absolu53.

37 Au cours de cette période, des divergences notables dans les pratiques et les discours surgissent. Un exemple symptomatique est celui d’Orca (Michael Anderson, États-Unis, 1977), inspiré par les Dents de la mer. Sorti sur les écrans soviétiques en 1981 sous le titre très inspiré Mort parmi les icebergs, il réussit à attirer 33 millions de spectateurs pendant son exploitation. Plus étonnant encore, le bulletin officiel du Goskino, Novye Filmy (Nouveaux films), n’hésite pas à utiliser l’expression « film d’horreur » pour en faire la publicité54. Le thème central du film, le titre soviétique et la publicité qui en est donnée sont en contradiction flagrante avec les discours officiels évoqués précédemment.

38 Ces contradictions dans les faits ne manquent pas de se traduire en conflits internes, dont on évoquera un exemple. Culminant début 1983, le différend oppose Mikhail Nenachev, rédacteur en chef du périodique Sovetskaïa Rossia (Russie soviétique), et le directeur du Goskino, Filipp Ermach. Le premier accuse le second de trahir la cause communiste en important des films contenant de la violence et du sexe. Ermach riposte avec un courrier au responsable du Département de la propagande au Comité central du Parti communiste, Boris Stoukaline. Pour lui, ces films ne sont que la dénonciation de la réalité qui sévit en Occident. Le débat se poursuit jusqu’au 15 mars, lorsque Nenachev met en avant la politique contradictoire du Parti : on interdit The Godfather (le Parrain, Francis Ford Coppola, États-Unis, 1972), mais on autorise Diva (Jean-Jacques Beinex, France, 1981) qui contient pourtant plusieurs scènes explicites de violence et d’érotisme. L’arbitre suprême ne tranche pas, mais appelle à « un respect mutuel »55 : il est clair que la ligne du Parti cherche à se positionner au centre, utilisant dans son arsenal les arguments des uns et des autres.

39 Ce conflit nous paraît refléter les fluctuations de la ligne idéologique des années 1982-1984. Si les conflits portant sur les aspects « commerciaux » sont anciens56, il n’en demeure pas moins que les années 1980, et plus précisément la période qui suit la mort

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de Brejnev (novembre 1982) voient le franchissement d’un nouveau cap : le cinéma est appelé à participer activement au renouveau de la propagande soviétique, à s’opposer à l’agression psychologique ourdie par l’administration Reagan. Si Stoukaline prend soin de se positionner du côté des conservateurs, c’est qu’il fait partie de la nouvelle équipe mise en place par le successeur de Brejnev, Andropov57. Ce dernier est bien décidé à remettre la machine de propagande soviétique en marche, à lui réinsuffler une énergie qu’elle a perdue depuis longtemps. En juin 1983, le Secrétaire général convoque un Plénum spécialement consacré aux questions de propagande (alors que le pays souffre de pénurie généralisée et que les économistes appellent à une réforme drastique du système58), à la suite duquel plusieurs décrets du Parti détaillent les mesures à prendre, en particulier pour le cinéma59. Contrainte de remplir ce plan, l’industrie du cinéma se met désespérément en quête d’une nouvelle matière, plus à même d’attirer des spectateurs de moins en moins réceptifs aux sirènes idéologiques. Au fond, se dit-on sans doute dans les couloirs du Goskino, tous les moyens (ou presque) sont bons pour réaliser le projet d’Andropov. Tous, y compris l’emploi de sujets relevant de genres interdits, comme le film d’horreur.

La nécessité est mère de l’invention

40 Sorti en août 1984, Zavechtchanie professora Do’ouelia (le Testament du docteur Dowel, Leonid Menaker) est une adaptation d’une nouvelle d’Aleksandr Beliaev publiée en 1926 sous le titre Golova Professora Do’ouelia (la Tête du professeur Dowel). L’impact potentiel du titre a donc été ici minoré, à l’inverse de la version soviétique d’Orca. Mais par ailleurs, le film semble plus que jamais répondre aux codes du genre : le professeur Dowel s’illustre par des expériences sur des animaux morts, dans le but de les ramener à la vie. À la suite de son décès dans un accident de voiture malélucidé, Robert Corn, le nouveau chef de laboratoire, est recruté par une corporation qui travaille pour les militaires. Cependant, il s’avère que Dowel a survécu – de manière très particulière, il est vrai : sa tête est maintenue en vie à l’aide d’un sérum injecté régulièrement par Corn. Dowel survit, car il continue ses expérimentations, en particulier sur une créature féminine, Eve. Lors d’une scène d’apothéose, il présente sa création à un parterre de scientifiques médusés, révèle son secret, accuse « ceux qui cherchent à utiliser les découvertes scientifiques dans un but militaire », et demande à être débranché.

41 Le Testament s’apparente à un véritable hommage aux sujets traditionnels du film d’horreur : le mythe du démiurge popularisé par Mary Shelley y est exploité dans une forme altérée (« la tête animée »), imaginée en son temps par Lovecraft dans Herbert West, Re-Animator (1922). Le thème fut repris sur grand écran en 1959, dans The Brain that wouldn’t die (le Cerveau qui ne voulait pas mourir, Joseph Green, États-Unis) et il le sera en 1985 dans Re-Animator (Stuart Gordon, États-Unis), adaptation de Lovecraft. L’emploi de thèmes politiques dans le film d’horreur n’était pas non plus nouveau : dans les années 1950, de nombreux « monster movies » américains utilisaient les hommes politiques et les militaires comme protagonistes. Dans les années 1970-1980, le réalisateur américain John Carpenter s’est particulièrement illustré dans ce domaine60. Il reste que les aspects politiques (l’action se passe de nos jours) et la localisation du film (les États-Unis) se sont imposés d’eux-mêmes dans le contexte de la stratégie d’Andropov.

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42 Le second exemple de cette production « de circonstances » sort en septembre 1985, soit six mois après l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev : les décrets sur la contre- propagande furent en effet appliqués au moins jusqu’en 1986, comme le prouvent de nombreux films anti-américains qui voient le jour à ce moment-là61. Den’ Gneva, (Jour de colère, Sulambek Mamilov, 1985), adapté d’une nouvelle de Sever Gansovski, raconte l’histoire d’un journaliste renommé, Donald Bettley, qui décide de se lancer dans un projet ambitieux : un documentaire sur une région éloignée du monde civilisé, où personne n’a osé s’aventurer jusqu’ici. Guidé par Miller, un homme qui semble receler de nombreux secrets, Bettley découvre une terre peuplée de fermiers effrayés par les visites régulières de créatures mi-humaines, mi-animales, les atarks. Ces visites, nocturnes, se terminent souvent par la disparition d’hommes et de femmes qui ne reviennent jamais. Les atarks, comme le découvre Bettley, sont les fruits d’expérimentations d’un scientifique, Fiedler. Blessé mortellement dans le laboratoire de celui-ci, Bettley confie à Miller le soin de révéler au monde civilisé ce terrible secret. Comme dans le film précédent, le film se clôt sur une confrontation en amphithéâtre, où sont réunis les protagonistes ainsi que les représentants de la communauté scientifique. Fiedler arrive à se défendre en affirmant travailler pour le bien de l’humanité. Dans un coup de théâtre, Miller le tue et arrache le masque de son visage d’atark.

43 Comme dans l’exemple précédent, les sources d’inspiration sont classiques : Fiedler est un personnage que l’on retrouve régulièrement dans les films d’épouvante depuis la publication en 1896 de The Island of Dr Moreau (l’Île du Docteur Moreau) d’Herbert G. Wells. La région désolée et vierge de toute empreinte de civilisation rappelle le roman de Conan Doyle, The Lost World (le Monde perdu, 1912). Pour autant, ce qui pourrait s’apparenter à un hommage à peine déguisé aux grands classiques du film d’épouvante ne doit encore une fois son existence qu’au contexte politique de l’époque. Bettley est américain ; l’action du début du film se déroule aux États-Unis et plusieurs scènes le montrent comblé de bienfaits matériels (il possède une maison avec piscine). Interviewé par une chaîne de télévision, il avoue s’ennuyer dans un monde mercantile, et où rien de ce qu’il a réalisé n’a rendu service à la société. Le message politique, quoique très discret, est cependant bien présent : ainsi, de nouveau, les présences horrifiques parviennent à contourner les interdits idéologiques liés au genre pour franchir les multiples instances de contrôle de l’industrie cinématographique soviétique.

44 Pour terminer cette exposition, il convient de revenir sur la genèse d’un film mentionné plus haut, la Variante du zombie. Il constitue, on le comprend maintenant, l’exemple type d’un film de propagande anti-américain des années 1983-1985. Il apparaît également comme une manifestation de la mutation que tente d’opérer une machine de propagande en quête d’efficacité. Profit commercial et message politique doivent réussir à s’entendre, et la Variante du zombie en fait le pari. Il s’agit d’une production Mosfilm, qui bénéficie d’un budget et d’un appui certains, à l’inverse des exemples évoqués plus haut. De plus, les archives nous apprennent qu’avant la sortie du film, le réalisateur tente sans doute de rattraper la médiocrité artistique de son œuvre en demandant aux instances supérieures la permission de rendre le titre plus percutant en remplaçant le terme « Lesnikov » par « zombie ». Dans le contexte de la campagne de contre-propagande, il n’est guère étonnant que le Goskino donne finalement son accord, qualifiant le film de « thriller politique avec des éléments de

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science-fiction », et justifiant son existence par le fait qu’il s’agit d’« un appel pour la conservation de la paix et de la raison sur Terre au nom des générations à venir »62. Même si les victimes des expériences des néo-nazis ne sont pas des morts-vivants au vrai sens du terme, mais simplement des personnes sous l’emprise de la drogue (de même que les cobayes du professeur Abst dans l’exemple évoqué plus haut), une certaine ambivalence demeure pour le spectateur, habitué par la presse à associer le mot « zombie » au film d’horreur occidental63. Ce dernier exemple montre que le compromis recherché par les logiques idéologique et commerciale finit de rendre les présences horrifiques inévitables.

Des présences, un genre

45 Un amoncellement de présences fait-il genre ? S’il est difficile de répondre par l’affirmative, il n’en demeure pas moins qu’à partir de 1985, et plus encore une fois la perestroïka lancée, les présences horrifiques se multiplient sur les écrans soviétiques, donnant lieu parfois à des films d’épouvante en bonne et due forme : outre les adaptations d’œuvres classiques par le premier studio du pays, Mosfilm – L’homme invisible (Andrei Zakharov, 1985) et Dr Jekyll et Mr Hyde (Aleksandr Orlov, 1986), les spectateurs soviétiques découvrent sur les écrans, en septembre 1987, un pastiche d’un film d’horreur, Otchen strachnaia istoria, (Une histoire très effrayante, Nikita Khubov, 1986)64 et en mars 1988, sort Zakliatie doliny zmei (la Malédiction de la plaine des serpents, Marek Pestrak, 1987). Si les deux derniers exemples relèvent de genres plutôt légers, mêlant aventures et comédie, à partir de 1989, l’horreur ne se cache plus dans Psy (les Chiens, Dmitrii Svetozarov, 1989) et Sem’ia vourdalakov (la Famille de vampires, Gennadi Klimov, 1990), classé officiellement par le Goskino dans la catégorie « film d’horreur » (film ujasov), un précédent : le tournant amorcé à la fin des années 1970 est bel et bien accompli.

46 Résumons-nous. Quand bien même la proportion de films à présences horrifiques serait minime si on la compare au total des titres sortis annuellement sur les écrans soviétiques, et insignifiante par rapport à la richesse du catalogue des pays occidentaux, elle n’en mérite pas moins d’être relevée65. Quantitativement négligeables, ces « miettes de film d’épouvante » demeurent qualitativement significatives si l’on prend en compte les contraintes subies par l’industrie cinématographique soviétique et ses acteurs. D’une certaine manière, cela confirme l’idée avancée en son temps par Marc Ferro, selon laquelle un film est débordé par son contenu66.

47 Surtout, l’utilisation du concept de présences a permis de mettre en évidence la diffusion de discours constitutifs d’une culture du film d’horreur, et ce, avant l’apparition de celui-ci sur les écrans ; cette culture a profité d’un contexte de plus en plus favorable – Grande Guerre patriotique, popularité du folklore, guerre froide, pour se constituer paradoxalement en partie intégrante du système soviétique qui la rejetait pourtant. Cette culture se répand non seulement par le biais d’une presse plutôt « libérale », mais également par des journaux bien plus conservateurs (ce qui nuance l’idée reçue de médias obéissant comme un seul homme à la ligne du Parti : en l’occurrence, la ligne n’est pas fixée, elle fluctue). Si la question des raisons de ces présences demeure largement ouverte (quid des intentions des réalisateurs ?), un certain nombre d’hypothèses basées sur des précédents connus permet l’interprétation de ces « miettes » comme autant de citations rendues possibles par l’existence

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d’influences horrifiques transfrontalières : cela montre qu’il faut peut-être considérer le « Rideau de fer » comme une interface plutôt qu’une barrière. Au final, l’exemple de ces « miettes de genre » nous apparaît emblématique d’une mutation du système soviétique qui lui est, en définitive, fatale.

NOTES

1. Cette tentative de cerner les traits distinctifs d’un genre multiforme et protéiforme s’inspire de deux ouvrages : la synthèse récente de Rick Worland, The Horror Film. A Brief Introduction, Malden, Blackwell Publishing Inc., 2007, pp. 7 et sqq. ; et l’ouvrage devenu classique de Noel Carroll, Philosophy of Horror or Paradoxes of the Heart, New York-London, Routledge, 1990, pp. 4-7 et surtout pp. 12-42. Dans ce dernier, l’auteur s’attarde longuement sur les ramifications du genre et dépasse la définition classique du genre fantastique de Tzvetan Todorov (Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970 ; réédité dans la collection « Points Essais »), pour qui l’horreur ferait partie du genre fantastique et merveilleux. 2. Josephine Woll, « Exorcising the Devil : Russian Cinema and Horror » dans Steven J. Schneider, Tony Williams (dir). Horror International, Detroit, Wayne State University Press, 2005, pp. 336-358 (voir l’article résumé sur http://www.kinokultura.com/articles/apr04.html). Woll est en particulier l’auteur de Real Images. Soviet Cinema and the Thaw, New York, IB Tauris, 2000. 3. Ibid., p. 346. 4. Ibid., p. 343. 5. Voir l’analyse du film de Wes Craven, The Last House on the Left (1972), dans le travail innovant d’Adam Lowenstein, Shocking Representation. Historical Trauma, National Cinema, and The Modern Horror Film, New York, Columbia University Press, 2005, pp. 111-143. 6. Voir Nina Tumarkin, The Living and The Dead. The Rise and Fall of the Cult of World War II in Russia, New York, Basic Books, 1995. 7. La littérature est surabondante sur cette question. Parmi les travaux les plus récents : Cynthia Hendershot, I Was A Cold War Monster : Horror Films, Eroticism And The Cold War Imagination, Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press, 2001 ; Kendall R. Phillips, Projected Fears : Horror Films and American Culture, Westport, Praeger Publishers, 2005. 8. L’histoire des « westerns rouges » (à ne pas confondre avec les « easterns », films inspirés par les westerns, mais dont l’action se passe en URSS) reste à écrire ; ils sont surtout répandus en Europe de l’Est communiste (le tchécoslovaque Joe la limonade – Limonadnyi Djo de 1964 en est le prototype) ; la RDA se spécialisa dans le genre avec le studio DEFA. Pour l’URSS, on mentionnera, entre autres : Delovye liudi (les Hommes d’affaires, 1962), Vooroujen i ochen opasen (Armé et très dangereux, 1977), Trest, kotoryi lopnoul (le Trust qui a sauté, 1982), Tchelovek s boul’vara Kapoutsinov (l’Homme du boulevard des Capucins, 1987). 9. Il s’agit de Films de fiction soviétiques, des catalogues publiés par le Gosfilmofond, la Cinémathèque ou Centre national de conservation des films russes et soviétiques (Sovetskie khudojestvennye filmy. Annotirovannyi katalog, Moscou, Sovremennye tetradi). Onze volumes sont parus à ce jour pour les années 1966-1987 (en ce qui concerne la période précédente, les catalogues, parus avant 1991, sont incomplets).

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10. On aura reconnu Psycho ( Psychose, Alfred Hitchcock, États-Unis, 1960) ; Friday the 13th (Vendredi 13, Sean Cunnigham, États-Unis, 1980) ; Jaws (les Dents de la mer, Steven Spielberg, États- Unis, 1975) ; Cujo (Lewis Teague, États-Unis, 1983) ; Cannibal Ferox (Umberto Lenzi, Italie, 1981). 11. Worland, op. cit., p. 15. 12. Lowenstein, op. cit., p. 9. Dans les critiques de la notion de genre, l’auteur cite notamment les travaux de Rick Altman (en premier lieu Film/Genre, London, BFI, 1999). 13. Alexei Yurchak, Everything was forever, until it was no more. The last soviet generation, Woodstock, Princeton University Press, 2006. 14. Woll, op. cit., p. 341. L’historienne utilise ici le travail de Denise J. Youngblood, Movies for the Masses. Popular Cinema and Soviet Society in the 1920s, Cambridge University Press, 1992 (voir en particulier « The inostranshchina in Soviet cinema », p. 50 et sqq.). 15. Worland, op. cit., pp. 66-68. 16. Le sociologue russe Lev Goudkov distingue plusieurs catégories d’ennemis, « internes » et « externes », qui évoluent au cours du temps en fonction des besoins de l’État soviétique. Certains conservant une prééminence et une permanence à toute épreuve – ainsi l’envahisseur nazi et l’espion occidental (Voir son recueil d’articles : Negativnaya identichnost’. Stat’i 1997-2002, Moscou, NLO, 2004. En particulier : « Otnochenie k SChA v Rossii i problema antiamerikanizma », pp. 496-551 et « Ideologema ‘vraga’« , pp. 552-649). 17. De ce point de vue, le film s’inscrit dans le projet « national-bolchéviste » de Staline de recyclage de l’histoire et du folklore russe à partir de 1941. On comparera cet usage avec celui du culte d’Ivan le Terrible (Maureen Perrie, The Cult of Ivan the Terrible in Stalin’s Russia, New York, Palgrave Macmillan, 2002). 18. Woll souligne à raison que les techniques du cinéma expressionniste sont utilisées dans plusieurs films d’Eisenstein (op. cit., p. 345), mais elle ignore étrangement ce long-métrage de 1944, loin pourtant d’être une simple curiosité. 19. Woll, op. cit., p. 350. 20. En 1966, le studio Mosfilm avait déjà adopté la nouvelle classique de Pouchkine, Kamennyi gost’ (le Convive de pierre, V. Gorikker, 1966), une variante de l’histoire de Don Juan. À partir des années 1970, les adaptations d’œuvres fantastiques ou simplement effrayantes étrangères deviennent plus nombreuses. Voir par exemple Vsadnik bez Golovy ( le Cavalier sans tête, V. Vainshtok, 1973), et le téléfilm Le chien des Baskerville (Sobaka Baskervilei, Igor Maslennikov, 1981), entre autres. 21. Voir son interview sur http://www.ural-kurort.ru/article-54398-ru.html. La référence précise n’est pas mentionnée. 22. Yurchak, op. cit., p. 160. 23. Korotkevich développera un autre scénario pour un téléfilm « effrayant » de 1984, Chernyi zamok Olshanskikh (le Château sombre des Oltchanski). 24. Todorov avait en son temps bien synthétisé la nature de ce lien, en référence tout particulièrement au mythe de Dracula justement : « les préoccupations concernant la mort, la vie après la mort, les cadavres et le vampirisme, sont liées au thème de l’amour » (op. cit., p. 146). 25. Pour une synthèse récente et claire de la guerre froide, voir John L. Gaddis, Cold War : A New History, New York, Penguin Press, 2007. 26. Sur la guerre froide dans le cinéma soviétique, voir Maya Turovskaya « Filmy kholodnoi voyny », Iskousstvo kino, n° 9, 1996, pp. 98-106 et Elena Stishova et Natalya Sirivlya, « Solovyi na 17-i ulice », Iskousstvo kino, n° 10, 2003, pp. 5-21. 27. Voir le témoignage d’un membre de l’Union des Cinéastes, Igor Kokarev dans Kak ia stroil grajdanskoe obshchestvo (Moscou, Taker TM, 2004, pp. 18-20). 28. La note du directeur du Goskino A. Romanov datée du 18 avril 1972 nous apprend qu’entre 1959 et 1971, 79 films américains sont importés (RGANI, Archives nationales russes d’histoire contemporaine, Moscou : fonds 5, inventaire 64, dossier 134, folios 81-90). Voir aussi les

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mémoires de Yale Richmond, Cultural Exchange and the Cold War. Raising the Iron Curtain, Pennsylvania State University Press, 2003, pp. 128-132 (« Moved by the movies »). 29. Carroll, op. cit., p. 2. 30. Voir « Genres : Horror », dans Stephen Prince, A New Pot of Gold : Hollywood under the Electronic Rainbow, 1980-1989 (History of the American Cinema, vol. 10), University of California Press, 2002, pp. 298 et sqq. 31. Romil Sobolev, « Meniayushchiisia i neizmennyi », Sovetskii Ekran, n° 14, 1975, pp. 16-17. L’auteur mentionne les noms de Polanski et de Friedkin. 32. Il est surtout connu comme responsable du département propagande du Comité central entre 1977 et 1982. 33. RGASPI (Archives nationales russes d’histoire socio-politique, Moscou) : 1M/34/904/123. Rapport daté du 15 novembre 1976. 34. V. Zhuravskii, « Bum, Bill i Ameba (Fel’eton) », Pravda, 11 octobre 1982, p. 5. 35. L. Borisenko, « Eti bednye deti, ili chem pitayutsya dinozavry », Sovetskaïa koultoura, 12 février 1980, p. 7. 36. Pour plus de détails sur le contexte, voir Raymond Garthoff, The Great Transition. American- Soviet Relations and the End of the Cold War, Washington, Brookings Institution, 1994. 37. Anonyme, « V chem ujas filmov ujasa », « SshA : parad kinokoshmarov », Sovetskaïa koultoura, 1er février 1983, p. 7. 38. A. Palladin, « Mekhanizm doukhovnogo nasiliya : kinochelusti Gollivouda », Sovetskaïa koultoura, 23 août 1983, p. 7. 39. R. Kotenok, « V labirintakh videobouma », Sovetskaïa koultoura, 10 janvier 1984, p. 6. 40. Yuri Ustimenko, « Metamorfozy s Santa Klausom, ili koe-chto o standartakh amerikanskogo ekrana », Sovetskaïa koultoura, 27 décembre 1984, p. 7. 41. Literatournaïa gazeta, 28 août 1984, p. 15. 42. M. Tsyganov, « Chto neset informacionnyi imperializm », Sovetskaïa koultoura, 21 février 1984, p. 7. 43. Komsomolskaia Pravda, 11 janvier 1984, p. 5. Vladimir Simonov, « Video-bezoumie », Literatournaia gazeta, 11 janvier 1984, p. 15. 44. Vladimir Vesenskii, « Sudite sami : korova Nastia I Maikl Djekson », Literatournaïa gazeta, 22 août 1984, p. 9. 45. Valter Bouart, « Operatsia ‘upravliaemyj razum’ », Literatournaïa gazeta, 11 janvier 1984, p. 14. Tomas Kolesnichenko, « Zhivye roboty (Za fasadom svobodnogo mira) », Pravda, 17 juillet 1982, p. 5. 46. A. Tolkunov, « Tragedia gvatelmalskih indeitsev. Kto pokrovitelstvuet terroristam », Pravda, 26 novembre 1982, p. 5. 47. Vladimir Simonov, « Poka sviatoshi moliatsia (Etot svobodnyi, svobodnyi mir) », Literatournaïa gazeta, 25 avril 1984, p. 9. 48. Yuri Zhukov, « Otverjennye : koe-chto ob amerikanskom obraze jizni », Pravda, 25 décembre 1983, p. 5. 49. A. Palladin, « Kajdouiou noch zasypaiou v strakhe », Sovetskaïa koultoura, 12 mai 1983, p. 7. Yuri Zhukov, « Koshmar amerikanskih detei I prezident Reigan », Sovetskaïa koultoura, 29 janvier 1983, pp. 6-7. Vadim Birukov, « My ispytyvaem chustvo bolshogo strakha », Sovetskaïa koultoura, 4 juin 1983, p. 7. 50. Worland, op. cit., pp. 118 et sqq. (« Chapitre 4 : Cases of Social Reception »). Les critiques deviennent particulièrement hystériques avec la vague des slasher movies des années 1978-1984, qui représentent, pour les détracteurs du film d’horreur, l’essence de celui-ci (p. 142). 51. « Srajenie » and « fenomen Kinga », Literatournaïa gazeta, 1er février, 1984, p. 15 ; E. Grafov. « Romans o skazke. Beseda s akterom kotoryi znaet vse pro Babu Yiagu i daje Kashcheyia bessmertnogo », Sovetskaïa koultoura, 10 décembre 1983, p. 5.

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52. Jabski, M.I., dir. Fenomen massovosti kino, Moscou, 2004, p. 100 et sqq. 53. Je suis redevable à Miroslava Segida, auteure de plusieurs catalogues de films russes et soviétiques, de m’avoir aimablement communiqué les chiffres inédits du Rosinformkino (Moscou, mars 2005). 54. Novye filmy, août 1981, p. 23. Article anonyme sans titre. 55. Voir la lettre d’Ermash à Stoukaline (24 février 1983), où il cite l’article de P. Izvolenskaia dans Sovetskaïa Rossia daté du 17 février (RGANI : 5/89/84/1-12). 56. Voir Youngblood, op. cit., pp. 35 et sqq. (« The entertainment or enlightment debate »). 57. Aleksandr Bovin, XXyi vek kak jizn’. Moscou, Zakharov, 2003, pp. 396-397. L’auteur fut un journaliste soviétique très connu, proche de Brejnev. 58. Voir Philip Hanson, The Rise and Fall of Soviet Economy : An Economic History of the USSR, New York, Longman, 2003, pp. 165 et sqq. 59. Les complaintes sur le faible rôle du cinéma dans l’éducation des masses sont anciennes. Sous Brejnev, une réunion du Bureau Politique du PCUS du 10 novembre 1966 évoque les « défauts dans le travail idéologique », le secrétaire général lui-même soulignant la nécessité de revoir la politique cinématographique (Archives présidentielles de la Fédération de Russie : 3/120/1/273-296). En octobre 1981 voit le jour le décret « sur l’amélioration de la production et de la projection des films pour enfants et adolescents ». Mais le décret de mai 1984 « sur les mesures pour l’amélioration du niveau idéologique et artistique du cinéma et de la base matérielle et technique de l’industrie cinémagraphique » est cependant beaucoup plus développé et explicite dans ses intentions d’« exposer les actions agressives des impérialistes » (cité dans Valeri Golovskoï, Kinematograf 70kh, Moscou, Materik, 2004, p. 103). 60. Voir par exemple son They Live (Invasion Los Angeles, 1988). 61. Voir par exemple Odinotchnoe plavanie (Voyage en solitaire, Mikhail Tumanishvili, 1985). 62. RGALI (Archives nationales russes de la littérature et des arts, Moscou) : 2944/4/7668/23-25. 63. Rappelons que le premier usage du terme remonte à 1932, avec White Zombie (Victor et Edward Halperin, États-Unis), avec Bela Lugosi dans le rôle-titre. 64. La Russie a-t-elle rejoint l’Occident sur la voie du post-moderne ? Quoi qu’il en soit, nous sommes bien avant l’avènement de la franchise Scary Movie (2000)… 65. Si l’on veut être juste, il faut comparer le comparable et s’interroger sur le fait que la France, pays où le cinéma tient une place importante, n’a connu que peu de réalisateurs qui aient tenté l’aventure du film d’horreur, en dehors de George Franju et de Jean Rollin. 66. Marc Ferro, Cinéma et Histoire, réédition, Paris, Gallimard, 2000, p. 61.

RÉSUMÉS

Les spécialistes du cinéma soviétique prétendent que le film d’horreur n’a pas existé en URSS. De fait, les longs-métrages répondant aux codes du genre semblent inexistants en URSS, pour des raisons essentiellement idéologiques. Cependant, si l’on met de côté la notion de « genre », et utilise celle de « présences », plus adaptée au contexte soviétique, il est possible de débusquer à partir des années 1940 un certain nombre de films où l’inspiration de grands classiques de l’horreur est manifeste. La notion de « présences » permet également de cerner une véritable « culture de l’horreur » avant l’heure, une culture paradoxale puisqu’elle n’existe dans des médias que pour être rejetée. Cette culture s’impose surtout, non sans conflits internes, dans un

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contexte de « nouvelle guerre froide » au début des années 1980, où le cinéma est appelé de nouveau à mobiliser les foules.

Specialists of Soviet cinema claim that the horror film never existed in the URSS. In effect, feature films following the codes of the horror genre seem not to exist in the URSS, essentially for ideological reasons. However, if we set aside the notion of ‘genre’ and use instead the notion of ‘presences’, more appropriate to the Soviet context, it is possible to identify from the 1940s onwards a certain number of films where the influence of the great horror classics is evident. The notion of ‘presences’ allows us also to locate a veritable ‘culture of horror’ ahead of its time, a paradoxical culture because it only exists in the media insofar as it is rejected. Above all, this culture comes to prominence, not without internal conflicts, in the context of a ‘new Cold War’ at the beginning of the 1980s, when cinema is once again called upon to mobilise the masses.

AUTEUR

ANDRÉÏ KOZOVOÏ Docteur en histoire de l’Université de Paris I, spécialiste des liens entre guerre froide et culture, en particulier au cinéma. Il a notamment participé au Dictionnaire de la guerre froide (Claude Quétel, dir.), à paraître chez Larousse. Holds a doctorate in history from the University of Paris-1, is a specialist in the links between the Cold War and culture, especially cinema. He has contributed to the Dictionnaire de la guerre froide (edited by Claude Quétel), forthcoming from Larousse.

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Archives

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Aux sources des tournages en décors naturels. L’exemple de Louis Feuillade à la Cité de Carcassonne, en 1908 The origins of filming in natural settings. The example of Louis Feuillade in the city of Carcassonne, in 1908

Bernard Bastide

L’auteur tient à remercier Émile Pagé et Isabelle Debien qui lui ont communiqué les revues de presse locale.

1 En février 1908, Louis Feuillade, trente-cinq ans, réalisateur et chef des services du Théâtre et de la prise de vues à la Société des Établissements Gaumont, se rend à la Cité de Carcassonne (Aude) avec sa troupe de « crabes »1 et de techniciens. Son projet ? La réalisation, en plein air et en costumes, d’une série de trois bandes relevant du genre historique et situées au Moyen-Âge : le Retour du croisé, la Guitare enchantée et Serment de fiançailles.

2 Le choix de Carcassonne ne doit rien au hasard, pas plus que celui du genre. Feuillade connaît bien la ville. C’est en effet au Petit séminaire de Carcassonne que l’Héraultais a mené à bien, dans les années 1880, ses études secondaires. Féru d’histoire dès l’enfance, le cinéaste s’illustrera très tôt dans ce genre cinématographique encore embryonnaire qui connaîtra sa légitimation à la fin de cette même année 1908 avec la sortie sur les écrans de l’Assassinat du Duc de Guise d’André Calmettes et Charles Le Bargy. Deux mois après le premier séjour, Feuillade revient dans la Cité pour présenter aux Carcassonnais ses trois films et profite de l’occasion pour en tourner un quatrième, intitulé le Remords.

3 Ces quatre films, d’une longueur totale de 808 mètres (soit environ 44 minutes de projection à 16 images/seconde), sont aujourd’hui considérés comme perdus. À l’occasion du centième anniversaire de leur réalisation, nous avons souhaité en retracer la genèse à l’aide des sources premières, textuelles et iconographiques, qu’il nous a été

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possible de réunir à l’issue de plusieurs années de recherche : scénarios du dépôt légal conservés à la BnF, résumés dans le catalogue Gaumont, revue de presse locale contemporaine du tournage, témoignages de comédiens parus dans des périodiques nationaux et cartes postales éditées à partir de photographies de tournage.

4 Au-delà de l’évocation de ce cas particulier, nous avons voulu réfléchir à deux points particuliers qui annoncent deux mutations importantes dans la fabrication et la médiatisation des productions cinématographiques. Tout d’abord l’évolution des techniques et des métiers du cinéma induits par le développement des tournages en décors naturels en province, dans les années 1906-1910. Ensuite, les stratégies de communications qui commencent alors à se mettre en place autour du cinéma. Le cas de Carcassonne nous en offre deux, différentes et complémentaires : l’usage de la carte postale comme premier support visuel (avant l’affiche) destiné à promouvoir les nouveautés cinématographiques ; l’utilisation, par les collectivités territoriales, du cinéma comme outil de valorisation et de promotion de leur patrimoine.

Genèse du projet

5 La production des quatre films le Retour du croisé, la Guitare enchantée, Serment de fiançailles et le Remords est née d’un « partenariat » – dont nous ne connaissons pas les termes exacts - entre la Société des Établissements Gaumont d’un côté et le Syndicat d’initiative de l’Aude de l’autre. En 1908, les travaux de restauration engagés par Viollet-le-Duc viennent de s’achever et l’heure est venue de montrer le nouveau visage de la Cité. Dans l’Intérêt général de l’Aude, l’organe de communication du Syndicat, les films en cours de réalisation sont décrits sans ambiguïté comme un outil nouveau et moderne au service d’une cause déjà ancienne : faire découvrir au plus grand nombre les charmes de la région afin d’y attirer de nouveaux visiteurs. Le syndicat d’initiative a fait jusqu’ici les plus grands efforts, les plus grands sacrifices pour attirer dans le département de l’Aude, les touristes et les amateurs d’art et de belle nature (…). La maison Gaumont l’aidera maintenant dans son œuvre de publicité en étalant aux yeux des moins avertis et dans tous les pays du monde, les splendeurs de notre belle Cité.2

6 Ce type de « partenariat », aussi novateur soit-il, sera bientôt réitéré dans d’autres régions de France. En 1910, Étienne Arnaud ira tourner en Savoie une série de bandes pour lesquelles il recevra le soutien de M. Serand, cousin de sa femme, employé aux Archives départementales et au Syndicat d’initiative d’Annecy.

7 À Carcassonne, c’est un autre érudit local, très impliqué dans l’histoire et la promotion de la Cité, qui joua un rôle déterminant dans la venue, l’accueil et la « médiatisation » de la troupe de comédiens et de techniciens. Amateur d’art, historien et archéologue, Michel Jordy (1863-1945) se livra à de patientes recherches du monument dans le (vain) but d’en prouver ses origines romaines. Auteur d’une Histoire de la Cité de Carcassonne restée inédite, il supervisa la nouvelle édition de l’ouvrage de Viollet-le- Duc3, la Cité de Carcassonne (Morancé, 1928) et publia un Plan-guide de la Cité de Carcassonne (1929) qui fit longtemps référence. En 1909, soucieux de pouvoir accueillir dans de meilleures conditions les hôtes aisés, il fut à l’origine de la création du premier hôtel de la Cité. Passionné de photographie, il réalisa inlassablement des clichés de sa ville sous les mêmes angles de prises de vue, s’attachant à capter « la parole des pierres », les variations de lumière et d’ombres qui métamorphosaient le monument au

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fil des heures et des saisons. C’est à lui, et à un autre photographe signant V. C., que l’on doit les photographies de tournage sur plaque de verre et leur édition, notamment sous la forme de séries de cartes postales.4

Les tournages en décors naturels

8 Victorin Jasset date de 1906 le début des déplacements en province pour les besoins d’un tournage5. Au début du siècle, les mises en scène de saynètes fictionnelles combinent des scènes tournées en studio avec d’autres en plein air. Mais, même dans ce dernier cas, les interprètes jouent souvent devant des toiles peintes montées sur châssis et posées sur un plancher de bois. Lorsqu’ils échappent à ce dispositif, les cinéastes de la Gaumont se contentent des rues et jardins de Paris (Buttes-Chaumont) et de sa proche banlieue pour poser leur caméra – Vincennes, Chatou, Pantin, Nogent, Meudon - avec une prédilection pour des sites naturels (forêts, carrières) censés incarner d’improbables contrées exotiques et quelques châteaux (Rambouillet, Pierrefonds) propices à la mise en scène de contes, féeries et autres récits historiques.

9 La Vie du Christ, réalisé par Alice Guy avec le soutien de Victorin Jasset pour les scènes d’extérieur en décembre 1905-janvier 1906, marque une relative rupture. Pour la première fois, la cinéaste entreprend un déplacement long et coûteux jusqu’à la forêt de Fontainebleau6. Ce qui fait alors figure d’exception va très vite être institué en mode opératoire. La comédienne René Carl en explique le principe de base : Chaque metteur en scène devait rester trois semaines à un endroit. Roméo [Bosetti] entrait. La troupe allait retrouver Arnaud à Antibes. Arnaud ayant fini, la troupe continuait avec Feuillade.7

10 L’affirmation ne doit pas cependant être prise au pied de la lettre : dans les faits, les séjours en province variaient le plus souvent entre une et deux semaines. Quant au terme de « troupe », il pourrait laisser croire qu’il n’y avait qu’un seul groupe de comédiens en activité chez Gaumont ; or, une observation plus précise tendrait plutôt à prouver que chaque réalisateur (Feuillade, Arnaud, Bosetti) possédait sa propre troupe, ce qui ne l’empêchait pas de s’autoriser certains « emprunts » justifiés par les besoins particuliers d’un scénario ou par des indisponibilités ponctuelles.

11 L’étude des déplacements en province d’Étienne Arnaud, engagé par la Gaumont en novembre 19058, permet de mesurer le passage d’une phase expérimentale à un système établi. Premier – et unique – grand tournage du cinéaste en 1907, le Voyage de Nounou est en effet réalisé entre le 21 et le 24 août à Rouen, Le Havre, Cap de la Hève et Saint-Addresse. L’année suivante, en 1908, Arnaud multiplie les déplacements en province, enchaînant Carcassonne et Biarritz (février), les Pyrénées (juin), puis la Bretagne (septembre).

12 Quelles sont les raisons qui poussaient ces cinéastes hors des studios ? On peut en retenir trois principales. La première qui vient à l’esprit est bien sûr le désir d’abandonner des décors factices, de toiles peintes, pour des extérieurs qui renforçaient le degré de réalisme des œuvres. Henri Fescourt vient tempérer cette vision. Selon lui, « on évitait de reconstituer des plein air sur le plateau et le souci de l’authenticité n’entrait pour rien dans cette habitude (…). La vérité de l’atmosphère, du décor, on y pensait peu »9. L’explication qu’il fournit pour expliquer les tournages en extérieur repose sur un pragmatisme de bon aloi : si un plan devait mettre en scène un

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homme sortant d’une maison, le réalisateur avait pour principe de chercher une véritable porte d’immeuble adaptée à ses besoins plutôt que de la construire en studio.

13 La deuxième explication qu’il donne repose sur la qualité de vie et la variété des loisirs offerts par les tournages provinciaux. « Quand il faisait beau, écrit toujours Fescourt, le metteur en scène aimait se détendre les nerfs à la campagne. Il ne détestait pas un séjour sur la Côte d’azur ou à Biarritz »10.

14 La troisième et dernière explication pourrait également reposer sur des questions de gestion de l’espace. En 1908, pas moins de quatre réalisateurs (Arnaud, Feuillade, Bosetti, Cohl) se partageaient l’unique studio vitré de la rue des Alouettes, obligeant le régisseur à jongler avec les montages et démontages des décors des différents « tableaux ». Le départ d’un réalisateur en province permettait de libérer quelques précieux mètres carrés.

La « troupe » Feuillade

15 De combien de membres se composaient l’équipe de Feuillade à Carcassonne et quelles étaient leurs fonctions respectives ? Dans sa correspondance familiale, Étienne Arnaud parle de « Gais compagnons (10 artistes) »11. De son côté, la presse locale ne cesse de grossir les rangs au fur et à mesure que les jours passent. Inaugurée avec « une caravane de 15 à 20 personnes »12, la troupe est bientôt « composée de 17 personnes »13, puis « de trente personnes »14. Enfin, dans l’Illustration, Gustave Babin évoque, quant à lui, « une vraie tournée de quarante personnes, régisseurs, acteurs, garçons d’accessoires »15. Mais ces informations étant inspirées de divers « prière d’insérer » rédigés par un employé de la société Gaumont, elles sont à prendre avec circonspection ; il est plus que probable que le chiffre ait été grossi à des fins de publicité. Il est également possible que « la caravane » fut composée non seulement de comédiens venant de Paris, mais également de figurants recrutés sur place, par exemple au théâtre de la ville. En 1906, lors de sa venue à Nîmes, Alice Guy avait ainsi recruté la totalité de ses interprètes dans le théâtre municipal de la cité romaine16.

16 En ce qui concerne Carcassonne, la présence de quatre comédiens est attestée par la publication d’entretiens dans la presse ou de mémoires : Renée Carl, Dorval, Christiane Mendelys et Georges Wague17. Les autres peuvent être déduits en appliquant un principe simple : Feuillade ayant coutume de s’entourer d’une troupe de comédiens attitrés, il suffit de relever les noms des comédiens figurant au générique des autres productions Feuillade de l’année 1908. On peut ainsi, avec une faible marge d’erreur, compléter la distribution avec Edmond Bréon, Henri Duval, Henri Gallet, Alice Tissot et Maurice Vinot.

17 Qu’en est-il des techniciens ? Grâce aux témoignages d’époque, on sait que les équipes disposaient d’un seul opérateur de prises de vues. Un deuxième opérateur était recruté dans des cas particuliers. Jean Durand, par exemple, avait coutume de se « couvrir » avec deux opérateurs : pas question pour lui d’obliger ses « Pouittes » à recommencer plusieurs fois une cascade périlleuse.

18 Après avoir débuté avec Anatole de Thiberville, l’opérateur attitré d’Alice Guy, Feuillade s’attacha, de 1907 à 1915, un certain Sorgius, que tout le monde appelait Albert. C’est cet opérateur, présent Carcassonne, que Renée Carl évoque avec tendresse dans ses souvenirs :

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Albert, méticuleux, préparait, triturait puis tournait son petit moulin et il arrivait parfois qu’au milieu d’une scène on entendit sa voix hésitante émettre un timide « Je n’ai plus de pellicule » (…). Albert était un précieux collaborateur. Avec lui, on était sûr que la photo serait belle et la bande bien montée, car ce travail entrait dans les attributions de l’opérateur.18

19 Les tournages en extérieurs vont également faire naître de nouveaux besoins. L’appareil de prises de vues pesant environ 30 kilos, l’opérateur va bientôt s’adjoindre les services d’un aide-opérateur, surtout chargé d’acheminer le matériel sur les lieux du tournage. Outre l’appareil de prises de vues (dont le transport sera facilité par l’invention d’une « bretelle de suspension ») et le pied, il fallait également emporter suffisamment de pellicule vierge pour être autonome pendant toute la durée du tournage19. Aucun document n’a malheureusement permis de révéler l’identité de l’aide-opérateur présent à Carcassonne.

20 D’ordinaire, l’équipe se composait enfin d’un régisseur ou accessoiriste, susceptible de pouvoir, le cas échéant, diriger ce que l’on appelle aujourd’hui une « seconde équipe » 20. Ce poste semble dévolu à Etienne Arnaud, non seulement ami et collaborateur de Louis Feuillade à la Gaumont, mais également bon connaisseur de cette région Languedoc-Roussillon dont il était, lui aussi, originaire. Sa correspondance familiale permet en effet d’attester de sa présence dans la cité audoise dès le 5 février 1908. La durée de son séjour (du 5 au 13 février) se superposant quasi-exactement avec la période de tournage, on peut imaginer qu’il est venu prêter main-forte à son compatriote héraultais, par exemple en prenant en charge la partie régie (costumes, décors) et éventuellement en tournant des plans de « seconde équipe ».

21 En ce qui concerne le réalisateur, le développement des tournages en extérieur va sensiblement modifier les usages forgés par les tournages en studio et élargir la palette de ses fonctions et responsabilités. Plusieurs témoignages de collaborateurs semblent attester que, la plupart du temps, Feuillade écrivait ses scénarios la veille pour le lendemain21. Nous avons peu d’informations sur la genèse des quatre scénarios tournés par Feuillade à Carcassonne en février pour les trois premiers, puis en avril 1908 pour le quatrième. On ne sait pas s’il s’agit de scénarios originaux, inspirés de légendes ou bien commandités à un scénariste maison. Ce dont on est sûr, c’est que les trois premiers scénarios, à savoir le Croisé, le Troubadour et les Fiancés de Teruel22, sont enregistrés au dépôt légal de la Bibliothèque nationale le 15 février 1908, alors que l’équipe se trouve encore à Carcassonne. Contrairement à ce qu’affirme François de la Bretèque23, ils ont sans doute été déposés avant le 4 février, date du départ à Carcassonne, puis enregistrés postérieurement par l’administration. Plusieurs éléments nous incitent à le croire : la nécessité de protéger contre d’éventuels pillages des scénarios dont la réalisation promettait d’être plus coûteuse que d’ordinaire ; le besoin d’organiser en amont, depuis Paris, la pré-production (notamment location et acheminement des costumes et accessoires) ; enfin, le fait que la presse locale évoque le tournage de séquences (un tournoi notamment) qui ne figurent dans aucun des scénarios déposés. Le quatrième scénario, le Remords, sera quant à lui enregistré au dépôt légal le 27 mai 1908, soit plus d’un mois après son tournage.

22 La première remarque qui s’impose est que les titres fluctuent tout au long de leur genèse. Pour chaque film, il existe un titre de dépôt légal, un titre de tournage et enfin un titre pour la sortie en salles (cf. tableau).

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Titre dépôt légal BnF Titre de tournage Titre sortie en salles

Le Croisé Le Départ pour la croisade Le Retour du croisé 15. 02. 1908 01. 05. 1908 13. 04. 1908

Le Troubadour La Guitare enchantée La Guitare enchantée 15. 02. 1908 01. 05. 1908 20. 04. 1908

Les Fiancés de Teruel L’Histoire des fiancés Serment de fiançailles 15. 02. 1908 01. 05. 1908 05. 1908

Le Remords Le Remords [titre non mentionné] 27. 05.1908 29. 06. 1908

23 Plusieurs des scénarios sont sinon directement adaptés d’œuvres littéraires tout au moins inspirés de thèmes universels très souvent illustrés dans la littérature populaire ; leur inscription dans la période moyenâgeuse semble purement conventionnelle et n’entraîner aucune incidence dans la conduite du récit.

24 Dans le Croisé, un chevalier, laissé pour mort sur un champ de bataille en Terre sainte, refait soudainement surface comme le héros du Colonel Chabert de Balzac. Le Troubadour reprend en partie l’argument d’un conte de Perrault intitulé les Fées. Pour avoir secouru une vieille femme, un troubadour se voit gratifier de dons surnaturels, en l’occurrence ceux de pouvoir endormir ceux qui s’opposent à ses désirs en jouant de la guitare. De la même manière que les héros de Roméo et Juliette de Shakespeare, ceux des Fiancés de Teruel se retrouveront dans la mort, faute d’avoir pu faire approuver par leurs parents leur union de leur vivant.

25 L’organisation de tournages en province va aussi avoir une autre conséquence : le metteur en scène se voit confier des fonctions nouvelles nées de l’usage – par exemple régisseur d’extérieur – ou dont il n’avait pas la charge au « théâtre de pose », comme celle de comptable. Fescourt se souvient que « lorsque l’on partait travailler en « plein air », l’argent était avancé directement au metteur en scène. Celui-ci devenait le caissier de l’expédition et rendait des comptes »24. Il devait notamment acquitter les frais de logement25, de bouche, de déplacement et verser, chaque semaine, leur cachet aux comédiens et techniciens.

26 Les agendas d’Étienne Arnaud attestent ainsi que, lors d’un tournage à Marseille en novembre-décembre 1910, le cinéaste distribua lui-même avances et cachets à ses collaborateurs. Les comédiens les plus connus (Dagmar, Migé) perçurent en moyenne 50 F/jour, tandis que les petits rôles durent se contenter de 20 F. Pour la totalité du séjour, l’accessoiriste Samson toucha 1050 F (soit moins de 40 F/jour) et le scénariste Jacques Roullet 580 F (soit moins de 30 F/jour).26

Le séjour à Carcassonne

27 Le recoupement des divers témoignages permet d’affirmer que Louis Feuillade et sa troupe séjournèrent à Carcassonne du 4 au 16 février 1908 environ et furent logés à l’Hôtel Bonnet, rue de la Mairie. Toute ou partie de la troupe revint dans la cité à la mi-

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avril de la même année, non seulement pour présenter les trois vues déjà tournées, mais pour en réaliser une quatrième.27

28 Le mois de février a sans doute été sinon imposé du moins fortement recommandé par le commanditaire, le Syndicat d’Initiative, soucieux de ne pas perturber l’accès au site pendant la pleine saison touristique, de Pâques à septembre. Le mauvais temps (vent, froid) qui sévissait alors va perturber le tournage et laisser quelques cuisants souvenirs aux comédiennes, témoignant ainsi du peu d’égards que l’industrie cinématographique avait alors pour ses interprètes. Christiane Mendelys se souvint que, « quelques vieilles femmes, nous voyant grelotter, allèrent nous chercher des chaufferettes »28. Pour les besoins d’une scène de la Guitare enchantée où elle était vêtue d’un simple voile de mousseline, Renée Carl s’évanouit, la température étant descendue en dessous de zéro. 29

29 Après la météo, les badauds devinrent une autre source de nuisance. Bien que la saison touristique n’ait pas encore débuté, la présence sur les lieux de tournage d’une foule de spectateurs, habitants ou voisins désireux d’en suivre les péripéties, est attestée par de nombreux témoignages. Cette présence envahissante ne fut pas sans conséquence pour l’équipe de réalisation. « Il fallut établir des barrages dans les rues afin d’écarter du champ de l’objectif ces lions carcassonnais », se souvient ainsi Christiane Mendelys. Dans le Cinéma pour tous, Étienne Arnaud raconte même que, lors du tournage d’une scène, la foule se présenta à l’une des portes de la Cité et exigea qu’on les lui ouvrit. « Le conservateur hésitant fut conspué ; les portes forcées, le flot s’engouffra, bousculant tout sur son passage : appareil, opérateurs et artistes ! »30. Le malentendu est sans doute avant tout lié à la méconnaissance, par le grand public, du medium cinéma et des usages qu’il induit. La présence de comédiens professionnels en costumes d’époque sur un site historique qui accueille régulièrement des représentations théâtrales31, a dû laisser penser qu’il s’agissait d’un spectacle (représentation théâtrale ou défilé costumé). La frustration de ne pouvoir y assister a fait le reste.

30 Cette confusion entre théâtre et cinéma apparaît clairement dans le témoignage d’une Carcassonnaise, écrivant à son amie Perpignanaise : Ces jours-ci, nous avons eu quelques distractions à Carcassonne. Une compagnie de cinématographe est venue jouer une foule de pièces à la Cité. Les personnages naturellement portaient des costumes de l’époque et animaient des pièces très intéressantes. On fit des tournois, des mariages, etc.32

31 L’organisation, pour les besoins d’une scène, d’un grand tournoi auquel le public fut convié par voie de presse33 ne fit sans doute qu’ajouter encore à la confusion.

Des films aux cartes postales

32 Les tournages de Louis Feuillade à Carcassonne ont donné lieu à l’édition, en 1908, de 66 cartes postales réparties en trois grandes séries34. Si la quantité de cartes surprend, le phénomène lui-même n’est pas nouveau. Comme l’a étudié la chercheuse italienne Matilde Tortora35, l’édition en cartes postales de scènes tirées d’un film a commencé en 1903. C’est l’imprimeur italien Virgilio Alterocca (1853-1910) qui, en collaboration avec Pathé Frères, aurait inauguré ce procédé publicitaire rapidement copié par la concurrence. Vers 1905-1906, ces mêmes cartes auraient été rééditées par les éditions du Croissant, mais cette fois dans une version coloriée au pochoir et avec des tirages plus conséquents. D’un nombre de pièces variable (de cinq à dix en général) les séries

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sont surtout tirées d’œuvres littéraires portées à l’écran par la firme au coq : Ali Baba et les quarante voleurs de Ferdinand Zecca (1902), les Aventures de Don Quichotte de la Manche de Lucien Nonguet (1903), le Chat botté de Lucien Nonguet (1903), Don Juan (anonyme, 1903), etc.36 Au bas de la carte figurent sur la même ligne la mention « Film Pathé », le titre du film, un numéro de série37 et le nom de l’éditeur, « Croissant – Paris ». Dans la même période, l’ouverture de salles de cinéma sédentaires Pathé va faire naître un troisième type de document : des cartes postales en noir et blanc, de moindre qualité, destinées cette fois à faire la publicité d’une salle en particulier, par exemple le « Théâtre Pathé-Grolée – Lyon ».

33 Ce qui frappe à la vision de ces images, c’est la théâtralité des décors, le découpage en tableaux et la vision résolument frontale, correspondant à celle du spectateur. Ces cartes postales ont beau s’inscrire dans la tradition des photographies d’artistes de théâtre et de music-hall, leur transplantation dans le champ cinématographique ne valorise pas les interprètes, alors tous inconnus. Ce qui est mis en avant dans des plans larges c’est bel et bien la mise en scène et le récit animé, la volonté de l’éditeur de « donner une trace indiciaire du film avec l’incipit, le clou et le final »38.

34 Si l’on met à part une tentative isolée en 1897 pour l’Arroseur arrosé, Gaumont se lance à son tour dans l’édition de cartes postales à partir de juin 1904, afin de faire la promotion des fictions attribuées à Alice Guy : les Petits coupeurs de bois vert, Clown en sac, le Testament de Pierrot, les Secrets de la prestidigitation dévoilée, la Première cigarette39. Photographies de plateau imprimées en phototypie, en noir et blanc, les cartes portent toutes, en bas à gauche, la mention « Collection cinématographique L. Gaumont & Cie – Paris », suivie du titre de la bande. Véritable support publicitaire, elles sont adressées aux forains en même temps que les films loués et constituent un véritable outil de promotion des films. Cette formule connaîtra quelques épigones tardifs en 1907, notamment pour assurer la promotion d’Une nuit agitée et le Drapeau, tous deux attribués à Feuillade. À partir de 1906, des séries de 5 à 10 cartes postales coloriées au pochoir, désormais éditées par le Croissant, sont consacrés principalement à des Phonoscènes Gaumont (Carmen, Mignon, Faust) et à la Naissance, la vie et la mort du Christ d’Alice Guy (1906).

35 Il semblerait que, chez Gaumont, la production des cartes ait peu à peu diminué jusqu’à cesser totalement pour laisser place à des affiches lithographiques en couleurs dont la production fut inaugurée en 190540.

36 On sait peu de choses des modes de diffusion et des usages qui étaient réservés à ces cartes postales sinon qu’elles permettaient au spectateur de conserver un souvenir durable de la projection, d’arrêter l’iter éphémère du film et de le « revoir » à tout moment à domicile. Alors que les cartes ne retenaient que quelques éléments saillants du récit, la mémoire visuelle du spectateur était sollicitée pour rétablir mentalement les « tableaux » manquants et restituer ainsi la continuité narrative.

37 Support fragile et peu considéré par les instances de conservation, souvent méprisé par les intellectuels et historiens du medium, ces documents ont souvent dû leur survie à des collectionneurs privés. Aujourd’hui, on commence à prendre conscience que ces cartes postales sont de précieux témoignages du cinéma comme pratique culturelle ; elles permettent notamment d’éclairer des pratiques spectatorielles qui passent par la possession de l’objet désiré (ou tout au moins d’un ersatz : l’image fixe) et préfigurent, à ce titre, l’arrivée des films racontés ou, plus tard, de la vidéo domestique.

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38 Le cas des cartes postales de Carcassonne s’inspire de ce modèle, mais pour mieux en détourner l’usage forgé depuis 1903. Plutôt qu’un support publicitaire destiné à faire la promotion d’un film, les cartes postales retrouvent ici la fonction qui leur est principalement assignée aujourd’hui : un instrument au service de la promotion touristique d’un site historique et, au-delà, d’une ville. Plusieurs éléments abondent dans ce sens. Premièrement, la commercialisation des cartes semble totalement dissociée de celle des films. Le cachet de la poste faisant foi, certaines sont mises en circulation avant même que les films ne paraissent sur les écrans. Deuxièmement, même si les cartes reproduisent bien les « tableaux » des films de Feuillade, aucune mention imprimée - titre de film et/ou de société de production – ne permet d’établir explicitement une quelconque connexion entre les images d’un côté et les films de l’autre. Seule une observation détaillée des images elles-mêmes permet de repérer la présence d’une marguerite Gaumont apposée dans le décor de trois d’entre elles41. Troisièmement, la vision n’est pas toujours aussi frontale que dans les cartes Pathé et les personnages ne sont pas valorisés dans la mise en scène. On est souvent frappé par la petite taille des interprètes comparée à la monumentalité du décor (rempart, tour, portail d’église) au milieu duquel ils évoluent. Un constat s’impose : les interprètes costumés sont clairement destinés à insuffler un peu de vie, réinscrire une historicité à un monument qui reste la préoccupation centrale du photographe.

39 L’autonomie des séries de cartes postales par rapport aux scénarios est plus flagrante encore si l’on se risque à une étude comparative détaillée des narrations.

40 La série A42, la Cité de Carcassonne au Moyen Âge, apparaît clairement comme une série synthétique qui puise des éléments narratifs dans les trois premiers scénarios de Feuillade. L’annonce et les préparatifs de la croisade proviennent du Croisé, le personnage du chanteur à la guitare du Troubadour et la rivalité de deux hommes pour le cœur d’une belle des Fiancés de Teruel.

41 La série B, Cité de Carcassonne : scène historique du Moyen Âge, ne cherche pas à mettre en place un récit, même embryonnaire. Les titres propres qui, dans les autres séries, distillent des indices narratifs sont ici remplacés par des indications de toponymes – Jardin du près-haut, Porte narbonnaise, etc. – affichant ainsi sans ambiguïté le désir de l’éditeur de proposer un circuit touristique dans la Cité en mettant en avant la variété de ses richesses architecturales.

42 Quant à la série C, la plupart de ses cinq sous-séries (de 5 à 10 cartes chacune) peut-être associée à un scénario de film particulier. La narration de l’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne recoupe celle des Fiancés de Teruel en la détournant et en plaquant un happy-end. Les fiancés ne sont plus séparés par un rival avec la complicité d’une sorcière ; au lieu de mourir enlacés, ils se marient.

43 La Croisade à la Cité de Carcassonne synthétise jusqu’à la caricature l’argument du Croisé. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge reprend en dix tableaux l’action du Remords. Sans doute confronté à la difficulté de synthétiser en si peu d’images les nombreux rebondissements du Troubadour, l’éditeur a repris, dans La Cité de Carcassonne au XVe siècle, les différents tableaux du film mais les a organisés autour d’un nouvel argument : la quête du bonheur du personnage central. Faisant peu de cas des costumes moyenâgeux des personnages, la cinquième et dernière sous-série, La Cité de Carcassonne au XVIe siècle , s’attache à mettre en scène les principales étapes d’une guerre de religion, sans que cet épisode ne puisse être rattaché à aucun des quatre scénarios déposés.

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ANNEXES

Annexe 1 : Les scénarios du dépôt légal de la Bibliothèque nationale Le Croisé43 Société des Établissements Gaumont, 15 février 1908 Dépôt légal n° 554, 1908 I Une cour du château, au moment du départ pour la croisade. Chevaliers, soldats, etc. Un chevalier, le seigneur de céans, fait ses adieux à sa jeune femme et à côté de lui son fidèle page qui le suit à la croisade. Avant de quitter son mari, la jeune femme lui passe au cou une chaîne et une médaille. Départ des croisés, aux cris de « Dieu le veult ! » II Une tour du château. La Châtelaine au sommet d’une tour fait ses adieux aux partants, vers lesquels elle dirige son écharpe. III En Terre Sainte. Un coin de champ de bataille au bord de la mer. Cadavres et blessés ; parmi ceux-ci, le seigneur que son fidèle page recherche. Le page ayant retrouvé son maître, celui-ci lui dit de l’abandonner, qu’il va mourir. Et il remet au page la chaîne et la médaille qui devront être remises à la châtelaine. Des Maures, cependant, qui dépouillent les blessés, s’emparent du seigneur qui revient à lui et l’emportent. IV Le retour du page. Le page revient, il donne à la châtelaine le message de l’époux. V La châtelaine en deuil et toute la famille prient pour celui que l’on croit mort. VI Un convoi de chrétiens, croisés enchaînés conduit par les Maures vers une forteresse où flotte l’étendard surmonté du croissant. VII Une révolte. Les croisés captifs, occupés à des travaux de terrassement se révoltent, tuent quelques gardiens et s’évadent vers la mers où ils s’embarquent. VIII En mer. On voit la barque des croisés. L’un d’eux crie « Terre… terre ». IX La Route. Le Seigneur se hâte vers son château. Il est absolument loqueteux, il arrive tel un mendiant. X Et il assiste aux noces de sa femme et de son ex-page.

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XI Pour ne pas troubler leur bonheur, il s’éloigne sans s’être fait connaître, et arrivé sur le chemin, il pleure en regardant à l’horizon, les tours de son château. Le Troubadour44 Société des Établissements Gaumont, 15 février 1908 Dépôt légal n° 553, 1908 Devant une hostellerie. Un pauvre troubadour à la bourse plate, passe devant une auberge. Il a faim et soif et il est fatigué, mais pas d’argent. Il demande la permission de faire un peu de musique. Refus. Il se met en route le cœur serré. Sur une route Sur la route, il rencontre une vieille femme qui porte un fagot de bois, et qui est lasse, si lasse qu’elle s’assied sur son fagot tombé à terre. « Attendez, brave femme, dit le troubadour, je n’ai pas le moindre numéraire dans mon escarcelle, et voyez, ma gourde et ma besace sont vides. » Mais je vais vous faire un peu de musique, ça vous remettra. Et le troubadour de racler son jambonneau. Soudain, la vieille se transforme en fée. Elle donne au jeune homme une guitare et lui dit : viens avec moi, je vais te montrer la façon de t’en servir. Alors elle étend son manteau sur le jeune homme et ils disparaissent. Devant l’hostellerie Ils réapparaissent devant l’auberge où le troubadour fut si mal reçu. Là, la fée lui ayant dit de pincer la guitare, aussitôt l’hôtelier, sa femme, sa servante tombent dans un profond sommeil. « Maintenant, tu n’as plus qu’à te servir » dit la fée, et elle disparaît. Son premier mouvement de stupeur passé, le pauvre troubadour se met à boire et à manger son content. Après un plantureux repas, le troubadour s’éloigne ; les hôtes dorment toujours. Qu’ils se débrouillent tout seuls dit le musicien. La Route Le petit troubadour chemine plus gaiement vers la cité voisine dont on aperçoit les tourelles, lorsque tout à coup, il voit venir un groupe de trois bandits armés qui entraînent une charmante jeune fille qu’ils viennent d’enlever et qui se débat violemment. Instinctivement, le petit troubadour porte la main à sa dague, mais se ravisant, il prend la guitare et en joue. Aussitôt les ravisseurs et leur victime s’arrêtent, s’étirent, baillent et tombent profondément endormis au bord de la route. Le troubadour se précipite vers la jeune fille et la trouve si charmante qu’il voudrait bien la réveiller. Mais il ne peut y parvenir. Il se désespère, et il évoque à nouveau la fée. Celle-ci réapparaît : « Bonne fée, apprenez-moi le moyen de réveiller ceux que votre guitare endormit… » La fée répond : « Frappe trois coups au dos de l’instrument, comme ceci, et elle rend la guitare. Elle disparaît. Et le troubadour de frapper trois coups. Mais aussitôt la jeune fille et ses ravisseurs se réveillent. Lors le troubadour se sauve à toutes jambes, poursuivi par les estafiers. Quand il est assez loin, il fait tout à coup volte face, repince la guitare et les bandits retombent endormis. Le troubadour va alors retrouver la Belle qui se frotte encore les yeux.

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Sur la route aux portes de la ville Il lui donne la main et la reconduit vers ses parents. Ceux-ci d’ailleurs partaient à sa recherche. Rencontre. Ses parents remercient le sauveur de leur fille et l’emmènent avec eux vers la cité. Banquet en plein air En l’honneur du troubadour, les parents de la jeune fille donnent un banquet. Ils invitent le jeune homme à jouer de la guitare. Lui refuse, mais on lui met l’instrument en main. Il se risque. Tout le monde s’endort. Il en profite pour admirer de près le visage de la jeune fille, puis frappant trois coups il réveille tout le monde. C’est merveilleux. C’est trop fort dit le beau-père, voyons ça. Il prend la guitare et racle les cordes. Voilà tout le monde endormi y compris le troubadour. Le bonhomme rit d’abord de l’aventure. Mais il commence à s’effrayer quand il voit qu’il ne peut parvenir à réveiller les dormeurs. Il se désespère lorsque voici le guet. Le bonhomme raconte la chose et les archers vont s’emparer de lui, mais il les endort à leur tour. D’autres personnes qui accourent succombent aussi au sommeil. Le bonhomme affolé, s’enfuit, endormant tous ceux qu’il rencontre, soldats, marchands, etc. La ville du sommeil, panorama On dort partout. Effrayé, le pauvre homme se précipite du haut en bas des remparts. Il est en morceaux en arrivant en bas sur le pavé. Mais là, la bonne fée recueille ses membres épars et les couvre de son manteau. Le bonhomme se ranime et l’un et l’autre se trouvent au faîte de la plus haute tour de la Cité. Et la bonne fée ayant pitié de tous ces gens endormis frappe trois coups au dos de la guitare, tous les dormeurs se réveillent. Le bonhomme ayant retrouvé sa famille unit le troubadour à sa fille. Et la fée, au moment solennel du cortège, étend sur les époux le geste qui protège. Les Fiancés de Teruel45 Société des Établissements Gaumont, 15 février 1908 Dépôt légal n° 551, 1908

Il était une fois, Un seigneur sort de chez lui, précédé d’un laquais

une demoiselle qui porte une torche. Il est suivi d’une duègne qui

très riche s’arrête sur le seuil, et de sa fille qu’il fait rentrer de

et un jouvenceau suite.

très pauvre Le seigneur recommande à la vieille de bien veiller

sur sa fille. Il s’éloigne.

À peine est-il parti qu’un jeune chevalier sort d’un

angle de muraille. Il donne sa bourse à la duègne ;

celle-ci la trouve un peu légère, mais consent quand

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même à rentrer à la maison pour appeler sa jeune

maîtresse. Celle-ci se montre au balcon et le

duo d’amour commence entre la jeune fille et le

chevalier.

Or, le père ne Sur la route, la jeune fille fait la lecture à son père

voulait pas les unir assis près d’elle. Un valet annonce le chevalier

pauvre.

Celui-ci introduit s’agenouille devant le riche

seigneur et lui demande la main de sa fille. Le père

montrant son escarcelle lui dit : vous êtes trop

pauvre. Et il le congédie. Désespoir de la jeune fille.

Il jurèrent alors La jeune fille est à la promenade avec sa duègne.

de s’attendre cinq Le jeune chevalier s’approche et obtient de la

ans et un jour vieille quelques instants d’entretien avec celle qu’il

aime. Il donne à la jeune fille un anneau et celle-ci

lui donne son chapelet. Serment de s’attendre cinq

ans et un jour.

Lors le jouvenceau Il sort de chez lui, à cheval, armé de pied en cap.

partit pour guerroyer Ses parents l’embrassent, son père le bénit. Puis il

contre les Maures passe sous la muraille où la jeune fille lui fait ses

adieux.

Cependant la Mélancolique, la jeune fille erre sur les remparts.

demoiselle refusait Un riche seigneur, ayant soudoyé la duègne,

tous les partis essaie de se faire agréer. Elle le repousse. C’est bien,

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dit-il, vous allez voir.

La sorcière Devant un antre, la sorcière se tient accroupie près

de son feu. Le riche seigneur lui offre de l’or. La

sorcière consent à le suivre. Ils partent.

Voyez, Damoiselle, La jeune fille et sa duègne sont au bord de l’eau.

comme vous êtes Le riche seigneur arrive suivi de la sorcière

oubliée « Voyez, dit-il, comme vous êtes oubliée ». La sorcière

avec une branche agite l’eau claire. Et dans les

ondes, voici ce que l’on voit. Le chevalier sort d’une

église, donnant le bras à une mariée et suivi d’un

nombreux cortège. Désespoir de la jeune fille.

Cinq ans À son tour, voici la jeune fille en épousée. Elle

s’écoulèrent sort à cheval à côté de son époux, le riche seigneur.

Mais au loin, à bride abattue, le chevalier revient

vers la ville

Seigneur, laissez-moi Près d’une statue de la Vierge, sur un banc voici

seule un jour encore les nouveaux époux, lui un peu gris, veut emmener

sa femme dans leur demeure.

Elle le supplie d’attendre encore un jour. L’homme

s’endort. Elle adresse alors une ardente prière à

Notre-Dame.

Son chevalier est devant elle et veut l’entraîner.

Elle montre alors son anneau de mariée.

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Notre Dame Et alors, les deux fiancés meurent ensemble, enlacés.

ayez pitié de nous Réveil de l’époux.

Tout le monde accouru admire ce prodige.

Et ils furent ensevelis Cortège funèbre avec un seul cercueil.

ensemble

Le Remords46 Société des Établissements Gaumont, 27 mai 1908 Dépôt légal n° 2388, 1908 La peste et la famine ravagent la Cité. Un moine assiste les mourants et soutient leur courage. Vainement s’adresse-t-il au seigneur qui part à la chasse pour lui demander de venir en aide à ses vassaux. Le seigneur le repousse. Sans se décourager le moine va trouver le Sire au milieu d’une orgie et lui montre les souffrances du peuple qui tend ses mains suppliantes. Repoussé encore une fois, le moine jette l’anathème sur le mauvais seigneur. Mais celui- ci le tue d’un coup d’épée. Bientôt le remords le poursuit et à l’heure où il se promène avec une courtisane sur les remparts de la Cité, le spectre du moine lui apparaît à la place de sa dame. Bourrelé de remords, poursuivi par les spectres de ses sujets, le Seigneur expire, tué par le remords. Annexe 2 Les résumés des films dans le Catalogue Gaumont de juillet 1908 Le retour du croisé « Départ des chevaliers pour la croisade. L’un d’eux, en faisant ses adieux à sa femme, reçoit un collier et une médaille. En Palestine, le chevalier blessé reste gisant sur le champ de bataille. Des Sarrasins l’emmènent avec eux après qu’il eut remis, pensant mourir, sa chaîne et sa médaille à son page. En recevant ces chers objets des mains du page, la bonne châtelaine verse d’abondantes larmes. Revenant en Palestine nous assisterons à une révolte des prisonniers. Quelques-uns, au nombre desquels est notre chevalier, réussissent à s’évader : ils s’embarquent et abordent enfin. Vêtu comme un mendiant, le chevalier se hâte vers son château. Il arrive pour assister au mariage de sa « Veuve » et de son page. Pour ne pas troubler leur bonheur, il s’éloigne sans se faire connaître, le cœur gonflé de chagrin. » La Guitare enchantée « Deux aubergistes refusent à un troubadour de se laisser payer “musicalement” la moindre consommation. Il continue sa triste promenade. Heureusement plus loin, il va trouver une bonne fée qui lui enseignera le moyen d’utiliser autrement sa guitare.

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Revenu devant l’auberge, il se prépare à jouer sans demander la permission. À peine touche-t-il son instrument que les premières notes endorment les hôteliers et leurs clients. Stupéfait, le jeune homme se ravise et fait un bon repas. Chemin faisant, il rencontre une jeune fille qu’entraînent des spadassins : il endort ceux-ci et la demoiselle aussi, à son regret. Alors la fée réapparaît et lui dit de frapper trois coups sur sa guitare pour donner le signal du réveil. Il peut donc réveiller la jeune fille et replonger dans le sommeil les bandits qui les poursuivent : il revient chercher la belle qu’il reconduit à ses parents. Le père de la jeune fille est enthousiasmé de la guitare enchantée : il prend l’instrument et en pince les cordes, tout le monde s’endort. Le pire, c’est que le bonhomme va endormir tous ceux qu’il rencontrera. Heureusement que la fée lui viendra en aide, pour réveiller sa famille qu’elle perpétuera en faisant marier les deux jeunes gens. » Serments de fiançailles « Une demoiselle riche et un jouvenceau très pauvre s’aimaient, mais le père ne voulait pas les unir. Ils jurèrent de s’attendre cinq ans et un jour. Cependant que le jeune homme guerroyait contre les Maures, la jeune fille refusait tous les partis. Aussi, un des prétendants, riche seigneur, résolut-il de se venger avec l’aide d’une ignoble sorcière. Celle-ci fit miroiter dans l’eau d’une source, devant la jeune fille, le mariage de son chevalier félon avec une autre jouvencelle. Désespoir de la pauvre enfant. Cinq ans après, la voici en épousée à côté de son mari, le riche seigneur… tandis qu’au loin, à bride abattue, le chevalier revient de la ville. La jeune femme supplie son mari d’attendre encore un jour avant de l’emmener. Le seigneur s’endort. Le chevalier arrive pour embrasser son ancienne fiancée qui lui montre son anneau. Ils prient la Vierge d’avoir pitié d’eux et meurent ensemble. Le seigneur se réveille, donne l’alarme et tout le monde admire ce prodige : ils sont morts enlacés et n’auront qu’un seul et même cercueil. Recommandée en couleurs. » Le Remords « La peste et la famine sévissent dans les états d’un seigneur indifférent aux souffrances de ses serfs. Un moine se fait le porte-parole du peuple et implore pitié pour les malheureux, à qui les richesses du seigneur apporteraient quelques soulagements. Ses doléances ne sont pas écoutées : il est tué. Le châtiment sera terrible : désormais, le seigneur se verra partout poursuivi par le spectre du moine et par des légions de fantômes. » Annexe 3 Les tournages de Feuillade à Carcassonne vus par quatre comédiens de la troupe Renée Carl47 « Je me souviens d’un “arrêt” qui me fut particulièrement pénible. C’était à l’époque où je jouais fréquemment les fées. Nous étions dans la vieille cité de Carcassonne. De terre, je devais faire surgir gnomes et farfadets. Un assez long temps était nécessaire pour placer ces personnages (enfants pris dans le village), temps pendant lequel, telle une statue, mon bras tenant la baguette magique devait rester tendue. Il faisait un froid de plusieurs degrés au-dessous de zéro, j’étais vêtue… d’un voile de mousseline ! Sur les remparts, les vents coulis ajoutaient à la rigueur de la température. Les spectateurs, pour la plupart vêtus de peaux de bique, avaient des stalactites de glace sur leurs moustaches. (Nous étions en pleine mode des faux-cols hauts de 8 cent., des moustaches et des peaux

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de bique ! Époque où la galanterie avait encore droit de cité. Les hommes auraient eu honte de se trouver assis, bien rangés en brochettes, dans un quelconque véhicule en commun, tandis que des femmes seraient restées debout. Faut-il dire que la moitié de la faute en revient aux femmes qui, en s’émancipant, ont perdu beaucoup de leur charme ?). Afin de ne pas faire recommencer la scène, j’eus le courage de tenir jusqu’au bout, mais je me suis évanouie. Un grog brûlant, apporté par une des spectatrices, me fit revenir à moi. De Carcassonne, nous étions partis à Hyères. Roméo Bosetti qui tournait la série des Calino avec Midget [sic] était venu nous rejoindre avec sa troupe d’acteurs ». Dorval48 « Le premier voyage que Feuillade ait fait (déplacement lointain), ça a été un voyage à Carcassonne, qui a duré un mois. Alors, en un mois, tout le Moyen Âge y est passé ». Christiane Mendelys49 « Je n’oublierai jamais mon premier voyage pour cinématographe. C’était à Carcassonne. Carcassonne ! Cela sonnait à nos oreilles comme un nom du Midi, un nom de soleil, et nous étions partis plein d’entrain. Ah ! mes enfants, qu’est-ce que nous avons pris pour notre rhume ! Il gelait à Carcassonne. Cette ville avait l’air de ne plus avoir de sang. Par-dessus le marché, nous devions reproduire des scènes du Moyen Âge dans des costumes de gala. Je frissonne encore à ce souvenir. Notre arrivée était annoncée. Le Midi bouge pour nous voir. Il fallut établir des barrages dans les rues afin d’écarter du champ de l’objectif ces lions carcassonnais. Quelques vieilles femmes, nous voyant grelotter, allèrent nous chercher des chaufferettes. On put voir ainsi ces pauvres vieilles réchauffer des marquises moyenâgeuses ». Georges Wague50 « C’est l’époque, incroyable, où nous tournions la Révolution française en un jour !... Oui, monsieur, en une journée ont tourna la prise de la Bastille, les charrettes, la guillotine, l’arrestation de Danton, la mort de Robespierre, etc, etc. Tout le travail se faisait au studio. Les premiers « extérieurs » qui furent tournés le furent par Feuillade. Il décida un beau matin d’emmener toute sa troupe à Carcassonne. En quinze jours on tourna - bien entendu - quinze films dont le Départ pour les croisades, la Chanson de Roland, et une dizaine de chansons de gestes ! Ah ! le « moulin à café » ne chômait pas… Il est vrai qu’à cette époque, un film de cent mètres était un grand film ! ». Annexe 4 Les tournages de Feuillade à Carcassonne vus par la presse locale Le Courrier de l’Aude, 7 février 1908 À la Cité Ce matin, vers neuf heures, une caravane de 15 à 20 personnes en costumes du Moyen Âge prenait la direction de la Cité, excitant la plus vive curiosité sur le passage des landaus qui les transportaient. On se demandait d’où venaient ces étranges touristes vêtus, les hommes en Seigneurs ou en Guerriers armés de pied en cap, les femmes en costumes de cour, comme on n’en voit plus que sur les théâtres ou dans les cortèges reconstruits du passé.

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Renseignements pris, tout ce monde se rendait à la Cité pour y poser dans des tableaux destinés au cinématographe. Cette troupe, envoyée par une maison de Paris, doit séjourner dans nos murs pendant 5 à 6 jours, et est descendue au Grand Hôtel Bonnet. Le Réveil de l’Aude, 8 février 1908 À la Cité Jeudi matin, vers 9 heures, une caravane de 15 à 20 personnes en costumes du Moyen Âge, partait de l’hôtel Bonnet, rue de la mairie, et prenait la direction de la Cité, excitant la plus vive curiosité sur le passage des landaus qui les transportaient. On se demandait d’où venaient ces étrangers touristes vêtus, les hommes en seigneurs ou en guerriers armés de pied en cap, les femmes en costume de cour, comme on en voit dans les théâtres ou dans les cortèges reconstitutifs du passé. Renseignements pris, tout ce monde se rendait à la Cité pour poser dans des tableaux destinés au cinématographe. Cette troupe, envoyée par une maison de Paris, doit séjourner dans nos murs pendant quatre ou cinq jours. La Dépêche du Midi, 9 février 1908 Vendredi matin, une caravane de 15 à 20 personnes en costumes du Moyen Âge prenait la direction de la Cité, excitant la plus vive curiosité sur le passage des landaus qui les transportaient. On se demandait d’où venaient ces étranges touristes, vêtus, les hommes en Seigneurs ou en Guerriers armés de pied en cap, les femmes en costumes de cour, comme on n’en voit plus que sur les théâtres ou dans les cortèges reconstitutifs du passé. Renseignements pris, tout ce monde se rendait à la Cité, poser dans des tableaux destinés au cinématographe. Cette troupe envoyée par une maison de Paris, séjournera dans nos murs pendant quatre ou cinq jours. L’Intérêt général de l’Aude, 15 février 1908 Attirée par l’incomparable cadre qu’elle trouvait dans ces glorieux vestiges du passé, la maison Gaumont de Paris a envoyé à Carcassonne son personnel cinématographique pour y organiser des scénarios tirés de la vie du Moyen Âge. Ce personnel très expérimenté, composé de 17 personnes et dirigé par Monsieur Feuillade presqu’un Audois, dans tous les cas un organisateur intelligent, actif, et ce qui ne gâte rien, très aimable, a opéré pendant 10 jours durant, malgré les rigueurs d’une température parfois glaciale. Monsieur Feuillade avait même trouvé parmi nos concitoyennes et nos concitoyens une collaboration très utile. Parmi les motifs représentés, nous avons remarqué spécialement : une noce sortant de Saint-Nazaire par le portail roman, une cour d’amour tenue dans les lices, la cour comtale entrant dans sa bonne ville, un enterrement avec tout l’appareil féodal traversant la porte d’Aude, un tournoi, une scène de fou, etc… Le tout présenté dans sa véritable couleur locale avec costumes et attitudes des temps ; les chevaux étaient caparaçonnés avec les harnachements de l’ancienne chevalerie. Inutile d’ajouter que la population carcassonnaise s’était rendue en foule à la Cité et qu’elle n’a cessé d’admirer et d’approuver l’excellente initiative prise par la Maison Gaumont. Et maintenant, qu’il me soit permis d’exprimer notre espoir dans le succès de cette entreprise véritablement originale et de nature à nous satisfaire. Le syndicat d’initiative a fait jusqu’ici les plus grands efforts, les plus grands sacrifices pour attirer dans le département de l’Aude, les touristes et les amateurs d’art et de belle nature. Il a

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étendu, dans le but qu’il poursuit, son action persistante au-delà des frontières françaises. Et bien, la maison Gaumont l’aidera maintenant dans son œuvre de publicité en étalant aux yeux des moins avertis et dans tous les pays du monde, les splendeurs de notre belle Cité. Merci donc à la maison Gaumont, merci à l’appui qu’elle va nous prêter avec une autorité que personne n’a songé à lui contester. Bientôt, nous y comptons, le public de Carcassonne sera appelé à voir défiler devant lui la reproduction des scènes prises à la Cité. La Maison Gaumont a promis d’en donner la primeur au Syndicat. Nous sommes persuadés qu’elle tiendra parole. La Dépêche du Midi, 16 février 1908 À la Cité Une troupe de trente personnes environ envoyée par une grande maison de cinématographe est depuis quelques jours à la Cité, où elle mime à la grande joie des curieux, des scènes du Moyen Âge dans les tours et les lices de notre belle ville. Les figurants, grands seigneurs et pages, vêtus en costumes de l’époque, évoluent à l’ombre des tours, nous transportant aux temps de Saint-Louis et de Simon de Monfort. Les seigneurs ont fort grand air, les pages sont espiègles à souhait et les belles dames sont décolletées malgré la rigueur de la température. L’une d’elle s’est évanouie sous la morsure du froid. Aujourd’hui, dit-on, la troupe doit donner un grand tournoi avec palefroi, écus et lances des siècles héroïques. Le spectacle est gratuit. La Dépêche du Midi, 1er mars 1908 Cinématographe Le cinématographe High-Life obtient un grand succès et tous les soirs il y a salle comble. Prochainement, il nous sera donné les merveilleuses scènes historiques qui ont été prises dernièrement dans notre Cité, par la troupe Gaumont qui a vivement intrigué notre public.51 La Direction n’offre que des vues absolument nouvelles. Jeudi, Vendredi, Samedi et Dimanche : soirée à 8 heures 1/2. Jeudi et Dimanche : matinée. Nous recommandons ce spectacle à nos lecteurs qui n’auraient pas eu la curiosité d’aller passer leur soirée, Grand’Rue, 20. Le Radical du midi, 1er mars 1908 Cinématographe Le cinématographe High Life obtient un grand succès et tous les soirs il y a salle comble. Prochainement il nous sera donné les meilleures scènes historiques qui ont été prises dernièrement dans notre Cité par la troupe Gaumont qui a vivement intriguée notre public. La direction n’offre que des vues absolument nouvelles. Jeudis et dimanches, matinée. Nous recommandons ce spectacle à nos lecteurs qui n’auraient pas eu la curiosité d’aller passer leur soirée, Grand’Rue, 20. L’Intérêt général de l’Aude, 5 avril 1908 Extrait du conseil d’administration du 5 mars Le conseil [ndlr : du Syndicat d’initiative de l’Aude] décide de faire coïncider la fête du syndicat avec la présence à Carcassonne des membres de l’Entente Cordiale qui y seront invités.

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Fête du Syndicat : Monsieur le Président donne lecture des lettres reçues et échangées avec la maison Gaumont qui accepte de venir à Carcassonne donner aux membres du syndicat la primeur des scènes cinématographiques prises à la Cité. À cette occasion, il propose d’organiser au théâtre une grande fête que le syndicat donnerait à ses adhérents et d’en offrir la présidence à Monsieur le Préfet de l’Aude et à Monsieur le Maire de Carcassonne. Cette fête se composerait : D’une conférence donnée par Monsieur Bolland qui doit se trouver à cette époque dans le pays et suivre les excursions des Anglais D’une partie musicale qui sera demandée à l’orchestre des Concerts Symphoniques Des projections cinématographiques et des phono-scènes de la maison Gaumont Le conseil approuve entièrement les propositions de son Président et donne pleins pouvoirs à son bureau pour régler l’organisation de cette fête. Il fixe la date du mercredi 15 avril.

Le Secrétaire Général Le Président

G. Combeleran F. Bouisset

Le Courrier de l’Aude, 15 avril 1908 La maison Gaumont, de Paris, a envoyé à Carcassonne une nouvelle troupe d’une vingtaine de personnes, pour prendre à la Cité d’autres séries de vues destinées au cinématographe. Le Courrier de l’Aude, 17 avril 1908 […] Au cours de cette soirée a eu lieu la séance de cinématographe et de chronophone de la maison Gaumont de Paris. Nous aurons eu la primeur des séances prises à la Cité par la troupe que cette maison envoya dans notre ville l’hiver dernier et qui vient de nous revenir pour prendre des nouvelles vues. C’est réellement merveilleux. Le chronophone est particulièrement intéressant. Tandis que le phonographe vous fait entendre le chant délicieux des meilleurs artistes de l’Opéra, le cinématographe vous montre les personnages agissant dans le décor naturel qui convient. Cette moderne invention qui combine le cinématographe et le phonographe produit les plus jolis effets. Ainsi le public applaudissait-il à outrance après chaque numéro. L’Intérêt général de l’Aude, 3ème année, n° 55, 1er mai 1908 La Fête du Syndicat Elle fut très brillante. Tout a bien marché, aucun accroc fâcheux. La réussite, éclatante et complète. Le théâtre, mis à la disposition du Syndicat par Mrs Broca Frères, était trop petit (et ce n’est pas un cliché) pour contenir tous ceux qui avaient voulu assister à la soirée. Il avait fallu toute la diplomatie et tout le dévouement du bureau du sympathique gérant, M. Henri Mullot, pour résoudre ce problème… Les trois coups : le rideau. Sur la scène, M. le Préfet Cornu, ayant à sa droite M. Sauzède, Maire et Député ; à sa gauche, M. Bouisset, Président du Syndicat. De l’autre côté, M.

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Giry, le conférencier, attend, calme et sûr de lui, derrière la table et le verre d’eau traditionnel. Derrière, massés dans un ordre égalitaire et fraternel, les membres du syndicat. Mais voici le clou de la soirée : les vues prises à la Cité de Carcassonne par M. Feuillade et les artistes de M. Gaumont. Il faut remercier le grand industriel d’avoir réservé à nos compatriotes la primeur de ce spectacle qui étendra dans le monde la réputation de notre ville historique. M. Gaumont a tellement compris qu’elle constituait pour ses scènes un cadre merveilleux et unique, qu’il a fait revenir sa troupe à Carcassonne pour y composer de nouveaux tableaux. Où trouver en effet un décor aussi beau ? Et ce décor n’est pas en carton. Il est en vieilles pierres qui ont défié les attaques du temps. Ce n’est certes pas une critique que nous faisons à M. Gaumont qui a dépensé beaucoup d’argent pour amener ses artistes ici, mais s’il avait pu disposer d’une figuration plus nombreuse, quelles scènes admirables n’eut-il pas composées ? Imaginez un tournoi dans les lices avec une estrade pleine de seigneurs et de dames du Moyen Âge ; ou une cour d’amour, dans le jardin du cloître, ou un assaut avec les armes, les costumes de l’époque et la tactique de Simon de Montfort et de Trencavel : on aurait vécu réellement ces temps lointains. Mais de tels tableaux eussent entraîné trop de frais. Il faut nous contenter de ceux que très habilement, M. Feuillade a réalisés. Le départ pour la croisade, où il faut noter spécialement la fuite du chevalier, qu’on voit s’éloigner et disparaître peu à peu dans les fossés de l’enceinte ; la Guitare enchantée, féerie amusante, qui permet de voir la Cité dans toutes ses parties et la course éperdue du vieux Seigneur, affolé d’avoir endormi tout le monde et qui se jette enfin du haut de Saint-Nazaire sur le sol, où la fée le ranime aussitôt, comme il convient, pour le mariage inévitable de sa fille avec le pauvre galant trouvère ; l’Histoire des fiancés [Serment de fiançailles], bien dans la note des poèmes moyenâgeux, a un peu vieilli depuis ces temps naïfs, mais elle est agréable à suivre parmi les tours et les courtines de notre Cité. On a beaucoup remarqué un élément très couleur locale, si on peut ainsi parler du vent, qui n’a pas de couleur. Il faisait rage pendant les jours d’hiver, où les artistes ont posé : les voiles se dressent tout à coup en panaches, les manteaux volent, les cheveux des perruques se hérissent. Et l’on doit plaindre la brillante fée qui s’exposait à ce cers redoutable dans sa belle robe décolletée. Quel vent mes seigneurs ! Mais il complète l’illusion et on voit bien qu’on est dans notre cher Midi si vanté. (Pardon). Si venté ; ils n’en ont pas comme ça dans le Nord. Second clou : Le phono-cinématographe. Les applaudissements frénétiques qui ont salué tous les tableaux témoignent du plaisir que le public a pris à ce spectacle nouveau. La Ballade de Severo Torelli, chantée un peu bas, était quand même très réussie, mais l’illusion a été complète dans Gaby, chansonnette très amusante, le long poète crasseux aux poèmes trop courts, aux cheveux trop longs, clamant son amour perdu ; dans Paris à ta fenêtre, un beau mousquetaire chantait avec la voix de M. Affre – de l’Opéra, s’il vous plait – sur le balcon de sa belle ; et dans La Marseillaise, curieuse reconstitution du célèbre tableau représentant Rouget de l’Isle chantant son hymne chez le Maire de Nancy. La voix paraît absolument naturelle ; les sons s’émettent juste

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sur le mouvement des lèvres ; les gestes, la respiration du chanteur coïncident parfaitement avec. C’est le réalisme même. C’est merveilleux. Nous le disions récemment, certains écrivains prétendent que le théâtre n’a qu’à bien se tenir. « Ceci tuera cela », comme disait Victor Hugo. Et nous verrons peut-être à Carcassonne une représentation de l’Opéra-comique ou de la Comédie française phono- cinématographiée par M. Gaumont. En attendant, remercions-le de nous avoir donné ce spectacle très attrayant et vraiment tout à fait réussi. La fête s’est clôturée par un dernier morceau exécuté par l’orchestre symphonique, qui doit être remercié aussi pour son dévouement et félicité une fois de plus. Cette soirée du 15 avril est une date pour le Syndicat. Elle sera comme la commémoration éclatante des efforts de la première heure, et le repos salutaire des luttes futures. L’Intérêt général de l’Aude, 3e année, n° 58, 15 juin 1908 Compte rendu du conseil d’administration du 8 mai 1908 Fête du syndicat Monsieur le Président rend compte du grand succès obtenu par la fête offerte par le syndicat et à l’Entente Cordiale. Il se plait à remercier le Conseil ainsi que toutes les personnes dont le dévouement a contribué à sa bonne organisation. Les dépenses se sont élevées à 171,53 francs et les recettes à 87,25 francs. Le Conseil décide que la différence, soit 84,28 francs, sera prélevée sur le compte : frais de propagande inscrit au budget. Annexe 5 : Les tournages de Feuillade à Carcassonne vus par la carte postale52 A. Série de 20 cartes postales « La Cité de Carcassonne au Moyen Âge » Éditions d’Art Jordy – Cité de Carcassonne [février 1908]53 La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Hérauts d’armes annonçant les fêtes. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le seigneur part pour la chasse. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Départ pour le tournoi. 4. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Invités du tournoi. 5. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Les troubadours. 6. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Les troubadours : un trouble-fête. 7. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Le seigneur s’ennuie. 8. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Pour distraire le seigneur. 9. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Causerie amoureuse dans les lices. 10. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Heureuse rencontre dans le Château. 11. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Rendez-vous interrompu. 12. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Les fiançailles. 13. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Sortie de la cathédrale. 14. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Au cabaret des lices. 15. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - La trahison. 16. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Le duel. 17. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Après l’émeute. 18. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - L’annonce de la croisade.

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19. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Bénédiction des armées. 20. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge - Retour des vainqueurs. B. Série de 10 cartes postales : « Cité de Carcassonne : Scène historique du Moyen Âge ». Édition et cliché V. C. [juin 1908] Cité de Carcassonne – Galeries extérieures au château – Scène historique du Moyen Âge.

Cité de Carcassonne – Le Jardin du près-haut – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne – La Porte Narbonnaise – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne – La Porte Narbonnaise – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne – Le Cloître Saint-Nazaire – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne – Galeries extérieures du Château – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne – Le Château – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne – Les Avant-Portes de l’Aude – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne – Intérieur des remparts – Scène historique du Moyen Âge. Cité de Carcassonne Galerie de la Tour de la Justice – Scène historique du Moyen Âge. C. Série de 36 cartes postales54 : « L’amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne » (n° 1 à 7)55 [mars 1908] « La croisade à la Cité de Carcassonne » (n° 8 à 12) [mars 1908]56 « La Cité de Carcassonne au Moyen Âge » (n° 13 à 22) [mai 1908] « La Cité de Carcassonne au XVe siècle » (n° 23 à 31) [septembre 1908] « La Cité de Carcassonne au XVIe siècle » (n° 32 à 36) [septembre 1908] Cartes 1 à 12 : Photo Michel Jordy, Cité de Carcassonne Cartes 13 à 36 : Éditions Palau Frères, à Carcassonne – Photo Michel Jordy 1. L’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne - La Déclaration. 2. L’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne - Premier Baiser. 3. L’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne – Flirt. 4. L’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne – Demande en mariage – Le Refus – Il n’y a pas d’argent !… 5. L’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne – La Sorcière arrange tout. 6. L’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne – Le Cortège nuptial. 7. L’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne – La sortie de l’église. 8. La Croisade à la Cité de Carcassonne – Préparatifs de départ. 9. La Croisade à la Cité de Carcassonne – Les Adieux.57 10. La Croisade à la Cité de Carcassonne – Le Serment « Dieu le veut !… » 11. La Croisade à la Cité de Carcassonne – Le Départ. 12. La Croisade à la Cité de Carcassonne – Le Champ de bataille. 13. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Le Départ pour la chasse. 14. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Joyeuse compagnie. 15. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Folles chansons. 16. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Remontrances. 17. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Insistance. 18. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Le meurtre du moine. 19. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Le remords. 20. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Suggestion.

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21. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Vision. 22. La Cité de Carcassonne au Moyen Âge – Le Seigneur s’amuse ! Les fantômes. 23. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur. Rien ne le distrait… 24. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur… ni le chant du Troubadour ! 25. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur… ni la danse de l’Almée ! 26. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur… Où se trouve donc le bonheur. 27. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur. On demande un homme heureux ! 28. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur… Cherchons-le ! 29. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur. Est- il à l’Estaminet ? 30. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur. Sur la piste… 31. La Cité de Carcassonne au XVe siècle – Ennui de Prince – Recherche du Bonheur. Le voilà… l’homme heureux ! 32. La Cité de Carcassonne au XVIe siècle – Épisode des Guerres Religieuses - L’Alerte. 33. La Cité de Carcassonne au XVIe siècle – Épisode des Guerres Religieuses – Le Rassemblement. 34. La Cité de Carcassonne au XVIe siècle – Épisode des Guerres Religieuses – Le Duel. 35. La Cité de Carcassonne au XVIe siècle – Épisode des Guerres Religieuses – Après l’émeute. 36. La Cité de Carcassonne au XVIe siècle – Épisode des Guerres Religieuses – La mort du chef. Remerciements à Corinne Faugeron et à Mélanie Herick (Musée Gaumont).

NOTES

1. Surnom donné aux comédiens chez Gaumont. 2. L’intérêt général de l’Aude, 15 février 1908. 3. L’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1818-1879) est lié à l’histoire de la Cité : en 1834, il se voit confier l’expertise de l’ancienne cathédrale Saint-Nazaire ; de 1846 à sa mort, il analyse puis restaure les fortifications. 4. Cf. la liste détaillée en Annexe 3. 5. Article paru dans Ciné-Journal, 21 octobre-26 novembre 1911. Repris dans Marcel Lapierre, Anthologie du cinéma, Paris, La Nouvelle édition, 1946, pp. 82-98. 6. Dans le coffret dvd le Cinéma premier 1897-1913, vol. 1, édition Gaumont vidéo, 2008, le film s’intitule la Naissance, la vie et la mort du Christ. Sept des vingt-cinq tableaux du film sont vraisemblablement tournés dans la forêt de Fontainebleau : la Samaritaine, le Jardin des oliviers, la Veillée, la Trahison de Judas, Montée au Golgotha, la Mise au tombeau, la Résurrection. 7. Renée Carl, Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française, CRH 024, réunion du 15 décembre 1945, coll. archives BiFi-Cinémathèque française.

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8. Bernard Bastide, Étienne Arnaud (1878-1955), une biographie, DEA Paris III-Sorbonne nouvelle, sous la direction de Michel Marie, 2000-2001, p. 23. 9. Henri Fescourt, La Foi et les montagnes ou le 7e art au passé, Paul Montel, 1959, p. 78. 10. Ibid. 11. Carte postale d’Étienne Arnaud à sa mère, 5 février 1908, coll. particulière. 12. Le Courrier de l’Aude, 7 février 1908 ; Le Réveil de l’Aude, 8 février 1908. 13. L’Intérêt général de l’Aude, 15 février 1908. 14. La Dépêche du Midi, 16 février 1908. 15. Gustave Babin, « les Coulisses du Cinématographe », 2e partie, l’Illustration, 4 avril 1908, p. 28. 16. Information provenant de la Commission de Recherche historique de la Cinémathèque française, séance du 29 janvier 1944, archives BiFi-Cinémathèque française. 17. Cf. leurs témoignages dans l’Annexe 2. 18. Renée Carl, « Vedette du cinéma d’avant-guerre, Renée Carl conte quelques souvenirs », Pour Vous, n° 500, 15 juin 1938. 19. En 1914, Georges Guérin, opérateur de Feuillade, emporte 40 000 mètres de pellicule en Espagne pour un tournage de quatre films (cf. Commission de Recherches Historiques de la Cinémathèque française, séance n° 69 du 24 novembre 1951, archives BiFi-Cinémathèque française) ; le métrage est sans doute plus modeste à Carcassonne, au regard du métrage final des trois films (683 mètres). 20. Cf. à ce sujet le témoignage de Musidora : « Il fallait quelquefois qu’un accessoiriste tourne aussi, si on avait besoin de quelque secours », Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française, séance du 29 janvier 1944, archives BiFi-Cinémathèque française. 21. Cf. Musidora : « Il commençait à travailler par exemple le soir, vers six heures, et le scénario était lu le lendemain matin », ibid. 22. Contrairement à ce qu’indique François de la Bretèque dans son article « Des traces d’un Feuillade écrivain de film : les « scénarios conservés à la Bibliothèque nationale », dans Jacques Champreux, Alain Carou (dir.), Louis Feuillade, 1895 hors série, 2000, pp. 31-37, il n’existe pas de scénario déposé sous le titre le Serment de fiançailles ; le scénario déposé s’intitule les Fiancés de Teruel. 23. François de la Bretèque, ibid. 24. Henri Fescourt, op. cit., pp. 77-78. 25. Un hébergement d’un coût modeste. Cf. Étienne Arnaud, Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française, 29 janvier 1944 : « On avait des hôtels à 4 francs ! Vous vous souvenez, à Concarneau : 6 francs - y compris le déjeuner de midi ». Il est fort probable que cet hébergement ait été pris en charge par le Syndicat d’initiative de l’Aude dans le cas du tournage à Carcassonne. 26. Bernard Bastide, Étienne Arnaud (1878-1955), une biographie, op. cit., p. 53. 27. Ce tournage a sans doute permis de justifier, auprès de Léon Gaumont, les frais de déplacement occasionnés par la présentation des trois premiers films tournés à Carcassonne. 28. « Leurs confidences : Christiane Mendelys », Fantasio, n° 88, 15 mars 1910, p. 566. Cf. Annexe 3. 29. Renée Carl, le Dieu cinéma (mémoires inédites), cf. Annexe 3. La Dépêche du Midi relata l’événement dans son édition datée du 16 février. 30. Étienne Arnaud, Boisyvon, Le Cinéma pour tous, Paris, Garnier Frères, 1922, p. 90. 31. Carcassonne, qui possédait déjà un théâtre municipal, décide, cette même année 1908, de la création d’une salle de spectacles en plein air. Le Théâtre de la Cité sera inauguré le 26 juillet 1908. 32. Témoignage anonyme cité par Clément Cartier et Marcel Oms, « Quand Louis Feuillade cinématographiait à la Cité de Carcassonne », les Cahiers de la Cinémathèque, n° 29, hiver 1979, pp. 173-176. C’est nous qui soulignons. Plus loin, la correspondante parle de « tableaux » à propos des films et de « scènes » à propos des photographies reproduites en cartes postales.

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33. « Aujourd’hui, dit-on, la troupe doit donner un grand tournoi avec palefroi, écus et lances des siècles héroïques », dans la Dépêche du Midi, 16 février 1908. À noter que ce tournoi n’est mentionné dans aucun scénario déposé et ne figure sur aucune carte postale ; on peut donc légitimement imaginer qu’il a été ajourné, pour des raisons que nous ignorons. 34. Cf. le détail en Annexe 5. 35. Notamment dans Au Pays Noir : les films Pathé en pochette : 1903-1905, La Mongolfiera, 2002 et Lo Schermo in tasca, Abramo, 1999 (livre et CDrom). Cf. aussi Luciano Michetti Ricci, « Cartoline dall’Italia », Immagine, nuova serie n° 5, estate 1987, pp. 25-29. 36. Cf. des reproductions de ces cartes dans Pathé, premier empire du cinéma, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1994, pp. 59-60. 37. Ce numéro est le même pour plusieurs cartes postales d’un même film, mais différent du numéro porté par le film dans le catalogue Pathé. 38. Matilde Tortora, Au Pays Noir : les films Pathé en pochette : 1903-1905, op. cit., p. 26. 39. Cf. Guy Olivo, « La production Gaumont éditée au début du siècle en cartes postales », 1895, n° 2, avril 1987, pp. 15-18. 40. Cf. Jean-Louis Capitaine, les Premières feuilles de la Marguerite : affiches Gaumont 1905-1914, Gallimard, 1994, pp. 66-87 et les Premières feuilles de la Marguerite : affiches Gaumont 1905-1908, éditions Gaumont, 2008. 41. Il s’agit des cartes l’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne – Flirt ; l’Amour au Moyen Âge à la Cité de Carcassonne – Demande en mariage ; Cité de Carcassonne Intérieur des remparts - Scène historique du Moyen Âge. Le dessin de la marguerite avec le nom Elgé au centre a été déposé au Greffe du tribunal de Commerce de Paris le 16 mars 1903 et utilisé jusqu’en 1908 (informations aimablement communiquées par Corine Faugeron, Musée Gaumont). 42. La classification A, B et C a été forgée par l’auteur afin de permettre une plus grande lisibilité. 43. Le film est sorti en salles le 13 avril 1908 sous le titre le Retour du croisé, longueur 176 mètres, n° 1892 du catalogue Gaumont. 44. Le film est sorti en salles le 20 avril 1908 sous le titre la Guitare enchantée, longueur 185 mètres, n° 1890 du catalogue Gaumont. 45. Le film est sorti en salles en mai 1908 sous le titre Serments de fiançailles, longueur 322 mètres, n° 1904 du catalogue Gaumont. 46. Le film est sorti en salles le 29 juin 1908 sous le titre le Remords, longueur 125 mètres, n° 1967 du catalogue Gaumont. 47. Renée Carl, le Dieu Cinéma (mémoires inédits), pp. 34-35, coll. Musée Gaumont, Neuilly-sur- Seine. 48. Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française 042 : Interview de M. Dorval. 49. « Leurs confidences : Christine Mendelys », Fantasio, n° 88, 15 mars 1910, p. 566. 50. Georges Wague dans A. E., « Mimique et cinéma », l’Intransigeant, 8 janvier 1933. 51. Les articles suivants ne permettent pas d’affirmer que cette tournée, installée depuis quelque temps à Carcassonne, a pu effectivement présenter à ses spectateurs les films de Feuillade. La Maison Gaumont ayant à maintes reprises assuré le Syndicat d’initiative de la primeur de ces films, il est peu probable que l’exploitant de High Life ait pu en obtenir la location à cette date (informations aimablement communiquées par Isabelle Debien). 52. L’ordre chronologique que nous proposons ne repose pas sur des informations d’éditeur (les cartes ne sont pas datées), mais sur les cachets d’affranchissement figurant sur les cartes ayant circulé. 53. Cette série a la particularité de ne comporter aucune indication au recto. Les cartes portent au verso : un numéro de série, un titre de série et un titre propre. Plusieurs informations laissent penser que cette série a été éditée très vite après le tournage (certaines cartes portent le cachet du 25 février 1908) avec un tirage limité, ce qui expliquerait sa rareté. Les cartes de cette série

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ont été rééditées dans les séries la Cité de Carcassonne au Moyen Âge et la Cité de Carcassonne au XVe siècle. 54. Bien que la série comporte cinq titres successifs, la numérotation continue nous a incité à la considérer comme formant un ensemble constitué. Le texte d’une correspondance abonde en ce sens : « Tout en me rappelant à votre bon souvenir, je me fais un plaisir de vous envoyer une série de scènes du Moyen Âge reproduite à la cité qui se compose de 36 cartes » (carte de Paul à Marius Durmet, Albi, septembre 1908). 55. Nous avons retrouvé, dans la correspondance d’Étienne Arnaud à sa famille, quatre cartes postales (n° 1, 2, 4, 6) de cette série rehaussées de couleurs ; on peut donc imaginer qu’à côté de la série industrielle fut fabriquée, en tirage limité, une série coloriée à l’aide de pinceaux. 56. Cette série comporte aussi des versions coloriées pour les n° 10, 11 et 12. 57. À noter que deux clichés différents ont été utilisés pour la même carte, avec la même légende (l’un est identique au cliché n° 8).

RÉSUMÉS

En 1908, répondant à l’invitation du Syndicat d’initiative local, Louis Feuillade, réalisateur et chef des services du Théâtre et de la prise de vues à la Société des Établissements Gaumont, réalise quatre bandes d’inspiration moyenâgeuse dans les décors naturels de la Cité de Carcassonne (Aude) : le Retour du croisé, la Guitare enchantée, Serment de fiançailles et le Remords. Au-delà de l’évocation de la genèse de ces œuvres disparues, grâce à des sources premières, l’auteur questionne deux points particuliers qui annoncent deux mutations importantes dans la fabrication et la médiatisation des productions cinématographiques. Tout d’abord l’évolution des techniques et des métiers du cinéma induits par le développement des tournages en décors naturels en province, dans les années 1906-1910. Ensuite, les stratégies de communication qui commencent alors à se mettre en place autour du cinéma. Le cas de Carcassonne en offre deux, différentes et complémentaires : l’usage de la carte postale comme premier support visuel destiné à promouvoir les nouveautés cinématographiques ; l’utilisation, par les collectivités territoriales, du cinéma comme outil de valorisation de leur patrimoine.

In 1908, responding to an invitation from the local tourist board, Louis Feuillade, filmmaker and head of theatre services and filming at the Société des Établissements Gaumont, made four medieval-inspired films in natural settings in the city of Carcassonne (Aude): le Retour du croisé, la Guitare enchantée, Serment de fiançailles and le Remords. Having outlined the genesis of these lost works, via primary sources, the author discusses two particular points that announce major changes in the way that films were going to be made and mediated. Firstly, the evolution of techniques and personnel caused by the development of filming in natural settings in the provinces, between 1906 and 1910. Secondly, the communication strategies that were beginning to be established around cinema. The case of Carcassone provides two complementary examples : the use of the postcard as the prime visual form of advertising for new films ; the use of cinema as a means of promoting cultural heritage by local government authorities.

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AUTEUR

BERNARD BASTIDE Docteur en études cinématographiques et audiovisuelles de l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, ATER en histoire du cinéma à l’Université de Marne-la-Vallée et membre du conseil d’administration de l’AFRHC. Auteur de travaux consacrés à des cinéastes du muet (Étienne Arnaud, Jacques de Baroncelli, Léonce Perret), il a collaboré à plusieurs ouvrages consacrés à Agnès Varda. Il a publié trois volumes d’écrits de Louis Feuillade (Chroniques taurines 1899-1907, Mémoires d’un toréador français, Je songe à d’étranges cités !...), participé au numéro hors série « Louis Feuillade » de 1895 (octobre 2000) et à l’édition de sa correspondance, Louis Feuillade, retour aux sources (AFRHC, 2007). Who holds a doctorate in film and media studies from the University of Paris 3-Sorbonne Nouvelle, is a teaching and research assistant in film history at the University of Marne-la-Vallée and a member of the executive board of the AFRHC. The author of works on silent filmmakers such as Étienne Arnaud, Jacques de Baroncelli, and Léonce Perret, he has also contributed to several books about Agnès Varda. He has published three volumes of writing by Louis Feuillade (Chroniques taurines 1899-1907, Mémoires d’un toréador français, Je songe à d’étranges cités !...), and contributed to the « Louis Feuillade » special isuue of 1895 (October 2000) and the publication of Feuillade’s correspondence, Louis Feuillade, retour aux sources (AFRHC, 2007).

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Archives Document

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Leni Riefenstahl dans le Journal de Joseph Goebbels (1929-1944)

François Albera Traduction : Clara Bloch

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction de l’allemand par Clara Bloch

1 Dans le numéro d’octobre 2007 du Historical Journal of Film, Radio and Television, David Holbrook Culbert, professeur au département d’histoire de l’Université d’État de Louisiane, à Baton Rouge, revient sur les références que fait Joseph Goebbels à Leni Riefenstahl dans son Journal entre 1929 et 1944 1. Culbert avait déjà consacré deux articles à la question en 1993 et 1995 dans la même revue2, il avait réalisé une interview de la cinéaste en 1979 dans le cadre du Centre pour l’Histoire orale T. Harry Williams de son université3 et publié plusieurs autres articles4.

2 Ce qui l’a amené à revenir sur le sujet, c’est la nouvelle édition en 14 volumes du Tagebücher von Joseph Goebbels – qui en a connu plusieurs, toutes lacunaires et fautives jusqu’alors –, conduite par l’Institut für Zeitgeschichte (Institut d’histoire contemporaine) à Munich sous la direction d’Elke Fröhlich et publiée par Klaus Saur entre 1998 et 2006. La période de 1934-1935 – qui intéresse particulièrement les historiens en raison des événements évoqués – notamment l’assassinat de Röhm et des siens lors de la « Nuit des longs couteaux » et le Congrès du Parti nazi à Nuremberg – apparaît dans cette nouvelle édition et, par contrecoup, « l’entrée » de Leni Riefenstahl dans le cercle des dirigeants nazis.

3 On sait que Riefenstahl, dès l’après-guerre, a argué de son « extériorité » d’avec le régime nazi en s’appuyant essentiellement sur sa non-appartenance au parti national- socialiste5 et surtout sur l’hostilité que lui aurait portée continûment Goebbels, ministre de la Propagande. Celui-ci n’aurait eu de cesse d’entraver son travail – qu’elle a toujours qualifié de purement « artistique ».

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4 Cet argumentaire avait déjà été fortement ébranlé par le travail de Glenn B. Infield sur les rapports de la cinéaste avec le IIIe Reich qui se fondait en partie sur l’exploitation d’archives allemandes (notamment du ministère de la Propagande)6. Mais à cette époque le Journal de Goebbels n’était que très partiellement édité – toute une partie, aujourd’hui accessible, se trouvait alors à Moscou – et l’auteur accréditait encore la thèse de l’hostilité du ministre à l’endroit de la réalisatrice.

5 La bibliographie concernant Leni Riefenstahl est énorme et cela dès les années 1920-1930. L’actrice puis la cinéaste était une « star » et, en plein nazisme, on ne compte pas les articles la concernant qui spéculent sur ses relations amoureuses avec Hitler. On en fait même l’inspiratrice de celui-ci… Elle-même n’a pas été chiche en interviews, déclarations de toutes sortes et publications. Si elle a renié son livre Inter den kulissen der Reichsparteitag-films [Zentralverlag der NSDAP, München, 1935] (Dans les coulisses du film sur le Jour du Parti) édité par l’Imprimerie centrale du Parti national socialiste et préfacé par Hitler – qu’en avril 1935, pourtant, elle dédicaçait à Martin Bormann et dont elle fait état comme sien dans une lettre à Mussolini… –, ses Mémoires (1987) et ses interviews filmées ont tenté de baliser le terrain selon ses propres vues, c’est-à-dire de banaliser son implication dans l’appareil de propagande idéologique nazi. Mais alors qu’en Allemagne et aux États-Unis de nombreux travaux d’envergure ont paru à son sujet7 – sans compter des études particulières en revues –, en France, en dehors de la recherche de Jérôme Bimbenet centrée sur les rapports de Riefenstahl et de la France8, aucun travail d’ensemble n’a été conduit sur cette cinéaste depuis la traduction du livre d’Infield – jamais réédité par les éditions du Seuil9. La bibliographie française n’est pourtant pas mince elle non plus ! On peut le mesurer en consultant la recension internationale et française établie par un chercheur belge, Luc Deneulin10. Mais elle consiste avant tout en « points de vue », « opinions », anecdotes ou dithyrambes. On y cherche en vain des travaux d’investigations qui dépasseraient les redites et interrogeraient l’argumentaire de la cinéaste fondé sur quelques invariants : dimension artistique de son travail et non de propagande11, assimilation de sa situation à celle d’Eisenstein12 et enfin conflit avec Goebbels (on avait déjà évoqué tout cela dans 1895 n°40, à l’occasion du centenaire de la cinéaste13). Internet offre sans doute peu de sujets comparables, aux entrées aussi nombreuses, aussi richement illustrés, en particulier d’extraits de films ou de films entiers (Youtube offre Jour de liberté ! Notre Wehrmacht en intégralité). Mais la plupart de ces « sites » reprennent la version de la cinéaste. Certains des « liens » que propose le site de la Cinémathèque française participent allégrement de cette entreprise de « brouillage » historique, tandis que sur « documentaires.org » les lieux communs sont portés à un degré élevé d’exaltation…

6 Unique initiative à contre-courant, la traduction toute récente (mai 2008) de la biographie de Steven Bach, sous titrée en français : « une ambition allemande »14.

7 Or c’est pour réagir à cette biographie « où il ne retrouve pas l’être qu’il a connu » que, dans le dernier numéro de Cinéma 014, Kewin Brownlow – avec qui Paul Rotha avait polémiqué au sujet de la cinéaste en 1966 et qui introduisait en 1983 à une réédition de Schönheit im Olympischen Kampf (Deutscher Verlag, Berlin, 1937) sous le titre Olimpia à New York puis chez Taschen, ainsi qu’à l’édition d’Africa – évoque une rencontre qu’il avait organisée le 14 octobre 1970 entre la cinéaste et George Stevens (« l’homme qui a filmé l’ouverture des camps de la mort » – pour employer une formule figée et fallacieuse puisque – Delage nous l’apprend – ce n’est pas Stevens qui a tourné ce film mais Ray Kellog !15). Il y reprend à nouveau quelques-uns des arguments « classiques »

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de la « défense », tandis que Bernard Eisenschitz – qui accrédite la version riefenstahlienne de sa « persécution »16 – justifie la publication de ce témoignage pour sa valeur de document et s’appuie sur les Histoire(s) du cinéma de Godard (« le regard de Stevens ») et… le « travelling de Kapo »17.

8 Soucieux à notre tour mettre à la disposition des lecteurs un « document », nous avons demandé à David Culbert de pouvoir reprendre la recension qu’il a faite des références à Leni Riefenstahl dans le Journal de Goebbels, ce qu’il a volontiers accepté, mettant en outre généreusement à notre disposition la version allemande des textes – qu’il a publiés en anglais.

9 Nous sommes donc repartis de la langue originale en tâchant au maximum de respecter l’idiolecte du diariste qui est assez brutal : nombreuses abréviations, phrases sans verbe, raccourcis, allusions et une assez constante vulgarité d’expression.

10 Il était par ailleurs nécessaire d’apporter quelques renseignements supplémentaires ou de compléter certains passages pour expliciter certains noms de personnes, lieux, titres de films, etc. évoqués par l’auteur. On trouvera entre crochets les ajouts de mots ou explicitations de mots (titres de films notamment) et en notes les renseignements supplémentaires. Une partie de ces éclaircissements proviennent de l’édition allemande et des apports de David Culbert.

11 Il va de soi que ce « document » ne dit pas la vérité, mais comme l’écrit justement Culbert dans son introduction, les « souvenirs » de Riefenstahl écrit plus de 50 ans après les faits en sont plus éloignés encore. Comme il est de règle en matière historique la confrontation des sources et la suspicion à l’endroit des témoignages personnels sont évidemment requis ici comme ailleurs.

12 NB. Dans le texte ci-dessous, le patronyme de Leni Riefenstahl est noté : Riefenstahl, Riefenst., Rief., Rie, Ri. avec ou sans le prénom, Leni, celui-ci apparaissant également seul à l’occasion. On ne l’a pas complété à chaque occurrence.

13 Partie I, Vol. 1/III 1929 Munich, Saur, 2005

14 [sans référence de page] 1er décembre 1929. Le soir je vois avec Erika le film Piz Palu [Die Weiße Hölle von Piz Palü – l’Enfer blanc de Piz Palu, d’Arnold Fanck et Georg-Wilhelm Pabst]. Un film de montagne et de neige qui m’impressionne profondément. Joue là- dedans la ravissante Leni Riefenstahl. Une merveilleuse enfant, pleine de grâce et de charme !

15 Partie I, Vol. 2/III Octobre 1932-Mars 1934 Munich, Saur, 2005

16 [p. 50] 3 novembre 1932. [Hôtel] Kaiserhof [résidence de Hitler à Berlin]. Comme je pars, arrive aussi Leni Riefenstahl pour aller au chef [Hitler]. Très sympathique… Kaiserhof. Magda [épouse de Goebbels] vient aussi. Je fais connaissance avec la Riefenstahl. Il [sic], très sympathique, intelligent et agréable personne. Nous conversons longtemps. Elle est très enthousiaste pour nous.

17 [p. 52] 5 novembre 1932. Le soir tard Leni Riefenst. Chez nous. Elle discute jusqu’à 4 heures du matin. Une chose intelligente et amusante. Elle donne l’impression d’être très sympathique. Madga aussi l’apprécie.

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18 [p. 53] 7 novembre 1932. Le soir les invités arrivent. Toute la maison pleine. Madame v[on] D. et Erika, Auwi[officier SS], v[on] Arnin, et Madame L. Riefenstahl, Helldorff et Schaeffer.

19 [p. 61] 17 novembre 1932. À la maison Bronnon et Leni Riefenstahl. Film Madame Docteur discuté. Formidable sujet. Mais encore beaucoup de problèmes18. L. R. ne fait pas bonne impression. Elle se plaint terriblement de [Luis] Trenker. Mauvais signe !

20 [p. 65] 22 novembre 1932. Le soir Hitler chez nous. Leni Riefensthal aussi. C’est très agréable. Leni R. danse. Bonne et efficace. Une souple gazelle.

21 [p. 75] 6 décembre 1932. À la maison très grande société. 40 personnes… La Riefenstahl flirte avec Goering… La Slezak tend son Hitler. Ça dure jusqu’à quatre heures du matin.

22 [p. 77] 8 décembre 1932. Dans la soirée chez Leni Riefenstahl. Avec Magda, Hitler, Brückner, Hanf[staengl]. Musique, discours. Tout très agréable. Jusqu’à 3 heures du matin.

23 [p. 80] 11 décembre 1932. Chez Goering au palais. Nombreuse société. Balbo, l’Italien. Ministre de l’Aviation là… Leni Riefenst. Aussi là. Très agréable. Et Madame Sonnemann. Extraordinairement sympathique. Magda et L. Riefenst. badinent avec Balbo… Ça dure jusqu’à 5 heures du matin.

24 [p. 85] 17 décembre 1932. À la maison. Hitler là. Auwi. Plus tard L. Riefenstahl. Hitler raconte. Comme toujours, très agréable.

25 [p. 165] 9 avril 1933. Luis Trenker. Mieux que je ne pensais. Leni Riefenstahl l’a plutôt déprécié. Parce qu’elle l’a aimé autrefois. Mais il a des idées et de l’instinct. Le reste m’intéresse moins.

26 [p. 188] 17 mai 1933. Après-m[idi]. Leni Riefenstahl. Elle raconte ses projets. Je lui suggère un film sur Hitler. Cela l’enthousiasme. Le soir avec Magda et L. Riefenstahl à Butterfly. A été bien chanté et joué. Après nous discutons au Traube [Hôtel-restaurant réputé situé Reinhardstraße, non loin du Deutsche Theater].

27 [p. 193] 26 mai 1933. Hier : merveilleuse excursion à Heiligendamm [sur la Baltique. Maison de vacances de Goebbels]. Notre pique-nique raté. Mer magnifique ! Chef [Hitler] avec. Leni Riefenstahl aussi. Merveilleux voyage de retour. En route on a quand même encore pique-niqué.

28 [p. 205] 12 juin 1933. À Schaumburg [-Lippe, prince Friedrich Christian zu, adjudant attaché à Goebbels] avec Mme Riefenstahl discuter de nouveaux films. Elle est la seule parmi les stars qui nous comprenne.

29 [p. 206] 14 juin 1933. La Riefenstahl a parlé avec Hitler. Elle commence donc son film.

30 [p. 208] 16 juin 1933. Travail à la maison. Traversé la soirée avec Hitler. Plus tard je suis chez lui. Philipp von Hessen et L. Riefenstahl. Très agréable. Au lit tard. 4 heures de sommeil.

31 [p. 211] 20 juin 1933. Discuté à fond avec Riefenstahl de son film.

32 [p. 221] 4 juillet 1933. Puis à la maison. H[au]ptm[ann] [Capitaine] Rettelsky [policier] et L. Riefenstahl.

33 [p. 224] 9 juillet 1933. Excursion à Seckendorf. Fabuleux été ! Là scènes filmées de « Blut und Scholle » [Du sollst nicht begehren, Richard Schneider-Edenkoben, 1933]. Riefenstahl avec. Tard à Berlin.

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34 [p. 227] 14 juillet 1933. Chez Hitler pour midi…. Chez Hitler vu le film de [Hans] Albers. Merdique. Riefenstahl, Gerda Maurus et Mari[anne] Winckelstern. Trois belles femmes. Surtout la Winckelstern. Hitler raconte.

35 [p. 230] 18 juillet 1933. Dans la soirée à la maison. Punch. Visite : G. Maurus, L. Riefenstahl, Auwi, H[au]ptm[ann] [Capitaine] Weiss et Kampmann. La visite jusqu’à 3 heures du matin.

36 [p. 230] 19 juillet 1933. Soir Correll, Koehn, et Riefenstahl. Film Mme Docteur. J’aide autant que je peux.

37 [p. 246] 14 août 1933. À la maison. Discussion avec L. Riefenstahl. Questions de cinéma.

38 [p. 247] 16 août 1933. Détente. Passé le temps avec les femmes. Leni Riefenstahl arrive. Spécialement de Berlin.

39 [p. 248] 17 août 1933. Sinon travailler. Livre sera magnifique. Leni Rief. retour à nouveau.

40 [p. 254] 27 août 1933. Avec le Führer à l’exposition de la Radio. Avec lui à midi. Leni Riefenst. aussi là. Elle tourne notre film sur la Journée du Parti [5e Congrès]. Se réjouit beaucoup.

41 [p. 261] 5 septembre 1933. Film SOS Eisberg [SOS Iceberg, Arnold Fanck]19. Prises de vues de la nature grandioses. Action très pâle. Leni Riefenstahl fait une impression fortement conventionnelle. Ça ne lui a pas réussi.

42 [p. 265] 11 septembre 1933. À Wannsee [lac de Berlin] avec L. Riefenst. Conseiller sur le film de Nuremberg. Elle est sur le chemin d’apporter quelque chose.

43 [p. 271] 19 septembre 1933. Chez Hitler. Riefenst. là. Se plaint de [Arnold] Raether [producteur exécutif sur Sieg des Glaubens]. Plus querelleuse. Raether libre et totalement innocent. Hitler contre le Conseil d’Etat…

44 [p. 273] 21 septembre 1933. Je rétablis la paix entre Leni Rie et Raether. Les gens de cinéma sont toujours en bagarre.

45 [p. 275] 23 septembre 1933. Je parle avec Leni Rief. Elle pleure parce qu’elle croit qu’elle est faussement traitée par le Parti. Je parle de ça avec elle.

46 [p. 287] 9 octobre 1933. Après-m[idi]. Pour un café avec la Riefenstahl et Cemnitzer [Kemnitzer]… [à Aida]. Après chez nous à la maison. Leni Ri. et Willi Fritsch. Parlé cinéma.

47 [p. 292] 16 octobre 1933. à 8 heures Berlin. À la maison agréable société. Leni Riefenstahl, Helldors, Fritsch et Ren[ate] Müller. Parlé de tout

48 [p. 325] 29 novembre 1933. Soir dîner pour Alfieri… Hitler arrive plus tard. Film Sieg des Glaubens [la Victoire de la foi]. Brillante symphonie SA. La Riefenstahl a bien œuvré. Elle est complètement épuisée par le travail. Hitler ému. Sera un succès gigantesque. Jusque tard dans la nuit. Alfieri invite Hitler à à Rome.

49 [p. 328] 2 décembre 1933 [Première du] Film Sieg des Glaubens. Il agit devant la masse un peu plus faiblement que dans un lieu intime. Malgré tout un coup retentissant. De brillantes festivités. Salle pleine. Tout [est] couvert. Sous l’explosion de joie sans fin cette symphonie des images s’achève. Chez Hitler. Grande société… Jusqu’à 3 heures du matin. Leni Riefenstahl est heureuse. Peut vraiment l’être. A fait un bon travail.

50 [p. 344] 25 décembre 1933. Après-m[idi] Fais des visites. Riefenstahl et d’autres.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 55 | 2008 113

51 Vol. 3/I avril 1934-février 1936 Munich, Saur, 2005

52 [p. 43] 4 mai 1934. Avec Leni Riefenstahl questions de cinéma, surtout le film sur le Jour du Parti [6e Congrès du Parti] [Triumph des Willens].

53 [p. 98] 26 août 1934. Samedi : tôt déjà sorti pour Berlin. Discuté du film sur le Jour du Parti avec L. Riefenstahl. Ça ne sera pas beaucoup. Elle est trop nerveuse. Fonctionnaires du ministère prêtant serment au Führer.

54 [pp. 101-102] 6 septembre 1934. [vols avec Hitler de l’Obersalzburg à Munich, puis à Nuremberg] Mercredi : au Congrès. Nous attendons le Führer. Grande cérémonie. Sommités du Parti, de l’État, entrée solennelle de la R[eichs]W[ehr]. Le Dankgebet [Actions de grâce]. Fanfares et mauvaises Ouvertures de Wagner.

55 [p. 103] 8 septembre 1934. Revue de l’O[rganisation du] P[arti]. Un tableau extraordinaire. Seulement des choses ne marchent pas. Mais après ça va quand même. [Robert] Ley bégaye. Bon gars. Führer parle brillamment. Quelle image devant les drapeaux !

56 [p. 103] 10 septembre 1934. Au stade de la J[eunessse] H[itlérienne]. Ces 60.000 garçons et filles. Un tableau magnifique, le plus beau de tout le Congrès. Le Führer parle bien. Tonnerre d’applaudissements. « Unsere Fahne flatter uns voran » [Notre drapeau flotte devant nous, Horst-Wessel-Lied, hymne du parti nazi]… Repas chez Führer. Avec tous ceux du Reich et les Gauleiters. Chef parle brièvement. Des erreurs et imperfections du Jour du Parti. Prochaine fois ce sera mieux.

57 [p. 104] 11 Septembre 1934. Esplanade Zeppelin. Manœuvres fantastiques de la R[eich] W[ehr]. Précises et accomplies. Grandes scènes de batailles… Pauvre idiot de [Ernst] Roehm, qui voulait détruire ça. Le Führer aussi est entièrement emporté.

58 [p. 121] 17 octobre 1934. Midi avec Hitler. Beaucoup de gens… Führer très enthousiaste de Hl. Johanna de Paula Wesselly qu’il a vu dimanche [Sainte Jeanne de G-B.Shaw, mis en scène par Heinz Hilpert]… Leni Riefenstahl raconte sur le film du Jour du Parti. Il sera bien.

59 [p. 140] 22 novembre 1934. Après-m[idi] chez Leni Riefenstahl merveilleuses prises de vues du film du Parti. La Leni peut en faire. Celle-là si c’était un homme !

60 [p. 206] 26 mars 1935. Ensuite Führer… Avec lui et Goering vu sa nouvelle pièce de travail. Beau et digne. Après-m[idi] film de Nuremberg. Un show grandiose. Sauf dans la dernière partie un peu longuet. Sinon superbe dans la représentation. Le chef-d’œuvre de Leni.

61 [p. 207] 28 mars 1935. Leni Riefenstahl me parle du film du Jour du Parti. Elle doit absolument [partir] en vacances.

62 [p. 209] 30 mars 1935. Le film du Jour du Parti à l’Ufa-Palast [-am-Zoo, Berlin]. Une Première réjouissante. Le plus grand succès de Leni. Mais le film a effectivement des lenteurs. Sinon grand show de notre Volonté. Naturellement critiques enthousiastes. Après ça encore longtemps chez le Führer. Importante société.

63 [p. 211] 3 avril 1935. Soir avec Magda Butterfly avec Teiko Kiwa. La japonaise joue de façon émouvante. Sa voix se pose parfois naïvement fausse. Mais quand même une grande impression. Leni Riefenstahl aussi avec nous. Ensuite club du théâtre. Une soirée agréable amusante.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 55 | 2008 114

64 [p. 222] 25 avril 1935. Mercredi : tôt à Berlin. Tout de suite au travail. Discussions avec Funk. Prix littéraire et du film. Riefenstahl et Moeller. Celui-ci magnifiques poésies visionnaires.

65 [p. 225] 3 mai 1935. Staatoper [Opéra] RKK. Mon discours fait une impression prodigieuse20. Prix [national] du film L. Riefenstahl, prix littéraire W. E. Moeller. Tous sont contents. Chancellerie du Reich. M’en suis sorti avec un œil bleu [situation sauvée].

66 [p. 254] 28 juin 1935. Chaleur tropicale. Leni Riefenstahl fait bon accueil au prix du film. Discuté en détail avec elle le plan du film des Olympiades. Chez le Führer midi.

67 [p. 277] 17 août 1935. Mlle Riefenstahl fait un compte rendu sur travaux préparatoires au film des Olympiades. Elle est un morceau d’intelligence !

68 [p. 278] 19 août 1935. [À Nuremberg ; visites des sites du Congrès du Parti]. Grandiose. Nous sommes tous enthousiastes, surtout du Luitpoldhain.

69 [p. 279] 21 août 1935. Un million et demi [de marks] accordés au film des Olympiades.

70 [p. 283] 27 août 1935. [Rapports à Hitler] Mais les films allemands à Venise [festival du film] de grand succès. Surtout le film du Jour du Parti [Triumph des Willens].

71 [p. 286] 2 septembre 1935. Passé en revue le train de l’exposition des Olympiades. Fait par notre ministère [de la Propagande]. Magnifique !

72 [p. 288] 6 septembre 1935. [Julius Streicher] dans la question juive… Mais son papier quelquefois n’est que pornographie21.

73 [p. 291] 11 septembre 1935. Encore jusqu’à trois heures du matin. Le Führer et Streicher. […]

74 [p. 294] 17 septembre 1935. La judéité est fortement frappée. Nous avons depuis beaucoup d’années enfin eu le courage de la prendre par les cornes.

75 [p. 294] 17 septembre 1935. [Nuremberg]. À la journée de la Wehrmacht. Spectaculaire parade avec tous les types d’armes. Tanks, artillerie lourde. Extraordinaire. Nous sommes à nouveau un pouvoir. Le Führer parle bien devant les soldats22.

76 [p. 305] 5 octobre 1935. Avec Leni Riefenstahl discuté à fond son film des Olympiades. Une femme qui sait ce qu’elle veut ! À la maison avec L. Riefenstahl. Affaires du film terminées. Encore beaucoup à travailler.

77 [p. 305] 9 octobre 1935. À la maison beaucoup de travail. Soir avec Riefenstahl et [Luise] Ullrich regardé des films. Longue discussion. Une mauvaise chose, Das Stahltier [l’Animal d’acier de Willy Zielke23]. Merveilleuses scènes dans Viktoria [de Carl Hoffmann]. Un film médical Ewige Mask [ le Masque de toujours, Werner Hochbaum, 193524]. Pourra pas être montré. Trop accablant.

78 [pp. 309-310] 13 octobre 1935. Samedi : travail de bureau. Après longue discussion avec le Führer… Interdictions des films doivent seulement être décidées ou annulées par moi. Contrat avec Leni Riefenstahl pour le film des Olympiades approuvé. En outre en tout mon sens cautionné, j’en suis très heureux.

79 [p. 324] 7 novembre 1935. Mlle Riefenstahl reçoit son contrat pour le film sur les Olympiades. Pour 1,5 million. Elle est très heureuse25.

80 Vol. 3/II. Mars 1936-février 1937 Munich, Saur, 2001

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 55 | 2008 115

81 [pp. 101-102] 9 juin 1936. Puis repas en l’honneur d[e Bernardo] Attolico d’Edda Mussolini-Ciano. Importante société… Leni Riefenstahl reçoit présentée solennellement la Coppa-Mussolini [pour Triumph des Willens].

82 [p. 144] 31 juillet 1936. Plus tard arrive encore Dino Alfieri, le ministre italien de la Propagande… Leni Riefenstahl fait de la gymnastique autour du bâtiment.

83 [p. 150] 6 août 1936. Après-m[idi]. Stade [olympique de Berlin]. Marche et saut. Nous ne rapportons pas beaucoup. Je contiens la Riefenstahl qui se comporte de façon indescriptible. Une femme hystérique. Justement [ce n’est] pas un homme !

84 [p. 170] 30 août 1936. [Vols de Berlin à Munich et à Venise] Soir dîner… Puis un film en plein-air. Jugend der Welt [Jeunesse des Jeux olympiques mondiaux d’hiver] de [Hans] Weidemann, bien réalisé. Kaiser von Kalifornien [l’Empereur de Californie] de Trenker, un succès tempétueux. Doit recevoir le premier prix… Juste pas dormi. Les moustiques empoisonnés piquent. Insupportable chaleur.

85 [p. 174] 4 septembre 1936. Grands prix à Venise. La Coupe Mussolini pour Kaiser von Kalifornien ; Coupe Luce pour Weidemann [Jugend der Welt]. Triomphe pour l’art cinématographique allemand.

86 9 septembre 1936. [au congrès du Parti à Nuremberg].

87 [p. 186] 18 septembre 1936. Ministère : Riefenstahl à Kalgen contre Weidemann. Mais elle est gravement hystérique. De nouveau un signe que les femmes ne peuvent pas maîtriser de telles missions.

88 [p. 225] 25 octobre 1936. Vérification sur le film des Olympiades ; la Riefenstahl a fait un travail terrible dans l’économie. Intervenir !

89 [p. 240] 6 novembre 1936. Mlle Riefenstahl est hystérique envers moi. Avec cette furie il est impossible de travailler. Elle veut pour son film un demi million en plus et en faire deux avec ça. Ça pue dans sa boutique comme jamais. Je suis froid jusqu’au cœur là. Elle pleure. C’est la dernière arme des femmes. Mais avec moi ça ne marche plus. Elle doit travailler et tenir sa place.

90 Vol. 4. Mars-novembre 1937. Munich, Saur, 2000

91 [p. 182] 16 juin 1937. La presse étrangère sort une méchante provocation contre Leni Riefenstahl et moi. Je publie un très tranchant démenti là-dessus26.

92 [p. 205] 1er juillet 1937. Avec Führer chez Leni Riefenstahl pour le déjeuner. Elle s’est construit une charmante maisonnette. Nous conversons longuement. Elle est si exaltée.

93 [p. 420] 24 novembre 1937. Soir avec Magda et Madame V. Arent chez Mlle Riefenstahl. Regardé en partie le film des Olympiades. Incroyablement bon. Superbement photographié et mis en scène. Un très grand résultat. Dans certains passages, profondément émouvant. La Leni peut déjà beaucoup. Je suis enthousiaste. Et Leni très heureuse.

94 [p. 424] 27 novembre 1937. Soir dîner chez le Führer pour la Hongrie. Je raconte au Führer le film des Olympiades de Riefenstahl. Il se réjouit beaucoup qu’il soit si réussi. Nous devons faire quelque chose pour offrir un petit présent honorifique à Leni. Elle l’a gagné. A renoncé si longtemps à la célébrité et la reconnaissance.

95 Vol. 5. Décembre 1937-Juillet 1938 Munich, Saur, 2000

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 55 | 2008 116

96 [p. 43] 9 décembre 1937. Et Leni Riefenstahl, Diehl et Heinz Rühmann nommés au Comité des Artistes de la Tobis.

97 [p. 224] 22 mars 1938. Avec Mlle Riefenstahl débattu le film des Olympiades. Elle est contente que le travail soit fini. Je l’envoie immédiatement à Hollywood pour étudier la technique de là-bas.

98 [p. 267] 22 avril 1938. Le film des Olympiades domine toute la presse. On entend un seul hymne de louange. Je transfère encore 100 000 marks à Leni Riefenstahl.

99 [p. 269] 23 avril 1938. Mlle Riefenstahl est très heureuses des 100 000 marks. Elle les a aussi gagnés.

100 [p. 270] 23 avril 1938. Soir avec le Führer à la Philharmonie. Furtwaengler dirige la Philharmonie de Vienne. Beau et gracieux. (…) Mais combien cet homme est un chef d’orchestre de génie, on sort de là comme saoul. Comme nous sommes donc riches nous les Allemands.

101 [p. 283] 2 mai 1938. Maison de l’Opéra allemand… Je parle. Avec un grand succès. Prix du film à Riefenstahl27.

102 [p. 373] 8 juillet 1938. Leni Riefenstahl me raconte les succès du film sur les Olympiades à l’étranger. Et des intrigues contre à Paris et Bruxelles. Mais le film s’établit partout avec son succès de bombe. C’est encourageant. Riefenstahl est une sacrée bonne femme.

103 [p. 374] 9 juillet 1938. Vol pour Dresde. Riefenstahl vole avec moi. Venu prendre Magda Dresde… et ensuite vol pour Munich.

104 Vol. 6. Août 1938-Juin 1939. Munich, Saur, 199828

105 [p. 155] 21 octobre 1938. Mlle Riefenstahl me raconte les grands succès du film des Olympiades dans les pays nordiques. Elle a vraiment fait quelque chose pour la reconnaissance de la chose allemande. Donc elle voyage avec le film en Amérique. Je lui donne pour ça encore quelques règles générales de conduite.

106 [p. 249] 5 février 1939. Soir Leni Riefenstahl me fait un rapport sur son voyage en Amérique. Elle me fait un compte rendu exhaustif, indiquant que tout n’est pas merveilleux. Il n’y a là rien à faire. Les Juifs règnent par la terreur et le boycott. Mais pour combien de temps encore ?29

107 [p. 387] 21 juin 1939. Le Führer me seconde… Il financera personnellement le film sur Penthesilée de L. Riefenstahl30. C’est juste. Je ne le peux pas avec mon fonds et je n’ai pas vraiment confiance dans le projet.

108 Vol. 7. Juillet 1939-mars 1940 Munich, Saur, 1998

109 [p. 371] 30 mars 1940. Leni Riefenstahl a des problèmes avec son nouveau film Tiefland31. Mais je ne vais pas m’ingérer trop fort dans cette affaire.

110 Vol. 8. avril 1940-novembre 1940 Munich, Saur, 1998

111 [p. 31] 2 avril 1940. Leni Riefenstahl me fait un rapport sur les travaux préparatoires de son film Tiefland. Son scénario est très bien fait.

112 [p. 34] 4 avril 1940. Leni Riefenstahl ne doit pas se rendre en Espagne. La Méditerranée est trop peu sûre.

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113 Vol. 9. Décembre 1940-Juillet 1940 Munich, Saur, 1998

114 [p. 37] 6 décembre 1940. Leni Riefenstahl me fait un rapport concernant son travail sur le film Tiefland, qui est très ambitieux et coûteux. Mais elle peut aussi me montrer quelques magnifiques scènes. Elle a déjà quelque chose, et quand c’est fait correctement, il en sortira quelque chose.

115 [p. 165] 1er mars 1941. Mlle Riefenstahl me cause des soucis avec son film Tiefland. Une personne hystérique, qui a chaque jour quelque chose de nouveau.

116 [p. 176] 8 mars 1941. [Dr Max] Winckler me fait un rapport. L’industrie du cinéma a de magnifique recettes. 60 millions. En un an. Nous établissons là-dessus de bonnes locations de films. Ça fait par an encore 30 millions. Avec ça je construis de nouvelles salles de cinéma à l’Est et à l’Ouest… Le nouveau film de Riefenstahl nous cause des soucis. Ça va engloutir une énorme somme d’argent.

117 Partie II, Vol. 6. Octobre 1942-décembre 1942. Munich, Saur, 1996

118 [p. 456] 16 décembre 1942. Leni Riefenstahl me fait un rapport sur son film Tiefland. Cela a créé une vraie cascade de complications. Jusqu’à présent pour ce film cinq millions ont déjà disparu et cela va durer encore un an avant qu’il soit fini. Mme Riefenstahl, sous le coup du travail et sous le coup de la responsabilité, est devenue très malade. Je lui conseille de manière pressante d’abord une fois de partir se reposer avant qu’elle cherche à poursuivre le travail. Je suis heureux de n’avoir rien à voir avec cette navrante situation, et par conséquent rien dont je puisse être tenu pour responsable.

119 Partie II, Vol. 12. Munich, Saur, 1995

120 [p. 205] 27 avril 1944. Si le Führer est opposé aux postes publics pour les femmes, il veut bien dans un cas ou dans un autre déroger à cette règle… Comme ça cela lui convient tout à fait dans cette affaire… Que Madame Riefenstahl qui est une réalisatrice de renom… pour exposer les choses carrément, il n’a rien contre ça…

NOTES

1. D. Culbert, « The New Goebbels Diary Entries (2006) and Leni Riefenstahl », Historical Journal of Film, Radio and Television, vol. 27, n°4, pp. 549-559. 2. « Leni Riefenstahl and the diaries of Joseph Goebbels », ibid., vol.13, n°1, 1993 et « Joseph Goebbels and his diaries », ibid., vol.15, n°1, 1995. 3. Trois heures d’entretien dont la transcription de 19 pages est disponible sur le site de LSU Librairies, Baton Rouge. 4. D. Culbert, Martin Loiperdinger, « Leni Riefenstahl, the USA and the Nazi Party Rally Films, Nuremberg 1933-34, Sieg des Glaubens and Triumph des Willens », ibid., n°1, 1988 et « Leni Riefenstahl’s Tag der Freiheit, the 1935 Nazi Party Rally Film » ibid., n° 1, 1992.

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5. Avant tout dans ses mémoires (Memoiren, Munich, Knaus, 1987 ; trad. franç. en 1997 aux éditions Grasset) mais parmi tant d’autres : « Leni Riefenstahl persiste : Je n’ai jamais été nazie » Historia n° 589, janvier 1996. 6. G. B. Infield, Leni Riefenstahl : the fallen film goddess, New York, Crowell, 1976. L’auteur établissait notamment que le financement des films de Riefenstahl n’avait rien d’indépendant comme elle le prétendait, que la société qui portait son nom était en fait abondée par le régime (y compris pour Olimpia). 7. Très récemment : Jürgen Trimborn, Riefenstahl, eine deutsche Karriere, Berlin, 2002 (trad. anglaise : Leni Riefenstahl : a life, New York, Faber & Faber, 2007) ; Steven Bach, Leni : the life and work of Leni Riefenstahl, New York, Knopf, 2007. 8. J. Bimbenet, Quand la cinéaste de Hitler fascinait la France. Leni Riefenstahl, Panazol, Lavauzelle, 2006. 9. G. B. Infield, Leni Riefenstahl et le IIIe Reich. Cinéma et idéologie 1930-1946, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1978. 10. Consultable sur le site : users.skynet.be/deneulin/LRBIBFR.html. 11. Cf. Jean-Michel Frodon : « Leni Riefenstahl, propagandiste malgré elle », le Monde, 14 novembre 1997. 12. Voir Oksana Bulgakowa, « “Riefenstein” : Demontage eines Klischees » dans Leni Riefenstahl, Filmmuseum Postdam, Berlin, Henschel, 1999, pp. 132-143. 13. Le « culte » et la « réhabilitation » de Riefenstahl hors d’Allemagne prennent un tour particulier au début des années 1960, auxquels réagit Ulrich Gregor (« Müssen wir “Leni” rehabilitieren ? Ein neuer Riefenstahl-Kult im Ausland. “Echte Kunst” oder effektvolle Propaganda ? », Filmreport, 12 avril 1965). En France se détache l’interview de M. Delahaye dans les Cahiers du Cinéma, (« Leni et le loup », n° 176, septembre 1965) et aux États-Unis Film Culture avec le numéro du printemps 1973 (n° 56-57) dont elle fait la couverture. 14. Steven Bach, Leni Riefenstahl une ambition allemande. Biographie, Arles, Jacqueline Chambon- Actes Sud, 2008, 543 p. Ouvrage bien documenté quoique l’origine des informations (beaucoup à partir d’entretiens menés par Peggy Wallace avant 1975 et une large compilation d’ouvrages généraux sur la période comme sur Riefenstahl) ne soit pas toujours clairement indiquée. C’est avant tout le régime narratif qui peut agacer (reconstitution). Mais Bach a utilisé le Journal de Goebbels et ses citations recoupent le document ci-dessous. 15. « Le premier film projeté en audience [au procès de Nuremberg] le 29 novembre 1945, sous le titre les Camps de concentration nazis (PS-2430), fut réalisé sous la direction du lieutenant de marine Ray Kellogg, adjoint de John Ford à la direction de la FPB/OSS. Le Colonel George Stevens, alors en service au corps des transmissions des Forces expéditionnaires alliées, attaché au Grand Quartier général, souvent cité comme étant le réalisateur du film, n’y a apposé son affidavit qu’en sa qualité de responsable, entre le 1er mars et le 8 mai 1945, des images tournées dans les camps de concentration nazis et les camps de prisonniers libérés par les Alliés. » (C. Delage, la Vérité par l’image, Paris, Denoël, 2006, p. 129). 16. Propos étayé sur une citation du Journal de Goebbels, l’exclamation : « Eben kein Mann ! » [Justement pas un homme ! ] (6 août 1936). Or, on le verra ci-dessous, cette notation évidemment « machiste » doit être reliée à une autre : « Die wenn ein Mann waere ! » [Celle-là si c’était un homme !] (22 novembre 1934). Toute une part des rapports de Goebbels (et des autres, y compris sans doute le « Chef ») avec Riefenstahl tient dans ce paradoxe d’une femme qui les « bluffe » par son brio, qui est « la seule qui nous comprenne », etc., et qui dès lors bouscule leurs convictions viriloïdes. Isoler un des mouvements du balancier n’est certainement pas pertinent. 17. Parmi quelques « perles » tirées de ce dialogue parfois paradoxal (Stevens remerciant en quelque sorte Riefenstahl de lui avoir fait mesurer le danger nazi tant son film sur le Congrès du Parti était réussi) relevons l’inévitable chassé-croisé sur « art-et-propagande » qui forme 90% de la littérature consacrée à la cinéaste et ne « tient » qu’à la condition de contourner l’analyse de

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Benjamin que Susan Sontag a développée sur le cas précis de Riefenstahl, celle de « l’esthétique fasciste ». Stevens sacrifie au rapprochement Riefenstahl-Eisenstein sur un mode quelque peu dérisoire : « Pour moi tout film est de la propagande. La scène avec la mère et le bébé : le public voit ça et il comprend que la mère doit protéger le bébé, en un sens c’est de la propagande pour le courage de la mère ». Riefenstahl dénie, elle, tout caractère de propagande au Triomphe de la volonté puisqu’elle montrait ce qu’elle voyait, simplement, et elle a ces mots : « Et après la guerre, je suis devant un tribunal, un tribunal juif. »… 18. Il s’agit en fait de Mademoiselle Docteur, projet de l’Ufa que devait réaliser Frank Wysbar sur un scénario de Gerhard Menzel et dont Leni Riefenstahl devait incarner le personnage principal, une espionne travaillant pour l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale. Selon certaines sources, la Wehrmacht s’opposait à ce type de film. C’est G-W. Pabst qui réalisera ce sujet en France en 1937. 19. Avec Leni Riefenstahl. Une version américaine a été tournée, supervisée par Tay Garnett. 20. Voir J. Goebbels, « Rede zur Verleihung des Nationales Filmpreises an Leni Riefenstahl », Völkischer Beobachter, 2 mai 1935. 21. Riefenstahl avait sollicité Streicher pour évincer «le juif Béla Balàcs [sic] » de toute prétention à se faire payer son travail sur le scénario de Der Blaue Licht. Il disparaîtra de ce fait du générique dans la réédition du film en 1938. 22. Riefenstahl tourne un film, Tag der Freiheit ! Unsere Wehrmacht (Jour de liberté ! Notre Wehrmacht) autour de cet événement et utilise largement les scènes d’exercices afin de satisfaire l’armée qui se trouvait insuffisamment exaltée dans Triumph des Willens et s’en était plainte auprès de Hitler. Le tournage eut lieu entre le 10 et le 16 septembre. 23. W. Zielke, opérateur de renom et réalisateur de ce film consacré aux chemins de fer allemands, collabore au film sur la Wehrmacht et à celui des Olympiades ; il est l’auteur du prologue et de nombreuses photos qu’on retrouve dans l’album Schönheit im Olympischen Kampf réédité après la guerre sous le nom d’Olimpia et signé de la seule Riefenstahl. 24. Film autrichien et suisse tourné à Vienne par le réalisateur Hochbaum, exilé politique. Le film aborde un cas de schizophrénie « d’après les théories du Juif Freud ». 25. Le contrat est daté du 15 octobre 1935 (reproduit dans Infield, op. cit., pp. 148-149). 26. Cf. « La disgrâce de Leni Riefenstahl », Paris Soir, 14 juin 1937, p. 1 ; « Lügen über Leni Riefenstahl », Film-Kurier, 16 juin 1937. 27. Cf. « Dr. Goebbels an Leni Riefenstahl », Film-Kurier, n°102, 3 mai 1938. 28. Voir « Dr. Goebbels beglùckwùnscht Leni Riefenstahl », Völkischer Beobachter, 2 septembre1938. 29. Cf. « Leni Riefenstahl angry », The New York Times, 28 janvier 1939 ; « Aus Amerika zurùck. Leni Riefenstahl sprach gestern in Paris. Boykott gab es nur in Hollywood wo die Antinazi-Liga gegen sie arbeitete », Film-Kurier, n°24, 28 janvier 1939 ; « Gespräch mit Leni Riefenstahl. Nur Disney empfing mich in Hollywood », Hamburger Tageblatt, 30 janvier 1939. 30. Ce projet de film d’après la pièce de Kleist reprenait un rôle que Max Reinhardt avait proposé à Riefenstahl. 31. Reprise du projet abandonné 4 ans plus tôt. Le tournage doit notamment se dérouler en Espagne (l’histoire est inspirée d’une pièce catalane du XIXe s). Riefenstahl doit engager des réalisateurs « de seconde équipe » et envisage successivement Will Forst, Helmut Käutner, Veit Harlan et même Arnold Fanck, mais tous sont occupés et c’est finalement G. W. Pabst, revenu en Allemagne, qui est engagé.

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Actualité Mise au point

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 55 | 2008 121

Charles Pathé et son bouc émissaire : Bernard Natan

André Rossel-Kirschen

NOTE DE L’ÉDITEUR

À la suite de la réédition des Écrits autobiographiques de Charles Pathé, André Rossel- Kirschen – qui avait publié il y a plusieurs années une étude sur l’« affaire Pathé- Natan » (Pathé Natan, la véritable histoire, Paris, Pilote 24, 2004) –, nous avait adressé une « mise au point » qui excédait largement un compte rendu d’ouvrage et dont nous avions différé la publication cherchant, avec son auteur, à lui donner un format plus conforme à nos rubriques. Mais au début de cette année, André Rossel-Kirschen est décédé. Rossel était le pseudonyme qu’il s’était choisi dans la Résistance, du nom d’un communard fusillé par les Versaillais. En 1941, alors âgé de quinze ans, ce membre des Bataillons de la jeunesse, participa aux débuts de la résistance armée en abattant un officier allemand à la station de métro Porte-Dauphine. Arrêté le 9 mars 1942, à la suite d’un attentat raté contre une exposition antibolchévique salle Wagram, torturé par la police de Vichy, il échappa au poteau d’exécution du Mont-Valérien en raison de l’émotion que les exécutions massives d’otages à Châteaubriant, Bordeaux et Paris avaient alors déclenchée. Son frère et son père furent exécutés par les nazis en 1942 tandis que, condamné à dix ans de prison par un tribunal allemand, il était déporté à Anrath en Allemagne, et libéré le 10 avril 1945 (Voir ses entretiens avec Gilles Perrault, la Mort à quinze ans, Paris, Fayard, 2005).

1 Pierre Lherminier a eu l’excellente idée de rééditer sous le titre Écrits autobiographiques1 deux textes de Charles Pathé qui apportent des informations importantes sur l’histoire des débuts de cinéma. Ces deux textes hors commerce (et qui n’avaient pas fait l’objet du dépôt légal) avaient été imprimés respectivement à 75 et 1 000 exemplaires. De ce fait, ils étaient peu accessibles aux historiens actuels et, plus généralement, à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des débuts du cinéma. Ces deux textes font l’objet d’une

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annotation pertinente et d’une chronologie très détaillée. Ils seront d’un grand secours à ceux qui s’intéressent à une époque où le cinéma français dominait le monde.

2 Le premier volume, rédigé en 1922 et édité en 1926, intitulé ironiquement Souvenirs et conseils d’un parvenu, se lit comme un roman de Dickens. C’est l’histoire d’un enfant que ses parents font travailler quinze heures par jour à des travaux répugnants dans la charcuterie familiale et sans lui marquer la moindre marque d’affection dont tous les enfants ont besoin.

3 Après son service militaire, le jeune homme tentera différentes activités, s’exilera en Amérique du sud dans l’espoir de faire fortune, pensera y parvenir en se faisant embaucher par les douanes argentines pour démanteler l’entreprise de contrebande de la société où il travaillait. Ce sera un échec et il sera obligé de quitter précipitamment le pays pour échapper à des représailles. De retour en France, ses parents lui offrent la gérance d’un petit débit de boissons mal placé où il fera l’objet d’une condamnation à seize francs d’amende pour n’avoir pas respecté l’obligation d’indiquer la contenance des bouteilles exposées. Cette condamnation qui peut nous apparaître dérisoire aujourd’hui avait pour conséquence la perte des droits civiques. Finalement, il se fait engager comme « gratte-papier » pour un salaire ridicule (six francs par jour).

4 En somme, arrivé à l’âge de trente ans, il semble avoir échoué dans tous les domaines et être appelé à un avenir des plus modestes.

5 Or c’est à ce moment que découvrant qu’on peut bien gagner sa vie en faisant des démonstrations dans les foires de la nouvelle invention du « phonographe », il décide de se procurer en Angleterre des appareils phonographiques et des cylindres. C’est le début d’une success story ahurissante qu’il accomplira avec l’aide de son frère Émile. Disposant à leurs débuts d’un capital très modeste (huit mille francs chacun), leurs affaires prospéreront et un investisseur avisé leur apportera l’apport d’un capital conséquent d’un million de francs. Cela leur permettra, son frère et lui, de dominer le marché du phonographe puis du tout nouveau cinématographe. En une dizaine d’années ils deviennent les dirigeants de la plus importante entreprise cinématographique du monde !

6 Le second volume, intitulé De Pathé frères à Pathé Cinéma a été publié quinze ans plus tard, en avril 1940, à quelques semaines de la débâcle française, qui allait entraîner un nouvel exil de Charles Pathé aux États-Unis. Il y retrace à nouveau les souvenirs de son enfance et ses premiers essais, mais avec beaucoup plus de discrétion. Cette première partie n’occupe d’ailleurs que huit pages. L’essentiel du livre est consacré à la description de son incroyable réussite et de l’effondrement de sa société, dont il se déclare innocent, et qui serait dû à la mégalomanie ou à la malhonnêteté de son successeur Bernard Natan. En fait, il s’agit d’un habile plaidoyer pro domo qui contribuera à la création de la légende : Charles Pathé a cédé une affaire prospère que son successeur va ruiner en quelques années.

7 Pour ce faire, Charles Pathé va rappeler les étapes de sa réussite qui aurait bénéficié essentiellement à ses actionnaires. Il dresse trois tableaux des dividendes versés qui semblent faramineux : pour une valeur nominale de cent francs, les heureux possesseurs vont recevoir, selon les années, quinze à soixante-dix francs en moyenne. En réalité, Charles Pathé oublie qu’en dehors de la première émission d’actions souscrites par Grivolas et ses associés toutes les augmentations de capital ont comporté des primes, qui, dans un cas, sont montées jusqu’à 1 250 francs ! Les primes moyennes

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étant de deux cents ou trois cents francs, les souscripteurs ayant déboursé au total trois cents à quatre cents francs, on ne peut pas considérer que les dividendes offerts par la société aient été aussi faramineux que le prétend Charles Pathé.

8 Constamment dans son livre, Charles Pathé insiste sur ce qui semble être sa principale préoccupation : procurer le maximum de dividendes à ses chers actionnaires. Cette version est contredite par l’entretien qu’il a accordé à Georges Sadoul en 1947. Charles Pathé explique que c’est à l’instigation de son collaborateur Lelièvre qu’il a élaboré une politique nouvelle : « Tu donnes beaucoup trop d’argent à ton Conseil et à tes actionnaires », lui dit Lelièvre. « Nous avons vu ensemble comment il serait possible de comptabiliser le moins d’argent possible pour les dividendes... ensuite cela a changé et à partir de ce moment-là (vers 1906) nous avons déclaré le moins de bénéfices possible »2.

9 Dès 1918, Charles Pathé dans des interviews, dans une brochure sur l’avenir du cinéma, annonce que « l’édition de négatifs [c’est-à-dire la production de films] n’était plus rentable » et qu’en conséquence il va cesser de produire des films. L’édition de films n’était qu’une partie des activités de la société. En fait, il va procéder à la cession de l’essentiel de ses actifs de 1918 à 1927. Cette politique est présentée dans un chapitre baptisé non sans un humour involontaire : Nouvelles créations.

10 Pour organiser le démantèlement de la société qu’il a créée et portée aux sommets, Charles Pathé fait voter, lors d’une Assemblée Générale qui s’est tenue exceptionnellement à Clermont-Ferrand en novembre 1918 (les pouvoirs publics déconseillant, en raison des bombardements allemands, des réunions parisiennes comportant une forte audience), le principe que toute cession d’actif comporterait un versement de 10 % des sommes reçues à lui-même. Dédommagement appréciable mais que nous ne trouvons pas anormal : les frères Pathé ont été incontestablement les artisans de la prospérité de la société.

11 La première cession sera celle de la branche phonographique qui continue à être gérée par Émile Pathé, mais qui est cédée aux industriels Gillet et Bernheim. À cette occasion la société est scindée en deux, la branche cinéma devenant « Pathé Cinéma ». Celle-ci va recevoir six millions de francs en espèces et 40 % des actions de la « société des machines parlantes ». Charles Pathé précise que cette « participation [...] nous donna un revenu très substantiel jusqu’en 1927, date où nous revendîmes les actions d’apport que nous avions reçues avec un important béné-fice » (p. 200)3. On sait que finalement la « société des machines parlantes » sera cédée à Marconi et continuera ses activités sous le nom de « Pathé Marconi ».

12 Charles Pathé avait claironné que la production de films ne pouvant être que déficitaire, il cessait de produire des « négatifs », comme on les appelait alors. Il cède cette branche à une nouvelle société « Pathé-Consortium-Cinéma » au capital de vingt millions de francs. Charles Pathé explique, au sujet de cette société : « Nous lui cédions la production et la location de film. [...] Pathé-Consortium s’engageait à utiliser exclusivement nos produits sensibilisés durant soixante-treize ans. Le profit qui en découlerait pour nous s’ajoutait à la redevance de dix pour cent sur son chiffre d’affaires total, étant entendu que cette redevance ne saurait être inférieure à deux millions de francs pour les dix premières années et un million pour les soixante-treize années suivantes. […] Par ailleurs, conformément à la nouvelle politique de nous spécialiser surtout dans la fabrication du film vierge susceptible de nous fournir des bénéfices importants et certains, nous décidâmes également de céder ou de fermer toutes nos succursales de locations de films en Europe, Asie et Amérique » (p. 207).

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13 Dans ce domaine, la cession la plus importante sera évidemment celle de l’implantation aux États-Unis, qui comportait des studios, des agences, etc. Là aussi, la cession (pour un montant annoncé d’un million de dollars) comporte la clause selon laquelle la société doit continuer à s’appeler « Pathé ».

14 Il en va de même des très nombreuses salles créées avant-guerre, dénommées « Pathé », bien que n’appartenant pas à la Société mais qui avaient conclu avec elle un accord d’exclusivité. Les sociétés propriétaires de ces salles devaient projeter tous les films produits par Pathé, mais celui-ci leur en accordait l’exclusivité. Cette clause deviendra caduque puisque Pathé ne produisait plus de films, mais pour le public, il s’agissait toujours de salles appartenant à la célèbre compagnie.

15 Cette politique de liquidation systématique sera cependant contredite par la création du « Pathé Baby », appareil de cinéma de format réduit (9,5 mm), destiné au grand public qui connaîtra un grand succès. Pathé va céder les droits d’exploitation de sa nouvelle création à une « Société du Pathé Baby », au capital de 10 millions de francs, dans laquelle Pathé Cinéma va souscrire pour un million de francs seulement. La « Société du Pathé Baby » est tenue d’acheter les films de format réduit proposés à la clientèle de Pathé Cinéma. Celle-ci se procurant les films à prix très réduits auprès des producteurs ayant amorti leurs films et pour qui cela représentait une prime non prévue. Bien entendu, ces films étaient contretypés sur une pellicule Pathé. En résumé, Pathé Cinéma, sans engager des sommes importantes dans l’affaire, s’assurait sans risques des royalties.

16 Pathé Cinéma va tenter de renouveler cette opération en lançant le « Pathé Rural », appareil de projection de format réduit (17,5 mm) destiné aux petites localités. Le projet date de 1924 et Charles Pathé annonce qu’il va initier au cinéma des dizaines de millions de ruraux privés de cette distraction. Cependant, il ne trouve pas d’investisseurs susceptibles de financer cette création et ce n’est qu’en 1928 que Charles Pathé va se décider à lancer le Pathé Rural par ses propres moyens. Nous en reparlerons.

17 En résumé, Charles Pathé, excipant de la non rentabilité de la production de films, a, en réalité, liquidé tous les départements de son entreprise gigantesque. Il reste cependant l’usine de film vierge qui rapporte au vu et au su de tous beaucoup d’argent. Charles Pathé va même annoncer la construction d’une usine de films vierges au Royaume-Uni. À cet effet, il va faire une opération d’augmentation de capital de 15 millions de francs, ce qui, avec la prime de deux cents francs par action, va faire rentrer 45 millions dans les caisses qui seront sans emploi puisqu’il annonce qu’en fonction de la nouvelle politique anglaise, il renonce à son projet.

18 Charles Pathé va entreprendre de longues négociations avec son concurrent Eastman pour lui céder le dernier pan de son empire, négociation qui aboutit en 1927. Cette cession va être présentée comme un accord de collaboration entre les deux firmes : la nouvelle société s’appellera « Kodak-Pathé » dans laquelle Eastman détiendrait 51 % des actions et Pathé Cinéma 49 %. Cette annonce va provoquer un boom des actions Pathé Cinéma qui vont passer, dès l’annonce des pourparlers, d’un cours moyen de trois cents francs à huit cents et même neuf cents francs. En réalité, si Pathé Cinéma avait obtenu 400 000 actions en contrepartie de son apport, elles avaient été revendues immédiatement à Eastman qui détenait de ce fait la totalité des actions dites « de préférence ». On avait certes créé à côté 5 000 actions dites « ordinaires » qui devaient théoriquement bénéficier du surplus des bénéfices une fois les 6 % garantis aux 975 000

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actions « de préférence » et le placement de la moitié de ces bénéfices en réserves. Ces 5 000 actions avaient été effectivement réparties sur la base de 51 % pour Eastman et 49 % pour Pathé. Compte tenu de la clause des 10 % accordés à Charles Pathé en cas de cession, les 2 450 actions avaient été ventilées ainsi :

19 2 200 actions à Pathé Cinéma,

20 172 à Charles Pathé,

21 73 à Paul Brunet (un collaborateur de Charles Pathé),

22 5 actions au Baron Gabet (ce qui lui permettait de participer au Conseil d’administration).

23 Charles Pathé va jouer constamment sur ce chiffre mythique de 49 % : il va expliquer lors de l’Assemblée Générale du 12 juin 1928 qui valide la cession de l’usine de Vincennes que « Pathé Cinéma a reçu 49 % des actions ordinaires, c’est-à-dire des actions donnant le contrôle du droit de vote et le droit au superdividende, quoique les résultats des années précédentes ne représentent pas la proportion qui nous sera donnée par nos associés en considération de l’augmentation importante de nos bénéfices [...] » ; « nous n’avons pas cru utile de mentionner ce fait à l’issue de l’insertion légale de la constitution de la Société Kodak-Pathé parue dans la Gazette du Palais des 7 et 8 août 1927 »4.

24 Charles Pathé, contrairement à ses habitudes aurait-il été trop confiant ? Lorsqu’il se plaint que ces actions ne reçoivent aucun dividende « alors qu’il avait été prévu que les affaires Kodak et Pathé réunies produiraient des bénéfices toujours aux moins égaux sinon supérieurs aux bénéfices moyens des deux entreprises d’avant la fusion », le Président du Conseil d’Administration de Kodak-Pathé lui répond qu’il n’a jamais donné pareille garantie. « Elle aurait été d’ailleurs déraisonnable, nul ne pouvant prévoir les conditions économiques d’une affaire »5.

25 Certes, trois membres de Pathé Cinéma ont été admis au Conseil d’Administration de Kodak-Pathé, mais, fortement minoritaires, ils ne font que de la figuration. D’année en année, ils réclament en vain un contrôle des comptes qui leur sont présentés. On leur refuse toutes précisions. Finalement, les représentants de Pathé Cinéma, Bernard Natan d’une part et Charles Pathé de l’autre, entament une action contre Kodak-Pathé devant le tribunal de commerce, réclamant une vérification des comptes contre lesquels ils ont exprimé chaque année les plus expresses réserves.

26 En désespoir de cause, Pathé Cinéma et Charles Pathé se décident à rétrocéder leurs actions. Il semblerait d’ailleurs que ce soit Charles Pathé qui ait pris cette initiative.

27 Cette décision est évidemment grave puisque en raison des cessions successives, Kodak- Pathé constituait la dernière source de recettes de Pathé Cinéma. À un actionnaire lors de l’Assemblée Générale du 12 juin 1928 qui faisait remarquer qu’« au moment où le Conseil d’Administration a jugé à propos de céder à la société Kodak-Pathé à peu près tout son actif, il a été déclaré de façon positive que très vraisemblablement et même très certainement cette cession nous rapporterait le double de ce que nous rapportait antérieurement l’actif de la SA Pathé », Charles Pathé répond : « J’ai dit que notre participation dans l’affaire Kodak nous rapporterait avant qu’il soit bien longtemps de quoi rémunérer le capital actuel de Pathé Cinéma »6.

28 Or dans son livre, écrit des années plus tard, Charles Pathé affirme avec aplomb et contre toute réalité : « J’ai toujours pensé qu’après deux ou trois années de mise au point, notre participation à 44 % des actions ordinaires [sic] devait apporter à Pathé

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Cinéma quatre à cinq millions annuellement pour débuter et plus tard bien davantage. Pourquoi le résultat ne se produisit-il pas ? C’est que très rapidement les agissements de mon successeur mirent Pathé Cinéma dans une situation critique, mais suis-je responsable des fautes de mes successeurs, s’ils ont gâché l’héritage que je leur ai laissé ? ». L’imagination de Charles Pathé le fait se surpasser : « Maintenant que la preuve est faite des bénéfices considérables procurés aux actionnaires de Pathé Cinéma par cette association avec Kodak-Pathé, j’ai peut-être le droit, au risque de manquer de modestie, de revendiquer personnellement la plus large part du mérite résultant de cette entente [...] » (p. 220).

29 En 1927 et 1928, Charles Pathé réalise l’essentiel de ce qui reste vendable : l’immeuble de la rue des Italiens, la participation dans l’usine de films vierges américaine de Dupont de Nemours, etc.

30 Rappelons que Charles Pathé avait fait voter en 1927 la création d’actions à vote multiple (dites B). Ces actions émises au nominal de cent francs et libérées seulement du quart étaient réservées aux membres du Conseil d’Administration. Ceux-ci pouvaient donc les négocier à un acheteur qui deviendrait majoritaire. C’est ce qui se produira.

31 Or, Charles Pathé présente la situation à ce moment de façon idyllique : Pathé Baby « faisait cinq millions de bénéfices annuels et pouvait produire bien davantage » ; en fait, il s’agit du chiffre d’affaires d’une société dont Pathé cinéma possédait seulement 10 % des actions. Il affirme qu’« en 1928, les bénéfices s’élevaient à 103 060 375,35 ». En réalité, il s’agit des bénéfices correspondant à l’année 1927, provenant du produit de la vente de l’usine de Vincennes. En 1928, les chiffres présentés lors de l’Assemblée Générale en 1929 indiquent qu’après la disparition des recettes provenant de l’usine de films vierges, les bénéfices se limitaient à deux millions de francs auxquels on peut ajouter deux millions de « produits financiers », c’est-à-dire le reliquat du placement des 133 millions reçus de Eastman Kodak.

La cession d’une coquille vide

32 Le transfert du pouvoir à Bernard Natan est détaillé dans le chapitre X : « Pourquoi et comment j’ai cédé au groupe Natan » et chapitre XI : « détail des pourparlers avec le groupe Natan ». La version de Charles Pathé peut se résumer ainsi : « J’avais besoin de repos, car j’étais fréquemment atteint d’aphonie qui faisait craindre un cancer [...]. J’avais plus de soixante-cinq ans et il aurait fallu des forces de jeune homme pour prendre part à la révolution qui bouleversait alors le cinéma. Je veux faire allusion ici au cinéma parlant » (p. 225). Charles Pathé affirme n’avoir été informé des propositions de Natan que le 21 janvier 1929 : « Mon collègue, M. Madieu, prévenu par moi de mon arrivée vint, m’y trouver immédiatement. Il me fit part du désir qu’avait un certain M. Natan, directeur de Rapid-Film, de m’entretenir d’un projet intéressant. Rapid-Film me disait bien quelque chose, car cette firme avait créé une agence de publicité cinématographique ; mais j’ignorais le nom de son directeur Natan : c’était la première fois que j’entendais prononcer ce nom. J’insiste sur ce détail » (pp. 228-229)7. Charles Pathé ne prend pas cette proposition au sérieux, puis se demande si derrière ce Natan, il n’y aurait pas Eastman Kodak ou à défaut les firmes allemandes Agfa ou Ufa. On le rassure. Les autres membres du Conseil d’Administration le poussent à accepter. Début février 1929, la cession à Natan des actions à vote multiple pour la modique somme de

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cinquante millions de francs, actions qui avaient été achetées un million deux cent cinquante mille francs, est acquise. Le 1er mars 1929, Charles Pathé fait voter par le Conseil d’Administration la nomination du nouvel administrateur délégué : Bernard Natan. Charles Pathé publie à l’appui de sa thèse les lettres qu’il aurait échangées puisqu’il résidait sur la Côte d’Azur avec ses collaborateurs parisiens et faisant état de ses doutes sur le sérieux de ses offres.

33 Cette thèse nous paraît invraisemblable. Un industriel aussi avisé aurait cédé l’entreprise de sa vie à quelqu’un qu’il ne connaissait pas après l’avoir rencontré deux fois et sur les conseils de ses associés ? Rappelons que la vente de l’usine de films vierges avait fait l’objet de négociations avec Eastman qui avaient duré plus d’une année. Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle il n’avait jamais entendu parler de Natan nous paraît exagérée. Certes, Natan faisait partie de la nouvelle génération, à laquelle Pathé pouvait avoir attaché peu d’attention. Pourtant en 1928, Natan était devenu un producteur important dont les films réalisaient les meilleures recettes. Il avait inauguré l’année précédente, en présence du Ministre Paul Painlevé, les deux studios qu’il avait fait construire dans son immeuble de la rue Francoeur. Un repas avait été organisé à l’occasion de cette inauguration qui rassemble les principaux acteurs du monde cinématographique. Parmi eux, Jacques Pathé, le neveu de Charles ! De nombreux articles étaient consacrés dans la presse corporative aux productions Natan et à son dirigeant. Un de ces articles signalait l’intention de Natan d’acquérir ou de faire construire un important circuit de salles. Que Pathé n’ait jamais entendu parler de Natan, mais que cela ne l’aurait pas empêché de vendre sa société à un inconnu apparaît comme un roman.

34 En réalité, il est vraisemblable que dès la création des actions B à vote multiple qui permettaient de monnayer une cession, les dirigeants de Pathé Cinéma soient partis à la recherche d’un acquéreur. Finalement, Bernard Natan, avec le concours de la banque Conti-Gancel, puis Bauer et Marchal, accepte de finaliser la transaction. Charles Pathé omet de signaler un fait important. Natan accepte de faire absorber sa société Rapid- Film en contrepartie de 50 000 actions Pathé Cinéma évaluées au cours aberrant de plus de 500 francs.

35 Bernard Natan est immédiatement installé comme administrateur-délégué (l’équivalent du PDG actuel) le 31 mars 1929 par le Conseil d’Administration. Cette décision sera confirmée lors de l’Assemblée Générale du 3 juillet 1929, Charles Pathé étant présent au Bureau comme scrutateur. Le rapport du Conseil d’Administration est lu par M. Brunet qui annonce le départ de Charles Pathé : « L’œuvre à accomplir est immense, le film parlant nécessite des studios spéciaux, une technique nouvelle à créer, des salles à organiser. Indépendamment du gros effort financier que cela nous oblige à faire, il nous faut un chef, or celui qui a assumé ces fonctions jusqu’ici, M. Charles Pathé nous a demandé de lui laisser prendre du repos. Nous avons dû nous incliner devant sa décision. M. Charles Pathé ne nous abandonne d’ailleurs pas. Il continuera à nous éclairer de ses conseils ». Paul Brunet continue au nom du Conseil d’Administration à exposer le plan de la nouvelle direction : « Notre programme comporte principalement l’exploitation de salles d’exhibition cinématographique. Nous appelons votre attention sur le fait que l’exploitation des salles a toujours représenté dans notre industrie la spécialité la moins spéculative et la plus rémunératrice. Dès aujourd’hui, nous pouvons dire que nous nous sommes assuré le contrôle d’un groupe de grandes salles à Paris et de quelques-unes en banlieue et en province… » Le rapporteur confirme le projet

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d’installation du matériel sonore et de reprise de la production des films : « les résultats qu’obtiennent actuellement les films parlants et sonores dans les pays anglo-saxons démontrent que les résultats d’exhibition doivent augmenter dans une proportion importante le produit de toutes les salles françaises qui n’hésiteront pas à faire les dépenses d’installation que nécessite cette invention merveilleuse […]. La production de négatifs [ = films] en France deviendra une source de bénéfices intéressants et c’est parce que votre Conseil a cette conviction profonde qu’il n’a pas hésité à entreprendre à la fois la production et l’exploitation, qui par l’emploi du film parlant, entrent dans une ère nouvelle qui normalement dépassera en résultats tout ce que nous avons obtenu dans le passé ».

36 À la suite de ce rapport, quelques actionnaires interrogent le bureau sur le transfert des fameuses actions B à Bernard Natan dont on voudrait connaître le prix de cession. Charles Pathé précise simplement que Natan « les a payées très cher ». D’autres actionnaires s’inquiètent de la faiblesse des résultats bénéficiaires de l’exercice : quatre millions dont deux millions de produits financiers dûs à la présence du reliquat des 133 millions versés par Eastman. Certes, on a décidé de puiser dans les réserves pour accorder un dividende de 35 francs pour chaque action, mais on peut s’inquiéter pour la suite si le « pactole » promis comme une évidence par les actions détenues dans la société Kodak-Pathé se faisait attendre. Charles Pathé répond à un actionnaire : « J’ai dit que notre participation dans l’affaire Kodak nous rapporterait avant qu’il soit bien longtemps de quoi rémunérer le capital actuel de Pathé Cinéma. Voilà quelle était mon opinion et je n’en ai pas changé ». Charles Pathé met sur le compte de la réorganisation en cours, qui devrait augmenter sensiblement les bénéfices à venir, l’absence de versements de dividendes : « avant qu’il soit longtemps, vous aurez de notre participation Kodak-Pathé des résultats qui vous donneront toute satisfaction ».

37 On sait qu’il n’en sera rien et que Charles Pathé ne devait pas se faire d’illusions.

38 Une Assemblée Extraordinaire réunie le 22 août 1929 entérine l’absorption de Rapid- Film8 et autorise le Conseil à procéder à une augmentation de capital pour faire face aux besoins prévisibles. En présence de Charles Pathé, présent au bureau, Natan expose son plan d’expansion : augmentation du nombre de salles par acquisition, aménagement des studios de Joinville que l’on vient d’acquérir auprès de Cinéromans, lancement d’un ambitieux programme de films parlants.

39 On ne peut donc pas dire que Charles Pathé ait été surpris par le plan d’expansion, annoncé successivement par Brunet et par Natan et approuvé à la quasi-unanimité par les actionnaires : quatre voix à sept voix contre, représentant un peu plus de mille actions sur trois cent mille représentées. On peut supposer que Charles Pathé ne faisait pas partie des quatre à sept actionnaires réticents.

40 Or, dans son livre, Charles Pathé explique qu’il s’est efforcé désespérément de s’opposer aux achats décidés par Natan : il produit à cet effet un certain nombre de lettres qu’il aurait adressées à Natan pour s’opposer à l’acquisition du circuit Fournier. Charles Pathé aurait écrit à Bernard Natan : « plusieurs de ces salles d’après ce qu’on m’a dit seraient déficitaires, le voisinage de plusieurs d’entre elles imposent la location de plusieurs programmes chaque semaine, ce qui ne permettrait plus l’application d’un principe que je crois très important d’adopter et qui consisterait pour Pathé Cinéma à n’avoir qu’un seul programme à louer et exploiter dans toutes les salles de France ». Cette affirmation est à la fois ahurissante et significative du désintérêt de Charles Pathé pour le cinéma en 1929. Avant 1914, Pathé offrait chaque semaine un programme

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constitué par une douzaine de petits films que l’exploitant pouvait acquérir en bloc. Depuis la guerre, les conditions de location avaient complètement changé. Les salles projetaient un seul film de long-métrage précédé d’actualités et de documentaires. Ultérieurement le grand film sera précédé par un autre film de long métrage dit de « première partie ». Surtout les salles s’étaient spécialisées. Il y avait des salles dites « d’exclusivité » qui maintenaient le même film en fonction du succès une seule semaine ou plusieurs mois. Il y avait des salles de seconde exclusivité, des salles de quartier, des salles spécialisées en films d’avant-garde. Dans ces conditions préconiser un programme unique hebdomadaire semble indiquer une méconnaissance ahurissante des conditions d’exploitation en 1929.

41 De même, Charles Pathé s’oppose à la prise en gérance du circuit Marivaux : « C’était, de notoriété publique, une affaire détestable » (p. 240). Rappelons que le cinéma Marivaux situé sur les Boulevards était après le Gaumont-Palace la salle qui faisait le maximum de recettes. Enfin il critique l’achat des studios de Cinéromans : « Je vous ai presque supplié de ne pas acquérir les studios de M. Sapène » (p. 244).

42 En fait en moins de dix-huit mois, Pathé Cinéma est devenue de loin la plus importante firme cinématographique française : un circuit de soixante salles (et cent salles associées), une importante production de films tournés dans les studios de Francoeur et de Joinville, le réseau de distribution repris à Paris-Consortium. Développement du Pathé Rural, acquisition de brevets de télévision et d’une station de radio, participation majoritaire des brevets du Pr Chrétien (CinémaScope), distribution non exclusive des procédés RCA de sonorisation, etc. En résumé une grande entreprise équilibrée touchant à tous les domaines de l’industrie cinématographique. On trouvera dans le livre de Jean-Jacques Meusy9 les comptes rendus des activités du Crédit Lyonnais établissant qu’un certain nombre de parasites s’efforçaient dès 1931 de récupérer à bon compte la société Pathé, et également la GFFA (Gaumont-Franco-film Aubert). À cet effet, une campagne de presse est déchaînée contre Pathé Natan et Bernard Natan. À ce moment, la société souffre d’un manque de trésorerie, due en partie à la carence de leurs banquiers Bauer et Marchal. Or, il apparaît que Charles Pathé va s’efforcer de participer à cette entreprise de déstabilisation et de récupération. Le livre reproduit une correspondance étonnante de Charles Pathé adressée à Bernard Natan : « [...] je ne crois pas qu’il y ait d’autre issue à la situation de Pathé-Cinéma que d’appeler le plus tôt possible un liquidateur [...]. Si, comme je veux l’espérer pour vous (et contrairement à ce qui s’est dit un peu partout), vous n’avez rien à vous reprocher, c’est un geste que vous auriez dû faire déjà, mais je vous engage encore à le faire le plus tôt possible, et dans le cas où vous vous décideriez, je tâcherais de trouver un groupement financier (celui qui est venu me trouver à Nice par exemple) [...] » (1931, p. 244).

43 Bernard Natan ne s’est pas laissé impressionner et Pathé Natan a continué son développement. En 1935, une nouvelle offensive financée vraisemblablement par le même syndicat de repreneurs et facilitée par l’ambition politique de Léon Bailby et d’Anatole de Monzie, par l’atmosphère générale de xénophobie et d’antisémitisme réussira à le mettre hors course et, fin 1938, à en faire un délinquant.

44 Fin 1935, des syndics nommés pour contrôler l’activité de la société proclament que la Société de gérance des Cinémas Pathé n’a pas réglé les coupons en cours des obligations qu’elles avaient émises et la déclare de ce fait en état de cessation de paiement. Par extension, la Société Pathé Cinéma est considérée comme responsable des dettes de sa filiale et déclarée en faillite début 1936 (confirmée en appel en juillet 1936). Charles

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Pathé aurait-il eu raison ? Il ne semble pas puisque les syndics décident de continuer l’exploitation et peuvent se targuer que sans avoir eu à faire appel à des appuis extérieurs ils ont pu dégager des bénéfices, ce grâce notamment aux rentrées des salles et des studios, c’est-à-dire de ces établissements achetés à tort et à travers par Natan. Finalement, un groupe de repreneurs10 fait main basse sur la Société (qui pour des raisons de procédure a été déclarée indemne de toute faillite et capable de rembourser les créanciers avec les indemnités de retard).

45 Pathé Cinéma va donc continuer son activité grâce aux actifs réalisés par Bernard Natan. Cela ne fait pas l’affaire de Charles Pathé qui somme les syndics de liquider au plus tôt toutes les réalisation de Natan : « Pathé Cinéma devrait d’autre part suspendre le plus tôt possible toutes les activités dont les résultats sont déficitaires. Dans cette catégorie, je citerai au premier chef le ou les studios : celui de Joinville surtout [...]. Quant aux salles d’exploitation achetées par mon successeur [...] leur exploitation ne pourrait constituer une bonne affaire » (p. 262).

46 Ces affirmations sont totalement démenties par la rapport d’exploitation réalisé par les syndics fin 1938. Ceux-ci constatent qu’ils ont pu continuer l’exploitation de la société : « la trésorerie dont nous avons disposé a été uniquement constituée par des ressources provenant de l’exploitation ». Ce rapport établit que pendant la période concernée (de février 1936 à février 1938) le chiffre d’affaires de la société a été de 302 millions, dégageant après amortissements près de 12 millions de francs de bénéfices. Ceux-ci proviennent en grande partie de l’exploitation des studios où l’on a tourné 58 films pour des producteurs indépendants et de l’exploitation des salles !

47 Pour Charles Pathé, l’avenir c’est le Pathé Rural et les appareils petits et moyens format11, c’est-à-dire une activité résiduelle qui existait avant le transfert des pouvoirs à Natan. Par ailleurs, les syndics « devraient s’attacher à exploiter uniquement, et au maximum, les avantages importants que Pathé-Cinéma s’est réservée à l’occasion de ses accords avec Eastman Kodak [...] » (p. 261). Comme on le sait, ces « avantages importants » avaient disparu avec la vente du reliquat des actions « ordinaires » en 1932.

48 Pour terminer, Charles Pathé, après avoir condamné une production régulière de films « que j’abandonnerais aux mécènes et aux naïfs » (p. 263), aurait aimé produire avec un budget énorme un film de quatre à six mille mètres (trois à quatre mille mètres pour les marchés étrangers) consacré à l’histoire de la Révolution et de l’Empire.

49 Contrairement au premier livre tiré seulement à 75 exemplaires et destiné vraisemblablement à la famille ou à des amis proches, le second volume est imprimé à mille exemplaires. Cela permettra de l’adresser à tous ceux qui peuvent être intéressés par l’histoire de la grande société. Certes, à cette époque Bernard Natan avait déjà été l’objet de nombreuses calomnies et de dénonciations d’irrégularités (qui dans quelques cas étaient réelles), mais la présentation faite par Charles Pathé ajoute à la calomnie. Le but est atteint. On retrouve dans de nombreux ouvrages actuels sa thèse : Pathé Cinéma était, lorsqu’il l’a abandonnée, une affaire prospère ruinée par un successeur malhonnête.

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NOTES

1. Charles Pathé, Écrits autobiographiques, édition établie, annotée et présentée par Pierre Lherminier, Paris, L’Harmattan, 2006 (une édition abrégée de ces textes était parue auparavant dans la collection Premier Plan, SERDOC, Lyon). 2. Archives de la BIFI, Dossiers Sadoul GS A.102.3 3. L’indication de pagination ici et suivants correspond à l’édition Lherminier du livre de Charles Pathé. 4. Vie Financière, 13 juin 1928 (souligné par l’auteur). 5. Conseil d’Administration de Kodak-Pathé du 14 juin 1930 (voir détails dans notre livre : André Rossel-Kirschen, Pathé Natan, la véritable histoire). 6. Vie Financière, 13 juin 1928. 7. L’italique figure dans le texte de Charles Pathé (NDLR). 8. Les détracteurs de Bernard Natan ont affirmé que Rapid-Film était virtuellement en faillite puisque son passif était de près de 23 millions de francs. En réalité ce chiffre correspond à la partie droite du bilan : passif : 12 millions de fournisseurs à payer et 10 millions d’obligations. À gauche, il y avait l’actif : 10 millions de francs à recevoir de clients, l’immeuble de la rue Francoeur, les deux studios en pleine activité, l’atelier important de tirages de films, la société Rapid-Publicité, etc. 9. Jean-Jacques Meusy, Cinquante ans d’industrie cinématographique (1906-1956), Paris, Fondation Crédit Lyonnais / Le Monde Éditions / Association d’économie financière, 1996. 10. Ce syndicat de repreneurs comprend la société Thomson-Houston, le trust Mercier de l’Électricité,le groupe Pechiney, la Compagnie des Compteurs, la Lyonnaise des Eaux et le groupe Descours. Comme on le voit, beaucoup de firmes de premier plan s’intéressaient à une société « tombée à rien » selon la formule utilisée par Charles Pathé au début de son livre (p. 127). 11. Le Pathé rural avait été mis au point par son neveu Jacques Pathé. L’exploitation avait débuté en janvier 1928 (mille appareils avaient été placés), mais avait donné lieu à une perte d’exploitation de un million de francs. C’est sous Natan que l’exploitation connaîtra son rythme de croisière (5.000 installations en fonctionnement en 1935) et générera des bénéfices. Jacques Pathé créera en 1932 la société Cinelux (financée par la Compagnie des Compteurs, futur repreneur de Pathé) qui proposera un appareil concurrent. La société se retrouvera en déconfiture l’année suivante.

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Actualité Chroniques

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Cinéma du Réel 2008 : un aperçu

Caroline Zéau

1 Comme chaque année, l’édition 2008 du Cinéma du Réel fut foisonnante, faisant de chaque choix de séance un dilemme et comblant le festivalier assidu tout en l’acculant à la frustration. Outre les sélections française et internationale de la compétition, elle proposait un programme intitulé « Americana » constitué de deux hommages précieux à Shirley Clarke et à Jim McBride et d’un retour sur la vigueur des films de collectifs américains, un ensemble de films récents d’Asie du Sud-Est centré sur quatre auteurs qui ont en commun de travailler la compréhension de l’histoire de leur pays (les philippins Lav Diaz et Raya Martin, l’indonésien Garin Nugroho et le malais Amir Muhammad), une série de séances proposant des films de télévision et de cinéma réalisés sur la prison et en prison1, et une programmation pertinente et impertinente autour et à partir de la « vue » touristique, plus quelques séances spéciales.

2 La sélection de la compétition internationale donnait à voir une grande diversité d’approches documentaires traversée par les thèmes du travail, de la survie au quotidien, de l’exil et de la résistance, des grands dérangements humains qui résultent des impératifs de l’économie mondiale. La Frontera infinita (2007, 90 min, vidéo couleur) du mexicain Juan Manuel Sepúlveda (Prix Joris Ivens) rend palpable l’incommensurable obstination des migrants du Honduras, du Salvador ou du Guatemala qui traversent le Mexique en direction du rêve américain, accrochés à des trains qui percent indéfiniment un horizon toujours en recul : l’attente, les arrestations, les détentions, les mutilations, la peur, les retours au point de départ sont devenus pour certains une dangereuse routine, l’exil un projet de vie. Le film dessine la trajectoire (trains, rails, routes, chemins de traverse…) de ces hommes et de ces femmes vers le point désiré où ces lignes coupent l’horizon et adopte le rythme et le mouvement de leur migration. Et chemin faisant, Juan Manuel Sepúlveda, à leurs côtés, sonde leur mystère à travers leurs mots : « un día llegaré », disent-ils.

3 Le grand prix du festival a été attribué à Holunderblüte (2007, 88 min, 35 mm couleur) de l’allemand Volker Koepp, qui réalise des documentaires depuis plus de quarante ans2. Au centre du film il y a l’immobilisme, l’abandon et le dépeuplement qui ruinent l’enclave russe de Kaliningrad depuis la fin de l’URSS, mais Volker Koepp réussit le tour de force de substituer au constat de la déchéance d’aujourd’hui l’appréhension de la

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résilience de demain. Le choix de la pellicule pour la sensualité qu’elle procure, la qualité du regard et de l’écoute, la construction des plans et la rigueur du dispositif donnent à voir de magnifiques portraits d’enfants évoluant dans un paysage d’une luxuriante beauté. Car le documentariste choisit de filmer la vie de ce lieu, là où elle est, alors que ce qui s’étiole, les adultes et l’organisation sociale, reste (à peu d’exceptions près), hors-champ. Au fil des rencontres avec ces enfants qui répondent, face caméra, aux questions supposées du cinéaste sur leurs goûts, leur avenir, leurs rêves – l’une sourde et muette peint des aquarelles, l’autre nous montre ses livres d’histoires et rêve d’un monde où personne ne se disputerait, « On serait bien ici s’il n’y avait pas les adultes » dit une autre – se dessinent en creux la misère et la violence de leur quotidien. La liberté des enfants errants en pleine nature est le revers de l’absence des parents dans leur vie, leur gravité et la clairvoyance de leurs propos dénoncent la déchéance de ces derniers, victimes du chômage et livrés à l’alcoolisme, l’opulence des végétaux dit l’abandon des terres et le délabrement des maisons. Dans ce film, tout ce qui est beau dit ce qui ne l’est pas.

4 Doté du Prix des bibliothèques, Podul de Flori (2008, 87 min, 35 mm couleur) du roumain Thomas Ciulei met en scène (littéralement) une famille de paysans moldaves, plus exactement un homme et ses enfants alors que leur femme et mère a dû partir, comme beaucoup d’autres, gagner à l’étranger l’argent nécessaire pour donner aux enfants une éducation et un logis décent. Costica est tout pour ses enfants et ceux-ci donnent au travail de la ferme tout le temps que les études leur laissent. Chaque activité de cette vie laborieuse est minutieusement mise en images avec la complicité des protagonistes, qui jouent pour les besoins de la prise de vues. Il est frappant de voir à quel point le père, qui orchestre tous les aspects de la vie quotidienne et dicte à ses enfants chacun de leurs gestes, et le réalisateur qui ne laisse aucune image au hasard, sont complices dans leur effort de contrôle, d’organisation, de perfection – complicité que confirment les propos que Costica adresse, de loin en loin, à la caméra – tous deux aspirant à une représentation parfaite et quelque peu utopique de leur ouvrage.

5 Seul film primé – le Prix des jeunes – de la sélection française (hors deux mentions spéciales), l’Empreinte de Guillaume Bordier (2007, 47 min, vidéo couleur) puise le dépaysement et la fascination dans la répétition ininterrompue des gestes du travail dans une boulangerie située à Hérat, en Afghanistan, dont on ne voit rien d’autre. Seuls quelques sons percent du dehors tandis que le cinéaste observe, d’un regard fraternel mais non familier, chaque geste reproduit sans fin et constituant, d’un homme à l’autre, la chaîne de la fabrication rodée presque jusqu’à la mécanique si ce n’est « l’empreinte » finale, produite du bout des doigts dans la pâte. Entre la douzaine d’hommes de tous âges – un enfant d’une dizaine d’années reçoit et aligne les boules de pâtes avec un soin tout professionnel – les gestes de la façon roulent à un rythme vif et sans heurts et les paroles sont rares. La lumière tamisée et les vêtements humides disent la moiteur de l’atmosphère. Les repas, les siestes, les pauses silencieuses suggèrent la promiscuité dans la durée du travail à huis clos. S’il est manifeste que le cinéaste, qui filme seul, est invité à prendre part à cette proximité virile et laborieuse, son propre travail intrigue et laisse perplexe, comme l’indiquent les boutades que les travailleurs lui adressent : en Europe, cela n’intéressera personne, lui assurent-ils. Guillaume Bordier n’en a que davantage savouré par anticipation l’annonce qu’il leur fera du prix reçu pour son film très beau et réalisé avec peu.

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6 L’hommage à Shirley Clarke permettait de revoir The Connection, et surtout de découvrir ses autres films, alors que l’hommage à Jim McBride fut pour beaucoup une totale découverte. L’ensemble proposé se compose de quatre volets – deux longs, un moyen, un court – d’un journal filmé au sein duquel le premier opus occupe une place particulière, inaugurale et expérimentale. David Holzman’s Diary (1967, 74 min, 16 mm noir et blanc) est une fausse entreprise de cinéma-vérité à la première personne : le personnage du titre prétend filmer sa propre vie pour en connaître la vérité, aidé en cela de ses deux amis, « Eclair » et « Nag’ ». « Godard a dit que le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde » annonce-t-il pour introduire sa proposition de tout filmer et de tout enregistrer de son existence. C’est là bien sûr que les ennuis commencent : sa fiancée, Penny, harcelée jour et nuit par la caméra le quitte et son meilleur ami lui reproche de « cesser de vivre pour faire une mauvaise œuvre d’art ». Seul, déprimé et finalement abandonné de ses deux complices (la caméra et le magnétophone), il conclut que « le film n’apprend rien et modifie la vie ». Avec l’apparente désinvolture qui caractérisait alors l’underground new-yorkais (l’influence de Jonas Mekas est perceptible), Jim McBride secoue ici rudement la doctrine et le dogme philosophique du « cinéma-vérité » à l’américaine. Il questionne leur prétention à saisir la vérité sans la modifier, leur croyance aveugle dans les potentialités de la technique, leur rejet de toute intervention de l’auteur, et leur propension au voyeurisme. Subvertissant ce modèle en rendant indiscernables improvisations et mise en scène, il renoue avec les prémisses du « cinéma-vérité » engagées par Jean Rouch3 ( la Pyramide humaine, Chronique d’un été). Et inaugure une réflexion sur les possibles relations entre le cinéaste et sa réalité qui régénère, dans ses films suivants, l’approche du cinéma direct.

7 Réalisé par Winterfilm Film Collective4 (1972, 96 min,16 mm noir et blanc et couleur), Winter Soldier élève le questionnement de la vérité par le film au rang de l’urgence vitale : celle de faire cesser la guerre au Viêt-Nam en révélant au monde la sauvagerie qu’elle génère. Dans le cadre de la Winter Soldier Investigation organisée par les Vietnam Veterans Against the War, des soldats témoignent publiquement des atrocités vues et commises. Le film restitue leurs témoignages. Rien n’est vu ou presque (quelques archives seulement), tout est dit, mais la violence qui en résulte est d’une force inouïe, par moments insoutenable. Et la douleur de l’introspection est palpable. Le puissance du témoignage tient au fait que les atrocités sont décrites par ceux-là mêmes qui en ont été complices ou les ont perpétrées : pas d’évitement dans ce film où les soldats disent parfois « on », parfois « je », où l’ambiguïté rôde, mais où tous se demandent comment le patriotisme et l’embrigadement ont pu trouver en eux les moyens d’une telle cruauté. Ce faisant le film rappelle notamment que cette guerre fut menée à la manière d’un génocide – la consigne, répètent les vétérans, était de tuer le plus grand nombre de Vietnamiens possible, civils ou non – ayant recours au viol de guerre. Et montre comment, grâce à la rigueur de son point de vue, le film militant fait œuvre de mémoire.

8 C’est la réalité de l’autre qui est au cœur de l’ambitieuse programmation intitulée « Pour une histoire de la “vue” : figures du tourisme ». Un ample choix de films – de toutes les époques et de toutes les formes – entremêle et questionne les diverses occurrences cinématographiques de la vue touristiques (les premières vues, les travelogues, les films d’amateur ou d’artiste), les figures qui s’y rencontrent (l’autre, l’ailleurs, le folklorique…), les différentes approches qui s’y confrontent (l’ethnologie, le

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tourisme, le cinéma), les divers points de vue touristiques (du ciel, de la mer, des hôtels, des groupes…) sous divers angles (illustration, parodie, critique ou détournement).

9 Parmi les premières approches réfléchies d’une altérité radicale à porter au nombre des films fondateurs d’une histoire a posteriori du cinéma documentaire, In the Land of the Head Hunters : A Drama of Primitive Life on the Shores of the North Pacific (1914, 6 bobines, 35 mm) rebaptisé The Land of the War Canoes (1972, 47 min) lors de sa restauration, est l’unique film réalisé par le célèbre photographe des premières nations américaines, Edward S. Curtis. Ayant acquis la conviction de leur prochaine assimilation, Edward S. Curtis qui côtoyait et photographiait les Indiens depuis les années 1890, décida qu’un film permettrait de conserver une trace du mode de vie traditionnel du peuple Kwakiutl de Colombie britannique (Canada). Écartant l’approche ethnographique conventionnelle, il prit soin de développer, en même temps qu’une reconstitution minutieuse des traditions autochtones, la dimension dramatique de l’histoire et de ses personnages qui furent interprétés par les membres de la communauté Kwakiutl. Le film connut une courte carrière, mais Edward S. Curtis le montra à Robert Flaherty qui fut, dit-on, très influencé par ce film lorsqu’il tourna Nanook of the North six ans plus tard. À partir du même attachement aux communautés qu’ils décrivent, il semble qu’ils aient en effet développé des méthodes communes dont les prolongements constituent l’une des grandes filiations esthétiques du cinéma documentaire5 : une connaissance personnelle du milieu filmé, le recours à la complicité des protagonistes du film pour la mise en scène de leur propre histoire6 et aux procédés dramatiques du cinéma de fiction pour y intéresser le spectateur. « Ne plus faire des films sur les gens mais avec eux », dira John Grierson en 1935. Redécouvert au milieu des années 1960, le film fut restauré et assorti d’une introduction et d’une bande son créée avec les indiens Kwakiutl (dont on pourrait discuter la pertinence). Ainsi, sa redécouverte permet-elle de questionner les hasards (en l’occurrence semble-t-il, la mauvaise distribution du film) qui président à la constitution de l’histoire du cinéma.

10 Au sein d’une séance intitulée « Parcs d’attractions et réserves : le monde spectacle », on pouvait voir et faire dialoguer O Dreamland, de Lindsay Anderson (1953, 12 min, 35 mm), qui stigmatise le voyeurisme ordinaire autant qu’il récuse la séduction artificielle du cinéma britannique de son époque, et Disneyland mon vieux pays natal, d’Arnaud Des Pallières (2001, 46 min, vidéo couleur), qui mue la visite du célèbre parc en une expérience de la distorsion, et le documentaire en une méditation introspective et douloureuse.

11 Une autre séance donnait à entendre la voix du britannique John Smith (Hotel Diaries 1-7, 2001-2007, 85 min, vidéo couleur) nous invitant à la dimension politique du voyage depuis ses chambres d’hôtel ; une autre exposait à la virulence des montages d’Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi ; une autre encore proposait Fuji (1974, 8 min, 16 mm), voyage peint sur la pellicule par Robert Breer.

12 Et en effet, ce vaste balayage du touristique au cinéma est de nature à témoigner de l’ouverture opérée par ce festival qui, dans le giron du « cinéma du réel », accueille une variété de formes toujours plus généreuse, du document ethnographique aux limites des arts visuels, et ménage une large place à l’inclassable.

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NOTES

1. Programme organisé par Anne Toussaint, cinéaste documentariste qui anime des ateliers de réalisation en milieu carcéral depuis plus de quinze ans. 2. Il a réalisé son premier film, Sommergäste bei Majakowsky, en 1967. Plusieurs de ses films ont été montrés au sein du programme « Histoires allemandes » proposé par Cinéma du réel l’année dernière. 3. Qui, lui, a renoncé à cette appellation au profit du terme « cinéma direct » proposé par Mario Ruspoli à l’occasion du Marché International des Programmes et Équipements de télévision de Lyon en mars 1963. 4. On note la participation de Barbara Kopple qui réalisera dans la foulée le magnifique Harlan County USA, qui associe également la lucidité du témoignage au militantisme vigoureux. 5. Georges Rouquier, Jean Rouch, Pierre Perrault, Sylvain Lespérance, Stéphane Breton, Nicolas Philibert, etc. 6. Dont l'usage n'est pas contestable, même dans une perspective «documentaire», au moins jusqu'à l'avènement du cinéma direct.

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Le Service cinéma des armées

Violaine Challéat

Autour du Service national : le programme de la projection

1 Le service national constitue, jusqu’à sa suspension à la fin des années 1990, un thème privilégié du « discours cinématographique » de l’armée. Ce dispositif, grâce auquel la majeure partie des jeunes hommes d’une classe d’âge apprend les rudiments du « métier des armes » et se confronte à ses semblables, est en effet l’objet de nombreux films réalisés par les équipes militaires du SCA puis de l’ECPA. Les huit documents projetés le 18 janvier avaient ce thème en commun, qu’il s’agisse d’actualités militaires, de films de recrutement ou de film d’instruction. Tous ces titres ont également comme trait récurrent un propos volontairement didactique, car adressé à des spectateurs d’origines variées. Ils illustrent enfin la grande diversité des modes narratifs mis en œuvre par le service cinéma des armées pour répondre aux besoins de communication de l’armée dans le cadre du service national et du recrutement. À plus proprement parler, ces films peuvent nous paraître aujourd’hui bien peu conventionnels par rapport aux images véhiculées traditionnellement par le concept de « propagande militaire ».

2 En 1954, le service cinématographique des forces françaises en Allemagne, stationnées depuis neuf ans dans la zone d’occupation occidentale, reçoit la commande d’une série de saynètes humoristiques par lesquelles on enseignera aux jeunes recrues arrivant en territoire occupé les bonnes manières à observer « ici, en uniforme de soldats français, où [ils ont] un rôle à tenir ». La réalisation de la série, intitulée Chiffonnard et Bonnaloy, est confiée à Pierre Lhomme, opérateur du SCA. Elle offre à un jeune appelé, Jean- Claude Brialy, l’occasion de faire ses premiers pas devant la caméra, sous les traits du « mauvais soldat » Chiffonnard. Sur le mode du couple antagoniste, les figures des deux soldats vont apparaître dans cinq sketches de deux à trois minutes, montés dans les numéros 59, 60, 61, 62 et 64 des Actualités militaires françaises en Allemagne de 1954. Nous pouvons y voir Chiffonnard se comporter comme un malappris dans la chambrée, à table, dans le train, dans la rue… Rythmées par la musique de Pierre et le Loup de

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Prokofiev, ces aventures doivent inculquer les bonnes manières tout en divertissant les soldats qui peuvent les voir lors de la projection cinématographique hebdomadaire. Dix épisodes étaient programmés, mais Pierre Lhomme raconte que, devant la vague de sympathie soulevée par Chiffonnard, le SCA renonça au tournage des cinq derniers sketches.

3 Vingt ans plus tard, en 1974, le SCA choisit également un mode narratif renouvelé pour évoquer le service national : dans Ça aussi faut l’faire, réalisé par Marc Flament, qui fut par ailleurs le photographe du général Bigeard durant la guerre d’Algérie. Les micros- trottoirs réalisés auprès des passants introduisent une présentation résolument « humaine » du service national, non sans utiliser de façon humoristique le cliché du jeune homme à cheveux longs objecteur de conscience. Un jeune militaire père de famille sert de fil conducteur à une évocation des missions d’aide des armées et de contact avec la population : la lutte conte les incendies de forêt, les journées portes- ouvertes de bâtiments de la marine, des manœuvres de blindés dans un village de l’Indre, la régulation de la circulation routière, le déneigement des rues… Six ans après mai 68, l’armée qu’on a pu voir intervenir dans les rues de Paris après les manifestations se présente sous un jour qui se veut proche des populations et tourné vers la vie civile. Une séquence est consacrée à la mémoire des combattants de la Grande Guerre.

4 Dans Mélodie conseil, les réalisateurs de l’ECPA utilisent à des fins pédagogiques un genre cinématographique inédit dans la production de l’armée, mais qui a connu dans le cinéma français un renouveau avec les films de Jacques Demy : la comédie musicale ! Ce film d’instruction réalisé en 1978 par Francis Pernet a pour but « d’inciter les jeunes gens à suivre une formation professionnelle pendant leur service militaire ». Trois jeunes hommes se retrouvent en rêve dans le bureau de « promotion sociale » de leur unité ; trois auxiliaires de l’officier-conseil chantent et dansent pour eux (sic).

5 Dans les années 1980, le discours instructeur de l’armée à destination des appelés se teinte d’instruction civique. Marianne a disparu de Christian Chaudeurge constitue ainsi, sous forme de fable moderne, une explication des institutions de la Ve République. Les jeunes soldats sont conviés à s’identifier à la Marianne de substitution qu’un cabinet de vieux conseillers se voit contraint de former en toute urgence, après de départ en vacances de la « vraie » Marianne.

6 Ces films illustrent une caractéristique plutôt méconnue du fonds dit « 1946-1991 » conservé à l’ECPAD qui comprend plus d’un million de photographies et plus de 6 300 titres de film (sur les 21 000 recensés au total depuis 1915). Ces films ressemblent beaucoup à ce que les Français pouvaient voir, à la même époque, dans les salles de cinéma « civiles » ou à la télévision. D’ailleurs l’ECPA joua longtemps le rôle de cinémathèque militaire, diffusant à travers le territoire métropolitain et outre-mer, sur les théâtres d’opération, des copies de ses films pour le cinéma aux armées. Certains furent donc vus par des générations entières de soldats. Le détournement de genres comme la comédie musicale, le film d’espionnage, ou encore de séries télévisées comme Chapeau melon et bottes de cuir pour certains films d’instruction et de présentation d’armements, permettait alors aux réalisateurs civils et militaires de fondre la production de l’armée dans les images ambiantes, et d’utiliser ainsi le mode du divertissement pédagogique pour parvenir aux fins imposées par les commanditaires des films. Cette phase qui répondait assez peu à la typologie canonique des documents audiovisuels militaires, prit fin au début des années 1990. Désormais, le caractère d’un

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film ne réside plus dans l’originalité du mode narratif retenu, mais dans le recours à des effets spéciaux ou des ellipses visuelles de plus en plus sophistiquées. Les produits audiovisuels ne cherchent plus à instruire tout en divertissant, mais à impressionner et émouvoir.

La préservation des archives audiovisuelles de l’armée à l’ECPAD

7 Outre ces films réalisés entre 1954 et 1986, l’ECPAD est aujourd’hui le dépositaire des documents cinématographiques et photographiques produits par les opérateurs militaires depuis 1915. Au total, les photographes et les opérateurs de l’armée ont ainsi légué près de trois millions de photographies et 21 000 titres de films sur des supports variés qui témoignent des évolutions techniques dans le domaine de l’image : 135 000 plaques de verre négatives et autochromes, plus de deux millions de négatifs souples, 15 000 pellicules de film en nitrate de cellulose et 45 000 bobines en acétate de cellulose, 2 800 sur support polyester, 40 000 cassettes vidéo analogique et numériques, 140 000 photographies numériques…

8 Ces archives font aujourd’hui l’objet d’un plan de sauvegarde et de numérisation des fonds grâce auquel les supports originaux anciens sont dupliqués sur des supports fiables au point de vue de leur pérennité et dans des formats facilitant leur diffusion, et ainsi préservés des manipulations. Les collections de films nitrate et acétate 35 mm et 16 mm sont tout d’abord contretypées sur support polyester. Le film est ensuite transféré sur cassette béta numérique, puis encodé au format Mpeg4 pour permettre son intégration à la base de données documentaire multimédia médiathèque de la défense. Ces travaux de transfert sont réalisés par des laboratoires extérieurs à l’ECPAD, sous le contrôle de l’atelier film des archives, qui vérifie la qualité de chaque prestation de contretypage, de télécinéma et d’encodage. Les trois premières années du plan de sauvegarde ont permis de transférer sur support polyester 558 bobines en nitrate de cellulose et 357 bobines en acétate de cellulose, de numériser sur support béta numérique 679 heures de film et d’encoder 1 476 heures de film soit 7 013 titres. Le fonds photographique pour sa part est numérisé à hauteur de 16 %, soit près de 500 000 clichés. Au rythme actuel de traitement, et compte tenu des travaux antérieurs au plan de sauvegarde, sept à huit ans seront nécessaires pour sauvegarder les films en nitrate de cellulose et en acétate de cellulose encore non contretypés, et la numérisation des fonds photographiques ne sera achevée que dans plus de vingt ans.

9 Les documents traités en priorité dans ce plan de sauvegarde sont issus de toutes les collections : il a semblé préférable de rendre ainsi visible et accessible la diversité des collections plutôt que de se consacrer exclusivement à quelques séries. Le critère principal de définition des priorités de sauvegarde est bien sûr l’état de conservation du support original. Il est ensuite combiné avec celui des centres d’intérêt du public visé : celui-ci souhaite consulter avant les documents réalisés durant les deux guerres mondiales. Enfin le degré de traitement documentaire est également pris en compte : les collections déjà décrites ont été numérisées en premier, pour permettre un enrichissement rapide de la base de données multimédia associant notices documentaires et documents numériques.

10 Pour accompagner ce plan de sauvegarde des supports physiques, l’ECPAD a engagé un programme de modernisation des conditions de conservation des supports film.

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Confronté à la dégradation d’une partie de ses collections sur pellicule acétate de cellulose, atteintes par le syndrome du vinaigre, l’établissement a travaillé depuis 2003 à la construction de nouveaux locaux de conservation. Ces magasins réfrigérés doivent assurer des conditions climatiques optimales, avec une température et une hygrométrie stables et contrôlées. Depuis février 2007, le pôle des archives est ainsi doté de nouvelles unités de conservation destinées aux collections concernées : deux magasins ou « caissons » réfrigérés ont été installés dans une ancienne poudrière du fort d’Ivry. 21 000 bobines de film en acétate de cellulose sont conservées désormais à 3°C et un taux d’hygrométrie de 30 % pour les bobines négatives (éléments de réserve) et 12°C et un taux d’hygrométrie de 40 % pour les éléments positifs en bon état (interpositifs et copies d’exploitation). Les magasins comprennent un sas de remise en température des bobines pour éviter les chocs thermiques lors des entrées et des sorties, et trois compartiments de tailles différentes pour accueillir les bobines en fonction de leur niveau de dégradation par le syndrome du vinaigre. Des travaux identiques menés dans une deuxième poudrière et une casemate du fort permettront, à l’horizon 2009, de conserver l’ensemble des collections de films les plus fragiles en nitrate et en acétate de cellulose dans des conditions climatiques optimales au sein d’installations modernes.

11 Les fonds conservés à l’ECPAD sont rendus disponibles à la consultation grâce au travail de traitement documentaire assuré par une équipe de documentalistes audiovisuels, qui travaillent par périodes historiques : fonds Première Guerre mondiale, fonds Seconde Guerre mondiale, fonds allemand, fonds Indochine, fonds Algérie, fonds 1946-1991, fonds actualités et fonds privés. À partir des éléments de légende transmis par les reporters depuis les origines du service, ils enrichissent les notices descriptives des photographies et des films, notamment par des identifications et une indexation spécifiques. Ces renseignements sont nécessaires et indispensables à la communication des images au public. Un nouvel outil documentaire a été déployé depuis 2006 : la médiathèque de la défense permet ainsi d’effectuer le traitement des fonds directement à partir des images numérisées. Si l’ensemble du fonds de films est déjà décrit à différents niveaux dans la base de données documentaires, près de 30 % des fonds photographiques n’ont pas encore été décrits. La priorité du travail porte donc sur les reportages photographiques, dont la numérisation progresse de façon décisive.

12 En tant qu’archives du ministère, les images réalisées et conservées à l’ECPAD sont accessibles à tout citoyen, et ne nécessitent aucune autorisation préalable. Seuls quelques documents font l’objet d’une restriction à la consultation : ce sont les documents « classifiés » sur demande de leur commanditaire pour garantir la protection de secrets de la défense nationale, de secret industriel ou de la vie des personnes (ils représentent à peine 1 % des titres). Le public peut venir effectuer librement et gratuitement ses recherches dans la salle de consultation de la médiathèque, qui est ouverte tous les jours de la semaine. Dans cet espace, les visiteurs ont à leur disposition la collection de 1 850 albums comprenant les tirages papiers des photographies, mais peuvent surtout, depuis février 2006, accéder à la base de données documentaire multimédia Médiathèque de la défense grâce à dix postes de consultation. Les documentalistes de permanence sont présents pour les accompagner dans leurs recherches. La progression de la numérisation des fonds permet d’enrichir chaque jour le système de consultation en libre accès, qui compte déjà près de 300 000 photographies et 7 000 films. Une partie du fonds film, celle qui n’est pas encore numérisée, n’est toujours accessible que sur réservation d’une cellule de visionnage

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dans le bâtiment des archives. Elle devrait être disponible d’ici quelques années dans la base de données multimédia. Le public des archives de l’ECPAD est constitué pour majeure partie de professionnels de l’audiovisuel et de l’édition qui viennent puiser dans ce fonds très riche des images pour élaborer des documentaires ou des publications. Les images peuvent être acquises sous forme de reproduction sur support vidéo ou photographique et les professionnels qui le souhaitent peuvent acheter les droits d’exploitation afférents à ces documents. Les producteurs civils représentent ainsi 46 % des clients pour les images animées. Le public des chercheurs est en progression et représente aujourd’hui 13 % des personnes qui viennent consulter des documents au fort.

13 En développant une action culturelle et scientifique à destination des publics scolaires et universitaires et grâce à la mise en ligne prochaine sur le site www.ecpad.fr d’une partie de la base multimédia permettant la consultation des notices documentaires et des images numérisées, l’ECPAD souhaite mieux faire connaître la richesse de ses fonds. Les collections de photographies et de film ne constituent en effet pas seulement les traces de l’activité de l’armée française depuis le début du XXe siècle, elles peuvent également documenter des sujets d’histoire sociale, politique et culturelle.

14 Les films présentés ont tous été numérisés ; ils sont consultables librement et gratuitement à la médiathèque du fort d’Ivry, sous les références suivantes :

15 Chiffonnard et Bonaloy, extraits des Actualités militaires françaises en Allemagne réf. FFA 59.54, FFA 60.54, FFA 61.54, FFA 62.54 et 64.54

16 Ça aussi faut l’faire, réf. 74.2.03

17 Mélodie Conseil, réf. 78.3.08

18 Marianne a disparu !, réf. 86.2.07

19 Informations pratiques :

20 La médiathèque de fort d’Ivry est ouverte du lundi au jeudi de 9 h à 17 h et le vendredi de 9 h à 16 h.

21 Renseignements au 01 49 60 52 73, [email protected]

22 Depuis sa création en 1915 comme Section cinématographique de l’armée, le Service cinéma des armées (SCA) a produit des milliers de titres de film à des fins d’information et d’instruction des soldats. Ces documents sont aujourd’hui conservés au fort d’Ivry par l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), héritier de l’établissement cinématographique et photographique de l’armée (ECPA). La production contemporaine vient enrichir ce patrimoine presque centenaire.

23 La projection le 18 janvier 2008 à la FEMIS de films issus des fonds de l’ECPAD, à l’invitation de l’AFRHC, a permis de montrer au public des documents trop rarement diffusés.

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AUTEUR

VIOLAINE CHALLÉAT Conservateur, Chef du pôle archives de l’ECPAD

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Plaidoyer pour les collectionneurs de films argentiques

Frédéric Rolland

1 Souvent j’ai été saisi devant l’ignorance ou, au mieux, la « circonspection » de nombre d’acteurs du monde officiel des archives cinématographiques, de distributeurs et d’ayants droit, concernant les collectionneurs de films. Combien de programmateurs, de « cinémathécaires » ont pleinement conscience de ce que ces collections recèlent comme trésors ?

2 Passionné par le support film photochimique, étant moi-même collectionneur de films, j’ai souhaité leur consacrer une étude et tenter de renouer des liens distendus dans l’intérêt du patrimoine cinématographique. Je me suis ainsi lancé dans une recherche sur Les collections privées de films de cinéma en support argentique en France.

3 On peut d’ailleurs s’étonner de la quasi-absence de publications sur le sujet des collections privées de films. Leur rôle a été et est encore fondamental dans la préservation de films, que les producteurs, les ayants droit ou même le dépôt légal n’ont pas su ou pu conserver jusqu’à nous. Ces collections ont, en grande partie à travers les cinémathèques et les ciné-clubs jusqu’aux années 1970, permis ou facilité l’accès aux copies et ainsi contribué à enrichir la connaissance historique. Beaucoup de collections présentent les types de formats parmi les plus rares ou les plus encombrants. Certains collectionneurs possèdent des échantillons de tout ce qui a existé en matière de support photochimique et sont généralement par ailleurs capables de projeter tous les types de supports dont ils disposent, possibilité qui a parfois disparu dans les institutions. Certaines collections privées sont d’ailleurs plus importantes que bien des cinémathèques régionales avec des milliers de titres !

4 À quelques exceptions près, on peut établir aujourd’hui le constat d’une non- communication entre nombre d’acteurs du secteur des archives audiovisuelles et le milieu des collectionneurs. Les liens se sont distendus depuis une trentaine d’années, entre ceux qui ont initié (même indirectement) des collections et ceux qui les ont développées de manière publique, tandis que Langlois disparaissait.

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5 Les collections « officielles » les plus importantes, comme celle de la Cinémathèque française, pour partie celle des Archives françaises du film du Centre National de la Cinématographie, ou encore presque toutes les cinémathèques régionales trouvent pourtant leurs origines ou une bonne part de leurs fonds dans des initiatives privées. La grande majorité des 150 collectionneurs déposant au CNC l’ont fait entre 1968 (sa création) et les années 1970, mais très peu depuis1.

6 Plusieurs raisons expliquent en partie le dédain ou l’ignorance dont les collections privées sont l’objet. Elles sont le plus souvent principalement construites autour de films d’édition qui ont été vendus pour une exploitation non commerciale. Dans beaucoup de cas, il s’agit de films en formats sub-standards qui ne sont pas les formats de captation originaux et pas des éléments uniques. Il s‘agit dans la majorité des cas de copies positives qui ont eu des vies bien remplies et dont le potentiel mécanique est entamé. Enfin, les choix documentaires (quand ils existent) ne sont pas forcément ceux que ferait une cinémathèque institutionnelle.

7 Bien des a priori circulent sur les collectionneurs de films, surtout de la part de ceux, très nombreux qui ont perdu contact avec le film comme objet. Il existe aujourd’hui une défiance, de part et d’autre, entre les collectionneurs et les centres d’archives cinématographiques, à cause notamment des ambiguïtés légales qui participent au repli sur soi ou à la marginalisation de nombre de collectionneurs. La judiciarisation de la société et la question de la propriété intellectuelle deviennent encore plus prégnants dans le cadre quasi exclusif de la convergence média autour du tout numérique. Parce qu’ils possèdent des films et ont souvent la capacité de les projeter, les collectionneurs de films sont perçus comme une menace par une industrie et un système de distribution qui souhaitent pouvoir contrôler au maximum la diffusion des films du tirage à la destruction des copies. Le rôle positif du collectionneur de films argentiques ne peut généralement même pas être envisagé dans un contexte qui, aujourd’hui, ignore tout simplement son existence ou l’intérêt général de ces collections particulières.

8 Les risques liés à la cession ou même à la possession de films en support argentique sont beaucoup plus présents aujourd’hui qu’il y trente ans. Des procès ont défrayé la chronique de ce petit milieu entre 1961 et 20032 mais un certain flou règne quant à l’interprétation des textes, comme le prouvent les attendus contradictoires d’affaires judiciaires ayant impliqué des collectionneurs. Les magistrats sont certainement peu au fait du contexte particulier et, au final, c’est la dérive marchande de certains, qui proposaient à la vente des listes de titres en nombre important, qui a surtout été sanctionnée.

9 Il ressort des jugements et des restitutions de copies après saisies pour les personnes mises en cause que la possession est autorisée à titre privé même pour le 35 mm (sauf pour le support nitrate) mais que la « cession » ne l’est pas, de même bien sûr que la représentation publique même gratuite de ces films3. Sur le plan pratique, du moins jusqu’à nouvel ordre, le 16 mm ne pose donc pas trop de problème à la cession comme le montre sa circulation très apparente dans les brocantes et les foires (même si les ventes à grande échelle sont dangereuses en France). Pour les copies 35 mm, leur cession est beaucoup plus problématique puisque presque toutes les copies sont censées être détruites après exploitation.

10 Alors que la nature juridique de ces films n’est pas clairement tranchée4, la prudence est de mise, au détriment de la possibilité de les voir ou même plus simplement d’avoir

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connaissance de leur existence. Cet état de fait freine l’indispensable partage d’informations qui devrait exister pour pouvoir trouver un film perdu, des éléments de bonne qualité, etc. Il est donc difficile de réfléchir à la valeur des titres disponibles, au regard de ce qui existe déjà sur le plan institutionnel, et d’évaluer le rôle possible des collectionneurs sur le plan patrimonial, à la veille du retrait du support argentique.

Intérêt des collections privées [lacunes des collections publiques]

11 L’histoire est émaillée de vagues de destruction du support film considéré comme objet périmé : en 1910 première vague de destruction massive pour récupérer les sels d’argent à la fonte, en 1925 en raison de l’invention de la pellicule panchromatique, vers 1930 avec le parlant, en plus de la crise économique, etc. En 1958-59, il est interdit en France aux producteurs-distributeurs de conserver des films 35 mm en nitrate fabriqués jusqu’en 1953 d’où une « vidange » rapide de films 35 mm avec un grand nombre de destructions à la clef. On peut rajouter à cela les destructions volontaires, pour des raisons liées à l’obsolescence des sujets, la négligence, l’encombrement des supports, comme il n’y a pas si longtemps dans au moins deux centres d’archives audiovisuelles publics5. Les pertes accidentelles, comme l’incendie de la Cinémathèque française au Pontel en août 1980, avec la disparition de 80 000 bobines (soit entre 7 000 et 12 000 films dont beaucoup de négatifs originaux6), rappellent également que les doublons peuvent être utiles, aucune cinémathèque ou distributeur n’étant à l’abri d’un accident.

12 Avec l’arrivée du cinéma numérique il risque de se produire une autre vague importante de destruction dans les années à venir, à laquelle il faudra être attentif. Devenues obsolètes et encombrantes, certaines copies jugées de faible importance sur le moment pourraient être liquidées à leur tour.

13 Je suis perplexe quand je lis7 que « le cinéma vient tout juste d’achever sa phase d’accumulation primitive » et devant ce que cela semble signifier. Est-ce à dire que des éléments de tous les films dont il existe encore un élément exploitable sont connus et catalogués ? Le patrimoine cinématographique se limite-t-il aux cinémas des premiers temps et au Plan nitrate ? Les collections privées ne contiennent-elles pas des titres en support acétate qui manquent à l’appel dans les fonds patrimoniaux ? Beaucoup de centres d’archives semblent avoir pris conscience des menaces qui pèsent sur leurs collections mais aussi du caractère très incomplet de celles-ci… Par exemple, le dépôt légal pour le film photochimique créé en 1943 n’est entré en application que par un décret de 1977 (uniquement pour les films français) mais il n’est vraiment opérationnel que depuis 1994, (suite à la loi de 1992 pour les films de long-métrage, y compris étrangers, tirés à plus de 5 copies). Il n’a d’ailleurs réussi qu’à collecter que 35 à 40 % des courts métrages en support photochimique ces dernières décennies8. De nombreux films sont passés au travers des mailles du filet du seul dépôt légal ; par exemple, environ 25 % des films français de long-métrages sortis entre 1977 et 1992 qui n’ont pas encore été déposés9. Les collectionneurs pourraient avoir à jouer un rôle très important même sur des périodes récentes, spécialement si les laboratoires et distributeurs n’ont plus de bons éléments et ils pourraient combler les « trous » avec la copie d’un film porté disparu ou introuvable. Dans certains cas, les films, qui ne sont disponibles qu’à l’état de négatifs, ne sont pas programmés par peur des coût liés à de nouvelles copies

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alors que ces films sont peut-être disponibles chez des collectionneurs. Cela est vrai du cinéma commercial, cela l’est également du cinéma institutionnel. C’est justement parce que les collections de particuliers sont souvent constituées du tout venant et dans tous les genres qu’elles sont d’autant plus précieuses sur le plan patrimonial en pouvant compléter les collections plus institutionnelles. Pour le documentaire et les films institutionnels, nombre de copies détenues par des particuliers sont aujourd’hui des exemplaires uniques de films peu ou prou conservés. Il existe parfois des copies vidéos analogiques de ces films, mais cela revient à dire, par la faible durabilité et définition de ces supports, qu’il n’y a rien.

14 Le fait est que la valeur patrimoniale des collections particulières est, pour le moment, souvent présumée a priori comme faible, au niveau individuel, par les responsables de la sauvegarde du cinéma, ce qui n’alimente pas la curiosité.

15 Une copie détenue par un collectionneur peut être utile en étant un des éléments d’une restauration ou éventuellement même l’élément unique exploitable. Le collectionneur de films même avec un simple film en format 9,5 mm peut aider à reconstituer un film muet pour sa restauration vers le support 35 mm ou la vidéo HD, comme cela été le cas pour les Vampires de Louis Feuillade. Dans bien des cas, les collectionneurs de films auront permis à des ayants-droit de retrouver une copie de l’un de leurs propres films ou simplement de découvrir des images inédites. Par exemple, le télécinéma d’une copie 16 mm d’un collectionneur qui m’est proche, a permis, en échange du simple nettoyage de la copie, d’éditer en DVD le film de 1947, la Maison sous la mer d’Henri Calef ; des membres du ciné-club du ministère des finances ont joué les intermédiaires. Autre exemple, l’inénarrable bande-annonce du film Starcrash, réalisé en 1978 par Luigi Cozzi, qui figure en bonus du DVD, a été fourni à l’éditeur par un ami collectionneur. Ce dernier a également prêté la copie complète du film pour la soirée spéciale de lancement, qui a sûrement participé à la grande notoriété de ce film chez les adeptes du cinéma bis. Nombre de copies de films en support 70 mm des festivals dédiés à ce format chaque année depuis trois ans à Bradford (en Angleterre) ou à Karlsruhe (en Allemagne) viennent de collectionneurs français spécialisés.

16 Un médecin de ma connaissance, qui est collectionneur de films exclusivement en format 17,5 mm, pourrait bien par exemple aider le CNDP à retrouver des documentaires détruits lors de l’interdiction du format en 1941 ou des films complets avec leurs génériques d’origine du réalisateur documentariste Jean Benoit-Lévy à qui Valérie Vignaux et l’AFRHC ont récemment consacré un ouvrage10.

17 Le plus surprenant pour les non-initiés sont les collections comptant des milliers de films, sachant que celles de plus de 300 films de longs-métrages sont relativement rares. Une des collections les plus étonnantes était certainement celle de René Charles décédé en 2006, qui, il y a quelques années, a versé au Musée du cinéma - Studios Magelis, au pôle image d’Angoulême, l’essentiel de ses 30 000 bobines (soit 8 525 titres11), outre 2 000 autres qu’il avait pu acquérir depuis. À une échelle encore plus importante, le médiatique Serge Bromberg avec son statut de chef d’entreprise et sa société Lobster Films, sans être un simple particulier, participe en marge des institutions publiques et des grands distributeurs historiques comme Gaumont-Pathé archives au sauvetage du patrimoine cinématographique en prouvant du même coup le potentiel patrimonial de collections privées avec qui il est efficacement en contact.

18 L’existence de collections privées s’explique en premier lieu par la réalité antérieure aux « années vidéo » (à partir des années 1970) où détenir des films argentiques (en les

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louant ou les achetant) était le seul moyen pour les particuliers de pouvoir voir et revoir, à la demande, un titre bien particulier en dehors de la distribution cinématographique commerciale et la télévision. Il existait alors d’importants réseaux d’acquisitions de films d’éditions pour un usage non commercial. On pouvait louer ou acheter tout à fait légalement des films parmi des catalogues très riches et les moyens légaux de se procurer des films en « non commercial » étaient alors nombreux. L’annuaire de programmateur en format réduit : répertoire de tous les films 16 mm muets et sonores loués, prêtés et vendus édité 12 chaque année depuis 1947 par l’association du 16 mm en est un exemple emblématique. Au-delà des maisons d’édition de films en format réduit comme Film Office, Les grands films classiques, Cinémathèque pour vous (qui distribuaient aussi les films américains de Blackhawk), beaucoup de grands distributeurs proposaient aussi, directement, leurs films à la vente après l’exploitation commerciale. De nombreux films étaient disponibles avec même parfois les programmes complets diffusés quelques années plus tôt en première exclusivité en salles.

19 Des loueurs patentés pouvaient aussi facturer un film non retourné dans le cadre d’une location, ce qui aboutissait à un système légal de vente pour quasiment tous les titres édités en support 16 mm. Ce système de distribution revenait à « blanchir » d’anciennes copies du réseau d’exploitation commerciale (qui existait en 16 mm), expliquant une part de l’usure de nombreuses copies mais aussi le caractère massif de la diffusion des copies dans ce format. Les ministères français et organismes publics, eux aussi, proposaient aux particuliers en prêt gratuit ou pour des locations à prix réduit des documentaires de la Libération aux années 1980. De nombreuses représentations diplomatiques ont participé elles aussi à la diffusion de films de fiction et surtout de documentaires de leurs pays, avec des prêts (gratuits) de copies et ce jusqu’à aujourd’hui ! Un grand nombre de copies de films éducatifs ou de présentations d’entreprises ou d’activités comme celles de la SNCF, étaient facilement distribuées, ce qui explique aussi pour partie la quantité importante de ces films dans les collections privées.

20 C’est à partir de 1964, avec la réforme clarifiant le statut du cinéma non-commercial, que les maisons de location-vente du cinéma comme celles des marchands parisiens Goulard, Shaffar et l’incontournable Georges Gayout (qui fut certainement le plus connu des marchands parisiens), virent leurs activités plus contrôlées. La télévision et la vidéo leur firent une concurrence de plus en plus forte, les obligeant à fermer les uns après les autres jusqu’à la fin des années 1980. Finalement, le dernier commerçant exclusivement déclaré dans une activité de ventes de films d’occasions fut Michel Nouchy avec Occafilms qui ferma les portes de son commerce en 2001 avant de décéder en 2005… Il existe toutefois encore des boutiques mixtes comme par exemple BD-Ciné (rue des Roses dans le 18e arrondissement de Paris).

21 La crise de l’exploitation cinématographique des années 1970 fit naître de nouvelles opportunités, pour les collectionneurs comme celle de passer au 35 mm, qui équipe aujourd’hui presque un collectionneur sur deux. Aujourd’hui, à l’étranger, des éditeurs proposent toujours, sur souscriptions, des copies neuves en 16 mm ou en Super 8 mm, comme Derann en Angleterre.

22 Pour l’ancien, les foires (la plus importante, les Cinglés du cinéma d’Argenteuil13 depuis 1987) ou certaines brocantes sont encore l’occasion de trouver du matériel et des films à l’instar du non-film comme les affiches de cinéma. Internet et les sites marchands

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comme eBay prennent une part croissante dans les transactions dont les prix sont indexés sur la mode de l’objet film chez des non spécialistes.

23 Bien sûr, des copies circulent sous le manteau, surtout le 16 et le 35 mm, mais aujourd’hui le nombre de transactions réelles est relativement faible. Les prix sur ce « marché parallèle » des films de longs-métrages sont très variables : ils commencent à 45 euros pour le 35 mm (ce qui est très bas comparé au coût initial du tirage d’une copie d’exploitation14) avec une moyenne médiane à 150-180 euros. Les films annonces 35 mm se revendent, assez librement, face au peu d’entrain des distributeurs à les récupérer pour les détruire et les prix fluctuent entre 0,5 euro (par lots) et 20 euros – ou même beaucoup plus sur Internet pour certains films de genre. Le 16 mm et le Super 8 ont certainement atteint leurs prix maxima il y a quelques années, car ils sont naturellement très concurrencés par la vidéo numérique. Des copies 16 mm atteignent malgré tout les prix les plus importants, de l’ordre de 1 500 euros pour les plus rares titres de légende en Technicolor comme Ben-Hur (de William Wyler) et en moyenne 200 euros la copie.

24 L’arrivée de la vidéo-projection et du DVD ou de la HD divise, et toutes les postures existent chez les collectionneurs de films. Certains abandonnent l’argentique pour la vidéo numérique. L’encombrement, de même que la mauvaise conservation de l’émulsion ou le mauvais état général des copies sont des obstacles à la motivation des collectionneurs, mais les risques juridiques jouent aussi certainement un rôle non négligeable dans le choix de beaucoup d’arrêter la collection de films.

25 Il est très difficile d’évaluer le nombre des collectionneurs de films en support argentique résidant en France, d’autant que la barrière est parfois subtile entre un cinéaste amateur ou un collectionneur d’appareils de projections et le collectionneur clairement orienté vers les films. Au vu de la fréquentation des foires spécialisées, des listes des membres des associations et de l’avis de leurs animateurs, on pourrait se risquer à avancer un minimum de 1 000 personnes qui possèdent un nombre significatif d’équipements et de copies de films de toutes natures que l’on pourrait classer comme « collectionneurs de films ».

26 Avec les collectionneurs il existe des centaines de salles de cinéma privées en France dans les campagnes les plus reculées où il n’existe bien souvent aucune infrastructure culturelle. Nombre de petits ciné-clubs informels, de manifestations de province n’existeraient pas sans l’aide, au moins logistique, de collectionneurs en films ou en matériel de projection. Certes le cadre strictement familial est parfois dépassé, même si, n’en déplaise à certains, ces débordements sont marginaux et plus productifs que nuisibles. Du moment qu’ils n’entrent pas en concurrence avec l’exploitant du coin, il faut, à mon sens, se garder de porter un jugement hâtif et simplement constater que, sur un public aussi restreint, il y a bien plus d’avantages à les encourager qu’à les punir !

27 Aujourd’hui, des associations de collectionneurs existent, comme l’ALICC (l’Agence de Liaison Inter-Collectionneurs du Cinéma) créée fin 1987 avec sa revue Infos-ciné. Elle a comptée jusqu’à 297 membres en décembre 2005, juste avant la scission interne qui a abouti en janvier 2006, à la création de l’association de la revue Cinéscopie. D’autres, comme l’association Ciné-Club 9,5 mm de France ou des ciné-clubs comme le Ciné-Club amateur de Provence, jouent un rôle plus périphérique en relation avec le monde des collectionneurs, en servant à l’occasion de courroies de transmission entre les

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collectionneurs et les institutionnels ou des ayants droit à la recherche de copies de leurs films.

28 Une émulation, dans un milieu somme toute assez restreint, poussent les deux revues principales Infos-ciné et Cinéscopie à réaliser des numéros de plus en plus denses. Infos- ciné compte 68 pages avec 3 numéros par an et certaines années un hors-série (par exemple sur le scopitone ou les catalogues des maisons d’éditions15). Les lecteurs spécialisés, sont, au total, de plus en plus nombreux. Tous les sujets sont abordés dans des articles de qualité. Pour reprendre les thématiques abordées dans le numéro de décembre 2007 d’Infos-ciné, on y trouve : des comptes rendus des foires et brocantes spécialisées, de certains festivals de province ou spécialisés comme le festival Todd-Ao de Karlsruhe en Allemagne, des genres cinématographiques, des cinémas du monde, de la technique des projecteurs, des supports, des caméras ou des procédés techniques avec parfois des schémas ou des conseils de réparation. On y parle aussi du cinéma burlesque, de presse et d’édition et il y a bien sûr des petites annonces et des adresses de boutiques de matériel et d’accessoires. De même, il existe quelques sites Internet sur le sujet des supports, des formats de la conservation, qui sont des lieux d’échanges.

29 Dans le cadre de mes recherches sur ce sujet, j’ai procédé à un sondage entre fin 2005 et début 200616. Malgré le cloisonnement des réseaux et les difficultés à établir un contact avec certains collectionneurs, il en ressort en premier lieu (outre le caractère quasi unisexe des collectionneurs) que l’âge moyen des collectionneurs est relativement élevé : 60 ans pour notre échantillon début 2006. Ce vieillissement (rapide comme le montre une comparaison avec un sondage de 199817) ne doit pas être qu’une préoccupation pour les intéressés et leurs familles, mais aussi pour tous les représentants des institutions patrimoniales et du ministère de la culture, car la relève n’est que rarement assurée. Il n’existe aucune certitude quant au devenir de ces collections même si certaines parties sont parfois rachetées ou versées à des institutions par les héritiers qui ont des contacts relais avec elles.

30 Pour des raisons générationnelles, c’est le plus souvent dans les patronages ou en famille avec un petit Pathé Baby que les collectionneurs privés sont devenus des familiers du cinéma. Dans leur mythologie personnelle, les cabines des petites salles de quartier de leur enfance ou les « Cinépalaces » occupent une grande place. Comme nous l’avons dit, ils sont par ailleurs pour une grande majorité (à 79,5 %) familiers de la pratique historique ou encore présente de la captation en photochimique. Ils sont de toutes origines sociales et de toutes professions, même si 25,7 % des sondés ayant répondu à l’étude ont travaillé ou travaillent dans le secteur audiovisuel.

31 Je connais un bon nombre de personnes au revenu très faible tout en étant dotés de collections respectables dans tous les domaines et tous les formats dont le 35 mm. D’autres qui sont très à l’aise sur le plan financier s’équipent des derniers systèmes de reproductions sonores ou possèdent de salles dédiées et quasi professionnelles. L’appétence des « pauvres » pour les opportunités de récupérer des films et des appareils n’a d’équivalent que celle de certains « riches » à vouloir acquérir sans faire trop d’effort des titres de plus en plus rares et coûteux, ce qui au bout du compte peut amener leurs collections à se ressembler qualitativement.

32 À ce stade de mes recherches, je pourrais tenter de classer les collectionneurs en quatre groupes distincts dans une logique de moyenne « médiane » :

33 - Un premier groupe serait composé de collectionneurs assez âgés (disons de plus de 65 ans), généralement discrets, souvent d’origine modeste, qui ont des collections

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importantes et anciennes constituées de films « tout venant » avec nombre de documentaires, des courts métrages divers, le tout du 9,5 au 35 mm, avec beaucoup de 16 mm. Ils ont très souvent réalisé des films amateurs en argentique et leurs collections n’évoluent plus beaucoup. Leurs connaissances techniques peuvent être bonnes avec un grand intérêt pour les projecteurs.

34 - Un second groupe d’égale importance sur le plan quantitatif serait constitué de collectionneurs d’âge moyen (de 45 à 64 ans) avec un profil un peu plus actif y compris sur le plan des acquisitions (en Super 8 et 35 mm) et des choix plus ciblés. Ils ont une formation scolaire ou une situation sociale généralement assez solide. Leurs collections se renouvellent plus vite et sont, à quelques exceptions près de moindre importance quantitative. Au sein de ce groupe, on pourrait distinguer un sous groupe équipé dans des formats rares (70 mm, 28 mm, etc.) ou avec des équipements très pointus et récents (Dolby Digital, piste son cyan, etc.).

35 - Un troisième groupe se composerait de jeunes entrants (de 22 à 40 ans) attirés principalement par le 35 mm, ayant souvent un rapport avec l’audiovisuel par l’activité professionnel ou la formation. Les collections peuvent être plus homogènes en genre avec à la fois des « gros titres » de moins de 40 ans d’ancienneté (comme par exemple les films de Steven Spielberg) mélangés avec des films de série B ou Z et un grand intérêt pour les films annonces. Ce groupe ne dispose pas forcément d’installations propres pour visionner leurs films.

36 - Enfin, un dernier groupe serait composé d’un nombre très restreint mais assez actif de personnes étant dans une posture plus « marchande ». Ils possèdent des contacts dans le monde de la distribution, les laboratoires et parfois même au pilon. Ils ont entre 45 et 75 ans et proposent des listes importantes à la vente en 16 et 35 mm, via leurs réseaux, mais assez souvent publiquement dans les foires ou via Internet. Ils sont aux marges de la loi, attirant quelques fois l’opprobre sur l’ensemble des collectionneurs de la part du monde officiel du cinéma. De manière ambivalente, ils sont capables de trouver des raretés et favorisent une circulation de listes de copies, ce qui permet, par exemple, de trouver des titres rares à des prix attractifs. Ils peuvent parfois aider, indirec-tement, des ayants droit, des cinémathèques et même des distributeurs lors de la ressortie d’un de leurs films si les copies stockées sont inexploitables.

37 Les collections privées pourraient aider, après des décennies de rupture, programmateurs et chercheurs à accéder à des copies. La seule clef est à mon sens, un assainissement des relations et une circulation en confiance des listes. Seuls 30 % des collectionneurs que j’ai sondés sont totalement fermés à une éventuelle collaboration avec un organisme public ou subventionné spécialisé dans les archives audiovisuelles. Il y a donc une nette marge de progression dans les contacts à établir avec la situation présente. À titre personnel, au-delà d’un dépôt à la Cinémathèque française, j’ai transmis, début 2008, les listes de tous les titres que je possède en commun avec un membre de ma famille à deux établissements pour un accès total et gratuit18.

38 Le 12 janvier 2008, grâce à une opportunité offerte par Laurent Mannoni19, j’ai eu l’occasion, d’organiser, à la Cinémathèque française, une « Rencontre entre les collectionneurs privés et les centres d’archives cinématographiques ». Il s’agissait d’un premier pas pour renouer le dialogue dans l’intérêt du patrimoine.

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39 Il faut inciter les collectionneurs à devenir déposants ou à faire circuler leurs listes de titres, les ayants droit ou la justice à changer de posture pour en adopter une plus empathique envers les sauveurs d’une part non négligeable de notre patrimoine.

40 Les cinémathèques doivent faire preuve d’appétence pour ces collections et être plus souples dans leurs relations avec leurs auteurs. Les simples dépôts ne séduisent pas forcément ceux qui collectionnent des films avec peine. Des mises à dispositions ponctuelles de titres devraient être possibles, de même clairement que des achats. Je remarque que certains dépôts sont à la charge des déposants ou que par exemple les dépôts d’appareils dépendent de marchés publics pour recourir tout simplement à un transporteur, ce qui induit parfois une inertie décourageante pour tous (y compris d’ailleurs pour les grandes cinémathèques elles-mêmes).

41 Les chercheurs, de leur côté, pourraient trouver matière à faire avancer leurs recherches et ils doivent avoir à l’esprit que de nombreux propriétaires de collections sont prêts à les aider en échange d’un minimum de discrétion en leur montrant gracieusement des films auxquels ils pourraient avoir du mal à accéder autrement.

NOTES

1. Éric Le Roy, chef du service accès, valorisation et enrichissement des collections des Archives françaises du film du CNC, lors de sa présentation à la « Rencontre entre les collectionneurs privés et les centres d’archives cinématographiques » organisée à la Cinémathèque française le samedi 12 janvier 2008. 2. Exemples : le procès Georges Gayout en 1964 (avec un arrêt en cassation en 1973), le procès Pierre Barbier et Georges Muller (entre 1975 et 1977), le procès Alain Gomet en 2000 (où aucun des nombreux témoins de la défense n’a été entendu - cf. Serge Moroy, « Justice - Procès Gomet 2 », Infos-ciné, n°42, janvier 2000, p. 5), enfin le procès Michel Cursan en 2003. 3. La cassation du cas Georges Gayout, non déjugée, depuis l’arrêt du 17 mai 1973 : « La détention d’un film sans que son détenteur soit cessionnaire du droit de représentation n’est pas illicite, mais [...] en revanche sa commercialisation constitue une diffusion prohibée par la loi ». 4. On parle même parfois de « matériau » pour désigner le support film. 5. Le Centre National de Documentation Pédagogique en 1996 et en 2000 l’entité qui s’appelait encore l’Établissement Cinématographique et Photographique des Armées. 6. Laurent Mannoni, Histoire de la cinémathèque française, Paris, Gallimard, 2006, p. 456. 7. Marc Vernet, avec la collaboration de Joël Daire, rapport, « Mission d’études et de propositions pour la formation aux métiers du patrimoine cinématographique », I.N.P, 20 mars 2006, p. 3. Consultable à l’adresse Internet du site du CNC : www.cnc.fr 8. Éric Le Roy, op. cit. 9. Ibid. Certes les ressources cumulées de toutes les cinémathèques, des distributeurs, des producteurs ayants droit permettraient certainement, si les informations circulaient mieux, de se faire une idée approximative de ce qu’il leur manque et de minorer la gravité de la situation (comme cela a pu être le cas avec la fin du Plan nitrate). À ma connaissance, aucune étude globale n’a été réalisée à ce jour pour la France (hors une évaluation approximative de la FIAF en 1989, en partie à l’origine du dit Plan nitrate, sur les films d’avant 1914 et d’avant 1950). Je ne pense

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malheureusement pas qu’un tel travail de recoupement puisse se faire rapidement même si les bases de données seront (peut-être) plus accessibles et inter-opérables dans les années à venir. 10. Valérie Vignaux, Jean Benoit-Lévy ou le corps comme utopie - une histoire du cinéma éducateur dans l’entre deux guerre, Paris, AFRHC, 2007. 11. En fait, pour le nitrate, les films sont concrètement déposés aux AFF du CNC. 12. Édité par l’association du 16 mm 4, rue André-Colledebœuf, Paris 16e. 13. Foire organisée par le dynamique José Agusti de la M.J.C. d’Argenteuil qui se tient chaque dernier week-end de janvier. 14. Entre 1 000 euros pour de grands tirages jusqu’à parfois 7 000 euros pour de très faibles tirages. 15. « Maisons d’édition de films en formats réduits », numéro spécial - Hors-série 2002, Infos-ciné, janvier 2002, 46 p. 16. Sondage réalisé auprès d’un échantillon de 285 particuliers, collectionneurs privés de films, qui ont retourné au total 149 questionnaires valides. 17. Serge Moroy, Pierre Guérin, « Notre sondage ALICC Résultats et commentaires», Infos-ciné, n°37, mai 1998, pp. 5-10. 18. Les questions de droits seront à gérer par les deux établissements (de première importance) dans l’éventualité d’une programmation. 19. Co-directeur du patrimoine et directeur des collections d’appareils de la Cinémathèque française et du CNC.

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Colloque international « L’auteur de cinéma : histoire et archéologie d’une notion », Institut National d’Histoire de l’Art, 6-8 décembre 2007

Florian Dupont

1 Le photogramme tiré de The Invisible Man (l’Homme invisible) de James Whale (1933) annonçait dès la plaquette de présentation les débats possibles et nécessaires autour de cette notion à la fois polysémique et par trop éculée qu’est l’auteur au cinéma. Trois jours de débats n’auraient pu suffire à explorer toutes les pistes ouvertes par ce questionnement, le colloque organisé par Christophe Gauthier et Dimitri Vezyroglou fut donc préparé en 2006 par un séminaire intitulé « Histoire culturelle du cinéma ».

2 Ces deux cycles de débats s’inscrivent donc dans une même démarche globale de recherche et de promotion de l’histoire culturelle du cinéma, au sein notam-ment de l’Institut d’Histoire du Temps Présent et de l’Université Paris 1. Plus précisément, selon Dimitri Vezyroglou, étudier et discuter historiquement la notion d’auteur a pour but de la faire descendre de son piédestal. Ainsi l’auteur devient un sujet de recherche en histoire du cinéma, plus qu’un obstacle méthodologique limitatif à cette étude. Les trois buts assignés au colloque sont donc l’historicisation de l’aspect héroïque de la notion d’auteur, la proposition d’autres optiques permettant de renouveler cette notion, et le dépassement de l’idée que l’auteur a une trajectoire au sein d’un système coercitif (qui tend au téléologisme) au profit de celle du parcours d’un acteur au sein d’un contexte.

3 Les articles des intervenants tentent bien évidemment de répondre à ces questions, mais la parution des actes étant prévue, nous prendrons le parti de rendre compte ici des débats de chaque session du colloque, fortement encouragés par les organisateurs. En effet, le choix a été fait de présenter une synthèse des interventions en début de demi-journée et d’engager les débats après un rapide tour de table. Ce choix s’explique également par le nombre très important d’intervenants et leur diversité : le colloque

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réunissait quarante chercheurs français, italiens et nord-américains, auxquels s’ajoutent les six rapporteurs de chaque demi-journée, dont les postures méthodologiques (sociologues, historiens du cinéma, juristes, spécialistes d’esthétique…) différaient tout autant que leurs sujets de recherche (de la Chine des années 1930 par A. Kerlan-Stephens au Dogme 95 par Claire Chatelet).

4 En conséquence, nous prions les intervenants et les lecteurs de bien vouloir nous excuser de ne pouvoir évoquer les débats que dans leur globalité, ce qui ne manquera pas d’impliquer des imprécisions quant aux thèses discutées ; et surtout de mentionner les échanges plutôt que les interventions individuelles. Malgré tout, afin de faciliter la lisibilité des échanges, ils seront présentés dans leur ordre chronologique, et occasionneront donc des répétitions ponctuelles.

Questions de généalogie

5 Rapporteur : Christophe Gautier

6 La première session du colloque a eu pour objet l’émergence de la notion d’auteur dans la sphère cinématographique peu après son apparition. Les trois modèles présentés (académique et critique, juridique, industriel et commercial) ont permis de souligner des tensions : entre technique et art pour les opérateurs, entre professionnalisation des techniciens et légitimation du cinéma comme art et enfin entre collectif et individuel. Les débats ont ainsi mis en évidence le processus complexe d’appropriation d’une notion (l’auteur) parmi d’autres (selon les époques : artiste, cinéaste, écraniste) dans un champ où elle joua d’abord un rôle promotionnel et commercial. Ainsi, l’auteur comme marque, et comme obstacle à la contrefaçon, participerait d’une tradition de l’édition. Les juristes ayant été les premiers sollicités dans des conflits particuliers ayant trait au cinéma ont favorisé la jurisprudence du dessin, du théâtre ou de l’invention (T. Armengol). Les conflits se fondant plus souvent, d’ailleurs, sur la volonté du réalisateur de ne pas signer le film. La session a pu se conclure sur l’idée que l’auteur de cinéma s’est imposée en raison d’une convergence entre les intérêts corporatifs, industriels, juridiques et critiques ; et que le droit d’auteur constituait un juste compromis entre l’idéal des Lumières de libre circulation des œuvres et la rémunération de leurs créateurs.

Autour d’une « politique »

7 Rapporteur : Dimitri Vezyroglou

8 Prenant comme point de départ l’idée que la « politique des auteurs » a de fait été une politique (idéologie et pratique, évidemment propédeutique) et non une théorie, les débats de la seconde session se sont articulés autour de deux pôles principaux : l’élaboration de cette politique et son évolution progressive vers une théorie « ready- made » du cinéma d’une part ; d’autre part l’interaction entre réception et production dans la construction d’une figure d’auteur, parfois autopromotion par le réalisateur lui- même : René Clair (N. Herpe), Alfred Hitchcock (D. Lemonnier). La très forte circularité entre auteur et œuvre a notamment été soulignée. L’œuvre ou l’auteur peut être premier dans ce processus de construction/promotion mais l’œuvre ou l’auteur le devient « en bloc », ce qui est de fait un obstacle à l’historicisation de l’un ou de l’autre.

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Une histoire de l’énoncé « politique des auteurs » a ainsi pu être esquissée (et cet énoncé défini), tout en insistant sur l’importance d’en faire une casuistique pour déterminer les conditions de possibilités de l’exploitation de la notion d’auteur dans le champ du cinéma, par les chercheurs mais aussi par les réalisateurs eux-mêmes. À titre d’exemple, l’opposition entre la « politique des auteurs » hypothético-déductive et la théorie bazinienne inductive, voire abductive (H. Joubert-Laurencin), gommée dans le cadre d’une histoire des vainqueurs, a été évoquée pour appeler à une périodisation de la notion d’auteur.

Un modèle exportable ?

9 Rapporteur : Raphaëlle Moine

10 Trois ordres de problématiques sont nés de cette question-titre de la troisième session du colloque. Premièrement, une élucidation des conditions d’exportabilité du modèle auteuriste (entendu au sens de « politique des auteurs ») a permis de mettre au jour une tension entre la notion d’auteur et ce modèle. En effet, l’auteur tend à perdre son statut de modèle quand il est importé, et la notion d’auteur elle-même sort moins monolithique de ce transfuge. En conséquence, une deuxième tension naît entre un modèle de l’auteur caractérisé par sa fonction publicitaire ou auto-promotionnelle dans le contexte presque strictement européen (qui implique d’ailleurs une dénationalisation des auteurs invoqués) et une utilisation plus pragmatique et souple dans d’autres pays/systèmes (dans le système des studios à Hollywood, par exemple, la notion d’auteur dans son utilisation endogène ne contient pas la charge sémantique qu’elle a acquis en France, K. Por). Enfin, un dernier type d’exportation a été longuement débattu : celle du modèle dans d’autres espaces discursifs que le monde de la critique cinéphilique (un guide de films américains pour F. Montebello et J.-M. Leveratto, l’industrie cinématographique pendant le « dégel » avec I. Tcherneva). Genre et auteur ont été présentés comme des catégorisations à la fois complémentaires lors de la production de discours sur les films, et concurrentielles lors de la promotion de réalisateurs (J.-P. Esquenazi) ; le critère discriminant de ce point de vue restant la singularité en art. Ces deux modèles ont permis d’ajouter un autre « syno-nyme » du terme d’auteur : l’auteur comme « maître » - souvent de disciples eux-mêmes auteurs, évoqué concernant la relation Fassbinder/Sirk (P.-O. Toulza) - induit une certaine patrimonialisation de l’œuvre et de ce fait sa circulation dans d’autres circuits de distribution. Ceci permet d’évaluer l’importance du public dans la reconnaissance de l’auteur, ce qui laisse apparaitre une tension entre nom propre et nom commun, qui permet à la fois de retrouver l’idée de marque (un Hitchcock, par exemple) et la formulation d’une « histoire-panthéon » par la théorie auteuriste. Ce passage de l’un à l’autre constitue un outil promotionnel qui est l’objet de luttes symboliques dans le champ critique. Les débats se sont achevés sur l’idée que l’auteur est un nœud d’enchevêtrement de modèles et d’utilisation variés ; la casuistique et l’histoire, en ayant recours aux contextes, permettent de démêler ces imbrications.

Auteurs et collaborateurs

11 Rapporteur : Jean-Pierre Berthomé

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12 À l’occasion de cette quatrième session, la notion de figure d’autorité a fait débat comme alternative à l’idée d’auteur, mais celle-là ne présupposant pas la part de création de l’auteur, elle empêche de fait une analyse esthétique qui reste importante en histoire du cinéma (C. Damour et M. Juan). L’autorité se manifesterait dans la garantie d’unité du résultat final, tout altéré qu’il puisse être par le contexte. L’autorité serait alors un attribut de l’auteur, une partie constitutive de la notion. Malgré tout, la question de la figure d’autorité eut le mérite d’orienter le débat sur cette part de création, pré-requis pour l’accession au statut d’auteur. Plus précisément, la condition pour prétendre aux droits d’auteur se révèle en fait être la possibilité de réifier son travail au sein d’un film, c’est-à-dire de l’autonomiser. Les difficultés sont évidentes pour les acteurs ou les chefs-opérateurs, contrairement aux décorateurs ou scénaristes. La question de savoir quelle est l’œuvre de l’auteur, selon sa place dans le processus de production se pose alors avec insistance. La différenciation entre l’acte de création (individuel) et le processus de création (collectif) permet de reformuler la question : les collaborateurs sont créateurs d’une œuvre personnelle mais cela en fait-il les auteurs de l’œuvre collective ? Plus qu’un partage de la responsabilité d’auteur, on peut alors concevoir le parcours de chacun des collaborateurs comme une création de leur fait (voire une œuvre ?) et le film comme le croisement plus ou moins fortuit de ces trajectoires. La part de création de chaque collaborateur est alors amputée par le fait qu’ils ont été choisis, justement, en raison de leur parcours. Dans un souci de clarté, les débats sur l’auteur ont été différenciés en cinq cadres : l’analyse peut porter sur l’institution (par exemple la charge symbolique de la notion), les actes effectifs de travail, le parcours des différents acteurs (au sens large) de la sphère cinématographique, la réception publique d’un film et sa promotion, et enfin l’analyse peut être strictement juridique (J.-P. Esquenazi).

Contextes culturels

13 Rapporteur : Dimitri Vezyroglou

14 Capitalisant d’une certaine façon sur les résultats de la deuxième session du colloque, la démarche privilégiée fut renversée dans les débats de cette demi-journée. Plutôt que de discuter la valeur heuristique et la charge symbolique de la notion d’auteur, les contextes culturels furent posés en préalable et inspectés afin de voir dans quelle mesure ils rendent l’énoncé « Il existe un auteur de cinéma » possible. En d’autres termes, il s’agissait de voir quelles figures d’autorité sont produites et légitimées par ces contextes : la Pologne communiste (A. Szczepanska), la France de la Ve République (O. Vaslet), Hollywood à l’âge classique (C. Viviani) ou encore le cas d’Aki Kaurismäki (N. Nezick). Ont pu ainsi être démontrés la polysémie du terme d’auteur comme résultat du flou instauré lors de la promotion des films (et diégétiquement dans les films sur Hollywood) entre producteur, réalisateur, scénariste et auteur original dans le contexte américain classique ; ou le volume gigantesque de la production de films français comme résultat du poids acquis par les auteurs-réalisateurs dans les institutions d’aide. La définition de l’auteur fut également infléchie fortement dans le sens d’un agent social intellectuel et d’un intermédiaire institutionnel responsable dans le contexte communiste polonais. En conséquence, le caractère univoque de la notion d’auteur fut révoqué par la démonstration d’une figure particulièrement sensible aux contextes historiques et culturels nationaux. Le changement de statut de Kaurismäki

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entre la Finlande où il exerce et la réception en France est de ce point de vue exemplaire.

L’effacement de l’auteur

15 Rapporteur : Laurent Véray

16 Au cours de cette dernière session, les enjeux du débat se révélèrent presque opposés à ceux évoqués précédemment. En effet, les questions de la qualité, de l’authenticité et de la particularité du medium ont été centrales car elles motivaient la plupart des cas de dissolution (volontaire ou non) de la figure auteuriale. Trois remparts à l’auteur ont été évoqués dont on peut tirer trois attributs essentiels de l’auteur. D’abord l’aspect promotionnel du nom propre, de la signature, peut être abandonné au profit d’une signature collective ou d’une absence de signature (ce qui renvoie aux conflits d’intérêts de la période muette). Dans ce cadre, l’atelier peut être vu comme le lieu de dissolution de la notion d’auteur. Le Dogme 95 fournit alors un exemple d’échec de cette posture puisqu’elle a finalement servi la promotion des films (C. Chatelet). La remise en cause de la hiérarchie dans le processus de production est un deuxième moyen de faire disparaitre la notion d’auteur puisqu’alors l’acte créateur n’est plus individualisé, et l’absence d’ambition cinématographique permet parfois de renforcer cette démarche (l’absence d’auteur implique ainsi l’absence de propédeutique). Mais ces démarches se heurtent à la nécessité de maîtriser la technique, ce qui donne lieu à des compétitions entre réseaux/groupes en lieu et place d’une compétition entre noms propres commercialisés. Bien que les compétences requises ne soient pas strictement d’ordre technique (mais aussi social et symbolique par exemple), l’auteur peut disparaître également derrière le dispositif cinématographique, par exemple avec Pierre Perrault (M. Garneau). Ces compétences étant essentielles dans l’établissement d’une autorité, il est nécessaire pour qui veut disparaître en tant qu’auteur d’y adjoindre une remise en cause de la hiérarchie. La question est alors de savoir s’il est possible de signer le réel, et donc si l’auteur peut se confondre avec le dispositif lui- même ou si au contraire il ne peut se réaliser qu’au travers de cette confusion. La volonté de destruction de la notion d’auteur équivaut alors à une remise en cause de l’autorité dans trois domaines : la reconnaissance, le système hiérarchique et les compétences. L’idée d’une extension de la notion d’auteur à un sujet intellectuel et collectif, plutôt que sa disparition, est néanmoins défendable.

Conclusion

17 La notion d’auteur, par son imposant poids dans la fabrication de discours sur le cinéma, avait bel et bien besoin d’être réétudiée. Ce colloque a permis ce « renouvellement » d’un concept devenu trop équivoque pour être fonctionnel : d’abord en soulignant le processus historique ayant mené à la formulation d’une politique des auteurs et d’une notion d’auteur, ainsi qu’à sa prééminence dans l’espace public ; ensuite en contextualisant les diverses utilisations (ou refus d’utilisation) de l’idée d’auteur ; enfin par une étude conceptuelle de sa pertinence dans des cadres théoriques. D’un point de vue plus pratique, quelque soit le domaine dans lequel on se place, il ne peut y avoir de réponse établie, universelle et univoque à la question : « Qui est l’auteur de ce film ? ». Mais une recherche historique au cas par cas permet de

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clarifier la réponse et la question. De manière corollaire, beaucoup d’a priori théoriques ont dû être abandonnés pour permettre ces avancées particulières : l’héroïsme sous- jacent d’une histoire du cinéma se résumant à un panthéon de réalisateurs-vainqueurs, un téléologisme certain pouvant fausser l’interprétation, ou encore l’importance primordiale de facteurs autres qu’artistiques dans une telle histoire. Cette notion constituait (et constitue toujours) donc un chantier « idéal » de l’histoire du cinéma : en réunissant des chercheurs d’horizons divers, il s’agissait de remettre en cause les réponses devenues automatiques, acquises à des questions faussement résolues.

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Actualité Comptes rendus

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L’avant-garde dans les études filmiques

François Bovier

RÉFÉRENCE

Bruce Posner (dir.), Unseen Cinema: Early American Avant-Garde Film 1893-1941, New York, Black Thistle Press/Anthology Film Archives, 2001 Nicole Brenez, Christian Lebrat (dir.), Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant- garde et expérimental en France, Paris, Cinémathèque Française/Mazzotta, 2001 Michael O’Pray, Avant-Garde Film. Forms, Themes and Passions, Londres/ New York, Wallflower, 2003 Jean-Michel Bouhours, Bruce Posner, Isabelle Ribadeau Dumas (dir.), En Marge de Hollywood, la première avant-garde cinématographique américaine, 1893-1941, Paris, Centre Georges-Pompidou, 2003 François Albera, l’Avant-garde au cinéma, Paris, Armand Colin, 2005 Nicole Brenez, Cinémas d’avant-garde, Paris, Cahiers du Cinéma/SCEREN-SNDP, 2006 Jacques Aumont, Moderne ? Comment le cinéma est devenu le plus singulier des arts, Paris, Cahiers du Cinéma, 2007 Noël Burch, De la Beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs, Paris, L’Harmattan, 2007 David Curtis, A History of Artist’s Film and Video in Britain, Londres, British Film Institute, 2007 Malte Hagener, Moving Forward, Looking Back. The European Avant-Garde and the Invention of Film Culture, 1919-1939, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2007

1 L’analyse des interactions entre le cinéma et les « avant-gardes historiques – catégorie désignant un ensemble de mouvements, actifs entre les années 1910 et 1930 –, tout comme la définition d’un cinéma « d’avant-garde » font l’objet d’un débat historiographique. En témoigne la publication récente d’essais et d’ouvrages didactiques à ce sujet – dont certains proposent d’ailleurs eux-mêmes un tel bilan

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historiographique. Mais les conceptions divergent selon les auteurs : le corpus et la périodisation des films d’avant-garde varient selon les angles d’analyse ; les stratégies et les intentions de ce cinéma sont évaluées selon des critères hétérogènes. Il est même douteux qu’un terrain d’entente puisse être dégagé par la négative. Assistons-nous, dans les années 2000, à un changement de paradigme dans l’approche des avant-gardes filmiques, en opposition au point de vue formel qui constitue la dominante d’une génération précédente de chercheurs et d’historiens – que dominaient trois ouvrages (David Curtiz, Experimental Cinema. A Fifty-Year Evolution, Jean Mitry, Storia del cinema sperimentale [le Cinéma expérimental, histoire et perspective], en 1971, P. Adams Sitney, Visionary Films en 1974) ?

2 Le congrès de la Fédération internationale des archives du film (FIAF), qui se tint en 1978 à Brighton, avait opéré une rupture épistémologique dans l’approche des films primitifs, renouvelant la connaissance et la perception des premiers temps du cinéma. Un tel tournant n’eut pas lieu à Lausanne en 1979, lors du congrès suivant de la FIAF consacré aux avant-gardes : la plupart des études publiées dans la décennie qui suit appréhendent encore les films d’avant-garde comme des œuvres d’art, selon une perspective auteuriste. Dans les années 1980, la plupart des historiens du cinéma d’avant-garde envisagent les films dans leurs seules composantes formelles, suivant le modèle de l’autonomisation de l’œuvre et de la réduction de ses composantes (Ainsi Patrick de Haas – Cinéma intégral. De la peinture au cinéma dans les années 20 –, Peter Gidal – Materialist Film –, Scott MacDonald – Avant-Garde Film. Motion Studies). Dans les années 1990, cette attitude marque encore l’ouvrage de Noureddine Ghali, l’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt.

3 On s’efforcera ici de distinguer quelques voies récemment frayées, sans prétendre à l’exhaustivité (ne sont prises en compte ni la bibliographie italienne ni l’allemande – a fortiori l’espagnole ou la japonaise).

4 La thèse que Malte Hagener a consacrée aux avant-gardes européennes et à l’essor de la culture cinéphilique – Moving Forward, Looking Back. The European Avant-Garde and the Invention of Film Culture, 1919-1939 – constitue un point de départ fécond pour envisager ce champ. Sur la base d’un travail d’investigation documenté, cet auteur analyse les structures à partir desquelles se déploie le cinéma d’avant-garde, qu’il délimite à travers des bornes chronologiques et géographiques ouvertes mais ancrées historiquement : la période de l’entre-deux-guerres en Europe. S’inscrivant dans une perspective institutionnelle, il ne cherche pas tant à conceptualiser les stratégies du cinéma d’avant-garde qu’à décrire ses modalités d’existence, cartographier ses changements d’orientation. Néanmoins, en explicitant l’aspect paradoxal et duel de l’avant-garde au cinéma, il établit une opposition entre « style moderniste » et « projet politique d’avant-garde », tension qui travaille de l’intérieur le cinéma, avant d’être rejouée sur un plan réflexif dans la littérature secondaire sur le sujet.

5 Hagener appréhende les avant-gardes cinématographiques en tant que réseaux dont la configuration est fluide et mouvante. Il distingue au sein de ces structures quatre niveaux en interaction : en premier lieu, les grandes villes européennes – Berlin, Paris, Londres, Amsterdam et Moscou – où les artistes et les cinéastes se rencontrent et se fédèrent ; en deuxième lieu, les institutions qui supportent ces mouvements, à l’instar des associations de cinéastes, des ciné-clubs et des structures d’aides à la production ; en troisième lieu, les événements qui sont organisés en leur sein, tels que conférences, rencontres avec le public, expositions de photographies et de films ; et en dernier lieu,

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les idées qui s’expriment à travers ces manifestations et ces institutions. Hagener souligne les passages entre les structures d’avant-garde, le mouvement des ciné-clubs et l’industrie du cinéma : en se concentrant sur le « fait cinématographique » plutôt que sur le « fait filmique », il affirme l’absence de stricte différenciation entre les films qui dépendent du mécénat privé, les films publicitaires et industriels, les films produits par des organisations syndicales ou politiques, et certaines expérimentations commanditées par les grands studios. Toutefois, souligner les échanges entre ces pratiques filmiques, comme le fait l’auteur, ramène subrepticement à une perspective « formelle », le caractère d’expérimentation de ces films représentant leur seul point commun.

6 Selon Hagener, c’est sur un plan rhétorique que l’industrie du cinéma est constituée en obstacle, tant pour le mouvement des ciné-clubs que pour les artistes qui expérimentent à l’aide du film. Dans les faits, les départements de recherches au sein des studios de cinéma emploient des cinéastes d’avant-garde (Richter et Eggeling à l’Ufa, Richter à la Tobis, Ruttmann à la Fox). Certes, l’industrie du cinéma appréhende les films issus de pratiques d’avant-garde comme autant d’expériences de laboratoire, c’est-à-dire comme des prototypes susceptibles d’être produits en série. Mais on pourrait objecter que, de facto, ces films ne s’inscrivent plus dans le « territoire » de l’avant-garde en ce cas. À l’opposé, les avant-gardes cinématographiques entendraient supplanter l’industrie du film. Mais en prenant en compte la production, la diffusion et la réception des films présentés comme d’avant-garde pendant l’entre-deux-guerres, Hagener intègre les œuvres filmiques à un vaste mouvement de mise en place d’une culture cinématographique, où l’enseignement, la publication de livres et de revues, les discussions de ciné-clubs et les débats de sociétés de films jouent un rôle essentiel.

7 Au niveau de la périodisation, il remet en cause un a priori, en relativisant la coupure du sonore. Si elle provoque en effet un effondrement des infrastructures du cinéma sur le plan de l’économie, précipité par le krach de 1929, elle n’implique pas pour autant un renoncement à l’expérimentation. L’année 1929 constitue à la fois un chant du cygne et un tournant pour les avant-gardes filmiques : celles-ci sont sur le point de se constituer en mouvement de masse, suite à l’exposition Film und Foto (FIFO) de Stuttgart en juin 1929, et au Congrès International du Cinéma Indépendant (CICI) de La Sarraz en septembre 1929. La grande exposition de Stuttgart mobilise un public international, tout en soulignant la productivité de ces moyens de reproduction ; la rencontre de cinéastes indépendants à La Sarraz est l’occasion de constituer une Ligue du cinéma indépendant. Mais en 1930, les clivages éclatent. D’une part, le travail indépendant, en raison de la crise économique, paraît improbable. D’autre part, les conflits s’exacerbent sur le plan politique : lors du deuxième CICI, qui se tient à la fin de 1930 à Bruxelles, l’attitude révolutionnaire des cinéastes proches du Parti communiste se heurte au programme réformiste des sociaux-démocrates – sans parler du fait que les délégués italiens et espagnols bloquent une résolution promulguant la résistance contre le fascisme par le film. Ce démantèlement des mouvements d’avant-garde est concomitant avec le développement du cinéma documentaire, mais aussi avec la fondation d’archives du film, l’émergence des salles d’art et d’essai, l’institutionnalisation de la théorie du cinéma en tant que discipline et le soutien gouvernemental à la production d’unités de films, notamment en Grande-Bretagne.

8 Stigmatisant les apories des avant-gardes filmiques, tiraillées entre indépendance et dépendance financière, abstraction et réalisme, mobilisation commerciale et soupçon

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d’élitisme, projet communiste et programme fasciste, Hagener souligne leur temporalité paradoxale : l’avant-garde a le regard fixé sur le passé, tout en actualisant par avance la promesse d’un avenir. L’auteur se place sous l’autorité de la philosophie de l’histoire de Benjamin et de l’analyse de la différenciation fonctionnelle des systèmes sociaux de Luhmann (p. 11) : il invoque « l’Ange de l’Histoire » de Benjamin, inspiré par l’Angelus novus de Paul Klee, et la figure des rameurs de Luhmann, tous deux se dirigeant vers l’avant en regardant vers l’arrière. Il distingue néanmoins deux tendances qui traversent les avant-gardes filmiques. Celle qu’anime une volonté de légitimation du cinéma en tant qu’art et forme d’expression spécifique s’affirme en lien avec les sociétés de films et les ciné-clubs, tendance qui se signale symptomatiquement par un rejet de la culture de masse. À l’opposé, l’autre tendance tend à forcer le dispositif de la salle obscure et à renverser les codes cinématographiques, tout en remettant en cause le clivage entre les sphères artistique et quotidienne. Enfin, au sein même des mouvements de l’avant-garde historique, le modèle de l’ingénierie (la science appliquée, le fonctionnalisme) s’oppose à celui de la recherche en laboratoire (l’essai désintéressé, voire l’expressionnisme) – cette dernière tendance est particulièrement manifeste dans les films abstraits, reposant sur un mode artisanal et de production indépendante. De la même façon, deux options de programmation se font jour dans les sociétés de films : le cinéma peut être appréhendé en tant qu’art à part entière, qui s’adresse à un public majoritairement bourgeois, ou en tant qu’outil politique et d’éducation, comme dans les sociétés de films d’ouvriers.

9 Le parti pris de Hagener est celui de l’ouverture. Il prend en compte l’ensemble des manifestations liées aux mouvements des avant-gardes historiques – élargissant le panorama aux principales villes européennes, dont Moscou. Cela le distingue, par exemple, de l’étude de Christophe Gauthier qui portait sur l’émergence des réseaux cinéphiliques et leur processus d’institutionnalisation dans le contexte français (la Passion du cinéma. Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929). Dans sa perspective, malgré les différends récurrents qui opposent les partisans de la culture cinématographique aux tenants d’une avant-garde anti-culturelle qui s’approprie le cinéma populaire, les expérimentations filmiques des artistes d’avant-garde coexistent de façon pacifique avec l’« avant-garde narrative » (pour reprendre l’expression de Richard Abel dans French Cinema : The First Wave 1915-1929) ou la « première vague » du cinéma français (comme l’appelèrent Noël Burch et Jean-André Fieschi en 1968 – se plaçant dans la filiation d’Henri Langlois et son « Avant-Garde française » paru – sous pseudonyme – en 1951 – dans l’Âge du cinéma n° 6). Son étude permet néanmoins de mettre en évidence la divergence entre pratique politique et culture cinéphilique – qui avait déjà été relevée par Barthélémy Amengual ou par Peter Wollen à travers la distinction « avant-garde politique » et « avant-garde formelle ». Toutefois l’opposition postulée par ces auteurs repose sur une analyse interne aux œuvres (le propos politique véhiculé par les films) et non par la prise en compte d’un positionnement politique (anti-institutionnel, transgressif, etc.) au sein du champ du cinéma. De plus le terme avant-garde recoupe sans discrimination les pratiques des années 1920 à 1970. Ian Christie distinguait lui trois voies au sein des avant-gardes françaises, sans prendre pour autant en considération la dimension politique : le cinéma « impressionniste » (une avant-garde narrative qui met en scène des expériences subjectives, en étroite relation avec les circuits commerciaux), le cinéma « pur » (des expérimentations formelles qui interrogent le dispositif filmique) et les films « surréalistes » (répondant à une dynamique de la négation) (« French Avant-Garde Film in the Twenties : From

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“Specificity” to Surrealism »). Murray Smith, dans l’un des ouvrages didactiques anglais les plus influents consacrés au cinéma, fait significativement référence aux articles de Christie et de Wollen (« Modernisms and the Avant-Garde »).

10 Qu’en est-il donc aujourd’hui, dans les études spécialisées ?

11 Avec son Avant-Garde au cinéma (dont la première partie est parue auparavant en Italie sous le titre Avanguardie), François Albera interroge les relations qui se nouent entre le cinéma et l’avant-garde : déplaçant les entreprises taxinomiques et classificatoires qui ont fait florès dans les études filmiques, il définit les conditions de possibilité d’un « cinéma d’avant-garde » qui ne peut être inféré de découpages et définitions élaborées dans les autres arts en raison de la particularité du medium filmique (il est industriel, il s’adresse à un public de masse, il ne se constitue en champ autonome et artistique qu’à partir de la Première Guerre mondiale, bien après son invention technique et ses premiers types d’exploitation). Il s’attache à circonscrire la nature et la fonction des avant-gardes au cinéma, rompant ainsi avec la propension à élargir leur champ, à partir de distinctions entre avant-garde, modernité et modernisme, avant-garde et avant-gardisme. Partant, lui aussi, du point de vue institutionnel, et non auteuriste et stylistique, il se concentre sur les modalités de production et de circulation du cinéma d’avant-garde en France et en Union soviétique, ainsi que sur les débats et les enjeux qu’il a suscités, dans les années 1920 mais aussi après la Seconde Guerre mondiale. Mais, pour lui, la pratique d’avant-garde ne vise pas à constituer des institutions légitimantes ou à influer sur la production industrielle, bien au contraire.

12 Partant de de ce qui définit une avant-garde au début du XXe siècle, soit une position et non un état, l’avant-garde cinématographique est envisagée comme développant une « pratique politique » au deux sens du terme : dans le champ du cinéma d’une part (contestation de l’institution « cinéma ») et dans la société d’autre part (participation aux mouvements révolutionnaires). Son but est alors de tendre à sa propre « dissolution » dans un champ social transformé par un mouvement révolutionnaire général dont elle participe. Les artistes d’avant-garde récusent le « devenir-art » des films, déclarant ouvertement leur préférence pour « la “brutalité” du cinéma ordinaire » (p. 46). Un regard d’avant-garde peut être porté sur le tout-venant de la production, les films populaires suscitant l’intérêt d’artistes, d’écrivains et de cinéastes d’avant-garde pour leur caractère bas, dégradé, de masse. Albera opère ainsi une distinction entre le point de vue des artistes d’avant-garde sur le cinéma, les films d’avant-garde réalisés et un « style avant-gardiste » qui consiste à ponctuer une production à la dramaturgie traditionnelle d’effets optiques.

13 Dans une première conjoncture historique, l’« avant-garde narrative » participant à une entreprise cinéphilique de légitimation du cinéma, Albera se concentre sur le « cinéma de spectateur » et les « anti-films » d’artistes. Plus précisément, il étudie la pratique sociale des surréalistes qui prélèvent des scènes hors de leur contexte, perpétuant ainsi les stratégies du hasard objectif et de l’écriture automatique. Parallèlement, il prend en compte un « cinéma écrit », celui des scénarios intournables ou une « écriture sous influence du cinéma », constitue un nouveau genre littéraire. Enfin, il analyse un « cinéma d’expérimentation matérielle », fragmentaire et inachevé, aléatoire et hétérogène, qui n’est pas destiné à des projections dans des salles (en l’occurrence, les « anti-films » de Léger, Duchamp, Man Ray, Clair-Picabia pour la France, d’Eggeling, Richter, Moholy-Nagy pour l’Allemagne). Dans tous les cas, le lien à la culture de masse est définitoire : le cinéma est perçu comme un appareil

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d’enregistrement mécanique de faits réels, dont la juxtaposition évince les notions de style et de psychologie ; il condense les caractéristiques de l’anti-art (« mécanique, reproduction, duplication, collectif, destinataire de masse, etc. » [p. 86]).

14 Albera indique encore une seconde conjoncture de constitution d’avant-gardes filmiques dans les années 1930 autour du front intellectuel et artistique anti-fasciste. Le modèle constitutif est cette fois le documentaire, qui permet de faire jouer, contre l’artifice et l’illusion, les notions de « fait » et de « document » (empruntées aux constructivistes et productivistes russes d’une part, et aux écrivains et artistes réunis autour de la revue française Documents d’autre part). En regard de la situation politique, la voie documentaire apparaît comme un déplacement de l’avant-garde, en redirigeant les aspirations révolutionnaires et utopistes vers une stratégie d’alliance et de fédération (stratégie « frontiste » comme le sera le Front populaire en France et en Espagne) qui se manifeste par le biais d’expositions, de congrès, de coopératives et autres initiatives collectives indépendantes. L’avant-garde au cinéma correspond donc à un moment historique, en particulier dans les années 1920 ; elle se déplace à travers le documentaire dans les années 1930 avant de disparaître au vu de la situation politique (l’heure n’est plus à la révolution mais à la mobilisation antifasciste). Toutefois ces stratégies radicales refont surface dans d’autres situations politiques qui les permettent : c’est le cas avec Cobra, Fluxus et le situationnisme après la Deuxième Guerre ou avec les collectifs militants en 1968 et après.

15 Ce point de vue délimité, qui a le mérite de la clarté et de la précision, ne fait certes pas l’unanimité dans l’espace critique. Au contraire, l’avant-garde est le plus souvent investie comme l’autre de l’industrie du cinéma (Hagener a relevé cet argument rhétorique), dans une perspective qu’il faut peut-être relier à l’activité de programmation et de promotion d’œuvres singulières. De ce point de vue, est d’avant- garde tout ce qui se positionne contre les modes de représentation dominants : les films narratifs avec effets de style avant-gardiste (qui sont effectivement considérés comme d’avant-garde dans les années 1920), le cinéma militant, les documentaires scientifiques, les films d’amateur, et ceci toute époque confondue.

16 En France, Nicole Brenez incarne de manière emblématique cette position : programmatrice des séances d’avant-garde à la Cinémathèque française depuis 1996, ses écrits – Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France (2001) ou Cinémas d’avant-garde (2006) – portent sur les marges du cinéma industriel, des origines à nos jours. Aussi les termes « avant-garde » et « expérimental » (métaphores militaire et scientifique) sont-ils interchangeables dans sa perspective (le recueil, fort riche de sources et de textes secondaires, qu’elle a éditée avec Christian Lebrat est significativement sous-titré : « Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental »). Faisant figure de bon objet, le cinéma d’avant-garde est investi comme une pratique de résistance : résistance stylistique à la transparence des formes et à la communicabilité d’un propos, résistance politique aux mécanismes réifiants du capitalisme et aux diverses formes de totalitarismes, résistance aux mass media et à la fausse objectivité des actualités. Si l’on se réfère à la table des matières de Cinémas d’avant-garde, on constatera que ces différents programmes sont effectivement convoqués. Sous la rubrique générique « Les chantiers du cinéma d’avant-garde », l’auteur met l’accent sur la dimension formelle des films d’avant-garde (« Explorer les propriétés spécifiques du cinéma », « Interroger le dispositif », etc.), sur leur capacité critique de contre-information (« Contester le découpage normé des phénomènes et

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proposer de nouvelles formes d’organisation du discours »), sur leur militantisme (« Réaliser et diffuser les images qu’une société ne veut pas voir », « Anticiper et accompagner les luttes politiques ») et leur dimension utopique (« Établir ici et maintenant un autre monde, sur un registre euphorique ou mélancolique »). La filmographie que Brenez propose dans son ouvrage didactique couvre les décennies 1900 à 2000, se présentant comme le reflet d’un intérêt pour certaines pratiques filmiques plutôt que comme un relevé circonstancié du cinéma d’avant-garde. « Pour découvrir l’archipel du cinéma d’avant-garde, écrit-elle, outre ceux des inventeurs du cinéma des premiers temps, il aurait fallu mentionner tous les films de Luis Buñuel, de Stan Brakhage, de Jonas Mekas, de Paul Sharits, de Peter Kubelka, de Peter Hutton, de Jean-Luc Godard, de Peter Whitehead, d’Andy Warhol, de Philippe Garrel, de Ken Jacobs, de Harun Farocki, de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, tous les films des Collectifs, beaucoup plus de films collectifs… Faute de place, nous n’avons pas insisté non plus sur les héros du cinéma d’auteur, Pasolini, Fassbinder, Glauber Rocha, Oshima… […] Que le lecteur soit sûr cependant que tous les films ici répertoriés représentent autant de chefs-d’œuvre. » (p. 88. Nous soulignons.)

17 Par rapport à la liste de « films essentiels » que James Brougton, Ken Kelman, Peter Kubelka, Jonas Mekas et P. Adams Sitney avaient établie en 1975 en regard de la collection d’Anthology Film Archives, on peut noter ici l’intégration de films scientifiques et des premiers temps, répondant à un regain d’intérêt porté à ces pratiques auparavant jugées comme mineures. Si l’on se place dans une perspective historiographique, la catégorie d’« avant-garde » tend ainsi à se dissoudre (absence de découpage chronologique ; intégration de pratiques aussi diverses que les films primitifs, le cinéma d’auteur, le documentaire militant, le cinéma d’artiste, le film scientifique). L’on pourrait se hasarder à diagnostiquer un renouvellement de la culture cinéphilique : passée l’ère hitchcocko-hawksienne, voici venu le temps du cinéma résistant.

18 D’ailleurs la question de la cinéphilie refait surface : Jacques Aumont relativisant cette culture associée en France aux Cahiers du cinéma, souligne – comme Albera – la modernité constitutive du cinéma et observe sa persistance actuelle, alors qu’elle serait passée de mode dans les arts visuels, littéraires et scénographiques (Moderne ? Comment le cinéma est devenu le plus singulier des arts). Opposant au sein des avant-gardes un aspect esthétique et un aspect politique, il note une prévalence de la tendance esthétique dans le contexte du cinéma, les moyens économiques faisant défaut pour réaliser un projet politique de vaste ampleur (à l’exception du « ciné-déchiffrement communiste du monde » de Dziga Vertov). Dès lors, il intègre dans les avant-gardes le cinéma « impressionniste », opérant une distinction entre avant-garde cinématographique picturale, idéologique, cinégraphique et scénographique – tout en minimisant l’impact des avant-gardes cinématographiques, reléguées à un signal avant-coureur du cinéma d’artistes et de l’exposition (p. 34).

19 À propos de cinéphilie, il faut signaler le réquisitoire sévère que Noël Burch dresse à son encontre (De la Beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs. Le titre fait référence à la préface de Mademoiselle Maupin [1835] où Théophile Gautier exprime son mépris de l’art utilitaire en le comparant aux latrines). Stigmatisant les dérives du haut modernisme et de son élitisme, il dénonce la cinéphilie savante comme son dernier avatar : des Jeunes Turcs des Cahiers du cinéma jusqu’à une large part de la recherche universitaire en France, le critique ou le chercheur s’ingénie à recouvrir le

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sens par la traque obsessionnelle de procédés formels concourant aux miroitements du figural. Noël Burch cite la définition du haut modernisme que proposent Terry Eagleton (« Capitalism, Modernism and Postmodernism ») et Andreas Huyssen (« Féminité de la culture de masse, l’autre de la modernité »). Dans cette perspective, le modernisme repose sur l’autonomie de l’œuvre, séparée des domaines de la vie et de la culture de masse : autotélique et réflexive, l’art moderniste est l’expression d’une conscience individuelle, manifestant un souci scientifique d’expérimentation sur les composantes du support d’expression utilisé.

20 Dans l’opération, dénonce Burch, la représentation des rapports sociaux entre sexes et races, ainsi que celle des divisions de classes, s’effacent. Le procès d’intention qu’intente Burch est fondé et pertinent en dépit de son caractère quelque peu mécaniste.

L’avant-garde cinématographique dans les pays anglo- saxons : l’annexionnisme étasunien et la position anglaise

21 Dans les années 1970-1980, la théorisation et la médiatisation du cinéma expérimental ont donné lieu à un conflit entre chercheurs, programmateurs et cinéastes étasuniens et anglais ; en Grande-Bretagne, on dénonce une réécriture américaine de l’histoire du cinéma expérimental, reléguant à l’arrière-plan les films anglais et plus largement européens (Peter Gidal et Malcolm Le Grice sont les principaux porte-parole de l’école anglaise). Le conflit s’est aujourd’hui déplacé, les chercheurs et programmateurs nord- américains affirmant désormais la vivacité des expérimentations aux États-Unis dans les années 1920-1930. À cet égard, la publication accompagnant la rétrospective « Unseen Cinema : Early Avant-Garde Film 1893-1941 » qui a circulé de 2001 à 2005, est symptomatique : on y classe des productions de 1893 comme « d’avant-garde » sans craindre l’anachronisme, le cinéma ne s’institutionnalisant qu’à partir des années 1910. L’argumentation qui sous-tend cette manifestation tend à démontrer qu’avant 1943 (c’est-à-dire avant Meshes of the Afternoon de Maya Deren et Alexander Hammid, et Geography of the Body de Willard Maas et Marie Menken), une avant-garde florissante se développe aux États-Unis (Cette première vague américaine, oscillant entre mouvements d’amateurs et expérimentations filmiques, a été documentée dès 1948 par Lewis Jacobs : « Experimental Cinema in America, 1921-1947 »).

22 Bruce Posner, le responsable de la programmation, soutient non seulement que l’avant- garde américaine dans les années 1920 concurrence l’avant-garde européenne, mais qu’un bon nombre de films européens sont réalisés par des Américains expatriés (« The Grand Experiment ») : en France, il cite le cas de Dudley Murphy, Man Ray et Claire Parker ; en Allemagne, Stella Simon ; en Grande-Bretagne, H. D., Francis Bruguière et Hector Hoppin. Dans ce volume, David E. James analyse les liens de l’avant-garde américaine au cinéma amateur : cette entrée, qui avait été également explorée dans l’ouvrage dirigé par Jan-Christopher Horak, semble la plus pertinente (Lovers of Cinema : The First American Film Avant-Garde, 1919-1945, 1995). Le livre de Horak oscille entre des articles centrés sur l’œuvre d’un cinéaste et des essais plus généraux (La contribution de Charles Wolfe – « Straight Shots and Crooked Plots : Social Documentary and the Avant-Garde in the 1930s » – porte ainsi sur les recoupements dans les années

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1930-1940 entre le mouvement du cinéma documentaire social et l’avant-garde, en prenant comme relais la photographie directe - straight photography - et les productions de Pare Lorentz et Leo Hurwitz durant le « New Deal »). L’originalité de ce recueil est relative à la mise en évidence de l’interdépendance entre les mouvements amateur et d’avant-garde aux États-Unis, ce qui explique la prédominance de la forme narrative et du pastiche dans les films réalisés dans ce contexte.

23 En Grande-Bretagne, trois ouvrages, redevables à des programmateurs et historiens du cinéma d’avant-garde, proposent un panorama de ces pratiques, sans systématiquement les référer historiquement : l’histoire du cinéma et de la vidéo expérimentale de A. L. Rees (A History of Experimental Film and Video) s’ouvre sur une section consacrée à « l’avant-garde canonique » ; le livre d’introduction aux avant- gardes cinématographiques de Michael O’Pray propose une synthèse des principaux mouvements qui se sont développés entre les années 1920 et 1990 (Avant-Garde Film. Forms, Themes and Passions) et David Curtis étudie ce même champ à travers la catégorie du cinéma d’artistes (A History of Artist’s Film and Video in Britain). Rees distingue au sein des premières avant-gardes historiques le cinéma d’art et ses réseaux cinéphiliques d’une part, le cinéma d’artistes d’autre part, qu’il subdivise en une tendance abstraite et une tendance burlesque. Par ailleurs, il aborde les « néo-avant-gardes » qui émergent après la Seconde Guerre comme des pratiques qui se situent dans la continuité de l’avant-garde « canonique », en se concentrant sur la Grande-Bretagne. O’Pray envisage l’avant-garde cinématographique comme une pratique artisanale et personnelle, qui se situe en dehors des canaux de production, de distribution et de diffusion commerciaux ; malgré le caractère imprécis de cette définition (qui procède par la négative et qui englobe indifféremment les films d’artistes, le cinéma amateur et les films scientifiques), O’Pray soutient que le terme d’avant-garde s’emploie encore régulièrement dans les études filmiques, en des sens souvent divergents, pour la simple raison qu’au cinéma ces pratiques ne sont pas encore institutionnalisées, comme c’est le cas dans les arts plastiques. O’Pray dresse un panorama des avant-gardes européennes et soviétiques dans les années 1920, des mouvements documentaires anglais dans les années 1930, avant de se tourner vers différentes pratiques d’après- guerre, du cinéma underground aux « nouvelles vagues ». Enfin, Curtis, dans son livre qui emprunte le format du catalogue d’art, élabore une analyse institutionnelle du cinéma d’artistes en Grande-Bretagne : il prend ainsi en compte le rôle des sociétés de films, des petites revues, des festivals, mais aussi le soutien financier de la part des musées et des fondations dans l’établissement d’une avant-garde cinématographique. Son point de départ, qui pose une relation d’identité entre avant-garde filmique et cinéma d’artistes, lui permet de déplacer la définition de l’avant-garde au cinéma : plutôt que de circonscrire un champ spécifique à celle-ci, il re-situe les pratiques dans le contexte des arts plastiques et scénographiques. Mais cette démarche pose un problème de délimitation : où s’arrête le film d’artiste ? intègre-t-il indistinctement les films projetés dans une salle obscure, les bandes vidéo exposées dans les espaces d’art, les installations d’images en mouvement (préfigurées par le cinéma élargi) ? De plus, cette catégorisation est peut-être téléologique : elle s’applique particulièrement bien aux œuvres de l’époque contemporaine (voir par exemple, le catalogue de Jaasp Guldemond et Marente Bloemheuvel, Cinéma Cinéma. Contemporary Art and the Cinematic Experience), tandis que le cinéma des avant-gardes historiques fait lui-même l’objet d’une appropriation de la part des espaces d’art. Cette dynamique d’interaction conduit certains critiques et théoriciens à parler « d’entre-deux », d’un espace doté d’une

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certaine autonomie qui se tiendrait entre le cinéma d’avant-garde, expérimental, d’art et essai d’une part, et l’art contemporain d’autre part (voir, en France, Pascale Cassagnau, Future Amnesia. Enquêtes sur un troisième cinéma).

24 Au terme de ce parcours, nous pouvons isoler trois axes qui permettent de classifier les approches récentes du cinéma d’avant-garde. En premier lieu se pose la question de la périodisation du corpus, que celle-ci soit entendue de façon délimitée ou élargie : elle peut se réduire aux années 1920-1930 (avec une réorientation en un second temps sur la forme du documentaire), coïncider avec l’entre-deux-guerres ou encore intégrer le cinéma des premiers temps aussi bien que les pratiques contemporaines. Dans cette optique tout-englobante, le cinéma d’avant-garde est élargi à d’autres genres cinématographiques (les films à trucs, les documentaires scientifiques, le documentaire militant, etc.). Le contexte culturel géographique joue égale- ment un rôle dans ces découpages (voir la situation de concurrence entre les États-Unis et l’Europe au regard de la première avant-garde historique). En deuxième lieu interviennent les critères de définition de l’avant-garde : celle-ci peut être envisagée comme une entreprise de mise à nu des matériaux, d’opacification des procédés, ou comme un projet politique de dissolution de l’œuvre dans le champ social. Ces définitions engagent la question des rapports de l’avant-garde avec d’autres pratiques filmiques (en l’occurrence, l’industrie du cinéma, le film moderniste et le cinéma populaire ou non légitimé). Postuler que l’industrie du cinéma constitue l’institution à renverser revient en fin de compte à inverser la définition « canonique » de l’avant-garde historique (en tant que négation des instances muséales de légitimation de l’art) : le film d’avant-garde, en affirmant la pureté et la spécificité de sa forme, l’autonomie de son champ et sa visée autotélique, acquiert le statut d’un objet culturel légitimé. Cette tendance à construire le cinéma « dominant » en tant que repoussoir des avant-gardes, qui prévalait largement jusque dans les années 1990-2000, est encore repérable dans maintes études contemporaines. Cependant, le mouvement des ciné-clubs et des sociétés de films répond bien à une telle logique (que l’on peut qualifier de « haut-moderniste ») : il s’agit donc d’observer les interactions entre pratique d’avant-garde, industrie du cinéma et film d’art et d’essai, sans confondre pour autant ces différentes démarches. Le lien des avant-gardes au « style moderniste » peut se négocier selon deux options opposées. Dans une perspective formelle, « l’avant-garde narrative » constitue l’un des terrains d’exercice les plus féconds du cinéma (la « photogénie » des longs-métrages dramatiques français, par exemple, exprimant la quintessence d’un pur jeu de lumières, de mouvements et de formes). Si l’on suit les définitions institutionnelle de l’avant-garde historique, l’on tend au contraire à délimiter une avant-garde radicale qui nie le mouvement d’autonomisation de l’œuvre. Enfin, on peut faire porter l’accent sur les interactions entre le cinéma d’avant-garde et les formes populaires, excentriques, du cinéma, tout particulièrement les films burlesques, de poursuite et d’attraction (c’est-à-dire les produits de masse, les formes vulgaires de l’industrie culturelle). Cette option renvoie à la question du regard avant-gardiste porté sur le cinéma ordinaire.

25 En dernier lieu, on peut opposer deux principales approches de l’avant-garde au cinéma, à savoir celle de l’amateur et celle du spécialiste. Dans le premier cas, le rapport à l’objet investigué est de l’ordre de l’adhésion, ce qui se traduit le plus souvent par une analyse de films dans une perspective auteuriste. Dans le second cas, le rapport est analytique, manifestant une distance vis-à-vis de l’objet étudié et un recentrement sur les structures qui supportent les avant-gardes, ainsi que sur la circulation des films et leur réception critique. Dans cette perspective institutionnelle, un modèle vaudrait

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la peine d’être systématisé et appliqué au cinéma d’avant-garde : celui d’une « avant- garde féminine », un « espace public multiple », qui a été théorisé dans l’histoire de la littérature moderniste anglo-américaine (voir Mark S. Morrisson, The Public Face of Modernism. Little Magazines, Audiences, and Reception, 1905-1920 ; Georgina Taylor, H. D. and the Public Sphere of Modernist Women Writers, 1913-1946).

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Bernard Bastide et François de la Bretèque (dir.), Jacques de Baroncelli | Laurent Véray (dir.), Marcel L’Herbier. L’art du cinéma Paris, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma / Les Mistons Productions, 2007, 272 pp. , ill. | Paris, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, 2007, 414 pp. , ill., 1 DVD

Rémy Pithon

RÉFÉRENCE

Bernard Bastide et François de la Bretèque (dir.), Jacques de Baroncelli, Paris, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma / Les Mistons Productions, 2007, 272 pp. , ill. Laurent Véray (dir.), Marcel L’Herbier. L’art du cinéma, Paris, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, 2007, 414 pp. , ill., 1 DVD

1 Dans les premières décennies du XXe siècle, le cinéma attirait d’étranges gens, qu’apparemment rien ne destinait à cette activité. Certains ont eu l’honneur de figurer parmi les « grands » ou parmi les « auteurs ». D’autres pas. Mais cela ne signifie pas grand-chose, chacun mettant ce qui lui plaît dans la notion d’« auteur », et la liste des « grands » ayant été fixée en fonction des goûts et des préjugés du temps par les critiques ou les amateurs qui ont rédigé les premières histoires du cinéma. Qu’il y ait lieu de réviser en permanence la liste canonique des « grands » chacun en convient. Mais ce n’est pas si simple : les films ne sont pas toujours accessibles, et surtout la paresse intellectuelle est tenace.

2 Aussi se réjouit-on quand on apprend qu’un dossier individuel est rouvert. En général, selon le processus actuellement de mode dans les milieux académiques, sous la forme

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d’un colloque, souvent lié à une rétrospective, ce qui, quand tout se passe bien, débouche sur une publication collective. C’est ce qui est advenu récemment à Jacques de Baroncelli et à Marcel L’Herbier. Or, quoi que puissent suggérer les apparences historiographiques, les deux cas présentent de fortes similitudes. Certes on ne savait quasi rien de Baroncelli, du moins avant la publication, il y a douze ans, du solide travail de Bernard Bastide1, qui contient notamment une filmographie très détaillée et qui fait le point sur la disponibilité des copies. En revanche L’Herbier jouit d’une notoriété universelle, il est présent dans toutes les histoires du cinéma, ses écrits sont fréquemment cités (peut-être davantage cités que lus...), et trois publications au moins lui ont été consacrées2. Et pourtant les deux cas ne sont pas si différents. En effet, jusqu’à une période récente, sur quoi était fondé ce qu’on savait ou pensait de L’Herbier ? Sur la vision de cinq ou six films muets, sur ce qu’en disait le petit volume très partiel et très subjectif de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », sur quelques pages glanées dans les histoires classiques du cinéma, et sur les mémoires du cinéaste lui-même3. Vu l’importance quantitative et qualitative de son œuvre, la diversité de ses activités, son rôle dans l’histoire culturelle de la France du XXe siècle, et aussi sa longévité, c’était dérisoire. Ce qui revient à dire qu’on en savait presque aussi peu sur L’Herbier que sur Baroncelli. Les deux ouvrages auxquels le présent compte rendu est consacré sont donc a priori bienvenus.

3 Jacques de Baroncelli, fils d’un marquis avignonnais, homme de culture littéraire, pénètre dans les milieux du cinéma dès 1915, un peu par hasard, un peu pour des motifs qu’on appellera plus tard alimentaires. Il y passera toute sa vie, y occupant une place importante, et parfois enviée. Et pourtant il est tout juste cité par les historiens du cinéma, qui manifestement ne savent pas trop qu’en dire. Classifier Baroncelli embarrasse ! C’est ce qui ressort avec évidence du chapitre introductif de François Albera, qui précise d’emblée que « l’histoire du cinéma ne consiste pas à redécouvrir des œuvres qui auraient été oubliées et qu’il faudrait faire entrer au Panthéon » (p. 30). La démarche de la recherche étant ainsi précisée, on peut entrer dans le vif du sujet, avec une curiosité attisée par l’étrange statut historiographique du cinéaste.

4 Les contributions publiées dans le volume sont très diverses, ce qui n’est pas surprenant, puisque les responsables de l’ouvrage, Bernard Bastide et François de la Bretèque, se sont entourés de dix-sept collaborateurs. Admettons d’emblée que l’ouvrage ne peut aborder son sujet que de façon partielle, ce qui, ajouté au caractère disparate des approches, lui donne un aspect provisoire. Mais n’est-ce pas une des lois du genre « actes de colloque » ? Le lecteur se trouve donc devant une sorte de mosaïque de textes, abordant, qui des sujets très spécialisés, qui des films complets, qui des thématiques générales, qui encore des épisodes de la vie de Baroncelli. Et l’organisation de la table des matières n’apporte qu’une cohérence de pure apparence.

5 Certaines études tiennent de la micro-analyse, comme celle où Léona-Béatrice Martin- Starewitch examine les quatre minutes d’animation que son célèbre grand-père réalisa en 1934 pour Crainquebille ; ou celle, très savante et très fouillée, que Laurent Guido consacre aux scènes dansées de la Femme et le pantin, mises en relation avec les théories du rythme et les nombreuses séquences de bal ou de spectacles chorégraphiques qu’on rencontre dans le cinéma français des années vingt. À peine moins « pointue », la contribution d’Alain Virmaux attire l’attention sur le « prologue filmé » qui servait de prélude à la projection de Gitanes, et dans lequel Colette disait tout le bien qu’elle

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pensait de Baroncelli et de son film (dont d’ailleurs seule la première bobine est actuellement disponible).

6 Pour se faire une idée un peu plus étendue du cinéma de Baroncelli, les textes consacrés à un film déterminé proposent une approche moins pointilliste. Certains traitent d’œuvres sur lesquelles on ne savait quasi rien. C’est le cas pour l’Ami Fritz (1933), adaptation apparemment assez modeste du roman populaire d’Erckmann-Chatrian, dont Odile Gozillon-Fronsacq étudie la genèse et les implications politiques et idéologiques, importantes puisque l’action se déroule en Alsace. On lit aussi avec grand intérêt ce que Gilles Martinez écrit du Rêve (1930) ; on y découvre un Baroncelli réticent devant le « parlant », qui cherche, dans un recours original à diverses musiques et dans un emploi très contrôlé de la voix humaine, un moyen adéquat à rendre compte du texte de Zola, ce qui donne au cinéaste une place parmi ceux — trop rares — qui ont tenté d’utiliser avec créativité les possibilités offertes par l’enregistrement du son. Quant à la contribution qu’Alain Carou consacre à la Duchesse de Langeais, elle retrace les circonstances compliquées et fluctuantes dans lesquelles le film a été conçu, écrit et réalisé, et les modifications successives apportées à sa signification ; c’est historiquement fort intéressant, mais on reste un peu sur sa faim : il y a sans doute autre chose à dire de ce film, qui est une des réalisations de Baroncelli qui le hissent au niveau des plus grands.

7 L’étude la plus fouillée d’un film précis est sans nul doute celle où François de la Bretèque analyse la Légende de Sœur Béatrix. Elle fait apparaître à l’évidence la vaste culture plastique et littéraire de Baroncelli, qui transparaît dans les choix esthétiques destinés à donner au film l’aura d’un récit médiéval de « miracle marial ». Il décrit « des encadrements végétaux ou des débris d’architecture au premier plan, un espace au milieu, circulaire ou elliptique, dans lequel se placent les personnages » comme des références iconographiques qui seraient les éléments d’un code signifiant le légendaire, et dont Baroncelli serait quasiment l’inventeur (p. 142). Peut-être. En tout cas on trouvera un recours aux mêmes éléments décoratifs porteurs du même sens dans la Joan of Arc de Victor Fleming, ce qui est tout de même assez inattendu. De toute manière, la production française est suffisamment pauvre en mises en scène du merveilleux pour qu’on insiste sur ce film apparemment surprenant. Dommage que l’auteur ait laissé passer quelques dérapages rédactionnels (ou typographiques ?), qui rendent incompréhensibles certaines indications chronologiques : la parution du conte de Charles Nodier dont le film est inspiré navigue entre 1827 et 1837, et il est bien malaisé de comprendre comment un film réalisé à Vienne en 1924 a été montré à Londres en 1912 ! (p. 135)

8 Au total donc, il n’y a guère que quatre films qui constituent l’objet unique d’une contribution. Si l’on songe que Baroncelli en a réalisé près de quatre-vingts, on se dit que c’est vraiment peu, même si on tient compte du texte dans lequel Éric Thouvenel s’est attaché à montrer la cohérence esthétique du « triptyque “marin” » que constituent Pêcheur d’Islande, Veille d’armes et Nitchevo (version muette), et à les situer dans l’abondante production cinématographique des années vingt où la représentation de l’eau, avec ses nombreuses possibilités esthétiques, est largement présente. Jean Mottet aborde aussi ce dernier sujet, mais de façon plus théorique.

9 Quelques contributions portent sur des thématiques dont on s’efforce de détecter la présence dans le cinéma de Baroncelli. On entre donc dans des processus périlleux de lecture interpréta-tive. Se demander si Baroncelli est un représentant qualifié d’une

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« culture provençale » (p. 147) en voie de disparition ou d’une méridionalité authentique, comme le font François de la Bretèque et Bernard Bastide, est-il de nature à susciter les passions ? Avouons notre incompétence sur ce questionnement essentiel... En ce qui concerne en revanche des sujets comme le nationalisme ou le regard porté sur la colonisation, il est évident qu’il faut procéder avec méthode et circonspection. C’est ce que n’ont fait ni Sylvie Dallet (« Le devoir et l’amour. Une lecture baroncellienne du couple colonial »4) ni Abdelkader Benali (« Jacques de Baroncelli : de la synthèse coloniale à l’imaginaire utopique »). Tous deux réservent évidemment une place de choix à l’Homme du Niger. Or ce film, tout comme SOS Sahara ou Feu ! (version sonore), doit pouvoir « se confronter au contexte », comme l’écrit Sylvie Dallet (p. 123, note 1). Que n’a-t-elle appliqué cet excellent précepte, au lieu de se livrer à un certain nombre de déclarations aussi péremptoires que confuses, dans un texte où s’entrechoquent les mythes de Sisyphe, d’Atlas et d’Orphée, « les idéaux du Front Populaire » (p. 127), les templiers et les hospitaliers, sur fond de gender studies, pour aboutir à d’énigmatiques affirmations comme celle-ci : « la conquête des terres et l’amour des femmes renvoient obscurément aux portraits d’un Comtat Venaissin annexé en 1792, un an après le décès de son impétueux ténor, Mirabeau, comte rebelle et député du Tiers État »5. Rappelons que le sujet annoncé est le « couple colonial » dans le cinéma de Baroncelli, et sauvons du naufrage l’adverbe « obscurément », qui est parfaitement en situation. Quant à Abdelkader Benali, il nous fait circuler au travers des époques en oubliant totalement que les dates des films auxquels il se réfère — et qu’il a lui-même précisées — renvoient à l’immédiat avant-guerre. Et lorsqu’il fait un effort pour « se confronter au contexte », c’est pour écrire que les « années 1930 » sont la « période durant laquelle le discours colonial français s’est, de manière générale, édifié » (p. 113) ! Qu’il aille voir par exemple du côté de Jules Ferry ! Quant à placer Flaubert parmi les écrivains pour qui « la Province représentait les valeurs de l’authenticité » (p. 119), la seule lecture de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet devrait suffire à le détromper. Dommage que de pareilles bourdes compromettent la fiabilité d’une contribution qui, par ailleurs, contient des éléments intéressants.

10 Le contraste rend plus évident encore l’intérêt du texte que Laurent Véray a consacré à « Baroncelli, cinéaste nationaliste ? » (le point d’interrogation est évidemment essentiel). L’auteur y a pris la précaution — élémentaire certes, mais pas toujours réalisée — de définir les notions auxquelles il se réfère, et il construit sa démonstration avec précision, en recourant habilement à la confrontation de données écrites et d’analyses de films, pour déboucher sur une conclusion aussi nuancée que convaincante. Du beau travail. Beau travail aussi que celui de Valérie Vignaux, qui se livre à une présentation critique du fonds d’archives Jacques de Baroncelli déposé à la CF. Elle en montre avec compétence les richesses et les limites, signalant notamment un problème aussi vieux que la conservation des archives, à savoir le choix entre le classement thématique et le classement chronologique. Certes une partie de son intervention peut paraître quelque peu élémentaire, mais lorsqu’on voit avec quelle désinvolture et quelle absence de méthode agissent certains « historiens » autoproclamés du cinéma lorsqu’ils sont confrontés aux sources écrites, on se convainc que Valérie Vignaux a fait là œuvre très utile. Reste à souhaiter qu’elle soit entendue.

11 C’est d’ailleurs grâce à l’existence d’archives qu’ont pu être étudiés et présentés dans le livre certains épisodes de la carrière de Baroncelli. En particulier ses deux tentatives pour devenir son propre producteur : l’aventure de la Lumina Films et celle de la Société belge des Films Baroncelli, étudiées très attentivement par Bernard Bastide

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pour la première et par Dimitri Vezyroglou pour la seconde. Autre épisode jusqu’ici mal connu, celui de l’expérimentation du mystérieux procédé sonore Selenophon pour des enregistrements de dialogues en plein air lors du tournage de Gitanes, dont Mireille Beaulieu retrace les vicissitudes et l’échec. Enfin deux articles traitent des relations entre Baroncelli et deux illustres collègues, René Clair (Noël Herpe) et Louis Delluc (Pierre Lherminier).

12 Le livre refermé — non sans avoir apprécié au passage les douze reproductions d’affiches de films, mais déploré l’absence de tout index —, peut-on se représenter clairement ce qu’ont été, dans leur ensemble, la vie et l’œuvre de Jacques de Baroncelli ? Pas vraiment. Il reste trop de zones d’ombre, d’incertitudes et de films inconnus. L’ouvrage, comme sans doute le colloque dont il est le résultat, expose les éléments détectés par quelques coups de projecteurs donnés dans des directions très diverses. Ou, pourrait-on dire pour être plus constructif et plus constructeur, il fournit quelques briques, quelques poutres, quelque tuiles et quelques équipements d’un bâtiment futur. Charge à qui se confrontera au rude travail de construction qui reste à entreprendre de les mettre à leur place le moment venu.

13 Tout comme Baroncelli, qui était son aîné d’une dizaine d’années, Marcel L’Herbier s’est d’abord destiné à la littérature, puis, sans renoncer pour autant à s’exprimer par écrit, il a passé au cinéma durant la Première Guerre, comme réalisateur et parfois comme producteur. Mais sa carrière sera beaucoup plus longue que celle de son confrère. Non content d’être l’auteur — il tenait à ce titre, comme on sait — de plus de quarante films, il a aussi eu une importante activité syndicale, il a publié plusieurs livres — dont ses passionnants souvenirs — et d’innombrables articles, il a eu une action importante dans l’enseignement des métiers du cinéma, et il a été un des pionniers de la télévision en France. Dresser un panorama complet de son activité n’est donc pas simple. Mais il est plus difficile encore de cerner la personnalité subtile et protéiforme d’un artiste qui témoignait d’un goût certain pour la préciosité et maniait le paradoxe avec virtuosité, ce qui masquait parfois une certaine imprécision des concepts, et de profondes contradictions. Le défi a pourtant été relevé par le groupe de chercheurs qui ont participé au colloque organisé en décembre 2006, et dont la récente publication dirigée par Laurent Véray pérennise les résultats, sous la forme de vingt-cinq contributions individuelles groupées en trois grandes parties, en fonction d’un découpage chronologique qui fonctionne d’ailleurs assez mal.

14 Il est à peine schématique d’affirmer que les plus utiles et les plus précieuses sont d’ordre biographique. Éric Le Roy montre combien L’Herbier était conscient de la nécessité de préserver pour l’avenir non seulement ses films, mais ses archives, ce qui, dans sa génération, n’était pas si commun ; il décrit dans quelles conditions, après avoir, comme tant d’autres et bien à tort, fait confiance à Henri Langlois, le cinéaste a déposé ce précieux matériel au CNC. Mais L’Herbier avait conservé à son domicile toute une documentation, qu’il a utilisée en particulier pour rédiger ses mémoires, et qui est restée entre les mains de sa fille Marie-Ange, laquelle l’a largement mise à disposition des chercheurs. C’est ce qui a permis par exemple à Jean Gili de faire enfin la lumière sur une période charnière de la carrière du cinéaste, à savoir celle de l’Occupation et des années immédiatement postérieures ; L’Herbier consacre alors beaucoup de temps et d’énergie à la Cinémathèque française, où il tente en vain d’imposer une gestion sérieuse, et à l’IDHEC, qu’il porte sur les fonds baptismaux. Sur la base des mêmes archives, combinées avec les papiers Autant-Lara déposés à la Cinémathèque suisse,

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François Albera étudie les projets ébauchés par les deux artistes entre 1918 et 1924, avec diverses interventions, souvent intrusives, de Cocteau, que L’Herbier rencontrera souvent sur sa route. Pour sa part, Laurent Le Forestier a tenté d’y voir clair dans les rapports professionnels et dans les éventuelles influences critiques entre L’Herbier et André Bazin. Moins neuves, puisqu’il s’agit d’épisodes de sa carrière que le cinéaste a souvent évoqués, mais néanmoins fort précieuses par leur précision, les pages que Mireille Beaulieu consacre aux activités syndicales de L’Herbier, et celles où Alain Carou examine son combat concernant la notion de droit d’auteur. À l’évidence, ses souvenirs, comme tous les souvenirs d’ailleurs, ne sont jamais à recevoir sans contrôle. Ce qui ressort aussi du travail de Dimitri Vezyroglou sur les avatars de la société de production Cinégraphic.

15 Le reste de l’ouvrage est moins satisfaisant. Nous avons insisté, à propos du volume consacré à Baroncelli, sur la multiplicité des approches et sur la fragmentation des données qui sont inhérentes à ce type de publications. Or, dans le cas de L’Herbier, ces caractéristiques sont bien plus marquées encore, et partant plus graves. Ce n’est pas que certaines contributions sur des sujets spécialisés — d’ordre esthétique en général — manquent d’intérêt ou d’originalité. Mentionnons en particulier celle de Laurent Guido sur Jaque Catelain et celle de Marguerite Chabrol sur les rapports, non dépourvus d’ambiguïté, de L’Herbier avec la musique. Mais quelques autres vont malheureusement du très discutable au pire : l’empilement d’hypothèses incertaines que constitue la contribution creuse de Phil Powrie sur ; les banalités réunies par Prosper Hillairet6 sur le thème hyper- ressassé de la « synthèse des arts »7 dans l’Inhumaine ; le bric-à-brac vaguement psychanalytique assemblé par Marie Martin pour traiter d’onirisme et de maniérisme, en insistant — s’agit-il d’un aveu de l’inconscient ? — sur le recours au flou. On atteint le fond du gouffre avec une contribution qui pourrait porter le titre de « Moi et L’Herbier » : Noël Burch y applique ses convictions du moment (« le noyau dur signifiant de n’importe quel film de fiction est la représentation qui s’y donne des rapports sociaux des sexes », p. 201) à une interprétation de quatre films de L’Herbier (El Dorado, l’Inhumaine. l’Argent et le Bonheur), en fonction d’une approche qui tient moins de l’analyse sérieuse que de l’application mécaniste de préjugés sommaires. Consternant !

16 Mais, du moment que l’on sait d’avance que des actes de colloque contiennent le meilleur et le pire, ce n’est pas là que réside la déception majeure. On pouvait en effet espérer que les études abordassent en priorité les œuvres les moins connues de l’abondante production de L’Herbier. Ce n’est malheureusement que très partiellement le cas. Un rapide coup d’œil sur l’ « index des films cités » (pp. 402-404) permet par exemple de dresser un palmarès des titres mentionnés : l’Inhumaine vient largement en tête, suivi, presque à égalité, de l’Homme du large, El Dorado, Feu Mathias Pascal et l’Argent. Font une performance honorable : Rose-France, Don Juan et Faust, le Diable au cœur, l’Enfant de l’amour, le Mystère de la chambre jaune, le Parfum de la dame en noir, le Bonheur, et la Nuit fantastique. Cette liste est très significative : à deux exceptions près (le Diable au cœur et l’Enfant de l’amour), elle est constituée des films de L’Herbier les plus connus, et sur lesquels on a déjà le plus écrit ; d’autre part, c’est la production muette qui reste privilégiée. Tout cela manque singulièrement d’originalité. Mis à part l’intérêt manifesté par Éric Thouvenel envers le Diable au cœur, ou par Michael Temple envers le projet jamais réalisé de porter à l’écran le Portrait de Dorian Gray, on ne constate guère de curiosité chez les chercheurs. Et pourtant, dans son « Introduction », Laurent Véray proclame fort justement à propos de L’Herbier que « le moment est venu [...], en

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prenant un recul critique, d’une interprétation sérieuse de son œuvre, qui permet d’en éclairer la richesse et la complexité, afin de reconnaître la place qui est la sienne dans l’histoire du cinéma » (p. 11). Avouons qu’on reste assez éloigné de cet ambitieux programme, comme si certains collaborateurs de l’ouvrage n’éprouvaient pour l’œuvre de L’Herbier qu’un intérêt quelque peu conjoncturel. Cela expliquerait qu’il s’en tinssent aux valeurs sûres. Et parfois à moindres frais : même l’Argent, monument trop vaste peut-être, n’est pris en compte que marginalement.

17 Mais ce qui désole le plus le lecteur curieux, c’est que le dogme historiographique selon lequel l’œuvre sonore de L’Herbier n’a guère d’intérêt semble se perpétuer. Certes les premiers films des années trente sont présents, sous la forme d’un article sur les adaptations de Gaston Leroux (Catherine Berthé Gaffiero) et d’une courte présentation de l’Enfant de l’amour (Michel Marie). Mais la suite ? Seules les deux œuvres les plus notoires ont été vraiment prises en considération : le Bonheur, dans une bonne contribution de N.T. Binh, ainsi que par Muriel Andrin à propos du mélodrame, et par Noël Burch ; et la Nuit fantastique, étudié par Christophe Gauthier, et abordé, parmi d’autres films, par Marie Martin. Personne en revanche ne semble avoir eu envie ou pris de risque d’aller voir ailleurs. Certains titres ne figurent même pas à l’« index des films cités » (la Route impériale, Nuits de feu, Histoire de rire, la Révoltée, etc.). Et si d’autres, parfois essentiels, sont crédités d’une ou deux occurrences, c’est grâce à Bernard Bastide, qui « sauve l’honneur » en consacrant un article important à la réception critique des films de L’Herbier dans les années trente. Il insiste très justement sur les « drames patriotiques » évoquant la marine et l’épopée coloniale (les Hommes nouveaux, la Porte du large, Veille d’armes, remake du film de Baroncelli, etc) ; cela eût pu conduire à une étude sur L’Herbier et le nationalisme... Il signale aussi l’importance de ce que le cinéaste nommait lui-même les « chroniques filmées » (la Tragédie impériale, Adrienne Lecouvreur, Entente cordiale et l’Affaire du collier de la reine). On pourrait ajouter un troisième groupe, celui des films à sujet russe, ce qui s’inscrit dans une mode de l’époque (la Citadelle du silence, Nuits de feu, la Tragédie impériale et la Brigade sauvage, que termina Jean Dréville8). Tout cela mériterait qu’on s’y intéressât. L’enjeu n’est pas négligeable : rappelons que L’Herbier a tourné, entre 1929 et 1953, une trentaine de films, ce qui représente les deux tiers de sa production totale.

18 Bernard Bastide est évidemment amené par son sujet même à examiner ce qui a été dit et écrit de L’Herbier, rejoignant en cela les quelques indications fournies par Laurent Véray dans son introduction. L’ensemble apparaît cependant bien mince. Malheureusement personne ne s’est aventuré sur le terrain de l’historiographie, comme François Albera l’avait fait pour Baroncelli. Certes les archives du cinéaste contiennent de très nombreux articles concernant ses films. Mais est-ce exhaustif ? On peut en douter. L’ouvrage comporte bien une « Bibliographie des écrits et entretiens de Marcel L’Herbier » (pp. 369-382) ; mais celle-ci reprend simplement les listes dressées par le cinéaste lui-même. Il n’y a en revanche pas de bibliographie générale concernant sa vie et son œuvre. Cette lacune est étrange. Même pour trouver les références des trois modestes livres qui existent en français, il faut aller chercher dans les notes infra- paginales des articles de Laurent Véray et de Bernard Bastide ; ce dernier nous fournissant l’occasion de signaler qu’à la mort du cinéaste en 1979, le seul hommage qui ait laissé des traces, sous la forme d’une modeste plaquette et d’une superbe affiche, fut celui du festival de Locarno de 1980.

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19 Et que donnerait un dépouillement systématique des histoires générales ou sectorielles du cinéma ? Peut-être aurait-on des surprises, à condition de ne pas se limiter aveuglément au domaine francophone. Les films de L’Herbier ont circulé hors de France. Or, si on trouve un article sur le cinéma de L’Herbier vu d’Italie, c’est du futurisme et des films muets (encore...) qu’il s’agit (Antonio Costa). Personne n’est allé voir du côté de Pasinetti, par exemple, ni de Campassi. Or ce dernier place L’Herbier parmi les « artigiani e mestieranti »9, aux côtés de Feyder, de Gance, de Raymond Bernard... et de Baroncelli, dont il souligne les affinités avec L’Herbier ! Et l’historiographie italienne ne constitue pas une exception. Paul Rotha parle de L’Herbier ; Jerzy Tœplitz aussi, et abondamment. Le champ de la recherche historiographique serait vaste.

20 Autre remarque, qui concerne également ce qui se passe hors de France. L’Herbier a travaillé à Berlin en 1938, pour Adrienne Lecouvreur, et en Italie, pour Terre de feu, la Comédie du bonheur, la Vie de bohème et gli Ultimi Giorni di Pompei. Là aussi, on aimerait en savoir davantage que les quelques souvenirs qu’il évoque dans la Tête qui tourne. Terre de feu, la Comédie du bonheur et la Vie de bohème ont été réalisés en double version, ce qui mériterait attention. Et la seule évocation d’une collaboration entre L’Herbier et l‘obscur Paolo Moffa pour tourner un péplum pique la curiosité. Mais la lacune la plus éclatante reste l’absence de toute étude sérieuse sur le film essentiel et fascinant qu’est la Comédie du bonheur (Ecco la felicità !), projet ancien qu’après des années d’essais infructueux, L’Herbier parvient à concrétiser à Rome dans l’hiver 1939-1940.

21 À signaler qu’il existe un autre pan de l’activité créatrice de Marcel L’Herbier qui nous échappait complètement jusqu’ici, à savoir les travaux réalisés pour la toute jeune télévision française entre 1952 et 1961. Or il s’agit d’un corpus extrêmement volumineux, dont on a désormais une idée, grâce à deux articles très utiles, qui sont les plus neufs de l’ouvrage : celui de Michel Dauzats, qui dresse un inventaire, et celui de Dominique Moustacchi, qui esquisse une première analyse des éléments conservés, malheureusement fort peu nombreux.

22 Ajoutons que le livre est très abondamment illustré. Si les images réparties dans les textes ne sont pas toutes d’un intérêt documentaire évident, d’autres, en particulier celles qui occupent les pp. 353 à 368, sont précieuses, et parfois très étonnantes. Et l’éditeur a eu la bonne idée d’adjoindre à la publication un DVD contenant le moins connu sans doute des films muets de L’Herbier, à savoir le Diable au cœur, agrémenté de quelques documents annexes.

23 Après Baroncelli et L’Herbier, à qui le tour ? Osons quelques suggestions : Raymond Bernard, Pierre Chenal, Pierre Billon, Gaston Ravel, et, last but not least, Albert Valentin.

NOTES

1. Jacques de Baroncelli, Écrits sur le cinéma, suivi de Mémoires. Textes réunis et présentés par Bernard Bastide, Perpignan, Institut Jean Vigo, 1996.

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2. Jaque Catelain présente Marcel L’Herbier, Paris, Jacques Vautrain, 1950 ; Noël Burch, Marcel L’Herbier, Paris, Seghers, 1973 (Cinéma d’aujourd’hui, n°78) ; Jean-Pierre Brossard (dir.), Marcel L’Herbier et son temps, La Chaux-de-Fonds, éditions Cinédiff, [1980]. 3. Marcel L’Herbier, la Tête qui tourne, Paris, Belfond, 1979. 4. Titre de l’article à la page 123 ; la table des matières donne une orthographe et une typographie surprenantes : « Le Devoir et l’amour. Une lecture baroncellienne du couple colonial » (p. 16). 5. P. 131. En fait, l’annexion du Comtat date de 1791, mais qu’importe, dans ce « feuilleté des interprétations » (ibid.). 6. Pourquoi ce collaborateur est-il le seul à ne pas avoir sa notice dans la « Présentation des auteurs » ? 7. Était-il vraiment nécessaire qu’à chaque évocation de ce sujet fût répétée la liste canonique des artistes (Fernand Léger, Mallet-Stevens, etc) qui ont participé à cette tentative ? On eût aisément pu éviter ces redites, comme d’ailleurs quelques autres problèmes rédactionnels et éditoriaux dus à la multiplicité des auteurs. 8. Fidèle collaborateur et compagnon de route de L’Herbier depuis Autour de « l’Argent », Jean Dréville, dont l’amabilité envers les chercheurs était aussi parfaite que sa mémoire, était un témoin inestimable. Malgré nos réticences envers l’« histoire orale », nous déplorons que les souvenirs de Dréville n’aient jamais fait, à notre connaissance, l’objet d’un enregistrement systématique. 9. Osvaldo Campassi, Dieci anni di cinéma francese, vol. 2, Milano, Poligono, 1949 (Biblioteca cinema-tografica, 2 b), pp. 22-31.

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Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over, Voix-attraction et voix- narration au cinéma Lausanne, Éditions Antipodes, coll. « Médias et histoire », 2007, 539 p.

Édouard Arnoldy et Laurent Le Forestier

RÉFÉRENCE

Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over, Voix-attraction et voix-narration au cinéma, Lausanne, Éditions Antipodes, coll. « Médias et histoire », 2007, 539 p.

1 Construite sur les vestiges d’une cinéphilie qui avait essayé de penser ensemble histoire et esthétique (dans des directions très diverses, de Sadoul à Bazin), la réflexion universitaire sur le cinéma, en France, s’en est paradoxalement éloignée très vite, au moins sur ce point. Désormais, on travaille soit dans le domaine esthétique, soit dans le domaine historique, et les passages de l’un à l’autre sont généralement considérés avec suspicion. Conséquence ultime de cette évolution : les systèmes théoriques récents se sont affranchis de tout ancrage historique et ne permettent plus vraiment de penser le cinéma, mais tout juste de porter sur lui des regards esthétiques très subjectifs. Force est de reconnaître, dans ce contexte, que les travaux théoriques les plus stimulants (parce que prêtant simultanément à discussion et à application dans l’histoire du cinéma), récemment, viennent d’horizons plus lointains (Canada, Suisse, etc.) et le livre d’Alain Boillat en apporte une nouvelle preuve.

2 Voilà en effet un ouvrage qui, comme on le dit familièrement, « en impose » : par son volume (pourtant la réduction d’un manuscrit plus épais encore), ses ambitions et, surtout, son envergure. Car ce qui caractérise sans doute le plus ce livre, c’est sa faculté à brasser un corpus filmique, des théories multiples, des références diverses (recherches doctorales, documents de première main, souvent méconnus, « fondamentaux » en histoire et théorie du cinéma, de la littérature, de l’art, etc.) autour d’une problématique fascinante, les différents « régimes de la voix » au cinéma

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(comme on parle des « régimes de l’image » au moins depuis Deleuze ou Rancière). Ce livre s’inscrit ainsi dans la foulée des travaux de Michel Chion ou d’Alain Masson qui ont, voici quelques années maintenant, rendu grâce au son du cinéma, et à la voix en particulier. Le livre de Boillat suit également les voies tracées par des études conduites au Québec, autour d’André Gaudreault et de Germain Lacasse, intéressées par l’oralité, dans une perspective à la croisée de l’histoire (du cinéma) et de la narratologie. Enfin, cet ouvrage participe d’un mouvement d’ampleur de recherches consacrées à l’histoire du son et de la voix en histoire du cinéma (avec Rick Altman en éclaireur, puis Édouard Arnoldy, Martin Barnier et Giusy Pisano, notamment).

3 L’intérêt qu’il suscite provient de cette capacité à s’inscrire dans un champ, c’est-à-dire à en faire le bilan, à en discuter certaines hypothèses et avant d’en formuler de nouvelles. Son idée se base initialement sur la nécessité de penser simultanément la voix au cinéma d’un point de vue matériel et d’un point de vue fonctionnel : pour ce qui est de sa matérialité, la voix peut être vive et/ou enregistrée ; pour ce qui est de sa fonction, elle peut relever plutôt de la monstration ou plutôt de la narration. Le couplage de ces deux dimensions doit alors permettre de couvrir l’analyse de tous les usages de la voix à travers l’histoire du cinéma – ce qu’Alain Boillat se propose d’essayer de faire, en appliquant ses réflexions à des objets aussi disparates que les films de Méliès, le Roman d’un tricheur, Lola Montès et Hiroshima mon amour.

4 On le voit : le plus grand mérite d’Alain Boillat est incontestablement d’avoir considéré l’indissociabilité de questions d’histoire, d’esthétique et de théorie. Il faut le souligner avec insistance, car un tel dessein est le plus souvent un vœu pieux, une belle intention, toujours réitérée, rarement éprouvée. Or, ici, il s’agit de cela : mettre à l’épreuve des perspectives généralement disjointes et reprendre le fil de la théorie du cinéma plutôt délaissée ces dernières années (une théorie enfin en crise ?)1 Voilà donc un ouvrage audacieux mais qui n’oublie pas, pour autant, d’articuler cette audace générale (repenser l’ensemble d’un champ) à des pauses théoriques très concrètes : Boillat fait montre d’une capacité peu répandue à, simultanément, théoriser et synthétiser, notamment en construisant, sur les divers objets dont il s’empare, de rigoureuses taxinomies, qui constituent d’éclairants outils pour des recherches à venir (par exemple sur les différents degrés de déliaison de la voix-over, pp. 342-343). Certes, on pourrait pointer, ici et là, quelques excès sur ce plan : l’auteur paraît se sentir contraint de faire une sorte d’état des lieux sur chaque point théorique soulevé, au risque, parfois, que cette structure en tiroir finisse par se refermer sur le lecteur, qui peut éprouver quelques difficultés à suivre le fil de la réflexion. Disons que si cette forme d’écriture se justifie sans aucun doute pour une thèse, sa pertinence paraît peut-être moins évidente dans un cadre éditorial.

5 Le principal mérite de cet ouvrage est donc que le cinéma, les films ne sont pas sacrifiés sur quelque autel que ce soit – la théorie, l’histoire. D’ailleurs, l’analyse d’un film, Hiroshima mon amour, est à l’origine du projet doctoral d’Alain Boillat. Les films abordés par lui sont en effet très nombreux. À cet égard, on apprend dans la préface de François Albera que la thèse dont est tiré ce volume consacrait également quelques développements à René Clair et certains de ses films (on imagine plusieurs dizaines de pages, attendues avec impatience). C’est dire si ce travail accorde une place prépondérante au film dans son dispositif, entre histoire et théorie. Ce qui, hélas, est trop rare dès qu’il s’agit de faire de l’histoire ou de la théorie du cinéma ! Au regard des ambitions de l’auteur, clairement affichées, concernant les croisements de la théorie,

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de l’histoire et de l’esthétique, on ne peut pas pourtant dire, comme François Albera dans sa préface, qu’une perspective esthétique traverse avec la même assurance les différents chapitres de cet ouvrage. Les choix méthodologiques de l’auteur ne l’entravent pas, certes, mais elles ne favorisent pas toujours le déploiement de questions d’esthétique. D’abord parce que les films sont souvent convoqués pour exemplifier certains points théoriques et non pour être véritablement analysés dans une perspective plus simplement esthétique. Si Boillat a probablement raison de vouloir se distancier « des approches américaines du type de celle de Bordwell qui, dans une optique simplificatrice tendant à juger la théorie sur la base de sa seule productivité immédiate en termes d’analyse de film, refuse de facto le cadre des théories de l’énonciation » (p. 387), la perspective qu’il adopte est, pour tout dire, inverse et s’expose donc au grief exactement contraire. De plus, la multiplication des films convoqués contribue aussi, paradoxalement, au manque d’approfondissement des questions esthétiques. De nombreux films, de genres et d’époques épars, sont parfois juste évoqués, pas toujours analysés. Peut-on d’ailleurs en faire le reproche à l’auteur ? Certainement pas, car ce livre – marqué par la sémiologie et la narratologie, aujourd’hui en perte de vitesse dans les études cinématographiques et qu’il réhabilite avec vigueur – frappe par son unité : de ton (sans fioriture, précis, concis, direct) et sur le fond (un fil conducteur tient l’ensemble, sans accroc, sans « passage à vide »). N’empêche, l’esthétique est un peu laissée sur les bas-côtés de ce projet sans doute insatiable. La « gourmandise » est certes une des principales qualités de l’auteur, dont l’érudition est absolument stupéfiante (Boillat nous mène parfois en des terrains improbables avec une conviction certaine : de Zumthor à Gaudreault, via Ricoeur ou Metz). Encore faut-il ne pas donner le sentiment de vouloir à tout prix goûter à tous les mets, au risque de les avaler trop vite ou d’en laisser de beaux morceaux de côté. Certains des auteurs convoqués méritaient sans doute davantage qu’une présence juste citationnelle, sans réelle portée théorique. On pense à Walter Benjamin auquel l’auteur se réfère à propos de Sacha Guitry. On ne souscrit pas sans réserve au titre même du chapitre qui invoque sans grande nuance le dramaturge-cinéaste comme un « conteur au sens de Walter Benjamin ». Trace ostensible d’une thèse dont le livre n’est pas expurgé de toutes ses séquelles, ce passage par Benjamin paraît forcé et, sans doute, inutile, dans la mesure où ce détour n’apporte pas grand-chose à l’analyse du Roman d’un tricheur – et fait bien peu de cas de la portée du texte de l’intellectuel allemand.

6 Paradoxalement, la dimension tentaculaire de ce livre met en relief ses manques. On songe ici à la dimension historienne de ce travail. L’auteur a bien raison de mettre en garde son lecteur, d’entrée : « le titre du présent ouvrage n’entend connoter aucune conception évolutionniste », envisageant plutôt « une analyse comparée de la voix vive et de la voix fixée lorsqu’elles sont couplées à des projections d’images animées ». L’auteur arrive, effectivement, à ses fins : éviter la chronologie linéaire. Vieux débat, de fait, qui mérite d’être sans cesse d’être repensé – même s’il ne faut pas faire par principe table rase de la chronologie en histoire (on le sait depuis Foucault). Avec la même facilité qu’il circule parmi des concepts théoriques, œuvrant à des « combinatoires aléatoires » (évoquées par Albera), Boillat vaque au gré de l’histoire du cinéma afin de privilégier une méthode à vocation comparatiste. Encore une fois, peut- on lui reprocher de ne pas s’être plus sérieusement attardé en des moments singuliers et problématiques de l’histoire du cinéma ? Sans doute. À plus forte raison que Boillat paraît plutôt sensible aux moments où se posent crûment des questions d’histoire, de théorie, à l’histoire du cinéma, notamment la fin des années vingt et le début des

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années trente, quand plusieurs films (de L’Herbier, de Colombier, de Duvivier, de Guitry, de Florey, entre autres, le Chanteur de jazz et quelques-uns des « premiers parlants » compris) exposent cette question des chevauchements de « deux régimes de voix », la « voix-attraction » et la « voix-narration », lorsque le cinéma passe insensiblement du muet au parlant. Cette faille dans le corpus filmique et cette tentation hégémonique met en perspective les risques d’une ambition historienne démesurée. Cet arrêt méritait sans doute d’être effectué, a fortiori si l’on se souvient des ambitions de ce livre, car une halte eut sans doute permis de prendre alors la pleine mesure de l’indissociabilité de questions d’histoire et d’esthétique, et sa dimension problématique. Une remarque du même ordre peut être formulée au sujet des sources « non-film », dont le corpus pose parfois problème : si Boillat convoque beaucoup de sources premières peu utilisées et très pertinentes, il a tout autant recours à des sources secondaires, pas toujours suffisamment interrogées comme telles. Il en est ainsi, par exemple, des références au Cinéma-Bouffe d’Arlaud, qui évoque le bonimenteur (il y a d’ailleurs une coquille dans le numéro page indiqué : il s’agit de la page 79 et non 69) dans le cadre du cinéma des premiers temps, mais le fait d’un point de vue résolument téléologique (page 69, justement, tout comme Sadoul à la même époque, Arlaud voit dans le Cinéorama une première expérience de « cinéma total » - selon l’expression contemporaine de Barjavel). Pour autant, cela n’invalide pas le contenu de la citation mais il est tout de même étonnant que ces sources secondaires soient si peu « critiquées », au sens historiographique que les méthodistes donnaient à ce terme. De plus, le choix de citer telle ou telle source secondaire n’est pas toujours véritablement justifié. Ainsi, Du muet au parlant, d’Alexandre Arnoux est étudié parce qu’« il n’est pas possible d’évoquer ici toutes les figures majeures de la réception critique de cette époque » (p. 267), alors qu’il paraît avoir été retenu surtout parce que ses textes travaillent, contrairement à d’autres de cette période, la dimension attractionnelle du son. Bref, la singularité de ces réflexions, bien que déterminante dans l’analyse de Boillat, se trouve dissimulée derrière une prétendue exemplarité.

7 Ce que l’on pointe ici, c’est en quelque sorte les limites de l’extraordinaire ambition de ce travail, qui, prenant le risque d’investir à la fois les champs théoriques, esthétiques et historiques, se trouve confronté à la difficulté de satisfaire simultanément aux réquisits de ces trois disciplines. Mais ce ne sont là que des « défauts » mineurs – et pour tout dire, presque impossibles à éviter - en regard de la portée de l’ouvrage, clairement plus théorique qu’historique. Bref, si ce livre peut être discuté (ou doit être discuté, comme tout essai qui s’emploie à renouveler le discours sur un champ), c’est plus sur ce qu’il propose que sur ses usages de l’histoire. Et si l’on peut difficilement objecter des contre-arguments à l’hypothèse de Boillat, qu’il impose avec la force de l’évidence, il est néanmoins possible de remarquer que, parfois, la connaissance actuelle de l’histoire du cinéma paraît réduire quelque peu l’ampleur de ses conclusions. Deux exemples suffiront à l’esquisser : analysant la dimension sonore du muet, Boillat affirme que « le bonimenteur n’est pas assimilable à un élément “mécanique” puisque son rôle consiste précisément à contrebalancer, par une plus- value d’humanité, la technicité inhérente à la composante visuelle du dispositif » (p. 42) puis, plus loin, qu’« une autre source de perturbation réside dans les voix qui proviennent du public » (p. 135). Si ces deux affirmations, clairement disjointes dans l’ouvrage, peuvent être rapprochées c’est parce que dans les deux cas la place et/ou la perception du spectateur font problème et que ces deux hypothèses ne sont guère étayées par des sources premières. De fait, en l’état, rien ne permet d’affirmer

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définitivement que la composante visuelle était perçue (comme elle peut l’être aujourd’hui) dans sa nature technique, ni la composante sonore dans sa nature « humaine », ni même que les voix des spectateurs étaient ressenties, par les uns et les autres, comme une perturbation. Ce qui fait défaut ici, au niveau historique, c’est la prise en compte (bien sûr impossible dans le cadre de l’étude de Boillat) d’un large corpus de témoignages sur la réception, comme a commencé à le constituer Martin Barnier, dans le cadre d’un travail pour l’habilitation à diriger des recherches, pas encore publié. Cette recherche historique en cours montre surtout que la théorie tend peut-être un peu trop à mettre au singulier « la parole », « le spectateur ». Mais le mérite du travail de Boillat est justement de permettre, dorénavant, aux historiens d’utiliser, pour l’étude de ces pluriels à travers l’histoire, des outils conceptuels dont l’auteur montre parfaitement la validité : il ne peut s’agir de reprocher à Alain Boillat de lancer la balle aux historiens, mais plutôt de souhaiter que ceux-ci la prennent au bond.

8 À bien des égards, le projet d’Alain Boillat est donc salutaire car il rappelle avec vigueur la prévalence d’une problématique dans une recherche (en histoire ou en esthétique du cinéma, indistinctement). En ce sens, Boillat réaffirme ce que trop d’historiens oublient un peu vite – trop soucieux de « l’exactitude » des faits. En cela, l’auteur peut très bien reprendre à son compte la judicieuse injonction d’un historien, Lucien Febvre, qui invitait à privilégier « une histoire non point automatique, mais problématique ». Une histoire qui reste partiellement à faire et, dorénavant, avec les notions forgées par ce livre.

NOTES

1. Voir Roger Odin (dir.), La Théorie du cinéma, enfin en crise, Montréal, CINéMAS, printemps 2007, vol. 17, n°2-3.

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Hervé Dumont et Maria Tortajada (dir.), Histoire du cinéma suisse 1966 – 2000 Lausanne / Hauterive, Cinémathèque suisse / éditions Gilles Attinger, 2007, 2 tomes, XLIII + XI + 1540 p., ill.

Rémy Pithon

RÉFÉRENCE

Hervé Dumont et Maria Tortajada (dir.), Histoire du cinéma suisse 1966 – 2000, Lausanne / Hauterive, Cinémathèque suisse / éditions Gilles Attinger, 2007, 2 tomes, XLIII + XI + 1540 p., ill.

1 Définir ce qu’est — ou n’est pas — un cinéma « national » est devenu bien difficile. Heureuse époque que celle où les histoires du cinéma se divisaient sans aucun scrupule méthodologique en chapitres consacrés aux cinémas nationaux (le cinéma français, le cinéma allemand, le cinéma anglais, etc.), et où l’on entreprenait avec la même innocence un livre consacré entièrement à l’un d‘entre eux1. On s’adressait alors à des lecteurs qui admettaient implicitement le flou de la notion, dans un contexte de production où l’internationalisme n’avait eu encore que des effets limités. De nos jours, quiconque se lance dans un projet de ce genre est contraint — ou s’estime contraint — de définir des critères de nationalité, ce qui, s’agissant d’un film, qui est un objet, et, ce qui complique encore les choses, un objet culturel, tient de la quadrature du cercle. Dans son introduction à l’Histoire du cinéma suisse 1966 — 2000, Maria Tortajada a sacrifié à ce rituel2 ; elle a repris et développé la même thématique dans la précédente livraison de 18953, sous un angle plus théorique.

2 Nous n’entrerons pas en matière sur cette définition quelque peu abstraite d’un « cinéma suisse », quand bien même nous serions enclin à considérer les choses d’un point de vue plus strictement juridique, administratif et financier, sans faire intervenir, même marginalement, la notion, combien équivoque et périlleuse, d’identité nationale,

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du moins à ce stade de la recherche. Chacun comprendra d’ailleurs qu’il était indispensable de fixer quelques critères, tout en sachant qu’ils prêteraient à discussion, et de les choisir aussi précis que possible, sans s’interdire quelques exceptions quand la complexité de la réalité les justifie. Ce qui a été fait, et bien fait. Notre approche sera différente. Nous allons nous placer du modeste point de vue de l’utilisateur, qui accueille avec une innocence candide et de grands espoirs ces deux gros volumes, et qui ne se plaindra évidemment pas s’il y trouve des informations concernant des films dont il ne pensait pas qu’on les considérât comme suisses.

3 Ouvrons donc le premier tome. Nous y trouvons d’abord, sur 43 pages (numérotées en romain), deux textes introductifs, qu’il faut lire attentivement si l’on veut tirer le meilleur parti de ce qui suivra. Puis viennent des fiches : une pour chaque film de long- métrage qui correspond aux critères de nationalité et de date adoptés. Le nombre de ces fiches surprend : 602 dans ce premier tome, et un bref coup d’œil jeté par anticipation dans le second révèle qu’il en contient 610 autres. Ont été intégrés dans ce corpus une dizaine de titres appartenant à la décennie précédente, qui ont fait l’objet d’une sorte de « repêchage », d’ailleurs justifié. Y figurent aussi, en fonction de règles assez souples, de nombreux films de télévision, ce qui explique pourquoi la durée minimale du long-métrage a été fixée, selon les usages typiques du petit écran, à 50 minutes, et non aux 60 minutes traditionnelles. Les films, numérotés de 1 à 1212, sont classés selon leur année de sortie, et par ordre alphabétique à l’intérieur du classement annuel. On trouvera, à la fin du second tome, un index général, qui inclut les titres secondaires, et un index des réalisateurs (dans lequel le prolifique producteur/ réalisateur de films érotiques Erwin C. Dietrich occupe une place non négligeable...).

4 Il faut se rendre à l’évidence : on avait cru détecter une approche malicieuse dans le fait que la première fiche est consacrée aux Nomades du soleil d’Henry Brandt, et la 1212e à Merci pour le chocolat de Claude Chabrol (ce qui constitue d’ailleurs un bel exemple de « suissitude » inattendue), mais ce qu’on avait pris pour une volonté auto-ironique de décrire symboliquement une Suisse qui, après avoir rêvé aux grands espaces, reviendrait à ses valeurs traditionnelles – voire identitaires – n’est en fait que le fruit du hasard de la chronologie. Autre déception, beaucoup plus grave : la publication porte un titre inexact ; ce n’est pas l’histoire de trente-quatre années de cinéma suisse, c’est un répertoire des longs métrages produits pendant cette période. Nous reviendrons sur cette différence essentielle. Le lecteur innocent ne saurait cependant se plaindre d’avoir été trompé, car les deux textes introductifs l’ont prévenu. D’abord celui d’Hervé Dumont, qui commence ainsi : « Contrairement à ce que semble indiquer son titre, l’ouvrage que vous tenez entre vos mains, n’est pas, à proprement parler, une histoire du cinéma suisse. Mais bien plus l’histoire individuelle de 1 220 films suisses sortis pendant les années 1966 à 2000 »4. Maria Tortajada semble d’abord le contredire : « Cet ouvrage [...] s’inscrit dans la catégorie des histoires du cinéma »5 ; mais elle rectifie ensuite : « Ce n’est pas encore une histoire, c’est un corpus, un corpus organisé chronologiquement selon la sortie des films, et qui pourra tenir lieu d’index du cinéma suisse sur cette période »6.

5 Certes. Mais quel index, ou plutôt quel répertoire ! Le soussigné, qui ne croit pas avoir jamais eu la réputation d’un zélateur inconditionnel des films suisses de la période considérée, revendique de n’être pas taxé de chauvinisme nationaliste s’il affirme que les résultats du travail entrepris sous la direction d’Hervé Dumont et de Maria Tortajada sont, non pas parfaits – personne ne le croirait, et d’ailleurs nous aurons

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quelques regrets à formuler –, mais admirables. Maria Tortajada a exposé comment chaque notice filmographique a été conçue et réalisée7. Cela nous dispense de décrire la richesse et la diver-sité des sources exploitées lors de véritables enquêtes qui ont permis de découvrir ou d’identifier les traces quasiment insignifiantes de réalisations tombées dans un oubli total. Il vaut cependant la peine de revenir sur les notices, mais du point de vue, non de ceux qui ont collecté et organisé les données, mais de celui qui consulte l’ouvrage. Il va y trouver un résumé détaillé de chaque film, une présentation du réalisateur, quand celui-ci apparaît pour la première fois, un historique de l’origine du projet et des étapes de la production, des indications concernant le financement, des renseignements sur la carrière du film, y compris la participation à des festivals, et enfin un panorama de la réception critique (sauf évidemment si le film est resté dans les boîtes ou n’a été vu que dans des cercles très limités, ce qui n’est pas rare). Les sources des informations sont précisées dans de nombreuses notes infra-paginales.

6 On aimerait disposer d’ouvrages de référence de cette qualité et de cette richesse pour d’autres filmographies nationales, même beaucoup plus importantes – au moins quantitativement – que la production helvétique. Mais nous ne nous aventurerons pas dans des comparaisons qui, pour être équitables, exigeraient qu’on tînt largement compte de l’évolution des conditions matérielles de la recherche. Il est cependant un point sur lequel la publication suisse déçoit. Elle comporte certes deux index, ceux des titres et des réalisateurs. En revanche, ni les autres noms propres (acteurs, techniciens, musiciens, chefs de la photographie, etc.) ni les maisons de production ne sont répertoriés. C’est non seulement regrettable, mais surtout incompréhensible : pourquoi ne pas avoir exploité la base de données pour fournir des index qui sont usuels dans ce type de publications ? S’il s’est agi de ne pas faire exploser le nombre de pages et les coûts d’édition, on peut penser que l’utilisateur, pour sensible qu’il soit aux qualités esthétiques de ces deux volumes fort soignés, sacrifierait, au profit de quelques index supplémentaires, les nombreuses illustrations tirées des collection de photos et d’affiches que gère l’infatigable André Chevailler à la Cinémathèque suisse.

7 Comme annoncé, nous avons quelques autres regrets à formuler, moins graves, il est vrai. Une relecture pointilleuse du texte définitif aurait permis d’éliminer quelques formulations peu heureuses qui peuvent induire en erreur, quelques redites inutiles, une ou deux erreurs factuelles8. Le choix des titres retenus dans la « Bibliographie sélective » surprend parfois9. On aurait aussi aimé que fût précisée, quand c’est possible, l’identité des critiques cinématographiques dont des textes journalistiques sont cités : et aussi que les rédacteurs prissent la peine d’indiquer, par un simple signe diacritique, s’ils ont travaillé directement sur le film dont ils rendent compte, ou s’ils ont dû se contenter de sources secondaires, voire qu’ils précisassent la localisation des copies visionnées. Certes cet usage ne s’est pas encore imposé, mais lorsque le lecteur trouve tant d‘informations dans un répertoire, il aimerait en recevoir davantage encore.

8 Cela dit, il n’en reste pas moins que, devant une telle richesse informative et un travail aussi systématique et aussi minutieux, qui a porté non seulement sur les films de fiction, mais aussi sur les documentaires et sur les films expérimentaux, on reste pantois. Il est vrai que l’entreprise a mobilisé une quarantaine de personnes : des étudiant(e)s, des assistant(e)s et des enseignant(e)s de la Section d’histoire et d’esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, ainsi que de nombreuses collaboratrices et de nombreux collaborateurs de la Cinémathèque suisse. Impossible de

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les citer tous. Mais il n’est que justice de mentionner les responsables de la rédaction des notices, qui sont d’ailleurs signées : André Chaperon, Laura Legast, Louise Monthoux-Porret, Jacques Mühlethaler, Marthe Porret et Ingrid Telley ; et aussi un nom au moins, parmi ceux de la quinzaine d’étudiant(e)s qui ont collaboré aux recherches préliminaires, celui de Rié Kitada, venue tout droit du Japon !

9 Mais alors, pourquoi nous obstinons-nous à refuser à cette mine inestimable de données historiques le droit de s’appeler « histoire du cinéma suisse » ? La raison en est simple. Écrire l’histoire de quelque chose ou de quelqu’un, c’est bien sûr collecter un maximum de données sur le sujet, et en apprécier la fiabilité. Mais c’est ensuite, dans une seconde étape, organiser ces données selon certaines hypothèses interprétatives, et en suivant un ou plusieurs fils conducteurs aussi cohérents que possible, pour parvenir à un discours qui fasse sens. Or l’ouvrage dont nous rendons compte n’aborde pas cette seconde étape. Ce n’était d’ailleurs pas son but. Hervé Dumont le dit fort bien dans sa préface : « Il s’agissait d’abord pour nous de créer la base même à partir de laquelle de[s] synthèses pourront dorénavant être établies. De forger un outil de travail »10. C’est bien pourquoi ces deux gros tomes sont destinés, non pas à être lus du début à la fin, mais bien à être consultés, comme le sont les dictionnaires ou les répertoires. En effet, sauf à s’être fixé un projet culturel comparable à celui de l’Autodidacte de la Nausée, qui aurait l’idée de lire cette Histoire du cinéma suisse 1966-2000 de la fiche 1 (pp. 1-2) à la fiche 1212 (pp. 1462-1463) ? Et d’ailleurs quel profit en retirerait-il ?

10 Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir ? La réponse s’impose : il va être beaucoup plus facile d’écrire l’histoire du cinéma suisse du dernier tiers du XXe siècle, puisque le corpus des longs- métrages est constitué. Si l’on met à part le problème, d’ailleurs très difficile, posé par les courts-métrages, on pourra aborder très rapidement la seconde étape, celle de l’histoire. Et ce sera alors le moment de s’interroger sur les rapports entre les films suisses et l’identité nationale, de se demander s’ils s’en inspirent, s’ils contribuent à la construire ou si, dans leur volonté de s’en distancer, ils ne témoignent pas, en creux, de la prégnance du concept. Et ce sera aussi à ce moment-là, dès qu’il s’agira d’aborder dans une perspective historique des carrières individuelles, que l’absence d’index spécifiques va être très gênante. Comment en effet pourra-t-on « s’interroger [...] sur le devenir des techniciens, des acteurs et des autres travailleurs du cinéma moins visibles que les réalisateurs »11 ? Et l’on repensera alors à la publication qui a précédé de vingt ans environ celle qui vient de paraître : l’Histoire du cinéma suisse. Films de fiction 1896-1965 d’Hervé Dumont 12. Les films (documentaires exclus) y faisaient aussi l’objet d’une fiche, mais chacune de ces fiches s’insérait dans une sorte de récit. Cette présentation avait le défaut de donner à l’ouvrage un caractère hybride, mais elle permettait soit de le lire en continu soit de le consulter, grâce à la richesse des index. Certes la publication de 2007 a été conçue et réalisée de manière beaucoup plus systématique – nous dirons même : beaucoup plus scientifique – que celle de 1987. Mais le choix, en 2007, d’un titre qui renvoie explicitement à 1987, au prix d’une équivoque parfaitement consciente, ne témoigne-t-il pas, à sa façon, d’une sorte de nostalgie du temps des pionniers, nostalgie que l’utilisateur/lecteur ne peut pas ne pas ressentir de temps en temps ? Avec mauvaise conscience, bien sûr, mais avec délice.

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NOTES

1. Un exemple typique est fourni par Georges Sadoul, le Cinéma français (1890-1962), Paris, Flammarion, 1962. 2. Introduction, pp. XV – XXXVI. 3. Maria Tortajada, « Du “ national ” appliqué au cinéma », 1895, n° 54, pp. 9-27. 4. Préface, p. IX. On comprend mal le nombre de 1 220 films. 5. Introduction, p. XVI. 6. Introduction, p. XXIV. 7. Textes mentionnés aux notes 2 et 3. 8. Il n’y a par exemple jamais eu en Suisse de « refus populaire d’entrer dans l’Union européenne » (Introduction, p. XXIII), puisque le peuple a voté en 1992, non sur une adhésion, mais sur un rapprochement avec la Communauté européenne, qui n’aurait constitué qu’un premier pas... 9. Le soussigné est fort flatté que plusieurs de ses travaux y figurent ; mais il s’étonne de l’absence de « Une “ Nouvelle Vague ” suisse qui ferait bande à part au milieu du monde ? », dans Guy Gauthier (dir.), Flash-back sur la Nouvelle Vague, Condé-sur-Noireau/Paris, éditions Corlet/ Télérama, 2002 (CinémAction n° 104), pp. 139-144 ; la question des rapports du « nouveau cinéma suisse » avec la « nouvelle vague » est pourtant évoquée (voir notamment Préface, p. IX et Introduction, p. XXXV). 10. Préface, p. IX. 11. Pour ne mentionner qu'une recherche suggérée – paradoxalement – par Maria Tortajada (Introduction, pp. XXVII – XXVIII). 12. Lausanne, Cinémathèque suisse, 1987.

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Laurent Le Forestier, Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé. 1905-1908 Paris, L’Harmattan, 2006, 348 p.

Philippe Gauthier

RÉFÉRENCE

Laurent Le Forestier, Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé. 1905-1908, Paris, L’Harmattan, 2006, 348 p.

1 Les recherches effectuées sur le cinéma français dans la foulée du vaste mouvement de retour critique sur le cinéma des premiers temps ont permis de faire le point sur certaines particularités de son émergence et, notamment, sur l’importance de son rôle dans le développement de l’industrie cinématographique américaine (avec principalement les travaux de Richard Abel)1. Si plusieurs chercheurs se sont appliqués à relier l’évolution esthétique des films de cette époque à leur contexte culturel, social ou politique, trop peu ont jusqu’ici fait de lien avec les transformations économiques de leur mode de production. L’ouvrage de Laurent Le Forestier, adaptation d’une thèse de doctorat soutenue en décembre 2000 à l’Université Paris III–Sorbonne Nouvelle, constitue à cet égard une contribution remarquable. À l’origine de cette étude se trouve une hypothèse qui pourrait sembler plus qu’évidente, alors que le cinéma se présente actuellement comme l’industrie culturelle de masse par excellence : « l’industrialisation que la société Pathé a menée à cette époque [de 1905 à 1908 inclusivement] trouve évidemment son origine dans des décisions économiques, qui infèrent la mise en place d’une organisation sociale particulière, qui, à son tour, influe sur la conception des films » (p. 10). Rarement, néanmoins, une telle hypothèse a constitué les prémisses d’une analyse si méticuleuse et si savamment documentée. Le Forestier compulse, notamment, des documents d’époque sur lesquels peu d’historiens se sont penchés et dont la résurgence permet à sa réflexion de s’établir sur des bases

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nouvelles : registres de comptabilité de la société, procès-verbaux de séance du conseil d’administration, rapport du conseil d’administration à l’assemblée générale, etc.

2 D’emblée, l’auteur identifie clairement son objet d’étude : le mode de production des films Pathé de 1905 à 1908. En convoquant la définition de Karl Marx pour établir ce qu’il entend par « mode de production », Le Forestier écarte tout malentendu et évite ainsi (consciemment ou non) de prêter le flanc aux critiques formulées par Peppino Ortoleva, il y a un certain temps déjà, concernant « la déformation tout à fait particulière de la vieille expression de Marx »2 dans le domaine des études cinématographiques. Pour Le Forestier, cet objet d’étude singulier induit sa propre méthode d’analyse qui structure, au final, la réflexion de l’auteur en trois grandes parties relativement autonomes : « étudier les films Pathé selon cet axe [le mode de production] implique logiquement de les replacer dans leur contexte économique [partie 1] (ils sont le produit de stratégies et de politiques plus ou moins industrielles), social [partie 2] (leur fabrication dépend de l’organisation du travail) et esthétique [partie 3] (par leur nature même) » (p. 9). Ces divisions n’ont toutefois rien d’un cloisonnement. Il s’agit plutôt « d’affiner [les] réflexions en les faisant passer par des sortes d’entonnoirs successifs, pour montrer comment des décisions générales (la politique de la société, puis ses conséquences sur l’ensemble des activités : fabrication de la pellicule par souci d’économie et d’indépendance, etc.) se répercutent sur les cas très particuliers des objets fabriqués (les différents films) » (p. 11). En somme, rappelons-le, l’objectif de Le Forestier est de nous montrer l’influence de l’organisation économique et sociale de la société française sur l’esthétique de sa production.

3 Les limites chronologiques de cette étude ne doivent pas être vues comme des frontières infranchissables, confinant la recherche entre les années 1905 et 1908 (et ce, malgré le sous-titre de l’ouvrage). Comme le remarque l’auteur, « le véritable problème provient de la difficulté à harmoniser des séries d’événements de natures différentes (économique, sociale, esthétique) qui ne se produisent pas en parfaite synchronie » (p. 13). L’impact de l’évolution du mode de production ne se fait pas sentir immédiatement sur la fabrication des films. Ceci explique, en grande partie, les nombreuses incursions faites par l’auteur avant et après ces bornes historiques tout au long de son argumentation (allant jusqu’en 1913, année à partir de laquelle Pathé fabrique elle- même la totalité de la pellicule qu’elle utilise).

4 La première partie de l’ouvrage est consacrée au domaine économique. Selon Le Forestier, les administrateurs, chez Pathé, n’ont jamais cherché à créer un monopole en éliminant la concurrence. Leurs choix stratégiques étaient toujours orientés sur la création ou le maintien d’une situation oligopolistique. C’est que l’oligopole permet à Pathé d’être moins sensible aux diverses fluctuations du marché et de se concentrer sur son rythme de production. Avec l’émergence d’une concurrence réelle (notamment avec la venue de la compagnie américaine Vitagraph sur le marché français), la situation oligopolistique de Pathé se trouve menacée et la préservation de cet oligopole devient son souci essentiel durant cette courte période. Le passage à une production de masse (c’est-à-dire une augmentation du nombre de films, une augmentation de leur métrage moyen, etc.) est l’une des stratégies pour protéger cette situation. Selon toute logique économique, l’augmentation de la production induit une maîtrise des coûts. Le Forestier démontre, à partir des chiffres tirés des Grands Livres, que tel n’est pas le cas et qu’il y a plutôt inflation des dépenses. L’application théorique de lois de l’économie industrielle (comme celle selon laquelle plus on produit, plus on diminue le prix de

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revient) ne peut s’appliquer aveuglément aux vues cinématographiques. Ainsi, « les vues animées, œuvre de l’esprit, ne correspondent pas réellement à la définition d’un “produit homogène”, dans le sens où l’augmentation de leur production induit nécessairement celle, dans la même mesure, de certaines dépenses : c’est le cas non seulement de la matière première, comme pour toute production, mais également de la main-d’œuvre » (p. 76). À la lumière de ces nouvelles données, Le Forestier revoit le passage à la location initié par la société Pathé. Selon l’auteur, les raisons principales de ce passage sont bien d’ordre économique – principalement la préservation de la situation oligopolistique, le désir de « retrouver le contrôle esthétique des films, aux dépens des exploitants » (p. 290) étant beaucoup plus secondaire (contrairement à ce que plusieurs chercheurs ont pu penser). Avec l’effritement de l’oligopole dû à la montée de la concurrence, Pathé tente de créer un nouveau le marché, celui de la location, dans l’espoir d’y retrouver la situation oligopolistique précédente (et non pas de créer un monopole).

5 La deuxième partie de l’ouvrage traite de l’organisation sociale chez Pathé, c’est-à-dire de la manière dont la production s’organise au sein de la société. Le passage à la production de masse demande à la firme française un réaménagement de son personnel et de son espace de production. Ce réaménagement se fait dans une optique de diminution des coûts, d’intensification de la production et d’augmentation de la supervision. Pathé organise, par exemple, l’espace de production pour limiter les déplacements de ses employés et pour tourner plusieurs bandes simultanément. L’espace est également surveillé et emmuré : la direction veut empêcher les employés de s’esquiver ou d’avoir des relations avec l’extérieur. Le Forestier en conclut que « l’innovation de Pathé se situe essentiellement dans la rationalisation verticale de l’espace et dans son souci de surveillance qui apparente plus ce théâtre à une usine » [je souligne] (p. 147). Pathé a tout intérêt à garder la main-d’œuvre extrêmement qualifiée qu’elle emploie. L’organisation de grandes fêtes par la société vise à créer un sentiment de famille entre la direction et ses employés, car « si l’on quitte facilement et sans regret un patron, écrit l’auteur, on ne peut jamais réellement se détacher de sa famille, quelles que soient les motivations contraires » (p. 159). Pour renforcer ce sentiment d’appartenance, Pathé implique également ses employés dans le processus de réorganisation sociale du travail. Sous forme de concours, les salariés soumettent de manière confidentielle leurs suggestions à la direction pour améliorer les conditions de travail. L’auteur fait une analyse minutieuse de l’annonce des résultats et montre bien que ce concours a le défaut premier de dégager, sous l’apparence d’un paternalisme patronal, des relents de positivisme industriel3. Si les ouvriers peuvent se prononcer sur ce qui les préoccupe, on ne retiendra que ce qui profite à la direction. Le Forestier s’attarde finalement, dans cette deuxième partie, sur la planification des tournages et sur la manière dont ils se déroulent. Pathé se fixe comme principal objectif de tourner le plus rapidement possible. Pratiquement tous les paramètres entourant les tournages sont connus d’avance et ne changent guère de film en film (la hauteur de la caméra, sa distance par rapport aux comédiens, la disposition de ceux-ci sur la scène, etc.). Cette planification, qui découle d’une volonté d’uniformiser la production et de la rendre moins coûteuse, limite les imprévus et, par conséquent, limite les libertés artistiques. Ainsi, « chez Pathé, un metteur en scène des années 1905-1908 est, dans ses fonctions, plus proche d’un contremaître œuvrant avec des ouvriers qualifiés que d’un artiste » (p. 218). Ce dernier applique les consignes qui lui sont fournies et suit une procédure bien précise : « dès avant sa conception, le produit-film Pathé est formaté, calibré,

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comme un produit industriel » (p. 177). Il en résulte une esthétique codifiée et uniforme, que Le Forestier nomme « esthétique économique ». Cette conclusion peut sembler en contradiction avec une hypothèse récemment émise par André Gaudreault selon laquelle la société Pathé serait un véritable « laboratoire » cinématographique au sein duquel ont été développées plusieurs innovations stylistiques (le montage alterné, par exemple)4. Selon Gaudreault, l’irruption de ces innovations s’explique par le fait que la société française n’avait aucun lien institutionnel fort avec quelque série culturelle5 que ce soit et n’avait ni canon ni programme esthétique à respecter. Le Forestier semble endosser entièrement cette position, et ce, malgré le « carcan économique » imposé par la direction que l’auteur s’évertue à décrire. Pathé aurait tourné quelques films novateurs, que l’auteur nomme « films-vitrines » ou « films- laboratoires », dans le but avoué de montrer « toutes les possibilités esthétiques (scénographie, cadrage, mouvement de caméra, etc.) de la société » (p. 317). Cette idée de « films-vitrines », films coûteux représentant une petite portion de la production Pathé, amène Le Forestier à jeter les bases d’une réflexion historiographique des plus intéressantes : « pour être rentabilisés, ces films devaient être tirés à beaucoup d’exemplaires. De nos jours, les chances sont donc proportionnellement plus importantes de retrouver un film comme Aladin que les Deux ivrognes (1905). […] Cela explique que nous instituons souvent comme norme de cette époque des pratiques exceptionnelles (à l’image du Médecin du château). Mais lorsque l’on dépasse cette apparence, on constate donc que la production Pathé des années 1905-1906 reflète en partie sa stratégie économique » (p. 318).

6 Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, Le Forestier rend compte de la manière dont Pathé tente d’unifor-miser la production à l’étape de l’élaboration du scénario et comment de cette uniformisation naît, paradoxalement, une affirmation esthétique. Toujours dans une perspective de maîtrise des coûts, Pathé cherche un mode d’écriture de scénario similaire à la fiche de fabrication de l’industrie classique : « [le] produit (film) doit être fabriqué (enregistré) tel qu’il a été conçu (écrit) » (p. 252). Le scénario chez Pathé procède, tout comme la fiche de fabrication à certains égards, d’une volonté de « verrouillage des possibilités de création » (p. 243), en supprimant, autant que faire se peut, toutes possibilités de mise en scène. Les scénaristes n’hésitent pas à truffer les scénarios de détails concernant les personnages, les décors, etc. Ils vont même jusqu’à suggérer le nom d’acteurs ou indiquer le titre d’anciennes productions à partir desquelles il serait possible de recycler certains décors. Au final, le metteur en scène a peu de choix à faire et, par extension, peu de liberté créatrice. Les contraintes entourant l’enregistrement des films sont telles qu’elles amènent Le Forestier à postuler l’existence d’un « style Pathé ». Pour l’auteur, « la première caractéristique de cette esthétique est de respecter assez souvent les consignes de production, écrites ou tacites : la mise en scène ne remet pas en question le travail effectué en amont et applique régulièrement les prescriptions contenues dans les scénarios » (p. 271). En somme, l’uniformité de l’esthétique Pathé vient du fait que « les décisions économiques et sociales restreignent les ambitions esthétiques des films et les initiatives, lors de l’enregistrement » (p. 301). Jamais, affirme l’auteur, l’influence de l’économique ne s’est fait autant sentir sur les décisions artistiques prises lors de production cinématographique. Cette dernière constatation amène Le Forestier à jeter un regard neuf sur l’émergence de figures de montage bien connues. L’auteur nous fait la démonstration particulièrement convaincante de l’avantage économique que représente l’utilisation de ce que l’on pourrait appeler le « montage alternant »

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(catégorie qui regrouperait non seulement le montage alterné, mais également l’alternance regardant/regardé, beaucoup plus attractionnelle que narrative). Partant, le montage alterné ne serait pas qu’un moyen particulièrement efficace pour signifier la simultanéité événementielle (contrairement à l’écran divisé, la surimpression ou la profondeur de champ, dont les limites à ce sujet ont bien été exposées6), mais également, et peut-être surtout, une figure de montage très économique : « en fait, des premiers films de point de vue jusqu’aux bandes comme Je vais chercher du pain, l’alternance fonctionne comme une manière de dilater à l’envi la narration et le métrage » (p. 294). La longueur du film s’allonge à peu de frais : « encore une fois, il s’agit – aussi – d’augmenter les bénéfices pour un investissement minimal de fabrication » (p. 294).

7 La vertu principale de l’ouvrage de Le Forestier est d’étudier, de l’extérieur, l’industrialisation du mode de production chez Pathé à partir du discours interne de la société. L’hypothèse de l’auteur sur le passage à la location de la firme française est un exemple des plus éloquents. Il questionne habilement les sources dont il dispose et pose un regard critique sur le discours officiel de la société. Non seulement il évite de tomber dans le travers d’interprétations trop hâtives, mais il ne conclue que si la réflexion qu’il mène est assez avancée pour le permettre. Aussi avoue-t-il son incapacité à poser des conclusions solides lorsqu’il est confronté à des sources lacunaires. Par exemple, certains vides laissés dans les Grands Livres de la société n’ont permis aucune analyse précise de l’impact de la production de masse sur l’augmentation de la main-d’œuvre. À quelques reprises, toutefois, l’auteur pallie le caractère fragmentaire des sources par des projections ou par des valeurs moyennes calculées à partir des chiffres disponibles. Chaque fois, Le Forestier avise le lecteur et détaille son approche. Au sujet de son étude sur l’inflation des dépenses pour la fabrication des films, l’auteur souligne que « les résultats obtenus dégagent une tendance plus qu’ils ne représentent scrupuleusement la réa-lité » (p. 74). Le Forestier expose toujours clairement sa démarche d’historien pour la soumettre au jugement critique du lecteur.

8 À ce chapitre, on pourrait reprocher à l’auteur de ne pas faire montre d’une méfiance systématique face aux témoignages (au sens pragmatique du terme) sur lesquels prennent assise certaines parties de son argumentation. Rappelons que la mise en garde de Michèle Lagny est, à cet égard, sans équivoque : « […] l’historien du cinéma doit être extrêmement méfiant à l’égard des innombrables mémoires et interviews qui fleurissent dans le monde du spectacle. La lecture de séries d’interventions du même personnage montre à l’envi qu’on peut dire des choses tout à fait différentes sur le même sujet en fonction de son interlocuteur »7. Il est vrai que Le Forestier critique à juste titre certaines informations provenant de témoignages en les comparant avec d’autres sources. Il n’en demeure pas moins que l’auteur semble parfois prompt à admettre, à partir de ces mêmes témoignages, des données sans les passer au crible d’un examen critique. Alors qu’il réfute le montant des salaires avancé par Charles Pathé dans ses écrits autobiographiques (p. 195), il semble accepter sans vérification aucune la manière dont ces salaires sont calculés (p. 185)8. Il fait de même avec le témoignage de Hugues Laurent, ancien employé chez Pathé : le prix des scénarios vendus à Pathé est réfuté (p. 190), alors que le salaire des opérateurs et des décorateurs à cette époque est admis comme vrai (p. 190).

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9 Étant donné le caractère restreint de la période sous observation (grosso modo de 1905 à 1908), il aurait peut-être été judicieux de préciser au mois près la date de sortie des films étudiés. En effet, durant cette époque riche en changements de toutes sortes, un écart considérable existe entre un film sorti en salle en début janvier 1908 et un autre à la fin de décembre 1908 (deux films pourtant tous deux réputés être de 1908). Il est vrai que cette date est parfois difficile à déterminer avec précision. On peut alors déplorer le fait que les journaux de la société Pathé ne soient pas encore mis à la disposition des chercheurs. Ces documents, qui contiennent entre autres le registre des dépenses quotidiennes, permettraient la constitution d’une filmographie précise et rigoureuse9.

10 Contribution exceptionnelle à l’historiographie du cinéma français, le livre de Le Forestier vaut d’abord par son originalité ; rarement, les domaines de l’économique, du social et de l’esthétique ont été mis en corrélation de la sorte. Ensuite, par la grande générosité intellectuelle de son auteur, qui lance, tout au long de son ouvrage, des pistes de recherche plus que pertinentes auxquelles il faudra un jour s’attarder. Pour ne donner que deux exemples précis, il importe, selon Le Forestier, de se pencher sur l’exportation de vues cinématographiques chez Pathé (p. 29) et sur l’évolution du marché cinématographique français et des sociétés qui le composent (p. 37). Finalement, et surtout, par l’exhaustivité du dépouillement et l’originalité de sa documentation. Il ne fait alors aucun doute que Le Forestier a littéralement puisé aux sources de l’industrie du cinéma…

NOTES

1. Richard Abel, The Red Rooster Scare : Making Cinema American, 1900-1910, Berkeley, University of California Press, 1999 et Richard Abel, The Ciné Goes to Town : French Cinema 1896-1914, Berkeley, University of California Press, 1994. Voir également Kristin Thompson, Exporting Entertainment : America in the World Film Market 1907-1934, London, BFI, 1985 et David Puttnam et Neil Watson, The Undeclared War : the Struggle for Control of the World’s Film Industry, London, Harper Collins, 1997. 2. Peppino Ortoleva, « Sur les rapports actuels entre historiographie et recherche cinématographiques », Hors Cadre, n° 7, hiver 1988-1989, pp. 160-161. 3. La collection Les temps de l’image, dirigée par Pierre Lherminier et dans laquelle l’ouvrage de Le Forestier est publié, a pour objectif la publication d’archives authentiques. Trois de ces documents inédits ou peu connus sont publiés en annexe du livre de Le Forestier, dont l’annonce de ce concours. L’auteur se réfère à ces trois documents de façon périodique. 4. Voir André Gaudreault, « Les vues cinématographiques selon Pathé, ou : comment la cinématographie embraye sur un nouveau paradigme », dans Michel Marie et Laurent Le Forestier (sous la direction de), La firme Pathé Frères (1896-1914), Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2004, p. 237-246. 5. Pour une définition du concept de « série culturelle », voir André Gaudreault, « Les vues cinématographiques selon Georges Méliès, ou comment Mitry et Sadoul avaient peut-être raison d’avoir tort (même si c’est surtout Deslandes qu’il faut lire et relire) », dans Jacques Malthête et Michel Marie (sous la direction de), Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle ?, Paris, PSN/Colloque de Cerisy, 1997, p. 119-121.

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6. Voir, notamment, Charlie Keil, Early American Cinéma in Transition : story, style, and filmmaking, 1907-1913, Madison, University of Wisconsin Press, 2001. 7. Michèle Lagny, De l’histoire du cinéma. Méthode historique et histoire du cinéma, Paris, Armand Colin, 1992, p. 253. 8. Les écrits autobiographiques de Charles Pathé ont récemment été réédités en 2006 chez L’Harmattan (collection « Les temps de l’image ») dans une édition établie, annotée et présentée par Pierre Lherminier. Cette nouvelle édition regroupe deux ouvrages : Souvenirs et conseils d’un parvenu (écrit 1922) et De Pathé frères à Pathé-Cinéma (écrit entre 1937 et 1939). Le Forestier se réfère souvent au deuxième ouvrage (plus précisément à la première édition de 1940 et à celle de 1970, qui est partielle). Il ne fait toutefois aucune référence à Souvenirs et conseils d’un parvenu dont la seule édition date de 1926. Il eût été possible que la lecture de cet ouvrage enrichisse la réflexion de l’auteur. 9. Les journaux de la société Pathé semblent être des sources d’une grande importance, comme le mentionne Le Forestier : « il est probable qu’une étude approfondie de ces documents, le jour où cela sera possible, modifiera considérablement les hypothèses sur la production des films Pathé, à commencer par les miennes » (p. 127).

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Actualité Notes de lecture

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Notes de lecture

François Albera, Bernard Bastide, Jean Antoine Gili et Valérie Pozner

1. Livres

1 Zara Abdullaeva (dir.), Kira Muratova : iskusstvo kino [Kira Mouratova : L’art du cinéma], Moscou, NLO, 2008, 417 p. Il s’agit du premier ouvrage proprement dit (il n’existait jusque là qu’une brochure d’une trentaine de pages) consacré à la réalisatrice, aujourd’hui devenue ukrainienne, l’une des artistes majeures du cinéma actuel qui s’était imposée dès ses premiers films réalisées seule (Brèves rencontres, 1967, sorti en 1987 ; Longs adieux, 1971, sorti en 1987). Le recueil associe des études, dues à plusieurs auteurs, une partie de souvenirs, ainsi que deux scénarios de Mouratova qui est actuellement en train d’achever son dix- septième film. Une œuvre malheureusement très peu présente sur les écrans russes depuis que l’Ukraine a accédé à l’indépendance et fort mal connue en France également.

2 François Amy de la Bretèque (dir.), le « Local » dans l’histoire du cinéma, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2007, 227 p. Reprenant les actes du colloque qui eut lieu à Montpellier (Université Paul-Valéry) en décembre 2005, cet ouvrage, coordonné par de la Bretèque, comporte dix-sept contributions (de Loiperdinger, Kessler-Lenk, Chevaldonné, Choukroun, Vignaux, Jaques, Quintana, etc.) distribuées selon trois axes : « les territoires du local », « les pratiques du local » et « les symboliques du local », encadrés par deux textes introductifs plus généraux et plus théoriques (dus à de la Bretèque et à Michèle Lagny) et une conclusion de Lagny. L’enjeu de ce colloque se donnant un objet relativement nouveau (le « local » n’ayant jusqu’ici fonctionné que dans le miroir du « général ») était de « changer d’échelle », construire ou jeter les bases d’une nouvelle histoire (rompant avec les « histoires générales » et les « gestes nationales ») en se donnant un nouvel opérateur. De la Bretèque, dans son introduction se réfère à Jacques Revel et Michèle Lagny conclue également avec cet historien qui a lancé quelque lien avec le cinéma, notamment en explicitant sa méthode d’analyse « en détail » à partir de l’exemple de Blow Up : « Le changement d’échelle représente un saut épistémologique

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qui oblige à voir, à petite échelle, des choses qu’on ne verrait pas à grande échelle et qui, en conséquence, amène à écrire autrement sur ce qu’on a vu ». De la micro-histoire à l’analyse du détail cependant il y a une marge : celle qui sépare l’ensemble des « études régionales » ou des analyses fouillées de tel aspect de l’exploitation, la distribution ou la production en un lieu et un moment donnés et le repérage de l’in situ dans l’œuvre d’un cinéaste ; la notion même de « local » prête à discussion : tout est local (situé) mais le « localisme » (précise Odin) est une visée. Un cliché touristique est une construction.

3 Freddy Buache, Daniel Schmid, Lausanne, l’Âge d’Homme, 2007, 122 p. Disparu en 2006, le cinéaste grison (canton suisse parlant le romanche – d’où Giacometti est également originaire) occupe une place singulière dans le cinéma helvétique. Buache lui avait consacré un « portrait en magicien » en 1975 alors qu’il n’avait à son actif que l’étonnant Heute Nacht oder nie (carnaval d’Ancien Régime au ralenti) et la Paloma (mélodrame flamboyant) ainsi qu’un étonnant court-métrage, Faites tout dans le noir afin d’épargner les chandelles de votre maître (précepte de Swift dans ses « instructions aux domestiques »). La suite de son œuvre ne dérogea pas à cette inspiration mariant l’insolite et le poétique. Une adaptation d’une pièce de Fassbinder qui avait fait scandale pour son soit-disant antisémitisme (l’Ombre des anges), le portrait d’un danseur japonais (Kazui Ohno), quelques films plus conventionnels tout de même (Hécate, Jenatsch), un dernier film satirisant l’establishment de son pays (Beresina) qui a pu paraître un peu lourd, mais surtout les réussites kitsch (Violanta) ou d’alliage paradoxal comme ce Bacio di Tosca où d’anciens chanteurs d’opéra dans leur maison de retraite revivent soudain les émotions passées. Le livre de Buache relie Schmid à tout un ensemble de références artistiques et culturelles qui sont celles de la transgression sourde par l’usage du voilement, de la parodie et de la citation détournée (de Lautrémamont à Fussli et Balthus) et il évoque chacun des films en polémiquant à l’occasion avec violence avec les adversaires de ce cinéma (Lanzmann est en particulier foudroyé pour sa campagne – effectivement outrée – contre l’Ombre des anges).

4 Valérie Carré, la Quête anthro- pologique de Werner Herzog. Documentaires et fictions en regard, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007, 345 p. L’œuvre de Werner Herzog a donné lieu a peu d’ouvrages monographiques (l’un à l’Âge d’Homme dû à Radu Gabrea, rigoureuse lecture à partir de Maître Eckart, un autre chez Edilig d’Emmanuel Carrère). Celui-ci, issu d’une thèse en études germaniques soutenue en 2005, n’appartient cependant pas au « genre » monographique usuel en études cinématographiques : il est en effet traversé par une problématisation de type anthropologique. L’auteure part de l’ensemble de l’œuvre et en relève le partage dès le départ entre fiction et documentaire avec cependant un basculement dans ce seul genre après Cobra verde. Elle en tire l’importance de la périodisation de l’œuvre – pourquoi ce tournant ? – et la nécessité d’interroger les interactions entre les deux aspects (« aspects fictionnels dans les films documentaires, aspects documentaires dans les films de fiction »). Elle s’attache à analyser deux aspects souvent évoqués à propos du cinéaste : « Herzog comme héritier direct du romantisme allemand ou Herzog dans le contexte du (néo)colonialisme », approches qu’elle juge complémentaires et dont la complémentarité permet une lecture nouvelle de l’œuvre. Son hypothèse est « qu’une quête anthropologique » est « le moteur de toute l’œuvre de Herzog » qui concerne essentiellement la civilisation occidentale et pose plusieurs questions : « Pourquoi cette civilisation a-t-elle échoué dans son entreprise de domination scientifique et impérialiste du monde ? Quelles sont les conséquences de cet échec ? A-t-elle des

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chances de survie ? ». Passant par les théories de la postmodernité, elle aboutit à ce qui serait le propos de Herzog : la survie de la civilisation occidentale « passe par la création artistique », c’est une « quête transculturelle » – selon les définitions de Wolfgang Welsch. Venu de l’extérieur des études cinématographiques ce travail, par sa rigueur (un état de la recherche international, une discussion serrée des références alléguées) et son ouverture devrait faire réfléchir les doctorants « de cinéma » français souvent plus vite satisfaits.

5 Robert von Dassanowsky, Austrian Cinema : A History, Jefferson, London, McFarland & Co, 2008, 322 p. Réimpression d’un ouvrage paru en 2005 consacré à retracer l’histoire du cinéma en Autriche de 1895 à nos jours.

6 Ivana Delvino, I film di Mario Monicelli, Roma, Gremese, 2008, 160 p. Sans lien avec la rétrospective organisée par la Cinémathèque française dont le succès a été considérable, l’ouvrage d’Ivana Delvino permet de parcourir l’œuvre d’un cinéaste prolifique. Une large place est donnée à l’accueil des films par la critique italienne.

7 Jean A. Gili, Ettore Scola. Une pensée graphique, Enghien-Paris, Centre des Arts-Isthme Éditions, 2008, 154 p. Publié à l’occasion d’une exposition de dessins et d’une rétrospective, l’ouvrage – le premier consacré en France à l’auteur de Nous nous sommes tant aimés et de la Nuit de Varenne – propose une analyse de l’œuvre, une série d’entretiens sur les principaux films et une filmographie détaillée ; il présente aussi un très riche ensemble iconographique : photos, affiches et surtout caricatures.

8 Jean A. Gili, Marco Grossi (dir.), Alle origini del neorealismo. Giuseppe De Santis a colloquio con Jean A. Gili, Roma, Bulzoni, 2008. 148 p. Les auteurs ont longuement rencontré De Santis en 1977. L’entretien, demeuré inédit, aborde la participation du futur cinéaste à la revue Cinema, la fréquentation des cours du Centro Sperimentale di Cinematografia, l’activité militante au sein du parti communiste clandestin, la collaboration comme assistant et co-scénariste avec Visconti pour Ossessione et avec Rossellini pour Desiderio. Vis-à-vis du réalisateur de l’Homme à la croix, De Santis se montre particulièrement critique. L’ouvrage est complété par un second entretien enregistré en 1990.

9 Semion Guinzburg, Kinematografija dorevoljucionnoj Rossii [le cinéma russe avant la révolution], Moscou, Agraf, 2007. 496 p. Reprise à l’identique de la première édition de 1963, précédée d’une brève introduction situant la place de ce livre et de son auteur, signée par un autre historien du cinéma de la vieille génération, Evguéni Gromov (à qui l’on doit le premier livre consacré à Lev Kouléchov), disparu en 2005.

10 Il s’agit du premier ouvrage consacré en URSS aux débuts du cinéma russe jusqu’en 1917. Écrit à la faveur du « dégel », il paraît bien sûr aujourd’hui fort démodé, avec ses références à Lénine, ses titres de chapitres tels que « la révolution et la propagande bourgeoise », ses incessants jugements de valeur idéologiques (voir le passage sur le Tricentenaire du règne de la Maison Romanov, film de 1913, p. 136), sans parler de son petit cahier de très mauvaises photographies qu’il n’eût sans doute pas été difficile de remplacer. Néanmoins dans le désert actuel de l’édition russe en matière d’histoire du cinéma, il constitue le seul ouvrage à prétention généraliste sur la cinématographie de la période tsariste disponible aujourd’hui. De plus, l’attention de l’auteur pour les aspects économiques et politiques de la production des années dix contraste

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agréablement avec les études esthétisantes que l’on a pu rencontrer dans certains travaux plus récents. Notons que l’auteur avait pu à l’époque faire appel aux souvenirs de la première génération de cinéastes russes, qu’il décrit assez bien la constitution du milieu corporatif en Russie et l’essor de la production à partir de la guerre de 1914, s’intéresse aux actualités de la guerre et de la révolution de février, livre des chiffres fort intéressants (nombres de salles, d’entrées, de copies tirées, etc.), mais ne cite que très rarement ses sources. Plus généralement, comme la plupart des ouvrages soviétiques, le livre manque de notes et de dates. Soulignons enfin que l’approche est très datée (« les fééries de Méliès sont, du point de vue de leur contenu, des modèles invraisemblables de mauvais goût, de vulgarité et de bêtise », p. 288), et que les connaissances ont beaucoup progressé depuis, même sur les points forts de l’ouvrage, notamment grâce à Viktor Listov (Rossija, Revoljucija, Kinematograf, Moscou, 1995), ou Vladimir Mikhailov (Rasskazy o kinematografe staroj Moskvy [Récits sur le cinéma dans la Moscou d’autrefois], Moscou, Materik, 1998).

11 Son auteur, diplômé du VGIK en 1939, au départ spécialiste du cinéma d’animation, avait eu du mal à s’imposer comme historien, souffrit de la campagne contre le « cosmopolitisme » dans l’après-guerre, travailla comme journaliste au sein de Sovietskioe kino puis Iskousstvo kino et Sovietskaia koultoura, avant d’enseigner au VGIK, puis d’intégrer successivement l’Institut d’Histoire de l’art et l’Institut d’Histoire du Cinéma.

12 Pascal Manuel Heu, Henri Béraud et le cinéma 1 et 2, Cahier Henri Béraud XIV, automne 2007 et XV hiver 2007-2008, Loix-en-Ré, Association rétaise des amis d’Henri Béraud, 98 et 62 p. La Gerbe d’or, roman de Béraud, contient une des plus belles descriptions de séance du cinéma des premiers temps. Chardère l’avait citée lors du Centenaire dans un article et on pouvait rêver de trouver d’autres liens avec le cinéma dans l’œuvre de romancier et de journaliste de cet auteur oublié aujourd’hui (après une compromission impardonnable durant l’Occupation). Heu, déjà thuriféraire du mal connu Émile Vuillermoz s’est attelé à cette tâche paradoxale. En effet il n’y a a priori aucun rapport entre Béraud et le cinéma : ni scénario, ni critique de film… Pourtant la moisson est abondante et passionnante : adaptations, fréquentations du monde du cinéma (il est l’ami de Vuillermoz mais aussi bien d’Epstein ou de Jeanson) et multiples allusions dans des textes. Béraud se révèle au centre d’un ensemble qui brille même d’une révélation, la filiation, tue par Henri Jeanson et Christian-Jaque, entre Un revenant et le roman de Béraud Ciel de Suie.

13 Laurent Jullier, Interdit aux moins de 18 ans. Morale, sexe et violence au cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, 254 p. Dans ce livre, l’auteur se donne pour but de réfléchir à la conduite à tenir face aux « images sulfureuses » que sont celles de sexe et de violence. Une étude comparée de la censure en France et aux États-Unis précède l’analyse de la réception de films comme Irréversible, Elephant, Lilith. Chaque chapitre du livre se clôt avec l’interview d’un expert : réalisateur, psychologue, philosophe, critique, etc.

14 Jean-Claude Lebensztejn, Transaction, Paris, Kargo/Amsterdam, 2007, 89 p. Ce livre vertical (21 x 30 cm) s’orne sur la couverture d’un plan d’architecture de forme phallique dû à Nicolas Ledoux, un « fragment de monument grec » qu’il appelle « Oikéma ». Connu pour ses constructions utopiques telles les « Salines », son « Œil » du théâtre de Besançon et bien d’autres propositions outrepassant, comme son

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contemporain Boullée, l’architecture de son temps, Ledoux imaginait ici un « bordel idéal » dit Lebensztejn qui retrace la généalogie du projet et retrouve les divers commentaires qu’on en a fait depuis le XVIIIe, retrouvant par là l’inspiration dérangeante de l’auteur.

15 Sylvie Lindeperg, Annette Wieviorka, Univers concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre, Paris, Mille et une nuits « essai », 2008, 126 p.

16 Trois conférences prononcées au Collège de France à l’automne 2007, à l’initiative de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, sont ici reproduites. Si une partie des textes reprend des éléments déjà présents dans le précédent livre de Lindeperg consacré à Nuit et Brouillard (notamment sur la conseillère historique du film, Olga Wormser), on retiendra avant tout l’analyse du filmage du procès Eichmann. Le dispositif mis en place par le tribunal, celui que le filmage ajoute par l’emplacement des caméra (7), la diffusion en direct, la reprise les télévisions construisent une série de systèmes de représentation. Le filmage avait été réalisé par Leo Hurwitz – dont le film de Sivan et Broman, Un spécialiste, avait tiré les images de l’oubli et sans doute de la destruction (sans citer pourtant leur auteur) –, grand documentariste de gauche, lié aux combats syndicaux et antiracistes des années 1930 avec Paul Strand, Pare Lorentz et d’autres (tous occultés par le maccarthysme). On apprend ici qu’il fut un pionnier de la télévision durant la guerre et qu’il dut réaliser un film consacré au Tombeau du martyr juif inconnu (The Museum and the Fury), produit par Film Polski en 1956, sans pouvoir se rendre sur place, étant privé de passeport par l’administration américaine en raison de son engagement politique.

17 Viktor Listov, I dol’she veka dlitsja sinema [Et le cinéma dure depuis plus d’un siècle], Moscou, Materik, 2007. 368 p. Recueil d’articles ou d’interventions rédigés entre les années quatre-vingt et aujourd’hui, sans que les références des premières parutions soient mentionnées. Certains textes étant rares et les informations qu’ils contiennent fort intéressantes, le recueil est à signaler. On retiendra ainsi l’article consacré à Grigori Boltianski, premier à rassembler, dans les années vingt, les premiers éléments d’un musée du cinéma au sein de l’Académie des Sciences de l’art (GAKhN) (pp. 210-223) ; d’autres textes sont consacrés à Eisenstein, Vertov, Kouléchov, sujets de recherche plus classiques de l’histoire du cinéma soviétique dont Listov est un des plus sérieux représentants. Une partie de souvenirs, retraçant notamment son expérience de scénariste, précède quelques articles consacrés à Pouchkine, vers l’étude duquel l’historien a depuis plus de dix ans tourné ses efforts, au point d’obtenir la reconnaissance des pouchkinistes les plus autorisés.

18 Jacques Lorcey, Tout Guitry, Biarritz, Séguier, 2007, 348 p. Le cinquantenaire de la disparition de Sacha Guitry et l’hommage que lui ont rendu diverses institutions ont donné lieu à la publication de bon nombre d’ouvrages. Parmi ceux-ci, Tout Guitry (de A à Z) de Jacques Lorcey se présente comme une sorte d’encyclopédie qui accumule les références au cinéaste, faisant ainsi suite à son œuvre- somme le Monde de Sacha Guitry (Séguier, 2002). Préfacé par Pierre Arditi, l’ouvrage recense en quelque 800 entrées, une riche iconographie et quelques documents que l’auteur a rassemblés au long de sa passion pour Sacha Guitry. C’est toute l’œuvre du cinéaste qui est ici survolée, depuis ses premières armes sur scène jusqu’à ses grandes fresques historiques en passant par ses causeries, ses écrits divers ou ses engagements politiques. On y reconnaît dans le désordre (ou plutôt dans l’ordre alphabétique) ses

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femmes, ses amis, ses ennemis, ses collaborateurs, ses relations… ainsi que ses titres d’œuvres théâtrales, cinématographiques ou spirituelles. Certaines entrées résonnent parfois de façon étrange, comme Amours contrariées, Héros, ou encore Sexualité. Tout Guitry est un ouvrage qui répond à bien des questions sur « le Maître », mais se perd parfois dans des considérations totalement inutiles pour le lecteur ou l’historien.

19 Laurent Mannoni, Jacques Malthête, l’Œuvre de Georges Méliès, Paris, La Martinière, 2008, 360 p., 400 illustrations Le catalogue de la récente nouvelle exposition Méliès à la Cinémathèque française sur lequel nous reviendrons.

20 Jean-Pierre Mattei, la Corse, les Corses et le cinéma. 50 ans de cinéma parlant 1929-1980, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2008, 352 p. Après un premier volume publié en 1996 et qui était consacré au cinéma muet, l’auteur complète son « chef d’œuvre » en abordant les cinquante premières années du parlant. Tout y est recensé : les institutions, les personnalités (très utile dictionnaire), les films réalisés par des Corses ou tournés en Corse, les salles de cinéma, les problèmes de la représentation identitaire, les stéréotypes… L’ouvrage est par ailleurs enrichie par une splendide iconographie.

21 Valeria Napolitano, Florestano Vancini. Intervista a un maestro del cinema, Napoli, Liguori, 2008, 192 p. Cinéaste peu connu en France (Jean A. Gili essaye de lui rendre justice dans sa préface), Vancini appartient à la génération révélée au début des années soixante. Le long entretien parcourt les étapes de l’œuvre et s’arrête notamment sur La lunga notte del ‘43, La banda Casaroli, Le stagione del nostro amore, Bronte et La neve nel bicchiere, sorte d’Arbre aux sabots émilien.

22 Elio Petri, Scritti di cinema e di vita (Jean A. Gili, dir.), Roma, Bulzoni, 2007, 258 p. De sa collaboration dans les années cinquante à Città aperta, revue de fronde à l’intérieur du parti communiste, aux textes publiés en 1980 dans la revue d’Ugo Tognazzi, Nuova cucina, en passant par ses nombreuses interventions dans les revues de cinéma et ses commentaires sur ses propres films, Elio Petri a laissé de nombreux textes dont sont reproduits ici tous ceux qui ont été retrouvés (d’autres sont sans doute encore en attente). On y découvre un intellectuel d’une rare cohérence idéologique dont la réflexion nourrit l’oeuvre cinématographique et permet de mieux en cerner les enjeux.

23 Vincent Pinel, Dictionnaire technique du cinéma, Paris, Armand Colin 2008, 372 p. Refonte et enrichissement d’un classique publié par Nathan en 1996 sous le titre Vocabulaire technique du cinéma. Un manuel unique en son genre (on doit aussi à l’auteur Technique du cinéma dans la collection « Que sais-je ? »).

24 René Prédal, le Cinéma à Nice, Monaco, Productions de Monte-Carlo, 2007, 256 p. René Prédal poursuit sa vaste entreprise d’histoire du cinéma sur la Côte d’Azur. Il présente ici une « histoire des studios de la Victorine en 50 films ». On retiendra la précision des textes, y compris les analyses générales, et une très belle iconographie en grande partie inédite.

25 Lev Rochal, Gore umu, ili Eisenstein i Meyerhold : dvojnoj portret na fone èpoxi [Le Malheur d’avoir trop d’esprit ou Eisenstein et Meyerhold : double portrait sur fond de l’époque], Moscou, Materik, 2007, 392 p. Un nouvel ouvrage sur un sujet qui semble passionner les spécialistes russes : en effet,

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ces dernières années nous ont offert les travaux abondamment documentés de Vladimir Zabrodin, Eisenstein : popytka teatra [Eisenstein : essai de théâtre] (Moscou, Eisenstein-centr, 2005) et Eisenstein o Meyerhol’de [Eisenstein sur Mejerhol’d] (Moscou, Novoe izdatel’stvo, 2005). L’ouvrage de Rochal, neveu du célèbre réalisateur Grigori, lui-même critique, scénariste et historien du cinéma (on lui doit notamment un ouvrage consacré à Vertov), rassemble apparemment la documentation qui servit de base au scénario écrit pour un film documen-taire de 2003 réalisé par Galina Evtouchenko et qui porte pratiquement le même titre (le mot « intérieur » remplaçait alors celui de « fond »). L’auteur y construit toutefois une argumentation en prenant le contre-pied de celle de Zabrodine, afin de redresser ses crimes de lèse-majestés… en re- tissant les rapports personnels et artistiques du maître et de l’élève dans la tradition hagiographique nationale. Cela dit, l’ouvrage est nourri d’une très vaste documentation (peu détaillée dans les notes), et s’appuie sur une profonde connaissance de l’époque et du milieu dont l’auteur est un des héritiers directs.

26 Nina Rostova, Nemoe kino i teatr. Paralleli i peresechenija [Le cinéma muet et le théâtre. Parallèles et croisements], Moscou, Aspect Press, 2007, 166 p. Dans ce bref ouvrage, les deux héros de Rochal n’occupent plus qu’une place marginale, et sont situés dans le contexte très riche des expériences russes de réalisation et de mise en scène, dans les débats théoriques et dans la pratique du jeu d’acteur des années dix, mais surtout vingt.

27 Maxime Scheinfeigel, Jean Rouch, Préface de Michel Marie, Paris, CNRS éditions, 2008, 240 p. Monographie empathique consacrée au cinéaste-ethnographe. La difficulté d’écrire un livre sur Rouch tient sans doute à la nécessité de se distancier des propos du cinéaste qui a beaucoup parlé de sa vie et de son travail avec la gourmandise du conteur. L’auteure en convient quelque peu mais opte finalement pour reconduire le « mythe » ; aucune recherche primaire ne vient nous indiquer ce qu’il en fut de la formation et des premières années de Jean Rouch, de ses activités pendant la guerre, de ses liens avec les surréalistes restés en France, etc. L’appréciation de l’ensemble de l’œuvre (très diverse : nombre de petits films purement didactiques, descriptifs par exemple, sur la récolte ou le creusement d’un puits) reste à faire en revisitant la notion d’auteur et d’œuvre. L’ouvrage synthétise en revanche avec brio ce qui s’est écrit et dit du cinéaste. Sans doute la restauration et réédition de l’ensemble de son œuvre par le CNC et le versement de ses archives à cette institution par Jocelyne Rouch marqueront-elles un renouveau des études rouchiennes dont un colloque annoncé sera peut-être la prémice.

28 V. Sokolov, Kinovedenie kak nauka [Les études cinématographiques en tant que science], Moscou, NIIK, 2008.

29 Daniel Taillé (dir.), la Saga des Clouzot et le cinéma, 1re époque, Niort, Cinémathèque en Deux-Sèvres, 2007, 283 p. Précieuse recension et republication des textes sur le cinéma d’Étienne Clouzot et de Henri Clouzot – lié au Musée Galliera et sa fameuse exposition –, deux membres d’une « dynastie » liée au cinéma qui comporte en outre Henri-Georges, le cinéaste, Jane, épouse d’Étienne, également critique (dont les archives ont malheureusement disparu dans un incendie), et Claire, arrivée, elle aussi à la critique dans les années 1960, toujours en activité. On y reviendra.

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30 Dziga Vertov, Iz nasledija, T. 2. Stat’i i vystuplenija [Œuvres, tome 2. Articles et interventions] (Daria Kruzhkova, Svetlana Ishevskaja, dir.), Moscou, Eisenstein-Centr, 2008.

31 Vivien Villani, Dario Argento, Roma, Gremese, 128 p. Après le livre de Jean-Baptiste Thoret, une brillante analyse de l’œuvre et des thèmes du « maître de l’horreur », un auteur d’une rare cohérence formelle (l’ouvrage existe également en langue italienne).

32 Vivien Villani, Guide pratique de la musique de film, Paris, Scope Éditions, 2008, 240 p. Une synthèse intelligente sur la musique, composante essentielle de l’œuvre cinématographique. L’ouvrage, clair et précis et s’appuyant sur des exemples soigneusement analysés, s’inscrit dans une collection consacrée aux métiers du cinéma.

33 Harry Waldman, Missing Reels Lost Films of American and European Cinema, Jefferson, London, McFarland & Cie, 2008, 313 p. Réimpression d’un ouvrage paru en 2000 dont le sous-titre dit bien l’objet : « les films perdus des cinémas américain et européen ». Les pays producteurs concernés sont, outre les E-U, la plupart des pays européens qui eurent une cinématographie (de l’Autriche et la Belgique à la Suède, en passant par la Grèce, la Hongrie et bien sûr la France, l’Italie et l’Allemagne). On note l’ignorance de la Russie et de l’URSS qui n’est pas expliquée… Selon l’auteur les films retenus dans son livre sont « longs, perdus et leur disparition creuse un trou dans l’histoire du cinéma » Il distingue les périodes où les pertes massives se sont opérées : avant la Première Guerre mondiale où 80 % des films ne sont pas conservés après exploitation ; entre la guerre et le passage au parlant 2/3 des films disparaissent encore ; le passage au son en fait disparaître bon nombre, en particulier dans des pays qui ne peuvent muter (la Grèce) et les productions en diverses langues qui tentent de ravir des parts de marchés à l’occasion de la sonorisation, « transitoires et expérimentales » ne subsistent guère elles non plus (Paramount à Paris notamment). Enfin la période 1930-1950 voit environ 15 % des films disparaître. Évoquer les films « manquants » est évidemment une des tâches de l’historien qui ne saurait écrire l’histoire qu’à partir de ce qui « reste », néanmoins le parti pris de ne retenir que des supposés « grands films » crée une confusion dans l’entreprise, en particulier en donnant vie à des œuvres dont l’existence même a pu être sujette à caution mais dont les signataires importent (Cendrars, Eisenstein…).

34 (Coll.) 90-e. Kino, kotoroe my poterjali [Les années quatre-vingt-dix. Le cinéma que nous avons perdu], Moscou, Novaja gazeta, Zebra E, 2007, 252 p. Ensemble d’une trentaine d’articles de différents auteurs consacrés aux films majeurs produits en Russie dans les années 1990, qui, en raison de l’effondrement du système étatique de distribution et de la fermeture de la majorité des salles, furent très peu vus par le public national. L’ouvrage, coordonné par Daniil Dondureï, sociologue du cinéma, est complété par des interviews (dont une d’Alexeï Guerman consacrée à la situation du studio Lenfilm dans les années quatre-vingt-dix), et par un post-scriptum tentant d’opérer une synthèse sur cette première décennie de la cinématographie post- soviétique.

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2. Revues

35 Archivos de la filmoteca, n° 57-58, octobre 2007-février 2008, 2 volumes « Después de la real. Pensar las formas del documental, hoy » [Après le réel. Penser les formes du documentaire aujourd’hui] sous la direction de Josep Maria Català et Jesetxo Cerdàn s’interroge sur les effets de la « révolution digitale » sur le cinéma documentaire. Le lien au réel (on parle de « cinéma du réel » – émanant de celui-ci ou parlant de lui ?) n’étant plus assuré par « l’image comme index » et sa dimension « fétichiste », les éléments qui viennent au premier plan sont alors la subjectivité et l’éthique : adresse au spectateur, prise en compte du contexte d’énonciation. Une intéressante réflexion tirant des conséquences dans l’ordre de l’énonciation de la disparition de la problématique de la « trace » qui aura occupé une petite séquence de l’histoire des images reproduites.

36 Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 79, mars 2008, « Cinéma régional. Cinéma national » Publié par l’Institut Jean Vigo, la revue, dont la parution s’espace malheureusement de plus en plus, présente un très riche ensemble sur les recherches régionales, fruit d’un colloque tenu à Perpignan en janvier 2006. Le dossier a été coordonné par François de la Bretèque qui ouvre le numéro avec une réflexion méthodologique sur l’opposition « régional/national ». Est présenté ensuite un bilan des études locales sur le cinéma en France (un bilan historiographique des années 1960 à nos jours par Jean Gili, une très complète bibliographie établie par Jean-Jacques Meusy, plus de cinq cents références – qui poursuit celle qu’il avait publiée dans 1895), puis une série d’études sur les apports spécifiques des archives régionales, enfin trois textes sur les problèmes de la production régionale. À lire en lien avec les actes du colloque de Montpellier sur le « local » (voir supra).

37 Cinémas, vol. 18, n° 1, Automne 2007 « Mémoires de l’Allemagne divisée. Autour de la DEFA », numéro dirigé par Philippe Despoix avec la collaboration de Caroline Moine. Voilà un numéro original qui se penche sur la maison de production la DEFA fondée immédiatement après la guerre à Berlin et qui quarante ans durant fournit en films documentaires et de fiction l’Allemagne de l’est. Son occultation a évidemment eu des causes idéologiques dues à la guerre froide et du coup des réalisateurs importants comme Konrad Wolf, Kurt Maetzig, etc. furent ignorés. La réunification de l’Allemagne a commencé par un démantèlement de tout ce qui existait de « l’autre côté » (bâtiments, monuments, institutions, circuits économiques et culturels) ; presque vingt ans plus tard on se met à « reconstruire ce pan méconnu de l’histoire du cinéma allemand ». L’axe des directeurs de ce numéro qui comporte sept études (deux en anglais) est que ce cinéma « d’après- guerre est marqué au sens fort et de manières multiples par l’histoire allemande : par l’horreur des camps, d’abord, révélée au monde et aux vaincus eux-mêmes en 1945 à travers les images des armées alliées », par « les ruines, qui donne naissance à un genre dramatique original dès la création de la DEFA en 1946 : le Trümmerfilm ». Les « tabous politiques » marquent ensuite cette production d’État, notamment pour ce qui touche aux rapports entre Russes et Allemands (jusqu’au « dégel » du moins où Konrad Wolf donne une image complexe des derniers jours de la bataille de Stalingrad dans J’avais dix-neuf ans). Quant au versant documentaire de la DEFA qui est sans doute son point fort, il atteste d’« une grande latitude dans la façon de traiter le matériau historique et les images d’archives ». On ne peut citer toutes les études allant de la « figure » de la

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ruine selon Habid à la Guerre d’Espagne vue pendant la « guerre froide » de Soldovieri ou l’évocation du génocide juif par la DEFA avant Holocauste par Bathrick, etc. Évoquons pourtant, son actualité ne se démentant pas, la contribution de Christian Delage sur la question de « l’ouverture des camps et les gestes d’attestation cinématographique des Alliés (1944-1945) » qui traite non seulement de la découverte et de l’enregistrement qui en est fait mais aussi de la tentative d’imaginer ce qui fut et n’est plus filmable, geste relevant d’une « volonté d’attestation ». Devant la destruction des traces de leurs méfaits par les Allemands, les services secrets américains firent appel à l’équipe de la Field Photographic Branch que dirigeait John Ford, pour tenter de retrouver les images nazies (seuls quelques fragments d’images animées furent retrouvées dans les dépôts qu’un proche de Goebbels vint visiter avant l’arrivée des Russes pour ordonner de « détruire des films top secret, en particulier des images de meurtres de Juifs et de Polonais commis par des SS et photographiés par des équipes spéciales de SS ». Ainsi les Alliés, Américains, Britanniques, Soviétiques et Français réalisèrent eux-mêmes des films utilisant des archives et des prises de vue réalisées lors de la libération des camps, films qui servirent pour la plupart aux actes d’accusation des Nazis à Nuremberg. Pour ce qui est des Américains, il n’est pas négligeable d’apprendre que les opérateurs recevaient des directives extrêmement précises au plan « esthétique » afin d’aboutir à un film correspondant aux standards du cinéma hollywoodien (« une histoire filmée complète et bien ficelée ») ce qui interdisait pratiquement le plan long, le point de vue unique et venait parfois contredire des convictions de documentaristes formés durant le New Deal au film engagé, didactique (tel que Grierson put le formaliser de son côté mais aussi Hurwitz ou Lorenz), nourri de Vertov (on cite aussi « Stanislavski » ce qui paraît une bévue). En revanche le fait de prendre, une fois de plus, l’exemple du film de Fuller nous paraît biaiser le propos étant donné le caractère personnel de l’entreprise, fût-elle « idéale » pour renouer avec la doctrine bazinienne du « réalisme », tribut cinéphilique inutile en l’espèce.

38 Ciné Nice, n° 16 et 17 (2007-2008) La luxueuse revue trimestrielle de la Cinémathèque de Nice présente dans ses derniers numéros un ensemble d’études aux sujets les plus variés et dont on se demande parfois la pertinence au sein d’une publication de ce type. Compte tenu d’une activité locale riche de milliers de tournages qui pourraient davantage retenir l’attention de Ciné Nice, on retiendra la contribution de Francis Lacassin consacrée à un cinéaste d’origine campanienne (Lacassin précise qu’il est né à Salerne et non à Naples comme on l’écrit généralement) actif aux studios de la Victorine pendant les années 1920 puis à Paris au début des années trente, « Gennaro Dini, un Italien au service du cinéma français ». L’étude apporte de nombreuses précisions à la notice du Dictionnaire du cinéma français des années vingt publié par 1895, notice dont se moque Lacassin sans bien mesurer que la recherche historique est précisément d’améliorer les connaissances sur un sujet donné. Petite curiosité : en 1933, Dini présente une « version sonore et chantée » de Cabiria (1914) de Pastrone. Lacassin s’extasie sur le rôle de Dini, « le premier à donner le signal de la réhabilitation des chefs-d’œuvre du muet », ignorant sans doute qu’en 1931, Pastrone lui-même s’était livré à une opération similaire en Italie.

39 Ciné Scopie, n° 9, mars 2008 La revue des amateurs de cinéma consacre plusieurs articles aux « pionniers du dessin animé » dont Émile Cohl au premier chef – notamment en rééditant des articles des années 1920 sur ce dernier. D’autres rubriques touchent à la première foire photo-ciné de Pouzolles, à la Cinémathèque des Savoies ou à des aspects techniques du Super 8 mm

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ou du 16 mm. Roger Icart revoit Intolerance et Georges D’Acunto évoque Ben Turpin « le bigle du slapstick ». Enfin Jean-Louis Gleizes examine « les enjeux de la projection numérique » en décortiquant toutes les capacités et limites techniques des matériels de projection du numérique.

40 Kinovedcheskie zapiski, n° 86, 2008 Le numéro est entièrement consacré aux Archives du Gosfilmofond, la Cinémathèque soviétique et aujourd’hui russe. Il s’ouvre par un ensemble passionnant de documents retraçant l’histoire de ces archives depuis le décret du Comité Central de 1936, commandant la fondation d’une institution ayant pour mission de conserver le patrimoine cinématographique. On y apprend ainsi que l’événement déclencheur fut constitué par le cas du film Tchapaev (des Vassiliev, 1934) : en effet, l’état du négatif, dont on avait tiré directement des copies positives, avait très rapidement nécessité une restauration, exécutée à l’étranger (apparemment à Paris) contre des devises. Une commission avait alors procédé à une enquête sur l’état des négatifs dans les différents studios qui s’était conclu par un signal d’alerte. Les documents portant sur les aberrations et les lenteurs de la construction des bâtiments à Bélye Stolby (au milieu de la forêt, à une soixantaine de km de Moscou, dans une zone dépourvue de tout aménagement, sans route asphaltée ni canalisation d’eau, ni électricité ou ligne téléphonique…) sont assez typiques des documents et études éclairant la « construction du socialisme » publiés depuis l’ouverture des archives et expliquent mieux l’état dans lequel était ce centre de conservation jusqu’à sa très récente modernisation. D’autres documents éclairent (bien que trop partiellement) l’arrivée au lendemain de la victoire des fameux films « trophées » (de guerre) saisis en Allemagne et dans les pays baltes conquis. Le reste du volume contient plusieurs autres ensembles, dont la publication du dossier complet du film Ee put’ [Son chemin] (Dmitri Poznanski, Alexandre Chtrizhak, 1929), et surtout les minutes des débats des commissions de professionnels (dont Eisenstein, Youtkevitch, Trauberg, etc.) chargées d’examiner les films américains récupérés auprès des distributeurs dans les territoires annexés par l’Union soviétique à partir de 1939. On apprend qu’un séminaire constitué des principaux réalisateurs soviétiques se tint régulièrement afin de « tirer les enseignements du cinéma américain ». On peut ici lire les réflexions de Raïzman, Choub, Alexandrov, Ptouchko, Stolper, Donskoï, Ioudine, Poudovkine, Medvedev, Dubson…

41 Le prochain numéro de la revue devrait être consacré à la publication des actes du « colloque Protazanov », organisé à Moscou en novembre 2007 par Natalia Noussinova. Mais c’est l’avenir même de la revue qui inspire aujourd’hui quelques craintes, depuis la mort, fin avril 2008, à l’âge de 66 ans, du rédacteur en chef et principal animateur des Kinovedcheskie zapiski, Alexandre Trochine, grand spécialiste du cinéma hongrois.

42 Studies in Russian & Soviet Cinema, vol. 2, n° 1, 2008 Cette revue entièrement en anglais confirme la place qu’elle occupe dans les études sur le cinéma russe et soviétique où elle n’a guère de concurrence – en particulier en France. Ainsi une première étude détaille la réception et la censure du Potemkine en Belgique (1926-1932) par Daniel Biltereyst, la question du « mélodrame contemporain » dans l’URSS de la « stagnation » par Joshua First, le film de « Nouvel An » comme genre dans le cinéma russe d’après-guerre par Alyssa DeBlasio et l’étude peut-être la plus riche, due à Irina Sandomirskaia, « A glossolalic glasnost and the re-tuning of the Soviet subject : sound performance in Kira Muratova’s Asthenic Syndrome ». Présenté par

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Liouba Arkus, critique de Pétersbourg, on publie enfin dans ce numéro le scénario de Nichego lichnogo (Rien de personnel, 2006) de Larissa Sadilova.

43 0 de conduite, n° 68, printemps 2008 Cette revue de l’Union française du film pour l’enfance et la jeunesse consacre son dernier numéro à Pierre Etaix sous la forme d’un long entretien où l’acteur-réalisateur s’explique – ce qui n’est pas courant – sur son travail et ses convictions quant au comique.

3. Ouvrages publiés par les membres de l’association

44 François Albera, « L’enfance de l’art » livret Johan van der Keuken Edition intégrale (dvd), coffret 3, Idéal Audience/ Arte/Pieter van Huystee, 2007, 51 p. ; « Mondes », ibid., coffret 4, Idem, 43 p. ; « Destins », ibid., coffret 5, Id., 43 p.

45 Jean A. Gili, Ettore Scola. Une pensée graphique, Enghien-Paris, Centre des Arts-Isthme Éditions, 2008, 154 p. (voir ci-dessus)

46 Jean A. Gili (dir.), Alle origini del neorealismo. Giuseppe De Santis a colloquio con Jean A. Gili, Rome, Bulzoni, 2008. 148 p. (co-Marco Grossi) (voir ci-dessus)

47 Jean-Pierre Mattei, La Corse les Corses et le cinéma. 50 ans de cinéma parlant 1929-1980, Ajaccio, Editions Alain Piazzola, 2008, 352 p. (voir ci-dessus)

48 Vincent Pinel, Dictionnaire technique du cinéma, Paris, Armand Colin 2008, 372 p. (voir ci-dessus)

4. DVD

49 Gaumont le cinéma premier 1897-1913 : volume 1 Alice Guy, Louis Feuillade, Léonce Perret, coffret 7 dvd, Gaumont, 2008.

50 Émile Cohl : l’agitateur aux mille images, coffret 2 dvd, Gaumont, 2008.

51 Encouragée par les succès des coffrets Fantômas et les Vampires et saisissant une opportunité (le Congrès 2008 de la FIAF à Paris), la Gaumont s’est soudain souvenue que ses caves recelaient des trésors ; elle s’est donc engagée, il y a quelques mois, dans une démarche patrimoniale destinée à mettre à disposition des chercheurs et cinéphiles l’œuvre de ses pionniers d’avant 1914. Provenant de toutes les cinémathèques privées et publiques du monde (BFI, Svenka Filmatek, Lobster, etc), pour la plupart restaurées ces dix dernières années et découvertes lors de rétrospectives, les œuvres retenues n’avaient auparavant jamais fait l’objet d’édition en vidéo. Supervisée par Pierre Philippe, le coffret Gaumont le cinéma premier 1897-1913 réunit une centaine de films (de la courte bande aux premiers longs métrages de l’histoire du cinéma français) et de nombreux bonus, pour un total de 17 heures de projection. Point de boîte à bijou ici, comme pour les Vampires, mais un emboîtage soigné dans lequel les dvd sont rangés sur des fiches de catalogage et accompagnées d’un copieux livret.

52 Alice Guy (1873-1968), la première femme cinéaste au monde, bénéficie d’un traitement royal à la hauteur de son oubli : plus de 60 films qui lui sont attribués – à tort ou à raison –, classés chronologiquement, couvrant la période française 1897-1906. Les genres sont des plus variés : plein air (le Pêcheur dans le torrent, Baigneur dans le torrent, etc), féeries et films à trucs imités de Méliès (Scène d’escamotage, Avenue de l’opéra),

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numéros de cirque ou de music-hall (Miss Dundee et ses chiens savants, Lina Esbrard danse serpentine), films religieux (la Naissance, la vie et la mort du Christ), films de poursuite (la Course à la saucisse), etc. Parmi les « classiques », on retrouve avec plaisir la fameuse Fée aux choux (vers 1900) et son remake, Sage femme de première classe (1902). Mais c’est sans doute dans le registre de la comédie que les réussites sont les plus éclatantes. Dans Madame a des envies (1906), une femme enceinte est la proie répétée de besoins aussi dévorants que saugrenus. Dans la Glu (1907), un jeune chenapan enduit de colle marches d’un perron, banc et guidon d’un vélo, causant quelques tracas dans son sillage. On est grisé par tant de découvertes et troublé d’assister à la naissance du langage cinématographique. Par son ampleur inaccoutumée (25 tableaux) et son luxe de moyens, la Naissance, la vie et la mort du Christ (1906) – plus connu sous le titre la Vie du Christ - regorge de créativité : un panoramique latéral accompagne la procession du Christ au Golgotha ; une savante utilisation de la lumière permet de creuser l’espace dans la scène du lavement de pieds ; un gros plan isole Véronique exhibant le visage du christ sur son linge. Le « chapitre » Alice Guy offre également deux bonus. Le jardin oublié, documentaire canadien de M. Lepage, est à classer dans le genre, heureusement peu répandu, du « documentaire familial hagiographique ». Entre deux plans de champs en fleurs, la petite-fille de la cinéaste nous raconte combien notre grand-mère était aussi une grande dame du cinéma, photos de famille et spécialistes américains de la période à l’appui. Édifiant. Plus réjouissant, l’Américanisé (Making an American Citizen, 1912), unique production retenue de la prolifique période américaine d’Alice Guy- Blaché, illustre les bienfaits de la civilisation américaine sur un être veule, évidemment d’origine européenne, qui a tendance à prendre sa femme pour une bête de somme. L’éditeur aurait cependant pu éviter le ridicule d’un carton préliminaire qui attribue au film une dimension autobiographique.

53 Cette redécouverte d’Alice Guy sera bientôt complétée par la parution, chez Doriane Films, d’un dvd centré sur la production américaine de la cinéaste : huit films tournés pour la Solax entre 1911 et 1913 et dénichés à la Library of Congress. L’édition est accompagné d’un documentaire inédit de Claudia Collao, À la recherche d’Alice, qui s’attache à fissurer la légende dorée à l’aide de témoignages d’historiens du cinéma. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

54 Deuxième pionnier célébré dans le coffret Gaumont : Louis Feuillade. Cette fois les œuvres sont classées en cinq genres (comédies, séries, drames, féeries et Histoire), avec, pour chaque rubrique, des bonus à base d’un montage d’extra its organisés autour d’un thème. Peu de découvertes pour ceux qui suivent l’actualité patrimoniale : la plupart de ces films ont été présentés lors des rétrospectives de Pordenone (2000) et/ou de Paris (Cinémathèque française 2006). Ce qui frappe dans la sélection, c’est que les sujets « sérieux » (films historiques, série La Vie telle qu’elle est) sont proportionnellement surreprésentés au regard de la filmographie, comme si la reconnaissance du prolifique Feuillade passait obligatoirement par la (re)découverte de bandes « nobles » au détriment des films comiques ou burlesques (séries Bébé, Bout-de- zan, etc.). Mélodrame campagnard bâti autour du thème de l’amour impossible, le Cœur et l’argent (1912) touche par la justesse des situations et le jeu épuré des acteurs. L’Agonie de Byzance (1913) révèle un Feuillade metteur en scène inspiré (travail sur la perspective, la profondeur de champ) et grand directeur d’acteurs (scènes de combats dotées d’une figuration nombreuse). De là à faire de lui le précurseur de Cecil B. DeMille, il y a un océan qu’à la différence des éditeurs du coffret nous ne franchirons pas. Le visionnage consécutif de plusieurs œuvres de Feuillade permet par contre de

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mettre en évidence combien la peinture de son époque (Symbolistes, Préraphaélites, etc.) a, comme pour Perret, contaminé son imaginaire et déteint sur son esthétique. Le Printemps (1909) s’inspire des pastorales de William Bouguereau ou de Puvis de Chavannes ; la Nativité (1910) d’un tableau célèbre de Luc-Olivier Merson. Le dernier plan du Cœur et l’argent (1912) est calqué sur le tableau de John Everett Millais, Ophélie. On pourrait ainsi multiplier les exemples.

55 Pourtant éphémère dans sa carrière (1911-1912), la série La vie telle qu’elle est se taille la part du lion dans cette édition. Mais faut-il pour autant s’en réjouir ? Présentées à leur sortie comme des « tranches de vie » inspirées de faits de société, ces films de commande sont surtout marqués par leur pauvreté de moyen, leur dimension moraliste et leurs sens du marketing (dépenser moins et vendre mieux). Dans la Possession de l’enfant (1909), un couple séparé se dispute la garde de leur enfant. L’espionnage industriel, au cœur de l’action du Trust ou les Batailles de l’argent (1911), permet parfois à Feuillade de donner libre cours à son goût pour les identités usurpées et les faux- semblants. La Hantise (1912), éclairée par un utile bonus, tisse une intrigue cousue de fils blancs à partir de deux éléments puisés dans l’actualité immédiate : le naufrage du Titanic et la mode de la chiromancie. Mais le plus réussi et le plus audacieux de la série, véritable éloge de la différence, est sans contestation possible le Nain (1912). Un auteur de théâtre, resté anonyme malgré ses nombreux succès, entretient une liaison épistolaire avec l’héroïne de sa dernière pièce ; mais une rencontre inopportune révèlera le terrible secret du dramaturge. Malgré leurs dissemblances, un lien relie tous les films de cette série : l’omniprésence de Renée Carl, comédienne fétiche de Feuillade, dont on peut mesurer ici l’étendu du registre. Que dire de cet ensemble Feuillade ? Malgré notre plaisir à (re)découvrir ces œuvres, une question nous taraude : était-ce bien raisonnable d’éditer ces courtes bandes, ces « articles de pêche » (dixit Feuillade) souvent alimentaires alors que les grandes œuvres personnelles du cinéaste – Judex, Vendémiaire, Tih Minh etc. – sont toujours inédites en vidéo ?

56 Troisième cinéaste célébré par ce coffret, Léonce Perret bénéficie d’un sort plus enviable. Les éditeurs ont en effet retenu ses deux longs métrages muets les plus fameux – l’Enfant de Paris (1913) et le Roman d’un mousse (1913) – ainsi qu’un florilège de ses meilleurs courts métrages au milieu desquels le Mystère des roches de Kador (1912) brille d’un éclat singulier. Plutôt que de revenir sur ces différents films – largement commentés dans l’ouvrage Léonce Perret (AFRHC/Cineteca du Bologna, 2003) – nous souhaiterions nous arrêter sur les suppléments proposés, tous sous une forme minimaliste (commentaires proposés sur cartons, illustrés d’extraits). Léonce cinématographiste cinématographié attire notre attention sur les nombreuses mises en abîme du cinéma dans les films de Perret et ceci dès 1911 avec Un mariage par le cinématographe. La phase du tournage, en extérieur ou en studios, est de loin la plus privilégiée. Tandis que les Béquilles (1911) est précieux pour documenter le déroulement des tournages en décors naturels (la voiture « Cinéma Gaumont » et la troupe d’acteurs s’arrêtent devant les grilles d’une propriété privée), d’autres illustrent un tournage à Nice, au studio Gaumont du Queyras (Dernier amour, 1916) ou dans ceux de la Victorine (la Danseuse Orchidée, 1928). Les conditions – critique ou publique – de réception des œuvres ne sont pas oubliées. Tandis que dans Dernier amour (1916), le réalisateur incarné par René Cresté lit les critiques dans la presse corporatiste, dans Léonce cinématographiste (1913) une idylle se noue entre une spectatrice et un spectateur d’un film burlesque (sans doute de Jean Durand). Plus inattendu, le Mystère des roches de Kador (1913) fait de la projection d’un fait divers reconstitué un outil thérapeutique destiné à

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provoquer un salutaire trauma. Léonce par Léonce fait l’historique de cette série qui, de 1912 à 1915, compta une quarantaine de bandes toutes scénarisées, réalisées et interprétées par Léonce Perret en compagnie de ses trois « muses » que sont Valentine Petit, Suzanne Grandais et Suzanne Le Bret. Enfin Léonce Perret 1880-1935 propose, à l’aide d’extraits de films et d’images fixes (photos, affiches), de retracer – hélas assez platement – la carrière du cinéaste avec une approche à la fois horizontale (chronologie) et verticale (genres, thèmes).

57 Aussi réjouissante soit-elle au regard du vide qu’elle vient combler, cette édition n’est pourtant pas sans reproche. Les musiques composées par Patrick Laviosa (né en 1966) ont une fâcheuse tendance à inlassablement plaquer les mêmes mélodies sur des films appartenant à des registres différents, provoquant lassitude et agacement. Certains films prennent des libertés avec les teintages/virages, d’autres proviennent de restaurations déjà anciennes qui auraient mérité quelques corrections. Mais ce qui laisse le plus à désirer est l’approche historiographique. Longtemps attribuée à Feuillade ou laissée sans paternité, la série Oscar (1913-1914) est soudain « offerte » à Perret qui, pourtant, ne la fait pas figurer dans sa filmographie tapuscrite (CRH, archives BiFi). Plus grave : alors que de récentes recherches, commandées par le Musée Gaumont, permettent d’affirmer aujourd’hui qu’Alice Guy n’a pas réalisé de film avant 1900, le coffret attribue à la réalisatrice une dizaine de bandes tournées entre 1897 et 1899, prenant pour paroles d’évangiles la filmographie totalement erronée de Victor Bachy parue dans Alice Guy-Blaché (1873-1968), la première femme cinéaste du monde (Institut Jean Vigo, 1993). Une fois de plus, le « print the legend » fordien a prévalu sur la recherche historiographique rigoureuse, basée sur des sources premières patiemment collectées et analysées. Mais dans l’emprise de la maison Gaumont, même la légende n’est pas défendue avec beaucoup de constance. Dans l’ouvrage les Premières feuilles de la marguerite (Musée Gaumont, 2008), petit catalogue très soigné de 76 affiches Gaumont éditées entre 1905 et 1908, le film Sur la barricade (1907) est attribué à Étienne Arnaud alors que le coffret le considère comme réalisé par Alice Guy ! Il serait temps que la Gaumont trouve enfin son Henri Bousquet afin de faire réaliser une filmographie du cinéma des premiers temps digne de ce nom et de résoudre, par la même, ces questions de paternité qui continuent d’empoisonner la recherche.

58 Un deuxième coffret Gaumont le cinéma premier 1897-1913 devrait paraître à la fin de l’année et réunir les œuvres d’Émile Cohl, Jean Durand et quelques pionniers divers (Étienne Arnaud, Roméo Bosetti, Jacques Feyder, etc). Les plus impatients peuvent néanmoins d’ores et déjà se procurer le double dvd Émile Cohl, l’agitateur aux mille images (Gaumont, 2008), paru à l’occasion de la rétrospective organisée en avril 2008 par le Forum des images. Outre les 43 films retrouvés de la période Gaumont (1908-1910), l’édition comprend quelques bonus appréciables. En ce qui concerne les réalisations de Cohl proprement dites, quatorze films réalisés pour Pathé (1910-1911), Éclipse (1911-1912), Éclair États-Unis (1912-1913) et Éclair Paris (1914-1921). Longtemps invisible, l’œuvre de Cohl a été restaurée, remastérisée et, même si de nombreuses scories demeurent (images en partie détruites, rayures, taches, etc), on ne peut que se féliciter de l’existence de cette édition si longtemps appelée de ses vœux et préparée par Pierre Courtet-Cohl, petit-fils du cinéaste récemment disparu. Nous ne reviendrons pas ici sur les sources d’inspiration et techniques de réalisation, pas plus que sur le contexte de production et de réception de ces œuvres qui ont fait, il y a peu, l’objet du n° 53 de 1895. Signalons qu’aux œuvres du pionnier de l’animation viennent s’ajouter deux documentaires. Émile Cohl image par image de Michel Patenaude et François

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Porcile retrace en quelques minutes, apparemment pour un magazine télévisé, les multiples visages du père de Fantoche. Hommage à Émile Cohl de Fabien Ruiz compose un double portrait du cinéaste et de l’homme à travers des témoignages de parents (Pierre Courtet), de réalisateurs (Jacques Rouxel, le père des Shadocks ; Paul Grimault) et d’historiens du cinéma (Vincent Pinel). Les deux documentaires, non datés mais déjà anciens, font cruellement regretter que Gaumont n’ait pas produit une création nouvelle qui aurait permis d’exposer nos connaissances actuelles sur Cohl et de les transmettre aux jeunes générations de cinéphiles et d’étudiants en cinéma d’animation. Leur présence massive lors de la rétrospective les désigne pourtant comme les premiers destinataires de cette édition.

59 Le fantôme de Langlois, de Jacques Richard (2007).

60 Venant après un autre documentaire (Citizen Langlois, réalisé en 1994 par Edgardo Cozarinski), une série d’ouvrages (dont le dernier en date, Histoire de la Cinémathèque française, a été signé en 2006, chez Gallimard, par Laurent Mannoni, co-directeur du patrimoine et directeur des collections des appareils de cette institution et du CNC), ce film, sorti en salles en 2005, est l’occasion de s’arrêter sur la manière dont le discours actuel entremêle l’histoire de la Cinémathèque française et la personnalité de son principal créateur, Henri Langlois. Entremêlement que la récente édition DVD (2007) de ce Fantôme de Langlois individualise et historicise, en quelque sorte, puisque l’inscrivant dans une série de films antérieurs du même réalisateur, Jacques Richard (cinéaste et non pas historien du cinéma, comme son parfait homonyme). En effet, ce dernier avait déjà tourné un Langlois monumental (1991) et le Musée du cinéma Henri Langlois du Palais de Chaillot (1997), tous deux disponibles dans les bonus : le premier était consacré à la pose tardive (faute de financement) d’une stèle sur la tombe de Langlois, au cimetière Montparnasse, et le second à l’inquiétude quant au devenir du musée Langlois. On voit, en un sens, que l’issue du second problème (disparition du musée, puis menaces sur la réouverture d’un musée, enfin installation de la salle « Passion du cinéma », au sein de la nouvelle Cinémathèque française) a probablement contribué à la conception de ce film proprement monumental (d’une durée de plus de 3h30), c’est-à-dire à l’édification d’une stèle cinématographique à la mémoire de celui qui fut (et/ou qui est présenté comme tel) l’un des pionniers de la conservation des films et le créateur de cette « oeuvre de l’esprit » (selon l’expression reconnue par la loi) que fut le musée du cinéma du Palais de Chaillot. En d’autres termes, il paraît indéniable que les divers déboires connus par la Cinémathèque française depuis le décès de son directeur historique, et plus particulièrement depuis la disparition du musée, en 1997, ont joué un rôle non négligeable dans le propos de ce film et dans sa volonté d’une personnification de la Cinémathèque française et de son musée du cinéma, patente dans le refus de séparer l’homme de l’institution : avec la disparition de Langlois puis de son « œuvre » concrète (le musée), c’est une idée de (la) cinémathèque qui a disparu. Toutefois, l’hypothèse que formule ce documentaire réside dans le fait que cette disparition aurait été en quelque sorte programmée, depuis l’épisode de la célèbre affaire Langlois de février 1968. Le récit de celle-ci acquiert en effet une position centrale dans le film (elle se déploie à partir du treizième chapitre et le film en compte vingt-quatre), comme un noeud autour duquel tout s’articule. De plus, elle ouvre le film, avec une citation liminaire en forme d’épitaphe : « Je n’ai jamais voulu parler de “l’Affaire Langlois”. Je ne veux plus aborder ce sujet de mon vivant. Uniquement après ma mort. À ce moment là, s’il le faut, je reviendrai comme un fantôme et j’en parlerai » (Henri Langlois). Ce documentaire se présente donc explicitement comme la parole de

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Langlois, venant d’outre-tombe évoquer les affres et les conséquences de cet épisode rocambolesque de l’existence de la Cinémathèque française. Dans cette perspective, la création du musée, maintes fois différée à l’époque des rapports étroits entre l’État et la Cinémathèque de Langlois, incarne presque un acte de résistance, de la part d’un homme décidé à aller au bout de son projet, en dépit de l’abandon presque total de sa tutelle administrative. Et, conséquemment, la liquidation du musée devient alors une forme de revanche des « médiocres » (les pouvoirs publics et la nouvelle direction qui lui fit allégeance) : l’incendie du Palais de Chaillot, qui noya le musée sous les flots des pompiers, est vu comme résultant presque d’un complot. Bernard Martinand affirme que cela arrangea les affaires d’une Direction embarrassée parce que décidée à abandonner, contre l’avis de certains, l’oeuvre de Langlois – ce que Martine Offroy, membre du Conseil d’Administration paraît confirmer à demi-mots, lorsqu’elle reconnaît que le musée devait partir, de toute façon. L’affaire Langlois constitue donc bien le coeur du problème, qui innerve tous les événements suivants, du moins selon Jacques Richard.

61 On le voit, ce documentaire assume donc sa vision linéaire et personnifiée de l’histoire de la Cinémathèque française, jusque dans les risques de téléologie (Jean-Michel Arnold avançant que, pour Langlois, dès l’après-guerre, il s’agissait de « montrer des films pour créer des vocations de cinéastes »), presque inévitables pour une parole « d’outre- tombe ». Cependant, sans doute pour éviter l’impression nécessairement gênante d’un discours uniquement à charge, monolithique, le Fantôme de Langlois entrecroise les témoignages oraux, mais qui ne viennent jamais réellement contredire le propos du film. De fait, les « ennemis » (Martine Offroy, par exemple) n’apparaissent que brièvement, dans le seul but de corroborer la thèse de l’auteur, tandis que les proches de Langlois reviennent régulièrement (Goldfayn, Arnold, Robiolles, etc.). Ce dispositif souligne paradoxalement les manques discursifs du film, ses absences (tant au niveau des témoins que des faits : rien n’est dit, par exemple, sur la querelle entre Langlois et sa tutelle étatique au sujet du dépôt légal) : si Jean-Charles Tacchella est interrogé, ce n’est pas en tant qu’ancien président (il aurait eu pourtant, sans doute, des éléments intéressants à apporter sur cette expérience) mais plutôt comme cinéphile ayant fréquenté la Cinémathèque à sa grande époque, tandis que d’autres, essentiels durant la période 1977-2005 (Mannoni, Païni, etc.), ne sont ni interviewés, ni même mentionnés. Surtout, ces témoignages, s’ils sont mis en écho les uns avec les autres (comme des sources historiographiques), ne sont jamais soumis à l’épreuve des divers et multiples travaux historiques sur le sujet (Barbin, par exemple, n’est présent ni par le témoignage, ni par ses écrits postérieurs sur l’affaire Langlois, ni par les recherches d’autres auteurs sur son rôle dans cet épisode). En dépit d’un extraordinaire travail de recherche d’images d’archives (qui constituent indéniablement le meilleur du film), ce documentaire se structure donc autour de l’importance accordée à la parole et à la mémoire, contre l’écrit et l’histoire. Cela se ressent jusque dans le montage du film, basé sur un principe de « coq-à-l’âne », selon lequel une idée émise par un témoin permet d’enchaîner sur une idée comparable ou voisine, voire, plus simplement, sur un extrait du film évoqué (parfois avec quelques contresens, lorsque Chabrol mentionne les Quatre cavaliers de l’apocalypse, sans aucun doute dans la version d’Ingram, et que l’on voit des images du Minnelli, mais, d’autres fois, avec un sens du contrepoint ironique, par exemple lorsque Langlois évoque les maquettes de Lazare Meerson pour Sous les toits de Paris, suivi d’un extrait de l’enterrement d’Entr’acte, qui se rapporte ici plus au devenir du musée qu’au travail précis évoqué). Le film évite ainsi le poncif de la

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chronologie et se montre, avec honnêteté, comme discours. De fait, l’intérêt et la force de ce documentaire résident dans sa façon de revendiquer et d’assumer sa volonté discursive, son positionnement. La seule remarque qu’on peut lui objecter sur ce point tient à la portée quelque peu limitée de cette parole qui, si elle vise à réhabiliter Langlois et une idée de (la) Cinémathèque, rechigne à discuter les choix stratégiques actuels de cette institution. On peut d’ailleurs s’étonner de la présence de Serge Toubiana, qui évoque Langlois et la politique des auteurs, mais qui n’est pas présenté comme directeur de la Cinémathèque française, alors même qu’il trône devant une statue du Sélénite du Voyage dans la lune, objet emblématique du musée. Surtout, le virage opéré par la Cinémathèque française sous l’ère Berri-Toubiana n’est nullement mis en cause, alors qu’il contredit certains principes de Langlois énoncés à divers endroits du film (le refus de la Cinémathèque comme lieu « marchand », le choix d’un musée contre les expositions temporaires, etc.). On se demande même parfois si, in fine, ce documentaire ne s’ajoute pas une mission inattendue : celle de portraiturer l’actuelle direction (même si Claude Berri n’est plus président, ses choix ont été confirmés) en véritable héritière de l’esprit de Langlois (ce qui ne lasse pas de surprendre lorsque l’on sait le sort qu’elle a réservé à quelques collaborateurs « historiques » du fondateur). Car comment justifier le maintien, dans le montage, des propos de Claude Berri qui, au sujet de l’affaire Langlois, affirme que « enterrer la Cinémathèque française était un acte politique » ? Certes, Berri a une certaine légitimité à raconter cet épisode, dont il fut partie prenante, avec les cinéastes de la Nouvelle Vague, mais, au moment des ces propos, il est le président d’une Cinémathèque française presque totalement passée dans le giron de l’État, celui qui a participé à la nomination d’un directeur « choisi » par le ministère (qui avait auparavant commandé à Serge Toubiana un rapport sur les archives de cinéma en France, qui résonnait comme une offre de services), et ce sans doute pour la première fois depuis Pierre Barbin. Bref, si le documentaire s’affiche comme résolument critique au sujet de l’histoire de la Cinémathèque française, il se révèle un peu plus complaisant sur son présent.

62 L’exemple des propos de Claude Berri suggère la nécessité, dans ce film et avec ce film, de toujours interroger le lieu de l’énonciation, pour chacun des témoins. Et en premier lieu, il convient de s’arrêter sur le lieu d’où parle Jacques Richard, lui-même. Collaborateur de Langlois au début des années soixante-dix, il ne resta qu’un an à la Cinémathèque française, la quittant pour aller réaliser son premier long-métrage (Né en 1975), précisément comme Langlois le lui avait prédit. Il fait donc partie des nombreux jeunes metteurs en scène ayant débuté à cette époque dans le cinéma d’art et d’essai et qui furent, comme le suggère Philippe Garrel dans son témoignage, orphelins de Langlois, ou plus exactement de sa Cinémathèque, qu’il concevait comme un lieu ouvert pour projeter les premiers films de réalisateurs inconnus. Un lieu tourné vers le passé autant que vers l’avenir, avenir beaucoup plus sombre, aujourd’hui, pour ce cinéma marginal. Des metteurs en scène de cette époque, seul Garrel parvient encore à monter régulièrement ses projets. Tout ceci explique sans aucun doute l’importance que ce documentaire accorde aux rapports de Langlois avec « la politique des auteurs » (titre du cinquième chapitre, dans l’édition DVD), à l’édification de son portrait en cinémathécaire « au service des cinéastes » (titre du dix-huitième chapitre). On comprend mieux, partant de ce lieu de l’énonciation, le souci du film, dans sa première partie (avant l’affaire), de représenter Langlois en dépositaire du goût cinématographique, de le montrer sous le jour de celui qui a su mieux que d’autres trier dans l’histoire et dans le présent du cinéma le bon grain de l’ivraie. Dans ce

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documentaire, Langlois devient presque l’inventeur (ou à tout le moins le premier penseur) de tout ce qui a compté dans le cinéma : on lui attribue par exemple la paternité de la découverte de Bergman ou des premières projections de films japonais en France. Mais l’importance accordée à la question des « auteurs » et des cinéastes d’art et d’essai désigne aussi, implicitement, les fondements du mythe Langlois que ce documentaire contribue à perpétuer : Langlois serait l’un des géniteurs essentiels de la Nouvelle Vague (on remarquera au passage que le nom de Bazin n’est pas cité une seule fois) et la reconnaissance culturelle de celle-ci nourrit en retour l’image du fondateur de la Cinémathèque française. Il y aurait là un mouvement bijectif, presque une symbiose intellectuelle, qui présente aussi l’avantage de remettre l’affaire Langlois au cœur du discours, puisque cette symbiose trouve en quelque sorte son apothéose dans la mobilisation de la Nouvelle Vague contre le renvoi de Langlois. Mais il faut remarquer que ce discours assoit aussi l’autorité de Langlois du côté de l’esthétique et non du côté de l’histoire : il est moins celui qui a su regarder l’histoire de manière inédite (si l’on compare par exemple ses réflexions sur l’histoire du cinéma aux travaux contemporains de Sadoul et de Mitry) que l’homme qui a fait preuve, comme les critiques de la future Nouvelle Vague, de l’affirmation du goût cinématographique le plus sûr. L’effacement de l’histoire au profit de l’esthétique ne peut être opéré, dans le documentaire, qu’au prix de multiples autres effacements, tant du côté de Langlois (rien n’est dit de sa passion pour l’Impressionnisme français, que ne partageait pas la Nouvelle Vague) que des « Jeunes Turcs » (le film rappelle par exemple son intérêt pour René Clair et John Ford, en omettant de préciser que Langlois se battait, sur ce terrain, contre une partie de la Nouvelle Vague). Au final, on l’a compris, ce film est symptomatique d’une époque où l’esthétique a plus de crédits, auprès des « intellectuels » du cinéma, que l’histoire. Mais il est paradoxal que ce soit là l’impression laissée par ce film qui, pourtant, accorde une place majeure à l’édification du musée du cinéma (beaucoup plus que dans le documentaire de Cozarinski). En effet, le Fantôme de Langlois vaut aussi et surtout pour tous les documents audiovisuels retrouvés et présentés sur la conception, la fabrication et la réalisation finale du musée, dont l’essentiel des traces encore existantes figure dans ce film. C’est là, probablement, que le film acquiert sa dimension testimoniale principale, et il n’est pas anodin que ce soit l’un des moments où la parole des témoins s’efface en partie devant l’exhumation des documents. Ce long moment, indéniablement le plus beau du film, ouvre également d’intéressantes perspectives : à (re)découvrir ces images, on imagine en effet les parallèles possibles entre le musée du cinéma Henri Langlois et la conception historiographique de Godard, non pas dans une direction « auteuriste » (Godard s’inscrivant dans les traces de l’initiateur de la Nouvelle Vague), mais dans la manière d’écrire une histoire esthétique du cinéma, basée sur des télescopages, des croisements inattendus, des mouvements entre des objets et des périodes. Bref, le film, apparemment contre son propos originel, se transforme à sa toute fin en véritable témoignage, cette fois débarrassé de la dimension téléologique, voire polémique, de son discours. Il fait œuvre d’histoire par le cinéma, en livrant à notre regard fasciné les vestiges d’une création disparue, dont on n’a pas fini d’explorer toutes les influences sur l’historiographie et l’esthétique actuelles : le fantôme du musée du cinéma Henri Langlois.

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Communiqué

Installé depuis 2004 dans les anciens studios de cinéma Pathé-Albatros créés par Charles Pathé en 1904 puis dirigés par Joseph Ermolieff et Alexandre Kamenka, le Studio Théâtre de Montreuil est une plate-forme artistique et culturelle, dirigée par une jeune équipe d’acteurs culturels et présidée par le metteur en scène Carlo Boso. Depuis sa fondation, ont œuvré dans ces studios de cinéma des artisans, des artistes et des créateurs de renommée internationale (Ferdinand Zecca, Jakob Protazanoff, , Jean Epstein, René Clair, etc.) et tant d’autres qui ont participé à l’affirmation du Septième Art dans le monde. Le Studio Théâtre de Montreuil perpétue cette grande tradition à travers le développement de différentes activités artistiques. Les objectifs du Studio Théâtre de Montreuil sont de créer un échange de savoirs à travers des pratiques pluridisciplinaires et de promouvoir une forme d’Art, capable d’émouvoir, de divertir et de faire réfléchir le plus grand nombre de spectateurs. Ainsi, le Studio Théâtre de Montreuil accompagne des compagnies, des associations culturelles et des artistes dans leur processus de création à travers des résidences artistiques et participe à l’organisation d’évènements culturels et à la diffusion de spectacles, concerts, expositions… Ces activités ouvertes sur la ville de Montreuil, le département de la Saine Saint-Denis, la région Île-de-France et le territoire national et international affirment la volonté du Studio Théâtre de Montreuil de tisser des liens avec tous ceux qui oeuvrent dans le domaine du spectacle vivant et des arts plastiques. C’est dans cet optique qu’en 2004, a été créée, au sein du Studio Théâtre de Montreuil, l’Académie Internationale Des Arts du Spectacle au sein du Studio Théâtre de Montreuil. Dirigée par Carlo Boso et Danuta Zarazik, l’Académie Internationale Des Arts du Spectacle, constituée par une équipe d’enseignants de renommée internationale, se positionne aujourd’hui dans l’univers de la formation artistique comme une plateforme tournante des grandes Ecoles de théâtre Européen. Cette démarche pédagogique, axée sur l’échange des savoirs, permet aux élèves d’acquérir les ressources humaines, culturelles et artistiques nécessaires pour exercer pleinement le métier d’artiste interprète.

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Néanmoins, le Studio Théâtre de Montreuil, lieu témoin des grandes histoires et des grandes rencontres du cinéma et du théâtre, a bien failli disparaître à tout jamais. Dans la nuit du 7 Février 2008, un incendie s’est déclaré dans la verrière Charles Pathé inscrite au patrimoine de l’Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. Suite à cet incendie, l’équipe du Studio Théâtre de Montreuil a décidé de fonder une association dénommée « AGIR ! pour la Sauvegarde des LIEUX de MEMOIRE ». Le Phénix, l’oiseau qui renaît de ses cendres, a été choisi comme symbole de l’association. Le premier objectif d’AGIR ! Sauvegarde des LIEUX de MEMOIRE est de préserver les activités de tous ceux qui œuvrent aujourd’hui dans le site et d’effectuer toutes les démarches nécessaires pour faire classer aux Monuments Historiques la Verrière Charles Pathé. Dans un second temps, l’association se donne comme objectif la création d’une confédération des lieux de Mémoire nationaux et internationaux. Grâce à un formidable élan de solidarité notamment de la part de personnalités du monde de la culture et du spectacle, l’association « AGIR ! pour la Sauvegarde des LIEUX de MEMOIRE » fédère aujourd’hui plus de 450 adhérents. Pour soutenir ou adhérer à l’association « AGIR ! pour la Sauvegarde des LIEUX de MEMOIRE », vous pouvez vous rendre sur le site Internet du Studio Théâtre de Montreuil : www.stmprod.com

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