NELSON

MONFORT avec Renaud de Laborderie

Hors antenne

Préface de Stéphane Diagana

SOLAR A Dominique, Isaure et Victoria

« Certaines personnes voient les choses telles qu'elles sont et se demandent : pourquoi ? Mais moi, je rêve de choses telles qu'elles devraient être et me demande : pourquoi pas ? » George Bernard Shaw

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Éditions SOLAR 12, avenue d'Italie 75013 PARIS Internet : www.solar.tm.fr

Toutes les photos ont été fournies par l'auteur Directeur de collection : Renaud de Laborderie

© 2000, Éditions Solar ISBN : 2-263-02705-X Code éditeur : S02705 Avant-propos

Accoutumé à parler des autres, Nelson Monfort n'était pas préparé à s'exprimer sur lui-même. D'une certaine manière, c'était une lacune. Car l'exposition médiatique méritait, à elle seule, une tentative d'analyse et d'expli- cation. En fait, seul un document écrit pouvait lui permettre d'éclairer ses contemporains sur la partie ombrée de son activité à France Télévision. L'argument essentiel de cet ouvrage - qui n'aurait jamais vu le jour sans le préambule d'une longue et solide amitié - est donc Nelson Monfort en personne. Ce n'était pas un mince challenge que d'inviter ce grand professionnel à s'épancher, en toute liberté, pour nous livrer confidences et impressions. Mais sa difficulté faisait son prix. Et ce défi n'aurait pas été gagné sans l'ad- hésion totale de Nelson Monfort à un projet original et ambitieux. En suggérant HORS ANTENNE comme le titre le mieux adapté à ce livre, Nelson Monfort traçait lui-même les contours non exhaustifs de ces entretiens exclusifs, destinés à évoquer une carrière diversifiée, riche en ren- contres et en péripéties multiples. Et non moins riche de ces enseignements qui, sur la durée, donnent consistance et éclat à une existence.

Renaud de Laborderie

Un « gentleman populaire »

par Stéphane Diagana

Le sport ne peut être que spectacle. Qu'on le veuille ou non, com- ment pourrait-il en être autrement ? Depuis son origine, l'idéal sportif incarne de façon symbolique, claire et forte, tout un ensemble de valeurs de la morale universelle, voire religieuse. L'abnégation, le courage, la persévérance... sont autant de ver- tus louées par la rhétorique religieuse. Dans l'imaginaire collectif, elles étaient l'apanage des dieux et des saints. Le sport aura pour rôle, inconscient ou non, prétentieux sûrement, de sublimer l'homme en dieu. Les stades deviendront dès lors des lieux de culte, où les spectateurs viendront voir l'homme se mesurer à son maître. L'ap- parition des médias ne fera tout d'abord qu'agrandir la congrégation. Dès les premières olympiades, on adulera les exploits herculéens des athlètes. Plus tard, en 1936, Leni Riefensthal parlera tout sim- plement de « dieux du stade » dans son controversé documentaire sur les jeux Olympiques de Berlin. Ainsi, depuis des siècles, le sport et ses acteurs sont condamnés à évoluer dans l'univers de la perfection totale. Après tout, comment supporter l'idée de l'imperfection divine ? Gare, donc, à celui qui bafouille lors d'une interview, qui affiche avec maladresse ses relations « diaboliques » avec un sponsor, qui ne supporte pas la fameuse pression. Gare aussi à celui qui, abreuvé du tout-puissant « élixir dollar », vient à défaillir. Gare enfin à tous ceux qui laissent entrevoir un semblant de faiblesse humaine dans leur cuirasse invulnérable. Le mythe a donc encore quelques beaux jours devant lui, malgré ou grâce à son grand âge. Pourtant, tout prête à croire que ses heures sont comptées. Depuis une cinquantaine d'années, les interviews et les articles consacrés aux sportifs se sont multipliés, complétant les simples retransmissions sportives auxquelles s'étaient cantonnés les médias. Les « icônes » prenant la parole, il a bien fallu constater enfin que la perfection n'était pas ici-bas. La désillusion fut sans doute à la hauteur de l'illusion millénaire. Un extrême en chassant un autre, dans les années 60 et 70, on jet- tera les idoles aux orties : « Tout dans les muscles, rien dans la tête », c'est bien connu. On préférera les seconds, de peur d'être déçu par les premiers. Aujourd'hui, les médias sportifs, mandatés par le public, doivent donc en un tour de force faire cohabiter, de manière antinomique, le surhumain et l'humain, l'homme n'étant sans doute pas encore assez sage pour renconcer au premier et plus assez crédule pour nier le second. L'engouement pour la victoire des Bleus, lors de la Coupe du monde de football 1998, résume sans doute cela on ne peut mieux. Le terrain nous a montré l'exploit, et les coulisses nous ont montré combien il était humain et donc accessible à tous. Même si certains journalistes, n'ayant pas renoncé à leur quête de perfection divine, encensent et crucifient les sportifs comme autant d'espoirs déçus, il y en a pour accueillir tout simplement ceux-ci parmi les hommes. Nelson Monfort est de ceux-là. Il est sans doute l'un des plus iconoclastes, et s'inscrit parfaite- ment dans son temps. Nelson Monfort est un personnage qui intrigue. Voici une des questions que l'on m'a souvent posée : « Nelson Monfort, toi qui le connais, il est vraiment comme ça ? » Eh bien oui, je dirai que c'est un « gentleman populaire ». C'est sans doute cette particularité qui le rend, plus que tout autre, sensible au trompe-l'œil que sont les idées reçues. Ainsi, à son micro, les sportifs laissent place aux hommes et aux femmes, les statues de marbre prennent vie, sourient et rient, gri- macent et chahutent, doutent et renoncent, espèrent et regrettent... A son micro, les sportifs sont heureux d'être et non de paraître dans un costume qu'ils n'ont pas choisi. Ils sont heureux d'affirmer leurs différences comme pour s'affranchir d'un carcan trop étroit. Nelson Monfort a sans doute le secret de l'alchimie bienveillante, qui donne au spectateur l'occasion rare d'entrevoir, presque trivia- lement, les ressorts humains de l'exploit. DÉBUTS

Le jardin secret de Martina Navratilova

• Que s'est-il passé exactement en vous lors de votre première grande interview en direct d'un champion devant l'objectif d'une caméra ? - Mon premier grand reportage télévisuel, je m'en souviens comme d'un événement extrêmement précis. En décembre 1987, avec les frères Drhey, Adolphe et Michel, que j'avais rencontrés au hasard des tribunes de presse et avec lesquels j'avais immédiatement sympathisé, nous retransmettions sur FR3 National un tournoi de tennis sur invitation, le Trophée de la Femme, qui se déroulait au cap d'Agde, dans les confor- tables installations de Pierre Barthès. Les quatre championnes conviées étaient prestigieuses. Avec Chris Evert-Lloyd et Martina Navratilova, des habi- tuées du palmarès de Roland-Garros, la toute jeune Steffi Graf, qui venait de gagner cette année-là ses premiers Inter- nationaux de France, et Arantxa Sanchez-Vicario, qui brûlait de l'ambition de s'imposer en France, l'affiche était intéres- sante. Adolphe et Michel Drhey avaient remarqué que je parlais anglais et ils guettaient une bonne occasion de me faire intervenir sur le terrain à chaud.

• C'était donc la toute première fois ? - Presque. A dire vrai, un an auparavant, nous avions retrans- mis l'Open de golf Agena, qui se déroulait à Lyon, sur FR3 Rhône-Alpes. Le meneur de jeu était une sorte de candide qui ne connaissait pas grand-chose au sport - et encore moins au golf, d'ailleurs -, ce dont il convenait volontiers, sans s'en formaliser. C'était Sylvain Augier. Nous travaillions ensemble d'une manière assez décontractée. Quoi qu'il en soit, ce ren- dez-vous de golf n'avait été qu'une simple entrée en matière.

• Alors, au cap d'Agde, avec les quatre championnes annoncées, l'affaire devenait sérieuse ? - Et comment ! Ce premier vrai reportage, je l'abordais comme un rêve, les yeux grands ouverts. D'accord, le Tro- phée de la Femme n'était jamais qu'une exhibition et, à l'époque, Philippe Chatrier, à la fois président de la FF Tennis et de la Fédération internationale de tennis, menait une guerre intense contre ces tournois exhibitions qui, selon lui, dénaturaient le tennis de haute compétition. Le Trophée de la Femme était l'équivalent du Carré d'as de Fréjus, réservé aux hommes et généralement organisé en été. En tout cas, pour le néophyte total que j'étais, le premier contact fut imprévu.

• Vous voulez évoquer l'ambiance du cap d'Agde ? - On m'avait réservé une chambre à l'hôtel Ève. Ce qui, après tout, pouvait correspondre, avec une certaine distance, à l'idée que l'on se faisait d'un tournoi féminin. En réalité, cet hôtel Ève ne comprenait et n'accueillait, en règle générale, que des... nudistes, un détail que j'ignorais complètement. La première personne que j'ai vue, c'était le réceptionniste : il se tenait derrière son comptoir le torse nu, ce qui m'intrigua au premier chef. En se promenant en mini-slip, les jambes nues et le ventre à l'air, cet homme donnait, en dépit de la fraîcheur de la température hivernale, une surprenante leçon de décon- traction, voire d'authenticité. Il ne cachait rien de lui-même et s'en portait bien. Je crois avoir retenu - de longues années plus tard - quelque chose de cette insolite rencontre du cap d'Agde dans cet hôtel Ève qui méritait et portait si bien son nom.

• Ce Trophée de la Femme vous avait donc marqué ? - Bien plus qu'on ne le pense. Martina Navratilova avait battu en finale la toute jeune Arantxa Sanchez, qui allait tout juste sur ses 16 ans. A l'instant de l'interview, Arantxa avait captivé par sa fraîcheur et son enthousiasme. Mais, avec Mar- tina Navratilova, on s'attendait à quelque chose de plus sérieux. Juste avant de prendre l'antenne, on m'avertit que j'avais une large plage de temps à ma disposition.

• C'était une perspective réconfortante ? - Oui, si l'on veut. Mais il faut savoir qu'on est parfois menacé, à l'antenne, par un carrefour avec une autre émission. Cette fois, pour mes grands débuts, ce n'était pas le cas. On ne me restreignait pas. On me donnait tout le temps que je voulais. Selon l'expression consacrée, il me revenait plutôt de meubler et d'éviter ces temps morts qui, sournoisement, détruisent des reportages présumés intéressants. Me voici donc face à face avec Martina Navratilova, une des grandes dames du tennis mondial...

• Vous ne vous connaissiez pas du tout ? - Non. C'était une première, pour elle comme pour moi. La situation était un peu tendue, au début du moins. Je la ques- tionnais en anglais avant de procéder à une traduction en français et de recommencer pareillement pour les réponses. D'emblée, Martina se montra exceptionnelle dans la mesure où, se sentant en confiance, elle fit des déclarations qui débor- daient largement le cadre de l'événement du jour - une vic- toire de plus dans une exhibition sans pression -, de son sport de prédilection, faisant apparaître sa personnalité de femme derrière son personnage de star du tennis. Elle se livra comme ça, spontanément, à une véritable confession à chaud. Ses confidences n'étaient ni anodines ni stéréotypées. En gros, entre elle et moi, tout avait fonctionné au mieux, d'un seul coup, sans la moindre préparation. Martina m'avait ouvert la porte de son jardin secret et m'y avait emmené en compagnie de millions de téléspectateurs. Pour moi, c'était exceptionnel.

• Qu'avait spécialement déclaré Martina Navratilova ? - Sur cette interview - la vraie première de ma carrière -, une complicité extraordinaire était née entre Martina et moi. Assez extraordinaire pour la pousser à lâcher en direct des propos totalement inédits, du genre : « Ma vie intime m'interdit d'avoir un enfant, pour les raisons que vous savez. Mais j'ai- merais beaucoup en adopter un un jour. » Curieusement, Martina croyait que chacun était déjà averti de son homo- sexualité et, en conséquence, elle s'était laissée aller en pleine confiance. En plus, ses déclarations ne pouvaient pas être déformées ou interprétées puisqu'elles étaient - et elle le savait - formulées en direct.

• Le direct est-il, en soi, une garantie d'authenticité ? - Sans doute. Depuis cette expérience du cap d'Agde, au demeurant générée par une connivence subite avec Martina Navratilova, j'ai souvent constaté que les sportifs se livraient d'autant mieux à la télévision qu'ils s'exprimaient à chaud. Tous autant qu'ils sont, à quelque échelon que ce soit, ils éta- blissent très bien la différence entre le direct et l'enregistré. Je vais même plus loin : pour moi, les sportifs, qui devien- nent des familiers de l'audiovisuel, se comportent d'ailleurs mieux devant une caméra que face à un micro. Après tout, à la radio, un propos peut être aisément extrait de sa phrase et être déformé. A cet égard, Roland-Garros est un modèle du genre : tout s'y déroule en direct, et les relations entre les uns et les autres, les tennismen et les professionnels de l'audio- visuel, y gagnent en franchise.

• Qu'avez-vous retiré de cette première rencontre avec Martina Navratilova ? - Professionnellement parlant, avec le recul, ces dix minutes d'antenne en direct m'ont conforté, en ce sens que, les jours suivants, la presse écrite a donné un large écho à cette confes- sion de Martina Navratilova en l'amplifiant et en lui confé- rant une authenticité supplémentaire. Ou complémentaire. Au choix. Pour le jeune débutant que j'étais - au demeurant plus débutant que jeune -, c'était un précieux encourage- ment. Ce que j'avais réussi une fois, j'étais persuadé de pou- voir le recommencer. Mais ça, c'était une autre histoire. Il me fallait une autre occasion. Le plus tôt serait le mieux.

• La saison 1988 de plein air repartait, comme d'habi- tude, avec l'Open de Monte-Carlo ? - Cette année-là, Ivan Lendl (qui avait 28 ans) était le numéro un mondial. Tout comme Martina Navratilova, il était d'origine tchécoslovaque. Tout comme elle, il s'était installé aux États-Unis. Ni l'un ni l'autre n'était considéré, dans le milieu des médias, comme un client facile. On devait s'ac- commoder de cette vérité. A la rigueur, Lendl était un peu plus souriant que Navratilova. En tout cas, il était une des attrac- tions du Monte-Carlo Country-Club.

• Quant à vous, vous deviez commencer à camper votre personnage de téléreporter ? - C'est, du moins, ce que j'essayais de faire. En tout cas, au Monte-Carlo Country-Club, les contrôleurs m'avaient bien repéré. Quand je prévoyais le dénouement d'un match, je m'approchais du court, en descendant de la tribune. Les contrôleurs me regardaient d'un œil narquois. L'un d'entre eux m'avait même surnommé le « croque-mort », au pré- texte que je rejoignais toujours le court dès que l'on pressen- tait une élimination à très brève échéance - c'est-à-dire quelques minutes à peine -, autrement dit l'enterrement d'un joueur ou, à tout le moins, celui de ses ambitions moné- gasques ponctuelles.

• Mais ces mêmes joueurs vous réservaient pourtant le meilleur accueil ? - Évidemment. Ils avaient commencé à se familiariser avec ma silhouette et ma fonction. Tous savaient que je représentais la télévision française et que je n'allais pas leur compliquer la vie dans les interviews puisque je leur parlais en anglais, voire en anglo-allemand avec Boris Becker, que ce stratagème d'une double langue amusait au plus haut point. Les Italiens et les Espagnols se montraient également très réceptifs à toute approche dans leur langue maternelle. C'est un phénomène que j'ai d'ailleurs retrouvé assez fréquemment, par la suite, et dans de nombreuses disciplines.

• Vous n'avez pas manqué d'interviewer la famille prin- cière de la Principauté ? - C'était, naturellement, un objectif prestigieux que je m'étais fixé et que j'ai atteint à la fin du tournoi, en apothéose, tant avec le prince Rainier qu'avec le prince Albert. A priori, cette interview n'était pas acquise, en dépit de l'attachement des princes de Monaco à la cause du sport. Il fallait toujours, en théorie, passer par un grand cham- bellan pour s'entretenir en direct avec un membre de la famille princière. Mais tout était systématiquement compro- mis, car la justification du rôle du grand chambellan est de dire non. Avant tout, on devait se soumettre à je ne sais quelle hiérarchie ou servitude de protocole. De toute manière, ce rigoureux rituel était incontournable.

• Mais, en définitive, vous vous en êtes accommodé ? - A la fin du tournoi, après plusieurs tentatives infructueuses, je me suis faufilé - presque en désespoir de cause - auprès du prince Albert, en lui expliquant : « Monseigneur, je vous serais très reconnaissant de m'accorder une interview, très importante pour moi, bien plus en tout cas que pour vous. » Le prince se montra aussitôt compréhensif et conciliant. Mais ce n'était pas fini. Peu après, le grand chambellan me lança : « Vous ne vous êtes pas rendu compte de ce que vous avez fait : vous êtes allé directement voir le prince. Pour toute démarche de ce genre, il importe, au préalable, d'envoyer une lettre. » Je n'avais rien à répondre. Je me suis contenté d'acquiescer. Le pli était pris, et l'interview - j'en avais eu des échos - avait été appréciée.

• En fait, en 1988, le tennis entrait en force sur le service public ? - C'est exact. La FF Tennis avait signé un contrat longue durée avec Antenne 2-France 3. Et le service public s'apprê- tait à donner une énorme couverture aux Internationaux de France 1988, à Roland-Garros. Lesquels drainaient, comme d'habitude, toute l'élite mondiale. Pour l'occasion, j'ai décou- vert, ici et là, les premiers articles de presse me concernant - dans l'ensemble, d'ailleurs, plutôt sympathiques. C'était flat- teur de se voir intégré dans le dispositif de Roland-Garros. Et je sentais qu'il commençait à se passer quelque chose autour de ma modeste personne. • Et, un jour, c'est le président de France 3 en personne qui demande à faire votre connaissance ? - Un matin des premiers jours de Roland-Garros, j'apprends effectivement que René Han, le président de France 3, me convie ce même jour à déjeuner dans l'espace de réception Antenne 2-France 3, situé au cœur du stade, juste en face du village. Je suis à la fois agréablement surpris et un peu décon- tenancé. Je suis très bien accueilli. A la table de René Han, alors en train de s'entretenir avec Charles Greber, le directeur de la communication d'Antenne 2-France 3, je rencontre Liza Minnelli et, instantanément, nous dialoguons en anglais. Il n'en fallait pas plus pour l'amadouer. Bref, René Han m'avait invité pour que Liza Minnelli, qui ne parlait pas un traître mot de notre langue, ne soit pas trop isolée. René Han - que je rencontrais pour la première fois - eut la bonté de me couvrir de compliments pendant le repas devant la dizaine de convives.

• Ce premier contact avec René Han a débouché sur une heureuse perspective professionnelle ? - De fait, sans rien avoir demandé au président Han, je me suis vu très rapidement proposer un CDD d'un an. Pour moi, c'était une garantie d'emploi. On n'entre pas comme ça dans le service public. J'étais officiellement engagé par la télévi- sion française et, à partir de ce moment-là, tout devenait plus facile pour moi. J'étais reconnu et admis. Trois ans plus tard, j'ai signé un CDI ; ainsi, j'étais totalement intégré. Je tiens à rendre hommage au président Han : il ne me connaissait pas, il avait simplement vu ce que j'étais capable de faire, micro en main. Il s'était donc intéressé, sans m'avertir, à mon sta- tut et l'avait... amélioré. Au XVIII siècle, René Han aurait été appelé un « honnête homme », au plein sens du terme.

1. Contrat à durée déterminée. 2. Contrat à durée indéterminée. • Faut-il en déduire qu'il détonnait dans son milieu en 1988 ? - Non, ce n'est pas tout à fait ce que je veux dire. La vie n'avait pas gâté René Han. C'était un immigré chinois qui était arrivé en France à la faveur de circonstances vraiment étranges, voire exceptionnelles. Son père était une grande personnalité de son pays. A l'époque où la guerre de Chine éclata, en 1935, René Han n'était qu'un tout jeune enfant. Voyant que les hostilités ris- quaient de durer, ses parents avaient fait, spécialement, le long voyage de Chine en France pour le mettre à l'abri du danger des heures troublées dans une famille française ins- tallée à Perrigny, près de Dijon, en pleine Bourgogne. Il a donc grandi en France, en s'imprégnant de la culture française qui avait fasciné ses parents. Mais sans jamais les revoir ni recevoir la moindre nouvelle d'eux...

• Entre le président et vous-même, il y avait quand même une hiérarchie ? - Bien sûr. Mais, dans mon cas, René Han m'avait engagé directement, pratiquement sans intermédiaire, en se fondant essentiellement sur ses prérogatives. Ensuite, nous avons approfondi nos relations. Il m'a ouvert les yeux sur une vérité toujours incontournable : dans un métier qui s'exerce à fleur de peau, les nerfs à vif, il est très important d'estimer la per- sonne avec laquelle on travaille, surtout si c'est le président. A la tête de France 3 pendant trois ans, de 1986 à 1989, René Han a vécu des moments difficiles après son départ. Rien ne justifiait, précisément, son départ. Son mandat n'a simplement pas été renouvelé à son terme, en fonction des aléas du service public. Ensuite, il s'est adonné à l'écriture, rédigeant de superbes pages sur la Bourgogne. Je l'ai incité aussi à se mettre au golf. • Est-ce indispensable de nourrir des relations privilé- giées avec son président de chaîne ? - Il ne s'agit pas de cultiver ou de rechercher le favoritisme, en tant que tel, pour bénéficier d'avantages immédiats. Ce n'est pas mon genre. Néanmoins, en ce qui concerne le ser- vice public, j'ai remarqué deux détails essentiels chez les présidents, notamment les deux premiers avec lesquels j'ai travaillé, René Han puis Hervé Bourges : d'une part, ils sont très attachés à la présentation extérieure de leurs collabora- teurs ; d'autre part, ils se montrent très attentifs quant à la bonne utilisation de la langue française. Ces deux critères, de forme et de fond, sont des exigences de qualité. Marc Tessier, le président actuel de France Télévision, s'inscrit dans la continuité ouverte, du moins à mon sujet, par René Han et poursuivie par Hervé Bourges.

• Quand et comment avez-vous fait la connaissance d'Hervé Bourges ? - Dans les trois derniers mois de son mandat. C'est à Hervé Bourges, qui présidait Antenne 2 depuis quelque temps, que l'on doit la création, en septembre 1992, de l'entité France Télévision qui assurait la succession d'Antenne 2-France 3. Nous avions - les deux chaînes du service public - retrans- mis les jeux Olympiques 1992 de Barcelone, et tout s'était bien passé, en ce sens que chaque chaîne assumait parfaite- ment sa mission.

• Cette harmonisation des chaînes s'était donc réalisée d'elle-même ? - Avec, en arrière-plan, un gigantesque travail de préparation et de répartition des tâches, en respectant la dynamique et la personnalité de chaque chaîne. Hervé Bourges avait décidé d'accélérer la réalisation du concept France Télévision en s'appuyant sur l'harmonie et la complémentarité relevées sur le terrain olympique de Barcelone. Le pari restait quand même à gagner. Mais les conditions de sa réussite avaient été très bien préparées. Moins d'un an plus tard, en août 1993, France Télévision retransmettait les championnats du monde d'athlétisme de Stuttgart et pouvait se féliciter de ses excel- lentes performances d'audience. Bref, le président Bourges n'avait pas caché sa satisfaction devant la qualité d'ensemble du travail accompli.

• Au fond, un consensus s'était réalisé autour de vous ? - Pour m'en tenir à mes rapports professionnels avec le pré- sident Bourges, je ne pouvais pas lui apporter plus que ce que je donnais à l'antenne. Mais il appréciait beaucoup mon style et me l'avait fait savoir. C'était important. D'ailleurs, ses compliments n'en restaient pas là. Si Hervé Bourges avait bénéficié d'une prolongation de son mandat présidentiel, quelques années plus tard, ma carrière en eût, peut-être, été modifiée : j'aurais pu, par exemple, me tourner vers la présentation du journal de la soirée.

• Cette tentation de quitter le sport au profit du journal était-elle réellement fondée ? - Peu importe l'édition : 20 heures, 23 heures ou 2 heures du matin ! Il n'y avait aucune différence à mes yeux. Le détail essentiel, ç'eût été de m'évader du sport, ma spé- cialité de toujours, sans le renier ni surtout donner l'impres- sion, au moins de prime abord, de ne plus m'y intéresser à fond. Ce jeu était peut-être plus risqué qu'il n'y paraissait. Mais, en soi, ce défi était séduisant.

• Vous n'auriez pas été le premier à vous lancer dans cette aventure ? - Exact. Je n'ai pas oublié le précédent de Patrick Chêne. Issu du sport, Patrick avait présenté, du jour au lendemain, le Jour- nal de 13 heures pendant trois ans, entre 1995 et 1998. Il avait ainsi pu démontrer qu'une formation sportive n'excluait pas une bonne culture générale, assez vaste et assez analy- tique pour englober tous les aspects de l'actualité. Après trois ans, Patrick Chêne était revenu au sport, ses premières amours, et ce tout à fait normalement. De cette réussite de Patrick Chêne, je retiens deux ensei- gnements : en premier lieu, il est difficile de changer de genre et, en second lieu, il est encore plus difficile de revenir à son style initial. Aujourd'hui, Patrick Chêne dirige le service des sports de France Télévision avec maîtrise. Son exemple pro- fessionnel est très rare, voire unique en son genre.

• Et vous-même, nourrissez-vous un certain regret de ne pas avoir basculé vers le journal ? - Non. J'en ai pris mon parti. Après tout, c'était un mal pour un bien. Cette mutation ne s'étant pas effectuée, je ne peux pas, pour autant, me plaindre de mon sort. Ce ne serait pas honnête. Si cette opération de présentation du journal s'était concrétisée - et là, je multiplie les conditionnels d'expres- sion -, peut-être aurais-je à ce jour disparu des écrans de la télévision ? Ne croyez pas que je me confesse comme ça par coquetterie, fausse modestie ou envie de me faire regretter. Ce n'est pas dans mes habitudes. Mais je rappelle prosaïque- ment que la sécurité d'emploi chez les présentateurs est une notion très précaire. Car s'il existe une catégorie télévisuelle dans laquelle ça valse généreusement, c'est bien celle des présentateurs des Journaux.

• Peut-on considérer que vous aviez eu la chance, entre décembre 1987 et mai 1988, de forcer rapidement l'en- trée de la télévision française ? - Il est évident que l'interview de Martina Navratilova a joué un rôle déterminant pour la suite de ma carrière. Après cet entretien, tout s'est enchaîné effectivement relativement vite. Mais, au fond, cela venait de loin. Remontons le cours du temps. GALÈRE

En quête d'identité

• D'où vient votre nom, qui sent le terroir français ? - C'est un très ancien nom français. Autrefois, il s'écrivait Montfort et même de Montfort, selon l'étymologie de la noblesse qui se rapportait à la localisation d'un lieu-dit. Ma famille paternelle, installée en France depuis toujours, était protestante. Elle avait été obligée de fuir la France au XVII siècle, après la révocation de l'édit de Nantes. Pour survivre aux persécutions, les de Montfort avaient tout abandonné et s'étaient réfugiés aux États-Unis, en pas- sant par les Pays-Bas. Mes origines géographiques familiales et paternelles se trouvent dans deux régions, les environs de Toulouse et la Normandie, deux zones où, par tradition, les protestants ont conservé leurs racines et entretenu certaines habitudes de communauté.

• Votre père était donc citoyen américain ? - Tout à fait. Comme, en Amérique, on ne reconnaît pas les titres de noblesse, la famille de Montfort est devenue Monfort. Mes ancêtres américains étaient basés dans la contrée de Long Island, plus spécialement à Oyster Bay, qui est un endroit magnifique et où je me rends, de temps à autre, à la recherche de mes racines américaines.

• Vous avez donc vu le jour dans une famille améri- caine ? - Non. Je suis né en France d'une mère néerlandaise et d'un père américain. Mes parents s'étaient rencontrés après la guerre, au début des années cinquante. Ma mère, Bequita Van de Kerkove, était tout aussi néerlandaise que mon père, Nel- son, était américain. Mon père, qui était fils unique, avait fait la guerre aux côtés du général Patton, l'un des chefs légen- daires des forces armées des États-Unis. Il avait été parmi les premiers militaires parachutés sur la Sicile, en 1943, en pro- venance d'Afrique du Nord. Il avait le grade de colonel et, à ce titre, avait approché de grands généraux américains de cette guerre comme Patton, le plus célèbre de tous, et aussi Clark, Alexander, etc., tous de grandes figures. A la fin des hostilités, mon père avait été nommé gouver- neur militaire de Trieste, une ville ultra-exposée à la frontière italo-yougoslave et très symbolique des relations Est-Ouest.

• La personnalité du général Patton a-t-elle influencé ou marqué votre enfance et votre adolescence ? - Mon père, ce héros - un homme dont je suis fier -, s'ho- norait de la confiance et de l'amitié de Patton, qui avait pour- tant la réputation de ne pas être conciliant. Il débordait de souvenirs et d'anecdotes sur Patton. A la longue, il m'était impossible de ne pas en être impressionné. Après tout, les images de la guerre n'étaient pas tellement lointaines, et je recevais avec mon père des leçons d'histoire en direct.

• En quoi, par exemple, Patton a-t-il pu vous marquer ? - Patton, qui ne faisait pas dans la dentelle, n'en était pas moins extrêmement cultivé. Il nourrissait une profonde admi- ration pour Napoléon, dont il avait étudié et analysé, par le Après tout, les vrais champions ne redoutent pas l'épreuve de l'interview en direct et l'exploitent comme une tribune publique. Dans le cas de Venus Williams, ce n'était pas la première fois que des intermédiaires trop zélés s'interposaient comme ça, sans argument réel, en préjugeant de l'état d'esprit d'un champion vaincu, pour le soustraire au public. J'avais connu le même genre de soucis avec Boris Becker qui, pour des motifs que je ne perçais pas, refusait les inter- views en direct. A la longue, c'était tracassant. Un jour, j'ai tout compris. A ses yeux, j'étais catalogué comme représen- tant la « French TV », autrement dit la télévision française. Or Becker estimait n'avoir aucune raison propre de faire plaisir à la télévision française. Il était déjà assez occupé. Mais il changea radicalement d'attitude dès lors que j'eus l'inspiration de lui expliquer que mes interviews d'après match étaient fréquemment reprises par l'Eurovision, voire par les chaînes anglaises ou américaines, en direct ou pas. Becker avait tout compris.

• Pourquoi à Roland-Garros, dans leur cadre familier, les Français ne sont-ils pas franchement à l'aise ? - Les Internationaux de France figurant parmi les quatre tournois majeurs du monde, les Français, filles et garçons, y ressentent une telle pression qu'ils sont totalement dans leur bulle. Pendant cette quinzaine annuelle, ils ne reconnaissent plus leur stade. Et ils sont paralysés, sans oser l'avouer, par l'enjeu. Se dis- tinguer devant ses compatriotes, c'est un rêve printanier qui hante les tennismen français. En conséquence, il leur est très difficile, à Roland-Garros, d'atteindre les sommets dont, précisément, ils rêvent. En fait, c'est aussi simple que ça : ils ne sont pas à l'aise dans leur jardin. Et ça rejaillit sur leur expression publique. Sans jeu de mots, ils semblent « dépaysés » ! • N'existe-t-i/ pas, quand même, une exception à vos yeux ? - C'est Cedric Pioline, un garçon auquel on ne pense pour- tant pas spontanément en matière de communication et d'échange. Il se trouve que nous avons un excellent ami com- mun, Guy Zarka. De même, j'ai souvent dialogué avec deux femmes proches de Cedric : sa mère, une Roumaine délicieuse, et son épouse, Mireille, non moins délicieuse. Nous avons donc, ensemble, créé un bon environnement.

• Pioline est réputé pour cultiver un aspect secret ? - La partie secrète de la personnalité de Pioline n'est pas la moins intéressante. Au contraire. S'il se livrait généreuse- ment aux médias, urbi et orbi, Cedric ne captiverait pas autant. Jusqu'à la finale 1999 de la coupe Davis, à Nice, il ne m'avait jamais refusé une interview J'ai toujours trouvé en lui un interlocuteur plein de sérénité et plus ouvert qu'il ne le paraissait.

• Y a-t-il une clé, quelque part, pour tirer le maximum, en communication, d'un homme comme Pioline ? - En 1998, pendant Roland-Garros, j'avais souvent abordé avec lui ses réticences à s'extérioriser. « Vous rendez-vous compte que 15 000 spectateurs vous ovationnent et que vous n'êtes pas souriant ? » avais-je avancé. Il s'était défoulé. Éli- miné en 1999 au premier tour de Roland-Garros par Arnaud Clément, il m'avait donné une réponse très claire : « Je ne vois pas ce qui pourrait m'arriver de pire, si ce n'est de pas- ser sous le métro. » Cet aveu imagé était important et, vu les circonstances, plutôt sympathique.

1. Voir page 92. • Un joueur qui communique peu est-il automatique- ment plus riche qu'un joueur volubile, avec lequel le risque de phrases stéréotypées est important ? - A travers cette question, on revient à l'alternative sous- jacente dans mes interviews : vaut-il mieux déclencher une certaine émotion ou avoir une belle phrase conventionnelle ? Mon anecdote avec Sampras n'est pas une réponse en soi. Ce n'est qu'une caricature d'excès. Comme pour une femme, l'attrait de la séduction n'est-il pas plus fort parce que la porte ne s'ouvre pas tout de suite ? C'est ce que je pense profondément. Depuis le temps que je me promène le micro en main, je ne me suis donné pour règle que de conquérir la confiance de mes interlocuteurs, au moins pour qu'ils s'expriment authentiquement. Mais la portée de ces réponses dépend aussi de la nature de l'événement qui les accompagne. Passer, à Roland-Garros, d'un premier tour à une finale suppose et entraîne une valo- risation des déclarations. La dramatique finale des Interna- tionaux de France 1999, entre Martina Hingis et Steffi Graf, demeure une référence absolue.

• Au nom de toute l'affectivité déclenchée dans le public ? - Entre Martina Hingis - qui n'aurait ses 19 ans que le 30 septembre 1999 - et Steffi Graf - qui allait fêter son tren- tième anniversaire le 14 juin de la même année, cette finale du 5 juin 1999 était un duel de générations. Quelle que soit l'issue, je m'attendais à une interview dif- ficile. La sensibilité (présumée) des championnes est rava- geuse. Et puis j'avais un pacte longue durée avec Steffi : jamais un mot au micro en cas d'échec. C'était un postulat, depuis quelques années, entre nous. L'aveu de Steffi, après une finale pathétique, fut boule- versant : « Je me sens française. » Elle a séduit le public mieux qu'aucune joueuse française ne l'avait fait. La magie Steffi - Roland-Garros - France avait trouvé son point d'orgue en 1999.

• Cette finale Graf-Hingis entrait dans la lignée des fameux affrontements d'antan entre les Américaines Chris Evert et Martina Navratilova ? - Tout à fait. Elles s'étaient rencontrées quatre fois - en 1975, 1984, 1985 et 1986 -, avec trois victoires contre une à Chris Evert. Leur rivalité de style, de personnalité et de com- portement avait fasciné le public français. L'explosion hexa- gonale du tennis féminin est née de ces confrontations Evert-Navratilova, très contrastées et toujours passionnantes. Avec un haut niveau garanti.

• A propos, quel jugement portez-vous sur l'évolution récente du tennis féminin ? - Sans entrer dans les détails et en me rapportant à ce que je vois au rendez-vous annuel de Roland-Garros - qui est aussi la photographie sur la terre battue de tous les autres grands tournois -, il me semble évident que les matches féminins sont en hausse constante. Ils arrivent, dans leur ensemble, à être au moins aussi bons que ceux des hommes. Peut-être même sont-ils potentielle- ment supérieurs, avec l'éclosion de Venus et Serena Williams, qui n'ont pas encore donné leur maximum.

• Alors, êtes-vous acquis au principe de la parité hommes-femmes dans le sport ? - Aujourd'hui, le sport féminin a atteint une dimension et une maturité formidables, au moins égales à celles des hommes et peut-être même supérieures dans le tennis. Par exemple, dans le patinage, des sondages ont établi la primauté des femmes dans toutes les catégories. Bref, en gros, cette parité hommes-femmes existe déjà dans l'esprit du public. • Mais vous savez que Martina Hingis ne partage pas cette opinion ? - Martina Hingis, qui, à 18 ans, a déjà empoché 20 millions de dollars, se plaint de ne pas gagner autant que les hommes. Sa réflexion me semble indécente. Il n'est pas de son ressort de se plaindre. Depuis qu'il est codifié, le tennis a toujours fait la part belle aux femmes. Ce n'était que justice. D'abord, les règles dans les échanges et le calcul des points sont identiques pour les hommes et les femmes. En plus, les doubles mixtes permet- tent aux femmes de jouer avec et contre les hommes en même temps. En revanche, quand les femmes se mesurent entre elles en compétition, elles ne disputent leurs matches qu'en deux sets gagnants contre trois aux hommes. C'est là que réside l'argument de fond : l'effort des femmes n'étant pas aussi soutenu et étalé dans le temps que celui des hommes, avec une moindre durée de spectacle, les femmes ne méritent pas d'être aussi payées que les hommes. A effort égal, revenu égal. Ce principe conditionne aussi le tennis. Je n'en suis néanmoins que plus à l'aise pour rendre au tennis féminin l'hommage qualitatif qu'il mérite.

• Mais, en se fondant sur un indice de rendement tech- nico-affectif de certains matches, les femmes ne valent- elles pas parfois mieux et plus que les hommes ? - Certaines rencontres féminines recèlent effectivement une grosse charge émotionnelle. Mais ça ne peut pas se compa- rer, dans l'absolu, avec les matches masculins. Et les primes ne peuvent pas être fixées, à l'avance, dans les règlements. Mais, si j'admets aussi qu'une rémunération égalitaire avec les hommes ne résoudrait pas tous les problèmes du tennis féminin, on peut poser que certaines rencontres féminines mériteraient, par leur contenu psychologique, certaines... compensations. • Voulez-vous dire que d'autres rencontres se révélè- rent plus dramatiques que la finale Graf-Hingis de 1999 ? - La finale 1998 entre Monica Seles et Arantxa Sanchez- Vicario venait de loin. Personne n'avait oublié l'attentat de Hambourg, le 30 avril 1993, contre Monica Seles. Elle avait longtemps déserté les courts. En se hissant en finale de Roland-Garros 1998, Monica Seles renouait avec son passé, notamment ses trois finales triomphales de 1990, 1991 et 1992 sur Arantxa Sanchez- Vicario et Steffi Graf (deux fois). Mais il lui manquait quel- qu'un d'essentiel dans son paysage intime.

• A qui faites-vous allusion ? - A Karolj Seles, le père de Monica, qui était décédé subite- ment trois semaines avant Roland-Garros. Karolj Seles avait tenu un rôle majeur dans la carrière de Monica : il l'avait entraînée dès son plus jeune âge et l'avait amenée au premier rang mondial en 1991 et 1992. En plus, Karolj Seles était un personnage hors normes. Il suivait tous les matches de sa fille avec ferveur et, surtout, un rare esprit sportif, en ce sens qu'il applaudissait aussi bien les jolis coups et les points des adversaires de Monica que ceux de sa fille. Bref, il n'avait rien du père abusif et enveloppant. Il incarnait le fair-play parental, rarissime. La famille Sanchez, elle, ne s'inspirait pas de son exemple. Arantxa était soutenue à fond, avec moins de nuance et de respect pour ses adversaires, par les siens. Alors, pour ceux qui, comme moi, avaient eu l'occasion de rencontrer souvent et d'apprécier Karolj Seles, son absence en cette finale était poignante.

• Jean-Paul Loth et vous, vous aviez ce jour-là un coup de cœur pour Monica Seles ? - Nous n'étions pas les seuls. Toute l'enceinte de Roland- Garros la soutenait avec chaleur. Chacun espérait qu'elle allait enlever cette finale en hommage à son père. En quart de finale, Monica Seles avait éliminé Jana Novotna avant d'écar- ter Martina Hingis, alors numéro un mondial, en demi-finale. Pour un peu, on l'aurait crue invincible. Moralement.

• Mais Arantxa Sanchez-Vicario ne se laissa pas manoeuvrer ? - Monica Seles s'inclina en trois sets, tout en ayant gagné le deuxième par un cinglant 6-0. Mais avec 7-6, 0-6, 6-2, l'Espagnole remportait son troisième Roland-Garros, dans une ambiance étrange. La déception de l'échec de Monica Seles atténuait les applaudissements destinés à Arantxa Sanchez-Vicario. Dans la défaite, Monica Seles fut extrêmement digne. Elle était ravagée d'une tristesse qui ne venait pas uniquement de son résultat. Je crois que la ferveur qui l'accompagna jusqu'à sa sortie du court était d'une essence affective très rare.

• Et vous n'en êtes pas resté là ? - Jean-Paul Loth et moi, nous avons fait pour Monica Seles ce que nous n'avions jamais fait auparavant : nous lui avons offert un bouquet de roses. C'était du jamais vu. Et pas du tout calculé. Ce geste était profondément sincère. Devant ces roses - un don du cœur -, Monica s'est mise à pleurer. Je me rappelle lui avoir dit : « Il y a des moments où l'objectivité du journaliste s'efface devant l'affection que l'on vous porte. » PATINAGE

Echec à Columbo

• Comment avez-vous abordé le patinage ? - En montant dans un TGV, à la gare de Lyon, à destination d'Albertville, en 1992. Et en ayant pour compagnon de voyage Alain Giletti (52 ans alors), cinq fois champion d'Eu- rope et une fois champion du monde de patinage artistique lors des années soixante. Nous avions bavardé amicalement pendant trois heures, et il m'en avait assurément appris beau- coup sur le patinage. Cette rencontre imprévue était un joli cadeau de l'exis- tence. J'étais néophyte en la matière.

• A quelles disciplines de glace aviez-vous été affecté en ces jeux Olympiques ? - Les épreuves de grand prestige ne m'ayant pas été confiées, je me contentais du bobsleigh, de la luge et du curling. J'étais basé à La Plagne, au Club Med, pas très loin du village olym- pique. Le prince Albert de Monaco, qui défendait les couleurs de la Principauté en bobsleigh, partageait notre résidence, car il avait renoncé à descendre dans le palace retenu par le Comité international olympique. • Vous étiez à l'antenne à des heures-matinales ? - C'était l'horaire des épreuves de bobsleigh, entre autres. Un des premiers matins, on interrompt le direct pour des cou- pures publicitaires, au moins sur quatre minutes. Ce qui me laissait le temps de satisfaire un besoin naturel pressant.

• Vous saviez où vous deviez aller ? - J'avais repéré les toilettes, des petits édifices en algeco, à quelques mètres de nos postes de commentateurs. J'avais amplement le temps d'y aller. Je me déplace dans la neige d'un pas alerte. J'entre dans un de ces édifices et je referme la porte sur moi. Une demi-minute plus tard, je m'efforce d'ouvrir cette porte. Impossible. Le système de fermeture était bloqué par le froid.

• La situation devenait cocasse ? - Pas tellement, quand même. Pas de panique. Je tambourine allègrement sur la porte. Il y avait énormément de monde dans les parages. L'endroit était très fréquenté par les officiels, les journalistes, le public, etc. Je continue de tambouriner sur cette porte, de plus en plus fort. Je finis par appeler à l'aide. Mais, par un invraisemblable hasard, personne ne m'entend. En désespoir de cause et m'inquiétant sérieusement à l'idée de ne pas être de retour à l'antenne après cette pause publicitaire, je me résigne à donner de violents coups de chaussures de ski dans cette maudite porte. Première consé- quence : l'édifice précaire dans lequel je me trouvais com- mence à trembler sur ses bases. Il n'est pas question que je m'arrête. J'intensifie mes coups de boutoir. Délivrance : la porte s'ouvre, enfin. Catastrophe : dans le mouvement général, mon édifice s'effondre dans la neige entraînant dans sa chute les deux autres édifices qui l'encadraient. • Vous avez dû créer un joli effet de curiosité ? - Je m'en serais passé. Mais je n'en avais pas le choix. Je m'étais étalé de mon long, le nez dans la neige. Des gens me regardaient avec autant de curiosité que d'ef- farement. C'était une vraie scène comique. Heureusement, les deux autres édifices qui gisaient dans la neige étaient vides. Sinon...

• Que se serait-il passé si vous aviez manqué votre retour à l'antenne dans les délais ? - Je n'ai jamais osé me le demander. Dans les secondes qui avaient suivi cette scène insolite, j'avais regagné mon poste de commentateur, le souffle court, mais très soulagé. Il me fallait reprendre le commentaire comme s'il ne s'était rien passé. Rétrospectivement, j'en frémis encore. Nous avions tous frôlé, ensemble, la catastrophe d'une absence en direct.

• Quelle impression générale gardiez-vous de ce contact avec les jeux Olympiques ? - Pour tout journaliste, de sport ou autre, un baptême olym- pique est toujours important. Quoi qu'on en pense, l'événe- ment olympique captive et interpelle, au premier chef, par son gigantisme. Je défie n'importe qui de bonne foi de ne pas être impres- sionné par l'ambiance olympique. A commencer par le rituel et le faste de la cérémonie d'ouverture à Albertville, dans ce prestigieux décor alpin.

• Qu'avez-vous retenu de la désignation de Michel Pla- tini comme ultime porteur de la flamme ? - Sans être le partisan inconditionnel d'un olympisme pur et dur, le personnage de Michel Platini, grandissime champion et symbole d'un sport professionnalisé, me semblait en rup- ture avec l'esprit olympique. Il est vrai que, d'un autre côté, les jeux Olympiques s'ou- vraient aux professionnels et qu'il fallait tenir compte de cette vérité. En tout cas, de par sa dimension et sa notoriété univer- selles, Michel Platini avait beaucoup apporté à ces jeux Olym- piques d'hiver. Tout comme l'avait fait, à son autre niveau, la petite fille française qui avait, d'une voix très pure, chanté La Mar- seillaise. En général, on ne connaît que le premier couplet de La Marseillaise. Mais, dans cette cérémonie, cette petite Française avait chanté tous les couplets de La Marseillaise, hymne guerrier s'il en est. Le contraste entre cette petite fille et les mâles paroles qu'elle lançait dans la froidure d'un après-midi alpin était très fort. Et incitait à la réflexion.

• Vous n'aviez pas tellement travaillé ? - J'avais eu assez de loisirs pour me rendre sur différents sites olympiques, à Pralognan en particulier, pour y rencon- trer des volontaires, m'entretenir avec eux, analyser leur moti- vation, etc. C'était une expérience très enrichissante, humainement parlant. Je m'étais alors imprégné de l'esprit olympique. Et puis j'avais assisté à plusieurs soirées de patinage artis- tique, à Albertville. La plus exaltante de ces soirées avait été celle de la finale de la danse. Avec, en apothéose, le duel entre les Russes Marina Klimova-Serguei Ponomarenko et les Français Isabelle et Paul Duchesnay. Les Russes patinaient sur la Suite et fugue de Jean-Sébastien Bach, et les Duches- nay sur West Side Story, la musique de Leonard Bernstein. J'étais dans le public. Fasciné par la grandiose démons- tration des uns et des autres. Tout en étant accrédité, j'avais tenu à payer ma place, au milieu des spectateurs. • Chez les journalistes de sport, c'est un fait assez peu fréquent ? - Pendant longtemps, j'ai payé dans les stades. Et ça ne me choquait pas. Je n'ai jamais voulu user d'un traitement de faveur ou arguer de privilèges d'origine médiatique. Je n'ai jamais aimé ce procédé. Laissez-moi en donner un témoi- gnage concret et vérifiable. En février 1999, après avoir commenté, dans l'après-midi, le meeting d'athlétisme couvert de Liévin, dans le Nord, je me suis rendu à Lens, au stade Bollaert, attiré par une belle affiche, RC Lens-Paris SG. Billet en main, je tombe, par hasard, sur Gervais Martel, le président du RC Lens. Il me reconnaît et, sur-le-champ, m'invite : « Venez avec moi dans la tribune officielle ! » La seconde d'après, il était stupéfait de me voir brandir le billet que j'avais acheté. En réalité, je n'aime pas demander un passe-droit.

• Deux ans plus tard, aux jeux Olympiques 1994 de Lillehammer, en Norvège, vous aviez pris du galon ? - En arrivant pour commenter le patinage, en 1993, j'étais innocent. Je n'étais qu'en phase de découverte du milieu du patinage, qui est l'un des sports les plus cruels que je connaisse.

• Sur quoi vous fondez-vous pour être aussi affirmatif ? - C'est un sport dans lequel, à titre d'exemple, on ne voit jamais un patineur sans ses patins. Les patineurs trimballent, en permanence, des mallettes de fer, verrouillées à double tour. Même s'ils vont aux toilettes, ils gardent toujours la mallette avec eux. Ils vivent tout simplement dans la peur constante de se lais- ser voler leurs patins. Ou, autrement, d'être victimes de sabo- tage. Les risques de sabotage sont permanents, jusque dans les vestiaires. • Mais qui peut commettre ces sabotages de patins ? - Ce ne sont pas les patineurs. Du moins, je ne le crois pas. Mais, dans leur entourage proche, y compris les entraîneurs, d'autres peuvent se charger de cette sale besogne. Lorsque le rideau de fer coupait l'Europe en deux, la conquête d'une médaille d'or aux jeux Olympiques ou aux championnats du monde était formidablement stimulante pour les patineurs de l'Est. Tout était permis. Maintenant, les enjeux sont autres, puisqu'il n'existe plus d'argumentation d'un système politique par rapport à un autre.

• Les choses en sont-elles pour autant assainies ? - En quelques années, j'en ai appris énormément sur l'aspect caché du patinage. Je ne peux pas tout raconter à l'antenne, car ça reviendrait à tuer le rêve. Et je ne parle même pas des histoires de juges, toujours par souci d'entretenir cette notion du rêve qui magnifie tellement le patinage. D'ailleurs, c'est pour cette raison que je ne me cache pas d'éprouver une certaine préférence pour les retrans- missions des galas : il n'y a pas de notes et donc pas de juges. Comme par hasard, aux audimats, les galas devancent tou- jours les compétitions officielles. Les téléspectateurs ont un faible pour des patineurs libérés.

• Comment sont recrutés ces juges tout-puissants ? - Ils sont retenus par l'ISU sur des critères d'appréciation personnelle à peu près analogues à ceux du mouvement olym- pique. Mais on ne compte que très peu de juges qui aient der- rière eux une carrière de patineur. Tous autant qu'ils sont, une fois nommés, ces juges sont assurés d'une extraordinaire longévité. Tout comme au sein du CIO, il n'est pas rare de rencontrer des juges de 75 ans et plus.

1. International Skating Union. • Et ces juges décident, en plus, sous le couvert de l'ano- nymat ? - Ils peuvent causer énormément de mal à leur sport. Il existe parfois des ententes occultes préalables, malaisément détec- tables et aux effets ravageurs. Un pays comme la France a traversé des périodes difficiles. Il lui était très délicat de se tenir en position médiane entre le bloc de l'Est et le conglomérat USA-Canada. Didier Gailha- guet, le président de la FFSG depuis 1998, a su manœuvrer, avec intelligence et habileté, entre les uns et les autres au bénéfice des Français. Si un événement vous échappe, essayez d'en faire partie. Didier Gailhaguet l'a parfaitement compris et, sous son impulsion, la FFSG tient un rôle international accru. Sans négliger sa politique nationale.

• Est-il exact que les vestiaires du patinage soient une jungle ? - Dans ces vestiaires, qui nous sont interdits, je sais qu'il règne en permanence une intoxication psychologique de très mauvais aloi. Et les victimes en sont souvent des patineurs de 15 ans, plongés (prématurément) dans les affres de la haute compétition dans des conditions incroyablement stressantes - qui l'auraient même été pour des adultes. Un vestiaire de patineurs est un endroit très curieux, l'an- tichambre de toutes les angoisses. Déjà, il faut avoir les nerfs bien accrochés quand on ne passe pas parmi les premiers d'un groupe. Et que dire quand on a la malchance de figurer parmi les derniers ? C'est intenable. Les conditions d'envi- ronnement sont oppressantes. Ne serait-ce que quand reten- tissent au-dessus des têtes des uns et des autres les salves d'applaudissements qui saluent un concurrent.

1. Fédération française des sports de glace. Tous ceux qui attendent ont (amplement) le temps de se tourmenter en comparant la durée et l'intensité de ces applau- dissements, puisqu'ils passent, fréquemment, plus de qua- rante minutes dans le vestiaire. Le temps de se ronger les sangs. Enfin, pour compléter ce tableau infernal, les entraîneurs ne se gênent jamais pour prédire à haute voix : « Celle-ci est trop nerveuse. Elle va se casser la figure ! » Cette méchanceté rampante est corrosive.

• Alors, peut-on en déduire que tous les excès, sportifs et psychologiques, existent dans le patinage ? - Le débat est ouvert. C'est quand même bien dans le pati- nage qu'il y a eu tentative de « neutralisation » d'une cham- pionne par une autre - l'Américaine Nancy Kerrigan par les « hommes de main » de sa compatriote Tonya Harding -, lors des championnats des États-Unis 1994 à Detroit, un peu moins de sept semaines avant les jeux Olympiques de Lille- hammer. Devenue médiatiquement gigantesque, cette affaire en forme de fait divers sportif - une première dans le genre ! - avait suffi pour caricaturer le rendez-vous universel de Lille- hammer en un duel acharné entre la « gentille » (Kerrigan) et la « méchante » (Harding). Bien entendu, c'était un peu plus complexe que ça. Mais pas pour les médias américains, qui avaient débarqué en rangs serrés autour de la patinoire de Lillehammer. Des cohortes de photographes, de journalistes et de came- ramen avaient envahi Lillehammer. Ils ne s'intéressaient pas au patinage, mais à cette affaire et à ses protagonistes.

• Le monde entier se captivait aussi pour cette confron- tation Kerrigan-Harding ? - Aucune télévision ne pouvait en ignorer ou en mésestimer le retentissement. A l'époque, TF1 et France Télévision se partageaient les retransmissions du patinage. TF1 avait les garçons, et France Télévision les filles. Mais cela aurait pu être l'inverse. Tout s'était négocié en très bonne harmonie quelques mois auparavant. Le vendredi 25 février 1994, la finale du programme libre filles réunit six patineuses, la Chinoise Lu Chen, la Française , l'Ukrainienne Oksana Baïul, l'Allemande Katarina Witt et les deux Américaines Nancy Kerrigan et Tonya Harding. Ce dernier groupe, qui comprenait toutes les favorites, devait passer aux alentours de 22 h 10-22 h 15. C'est là que l'histoire de cette soirée se corse. Entre-temps, pressentant que ça allait être très fort ce soir- là sur France 2 - sans prévoir néanmoins que ce serait encore plus fort que prévu -, TF1 programme un épisode inédit de Columbo. Ce qui, soit dit en passant, est un exploit, car tous les épisodes de Columbo sont généralement largement redif- fusés. Ce n'est pas le plus important.

• Columbo se dressait en concurrent des patineuses ? - C'était le plan initial. Columbo devait démarrer vers 21 h- 21 h 10, pour s'achever vers 22 h 30, heure prévue de la fin du programme libre. Mais des impondérables bouleversent le programme. Columbo est à l'heure. Les patineuses ne le sont pas. Une certaine effervescence régnait autour de la patinoire de Lille- hammer. Le programme était retardé. Et puis Tonya Harding, in extremis, se plaint d'un de ses lacets de patin. Elle se réfugie dans son vestiaire et n'en sort qu'au bout d'un quart d'heure. Le retard s'accumule sur France 2. Derrière, Bernard Pivot, qui présentait « Apos- trophes », s'impatiente sérieusement. Au moment où le lieutenant Columbo range son vieux cabriolet Peugeot 403, il est 22 h 30. C'est la dernière minute de l'échauffement des patineuses. Cet horaire de lancement d'un programme de figures libres paraît très tardif, d'autant plus que cela se passait un vendredi soir, en période de vacances scolaires.

• Et vous avez battu tous vos records ? - Entre 22 h 30 et 23 h 15, France 2 a bénéficié d'un remar- quable effet de zapping. Avec un sensationnel résultat à la clé : cette apothéose féminine a en effet drainé près de 20 millions de téléspectateurs, avec 61 % de parts de marché. Une per- formance inespérée et pourtant méritée, car tous les ingré- dients d'un énorme succès populaire étaient amalgamés. Cette soirée de Lillehammer a eu d'exceptionnelles inci- dences sportives et financières sur le patinage, qui avait désor- mais droit de cité sur France Télévision. Seule la finale de la Coupe du monde de football, le 12 juillet 1998, dans l'écrin du Stade de France, à Saint- Denis, a fait mieux.

• Et tout ça n'a tenu qu'à une histoire de lacet de patin ? - En partie, si l'on veut. Les conditions du triomphe avaient été créées en amont de l'événement. La brochette de jeunes femmes de la patinoire de Lillehammer était exceptionnelle. Côté français, Surya Bonaly avait échoué au pied du podium, à la quatrième place. La pire. Quant au lieutenant Columbo, appelé à la rescousse, il n'avait pas, pour une fois, réussi à dénouer l'intrigue. A la grande déception de TF1.

• La vogue du patinage en France s'alignera-t-elle, un jour, sur celle qui est en vigueur aux États-Unis ? - Je n'ai pas une âme de prophète. Mais j'ai pu vérifier, sur place, combien l'impact des patineurs est plus fort aux États- Unis qu'en France. Et la télévision se borne à exploiter et amplifier un phénomène bien ancré dans les mœurs des Amé- ricains. En gros, le patinage a le privilège de faire le plus rêver les Américains basiques, principalement les femmes - de préfé- rence âgées -, que rebute l'intensité de l'engagement phy- sique du football américain. En France, avec ses 4 000 licenciés, le patinage est davan- tage un sport de spectateurs que de pratiquants. Pourtant, nous ne pourrions jamais diffuser autant d'événements que les Américains. Ces derniers avalent tout. Championnats internationaux, galas, exhibitions, Holiday on Ice, Christmas on Ice, Saint- Valentin on Ice et, même, revues ringardes ou démonstrations de deuxième zone, tout y passe.

• Aux États-Unis, le moindre patineur est une grande star ? - Le public américain aime les sportifs qui évoluent sur le fil du rasoir. Le patinage est un effort de quatre minutes - quatre minutes et demie à la rigueur -, pendant lesquelles on joue parfois toute une saison, voire toute une carrière. Dans certains sports, on peut se rattraper, d'une semaine sur l'autre, dans une compétition de moindre niveau. En pati- nage, les rendez-vous suprêmes s'enchaînent à haute dose : championnats d'Europe et du monde tous les ans, jeux Olym- piques tous les quatre ans. Les patineurs jouent tout, constamment, à pile ou face, jusques et y compris sur un programme court qui ne dure pas plus de deux minutes. Une seule chute, voire un banal désé- quilibre, et tout est terminé.

• Que retirez-vous de vos interviews de patineurs ? - En général, elles sont très spéciales, car les patineurs que je rencontre sont, pour la plupart, très jeunes. Alors je ressens, quelque part en moi, l'étrange impression de m'adresser à des adolescents qui émergent de l'enfance et qui sont, déjà, des milliardaires en herbe. • Certaines séquences des compétitions de patinage sont pathétiques, notamment quand le patineur, son show terminé, guette fébrilement ses notes à côté de son entraîneur ? - C'est effectivement une terrible et interminable minute de vérité. Je découvre ces notes en même temps que les concur- rents. Je me sens en totale communion d'esprit avec ces filles ou ces garçons qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes dans un délai très bref, et dont le classement est à la merci d'un juge plus ou moins bien inspiré, voire partial. Au nom de cette appréhension, sourde et tenace, qui est le dénominateur commun de tous les compétiteurs, le patinage est un sport qui exclut la moindre tentation de chauvinisme. Il arrive souvent que la performance finale d'un patineur passe par le malheur d'un autre. Mais ce n'est jamais qu'une fatalité. Hors de cela, à moins d'être une brute ou un mécréant, nul ne peut souhaiter, tant à froid que dans la tension d'un grand événement, la chute d'un autre patineur. Je laisse ces réflexions et ces vœux aux entraîneurs, qui ne sont pas étouf- fés par ce genre de scrupules.

• Quand même, devant des téléspectateurs français qui n'ont pas votre impartialité, votre position personnelle doit parfois se révéler délicate ? - Elle pourrait l'être, en effet. Mais, heureusement, elle ne l'est plus. Je me suis expliqué sur ce principe d'une absolue neutralité - la mienne, en tout cas - de jugement devant l'ef- fort de chaque patineur. J'espère avoir été compris. Ma situation n'est pas toujours commode, mais ça ne concerne que moi. Par exemple, je nourris des relations per- sonnelles privilégiées avec le jeune couple - Stéphane Bernadis, classé quatrième (encore la plus mauvaise place !) lors du championnat d'Europe à Vienne, en février 2000. Quelle que soit la qualité de nos rapports, je n'aurais jamais, une seule seconde, souhaité un incident pour le couple polonais Zagorska-Sludek, classé juste devant les Français, avec la médaille de bronze.

• Il s'en raconte pourtant de belles sur les dessous de certaines grandes compétitions ? - Aux jeux Olympiques de Nagano, au Japon, en 1998, on nous avait annoncé, de source extrêmement sûre (et officielle, de surcroît !), le classement des neuf premiers patineurs dans une épreuve de danse sur glace. Ce, plusieurs jours avant le début de la compétition ! L'ambiance générale était évidemment tendue. La méfiance régnait partout. Selon des rumeurs insistantes, répandues par des techniciens, tout était décidé d'avance. Et en faveur, dans le lot, des Français, notamment du couple Marina Anissina-. Or, dans ces heures malsaines de Nagano, Marina Anissina et Gwendal Peizerat avaient conquis la médaille de bronze, à l'arraché et avec brio. Ils avaient lâché, sur place et hors antenne, des propos blessants pour leurs rivaux canadiens Bourne-Kraatz, finalement classés quatrièmes. Tous les deux, Marina et Gwendal, subissaient à ce moment-là une pression maximale. J'aime à croire que leur réflexion avait dépassé leur pen- sée et, surtout, ne reflétait pas leur mentalité.

• Et comment cela s'est-il fini ? - En arrivant à un point extrême, ils se sont rendu compte qu'ils s'égaraient. Une prise de conscience s'imposait. Aujourd'hui, Marina Anissina et Gwendal Peizerat ne sont plus ce qu'ils étaient à Nagano. Aux plans tant sportif que moral et psychologique. • Et ils ont été récompensés par un titre de champions d'Europe 2000 de danse ? - Leur évolution a été harmonieusement menée, à partir de leurs tempéraments. Russe de naissance, Marina est très com- battante dans l'âme. Gwendal s'est hissé à son niveau. Au début, ils ne se contentaient pas de vouloir vaincre. Ils le fai- saient généreusement savoir.

• Quitte à s'exprimer avec autant de véhémence qu'à Nagano ? - Ils devaient, sans doute, en passer par là. Mais, depuis, ils se sont considérablement adoucis... en dehors des compéti- tions proprement dites. L'essentiel subsiste : sur la glace, à l'entraînement ou sous les feux des projecteurs des grands événements, Marina et Gwendal ont préservé leur résolution et leur assiduité. Leur consécration européenne, à Vienne, en 2000, n'est qu'une première récompense. En plus, ils ont maintenant adopté - par raison, peut-être - un comportement social qui ne peut que les rendre plus sym- pathiques vis-à-vis de leur entourage. Tous deux ont positivé leurs démarches respectives et le résultat est intéressant. Autre caractéristique significative : Marina et Gwendal ont renoncé au ton vindicatif dans lequel ils avaient tendance, voici encore peu, à se complaire. Ils ne critiquent plus systé- matiquement les juges. Ils sont devenus relativement tolé- rants. En un mot, ils ont mûri. Muriel Boucher-Zazaoui, leur entraîneur, a tenu son rôle dans cette mutation, en ce sens qu'elle les prépare et s'occupe d'eux avec une autorité presque maternelle. Son influence a été très sensible. Bref, ce trio Marina-Muriel-Gwendal consti- tue un cocktail de personnalités à la fois différentes et com- plémentaires. Le secret d'une réussite partagée.