Warhol Live : l’« exposition-spectacle » et ses logiques médiatiques1

SOPHIE MORAND

Depuis les années 1990, marquées par le développement fulgurant des technologies numériques, professionnels et muséologues s’interrogent sur la crise identitaire du musée. Plusieurs fois menacé – par la photographie, la multiplication des lieux d’exposition, et plus récemment par les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) –, le musée explore de nouvelles pratiques de présentation pour affirmer ses particularités et attirer un plus large public. L’exposition se fait alors événement et s’efforce de moderniser son espace grâce à l’introduction d’autres médias afin de séduire une société de l’écran désormais habituée aux joies de l’entrecroisement médiatique. Cela même participe à la spectacularisation de la présentation muséale sous-entendue dans l’expression « exposition-spectacle ». Mais en quoi consiste précisément cette spectacularisation et quelles en sont les implications ? La mise en relation des termes « exposition » et « spectacle » nous incite à penser cette nouvelle tendance selon une approche intermédiale. Ce choix d’analyse pose alors une première et inévitable question : le musée, ou plus précisément l’exposition muséale est-

1 Mes remerciements les plus sincères à Emma Lavigne (conservatrice du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, commissaire de l’exposition Live avec Stéphane Aquin et Matt Wrbican, chargée de la conception générale des environnements sonores), pour les précieuses informations et précisions techniques qu’elle a apportées concernant l’exposition (plans, playlist et systèmes de sonorisation). 1 elle à considérer comme un média ? Si les définitions2 courantes n’en font pas mention, les écrits de Jean Davallon3 ont contribué à la démocratisation de cette idée auprès de nombreux autres professionnels et muséologues4.

Dans les pages qui suivent, nous décrypterons les enjeux scénographiques des expositions actuelles avec, à l’appui, l’exemple emblématique de l’exposition Warhol

Live tout en procédant à une lecture transversale de l’ouvrage écrit par Bolter et Grusin,

Remediation : Understanding New Media5.

Exposer Warhol

Andy Warhol, artiste pop des années 1960-1980, est certainement l’une des personnalités artistiques les plus exposées à travers le monde. Alors que l’exposition

Warhol Live du Musée des beaux-arts de Montréal s’achève le 18 janvier 2009, pour se poursuivre à San Francisco6 et se terminer au Museum de Pittsburgh7, le

Grand Palais (Paris) propose, du 18 mars au 13 juillet 2009, une rétrospective des

2 Nous référons ici aux définitions proposées par François Mairesse et André Desvallées (dir.), Vers une redéfinition du musée ?, Paris, L’Harmattan, 2007. Les textes qui y sont réunis sont le fruit d’un colloque organisé par l’IFOCOM à Calgary en 2005 dont l’objectif était de réfléchir aux problèmes identitaires actuels du musée et d’en proposer une nouvelle définition. 3 Voir notamment les articles : Jean Davallon, « Le musée est-il vraiment un média ? », Publics et Musées, n° 2, décembre 1992, p. 99-123 ; « Réflexion sur la notion de médiation muséale », dans Catherine Perret (dir.), L’art contemporain et son exposition, tome 1, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 54-61 ; « Pourquoi considérer l’exposition comme un média ? », Médiamorphoses, n° 9, novembre 2003, p. 27-30. 4 En 2003, pour son neuvième numéro, la revue Médiamorphoses propose, en effet, un dossier spécial intitulé « L’exposition, un média » réunissant entre autres les textes de Jean Davallon, Raymond Montpetit, Jean-Paul Natali, Annette Viel ou encore Florence Belaën. 5 Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation : Understanding New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1999. 6 Warhol Live, Fine Arts Museum of San Francisco, du 14 février au 17 mai 2009, San Francisco. 7 Warhol Live, Andy Warhol Museum, du 10 juin au 15 septembre 2009, Pittsburgh. 2

nombreux portraits qu’il réalisa entre 1967 et 1987, dénommée Le grand monde d’Andy

Warhol.

Artiste des médias et personnage médiatisé, représentant de la société de consommation des sixties, Warhol est devenu lui-même l’emblème de la consommation artistique : produits dérivés, monographies, films et reportages, expositions, etc. Exposer

Warhol, c’est donc bien sûr s’assurer d’un grand nombre d’entrées et de ventes associées, mais c’est aussi redécouvrir les multiples facettes de l’œuvre d’un artiste pour qui tous

« les médias sont de l’art8». Né en 1928, Warhol est le contemporain de nombreuses

innovations et avancées technologiques (synchronisation du son et de l’image au cinéma,

magnétophone portatif, walkman, électrophone, télévision, vidéo, etc.) qui exercent sur

lui une véritable fascination et influencent ses créations. Il entame sa carrière dans la

publicité comme illustrateur de magazines jusqu’à sa consécration en 1962, fonde le

premier art band en 1963 sous le nom de The Druds, devient producteur du groupe

Velvet Underground (1965), réalise des films et des vidéos tels que Empire (1963) et

Sleep (1964), fonde la revue Inter/VIEW : A Monthly Film Journal en 1969, rebaptisée

Andy Warhol’s Interview en 1972, et lance sa propre émission télévisée : The Andy

Warhol’s TV à partir de 1980. Exposer Andy Warhol devient aussi prétexte à

l’entrecroisement médiatique, au cœur des enjeux artistiques et scénographiques actuels.

C’est ainsi que Warhol Live, l’exposition temporaire et itinérante que présente le

Musée des beaux-arts de Montréal du 25 septembre 2008 au 18 janvier 2009, permet de

redécouvrir les productions d’Andy Warhol à travers l’influence de la musique et, dans

une moindre mesure, de la danse. C’est une exposition constituée de douze salles

8 Citation d’Andy Warhol affichée sur l’un des murs de l’exposition.

3 articulées chronologiquement autour de quatre thèmes : « Tuning In », « Sound and vision », « Producer » et « Fame ». Tandis que « Tuning-In » et « Sound and vision » témoignent de la culture musicale personnelle d’Andy Warhol et de l’influence de celle- ci sur ses premières productions, les deux autres placent l’artiste au cœur de la production musicale de son époque.

Remediation : « hypermédiateté » (hypermediacy) et « immediateté » (immediacy)

À en croire les auteurs de Remediation, Understanding New Media9, tout média remédie. À travers ce phénomène de remédiation, les auteurs identifient deux logiques contradictoires inhérentes : l’hypermédiateté et l’immédiateté. Comme son étymologie le suggère, l’hypermédiateté renvoie à l’hybridation de différents médias, l’exemple le plus frappant étant aujourd’hui l’ordinateur qui réunit, entre autres, son, vidéo et photo. Elle réfère aussi, comme le soulignent Bolter et Grusin, à l’opacité du média lui-même face à son utilisateur, qui constitue un heurt entre deux entités où l’utilisateur prend conscience de la réalité10 du média. Cette même machine informatique, par exemple, peut sembler de prime abord compliquée et éveille une crainte chez certains : peur de ne pas savoir s’en servir, peur d’appuyer sur une mauvaise touche. De même, pour l’utilisateur plus averti, un changement de clavier ou de logiciel peut nécessiter un temps d’adaptation.

Inversement, l’immédiateté peut indiquer l’instantanéité de la réception entre l’utilisateur et la réalité remédiée, ou l’immédiateté dialogique entre l’utilisateur et le média alors transparent.

9 Bolter et Grusin, 1999. 10 « Media have the same claim to reality as more tangible cultural artifacts ; photographs, films, and computer applications are as real as airplanes and buildings », ibid., p. 19. 4

L’hypermédiateté offre dès lors une nouvelle grille de lecture pour mieux comprendre les

tendances muséales actuelles.

Le musée, lieu institutionnel dédié à la collection, la conservation et la diffusion

d’œuvres et d’objets inscrits ou à inscrire dans notre patrimoine culturel, serait davantage

à concevoir comme un « hypermédia » au sens où l’entend Chiel Kattenbelt, c’est-à-dire

comme un média constitué d’autres médias dont il préserve l’intégrité et, d’une certaine

façon, l’autonomie11. S’y côtoient objets du quotidien (poteries, meubles, outils,

ustensiles), écrits (lettres, partitions, articles, revues), œuvres d’art visuelles (sculptures,

peintures, dessins, photographies) et audiovisuelles (films, vidéos, émissions télévisées).

Cependant, si le musée a toujours incorporé sans concessions une multitude d’objets et de

médias, force est de constater qu’il ne se limite désormais plus à leur simple présence et

monstration en remédiant les arts du spectacle, créant ainsi des espaces hypermédiatiques

(au sens premier du terme). Qui n’a encore pu constater, au détour d’une exposition, sa

théâtralisation ? En témoigne le regard porté par Johanne Lamoureux sur l’exposition

Marie-Antoinette12 du Grand Palais (Paris). C’est également un fait illustré par

l’exposition Warhol Live, qui retrace la vie de l’artiste à travers un parcours décomposé

en quatre univers, séparés par des rideaux de velours noir, dont certaines salles sont

agrémentées d’éléments de décor, indépendants des œuvres de Warhol. On remarque

depuis une bonne vingtaine d’années déjà le souci et l’intérêt portés par les commissaires

à la mise en scène dans le cadre d’expositions temporaires thématiques, et ces nouveaux

11 Freda Chapple et Chiel Kattenbelt, Intermediality in Theatre and Performance, Amsterdam et New York, Rodopi, 2006, p. 37.

12 Johanne Lamoureux, « L’exposition comme produit dérivé. Marie-Antoinette au Grand Palais », Intermédialités, n° 15, « Exposer », printemps 2010, p. 72-90. 5

parcours narratifs furent rapidement apparentés au cinéma par les critiques et théoriciens.

Si, comme le souligne Johanne Lamoureux13, certains rapprochements entre cinéma et

exposition, dont ceux que faisait Dominique Païni entre accrochage et montage, sont

discutables, il n’est pas difficile de noter les affinités entre musée et cinéma, ce dernier y

trouvant un nouvel espace à habiter. À la suite de l’art vidéo qui vulgarisait la présence

de l’image-mouvement au sein du musée, contribuant à une rupture de temporalité, le

musée « s’est ouvert au cinéma, en se dotant d’une salle de projection avec une

programmation régulière de films et, bien sûr, en présentant des œuvres et des

expositions sur le cinéma14 », tel que le rappelle Olivier Asselin. C’est ce recours au

dispositif de projection qui introduit la notion de « cube noir » dans le vocabulaire

muséologique. Dans le cadre de Warhol Live, trois des douze salles constituent des espaces indépendants, plongés dans le noir, où le spectateur est invité à s’asseoir, voire à

s’allonger : la « Silver Clouds » qui diffuse la vidéo d’un spectacle de danse sur un écran

LCD, la « Silver Factory » projetant un film du groupe Velvet Underground sur grand

écran, et l’« Exploding Plastic Inevitable » où plusieurs films sont projetés en même

temps sur les quatre grands écrans disposés sur chacun des murs de la pièce.

Mais, en dépit des divers médias évoqués, somme toute relativement communs

pour le visiteur contemporain, le plus grand intérêt de cette exposition réside dans

l’introduction du média son qui marque une nouvelle étape de la scénographie muséale et

rompt avec ses traditions. Chose encore peu habituelle, les douze salles sont toutes

accompagnées d’une ambiance musicale constituée des morceaux qu’écoutait Warhol.

13 Ibid. 14 Olivier Asselin, « L’exposition du cinéma : fragments d’une histoire locale et globale », Perspective, n° 3, octobre 2008, p. 565-570.

6

Les responsables de l’exposition ont d’ailleurs largement insisté dans leur communication

sur l’importance et le caractère novateur de cette « présence musicale », tant dans le

catalogue d’exposition que dans la presse écrite et électronique. Nathalie Bondil,

directrice du Musée des beaux-arts de Montréal, annonce dans le prologue du catalogue

d’exposition :

Le Musée des beaux-arts de Montréal explore depuis très longtemps les approches transdisciplinaires […]. L’interdisciplinarité des arts plastiques, musicaux et sonores y est, par contre, un territoire de recherche inédit, qui va se développer dans un très proche avenir15.

Propos confirmés par l’exposition Imagine : La ballade pour la paix de John et Yoko,

également présentée par le Musée des beaux-arts de Montréal du 2 avril au 21 juin 2009, qui réitéra cette expérience et dont l’environnement sonore fut réalisé par la même équipe que Warhol Live.

Ainsi, bien que le média son soit encore pour l’instant considéré comme un

élément « inédit » ou peu commun dans les expositions d’art actuelles, il semblerait que

la musique au musée soit une nouvelle tendance dans la « surenchère intermédiatique »

de l’« exposition-spectacle ». En effet, après Warhol Live, et Sympathy for the Devil, au

Musée des beaux-arts de Montréal16, ce fut au tour du musée du quai Branly17 à Paris, de

proposer, avec Le Siècle du Jazz18, la redécouverte du genre musical et de son influence sur la production plastique. Warhol Live est la seule d’entre elles à avoir fait de la totalité

15 Propos de Nathalie Bondil dans Stéphane Aquin (dir.), Warhol Live, Catalogue d’exposition, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2008, p. 3. 16 Sympathy for the Devil, Musée d’art contemporain de Montréal, du 10 octobre 2008 au 11 janvier 2009. 17 Musée des arts et des civilisations. 18 Le Siècle du Jazz, musée du quai Branly, du 17 mars au 28 juin 2009. 7

de son espace d’exposition un environnement musical, alors que les deux autres

n’intégraient que quelques environnements, et/ou installations, sonores ponctuels.

Sujet principal donc, la musique y est à la fois exposée et diffusée. On y retrouve

partitions, billets de concert, pochettes de disques, portraits de chanteurs, revues

musicales, photos, vidéos de concerts et vidéoclips. Quant à la création des espaces

ambiophoniques, les concepteurs ont opté pour trois types de haut-parleurs auto-

alimentés issus des laboratoires Meyer Sound. Le MM-4XP, haut-parleur miniature haute définition est le plus utilisé car particulièrement bien adapté aux besoins de l’exposition :

plus de quarante sont répartis dans huit des douze salles de l’exposition. Sa précision de

diffusion permettait d’éviter la cacophonie, principal risque dans un espace qui ne

dispose pas de séparations étanches. Aussi, leur petite taille permettait de les placer aux

endroits les plus appropriés pour éviter toute distraction visuelle. « Besides sounding

great and being exceptionally discreet, they can meet the need to run for ten hours per

day, six days per week, without a problem19 », souligne Philippe Wajtowicz, directeur de la technique et de la spatialisation du son. L’UPM-1P, plus puissant, est un ensemble de trois haut-parleurs qui peut être utilisé seul ou comme amplificateur d’un autre système

de sonorisation. Il est généralement employé au théâtre ainsi que pour les installations

audiovisuelles et les salles de cinéma. On en dénombre plus d’une dizaine dans cinq des

salles, dont les trois environnements comprenant une vidéo-projection. Et l’UMS-1P, un caisson de basse, accompagnait l’un ou l’autre (parfois les deux) dispositif cité dans huit

19 « En plus d’être très puissants et exceptionnellement discrets, ils peuvent fonctionner pendant dix heures par jour au besoin, six jours par semaine, sans problème » (notre traduction). « Celebrating the Sights and Sounds of Andy Warhol—San Francisco’s de Young Museum Brings the Artist's Musical Vision to Life with Meyer Sound », mars 2009, Meyer Sound Laboratories Inc., www.meyersound.com/news/2009/warhol_live/ (dernière consultation le 31 janvier 2010). 8

des douze pièces. L’ensemble complet des trois systèmes ne fut réservé qu’à une seule

salle. Au total, plus d’une soixantaine de titres, mixés par Thierry Planelle (directeur

artistique et création), composaient le « juke-box » de Warhol Live.

La première pièce, introduction à l’exposition et premier contact du visiteur, appelle à plonger dans l’univers raconté. Moquette et murs sombres contribuent à créer une ambiance feutrée et font ressortir les portraits hauts en couleur de Judy Garland

(1979) et de Marilyn Monroe (1962), ainsi que trois panneaux colorés, placés au centre de la pièce – disposés de façon à encercler le visiteur – sur chacun desquels sont accrochés les grands formats d’Elvis Presley (1963). Le tout est accompagné d’un mix illustratif composé de huit morceaux (dont trois interprétés par Judy Garland et deux par

Marilyn Monroe) diffusés par les haut-parleurs MM-4PX répartis aux quatre coins de la pièce et accompagnés d’un caisson de basse UMS-1P. La salle de clôture, quant à elle, est chargée de signification : elle renvoie à la cérémonie funéraire de l’artiste. Placé au fond face au visiteur, le portrait de Warhol occupe une place d’honneur, tandis qu’à ses côtés sont disposés les portraits de vedettes de la chanson (amis et idoles) qu’il réalisa, le tout souligné par l’éclairage. C’est aussi l’une des seules à posséder des murs couleur or, symbole de la star. L’autre salle peinte dans son intégralité est la « Silver Factory », rappelant les murs de la fameuse « usine argentée ». C’est également la seule, en dehors des environnements avec vidéo-projection, à faire l’usage d’un dispositif sonore amplifié

à raison de quatre UPM-1P et un UMS-1P. Le son renforce ainsi le caractère dramatique de la mise en scène, notamment avec Miserere en do mineur de Jan Dismas Zelenka

(1738), pièce jouée à l’enterrement de l’artiste.

9

Dans le cas des autres environnements avec projection, moquette et système de sonorisation amplifié contribuent essentiellement à créer un espace favorable à la visibilité du film et à la mise en valeur de sa bande-son. Ainsi, tandis que le média son n’est pour le film qu’un outil contribuant à l’optimisation de sa diffusion, il charge les espaces théâtralisés d’un supplément de sens et participe à la dramatisation de la scénographie muséale. Mais plus largement comprise comme illustration de l’ensemble des œuvres exposées, la musique doit alors davantage être conçue comme un héritage de la bande-son cinématographique, tel que le suggère Thierry Planelle dans son entretien avec Danielle Champagne (directrice des communications du Musée des beaux-arts de

Montréal) à propos d’Imagine : La ballade pour la paix de John et Yoko20.

Tantôt utilisé comme accompagnement, tantôt comme illustration, comme narration, ou encore présenté pour lui-même21, le son est donc employé dans ses pleines possibilités, et son association aux éléments théâtraux et cinématographiques donne cette fois toute sa dimension au terme de « spectacle » associé à celui d’« exposition ».

20 À la question de Danielle Champagne : « Que souhaitez-vous que les visiteurs retiennent de votre conception sonore et musicale de cette exposition ? », Thierry Planelle répond : « J’aimerais qu’ils l’entendent comme la bande sonore d’un film. » L’environnement sonore de Imagine ayant été conçu par la même équipe, cette idée peut être appliquée à Warhol Live. Danielle Champagne, « Écouter et entendre le message et la musique de paix de John et Yoko : une entrevue avec Thierry Planelle, directeur artistique et illustrateur sonore », Musées des beaux-arts, 2009, www.mbam.qc.ca/imagine/fr/entrevue_thierry_planelle.html (dernière consultation le 7 février 2011). 21 En effet, le son n’est pas seulement au service des autres médias. Lorsque l’exposition a le son comme principal élément discursif, elle sait lui accorder une place privilégiée et préserver son autonomie. Par exemple, la pièce réservée à la présentation des pochettes de disques illustrées par Warhol – insérées dans des plaques de Plexiglas placées à la verticale afin d’en voir envers et endroit – est accompagnée d’une ambiance musicale qui se suffit à elle-même. Si le dispositif de projection semble toujours prévaloir (en raison des contraintes qu’il implique pour une bonne lisibilité du film diffusé), contrairement aux deux exemples précédents où le dispositif sonore était au service du son filmique, le troisième environnement avec vidéo-projection, l’« Exploding Plastic Inevitable », est le seul à user du système complet de sonorisation à raison de 3 MM-4XP, 2 UPM-1P et 1 UMS-1P qui diffusent, indépendamment des images projetées, les chansons du Velvet Underground.

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Cependant, une telle exposition, qualifiée de « spectaculaire » pour la seule

qualité hybride de sa scénographie, ne pourrait être assimilée au spectacle. Son caractère

événementiel et les pratiques sociales qu’elle implique ne sont pas à négliger. Notons en

premier lieu que la remédiation des arts du spectacle fait appel à des corps de métier jusque-là extérieurs au monde du musée. Stéphane Aquin, conservateur du Musée des beaux-arts de Montréal et commissaire principal, ainsi qu’Emma Lavigne (conservatrice du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou à Paris) et Matt Wrbican

(archiviste au musée Andy Warhol de Pittsburgh), réunissent autour d’eux Guillaume de

Fontenay (réalisateur de clips publicitaires et de films, pour la scénographie) et Thierry

Planelle (ancien directeur artistique de la maison de disques Virgin Music/EMI et directeur de la création image et son du label Virgin France), afin d’assurer la direction artistique et la création d’environnements sonores. Il font appel à Philippe Wojtowicz, designer sonore, pour la technique et la spatialisation du son.

Alors que le musée constituait un marqueur social, lieu destiné à une population aisée et cultivée (« cela “fait bien” de visiter un musée ; on se doit d’avoir vu tel ou tel musée, du moins dans certains milieux cultivés22 »), Bernard Fibicher note dès 1995

qu’« en Allemagne, les gens se déplacent davantage pour les expositions d’art que pour

les matchs de football de la Bundesliga. En France, les musées et centres d’art attirent un

plus grand public que les concerts rock ou pop23 ». Treize ans plus tard, la musique fait

son entrée au musée et les expositions partent en « tournée ».

Pour Olivier Asselin, le « problème » auquel est confronté le musée aujourd’hui serait

celui de sa légitimité culturelle :

22 André Gob et Noémie Drouguet, La muséologie : histoire, développement et enjeux actuels, Paris, Armand Colin, 2006, p. 54. 23 Bernard Fibicher (dir.), L’art exposé, Sion, Musée des beaux-arts cantonal, 1995, p. 277. 11

Le public fidèle des musées vieillit, comme celui du livre, du théâtre, du concert classique ou des cinémathèques, et il peine à se renouveler. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les musées courtisent un public plus grand et plus jeune et que leur programmation accorde une place croissante aux expositions qui ont un « public appeal » évident24.

En proposant une scénographie novatrice, ludique et attractive, Warhol Live offre au Musée des beaux-arts de Montréal un total de 130 000 visiteurs. Danielle Champagne, directrice des communications du musée, satisfaite de ces chiffres, relève notamment la présence des jeunes et des familles, « ce qui est très intéressant pour la clientèle visée25 »,

souligne-t-elle.

L’exposition muséale : de la médiation au média

À partir des années 1990, les muséologues observent, à juste titre, un déplacement

de l’intérêt du musée, qui tend de plus en plus à se détacher de l’œuvre pour se consacrer

au visiteur. N’échappant pas à cette nouvelle tendance, Warhol Live place le spectateur

au centre de son espace et de ses préoccupations. On remarque ainsi en premier lieu que

les besoins du visiteur sont pris en compte. Si André Gob et Noémie Drouguet

soulignent, dans La muséologie : histoire, développements, enjeux actuels, que

l’exposition ne prêtait pas encore suffisamment attention à la fatigue du visiteur,

notamment en fin de parcours, les environnements vidéoprojetés de Warhol Live

justifient la présence de sièges, à l’exemple de la « Silver Factory » (située à mi-

parcours), et de l’« Exploding Plastic Inevitable », trois pièces plus loin, ainsi que de la

24 Asselin, 2008, p. 569. 25 Alain Martineau, « L’exposition Warhol Live a attiré 130 000 visiteurs », La presse canadienne, le 18 janvier 2009, www.cyberpresse.ca (dernière consultation le 7 février 2011). 12

salle finale (voir fig. 2). Mais au-delà de ce simple constat pratique, Warhol Live propose

au spectateur non plus de faire l’expérience esthétique de l’œuvre, mais de comprendre la

démarche créatrice de l’artiste et ses influences à travers l’écoute de sa musique : « [il

s’agit] d’une exposition qui permettra de conforter une certaine image de l’artiste

multidisciplinaire, mais surtout de voir Warhol autrement, de découvrir ce que nous ne

connaissions pas de lui26», annonçait Stéphane Aquin. L’exposition, ainsi accompagnée

d’un discours interprétatif sur l’artiste et ses productions auquel s’ajoute la musique27,

sollicite l’affect du spectateur en trangressant sa mission première : présenter l’œuvre.

Rappelons à présent que Bolter et Grusin décrivent l’acte de remédiation, générateur de

l’hypermédiateté, comme la reprise et la refonte de médias précédents dans un but

performatif du média, afin de mieux tendre vers l’immédiateté. Ainsi, l’exposition

suggère à son visiteur une immersion progressive dans l’univers warholien recréé, car si

la présence du son dans la totalité de l’exposition en fait un environnement immersif, son

espace inclut lui-même trois « sous-environnements »: la « Silver Clouds », la « Silver

Factory » et l’« Exploding Plastic Inevitable ».

La première salle évoquée plus haut a pour mission d’introduire l’exposition, dont

le caractère totalisant se fait rapidement sentir par le visiteur, comme en témoignent les

propos de certains : « à la seconde où j’ai mis les pieds dans la première salle

d’exposition […] je me suis sentie littéralement aspirée28 », confie Karine Veillette, et

Jean-Claude Bourbonnais d’ajouter : « d’entrée de jeu, la mise en scène de cette expo

26 Stéphane Aquin cité dans Nicolas Mavrikakis et Nathalie Guimond, « Andy Warhol, l’homme orchestre », Voir, 18 septembre 2008, www.voir.ca (dernière consultation le 7 février 2011). 27 « La particularité de l’apport du son associé à un objet statique (photo, peinture, sculpture, installation) est d’en modifier la perception. […] Le son va conditionner le sens de l’objet », Daniel Deshays, Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, 2006, p. 148. 28 Karine Veillette, « Je ne sais où s’arrête l’artificiel et où commence le réel », (fil de discussion en ligne), Andy Warhol, l’homme-orchestre, www.voir.ca, 8 janvier 2009 (dernière consultation le 7 février 2011). 13

vous saisit et vous projette quarante ans en arrière29 ». Parfaite illustration de la double

logique médiatique pensée par Bolter et Grusin, ces témoignages révèlent à la fois la

prise de conscience de l’étonnante présence de la musique dans le musée

(l’hypermédiateté due à l’opacité du média son) et la sensation d’immédiateté qu’elle

procure. Car bien qu’inévitablement produit d’hypermédiateté, la musique est

certainement le plus bel exemple d’immédiateté. D’abord en termes de transparence du

média, le son étant un ensemble d’ondes se propageant dans un espace, invisible et impalpable pour son auditeur30, il n’est que présence. Mais aussi en tant qu’immédiateté,

indissociable du moment de sa diffusion, il inscrit son auditeur dans le présent de

l’écoute, dans l’ici et maintenant de la réception, un enjeu qui se retrouve jusque dans le

titre de l’exposition : Warhol Live. Ainsi, une fois la surprise passée et le spectateur porté

par le flot musical continu de chacune des pièces, l’exposition tente de nouvelles

propositions scénographiques pour plonger son visiteur au cœur de son univers. On

découvre alors la « Silver Clouds », dont le nom est emprunté à la composition de ballons

argentés gonflés à l’hélium que réalisa Andy Warhol en 1966, et que Merce Cunningham

intègre à la mise en scène de son spectacle de danse Rainforest en 1968. Plongé dans le

noir, le spectateur fait face à un grand écran LCD diffusant le spectacle. La brillance de

l’écran est amplifiée par des plaques de plexiglas translucides superposées aux murs noirs

pour créer un effet miroir faisant écho à celui des ballons. Le visiteur voit sa propre

image reflétée et s’intègre à l’œuvre diffusée sur l’écran, dont le dispositif de présentation

29 Jean-Claude Bourbonnais, « Warhol, l’homme phare », ibid., 15 janvier 2009 (dernière consultation le 7 février 2011). 30« Au niveau physique, ce qu’on appelle le son est une onde qui, à la suite de l’ébranlement d’une ou plusieurs sources nommées corps sonores, se propage, selon des lois bien particulières et, au passage, touche ce qu’on appelle l’oreille, où elle donne des matières à des sensations auditives », Michel Chion, Le son, Paris, Armand Colin, 2004, p. 23. 14 permet la continuité. Ensuite, la « Silver Factory » tente de recréer ambiance et décors du studio du même nom. La pièce aux murs argentés, toute en longueur, place en son centre, sur une petite estrade également de couleur argent, la série des Brillo Boxes (1964), tandis que tableaux et photographies du véritable studio de l’artiste sont accrochés aux murs31.

Mais c’est encore une fois la présence du son qui prévaut ici, un mix composé de neuf titres qui mêle rock et opéra. Philippe Wojtowicz l’avait souligné : « nous voulions créer une atmosphère qui reflète vraiment l’environnement de l’époque, comme la célèbre

Silver Factory32 ». Pari réussi du côté de la réception, puisque certains visiteurs se sont laissé surprendre à danser sur l’entraînante musique de Satisfaction (1965) des Rolling

Stones, l’espace muséal se faisant le parfait reflet des ambitions participatives du studio tel que pensé par l’artiste. Après la présentation des pochettes de disques illustrées par

Warhol, le spectateur découvre l’« Exploding Plastic Inevitable ». Pensée comme le

« temps fort » de l’exposition, cette pièce se veut la reconstitution de l’œuvre totale du même nom imaginée par Warhol. Seule bénéficiaire d’un système complet de sonorisation (3 MM-4XP, 2 UPM-1P et 1 UMS-1P), la diffusion des cinq chansons du

Velvet Underground est donc amplifiée, de même que le volume. S’y mêlent des projections d’images fixes et animées issues de films et vidéoclips sur les quatre grands

écrans de chaque mur, une projection mobile de formes géométriques colorées balayant la salle, des objets (deux guitares disposées dans les coins du fond), et des jeux de lumière stroboscopique. Un immense canapé circulaire sur lequel sont dispersés quelques

31 Même si cet élément ne fait pas directement l’objet de notre propos, nous notons ici que la salle se composait également, de l’œuvre You’re in (1967), une caisse de Coca-Cola, posée sur un haut socle, placé dans l’un des coins de la pièce. 32 Philippe Wojtowicz cité dans Meyer Sound Laboratories Inc., www.meyersound.com/news/2009/warhol_live/, 2009 (dernière consultation le 6 avril 2010).

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coussins se trouve au centre de la salle, invitant le spectateur à s’asseoir ou à s’allonger,

et à se laisser envelopper par l’œuvre recréée. La vue, le toucher et l’ouïe sont

simultanément sollicités33.

L’immédiateté serait donc l’inévitable contrepartie de l’hypermédiateté, à en

croire Bolter et Grusin, d’après lesquels notre culture cherche à multiplier les médias en

même temps qu’à effacer toute trace de médiation34. Ironie du sort : les deux auteurs

illustrent eux-mêmes cette logique médiatique à travers l’exemple récurrent du concert

rock :

Staged rock productions are hypermediated events, which no one interprets as transparent in the sense that the media are to be forgotten or erased. But by entering into an immediate relationship with the media themselves – the sound, the lights, the televised images – rock fans achieve an experience they regard as authentic. [...] Rock music expects, if it does not require, that the viewer/listener be intimately involved in the hypermediacy – that she « abandon herself » to the music. [...] What rock music seems to offer […] is pure experience, pure authenticity, real in sense that the listener’s perception cannot itself be deceived35.

L’exposition d’art affichait initialement avec force son opacité afin de remplir au mieux son devoir de présentation : murs blancs (pour les musées d’art contemporain), silence, vitrines, panneaux, socles, meubles de présentation et délimitation d’un

« périmètre de sécurité » – autant d’éléments nécessaires à la muséalisation de l’objet

(élevé au rang d’œuvre d’art en ce qui concerne les musées d’art). Cette configuration traditionnelle garde le spectateur à distance, assurant protection et conservation de

33 « The logic of hypermediacy multiplies the signs of mediation and in this way tries to reproduce the rich sensorium of human experience », dans Bolter et Grusin 1999, p. 34. 34 « Our culture wants both to multiply its media and to erase all traces of mediation : ideally, it wants to erase its media in the very act of multiplying them », ibid., p. 5. 35 Ibid., p. 71-72. 16

l’œuvre et favorisant l’accès à la « réalité36 » de l’œuvre à travers sa contemplation (ou à

sa « vérité » selon une approche platonicienne et hégélienne). Mais une exposition telle que Warhol Live tend désormais à jouer de la deuxième forme d’hypermédiateté

(l’hybridation de médias). Elle tente simultanément d’effacer toute trace de médiation, voire de s’effacer elle-même puisque « tout événement musical introduit dans un lieu

nous écarte de la conscience de celui-ci37 », offrant ainsi à son public l’expérience

authentique d’une réalité recréée.

Plus étonnant encore, il semble que Warhol Live ne se contente pas seulement de

remédier les arts du spectacle à travers sa scénographie : elle relègue l’œuvre d’art au

rang de simple média, elle-même remédiée comme matériau du spectacle muséal.

Georges-Henri Rivière (directeur de l’ICOM de 1948 à 1965) annonçait en son temps :

« L’objet sera détaché, choisi parmi l’ensemble des phénomènes du réel comme seul

digne d’intérêt et d’attention38 […]. »

Dans L’art au musée. De l’œuvre à l’institution39, Christine Bernier évoque l’idée

d’une « circularité » entre l’œuvre et l’espace du musée, d’après laquelle la nature et la

composition des œuvres d’art influent sur la présentation muséale, à l’exemple de

l’accrochage traditionnel des musées d’art contemporain inspiré du minimalisme, selon

Reesa Greenberg :

36 Selon les considérations de Bolter et Grusin, nous entendons ici le terme « réalité » de l’œuvre comme la réalité remédiée par celle-ci (peinture, sculpture, dessin et autres remédient la réalité). Quand pour Hegel, proche de la pensée de Platon : « L’art dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une réalité plus haute créée par l’esprit lui-même. Ainsi, bien loin d’être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l’art renferment une réalité plus haute et une exigence plus vraie que l’exigence courante » (1998, p. 12-13). 37 Deshays, 2006, p. 25. 38 George-Henri Rivière cité dans Gob et Drouguet, 2006, p. 112. 39 Christine Bernier, L’art au musée. De l’œuvre à l’institution, Paris, L’Harmattan, 2002. 17

Les œuvres sont assez éloignées les unes des autres pour que leur autonomie soit respectée et elles sont assez rapprochées pour qu’il soit possible de repérer entre elles les liens que suggère leur sélection. Ce système est utilisé sur un mur blanc […]. Aujourd’hui nous sommes habitués à cet accrochage typique du 20e siècle40.

Or, les productions artistiques des années 1980 ont elles aussi effectivement

contribué à changer ces codes de présentation avec le recours à la vidéoprojection et la

multiplication des installations. L’émergence d’environnements immersifs issus des

pratiques artistiques actuelles pourrait sans doute expliquer ces nouvelles tendances

scénographiques. Mais les environnements de Warhol Live tendent à engendrer une confusion entre l’espace de l’œuvre et celui du musée, dont Christine Bernier souligne la distinction41, voire à transgresser la limite qui les sépare, diluant l’œuvre dans son espace.

Cette dernière n’est plus que simple source d’inspiration et prétexte à la création

d’installations muséales, lesquelles conservent, par contre, les titres des productions

originales. Plus qu’une remédiation, l’exposition opérerait là une « remadiation » (dans le sens de « faire à nouveau ») de l’œuvre d’art. Entre remake et ready-made, l’œuvre est

reprise, détournée et recyclée en outil scénographique au service du spectacle muséal, remettant en cause l’authenticité de l’œuvre re-créée. Stéphane Aquin déclare d’ailleurs que les reconstitutions ne vont pas « jusqu’à l’exactitude des period rooms42 » mais

permettent de découvrir et d’expérimenter l’univers de Warhol. Ce qui confirme les propos de Bernard Fibicher selon lequel « de nombreux commissaires exploitent aujourd’hui la stratégie artistique qui consiste à abandonner une recherche formelle au

40 Ibid. p. 61. 41 « L’espace du musée n’est pas la même chose que l’espace de l’œuvre », ibid., p. 50. Christine Bernier souligne cette distinction en faisant référence, à l’émergence des installations contemporaines. 42 « La musique et la danse dans l’œuvre d’Andy Warhol ». Musée des beaux-arts de Montréal, 2008, www.mbam.qc.ca (dernière consultation le 7 février 2011). 18 profit de la contextualisation d’une œuvre43 ». Et l’authenticité de l’œuvre se voit finalement reléguée au second plan, derrière l’expérience perceptive du visiteur générée par la recréation artificielle. Voit le jour une « œuvre totale » d’un nouveau genre, dont le commissaire et son équipe seraient les créateurs. À l’inverse, la diffusion des deux morceaux du groupe The Druds, découverts parmi les enregistrements personnels de l’artiste et conservés à l’Andy Warhol Museum de Pittsburgh, constituent une véritable trouvaille pour l’exposition (puisqu’ils n’ont jamais été entendus du public) et ne font l’objet d’aucune mise en scène. Diffusés dans le passage qui sépare la « Silver Clouds » de la « Silver Factory », et isolés du reste de l’exposition, ils ont une valeur en eux- mêmes. La dimension artistique de la scénographie muséale viendrait donc suppléer et en même temps contribuer au manque d’authenticité de l’objet.

Au final, ce sont toutes les qualités de l’œuvre d’art que remet en cause une exposition comme Warhol Live, mais c’est aussi sa propre médialité et celle du musée qui sont interrogées :

L’exposition se veut de plus en plus le contraire du musée et, corollairement, le commissaire le contraire du conservateur. L’émotion « ici et maintenant » prime manifestement sur l’idée de l’archive, l’anecdote l’emporte sur l’histoire, le spectacle sur le travail perceptif – et je dirais même : l’événement sur l’exposition44.

Alors qu’initialement, la fonction de l’exposition d’art consistait en la présentation d’une

œuvre authentique dans le but de la porter à la connaissance du spectateur en vue de son instruction et de sa contemplation, celle-ci adopte désormais des logiques médiatiques

43 Bernard Fibicher, 1995, p. 14. 44 Ibid. 19 extérieures, et ce faisant, dévie de sa fonction de médiation pour devenir elle-même média.

Conclusion

Pour Bolter et Grusin, la remédiation s’opère toujours avec une visée performative du média : « What is new about new media comes from the particular ways in which they refashion older media and the ways in which older media refashion themselves to answer the challenges of new media45. » Or, bien que les NTIC soient effectivement des outils fort utiles au musée pour sa communication et contribuent à étendre son espace à celui du cyberespace, se profilent toutefois, derrière les propositions de visites et musées virtuels, le danger de la virtualisation du lieu et la crainte de sa désertion. Le caractère

événementiel des expositions temporaires et la remédiation des pratiques artistiques actuelles du cinéma, du théâtre et désormais du son, permettent alors au musée non seulement de valoriser son espace physique, mais aussi de rompre avec l’image d’une institution culturelle réservée à une élite. En sa qualité d’« hypermédia » (au sens de

Kattenbelt) et de lieu de relation, l’exposition muséale se fait alors « tout médiatique » et instaure une nouvelle relation avec son visiteur mais aussi avec l’œuvre d’art. Lieu d’accumulation et de suspension du temps, lieu de tous les temps lui-même hors du temps selon Michel Foucault46, le musée, avec une exposition telle que Warhol Live, inscrit le visiteur dans le présent de l’écoute et l’immédiateté de l’expérience sensible, désacralise

45 Bolter et Grusin, 1999, p. 15. 46 Michel Foucault, « Des espaces autres », Architecture, mouvement, continuité, n° 5, octobre 1984, p. 46- 49. 20 l’œuvre d’art qui devient prétexte à une scénographie innovante et ludique, et participe ainsi à sa propre crise identitaire en réinterrogeant ses missions et ses fonctions initiales.

Cela conduit alors à penser, tout comme l’avaient fait en leur temps Gilles Deleuze et

Felix Guattari47 au sujet des phénomènes de déterritorialisation/reterritorialisation, la remédiation comme processus d’où le média ne revient jamais ni tout à fait même ni tout

à fait autre.

En adoptant ces mêmes logiques intermédiales identifiées par Bolter et Grusin, l’exposition muséale temporaire en vient à changer sa propre médialité. D’« agent de médiation », elle se transforme en média à part entière, volontiers renommée

« exposition-spectacle ». Il serait sans doute plus juste d’un point de vue strictement linguistique de parler d’ « attraction muséale » en ce que, quoique le terme de

« spectacle » rende bien la nature hybride et florissante de ces scénographies, il ne reflète pas le rôle actif du visiteur qui suit un parcours organisé. Si la notion d’« exposition » n’est résolument pas plus significative pour ce type d’événement, son référent identitaire reste encore le lieu du musée. Ainsi assisterions-nous à l’émergence d’un autre « nouveau média48 » à l’aube du 21e siècle : « l’attraction muséale ».

47 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980. 48 En référence au titre de l’ouvrage de Bolter et Grusin. 21