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académie des sciences, belles lettres et arts de besanÇon et de franche-comté

Siège : 20, rue Chifflet, BeSanÇon adresse postale CS 81.807, 25030 BeSanÇon

FONDÉE en 1752 sous le règne de Louis xv Par lettres patentes du 23 juin 1752

« Reconnue » par ordonnance royale du 14 juin 1829

Volume 202

annÉeS 2013 - 2014

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Le site internet de l’Académie www.acadsciences-besancon.asso.fr est hébergé par la Mairie de Besançon

Il a été composé en 2001 par la société Amenothès conception courriel : [email protected] 11, rue Christiaan Huygens, Besançon et tenu à jour depuis cette date à titre gracieux Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 3

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avertissement

Le présent volume contient le texte des communications présentées aux séances publiques et privées de notre Compagnie.

Nous y évoquons le souvenir des Confrères décédés au cours des années écoulées.

Nous donnons la liste des Membres de l’Académie et des Associés correspondants.

L’impression de cet ouvrage a été rendue possible grâce au mécénat du Conseil Régional, du Conseil Général du Doubs, de la Ville de Besançon, de la Direction Régionale de l’Action Culturelle et grâce aussi aux cotisations et dons de nos membres.

L’Académie leur exprime toute sa gratitude en même temps qu’elle adresse ses vifs remerciements aux auteurs des communications insérées dans le présent volume.

Les auteurs ont exprimé librement leurs idées sur les sujets traités et les textes insérés ne sauraient, en aucune manière, engager la responsabilité de la Compagnie.

Le Professeur Jean Uebersfeld et sa sœur Mme le Professeur Anne Ubersfeld-Maille ont attribué, en mémoire de leurs parents, un prix destiné à une étudiante de méde cine méritante. Le prix a été remis pour la première fois en juin 2009 (Melle Justine Cuinet) puis en 2011 (Melle Florence Gasparotto) et en 2013 (Melle Myriam Assif).

La Commission des Publications Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 367

Table des matières

Tableau d’activités 2013 ...... 5

Tableau d’activités 2014 ...... 9

A propos de l’aventure tragique d’un franc-comtois, André Morand (1928-1954), une réflexion sur la fragilité des témoignages humains en histoire ...... 13 Patrice Sage

De la main au robot ...... 31 Etienne Darcq

Le discours de Boguet ou la manière légale d’éliminer son prochain » ...... 49 Claude Ponsot

Amélia Earhard : héroïne de l’air et femme moderne . . . . . 65 Jean-Louis Vincent

L’introduction du système métrique dans les nouveaux départements comtois (Doubs, Haute-Saône et Jura) ...... 81 Jean-Louis Clade

Remise du prix Hélène Zweig-Leo-Uebersfeld à une étudiante de médecine particulièrement méritante . . 97

Le Général Simon Bernard, Dole 1779, Paris 1839 ...... 101 Guy Scaggion

Cortès au Mexique : la noche triste ...... 119 Patrice Sage Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 368

368 Table des matières

Contribution de l’association des auditeurs IHEDN-Franche-Comté à la diffusion de l’esprit de défense et aux études concernant la défense et la sécurité de la nation...... 141 Brigitte Quichon, Daniel Antony Richesses et pouvoir à Athènes ...... 167 Michel Woronoff Charles Nodier à l’Arsenal ...... 183 Evelyne Toillon

Oscar Kokoschka-Alma Mahler : Le tableau « La fiancée du vent » ...... 191 Yvon Michel-Briand

3 juillet 1940, le drame de Mers-el-Kébir ...... 201 Edouard Mac-Grath

Réflexion canonique sur le divorce de Napoléon en 1809 ? .. 219 Gaspard Nyault

L’œuvre de la jurassienne Marguerite Gagneur (1857-1945), sculpteur de la première statue de Voltaire à Saint-Claude (Jura) ...... 239 Claude Roland Marchand

De Bruxelles à Dole : les « tibériades » comtoises des Archiducs Albert et Isabelle ...... 259 Paul Delsalle

Réponse du Président Mme Marie-Dominique Joubert au discours de réception de M. Paul Delsalle ...... 273 Marie-Dominique Joubert

La truffe de Bourgogne ...... 277 Jean-Claude Larère

Les statues de Marianne en Franche-Comté ...... 287 Claude Roland Marchand La première rencontre de la Guerre de 1914 : Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 369

Table des matières 369

l’affaire de Joncherey ...... 299 Guy Scaggion In memoriam ...... 317

Liste académique ...... 337

Liste des Sociétés correspondant avec l’Académie ...... 355

Composition : Rudolf van Keulen Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 5

Tableau d’Activité 2013

Lundi 14 janvier 2013, 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- Rapport d’activité (Rapport moral)

- Rapport financier

- M. Patrice Sage : « A propos de l’aventure tragique d’un franc- comtois, André Morand (1928-1954), une réflexion sur la fragilité des témoignages humains en histoire ».

Lundi 11 février 2013, 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- M. le Dr etienne Darcq : « De la main au robot ».

Lundi 11 mars 2013, 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- M. le Dr. Claude Ponsot : « Le discours de Boguey ou la manière légale d’éliminer son prochain ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 6

6 Tableau d’activité 2013

Mercredi 13 mars 2013, 16 h 30 Salle Courbet, Mairie de Besançon, 6 rue Mégevand, séance publique extraordinaire

- accueil de Mme Marie-noëlle Schoeller, Premier adjoint représentant, - M. Jean-Louis Fousseret, Maire de Besançon. - Mme le Professeur Françoise Le Douarin, secrétaire perpé- tuel honoraire de l’Académie des Sciences : « Les cellules souches et leur utilisation en médecine ».

Lundi 8 avril 2013 , 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- Gal Jean-Louis Vincent, académicien titulaire : Amélia Earhard : héroïne de l’air et femme moderne.

Lundi 6 mai 2013, 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- M. Jean-Louis Clade : « L’introduction du système métrique dans les nouveaux départements comtois (Doubs, Haute-Saône et Jura) ». Mercredi 12 juin 2013, 16 h, Salle du Parlement de Franche-Comté, Palais de Justice, 1 rue Mégevand à Besançon. Séance publique co-présidée par M. Michel Mallard Premier Président de la Cour d’Appel de Besançon, académicien directeur-né, et Mme Marie-Dominique Joubert, Président de l’Académie.

- Remise du prix Hélène Zweig-Leo Uebersfeld à une étu- diante de médecine particulièrement méritante.

- Discours de M. le Premier Président Michel Mallard.

- Discours de réception de M. le Colonel Guy Scaggion : « Le Général Simon Bernard, Dole 1779, Paris 1839 ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 7

Tableau d’activité 2013 7

Réunion inter-académique

Le samedi 15 juin 2013, réunion des Académies du Grand Est (Académies d’Alsace, de Besançon, Dijon, Metz, Stanislas) à DIJON. Thème : Terre(s), Terroir(s), Territoire(s). Conférence de M. Pierre Chauve : « Besançon, ville fortifiée. Adaptation des défenses au relief et à la géologie ».

Lundi 30 septembre 2013 , 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- M. Patrice Sage : Cortès au Mexique : « la noche triste ».

Lundi 21 octobre 2013 , 16 h 30 , 20 rue Chifflet, séance privée

- Mme Brigitte Quichon, M. Daniel antony : Contribution de l’association des auditeurs IHEDN-Franche-Comté à la diffu- sion de l’esprit de défense et aux études concernant la défense et la sécurité de la nation.

Mercredi 20 novembre 2013, 16 h, Salle du Conseil Municipal, Mairie de Besançon séance publique

- In memoriam, Hommage de Mme le Président Marie- Dominique Joubert aux académiciens disparus

- M. le Président Woronoff : « Richesse et pouvoir à Athènes ».

- Discours de réception de Madame evelyne Toillon : « Charles Nodier à l’Arsenal ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 9

Tableau d'activité 2014

Lundi 20 janvier 2014, 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- Rapport d’activité ( Rapport moral)

- Rapport financier

- M. le Professeur Yvon Michel-Briand : Oscar Kokoschka- Alma Mahler - Le tableau « La fiancée du vent ».

Lundi 10 février 2014 , 16 heures 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- M. l’amiral edouard Mac-Grath :«3 juillet 1940, le drame de Mers-el-Kébir ».

Lundi 10 mars 2014, 16 heures 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- M. le Chanoine Gaspard nyault : « Le droit matrimonial canonique a-t-il changé depuis le divorce de Napoléon en 1809 ?». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 10

10 Tableau d’activité 2014

Lundi 7 avril 2014 , 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

M. le Professeur Claude Roland Marchand : « L’œuvre de la jurassienne Marguerite Gagneur (1857-1945), sculpteur de la première statue de Voltaire à Saint-Claude (Jura) ».

Lundi 12 mai 2014, 16 heures 30, 20 rue Chifflet, séance privée

Maître noëlle Defago :«Les asperges et l’art, ou l’art d’ac- commoder les asperges ».

Mercredi 11 juin 2014, 16 h, séance publique de printemps

- Discours de réception de M. Paul Delsalle : De Bruxelles à Dole : les « tibériades » comtoises des Archiducs Albert et Isabelle.

- Madame Marie-Claire Waille directeur de la Bibliothèque Municipale : « D’Athanase Kircher à William Hamilton, les pra- tiques des premiers vulcanologues ».

Lundi 29 septembre 2014 , 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- M. le Docteur Jean-Claude Larère : « La truffe de Bourgogne ». Séance accompagnée d’une dégustation.

Lundi 20 octobre 2014, 16 h 30, 20 rue Chifflet, séance privée

- Passage des pouvoirs de Madame le Président Marie- Dominique Joubert à Monsieur le Président Patrick Theuriet.

- M. Jean-Michel Blanchot : « L’évolution de la mémoire de la pre- mière Guerre Mondiale en Franche-Comté ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 11

Tableau d’activité 2014 11

Mercredi 19 novembre 2014, 16 h, Salle du Conseil Municipal, Mairie de Besançon, séance publique

- In memoriam, hommage de M. le Président Patrick Theuriet aux académiciens disparus.

- Discours de réception de M. Claude Roland Marchand : « Les statues de Marianne en Franche-Comté ».

- M. le Colonel Guy Scaggion :«La première rencontre de la Guerre de 1914 : l’affaire de Joncherey Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 13

Fragilité du témoignage au travers d’une enquête historique sur l’odyssée tragique et la disparition d’un franc-comtois

M. Patrice Sage

Séance du 14 janvier 2013

Le franc-comtois se nomme andré Morand. Il est né en 1926 et a disparu en 1954 après la bataille de Dien Bien Phu. L’enquête a été effectuée entre les années 1990 et 1995. Même si des éléments déterminants sont apparus voici seule- ment quelques mois. Ces éléments arrivés tardivement sont en fait le motif et le prétexte de cette intervention. Ils m’ont amené à m’interroger sur la valeur du témoignage dans une enquête historique. Ce sont ces interrogations que je vous livre aujourd’hui, non sans vous rappeler que je ne suis pas un historien professionnel. Je veux dire par là que je n’ai pas eu de formation classique en histoire, matière qui a toujours eu néanmoins ma prédilection depuis mon plus jeune âge. Mais je sais, et encore plus aujourd’hui qu’ hier, que l’ama- teur, fut-il éclairé, peut être un danger pour la discipline à laquelle il s’intéresse. La formation classique en histoire, traditionnellement effec- tuée en licence, en maîtrise ou en doctorat, permet au maître de prévenir son élève contre le plus grand danger menaçant son travail : je veux parler de l’émotion. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 14

14 Patrice SAGE

J’ai pu faire ce diagnostic dans mon enquête et ses péripéties. Et je me suis interrogé. J’ai ainsi découvert que l’histoire militaire ne peut être envisagée comme tout le reste de l’histoi- re lorsque l’on se penche ou l’on étudie des témoignages. Un universitaire, professeur de littérature, me fut fort utile dans cette réflexion en m’indiquant le nom et l’œuvre, le travail colossal d’un de ses confrères, ancien combattant de la guerre de 1914-1918, qui s’est penché sur les témoignages, de toutes sortes, de ses camarades de combat. Il s’agit de Jean norton Cru. Un mot encore avant de rentrer dans le vif du sujet. Si je n’ai pas de formation de recherche historique, j’ai eu l’oc- casion et l’avantage, à un moment de ma vie, de m’aventurer quand même en terrain inconnu. Je veux parler, à un niveau très modeste, d’une expérience de recherche scientifique effec- tuée lorsque j’appartenais au CHU de Besançon. Je salue donc aujourd’hui les maîtres que j’ai eus en ce domaine. Certains d’entre eux appartiennent à cette Académie. Et si je fus un piètre chercheur, et jamais un trouveur pour reprendre l’expression agacée de Georges Pompidou, j’ai appris du Professeur Michel-Briand, du Recteur Magnin ou du Professeur Colette que rien ne peut se construire sans un mini- mum de rigueur critique. Que l’exposé à suivre soit aussi, outre l’intérêt que vous pour- rez lui porter, le témoin de ma reconnaissance.

Le problème du témoignage illustré par trois exemples.

Avant de dérouler devant vous l’histoire tragique et l’odyssée mortelle de l’aspirant Morand qui, au-delà de l’énigme aujour- d’hui élucidée, est le prétexte de cette réflexion, je vous livre trois exemples qui illustrent les difficultés rencontrées dans ce travail de mémoire. Deux des exemples concernent directement la mort de ce sol- dat au Tonkin en 1954, le troisième est extrait de l’œuvre de Jean Norton Cru et concerne un épisode célèbre de la guerre de Quatorze. Et je dois dire que l’analyse scientifique de cet histo- rien a constitué une brèche douloureuse dans mes certitudes, nées lorsque j’étais adolescent et que, en famille, nous allions à Verdun. C’est avec tristesse que j’ai dû sortir la Tranchée des Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 15

Fragilité du témoignage au travers d’une enquête historique 15

Baïonnettes de mon panthéon personnel. Et que je vais peut- être la sortir du votre. Et ce, pour cause d’impossibilité maté- rielle qui survit pourtant dans notre imaginaire collectif pour des raisons, si j’ose dire, simplement émouvantes. L’émotion. Nous sommes au cœur du problème.

Premier exemple : Dans le convoi tragique de Morand, j’avais pu identifier cinq prisonniers qui ont accompagné, puis porté, un officier pendant près de 700km entre Dien Bien Phu et la Rivière Claire. Cet offi- cier se nommait Hervouët, le capitaine Hervouët, qui comman- dait l’escadron des six chars de la bataille de Dien Bien Phu. Après de multiples recoupements, j’étais certain de leur présen- ce et même de leur nom. L’un d’eux était un officier para du 6° de Bigeard nommé de Wilde. Je n’avais pu l’interroger car j’avais appris sa mort pendant l’enquête en 1992. Les quatre autres étaient parfaitement connus, quand je reçus un coup de fil spontané d’un officier général m’affirmant, de façon très auto- ritaire, avoir fait partie des hommes appartenant au groupe qui avait brancardé Hervouët. Malgré mes objections prudentes mais fermes, rien n’y fit : l’ancien lieutenant B. devenu général n’en démordit pas. J’étais perplexe et je le fus pendant six mois, six mois à me demander comment les quatre autres, réinterrogés, pouvaient se tromper à ce point. Et puis je reçus un autre coup de téléphone, du même homme, toujours général, toujours autoritaire, toujours péremp- toire, mais cette fois ci pour me dire qu’il s’était trompé, que sa femme, mise au courant de notre conversation, lui avait rappelé ses lettres écrites à sa libération en octobre 1954. Le lieutenant B. avait passé toute sa captivité au camp n°1 sur le même bat- flanc que le lieutenant de Wilde qui lui avait raconté sa marche en compagnie du capitaine Hervouët. Par quelle magie le pauvre lieutenant B. s’était-il persuadé pendant un demi siècle qu’il avait effectivement marché en com- pagnie de ce capitaine moribond ? Sans l’honnêteté foncière de cet homme, je serais encore à me poser des questions sur un témoignage apparemment indiscutable d’ancien combattant et prisonnier du Vietminh. Ce premier exemple a trait au témoignage direct selon la clas- sification de Jean Norton Cru. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 16

16 Patrice SAGE

Il a bien entendu ses avantages évidents, mais aussi son inconvénient majeur car le témoin a toujours tendance à remplir les blancs… Le témoignage pour un accident de voiture ou le témoignage de guerre sont très différents, car l’un porte sur un fait très bref dans le temps tandis que l’autre concerne des évé- nements qui portent sur des mois, voire des années. On est loin de l’accident éphémère. Le temps permet la réflexion et permet d’atténuer les différences souvent constatées dans les témoi- gnages qui concernent les accidents rapides. Cette anecdote inverse même les recommandations de Norton Cru quant au témoignage direct, premier élément de la classification de Cru qui comporte également le journal, les sou- venirs, les réflexions, les lettres, le récit et le roman de guerre.

Deuxième exemple : Il concerne les souvenirs rédigés par un certain nombre d’an- ciens combattants et le plus souvent destinés exclusivement à sa famille. Dans l’un des nombreux carnets en ma possession, celui de l’adjudant R, décédé aujourd’hui mais que je ne puis identifier devant vous, pour les raisons que nous verrons ensuite et qui sont, en fait, la vraie cause du sujet de cet exposé. L’adjudant R. dans ses souvenirs rédigés, ses mémoires, comme il les appelait lui-même, signale qu’au moment de l’ensevelisse- ment de Morand sous quelques centimètres de terre jaune et dans une indifférence générale (10 ou 15 prisonniers mourraient tous les jours dans ce convoi), un soldat en loques s’arrêta un tout petit moment devant le trou, rectifia un court instant sa position, non s’en s’être couvert une seconde de son béret rouge dont le port était formellement interdit par les Bo Doi. Deux d’entre eux, malheu- reusement, aperçurent le geste et tuèrent cet homme à coup de bâton. Et le pauvre type fut enterré à coté de Morand. Le malheur est que j’ai rencontré cette scène sur plusieurs carnets, dans plusieurs lettres, dans plusieurs récits et que, aucun des autres témoins de l’ensevelissement ne l’ont confirmé à ce moment-là. Besoin de remplir les blancs selon l’expression de Jean Norton Cru, forfanterie, vanité, volonté de magnifier une aventure ? Je ne le saurai jamais. Et pourtant, il semble qu’il s’agit d’un fait parfaitement exact, qui s’est réellement déroulé et qui est rapporté, de bonne foi j’imagine, par un homme qui traversa des Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 17

Fragilité du témoignage au travers d’une enquête historique 17

évènements autrement dramatiques que cette simple et tra- gique scène. Vous en jugerez tout à l’heure. Jean Norton Cru s’étend longuement sur ces souvenirs rédigés après le conflit et sur leur concordance avec les notes prises au jour le jour par le combattant. La comparaison entre le carnet et les souvenirs rédigés est souvent cruelle. Avec les sou- venirs rédigés nait souvent, dit Norton Cru, une vérité synthé- tique l’autre nom de la vérité inventée… Norton Cru est ainsi impitoyable avec Jean Dorgeles et ses Croix de Bois, Barbusse et son Feu ou encore Remarque et son fameux livre A l’ouest rien de nouveau.

Troisième exemple : Quittons l’Indochine un court instant pour l’Est de la France et la Tranchée des Baïonnettes. Vous connaissez cet épisode de la Grande Guerre et vous avez peut-être vu le site où une section de soldats français, surpris par un marmitage intensif, ont été littéralement engloutis par la terre retournée qui ne laisse plus d’eux que leurs baïonnettes émergeant vers le ciel. Et maintenant vers une voute de pierre qui les protège pour l’éternité. D’abord, il faut savoir que cet épisode ne trouve sa place dans aucun récit de combattant et fut créé par les premiers touristes civils ou militaires visiteurs du front. Ils virent une rangée de baïonnettes, n’en comprirent pas la signification et en fabriquè- rent une avec ces éléments, eux, indiscutables. Et la légende, puisqu’il faut l’appeler par son nom, se vérifia à la découverte d’ossements dans la tranchée. Pour bien me faire comprendre, sachez que Dien Bien Phu, Na San ou Stalingrad auraient pu aussi avoir chacune leur Tranchée des Baïonnettes. Parce que tous les médecins militaires respon- sables d’antennes chirurgicales doivent dans ces circonstances, enterrer des morts. Par devoir et par nécessité. Un segment de tran- chée non utilisée offre la tombe la plus pratique. Le médecin com- mandant Grauwin donna cet ordre plusieurs fois à Dien Bien Phu. Ecoutons Jean Norton Cru, le valeureux combattant des tran- chées, un authentique Poilu, réviser l’histoire de la Tranchée des Baïonnettes. Il est à noter la grande précision de la recherche historique de Jean Norton Cru, précision mise au service de son commen- taire critique et de ses conclusions. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 18

18 Patrice SAGE

Ces légendes ne sont pas limitées à une date ou à un lieu. Elles deviennent un thème pour les narrateurs ou, malheureu- sement quelquefois, pour les témoins eux-mêmes de la bataille. L’enquêteur ou l’historien lit ces lignes. J’ai pour ma part lu une bonne centaine d’ouvrages sur la bataille de Dien Bien Phu. Il est illusoire d’imaginer que ces lectures n’ont pas influencé mon attention ou mon sens critique dans ce travail. Les résultats de mon enquête le démontrent parfaitement.

L’odyssée tragique de l’aspirant Morand.

J’ai précisé tout à l’heure que ce soldat était mort près de la rivière Claire. Si je vous livre d’abord les raisons, personnelles et presque intimes, de cette recherche ce n’est pas pour sacrifier devant vous à cette habitude courante et pénible aujourd’hui qui consiste, pour un artiste ou un écrivain, à justifier son travail par une sorte d’in- trospection préalable, quelquefois indécente et qui semble avoir d’ailleurs plus d’importance que l’œuvre elle-même. Mais ces raisons ont participé de mon émotion préjudiciable sans nul doute à l’utilisation des documents que je me suis pro- curés. Jean Norton Cru utilise l’expression du chaos de docu- ments mis à la disposition de l’historien militaire, qui devrait pouvoir profiter du travail préalable d’un préparateur de sources, selon sa propre expression. J’ose donc demander de votre part une indulgence égale aux réserves que je porte maintenant sur ce travail grâce à Jean Norton Cru. Il y a trente cinq ans, lorsque je faisais les visites familiales qui précèdent un mariage, je suis rentré dans une maison sur les bords du lac de Malbuisson. J’étais chez une grand-tante de ma future femme. Il s’agissait d’un personnage excentrique, âgée de 99 ans, veuve du général Alphons Morand qui fut chef d’état- major de Lyautey et décéda à 103 ans. A l’entrée de la maison de cette vieille dame passionnée d’ésotérisme, de théosophie et d’astrologie, je découvris, dans ce décor très new age, la photo- graphie encadrée d’un soldat. A ma question, la générale me déclara qu’il s’agissait de son fils André, disparu en Indochine après la bataille de Dien Bien Phu, sans qu’elle ne connaisse à ce jour les circonstances ou la date exacte de son décès. Et de me Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 19

Fragilité du témoignage au travers d’une enquête historique 19

lire une lettre de Bigeard, aux termes assez vagues mais très chaleureux, et qui parlaient de la disparition héroïque de l’aspi- rant Morand sur les bords de la Rivière Claire. La lettre était signée : « Votre vieux soldat ». Ce fut tout pour cette année 1975 et quand, quelques années plus tard, un de mes camarades me demanda de parrainer sa fille nommée Claire, j’écrivis un petit texte en l’honneur de cette enfant en la plaçant sous la protection et l’exemple de cet homme mort plus de cinquante ans avant sa naissance sur les bords d’une rivière indochinoise qui portait son nom.

C’est à ce moment que me vint l’idée d’élucider les circons- tances de la mort de ce garçon. Il s’agissait d’une gageure car il faut imaginer que son père avait usé de toute son influence pour savoir. En vain, puisqu’il mourut sans connaître le fin mot de cette histoire tragique. C’est par le biais des petites annonces que j’ai débuté ce tra- vail. A l’époque, il existait encore un nombre important d’asso- ciations d’anciens coloniaux et de bulletins de liaison. Elles sont plus rares aujourd’hui, s’éteignant une à une, faute de combat- tants…Association des Anciens de DBP, Rizières et Djebels, association des Déportés et Internés d’Indochine, amicales régi- mentaires, associations diverses de parachutistes ou de légion- naires, d’anciens résidents en Indochine…etc… Parallèlement, je me constituais une bibliothèque très impor- tante sur cette bataille, sur la guerre de Corée à laquelle Morand participa dans le corps commandé par le franc comtois Monclar, la Résistance en Franche Comté à laquelle Morand également participa et la Division d’Infanterie Coloniale avec laquelle il rentra en Allemagne en 1944-45, après avoir d’ailleurs libéré le village où j’habite en Alsace. J’interrogeais aussi les archives du collège militaire de La Flèche que son père commanda et où il fut élève. Bref, je tentais par tous les moyens de reconstituer une exis- tence, pendant que les premiers éléments me parvenaient en réponse à mes innombrables courriers ou annonces. Ce fut au début très décevant et très touchant. Décevant parce que personne ne m’apporta la moindre préci- sion sur cette disparition et touchant parce qu’un nombre impor- tant d’anciens soldats m’ont encouragé en me donnant des pistes de recherche. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 20

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Je finis quand même par faire connaissance avec André Morand. Il avait quitté le collège de La Flèche en 43 pour rejoindre le maquis en Franche-Comté et pour terminer la guerre en Allemagne en 1945. Deux années de préparation à Navale suivirent. Sans succès. Sa trace se perdait jusqu’à la déclaration de guerre de Corée où je rattrapais son cursus. Saint Maixent. L’homme devient officier, breveté parachutiste, choisit la Légion et suit, fin 1953, une école d’application à Setif , en compagnie d’un certain JM Le Pen… Morand, muté au 2° BEP, rejoint l’Indochine en février 1953 en pleine opération Atlante déclenchée par le nouveau général en chef Navarre qui a succédé au général Salan. Je comprends alors pourquoi mes lettres et mes circulaires étaient restées vaines. Le chef de corps du 2° BEP, le commandant Liesenfelt, me révèle dans une très longue lettre que son officier était arrivé au bataillon en pleine bagarre sur les Hauts Plateaux dans la région de Hué. Les compagnies et les cadres étaient dispersés et l’intégration des nouveaux arrivants ne pouvait se faire au niveau du commandement du bataillon. Bataillon qui, de plus, devait sauter sur Dien Bien Phu sans transition, ni repos après ces opérations en Annam. L’aspirant était donc connu seulement dans sa compagnie, de ses hommes et de ses chefs très directs. J’appris simplement qu’il avait une grande amitié pour le médecin du bataillon, le lieutenant Madelaine. Le journal de marche du bataillon, reconstitué après la guer- re, signalait sa disparition comme prisonnier, ses trois blessures pendant la bataille et la date exacte du saut de sa compagnie dans la cuvette. Cette dernière précision me permit de récupérer auprès de l’armée de l’Air, la fiche de saut du DC3 Dakota, fiche qui compre- nait les noms des membres du stick. Et je vous avouerai que je suis resté longtemps à étudier ces noms qui entouraient celui de leur chef, l’aspirant Morand. Je devais retrouver l’un d’eux, un allemand, quelques années plus tard dans une circonstance absolument inattendue et incroyable. Les Viets avaient séparé, après la reddition du 7 mai, les offi- ciers supérieurs des officiers subalternes et ceux-là des sous-offi- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 21

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ciers et des hommes de troupe. Les vietnamiens, considérés comme traitres, étaient partis vers une destination moins incon- nue que tragique. Tous les officiers, confondus cette fois, avaient été regroupés au Camp n° 1 et retrouvaient d’ailleurs certains camarades pri- sonniers depuis 1950 à la bataille de Cao Bang. Aucun des survivants interrogés ne se souvenait de Morand et je commençais vraiment à désespérer quand l’adjudant R. m’appela au téléphone. - C’est moi qui ai enterré votre cousin, me dit une voix rogue, alors je vous donne rendez-vous dimanche chez moi pour en parler. Je me trouvais bien sûr au rendez-vous au fin fond de l’Allier pour faire connaissance avec un personnage étonnant, à la barbe fleurie, adjudant en retraite, vieux colonial, méticu- leux et organisé. J’avais pu me procurer des cartes d’état-major de toute la Haute et la Moyenne Région, opération compliquée et difficile, réalisée avec l’aide et la complicité d’une femme sous officier affectée dans un service d’archives militaires. Il y avait en effet un embargo sur ces documents depuis la guerre américaine au Viet-Nam, embargo obtenu par les Nord-Vietnamiens qui subis- saient les bombardements intensifs de l’US Air Force. Je vois encore ce vieux soldat penché longuement sur ces cartes étalées sur son bureau. Le moment était véritablement impressionnant, mais je n’é- tais pas au bout de mes surprises ce jour-là. L’adjudant André R. commença par pleurer comme un enfant lorsque je lui montrai ce qui est sans doute la dernière photo- graphie de Morand, prise quelques minutes avant le décollage du bataillon vers DBP par le médecin du bataillon et dont la pel- licule non développée put échapper aux fouilles méticuleuses pendant la captivité et revenir ainsi en France. Ensuite, se reprenant, le vieil homme me fit littéralement son rapport. Il avait devant lui un petit carnet de rendez-vous assez plat et dont la couverture en moleskine laissait deviner une odyssée aussi mystérieuse que la pellicule photographique citée plus haut. Il y avait une trentaine de lignes par page correspondant aux trente jours du mois. Sur chaque ligne étaient inscrit au crayon de papier entre deux et cinq mots qui résumaient la journée de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 22

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ce sous-officier et ce, depuis la reddition jusqu’à la libération de captivité en septembre 1954. L’adjudant avait également devant lui près de deux cent feuilles A4 dactylographiées avec une vielle machine à écrire mécanique. C’était là toute l’aventure indochinoise de l’adjudant R. Un document dicté à sa petite fille au début des années quatre-vingt et destiné, selon lui, à ses enfants et petits enfants. Ces feuillets étaient partagés en trois tomes intitulés L’Aventure qui couvre l’arrivée en Indochine en 1952 jusqu’à la bataille de Na-San, La Connerie qui relate l’arrivée à DBP fin 1953 jusqu’à la reddition du camp retranché en mai 1954 et Marche ou Crève consacré à la captivité et à sa libération. A cette époque, j’ignorais totalement l’existence de Jean Norton Cru et de ses travaux. Je disposais pourtant sans le savoir d’un véritable cas d’école puisque j’avais devant moi un carnet rempli au jour le jour et des souvenirs rédigés ultérieure- ment d’après celui-ci. Et R. me raconta comment, pendant la marche vers le camp, il avait été mis en présence d’un européen blessé, affamé et moribond, entouré par quelques hommes dont certains avaient l’accent allemand ou flamand et qui lui avait échangé sa pipe contre deux ou trois bananes sauvages parce que, lui aurait-il dit, il ne voulait pas casser la sienne… Cet homme, couché sous un bananier, lui aurait dit s’appeler Morand. Quelques jours plus tard, lors d’une halte sur la rivière Claire, à quelques jours du but, ayant vu cet homme mourir au bord de l’eau et entendu son nom prononcé par ses copains, il s’é- tait rapproché et avait participé au creusement de sa pauvre tombe située exactement à coté de celle du capitaine Hervouët, chef des 6 chars Shaffee de DBP, mort la veille et brancardé par R. et quelques autres depuis DBP. L’adjudant était formel. Comme je lui demandais pourquoi son carnet mentionnait le nom de Morand alors que les patro- nymes sont quasiment absents dans ce troisième tome des mémoires de R., ce dernier me répondit que ce nom lui était tris- tement familier à cause d’un colonel du même nom qui, quelques années plus tôt, l’avait condamné à quelques jours de prison pour refus d’obéissance à Sousse en Tunisie : l’adjudant R. avait refusé de raser sa barbe lors d’une invasion de poux dans le régi- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 23

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ment, sous le prétexte peu militaire que sa femme Régine ne l’avait connu que barbu… Je tenais mon témoin qui me montra ses pauvres souvenirs de captivité : le bol à riz de l’intendance Vietminh, la colombe de Picasso donnée à chaque prisonnier à sa libération, quelques piastres Ho Chi Minh et la fameuse pipe échangée avec Morand et qu’il me rendit ce jour-là.… De plus, quelques mois plus tard, je reçus une aquarelle réa- lisée par un artiste de l’Allier qui représentait à mon intention, et sur les indications de R., la disposition topographique des lieux où reposaient André Morand et le capitaine Hervouët. J’ai longuement étudié ces souvenirs rédigés, à reporter sur mes cartes les endroits cités par R., j’ai comparé les dates avec d’autres carnets, d’autres souvenirs rédigés et avec la littératu- re consacrée à cette période. Tout semblait logique et plausible dans la relation de cette fin tragique. Morand blessé gravement le jour de Pâques lors d’un assaut sur Eliane s’est trainé misérablement depuis ce moment de postes de secours en abris improvisés où il rendait des services à la radio du bataillon. Le 7 mai, il est aperçu à un rassemble- ment viet vers 17h et ne peut partir avec les officiers. Il va rester dans la cuvette pendant un mois, sans soin et abrité seulement sous des toiles de parachute. Un millier de sol- dats français sont avec lui. Il n’aura pas la chance d’être libéré comme quelques centaines de ses camarades après une dure négo- ciation entre le commandement français et le Vietminh, négocia- tion dirigée par un professeur de la Faculté de Médecine d’Hanoi, sympathisant communiste, l’énigmatique professeur Huard. Sa longue marche depuis DBP commence donc à la mi-juin pour se terminer tragiquement à quelques jours du cessez le feu vers le 11 juillet, date indiquée par l’adjudant R. Tout correspondait et j’ai eu le sentiment, après deux ans d’ef- fort, d’avoir résolu une grande partie de cette énigme familiale. D’autant que m’étant intéressé à cette fameuse pipe, gainée de cuir et estampillée Lonchamp, j’avais interrogé ce prestigieux bagagiste en lui narrant le pourquoi de ma demande. J’eu alors la surprise, un an plus tard, d’être appelé personnellement chez moi par le PDG de cette affaire qui s’excusait de son retard à me répondre. Cet homme m’affirmait avoir voulu s’engager pour Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 24

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l’Indochine et n’y avait renoncé qu’à cause d’un veto paternel. Il ajoutait que sa firme ne produisait plus de pipe depuis le début des années soixante, qu’il m’expédiait le modèle extrait de son échantillothèque, que ce modèle avait constitué une série très limitée et vendue seulement dans les PX américains en Extrême-Orient et que les seules commandes qu’ils avaient honorées en Indochine venaient de leur unique concessionnaire à Hanoi, rue des Embruns… C’était donc bien la pipe de l’aspirant Morand achetée soit en Corée dans les économats de l’armée américaine, soit à Hanoi entre deux opérations. Je n’avais qu’un regret à la fin de cette enquête : ce fut d’ap- prendre qu’il me serait à jamais impossible de me rendre sur cette tombe, ou au moins dans son environnement immédiat, car la région avait depuis disparu sous les eaux d’une gigantesque retenue d’eau artificielle. C’est à cette époque que le général de Biré, président de l’Association des Anciens de DBP, alerté par mes nombreux courriers et mes questions, proposa le nom du sous lieutenant André Morand comme parrain de la promotion 1993 de l’école d’application de l’Infanterie de Montpellier, en envoyant vers moi le président de ces élèves officiers. J’avais écrit un texte assez détaillé qui relatait l’odyssée tra- gique d’André Morand à l’intention de ce garçon et je fus bien entendu invité à ce baptême. Ce fut assez grandiose et émouvant. Le 2ème REP, héritier des BEP, avait envoyé deux sections à la prise d’armes, les élèves offi- ciers arboraient un magnifique insigne fabriqué spécialement pour la circonstance et j’avais moi-même l’impression d’avoir sorti de l’oubli un homme disparu tragiquement, et presque anonyme- ment, à 28 ans, loin de sa famille et de son pays. Morand revivait en quelque sorte et sa triste histoire est maintenant gravée littéralement dans le marbre car son nom apparaît sur le Mémorial de Fréjus construit à cette époque. C’est pourtant à Montpellier lors du déjeuner animé et cha- leureux qui suivit la prise d’armes que ma certitude commença à fondre, qu’une question lancinante s’installa dans mon esprit et que cette petite aventure intellectuelle prit un tour presque pénible puisque les nouveaux renseignements que j’obtins ce jour-là refroidirent considérablement mes relations avec l’adju- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 25

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dant R., mon témoin principal, lequel montra un agacement cer- tain, puis une irritation et finit par observer un silence définitif au point que la nouvelle de son décès ne me parvint que de façon incidente et de longs mois après celui-ci. Pour bien comprendre l’intensité de ma surprise et de ma peine, il faut savoir que j’étais intervenu avec ce dossier auprès d’un ancien ministre des Armées, franc-comtois et élu de notre région, afin de faire obtenir la Légion d’Honneur à ce vieux sol- dat. Démarche couronnée de succès puisque l’adjudant R. fut promu dans cet ordre quelques mois après. L’adjudant R. mou- rut sans jamais plus me contacter. A Montpellier, j’avais rencontré un officier du 2ème BEP pré- sent à Dien Bien Phu et qui avait réchappé à la captivité. Le des- tin de cet homme était assez extraordinaire. Espagnol, engagé dans la Légion Etrangère pendant toute la guerre de 39-45, bre- veté parachutiste, membre du 1er BEP puis du 2ème BEP, trois séjours en Indochine, la guerre d’Algérie au sein du 1er REP, cet officier sorti du rang devait terminer sa carrière militaire à Tulle dans les prisons de la république après le putsch du quar- teron de généraux, avant de recommencer, à sa libération, une autre vie, civile celle-là, dans l’industrie et à l’étranger. La retraite venue, il avait écrit un livre de souvenir de sa vie de soldat où non seulement il évita la première personne mais utilisait des pseudo pour la plupart de ses camarades. A Montpelier, autour d’une table de vieux soldats, cet officier me montra la vingtaine de lignes qu’il consacrait à la disparition de Morand. Il y avait certes une différence avec les souvenirs de l’adjudant R. Mais minime. Car c’était le même convoi, exacte- ment la même date et le même lieu très précisément. Dans une lettre reçue ultérieurement de cet officier, j’ai pu mesurer encore une fois la quasi identité de ces deux souvenirs écrits, rédigés et répétés. La réaction de d’adjudant R. était incompréhensible. Pour lui, Morand était mort foudroyé dans la rivière Claire lors d’une probable hydrocution consécutive à une hyperthermie due à ce fameux thyphus des broussailles, quelques jours après ce fameux échange de la pipe contre deux bananes sauvages. Dans l’autre témoignage, Morand est mort silencieusement une nuit à coté de ses camarades sous une méchante toile de tente qui abritait le sommeil agité de ces hommes qui venaient Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 26

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de marcher pendant plus de 700 km. Il y avait bien eu, quelques jours avant, un épisode d’achat de deux bananes sauvages à l’in- tention du moribond, mais c’était une transaction effectuée avec un paysan vietnamien contre une montre. Il se trouve que j’avais bénéficié dès le début de cette enquête de l’aide et de l’appui précieux, et presque fraternel, d’un combat- tant de DBP qui non seulement n’avait pas appartenu à ce convoi de prisonniers mais qui fut l’un des rares européens à s’échapper de la cuvette après la reddition pour rejoindre les lignes françaises au Laos après deux mois de marche forcée dans la jungle. Cet homme, l’adjudant Willer, était cavalier et son aide était motivée par le fait que le calvaire et la mort de son chef, le capi- taine Hervouët, s’étaient déroulés en même temps et dans le même convoi que celles de Morand. Les deux hommes étaient morts à un jour d’intervalle au même endroit lors de cette halte sur les bords de la Rivière Claire. Et depuis des années, Willer rassemblait des documents, des témoignages en mémoire de son chef disparu. De plus, ce sous- officier, très impliqué dans le mouvement associatif militaire, disposait de nombreux contacts dont il me fit profiter. Il serait long et fastidieux d’énumérer les noms et les qualités de tous ces hommes auxquels je pus ainsi transmettre les résul- tats de mes recherches en sollicitant leurs propres témoignages. En fait, l’enquête était terminée, close. Quelle pouvait être l’importance de cette très légère différence, de ces deux versions presque identiques de la mort d’un homme survenue un demi- siècle plus tôt à des milliers de kilomètres de sa patrie et de sa famille ? D’autant que mes questions ne semblaient plus vraiment intéresser les hommes que j’avais interrogés jusque là. Les contacts demeuraient excellents et dans les années qui suivirent je vis disparaître un à un tous ces témoins que j’ai accompagnés pour beaucoup jusqu’à leur dernière demeure. L’un d’eux me fit même le grand honneur de solliciter pour moi une carte de Membre Actif de l’Association des Anciens de DBP, petit bout de carton qui est pour moi l’un des documents les plus précieux que je possède. Cette dernière petite énigme s’est effacée tout doucement de mes préoccupations dans les quinze années qui suivirent, où dis- parurent tous les protagonistes de cette histoire tragique. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 27

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Elle restait néanmoins présente à mon esprit, d’autant que, pour des raisons familiales, je suis amené à me rendre très régu- lièrement dans l’Allier et justement dans le village où repose l’adjudant R. Et je vous avoue que, plusieurs fois, sur sa tombe ou en passant devant sa maison, je me suis interrogé non seule- ment sur cette différence de peu d’importance mais aussi sur la réaction étonnante de cet homme qui rompit avec moi les rap- ports chaleureux, presque affectueux, que nous avions eu. L’explication est venue voici quelques mois. Et par le plus grand des hasards puisqu’un de mes camarades, éditeur de revues d’histoire militaire, m’a fait passer en service de presse un numéro spécial consacré à la présence française en Indochine. Je vous avoue l’avoir parcourue assez distraitement, ayant actuellement d’autres préoccupations que celles qui m’avaient occupé dans les années 1990-1995. Néanmoins, un des articles attira plus particulièrement mon attention puisqu’il concernait l’unité de l’adjudant R. à la bataille de Na San et à celle de Dien Bien Phu. Cet article, rédigé par le fils du chef de corps de cette unité, l’avait été à partir des carnets et des notes prises par son père pendant cette période. Il y était question, entre autres détails, d’un sous-officier désigné simplement par une initiale (« R ») et qui, en dépit d’un passé récent valeureux et d’un comportement solide, avait mon- tré brutalement, après l’épouvantable matraquage d’artillerie du Viet Minh à la mi-mars, des signes évidents de craquement nerveux, qui s’était traduit par une absence totale de réaction, presque une disparition du champ de bataille. Curieusement, à la fin de cet article qui relate le flottement et, il faut le dire, la désertion d’une bonne partie de l’élément indigène de ce bataillon, le rédacteur, par inadvertance ou de façon délibérée, désigne nommément l’adjudant, mon adjudant R, vous l’avez compris. Il n’est pas dans mon propos d’aller plus loin dans la révéla- tion ou de sortir de ces indications très allusives. D’abord, parce que seuls les soldats peuvent juger les soldats et qu’il serait indécent, je dirais ridicule, de s’ériger en juge, mais ensuite parce que, à posteriori, j’ai compris le silence et la réserve de mes témoins à mes questions. Ils avaient vécu eux- mêmes cette tragique aventure et ne souhaitaient pas, sans se Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 28

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concerter, que quelques révélations de comportements regret- tables ne viennent rayer à jamais la réputation de leur combat en général ou même celui d’un homme qui, à un moment donné, avait pu faillir.

Ce qui nous ramène au cœur de notre sujet : la fragilité du témoignage humain, ses conséquences sur les écrits historiques et finalement sur l’établissement de la vérité.

en guise de conclusion, quelques mots sur le témoi- gnage, l’Histoire et tout particulièrement l’histoire mili- taire au travers du travail étonnant et presque unique de Jean norton Cru. A l’issue de cette enquête, nous avons pu mesurer combien la prudence et les préventions de la méthode critique de Jean Norton Cru sont indispensables à l’analyse du témoignage et du témoin. Lors d’un accident, dit Jean Norton Cru, accident qui ne dure que quelques secondes, les facultés humaines ne peuvent en enre- gistrer les phases fugitives à la façon d’un cinématographe et le témoin complète instinctivement, et suivant sa nature propre, la série des phases rapides qui lui ont échappé. Il remplit des blancs instantanément et oublie que c’était des blancs, des vides. C’est la difficulté principale à laquelle est confronté l’enquê- teur devant son témoin. Et c’est celle rencontrée lors de cette enquête indochinoise. Et il est symptomatique que le pionnier en la matière n’ait pas été un historien mais un professeur de lettres, spécialiste de la critique littéraire et qui jeta les bases d’une méthodologie de la critique du témoignage. La biographie de Jean Norton Cru, son origine binationale, sa carrière outre Atlantique, ses convictions que l’on qualifierait aujourd’hui de mondialistes, son indiscutable et volontaire enga- gement en 1914 alors qu’il était professeur aux Etats-Unis, ses réflexions d’étudiant pendant l’Affaire Dreyfus, son passé en Nouvelle-Calédonie qui lui laisse un goût solide de l’indépen- dance, son statut d’outsider en tant qu’intellectuel qui l’empêche de payer le prix du conformisme d’une carrière académique, tous ces éléments expliquent sa démarche, empreinte d’empirisme et de rigueur morale héritée de son exigeante éthique protestante. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 29

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Curieusement, Jean Norton Cru paya cette indépendance au prix fort. Il ne trouva aucun éditeur pour son livre, qui sera publiée à compte d’auteur. Ses seuls soutiens furent Albert Thibaudet, Julien Benda et Maurice Genevoix. Jean Norton Cru fut littéralement écrasé sous le poids du prêt-à-penser de l’é- poque. Barbusse et Dorgeles, pris en flagrant délit de falsifica- tion, utilisèrent toute leur notoriété littéraire pour le discréditer et le couvrir d’injures. Il avait contre lui, disait-il, « tous les hâbleurs militaristes et les pacifistes en quête de carnage concentré. » Jean Norton Cru prit sa retraite en 1946 de professeur de littérature française à l’université de Williamston aux E-U, ren- tra en France et mourut en 1949 d’une hémorragie cérébrale. Son travail colossal fut enfin édité en France en 1967 par JJ Pauvert et réédité dernièrement aux Presses Universitaires de Nancy. Il existe aujourd’hui un débat serré quant à l’œuvre de Jean Norton Cru. Elle sort du cadre de cet exposé. Certes, Cru fut incontestablement victime de sa naïveté et de sa véritable illusion idéaliste, en s’assignant comme objectif de ruiner l’imaginaire guerrier et héroïque qui continue à rendre inintelligible la réalité de la guerre contemporaine. Il voulait prévenir sa répétition dont cet imaginaire était, selon lui, une des conditions de possibilité permanentes. Mais au-delà de l’homme qui déclarait avec candeur Si vis pacem, para veritatem, il reste le professeur de lettres, le com- parateur de textes, l’analyste littéraire, le savant modeste qui réduisait sa contribution, selon ses propres dires, à une œuvre historiographique plutôt que proprement historique. Il savait que l’historien pouvait être découragé par ce chaos, selon son expression, du témoignage des combattants et que ces témoi- gnages devaient être triés pour réaliser sa mission, atteindre son but ou découvrir une vérité enfouie ou cachée. C’est cet homme qui m’a aidé dans cette quête indochinoise où il me fallait percer le mystère de la mort d’un homme. Et je puis vous affirmer que je fus confronté à ce chaos de témoignages et à cet imaginaire guerrier et héroïque qui accom- pagne l’aventure militaire de l’Indochine. A la différence notable que, contrairement à Jean Norton Cru, je n’avais aucune expérience militaire et que la sociologie Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 30

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du combattant du Corps expéditionnaire d’Extrême Orient était notablement différente de celle des Poilus de 1914-1918. Quoiqu’il en fut de la réalité exacte des circonstances de la mort d’André Morand, cette enquête m’a permis de connaître deux hommes, André Morand et Jean Norton Cru, deux com- battants, deux hommes qui avaient connu cet instant terrible que Cru nomme le baptême du feu, cet Ernstfall, ce « cas sérieux » qui les change à jamais. Aujourd’hui, ils reposent à quinze mille kilomètres l’un de l’autre depuis pratiquement la même date. L’un en Ardèche avec ses parents, l’autre au Tonkin avec ses camarades. Le professeur Jean Norton Cru et l’aspirant Morand ont sans doute aujourd’hui la réponse à la question que nous nous posons tous de façon implicite ou explicite : pourquoi ? Il fallait à cette réflexion historique une conclusion métaphy- sique…

Je vous remercie de votre attention. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 31

De la main au robot, l’Urologie en exemple

M. le Docteur Etienne Darcq

Séance du 11 février 2013

Je vous remercie de me donner l’occasion d’exposer devant vous, les importantes avancées techniques qui ont permis à la spécialité que j’ai exercée pendant plus de 40 ans, de devenir une spécialité en pointe dans la maitrise de ces progrès techno- logiques, pour le plus grand bénéfice des patients, que nous pou- vons tous être. J’en profite pour remercier mes Maîtres, qui m’ont permis d’éprouver de grandes satisfactions dans l’exercice de mon art, comme il est encore considéré, même si l’improvisa- tion n’a plus court maintenant. Je ne résiste pas, pour débuter ce propos, à vous montrer deux superbes « eaux fortes » de Rembrandt, conservées au Musée du Petit Palais, de 7 x 5 cm et qui représentent selon ses termes le « Pisseur » et la « Pisseuse » (photo 1). Ils sont empreints d’un grand réalisme mais néanmoins parfaitement représentatifs d’une activité quotidienne sujette à aléas. Mon propos sera divisé en deux parties, une première pour l’historique, et une seconde qui présentera les exemples servant à illustrer les évolutions technologiques.

Historique

Si la dénomination de la spécialité est récente, l’intérêt porté à l’urine et aux maladies de l’appareil urinaire date de toujours, parce que l’étude des urines jusqu’au XIX° siècle donnait la meilleure approche de la connaissance du corps de l’homme, et Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 32

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parce que les manifestations cliniques étaient violentes, repré- sentées par des mictions difficiles, douloureuses voire impos- sibles, nécessitant l’intervention d’artisans « chirurgiens » dont le champ opératoire était à portée de main. Depuis la plus haute Antiquité, que ce soit en Mésopotamie ou en Egypte, il est fait mention de l’aspect des urines (photo 2) et des perturbations de son élimination, essentiellement liées à deux pathologies d’une grande fréquence : l’urétrite vénérienne et les pierres de la vessie. Pour lutter contre ces « embarras » souvent insupportables, de nombreux artisans, rebouteux ou guérisseurs utilisaient divers ingrédients et confectionnaient des sondes de composition variée. Mais le passage de ces sondes dans un canal rétréci et étroit était souvent impossible. Il fallait alors avoir recours à la ponction de la vessie ou à son ouverture. Procédé utilisé bien avant notre ère. Ouvrir la vessie représentait un acte très cruel et périlleux. C’est ainsi qu’Hippocrate, conscient du risque et par respect pour la dignité médicale, interdisait aux médecins, dans son serment, d’exécuter la taille vésicale. Il la laissait aux « bar- biers-inciseurs » souvent charlatans. Néanmoins c’est le rasoir de ces barbiers qui, en développant la technique de la « Taille » chez les pierreux, a permis l’essor de l’Urologie et de la Chirurgie en générale, puisque la vessie en restera la vedette jusqu’au XVIII° siècle. Jusqu’au XVII° siècle cette spécialité est considérée comme marginale et reste sous l’autorité des « Barbiers ». C’est grâce aux travaux des anatomistes, par la pratique de la dissection dès le XVII° siècle, que ceux-ci permirent aux chirurgiens de développer leur emprise sur les maladies des voies urinaires. C’est ainsi que les barbiers disparurent progressivement et laissèrent la place aux « Barbiers-Chirurgiens », unis en confré- rie, qui ayant acquis au fil des années suffisamment de notoriété sont devenus les « Médecins du Roy pour la Taille ». Malgré l’évolution de l’instrumentation et des techniques opératoires, cette chirurgie restait cruelle dans son exécution, très invalidante et grevée d’une lourde mortalité, mais néan- moins réclamée par les pierreux pour mettre fin à leurs souf- frances insupportables. Il y eu deux célèbres familles de lithotomistes (intervention permettant le retrait des calculs de vessie) au XVII° et XVIII° Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 33

De la main au robot en urologie 33

Photo 1, Rembrandt : l’homme qui pisse, la femme qui pisse

Photo 2, le mireur d’urines Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 34

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siècle : les familles Colot et Tolet, dont l’un publia un « Traité de Lithotomie ». Mais c’est grâce à François Gigot de Lapeyronie (1678-1747), Premier Chirurgien du Roi en 1737 (photo 3), que la communauté chirurgicale acquit ses lettres de noblesse.

Photo 3, François Gigot de la Peyronie, Premier chirurgien du Roy, 1737

Il fonda la Société de Chirurgie, qui deviendra sous Louis XV l’« Académie Royale de Chirurgie ». Celui-ci toute sa vie s’em- ploie à revaloriser la chirurgie en la séparant définitivement de la corporation des barbiers. Il est à l’origine de la déclaration royale des « Droits des Chirurgiens » en 1743, qui place méde- cins et chirurgiens sur un même pied d’égalité. Il réformera le service de santé des armées et par ses nombreux écrits il contri- buera pleinement à « ce siècle des lumières ». Malgré cela, aucu- ne évolution majeure dans la prise en charge chirurgicale n’ap- paraitra avant le XIX° siècle. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 35

De la main au robot en urologie 35

C’est ainsi que l’urologie se définit par l’étude des maladies des voies urinaires et de l’appareil génital de l’homme. Ce terme n’apparait que vers 1840, lancé par Leroy d’Etiolles (1789-1860), le promoteur d’une technique chirurgicale que nous développe- rons plus tard. Ce terme d’urologie désignera la spécialité après s’être dégagé d’une certaine dérision dont l’affublaient encore les médecins encyclopédistes, qui voyaient probablement toujours dans ces « urologues modernes » (1860) les héritiers des barbiers et des « mireurs d’urines ».

Cette révolution se résume en trois mots : l’Anesthésie et la prise en charge de la douleur avec la morphine, l’Asepsie et l’Antisepsie, ainsi que la découverte de l’Electricité avec la lampe à incandescence.

- L’anesthésie : c’est Morton en 1846 qui utilisa le premier l’éther pour une extraction dentaire (1847 en France), puis ce fût le tour du chloroforme en 1847 par Simpson à Edimbourg. Notons qu’Ambroise Paré au XVI° siècle préconisait l’utilisation d’un cocktail d’opium et d’alcool, pour les amputations qu’il effectuait sur les champs de bataille. La morphine est utilisée depuis 1804.

- L’asepsie et l’antisepsie : furent mises en œuvre après les travaux de Pasteur et du chirurgien anglais Lister, suite à la découverte de l’origine microbienne des maladies contagieuses. Ainsi l’antisepsie combat l’infection (par exemple par l’applica- tion, sur les tissus vivants, d’un produit antiseptique) et l’asep- sie sert à prévenir l’infection (par exemple par la stérilisation des instruments chirurgicaux).

- l’electricité certes mais surtout l’invention de la lampe à incandescence sous vide par Thomas Edison en 1879, qui permis à Max Nitze de mettre au point le premier cystoscope pour l’ex- ploration de la vessie. Cette révolution technologique va permettre l’essor de la chi- rurgie ouverte (à partir de 1857) puis de la chirurgie mini inva- sive (à partir de 1937), mais pratiquement un demi-siècle plus tard, après la 2° guerre mondiale. Nous allons passer d’une chi- rurgie empirique à une chirurgie technique. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 36

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Les innovations techniques

La deuxième partie de cet exposé est consacrée aux innovations techniques. Elle montrera l’évolution de la chirurgie à partir de trois exemples : la chirurgie de la Lithiase dans son ensemble, l’instrumentation chirurgicale et la chirurgie prostatique.

2.1. La chirurgie de la lithiase.

La Maladie de la Pierre, désignait les « pierres » de vessie (photo 4). Le patient le plus célèbre reste Napoléon III, venant faire ses cures à Plombières. Nous allons résumer toutes les techniques qui ont prévalu jusqu’au XIX° siècle, pour l’extrac- tion des calculs. J’ai élargi leur présentation à l’ensemble de la pathologie lithiasique, passant par le rein et l’uretère.

Photo 4, pierres de vessie.

L’idée de procéder à une lithotomie périnéale - extraction de la pierre par ouverture du périnée - pour se débarrasser des pierres de vessie responsables de tourments intolérables, est aussi vieille que l’humanité elle-même, vraisemblablement, d’après les historiens, depuis l’époque ou l’homme fut capable de façonner un instrument suffisamment tranchant pour le faire. Il n’existe pas de documents connus affirmant cette pra- tique, mais ce geste est suffisamment répandu pour qu’Hippocrate (460-375 av. JC) en interdise l’exercice de façon formelle à ses élèves, étant très conscient des énormes risques Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 37

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que représentait la taille vési- cale telle qu’elle était prati- quée.

La position pour la lithoto- mie (photo 5), et les documents que je vais vous présenter, sont réalistes mais correspondent aux pratiques de l’époque. Initialement le patient n’est pas lié sur une table, comme on le fera plus tard, mais solide- ment tenu par deux ou quatre aides puissants qui le main- tiennent fermement, les jambes écartées et les genoux repliés au maximum pour expo- ser le périnée. La « Lithotomie au petit appareil » (photo 6), décrite par Celse, qui vécut sous le règne d’Auguste et de Tibère au début de notre ère, consiste, par une manœuvre bi-manuelle, à faire descendre et à bloquer le calcul au niveau du périnée puis d’inci- ser sur la convexité entre l’anus Photo 5, la position pour la lithotomie et le scrotum. L’incision est poursuivie jusqu’à la vessie sans aucune visibilité, l’opération devant être terminée en quelques minutes, seuil de tolé- rance de la douleur. On imagine sans mal les suites, avec hémor- ragie et infection, condamnant souvent le patient à la mort. S’il survit, des infirmités sont pos- sibles, comme la fistule vésico- périnéale (perte des urines par l’incision, entre autre. Photo 6, la taille au petit appareil. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 38

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Photo 7, les instruments de lithotomie de Colot. Opération de la taille, 1727.

En ce qui concerne la « Lithotomie au Grand Appareil » le prin- cipe reste le même, on voit sur la photo 7 les instruments de Lithotomie de Colot, un des plus célèbre lithotomiste de son temps, comme nous l’avons déjà évoqué. Mais au préalable à l’interven- tion, on met en place dans l’urètre une sonde courbe métallique, qui permettra de mieux juger du trajet de l’incision. On peut, alors, par le trajet ainsi réalisé, positionner un dilatateur (photo 8) qui permettra la mise en place d’un broyeur comme celui de Nélaton, principalement pour les gros calculs (photo 9). Par contre pour les plus petits, on utilise une pince dite tenette, pour les retirer de la vessie.

Photo 8, le dilatateur. Photo 9, le broyeur de Nélaton

Quant à la Taille Latérale (photo 10), ce n’est qu’une variante des deux autres mais elle fut surtout mise en œuvre par Jacques de Beaulieu (photo 11), mieux connu sous le nom de Frère Jacques, qui naquit en 1651 dans les environs de Lons-le- Saunier en Franche-Comté. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 39

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Photo 10, lithotomie par taille latérale. Mise en place du lithotome

Photo 11, Jacques de Beaulieu, dît frère Jacques Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 40

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C’est pourquoi je me permets de vous conter son histoire. Issu d’une famille de paysans il voulait devenir médecin, mais ne pouvant réaliser ce rêve, il s’engage dans un régiment de cava- lerie où il rencontrera un chirurgien italien qui le prend comme élève et lui enseigne la lithotomie. Subitement mû par une crise de mysticisme il se fait appeler Frère Jacques l’Ermite, mais sans entrer dans les ordres, s’habille en moine et mène une vie très austère. Grâce à sa technique l’opération est plus rapide et moins dou- loureuse. En 1867, il obtient un excellent résultat en opérant un chanoine de Besançon, qui lui remet une lettre de recommanda- tion pour un chanoine de Notre-Dame de Paris. Il exercera à l’Hôtel-Dieu, connaitra un grand succès, mais aussi quelques déboires, à travers l’Europe (Amsterdam-Genève). Il terminera sa carrière à Rome, avant de revenir en Franche-Comté où il mourut en 1719 à l’âge de 69 ans. Ce fut une personnalité dis- cutée de son temps, mais sa technique dominera la chirurgie de la lithiase vésicale pendant un bon siècle.

La Taille vésicale s’éteindra à partir de 1824, lorsque Jean Civiale effectuera la première lithotritie intra vésicale de l’his- toire, ce que nous allons voir dans un instant. Avant de passer à celle-ci, juste un mot sur la Taille Haute, c’est-à-dire l’incision sus-pubienne. Nous l’évoquerons lors du traitement de l’adénome prostatique. Depuis Hippocrate elle était frappée d’un interdit absolu (en raison du fait que la situa- tion de la vessie, vue de l’abdomen, n’était pas anatomiquement bien localisée, en particulier à vide, si bien qu’une ouverture abdominale à l’aveugle entrainait régulièrement des plaies intestinales, responsables de péritonite qui emportait le patient). La première taille reconnue dans l’histoire date de 1556, elle fut réalisée par Pierre Franco, né en France mais exerçant en Suisse. Elle n’entre dans les mœurs chirurgicales que dans la deuxième moitié du XIX° siècle, suite au dévelop- pement de l’anesthésie, de l’asepsie et de l’antisepsie, comme nous l’avons déjà évoqué. Petit retour en arrière, les chirurgiens conscients des dangers de la lithotomie mettent au point des instruments que l’on intro- duit par l’urètre, destinés à broyer les calculs dans la vessie. Ce fut le développement de la « Lithotripsie » dont le but est de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 41

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supprimer le supplice de la taille par ouverture du périnée ; la lithotripsie représentera le plus grand progrès de la chirurgie dans la première moitié du XIX° siècle, grâce à Leroy d’Etiolles, mais surtout Civiale, qui réalisa la première intervention à l’hôpital Necker en 1824 (photo 12). Cette lithotripsie conservait cependant de nombreux contradicteurs, comme Boyer, qui condamnait cette intervention en ces termes : « on y voit la queue de la poêle mais pas ce qu’on y fait frire » puisque l’intervention s’effectue à l’aveugle.

Photo 12, lithotriteur de Civiale. Photo 13, boite de lithotomie-lithotripsie, Paris, 1840.

La lithotritie s’impose définitivement en 1835, après un rap- port déposé par Velpeau à l’Académie de Médecine. Cette litho- tripsie s’effectuait à l’aveugle, le calcul ne pouvait être fracturé que grâce à l’habileté de l’opérateur qui le bloquait dans ses mors (photo 13). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:25 Page 42

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Maintenant, je me permets de sauter quelques décennies. Il faut attendre la deuxième moitié du XX° siècle, pratiquement 100 ans plus tard, pour que les progrès technologiques appor- tent un net bénéfice pour le patient dans le traitement des cal- culs. Cette évolution n’a été possible qu’avec la découverte de l’é- lectricité puis de la mise au point de la lampe à incandescence sous vide par Edison en 1879. De ce matériel et après miniatu- risation, Nitze en 1886 construira le premier cystoscope, ce que nous reverrons au chapitre suivant, il permettra l’explora- tion vésicale. Naitront ainsi les lithotriteurs mécaniques à vision optique, qui permettent de voir à l’intérieur de la vessie et de contrôler le tra- vail en cours. Maintenant l’optique est branchée à une caméra et visible sur écran. La source lumineuse est une lampe halogène de forte puissance et la lumière transmise par un câble en fibre optique La fragmentation des calculs peut se faire de façon plus aisée, par l’utilisation de lithotriteurs à ondes de choc, électrique ou pneumatique (à air comprimé): Lithoclast EMS (véritable mar- teau piqueur en miniature, fabriqué en Suisse, au Sentier), qui, par ses impulsions répétées, pulvérise progressivement le calcul. Cet appareil sert également au traitement des calculs du rein ou de l’uretère, comme nous le reverrons.

Pour le traitement des calculs du rein on réalise une Néphrolithotomie per- cutanée (1976) (photo 14). Par une mini incision lom- baire on crée un trajet à travers la paroi et le rein jusque dans ses cavités, pour le passage d’un néphroscope (tube compor- tant une optique) qui per- mettra avec les instru- ments déjà cités de broyer le calcul ou de l’exploser et d’en retirer les fragments. Nous avons ici un des pre- miers exemples de chirur- gie mini-invasive. Photo 14, néphrolithotomie percutanée. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 43

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Peut-être qu’un certain nombre d’entre vous ont connu les douleurs liées aux coliques néphrétiques, qui sont en rapport avec un calcul bloqué dans un uretère. A nouveau le progrès dans la conception et la confection des instruments a permis de mettre au point un urétéroscope, dont les premiers exemplaires étaient rigides (1988). Il permet, en montant dans le canal, de visualiser et de récupérer le calcul à l’aide d’une petite sonde à panier ou, comme précédemment, de l’exploser. Maintenant l’instrumentation s’est enrichie, avec l’apparition de la fibre optique et grâce à la miniaturisation, d’urétéroscopes souples parfaitement maniables, qui permettent grâce à leur extrémité mobile, de visualiser les calculs jusque dans les cavités du rein et, à l’aide d’une fibre laser, de les détruire.-

Pour en terminer avec le traitement des calculs, il existe une technique alternative, non invasive, qui utilise les ondes élec- tromagnétiques ou les ultrasons. Elle verra son développement s’affirmer à partir de 1984, il s’agit de la lithotritie extracor- porelle (photo 15). Elle utilise le principe physique de l’ellipse. Celle-ci possède deux foyers, au premier foyer est située la sour- ce d’énergie, au second foyer, le calcul. Toute l’énergie est donc focalisée et concentrée sur le calcul, qui explose.

Photo 15, lithotritie extracorporelle

2.2. L’instrumentation chirurgicale

Tous ces progrès techniques et thérapeutiques n’auraient pu aboutir sans le développement de techniques annexes d’explora- tion, indispensables à la maitrise du geste chirurgical. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 44

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Il s’agit d’une part de la découverte des Rayons X (1895) avec le développement de l’imagerie (urographie – scanner ...) et d’autre part de l’échographie (1951), qui a recours aux ultrasons. Elles sont utilisables tant sur le plan diagnostic que sur le plan thérapeutique et ont donné un prodigieux essor à l’endoscopie par leur utilisation, seule ou combinée. Juste un petit retour en arrière, pour comprendre comment s’est développée l’endoscopie. Avant de connaître les appareils actuels, que nous venons de voir, ceux-ci sont nés de l’imagina- tion de quelques précurseurs, comme Pierre Salomon Ségalas qui, en 1826, présenta un « speculum urétro-cystique » : la vision s’effectuait à la bougie. De la même façon Désormeaux présente un endoscope dans lequel la lumière est obtenue par une lampe dont le combustible est un mélange d’alcool éthylique et de téré- benthine, une lentille faisant converger les rayons lumineux vers un miroir, perforé en son centre pour permettre la vision. Il en est de même de Grünefeld avec sa lampe à pétrole. Autant dire qu’il était particulièrement malaisé de réaliser une explo- ration vésicale correcte.

Photo 16, cystoscopes, souple et rigide

Les cystoscopes (photo 16) apparus après l’invention d’Edison et la miniaturisation de la lampe à incandescence comportaient une ampoule située à l’extrémité du cystoscope. Elle illuminait la vessie d’une lumière jaunâtre mais son efficacité restait limitée. C’est la conception des appareils modernes, grâce à la lumière froide et à la fibre optique, qui permettra une explora- tion de bonne qualité, pour le diagnostic mais également le trai- tement des pathologies du bas appareil urinaire comme du haut appareil. Ainsi le cystoscope, rigide ou souple, permet de dia- gnostiquer un polype de vessie ou un calcul, par exemple, avec une vision sans égale (photo 17) Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 45

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Photo 17, diagnostic par cystoscopie : à gauche, polype, à droite, calcul.

Au risque de me répéter, rappelons-nous qu’aucune avancée n’eut été possible sans la découverte de l’anesthésie générale en 1847 par Wells et Morton (éther) et surtout de l’avènement de l’asepsie et de l’antisepsie, suite aux travaux de Pasteur et de Lister (1867). Dès lors, outre l’endoscopie, le champ d’action de l’Urologie s’étendra aux maladies du rein (première néphrecto- mie par Simon en 1869) et à l’ensemble de l’appareil urinaire en particulier la prostate.

2.3. La chirurgie prostatique

La prostate est un organe de la reproduction, annexé à l’ap- pareil urinaire. Elle est responsable de deux pathologies: l’adé- nome et le cancer. L’adénome est une formation tumorale bénigne responsable de l’obstruction progressive de l’urètre. En guise de métaphore, il faut s’imaginer un œuf dans un coquetier. L’œuf représente l’adénome et le coquetier la prostate. L’intervention consistera à retirer l’œuf en conservant le coquetier pour libérer l’urètre. Il faut attendre 1900 pour que Freyer, chirurgien irlandais, réus- sisse l’opération de l’adénome de la prostate à ciel ouvert après ouverture sus-pubienne de la vessie. Technique qui avait été for- mellement condamnée par Hippocrate, comme nous en avons déjà parlé, mais c’était avant notre ère ! Cet adénome prosta- tique, par le blocage progressif de la vessie, empêchant sa vidan- ge, était le responsable de la maladie de la « pierre » qui a repré- senté l’essentiel des thérapeutiques chirurgicales pendant de nombreux siècles. Cette intervention, il est possible de l’affir- mer, représente une des plus grandes conquêtes de la chirurgie, elle allait enfin, et en reprenant les termes de Rembrandt, per- mettre, après des millénaires, à l’homme âgé de pisser pour ne pas mourir et de bien pisser pour ne pas souffrir ! Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 46

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Comme pour la pathologie lithiasique, l’endoscopie entre en jeu et va sensiblement restreindre les indications de la chirurgie à ciel ouvert au profit de la résection endoscopique qui permet, selon les termes communs, de « raboter » l’adénome, c’est-à-dire de le réduire progressivement en copeaux à l’aide d’une anse coupante, véritable bistouri électrique branché à une source d’é- nergie et ceci sous contrôle de la vue, par l’intermédiaire de la caméra. Maintenant la résection peut être réalisée par un fais- ceau laser qui vaporise les cellules prostatiques, technique qui demande encore à être confirmée. Le faisceau laser n’étant pas visible, le câble de lumière qui alimente l’optique s’éclaire en vert, à chaque utilisation, afin d’éviter les risques d’accident. Une fois de plus la chirurgie évolue de la chirurgie ouverte vers la chirurgie mini-invasive. La chirurgie du cancer de prostate consiste à retirer dans sa totalité la prostate mais, comme précédemment, les pre- mières interventions ont été réalisées à ciel ouvert soit par voie périnéale (Young en 1905), technique abandonnée pendant des décennies avant d’être reprise à partir des années 1980 par voie abdominale. C’est à partir des années 85/87 et pour rester dans notre schéma chronologique sur les évolutions technologiques vers la chirurgie mini invasive, que va se développer la coelioscopie ou laparoscopie. Les premières interventions se sont portées sur l’ablation de la vésicule biliaire en 1987 puis la chirurgie gyné- cologique, avant l’urologie. Le but étant une moindre agressivité et une récupération plus rapide qu’après chirurgie ouverte. Le principe est d’accéder à la cavité abdominale sans ouvrir la paroi. Il faut, dans un premier temps, placer une aiguille dans la cavité abdominale, à travers l’ombilic, puis insuffler un gaz inerte, en l’occurrence du gaz carbonique, qui va soulever la paroi abdominale, créant un espace de travail pour le chirur- gien. On introduit alors une optique, toujours au niveau de l’om- bilic. Cette optique est reliée à un écran que le chirurgien regar- de en opérant. On termine en plaçant des trocarts à travers la paroi, qui permettront d’introduire les instruments nécessaires à la réalisation de l’intervention. Il y a un inconvénient pour l’opérateur, en dehors d’une position non ergonomique, il est privé de la vision en trois dimensions, l’optique ne lui restituant qu’une vision en deux dimensions (de haut en bas et de droite à Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 47

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gauche), le privant de la profondeur, donc de la notion de relief, qu’il doit alors intégrer lors de la période d’apprentissage, rela- tivement longue, mais pour un bénéfice reconnu. Vient maintenant le dernier en date des instruments de plus en plus sophistiqués que nous avons à notre disposition : le Robot DA VINCI (photo 18). Il ne s’agit pas, à proprement par- ler d’un « robot » qui accomplit des tâches de façon automatique et répétitive, mais plus précisément d’une machine dirigée par un chirurgien pour des interventions situées principalement au niveau de l’abdomen. Ses premiers essais débuteront en 2000 et la première prostatectomie totale pour cancer localisé sera réa- lisée en 2003.

Photo 18, le robot da Vinci.

La machine comporte deux parties : une première partie en forme d’araignée est constituée de 3 ou 4 bras manipulateurs, un bras tient une caméra endoscopique et les autres tiennent les instruments chirurgicaux. Elle est positionnée au-dessus de la table d’opération et de la personne à opérer. Une deuxième par- tie appelée « console » est située à distance, elle comporte un siège pour le chirurgien et deux écrans devant lesquels ce der- nier vient placer ses yeux et qui retransmettent en direct la vue en 3D de la double caméra endoscopique, enfin deux manettes pour manipuler, à distance, les instruments chirurgicaux (photo 19). Les deux parties étant reliées entre elles pour transmettre les données de contrôle et de vision. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 48

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Photo 19, robot da Vinci : vision 3D (à gauche) et manipulation. Photo 20, de la main au robot !

De cet ensemble on retient une grande maniabilité des maté- riels. On se rend compte ainsi que la main ne dispose que d’une rotation à 180° pour effectuer un geste alors que l’outil peut effectuer le même geste avec une amplitude de 360°.On conçoit aisément l’aide importante que cela procure en particulier pour la réalisation des sutures (photo 20).

En résumé : les AVANTAGES du robot sont : mini abord, vision 3D et grande précision, qui optimisent le geste opératoire pour un meilleur résultat .INCONVENIENT : le coût du matériel. Actuellement l’installation des robots se fait de manière quasi exponentielle à travers le monde et il est certain que cette chirurgie moderne a un grand avenir devant elle.

ConCLUSIonS. Au terme de cet exposé, on peut conclure que, pendant pratiquement 2000 ans la médecine en général, la chirurgie et l’urologie en particulier, ont très peu bénéficié des quelques progrès et découvertes réalisés au cours des siècles, trop d’obscurantisme présidait à la connaissance et à la prise en charge du corps humain. Pratiquement subitement, il y a cent ans environ, sous l’effet conjugué de l’anesthésie, de l’asepsie, de l’électricité, de la miniaturisation des instruments, ce fut une véritable « explosion », rendant les explorations et les traite- ments de nombreuses pathologies humaines de moins en moins invasifs et de plus en plus performants. Certes ce n’est pas et heureusement le « bouquet final » car ce serait sans compter sur le génie de l’homme. Le Progrès est toujours devant nous. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 49

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Le discours de Boguet ou la manière légale d’éliminer son prochain

Par M. le Docteur Claude Ponsot

Séance du 11 mars 2013

Vous serez sans doute surpris de me voir quitter mon domai- ne de prédilection : l’Art Sacré des 15° et 16° siècles, et m’aven- turer sur un terrain particulièrement insolite. Il y a un an, notre confrère Monsieur Delsalle, nous avait donné une très intéressante communication sur la criminalité en Franche-Comté au temps de Ravaillac. Je me suis souvenu alors du « Discours des sorciers » de Boguet, qui comporte un code de procédure expliquant la manière légale d’éliminer son prochain. J’ai donc proposé ce titre à Madame le Président. Mais je n’avais pas relu ce texte depuis une trentaine d’années ! En le reprenant je me suis vite rendu compte que c’était un recueil d’inepties et, qui plus est, bien souvent graveleuses. Je ne pouvais reculer, j’ai donc fait de mon mieux et je vous laisse juges. En me documentant, j’ai découvert avec perplexité que notre confrère Francis Bavoux avait consacré son discours de réception à l’Académie, le 21 Janvier 1954, à « Boguet, grand juge de la terre de Saint-Claude », ce qui n’arrangeait pas mes affaires ! Heureusement notre confrère a rédigé un texte beau- coup plus historique et savant que ce que je me propose de vous présenter. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 50

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Francis Bavoux est également l’auteur d’un livre bien connu en Franche-Comté : La Sorcellerie au pays de Quingey. Ce livre est préfacé par Maurice Garçon, ancien bâtonnier des avocats de Paris, membre de l’Académie Française. Dans cette préface, il nous donne un aperçu historique de la sorcellerie. La tradition maléfique n’est pas très ancienne. Si l’Eglise a toujours enseigné qu’il faut craindre les artifices du démon, ses interventions dans les affaires humaines n’étaient pas très préoccupantes. Au IX° siècle, divers textes mettent en garde contre la superstition qui fait croire au pouvoir des sorcières. Petit à petit les théologiens, frappés par la ressemblance de certains prodiges, alors inexpli- cables, avec des récits légendaires, eurent l’idée de rechercher s’ils ne se trouvaient pas en présence de manifestations du Malin.

Avec une incroyable absence d’esprit critique, ils mélangè- rent tout. Les dieux et les déesses des auteurs grecs et latins furent considérés comme des démons. Les Métamorphoses d’Ovide furent tenus comme faits réels, révélateurs du pouvoir du Diable. Les moindres racontars, les contes de la veillée, des observations exactes, des légendes anciennes furent traités sur le même pied et fournirent la matière à l’élaboration de docu- ments qui firent peu à peu autorité. Les théologiens, en toute bonne foi, construisirent par des raisonnements logiques toute la mystique diabolique. Si Dieu aime le bien, le Démon aime le mal. L’un prenant obligatoire- ment le contre-pied de l’autre. De là cette furie à répandre les maladies et la mort qu’on impute aux sorcières. De là aussi l’idée d’un culte sacrilège où l’on contrefait la messe en se livrant à mille impiétés : c’est le Sabbat. Par des apports successifs, se créa toute la tradition diabo- lique. Théologiens et magistrats ne doutent plus. Des ouvrages de plus en plus nombreux apprennent aux juges à conduire les procès. C’est au XVI° et au XVII° siècles que la doctrine est par- venue à un stade définitif. Cette période est aussi celle où sévis- sait Boguet à Saint-Oyan de Joux.

Henri Boguet naît vers le milieu du XVI° siècle à Pierrecourt, petit village près de Champlitte, en Haute-Saône. Etudes de droit à Dole où il s’installe comme avocat. En 1596 il est nommé Grand Juge de la Terre de Saint-Claude. C’est dans cette petite Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 51

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contrée qu’il réussit, assez rapidement, à se tailler une réputa- tion d’exception. Cette réputation inquiétante provoque la réser- ve des conseillers du Parlement de Dole, auquel il rêvait d’être admis. Il ne le sera que le 9 janvier 1619, mais n’aura pas l’oc- casion de siéger car il meurt six semaines plus tard, le 22 février. Durant toutes ses années d’activité à Saint-Claude, Boguet prend des notes et rédige l’histoire d’une enquête qu’il intitule (fig.1) : « Discours des Sorciers tiré de quelques procès, faits des deux ans en ça, à plusieurs de la même secte, en la Terre de Saint-Oyan de Joux, dite de Saint-Claude au Comté de Bourgogne. Avec une instruction pour un juge en fait de Sorcellerie. Par Henry Boguet, Grand Juge en la- dite terre. ». Seconde Edition augmentée et enrichie par l’auteur de plusieurs autres procès, histoires et chapitres. A Lyon toute la copie imprimée par Jean Pillehotte. 1605.

Fig. 1, page de garde Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 52

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C’est à partir de cette édition que j’ai construit cette commu- nication. Ce petit livre, un des derniers de sa génération, est un vieillard de 400 ans qui ne supporte plus les voyages. Je ne vous en offre donc que le portrait, exécuté sous plusieurs angles, par mon ami Henri Bertand (fig. 2-3-4-5). Il y aurait eu une dizaine d’éditions entre 1602 et1611. La très grande rareté de cet ouvra- ge est liée au fait que les descendants de Boguet récupérèrent le plus grand nombre possible d’exemplaires et, par un juste retour des choses, ils les détruisirent par le feu.

Fig. 2 et 3, Boguet, plat

Fig. 4, Boguet, dos Fig. 5, Boguet, armoiries

L’ouvrage, qui se présente d’abord comme l’histoire d’une longue enquête destinée à prouver l’existence de la sorcellerie, et de ses nuisances, prend une dimension théorique avec Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 53

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« L’instruction pour un juge, en fait de sorcellerie », véritable code de jurisprudence. Instrument redoutable entre des mains intolérantes qui, comme Boguet, voyait « les sorciers marcher partout à milliers, multipliant en terre tout ainsi que les che- nilles en nos jardins. » et, rêvait « qu’ils fussent tous unis en un seul corps pour les faire brûler tout à une fois en un seul feu. » Le ton est donné : la crédulité la plus naïve voisine avec la plus froide cruauté.

Boguet prit grand soin de dédicacer son ouvrage à « Monseigneur, l’illustrissime et révérendissime archevêque de Besançon, Mgr. Ferdinand de Rye, prince du St. Empire Romain, Abbé de Saint-Oyan de Joux dit de Saint-Claude, Cherlieu etc. » Suit une longue préface où apparaissent déjà les pires élucubrations. Tout ceci pour obtenir l’imprimatur des plus hautes autorités ecclésiastiques. J’en cite une : « Je, soussigné, de la Compagnie du nom de Jésus, certifie avoir lu le Discours des Sorciers, dressé par M. Henry Boguet, où je n’ai remarqué chose aucune contraire à la religion catholique ni aux bonnes mœurs. Fait à Besançon ce 8 Juin 1601. Coyssard. »

Venons-en au Discours : Le samedi 5 Juin 1598 Louise, fille de Claude Maillat et d’Humberte du Perchy, de Coyrière, âgée de huit ans « fut rendue impotente de tous ses membres et tor- dait en outre la bouche d’une façon fort étrange. » Il s’agissait à l’évidence d’une banale crise comitiale. Ses parents pensèrent tout naturellement qu’elle était possédée et la firent exorciser en l’église St. Sauveur. « Là se découvrirent cinq démons, les noms desquels étaient : loup, chien, chat, Joly, griffon. » L’exorciste demande à la fillette, qui lui avait baillé le mal, elle répondit que c’était Françoise Secrétain, qu’elle désigne du doigt parmi toutes les personnes présentes. La séance d’exor- cisme ne donna aucun résultat : « ce jour-là les démons ne sorti- rent point. » La fillette mit ses parents en prière. Au milieu de la nuit, elle annonce que deux démons sont morts, les prières redoublent, au matin la fille « se trouva plus mal que de coutu- me et rottait incessamment. S’étant penchée vers le sol, les démons sortirent par sa bouche en forme d’une pelote grosse comme le poing et rouge comme le feu sauf que le chat était noir, les deux qu’elle croyait morts sortirent les derniers. Tout ce petit Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 54

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monde fit deux ou trois voltes à l’entour du feu et disparut. » A partir de là, la fille se sentit mieux. Louise Maillat affirma que son mal provenait d’une croûte de pain, semblable à du fumier, que Françoise Secrétain lui avait fait manger, la veille de son malaise. Malgré son jeune âge, huit ans « elle était si constante en son parler que si elle eut été âgée de trente à quarante ans. » Le juge, informé de ces événements, fit aussitôt « saisir et réduire en prison Françoise Secrétain. » Commence alors l’interrogatoire pour obtenir des aveux. Durant les trois premiers jours elle ne veut rien confesser disant qu’elle était inno- cente du crime dont on l’accusait, invoquant Dieu, Marie et les Saints du Paradis en feignant de dire son chapelet sans « discontinuation », mais on remarque qu’il n’y avait point de croix à ce chapelet, d’où on tira un indice contre elle ! Durant tout son interrogatoire, elle s’efforçait de pleurer mais « ne jetait pas une seule larme, ce qui fut cause qu’on la resserra plus étroitement et que l’on usa de quelques menaces en son endroit. » Tout cela sans résultat. On lui coupe les cheveux et on la déshabille pour rechercher une éventuelle marque, mais on ne trouve rien. « Mais ses cheveux ne furent pas sitôt bas qu’elle se montra émue et commença à trembler de tout le corps et à l’instant confessa. » Je transcris textuellement la confession de Françoise Secrétain : Premièrement qu’elle avait baillé cinq démons à Louise Maillat. Deuxièmement qu’elle s’était autrefois, et dès bien longtemps baillée au diable, et que le diable avait pour lors la semblance d’un grand homme noir. Troisièmement que le diable l’avait connue charnellement quatre ou cinq fois, tantôt en forme de chien, tantôt en forme de chat, tantôt en forme de poule et que sa semence était fort froide. Quatrièmement qu’elle avait été une infinité de fois au Sabbat, et assemblée de Sorciers sous le village de Coyrières…et qu’elle y allait sur un bâton blanc qu’elle mettait entre ses jambes. Cinquièmement qu’étant au Sabbat, elle y avait dansé et battu l’eau pour faire la grêle. Sixièmement qu’elle et gros Jacques Bocquet avaient fait mou- rir Louis Monneret par le moyen d’un morceau de pain qu’ils lui avaient fait manger, et qu’ils avaient saupoudré d’une poudre que le Diable leur avait baillé précédemment. Septièmement qu’elle avait fait mourir plusieurs vaches et que pour les faire mourir, elle les touchait de la main ou bien d’une baguette en disant certaines paroles. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 55

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C’est à partir de cette ahurissante confession et de quelques autres du même acabit, que Boguet va échafauder son Discours des Sorciers.dont voici les points principaux.

1°- « Si une personne peut envoyer des Démons au corps d’une autre personne. » La voie la plus couramment utilisée par le Sorcier est la voie digestive. Il fait absorber à sa victime le plus souvent de la viande mais également du pain, comme pour Louise Maillat, ou des pommes, en référence au fruit de la tentation. Ce faisant le sorcier flatte la gourmandise, « péché détestable devant Dieu » dont on se prémunit en récitant le bénédicité et en se signant avant tout repas « même que ce signe est tant nécessaire à notre manger, que St. Grégoire écrit qu’une religieuse, avalant une laitue, engloutit le Diable avec la laitue, pour n’avoir pas fait le signe de la croix. » On ne sait ce qu’il advint de la gourmande, mourir pour une laitue !

2°- « Des Corps et Esprits des Démons. » Françoise Secrétain confessa en second lieu qu’elle s’était autrefois « baillée au diable » lequel avait alors la « semblance » d’un grand homme noir. Etait-il simplement vêtu de noir ou noir de peau ? Je n’ai nulle part trouvé de précision sur ce point de détail, Satan peut aussi prendre l’as- pect d’une femme pour tenter un homme, on parle alors de succu- be, ou l’aspect d’un homme pour tenter une femme on le désigne alors sous le nom d’incube. Le Diable peut aussi adopter une forme animale, il est fait mention d’une faune aussi variée qu’extraordi- naire : mouton noir avec cornes, loups, aspics, scorpions, léopards, ours, dragons épouvantables… Mais Satan prend le plus souvent la forme d’un homme pour accoster un autre homme, ce qui est plus naturel et moins inquiétant que si c’est un mouton, un bouc ou tout autre bête : « en cela on reconnaît la grande industrie de cet ennemi capital du genre humain ».

3°- « Comment Satan nous gagne. » Il profite d’une contrariété, même minime, de la pauvreté, de la misère de ses victimes, pour les « gagner ». Il choisit le moment où elles sont seules, donc plus vulnérables. Dans la même phrase, Boguet nous dit « Eve était seule quand elle fut séduite, Thieuvaine Paget gardant des vaches aux champs, en perdit une et se déconforta, Pierre Gandillon, fâché de ce que sa faux tranchait moins bien que celles de ses Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 56

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compagnons, se donna au Diable. » Lequel ne se cache pas d’être le Diable et les fait renoncer à Dieu et au Baptême, ce qui les rend indignes du pardon.

4°- « De l’accouplement du Démon avec la sorcière et le sor- cier. » Chapitre très important pour Boguet, qui se complait dans des détails de salle de garde. L’imagination est à son comble : Françoise Secrétain confesse que le Diable « se mettait » tantôt en chien, en chat, en poule ! Elle reconnaissait que cette relation ne lui apportait aucune satisfaction mais des maux d’es- tomac, et que la semence du Diable était fort froide. Ce point précis est confirmé par le témoignage de plusieurs sorcières. Bien que le propos soit très cru, je ne peux passer sous silence le cas d’Antide Colas de Betoncourt : « laquelle étant prisonnière pour fait de sorcellerie et ayant été visitée, on lui trouva un trou au-dessous du nombril, outre le naturel ; il fut sondé le 11° de Juillet de l’an 1598 par Nicolas Millière de Regnaucourt, lequel y mit l’esprouvette fort avant, en présence de quatre témoins. La sorcière confessa que son diable qu’elle nommait Lizabet la connaissait charnellement par ce trou, son mari par le naturel. » Conduite à Dole, pour contre-expertise, le trou se trouva res- serré : elle fut brûlée vive le 20 Février 1599. » Fin de citation.

5°- « Le problème est de savoir s’il peut naître quelque chose de l’accouplement de Satan et de la Sorcière. » La réponse est positive. Suit alors une page de divagations invraisemblables qui nous apprennent, par exemple, que Luther est né de l’em- brassement de sa mère Marguerite avec le Diable ! Puis deux pages de considérations physiologiques, que la bienséance ne me permet pas de rapporter. Il conclut qu’en général le résultat est « soit un monstre hideux, soit un enfant maigre, bien que plus lourd que les enfants normaux, tarissant trois nourrices sans engraisser, criant dès qu’on le touche et riant s’il arrive un mal- heur dans la maison. » Par bonheur ils ne dépassent jamais les sept ans, ce qui simplifie la conduite à tenir à leur égard.

6°- « Du transport des sorcières au Sabbat. » Françoise S. disait que pour aller au Sabbat elle mettait un bâton blanc entre ses jambes, prononçait certains mots et était alors « portée par l’air » jusqu’à l’assemblée des sorciers (fig.6). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 57

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Fig. 6, Maison de sorcière

Cette vignette est extraite du « Dialogue touchant le pouvoir des sorcières », Thomas Erastus, Genève 1579. Une autre était portée par un gros mouton noir « si vite en l’air, qu’elle ne se pouvait reconnaître.» Le transporteur pouvait être un homme de grande taille, vêtu de noir qui venait prendre la sorcière sur son lit, la prenait par la tête et l’emportait « comme un vent froid. » Il y avait d’autres véhicules : bouc, cheval, balais, celui- ci était de bas de gamme. Mais ce qui conforte Boguet dans la réalité du transport aérien des sorciers est que le Diable trans- porta Jésus-Christ, par les airs, sur le pinacle du Temple de Jérusalem, puis sur une montagne. Autre preuve incontour- nable de l’existence de ce moyen de transport : la proposition d’un magicien Allemand, de rapatrier les Enfants de France, retenus en otages en Espagne, par voie aérienne. Proposition qui fut écartée dans la crainte que les enfants ne tombent à l’eau en passant au-dessus de la Mer !

7°- « Les sorciers peuvent également aller en âme au Sabbat » Ceci est tout à fait possible : un certain Georges Gandillon « la nuit d’un Jeudi Saint demeura dans son lit comme mort l’espa- ce de trois heures puis revint à lui en sursaut. Il a depuis été brûlé en ce lieu avec son père et une sienne sœur » C’est ce qu’on peut appeler une justice expéditive. Avec Boguet, les choses ne traînaient pas. Autre exemple évident : « Un certain du village d’Unau au ressort d’Orgelet accusait sa femme d’être sorcière, disant qu’une certaine nuit d’un jeudi, comme ils étaient couchés ensemble, il se donna garde que sa femme ne bougeait ni souf- flait en façon quelconque, sur quoi il commença à l’espoinçonner Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 58

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sans néanmoins qu’il la put jamais faire éveiller. A cette occa- sion il tomba en une peur, de manière qu’il se voulut lever pour appeler les voisins, mais quelque effort qu’il fit il ne put sortir du lit et lui semblait qu’il était entrappé par les jambes, cela dura bien deux ou trois heures jusqu’à ce que le coq chanta, alors sa femme s’éveilla en sursaut. » Le chant du coq c’est la fin du sabbat, donc sa femme est une sorcière, la cause est enten- due, il la dénonce, on imagine facilement la suite ! C’était peut- être une façon commode de s’en débarrasser ? Le lieu où se tient le Sabbat est également précisé et varie avec les villages. Le jour : le jeudi, l’heure : minuit, la fin du sab- bat : au chant du coq.

8°- « De ce qui se fait au Sabbat… » Chapitre très important où le délire est à son comble. Que Jeanne Secrétain y ait dansé et battu l’eau pour faire la grêle est bien anodin, aussi notre Grand Juge la soupçonne de bien d’autres activités où la lubri- cité occupe une très grande place. Le Diable se mettant en incu- be pour séduire les femmes, et en succube pour séduire les hommes. Les sorciers pratiquent l’inceste sans retenue : mère- fils, père-fille, frère –sœur. Les produits de ces unions contre- nature seront sacrifiés dès leur naissance lors d’une séance sab- batique :«ils étaient incisés par tout le corps, le sang resserré dans des fioles, les corps brûlés, dont on gardait les cendres. Avec le sang, on faisait une sauce, liée à la cendre pour assai- sonner les viandes et breuvages. » Je m’en tiendrai là, précisant seulement que les aliments n’étaient jamais salés car le sel évoque le baptême, ce dont le Diable a horreur.

« Les chapitres suivants traitent : - de la fabrication de la grêle obtenue en battant l’eau avec une baguette tout en y jetant une certaine poudre donnée par Satan. La grêle était aussitôt dirigée vers les récoltes du meilleur ami de la famille ! - de la poudre des Sorciers qui, mélangée à des aliments : pain ou fromage, expédiait « ad patres » les consommateurs. Cette poudre était également efficace sur le bétail. - des onguents et oignements des Sorciers fabriqués à partir de la graisse de petits enfants que le Diable « fait homicider aux sorciers. » L’application de ces onguents engendre évidemment les pires calamités. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 59

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Plusieurs chapitres sont consacrés : aux nuisances occa- sionnées par les sorciers soit par la parole, soit avec la main, soit avec une baguette ; aux maladies provoquées aux hommes ou au bétail. Les dégâts liés à la grêle ne sont que jeux d’enfants, le sorcier peut transporter le blé d’un champ à un autre et même déplacer les terrains. Faire passer le lait d’une vache à une autre est d’une très grande banalité ! Les guérisons obtenues par les sorciers posent un problème important, mais finalement c’est à Dieu qu’il faut s’en remettre pour guérir, éventuellement à un médecin.

La question des indices est largement développée : les chape- lets des sorciers sont ordinairement sans croix, comme celui de Françoise Secrétain, ou « manquer en quelque chose. Cela doit servir d’indice contre lui. » Autre indice très sérieux : « Les Sorciers ne peuvent jeter de larmes devant le Juge, ou bien si maigrement que l’on ne s’en donne pas garde. » « Pourquoi les sorciers ne peuvent jeter de larmes devant le juge : Tout simplement parce que les larmes servent aux péni- tents à laver leurs fautes car, comme le dit St.Bernard :«elles pénètrent les Cieux et amollissent le courroux du Dieu tout puis- sant. » Ce que Satan ne peut tolérer.

« Les sorciers ont toujours les yeux penchés contre terre, en présence du juge. » C’était le cas de Françoise Secrétain. Boguet estime que cela est « ordinaire aux sorciers et qu’il l’a reconnu en plusieurs qui ont été brûlés. » C’est donc un indice à charge très important contre celui qui est accusé de sorcellerie.

Le chapitre 43 explique pourquoi il faut raser les sorciers et les déshabiller. Car ils ont des drogues de « Taciturnité » qu’ils cachent dans leurs cheveux et dans leurs vêtements, qui leur permettent : de ne pas confesser leurs fautes, d’être insensibles à la torture, et de dissimuler les « marques » des sorciers. Ces marques, qui devaient être de simples angiomes, naevi, vitiligo, chalazions, sont des indices de sorcellerie, d’un très grand poids ! C’est sur cette argumentation très pertinente que se referme le 43° chapitre. Il y en a 61 de la même veine, étayés de références mythologiques, bibliques, théologiques et dont je vous fais grâce. Vous pourriez, avec juste raison, me brûler la politesse ! Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 60

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« La différence entre l’intelligence et la sottise, c’est que seule l’intel- ligence a des limites. » Cette citation d’Einstein me semble être la conclusion qui s’impose à ces chapitres ineptes. Boguet, travailleur infatigable, rédigea à partir de son Discours des Sorciers, un code juridique qu’il intitula (Fig.7) : Instruction pour un juge en faict de sorcellerie par Henri Boguet, Dolanois, Grand Juge en la terre de St. Oyan de Joux. A Monsieur Daniel Romanet, avocat au siège de Salins.

Fig. 7 In struction pour un juge…

Le ton est donné dès le premier article « Le crime de sorcel- lerie est un crime excepté, tant pour l’énormité d’icelui, que pour ce qu’il se commet le plus souvent de nuit, toujours en secret, tel- lement qu’à cette occasion, le jugement en doit être traité extra- ordinairement, et ne faut pas y observer l’ordre de droit ni les procédures ordinaires. » Le suspect doit être emprisonné très rapidement puis tondu, rasé, dévêtu pour éliminer les drogues de « Taciturnité ». Le juge ne doit avoir aucun contact physique avec le suspect de crainte d’être corrompu. L’interrogatoire doit déboucher sur des aveux. Bien retenir les signes à charge : les marques, l’absence de larmes, les yeux Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 61

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baissés, le chapelet en désordre… Si l’accusé n’avoue pas il faut le resserrer dans une prison fort obscure et étroite, si cela ne suf- fit pas, avoir recours à la torture : fer chaud, bain, mais ce procédé est risqué car le Diable peut tirer le sorcier au fond de l’eau et le noyer, privant ainsi les bourreaux de combustible ! Les autres procédés ne sont pas décrits, Boguet est assez discret sur ce chapitre de la torture. J’ai trouvé dans :«La sorcellerie au pays de Quingey, de Francis Bavoux, une illustration de la Question par l’estrapade (fig. 8) qui donne une idée des moyens techniques déployés pour arracher des aveux.

Fig. 8, l’estrapade

Le crime de sorcellerie étant établi, il faut passer à la sanc- tion. « La peine ordinaire des sorciers est qu’ils soient brûlés. » Se pose alors le problème de savoir s’il faut brûler tout vif ou étrangler préalablement ! Boguet, un peu moins barbare que certains de ses confrères, semble pencher pour la seconde solu- tion, sauf pour les sorciers qui « se mettent en loups et tuent en Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 62

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cette forme quelques personnes. » Ceux-là sont brûlés tout vifs. Que doit-on faire des enfants de sorciers ? Il y a plusieurs cas de figure. La toute petite enfance n’est pas concernée. Il n’y avait pas de sorcier nourrisson. Après sept ans, si le père a contraint son fils d’aller au sabbat seulement une fois ou deux, celui-ci mérite le fouet, et ce n’était pas le martinet des grands- mères, ou le bannissement ! Mais après quinze ans, en cas de fréquen- tation habituelle : la mort, après étranglement. Il faut aussi juger la fille et le serviteur, tout ce petit monde obéissant au maître. En tout état de cause le châtiment doit être exemplaire car « les crimes d’assassinat et d’hérésie sont moindres en énormité que celui de sorcellerie. » Enfin le corps des sorciers ne peut être inhumé en terre sain- te, mais doit rester exposé à la vue de tous pour servir d’exemple. Sauf pour les chanceux qui mouraient en prison, ce qui fut le cas de Jeanne Secrétain, ceux-là avaient droit à une sépulture.

Le jugement qu’un homme du XXI° siècle peut porter sur un tel ouvrage est finalement assez simple : c’est le travail d’un déséquilibré, d’un malade mental relevant de la psychiatrie. Ce qui surprend le plus c’est l’hiatus qui sépare ce texte inepte, reposant sur une crédulité stupide et débouchant sur une cruauté abominable, de ce beau XVI° siècle où s’épanouissait une civilisation cultivée dans un climat apaisé. Boguet qui avait été étudiant à Dole avait certainement assisté à des offices dans la superbe collégiale Notre-Dame récemment achevée, il avait vu se construire le collège Saint-Jérôme, par Antoine de Roche, pour les novices clunisiens, à Besançon il était contemporain du palais Grandvelle. Tous ces chefs d’œuvre n’évoquaient ni la guerre ni l’horreur des prisons, ni la barbarie. Etudiant, il avait très certainement lu les poètes de La Pléiade. Hélène, l’égérie de Ronsard, chantait des vers, assise auprès du feu. Quand Boguet faisait du feu, ce n’était pas hélas pour réciter des vers ! Souvenez-vous du chapitre 5 : sa vision généalogique de l’ascendance paternelle de Luther n’était pas faite pour calmer les esprits. Au même moment, en France, on promulguait l’édit de Nantes. Mais il était obnubilé par sa chasse aux sorciers, imperméable à toute autre influence. Il était surtout apte à souf- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 63

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fler sur les braises et son code de procédure trouva malheureu- sement des émules : Francis Bavoux dénombra 27 procès en sor- cellerie pour le pays de Quingey aux XVI° et XVII° siècles. Il convient de faire une dernière remarque : le nombre des sor- cières condamnées est deux à trois fois supérieur à celui des sor- ciers. Cela n’a rien d’étonnant. « Il est si facile, dit Boguet, d’expli- quer par des causes naturelles la présence du diable dans le corps des femmes ». Comprenne qui voudra. Mais cette étrange particu- larité ne serait peut-être pas aujourd’hui l’objet de revendications féministes véhémentes. Le nombre des victimes de Boguet est dif- ficile à préciser, car la décision qui prononçait la condamnation ordonnait que le dossier du procès soit brûlé avec le sorcier, car sa lecture pouvait être dangereuse, c’était une sorte de matérialisa- tion du mal qu’il convenait de faire disparaître.

Notre époque, dite civilisée, se croit à des années-lumière d’un tel comportement. Mais regardons autour de nous. Le fana- tisme stupide est toujours d’actualité : il n’y a pas si longtemps que les Anglais et les Irlandais réglaient leurs différends confes- sionnels à la mitrailleuse. Les mahométans fanatisés peuvent s’entretuer, les sunnites détestent les chiites, des voitures, bourrées d’explosifs, éclatent en pleine rue, faisant des dizaines de victimes. Les mêmes rêvent d’exterminer tous les juifs, et tous les chrétiens. Un des leurs, bien endoctriné, pénètre dans une école juive et tue froidement trois enfants et un adulte. Sans parler des prises d’otages, des avions détournés, pilotés par des kamikazes qui détruisent des tours et font 3000 morts. Les sectes sont peut-être encore plus proches de la sottise de Boguet. Comment les gourous de l’ordre du « Temple Solaire » pou- vaient-ils persuader leurs disciples que le séjour terrestre n’était que fadeur à côté de la béatitude qu’ils trouveraient sur Sirius ? Que le moyen le plus simple pour y parvenir était de quitter la terre par le suicide, individuel ou collectif, et si possible par le feu. Il y eut 74 morts, dont trois enfants de 6, 4, et 2 ans, qui se seraient certainement contentés de la médiocrité terrestre ! Que dire des Témoins de Jéhovah qui, pour d’obscures rai- sons, refusent la transfusion sanguine non seulement pour eux mais aussi pour les leurs. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 64

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Revenons un instant à Boguet, pour regretter qu’il n’ait pu débattre avec l’abbé Jérome Coignard. Cela eut sans doute épar- gné bien des vies. En effet, l’abbé pensait :« que le diable était mauvais, sans l’être absolument, car son imperfection naturelle l’empêcherait toujours d’atteindre à la perfection du mal. » Mais Boguet ne pouvait pas connaître cet aimable penseur, car il n’a jamais existé. C’est un personnage créé de toutes pièces par Anatole France, et qui occupe une place assez importante dans son œuvre romanesque.

Ce sera ma Conclusion. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 65

Amelia Earhart, héroïne de l’air et femme moderne

M. le Général Jean-Louis Vincent

Séance du 8 avril 2013

Amelia Earhart

Célèbre et adulée, Amélia Earhart est parfois considérée comme la plus grande aviatrice de tous les temps. C’est proba- blement la plus attachante, peut-être la plus jolie, ce qui en a fait une icône, mais elle n’est pas forcément la meilleure avia- trice du monde. Fille aux cheveux courts et à la silhouette lon- giligne, elle a une étonnante ressemblance physique avec Lindbergh ( ce qui la fera surnommer « Lady Lindy » ) et, avec son air de garçon manqué, un charme indéniable. Mais ce sont surtout, d’une part, sa vie de femme indépen- dante et audacieuse, et ses exploits d’aviatrice, dans ces « années folles » où l’opinion se passionnait pour les grands raids, d’autre part, sa mystérieuse disparition et les légendes qui en naîtront, qui en feront à jamais une héroïne de l’air, mais aussi une idole de la gent féminine. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 66

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Les jeunes années Amelia, née en juillet 1897 dans le Kansas, ne manifeste pas, contrairement à d’autres aviatrices, un goût précoce pour l’avia- tion. Durant son enfance elle ne voyait pas beaucoup d’intérêt à ces « machines de bois et de fil de fer » comme elle les décrivait. Mais elle est intrépide. Elle monte les chevaux à cru et chas- se les rats avec la carabine que son père lui a offerte. Son père qu’elle adore, jusqu’au jour où elle se rend compte qu’il est deve- nu alcoolique et qu’elle doit s’interposer entre lui et sa mère. Traumatisée, elle ne touchera jamais à l’alcool, qui a conduit ses parents au divorce, et dont elle pourra à plusieurs reprises constater les dégâts qu’il occasionne, y compris dans le milieu aéronautique. Pendant la I° Guerre Mondiale, elle suit des cours d’infirmiè- re et exerce dans un hôpital militaire au Canada. Plus tard, en 1920 (elle a déjà 23 ans), elle va réviser son jugement sur les avions. Alors qu’elle est en Californie, elle assiste à un meeting aérien et elle va recevoir son baptême de l’air à bord d’un biplan qui survole Los Angeles. C’est le choc. « Dès que l’avion a décollé, dit-elle, j’ai su que je serais pilote ». Elle va donc prendre des cours de pilotage et même acheter un petit avion, un biplan Kinner peint en jaune, qu’elle appelle le « Canari » et avec lequel elle aura d’ailleurs de nombreux acci- dents, heureusement sans gravité. Mais en octobre 1922 elle bat néanmoins un record féminin d’altitude en montant à plus de 4200 m, dans un avion à cockpit ouvert. En 1923, elle obtient son brevet de pilote de la Fédération aéronautique internationale (FAI). C’est la 16ième femme au monde à obtenir ce précieux document. Et puis elle change d’avis, car elle est parfois fantasque mais surtout avide de sensations. Elle revend son avion (que d’ailleurs sa sinusite chronique lui interdisait de garder, avec son cockpit ouvert) et achète une voiture qu’elle baptise « le Péril jaune » avec laquelle elle décide de traverser, en compagnie de sa mère fraîchement divorcée, le continent américain de la Californie à la côte est, ce qui était encore à l’époque quelque chose de peu banal. Mais après cet exploit, elle réalise qu’elle a déjà 26 ans et aucune perspective d’avenir : elle tient un poste d’assistante sociale qui la laisse insatisfaite. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 67

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Un vague fiancé, Samuel Chapman, ingénieur chimiste, la prie de l’épouser. Mais elle ne s’intéresse qu’à ce qui peut la faire frissonner et le rôle de femme au foyer ne la tente pas du tout. Elle continue d’ailleurs à voler, à promouvoir le vol féminin, et finit par se faire un nom dans la région de Boston. C’est alors qu’elle reçoit une proposition qui va décider de sa vie future.

L’atlantique

« Voulez-vous survoler l’Atlantique ? » lui demande en mars 1928 le journaliste Hilton Railey, agissant pour le compte d’un certain George Putnam, dont nous reparlerons puisque trois ans plus tard il épousera Amélia. Pour l’instant, cet éditeur et publicitaire recherche « la perle rare » capable de donner un grand retentissement à la traversée de l’Atlantique par une femme, projet d’une richissime améri- caine, Amy Guest, mariée à un anglais et que sa famille a dis- suadée de tenter elle-même l’aventure. En l’occurrence, il ne s’agit pas de piloter l’avion mais d’être passagère. Depuis l’exploit de Lindbergh dix mois auparavant, aucune femme n’a réussi à traverser l’Atlantique. Cinq ont essayé, toutes comme passagères : trois sont mortes, les deux autres ont abandonné en route. George Putnam est séduit à la fois par le physique de cette « garçonne » de 31 ans, longiligne (elle mesure près de 1,75m) et par le côté espiègle et rieur d’Amelia, dont les cheveux courts coiffés à la diable vont devenir la marque de fabrique. La traversée de l’Atlantique se fera avec deux pilotes mascu- lins, dont elle sera la passagère, non payée… sauf par la célé- brité internationale, lui dit Putnam. Pour l’instant elle doit gar- der le secret, se trouver une remplaçante pour son poste d’assis- tante sociale… et rédiger son testament, ce qui est vite fait, car à part sa voiture et une petite somme d’argent, elle ne possède pas grand-chose. Elle écrit aussi des lettres, paradoxalement plutôt joyeuses, à sa mère et à son grand-père, qui leur seraient remises au cas où elle disparaîtrait dans l’aventure. Le 3 juin 1928, l’avion, un hydravion trimoteur Fokker Friendship, décolle pour Terre-Neuve (pour Trepassey exacte- ment) d’où il partira dès que les conditions météo le permet- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 68

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tront. Une longue attente de treize jours, qu’Amelia vivra comme la période la plus éprouvante du voyage, lui permettra de s’apercevoir qu’un des pilotes, Wilmer Stulz, est alcoolique… ce qui provoque la colère de Lou Gordon, l’autre pilote, qui menace de renoncer. C’est la deuxième fois qu’Amelia est directement confrontée au drame de l’alcoolisme, ce qui ne fera que renforcer son aversion pour l’alcool. Enfin, le 17 juin, le voyage peut débuter, après un décollage laborieux puisque l’avion, lourdement chargé en carburant, ne s’arrache à l’océan qu’à la quatrième tentative. Puis la radio tombe en panne et le voyage se poursuit aux instruments dans la nuit noire. Amelia s’est endormie, ce qui prouve son sang- froid peu commun. Quand le jour se lève les aviateurs aperçoi- vent deux bateaux de pêche et une côte et se posent, les réser- voirs étant à sec après plus de vingt heures de vol. Ils appren- nent alors qu’ils ne sont pas en Irlande mais au Pays de Galles. L’enthousiasme qui les entoure surprend Amélia qui « s’est sentie aussi utile qu’un sac de patates ». Mais les pilotes mascu- lins s’effacent, car la presse n’a d’yeux que pour elle, la premiè- re femme à avoir traversé l’Atlantique. Le lendemain c’est d’ailleurs elle qui pilote l’avion, pour rejoindre Southampton où l’attend Amy Guest (celle qui est à l’origine de l’aventure) et une folie médiatique qui l’étonne, mais qu’elle gère avec une aisance qui séduit la presse. « Lady Lindy » comme on la surnomme désormais (un surnom qu’elle refusera toujours, estimant qu’il est vexant pour l’épouse de Lindbergh, qu’elle connaît et apprécie) se prête avec bonne grâce à toutes les questions et résume son état d’esprit quand on lui demande pourquoi elle a accepté une aventure aussi dange- reuse : « for the fun of it » (pour le plaisir). C’est d’ailleurs le titre qu’elle donnera plus tard à son autobiographie.

La gloire

En Angleterre, où elle se trouve toujours, elle essaie pour- tant, avec une grande honnêteté, de mettre en valeur les pilotes qui sont les vrais héros de cette traversée, mais rien n’y fait : c’est elle l’héroïne et c’est elle que l’on montre en photo dans les journaux. On la reconnaît désormais partout : à Wimbledon, au bal quand elle danse avec Edouard VIII, prince de Galles, (celui qui Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 69

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abdiquera plus tard pour épouser Wallis Simpson), quand elle déjeune avec Winston Churchill. George Putnam, qui lui avait promis la célébrité, jubile. Il décroche la une du « New York Times » avec une photo d’Amelia en tenue de pilote. Amelia, dont la qualité photogénique est réel- le, va d’ailleurs cultiver désormais son look longiligne et quelque peu androgyne, quelle que soit la tenue (d’aviatrice ou de soirée) qu’elle porte. Fin juin 1928 les trois héros reprennent la direction de l’Amérique à bord d’un paquebot. Une réception monstre les attend à New York, avec la tradi- tionnelle parade sur Broadway en voiture décapotable. Puis ils se séparent. Stulz mourra d’ailleurs l’année suivante dans un accident d’avion. George Putnam, l’éditeur, va désormais s’occuper de cultiver la notoriété de celle qu’il a contribué à rendre célèbre. Il lui demande d’écrire un livre sur son aventure. Il s’intitulera tout simplement « 20 h 40 mn », le temps de la traversée. Putnam est un éditeur à succès. C’est lui qui a publié « We », le récit de Charles Lindbergh après sa traversée de l’Atlantique en solitaire, mais aussi « Skyward » récit du survol du pôle nord par Richard Byrd en 1926.

Icône des « années folles »

C’est l’époque des « années folles ». La condition féminine est en pleine émancipation. Cheveux courts, alcools forts, longs fume-cigarettes de stars, bains de minuit dans les fontaines, les jeunes filles qui se veulent modernes, s’amusent des interdits de l’Amérique puritaine. Mais, sans frasques, Amelia devient pourtant, en quelques jours, aussi célèbre que ses sulfureuses contemporaines. On se l’arrache et on la donne en exemple à la jeunesse. Amelia va jouer parfaitement le jeu. Elle va devenir un modè- le d’émancipation féminine, un fantasme pour les hommes, et surtout une héroïne moderne, que les médias, comme on ne les appelle pas encore, vont contribuer à fabriquer. Putnam la conseille dans ce sens, mais elle a l’intuition de l’apparence qu’il lui faut adopter (tenues décontractées mais seyantes, parfois dérivées de la mode masculine, casque mou et lunettes d’aviatrice) ce qui fait que son image de marque traduit Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 70

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à la fois la modernité et l’authenticité. Son « look » ne tarde pas à être copié. Elle incarne en effet à merveille la « New Woman », la nouvelle condition féminine et surtout la femme indépendan- te et aventureuse. Décidément elle est en avance sur son temps et lance des « produits dérivés » comme on les appellerait aujourd’hui. Une ligne de bagages haut de gamme, présentée dans un magasin qui reconstitue un cockpit d’avion et illustrée par des photos d’Amelia. Une ligne de vêtements « pour femmes actives et modernes », marquée par le confort plus que par les conventions de la mode féminine. Mais elle ne fera pas fortune avec ces pro- duits, l’Amérique étant à l’époque en pleine dépression écono- mique. Tout juste sa ligne de vêtements lui permettra-t-elle d’être désignée en 1933, par les créateurs de la mode, comme une des femmes les plus élégantes d’Amérique. Elle est extrêmement sollicitée, cette époque correspondant à l’essor de la presse illustrée. Elle est un excellent argument de vente et les droits qu’elle en tire lui permettent de financer ses vols. Tous ses faits et gestes sont abondamment médiatisés (comme par exemple une plongée en scaphandre en 1929 ou encore des photos glamour aux côtés de Cary Grant).

Un look novateur Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 71

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« Je veux voler et être enfin seule !» Mais dès l’été 1928 Amelia s’était lassée de ces mondanités et elle rêvait de retrouver la solitude du vol. En août 1928 elle déci- de de survoler son pays, dans un nouvel avion qu’elle vient d’ac- quérir. Putnam, qui l’accompagne pour le premier vol, a, sans lui en parler, prévenu la presse. Celle ci l’attend à Pittsburgh, où un atterrissage manqué, heureusement sans gravité, mais sous les yeux des journalistes, compromet le secret du voyage. Elle va repartir, seule, pour des étapes qui la conduisent jus- qu’au Texas, dans des conditions parfois difficiles mais qui lui permettent de perfectionner ses compétences de navigatrice. Son « Avian » donne parfois des signes de fatigue et elle doit alors se poser en catastrophe dans un champ où elle est immé- diatement entourée, reconnue et félicitée. Au retour le moteur de son avion lâche au dessus de Salt Lake City et elle doit faire escale pendant dix jours pour les réparations. Enfin le 13 octobre 1928 elle revient à son point de départ, « maquillée de poussière et parfumée au fuel ». Elle est la pre- mière femme à avoir traversé seule les Etats-Unis, aller et retour, et Putnam ne va pas manquer l’occasion d’exploiter cette nouvelle célébrité.

ambassadrice de l’aviation féminine et de l’aviation tout court

Par rapport à son futur mari, qui exploite sa notoriété et en profite pour faire des affaires, Amelia est pour beaucoup « la petite fiancée de l’Amérique » et on va l’utiliser comme ambas- sadrice de l’aviation féminine et de l’aviation tout court. Elle découvre en 1930 un nouvel engin volant qui l’enthou- siasme, l’autogire de l’espagnol Juan de la Cierva. Putnam déci- de de lui en acheter un, financé par des sponsors car elle fera une tournée publicitaire en Amérique avec cet appareil. Elle volera dans 76 villes différentes. Un vrai marathon ! Elle atteint plus de 5500 m d’altitude avec l’engin et malgré un accident où sa lucidité a évité des morts parmi les specta- teurs, elle poursuit ses vols jusqu’à un nouvel accident dont elle sort une fois de plus indemne. Parallèlement, elle reste très concernée par la condition fémi- nine et participe en novembre 1929 à la fondation, avec 36 Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 72

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autres aviatrices, d’une association qui s’appellera les Ninety Nines (99 comme le nombre de femmes présentes ce jour là). Association qui existe toujours aujourd’hui. Elle milite pour que les femmes reçoivent le même salaire que les hommes à travail égal et s’inscrit au National Women’s Party dans ce but. Toujours cette avance sur son temps, que ses exploits contri- buent à crédibiliser.

L’atlantique en solitaire

« Je veux prouver que les femmes peuvent accomplir la plupart des choses que les hommes accomplissent et justifier tout ce que l’on a dit de gentil sur moi » Telle est la motivation d’Amelia quand elle décide de traverser l’Atlantique en solitaire en 1932. Elle n’a pas encore 35 ans. Avant l’Atlantique Sa rivale Ruth Nichols (qui est aussi son amie) a tenté en 1931 cette traversée ; cela s’est mal terminé et elle s’est crashée peu après le décollage. Gravement blessée elle a néanmoins décidé de revoler et de retenter la même traversée. Elle se prépare en secret, tout comme Amelia. Un grand pilote américano-norvégien Bernt Balchen (qui a l’expérience des vols polaires), conseille Amelia, notamment en matière de vol aux instruments, sans visibilité. Elle a choisi un appareil Lockheed Vega monomoteur, transformé pour pouvoir emporter plus de carburant (c’est toujours le problème de ces grandes traversées). L’avion est doté d’un moteur neuf de 500 CV et équipé des instruments de navigation les plus modernes. Elle doit décoller de Harbor Grace à Terre-Neuve dès que les conditions météo le permettront. Cela se passera le 20 mai. Décontractée, Amelia donne une conférence de presse et promet des nouvelles d’elle dans une quinzaine d’heures. Forfanterie ? Confiance absolue en elle et son avion ? Elle décolle après des adieux sobres à Putnam devenu l’année précédente son mari. Faisons une brève incursion dans la vie privée d’Amelia. Mrs Putnam a quitté son mari en 1929, estimant que les relations de plus en plus proches de l’aviatrice de charme avec son Pygmalion étaient devenues trop publiques. En l’occurrence cette raison Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 73

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était plutôt une excuse (Mrs Putnam avait probablement un amant), car Amelia n’a pas été la maîtresse de Putnam tant qu’il a été marié et, après son divorce, elle a refusé à cinq reprises sa demande en mariage, arguant qu’elle n’était pas faite pour être une femme mariée. « Je suis meilleure en pilotage qu’en vaissel- le » aimait elle à répéter. Elle finira par céder à la sixième demande, mais en précisant ses conditions… dans une lettre. Elle délivre George de tout ser- ment de fidélité… tout en lui demandant la réciproque : un « modernisme » assez surprenant pour l’époque. Très peu pour elle d’être enfermée dans une cage, fût elle dorée ! Elle décide également de conserver son nom de jeune fille, ce qui est assez incongru en ce temps là. Elle ne portera pas non plus son allian- ce. Témoignages de l’indépendance de cette femme, d’autant disait-elle avec humour que « c’est moi qui suis toujours absen- te, et lui qui m’attend à la maison ! ». George Putnam, à qui on a souvent reproché d’avoir vu sur- tout le potentiel médiatique extraordinaire d’Amelia, n’en était pas moins sincèrement amoureux d’elle. On peut même dire que, bien que dix ans plus âgé qu’elle, c’était nettement le plus amou- reux des deux. Il ne se remettra d’ailleurs jamais vraiment de sa disparition. Mais revenons à notre traversée de l’Atlantique en solitaire. Amelia est calme et détendue. En ce 20 mai 1932, à 19 H 12, elle met les gaz et arrache le Véga du sol. Au bout de quatre heures de vol, une tempête survient et les instruments se révèlent défaillants, mais l’expérience d’Amelia lui permet de conserver son calme et son cap. Elle commence à avoir faim. Hélas elle a oublié l’ouvre boîte qui lui aurait permis de manger les conserves emportées. Elle boit un peu de jus de tomate, mais pas trop car elle sait bien que les tubes d’aisance, s’ils sont pratiques pour un pilote, ne sont pas adaptés à l’anatomie féminine. Un incident la contrarie beaucoup : le bidon de fuel de réser- ve se met à fuir et des vapeurs de gazole envahissent le cockpit, occasionnant une forte migraine et des brûlures oculaires. Mais elle tient bon, respire des sels et fait évoluer son avion en alti- tude pour ne pas céder à la fatigue d’une part, pour échapper au givrage de son avion, danger mortel, d’autre part. Puis elle affronte une nouvelle tempête. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 74

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Après un long et douloureux voyage, elle aperçoit un bateau de pêche, se déroute pour le survoler puis voit au loin la terre. Elle suit une voie de chemin de fer dans l’espoir qu’elle la conduise à un aérodrome mais, presque à court de carburant, finit par se poser dans un champ en provoquant la fuite de vaches effarouchées. Au paysan qui vient la questionner : « vous venez de loin ? » elle répond avec simplicité : « d’Amérique ! ». Il lui apprend alors qu’elle se trouve en Irlande près de Londonderry et l’emmène boire une tasse de thé. Elle a fait le voyage en moins de quinze heures et devient à 34 ans la première femme à avoir traversé deux fois l’Atlantique, une fois comme passagère, l’autre en solitaire. Elle bat au passage le record de la plus grande distance parcourue par une femme, détenu par Ruth Nichols. Epuisée, les yeux rougis par les vapeurs de gazole, elle télé- phone pour rassurer son mari et ses amis qu’une fausse nouvel- le avait alertés (on avait annoncé son crash près de Paris). Puis elle s’effondre dans un sommeil réparateur pendant que les mes- sages de félicitations affluent (le président Hoover, les Lindbergh, pourtant dévastés par le chagrin après la mort de leur bébé kidnappé, et bien d’autres). Conduite à Londres, elle va retrouver en plus fort l’enthou- siasme qui avait présidé à son premier exploit. Elle sourit aux applaudissements sans fin qui accompagnent chacune de ses apparitions. Elle trinque (à l’eau bien sûr) avec George V, puis gagne Paris avec son mari qui l’a entre-temps rejointe. Fêtée, adulée, elle reçoit la Légion d’Honneur des mains du président Lebrun, dépose une gerbe sur la tombe du soldat inconnu, bref elle est reçue comme un chef d’Etat. Comme Lindbergh, elle va sillonner l’Europe, être accueillie partout avec les plus grands honneurs, avant de regagner en bateau l’Amérique, où une nouvelle tournée d’honneur l’attend. Accueillie à New York par les sirènes des navires, et survolée par de nombreux avions, elle aura droit à une nouvelle « ticker- tape parade » et recevra plusieurs distinctions. Celle qui lui fait le plus plaisir est la médaille de la National Geographic Society, d’abord parce qu’elle est la première femme ainsi honorée, ensuite car cette société est bien connue pour son machisme. Mais devant tous ces honneurs, qu’elle juge disproportionnés, elle reste modeste. Son seul souhait est que son exploit prouve à Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 75

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tous que les femmes savent voler, exploit rappelé aujourd’hui par un monument à Harbor Grace d’où elle a décollé.

Le Pacifique

En 1934 Amelia annonce à son mari qu’elle veut survoler le Pacifique. Ce serait une première pour une femme. Elle se rend en toute discrétion à Hawaï avec son mari et un autre couple, mais le débarquement de son avion Vega peint en rouge ne passe pas inaperçu. Putnam a passé un accord avec des sucriers locaux pour financer l’opération, sans en parler à Amelia. Devant la polé- mique qui enfle, au cas où il faudrait la secourir, Amelia dégage la base militaire d’Honolulu, et donc les contribuables, de toute responsabilité pour d’éventuelles recherches. Elle a prévu de voler d’Honolulu à Oakland, puis de rejoindre Washington. Le 11 janvier 1935 elle décolle dans son Vega aménagé, chargé de carburant. Elle atteint Oakland après 18 h 15 mn et 3875 km au-dessus du Pacifique. Elle arrive épuisée mais la météo et son état de fatigue lui interdisent de rejoindre Washington. Mais Putnam recommence en montant avec le gouvernement mexicain un « vol de bonne volonté » pour relier Mexico à New York… en faisant imprimer des timbres commémoratifs pour l’évènement. Sur les près de 800 timbres il en conservera 250, qu’il revendra à prix d’or, à la grande fureur des fervents admi- rateurs d’Amelia. De Burbank en Californie elle rejoint Mexico où une foule immense l’accueille, puis rejoint New York en battant un nou- veau record : elle a mis un peu plus de 13 h pour relier les deux capitales.

Le dernier défi : le tour du monde

En 1936 elle décide de mettre la barre encore plus haut et de boucler un tour du monde. Putnam freine son enthousiasme en lui disant qu’il faut d’abord trouver le financement et qu’il s’en charge. Cela prendra un an mais lui permettra de se procurer le plus bel avion disponible le Lockheed Electra, financé en l’oc- currence par l’université de Purdue en Indiana. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 76

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Avant le tour du monde 1937

Il s’agit de parcourir le tour de la Terre au plus près de l’Equateur (Amelia dit « le tour de taille de la Terre ») et de par- courir en fait 47 000 km avec les détours et les escales. Elle doit partir accompagnée d’un navigateur… et garde du corps, certains pays à survoler étant difficilement accessibles à une femme seule. Son choix se porte sur Fred Noonan, un vétéran de la Pan Am, qui a 20 ans de métier dans le Pacifique. Elle s’apercevra trop tard qu’il a été renvoyé de celle-ci pour ivrognerie. Décidément l’alcool la poursuit ! Le président Roosevelt, qu’elle a soutenu lors de sa réélec- tion, demande à la Navy de l’assister et en février 1937 elle annonce son projet à la presse. Mais un premier départ s’arrête à Hawaï, le redécollage sur une piste humide ayant endommagé gravement l’avion, qui doit Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 77

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être réparé, ce qui va prendre trois mois. Amelia met à profit ce répit pour voir sa famille et décide de changer le sens de son par- cours en partant vers l’est, qui lui parait plus sûr question météo. Elle a déjà confié à ses amis que ce sera son dernier grand vol. Le 21mai 1937 elle s’envole avec Fred pour Miami. Le pre- mier juin, direction Porto-Rico après des adieux sobres mais émouvants à George Putnam. C’est la dernière fois qu’il verra sa femme. Après Porto-Rico, ce sera le Venezuela, puis le Surinam et le Brésil. Partout ils sont bien accueillis mais réduisent les rencontres sociales au minimum. Repas frugal, révision de l’appareil, un peu de lessive et repos (souvent bref) avant la prochaine étape. Puis ce sera l’Atlantique sud, sa troisième traversée de cet océan. Le 13 juin au soir, l’Electra se pose à St Louis au Sénégal après une traversée de plus de 13 heures. L’appareil va être révisé de fond en comble pendant deux jours. C’est la première fois qu’Amelia se trouve sur le continent africain et elle est frappée par les couleurs et les senteurs de l’Afrique. Mais le changement de nourriture, le décalage horaire, la cha- leur écrasante, le repos insuffisant, commencent à peser sur l’é- quipage et à détraquer leur organisme. La pharmacopée emportée se révèle insuffisante et ils décident de modifier leurs étapes pour être sûrs de trouver le soutien médical si nécessaire. Le Mali, le Soudan anglo-égyptien puis la Mer Rouge… Le voyage se poursuit, retranscrit fidèlement par Amelia dans son rapport quotidien au Herald Tribune. Puis c’est le survol de l’Arabie, où Amelia n’avait pas l’auto- risation de se poser, l’arrivée à Karachi, où ils se reposent lon- guement avant de repartir pour Calcutta, puis Rangoon en Birmanie, qu’ils ne peuvent atteindre que le lendemain, les pluies de la mousson les ayant forcés à faire demi-tour. Rangoon où la féministe qu’est Amelia sera choquée par la ségrégation faite aux femmes. Leur état de santé se dégrade. Ils souffrent de dysenterie et Noonan s’est remis à boire. Pourtant les voilà à Bangkok, puis à Singapour avant de décoller pour Java puis pour l’île de Timor. Prochaine étape Darwin en Australie. Ils décident de laisser là leurs parachutes, sans utilité pensent- ils au dessus du Pacifique et partent pour la Nouvelle-Guinée. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 78

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Ils ont déjà parcouru en un mois plus de 36 000 km et il leur en reste 11 000 pour rejoindre la Californie, la fin du voyage. Ils sont exténués, mais comme ils tiennent à arriver en Californie le 4 juillet, jour de la fête nationale, ils décident néan- moins de quitter la Nouvelle-Guinée pour une dernière escale avant le terme, la minuscule île de Howland au milieu du Pacifique. Celle-ci ne figure même pas sur leur carte et seule une navigation précise aux instruments permettra de la rejoindre. Le gouvernement américain y a envoyé un bateau, l’Itasca, pour les attendre à proximité et éventuellement les guider. Le 2 juillet 1937 à 10 h 30 l’Electra décolle de Lae pour par- courir les 4 100 km qui le séparent de l’île de Howland. Ils ne sont pas parvenus à régler correctement leur radio et les mes- sages sont parfois nets, parfois inaudibles. De plus le trafic radio est intense en raison de la couverture médiatique de l’évène- ment. La nuit tombe et ils n’ont toujours pas atteint leur but. A 8h 44 le lendemain (ils sont partis depuis plus de 20 heures) un dernier message d’Amelia est reçu par l’Itasca. Elle laisse pour la première fois percer son inquiétude. « J’appelle Itasca. Je n’ai plus que 30 mn d’essence. Je dois être sur vous mais je ne vous vois pas ? » Puis plus rien, malgré les appels de l’Itasca qui balaie toutes les fréquences. Le président Roosevelt ordonne des recherches, qui vont durer des semaines, sans résultat. Rien n’a été négligé : 3000 hommes, 66 avions, 9 navires participent aux recherches. Aucune trace de l’avion, ni débris, ni trace d’huile… L’Electra semble s’être volatilisé, ce qui permettra d’émettre nombre d’hy- pothèses, plus ou moins crédibles.

Qu’est devenue amelia ?

La mission officielle de recherche prend fin le 18 juillet 1937. Amelia qui allait avoir 40 ans, est bel et bien considérée comme perdue, mais ce n’est qu’en janvier 1939 qu’elle sera déclarée officiellement morte. Aujourd’hui encore personne ne sait ce qui s’est réellement passé. L’épave de l’avion n’a jamais été retrouvée, mais les théo- ries, comme pour Nungesser et Coli, vont aller bon train. En effet il est difficile pour le public d’admettre que ces héros aient pu tout simplement disparaître après un incident ou une erreur de navigation. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 79

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On a dit notamment qu’Amelia conduisait une mission d’es- pionnage, confiée par Roosevelt, pour vérifier si les Japonais for- tifiaient les îles du Pacifique, et que l’avion aurait été abattu par la DCA nippone ou que les aviateurs auraient été fusillés. On a dit aussi qu’Amelia avait été capturée par les Japonais, qui l’auraient ensuite obligée à diffuser pendant la guerre, sous le pseudonyme de Tokyo Rose, des messages destinés à démora- liser les GI’s. On a dit encore qu’Amelia aurait vécu avec un autochtone, sur l’île de Nikumaroro, près de laquelle elle aurait fait un amer- rissage de fortune. En effet trois mois après la disparition de l’Electra, une photo faite par un officier britannique semblerait montrer un train d’atterrissage échoué sur les récifs entourant cette île. On a même dit, en 1995, qu’elle aurait été enlevée par des extraterrestres ! A noter que l’on parle toujours d’Amelia sans jamais évoquer le sort de Fred Noonan. Rançon de la gloire… Plus sérieusement, une mission civile, utilisant les tech- niques les plus modernes, la TIGHAR (The International Group for History Aircraft Recovery) conduit depuis plusieurs années des campagnes de recherches couvrant un large périmètre autour de l’île de Howland. Des ossements, une chaussure de femme avaient déjà été retrouvés, mais pas formellement iden- tifiés, en 2010, sur l’île de Nikumaroro. Lors de la dernière expédition d’août 2012, des éléments manufacturés, visibles sur les bandes vidéo, auraient été repérés sous l’eau près de Nikumaroro (peut-être un pneu, une roue, un garde-boue, qui auraient pu appartenir à un avion ?). Pour l’instant aucune preuve formelle ne permet de dire qu’il s’agit de l’avion d’Amelia.

Conclusion

Malgré toutes les hypothèses précitées, la vérité est probable- ment moins romantique. Compte tenu de l’état des techniques de l’époque, une erreur de navigation suivie d’une disparition dans les eaux du Pacifique est l’hypothèse la plus probable. Et finalement cela conforte la légende d’Amelia, cette belle jeune femme, disparue au faîte de sa gloire avec une image d’hé- roïne et d’icône de la modernité, que les féministes des années Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 80

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1970 ne manqueront d’ailleurs pas de récupérer. Parfaitement consciente des risques qu’elle prenait lors de ce tour du monde elle avait déclaré : « bien évidemment, j’ai envisagé la possibilité de ne pas revenir et je l’ai acceptée ». Une nouvelle preuve du courage et de la détermination de cette femme exceptionnelle. Il faudra attendre près de 30 ans pour qu’une aviatrice boucle un tour du monde en solitaire. Ce sera une américaine, Geraldine « Jerrie » Mock, en 1964. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 81

L’introduction du système métrique dans les nouveaux départements comtois (Doubs, Haute-Saône et Jura) M. Jean-Louis Clade

Séance privée du 6 mai 2013

Désordre et incohérence, telles étaient les caractéristiques des poids et mesures avant la Révolution française. Les mesures de longueur n’avaient aucun lien avec celles de capacité ou de masse. Chaque seigneurie avait ses mesures pour les rede- vances, qui n’étaient pas les mêmes que celles de marché et chaque marché avait lui aussi ses mesures… mais ce qui nous apparaît désordre et incohérence appartenait aux hommes de cette époque. Jusqu’au XVIème siècle, cette multiplicité et la complexité dans la diversité des subdivisions de chaque type de mesures ne gênaient pas trop le commerce, dont les échanges demeuraient limités dans l’espace. Or, à partir du XVIIème siècle et plus encore au XVIIIème siècle, le commerce, l’industrie et les sciences se déve- loppèrent : il devenait nécessaire de parler le même langage. Il importait donc de trouver une mesure universelle et naturelle, d’utilisation simple, qui puisse être adoptée par tous. Déjà, en 1671, l’abbé Picard suggérait la longueur du pendule simple bat- tant la seconde, dont le tiers serait le « pied universel ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 82

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Aucun souverain ne fut à même de conduire une telle réforme. Pourtant, dès le XVIème siècle, les matières précieuses, à com- mencer par les monnaies, étaient pesées dans toute la France au poids de Paris, à la livre « poids-de-marc » et ses subdivisions utilisées. En 1669, l’ordonnance de Colbert, qui organisait en France les maîtrises des eaux et forêts, imposa l’arpent de roi de 100 perches carrées de 22 pieds de roi. Il fut introduit en Franche-Comté à partir de 1694 et remplaça l’arpent des Eaux et Forêts du Comté de Bourgogne, de 440 perches carrées. Timides réformes bien limitées. A la veille de la Révolution, les cahiers de doléances1 se firent l’écho des aspirations populaires qui réclamaient la simplifica- tion et l’unification des mesures. Le peuple souhaitait « la mesu- re juste », pour s’opposer à l’arbitraire seigneurial. Il voulait un seul Roi, une seule loi, une seule mesure, un seul poids. Le sujet est vaste et l’espace limité. Nous irons donc à l’es- sentiel. Le lecteur intéressé se reportera aux ouvrages publiés concernant la Franche-Comté2. Il y trouvera mention des sources et documents consultés pour établir les listes de mesures et les conversions. La plupart de ces sources sont posté- rieures à l’introduction du système métrique3 (loi du 1er août 1793 et loi du 18 germinal an III (7 avril 1795)). Il s’agit d’en- quêtes, de tables de conversions et des états de section du cadastre napoléonien4. Même si les géomètres ont opéré des syn- thèses ou ont simplifié certaines conversions, les données sont fiables, mais il ne faut pas oublier que toutes les conversions des mesures anciennes en mesures métriques sont approximatives.

1. Jouvenot (Robert), Le bailliage de Baume-les-Dames en 1789, les cahiers de doléances. Annales littéraires de l’université de Besançon, n° 314, Les Belles-Lettres, Paris, 1985. Vion-Delphin (François), Le bailliage de Quingey en 1789, les cahiers de doléances, Annales littéraires de l’université de Besançon, n°389, Les Belles-Lettres, Paris, 1989. 2. Pour l’essentiel : Clade (J.-L.) et Chapuis (C.), Atlas historique et statistique des mesures agraires (Fin XVIIIe – Début XIXe siècles), tome II, Franche-Comté (Doubs, Jura, Haute- Saône), éd. du Lys (avec le concours du CRHQ, CNRS, Université de Caen), 1995, 125 pages. Clade (J.-L.) et Chapuis (C.), (sous la direction de Pierre Charbonnier), Les anciennes mesures locales du Centre-Est d’après les tables de conversion. Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2005. 3. Série L des archives départementales. 4. Série P des archives départementales. La première page des états de section du cadastre donne la conversion en ancienne mesure (journal) de l’arpent métrique. Parfois, elle donne la liste des autres mesures anciennes en usage dans la commune et leur équivalence métrique. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 83

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Mesures de longueur Les mesures de longueur reposaient sur deux unités. - La première unité était le pied de Bourgogne. Il était fondé sur l’aune de Provins, dont l’étalon était fixé contre le mur du portail de Notre-Dame de Dole5. Sa longueur était de 2 pieds 1/2, pied ancien de Bourgogne6. Un pied de Bourgogne vaut, en mesure métrique 33,12 centimètres. D’après un édit du Parlement de Dole de 15707, il devait servir à l’arpentage des terres dans toute la province8. Il y avait là une tentative d’unifi- cation qui, globalement, fut adoptée. Pour sous-multiples, le pied était divisé en pouces, lignes et traits. Pour multiple, il avait la perche de 9 pieds 1/2 et le journal de 360 perches. - La seconde unité était le pied le comte (35,7 cm) utilisé pour mesurer les fondations des maisons, la maçonnerie et la char- pente, et le creusage des fossés en général. Il avait pour multiple la toise qui contenait 7 pieds le comte (7 pieds = 2,504 mètres). Une enquête datée de 1790 montre que le district de Saint- Hippolyte lui préférait la toise de roi de 6 pieds (1,949 m)9. La toise de Montbéliard était de 10 pieds (le pied de Montbéliard vaut 28,9 centimètres), soit 2,893 mètres. A Poligny, on utilisait la toise du pied le comte et le pied de roi ancien10 « pris sur l’é- talon en fer déposé à la maison commune de Poligny en 1668 »11. L’aune servait principalement à mesurer les pièces d’étoffe. Dans le Doubs (y compris à Besançon), la plus répandue était celle de 3 pieds 8 pouces ou 44 pouces, pied de roi (1,191 m).

5. Machabey (Armand), La métrologie dans les musées de province et sa contribution à l’histoire des poids et mesures en France depuis le 13e siècle. thèse Paris-Sorbonne, 1959, p. 48 et p. 97. 6. Garnier (Bernard), Clade (Jean-Louis), Observations sur les mesures justes du Comté de Bourgogne par rapport au pied de roi suivant les ordonnances . Cahiers de métrologie, Centre de Recherche d’Histoire quantitative, t.6, 1988, p. 62, note 41. 7. Recueil d’anciens édits, statuts et mandements publiez et observez au Comté de Bourgogne (1494-1570), Dole, 1619, p. 176, Indication manuscrite (cote archives départementales du Doubs, 1 745). 8. Pétremand (J.), Recueil des ordonnances et édits de la Franche-Comté de Bourgogne, Dole, Ant. Dominique, 1619, p. 326- 327, titre 65, art. 1576. 9. Archives départementales du Doubs (ADD), L 1679. 10. Il s’agirait en fait du pied de Bourgogne (voir, de Bernard Garnier et Jean-Louis-Clade, «Analyse métrologique des « Observations sur les mesures justes du Comté de Bourgogne » », dans Cahiers de métrologie, Tome 6, 1988, p. 51-78. 11. Archives départementales du Jura (ADJ), 1 L 554. Voir aussi Machabey (A.), La métrolo- gie dans les musées de province… op.cit. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 84

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On trouve également une aune de 2 pieds et demi de roi (Bondeval), de 22 pouces de roi (Goumois, Montorsin), de 30 pouces (Glay), de 43 pouces deux lignes (Noirefontaine)12… L’aune du Pays de Montbéliard vaut 0,814 mètre ; on employait aussi le raim = ¼ de pièce = 6 mètres environ. Pour le chanvre, tou- jours dans le Pays de Montbéliard, la daie était la quantité de fibres que l’on pouvait entourer autour du doigt médius. La riètre valait 3 daies ; le baiton valait 3 riètres et la ribaie 30 baitons. Chaque ribaie correspondait à un coira d’œuvre13. Dans le Jura, l’aune de Lons-le-Saunier, dont l’étalon était conservé à la maison commune, mesurait 3 pieds 8 pouces 9 lignes, soit 1,211 mètre. Dès le début de la Révolution, elle fut remplacée par l’aune de Paris de 1,188 mètre14. A Arbois et dans les cantons de Montigny, Nozeroy et partie de ceux de Vers et Villers-Farlay, on utilisait l’aune d’Arbois : c’était la même que celle de Lons. L’aune de Saint-Claude mesurait « à peu près 44 pouces 6 lignes »15. L’aune en usage dans les communes d’Aromas, Biérignat, Ceffiat, Chaléat, Coisiat, L’Hôpital et Thoirette contenait 44 pouces pour les marchands et celle des tisserands de 46 à 48 pouces16.

Mesures agraires

On retrouve l’usage du pied de Bourgogne fondé sur l’aune de Provins. La perche de 9 pieds 1/2, élevée au carré, donnait 90 pieds ¼. Elle entrait dans la composition du journal (surface labourée en une journée) pour les champs et de la soiture (latin seccare : cou- per) pour les prés. Le journal et la soiture contenaient 360 perches carrées de 9 pieds ½.

12. ADD, L1679. 13. Le Pays de Montbéliard du Wurtemberg à la France, 1793, S.E.M., 1992, p. 114-115. 14. ADJ, 1 L 554. 15. Ibid. 16. Ibid. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 85

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Les divisions traditionnelles du journal étaient les suivantes : 1 journal = 1 fauchée = 1 faux = 1 soiture ou voiture17 1 journal = 360 perches = 6 mesures = 8 ouvrées = 96 coupes 1 quarte = 90 perches = 24 coupes 1 mesure = 60 perches = 16 coupes 1 ouvrée = 45 perches = 12 coupes 1 penal (des penaux) = 1 quarte (1/4 ou 1/6 du journal) 1 boisseau = 1 coup(p)ot = 1 ouvrée (1/8 du journal) 1 coupe = 1/96 du journal = 3 perches ¾ 1 éminotte ou tiers ou quartier = 1/3 du journal 1 béquille (petite charrue) = 1/18 ou 1/20 du journal Comme le journal, la quarte et le coupot étaient générale- ment utilisés pour la mesure des terres labourables, prés, pâtures, jardins, vergers et maisons. La faulx ou soiture était employée pour les prés et l’ouvrée pour les vignes (4,45 ares ; celle de Besançon : 3,61 ares). Bien entendu, étaient toujours utilisées des mesures s'inté- grant à une logique de l'action. Que dire en effet de cette expres- sion de la mesure : « Une prairie ayant une largeur de trois andains et pour longueur d'un jet de pierre »18 ? Et il apparaît que le paysan employait peu ou pas les mesures « officielles », mais préférait des estimations fondées sur l’ensemencement ou sur la productivité du sol. Ainsi, les mesures de surface pou- vaient entrer dans la composition des mesures de capacité sèches, lesquelles pouvaient servir pour mesurer les liquides… Les termes « lansollée »19, « chaîne »20 ou « chariot », pour indi- quer la quantité de foin récolté, lui paraissaient plus expressifs

17. Selon les lieux, la voiture et la faulx ne correspondaient pas obligatoirement à la soiture, donc au journal (si on admet le journal de 360 perches). 18. Archives départementales de la Haute-Saône (ADHS), H 197, Thurey, abbaye de Bellevaux. KULA Witold, Les mesures et les hommes, Paris, 1984. A la p.15, l’auteur pré- cise : « En Slovaquie, il arrive aujourd’hui même qu’on exprime la distance en «jets de pier- re ». Les ethnographes relevaient en Lettonie, au XIXe siècle encore, des mesures de « jet de pierre» et de «portée de flèche », bien que l’arc ne fût plus utilisé depuis longtemps ». 19. Fourcault, Evaluation des poids et mesures anciennement en usage dans la province de Franche-Comté et au comté de Bourgogne, Besançon, 1872, p. 38 : « Le vallemont de pré fut une mesure au-dessous du quart de faux ; et la mesure dite lansoullée, lansollée, lansolle, de foin, était une pièce de pré qui produisait la contenance d’un linceul de foin (drap servant au transport du foin) : c’était suivant les lieux et les coutumes, ou le quarantième, ou le vingt-quatrième d’un chariot de foin. Des actes du XVIIème siècle ont assigné huit vallemonts au chariot et trois lansollées au vallemont ». 20. ADD L 1679, commune de Montursin : « La chaîne est de quarante pieds qui contient quatre perches ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 86

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qu'une abstraite élévation au carré qu’il ne savait même pas cal- culer. D’autant que la détermination d'une surface répondait à d’autres combinaisons : ainsi, le journal de 360 perches était le produit de 6 x 60, celui de 432 perches le produit de 108 perches de long et 4 perches de large21... Autre difficulté qui apparaît après la conquête française (1678). On trouve fréquemment, dans les textes, « le journal de 360 perches de 9 pieds 1/2 de roi », sachant que le pied de roi équivaut à 32,48 centimètres. Or, le journal n'était pas une mesure de France et la perche de France ne comptait pas 9 pieds 1/2, mais 22 pieds. Par conséquent les administrateurs et les géomètres du XVIIIème siècle auraient tout simplement substitué la longueur du pied de roi à celle du pied de Bourgogne, gardant le journal de 360 perches de 9 pieds 1/2. Sa valeur métrique s’é- tablit alors à 34,28 ares. N'était-ce pas une façon d'introduire, de généraliser les mesures de France en les calquant sur les mul- tiples comtois ? 22 Dans le Doubs, si l’on excepte les communes du Pays de Montbéliard (25,11 ares) et quelques-unes autour de Quingey (24,9 ares), dominait le journal de 360 perches de 9 pieds ½ de Bourgogne qui équivalait généralement à 35,50 ares. Dans le Jura, dominait très nettement l’emploi du journal de Bourgogne de 360 perches carrées dont l’équivalence métrique la plus fréquente est 35,64 ares (1800-1825), mais un document de 1791 donnait, pour le district de Lons-le-Saunier, 35,38 ares23. A noter l’extrême pauvreté des substantifs pour nommer les sous-multiples, ce qui cause des confusions. Ainsi, la mesure peut représenter le 1/8e, le 1/6e ou le ¼ du journal, avec les valeurs métriques suivantes, respectivement, 4,45 ares, 5,94 ares, 8,91 ares. En Haute-Saône, le journal de Bourgogne était fréquemment employé, mais il entrait moins souvent dans la composition d’un journal de 360 perches. On le trouve avec 450 perches, 328 perches, 432 perches… En revanche, le journal de 360 perches

21 Peltre (Jean), « Systèmes de mesures agraires, l’exemple de la Lorraine », dans Introduction à la métrologie historique, sous la direction de Bernard Garnier, J.-CL. Hocquet , D. Woronoff, éd. Economica, Paris, 1989, p. 175. 22. Clade (Jean-Louis), Réflexion sur la mesure « juste » : les mesures agraires en Franche- Comté aux XVIIIème-XIXème siècles, dans Mémoires de la Société d’Emulation du Doubs, nou- velle série, n° 38, 1996, p. 67-81. 23. Archives nationales (AN), F12, district de Lons-le-Saunier. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 87

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de 9 pieds ½ de roi se rencontre plus souvent que dans les deux autres départements avec un nombre variable de pieds dans la perche : perche de 8 pieds ¼ de roi, de 18 pieds, de 22 pieds…24 Bien entendu, d’autres mesures étaient utilisées25 ; tout ne peut pas être cité ici. Pour résumer, sur l’ensemble des départe- ments comtois, le journal variait de 20 ares à 57 ares !26

Mesures de capacité (sèches et liquides)

Pour les mesures de capacité, le système apparaît plus com- plexe et aucune tentative d’uniformisation ne parvient à s’impo- ser. En 1581-82, des notables et échevins « … des ressorts de Quingey, Salins, Saint-Claude, Ornans et Gray ainsi que les prévôts du bailliage d’Amont rendent advis sur le faict des mesures tant de bled, vin, avene et pois desquels l’on usa en ce pays affin d’estre réduit le tout à ung ».27 Cette enquête, menée dans les juridictions de la Comté, préparait la publication de l’é- dit de Philippe II28 du 2 mars 1587 qui ordonnait que la mesure de Port-sur-Saône devînt mesure étalon de la Comté. Elle aurait été employée exclusivement pour le commerce, et partout elle aurait été écussonnée aux armes du roi. Il semble que cet édit ait été inégalement appliqué.29 Demeuraient la diversité des usages et la persistance des pratiques. Pour les mesures sèches, dans le Doubs, il n’y avait guère de systèmes autour de la mesure centrale appelée quarte ou boisseau ou encore penal (de 20 à 30 litres) et même souvent on ne parlait que de « mesure » sans donner à celle-ci un nom par- ticulier. Au-dessus de la quarte, il y avait parfois l’émine qui valait 2 quartes, mais plus souvent on utilisait le double bois- seau. Dans le Pays de Montbéliard, la quarte se divisait en cou- pots, ceux-ci en casses et la casse en coupes.

24. Clade (J.-L.) et Chapuis (C.), Atlas historique et statistique des mesures agraires (Fin XVIIIe – Début XIXe siècles)…, op. cit. 25 ADD L 1679. 26 Clade (J.-L.) et Chapuis (C.), Atlas historique et statistique des mesures agraires (Fin XVIIIe – Début XIXe siècles)…, op. cit. 27. ADD, II B 665 : Parlement de Dole. 28. A cette date, la Franche-Comté relève de l’autorité espagnole. 29. La ville de Lons-le-Saulnier, à qui Philippe II avait accordé la mairie et la justice au mois d’avril 1587, s’y conforma et adopta la mesure de Port-sur-Saône pour le commerce dans le bailliage. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 88

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Ces systèmes manquaient de rigueur à en juger par les diffé- rentes sources qui donnaient, à Besançon, la même valeur au boisseau et au double boisseau ! Cette bizarrerie se retrouve en d’autres lieux. De fait, il semble que, dans certaines localités, le boisseau ait été tenu pour la moitié de la mesure et non comme son équivalent : ainsi en était-il à Belvoir, Morteau, Passavant, Pontarlier… Dans la seigneurie de Réaumont, la mesure dite « de roi » était de 30 livres et contenait 24 coupes ; pour les cens : 25 coupes30. Généralement les grains se mesuraient ras, sauf l’avoine, les fruits, les légumes, le chenevis et le lin qui se mesuraient combles. Mais il n’y avait pas de règle absolue : ainsi à Bondeval l’avoine se mesurait « ras » mais on donnait 3 coupots à la quarte contre 2 pour le froment. Le lin et le chenevis se mesuraient ras mais avec seulement 2 coupots. En revanche les pommes de terre, les fruits du verger, les glands et les faînes se mesuraient « comble ». Dans le Jura, les états de section sont pratiquement muets sur les mesures de capacité, sèches ou liquides. Sont donc uti- lisés les résultats d’une enquête de l’an VI31 portant sur les grains et matières sèches32. La mesure courante n’a souvent pas d’autre nom que mesure. A Saint-Claude toutefois on parlait de boisseau et à Salins de penal ou émine. L’émine correspondait à un certain nombre de pintes : 15 à Lons, 16 à Arbois. A Lons-le-Saunier, l’étalon de la pinte était en fer blanc et servait aussi pour les liquides. Existait en outre un étalon en pierre au bas de l’escalier de la maison commune de cette ville, daté de 1603 et « taillé au ciseau ». Il servait aussi pour les cens mais on ne comptait dans ce cas que 12 pintes par mesure. A Poligny l’étalon se nommait mesure. C’était un cylindre de 16 pouces 4 lignes de diamètre (442,127 mm) et 4 pouces 9 lignes de hauteur (128,5 mm) soit une contenance de 19,73 litres. La mesure de Saint-Claude était un peu plus petite, avec un diamètre de 386,4 mm et une hauteur de 121,8 mm soit une contenance de 14,28 litres. L’enquête de l’an VI donne le poids en livres de la mesure de diverses céréales par district.

30. ADD L 1679. 31. ADJ, 4 L 94 32. Ibid. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 89

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Districts froment seigle orge turquie33 méteil34 avoine Arbois 31,5 29 27 30 29 27 Dole 29 27 24 29 28 35 Lons-le-S. 29 27 25 29 28 17 Orgelet 30 28 25 30 24 22 Poligny 30 28 25 30 24 22 Saint-Claude 29 28 25 29 22,5 22 Saint-Claude35 22,5 22,5 18 22,5 22,5 15 Les valeurs de ce tableau correspondent à la capacité moyenne en usage dans de chaque district et non seulement au chef-lieu. Les sources n’indiquent pas d’unité plus grande que la mesu- re en dehors du doublement de celle-ci. A Lons-le-Saunier, à côté de la pinte, la mesure pouvait se diviser en 24 pochons ou émines, ce terme ayant ici une valeur très différente de celle qu’il avait à Salins. A Poligny, on mesurait l’avoine comble (2 combles équivalant à 3 ras) tandis qu’à Dole, selon une déclaration de la commune de Rochefort qui utilisait les mesures de Dole, on doublait les quantités : 2 mesures d’avoine pour une de froment. A Lons-le- Saunier, le poids de la mesure d’avoine ne représentait que la moitié de celle de Dole, alors que leurs mesures de froment étaient équivalentes ; à Lons-le-Saunier on mesurait l’avoine ras, comme le froment, excepté lors du paiement des cens pour lequel il se mesurait comble. Les mesures de capacité ne servaient pas que pour les grains. A Dole et sans doute aussi ailleurs on les employait pour les fruits et légumes, généralement avec la formule comble. A Lons-le-Saunier le plâtre en poudre se mesurait ras comme le blé. La chaux se mesurait à la queue ou 8 baraulx ou barraux (1 barral). Le charbon se mesurait comble dans un van à vanner le grain. Il existait un autre van appelé « le grand van de forge » qui contenait 1 muid. Queue, barral et muid étaient aussi des mesures utilisées pour les liquides, mais on ne peut affirmer que les valeurs soient les mêmes (de 300 litres à plus de 500 litres).

33. Ce nom désigne le maïs. 34. Mélange de froment et de seigle. 35 Mesures seigneuriales. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 90

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En Haute-Saône36, si, dans certaines localités, on ne parlait que de mesure, dans la majorité des cas existait un terme plus précis pour la désigner : la quarte, qui était le pivot du système, l’étalon. On pouvait aussi lui donner le nom de penal ou penot. Au-dessous de la quarte était souvent mentionné le boisseau et le double-bois- seau. C’était la mesure utilisée quotidiennement. « La mesure dont on se sert à Gy… pour les grains et légumes doit être de la conte- nance et du poids en ledit froment de cinquante livres, … on s’aperçoit que [ce sont] les demy mesures ou boisseaux dont se ser- vent les gens »37. Jusqu’au début du XVIIIème siècle, des documents citaient l’émi- ne et mentionnaient aussi le bichet (bichot)38. Toutefois, les mul- tiples de la quarte, qu’ils s’agissent de l’émine, du bichot, du muid ou du quartal, n’étaient que des mesures de compte; elles n’exis- taient pas matériellement. Si la terminologie était relativement uniforme, en revanche les valeurs de ces mesures, qui étaient d’ailleurs exprimées plutôt en poids qu’en capacité, étaient assez inégales puisque le boisseau contenait de 15 livres à Champlitte jusqu’à 44,2 livres à Cromary. La capacité de la mesure tendait à s’accroître en allant vers l’est du département. A Lure et Luxeuil, elle contenait près de 80 livres, soit le double de celle de Gray. A Vesoul, comme à Jussey et à Port- sur-Saône, elle affichait 60 livres. Ces différences s’expliquent probablement par les liens d’interdépendance existant entre la contenance de la mesure et la densité de l’ensemencement39. On ne dispose que de peu de données en ce qui concerne l’avoine. Elle se mesurait généralement comble. Les inventaires du mobilier des abbayes précisent l’existence de mesures spécifiques pour l’avoi- ne40. Elles étaient probablement plus grandes que celles servant pour les autres grains. Mais, par exemple, à Champlitte, on utilisait pour l’avoine un boisseau « quarré » de 8 pouces sur 10 de haut d’une contenance de 12,6 litres contre 21 litres pour le boisseau de blé41.

36. Chapuis (Catherine), Métrologie des matières sèches en Franche-Comté XIIe-XIXe siècles, dans Cahiers de métrologie, CRHQ, tome 18-19, 2000-2001, p. 32-188. 37. ADHS, 282 E DPT 369 : « Procès-verbal d’échantillonnement de deux boisseaux ou demi- mesures à celle de Gy », 9 février 1771. 38. Chapuis (Catherine), Métrologie des matières sèches en Franche-Comté XIIe-XIXe siècles..., op.cit. 39. Ibid. p. 75-82. 40. Ibid. p. 70-75. 41. AN, F 12 Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 91

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Pour les liquides, existait une grande variété de mesures. La pinte ou bouteille peut être considérée comme l’unité ; elle valait environ 1 litre. Le plus grand multiple serait le muid contenant environ 300 litres, parfois plus, parfois moins. Dans le Doubs, le muid se divisait soit en 4 quarils ou carils, soit en 6 tines. A Besançon ce rôle était rempli par le septier dont 16 formaient 1 muid. Au-dessus de la pinte se plaçait la channe qui pouvait aussi porter le nom plus connu de pot, valant 2 bouteilles. En revanche, le rapport entre quaril, tine et bouteille variait d’un système à l’autre : il était de 32 pintes par tine à Maîche contre 36 à Belvoir et 48 à Montbéliard. On a donc plus de pintes par muid à Montbéliard, mais si la dimension des pintes peut varier, la capacité du muid se situe toujours aux alentours de 300 litres. Il était plus grand à Maîche qu’à Montbéliard : 315 litres contre 293 litres. La bouteille pouvait avoir de nombreux multiples. On le constate dans les deux systèmes complexes présentés comme exemples. - A Montbéliard, la bouteille avait un verre de plus que la mesure de roi ; deux bouteilles donnaient un pot (= 2 pintes = 2,25 litres) ; on avait 24 pots ou channes à la tine (54 litres) et 6 tines au muid. Le docteur Cuisenier42 donnait encore la chopine qui équivalait à 4 roquilles (0,56 litre) ; la pinte = 2 chopines ; le béchiet = 2 channes (4,5 litres) ; le quartal = 4 channes (9 litres) ; la feuillette (tonneau) = 2 tines (108 litres) ; la pièce = 2 feuillettes (216 litres) ; le foudre = 1100 litres. Pour la ven- dange, on utilisait la bosse (cuve) qui contenait de 10 à 12 tines (540 à 648 litres). - La commune de Noël-Cerneux donnait les mesures sui- vantes : 1 quaril = 30 channes ; 1 channe = 2 bouteilles ; 1 bou- teille = 2 chauvaux ; 1 chauvau = 2 quarterets ; 1 quarteret = 2 roquilles43. Enfin, à noter la mesure de Neuchâtel : 32 bouteilles à la tine, 6 tines au muid44.

42. Cusenier (Robert), Deux réformes audacieuses : les poids et mesures et le calendrier, dans Le Pays de Montbéliard du Wurtemberg à la France, 1793, op.cit, p.109-115. 43. ADD, L 1679 44. Ibid. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 92

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Pour la Haute-Saône, le muid ou tonneau était concurrencé par la pièce. Le premier était tantôt le double de la pièce attei- gnant ainsi les 400 litres à Pesmes, tantôt son équivalent comme à Jussey, soit 256 pintes de Besançon, donc proche des 300 litres. Cette valeur était dépassée à Héricourt où le muid était constitué de 276 pintes locales de 1,154 litre, ce qui le portait à 318 litres. La pinte avait une valeur différente d’une localité à l’autre (par exemple, celle de Jussey contenait 1,56 litre et celle de Gray 1,83 litre). Dans le Jura, la pinte était la mesure de base45. Les étalons pouvaient être en pierre comme à Poligny, en bois et en bronze comme à Arbois ou enfin en fer blanc comme à Lons-le-Saunier et à Saint-Claude. A Poligny, la pinte se présentait sous la forme d’un cylindre de 4 pouces 5 lignes de hauteur (11,95 cm) avec une base de 4 pouces 4 lignes de diamètre (11,75cm) soit une contenance de 1,292 litre. On peut toutefois remarquer que ces pintes étaient assez net- tement supérieures à la pinte de Paris de 0,931 litre, se situant pour la plupart au-dessus de 1,2 litre46. La pinte n’avait comme subdivision individualisée que le chauveau valant une demi-pinte. Généralement on parlait en fractions, demi-pinte et quart de pinte. La pinte était utilisée pour la mesure de tous les liquides dont l’huile, mais en comptant une pinte et demie pour une pinte47. Au-dessus de la pinte, le système le plus répandu, en usage à Lons-le-Saunier, Poligny, Arbois, et Dole48, aboutissait au muid de 240 pintes comprenant 4 carrils de 60 pintes. Toutefois d’autres sources donnent des valeurs légèrement diffé- rentes. Par exemple, selon Fourcault, le muid de Lons-le- Saunier contenait 246 pintes au lieu de 24049.

45. ADJ,1 L 554 46. Cette pinte de est abusivement appelée pinte de Paris : nous n’avons pas d’explication. 47. AN F12 48. D’après la commune de Rochefort qui utilise les mêmes mesures que Dole. 49. Fourcault, Evaluation des poids et mesures anciennement en usage dans la province de Franche-Comté et au comté de Bourgogne… op. cit. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 93

L’introduction du système métrique dans les nouveaux départements comtois 93

Pour Arbois, le document évoque d’autres mesures intermé- diaires comme la channe valant 2 pintes, le septier de 15 pintes et le double septier ou demi-carril de 30 pintes. Pour ces deux mesures existaient des étalons en bronze, mais ils ont été détruits en 1792 car ils servaient pour la perception de la dîme. A Lons-le-Saunier un autre système passait par le barral ou barrault de 46 pintes dont le rapport avec le muid était compliqué puisque le muid contenait 5 barraults et 10 pintes. En fait, au-des- sus du barral, la grande mesure était la queue de 8 barrauts, soit 368 pintes. A Dole, la queue correspondait à 1 muid et demi, soit 360 pintes. Elle se divisait en 2 tonneaux et 6 carrils. Dans les communes venues du Bugey, le pot remplaçait la pinte avec une valeur très proche de la pinte d’Orgelet (1,316 litre).

Mesures de solidité50

Dans le Doubs, la mesure de bois employée pour le flottage était la corde (« grande corde ») de 10 pieds de roi de long, 5 pieds de hauteur et la bûche de 4 pieds. La mesure de bois destinée aux charbonniers variait selon les lieux. A Mont-de-Vougney et « autres lieux », elle comptait, à la corde, 4 pieds de haut, 8 de long, la bûche de 3 pieds. A Montécheroux et autres lieux, la corde de charbonnier était de 5 pieds de long, 5 de large, la bûche de 3 pieds, etc. A Blamont, les bois de charpente se mesuraient à la solive, pièce de bois de 6 pouces de large sur 12 pouces de haut et 6 pieds de long. A Goumois, toujours pour les bois de charpente, on utilisait une règle dont le pied était de 11 pouces de roi, le pouce de 11 lignes. A Lons-le-Saunier, pour le bois à brûler, on se servait de « la corde de 8 pieds de longueur sur 4 pieds de hauteur et divisé en 32 pieds » ; « le moule ou la moitié de la corde est de 4 pieds de hauteur sur 4 pieds de largeur et subdivisé en 16 pieds de roi ». Le sel gemme provenant des salines comtoises possédait son propre système de pesée : 1 salignon = 4 livres (1,95 kg) ; 1 bénaite ou bénate = 12 salignons (23,5 kg) ; 1 charge = 4 bénates (entre 70 et 94 kg)51.

50. ADD, L 1679. 51 Grassias (Ivan), Markarian (Philippe), Pétrequin (Pierre), Weller (Olivier), De pierre et de sel, les salines de Salins-les-Bains, éd. MTCC, 2006. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 94

94 Jean-Louis CLADE

Une unification des mesures52 Pour trouver la nouvelle mesure, les savants du siècle des Lumières ont cherché une « unité universelle… en sorte que si les étalons une fois construits venaient à se perdre, on pût les retrouver toujours … »53 Et il ne fut pas question d’utiliser les étalons de Paris. En 1791, le choix se porta sur un arc terrestre. L’Académie déci- da de mesurer à nouveau le méridien. Elle choisit la partie entre Barcelone et Dunkerque. Ce travail ne fut achevé qu’en 1798. En attendant les résultats, la Convention nationale, pressée de lancer le nouveau système, vota la loi du 1er août 1793, ins- taurant le mètre provisoire. Elle fixa la valeur du mètre (nom suggéré par Borda) d’après les résultats de la précédente trian- gulation54. Elle en donnait la définition : la dix-millionième par- tie du quart du méridien terrestre. L’unité de poids, appelée grave, équivalait à un décimètre cube d’eau distillée. Cette loi fut exécutoire à compter du 1er juillet 1794. Des étalons furent envoyés dans chaque département avec des instructions simples destinées au public. Entre temps, l’Académie des Sciences de Paris avait fait procéder au recensement des anciennes mesures afin que fussent dressées des tables de conversion. Ces tables furent envoyées aux municipalités. Quant aux nouvelles mesures, qui figuraient en annexe de la loi, elles furent présentées dans les livres d’arithmétique destinés aux écoles. En voici l’essentiel : Longueurs : milliaire, mètre, décimètre, centimètre et mil- limètre. Surfaces : are (de 10 000 mètres carrés), déciare, centiare. Capacités : cade (futur mètre cube), décicade, centicade, pinte (dont le nom sera remplacé par cadil, le 19 janvier 1794, et par le litre le 18 germinal an III). Poids : bar (future tonne), décibar, centibar, grave, décigrave, centigrave et milligrave. La Convention lança également un calendrier révolutionnaire ainsi qu’un essai de division du jour en dix heures.

52 L’épopée du mètre, histoire du système métrique décimal, ministère de l’Industrie et de l’Aménagement du Territoire, Paris, 1989. 53 Ibid., extrait de l’étude de Condorcet, mars 1791. 54 Ibid. Celle de Cassini, de 1718. Condorcet lui-même était persuadé que l’amélioration de la qualité des instruments ne changerait pratiquement pas la valeur de l’unité. Il avait tort et il fallut modifier la longueur de l’étalon. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 95

L’introduction du système métrique dans les nouveaux départements comtois 95

Mais ce fut la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795) qui imposa vraiment le système métrique décimal. Ce texte ordonna la fabrication d’un mètre-étalon en platine à conserver dans un monument. Les nouvelles mesures comprenaient le mètre, l’are (ramené cette fois à 100 mètres carrés), le stère, le litre, le gram- me, le franc. Elle imposa l’emploi des préfixes, déci, centi, déca, hecto, kilo, myria. Chaque poids ou mesure pourrait avoir son double et sa moitié. Chaque mesure porterait le poinçon de la République. Les anciennes mesures furent interdites. Un article suspendit l’essai de la division décimale de l’heure. Enfin, la loi du 19 frimaire an VIII (10 décembre 1799) corri- gea et sanctionna définitivement la valeur des étalons du systè- me métrique, fondée sur la mesure achevée du méridien. Des résistances55 Les citoyens souhaitaient l’uniformisation des mesures. Or, le nouveau système ne leur convenait guère. Le nom donné aux mesures les déconcertait. Les anciennes mesures s’inspiraient des parties du corps humain : le pied, le pouce, la toise, la coudée, l’empan… Chacun les connaissait, apprises par son père, par habitude… Par conséquent, la réforme se révéla diffi- cile à mettre en application. Face aux résistances, l’arrêté des Consuls du 13 brumaire an IX autorisa le retour à la nomenclature proposée en 1793, qui s’inspi- rait de la terminologie des mesures d’Ancien Régime, tout en conservant le système décimal. Seul le mètre garda son nom. Ainsi, le décimètre pouvait désormais s’appeler « palme », le cen- timètre « doigt », le millimètre « trait »… L’arpent métrique dési- gna l’hectare, la pinte le litre, la livre le kilogramme, le grain le gramme… Cet arrêté, qui avait pour but de faciliter l’usage du système décimal, eut un effet contraire : l’emploi du nom des anciennes mesures entraîna souvent l’utilisateur à recourir aux anciennes équivalences répondant au système duodécimal. Pire : il arriva qu’on ne sût même plus dans quel système on était ! En outre, le décret du 12 février 1812 autorisa la fabrication de nou- velles mesures qui renouaient avec les anciennes. Il fallut attendre la loi du 4 juillet 1837 qui abrogeait le décret du 12 février 1812 et, par conséquent, l’arrêté des consuls du 13 brumaire an IX, pour en revenir au système institué par la loi du

55. Ibid. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 96

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19 frimaire an VIII. Elle imposa l’usage exclusif du système métrique décimal sur tout le territoire à compter du 1er janvier 1840. Elle rappela que le mètre était l’unité fondamentale. Tous les poids et mesures autres que ceux établis par les lois du 18 germi- nal an III (7 avril 1795) et du 19 frimaire an VIII (9 décembre 1799) furent interdits. La loi sanctionna toutes les infractions concernant la détention ou l’emploi des instruments prohibés ou non réglementaires et l’usage des dénominations interdites. Elle définit également le franc comme unité de compte. Depuis cette date, l’utilisation du système métrique est effec- tive en France.

Conclusion56 Dans l’espace imparti, la présentation des mesures anciennes n’a été qu’effleurée, mais l’essentiel a été évoqué. Pour l’instaura- tion du système métrique, internet propose de nombreux fichiers qui permettent aux curieux d’approfondir leurs connaissances. En revanche, le mètre mérite attention car son histoire ne s’arrête pas au vote de la loi du 4 juillet 1837. A la fin du XIXème siècle, il s’internationalise et sa définition change. Les hommes de la Révolution avaient défini le mètre comme étant la dix-mil- lionième partie du quart du méridien terrestre. Ils l’avaient matériellement tracé sur une règle en platine. Elle fut déposée au Pavillon de Breteuil, à Sèvres, en 1889. En 1960, la 11ème Conférence Générale des Poids et Mesures a adopté une nouvelle définition. L’étalon était alors égal à 1 650 763,73 fois la longueur d’onde, dans le vide, de la radiation oran- ge de l’atome du krypton 86 (exactitude près de cinquante fois supérieure à celle qu’autorisait le prototype international du mètre en 1889). En 1983, la 17ème Conférence Générale des Poids et Mesures a proposé une nouvelle définition fondée sur les performances excep- tionnelles des lasers : « la longueur du trajet parcouru dans le vide par la lumière pendant 1/299 792 458 de seconde ». Elle reste com- patible avec la précédente. Ainsi tous les instruments de mesure en service ont conservé rigoureusement le même étalonnage. Cette nouvelle définition, qui offre une possibilité d’exactitude multipliée par 30 par rapport à la précédente, devrait connaître une longévité plus grande que la précédente définition.

56. Ibid Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 97

Remise du prix Hélène Zweig et Léo Uebersfeld à Mademoiselle Myriam Assif

Madame Marie-Dominique Joubert Président de l‘Académie

Séance publique du 12 juin 2013 Salle du Parlement, Cour d’Appel de Besançon

Monsieur le Premier Président de la Cour d’Appel de Besançon, Monsieur Michel Mallard, que je remercie particuliè- rement de nous accueillir dans cette belle et prestigieuse salle du Parlement, Monsieur le représentant de Monsieur le maire de Besançon, chers confrères, Mesdames, Messieurs, chers amis, Je dois vous transmettre les regrets de Messieurs les acadé- miciens directeurs-nés qui, retenus par leurs activités profes- sionnelles, n’ont pu assister à cette séance : Monsieur Stéphane Fratacci, Préfet de la Région Franche- Comté, Préfet du Doubs, Monseigneur André Lacrampe, archevêque de Besançon, le général Marc Foucaud, Commandant d’armes de la place de Besançon, commandant l’Etat Major de Force n°1, Madame Marie-Guite Dufay, Président de la Région Franche-Comté, Monsieur Claude Jeannerot, Président du Conseil Général du Doubs, Monsieur Jacques Bahi, Président de l’Université de Franche-Comté Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 98

98 Remise du prix Hélène Zweig et Léo Uebersfeld

Monsieur le Professeur Jean Uebersfeld, En 2008, afin d’honorer la mémoire de vos parents, Hélène et Léo Uebersfeld, originaires de Cracovie et installés à Besançon en 1910, vous avez souhaité avec votre sœur, le Professeur Anne Uebersfeld-Maille, fonder un prix destiné à récompenser une étudiante en médecine particulièrement brillante. Votre sœur, professeur émérite à l’Institut d’études théâtrales de l’université Paris-III, spécialiste reconnue du théâtre, notamment de l’œuvre théâtrale de Victor Hugo, nous a quittés en 2010 et n’a pu assister qu’à la première remise du Prix, en 2009. C’est donc la troisième fois que ce prix est attribué. J’en rap- pelle brièvement les clauses : le Prix Hélène Zweig-Léo Uebersfeld est remis tous les deux ans par notre Académie, « à l’étudiante la mieux classée du concours de fin de première année des études médicales. » A une époque où l’on tente d’établir l’égalité homme-femme, le choix spécifique d’une jeune fille plutôt que d’un garçon a été motivé par le fait que votre mère a été la première femme de Franche-Comté à entreprendre des études médicales, qu’elle ter- mina brillamment à Lyon en 1916. Aussitôt après, elle fut affectée à l’hôpital militaire de Besançon, où elle exercera jus- qu’à la fin de la première guerre mondiale.

Mademoiselle Myriam assif, Vous n’avez que vingt ans et, déjà, vous allez entrer en qua- trième année de médecine. Bisontine, vous faites toute votre scolarité au collège puis au lycée Victor Hugo. Après avoir obtenu, à dix-sept ans, votre bac- calauréat avec mention TB, vous passez le concours de PCeM1 en 2011, auquel vous êtes reçue sixième. Le souhait de devenir médecin vous est venu très jeune. Enfant, c’est en effet votre pédiatre qui a suscité votre vocation. Cependant vos premières expériences, la diversité des stages hos- pitaliers, vous ont fait découvrir progressivement tous les aspects et les possibilités de la médecine et, désormais, vous souhaitez vous engager dans une voie qui, pour n’en être pas moins passion- nante, est sans doute plus aléatoire, la médecine urgentiste. Votre sérieux, votre détermination et votre enthousiasme vous permettront certainement d’aller jusqu’au bout de cette belle vocation. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 99

Remise du prix Hélène Zweig et Léo Uebersfeld 99

Mademoiselle, le jury vous a désignée comme lauréate du Prix Zweig-Ubersfeld 2013. Au nom de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon et de Franche-Comté, je suis très heureuse de vous remettre ce Prix et vous adresse avec les félicitations de l’Académie, tous nos vœux de réussite dans la poursuite de vos études et pour l’aboutissement de votre projet professionnel.

Remise d’un cadeau à Monsieur le Professeur Uebersfeld Monsieur le Professeur, Afin de vous remercier de votre générosité et de votre soutien précieux aux actions de l’Académie, nous avons le plaisir de vous offrir cette édition du mémoire historique de Sadi Carnot, paru en 1824 : Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. Ce choix fait aussi référence au premier cours que vous avez donné en 1957, à la Faculté des Sciences de Besançon, sur la Thermodynamique.

Remerciements de Mademoiselle Myriam assif Mesdames, Messieurs, Je suis très honorée de me trouver parmi vous aujourd’hui et de recevoir ce prix. Je souhaiterais tout d’abord remercier son fondateur, le professeur Jean Uebersfeld, fils d’Hélène Zweig et Léo Uebersfeld, auxquels il rend hommage par ce prix. Je vou- drais témoigner au professeur Jean Uebersfeld toute mon admi- ration pour son parcours professionnel ainsi que pour celui de ses parents. Le sien est, à mon sens, un parfait exemple de réus- site et d’ascension professionnelles, que tous les jeunes étu- diants, y compris moi, rêvent de connaître. Quant à ses parents, leur parcours force l’estime et le respect, par le courage et la ténacité dont ils ont fait preuve face à l’adversité. Madame Zweig a su se distinguer dans une société où les femmes ne jouis- saient pas encore de leur entière liberté. Elle a su combattre les préjugés, surmonter les obstacles afin de pouvoir exercer le métier qui semblait la passionner. Elle nous donne ainsi à tous une formidable leçon de courage et de persévérance. Madame Zweig et moi avons en commun de nous être engagées toutes deux dans une carrière de médecin. J’ignore Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 100

100 Remise du prix Hélène Zweig et Léo Uebersfeld

quelles ont été ses motivations exactes mais je suis sûre de par- tager avec elle le désir de guérir, de se dévouer, le goût du contact et l’attrait pour cette magnifique science. L’envie d’exer- cer ce métier m’a été donnée par mon pédiatre, alors que je n’é- tais encore qu’une enfant. Sa douceur, sa patience et sa rigueur m’avaient alors fascinée. Depuis, cette aspiration ne m’a jamais quittée. Elle a été confirmée et confortée par les cours théoriques et les stages hospitaliers que j’ai eu la chance de suivre au cours de ces deux dernières années. Plus tard, je souhaiterais exercer le métier de médecin-urgentiste. C’est une profession qui me fas- cine, car à elle-seule elle réunit de nombreuses disciplines médi- cales. Je suis consciente que cette spécialité requiert certaines qualités comme le sang-froid, la prudence et la rigueur, dans diverses circonstances allant du trouble le plus bénin à l’urgen- ce vitale. Elle exige d’autre part la capacité à prendre rapide- ment et intelligemment les meilleures décisions et surtout à assumer ses choix et leurs répercussions. J’espère au cours des prochaines années apprendre à gérer toutes ces situations, autant sur le plan médical stricto sensu que psychologiquement. Pour terminer, je souhaiterais dire merci et témoigner ma plus sincère gratitude à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon, à sa présidente Madame Marie-Dominique Joubert et à tous ses membres, pour m’avoir décerné le prix Zweig-Uebersfeld. Ce prix, crée en mémoire d’une mère, me donne l’occasion de rendre hommage à la mienne, qui m’a apporté tout l’amour et le soutien qu’il me fallait pour affronter la difficulté et m’engager dans cette voie. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 101

Le général Simon Bernard M. le Colonel Guy Scaggion

Séance publique du 12 juin 2013

InTRoDUCTIon Garnement des faubourgs, pair de France, Grand-croix de la Légion d’Honneur. Fils de plâtrier, général, ingénieur, baron, ministre de la guerre. Parle-t-on du même personnage ? Oui ! Homme prestigieux, Bernard était de naissance modeste. La postérité, rarement équitable dans ses distinctions, le pousse vers l’oubli. La France l’ignore. L’Amérique plus reconnaissante, perpé- tue sa mémoire au quartier général du commandement des Armées Continentales des États-Unis. En une poignée de minutes je m’évertuerai à retracer la des- tinée extraordinairement imprévisible, exaltante, brillante, riche d’événements locaux, nationaux, mondiaux, qu’a vécue Simon Bernard. Après un bref passage par sa ville natale, nous le découvri- rons à cette époque troublée, dont les bouleversements séquen- cent encore nos sociétés. Devenu officier, nous le suivrons, à tra- vers une France prospère, dévastée, exsangue et renaissante, une Europe tiraillée, coalisée, à nouveau éclatée. Puis, ingénieur et pionnier du Nouveau Monde, il nous mènera dans l’aventure de ses œuvres titanesques, avant que nous concluions avec le grand serviteur de l’état qu’il fut, érigé en exemple de respect des valeurs morales et de dévouement au service de la France. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 102

102 Guy SCAGGION

Voici donc, en éclairage accéléré, la terre qui l’a vu naître, le berceau de son enfance.

L’ enFanT

Mai 1479, Charles d’Amboise prit Dole par trahison, l’incen- dia et massacra ses habitants. Impressionné par la vaillance des derniers défenseurs retranchés dans la «Cave d’Enfer», il dit «Qu’on les laisse pour graine». Trois siècles plus tard, la volonté si caractéristique de Simon ne pouvait qu’être forgée au creuset de cette graine de la cave d’enfer. Fils d’Anne David et de Joseph Bernard, plâtrier, il vit le jour à Dole, le 28 avril 1779. La France était alors le pays le plus grand, le plus riche d’Europe. L’Angleterre était en guerre dans l’Ancien et le Nouveau Monde. Louis XVI soutenait les États-Unis. Ce qui contribua fortement à l’indépendance de 1776. Le Corps Royal du Génie joua un rôle important dans cette campagne où les sièges tinrent une place toute particulière. Sur la demande de Benjamin Franklin, le roi envoya en secret en Amérique des Sapeurs, notamment Le Bègue du Portail qui devint conseiller du général Washington, lequel en fit son chef des opérations combinées menées avec Rochambeau et de Grasse, en particulier lors de la victoire de Yorktown.

Loin des tracas du monde, Simon goûtait aux plaisirs des galo- pins de son âge, y compris celui d’escalader les murs des jardins. Un jour, les apprentis maraudeurs passèrent la clôture des religieux du quartier qui, avertis par les incursions précédentes, tombèrent sur nos garnements. Tous s’échappèrent sauf un : Simon. Admonesté, il fit preuve d’une telle répartie oratoire que les frères en furent saisis. L’ire passée, ils imaginèrent l’épanouissement d’une si belle intelligence. Bien conseillé par les religieux et ses parents, Simon devint un élève assidu. Dans la Révolution naissante, Simon fourbissait les armes de son destin. La renommée de sa vivacité intellectuelle parvint jusqu’à l’abbé Jantet, professeur au collège de l’Arc. Passionné Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 103

Le général Simon Bernard 103

par les lettres et les sciences, il obtint de se charger de l’instruc- tion de Simon. Malgré les risques du moment, l’abbé présenta Simon à Dijon à un examen sur les mathématiques, la physique et la chimie. Simon soutint les épreuves avec éclat. Ils convinrent de viser le concours d’entrée à l’École Centrale des Travaux Publics. Deux ans plus tard, Simon se présenta à l’épreuve. Il n’avait que quinze ans. Pourtant, il fut reçu pre- mier. Il lui fallait dès lors, partir dans une France en proie au chaos. L’abbé lui remit une recommandation. Cent lieues le sépa- raient de la Capitale. Un sac sur le dos, il partit pour une marche harassante, dangereuse. Ses ressources s’épuisèrent rapidement. Il arriva à Paris en mendiant. Là, vaincu par la fatigue et le froid, en ce mois de décembre 1794, il perdit connaissance sur les quais du bord de Seine. Une ombre se pencha sur lui. Cette ombre était celle d’une femme. Elle appela et le fit por- ter dans sa boutique. Réchauffé, restauré, Simon revint à la vie, raconta son histoire. La brave femme héla un fiacre. Simon rejoignit l’école du Palais Bourbon. L’école, devenue Polytechnique le 24 septembre 1794, assu- rait la scolarité, mais non le gîte et le couvert. Notre jeune dolois fut bien reçu. Ses succès et la lettre de l’abbé Jantet furent le meilleur des sésames. L’éminent Lagrange lui assura sa protection, ainsi que d’autres profes- seurs; Berthelot, Chaptal, Laplace, Harry, Fourcroy... Le grand Monge l’aida de sa science et de sa bourse. Ceci lui permit de se loger dans un grenier de la rue de Verneuil et de compléter la maigre pitance que lui faisaient parvenir ses parents. Simon redoubla d’application et d’ardeur. Il fut nommé sous- lieutenant le 21 décembre 1796, second de sa promotion. Il choi- sit l’arme savante : le Génie.

A l’extérieur, la situation avait évolué. Le Directoire ne se maintenait plus qu’à coups d’État successifs. Simon entra à l’École d’Application du Génie à Metz pour deux ans. Mais un an plus tard, promu lieutenant, les événe- ments se précipitant, il gagna l’armée du Rhin. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 104

104 Guy SCAGGION

L’oFFICIeR

En ces premiers jours de 1798 le lieutenant Bernard chevau- chait en direction de Mannheim. Il rejoignit Bernadotte com- mandant l’armée du Rhin. Aussitôt il prit part au blocus et au bombardement de Phillipsburg. Les Impériaux projetaient la prise de Mannheim. Quelques bataillons se mirent en garde pour défendre l’accès à la cité face à un ennemi dix fois plus nombreux. Coupés de la place, un à un, les bataillons français déposèrent les armes. Les derniers carrés se rendirent à leur tour. Un homme, pourtant, n’acceptant pas de renoncer, allait avoir selon les termes du général Rogniat témoin de la scène, le comportement : «d’un héros». Le lieute- nant Bernard enfourcha son cheval, sabre au poing, il s’élança. Encadré par les coups de feu, il traversa les bataillons ennemis. Le cheval tomba, criblé de coups. Le jeune lieutenant se releva, gagna les lignes françaises le bras gauche fracassé par une balle. Bien que son bras cassé se remit rapidement, il fut tenu écarté quelques temps du champ de bataille, il rejoignit l’Italie où il participa à la prise de plusieurs places fortes. Cependant, les nouvelles de France étaient alarmantes. La population écrasée par la misère, lassée, n’aspirait plus qu’à obtenir de quoi acheter du pain. La question du pouvoir se réglait dans les salons et dans les casernes. De retour d’Egypte, le 16 octobre 1799 le général Bonaparte entra à Paris. Le 11 novembre 1799, le consulat remplaça le Directoire. En Italie, l’intensité du combat ne faiblissait pas. Le lieute- nant Bernard fut promu capitaine commandant le Génie de la division Watrin. Bonaparte fit passer l’armée par le Grand-Saint-Bernard afin de s’emparer d’Ivrée. Le 22 mai 1800, Bernard pénétra dans la place en tête des troupes. Poursuivant son élan, il prit le pont Romano. Puis il se distingua à la bataille de Montebello et de Marengo. Le 25 décembre forçant l’admiration, il réussit à lancer un pont au passage du Mincio. Hélas la campagne d’Italie s’acheva brutalement pour ce brave capitaine. Son troisième cheval tué sous lui, il fut blessé au genou, au moulin de Volta le 26 décembre 1800. Dès 1801, Bernard s’employa à la réorganisation du Génie. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 105

Le général Simon Bernard 105

Il se distingua à nouveau en 1802, à l’île d’Elbe où il participa au siège de Porto Ferraio. De là, il fut affecté à l’armée de l’Océan en 1803. Ce fut au camp de Boulogne le 14 juin 1804, qu’il fut fait chevalier de la Légion d’Honneur.

Le Premier Consul s’étant efforcé à la réconciliation nationa- le et à la pacification par la paix de Lunéville et celle d’Amiens, le Sénat proposa une prorogation de ses pouvoirs pour dix ans. Quelques jours plus tard s’il obtint le consulat à vie par plébis- cite, la grande armée de Boulogne demanda à Bonaparte de se proclamer empereur. Il fut sacré le 2 décembre 1804. Mais, l’exécution du duc d’Enghien allait entrainer de graves conséquences. Le Tsar conclut un traité avec l’Angleterre. À Boulogne, la grande armée, prête pour l’invasion de l’Angleterre, reçut un ordre inattendu : « Vous n’irez point en Angleterre. De nouveaux lauriers vous attendent au-delà du Rhin ! » Après vingt jours de marche, sept divisions de la Grande Armée se répandirent en Allemagne. La guerre de la troisième coalition commença. L’Empereur et le capitaine Bernard allaient se ren- contrer pour la première fois. Napoléon appela le général Marescot commandant en chef du Génie. « J’ai besoin d’un spé- cialiste en fortifications en mesure de reconnaître clandestine- ment l’état des défenses adverses. Dans ce corps du Génie si fer- tile en jeunes talents n’y en aurait-il pas un que l’on pût charger de cette mission délicate ? » Marescot désigna Bernard. De retour de mission, Bernard se présenta à l’Empereur. Au lieu d’un simple compte rendu, il exposa sa propre conception de manœuvre en direction de Vienne. Sa stratégie générale était de foncer directement sur la capitale autrichienne mal défendue. Les places intermédiaires tomberaient ensuite de manière natu- relle. Les réponses et les plans de Bernard satisfirent l’Empereur. Le capitaine sorti, l’Empereur s’adressa au général Rapp : « voilà un jeune homme de mérite, il a bien vu ! Je ne veux pas l’exposer à un coup de fusil. J’en aurai peut-être besoin plus tard. Allez dire à Berthier de lui expédier un ordre pour qu’il se rende en Illyrie ». En route vers une destination que d’aucuns imaginèrent comme une mise à l’écart, le capitaine Bernard s’en alla en direc- tion d’Ingolstadt. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 106

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Arrivés dans la place, les officiers devaient se présenter aux personnalités. Il y rencontra la baronne Marie-Anne de Lerchenfeld fille du grand bailli d’Ingolstadt. Les jeunes gens sympathisèrent. Et c’est une fiancée qu’il laissa à Ingolstadt pour se rendre en Illyrie, sous les ordres du duc de Raguse. En Dalmatie, la mission de Bernard consista à créer des pénétrantes propices aux mouvements des troupes. Les sapeurs jouant de la pelle comme du fusil, construisirent de larges routes reliant Raguse à Zara et à Trieste. Piquant vers le sud, le «grand traceur» fit progresser ses hommes jusqu’au Monténégro. Là aussi, les «étrangers» étaient fort mal accueillis. Mais la rapidité de manœuvre du capitaine passa dans la légende des vaillants Monténégrins. C’est d’une manière admirative qu’ils le sur- nommèrent « le cerf fonceur ». Si les troupes françaises pénétrèrent dans Vienne, les troupes prussiennes étaient en marche et les Anglais coulèrent la flotte française à Trafalgar. Pourtant le 2 décembre 1805, ce fut le soleil d’Austerlitz. Le 26 décembre 1805 la paix de Presbourg signée, Napoléon se fit présenter la liste pour les honneurs et l’avancement. Le général Berthier n’y avait pas mentionné Bernard. Tous pen- saient le sapeur en disgrâce. Mais l’Empereur n’oublia pas son «faiseur de plan». Il inscrivit Bernard en tête de tous les pro- posés. En Illyrie profonde, le jeune chef de bataillon poursuivit son œuvre encore trois années durant. Il s’illustra dans toutes les opérations de l’armée de Dalmatie. Hélas, sa santé déjà fragilisée s’altéra dans les marécages insalubres. Il dut rejoindre la France à la fin de 1808 en qualité de directeur du Génie à Sarrelouis. Après Austerlitz, Napoléon voulut croire à la paix. Mais l’Angleterre fomenta une quatrième coalition. Là encore, les armées françaises firent merveille. Anéantissant les Prussiens à Iéna et à Auerstedt, Napoléon décréta le blocus continental contre l’Angleterre. L’armée russe attaqua. Elle fut complètement défaite à Friedland, et refoulée jusqu’au Niémen. Le chef de bataillon Bernard était maintenant affecté à l’armée de Brabant où il participa à bien des phases de toutes les actions. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 107

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Il prit le temps cependant de retrouver sa fiancée. De leur mariage, célébré le 10 mars 1809 à Ingolstadt, naîtront quatre enfants. Mais, la guerre revint en cet été 1810. Il fallut veiller à l’ap- provisionnement du pays et renforcer le blocus continental contre l’Angleterre. En 1811, Bernard reçut l’ordre de fortifier Anvers, le port et l’estuaire de l’Escaut. Il se mit aussitôt à la tâche. Il fut promu major (lieutenant-colonel) le 3 août 1811. En septembre 1811, Napoléon visita les travaux de fortifica- tion. En compagnie du comte Molé, il interrogea Bernard. Satisfait des ouvrages qu’il inspecta, il confia au comte : « J’ai reconnu dans ce jeune homme un de mes meilleurs ingénieurs, un courage à toute épreuve, et surtout un sentiment du devoir, une droiture, une vérité que je ne retrouve guère ailleurs ». L’Empereur apprécia tout autant la discrétion de Bernard que ses talents d’ingénieur. A l’occasion de ses déplacements il aimait pouvoir passer incognito. Il chargea le major d’acquérir un hôtel et de le meubler pour ses séjours à Anvers. La police rendit compte qu’un petit major sans fortune, s’était permis d’acheter un hôtel et de le meubler. Napoléon savoura la situation. Cela lui indiquait que la police était bien faite, et sur- tout que la confiance accordée à Bernard était bien placée. L’affaire divulguée, les fournisseurs exprimèrent leur décon- venue. Car bien sûr, le «petit major» avait traité tout au plus juste prix, comme pour lui-même. Cette fin d’année 1811, alors que l’Angleterre rejetait la qua- trième offre de paix, se prépara la campagne de Russie. Un seul document subsistant indique que Bernard participa à la cam- pagne de Russie, sans plus d’indication. Loin de Moscou et de la Berezina, d’autres problèmes appe- laient leur résolution. Au sud, l’Italie et l’Espagne préoccupaient l’Empereur. Marmont, duc de Raguse, réclamait des troupes, de l’argent, des vivres pour la péninsule. Napoléon demanda des renseignements sur Raguse, ainsi que l’Illyrie. Nul ne fut capable de lui donner les indications qu’il escomptait. « Je ne connais toujours pas Raguse » tonna- t-il. L’inspecteur du Génie suggéra que Bernard était certaine- ment l’homme de la situation. À ce nom, Napoléon réagit : « Où est-il » ? « Sire, il est à Anvers ». « Qu’il vienne ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 108

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Quelques jours plus tard chez l’Empereur : « Bernard, Connaissez-vous Raguse ? » Sans aucun embarras, Bernard exposa clairement la situation en une synthèse parfaitement conforme à ce qu’attendait Napoléon : « colonel Bernard, main- tenant je connais Raguse ». Puis, ils discutèrent des fortifications d’Anvers. Après s’en être fait porter les plans, l’Empereur entra dans tous les détails. Il indiqua comment, s’il en faisait le siège, il mettrait Bernard en défaut. Sans se laisser piéger, Bernard expliqua comment il entendait se défendre des attaques. Napoléon s’en trouva réjoui. En marque de sympathie, il demanda à Bernard de l’accompa- gner au Conseil d’État où, à plusieurs reprises il requit l’avis de Bernard. La lucidité et l’aplomb du sapeur convainquirent l’Empereur qui lui dit : « colonel Bernard, vous êtes mon aide de camp ». Nous étions le 21 janvier 1813. Le colonel Bernard suivit Napoléon dans toutes les batailles. Quittant sa terre natale, sa chère famille, il vécut la fin de l’aventure européenne comme témoin mais surtout en acteur. Hélas pas toujours à son avantage. La campagne de Saxe allait en donner l’illustration. Mai 1813, Napoléon bouscula les armées russes et prus- siennes. Un mouvement s’effectua dans la nuit du 16 août 1813 par le Col de Zittau. Alors qu’il passait un pont étroit et sans parapet, galopant à la portière de Napoléon, Bernard poussé par les chevaux, tomba dans la rivière au fond d’un ravin. Il nagea jusqu’à la berge, mais sa jambe était cassée. Napoléon ordonna à son chirurgien de suivre partout Bernard et de se constituer prisonnier avec lui s’il le fallait. Bernard fit porter son brancard à la suite de l’armée. Le 8 mai, Napoléon entra à Dresde. Les Russes et les Prussiens brûlèrent les ponts. Il fallait tenir Dresde et la ligne de l’Elbe. En face des quarante mille Français, six cent mille ennemis se tenaient prêts à l’attaque. Dans les rangs français, dix mille Saxons et Bavarois désertèrent. La deuxième bataille pour Dresde commença. Sur les épaules de son fidèle domestique Clément, le colonel Bernard organisa la défense de Torgau avec huit mille hommes venus renforcer la garnison. Rapidement, la ville se trouva assiégée. Le 24 octobre 1813, l’Empereur promut le colonel Bernard au grade d’officier de la Légion d’Honneur et le nomma baron. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 109

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Le siège durait depuis trois mois et bientôt les munitions vin- rent à manquer. La peste se déclara et décima presque toute la garnison qui ne se rendit qu’à bout de force et sans plus aucune provision. L’ennemi qui apprécia la bravoure des défenseurs laissa les Français quitter en armes les ruines de Torgau. Les autres places tombèrent aussi une à une : Dresde, Dantzig. Depuis Torgau Bernard apporta la nouvelle de la capitula- tion de la ville. 400 kilomètres séparaient Torgau du Rhin. En traversant les champs de bataille, la voiture versa, occasionnant à nouveau la rupture de la jambe de Bernard. N’écoutant que son devoir, il poursuivit. Il retrouva l’Empereur à Châlons-sur-Marne. Napoléon ému par le courage de son aide de camp, le prit dans ses bras et l’embrassa avec effusion. Tous deux, étendus sur le tapis, les plans étalés devant eux, Bernard expliqua lon- guement le récit du siège de Torgau. L’amputation de la jambe fut évitée de justesse. L’heure de la curée sonna. Les coalisés attaquèrent. Les Anglais et les Espagnols passèrent les Pyrénées, les Autrichiens les Alpes, les Russes et les Prussiens le Rhin. « Combattre-Vaincre-Combattre-Vaincre », clamait Napoléon toujours au cœur de la bataille. Les victoires s’amoncelèrent : Montmirail, Château-Thierry, Vauchamps, Montereau. Le 17 mars 1814 l’Empereur fit mouvement à Epernay pour prendre de flanc l’armée prussienne. La bataille d’Arcis-sur- Aube allait avoir lieu. Le colonel Bernard, ses blessures mal consolidées, rejoignit Napoléon. Il participa activement au combat. La lutte fut ter- rible. Lorsque les jeunes recrues faiblissaient, les anciens se pré- cipitaient. Napoléon en tête d’un bataillon eut son cheval éven- tré par l’explosion d’un obus. L’Empereur se releva et repartit. Les 20 et 21 mars, l’ennemi laissa des milliers de morts sur le terrain. La glorieuse conduite de Bernard fut immédiatement récompensée. L’Empereur lui remit ses galons de général en le nommant maréchal de camp du Génie le 23 mars 1814. Pourtant Napoléon ne fut jamais aussi mal servi. Les maré- chaux n’étaient plus trop enclins à charger à la tête de leurs hommes. Les généraux firent défaut, alors que Schwartzenberg demandait un armistice, et que Blücher battait en retraite. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 110

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À Paris tout se délitait, la presse était défaitiste, les ministres intriguaient. Faisant fi des victoires, Paris capitula malgré ses vingt-cinq mille gardes nationaux et cinquante mille hommes dans les fau- bourgs. Insouciante, la foule attablée aux terrasses des cafés cria «vive le roi !» Napoléon 1er abdiqua et partit en exil à l’île d’Elbe. Le général Bernard brisa son épée et se retira dans un modeste logis à Paris. Pendant les Cent Jours, le général Bernard demeura fidèle à l’Empereur. Trois cent mille Français affrontèrent plus d’un mil- lion de coalisés. A nouveau trahi par les siens, et malgré l’hé- roïsme des soldats et des chefs restés loyaux, ce fut le 18 juin 1815, la défaite de Waterloo. Le Premier Empire avait vécu, la seconde Restauration ramena Louis XVIII à Paris.

L’InGÉnIeUR Le bilan de vingt années de guerres révolutionnaires s’avéra particulièrement lourd. La France pleura un million neuf cent mille morts et d’innombrables blessés. Elle fut astreinte à une occupation de cinq ans, par un million de soldats étrangers et le versement de sept cent millions d’indemnités de guerre. Elle perdit tous les avantages du traité de Westphalie. Louis XVIII s’évertua à limiter les dégâts. Il maintint la France au rang de grande puissance, évita le démembrement du pays, permit des conditions d’occupation moins dures, une libé- ration du pays avec deux années d’avance, ainsi qu’une diminu- tion de quatre cent millions d’indemnités de guerre. Il voulut aussi garantir la sécurité de Paris en préservant des frontières dans une logique géographique. Il se heurta à la doc- trine anglaise, qui consista à nous chasser de Belgique, s’appro- prier nos colonies, nos bases navales, de l’île Maurice, de Tobago, de Sainte Lucie, de Saint Domingue, de Malte, des îles Ioniennes, de nous faire rendre Chambéry et Annecy à la Savoie. Soulignons ici, que la perte des places de notre frontière nord : Philippeville, Marienbourg, Bouillon, Sarrelouis, Landau, ouvrit la trouée qui permit à la Prusse de pénétrer en France en 1870. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 111

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Le roi reconduisit Bernard dans ses grades et honneurs. Mais par fidélité à ses anciens compagnons, Bernard rompit. Il fut mis en demi-solde à Dole où il passa dix mois. Des gouverne- ments européens lui firent des offres brillantes : le Tsar, les Pays- Bas, la Bavière. Pourtant, il décida de quitter la France, de poursuivre l’œuvre de ses illustres prédécesseurs, en se mettant au service de l’Union américaine. Union qui venait de vivre sa seconde guerre d’indépendance (1812-1815) face aux Anglais et donner naissance à la Nation américaine. Le roi finit par accorder l’autorisation en précisant au ministre de la guerre : «retenez bien que je le prête, mais que je ne le donne pas». Sur les recommandations de Lafayette, le Congrès américain intégra Bernard dans le corps des ingé- nieurs. Le 21 septembre 1816, accompagné de sa femme et de leurs deux filles, il fit voile vers New York. A son arrivée en Amérique : «sa réputation d’ingénieur célèbre et d’officier particulièrement remarqué par le plus grand capitaine du siècle, l’ayant devancé», le gouvernement le nomma brigadier général et le plaça à la tête du comité du Génie pour les fortifications. Les États-Unis devaient se pourvoir de forteresses, de ports de guerre, de moyens de communication. Les vastes frontières, les immenses ressources du territoire presque vierge, devaient être protégées, exploitées. Les réseaux fluviaux et terrestres devaient être rendus utilisables par la réalisation de canaux de liaison, d’ouvrages d’art, de relais. Le général entreprit aussitôt une tâche qui paraissait surhumaine. Il commença par un relevé géodésique permettant l’ouvertu- re des routes de communication entre Washington et la Nouvelle-Orléans. Rappelons que le plan d’urbanisme de Washington est l’œuvre du Français Pierre Charles L’Enfant qui débarqua en Amérique comme ingénieur militaire avec le géné- ral La Fayette. Il se battit à Saratoga et fut blessé au siège de Savannah. En 1791, il gagna le concours lancé pour la construc- tion de la Federal City sur les rives du Potomac. Son idée consis- ta en la construction d’une ville «royale», à l’image de Versailles.

Bernard étudia la frontière entre le Canada et les Etats-Unis à hauteur du lac Champlain, à cheval sur les Etats du Vermont Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 112

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et de New-York, ainsi que l’estuaire de la Delaware. Puis il éta- blit, pour le littoral de la Nouvelle-Orléans et du Golfe du Mexique, un plan d’organisation des défenses ainsi que pour des installations navales et terrestres de la baie de Chesapeake, plus grand estuaire des Etats-Unis arrosé par plus de 150 cours d’eau, fleuves ou rivières. Rappelons que cette baie fut le théâtre d’une belle victoire de la marine française. Le 5 septembre 1781, l’amiral de Grasse défit la Royal Navy. Ce qui contribua gran- dement à la marche vers l’indépendance des Etats-Unis. Bernard parcourut ainsi une distance qui équivalait à 1600 lieues de France. A travers des contrées occupées par des peu- plades autochtones, la progression s’avéra souvent malaisée. Les cartes dressées par Simon Bernard furent utilisées par la suite comme base des nouveaux établissements qui pour beau- coup devinrent des villages, voire de riches cités. Ses relevés topographiques étaient considérables. Ils concer- naient des portions immenses des frontières maritimes, du Golfe du Mexique à la frontière du Canada. Dans son rapport au Congrès, il élabora les bases mêmes de la défense nationale de l’Union : en premier lieu, une forte marine de guerre avec ses arsenaux et ses ports de refuge; en second lieu, un système de fortifications côtières; ensuite, un réseau de communications intérieures routières et fluviales permettant de déplacer troupes et approvisionnements d’une frontière à l’autre; enfin, une armée active complétée par une milice bien organisée. Tous ces éléments devant être combinés pour constituer un système com- plet de défense. Les conclusions du rapport furent largement approuvées. Le 30 avril 1824, le congrès conscient de la nécessité et de l’urgence d’un programme de grands travaux publics, créa un bureau des améliorations intérieures. L’exploitation des richesses considé- rables du pays en commanda la réalisation. Ce bureau se compo- sa du général Bernard, du lieutenant-colonel Totten, ainsi que de l’ingénieur civil J.L Sullivan. Ils entreprirent des chantiers colos- saux à la taille de l’immensité du pays. Sur le littoral Atlantique, véritable dentelle de lagunes bordées de récifs, Bernard construi- sit des digues, fit creuser des chenaux à l’entrée des grandes baies, créer des ports artificiels. Il relia entre eux, tous les ouvrages d’importance, par des routes et des canaux. Il étudia et réalisa un système d’ouvrages de défense côtière, s’étendant du Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 113

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Maine à la Floride. Tout cet ensemble de communications et for- tifications relevant d’un grand esprit de cohérence. Nous pouvons souligner la hardiesse du «grand ingénieur» par quelques rappels de chefs-d’œuvre d’ingéniosité et de volonté. S’il organisa des écoles militaires sur le modèle de l’Ecole Polytechnique avec les enseignements de Monge, comme West Point ou le Virginia Military Institute avec Claudius Crozet (colonel du Génie, polytechnicien), nous pouvons aussi citer les grands travaux comme par exemple le canal chevau- chant la chaîne des Alleghany Mountains, partie de la vaste chaîne des Appalaches et reliant l’océan aux bassins de l’Ohio, du Potomac aux Grands lacs. Bernard arpenta le Maryland, la Virginie et la Pennsylvanie. Il détermina le tracé, leva les plans. Le canal s’étendit sur une distance de 740 kilomètres, cloisonné entre 348 écluses, passa 1000 mètres de dénivelée. Le lit du Potomac fut élargi, de hautes digues furent érigées, et enfin, un canal de 6500 mètres traversa les Alleghany. Dans de moindres mesures, citons encore, cette fois la Floride où il fit construire un canal entre l’Atlantique et le Golfe du Mexique. Ou évoquons encore son parcourt du Kentucky, du Tennessee, de l’Alabama et du Mississippi, dans le but de réali- ser une route de quatre cents lieues, reliant Washington à la Nouvelle-Orléans. L’œuvre du «Vauban du Nouveau Monde» garde bien d’autres traces dans le sol américain, comme cet ouvrage très important, Fort Monroe, le Gibraltar de la baie de Chesapeake, qui com- mande l’entrée de la baie. De nombreux Français contribuèrent à l’édification de la nou- velle et grande nation. Le général Bernard était bien de la même veine et se comporta comme eux en véritable patriote américain. Son dernier enfant «Colombus» né à New York le 4 janvier 1820, sera plus tard en France, colonel d’artillerie. 1830, en France, éclata un nouveau mouvement national qui provoqua le mal du pays chez Bernard. A nouveau, il écrivit à La Fayette. La Fayette répondit : «votre lettre m’a rendu bien heu- reux, mon cher général. Je crois dans ma conscience qu’à présent vous pouvez être encore plus utile en France qu’aux États-Unis. Salut et tendre amitié». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 114

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Bernard prit congé. Il reçut du gouvernement des États-Unis d’Amérique et de la population, les adieux et les témoignages de reconnaissance les plus touchants.

L’HoMMe D’ÉTaT

Après le décès de Louis XVIII, le gouvernement de Charles X, restreignit sérieusement les libertés publiques. Paris se hérissa de barricades. La révolution de juillet se mit en marche. Le 29 juillet les députés libéraux constituèrent une commission municipale et nommèrent le général La Fayette commandant de la garde nationale parisienne. À part les insurgés, personne ne tenait à une révolution ou à une république par peur d’un retour à 1793 et à la terreur. Le choix se porta sur le duc d’Orléans, pour mettre en œuvre une monarchie constitutionnelle basée sur la Charte de 1814 modifiée. Nommé lieutenant-général du royaume par les députés le 30 juillet, le 31, Louis-Philippe et La Fayette se donnèrent l’accolade.

Le général Bernard débarqua au Havre, dans les premiers jours de 1831. Il fut remis en activité avec son grade de maré- chal de camp, au sein de l’état-major général à compter du 22 mars 1831. Le même jour, «Sur proposition du Maire de Dole et à la demande d’un grand nombre de citoyens, le Conseil délibé- ra que la rue où le général Bernard était né, porterait désormais le nom de rue Bernard». Son devoir lui commandant d’être libéré des liens au service des États-Unis. Il retourna aux Amériques. Puis revint définiti- vement en France le 17 septembre 1831. Dès le 15 octobre le roi le réintégra dans le Corps Royal du Génie et le nomma lieutenant-général. Ses hautes qualités le mirent à nouveau en exergue. En avril 1832, le roi lui attribua les fonctions d’aide de camp et le fit Commandeur de la Légion d’Honneur. La défense des villes et en particulier celle de Paris préoccu- pait le gouvernement. Bernard siégea au comité des fortifica- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 115

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tions. Le 1er avril 1833 avec une remarquable maestria oratoire et technique il fit adopter le projet dit «des forts détachés». Lui qui ne possédait pas la fibre politicienne se trouva dans une situation délicate. La succession accélérée des ministères provoqua abrupto sa nomination, le 10 novembre 1834, au ministère de la guerre et l’intérim des affaires étrangères. Heureusement quelques jours plus tard, l’ensemble du gouver- nement démissionna. Il redevint Inspecteur du Génie et membre du comité des fortifications. Le roi le nomma grand officier de la Légion d’Honneur, le 18 février 1836. Il dut cependant renouer avec la politique deux années plus tard. En août 1836, le roi chargea le comte Molé ancien ministre de la Justice de Napoléon sous l’Empire, de la Marine et des Colonies de Louis XVIII à la Restauration, des affaires étrangères après les Trois Glorieuses, de former un nouveau ministère. Le roi accepta l’équipe constituée par son nouveau chef du gouvernement. Y compris Bernard qui refusa puis finit par plier. Bernard se tint éloigné le plus possible des débats parlemen- taires et ne versa jamais dans l’intrigue. Sa première circulaire à l’armée fixa immédiatement le personnage : «Soldats de l’Empire, plein du souvenir de vos victoires, heureux d’avoir pu être distingué par le plus grand capitaine des temps modernes, je m’enorgueillis de l’insigne faveur qui m’a placé à côté de la per- sonne du roi». À partir de là, et pendant trois années, il sera avant tout, le chef de l’armée. Malgré les attaques des opposants, jamais on ne mettra en doute son intégrité et sa bonne foi. Il ne recherchera pas les innovations éclatantes, mais des améliorations durables et nécessaires. Le ministre de la justice Félix Barthe dira plus tard : «Il s’occupait des questions dans l’intérêt public, sans aucun mélange de passion. Ses ennemis ne mirent jamais en doute l’honnêteté de son caractère, la sincérité de ses convictions, sa fidélité à ses devoirs». Il nous est possible de relever des centaines d’ordonnances ayant pour but d’améliorer la condition du soldat et la vie sur la terre d’Afrique. Le comte Molé s’exprima à ce sujet et déclara : «que d’amé- liorations accomplies sans bruit dans toutes les branches du ser- vice, que d’abus supprimés, d’économies obtenues, de règles salu- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 116

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taires établies! Jamais on ne fit plus de bien sans le dire, on ne mérita plus de reconnaissance sans la demander». Les quelques archives qui subsistent de cette époque témoignent du caractère honnête de ces déclarations. Il avait pour l’armée le cœur d’un vieux soldat. Il se souciait de ses moindres intérêts. Observons la véracité de cette affir- mation à travers quelques exemples. Dans l’avancement il substitua le mérite à la faveur. Il imposa les gants dans le paquetage des soldats malgré l’avis défavorable de la Chambre qui prétexta une dépense inuti- le d’un demi-million par an. Un neveu de Madame Bernard, lieutenant au service de l’Allemagne demanda son admission dans la Légion étrangère en Algérie. S’agissant d’un membre de sa famille, il s’y refusa obstinément bien qu’il fut en droit d’accepter cette demande. Pendant son ministère, son propre fils élève à l’École Polytechnique, n’ayant pas les notes suffisantes, fut refusé à l’examen de sortie; il n’intervint pas et son fils redoublant, ne fut admis qu’un an plus tard. Malgré les réticences, il fit réaliser d’innombrables travaux d’amélioration et de défense des frontières. La fabrication des armes passa entre les mains de l’État et fut grandement perfectionnée. Les derniers fusils à silex furent remplacés par des fusils percutants. Des progrès remarquables furent apportés dans les arsenaux.

En Algérie, il chercha à organiser une ère de paix et de conci- liation au profit des populations, des soldats et des colons. Il concentra l’autorité entre les mains du gouverneur général. Comme en Amérique, il fit dresser des cartes et un cadastre qui permirent de déterminer les limites des propriétés, et de distri- buer les terres. Il créa les premiers régiments d’Infanterie d’Afrique unique- ment composés d’autochtones. Il créa de nouveaux hôpitaux, rénova les plus anciens, envoya des médecins et des médica- ments, remplaça les infirmiers civils par des infirmiers mili- taires. Il favorisa le développement, créa une école d’interprètes d’arabe , un service du cadastre, un service forestier. Il arbitra la création de l’évêché d’Alger avec le souci de la neutralité de l’État, le respect de la dimension spirituelle et la reconnaissan- ce de la liberté de choix de chaque individu. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 117

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Mais en donnant toutes ses forces à son administration le général Bernard vit sa santé décliner. «Le roi lui-même, le pres- sa de retrancher quelques heures de son travail». Craignant que son départ ne précipitât la chute du ministère dans son entier, il n’écouta ni le roi ni ses amis.

L’engrenage politique allait pourtant l’y contraindre. Le Chef de Gouvernement obtint le vote d’une adresse amendée par 221 voix contre 208. Molé goûta peu ce succès à l’arrachée. Estimant sa majorité trop étroite, il remit sa démission au roi. La Chambre dissoute et la consultation électorale ne lui étant pas favorable, Molé se retira le 8 mars 1839. Le général Bernard allait-il enfin pouvoir prendre quelque repos ?

ÉPILoGUe

Le 9 mars 1839, lendemain de la démission du ministère Molé, Louis-Philippe témoigna sa reconnaissance au général Bernard en l’élevant à la dignité de Grand Croix de la Légion d’Honneur. La santé de ce grand serviteur de l’État alla en périclitant. Pourtant, il demanda à reprendre du service. Le roi le nomma commandant supérieur du Palais-royal. Mais, ce fut sur son lit de souffrance, qu’il reçut pour la der- nière fois la visite du roi le 2 novembre 1839. Quelques jours plus tard, le 5 du même mois, Louis-Philippe apprenant sa mort, décida que ses funérailles fussent dignes. Il se chargea lui-même des frais car le général ne s’était pas enrichi dans les honneurs. Plus de 2000 personnes assistèrent aux obsèques. Les dis- cours officiels furent prononcés sur la tombe : Barthe, ministre de la justice déclara : « Il est bien évident que le général Bernard ne put devoir son élévation qu’à un mérite réel et à une supériorité qu’il semblait ignorer lui-même. Avant Louis-Philippe, Napoléon lui avait donné son témoignage : «Le général Bernard, avait-il dit, est un des hommes les plus vertueux que je connaisse ». Dans son édition du 10 novembre 1839 le journal «L’armée» publia : « Il est de toute justice de lui rendre ce qui lui appartient, c’est à dire la gloire d’avoir perfectionné ce qui existait, achevé ce qui était seulement entrepris, et souvent fondé ce qui n’existait Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 118

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pas encore ». Cette gloire, la renommée ne la lui a pas donnée. Aux États-Unis Le président Van Buren adressa un message à l’armée : « Je désire témoigner publiquement le respect qui lui est dû, tant pour les services éminents qu’il a rendus à notre pays, que pour ses vertus privées, et j’ordonne que tous les officiers de l’armée porteront le deuil pendant 30 jours ». Enfin, le comte Molé déclara : « Honneur aux nations recon- naissantes, honneur surtout à celles qui glorifient les vertus privées et qui ne se lassent pas d’estimer ceux qu’elles élèvent ou qu’elles honorent publiquement. Ne vous sentez-vous pas touchés en voyant des vertus si modestes, une vie si utile, un caractère si pur, Bernard, enfin, recevoir après la mort un tribut si éclatant de reconnaissance et d’estime, que tous les ambitieux, les glorieux de la terre pourraient le lui envier » ?

Les clairons sonnèrent aux champs. Et si le monde cessa de s’occuper du général Bernard, son nom s’inscrivit à perpétuité parmi ceux des grands serviteurs de l’Etat. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 119

Noche triste Monsieur Patrice Sage

Séance du 30 septembre 2013

Noche Triste. La Nuit Triste est le nom donné à la terrible bataille qui eut lieu en juin 1520 à Mexico, capitale de l’empire aztèque. Cet affrontement sanglant, nocturne et désespéré, entre huit cents Espagnols appuyés par deux milliers de supplé- tifs mexicains ralliés et quatre-vingt-cinq mille soldats indiens soutenus par la population de la capitale, fut le chant du cygne de l’Anhuac, cet empire aztèque dont le dernier empereur venait de succomber quelques jours auparavant. Ce combat dantesque n’eut ni vainqueur, ni vaincu. Si les Espagnols parvinrent à rompre l’encerclement déchaîné, ce fut au prix de pertes effroyables. Si les Mexicains chassèrent les envahisseurs de leur capitale occupée depuis des mois, ce succès relatif s’accompagna d’une destruction partielle de la ville, de morts par milliers dans la population, d’un imbroglio et d’une querelle dynastique qui furent les prodromes de la chute défini- tive de la capitale et la fin de l’empire un an plus tard. Cette tourmente qui dura moins de vingt quatre heures est l’acmé d’une aventure étonnante au début du XVIème siècle : celle de la rencontre, pas forcement toujours brutale et sanglante, entre deux mondes, entre deux religions et entre deux hommes qui signèrent l’acte de naissance de l’Amérique Centrale moder- ne. Ce jour-là, un empereur pieux, cultivé et sceptique s’effaça devant un soldat pieux, cultivé et résolu. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 120

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Quel était donc ce notaire de profession, soldat de fortune et d’occasion, qui brisa définitivement le sixième maillon de la dynastie aztèque lors de ce combat ? Il s’appelait Hernan Cortès. Sa naissance se situe à la fin de la Reconquista, au moment de la chute du dernier royaume maure d’Espagne à Grenade. Cortès est habité par un rêve qui ne le quitte jamais. Les historiens parleront à son sujet de rêve cortésien. On dit qu’à l’issue de cette triste nuit, Cortès, épuisé, pleura pour la première fois de sa vie d’homme. Au-delà des compa- gnons perdus, des soldats sacrifiés sous ses yeux par les prêtres du Soleil, son trésor englouti dans la lagune de Mexico, ses amis tués, Cortès a pleuré sur le cauchemar de cette nuit noire et rouge qui avait bien failli effacer définitivement son rêve de tou- jours dans ce choc inhumain de la Noche Triste. Cette triste nuit de juin 1520 ne fut pourtant qu’un des points de la toile de l’histoire de l’Espagne, de l’Europe et du Nouveau Monde, en ce début de ce premier siècle après le Moyen Âge.

Pour éclairer cet épisode court dans la grande histoire du siècle, une image est nécessaire. Au moment de cette bataille, un combat naval s’est déroulé au large des Açores. Un galion battant pavillon de la couronne de Castille fut arraisonné par un corsaire Français. L’homme se nommait Jean Fleury. Il n’y eut pas de quartier et les marins espagnols vaincus, malgré leur belle résistance, furent exter- minés. Après le partage du butin, l’officier français convoya la part du roi de France jusque à Blois, où François 1er put admirer de magnifiques pièces d’orfèvrerie venant d’un pays et d’une cul- ture inconnue. Il s’agissait du quinto, la part du roi d’Espagne, que Cortès avait envoyé à son souverain. Cet or était aztèque et Cortès avait refusé que l’on fonde ces trésors en lingots afin que son roi, la reine et toute la cour, puisse admirer le produit magnifique de la société et de l’empire qu’il offrait à l’Espagne. Malheureusement, les soucis financiers de Charles Quint brisèrent ce jour le rêve cortésien. D’abord, très prosaïquement, Cortès eut beaucoup de mal, au début, à prouver sa bonne foi quant à la disparition de la part revenant à la couronne d’Espagne. Il ne le put que lorsque Paris se gaussa de Madrid, mais le mal était fait et les ennemis de Cortès à la cour d’Espagne (en particulier le parti de l’Inquisition) surent entre- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 121

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tenir une méfiance sourde envers le Conquistadores dans l’esprit du roi. Un roi d’autant plus attentif à ces manœuvres courti- sanes que son intérêt était tout occupé par sa guerre contre la France, l’élection à l’Empire et par de sempiternels besoins d’ar- gent. Le Nouveau Monde n’intéressait Charles Quint que dans la mesure où ces soldats de fortune lui envoyaient du bout de la terre de l’or, nerf de sa guerre. L’orfèvrerie aztèque saisie dans l’Atlantique servit à acheter le vote de certains princes allemands lors de l’élection à l’Empire. Sans succès puisque, si François donna, Charles pro- mit et fut élu. Il n’en reste pas moins que ce trésor, avant de dis- paraître en lingots pour rembourser les banquiers lombards, fut exposé en Allemagne. Ces travaux d’orfèvres furent d’ailleurs appréciés par un graveur de génie qui en fit une description pré- cise. Cet homme, ébahi d’admiration, s’appelait Dürer… Un premier décor géopolitique de la Nuit Triste est ainsi posé. Un empire lointain, brillant et cruel, est convoité par un homme d’exception, à la nature complexe, et agissant pour le compte du roi de la toute nouvelle Espagne et, de plus, empereur d’Occident, engagé dans une lutte sans merci avec la puissance dominante de l’époque, dans une Europe Occidentale secouée jusque au fond de son âme par une guerre de religion qui a fis- suré une certitude collective millénaire. Il est un autre décor à envisager avant de réellement poser le pied sur cette mystérieuse terre mexicaine. Il est plus propre- ment historique et, dans ses dates, ses traités ou ses intrigues, il éclaire ou explique cette aventure cortésienne, ce rêve corté- sien, qui faillit se briser dans l’ombre sauvage de la Nuit Triste.

Lorsque Constantinople tombe en 1453, la Reconquista est presque achevée en Espagne. Elle a commencé au XI° siècle et les Maures, présents dans la péninsule ibérique depuis le VIII° siècle, ne possèdent plus que le royaume de Grenade depuis leur défaite de 1212 à Las Navas. L’Espagne est divisée. Le Portugal, la Castille et l’Aragon se disputent la suprématie. L’unité viendra d’une femme au cœur de fer, Isabelle de Castille, qui choisira, et son mari Ferdinand, et l’Aragon contre un autre parti, celui du Portugal soutenu par la France1.

1. Curieusement la famille de Cortès prendra le parti de l’alliance avec le Portugal avant de se rallier à la couronne de Castille. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 122

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L’Espagne moderne nait donc en 1479. La réunion de ces deux couronnes représente 5 à 6 millions d’hommes. Par compa- raison, la France compte 14 millions d’habitants, l’Angleterre 3 millions, l’Allemagne 1 million, les Pays-Bas 3 millions et le Portugal 1 million. Pour cimenter le nouveau royaume de Castille et d’Aragon, Isabelle a une idée forte : la religion catholique. C’est certes un contre-pied à la politique précédente, celle de son demi-frère Henri IV l’Impuissant. C’est surtout une conviction profonde. Les états de Ferdinand et d’Isabelle sont catholiques mais la péninsule ibérique est habitée depuis plus de mille ans par une hérésie qui dit à peine son nom et qui fut dès l’origine une ten- tation permanente des dynasties wisigothiques d’Espagne. Comment pouvait-elle oublier que c’est avec la complicité d’un roitelet wisigoth que les Arabes débarquèrent pour la première fois en Andalousie au VIII° siècle ? De plus, la révolte des Cathares se fit aux frontières de l’Espagne et la présence de l’Inquisition dans ce pays est le témoin brulant de la lutte sécu- laire de l’Eglise contre cette gnose alexandrine, gnose multisé- culaire qui trouva dans la communauté juive espagnole l’oreille attentive d’un grand frère complice. Comme de plus, cette com- munauté avait accepté d’assurer depuis plusieurs siècles la levée des impôts pour l’occupant maure, Isabelle de Castille fut amenée, par nécessité politique disait-elle, par démagogie diront ses adversaires, à expulser les Juifs d’Espagne le 31 mars 1492, seulement trois mois après son entrée dans le dernier bastion maure à Grenade. Ironie de l’Histoire, lorsque Isabelle rentre dans Grenade le 2 janvier 1492, elle ne sait pas encore qu’un Génois intrigant assiste a à son triomphe. Pourtant, le 17 avril de la même année, elle va signer avec cet homme, Christophe Colomb, un véritable contrat de légende. A cette date, Hernan Cortès a 7 ans. La Castille n’est pas prête à cette aventure et c’est par un incroyable concours de cir- constances que va naitre un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Depuis la chute de Constantinople, la Méditerranée a perdu son rang dans le commerce des épices. Alors les regards se sont tournés vers l’Atlantique et, dans cette compétition, c’est le Portugal qui tenait la corde. Il avait fait la conquête des Açores Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 123

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en 1432, de Madère en 1425, de la Gambie en 1456 et des iles du Cap-Vert en 1460. Le Portugal a donc le monopole de l’océan. Par la bulle du 21 juin 1481 la papauté lui accorde le monopole «en dessous des Canaries» et « au-dessus des Canaries». A cette date les Portugais ont déjà sans doute découvert l’Amérique et le roi du Portugal se l’est ainsi attribué au travers de ce document romain. D’ailleurs, à cette époque, Colomb est à Lisbonne et il essaye de négocier, en vain, avec le Roi du Portugal un système de navigation qu’il a élaboré et qu’il garde secret : le retour vers l’Europe par le Gulf Stream.

Ce Génois est un personnage trouble et à l’origine incertaine. On dit qu’il est juif et ses contrats mirobolants obtenus deux jours après le décret d’expulsion des juifs d’Espagne nous intro- duisent dans un monde où l’irrationnel le dispute à la dissimu- lation. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir sa biographie écrite par son fils Fernando, biographie qui est un chef-d’œuvre de contre-vérités et de dissimulation. Toute l’ambiguïté du personnage de Christophe Colomb tient dans le secret qu’il possède : il ne peut le révéler sans en perdre le bénéfice. Il va donc habiller son projet avec une incontestable mal- adresse et tous les experts portugais ou espagnols se verront contraint de le refuser. En fait il tente de se faire attribuer le contrôle de terres dont il est l’un des rares à connaître l’existence… En 1482, Colomb est au Portugal pour tenter de convaincre le roi. En 1485, il passe en Espagne tandis que son frère Bartholomé est en Angleterre et en France. L’irrationnel alors se produit : Christophe Colomb séduit Isabelle de Castille. L’Histoire ne percera jamais le secret ou la nature de cette séduction mais le fait est là : une reine ruinée rencontre un aventurier protecteur qui est pensionné et assiste froidement à l’éviction de ses coreligionnaires. Le 17 avril 1492, Isabelle de Castille signe les Capitulations. Ce contrat est aberrant dans sa forme. Ainsi son préambule emploie bizarrement, et de façon suspecte, le passé plutôt que le futur ! Christophe Colomb a-t-il lâché son secret ? Pourquoi ce contrat est-il rétroactif ? Pourquoi ces titres nobiliaires « don Cristobal Colon », « Amiral des Mers Océanes » et même « Vice-roi »? Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 124

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C’est incompréhensible. Certes, Christophe Colomb doit verser 90 % de ses gains à la couronne espagnole alors que la reine sait très bien que ces terres à découvrir appartiennent au Portugal. De plus, les Antilles deviennent la propriété de Christophe Colomb et de sa famille et ce statut va empoisonner toute la suite de l’histoire. Tout particulièrement celle de Cortès. Colomb quitte Palos le 3 août 1492 avec trois navires : la Nina, la Pinta et la Santa Maria. Il atteint son but le 12 octobre 1492 et touche à l’île d’Hispaniola aujourd’hui appelée Haïti. Il rentre en Espagne le 16 janvier 1493 et est reçu par la reine immédiatement car le problème est délicat. Cette terre appartient de droit aux Portugais. Mais, à cette époque, le souverain pontife est espa- gnol. Il se nomme Rodrigo Borja, plus connu sous le nom d’Alexandre VI Borgia. Le 3 mai 1493 dans la bulle Inter Coetera, le pape accorde tout simplement l’Amérique aux Espagnols. Ce qui provoque la colère du roi du Portugal à cause de la bulle de 1481. Alors, dans une deuxième bulle, le pape parle du 38e parallèle comme ligne de démarcation. Les Portugais voient ainsi leur échapper le Brésil qu’ils ont découvert secrètement. Les tractations s’engagent entre l’Espagne, le Portugal et Rome tandis que Christophe Colomb s’embarque pour sa deuxiè- me expédition. Les bulles vont se succéder et la quatrième va mettre le feu aux poudres. Elle fait allusion aux Indes (les vraies) sur lesquelles, justement, le Portugal a des visées. Enfin, le 5 juillet 1494 est signé le traité de Tordesillas qui fixe définitivement le partage. C’est une victoire sur toute la ligne de l’Espagne qui devra, en retour, convertir les Amérindiens. Le fait est d’une extrême importance car il scelle la géogra- phie politique de l’Amérique.

Hernan Cortés est né vraisemblablement en 1485 en Estrémadure à Medellin. Les renseignements d’état-civil sont imprécis et signalent simplement une naissance «à la fin du mois de juillet». Les franciscains le feront naître en 1483, l’année de la naissance de Luther. Et sur la maison du Conquistador, il y a encore une autre date : 1484. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 125

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La tradition historique veut que la jeunesse de Cortès fût celle d’un hidalgo pauvre, tradition censée expliquer son goût pour l’or. La réalité est beaucoup plus complexe. Ainsi, par exemple, Cortès a toujours refusé de se faire appeler don Fernando car il avait la passion du mérite. Sa famille n’était pas réellement pauvre et Martin, son père, eut des charges officielles pendant toute sa vie à Medellin. C’était un juriste et le détail est d’importance pour la suite de l’histoire. Sa famille maternelle était d’origine française et avait fait souche en Cantabrique, ce nord de l’Espagne demeuré chrétien pendant toute l’occupation arabe. Mais cette famille s’était impliquée pendant des siècles dans la Reconquista et le grand oncle maternel d’Hernan fut même un grand maître de l’ordre d’Alcantara. La généalogie de Cortès est donc équilibrée : des juristes et des soldats. Hernan n’eut jamais une grande affection pour sa mère qu’il jugeait « dure et mesquine ». Il a eu en revanche une grande admiration affectueuse pour son père Martin qui fut pendant toute sa vie un inconditionnel de son fils. Cortès hérita de lui sa grande piété, non une piété faite de ritualisme aveugle, mais une piété faite de modestie devant le destin placé entre les mains de Dieu. Car, dans cette famille, Dieu est le seul maître. On retrouve un peu de cette attitude dans celle des Grands d’Espagne qui ne se découvrent pas devant leur souverain. Hernan Cortés était, de plus, d’un naturel frondeur. Il fut un enfant unique et choyé. À 14 ans il a rejoint l’université de Salamanque, l’établissement où fut fixée la langue castillane. Mais il n’y restera que deux ans, au grand désespoir de ses parents. Il va y acquérir néanmoins une solide culture, une par- faite maîtrise du latin et un véritable goût pour cette langue, support selon lui de l’universalisme chrétien. Notre jeune bache- lier a donc acquis de solides connaissances littéraires et juri- diques mais l’homme n’était pas fait pour les études. Il aime trop le grand air et l’exercice physique.

Pendant ce temps-là Christophe Colomb exerce un comman- dement aux Antilles où il a fait venir toute sa famille. Il se lance dans une recherche frénétique de l’or et montre dans cette entre- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 126

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prise une totale barbarie. Les plaintes affluent en Espagne et le scandale prend une dimension dramatique quand l’aumônier de la ville d’Isabella parvient à s’évader pour rejoindre l’Espagne. Ce prêtre apprend alors à la reine que son protégé Christophe Colomb s’est totalement affranchi de son obligation de christia- nisation, rompant ainsi son pacte avec la couronne espagnole. Isabelle prit alors des mesures pour faire libérer immédiate- ment les milliers de malheureux indiens que Christophe Colomb avait fait envoyer en Espagne. Mais, curieusement, et certes après une sévère admonestation publique, la reine va permettre quand même au Génois une troisième expédition, les besoins d’argent de la couronne faisant sans doute nécessité. Malgré la réprimande et la confiance renouvelée, Christophe Colomb allait se déchaîner encore plus que par le passé. A Saint-Domingue il force les Indiens à travailler de façon inhumaine dans les filons aurifères et à un tel niveau de cruauté que, cette fois ci, les rois catholiques lui retirent ses titres et ses fonctions de vice-roi. Colomb est arrêté avec son frère et toute la famille rejoint l’Espagne les fers aux pieds. Colomb apparaissait sous son véritable jour : un aventurier sans scrupule obsédé de pouvoir et dévoré par l’esprit de lucre. Les rois catholiques confièrent alors la charge vacante à Nicolas de Ovando, commandeur de l’ordre d’Alcantara. Un choix qui n’était pas neutre puisque les chevaliers d’Alcantara étaient des religieux qui formulaient des vœux dans une com- munauté régie par la règle cistercienne. Profitant de ces liens familiaux avec cet ordre, Hernan Cortès va s’inscrire pour le départ de cette mission destinée à rempla- cer le monopole de la famille Colomb par une véritable politique de colonie de peuplement. Pourtant Cortès ne s’embarquera pas à Palos cette fois-ci et la caravelle partira sans lui. Surpris par un mari trop attentif, notre homme s’est cassé une jambe en fuyant un courroux bien légitime2. Nous sommes en 1502. Hernan travaille alors pendant deux ans chez un notaire à Valladolid et finit par s’embarquer enfin en janvier 1504. Cortès ne reverra l’Espagne que 25 ans plus tard.

2. Hernan fut toute sa vie un homme sensible au beau sexe. L’histoire du séducteur Cortès sort du cadre de cette étude, même si elle éclaire notablement certains épisodes de sa vie. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 127

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Son aventure commence. Il n’est pas dans le cadre de cet exposé de décrire toute la campagne de Cortès au Mexique, qui s’achève par la prise de Mexico, ni de s’arrêter sur les années que Cortès va passer dans ce pays, ni sur son retour en Espagne ou sur les tribulations qu’il va traverser avant une mort triste et solitaire en octobre 1547. Néanmoins, il est nécessaire de décrire rapidement les évé- nements qui ont précédé la terrible bataille de la Nuit Triste. Cette Noche Triste fait partie d’un contexte. Le contexte militaire est assez simple et relève de la tactique d’un soldat qui utilise tous les moyens humains, matériels ou psychologiques dont il dispose. Il éclaire d’ailleurs remarquable- ment la personnalité subtile et brutale du Conquistador. Le contexte politique est plus compliqué à cerner. Il englobe la politique de l’Espagne en Europe, sa stratégie américaine, les intrigues de la Cour et les manœuvres souvent peu reluisantes de ses hauts-fonctionnaires dans le Nouveau Monde. Le contexte psychologique est le plus important. La volonté de Cortès reposait sur une conviction et une analyse qui ont mûri pendant son séjour à Cuba de 1504 à 1518. Ce contexte explique sa volonté et ses actes. Hernan arrive donc à Saint-Domingue en avril 1504, année de la mort d’Isabelle la Catholique. L’anarchie règne dans les nouvelles possessions espagnoles. Les îles sont à feu et à sang. La gestion cruelle de la famille de Christophe Colomb se révèle catastrophique et criminelle. Christophe Colomb est même sur- nommé l’Amiral des Moustiques. Sur les îles, l’interdiction de l’esclavage entraîne une passion de l’or qui se traduit par une attitude inhumaine envers une population locale qui ne prête pas à ce métal la même valeur culturelle que les Espagnols. Les indigènes Taïnos désespèrent et leur population diminue très rapidement du fait des échanges microbiens auxquels ils ne sont pas habitués. Le nouveau gouverneur Ovando tente de mettre de l’ordre mais sa politique de bonne volonté se heurte à des dif- ficultés insurmontables dues au fiasco de la culture et de l’éle- vage. La famine s’installe et 1500 Espagnols meurent, sur un total de 2500. Cortès, nommé notaire, change tout cela dans sa juridiction. Il privilégie la négociation, instaure une justice et vit au milieu des populations locales. Il a une maison, joue beau- coup aux cartes et reste le séducteur charmant qu’il était en Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 128

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Espagne. Mais bientôt le retour en grâce du fils de Christophe Colomb, Diego, ranime les intrigues au sein du gouvernement local, qui n’apprécie pas les initiatives de Cortès qui va alors quitter l’île et rejoindre son cousin Pizarro dans une expédition de découverte des côtes américaines. Pizarro était l’antithèse de Cortés et les deux hommes ne s’entendront pas. L’attitude de Pizarro pendant la conquête de l’empire inca illustre assez bien l’abime qui sépare les deux hommes. Cortès rejoint alors à Cuba l’amiral Vélasquez, un homme du clan Colomb. C’est un géant jovial et cruel avec lequel Cortès ne tardera pas à se brouiller. En 1509, Cortès va se marier avec Catalina Xuares à la suite d’ailleurs, d’un petit chantage de Velasquez. C’est à ce moment, vers 1512, que deux hommes opèrent leur conversion quant au problème indien et élaborent un contre modèle. Ces deux hommes sont Cortès et Las Casas. C’est aussi à cette époque que Balboa découvre le Pacifique, que Perdarias d’Avila découvre la Colombie et que Juan Ponce touche en Floride.

Il restait encore un pays à découvrir : le Mexique. Cortès part donc le 17 novembre 1518. En février 1519, Cortès aborde l’île de Cozumel. Le même jour, Charles Quint arrive au pouvoir. La conjonction de ces deux dates n’est pas neutre. Jamais Cortès ne parviendra à convaincre l’empereur ou son entourage à l’idée qu’il se fait de la conquête dans le Nouveau Monde. A Cozumel, Cortès commence à révéler sa véritable person- nalité. Il s’oppose au pillage au point de se heurter violemment à son meilleur capitaine qui est aussi son meilleur ami, Alvarado. Cet officier, sommaire et courageux, sera l’un des héros de la Nuit Triste. Cortès va libérer des prisonniers européens, les interroger et créer au sein de son unité un véri- table service de renseignement. En mars 1519, il fait escale à Tabasco. Ici s’arrête l’aventure maritime et commence la colonisation. Cortès obtient une pre- mière victoire grâce à ses chevaux, absolument inconnus des indiens. Les Mayas lui offrent 20 jeunes filles et, parmi celles-ci, une princesse aztèque vendue comme esclave au Mayas après une sombre histoire de famille. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 129

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Cette très belle femme, qui parle donc le mexicain et le maya, va très rapidement apprendre l’espagnol au contact de Cortès, qui découvre ainsi pour la première fois la société aztèque. Celle que l’histoire retiendra sous le nom de la Malinche (puisque Cortès fut surnommé Malitzin, c’est-à-dire le maître de la vénérable captive) fut baptisée sous le nom de Marina le jour des Rameaux et devint une pièce maîtresse et déterminante de la conquête de l’empire aztèque. Cortès arrive aux frontières de l’empire en avril 1519. Il veut rencontrer l’empereur qui, de son côté, sait très bien que les Espagnols sont présents depuis 27 ans aux marches de son pays. Cortés est lucide. Il n’a qu’une centaine d’hommes à opposer à plusieurs millions3. Il ne sait pas encore que cet empereur est rongé par le doute. C’est un homme cultivé qui connaît parfaite- ment toutes les prédictions des prêtres du Soleil concernant la fin de sa dynastie. En revanche, jamais les Aztèques ne prirent Cortès pour un dieu. Il faut faire justice de cette légende qui est née après la conquête. En mai 1559, Cortès va fonder la ville de Veracruz et va concevoir avec soin le statut juridique de cette ville et en deve- nir le Capitaine Général. En bon notaire, il sait très bien que son élection lui donne une légitimité qui lui permettra de couper les ponts avec le gouverneur Velasquez de Cuba. A Vera Cruz, Cortès découvre tout le poids du pouvoir aztèque sur les populations de l’empire : autorité tatillonne, pression fiscale et culturelle sur une population soumise. Il com- prend alors tout le parti qu’il peut tirer de cette situation.

3 Les victoires militaires de Cortès, obtenues malgré une disproportion étonnante des forces, est toujours expliquée par trois facteurs : d’abord les chevaux, inconnus des Indiens, ensuite l’acier, inconnu également dans l’empire aztèque et enfin les armes à feu. Si ces avantages furent indéniables, ils ne peuvent expliquer les succès foudroyants des Espagnols. Les guerriers de l’empereur Moctezuma, la première surprise passée, apprirent très vite à couper les jarrets des chevaux avec leurs armes d’obsidienne et ensuite le canon de Cortès et sa vingtaine d’arquebuses montrèrent vite leurs limites de rechargement face à plusieurs dizaines de milliers de combattants déchainés. Trois raisons plus sérieuses expliquent les victoires de Cortès : l’indécision du commandement (Louis XVI eut la même attitude aux Tuileries), le ralliement massif des peuples asservis cruellement par les Aztèques (entre 25 000 et 40 000 sacrifices humains par an depuis une centaine d’années) et enfin une curieuse façon de combattre des Mexicains qui cherchaient à tout prix à faire des prisonniers pour les offrir vivants en sacrifice à leur dieu Soleil. La sauvagerie curieu- se de ces combats singuliers où un Espagnol, cerné par cinq ou six guerriers, portait des coups à tuer sur des adversaires qui retenaient les leurs, explique de façon plus logique les fulgurantes victoires initiales des Conquistadores. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 130

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En juin Hernan Cortès entre à Cempoala, la capitale des Totanaques. Le cacique se confie au conquistador : les impôts sont lourds, les corvées harassantes, les femmes violées par les fonctionnaires aztèques, les hommes emmenés en esclavage et, surtout, beaucoup d’enfants trainés dans la capitale pour être sacrifiés au Soleil. C’est un drame que les familles et les mères ne supportent plus. L’alliance qui se dessine avec ce peuple est une providence pour Cortès. Sa visite dans cette capitale régio- nale devait coïncider, par le plus grand des hasards, avec l’ar- rivée de cinq collecteurs d’impôts venus de Mexico. Ces hommes sont immédiatement jetés en prison et Cortès en libère immé- diatement deux d’entre eux afin qu’ils puissent faire un rapport à l’empereur Montezuma. Ce dernier est perplexe. Que veut donc cet Espagnol ? Au même moment, en Europe, Charles Quint devient empe- reur à Francfort et Cortès apprend que le gouverneur de Cuba s’est fait nommer également gouverneur du Mexique en antida- tant une lettre afin de présenter Hernan Cortés comme un hors- la-loi. De plus, le gouverneur Vélasquez a retenu à son profit personnel tout le métal précieux envoyé par Cortés, métal qui constitue la part du roi. Cortès est bien loin de ces intrigues et de ces manœuvres de courtisans : il ne pense qu’à Mexico. Le 16 août 1559, il prend le chemin de Tlacxala, qu’il atteint au début du mois de septembre. Marina conseille alors à son amant une alliance avec les Txacalthèques. Le pacte est scellé par une Messe qui sera célé- brée dans le temple principal, tandis que le fidèle Alvarado épouse une des filles du cacique, préalablement baptisée, et qui lui donnera deux enfants. Beaucoup d’historiens se sont demandé si, à ce moment, les txacaltèques devenaient castillans ou si c’était les Espagnols qui devenaient mexicains… Cortès reçut alors une ambassade de Montezuma qui lui don- nait rendez-vous dans la ville sainte de Chochula. Là se trouvait le plus grand temple de la méso Amérique, temple dédié à Quetzalcóatl le fameux Serpent à Plumes. Mais ce rendez-vous cachait un piège qui fut déjoué encore une fois par l’omniprésente Marina. Pour s’en sortir, les hommes de Cortès durent batailler ferme et, le soir de la bataille, les Espagnols purent contempler l’ampleur du massacre. Cortès était atterré. Il fit néanmoins exécuter les traîtres, mais renvoya Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 131

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les émissaires de Montezuma. Puis il prit le chemin de Mexico. Montezuma tendit deux embuscades sur le chemin de Cortès mais ce dernier ne fut jamais où on l’attendait. Cortès fit gravir à son armée un col situé à 4000 m d’altitude avant de découvrir la ville de Mexico. Ce fut l’émerveillement. Une ville construite sur une lagune, avec des allées rectilignes, de l’ombrage et de l’hygiène. Cortès décrivit avec enthousiasme sa vision à Charles Quint : une ville de 350 000 habitants alors que la ville la plus peuplée d’Europe, Paris, n’en comptait alors que 35000. La rencontre avec Montezuma eut lieu à l’entrée de la ville. Les deux hommes y pénétrèrent côte à côte et chevauchèrent jusqu’au palais de l’empereur. Durant sept semaines, Cortès et Montezuma se virent tous les jours et les Espagnols découvri- rent les merveilles de cette capitale. Mais un jour Cortez apprit que son gouverneur à Vera Cruz venait d’être assassiné par des agents de Montezuma. Il se fâcha et retint ce dernier prisonnier dans son propre palais. Il gouverna alors le Mexique par empereur interposé. La situation était grave car la centaine d’Espagnols et les quelques milliers de supplétifs ralliés ne représentaient pas grand-chose comparé aux armées innombrables de l’empire aztèque. Cortès gardait Montezuma pri- sonnier dans son propre palais. Les Mexicains grondaient mais n’osèrent pas intervenir à cause de leur empereur. Mais les malheurs ne viennent jamais seuls et Cortès appris aussi que le gouverneur Velasquez avait rassemblé une flotte de 18 navires, flotte commandée par un vétéran de la conquête, Narvaez. 900 hommes, 70 escopettes et 20 canons débarquèrent à Vera Cruz. Narvaez fit exécuter le représentant de Cortès. Celui-ci prit la décision de se porter à sa rencontre en laissant le commandement à Alvarado, qui ne disposait que de 80 soldats espagnols. Quant à Cortès, avec seulement 70 soldats, il va écrire un véritable roman de cape et d’épée ou plutôt un chapitre étonnant de l’histoire des commandos. En quelques jours, il fait prison- nier Narvaez et rallie la troupe qui venait l’arrêter. Il prend pos- session de la flotte et envoie des bateaux chercher du ravitaille- ment en Jamaïque. C’est à ce moment précis qu’un troisième événement drama- tique est porté à sa connaissance. Cortès reçoit une lettre affolée Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 132

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de son ami Alvarado : Mexico est en insurrection et les Espagnols sont assiégés dans le palais impérial. C’est dans ce contexte que va s’inscrire la bataille de la Nuit Triste, la Noche Triste. Nous sommes en mai 1520.

Que s’est-il donc passé à Mexico au milieu de ce mois de mai ? Alvarado commandait une poignée de soldats et avait l’empe- reur en otage. Lors d’une cérémonie religieuse en présence de Montezuma, on devait sacrifier un jeune homme après les pro- cessions et des danses. Toujours est-il que Alvarado fit irruption dans la salle de cérémonie et massacra tout le monde avant de se barricader dans le palais de l’empereur avec ses hommes et son illustre pri- sonnier. Comment expliquer ce geste ? Il est difficilement compréhen- sible. Furie sanguinaire ? Volonté de voler l’or du temple ? Cela ne tient pas. Alvarado était un soldat expérimenté et savait fort bien qu’une centaine d’Espagnols n’avait aucune chance contre plusieurs centaines de milliers d’Indiens. La vérité est ailleurs. Quelques nobles aztèques, excédés par la captivité de leur roi, avaient regroupé des partisans pour tenter de le délivrer. Alvarado, averti par un agent ou par son intuition de soldat, avait décidé de porter le fer en premier. Et puis, au cœur de ce conflit, il y a la personnalité de Montezuma. Il est certes prisonnier, mais il temporise entre les différentes factions. Il refuse de trancher ou de prendre parti. C’est une personnalité complexe, intelligente et cultivée. Il s’in- terroge, et nous pouvons nous interroger sur la probable fasci- nation de l’empereur pour la culture européenne, fascination qui répondait d’ailleurs à celle de Cortés pour sa propre culture. Ce qui est certain c’est que le geste brutal d’Alvarado va court-circuiter le processus engagé par Cortès à Mexico. Et Cortès fulmine en rejoignant la capitale avec sa nouvelle troupe d’un millier d’hommes. L’entrevue avec Alvarado fut orageuse, mais Cortès restera toujours muet quant à sa teneur. Il a d’autres priorités, d’autres urgences. Les Aztèques ont incendié les bateaux qu’il avait prudemment fait construire sur la lagune. Le 25 juin, Cortès tente une dernière médiation depuis le palais impérial et demande à Montezuma d’haranguer ses com- patriotes et de les calmer. Les cris fusent, puis les injures et Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 133

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enfin des pierres, dont l’une fracassera le crane de l’empereur qui mourra dans les bras de Cortès. Le conquistador n’a plus d’alternative : il doit sortir de Mexico. Il imagine de profiter des funérailles de l’empereur pour s’enfuir. Montezuma vient d’être remplacé par son frère Cuitlahuac. Et ce dernier n’est pas un modéré. La sortie est fixée au 30 juin, à la tombée de la nuit car les indiens ne combattent pas dans le noir.

Quelle est la situation ? Quels sont les objectifs ? La ville est construite sur un lac immense. Les rues sont rares et, comme à Venise, d’innombrables canaux assurent les liaisons dans la capitale. Il existe plusieurs digues qui relient Mexico à la terre ferme. Cortès choisit de fuir par la digue de l’Ouest qui traverse le quartier de Tlacopan. Cette route mesu- re 3 km et emprunte sept ponts qui franchissent les canaux. Cortès dispose la colonne constituée par 1100 espagnols, 4500 supplétifs tlaxcaltèques, l’artillerie tirée par 250 indigènes, plusieurs chariots contenant le trésor de Montezuma et les femmes indigènes dont Marina. Il pleut à torrent et la colonne s’ébranle vers onze heures du soir. Les Espagnols ont construit un pont mobile pour remplacer les sept ponts évidemment détruits par les Aztèques. En tête de la colonne marche la majorité des soldats espagnols chargés de briser la résistance indienne et d’ouvrir la route. Vient ensuite le train des équipages et une arrière-garde commandée par le fidèle Alvarado. Grâce à la pluie et à l’obscurité les Espagnols parviennent sans encombre jusqu’au troisième pont. La troupe est au centre de Mexico quand l’alerte est donnée. Les Aztèques étaient sur leurs gardes et, en fait, n’enter- raient pas leur souverain. L’avant-garde du capitaine Sandoval réussit à passer mais, derrière lui, le carnage est indescriptible. Le pont mobile s’enfonce dans la vase. Le combat est dantesque. La confusion est totale, les ordres sont hurlés, les femmes crient et les Espagnols isolés vendent chèrement leur peau car ils savent ce qui les attend en cas de capture. Les Aztèques ont fabriqué des armes spéciales avec des lames volées aux Espagnols et mises aux bouts de perche. Elles sectionnent les jarrets des chevaux. Les canaux ne peuvent être franchis avant Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 134

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qu’ils ne soient comblés par des cadavres de chevaux ou de sol- dats abattus. L’arrière-garde, piégée, doit battre en retraite et s’enfermer dans le palais de Montezuma avant d’être faite pri- sonnière et sacrifiée aux dieux mexicains. Les soldats fuient, se battent, nagent ou tentent de se cacher. Alvarado, avec quelques soldats, parvient à rejoindre Cortès, qui est maintenant en tête. Ils arrivent au sixième pont. L’artillerie est abandonnée et les Indiens assaillent les Espagnols avec des canots légers. Les pertes sont effroyables chez les soldats espagnols de Narvaez, imprudemment alourdis par un butin qui va les entraîner au fond de la lagune. Victimes de leur cupidité et de leur inexpé- rience, «ils moururent riches» selon le mot cruel et cynique d’Alvarado. Ce dernier, pourvu d’un formidable instinct de sur- vie, fut le seul survivant de l’arrière-garde. La jument qui por- tait le quinto, la part de Charles-Quint, va s’abîmer dans les flots. 4000 guerriers tlaxcathèques furent tués et 80 chevaux perdus. Au petit jour les survivants parvinrent sur la terre ferme à Tlacopan. Hernan Cortès s’arrêta un instant dans le petit village de Tacuba et, seul et à l’écart, il va pleurer contre un arbre, un arbre qu’on montrera encore aux touristes au XIXe siècle. Six cents Espagnols seulement se sont extraits de l’horreur de la Noche Triste, les princesses tlaxcatèques sont mortes ainsi que tous les enfants de Montezuma. Parmi les femmes ne survivent que Marina et l’épouse indienne du capitaine Alvarado. La situation semble désespérée. Mais Cortès n’est pas un homme de petit temps et la difficulté le transfigure. Son armée est exsangue et affamée. Les blessés sont légions et les supplétifs doutent. C’est l’agonie. Les Mexicains vont revenir pour un der- nier assaut en les poursuivant en dehors de la ville. Corte parle à ses hommes et Marina parle aux supplétifs. La troupe repart malgré le harcèlement qui continue de plus belle. Cortès veut rejoindre Tlaxcala et pour cela il devra combattre trois jours et trois nuits de suite. Les Espagnols affamés vont manger les chevaux tués et les supplétifs vont manger les enne- mis tués. Imités en cela par certains Espagnols… Le nouvel empereur mène la bataille avec détermination. Cortès est blessé deux fois et l’engagement tourne mal pour les Espagnols, qui se voient battus, quand cinq cavaliers foncent sur la colline où siège l’empereur et s’emparent de sa bannière. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 135

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Inexplicablement, ce dernier prend la fuite, accompagné de 100 000 guerriers Aztèques qui disparaissent du champ de bataille. Le destin est décidément bien volatil. Cortès reçoit une ova- tion formidable de ses soldats indiens lorsqu’il rentre à Tlaxcala. De plus, les Totonaques n’ont pas rompu le pacte et Cortès conserve ainsi Vera Cruz. Ce soir-là il n’y avait plus que deux camps au Mexique : celui des Aztèques et celui des autres tribus, dont les Espagnols !

La suite appartient à l’histoire du Mexique et sort du cadre de cet exposé. Mexico fut reprise en juin 1521 après un siège épouvantable où la ville fut détruite. Le pays fut également ravagé par la variole, qui tua des dizaines de milliers de Mexicains. Le soir de la prise de Mexico, Cortès eut ce mot : «cela me soulève l’âme ». Il avait gagné dans le sang et dans la dou- leur. Ce n’est pas ce qu’il voulait, mais il était le maître du Mexique et comptait bien mettre ses plans à exécution. Le 15 octobre 1522, Charles Quint le nomma Gouverneur Capitaine Général et Grand Justicier Civil et Criminel de toutes les provinces de la Nouvelle Espagne. On dit qu’à ce moment le regard ému de Cortès croisa celui de Marina : cette victoire était aussi la sienne. Mais cette victoire ne fut pas totale. Victime d’intrigues cour- tisanes à la cour d’Espagne, où l’Inquisition ne pardonnait pas au conquistador l’éviction des dominicains au profit des francis- cains au Mexique, Cortès ne put mener à bien son grand dessein et son grand rêve d’un autre monde. Hernan Cortès, homme de guerre et d’action, élevé dans l’es- prit de la Reconquista, eut un rêve en arrivant au Mexique. Il convient de s’arrêter quelques instants sur ce projet cortésien. A cette époque la notion de liberté hantait les esprits. Et cette valeur nouvelle était portée par des hommes comme Luther, Erasme ou Thomas Moore. Valeur nouvelle car les sociétés antiques ou médiévales s’étaient prioritairement construites sur d’autres valeurs comme la fidélité à Dieu, au roi ou à la famille. Il faut se garder de faire des projections contemporaines quant aux aspirations des hommes qui firent l’histoire à cette époque (et considérer par exemple les Taïnos d’Haïti ou de Cuba comme des images vivantes du Bon Sauvage). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 136

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Il existe sans nul doute une vision manichéenne de l’aventu- re des Conquistadores dans le Nouveau Monde, et de Cortès au Mexique en particulier, vision que l’on pourrait résumer ainsi : « des Européens brutaux et avides d’or ont détruit par le feu, le fer et la maladie une société millénaire raffinée et avancée ». La vérité, ou plutôt la réalité, n’est pas si simple. La réalité est, semble-t-il, au-delà des simplifications et des réductions contemporaines. Si la position de Charles Quint peut difficilement être remi- se en question (un énorme besoin d’argent et des dettes contractées à l’égard des banquiers lombards et allemands lui firent envisager la nouvelle Espagne comme une source de pro- fits), il est possible d’étudier le projet cortésien d’une autre façon que celle de l’image brutale et sommaire dont il est affublé habi- tuellement.

Le destin malheureux et personnel de Cortès en est la preu- ve historique certaine. L’histoire serait plus simple s’il n’y avait que deux camps bien tranchés : les bons et les méchants, les vaincus et les vain- queurs, les humiliés et les tortionnaires, le raffinement tran- quille et la fièvre de l’or, la liberté et l’esclavage, les Indiens et les Conquistadores. Cortés ne se laisse pas enfermer dans ces stéréotypes. Car c’est un métis de foi et de conviction. J’utilise ce mot à dessein : il permet d’approcher et de com- prendre le projet cortésien. Il est évident que jamais, au grand jamais, Cortès n’a voulu transplanter sur l’Altiplano mexicain une microsociété castilla- ne. Il n’a jamais souhaité hispaniser le Mexique.Mais il faut constater avec la même force que, jamais non plus, Cortès n’a souhaité ou voulu s’aztèquiser. Il semble qu’il ait voulu réaliser une greffe espagnole sur les structures de l’empire aztèque. Nous tenterons tout à l’heure d’en donner les raisons. Cortès s’intéresse aux langues vernaculaires (Marina, le natual, les livres, les codex, l’écriture pictographique…) Il s’immerge dans la culture aztèque (exemple de son blason et de sa signification très métisse). Cortès s’oppose à l’arrivée des femmes espagnoles au Mexique et favorise les mariages mixtes. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 137

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Il s’est attaché à la christianisation des Indiens, christianisa- tion, selon lui, indissociable de la sacralité des lieux de culte indigène et il a transformé les temples païens en églises. Il y a là un parallèle frappant avec la christianisation initiale de l’Europe. Pour Cortès, le catholicisme est à l’opposé d’une religion d’ex- clusion car son message est universel (catholique en grec). De plus, c’est un pragmatique et un réaliste. L’Inquisition ne le rebute pas pour de vagues et larmoyantes raisons humani- taires. Il sait simplement qu’elle n’est pas adaptée, et qu’elle est sans objet dans le Nouveau Monde. Au pouvoir, Il refusera toujours l’Inquisition au Mexique et comptera simplement sur les franciscains et leur pauvreté. Quinze franciscains vont, sans violence, en prêchant en natual, procéder à la conversion de 15 millions de Mexicains ! Sans reculer d’un pouce sur le dogme, sans faire la moindre concession aux croyances antérieures, en luttant contre l’escla- vage, en refusant les sacrifices humains et en gardant toujours le même lien avec Rome, lien matérialisé par la langue latine. Cortés éradiquera l’esclavage par le baptême et le sacrifice humain ou le cannibalisme par le sacrifice non sanglant de la messe catholique. Cortés avait le sentiment d’écrire une sorte de nouveau tes- tament dans le Nouveau Monde. Et ce nouveau testament, il le sortait de l’ancien testament aztèque. Indubitablement, Cortès a agi par amour et par charité. Car il aime les Indiens. Il refuse l’arrivée des colons de peuplement et ne tolère au Mexique que ses compagnons de lutte. Il veut que le Mexique se suffise économiquement et ceci est très exactement le contraire du modèle colonial. Ses lois sociales sont étonnantes, mais on n’en parle jamais : interdiction du travail des femmes et des enfants de moins de 12 ans, un travail limité à 10 heures par jour, 1 heure de pause pour les repas, 60 heures de travail hebdomadaire (ce sera la règle en France en 1900 !), nourriture de l’ouvrier fournie par le maître («sel et tortillas ») et, plus incroyable encore, 30 jours de temps libre après 20 jours de travail… De plus, comme il connaît parfaitement les hommes, quel- quefois de sac et de corde qui l’accompagnent, il crée alors une véritable politique de protection des Indiens par une sorte de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 138

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ségrégation à l’envers, la Traza. Il ira même jusqu’à interdire à certains le commerce de l’or et légiférera sur les prêts et les pierres précieuses. Enfin il demandera aux franciscains de dénoncer toutes les exactions commises contre les Mexicains. Ainsi fut le projet cortésien… Mais l’Espagne, ses détracteurs, les jaloux l’accusèrent bien vite de soulever la terre, selon leur expression. Et c’est eux, par un tour de passe-passe idéologique, qui dia- bolisèrent Cortès et ce, au profit de la couronne espagnole, parée pour la circonstance de toutes les vertus et érigée ainsi en défen- seur des Indiens. La mauvaise réputation médiatique de Cortès date de cette époque. Une époque où le Mexique est autosuffisant et ne connaît pas la disette. Charles Quint, percepteur d’impôts par obligation, va prendre exactement le contre-pied des positions de Cortès : interdiction des mariages mixtes, libre circulation des Espagnols, autorisation du troc et du commerce sans la moindre entrave. La machinerie coloniale peut se mettre en place et sera basée sur l’or, uniquement sur l’or. La descente aux enfers de Cortès va alors commencer. En 1526, Il perd le pouvoir. En 1528, Il rentre en Espagne et voit le roi. En 1529, il est confirmé comme Capitaine Général mais perd le gouvernement de la Nouvelle Espagne. En 1530, Il retourne au Mexique mais est interdit de séjour à Mexico ! En 1532, il part à la conquête de la Californie qu’il offre à son roi en 1535. En 1536, Il envoie des renforts à son cousin Pizarro au Pérou. En 1539, le cacique de Mexico est brûlé par l’Inquisition. En 1540, Cortès, écœuré, rentre en Espagne. En 1541, il prend part à l’expédition de Charles Quint contre Barberousse, qui se termine par le désastre d’Alger. En 1547, au milieu de l’été, Hernan Cortès sent la mort arriver.

Il veut mourir au Mexique et, pour payer son passage vers Vera Cruz, doit engager les derniers objets précieux qu’il possède. Cela ne sera pas suffisant et le vieil homme, malade et usé, s’installe à Séville dans une petite maison. Le 10 octobre il est Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 139

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secoué de fièvre et d’une terrible dysenterie. Il dicte alors son testament devant un notaire de Séville. Hernan Cortés veut être enterré au Mexique auprès de sa mère, de son fils Luis et de sa fille Catherine. Il demande des saintes Messes perpétuelles pour son cher père Martin Cortès. Il veut également un monastère de clarisses sur sa terre mexicaine de Coyoacan, ainsi que la création d’une université à Mexico pour étudier la théologie, le droit canonique et le droit civil. Cortés règle ses dernières affaires financières et meurt soli- taire, entouré seulement par deux prêtres et son fils Martin. A l’instant ultime défile toute sa vie : son père Martin à Medellin, ses études à Salamanque, le sourire de Marina, la neige éter- nelle des volcans mexicains, les vagues des mers du Sud et de la côte des Perles, la moiteur de la forêt vierge, la mer de Cortès en Californie, le fracas des armes de la Noche Triste, la poussière des combats, les cris des blessés ou la voix de ses compagnons… C’est fini : dans la nuit du 2 décembre 1547 Hernan Cortès rend son âme de soldat à ce Dieu qu’il a tant aimé. Il a eu la vie qu’il a voulue et meurt sans un râle, à 62 ans, usé par une exis- tence de feu, de sang, de rires et de larmes. Une vie à cheval sur deux mondes. A-t-il eu le temps d’apurer ses comptes avec la divinité ? C’est le secret de Dieu. Sa vie s’achève à Séville, là même où a com- mencé sa vie indienne. La boucle s’est refermée. L’histoire est finie. Il reste simplement des petites histoires… En 1821, l’heure de gloire de Cortès aurait pu arriver quand le Mexique eu son indépendance. Mais la toute jeune république choisit de s’opposer à l’Espagne et le conquérant fut une secon- de fois diabolisé. Cortès fut réduit encore une fois à sa figure d’accusé et la complexité de sa personnalité se dissoudra dans les vilaines passions. Les députés mexicains demandèrent même le démantèlement de son mausolée. Il fut même prévu de piller et de profaner sa sépulture pendant la fête nationale de 1823. Mais Cortès avait encore du soutien dans le monde qu’il avait quitté trois siècles plus tôt. La veille, le premier ministre en per- sonne s’enferma dans l’église, cacha le buste de Cortès dans une urne qui disparut pendant 110 années. Un dossier secret rédigé en 1836 par le ministre mexicain et transmis à l’ambassade d’Espagne permit de la retrouver et elle fut ré inhumée en 1947. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 140

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Elle portait cette simple mention : « CORTÈS 1485-1547 ». Quand on l’ouvrit, quelques années plus tard, ce fut pour décou- vrir qu’elle ne contenait que les restes d’un nain bossu, comme si une main anonyme avait voulu discréditer pour l’éternité le conquérant du Mexique… Et pourtant, s’il existe un inconscient collectif, il faudrait pouvoir l’interroger sur un fait bien troublant et facilement véri- fiable : le prénom masculin Hernan reste encore aujourd’hui l’un des prénoms les plus usités au Mexique ! Le nom d’Hernan Cortès résonne donc encore aujourd’hui dans les plaines et les montagnes de l’Anhuac. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 141

Une contribution de l’Association des auditeurs IHEDN-Franche-Comté à la diffusion de l’esprit de Défense

Mme Brigitte Quichon et M. Daniel Antony Auditeurs de l’IHEDN

Séance du 21 octobre 2013

Présentation de l’IHeDn

En présentant un Institut que la plupart d’entre vous connaissent au moins dans ses grandes lignes, nous ne vou- drions pas nous limiter à ce que l’on trouve dans les brochures ou le site internet et, en nous plaçant le plus modestement pos- sible dans un contexte historique, nous souhaitons ouvrir à la réflexion l’exposé qui va s’ensuivre. Néanmoins, et pour commencer, il est difficile d’éviter de reprendre ce qui est écrit dans les brochures, à savoir que l’exis- tence de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale remonte à 1936, mais sous le nom de « Collège des Hautes Études de Défense Nationale », qu’il est devenu un institut en 1948, et que c’est aujourd’hui un établissement public-adminis- tratif, doté depuis peu de la personnalité morale et d’une auto- nomie financière. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 142

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Il a une vocation d’expertise et de sensibilisation aux aspects de la Défense au sens large, c’est-à-dire, et contrairement à ses origines, qui ne se limite pas à la seule « Défense nationale » puisque depuis une bonne dizaine d’années il est ouvert à des auditeurs étrangers et pas seulement européens, avec lesquels les grands enjeux sécuritaires du monde sont examinés. Il faut savoir également que l’IHEDN est placé sous la tutelle du Premier Ministre depuis 1979 alors qu’auparavant il relevait du ministère de la Défense et des forces armées, preuve s’il en est d’une vision transverse au sein du gouvernement, au service d’une Défense globale telle que définie par l’Ordonnance de 1959. Au cours du temps et en s’adaptant à un environnement géo- politico-socio-économique de plus en plus internationalisé, il est ainsi devenu un foyer du rayonnement de l’esprit de Défense. En usant il y a un instant de l’expression « au sens large », nous entendons bien par là qu’il ne s’agissait pas seulement des aspects militaires qui s’y rattachent. Ainsi, à une session natio- nale annuelle traditionnelle, se sont ajoutées, dès les années cin- quante, des sessions en région, puis dès les années quatre-vingt des sessions internationales, des cycles d’intelligence écono- mique à partir de 1995, mais encore des « séminaires jeunes » en 1996, conséquence de la professionnalisation de nos armées qui n’ont plus dès lors leur rôle de creuset de citoyenneté, avec le risque majeur d’un affaiblissement du lien entre les armées et la nation. Nous ajoutons enfin que depuis le début de ce millénai- re, l’IHEDN conduit des activités de soutien à la recherche en matière de Défense dans le cadre de l’évolution de l’École Militaire. Pour résumer, l’IHEDN colle à la réalité des grands enjeux caractérisant notre temps et prend à bras le corps ceux de la mondialisation. À présent permettez-nous de faire un lien, nous n’osons dire un « parallèle avec l’Histoire », en faisant une rétrospective et peut-être de rendre à César ce qui lui revient. L’Histoire officielle veut que l’on attribue la fondation de l’institut ou du moins du Collège des Hautes Études de Défense Nationale à un seul homme, l’Amiral Castex, alors un expert reconnu en géostratégie. Vous comprendrez que quelles que fus- sent les qualités de l’intéressé, cette mention seule est un peu réductrice. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 143

Une contribution de l’Association des auditeurs IHEDN-Franche-Comté 143

Castex avait été mandaté à l’été 1936 par le « ministre de la Défense Nationale » du moment, le radical Édouard Daladier, dont l’Histoire associera à son nom les piteux accords de Munich, deux ans plus tard. Daladier fut effectivement le premier « ministre de la Défense Nationale », tous ses prédécesseurs ayant porté le titre de « ministre de la Guerre », appellation qui fut reprise par la suite avant que l’on ne vienne à celles de « ministre des Armées », puis à nouveau de « ministre de la Défense ». Daladier n’ignorait pas la montée des périls auxquels le monde se voyait progressivement confronté. Le parti radical, bien que minoritaire, s’était fait l’allié de la SFIO pour per- mettre la victoire du Front Populaire. Il était le parti arbitre du moment et Daladier était par conséquent également Vice-prési- dent du Conseil, donc le second de Léon Blum dans un gouver- nement auquel les communistes ne s’étaient pas associés. Chacun pourra tirer les analogies qu’il voudra. Daladier avait mandaté Castex car il avait été séduit par ses idées assez innovantes, autant que surprenantes pour certaines. En effet, il prônait déjà l’idée d’un commandement interarmées des forces, en ôtant ainsi à l’armée de terre, à la marine natio- nale et à la jeune armée de l’air tout juste créée, leurs préroga- tives et leur autonomie décisionnelle en cas de conflit. Bref, pour lui, le « chacun sa guerre » était révolu... Mais c’est bien le modè- le qui a prévalu à la mise sur pied de ce « Collège des Hautes Études de Défense Nationale » dont le but était, je cite « de for- mer des hauts fonctionnaires et des militaires aux enjeux de la Défense dans leurs domaines respectifs ». Mais l’idée à la fois la plus surprenante et la plus lucide de Castex, bien que difficile- ment réalisable, était de déplacer le centre de gravité de la France en s’appuyant sur son empire et plus particulièrement en mettant à l’abri en Afrique nos principaux centres de produc- tion d’armement. Et cela avait séduit Daladier et finalement convaincu Blum, à un moment critique de la situation internationale, avec la guerre d’Espagne, qui a clivé la société française, pour finale- ment ne rien faire, sinon laisser faire… Dans le même temps, il y avait l’invasion par Mussolini de l’Éthiopie, mais pour laquel- le rien n’a été tenté afin de ne pas froisser le Duce qui s’opposait à l’Anschluss. Enfin, dernier avertissement avant-coureur, la Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 144

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remilitarisation de la Rhénanie, transgression supplémentaire du traité de Versailles, en réponse au Traité d’assistance franco- soviétique. Tous, nous connaissons la suite et les esprits éclairés du moment ne pouvaient l’ignorer. Malheureusement, lorsque le Front Populaire s’est attelé à corriger les erreurs antérieures, dont les diminutions des crédits à la Défense par Laval en 1935, il était un peu tard. De plus il manquait les ressources financières nécessaires, d’un côté, les capitaux avaient fui la France et de l’autre, les mesures sociales prises sans esprit de progressivité à l’issue des grandes grèves de mai 1936 avaient cassé net la timi- de reprise économique au sortir de la grande dépression de 1929. À peine porté sur les fonts baptismaux, avec une première session de vingt candidats, mais jusqu’à une centaine dans les trois années qui suivirent, le « Collège des Hautes Études de Défense Nationale » n’aura su que planter des jalons pour la période de l’après-guerre. Aujourd’hui, notre pays n’est plus, jusqu’à nouvel ordre, menacé par un ennemi sur ses frontières, mais l’ennemi, pour sa part ne connaît plus les frontières. Par sa nature évolutive et sophistiquée il peut s’attaquer à toutes les failles caractérisant notre monde interconnecté, qui est un monde de flux au sens large, qu’il s’agisse de la communication, de ses supports, des transports, des flux financiers, de ceux des produits illicites, ou encore au sein des mouvements de population. L’IHEDN colle à un monde en perpétuelle interaction, pour le meilleur comme pour le pire. Il a pour mission : « de développer l’esprit de Défense et de sensibiliser aux questions internatio- nales, mission se déclinant en une triple action, d’approfondis- sement des connaissances, de préparation à l’exercice des res- ponsabilités de cadres supérieurs civils et militaires, et de contribution à la promotion et à la diffusion de tout domaine ayant trait aux questions de Défense, politique étrangère et éco- nomie de Défense ». A l’issue de leurs diverses formations, les auditeurs regroupés au sein de leurs 39 associations, entretiennent un fort lien de camaraderie, et continuent leurs activités de formation et d’études, et leur réflexion sur la Défense. C’est ce que nous allons développer dans la présentation qui suit, fruit de réflexions et études de l’Association IHEDN-Franche- Comté, dans le contexte géopolitique de l’année 2013. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 145

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Le CHaoS

Chaos : confusion totale, désordre général. La théorie du chaos traite des systèmes dynamiques qui présentent un phé- nomène d’instabilité appelé « sensibilité aux conditions initiales » qui les rend non prédictibles à moyen ou long terme. C’est l’effet papillon : un simple battement d’ailes d’un papillon peut déclencher une tornade à l’autre bout du monde.

Les thèmes d’études qui nous sont soumis chaque année sont à la fois ambitieux et stimulants : ambitieux parce qu’ils attendent des auditeurs une vision prospective globa- le des enjeux stratégiques et géopolitiques, et stimulants car les orientations précises qu’ils proposent soulèvent certaines problé- matiques essentielles pour l’avenir incertain de notre pays et de ses alliés occidentaux, dans un monde de plus en plus imprévi- sible, chaotique et dangereux. La riche « boîte à idées » que consti- tue l’association des auditeurs contribue à la réflexion nationale pour garantir la liberté de notre destin commun. Sans aller jus- qu’à affirmer que notre monde est au bord du gouffre, nous ne pouvons plus nous contenter aujourd’hui de disserter de façon angélique sur les possibilités de résolution spontanée des crises.

1. Le chaos du monde

Le chaos est le terme qui nous paraît le plus approprié pour qualifier le monde actuel : chaos gigantesque dans l’é- conomie du monde capitaliste, émergence de nouveaux acteurs (les BRICS) dont l’orthodoxie économique et politique reste à démontrer (Chine ou Russie par exemple), risque d’implosion de l’Europe, démilitarisation dangereuse de l’Occident frappé par la crise, désengagement des États-Unis du théâtre européen et réorientation de leurs forces en Asie-Pacifique, remise en cause durable de notre réassurance américaine, bou- leversements liés aux révolutions du monde arabo-musulman (dont l’issue reste décevante ou incertaine), menace des États voyous incontrôlables (Iran, Corée du Nord pour n’en citer que deux), menace terroriste sur les démocraties occidentales, extension des zones grises dans l’arc de crise et particulièrement en Afrique (piraterie maritime et terrestre sous couleur d’inté- grisme), au Proche Orient (affrontements violents en Syrie, dur- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 146

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cissement d’Israël et du Hezbollah libanais) et plus à l’Est (que deviendront l’Irak et l’Afghanistan après le départ des troupes occidentales ?). L’arc chiite à lui seul constitue une menace sérieuse pour la paix du monde (Iran – Irak – Syrie – Hezbollah libanais).

Mais plus encore chaos moral au sein de notre nation : perte des idéaux, scandales politico-financiers, flux migratoires incontrôlés, montée des communautarismes, bi nationalité de trop nombreux « citoyens » aux motivations non conformes à nos valeurs. On ne peut avoir une nationalité à géométrie variable et si déjà certains de nos engagés de confession musulmane ont refusé de servir en Afghanistan contre les talibans, on peut à juste titre s’interroger : qu’adviendrait-il si nous devions enga- ger nos forces contre un ennemi du monde arabo-musulman proche ? Il n’est pas anodin de rappeler qu’aujourd’hui, c’est dans les banlieues qu’on recrute un grand nombre de nos sol- dats, motivés d’abord par des raisons économiques. Pire encore est la menace d’une infiltration de nos forces armées par des extrémistes comme cela s’est produit dans la Kapisa afghane le 20 janvier 2012 : quatre soldats français tués et 15 blessés par un taliban infiltré. Les difficultés de nos recrutements ne doi- vent pas nous conduire à abaisser la garde lors des engagements de nouvelles recrues. Il faut repenser la formation de nos personnels afin que l’entretien de motivation soit conduit par des officiers aguerris au double langage. Mohamed Merah est un révélateur des facteurs de risques. Il a postulé deux fois pour servir dans l’armée française ; son abominable forfait constitue un avertissement et illustre « la théorie du papillon » : trop médiatisé, il pourrait influencer les actes de nombreux autres dévoyés présents dans nos cités.

Une réflexion sur la patrie, nos valeurs et l’identité nationale est plus que jamais nécessaire, bien qu’elle ait été récusée par une partie de cette frange mondialisée des people bohêmes, cosmopolites et péremptoires. Certes la population change et par tradition, depuis la Préhistoire, la France, Finistère du continent eurasiatique, a été un pays d’accueil où s’arrêtaient les migrations, mais elle a toujours réussi à assimi- ler les nouveaux venus. Ce n’est plus le cas aujourd’hui pour Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 147

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deux raisons principales. L’unité religieuse multiséculaire a vécu, qui a marqué durablement nos comportements même dans une France laïcisée. Les deux sources principales de notre civilisation sont indéniablement l’héritage judéo-chrétien et gréco-latin et elles doivent le rester. La seconde raison est la fin d’une certaine conception de l’armée, celle d’une nation en armes défendant sa liberté, née avec la conscription en 1793. L’apport du siècle des Lumières, à l’origine des valeurs de la République, a une portée universelle mais peut difficilement servir de clé à l’intégration des migrants actuels, parce qu’il se fonde sur la raison, tandis que le XXIe siècle connaît une poussée de l’irrationnel et des fondamentalismes religieux.

Le patriotisme a perduré intact jusqu’à la Première guerre mondiale, puis s’est amenuisé au XXe siècle, miné par le pacifisme, le souvenir de l’hécatombe des deux conflits mon- diaux, la fin de la Guerre froide et la maladroite repentance sur notre passé colonial. Mais deux chocs ont davantage démobilisé l’opinion : la fin du service militaire obligatoire en 1997 et la Révision générale des politiques publiques, rendue nécessaire pour réduire le déficit budgétaire. D’une nation en armes on est passé à une nation armée (avec une armée de métier), et d’un pays attaché à la présence militaire sur tout le territoire on est passé à un territoire avec des déserts militaires (fermeture de nombreuses bases militaires). Désormais, dans beaucoup de localités, les cérémonies officielles se font sans la présence des soldats de la République. Inévitablement, la suspension de la conscription et la réduction de l’empreinte militaire dans l’Hexagone érodent le lien armée-nation. Un autre glisse- ment plus inquiétant encore doit nous alarmer : le recours à des Sociétés militaires privées. Notre pays en utilise pour externali- ser certaines fonctions logistiques, mais ne doit pas suivre l’exemple des USA et du Royaume-Uni qui, en Irak et Afghanistan, utilisent pour des opérations armées des Private security companies responsables de nombreuses « bavures ». Dans la conception française, le port d’armes est un droit régalien et le recours aux contractors est aux antipodes de l’es- prit de Défense qui doit animer les citoyens. N’oublions pas que la chute de l’Empire romain trouve son explication dans la perte de l’esprit civique des latins et le recours aux mercenaires Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 148

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recrutés chez les « barbares » au-delà du limes (la frontière for- tifiée de l’Empire). Les « dividendes de la paix » depuis 1945 ont démobilisé nos compatriotes et le nom même de patriote est connoté comme passéiste ou réactionnaire.

Écoutons le philosophe alain Finkielkraut, professeur à l’École Polytechnique, à propos de la crise du vivre-ensemble : « Qu’est-ce qu’être Français ? ». Il cite Fustel de Coulanges : « Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’intérêts, d’affections, de souve- nirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie ». Et il ajoute pour nous mettre en garde : « les apôtres de la diversité voudraient que la France ne soit rien de substantiel pour permettre à toutes les identités (ethniques, religieuses, sexuelles) marquées du sceau de la différence de s’épanouir sans entrave ». Il rappelle que les nouveaux arrivants semblent de moins en moins disposés à inté- rioriser nos valeurs et cite à l’appui de ses dires l’exemple des Tunisiens vivant en France : la plupart ont voté pour Ennahda « le parti qui défend des valeurs expressément contraires à celles de leur pays d’accueil ». Et à ceux qui doutent encore de son avertissement et invoquent un parallélisme entre la démocratie chrétienne et un islamisme modéré, il faut rappeler la virulente mise au point de Jeannette Bougrab, secrétaire d’État à la jeu- nesse, fille de harki, française d’origine arabe : « Je ne connais pas d’islamisme modéré... Il n’y a pas de charia «light»». Parlant, « au nom des femmes qui sont mortes, de toutes celles qui ont été tuées, notamment en Algérie ou en Iran, par exemple, parce qu’elles ne portaient pas le voile », elle conclut ainsi ses propos courageux : « Je fais partie de celles qui estiment qu’on peut interdire des partis politiques fondés sur des pratiques qui por- tent atteinte à une Constitution ».

Dans un monde peut-être à la veille d’un cataclysme, notre nation se présente affaiblie économiquement, militaire- ment, moralement, avec des alliés tout aussi touchés par la crise et tentés par le repli sur leur pré carré. La résurgence des natio- nalismes ethniques ou à fondement religieux n’est pas occultée par la chute des tyrans de la planète, car l’espoir des peuples qui se libèrent est noyé dans les urnes au profit des islamistes. « On sort de l’autoritarisme pour entrer dans un avatar démocratique de l’obscurantisme ». Le syndrome de 1938 (qui voulait mourir Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 149

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pour empêcher l’annexion des Sudètes?) mine nos concitoyens gavés par la société de consommation et davantage préoccupés de leur bien-être menacé par la récession que par la nécessité d’un sursaut patriotique face à l’ombre grise de la menace. Mais il ne faut pas désespérer : pour reprendre l’exemple de la désastreuse conférence de Munich et de ses conséquences, nous ne sommes pas en 1939 et la France a des atouts militaires. Le Pacte Atlantique est un bouclier qu’on peut durcir grâce à la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) issue du Traité de Lisbonne si la volonté se manifeste de dépasser nos antagonismes au nom du principe de réalisme et des intérêts communs. Il est encore temps de renforcer la résilience de la nation et d’éradiquer les communautarismes qui désagrè- gent l’unité nationale. Quant à la poussée islamique qui s’ex- prime dans les pays du « printemps arabe » (résultat d’élections libres), sa nature même peut évoluer dans le cadre démocratique qu’ils se sont donné parce que la réalité économique est têtue et peut démystifier les prêcheurs fondamentalistes. Par souci d’efficience et par choix délibéré, nous ne nous sommes pas limités à l’analyse de la mise en œuvre des décisions arrêtées par le traité de Lisbonne ou prises au sommet de l’OTAN, ni à l’étude des interventions armées en cours ou récentes, mais plus largement au contexte géopolitique de l’année 2013 et à l’analyse stratégique des rapports de force avec un souci légitime et récurrent : comment garantir notre sécurité nationale, dans quel cadre, avec quels partenaires et avec quels moyens. En d’autres termes nous souhaitons faire un état des lieux avec les facteurs de risques, définir les enjeux et faire des propositions.

2. Une doctrine intangible au cœur du débat sur notre conception de la Défense, deux citations prégnantes sont souvent évoquées. La première date de 1952 : « La Défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui- même ». En rappelant l’ardente obligation pour la France d’as- surer les moyens de son indépendance et de sa liberté, le géné- ral de Gaulle conservait le souvenir de la défaite de 1940, mais ce troisième discours de Bayeux est à replacer dans le contexte Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 150

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de la Guerre froide et surtout dans le débat sur la Communauté Européenne de Défense qu’il récusait parce qu’il y voyait une atteinte à la souveraineté nationale. Le rejet de la CED par le Parlement français, le 30 août 1954, marque l’échec d’une Europe supranationale, mais la menace soviétique suscite la création de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) quelques mois plus tard, qui rend à l’Allemagne une partie de sa souve- raineté. La seconde citation du chef de la France Libre est une réitération de la précédente dans un discours à l’École de Guerre en 1959 : « Le gouvernement a pour raison d’être, à toute époque, la défense de l’indépendance et de l’intégrité du territoire. C’est de là qu’il procède ». Il précise davantage : « Il faut que la Défense de la France soit française… Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre ». On ne peut qu’acquiescer à ce refus d’être entraînés malgré nous dans un conflit, mais on doit rappeler aussi la volonté gaullienne de mettre fin à l’hégémonie américaine et au duopole nucléaire des deux superpuissances (USA et URSS). Lors de la crise de Suez, en 1956, la France et l’Angleterre avaient dû céder aux pressions et menaces des deux Grands. D’où notre retrait de l’organisation militaire de l’OTAN le 19 mars 1966 (mais pas de l’Alliance Atlantique) et la fabrication d’une force de frappe française (notre première bombe A expéri- mentée dans le Sahara le 13 février 1960).

Cette époque est révolue ; dans un monde multipolai- re où la menace est multiforme, le réalisme politique et l’af- faiblissement relatif de l’Occident nous ont obligés à reconsidé- rer nos conceptions sans nous renier. Le 11 mars 2009, le prési- dent Nicolas Sarkozy a annoncé notre « retour » dans le com- mandement militaire intégré de l’oTan (mais pas dans le Comité des plans nucléaires), tandis que la loi du 29 juillet 2009, mettant en œuvre les préconisations du Livre blanc de 2008 sur la Défense et la sécurité nationale reconsidère le concept de Défense nationale : désormais la politique de Défense est l’une des fonctions régaliennes qui participent à la sécurité natio- nale dans le respect des alliances et elle pourvoit à la Politique européenne de sécurité et de Défense commune. L’alinéa sui- vant, tiré de cette loi, est l’un des plus stimulants : « La politique de Défense de la France doit s’adapter à l’impact croissant de la mondialisation sur la modification des rapports de force inter- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 151

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nationaux, la transformation des échanges économiques et les accélérations de la circulation de l’information et de la connais- sance. Le monde n’est pas nécessairement devenu plus dan- gereux qu’autrefois mais il est plus instable, plus impré- visible et les évolutions de notre environnement peuvent être brutales ». Quant à l’Union européenne, toujours selon la loi de 2009, elle doit « s’affirmer comme un acteur majeur de la gestion des crises et de la sécurité internationale ».

Refus d’un commandement supranational et autono- mie de décision en matière d’engagement de nos forces restent des constantes intangibles de notre doctrine militaire, rappelées dans l’annexe à la loi de 2009 : « Le rapprochement avec la struc- ture de commandement de l’OTAN s’effectue dans le respect des principes suivants : indépendance complète de nos forces nucléaires ; liberté d’appréciation des autorités françaises, impli- quant absence d’automaticité dans nos engagements militaires et maintien des moyens de l’autonomie stratégique, notamment par l’accroissement de nos capacités de renseignement ; enfin, liberté permanente de décision, qui suppose qu’aucune force française ne soit placée en permanence, en temps de paix, sous le commande- ment de l’OTAN ». Sécurité nationale et souveraineté nationale vont de pair, mais n’excluent pas les partenariats ni les alliances et ouvrent des perspectives nouvelles vis-à-vis des instruments de la sécurité collective : l’Union européenne, les Nations Unies et l’Alliance Atlantique.

Toutefois cette posture implique une capacité d’inter- vention tous azimuts, un outil de Défense complet et cohé- rent, flexible et adaptable, la possibilité de mener une action militaire complexe combinant des moyens sophistiqués sur tous les champs d’affrontement : aéroterrestre, aéromaritime, l’espa- ce et le cyber espace et, naturellement, d’avoir une force de dis- suasion crédible. Cette exigence met la barre très haut tant sur le plan du matériel que celui de la formation des hommes et suppose un engagement financier à la hauteur de nos ambitions. Certes, la France et ses alliés sont engagés dans des pro- grammes de coopération en matière d’armement pour mutuali- ser des moyens et harmoniser le matériel, mais la question reste entière : comment pérenniser nos industries d’armement, conserver nos savoir faire et nos capacités autonomes Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 152

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d’intervention ? Partager les coûts et bénéficier d’économies d’échelle est nécessaire, mais la concurrence reste très forte entre producteurs/exportateurs d’armes. Nous ne devrons jamais nous placer dans la situation de victimes d’un embargo sur la livraison de matériels militaires fabriqués hors de l’Hexagone. Les possibilités actuelles de surveillance à distance des matériels restent un facteur de risque.

3. Un nouveau contexte géopolitique Le rythme du monde s’accélère. Depuis le précédent Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale (LBDSN), remis au Président de la République en 2008, le temps stratégique semble s’accélérer, si l’on considère la succession des événements qui engagent notre avenir. Le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009 renforce la Politique de Sécurité et de Défense Commune qui donne à l’UE la possibilité d’utiliser des moyens militaires ou civils destinés à la prévention des conflits et à la gestion des crises internationales. Le nouveau concept stratégique de l’oTan, « Engagement actif, Défense moderne », adopté au sommet de Lisbonne en novembre 2010 constitue notre feuille de route pour les dix années en cours. Il appelle les Alliés à investir dans les capacités permettant de répondre aux menaces nouvelles, pour assurer la Défense contre le terrorisme, les attaques de missiles balistiques et les cyber-attaques. Le Traité de Défense et de coopération franco-britannique, signé à Lancaster House (Londres) le 2 novembre 2010, constitue un rap- prochement considérable entre les deux principales puissances militaires européennes et semble réactiver le Traité d’alliance et d’assistance mutuelle paraphé par les deux mêmes partenaires à Dunkerque en mars 1947, dans le contexte de la poussée sovié- tique en Europe au début de la Guerre Froide, bientôt suivi du Traité de Bruxelles en 1948 (devenu l’UEO en 1954) et de la créa- tion de l’OTAN en 1949. Ce traité de 2010 ouvre un nouveau cha- pitre entre les deux pays dont les troupes ont combattu ensemble en Afghanistan et se sont engagées de concert dans l’opération libyenne. Il prévoit 13 domaines de coopération et comporte une déclaration commune sur une OTAN rénovée et sur un processus de transition ordonnée en Afghanistan ; mais il est plus réservé sur l’Union européenne, certains commentateurs n’hésitant pas à affirmer qu’il « signe la mort de l’Europe de la Défense ». Le som- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 153

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met de l’oTan à Chicago en mai 2012 a officialisé le projet de Défense antimissiles balistiques (DAB) malgré l’opposition de la Russie. Le nouveau LBDSn (2013) a associé aux réflexions le Royaume-Uni et l’Allemagne et confirme le concept de sécurité nationale introduit dans notre stratégie globale en 2008.

La posture anti occidentale russe reprend la thèse, récur- rente pendant la Guerre froide, de la citadelle assiégée. Le com- plexe obsidional de Vladimir Poutine et de Medvedev se résume dans cette assertion du président russe : « pour la première fois dans l’Histoire, il y aura en Europe des éléments d’un système nucléaire aux États-Unis ». L’intervention en Géorgie en mars 2008 s’expliquait autant comme une réponse à l’élargissement de l’OTAN aux États de l’ancien glacis soviétique que comme un avertissement donné à tous ceux qui s’étaient empressés de reconnaître l’indépendance du Kosovo vis-à-vis de la Serbie (protégée par Moscou). Cette intervention dans le Caucase est la démonstration que les Russes peuvent organiser avec succès une opération armée hors de leur territoire. Pourtant les craintes de Poutine ne paraissent pas justifiées pour deux rai- sons : ce ne sont pas les quelques intercepteurs américains basés en Pologne ou en République Tchèque, trop loin des forces nucléaires russes (sous-marins de la mer de Barents ou silos de Russie centrale) qui pourraient changer la donne stratégique ; l’ennemi principal des USA et de ses alliés occidentaux ce n’est plus la Russie, mais l’Iran ou un autre État voyou du Moyen Orient. Par ailleurs les deux « Grands », pour reprendre la ter- minologie des années 70, sont engagés dans des programmes de réduction des armes stratégiques (traités START de 1991, 1993 et 2010). La menace russe de pointer des missiles sur le terri- toire européen s’apparente davantage à une rodomontade à usage interne qu’à une réédition du déploiement des SS20 en 1977. Néanmoins la tension américano-russe est bien réel- le et trouve son expression dans le veto russe utilisé systémati- quement pour refuser la condamnation de l’Iran ou de la Syrie à l’ONU. Toutefois la Serbie se réjouit d’avoir obtenu, le 1er mars 2012, le statut convoité de « candidat à l’adhésion à l’Union européenne » et prouve ainsi, après d’autres, son aspiration à rejoindre l’Occident tellement décrié par Moscou. Les pays de l’UE récompensent Belgrade pour ses efforts de conciliation avec Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 154

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le Kosovo et l’arrestation de Ratko Mladic. Un autre pion du jeu russe va faire défaut à Poutine, ce qui pourrait l’amener à com- poser avec l’Union européenne. D’autres facteurs contribuent à donner l’impression que la spirale du temps s’affole dans un laps de temps très court : l’as- cension de la Chine vers un statut de puissance globale ; la consolidation des puissances régionales (Inde et Brésil) ; la pro- lifération balistique et nucléaire (Iran, Corée du Nord) ; la ges- tion de la crise afghane (vers un désengagement programmé pour 2014) ; les révolutions du monde arabo-musulman (à l’espé- rance démocratique née de ces révoltes succède la déception sinon l’inquiétude) ; la crise financière qui met à mal l’économie des pays occidentaux et fragilise nos capacités de Défense (réduction sévère des budgets militaires).

4. Des facteurs de risques et des menaces multiformes

• Des bouleversements aux portes de l’europe

Depuis l’automne 2010 notre environnement a changé, parti- culièrement dans la zone Méditerranée - Proche Orient - Afrique, qui constitue le voisinage immédiat de la France et de l’Union européenne. Les révolutions dans le monde arabo- musulman ouvrent des perspectives, mais les affrontements religieux ou interethniques, la démographie galopante (notam- ment en Afrique noire) et la crise économique, qui caractérisent cette zone, constituent des menaces. Les rançonneurs d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique) sont bien plus motivés par l’argent vite gagné que par les versets du Coran, même s’ils s’en réclament. Le Sud Soudan, le Nigéria ou la Somalie par exemple, illustrent parfaitement le chaos que nous avons pris en titre. Les populations déçues par le résultat des révolutions ou confrontées aux pillards, aux terroristes et à la faim aspirent à s’évader de leur quotidien sans perspective et alimentent les flux migratoires incontrôlés. L’Italie, la Grèce, l’Espagne et la France sont en première ligne pour tenter de contrôler ou endiguer ce flot déstabilisateur, sous peine d’être submergées. Est-il exagéré de dire que notre sécurité ne se joue plus sur la Vistule, mais en Méditerranée, au Proche orient et en afrique ? Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 155

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• Le monde réarme, l’europe désarme

Entre 2000 et 2010 les dépenses militaires mondiales ont aug- menté de 50 %, mais avec des disparités : hausse de 80 % pour l’Amérique du Nord, de 70 % pour l’Asie de l’Est principalement tirée par la Chine, mais seulement de 4 % pour l’Europe de l’Ouest. Si 2009 semble une année record pour la course aux armements, 2010 marque un tassement imputable à la crise économique et financière, mais avec des nuances ; ainsi l’Amérique latine est en forte augmentation (+ 5,8 %), ce qui s’explique essentiellement par le renforcement militaire du géant brésilien, suivie de l’Afrique (+ 5,2 %). Inversement, en 2010, les dépenses militaires ont diminué de 2,8 % en europe, et sur la même période 2000-2010, la part des dépenses militaires de l’Europe de l’Ouest est passée de 29 % des dépenses mondiales à 20 %. « Cette tendance, si elle devait se confirmer serait lourde de conséquences pour l’avenir d’une Europe morcelée incapable de se positionner en puissance globale, incapable de peser dans les affaires du monde ». Il est utile de consulter les chiffres du SIPRI Yearbook 2011 : ils sont intéres- sants par les ordres de grandeur qu’ils expriment.

Rang PaYS Dépenses en Part milliards de dollars mondiale US courants (2010) en % 1 États-Unis 698 43 % 2 Chine [119] [7,3] 3 Royaume-Uni 59,6 3,7 4 France 59,3 3,6 5 Russie [58,7] [3,6] 6 Japon 54,5 3,3 7 arabie Saoudite 45,2 2,8 8 allemagne [45,2] [2,8] 9 Inde 41,3 2,5 10 Italie [37,0] [2,3] Total mondial 1630

L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Stockholm International Peace Research Institute, SIPRI) est un institut d’études stratégiques fondé en 1966. Les chiffres entre crochets sont des estimations du SIPRI Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 156

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• Une armée française vertueuse mais aux limites de ses capacités

Depuis 2008, des opérations multiples ont été menées avec succès malgré la RGPP et ses conséquences sur les moyens et les effectifs : Force LICORNE en Côte d’Ivoire (arrestation de Laurent Gbagbo en avril 2011), opération HARMATTAN en Libye (mars - octobre 2011), dispositif français en Afghanistan dans le district de Surobi et la province de Kapisa, opération ATALANTE au large des côtes somaliennes, KFOR au Kosovo, dispositif ÉPERVIER au Tchad, FINUL au Liban, opération SERVAL au Mali en 2013. Cela dans le contexte d’une restruc- turation profonde de l’outil de Défense sur le territoire national : réduction programmée des effectifs (moins 54 000 hommes avant 2014), redéfinition du format de nos implanta- tions dans un contexte de crise financière et sans nuire à la conduite des OPEX. Ce que ne disent pas ouvertement les mili- taires de haut grade en activité, d’autres, en retraite, n’hésitent pas à le dire, ainsi que des civils, tel le député des Yvelines Jacques MYARD en janvier 2012 : « quant à nos forces armées, nous avons atteint aujourd’hui l’étiage, avec 1,6 % de PIB consa- cré à la Défense, nous n’avons plus de marge de manœuvre. Toute nouvelle diminution quantitative, dissolution nouvelle de régi- ment, mettra notre crédibilité et notre statut de grande puissan- ce en péril ». Et pourtant, de nouvelles coupes sont programmées en 2013 dans le projet de loi de programmation militaire 2014- 2019 (moins 24 000 hommes d’ici 2019). Il importe de rappeler à nos concitoyens le leitmotiv américain : « freedom is not free » (la liberté n’est pas gratuite); toute nouvelle réduction du budget de la Défense rendrait inopérante une armée amputée de ses moyens d’action, mettrait en péril notre sta- tut de grande puissance et laisserait notre pays exposé au ter- rorisme issu d’un sanctuaire islamiste de plus en plus proche de l’Europe. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 157

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• La menace islamique au Sahelistan

C’est le risque de voir se constituer un continuum fonda- mentaliste au Sahel avec les islamistes de Boko Haram du nord Nigeria + Ansaru + la coalition islamiste au Mali (AQMI + Ansar Dine + MUJAO) + les Shebab somaliens. La contagion pourrait s’étendre d’autant plus rapidement au Tchad et au Darfour que les terroristes sont soutenus financièrement par des monarques sunnites du Proche-Orient, parmi lesquelles l’é- mir du Qatar pour la première fois démasqué dans son double discours. Ces organisations mafieuses utilisent volontiers le cache-sexe islamiste pour voiler des activités qui s’apparentent davantage au grand banditisme, mais certains de leurs chefs, formés dans les camps d’entraînement d’Al-Qaïda du Proche ou de l’Extrême-Orient, allient l’intolérance au fanatisme. On esti- me qu’une dizaine de « Français » combattent avec les terro- ristes : binationaux ou nés en France, endoctrinés en prison, dans les mosquées ou lors d’un séjour en terre d’islam, ils rejoi- gnent les lieux du djihad grâce à des filières djihadistes et renient leur patrie.

« La menace terroriste est aujourd’hui très sérieuse en France […] Il ne s’agit pas de réseaux terroristes qui viennent de l’extérieur, il s’agit de réseaux qui sont dans nos quartiers » (déclaration du ministre de l’Intérieur en novembre 2012)

• La menace terroriste Après les attentats de Paris (1995 et 1996), ceux de New York et Washington en 2001, de Madrid en 2004 et de Londres en 2005 ; les assassinats commis par Mohamed Merah en 2012 à Toulouse et Montauban, les attentats du marathon de Boston en avril 2013, il est clair que la menace terroriste est la plus dangereuse pour les démocraties occidentales. Il ne faut pas laisser s’installer un sanctuaire extrémiste de l’autre côté de la Méditerranée. Là ou sont nos intérêts fondamentaux, là est notre ter- ritoire. La notion d’espace national a évolué en même temps que la menace est devenue multiforme. notre intervention au Mali est légitimée par les prises d’otages français, les appels à l’aide de pays alliés, les décisions du Conseil de sécurité de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 158

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l’ONU et la menace sur nos approvisionnements en uranium au Niger, dont dépend à 80 % la production d’électricité française. « L’Afrique restera une zone de convoitises et de confrontations potentielles et une zone d’intérêt stratégique prioritaire pour la France », écrivent les experts de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense. L’élimination de Kadhafi a provoqué la dispersion de ses stocks d’armes entre les mains des terroristes dans la partie sahélienne de l’arc de crise. « On peut craindre l’émergence d’un «djihad noir» attirant des personnes vivant en France, explique le juge antiterroriste Marc Trévidic. Grâce à leur passeport, des Franco-africains peuvent se rendre plus facilement dans la région. Profil type : des jeunes des cités, radicalisés au sein d’un petit groupe salafiste et qui, à l’instar d’AQMI, considèrent la France comme un ennemi prioritaire ». Il s’y ajoute de jeunes endoctrinés ou convertis partis au djihad, qui reviennent en Occident avec une expérience du combat et constituent un dan- gereux foyer potentiel du terrorisme.

• Sécurité nationale, Défense européenne ou atlantique ?

L’opération Serval : la France est partie seule secourir un pays ami et protéger 6000 de nos ressortissants installés au Mali… elle a trouvé très peu d’aide parmi ses partenaires européens. Pourtant il s’agissait bien de nettoyer un foyer terro- riste menaçant non seulement nos compatriotes, mais aussi le continent européen et l’Occident tout entier. D’où la nécessité de conserver nos capacités autonomes d’intervention. Le rapport sur La relance de l’Europe de la Défense (PSDC) déposé en avril 2013 par le député Yves FROMION dénonce « des instances trop en retrait pour un objectif ambitieux » et particulièrement la Haute représentante pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, plus eurosceptique qu’au service d’une ambition partagée. Tandis que tous les crédits militaires de l’Europe se réduisent considérablement et entraî- nent des coupes drastiques dans nos capacités, la grande idée préconisée par l’Agence européenne de Défense… c’est la mutualisation et le partage des moyens militaires (pooling and sharing). Lors d’un débat au Parlement européen, l’eurodé- puté roumain, Ioan Mircea Pascu a eu cette remarque très juste concernant l’évolution des forces armées européennes : « Bientôt Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 159

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il nous faudra un pooling and sharing de la rareté, car il n’y aura plus grand-chose à mettre en commun… ». Depuis l’après-Deuxième guerre mondiale, la sécurité européenne a été garantie par les Etats-Unis à travers l’Alliance atlantique, car l’Europe était le centre de gravité de leurs intérêts stratégiques. Aujourd’hui c’est l’Asie-Pacifique. Les USA s’exonè- rent un peu vite de leurs responsabilités en se désengageant du théâtre européen. Le Pentagone argumente ses choix en s’ap- puyant sur le succès de l’opération Harmattan, preuve, selon lui, d’une capacité croissante des Européens à intervenir militaire- ment de façon autonome. Pourtant l’opération en Libye a confirmé la dépendance de la France et de ses alliés européens vis- à-vis des USa dans des domaines tels que le ravitaillement en vol, la guerre électronique, la suppression des Défenses ennemies, les drones et le renseignement. Idem l’intervention au Mali ; comme l’indique Yves FROMION : « Serval reste une opération de moyenne intensité. Or, elle n’en a pas moins montré les limites de nos capacités matérielles, notamment en matière logistique. Il en ressort donc que nos moyens sont à peine suffisants pour des opé- rations de moyenne intensité, ce qui doit nous conduire à ne pas baisser la garde ». L’Europe de la Défense, mentionnée comme l’un des objectifs stratégiques clé de la construction européenne dès le traité de Maastricht, est restée au stade embryonnaire, à cause d’un manque évident de volonté politique des Etats, trop heureux de « ne pas faire duplication avec l’oTan ». La crise et les égoïsmes nationaux… La Défense européenne ne va pas bien. La plupart des pays européens n’ont plus la capacité d’en assurer la responsabilité à leur niveau, ni d’exercer une influence sur les affaires du monde par la puissance militaire. Le Royaume-Uni et la France peuvent encore y prétendre, mais de moins en moins et pour combien de temps ? Et que deviendront les promesses de Lancaster House si le Royaume Uni quitte l’Union en 2017 ?

5. D’autres facteurs de risques

• L’immigration incontrôlée

Quelles sont les conditions d’une bonne intégration des immi- grants en France ? Définir l’identité particulière de la Nation française est un préalable nécessaire car l’affadissement de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 160

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l’identité nationale favorise le mouvement de restructuration des identités religieuses et communautaires. Les réponses sont à chercher dans nos valeurs républicaines rappelées dans le Préambule de la Constitution, dans la capacité de nos institu- tions à « fabriquer » des citoyens français soucieux d’équilibrer droits et devoirs, et dans la sincérité des nouveaux arrivants qui doivent exprimer leur volonté de s’intégrer à la Nation et non d’imposer à la Nation des valeurs différentes. Il importe d’être vigilant et inflexible sous peine de favoriser l’émergence d’une société patchwork où le choc des communautarismes peut conduire à des affrontements. Les bonnes intentions ne sau- raient remédier au danger des prêcheurs fondamentalistes ni aux intrigues des réseaux d’Afrique noire qui indiquent sur des sites internet comment s’installer illégalement en France et exploiter le système d’aides sociales (exemple « Le bon plan immigration vers la France » vendu sur un site sénégalais). Les mouvements antiracistes n’ont pas compris que le racis- me s’exerce aujourd’hui autant contre les Français qui se reven- diquent comme tels qu’entre les diverses communautés eth- niques. Au nom d’idéaux devenus obsolètes en Europe du fait de nouveaux rapports de force, il est presque impossible d’exercer une critique, voire un contrôle ou des mesures de rétorsion à l’encontre des nouveaux barbares.

• La dépendance énergétique et la menace sur nos approvisionnements

La France pourrait se trouver un jour dans une position de dépendance extrême, ses trois principales sources d’énergie (pétrole, gaz, uranium) étant situées hors de nos frontières et leur approvisionnement soumis à l’état de relations internatio- nales aléatoires. Les possibilités alternatives de substitution au niveau national restent insuffisantes pour relever le défi des dif- ficultés d’approvisionnement à venir. Quelques exemples illus- trent ce risque : - menace de fermeture du détroit d’Ormuz (par où transite 1/3 du pétrole mondial transporté par voie maritime) proférée le 28 décembre 2011 par l’Iran en rétorsion aux sanctions de la com- munauté internationale condamnant son programme nucléaire. - mainmise de la Chine sur les métaux de « terres rares » indis- pensables au développement de l’énergie solaire et éolienne, aux Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 161

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ordinateurs, aux écrans plats et aux téléphones portables. Ces terres sont achetées massivement (en Afrique notamment) par la Chine, qui organise la pénurie. - menace sur nos approvisionnements en uranium au Niger (terroristes islamistes) ou sur les pétroliers qui naviguent au large des côtes somaliennes (pirates).

• La menace de l’arc chiite (Iran - Irak - Syrie - Hezbollah libanais)

Le scénario catastrophe pourrait arriver sur fond d’inter- vention militaire israélienne en Iran, ce qui a déjà commencé en 2011 avec la cyber-attaque de la centrale de Bushehr par le virus informatique Stutnext et l’énorme explosion du dépôt de missiles Shahib III, vraisemblablement dus au Mossad. Une frappe pré- ventive israélienne ne serait pas improbable, Benjamin Netanyahu ayant déclaré à Washington le 6 mars 2012 : « je ne laisserai jamais mon peuple sous la menace de l’anéantissement ». Menahem Begin avait fait bombarder en 1981 la centrale nucléai- re d’Osirak en Irak pour les mêmes raisons. La déraison de l’Iran. « Les États-Unis répondront par la force si l’Iran cherche à bloquer le détroit d’Ormuz, passage stratégique pour le trafic maritime pétrolier, a affirmé le 8 jan- vier 2012 le secrétaire américain à la Défense Léon Panetta, C’est une autre ligne rouge à ne pas franchir ». L’Occident est confronté au dilemme de deux scénarii également catastro- phiques, celui d’un Iran nucléaire et celui d’une guerre avec l’Iran. Le récent dégel des relations entre Téhéran et Washington traduit peut-être la nouvelle ligne du président Hassan Rouhani, mais cache probablement son désir de gagner du temps face à la pression occidentale et son souci d’atténuer les sanctions internationales. La Syrie, clé de voûte du système chiite. Le régime de Bachar al-Assad a perdu toute légitimité, intérieure et extérieure, y compris aux yeux de la Ligue arabe. Le clan au pouvoir n’a plus qu’une arme à sa disposition, la répression, dont il use avec sau- vagerie. Les derniers alliés s’éloignent, sauf la Russie, qui a des intérêts stratégiques dans le pays et équipe l’armée syrienne, et la République islamique d’Iran. Mais au-delà de la guerre civile contre le dictateur, il faut aussi voir dans cette insurrection un révélateur de la lutte impitoyable menée par les sunnites contre Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 162

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les chiites et leurs alliés alaouites. Le monde musulman méditer- ranéen est ravagé par deux guerres internes : laïcs contre isla- mistes et sunnites contre chiites. Le rêve ottoman de la Turquie (retour du grand califat) s’inscrit dans cette problématique. Le Liban sous tension. La tragédie syrienne déborde chez son voisin du sud. La contagion pourrait impliquer Israël : pour créer une diversion, le Hezbollah chiite pourrait tirer sur Haïfa ou Tel-Aviv des missiles à moyenne portée dont l’Iran l’a abon- damment pourvu.

• Le surarmement de la planète. Il se caractérise par deux révélateurs :

Une course aux armements dans des régions où règne la tension : Proche-Orient, Afrique du nord, Amérique du sud, Asie du sud et Asie du sud-est. Les États riches en ressources natu- relles ont acheté des quantités considérables d’avions de combat à prix élevé. Les pays voisins ont réagi en passant commandes à leur tour. On peut s’interroger sur le bien fondé de ces achats dans des régions à haut niveau de pauvreté. La prolifération des armes prohibées ou régulées. Ce mouvement n’est plus le fait seulement de la volonté de certains États, appelés « États proliférants », comme l’Iran, le Pakistan ou encore la Corée du Nord, mais aussi d’initiatives privées. Il s’est créé une véritable économie de la prolifération, en partie souterraine, structurée autour des réseaux d’acquisition et de vente. Ce trafic aboutit en particulier à la dissémination illicite d’armes légères et de petit calibre (ALPC). La France n’est pas épargnée par ce trafic, (usage de l’AK-47 ou Kalachnikov, arme fétiche des malfrats).

6. Propositions de l’aR IHeDn-Franche-Comté

• Défendre notre identité nationale

Affirmer le droit de la France à une identité nationale comme il en est pour tout autre peuple, et le devoir de la préserver. Admettre que nous subissons une guerre démographique. Houari Boumediene nous l’a expliquée : « Des millions d’hommes quitteront le sud pauvre pour aller vers le nord. Ils iront pour le conquérir en le peuplant avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 163

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Réaliser que la diversité culturelle a pour conséquence une fragmentation conflictuelle de l’espace public et une destruction de la vie civique. Aujourd’hui en France un millier d’enclaves étrangères regroupent environ 5 millions d’habitants. Dans ces zones de « non-droit », l’État n’a pas le droit de renoncer. Protéger nos frontières contre une immigration clan- destine. Renégocier les accords de Schengen peu protecteurs et dénoncer les « passoires » européennes afin de tarir l’immigra- tion incontrôlée : Lampedusa, Mayotte, Bulgarie… N’accepter prioritairement comme immigrants que ceux qui sont utiles à notre économie. Ainsi font d’autres grandes démocraties (USA, Canada, GB).

« La patrie n’est pas une idée épuisée, c’est une idée qui se transforme et s’agrandit… La vérité c’est que partout où il y a des patries, c’est-à-dire des groupes historiques ayant conscience de leur continuité et de leur unité, toute atteinte à la liberté et à l’intégralité de ces patries est un attentat contre la civilisation, une rechute en barbarie ». Jean JAURÈS, L’armée nouvelle, 1911.

• Rénover notre politique africaine Protéger nos intérêts fondamentaux : nos intérêts vitaux, nos intérêts stratégiques, nos intérêts de puissance. Plusieurs de ces points justifient notre intervention au Mali. Conserver des forces pré positionnées suffisantes pour assu- rer la sécurité de nos alliés et pouvoir intervenir rapidement. Assurer avec nos partenaires européens la formation des troupes africaines ; prendre conscience du potentiel économique de l’Afrique, de l’avantage historique que nous possédons et qu’il ne faut pas abandonner par un désengagement inconséquent. D’autres puissances sont déjà à la manœuvre : la Chine, l’Inde, les USA, l’Allemagne, le Canada, et même l’Afrique du Sud. Établir un partenariat équilibré en aidant au développement de nos partenaires africains et à l’émergence de gouvernements démocratiques pour maintenir chez elle une jeunesse en quête d’emploi et nous démarquer de nos concurrents animés par leurs seuls intérêts économiques. Passer d’une logique d’assistance et de protection à une logique de co-développement. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 164

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Renégocier les accords de Défense avec les États africains. Sans regretter l’absence des autres États européens sur le champ de bataille, félicitons nous d’être les seuls à pouvoir inter- venir en urgence. Ce levier nous confère un atout qu’il faut mon- nayer : Défense du pouvoir en place contre une exclusivité accordée à nos entreprises dans l’exploitation minière ou énergé- tique. Toutefois si notre intervention au Mali est une exception légitimée par l’urgence, elle est aussi un révélateur de la néces- sité d’une action européenne coordonnée en matière de Défense.

• Prévenir les risques

Désamorcer/envisager les crises en augmentant les moyens alloués aux deux premières fonctions stratégiques définies par le Livre blanc : la connaissance et l’anticipation, la prévention. La capacité de renseignement doit être privilégiée de manière constante, la dimension satellitaire renforcée. Identifier le terrorisme islamique comme la menace priori- taire, dans l’Hexagone et contre nos ressortissants et nos intérêts partout dans le monde. Restaurer le patriotisme et développer l’esprit de Défense, tant au niveau national qu’au niveau européen. Les démocra- ties devront mettre un terme au terrorisme ou le terro- risme mettra un terme aux démocraties. « Préparer l’impensable » : préparer la Nation et les différents services de l’État à supporter les effets d’un risque majeur, à faire preuve de résilience : terrorisme de masse, attaque infor- matique de réseaux critiques, menace balistique, crise sanitaire, environnementale ou sociétale de grande ampleur… Sécuriser le territoire national. Les forces de police et de gen- darmerie, de 100 000 hommes chacune, sont suffisantes en temps de paix ; mais si intervenait une flambée de violences du type guérilla urbaine dans plusieurs villes simultanément ? La prolifération des Kalachnikov, leur utilisation par de jeunes voyous sans repères et la constitution de ghettos communauta- ristes sont des facteurs de risques qu’il ne faut pas négliger, sur- tout si les deux se conjuguent. Ne serait-ce pas une réponse per- tinente que de constituer une Garde nationale de volon- taires (réservistes de l’Armée, sapeurs pompiers volontaires…), encadrée par les forces de gendarmerie ? Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 165

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• Garantir notre indépendance nationale

Porter le budget de la Défense à un niveau compatible avec le contexte sécuritaire. La Défense constitue l’un des derniers points forts de la France. C’est un enjeu d’influence. Croire que le soft power remplacera le hard power dans notre capa- cité d’influence est une erreur stratégique. L’influence de la France dans le monde aujourd’hui, c’est d’abord la crédibilité de son outil militaire. Accroître l’effort financier pour un outil militaire qui doit res- ter crédible, performant et dissuasif dans tous les champs de la guerre : aéroterrestre, aéromaritime, cybernétique et spatial. Conserver un format opérationnel pour nos troupes et ne pas recourir aux contractors. La force armée est de nature régalien- ne, apanage d’un État démocratique. Garantir notre indépendance nationale y compris en matière d’armement. Pérenniser nos industries d’armement dans les secteurs qui garantissent notre autonomie d’information, de communication et d’action. La solidité de nos alliances réside d’abord dans la crédibilité de notre propre Défense. Redonner à notre armée les effectifs et les moyens nécessaires pour remplir avec efficacité les missions de plus en plus diversifiées qu’on lui donne. L’équiper d’armes modernes, de moyens logistiques et d’acquisition du renseignement. Il serait dommageable que les choix budgétaires entraînent un déclassement de notre armée. « L’histoire récente montre que si le soft power fonctionne […], c’est encore l’épée qui fait pencher, en temps de crise aigüe, le plateau de la balance ». Vice-amiral Richard Laborde, Directeur de l’IHEDN, le 14 mai 2012.

• Revitaliser la Défense commune européenne Convenir de la nécessité d’une Europe de la Défense (rédui- te à son noyau dur). Si l’on en croit les experts, l’opération libyenne aurait porté un coup fatal à la politique commune de sécurité et de Défense (PSDC) de l’Union européenne : ce qui marche ce sont les coalitions de volontaires, la coopération fran- co-britannique et l’OTAN, mais pas l’Europe, trop divisée. Deux États seulement en Europe ont une capacité complète d’inter- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 166

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vention : France et Royaume-Uni. Il faut dépasser nos différends européens pour rapprocher nos politiques et impliquer l’Allemagne, l’Italie, le Benelux et l’Espagne avec lesquels nous sommes liés historiquement. Le traité de Lancaster House, entré en vigueur en juillet 2011, est un premier pas, suivi de notre engagement commun en Libye. Revitaliser la Défense commune européenne. Les coupes dans les budgets de Défense des pays européens et le désenga- gement américain incitent à la mutualisation et au partage de capacités, mais cette option se heurte aux questions de souve- raineté nationale et aux pacifistes de circonstance qui, dans le concept d’approche globale de la PSDC, privilégient le civil sur le militaire et défendent la commode non-duplication: « le militaire à l’OTAN, le civil à l’UE ». Le « pooling and sharing » (mutualisation et partage des moyens militaires) préconisé par l’Agence européenne de Défense, est-il une solution d’avenir ou une garantie d’impuis- sance ? Monnayer nos interventions ? Ce sont les États dits laxistes de l’Europe : la France, l’Italie, l’Espagne qui, au large de la Somalie, protègent les pétroliers et les porte-conteneurs qui per- mettent aux États dits sérieux de profiter des acquis de la mon- dialisation et de baisser à rien leur effort de Défense. La France doit en tirer les conséquences et facturer à l’Europe sa contribu- tion ou négocier un moratoire à la règle d’or. « La force de la cité n’est pas dans ses remparts ni ses vais- seaux mais dans le caractère de ses hommes ». Thucydide.

« Pour des missions de combat en conditions d’urgence, l’intervention nationale reste plus efficace que l’intervention européenne ». RAPPORT D’INFORMATION enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 juillet 2013, page 84. Rapport déposé par la COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES en conclusion des travaux d’une mission d’information sur l’opération Serval au Mali. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 167

Richesse et pouvoir à Athènes

M. le Président Michel Woronoff

Séance publique du 20 novembre 2013

C’est une étrange aventure que d’être riche à Athènes, comme en bien des lieux, tout d’abord parce que l’histoire char- ge toujours ce groupe de responsabilités politiques, ensuite parce que se trouvant en point de mire, les riches sont, en tout temps, en tout lieu, l’objet de jalousies et de contestations dont ils doivent se défendre.

1. L’origine de la richesse

La richesse, dans le monde grec, est d’abord paysanne. L’univers de l’Iliade, avec ses festins de viande de bœuf et ses armures cloutées d’or relève du rêve et d’un passé embelli par le regret d’une puissance évanouie. Si nous voulons avoir une idée de la réalité sociale des débuts de la société grecque, il nous faut nous tourner vers le monde d’Ulysse. Dans l’Odyssée, lorsqu’Eumèe, le porcher fidèle, veut vanter devant un étranger de passage la richesse de son maître Ulysse, il n’énumère pas les armes, ni les cadeaux contenus dans la chambre forte du trésor. Il détaille les troupeaux de chèvres, de moutons et de bœufs que l’on garde pour lui, tant à Ithaque que sur le continent. De la même manière, devant la ferme d’Ulysse, un gros tas de fumier dit son aisance de riche paysan. Il n’y a rien de commun entre ce manoir cossu et les fastes du palais de Ménélas, où le naïf Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 168

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Télémaque croit voir le palais de Zeus, ni avec les merveilles, peut-être crétoises, du palais d’Alcinoos, roi des Phéaciens et Prince de la Mer. Loin du monde de l’Iliade où les héros possè- dent en apanage des cités qui leur versent redevance « en les honorant comme des dieux », les nantis de l’Odyssée se bornent à des possessions somme toute assez rustiques et font plus pen- ser à des squires anglais qu’à des seigneurs médiévaux. Plus proche encore de la réalité vécue par son public, Hésiode nous fait pénétrer dans un univers où la faim menace chaque année, où la moindre parcelle de terrain doit être cultivée. « Ne sais-tu pas, Persée, » s’écrie-t-il à l’adresse de son frère « quelles richesses recèlent la mauve et l’asphodèle ? », faisant allusion à ces plantes qui, à cette époque comme dans la Grèce actuelle, couvrent les friches et les talus des chemins. Dans ce monde de petits pay- sans béotiens âpres au gain, les querelles de bornage et d’héritage sont nombreuses. Elles sont tranchées par les « rois », les basileis, entendons des paysans riches qui détiennent le pouvoir de justice et ont tendance à donner raison plutôt à celui qui leur a « graissé la patte ». Hésiode fustige ces « rois mangeurs de présents » et se lamente sur la fuite de la Justice hors de cette société. Cette situation se retrouve à Athènes, au moment où se produit le synécisme, c’est à dire la réunion des villages qui avaient coutu- me de venir vendre leurs produits sur l’agora, le marché. Dès cette époque le pouvoir est aux mains des grands propriétaires fonciers. Ce sont les basileis, les rois, chefs de clans puissants qui rendent la justice, selon des critères connus d’eux seuls, en s’appuyant sur leur connaissance des traditions et des rites. C’est en récoltes plus encore qu’en possession de troupeaux, comme en d’autres sociétés, que l’on évalue la richesse et l’on mesure le poids politique au nombre de mesures de blé que l’on récolte dans ses champs. Dans les premiers temps de la cité d’Athènes, les magistratures sont réservées à ceux qui peuvent justifier d’un revenu de cinq-cents mesures de blé, les pentakosiomédimnes, et qui ont seuls voix au Conseil. S’ensuit un premier conflit entre ces grands propriétaires et les petits paysans de l’Attique. En cas de mauvaise récolte ces derniers étaient contraints de demander des avances en semences pour pouvoir travailler, mais les taux de prêt étaient tels que rapi- dement bon nombre d’entre eux étaient réduits à la misère. C’est un processus que l’on retrouve actuellement en Amérique du Sud. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 169

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Solon sera contraint, au VIe siècle, de procéder à un allégement des dettes, pour permettre à ce que nous appellerions maintenant « la classe moyenne » de se reconstituer. Athènes devient alors une place d’affaires et de commerce considérable, grâce à sa situation géographique qui lui ouvre les portes du Pont-Euxin, la Mer Noire et à l’activité de sa marine marchande. Mais, au fur et à mesure que le commerce et l’industrie se développent, émerge un nouveau groupe de riches, celui des marchands, des industriels, des arma- teurs, des banquiers qui veulent avoir leur mot à dire dans les affaires de la cité et l’influence des grands propriétaires diminue. La richesse de ces nouveaux possédants est moins tangible, moins foncière, elle est bien réelle cependant. Le transfert de pouvoir s’opère par l’intervention des tyrans, appuyés par ce nouveau groupe et par le peuple, par opposition aux grandes familles traditionnelles soucieuses de conserver le pouvoir. Ces aristocrates donneront à la tyrannie un sens péjoratif qu’il n’a absolument pas à l’origine. La démocratie se développe à la faveur de ce conflit.

2. La responsabilité de la richesse Entre ces cités querelleuses, avides de nouveaux débouchés et de nouveaux territoires, les conflits sont fréquents et chacun y prend part. Comme les frais d’équipement sont à la charge des citoyens, on peut saisir les différents groupes sociaux dans le statut militaire de chacun. Les jeunes gens les plus riches servent dans la cavalerie, car ils peuvent se payer le luxe d’un « piquet » de trois ou quatre che- vaux, nécessaire pour en avoir toujours un en forme et dispo- nible. Ils constituent l’élite de l’aristocratie. Aristophane leur consacrera une pièce, celle des Cavaliers, en 424, où il célèbre leurs exploits guerriers. Ils admirent les moeurs et les institu- tions spartiates et n’ont que mépris pour le régime démocra- tique. Aristophane leur fait adresser une seule demande au peuple, en récompense de leurs exploits :«Si jamais la paix revient et met un terme à nos peines, ne nous haïssez pas pour nos longs cheveux et notre corps frotté au racloir ! ». Cette tenue était imitée de la mode spartiate. Ces jeunes gens se groupent en compagnonnages ou hétairies et se réunissent pour des ban- quets, prétextes à des activités antidémocratiques réelles. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 170

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La classe moyenne, celle des petits propriétaires paysans, les hoplites, sert dans l’infanterie lourde. Les soldats assurent eux- mêmes les frais de leur armement. Ce dernier comporte la cui- rasse ou thorax, le couvre ventre, le casque, les jambières ou cné- mides, le grand bouclier rond, la lance et l’épée. Toute cette panoplie, en bronze, pèse plus de trente kilos et pour pouvoir le supporter, les citoyens doivent fréquenter assidûment gymnase et palestre. Ce sont les hoplites, groupés en formation de pha- lange, chacun assurant de son bouclier la protection de son voi- sin de gauche, qui supportent le choc des batailles. Lors de la guerre du Péloponnèse, une inscription funéraire détaille la longue liste de leurs morts au combat. On comprend que eux aussi aient applaudi à la pièce qu’Aristophane consacre à La Paix, où le bon vigneron Trygée va rechercher la déesse de la Paix dans l’Olympe et ruine du même coup le marchand d‘armures, celui de casques et celui de lances, au profit du fabri- quant de faux. Le chœur exulte à l’idée d’être rendu à la vie civi- le : « Quelle joie, quelle joie j’éprouve à être délivré du casque et du fromage et de l’oignon réglementaires ! ». Les citoyens les plus pauvres servent aussi leur cité ; ils sont frondeurs, archers ou rameurs. Ils vont peu à peu conquérir le pouvoir, sous la conduite de démagogues comme Cléon qu’Aristophane surnom- me dans ses pièces « le marchand de cuir ». La cité d’Athènes, comme tous les États, a besoin d’argent. Comme l’impôt n’existe pas, on tourne la difficulté en invitant les riches citoyens à contribuer volontairement à des liturgies tant militaires que religieuses. Ces contributions, plus ou moins volontaires, portent sur un nombre restreint de familles, douze cents, au maximum, parmi lesquelles trois cents sont le plus souvent sollicitées. C’est ainsi qu’ils payent les frais de la mise en scène des tragédies et des comédies représentées sur le théâtre de Dionysos, l’équipement des trières et toutes sortes de cérémonies religieuses. Tous n’étaient pas aussi scrupuleux que d’autres et nous connaissons les plaintes de triérarques héritant de bateaux en mauvais état. C’étaient là des occasions de mani- fester à la fois leur aisance et leur patriotisme, mais, les guerres se prolongeant, le poids en devint insupportable. Nombreux étaient donc ceux qui tentaient de s’y soustraire. Ils affirmaient alors qu’ils étaient beaucoup moins riches qu’on ne l’imaginait et avançaient le nom d’un citoyen qui, mieux pourvu qu’eux, aurait Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 171

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dû contribuer. Si ce dernier protestait on lui proposait alors une antidosis, un « échange de biens » pour prouver sa bonne foi. On ne sait combien de ces procédures parvinrent à terme.

Au sommet de l’État siègent les Dix Archontes ou magistrats, tirés au sort chaque année, mais sur une liste contrôlée de riches citoyens. Comme le dit plaisamment un brave artisan du Pirée « Si j’étais aussi riche qu’on le dit, je pourrais être tiré au sort comme archonte ! ». On voit donc bien que cette fonction est réservée à une élite. Les affaires sont plaidées devant une Cour composée de citoyens volontaires tirés au sort. Chaque plaideur doit présenter lui-même son accusation ou sa défense, en raison de la stricte éga- lité qui prévaut entre eux. Bien sûr tout le monde n’avait pas l’é- loquence d’un Périclès ou d’un Démosthène. C’est pourquoi s’était développé un métier particulier, celui des logographes, « les écri- vains de discours » qui fournissaient, contre rétribution, aux ora- teurs incompétents ou timides des discours tout préparés. Dans cet univers de la parole, où il est essentiel de pouvoir persuader une foule, soit au tribunal, soit à l’Assemblée, les jeunes gens issus de riches familles disposent d’un avantage considérable : ils peuvent profiter de l’enseignement de maîtres de rhétorique, les sophistes et plaider le même et son contraire. L’analyse des discours de l’un d’entre eux, Andocide, a mis en évidence l’existence d’une rhéto- rique cachée, habilement dissimulée sous les apparences de l’im- provisation et de l’émotion.

3. La lutte pour le pouvoir Les contestations politiques sont souvent violentes et la guer- re du Péloponnèse, opposant le bloc dorien, formé par Sparte et ses alliés péloponnésiens à la confédération maritime d’Athènes en fournit maints exemples. La cité d’Athènes, d’abord contrôlée par des aristocrates fortunés, comme Périclès et Nicias, glisse peu à peu, au fur et à mesure que la guerre se prolonge, dans les mains de démagogues, « chefs du parti populaire », habiles à flat- ter la foule et à lui octroyer des avantages financiers. Ainsi les citoyens reçoivent, pour siéger à l’Assemblée ou au tribunal, une indemnité correspondant à une journée de salaire, soit trois oboles. Certains en font métier et Aristophane se moque, dans Les Guêpes, de ces citoyens qui dès le lever du jour se pressent Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 172

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aux portes du tribunal pour être tirés au sort comme juges. La guerre, pour quelques uns, devient une bonne affaire. Sévit alors une engeance exécrée, celles des sycophantes, maîtres chanteurs avides de dépouiller les riches citoyens de leurs biens, en les menaçant d’une dénonciation devant le peuple. Comme dans ce monde personne n’est tout à fait exempt de légères mal- versations, les riches payent mais n’en pensent pas moins. En 404 la défaite d’Athènes est pour beaucoup « une divine surprise », pour reprendre une formule attribuée à Charles Maurras en 1940. L’Acropole est occupée par une garnison spar- tiate et, avec son appui, un gouvernement autoritaire de trente magistrats se met en place avec pour mission de restaurer « les lois ancestrales ». Cette révolution fut d’abord accueillie avec faveur par une large partie de la population, lasse des dérives de la démocratie radicale. L’un des dirigeants modérés a cette pro- fession de foi :«Pour moi, je n’ai jamais cessé de faire la guerre à ceux qui considèrent qu’il ne peut y avoir de démocratie par- faite avant que les esclaves et ceux qui par misère, vendraient leur patrie pour une drachme participent au pouvoir…Mais par- tager les droits politiques avec ceux qui peuvent servir avec les chevaux et avec les boucliers, j’ai toujours pensé que c’était le meilleur parti et je le pense encore ». On voit bien qu’il s’agit des cavaliers et des hoplites, opposés aux rameurs de la flotte. Ces Trente magistrats, surnommés les Trente Tyrans, révè- lent vite leur véritable nature. Ce furent deux années très sombres. Dans un premier temps, les Trente s’attaquèrent à des délateurs que le peuple avait fini par prendre en horreur. Mais bientôt on s’aperçut que les arrestations frappaient surtout les métèques. Ces derniers « les cohabitants » étaient des étrangers, venus à Athènes pour y créer des industries ou pour y armer des bâtiments de commerce. Périclès en avait attiré bon nombre, conscient que leur activité était bénéfique pour la Cité. Leur industrie leur avait permis d’amasser des richesses considérables qui, bien entendu, provoquaient l’envie. Commença alors une véritable « chasse aux riches ». Pour rendre les citoyens complices de ces exactions, les Trente décidèrent que quiconque arrêterait un métèque profiterait de la confiscation de la moitié de ses biens. Certains Athéniens s’honorèrent de leur refus : ainsi Socrate refu- sa d’aller arrêter un riche métèque, Léon de Salamine, dont le seul crime consistait dans sa richesse. Nous connaissons bien le Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 173

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mécanisme de ces arrestations par le récit qu’en fait l’orateur Lysias. Ce dernier, avec son frère Polémarque avait hérité de son père, un riche Syracusain habitant le Pirée, d’une grande fabrique d’armes qui occupait cent vingt ouvriers, chiffre considérable pour l’époque. Ils appartiennent donc à la couche la plus aisée de la population et, comme il le dit lui-même « c’est leur richesse qui les perd ». Lysias parvint à s’échapper par une porte dérobée et se réfugia à Mégare, mais Polémarque, sans avoir été légalement condamné, dut boire la ciguë. Mais la terreur ne se limita pas aux seuls métèques. Arrestations arbitraires, meurtres, confiscations, exils frappè- rent aussi les citoyens. Cela, au point qu’une partie de la popu- lation, au début assez heureuse d’être débarrassée des déma- gogues qui avaient perdu la guerre, finit par se détacher des Trente et par les prendre en horreur. Parmi les plus acharnés des Trente figuraient plusieurs anciens élèves de Socrate, parents de Platon, Critias et Charmide. Critias était le chef de la faction extrémiste des Trente. Comme dans toute révolution, son radicalisme finit par l’emporter sur les modérés, conduits par Théramène, appelé « le cothurne » à cause de sa propension à changer d’avis, comme un acteur qui chausse indifféremment ses hautes socques du pied gauche ou du droit. Tout comme Charmide, il donne son nom à un dialogue de Platon. Ce dernier avait fondé de grands espoirs dans le succès de cette entreprise oligarchique, mais il s’en est rapidement détourné. Parmi les autres élèves de Socrate, Xénophon, viscéralement opposé au régime démocratique, s’éloignera prudemment d’Athènes après la victoire des démocrates et s’en ira vivre près de Sparte, prati- quement jusqu’à la fin de sa vie. Quant à Alcibiade, le disciple bien aimé, ce sont les conseils stratégiques qu’il donna aux Spartiates qui leur permirent de gagner la guerre. Le destin des élèves de Socrate jette donc un jour nouveau sur le fameux procès au terme duquel il fut condamné à boire la ciguë. On lui reprochait d’avoir introduit des divinités nouvelles dans la cité et d’avoir corrompu la jeunesse. Or, même si Socrate s’était tenu éloigné de la fureur politique des Trente, ses vio- lentes critiques de la démocratie, son évidente aversion pour les dieux de l’Olympe, sa remise en cause de toutes les traditions de la Cité avaient pu en effet inciter certains de ses auditeurs à penser que si les dieux ne punissaient pas les coupables, si l’on Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 174

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n’était sûr de rien, tout était permis. La condamnation de Socrate n’est pas philosophique, comme l’exégèse chrétienne a voulu le faire croire, elle est politique. Ce qui lui est reproché, c’est d’avoir permis, en ruinant toute foi dans les structures tra- ditionnelles de la cité, les violences perpétrées par ses élèves.

4. Le pouvoir de la classe dirigeante

Cette triste affaire des Trente tyrans laissa des traces, que conservent les plaidoyers rédigés par l’orateur Lysias pour qui pouvait le payer. En effet, ruiné par la guerre l’orateur devint logographe, entendons qu’il rédigea les plaidoiries qu’accusa- teurs comme accusés devaient prononcer eux-mêmes devant les juges. Le seul discours qu’il rédigea pour son propre compte fut celui du procès qu’il intenta à Eratosthène qui avait arrêté et conduit à la mort son frère Polémarque. Au reste il est probable qu’il n’obtint pas justice ! Tous les autres sont des discours com- posés pour de riches citoyens incriminés pour des raisons qui nous restent souvent obscures. Mais dans leur argumentation, ils nous fournissent de précieux renseignements sur les motiva- tions, les fiertés, les craintes et les revendications du groupe éco- nomiquement prépondérant. Lysias est d’autant plus précieux pour nous informer qu’ayant lui-même fait partie de ce groupe des riches, il en connaît tous les codes.

Compte tenu de l’atmosphère politique à Athènes, les plai- deurs, clients de Lysias, visent à établir leur qualité plutôt que leur supériorité. Ils prétendent donc avant tout se qualifier comme des citoyens excellents, aussi bien par leurs actions que par leur conduite. Ensuite, ils doivent tenir compte de la nature du jury popu- laire devant lequel ils prononcent leurs discours. Ils sont donc rarement arrogants, même s’il leur arrive parfois de laisser écla- ter leur suffisance. Bien plutôt, ils tentent de persuader les juges que leur cause est la leur, d’où de subtils passages du « je » au « nous ». Lysias présente bien sûr aux juges l’image que ses clients se font d’eux-mêmes mais, pour mieux les défendre, il esquisse plutôt celle qui peut séduire les juges : ces possédants ne cessent de s’excuser de ce qu’ils ont et de ce qu’ils sont. Ce fai- sant, ils reflètent les a priori des juges et dressent une sorte de portrait en creux des « Guêpes » athéniennes. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 175

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Ils n’appartiennent pas aux mêmes groupes politiques, pour- tant, à les entendre, il est possible de repérer des traits que l’on retrouve dans tous les plaidoyers et de constituer ainsi, au Ve siècle av. J.-C., un portrait éclaté de la classe dirigeante athé- nienne, accablée, à l’en croire, par la malédiction de la richesse.

Quels termes définissent l’influence de la classe dirigeante ? Ce sont des termes d’emploi courant : pouvoir, être aux affaires. Le pouvoir est donc affaire de richesse mais il est toujours pré- senté de façon péjorative, même si un citoyen accusé de meurtre feint de croire en l’impartialité de la justice :«Le même châti- ment frappe les plus faibles et les plus puissants de sorte que le plus humble citoyen reçoit même peine que le plus noble ». Sinon, pour attendrir les juges populaires, le plaideur se défend toujours d’avoir eu du pouvoir ou d’en posséder encore. Car tout pouvoir corrompt : les successeurs démocrates des Trente, choi- sis pour leur hostilité aux tyrans se révèlent pires qu’eux ; on s’aperçoit vite que la dissension ne portait que sur la conquête du pouvoir :«ils ne supportaient pas de les voir plus puissants ou plus vite enrichis ». Le pouvoir et l’influence qu’il procure sont donc souvent présentés comme proches de l’abus. Les responsables du parti démocrate ne valent donc guère mieux que les Trente. Ces dirigeants ne se préoccupent que de faire voter des lois à leur profit ou d’intervenir pour sauver leurs amis ; en cas de procès contre un de leurs collègues accusé de malversations, ils se pressent pour connaître la sentence : en cas d’acquittement, ils sauront qu’ils peuvent continuer, en toute impunité, à voler la cité. Tout au contraire, il faudrait que ceux qui revendiquent de « diriger les affaires de la cité » soient dignes de « se mêler des affaires publiques ». En termes plus clairs encore, un riche Athénien, hostile à une proposition de loi qui aurait instauré un cens pour l’exercice de la citoyenneté, s’é- crie : « sous les oligarchies, ce n’étaient pas les propriétaires fon- ciers qui tenaient la cité ! ». Entendons que les dirigeants d’alors étaient une bande de criminels, enrichis de fraîche date.

5. La famille à la rescousse Une fois traînés devant les tribunaux, quelles sont les réfé- rences avancées par les plaideurs ? Ils ont recours d’abord à leur milieu familial, ancêtres, génos ou lignée, alliances et parents. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 176

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On mêle volontiers les hauts faits de ses ancêtres et ses propres services, dans l’espoir que les uns renforcent les autres. La plupart des clients de Lysias sont issus d’un milieu tel qu’ils n’ont guère de peine à se trouver des garants prestigieux. On rappelle qu’ils ont toujours versé de larges contributions et que c’est une tradition familiale à laquelle le plaideur s’est conformé. Ils se sont toujours occupés de la politique de la cité et c’est un exemple que le plaideur garde au coeur. Ces ancêtres garantissent l’origine des grandes familles aux- quelles appartiennent les clients de Lysias. Le privilège de la naissance sauve bien des criminels et cela indigne l’adversaire d’Alcibiade le Jeune :«N’est-il pas insupportable que ces gens soient à ce point favorisés que, lorsqu’ils sont pris en faute, ils soient sauvés grâce à leur naissance ! » Un riche citoyen, atta- quant une proposition de loi qui aurait établi un cens politique, plaide pour l’ouverture de la vie politique à tous les citoyens. Il prend soin de souligner à cette occasion son désintéressement, car, en cas de victoire de ses adversaires, ni sa fortune ni sa naissance ne sauraient l’écarter du pouvoir, au contraire, sur ces deux plans, il est supérieur à ses contradicteurs. La référence à un haut niveau familial est constante. On en a une parfaite illustration avec les trois critères qui auraient pu permettre à un nommé Nicératos de faire partie des Trente :« Je ne parais- sais indigne de participer au pouvoir politique ni par ma lignée ni par ma fortune ni par l’âge ». Inversement, les grandes familles évitent les mésalliances : le beau-père d’Aristophane refuse sa fille à de riches prétendants, parce qu’ils lui parais- saient d’une extraction trop basse. On cherche à entrer par alliance dans une famille « comme il faut ».

6. Les valeurs

En effet, les plaideurs mettent en avant des valeurs toutes de retenue et de réserve. C’est l’expression kosmios « comme il faut » qui résume le mieux cet idéal de mesure et de respect de règles de conduite. Un père conseille à son fils de préférer une dot réduite, mais des gens « comme il faut et réservés ». Un client anonyme, accusé de corruption, définit parfaitement le citoyen modèle, qu’il ne faut pas juger uniquement sur les liturgies qu’il a assumées :«en considérant que la liturgie qui demande le plus d’efforts, c’est, jusqu’au bout, sans relâche, de se montrer comme Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 177

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il faut et réservé ». Cette conduite n’est pas toujours celle des hommes politiques qu’il est parfois nécessaire de rappeler au respect de cette règle. C’est en fonction de ce critère que l’on doit distinguer ceux qui exercent des fonctions politiques « avec dévouement et comme il faut ». Dans cet univers de la bonne conduite et du respect des valeurs ancestrales, on ne s’étonnera pas de trouver l’aretè, le mérite, la virtus des Latins, en bonne place, souvent en connexion avec d’autres termes laudatifs. On fait appel même au mérite des absents ; un accusé prétend que sa solitude devant le tribunal, sans parents pour le défendre, tient au fait qu’ils sont morts à la guerre ou ont dû boire la ciguë par ordre des Trente. Ce sont donc leurs mérites qui expliquent leur absence. En fait ce mérite concentre toutes les valeurs de l’aristocratie athénienne : les Trente font périr l’élite des citoyens, « ceux auxquels par excel- lence revenaient les honneurs, par leur lignée, leur richesse, bref par leur mérite ». Dans le même domaine des services, la valeur suppose une utilité politique. Un citoyen un peu trop tiède à l’égard de la démocratie et qui reconnaît être resté en ville sous les Trente — comme bon nombre de gens — affirme mettre désormais toute son énergie à se conduire en citoyen modèle. On comprend la rancœur de ces citoyens dévoués quand ils voient qu’un Philon, qui s’est bien gardé de s’engager avec les démocrates, reven- dique l’honneur de siéger au Conseil ; quel avis utile pourra-t-il donc donner ? L’accusateur prévient : si sa cause triomphe, les bons citoyens risquent bien de renoncer à leurs habitudes de dévouement.

Les clients de Lysias, toutes opinions confondues, ont bien le sentiment d’appartenir à une élite. Mais, — est-ce pour éviter de montrer trop d’arrogance ? — ils ne revendiquent pas le sta- tut de « gens de mérite et de valeur », mais caractérisent ainsi les victimes des Trente. Seuls deux plaideurs refusent de se qua- lifier : le neveu de Nicias a le tranquille toupet de laisser aux juges le soin de définir son rang :«Réfléchissez donc, juges, à la sorte de citoyens que nous sommes, nous-mêmes et quels sont nos parents… ». Au reste, les citoyens sont bien convaincus de la permanence du groupe social qui dirige la cité : on prend les mêmes et on recommence ! Mantithéos, dans sa défense, ne se fait guère d’illusions :«Beaucoup de ceux qui ont servi dans la Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 178

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cavalerie (des Trente) font partie du Conseil, beaucoup d’entre eux ont été élus stratèges et hipparques (généraux et comman- dants de cavalerie) ».

L’image de la richesse Dans cet autoportrait du groupe dirigeant, la richesse joue un rôle considérable et, par chance, nous ne disposons pas seule- ment de l’image que les clients de Lysias désirent présenter aux juges, mais également d’une mise en perspective : c’est le dis- cours composé par Lysias pour un invalide auquel on conteste la maigre pension que lui verse l’État. En effet, notre homme trace, par l’absurde, un portrait du riche qu’il est censé être. Est-il assez riche pour être désigné pour une liturgie comme chorège de tragédie ? Peut-il être tiré au sort parmi les neuf archontes ? Quant à son « équitation », comment en faire un signe extérieur de richesse — et d’appartenance à un groupe privilégié —, puisque c’est son infirmité qui l’oblige à emprunter des chevaux ! On aimerait supposer que ces généreux prêteurs se sont aussi cotisés pour lui payer les services de Lysias. Seuls, ceux qui possèdent beaucoup plus que le nécessaire peuvent se permettre une insolence brutale. Enfin, contrairement au plaideur, les riches peuvent « acheter, avec leur argent, le moyen de se tirer des dangers », entendons qu’ils dédommagent leurs accusateurs. Ce sont là les stéréotypes que nous retrouvons dans le discours des plaideurs plus fortunés, qui se définissent bien comme grou- pe social « Nous, les possédants ». Mais au rebours de l’image qu’en présente l’invalide, tous brodent sur le thème « du mal- heur d’être riche à Athènes ». Ce n’est pas qu’ils aient honte de leur fortune, surtout si elle est ancienne, mais ils insistent sur les périls qu’elle leur fait cou- rir. Dans son plaidoyer personnel contre Eratosthène, Lysias détaille le butin dont les Trente s’emparent dans sa maison. Dans un premier temps, Pison saisit le contenu de son coffre : trois talents d’argent, quatre cents monnaies de Cyzique, trois cents dariques et quatre coupes d’argent, ce qui nous renseigne sur les affaires que la famille traitait avec la Propontide et les protecto- rats perses. Mais il y a plus, puisque les Trente confisquent tous les biens de la famille, leurs trois maisons, l’usine d’armement et ses cent vingt esclaves. « Ils mettent la main sur sept cents bou- cliers de nos réserves, sur tant de monnaies d’argent et d’or, sur Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 179

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tant de bronze, de parures, de meubles, de vêtements de femmes qu’au grand jamais ils n’avaient rêvé en acquérir. ». Observons qu’il ne s’agit pas de la totalité des biens de Lysias et de son frère Polémarque, puisque l’orateur pourra utiliser les fonds qu’il a placés à l’étranger pour armer les démocrates du Pirée. Sans entrer dans le détail des calculs qui permettent d’éva- luer la fortune des clients de Lysias ou de leurs adversaires, contentons-nousd’une mention. Le plaideur du procès sur les Biens d’Aristophane détaille les stipulations du testament de Conon ; ce dernier est à la tête d’une fortune importante de qua- rante talents. On rappellera que, si l’on se fonde sur une journée de travail estimée à trois oboles, un talent vaut 12 000 journées de travail ! On mesure l’inégalité des revenus. La Cité se fonde sur les signes extérieurs de richesse pour éva- luer les grandes fortunes. Mais les plaideurs soulignent que l’on se trompe souvent dans cette estimation : Callias passait pour l’homme le plus riche de Grèce, avec un héritage de deux cents talents, mais son cens est de moins de deux talents. On ne peut s’empêcher de saluer au passage la performance du fraudeur ! Le plaideur en conclut « qu’on est donc déçu de beaucoup et sur les fortunes anciennes et sur celles de réputation récente ».

8. Fortunes anciennes Sans qu’on puisse réellement les taxer de contradiction, la plu- part des clients de Lysias aiment à rappeler l’antiquité de leur for- tune, même s’ils sont bien conscients de la jalousie qu’elle inspire. L’éloge des fortunes anciennes permet de cerner l’origine sociale de ces plaideurs. L’un d’entre eux, menacé de confiscation, adjure les juges de ne pas « détruire cette prospérité léguée par nos ancêtres ». La réputation qui entoure, de longue date, ces riches familles leur interdit de rien dissimuler et d’échapper aux contributions. Leur for- tune est garante de leur conduite ; un plaideur, probablement à pro- pos d’une reddition de comptes, estime que ses meilleurs défenseurs sont les juges eux-mêmes ; en effet, dans la vie privée, il épargne, mais dans la vie publique il dépense largement son héritage. Sa conduite dénonce donc l’absurdité de l’accusation de corruption qui le frappe : comment, dit-il, pourrais-je être tenté par la corruption alors que « je mets ma gloire à dépenser la fortune paternelle pour vous ». Sa conduite est, à l’en croire, un modèle de civisme : il faut souhaiter que tous les citoyens lui ressemblent « de façon qu’ils Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 180

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n’aient pas de visées sur vos biens, mais dépensent les leurs pour vous ». Cela explique qu’accablés de liturgies diverses, les gens réputés possesseurs de fortunes anciennes prétendent n’avoir même pas de quoi se payer un mobilier de luxe ! Si l’on écoute les clients de Lysias, l’intérêt de la Cité se confond avec le leur. Pourquoi essaient-ils de gagner de l’argent ? Pour en faire profiter l’État ! Le beau-frère d’Aristophane emploie une for- mule savoureuse :«J’essaie, petit à petit, de mettre un peu de côté, dans l’intérêt public ». Les riches sont conscients de leur uti- lité sociale :«Le revenu le plus sûr pour la Cité, c’est la fortune de ceux qui acceptent d’exécuter des liturgies ». L’intérêt de la Cité est donc de laisser leurs biens aux riches, pour qu’ils puissent contri- buer à ses dépenses. On voit que le raisonnement n’est pas neuf ! Préservons la richesse des possédants : « Si vous faites de moi un pauvre, c’est aussi à vous-mêmes que vous faites tort ! ». C’est que les riches courent des dangers sans nombre. La faute en revient aux démagogues qui, sans participer à la prospérité de la Cité, excitent la colère du peuple contre ses bienfaiteurs. Le risque est constant de voir son patrimoine confisqué. C’est le fait des sycophantes, maîtres chanteurs présents dans un grand nombre de plaidoyers, qui s’attaquent aux biens que les ancêtres leur ont légués, après les avoir correctement acquis. Triste est le sort des riches : « dépouillés de nos biens, devenus pauvres, errant, manquant de tout, subissant un sort indigne de nous, indigne de ce que nous avons fait pour vous ». Le riche citoyen est en danger sous tous les régimes et son sort est vraiment pitoyable, à l’entendre… :«À cause de nos sympathies pour le peuple, nous étions mis à mort sous l’oligarchie ; sous la démocratie, en tant qu’ennemis du peuple, nous serions privés de nos biens ? ». Ceux qui, malgré leur bonne volonté, ne peuvent acquitter les contribu- tions, encourent la colère du peuple :«leur fortune, en tant que coupables, vous la leur confisquez ».

9. nouveaux riches, mauvais riches Est-ce à dire que les clients de Lysias présentent leur grou- pe social comme un ensemble de bons citoyens, accablés par des envieux ? Il faut fortement nuancer ce tableau, car ils ne man- quent pas de dénoncer les mauvais riches que sont, bien sûr, leurs adversaires. L’argent procure la puissance. Ainsi, dans le Contre Andocide, l’auteur du plaidoyer — quel qu’il soit exactement — se Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 181

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heurte à un adversaire redoutable « riche comme il l’est et puis- sant par son argent, en relations d’hospitalité avec des rois et des tyrans ». Pour l’invalide, le riche se définit comme brutal et arro- gant :«Ce ne sont pas les pauvres, les gens totalement privés de ressources qui sont arrogants, bien évidemment, mais ceux qui possèdent beaucoup plus que le nécessaire ». Chez les plaideurs appartenant à une lignée ancienne, appuyée sur un patrimoine important, on sent monter une vraie colère contre les nouveaux riches. Sans aucun doute, les confisca- tions ont permis, sous les Trente, des fortunes rapides. Mais les mêmes pratiques sévissent sous la démocratie. L’enrichissement trop rapide est en effet une tare majeure, aux yeux de ces citoyens de souche ancienne. L’ascenseur social a fonctionné avec rapidité pour Nicomaque : « d’esclave, il est devenu citoyen, de mendiant, il est devenu riche, de greffier adjoint, législateur ! ». La dénon- ciation des profiteurs de guerre revient comme un leitmotiv : « ces gens-là, au cours de la guerre, de pauvres sont devenus riches à vos dépens, vous, grâce à eux, vous êtes devenus pauvres ». De pauvres hères qui n’étaient même pas capables, en temps de paix, de subvenir à leurs besoins « maintenant vous versent des contri- butions, remplissent des chorégies et habitent de vastes demeures ». Ces nouveaux riches représentent un vrai danger pour la Cité. Ils sont incapables de tout esprit civique :«une fois bien empif- frés, ils se sont considérés comme « étrangers à la cité ». Le goût de l’argent entraîne donc la formation d’une élite cosmopolite, dénuée de tout esprit civique. « Même s’ils sont citoyens de nais- sance, ils ont la conviction que leur patrie, c’est tout endroit où ils font leurs affaires ; ceux-là, il est clair qu’ils rejetteraient l’intérêt supérieur de la cité et iraient du côté de leurs bénéfices person- nels. Ils estiment en effet que leur patrie, ce n’est pas leur cité, mais leur argent ». On peut méditer sur la permanence de ces comportements !

Conclusion Lysias compose ses plaidoyers indifféremment pour des oli- garques et des démocrates… à condition qu’ils puissent payer. Sa clientèle — à l’exception notable de l’invalide — est donc aisée et même riche. On peut donc la considérer comme un véri- table groupe social, avec le même vocabulaire, les mêmes indi- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 182

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gnations, les mêmes démonstrations. Assurément, c’est toujours Lysias qui rédige, mais il est peu vraisemblable qu’il ait pu faire tenir à ses clients des propos contraires à leurs convictions.

On retrouvera donc dans ces discours une dénonciation des abus des puissants, oligarques bien sûr, mais aussi magistrats démocrates et une inquiétude constante devant tout pouvoir absolu, serait-ce celui d’un greffier adjoint. Derrière le masque convenu de citoyens modestes et respectueux des lois, se laisse pourtant apercevoir la fierté d’appartenir à un génos ancien, de remonter à des ancêtres illustres, en s’insérant dans une longue lignée qu’il faut préserver de toute mésalliance. Conscients de leur valeur, de leur richesse et de l’antiquité de leur race, ces privilégiés laissent parfois entrevoir une certaine arrogance et vont même jusqu’à se montrer tels qu’ils sont, c’est-à-dire assez contents d’eux-mêmes.

Ce groupe respecte les mêmes codes, la retenue, l’amour de la gloire, le mérite, le dévouement social, le patriotisme. Ses membres, conscients d’appartenir à une élite, désirent réhabili- ter la richesse ancienne et sauvegarder leur patrimoine familial. Devant les tribunaux, ils courent tous les mêmes dangers, confiscations et pauvreté et manifestent un mépris écrasant pour les nouveaux riches, cosmopolites dépourvus de toute conscience civique. Tout à l’inverse, ils affirment leur dévoue- ment à la Cité, dont l’intérêt se confond avec le leur et professent une sorte de patriotisme de la contribution, persuadés qu’ils sont de jouer un rôle essentiel dans la prospérité publique. Mais, paradoxalement, cette élite affirme ainsi son droit à diriger la Cité, au moment même où la montée en puissance des démo- crates radicaux va peu à peu la contraindre à disparaître de la scène politique. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 183

Charles Nodier à l’Arsenal

Mme Eveline Toillon

Séance publique du 20 novembre 2013

Le livre et la lecture ont toujours tenu une place prépondé- rante dans la vie de Charles Nodier, son premier rêve d’adoles- cent a été : « trouver une petite place d’aide ou d’adjoint biblio- thécaire ». Nous l’avons vu, à dix-sept ans, travailler à la biblio- thèque de Besançon. Il a été ensuite enseignant à Dole puis secrétaire, à Amiens, d’un tyrannique baronnet britannique. Malgré les années qui passent, ce sont toujours des emplois pré- caires, si bien que Nodier accepte une offre lui semblant très intéressante, la direction d’un journal en Illyrie... Hélas, des événements politiques l’obligent à rapidement regagner la France. C’est alors Paris où, modestement installé, avec sa femme et sa fille, dans un minuscule appartement, il est heureux de retrouver ses amis et d’accueillir les personnalités les plus variées. Là, tout le monde est sous le charme de sa conversation, on l’appelle « l’enchanteur » et Alexandre Dumas ajoute qu’il est un « homme adorable », un « aimeur » !

C’est grâce à l’un de ses fidèles que Charles Nodier va régu- lièrement collaborer au journal « Les Débats ». A partir de ce moment-là, il vivra moins dans l’incertitude du lendemain et Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 184

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pourra se consacrer plus sereinement à l’écriture. Il va égale- ment accepter la proposition du baron Taylor et d’Alphonse de Cailleux, qui lui demandent de travailler pour leur série « Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France ». Le premier de ce que l’on appellerait aujourd’hui ses reportages a été pour Nodier la « Promenade de Dieppe aux montagnes d’Ecosse ». Et ce fut doublement bénéfique pour lui, non seule- ment il remplissait son contrat avec bonheur, mais il trouva en Ecosse l’inspiration pour un roman, « Trilby », où il évoque un lutin dont il écrit: « C’est d’ailleurs un démon plus malicieux que méchant et plus espiègle que malicieux, quelquefois bizarre et mutin, souvent doux et serviable, qui a toutes les bonnes qua- lités et tous les défauts d’un enfant mal élevé. »

Trilby, paru en 1822, fut fort bien accueilli et bien d’autres, comme Victor Hugo, s’engagèrent à la suite de Nodier dans ce que lui-même appelait « la voie du fantastique ». Le comte d’Artois, futur Charles X, avait installé à l’Arsenal son impo- sante bibliothèque, composée de l’ancien fonds Voyer d’Argenson ainsi que de ses nombreuses acquisitions. L’abbé Crozier, qui en était responsable, mourut en 1823 et le comte d’Artois chercha à le remplacer. Ayant appris que le poste était vacant, le baron Taylor et Alphonse de Cailleux n’en parlèrent pas à Nodier mais présentèrent sa candidature, à son insu, au comte d’Artois. Celui-ci appréciait l’homme et l’écrivain, Nodier fut donc choisi. Il prit ses fonctions dans l’enthousiasme, aussitôt après sa nomi- nation, en avril 1824.

C’est enfin pour Nodier, qui a quarante-quatre ans, la sécu- rité et la stabilité après une vie d’errance. Alexandre Dumas, un de ses familiers, nous décrit en détail l’appartement des Nodier à l’Arsenal : « Oh, ce n’était pas un logis bien magnifique que celui qui reçut tant d’illustrations. Au premier palier d’un esca- lier à rampe massive, on trouvait, à gauche, une porte joignant assez mal et donnant sur un corridor carrelé : la salle à manger et l’office étaient carrelées comme le corridor. Trois autres pièces complétaient l’appartement, trois pièces de luxe parquetées et lambrissées : l’une était la chambre à coucher de Mme Nodier, l’autre le salon ; l’autre le cabinet de travail, la bibliothèque et la chambre à coucher de Charles. » Si, pour Dumas, ce n’était Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 185

Charles Nodier à l’Arsenal 185

pas un logis bien magnifique, pour madame Nodier, c’était un « pavillon royal », on en avait fini avec l’incertitude et Nodier va pouvoir y tenir un salon littéraire, « Le Cénacle ». En 1825, à peine quelques mois après l’installation des Nodier à L’Arsenal, le comte d’Artois devient roi de France. Charles est invité à Reims pour le sacre. Il s’y rendra en fiacre, accompagné de Victor Hugo et de deux amis. A chaque étape, c’est immuable, Nodier court les bouquinistes et Hugo va de monument en monument. Charles et Victor, en habit à la française et épée au côté, assistent à la cérémonie. Ils en furent éblouis, et Hugo pourra écrire : « Toute la lumière de mai brillait dans l’église. L’archevêque était couvert de dorures, et l’autel de rayons. » De retour à Paris, Nodier continue à organiser sa nouvelle existence. Le matin, il travaille pour la bibliothèque, il écrit éga- lement. L’après-midi, c’est différent, il part flâner dans la ville. Là, rien ne lui échappe, personnages typés, physionomies intéressantes, scènes de rues, atmosphère d’un quartier ou détails architecturaux. Tout ceci nourrira de prochaines publi- cations. Il fait aussi le tour des libraires et des bouquinistes, à la recherche de l’objet rare. De retour chez lui, après le repas du soir, il se met à rédiger. Le dimanche, Nodier va régulièrement déjeuner chez son ami Gilbert de Pixérécourt, qui invite toujours avec lui de grands bibliophiles. Ensuite, c’est à nouveau l’Arsenal, une pause fami- liale, et puis le rideau se lève : Charles va animer les fameuses soirées si célèbres dans le monde romantique. Nodier, même dans la plus grande gêne, avait toujours aimé convier ses amis mais désormais, avec un appartement plus vaste, avec plus de possibilités financières, Charles et Désirée accueillent plus d’in- vités. Ils seront bientôt secondés par leur fille Marie, et la renommée de leur salon ne cessera d’attirer des personnalités nouvelles. Au moment où Nodier s’installe à l’Arsenal, on compte Victor Hugo, bisontin comme lui, parmi les premiers habitués des soirées. Hugo va du reste dédier à Charles, « ce noble ami », sa ballade « A Trilby ». Chaque dimanche, un souper réunit « dîneurs de fondation » et « dîneurs de hasard » et, au milieu d’écrivains aujourd’hui bien oubliés, on peut rencontrer Lamartine, Vigny ou Alexandre Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 186

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Dumas. Après le repas, on passe au salon. Mais avant, il a fallu l’éclairer, les deux plus grands de l’assemblée en sont toujours chargés, il s’agit de Saint-Valry et de Dumas, qui écrira plus tard : « Grâce à nous, le salon s’illuminait, en s’illuminant, le salon éclairait les lambris peints en blanc, avec des moulures du temps de Louis XV, un ameublement de la plus grande simpli- cité, composé de douze chaises ou fauteuils et d’un canapé recou- verts en casimir rouge et complété par des rideaux de même cou- leur, par un buste de Hugo, par une statue d’Henri IV enfant, par un portrait de Nodier et par un paysage de Régnier repré- sentant une vue des Alpes. » C’est alors qu’arrivent d’autres invités, Sainte-Beuve, Gérard de Nerval, David d’Angers, Delacroix, ainsi que des Bisontins comme le peintre Jean Gigoux ou le philosophe Charles Fourier. On voit aussi des poétesses, des femmes du monde : il y a Marceline Desbordes-Valmore, la duchesse d’Abrantès ou Louise Colet. Tout à coup, les conversations s’interrompent. Nodier s’est adossé à la cheminée. C’est un rituel : on sait qu’il va prendre la parole. Et Dumas raconte : « Alors on se taisait, alors se dérou- lait une de ses charmantes histoires de sa jeunesse qui semble un roman de Longus ou de Théocrite. C’était à la fois Walter Scott et Perrault, c’était le savant aux prises avec le poète, c’é- tait la mémoire en lutte avec l’imagination... On n’applaudissait pas ; on n’applaudit pas le murmure d’une rivière, le chant d’un oiseau, le parfum d’une fleur, mais, le murmure éteint, le chant évanoui, le parfum évaporé, on écoutait, on attendait, on dési- rait encore... » A un moment Nodier s’écriait « Assez de prose comme cela, des vers, allons, des vers ! », et alors les poètes présents lisaient leurs dernières compositions... Tout s’interrompt, brusquement, lorsque dix heures sonnent à la grande horloge. C’est le moment de danser... Et donnons encore la parole à Alexandre Dumas : « A gauche, en entrant, dans un renfoncement pareil à une immense alcôve, était le piano de Marie. Cet enfoncement avait assez de largeur pour que les amis de la maison puissent, comme dans la ruelle d’un lit du temps de Louis XIV, rester près de Marie et causer avec elle tandis qu’elle jouait, du bout de ses doigts si agiles et si sûrs, des contredanses et des valses, mais ces contredanses et ces Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 187

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valses n’arrivaient qu’à un moment donné. Après la causerie, donc, de dix heures à une heure du matin, on dansait... »

Si les dimanches sont consacrés aux amis, Nodier ne cesse de travailler en semaine et il publie en 1829 « Hélène Gilet » ainsi que « Melle de Marsan ». Ensuite, c’est l’« Histoire du Roi de Bohème » et « Le chien de Brisquet ». L’année 1830 va compter dans la vie de Nodier. 1830, c’est l’année de la bataille d’Hernani, on verra alors de nombreux habitués de l’Arsenal suivre Hugo rue Notre-Dame-des Champs. Nodier écrira de plus en plus et, en particulier, des contes, avec lesquels il ouvre la voie aux surréalistes du XXe siècle. Nous aurons alors « La Fée aux Miettes », « Le songe d’or » (1832). Ensuite, « Inès de Las Sierras » en 1838, « Trésor de Fèves et Fleur des pois », et encore bien d’autres dont, en 1841, « Jean-François les Bas- bleus », où Charles évoque sa ville natale et la rue Neuve, aujourd’hui rue Charles-Nodier : « Le soir du commencement de l’Automne qu’il faisait sombre..., le ciel devenait mauvais..., l’orage grondait toujours. Cela était si beau que je ne pus m’empêcher d’ouvrir ma jolie croisée sur la rue Neuve, en face de cette gracieuse fontaine dont mon grand-père l’architecte avait orné la ville, et qu’enrichit une sirène de bronze, qui a souvent, au gré de mon imagination charmée, confondu des chants poé- tiques avec le murmure des eaux. » Déjà membre de l’Académie de Besançon, Nodier fut élu à l’Académie française en 1833. Durant vingt années, Nodier a reçu à l’Arsenal. On a vu vieillir les premiers invités et de nou- veaux visages sont apparus. Marie, la fille chérie, encore une enfant lorsque son père a été chargé de la bibliothèque du comte d’Artois, est devenue une charmante jeune fille, dotée de mul- tiples qualités. Elle est gracieuse, joue du piano à ravir, elle est spirituelle, compose des poèmes et a toujours des paroles aimables pour chacun. Hugo l’a même surnommée « Notre- Dame de l’Arsenal ! » Tout le monde aime Marie et même ils sont nombreux à être amoureux d’elle, en particulier Félix Arvers (1806-1850), qui n’ose lui déclarer sa flamme. Arvers est l’auteur de dix-sept comédies, mais on n’a seulement retenu de lui que le fameux « sonnet d’Arvers », où il évoque son amour pour une belle dont il tait le nom : Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 188

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Mon âme a son secret, ma vie a son mystère ; Un amour éternel, en un moment conçu, Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas ! J’aurai passé près d’elle inaperçu Toujours à ses côtés et pourtant solitaire, Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre Elle ira son chemin, distraite et sans entendre Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.

A l’austère devoir pieusement fidèle, Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle « Quelle est donc cette femme ? » Et ne comprendra pas.

Les habitués du salon ont vite compris qu’il s’agissait de Marie mais, bientôt un autre sonnet circule, anonyme... L’auteur s’est servi des rimes mêmes utilisées par Arvers et il imagine la répon- se de l ’« inconnue ». Mais qui était ce plaisantin ? On soupçonne Alfred de Musset, toujours prêt à se moquer :

Mon cher, vous m’amusez quand vous faites mystère De votre amour immense en un moment conçu Vous êtes bien naïf d’avoir voulu le taire, Avant qu’il ne fût né, je crois que je l’ai su.

Pouvez-vous, m’adorant, passer inaperçu, Et vivant près de moi, vous sentir solitaire. De vous il dépendait d’être heureux sur la terre, Il fallait demander et vous auriez reçu.

Apprenez qu’une femme au cœur épris et tendre Souffre de suivre ainsi son chemin sans entendre L’aveu qu’elle espérait trouver à chaque pas.

Forcément au devoir on reste alors fidèle... J’ai compris, mon ami, ces vers tout remplis d’elle : C’est vous, mon pauvre ami, qui ne compreniez pas. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 189

Charles nodier à l’arsenal 189

Et voici qu’à vingt ans, en 1831, « Notre-Dame de l’Arsenal » se marie et, pour doter sa fille, Nodier, qui heureusement n’a plus de dettes, mais pas un sou d’économies, doit vendre, le cœur gros, sa bibliothèque personnelle. Marie n’épouse ni un écrivain ni un poète, elle n’épouse pas un peintre ni un sculpteur, elle épouse un certain Menessier, « fonctionnaire des Finances ». C’est un drame pour les habitués des soirées. Marie est pourtant toujours là, mais le charme est rompu. De toute façon, l’atmos- phère du salon a changé. Le temps a passé. Les querelles litté- raires se sont émoussées, les enthousiasmes se sont affaiblis. Certains fidèles sont devenus célèbres, ils ont même fait école. D’autres n’ont pas laissé de grands souvenirs mais Nodier, lui, est resté jusqu’à la fin « l’enchanteur », l’homme-orchestre. Si, autour de lui, il a pu réunir, durant tant d’années, tant d’amis et tant d’admirateurs, c’est qu’il a su les charmer et les intéres- ser dans tous les domaines. On l’a vu entomologiste, journaliste, linguiste, théoricien de la littérature, philosophe, défenseur du patrimoine. Il a favorisé la redécouverte de la poésie française du XVIe siècle, en particulier celle de Ronsard. Il a été érudit, poète, critique, romancier, chroniqueur, et surtout nouvelliste, auteur de contes, et le Cénacle de l’Arsenal a compté parmi les plus importants salons romantiques du moment. Regretté de tous, Charles Nodier s’est éteint en 1844. Il avait soixante-trois ans. Dans une lettre adressée à madame Hanska, Balzac raconte que Nodier avait demandé à être enseveli dans le voile de mariée de sa fille. Il est enterré à Paris, au cimetière du Père Lachaise. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 191

Oskar Kokoschka – Alma Mahler Le tableau La fiancée du vent

M. le professeur Y. Michel-Briand

Séance du 20 janvier 2014

L’exposé débute par un extrait du film de Ken Russell (Mahler, 1974), dans lequel la cabane, le Häuschen, où Mahler aimait composer, est embrasée dans la tempête d’une de ses symphonies. Cette séquence, qui pourrait se dérouler après la mort de Mahler, efface la dualité que l’on peut ressentir lorsque l’on parcourt les dix ans de vie qu’Alma Mahler a partagés avec : magnificence des symphonies souvent com- posées dans le chalet, mais temps volé à celui qui aurait dû être consacré à Alma. En brûlant le chalet, on détruit le lieu d’où les notes s’échappaient, on redonne du temps à la parole, on permet de construire une intimité. On est donc en 1911, Mahler vient de mourir, il avait 51 ans, il laisse une jeune veuve, Alma, âgée de 32 ans. Revenons quelques années en arrière. En ces années 1900, on est dans une ambiance de début de siècle, un siècle qui cherche à échapper à la lourdeur du siècle précédent, avec le sentiment que la vie va changer, que l’Autriche-Hongrie, état multinatio- nal des Habsbourg, va s’abîmer dans un avenir crépusculaire, et que les utopies prendront corps, que le renouveau succédera à la décadence. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 192

192 Yves MICHEL-BRIAND

Les jeunes artistes autrichiens sont mal à l’aise dans la Société des arts plasticiens de Vienne. En avril 1897, dix-neuf d’entre eux [dont (1862-1918) et Carl Moll (1861- 1945)] décident de quitter la Société. Ils ne veulent plus établir de distinction entre le Grand art et les arts mineurs, nous ne connaissons, disent-ils, pas de différence entre le grand et le petit art, entre l’art des riches et celui des pauvres, l’art appartient à tous. Selon eux, tous les arts doivent concourir, dans un effort équivalent, à la création d’une œuvre d’art totale, cette nouvelle conception conduira à ce qu’on appellera la Sécession viennoise, le Jugendstil, le style de la jeunesse, dont la devise triomphait en haut de l’entrée de la deuxième exposition de la Sécession (1898), Der Zeit. Ihre Kunst. Der Kunst. Ihre Freiheit. A chaque siècle, son art, à l’art, sa liberté. En proclamant la création d’une œuvre d’art totale, les artistes reprenaient l’expression de Richard Wagner, en 1850 (Gesamtkunstwerk), à propos de l’opéra, réunissant musique, littérature, danse, arts plastiques. Cette rupture ne pourra se maintenir et se développer que grâce à l’aide de la grande bourgeoisie juive éclairée de Vienne, indus- triels, banquiers, qui portent un intérêt particulier aux beaux- arts et qui sont prêts à donner une sécurité matérielle à ces artistes turbulents, dont beaucoup, d’ailleurs, sont des juifs qui ne sont plus juifs.

Comme Klimt et Karl Moll, les peintres que nous venons de citer, Gustav Mahler incarna, dans le domaine musical, la Sécession viennoise. C’est aussi l’époque d’Arnold Schönberg (1874-1951), qui va concevoir, en 1923, la dodécaphonie (Suite pour piano op. 25), mais si Schönberg est musicien, il est aussi peintre. C’est l’é- poque également d’Alban Berg (1885-1935) et d’Anton Webern (1883-1945). Des écrivains participent aussi à ce mouvement. (1874-1929), poète, qui après sa ren- contre avec Richard Strauss sera le librettiste de ses opéras (Elektra, 1909). Rainer Maria Rilke (1875-1926) compose en 1922 les Elégies de Duino, (1881-1942) (Confusion des sentiments, 1927), lui aussi collaborera avec Richard Strauss (La femme silencieuse, 1935) et encore d’autres. Plane aussi l’es- prit de Sigmund Freud (1856-1939) (L’interprétation des rêves, 1899, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 193

Oskar Kokoschka – Alma Mahler. Le tableau La fiancée du vent 193

Oskar Kokoschka a vingt ans en 1906, et va être emporté par ce courant. Il est né en 1886 à Pöchlarn, petite ville autrichienne sur le Danube, son père Gustav est orfèvre à Prague. La famille s’installe à Vienne en 1904, Oskar, qui a des dons pour la pein- ture, entre à l’Ecole des arts appliqués et en 1907, alors qu’il est encore étudiant, il entre dans la mouvance de la Sécession en collaborant avec les Ateliers viennois, dirigés par l’architecte Josef Hoffmann (1870-1956). Il participe à l’aménagement inté- rieur (travaux graphiques et scéniques) d’un nouveau cabaret créé à Vienne, le cabaret Chauve-Souris (Cabaret Fledermaus) (1907), avec d’autres artistes des ateliers viennois. L’année sui- vante, il expose à l’International Kunstschau, grâce à l’aide de Klimt et de l’architecte autrichien Adolf Loos (1870-1933), défenseur du dépouillement intégral dans l’architecture moder- ne, son premier mécène. Il publie Les garçons qui rêvent (1908), dédié à Klimt, ouvrage entre conte et poème d’amour, illustré de huit lithographies en couleur où émergent des personnages, des aplats de couleur. Il écrira d’autres ouvrages et des pièces de théâtre. En 1909, Adolf Loos l’encourage à peindre des portraits, des portraits qui sont très inhabituels. Kokoschka manifeste en effet une indifférence souveraine envers les normes classiques, ne s’intéressant pas aux détails qu’il jugeait superflus. La plu- part du temps, il exécutait les portraits directement d’après le modèle, sans dessin préparatoire, et demandait à son modèle de bouger, de parler, de lire, de s’absorber.

Dans le portrait ici présenté d’Adolf Loos, le visage, le regard dirigé vers le peintre, traduit une préoccupation intérieure. Kokoschka s’efforçait de décrire les caractéristiques psycholo- giques des sujets, à découvrir leur vérité intérieure, il cherchait plus à capter la personnalité véritable, qu’à reproduire une res- semblance photographique. Les mains étaient mises en relief, des mains crispées, jointes, les doigts pliés ou déformés d’une manière peu naturelle. On retrouve ces caractéristiques dans les tableaux de personnages féminins. On a dit que Lotte Franzos était atteinte d’affection rhumatismale ou nerveuse pour expli- quer la représentation des mains, mais il est possible que ce ne soit pas le cas. Nancy Cunard est la fille du richissime armateur et la muse de nombreux écrivains. Les modèles ainsi dépouillés de leur masque, se sentaient mis à nu, et refusaient parfois d’acheter le tableau ou de l’accrocher chez eux. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 194

194 Yves MICHEL-BRIAND

En 1910, à Berlin, il collabore à la revue Der Sturm. En 1911 il entre en relation avec les artistes expressionnistes du Der Blaue Reiter créé à Munich (Kandisky, 1909), mais il ne semble pas avoir été en relation avec Die Brücke créé à Dresde (Kirchner, 1905). Gustav Mahler est décédé à Vienne le 18 mai 1911 et c’est en 1912 qu’Oskar Kokoschka va rencontrer Alma Mahler. Alma est une toute jeune veuve, elle a 32 ans et a vécu depuis son enfan- ce dans un milieu d’artistes. Elle-même était talentueuse, à huit ans, elle composait et improvisait au piano. Parmi les artistes qui l’entouraient il y avait Carl Moll, peintre de la Sécession, qui devint son beau-père à la mort de son père (Emil Jakob Schindler, 1842-1892, peintre paysagiste), dont on voit ici la sta- tue, un père qu’elle adorait. Alexandre Von Zemlinsky qui était son maître de musique (dont la sœur Mathilde épousera Arnold Schönberg) lui manifeste une tendre attention. Gustav Klimt (35 ans) devient un familier et subit le charme d’Alma (17 ans). Gustav Mahler rencontre Alma dans le salon littéraire de Berta Zuckerkandl (1901) et tombe amoureux. Alma a une atti- tude ambiguë envers Mahler : elle n’apprécie pas sa musique, alors qu’elle adore celle de Wagner, elle exècre Dostiewski, alors que Mahler l’aime, par contre elle aime Nietzsche, et a de l’aver- sion contre les juifs (et pourtant elle aura deux maris juifs, Mahler et Franz Werfel). Mahler n’est pas l’amant fougueux souhaité, et pourtant, dit- elle, lui seul peut donner un sens à ma vie. Il surpasse de loin tous les hommes que j’ai rencontrés. Mahler, très occupé par sa musique et par lui-même, est cependant exigeant, il lui deman- de de renoncer à composer sa musique (qui était pourtant de qualité) afin de posséder la mienne et d’être mienne. Le mariage a lieu le 9 mars 1902, Alma a 23 ans, Mahler, 42 ans. Il achève la 5ème symphonie dans son refuge (Häuschen près de sa maison de Maiernigg située sur les bords de la Wörthersee). Neuf ans plus tard, alors qu’il est très accaparé par ses responsabilités, Mahler décédera, en 1911, il avait 51 ans. Quelques mois plus tard, en 1912, le beau-père d’Alma, Carl Moll, demande à Kokoschka de faire le portrait d’Alma et reçoit le peintre à déjeuner. Après le repas, Alma emmena Kokoschka dans une pièce contiguë où se trouvait un piano et chanta la mort d’Isolde avec passion. Kokoschka dira dans ses mémoires, Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 195

Oskar Kokoschka – Alma Mahler. Le tableau La fiancée du vent 195

sa manière d’être me fascinait, elle était jeune, émouvante dans son deuil, … elle était belle et solitaire. Alma se jette alors dans une liaison intense, qu’elle a provoquée et qu’elle va vivre en dépit de toutes les convenances de son temps, comme le rappor- tera Françoise Giroud, la biographe d’Alma Mahler. Alma pro- pose à Kokoschka de faire son portrait chez elle, mais il éprouve une certaine crainte, comment atteindre le bonheur, alors que Mahler venait de mourir ? Oskar a vingt-cinq ans, Alma, trente- deux ans. Leur passion est dévorante et Kokoschka ne cesse de la peindre. Un tableau, que l’on a appelé Alma en Lucrèce Borgia, suivra toujours Alma, on le retrouvera dans ses appar- tements à New York. Cependant Kokoschka est taraudé par l’idée qu’Alma ne peut oublier qu’elle avait été mariée à un chef d’orchestre et compositeur célèbre. Il est très exigeant et veut absolument se marier avec Alma, elle attend un enfant de lui, mais elle ne le gardera pas. Kokoschka sent qu’Alma se détache de lui, et deux ans plus tard, elle ne le regarde que comme un artiste. Kokoschka exprime sa mélancolie dans une suite de lithographies et un poème (Autrement est heureux) contenant les noms mêlés Alma et Oskar (Allos). Kokoschka peint alors, un tableau qui sera considéré comme son chef d’œuvre, La tempête, qui s’appellera aussi La fiancée du vent. Certains disent que l’initiative de ce tableau revient à Alma, qui aurait dit à Kokoschka, je me marierai avec toi quand tu auras fait un chef-d’œuvre. Kokoschka n’en parle pas dans ses mémoires, mais ce qui est certain c’est qu’il compose ce tableau alors qu’il est dans une grande détresse.

Le tableau, de grande dimension (2,20 x 1,80 mètres) repré- sente Alma Mahler et Oskar Kokoschka emportés par un violent tourbillon, une tempête, le titre de l’œuvre. Un tourbillon qui rougit rageusement autour de Kokoschka, alors qu’une onde légère souligne la présence d’Alma. Ce qui frappe d’emblée, c’est la différence d’attitude des deux personnages. Alma, paisible, le corps nacré, Oskar, sombre et tourmenté. Alma, sereine, le visage tourné vers Kokoschka, un visage calme aux traits déli- cats, les yeux clos, la jambe gauche repliée, pour mieux se blot- tir près de l’être aimé, le bras plié s’appuie sur Kokoschka. Par contraste, Kokoschka, allongé, à côté, en retrait, scrute le loin- tain d’un regard indéfini, la tête rejetée en arrière, les muscles saillants, les bras trop longs, vides de passion, les mains tor- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 196

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turées, dépouillées de leur volupté, le thorax lacéré de tour- ments, les traits du visage sont durs, un visage volontaire, indifférent, l’homme s’enfonce dans la nuit des sentiments abusés. Kokoschka avait appelé ce tableau La tempête, mais un autre nom lui sera donné, la Fiancée du vent. Les circonstances de cette appellation sont rapportées par Kokoschka lui-même dans son livre Ma vie. Le poète Georg Trakl vint un soir dans mon atelier désert… La mélancolie s’était mariée au silence… je compris aussi que mon grand amour s’était évanoui furtivement, sur la pointe des pieds… . Mon grand tableau était terminé, qui me représentait, moi et la femme autrefois tant aimée, voguant sur une épave comme sur l’océan. La voix de Trakl interrompit le silence… Il s’est mis sou- dain à dire un poème, il l’a dit, lentement, pour lui-même, mot après mot, rime après rime. Trakl a créé l’étonnant poème La nuit, d’après mon tableau, jusqu’à ce qu’il puisse le dire de mémoire : … Au-dessus des brisants noirâtres La fiancée du vent, embrasée Se précipite ivre de mort… Il m’a montré le tableau d’une main pâle et lui a donné le nom de Fiancée du vent. Georg Trakl (1887-1914), dont on dit qu’il rappelle Rimbaud (1854-1891), était un poète angoissé et torturé. Il se suicidera à 27 ans. La liaison avec Alma rompue, Kokoschka s’engage volontaire dans l’armée autrichienne. Il dira : Je n’avais assurément rien à perdre et rien à défendre, et plus tard, qu’il était entré dans la guerre pour une histoire d’amour… c’était une fuite devant une situation qui paraissait sans issue. Mais le souvenir d’Alma le poursuivra tout au long de ces années où il participera à la guer- re. Le fidèle Adolf Loos obtint qu’il serve dans la cavalerie, et dans le plus remarquable régiment de la monarchie où servaient les aristocrates. Mais un aspirant officier doit avoir son propre cheval, Kokoschka n’a pas d’argent, il vend la Fiancée du vent à un pharmacien de Hambourg et donne l’argent à sa mère, qui achète le cheval. Il participe à la guerre sur le front est. En 1915, il est blesséà la tête par le tir d’une mitrailleuse russe, le soleil brilla et la lune en même temps, dira-t-il, et resta semi-comateux plusieurs jours. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 197

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En revenant à lui, il comprit qu’il était en zone russe, et un soldat russe pensa l’achever en lui enfonçant sa baïonnette dans le tho- rax, l’hémorragie lui fit perdre connaissance. En revenant à lui, Kokoschka rapporte qu’il sentit un parfum qui lui était connu, un parfum de mimosa, les mimosas que (j’) envoyais tous les soirs, par l’express de Nice à la dame de mon cœur, pour que ceux-ci arrivent avant qu’elle n’en respire le parfum sur le marché aux fleurs. Finalement, après différentes péripéties, il se retrouva du coté autricien, dans un hôpital militaire, disposé sous des tentes. Il y resta plusieurs semaines, avant d’être rapatrié à Vienne. Il était toujours tourmenté, le souvenir que je gardais du passé était si puissant que je voyais véritablement devant moi la femme dont je m’étais si difficilement séparé. Je croyais succomber à son pouvoir d’attraction et ne pouvoir me séparer d’elle. C’est dans cette ambiance qu’il composa dans son imagina- tion Orphée et Eurydice, dont il fera ultérieurement une pièce de théâtre. Il a encore des troubles de l’équilibre, mais il reprend du service, en 1916, sur le front italien, en tant qu’officier chargé des relations avec les journalistes et les artistes de guerre et est à nouveau blessé. Après différents séjours hospitaliers, physi- quement et psychiquement traumatisé par la guerre, il rejoint une maison de convalescence près de Dresde (1916) et fera de nombreux tableaux de la ville, aux couleurs éclatantes. Il développe ici un autre aspect de ses thèmes, le paysage urbain. Kokoschka se révèle peintre expressionniste, l’inverse de l’impressionnisme. C’est le sujet, le peintre, qui projette sa subjectivité sur l’objet, qui déforme la réalité, et déclenche une réaction émotionnelle. Kokoschka développera d’autres thèmes, la mythologie et la religion, mais je n’apprécie pas ces tableaux tardifs où Kokoschka libère la masse de matériaux auxquels il donnait forme auparavant. Kokoschka dira de Dresde : Ici on pouvait oublier la guerre. Des hommes de goût et de culture avaient travaillé pendant des siècles à ces palais. Il restera plu- sieurs mois à Dresde où il retrouve dans une auberge, des artistes pacifistes. II souffre encore de sa rupture avec Alma et, attitude surprenante, il commande en 1918, à une fabricante de marionnettes, une poupée grandeur nature à l’effigie d’Alma et l’appelera la femme silencieuse. Quand il fut gravement blessé, les journaux de Vienne publièrent une annonce de son décès. Alma fit alors enlever dans Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 198

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l’atelier de Kokoschka, dont elle avait la clé, des sacs entiers de lettres qu’elle lui avait écrites, des lettres qu’il attendait avec ferveur chaque matin. Sa santé s’améliorant, Kokoschka décide parfois, soudainement, d’envoyer à Alma, une lettre, un télé- gramme, des fleurs, sans succès, et aussi une invitation à la pre- mière représentation, en 1919, de la pièce de théâtre Orphée et Eurydice, qui se jouait à Francfort. Tout ce que j’avais vécu et traîné au plus profond de moi, dévalait ainsi sur la scène du théâtre. Cette pièce sera reprise, en 1923, sous forme d’opéra en trois actes, op. 21 par le compositeur Ernst Krenek et la pre- mière représentation aura lieu en 1926. Curieusement, le texte sera de Franz Werfel, un amant d’Alma. On joue encore cette pièce comme le montre cette affichette pour des représentations qui eurent lieu en septembre 2012 à Prague.

Mais Alma a d’autres occupations, elle est toujours la muse des artistes, Alban Berg lui dédie Wozzeck, elle épouse secrète- ment, en 1915, l’architecte Walter Gropius, le fondateur du Bauhausen, dont elle aura, en 1916, une fille Manon ; elle pour- chasse un jeune écrivain, justement Franz Werfel, avec qui elle se mariera, après avoir divorcé de Gropius et la vie tourbillon- nante continue… En 1935, Alban Berg compose le Concerto à la mémoire d’un ange pour le décès de sa fille Manon, ce concerto que nous avons entendu lors du dernier festival de musique de Besançon, le 19 septembre 2013. En 1938, Kokoschka fuit le nazisme (il fait partie des artistes dégénérés), se réfugie en Angleterre et se marie avec Olda Palkovska, rencontrée en Hongrie. Mais il est toujours poursui- vi par le souvenir d’Alma. Alors qu’il est aux Etats-Unis en 1949, pour suivre l’exposition de ses tableaux, il envoie un mot à Alma qui est également aux Etats-Unis depuis la guerre de 1940 et vit alors à New York, en lui demandant de la voir. Elle décline la proposition. Kokoschka lui envoie alors un télégramme : Chère Alma, nous sommes éternellement unis dans ma Fiancée du vent… Vers 1950, Alma a soixante-dix ans, Oscar lui écrit et lui demande de trouver un poète américain pour traduire sa pièce Orphée et Eurydice, Souviens-toi que cette pièce est le seul enfant que nous ayons… En 1953, il vient en Suisse, mais c’est en Autriche, à Salzbourg, qu’il fonde une école de peinture, L’école du regard (1953-1963) ; en 1955, il s’installe définitivement en Suisse, à Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 199

Oskar Kokoschka – Alma Mahler. Le tableau La fiancée du vent 199

Villeneuve. Mais il est encore sollicité, en particulier pour les décors et les costumes de la Flûte enchantée de Mozart que doit diriger Wilhelm Fürtwangler au festival de Sazlbourg, etdont la première aura lieu en 1955 (direction Georg Solti). Alma, dans toutes ses pérégrinations, aura toujours avec elle, une partition ou portrait de Mahler et un portrait d’elle-même par Kokoschka (Alma en Lucrèce Borgia) et dans les moments de solitude, quand elle faisait le compte de ses multiples aventures, elle remarquait : Kokoschka m’a toujours impressionnée. Alma décède à New York en 1964, à quatre-vingt-cinq ans et a sou- haité être enterrée, à côté de sa fille Manon, à Grinzing, sur une colline qui domine Vienne. Kokoschka, qui s’était retiré sur les bords du Lac Léman, et était atteint, en 1974, d’une grave affec- tion oculaire, décédera en 1980, il avait quatre-vingt-quinze ans. (Remerciements au professeur Bernard Millet pour son aide à la partie sonore de cet exposé.)

Oskar Kokoschka, The Tempest 1913 (inv. n° 1745) oil on canvas, 181 x 221 cm. Kunstmuseum Basel, Martin P. Bühler Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 200

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Bibliographie

- Ma vie. Oskar Kokoschka. Traduction de Michel-François Demet. Perspectives Critiques. Presses Universitaires de France, 1986, Paris.

- Alma Mahler ou l’art d’être aimée. Françoise Giroud. Robert Laffont, 1998, Paris.

- Oskar Kokoschka – Echos et reflets. [email protected] 2011, Besançon Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 201

Le drame de Mers el-Kébir 3 juillet 1940

M. le Vice-amiral d’escadre Edouard Mac-Grath

Séance du 10 février 2014

3 juillet 1940, à la fin de la nuit ou au petit jour

Les forces britanniques investissent les bâtiments de guerre français, et d’ailleurs aussi les bâtiments de commerce, réfugiés dans les ports anglais après l’armistice signé le 22 juin avec l’Allemagne et le 24 juin avec l’Italie. La marine britannique immobilise la flotte française à Alexandrie, et une force impo- sante de la Royal Navy se présente devant Mers-el-Kébir, près d’Oran en Algérie Française, où se trouve une bonne part de l’es- cadre française. C’est l’opération « Catapult ». Stupéfaction partout, en France, aux Etats-Unis, en Europe, et aussi en Grande-Bretagne. Les britanniques ont fait main basse, ont canonné, ont endommagé la flotte française, leur alliée qui, il y a quinze jours encore, patrouillait avec eux dans l’Atlantique et en Méditerranée. Qui plus est, pour la seule opé- ration de Mers el-Kébir, tuant 1397 marins français. Comment en est-on arrivé là ? C’est ce que je vais tenter d’ex- pliquer, à la lumière des très nombreux ouvrages d’histoire, français ou anglais, et de quelques documents d’archives offi- cielles, traitant de cet épisode particulier ou plus généralement de la seconde guerre mondiale. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 202

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J’évoquerai successivement les acteurs principaux de ce détestable affrontement, le contexte dans lequel il survient, les faits eux-mêmes et leur enchainement, avant de conclure en vous livrant quelques commentaires plus personnels.

LeS aCTeURS Ils se situent à trois niveaux : Churchill et Darlan, les déci- deurs, les amiraux Somerville et Gensoul, les autorités d’exécu- tion, le commandant Holland et le lieutenant de vaisseau Dufay, les porte-parole pour la (non) négociation. Les décideurs : Churchill et Darlan

Winston Churchill, petit fils du duc de Marlborough (sep- tième du nom) est né en 1874 dans le château familial de Blenheim près d’Oxford. Après un passage dans l’armée britan- nique (1893–1899), il opte pour la carrière politique. En 1911, et jusqu’en 1915, il est à moins de quarante ans « First Sea Lord », premier Lord de l’Amirauté, c’est à dire ministre de la marine. Il démissionne de cette haute fonction après l’échec des forces Anglo-Françaises devant Gallipoli, dans les Dardanelles, face aux Turcs en mars 1915. Sa carrière politique connaît ensuite des hauts et des bas jus- qu’en 1939. Il est successivement ministre de l’armement, secré- taire d’état à la guerre puis ministre des finances. Au déclenchement de la seconde guerre mondiale en sep- tembre 1939, il est à nouveau premier Lord de l’amirauté et membre du cabinet de guerre. Le 10 mai 1940, après la démis- sion de Neville Chamberlain, il est nommé Premier ministre du Royaume Uni, et aussi ministre de la défense. Dès 1934, apparait dans ses discours sa crainte de l’Allemagne et de la montée en puissance de son aviation, qui pourrait menacer directement les Iles britanniques. Il fait part en 1938 de propos élogieux sur la politique de la France et les capacités de son armée. A l’entrée en guerre, l’attitude britannique change. Elle est empreinte de timidité, voire de retenue dans la première bataille de France ; les soutiens au sol ou dans les airs sont « a minima ». Enfin, après le désastre de mai 1940, le fil directeur de la poli- tique britannique est dicté par la crainte d’invasion de la Grande Bretagne et la politique du « chacun pour soi ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 203

Le drame de Mers el-Kébir, 3 juillet 1940 203

Dans ce contexte, la suprématie britannique sur mer demeu- re essentielle. Elle serait menacée si par malheur la flotte française tombait aux mains des allemands. C’est cette hypo- thèse qui devient insoutenable aux yeux de Churchill.

François Darlan est né en 1881 à Nérac, issu d’une famille de notables gascons. Son père, fils d’armateur, entreprend une brève carrière politique qui le rendra proche de Georges Leygues. Darlan entre à l’école navale en 1899. Il sert sur le « Bugeaud » dans le Pacifique, le « Montcalm », le « d’Entrecasteaux », la « Jeanne d’Arc ». Durant la première guerre mondiale, il comman- de des batteries de canonniers marins, avec de très élogieuses appréciations. Sa carrière prend assez vite une tournure plus politique. De 1926 à 1934 il sert au cabinet militaire du ministre Georges Leygues. Il commande l’escadre de l’Atlantique de 1934 à 1936, est chef d’état-major de la marine en 1937 et amiral de la flotte en 1939. A travers ces diverses fonctions, l’Amiral Darlan a participé de 1930 à 1940 à toutes les négociations internationales qui ont conduit à l’acceptation du réarmement de l’Allemagne. De cette participation, il retirera une grande méfiance, sinon animosité, vis à vis de la parole et de l’attitude britannique. En juin 1940, Darlan « après une phase d’hésitation », défend et soutient la demande d’armistice. Il est nommé ministre de la Marine le 17 juin 1940 dans le gouvernement Pétain, président du Conseil, et sera chef du gou- vernement du 10 février 1941 au 18 avril 1942. François Darlan mourra assassiné à Alger le 24 décembre 1942. Il y a toujours débat sur les commanditaires de cet acte. C’est Darlan qui, vis à vis de Churchill, incarne la France et sa marine. Les deux hommes se connaissent bien. Darlan est fidèle à la parole donnée. Il est rompu à toutes négociations diplomatiques, il a participé à toutes les conférences internatio- nales depuis 1930 comme nous allons le voir. Churchill a apprécié Darlan, mais n’a plus confiance en lui dès lors qu’il est devenu ministre du gouvernement Pétain. Churchill n’a aucune confiance dans la parole de Pétain, ni dans les garanties allemandes sur la flotte. Churchill n’a confiance dans aucune parole. Il sait trop bien que, dans les négociations de l’entre-deux guerres, la diplomatie britannique a toujours tenu un double langage. Nous en reparlerons plus loin. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 204

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Les exécutants : l’amiral anglais Somerville et l’amiral français Gensoul.

L’amiral Somerville

James Somerville, né en 1882, entre dans la Royal Navy en 1897. Il fait une brillante carrière, alternant commande- ments à la mer, souvent en Méditerranée (commandant la flot- tille de destroyers de 1936 à 1938), et responsabilités outre- mer, en particulier aux Indes orientales. Promis aux plus hautes res- ponsabilités dans la Navy, sa carrière est brutalement inter- rompue en 1939 par la maladie, une tuberculose. Le chef de la Navy propose plusieurs noms à Churchill pour commander l’opération visant Mers el-Kébir. Somerville est choisi, rappelé au service et prend le commandement de la « Force H » le 29 juin 1940. Il est en particulier préféré à l’Amiral Ramsay, sorti affaibli de l’évacuation de Dunkerque, et à l’Amiral North jugé trop francophile. L’Amiral Somerville découvre rapidement le caractère désa- gréable de sa mission. Churchill écrira dans ses mémoires lui avoir dit : « Vous êtes chargé d’une des tâches les plus désa- gréables à laquelle un amiral britannique n’ait jamais été confronté, mais nous avons entière confiance en vous pour la mener à bien et sans relâche ». Somerville s’y emploiera non sans exprimer, auprès de ses pairs et ses subordonnés, son amertu- me. Il sera récompensé par un commandement aux Indes de 1942 à 1944, promu Amiral de la Flotte et nommé Chef de la délégation britannique à Washington en 1945. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 205

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Marcel Gensoul est né en 1880 et rentre à l’école navale en 1898. Il effectue une carrière brillante, exerce de nombreux com- mandements à la mer, parmi lesquels la Fanfare en 1917 pendant les opérations de Syrie, puis les cuirassiers Bretagne (1927-1929) et Provence en 1929. Il retrouvera ces deux navires à Mers el-Kébir…

L’amiral Gensoul

Il est sous-chef d’état-major de la Marine en 1932, promu Vice-amiral en 1937 et commandant la force de raid (c’est à dire les unités majeures de la flotte de haute mer) en 1939. C’est celle-ci qui se trouve à Kébir après l’armistice. Il sera promu Amiral en juillet 40 et nommé Inspecteur général de la marine. Il aura eu une carrière très brillante mais exclusivement maritime, et n’aura pas fait l’expérience de négociations inter- nationales. Nous aurons donc le 3 juillet 1940 deux grands marins face à face, alliés la veille. L’un, Somerville, piégé d’avoir accepté son rappel inespéré, l’autre Gensoul, intransigeant et rigoureux, fidèle à la parole donnée.

Les « négociateurs » : Captain Holland et Lieutenant de vaisseau Dufay Le « Captain » (Capitaine de vaisseau) Holland est dési- gné par l’Amiral Somerville pour rentrer en contact, le 3 juillet au matin, avec la flotte française et son chef l’amiral Gensoul. Ce choix peut paraitre judicieux : Holland a effectué plusieurs séjours à Paris comme officier de liaison, puis attaché naval. L’Amiral Darlan lui a remis en 1939 les insignes de Commandeur de la Légion d’Honneur. Il est francophile et parfaitement franco- phone. En 1940, il commande le porte-avions Ark Royal, rattaché Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 206

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à la force H de Somerville. C’est lui qui, toute cette longue journée du 3 juillet, va faire des allers et retours entre le Dunkerque, navi- re amiral français au port de Mers el-Kébir et le Hood, navire ami- ral de Somerville qui croise au large. Après Mers el-Kébir et Dakar, où l’Ark Royal sera à nouveau engagé, écoeuré, le commandant Holland demandera d’ être relevé de son commandement, il sera réduit au grade de simple soldat dans la Home guard, puis finalement réhabilité ! Face à lui, l’Amiral Gensoul qui, comme nous le verrons refuse initialement de recevoir le Captain Holland, dépêche le lieute- nant de Vaisseau Dufay, son officier d’ordonnance, qui parle parfaitement anglais et connaît bien le Captain Holland. Les acteurs sont en place. Tentons maintenant de décrire le contexte dans lequel cette journée dramatique a pu s’inscrire.

Le ConTeXTe Le contexte immédiat : l’armistice L’armistice est signé par les représentants français menés par le Général Huntzinger, chef de la délégation française. L’amiral Leluc, chef de cabinet de Darlan, représente la marine. Les signatures ont lieu le 22 juin 1940 avec l’Allemagne , et en termes similaires le 24 juin avec l’Italie. L’article 8 de la Convention d’armistice règle le sort de la marine : « La flotte de guerre française - à l’exception de la partie qui est laissée à la disposition du Gouvernement français pour la sauvegar- de des intérêts français dans son empire colonial - sera rassemblée dans des ports à déterminer et devra être démobilisée et désarmée sous le contrôle de l’Allemagne ou respectivement de l’Italie. La désignation de ces ports sera faite d’après les ports d’attache des navires en temps de paix. Le gouvernement allemand déclare solennellement au Gouvernement français qu’il n’a pas l’intention d’utiliser pendant la guerre, à ses propres fins, la flotte de guerre française stationnée dans les ports sous contrôle allemand, sauf les unités nécessaires à la surveillance des côtes et au dragage des mines. Il déclare, en outre, solennellement et formellement, qu’il n’a pas l’intention de formuler de revendications à l’égard de la flotte de guerre française lors de la conclusion de la paix ; exception faite de la partie de la flotte de guerre française à déterminer qui sera Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 207

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affectée à la sauvegarde des intérêts français dans l’empire colonial, toutes les unités de guerre se trouvant en dehors des eaux territo- riales françaises devront être rappelées en France. »

Lors des négociations qui ont duré toute cette journée du 22 juin (dans le wagon en forêt de Rethondes !) Darlan a essayé de faire modifier cet article 8 pour remplacer « ports à déterminer » qui pouvaient être en zone occupée par « Toulon et Afrique du Nord ». L’article est resté tel quel, la désignation des ports étant renvoyée à la commission d’armistice chargée d’en régler les détails et d’en contrôler l’exécution. La signature de cet armistice est un véritable traumatisme pour Churchill, et le conduit en particulier à considérer comme obsolètes les garanties données auparavant par les dirigeants français. Et pourtant celles-ci étaient, concernant le sort de la marine, particulièrement claires, comme le montrent les trois exemples suivants. Le 11 juin à Briare, Churchill interroge Darlan : « Darlan, j’espère que vous ne rendrez jamais la flotte ? », et la réponse est sans ambages : « Il ne peut en être question ; ce serait contraire à nos tra- ditions navales et à l’honneur. » Nous verrons tout à l’heure que ce sera aussi l’attitude de l’Amiral Gensoul vis à vis des anglais. Le 18 juin à Bordeaux, Darlan, ministre de la marine depuis la veille, reçoit l’Amiral Pound, First Sea Lord, et lui répète : « Si nos bateaux ne peuvent rester français, ils seront détruits. Ma parole de soldat ! En aucun cas nos bateaux ne seront remis aux allemands. Si ceux-ci l’exigeaient pour accorder un armistice, il n’y aurait pas d’armistice. » Et l’Amiral ministre Darlan tient strictement le même langage à Lord Llyod, ministre britannique des affaires étrangères, qui vient d’être reçu par Pétain le 20 juin. On ne peut être plus clair ! Mais, dans une question aussi vitale pour eux, les anglais ont de la peine à se fier à d’autres qu’à eux-mêmes « fussent un amiral de la flotte et un Maréchal de France » selon les termes de Churchill dans ses mémoires. Les anglais n’ont plus confiance dans la parole donnée et se considèrent trahis par l’armistice. Mais aussi, les français, et Darlan au premier chef, ont des raisons de se méfier des britan- niques dont l’attitude depuis 1930, s’agissant du réarmement naval, est très ambiguë, ainsi que nous allons le voir maintenant. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 208

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Le contexte plus lointain : les négociations 1930-1938 Après le traité de Versailles se sont succédées bon nombre de conférences internationales, chargées initialement de tirer les bénéfices en terme de format des armées de la victoire de 1918. Le domaine naval est particulièrement discuté. Après 1930, plus subrepticement, il s’est agi au sein de ces négociations, de gérer les velléités de réarmement de l’Allemagne. Ces conférences se sont tenues aussi bien dans un cadre « inter- allié » (Etats Unis, Grande Bretagne, France, Japon, Italie) que dans le cadre de l’éphémère Société des Nations. La ligne défendue par la Grande Bretagne, soutenue par les Etats Unis, est claire : il convient de réduire la flotte française au niveau de la flotte ita- lienne, laissant une énorme suprématie en Europe à la marine britannique. Quant au réarmement naval de l’Allemagne, l’Angleterre voit d’un œil favorable la montée en puissance de la marine allemande pour contrecarrer la flotte française. La preuve en est l’accord anglo-allemand négocié en secret en 1935 : la flotte du Reich peut se reconstituer jusqu’à la hauteur de trente-cinq pour cent du volume de la Royal Navy. C’est la politique du fait accompli, qui fera bondir les autorités françaises. Celles-ci obtien- nent, les anglais se rendant peut-être compte qu’ils sont allés trop loin, que le traité naval de Londres de 1936 laisse à la France la possibilité de porter sa flotte au niveau « nécessaire à sa sécurité ». Rivalité franco-britannique en Europe, mais aussi rivalité amé- ricano-japonaise dans le Pacifique : le Japon a claqué la porte de cette conférence. Mers el-Kébir et Pearl Harbour ne sont pas loin ! Dans cette période de l’entre-deux guerres, le fil directeur bri- tannique aura été limpide : la suprématie de la Royal Navy doit perdurer : la marine allemande doit contrebalancer la marine française en Manche et en Atlantique, de même que la marine ita- lienne doit le faire en Méditerranée. L’Amiral Darlan, comme nous l’avons vu, aura suivi toutes ces négociations à partir de 1930, et connaît parfaitement les rouages de la pensée britannique.

Les préparatifs de ce que sera l’affrontement L’armistice est donc signé. Juste avant cette signature, l’Amiral Darlan a envoyé à tous les commandants de bâtiments de guerre les ordres secrets suivants : « Clauses armistice vous sont notifiées en clair par ailleurs. Je Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 209

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profite dernières communications que je peux transmettre en chiffré pour faire connaître ma pensée à ce sujet. Primo : Les navires de guerre démobilisés doivent rester français avec pavillon français, équipage français séjournant port français métropolitain ou colonial. Secundo : précautions secrètes de auto-sabotage doivent être prises pour que ennemi ou étranger s’emparant d’un bâtiment par la force ne puisse pas s’en servir. Tertio : si commission armistice chargée d’interpréter texte déci- dait autrement que primo, au moment exécuter cette décision nou- velle, navires de guerre seront sans ordre nouveau soit conduits aux Etats-Unis, soit sabordés s’il ne peut être fait autrement pour les soustraire à l’ennemi. En aucun cas ils ne devront être laissés intacts à l’ennemi. Quarto : navires ainsi réfugiés à l’étranger ne devront pas être utilisés à opérations contre Allemagne ou Italie sans ordres du CEC FMF (Commandant en chef des forces maritimes françaises) » Une heure après, un dernier télégramme annonce la signa- ture de l’armistice. Quatre jours plus tard, l’Amirauté définit le nouveau régime. « Je précise que armistice ne veut pas dire paix et que tous les règlements particuliers du temps de guerre subsistent intégrale- ment jusqu’à notification officielle de la fin des hostilités. » Les navires français rejoignent les ports, la force de raid Mers-el-Kébir, la force X Alexandrie, quelques uns des ports bri- tanniques, d’autres Toulon. Pendant ce temps, le cabinet britannique s’agite, sous l’im- pulsion de Churchill ; le sort de la flotte de guerre française est la préoccupation majeure. C’est ainsi que Churchill, le 22 juin au soir, en préambule d’une longue tirade, réplique à l’Amiral Pound qui vient de dire que Darlan ferait tout pour ménager les intérêts anglais : « Dans une matière aussi vitale pour la sécurité de tout l’empire, nous ne pouvons pas nous permettre de nous fier à la parole de l’Amiral Darlan. Si bonnes que puissent être ses intentions, il peut être poussé vers la sortie et remplacé par un autre ministre qui ne se gênerait pas pour nous trahir… ». Suit un long développement où Churchill considère les navires Richelieu et Jean Bart, Dunkerque et Strasbourg, comme devant être empêchés coûte que coûte de tomber aux mains des Allemands. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 210

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Le 27 juin sont imaginées outre Manche deux opérations : l’une Catapult, visant à s’assurer la mainmise, partout où c’est possible, sur la flotte française, l’autre, Catapult 2, débarquement anglo- gaulliste en Afrique du Nord. Le cabinet de guerre, en tout premier lieu Lord Halifax, Ministre des affaires étrangères, et l’Amiral Sir Dudley Pound, First Sea Lord, est dans sa très grande majorité fort réticent. D’autres opérations sont par la suite imaginées à Dakar, Casablanca et même Madagascar. Le 27 juin au soir, décision est prise malgré toutes les opposi- tions de lancer « catapult » : Prendre par la force tous les navires français à portée de la Royal Navy : ceux stationnés en Grande Bretagne, la force X d’Alexandrie, la force de raid de Mers el-Kébir et d’Oran, le Richelieu à Dakar, le Jean Bart à Casablanca. L’opération « Catapult » L’opération « Catapult » est ordonnée pour le 3 juillet 1940. Elle a donc trois points d’application principaux, en Grande Bretagne, à Alexandrie et à Mers el-Kébir. a Plymouth et Portsmouth, les navires français sont investis par les marins britanniques dès 4 h du matin. L’effet de surprise est total. Des manifestations d’amabilité avaient été multipliées vis à vis des marins français les jours précédents. Des artifices sont uti- lisés pour faciliter la montée à bord des commandos britanniques, qui maîtrisent les hommes de faction, neutralisent l’équipage dans son sommeil et isolent les officiers et les commandants. Ce coup d’assommoir ne rencontre pratiquement pas de résis- tance, sauf à Plymouth : les officiers du sous-marin Surcouf résis- tent, tuant trois anglais et perdant un des leurs. Le torpilleur Mistral commence à se saborder, mais devant la menace britan- nique pesant sur l’équipage, finit par se rendre. Les équipages sont conduits en camps d’internement, l’opéra- tion aura été menée avec brutalité, mépris et sauvagerie absolu- ment indignes de la part des alliés d’hier. a alexandrie, la situation est différente : la force X, com- mandée par l’Amiral Godfroy, est au port, prête à appareiller, et sous surveillance de la « Mediterranean fleet » sous les ordres de l’Amiral Cunningham. Les deux chefs se connaissent parfaitement et s’apprécient. Lorsqu’il reçoit les directives de l’opération le 29 juin, Sir Andrew Cunningham est atterré et trouve ces ordres « pro- fondément répugnants ». De surcroit, il connait bien Darlan et a tou- jours confiance en sa parole. Il adresse un long télégramme à Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 211

Le drame de Mers el-Kébir, 3 juillet 1940 211

l’Amirauté, insistant sur « l’effet désastreux au Moyen Orient d’une telle opération ». La réponse tombe « Utilisez la voie de la négocia- tion si cela est possible mais prenez le contrôle de la flotte française avant le 3 au soir ». Les deux amiraux négocient directement, en prenant l’un et l’autre un peu de liberté, ou disons peut-être en interprétant de manière souple mais intelligente les directives reçues. Un com- promis (démobilisation sur place) est sur le point d’être obtenu lorsque l’Amiral Godfroy apprend ce qui se passe à Mers el- Kébir. La tension monte, un nouveau délai est accordé par Cunningham, on continue de se parler le 4 en voulant des deux côtés éviter l’affrontement. Un accord est finalement trouvé à 16 heures pour la démilitarisation sur place, les pièces importantes (obturateurs des canons par exemple) étant déposées au Consulat Général de France à Alexandrie, et les navires avec leurs équipages restant sous pavillon français. A Vichy comme à Londres, on accepte du bout des lèvres cette solution, sans trop tenir compte de la liberté prise par les deux chefs. Mais l’avenir qui leur est réservé diffère : Cunningham deviendra First Sea Lord en 1943. Godfroy sera mis à la retrai- te d’office en 1943 (cette décision sera d’ailleurs révoquée par le Conseil d’Etat en 1955).

L’ aFFRonTeMenT eT SeS SUITeS 3 juillet 1940 à Mers el-Kébir Nous voici donc le 3 juillet 1940, à l’aube, à Mers el-Kébir, port militaire près de la ville d’Oran, préfecture du département français de l’Oranais et qui elle-même abrite quelques bâti- ments de guerre. La flotte française est répartie entre ces deux ports : A Kébir, deux cuirassés récents « Dunkerque » et « Strasbourg », deux plus anciens, « Provence » et « Bretagne », qui ont connu la fin de la pre- mière guerre mondiale, et le transport d’aviation « Commandant Teste ». Six contre-torpilleurs, « Mogador », « Volta », « Terrible », « Tigre », « Lynx » et « Kersaint » sont également présents. A Oran se trouvent quatre torpilleurs, un aviso et quatre sous-marins. Après la signature de l’armistice, les dispositions d’alerte avaient été assouplies. Les navires avaient été placés à 6 heures d’appareillage, les premières mesures de démobilisation des réser- vistes avaient été entreprises. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 212

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Au réveil, tout est calme, mais cela ne dure pas… Peu après sept heures, un torpilleur britannique, le « Foxhound » vient jeter l’ancre devant l’entrée du port de Kébir et signale au navi- re amiral français l’envoi d’un émissaire, le capitaine de Vaisseau Holland comme nous l’avons vu. Simultanément arrive devant Kébir la flotte britannique comprenant trois cuirassés, un croiseur, le porte-avions Ark Royal et neuf navires d’escorte. Les dés sont jetés ! Les négociations Dès les premières minutes, l’affaire prend mauvaise tournu- re : l’amiral Gensoul, qui a reçu quelques jours avant l’armisti- ce, l’Amiral North, Commandant des forces navales britan- niques en Méditerranée, sur un pied d’égalité, refuse de recevoir lui-même un simple émissaire de l’Amiral Somerville, fut-il le capitaine de Vaisseau Holland. Il lui envoie son officier d’ordon- nance, le lieutenant de Vaisseau Dufay, comme nous l’avons vu parfaitement bilingue et ami de longue date de Holland. Le commandant Holland remet au lieutenant de vaisseau Dufay un aide mémoire dont la rédaction frise l’ultimatum. Ce document, rédigé en anglais, commence par quelques considéra- tions sur les clauses de l’armistice, puis arrive à l’essentiel dans les termes suivants : Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 213

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Ce texte emploie la première personne, mais Somerville ne l’a pas signé. Il a été préparé par l’amirauté et vu et revu par Churchill qui en a durci les termes. L’Amiral Gensoul en prend connaissance vers 9 heures. Entre temps, il a demandé au tor- pilleur « Foxhound » de s’éloigner des passes de Mers el-Kébir, celui-ci s’exécute laissant près du port sa vedette aux ordres du Commandant Holland. La réponse, transmise sous forme écrite par Dufay à Holland, est nette : Les assurances données par l’Amiral Gensoul à l’Amiral Sir Dudley North demeurent entières. « En aucun cas (traduit comme ceci par Dufay : « Anytime, anywhere, anyway and without further orders from French Admiralty »), les bâtiments français ne tombe- ront intacts entre les mains des allemands ou des italiens. Etant donné le fond et la forme du véritable ultimatum qui a été remis à l’Amiral Gensoul, les bâtiments français se défendront par la force. »

Entre temps, Gensoul avait ordonné aux navires français de prendre les dispositions d’appareillage et de combat, et avait rendu compte à l’Amirauté. Son message est reçu à Nérac (PC provisoire de Darlan) vers 11 heures. Darlan se trouve quelque part entre Clermont Ferrand et Vichy et ne peut être joint rapi- dement. L’attitude de Gensoul est approuvée, et ordre (velléitai- re, compte tenu de ce qui se passe ailleurs) est donné à tous les bâtiments français stationnés en Méditerranée de se porter devant Mers el-Kébir.

La flotte française le 3 juillet au matin Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 214

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Il faut noter pour être complet que ni Gensoul, qui n’a pas transmis à Vichy la proposition de désarmement à la Martinique, ni Somerville qui n’a pas réitéré cette proposition initiale, n’ont, pour des raisons que j’ignore, poussé plus avant cette solution moins radicale. Mal enclenchées, les négociations se poursuivent laborieuse- ment sans y croire : Gensoul, qui a peu de liaisons avec l’Etat Major, cherche seulement à gagner du temps pour que ses navires soient capables d’appareiller. Somerville, à l’inverse, est soumis à forte pression du cabinet de Guerre qui veut en finir. Il reçoit vers 17 heures le message suivant de l’Amirauté qui a pris connaissan- ce de l’ordre donné aux navires français de Méditerranée de converger vers Kébir : « Réglez l’affaire rapidement ou vous aurez affaire aux renforts français ». L’Amiral Gensoul a réussi à obtenir un délai après le premier ultimatum qui prenait fin à 14 heures. Une nouvelle échéance est fixée à 17 h 30 : « Si une des propositions britanniques ne sont pas acceptées pour 17 h 30, il faut que je coule vos bâtiments ». Alea jacta est.

La bataille

Elle est de courte durée. L’ordre d’appareillage des navires français est donné à 17 h 30. La séquence pour les grands bâtiments a été fixée le matin même quand Gensoul a réuni ses commandants : Strasbourg, Dunkerque, Provence, Bretagne. Il faut comprendre que la manœuvre d’appareillage de navires de plus de 20 000 tonnes et de plus de 200 mètres de long dans un port étroit, qui plus est sous la menace de l’ennemi, n’est pas chose facile. Les contre-torpilleurs, plus légers et amarrés cap au large sortent les premiers. C’est à ce moment que la force « H » britannique, à 17 h 56, ouvre le feu. Le Mogador est atteint et immobilisé avant les passes par un obus de 380mm qui ravage toute sa partie arrière. Les cinq autres torpilleurs le doublent et sortent du port. Le Strasbourg manœuvre rondement et quitte le port. Le Dunkerque prend du retard, et une salve de 380 endommage sa propulsion. Il est contraint de s’échouer au fond de la rade. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 215

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Le Mogador en feu au milieu de la passe Le Dunkerque, touché, s’échoue

Le Strasbourg maneuvre… … et quitte le port La Provence, simultanément, alors qu’elle a ouvert le feu sur les navires britanniques, est elle aussi atteinte et va s’échouer. Enfin La Bretagne est atteinte dès le début de la canonnade par les obus anglais, ses soutes à munitions explosent et elle chavire sans avoir pu faire mouvement. Miraculé, le Commandant Teste n’est pas touché . Les tirs cessent à 18 h 15 à la demande de l’Amiral Gensoul, Somerville accepte car lui aussi commence à encaisser quelques coups. L’action aura duré dix neuf minutes !

La Bretagne va chavirer Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 216

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Entre temps, tous les navires amarrés dans le port d’Oran auront pu sortir sans encombre. La flotte rejoint Toulon le 5 juillet au soir, le Strasbourg est accueilli en héros. Côté britannique, le Volta et le Terrible ont coulé deux tor- pilleurs, et le cuirassé Hood, navire amiral, aura subi des avaries.

Les suites Mécontents d’avoir laissé échapper le Strasbourg et les tor- pilleurs, déçus de n’avoir pas mis le Dunkerque définitivement hors de combat, les britanniques reviennent à la charge : un raid mené le 6 juillet au matin par des avions torpilleurs « Swordfish » de l’Ark Royal s’acharne contre le croiseur de bataille, atteint à nouveau par deux torpilles et endommagé plus encore par l’explosion du remorqueur « Terre Neuve », amarré le long du bord et chargé de grenades anti sous-marines. Cette fois, le Dunkerque sera immobilisé pour un an, et ce nouveau raid aura couté 25 morts de plus, sans compter les blessés. Une opération concomitante visant le cuirassé Jean Bart, (inachevé et évadé de Saint-Nazaire) à Casablanca a avorté. Les premières tentatives menées le 3 au soir ont été repoussées par les batteries côtières, une opération plus musclée mettant en œuvre le croiseur « Renown » est programmée pour le 9 juillet, puis annulée. La dernière cible est le cuirassé Richelieu, réfugié à Dakar. Il subit dans la nuit du 7 au 8 juillet une attaque de commandos qui déposent des charges explosives le long de la coque, puis le matin du 8 un raid d’avions torpilleurs. 5 explosions sont perçues, une ligne d’arbre est endommagée et des voies d’eau se déclarent. Le Richelieu est immobilisé durablement, mais son artillerie est intacte. Les britanniques s’en rendront compte deux mois plus tard !

Bilan et conséquences Le bilan est lourd, horriblement lourd ! 1397 marins français morts au combat (dont plus de 800 dans les explosions et le cha- virement du cuirassé Bretagne). Les relations diplomatiques franco-britanniques sont rom- pues officiellement le 8 juillet (mais, et ceci a pu avoir une inci- dence dans l’incompréhension des positions respectives, le per- sonnel diplomatique et militaire britannique en poste avait quitté la France dès le 24 juin). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 217

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Churchill est applaudi par la Chambre. Sa position de pre- mier ministre est confortée moins de deux mois après sa nomi- nation. Les américains l’approuvent. En France, il est évident que certains songent maintenant à un retournement d’alliance et une attitude plus positive vis-à- vis de l’Allemagne. Le ralliement à la coalition anti-germanique de l’empire français d’outre-mer devient absolument impossible. Contrairement à une idée reçue, la plupart des marins français n’étaient pas jusqu’alors anglophobes, ils le sont devenus. Enfin, au plan militaire, le regroupement de toute la flotte restante, et elle était encore significative, à Toulon porte en lui l’épisode très douloureux du sabordage de novembre 1942.

ConCLUSIon Face à une telle tragédie, il est légitime de poser la question : aurait-elle pu être évitée ? Je n’y répondrai pas car on ne refait pas l’Histoire. Je noterai simplement que Cunningham et Godfroy à Alexandrie ont réussi à trouver un terrain d’entente, ce que Somerville et Gensoul n’ont pas fait à Mers el-Kébir. Mais Churchill avait été échaudé par l’at- titude de Cunningham et ses ordres vis-à-vis de Somerville n’en étaient que plus comminatoires. Par ailleurs, nous l’avons dit, Somerville avait été rappelé au service pour exécuter cette mis- sion. Il était piégé. Reste l’attitude de Gensoul. Il semble bien, comme expliqué dans son rapport officiel, qu’il avait cherché à gagner du temps pour mettre ses navires en état d’appareiller en combattant. Aurait-il pu prendre une autre décision ?

L’hommage aux 1397 victimes Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 219

Réflexion canonique sur le divorce de Napoléon

M. le chanoine Gaspard nyault

Séance du 10 mars 2014

Le divorce de Napoléon d’avec Joséphine pour épouser l’ar- chiduchesse Marie-Louise a fait l’objet de nombreux travaux d’historiens. Assez récemment j’ai eu en main une thèse de Droit Canonique portant sur la cause en nullité introduite en 1810 par Napoléon devant l’officialité de Paris, comme préliminaire à son deuxième mariage. Les actes du procès canonique m’ont inté- ressé et questionné. Dans la thèse, se trouvaient reproduits les actes de ce procès, qui sont issus d’une part des archives de l’of- ficialité de Paris, d’autre part des Archives Nationales. Depuis lors, encore, en second lieu, la loi de 2013 sur le « Mariage pour tous » m’a incité à réflexion, en vue de revisiter le mariage. Aussi mon objectif est-il de scruter l’évènement. Le sujet historique lui-même a été débattu au cours du XIXème siècle et même à l’orée du XXème, la question restant de savoir si la décision judiciaire canonique était valable ou non. L’ouvrage historique le plus important, me semble-t-il, date de 1889, de H. Welchinger, intitulé :«le divorce de Napoléon ». Quant à moi, je me suis servi de la thèse de Louis Grégoire en 1957, un volume de 234 pages, pour en extraire les textes documentaires. En prenant les deux mariages de Napoléon comme un repère axial, il me semble qu’on peut apercevoir des évolutions impor- tantes, bien que d’autres exemples pourraient être utilisés, mais qui ne jouiraient peut-être pas autant de la vive lumière de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 220

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l’Histoire. En effet, deux types de questions apparaissent. La première serait purement canonique : comment la cause de nul- lité du mariage a-t-elle été traitée par l’officialité de Paris ? La deuxième serait anthropologique : que révèle notre examen sur la conception du mariage aujourd’hui, tant civil que religieux ? Car nous sommes en face d’une évolution sociétale. Venons-en aux faits relatifs à la situation matrimoniale de Napoléon. Cette situation est marquée par cinq dates princi- pales : a) - Le 9 mars 1796, Bonaparte a épousé selon la loi en vigueur Joséphine Tasher de la Pagerie. b) - Le 1er décembre 1804, la veille du couronnement impérial, a lieu devant le cardi- nal Fesch le mariage religieux consacrant le mariage civil anté- rieur. Nous sommes sortis de la période de révolution ; c’est ce mariage qui fera l’objet de la suite à savoir : c) - Le 22 décembre 1809 la demande faite par Napoléon de la reconnaissance de nullité de ce mariage ; d) - Le 9 janvier 1810 commence le procès canonique suivi des décisions de l’officialité diocésaine de Paris en première instance, puis le 11 janvier en deuxième instance devant l’officialité métropolitaine, toutes deux déclarant nul le mariage entre l’empereur et l’impératrice. e) - La 5ème date en est la conclusion que fut le mariage religieux de l’empereur et de Marie-Louise le 2 avril 1810.

naPoLÉon Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 221

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Reprenons l’ensemble de ces évènements

En 1796, plus précisément alors le 4 brumaire an IV, Bonaparte est nommé général de division à la suite de son glorieux exploit du 13 vendémiaire, comme l’a rappelé notre Confrère le colonel Robert Dutriez dans sa présentation du jeune capitaine Bonaparte lors de notre séance du 22 octobre 2012. Bonaparte, donc, entre dans l’Histoire quelques mois plus tard pour notre exposé, en épousant par amour Joséphine, veuve d’Alexandre de Beauharnais, qui a été guillotiné deux ans aupa- ravant, le 23 juillet 1794. Entre temps Joséphine avait été la maî- tresse de Barras, elle se trouvait seule avec deux enfants, Eugène et Hortense. C’est dire que de part et d’autre, pour Bonaparte parce qu’il est amoureux d’elle, pour Joséphine dans sa solitude, pour tous deux sans doute, le mariage était souhaité. Cependant, ce mariage ne pouvait être alors qu’un mariage civil, selon la législation de l’époque. Car la laïcisation de l’état civil a été votée le 20 septembre 1792, excluant dorénavant tout mariage reli- gieux. Dans ce même laps de temps (1792 - 1796) le principe du divorce par consentement mutuel qui était refusé jusque-là avait été adopté dès août 1792. Les décrets en préciseront les détails

Joséphine de Beauharnais Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 222

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entre le 13 et le 23 avril 1794. Les bans que l’Eglise avait imposés antérieurement sont maintenus en vue du mariage civil. Pour le mariage de Bonaparte avec Joséphine, ils ont été publiés le 19 février 1796, le contrat de mariage fut signé le 8 mars et le mariage lui-même eut lieu le 9 mars (c’est-à-dire le 19 ventôse an V), devant l’officier d’état civil du 2ème arrondisse- ment de Paris. Même si nos problèmes doivent se poser par la suite à propos de mariage religieux que souhaitera Bonaparte, on a déjà le droit de s’interroger : qu’en est-il de la religion de Napoléon Bonaparte ? De fait, on peut douter de sa foi chrétien- ne, laquelle, en tout cas, d’après les historiens, ne reposait sur rien de solide. N’a-t-il pas dit, cependant, qu’il avait été marié (je cite) « dans la religion apostolique et romaine » La constitution de l’an VIII le fait 1er Consul (12 novembre 1800) puis consul à vie et nous connaissons la suite : le sacre impérial. C’est en raison de ce sacre que nous aurons le mariage religieux, puis le procès canonique de 1810, objet partiel de notre exposé. En bon chef d’Etat, Napoléon voulait gagner une certaine paix intérieure après les excès révolutionnaires. Or les mentalités chrétiennes foncières n’avaient pas été totalement déracinées. Pour gagner cette paix, ne lui fallait-il pas gagner les catholiques et, en pratique, tout faire pour pouvoir s’appuyer sur la religion dans une église constitutionnelle - autre forme de l’Eglise galli- cane ? Déjà, en janvier 1800, il avait donné des marques de considération vis à vis de la dépouille du pape Pie VI. Passons sur les négociations avec Rome pour éviter l’opposition papale à ce qu’il devienne empereur, s’il n’y avait pas la reconnaissance expli- cite du catholicisme français comme religion officielle. Ses paroles sont assez claires sur ce sujet : « La religion catholique, dit-il, est celle de notre pays ». Mais il ajoute : « Ma politique est de gouver- ner les hommes car le grand nombre veut l’être. C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre en Vendée, en me faisant musul- man que je me suis établi en Egypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. » (Daniel Rops: l’Eglise des Révolutions, Fayard 1960, p. 127) Daté du 26 messidor de l’an IX, un concordat a été signé ce 15 juillet 1801, conclu par une encyclique « Ecclesia Dei » signée par le pape Pie VII. Malheureusement, les applications du Concordat, précisées par les 77 articles organiques, allaient mettre en danger la vie des diocèses si le pape n’acceptait pas d’y Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 223

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nommer des évêques. Un arrangement était nécessaire. Puis, Napoléon sachant que la majorité des Français gardaient une sorte d’instinct de préférence pour la forme monarchique, il lui fallait, selon lui, aller plus loin. Déjà une véritable cour avait été ressuscitée autour de lui, et le 3 mai 1804, le Tribunat votait à Paris une motion qui établirait un empire, motion que le Sénat, le 18 mai, transformait en loi : devenu ainsi l’empereur des français, il lui restait à être sacré. Après le sacre, un plébiscite rendrait l’empire héréditaire.

Sacre de l’empereur Napoléon Ier et couronnement de l’impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris le 2 décembre 1804. (Jacques-Louis David, 1807, Musée du Louvre)

Pour être sacré, au cours d’une glorieuse cérémonie de couron- nement, Napoléon fait donc venir le pape Pie VII à Paris, non sans plusieurs mois de négociations délicates. Pie VII parti de Rome le 2 novembre, tout craintif, reçut en fait des fidèles français un accueil chaleureux, inattendu pour lui et dépassant toutes ses imaginations antérieures, effaçant aussi les craintes de Napoléon. Or un accident de dernière minute aurait pu être fatal au sacre prévu pour le 2 décembre. La veille, le 1er décembre, Joséphine demande audience au Saint Père. Elle lui révèle qu’elle n’est pas mariée religieusement avec l’empereur. (Sans doute, d’après l’his- torien Lavisse, elle craignait qu’ensuite elle soit écartée). Pie VII est alors très ferme : pas de sacre si Joséphine n’est pas mariée religieusement à l’empereur. Aux yeux de l’Église, en effet, elle n’est pour l’instant que sa concubine : il lui faut devenir, avant le sacre lui-même, son épouse légitime. Ici commence l’épisode du mariage religieux de 1804 que l’on trouve présenté dans les minutes du procès canonique, procès qui surviendra 6 ans plus tard. Le Promoteur Diocésain (Bibliothèque Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 224

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municipale de Rouen Cote U 3321) s’exprime ainsi selon le greffier: « Ils reçurent dans la chambre de l’Impératrice aux Tuileries la bénédiction nuptiale des mains du cardinal Fesch grand aumônier le samedi 1er décembre 1804 » et, plus loin : « Le 2 décembre au matin, le pape aurait demandé : « Eh bien, la bénédiction nuptiale a-t-elle été donnée ?» La réponse du cardinal Fesch étant positive, le couronnement par le pape pouvait avoir lieu. Tels sont les détails du premier acte. (Citations prises Thèse p.16).

General en Chef de l’Armée

[A Milan Bresacia, 13 fructidor, an IV (30 août 1796)] J’arrive, mon adorable amie, ma première pensée est de t’écrire. Ta pensée et ton image ne sont pas sorties un instant de ma mémoire pen- dant toute la route. Je ne serai tranquille que lorsque j’aurai reçu des lettres de toi. J’en attends avec impatience, il n’est pas possible que tu te peignes mon inquiétude. Je t’ai laissée triste, chagrine et demi-malade. Si l’amour le plus profond et le plus tendre pouvait te rendre heureuse, tu devrais l’être. Je suis accablé d’affaires Adieu ma douce Joséphine ; aime-moi, porte-toi bien, et pense sou- vent, souvent à moi. Bonaparte Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 225

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Dans la réalité, que s’est-il passé au juste ce soir-là du 1er décembre 1804 ? Seul le témoignage ultérieur du cardinal Fesch, unique témoin et acteur, nous permet de le savoir. Anticipons sur ce qui sera dit 6 ans plus tard au procès. Dans l’après-midi, l’em- pereur a fait appeler le cardinal Fesch, (je cite la déclaration de ce dernier, pièce N° 5 dans le dossier aux Archives Nationales, Thèse p. 52) « Vers une heure ou deux heures de l’après-midi, Il me dit que l’Impératrice voulait absolument recevoir la bénédiction nuptiale et que pour la tranquilliser il s’était décidé à m’appeler, mais il me protesta qu’il ne voulait point de témoins et qu’il exigeait sur toute cette affaire un secret aussi absolu que celui de la confession» « Je dus lui répondre, dit encore le cardinal : point de témoins, point de mariage... Mais voyant qu’il persistait à ne vouloir point de témoins, je lui dis que je n’avais point d’autres moyens que de me servir de dispense, et montant aussitôt chez le Pape, je lui représen- tai que très souvent j’aurai besoin de recourir à lui pour des dis- penses et que je le priais de m’accorder toutes celles qui me deve- naient quelquefois indispensables pour remplir les devoirs de grand-aumônier, et le Saint Père adhérant à ma demande, je me rendis à l’instant chez sa Majesté l’Empereur avec un rituel pour donner la bénédiction nuptiale à Leurs Majestés, ce qui fut fait vers quatre heures de l’après-midi » (fin de citation). Quel rituel fut employé ? Nous l’ignorons, mais ce qui est presque certain c’est qu’il n’y eut aucun témoin et que l’essentiel, dans l’esprit de l’au- teur du texte, se situe dans la réception de la bénédiction nuptia- le. Quant aux dispenses légitimes c’est un autre problème que nous n’aborderons pas, car il serait hors sujet. On peut aussi penser que, très probablement, le pape ne savait pas de quelle dispense il s’agissait en vue d’un mariage. Le pape avait répondu : « je vous donne tous les pouvoirs que je puis donner ». L’essentiel c’est la fameuse bénédiction nuptiale donnée aux Tuileries dans la chambre de Joséphine. Il n’est pas fait d’acte authentique de mariage, ni même un quelconque certificat qui jus- tifiât de la bénédiction nuptiale, celui, d’ailleurs, que réclamera le surlendemain l’impératrice. Pour faire cet acte, le cardinal mettra encore quelques jours. Il demandera à Napoléon son accord et don- nera à l’impératrice trois semaines plus tard, le 27 décembre 1804, ledit certificat, avec l’expression écrite : « Certifions... que le saint Sacrement de mariage fut administré par nous à leurs Majestés impériales » signé à la date du 6 Nivôse an XIII. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 226

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Tel est le « mariage religieux » tel que nous le découvrons. Mais où se trouve l’essentiel ? Autrement dit, où est l’aspect contractuel du mariage ? Trouve-t-on un contrat selon lequel deux personnes, Bonaparte et Joséphine s’engageraient l’une vis à vis de l’autre ? De plus, que demande le pape le lendemain ? Je cite d’après le livre de Lecoy de La Marche intitulé « La guer- re aux erreurs historiques » (Thèse p. 16) : « Le pape demande : Eh bien la bénédiction nuptiale a-t-elle été donnée ? - Oui, très Saint Père, répondit le cardinal » La seule source qui nous permette de savoir ce qui s’est passé le plus probablement se situe dans les documents à venir lors du procès canonique. Anticipons encore : Voilà ce qui est écrit par le greffier de l’officialité dans le registre A. Je cite : « Trois dépo- sants s’accordent à dire... que la bénédiction nuptiale, si elle a eu lieu entre leurs Majestés, a eu lieu sans le consentement véritable de la part de S.M. L’Empereur, sans propre prêtre, sans témoins et sans pièce authentique qui constate son existence » et plus loin, le greffier écrit encore : « Mais la déclaration de son Altesse Eminentissime Mgr le cardinal Fesch ne nous permet pas de considérer la cause sous cet aspect. » (Thèse p. 33). Dans cette source nous apercevons la conception qui prévalait dans l’esprit général, - pas dans le droit, mais dans la tête de chacun - la pensée populaire générale faisait de la bénédiction nuptiale donnée par le prêtre (ici le cardinal) l’essentiel et peut-être le tout du sacrement de mariage .On détecte ici, me semble-t-il, une sorte de tabou d’authenticité comme par action d’un gourou. Il y a bien là une déviation par rapport à la tradition chrétien- ne sur le mariage. En effet, la tradition, quant à elle, s’appuyait essentiellement, depuis les origines du christianisme, sur le consentement mutuel. Si le mariage n’était apparu en tant que sacrement qu’en 1215, au 4ème concile de Latran, le consentement mutuel, auparavant, était absolument premier, même par rapport à l’opposition éventuelle des parents ou même réalisé sans béné- diction d’un prêtre, dans le secret, en l’absence de témoins quali- fiés. Par la suite, après 1215, il avait été ritualisé dans le décret « Exultate Deo » du 22 novembre 1439 du concile de Florence. Ce concile exigeait alors que le consentement mutuel soit exprimé et de vive voix et devant témoins. Puis, un siècle plus tard, à la suite de nombreux abus, qu’il n’est pas ici le lieu de développer, le conci- le de Trente était enfin intervenu par son décret « Tametsi » lors Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 227

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de sa session XXIV, en 1563. Ce concile du 16ème siècle avait posé des conditions supplémentaires pour la validité du mariage comme sacrement, notamment en rendant obligatoires les publi- cations de bans et la présence du curé de la paroisse avec deux ou trois témoins, conditions absolues sans lesquelles, il ne pouvait pas y avoir de mariage. De plus, dans la foulée, des ordonnances royales, particulièrement l’ordonnance de Blois de 1579, une quin- zaine d’années après encore, avaient confirmé toutes ces exi- gences pour l’Eglise gallicane. En 1804, aucun problème particulier n’est soulevé officielle- ment sur ce mariage. Cela viendra plus tard. Pour l’instant il est réputé valide et légitime. Après 1804, les années passent et nous pouvons nous limiter à signaler que Napoléon n’est pas fidèle à Joséphine. Nous apprenons en particulier qu’il a deux maîtresses, Eléonore Denuelle de la Plaigne, laquelle lui donne un fils Léon le 13 décembre 1806, puis encore Marie Walewska qui lui en donnera un autre, Alexandre, le18 mai 1810. Par ses expériences extraconjugales, Napoléon sait n’être pas stérile. S’il n’a pas d’enfant avec Joséphine, il veut en conclure que cela vient donc d’elle. Or comme il veut réaliser une hérédité officielle et légale, il est conduit à un nouveau mariage. Ainsi, au soir du 15 décembre 1809, Napoléon écrit à son cousin une lettre qu’on peut lire dans le Bulletin des Lois N°253 (Thèse pp. 46 - 47). J’en prends un petit extrait dont on peut savourer le machiavélisme : « Mon cousin le Prince Archichancelier...La poli- tique de ma monarchie, l’intérêt et le besoin de mes peuples, qui ont constamment guidé toutes mes actions, veulent qu’après moi je lais- se à des enfants héritiers de mon amour pour mes peuples, ce trône où la Providence m’a placé. Cependant, depuis plusieurs années, j’ai perdu l’espérance d’avoir des enfants de mon mariage avec ma bien- aimée épouse l’impératrice Joséphine; c’est ce qui me porte à sacri- fier les plus douces affections de mon cœur, à n’écouter que le bien de l’Etat, et à vouloir la dissolution de notre mariage… » Dans la suite de la lettre, il parle encore avec noblesse « de son courage pour le bien de la France » et des qualités de celle qui a (comme il le dit) « embelli quinze ans de ma vie » et pour laquelle il veut qu’elle garde le rang et le titre d’impératrice... Peut-être y a-t-il d’autres motifs de se séparer de Joséphine que nous ignorons, mais, de toute façon il veut divorcer et contracter un nouveau mariage. Celui-ci, bien sûr, devrait être Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 228

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religieux pour correspondre à l’estime des gens du temps, selon une estimation populaire qui n’a pas été effacée par la Révolution. Selon les renseignements de Napoléon il y a en Europe 18 partis de 13 à 29 ans qui pourraient le satisfaire, parmi lesquels la petite sœur du Tsar. Mais elle est trop jeune. On s’orientera finalement vers la princesse Marie-Louise d’Autriche que le Conseil Privé choisira le 21 janvier 1810. Divorcer au civil, c’est très facile car la loi révolutionnaire le prévoit sans problème. La seule difficulté, mais rapidement résolue par Napoléon, fut l’accord de Joséphine. Elle pleura mais elle accepta. Dans sa lettre de renoncement datée du 15 décembre 1809, elle dit « ne pas vouloir faire obstacle au bien de la France. » Ce même 15 décembre 1809, Napoléon convoque offi- ciellement aux Tuileries le prince Archichancelier de l’Empire, duc de Parme, Jean-Jacques Régis de Cambacérès pour faire l’annonce officielle de « son divorce ». Puis, Cambacérès, quant à lui, s’exprime le 22 décembre devant les deux officiaux de Paris. Je cite ici le texte rédigé par le greffier Rudemare, texte intitulé : le Narré : « Par un article inséré au Sénatus-Consulte du 16 de ce mois, je suis, dit Cambacérès, autorisé à poursuivre devant qui de droit l’effet des volontés de Sa Majesté. L’Empereur ne peut espérer d’enfant de l’Impératrice Joséphine. Cependant, il ne peut, en fondant une nouvelle dynastie, renoncer « à l’espoir de laisser un héritier qui assure la tranquillité, la gloire et l’inté- grité de l’Empire » qu’il vient de fonder. Il est dans l’intention de se remarier et veut épouser une Catholique. Mais auparavant son mariage avec l’Impératrice Joséphine doit être annulé. Annuler un mariage religieux catholique, c’est bien autre chose qu’obtenir un divorce. Si l’on remonte loin dans l’histoire de l’Eglise romaine, avant même que le mariage soit désigné comme sacrement, alors même qu’on le considérait essentiellement comme un saint contrat, on trouve déjà une lettre du début du 12ème siècle, provenant d’Yves de Chartres, (1040 - 1116) parmi les plus illustres évêques théologiens et canonistes du temps. Il écrit à Hildebert, évêque du Mans, que les parties mariées ne peuvent pas casser leur mariage par elles-mêmes, mais seulement le faire casser par le jugement de l’Eglise. Dans sa 15ème épître, ce même canoniste écrivit à Philippe Ier de France au sujet de son divorce. Ce prince avait quitté sa femme Berthe et voulait en épouser une autre, Bertrade de Montfort, semble-t-il. Il souhaitait que ce Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 229

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deuxième mariage fût autorisé par la présence à la cérémonie des évêques voisins et il avait invité Yves de Chartres lui-même. L’évêque s’excusa disant qu’il ne pourrait assister à ce second mariage du vivant de la reine son épouse qu’après que le pre- mier ait été juridiquement cassé par une assemblée générale du clergé de France. Autrement dit, l’Eglise n’annule pas un mariage religieux validement contracté. Pas plus à l’époque, qu’aujourd’hui. Elle peut constater, par contre, à la suite d’une décision judiciaire, que des éléments essentiels manquaient à sa validité. Il s’agit d’un litige particulier. Et pour que ce litige soit définitivement réglé, il est nécessaire qu’il y ait eu deux décisions conformes venant de deux tribunaux différents, tribunaux qu’on appelle officialité. A Paris, à cette époque, selon le Droit gallican, se trouvaient deux officialités locales, l’une considérée comme diocésaine, l’autre comme métropolitaine ou parfois dite abba- tiale. Toutes deux étaient donc parisiennes. Après cette parenthèse explicative, revenons à l’année 1809. A la suite de la déclaration de Cambacérès, disant l’intention de remariage de la part de l’empereur, une longue discussion s’en- suivit que je laisse de côté et je me borne à signaler cette phra- se : « Nous ne voulons pas que cette affaire soit publique et que les journaux anglais s’en saisissent. Je demande, dit-il encore, le plus grand secret… » (Y a-t-il là allusion au cas d’Henri VIII ?) Quoi qu’il en soit, la question du secret de l’instruction ne pose pas problème, car de tout temps, les officialités ne traitent que dans le secret. Pour ces tribunaux, deux questions apparaissent immédiate- ment : l’officialité parisienne est-elle compétente en la cause ? Et sous quel chef d’accusation le mariage en question peut-il être déclaré invalide ? En 1800, pour la nullité de ce mariage, la question de la compétence est particulièrement délicate. La compétence des tribunaux ecclésiastiques a été, depuis lors, réglée par certains canons des codes juridiques, tant celui de 1917 que celui de 1983 (aux canons 1557 et 1405). Auparavant, la tradition non écrite mais toujours appliquée (on pourrait se référer au cas d’Henri VIII d’Angleterre) était que les affaires judiciaires relatives aux princes étaient réservées au pontife romain (je n’ai trouvé aucune référence absolue de décrétale ou de concile sur ce sujet, mais c’était bien appliqué). Or le pape Pie Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 230

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VII est en prison en 1810, il est séquestré à Savone après avoir excommunié Napoléon. On ne peut pas, bien sûr, faire appel à lui pour juger cette cause ! A la requête de Cambacérès, l’official diocésain Alexandre Boislevé a communiqué les éléments du dossier au promoteur de justice diocésain, Rudemare. Ce dernier, doutant du droit de l’of- ficialité parisienne à juger cette cause, a rassemblé une com- mission d’experts canoniques pour qu’ils prennent une décision sur la compétence ou non des officialités de Paris. Rudemare écrit le 26 décembre 1809 : « L’officialité craint de compter parmi ses justiciables le chef de l’Etat. La majesté du Trône lui paraît inconciliable avec les attributions d’un tribunal diocésain, l’im- portance qu’attache à son jugement le rang suprême se présen- tant devant la justice, enfin l’usage invariable de soumettre ces sortes de choses au Chef suprême de l’Eglise, tout lui fait une loi de recourir aux lumières du Comité assemblé chez son altesse Eminentissime le Cardinal Fesch » La commission composée de 7 prélats se réunit (cardinaux. Maury et Cazelli, évêques de Tours, Verceil, Evreux Trèves et Nantes). Elle répond positivement le 1er janvier 1810 : l’officialité parisienne est compétente, pour tous les degrés de juridiction. Cette réponse n’est inscrite au registre du greffe que 10 jours après (pièce n° 3 du dossier), ce qui montre directement l’existence de nombreuses discussions contradictoires sur ce sujet. Tandis qu’à Paris les cardinaux s’interrogeaient, l’ar- chevêque de Vienne avait été contacté afin qu’il donne à l’empe- reur d’Autriche son avis sur la possibilité du mariage de Napoléon avec l’archiduchesse Marie-Louise. Mais, avant de répondre, l’Empereur avait posé, entre autres, la question de l’existence d’un Défenseur du Lien. En effet s’il s’agit de juger entre deux options, il faut qu’une partie soit là pour défendre le mariage qui est comme accusé (comme c’est toujours le cas aujourd’hui). Sans doute eut-il la réponse que c’était le rôle du promoteur de justice. On s’en doute : le pape, informé de l’affaire, protestera contre l’illégalité commise et surtout le nouvel affront qui lui est fait. Le Dictionnaire apologétique s’exprime ainsi : « Pie VII, par contre, lorsqu’il connut à Savone les événements, protesta devant les cardinaux qui l’entouraient, contre l’illégalité des sentences rendues par les officialités parisiennes, en une matiè- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 231

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re qui n’était pas de leur compétence. Cette protestation du pape, connue des cardinaux qui se trouvaient à Paris fut cause d’un grave incident lors de la célébration du second mariage au Louvre le 2 avril 1810. Treize cardinaux sur vingt-sept refusè- rent d’y assister. » Ces treize membres du Sacré Collège seront appelés « les cardinaux noirs ». Ces derniers furent réduits par Napoléon à perdre jusqu’à leur pourpre cardinalice. Cependant, selon la thèse où j’ai puisé la majorité de mes documents, il semble que le problème de la protestation du pape n’est pas tota- lement éclairci, faute de document pontifical. Ne demeure histo- rique que l’existence des fameux cardinaux noirs. Ce n’est qu’un détail dans le sujet qui nous occupe. L’officialité juge donc. Mais pour quel chef, maintenant, le mariage de Napoléon avec Joséphine pourrait-il n’avoir pas été valide? La nullité du mariage pourrait-elle être basée sur le motif, qui est au fond celui allégué par l’empereur, à savoir la stérilité de l’impératrice ? A peine soulevée la question est éva- cuée, puisque l’Église n’annulait jamais un mariage célébré vali- dement. Elle jugeait seulement qu’au départ, tel mariage ne réu- nissait pas les conditions nécessaires ; aussi, la stérilité constatée ultérieurement ne pouvait pas être invoquée. Aujourd’hui, sauf impuissance constatée, il en est de même. Pour notre cause, un tel sujet n’était pas envisageable, bien sûr ! Dans celle dont nous nous occupons il ne reste que les motifs les plus simples, l’un de droit naturel : ce serait un défaut de consentement de l’un des deux partenaires, l’autre motif de droit positif, si les normes imposées par le concile de Trente pour la validité d’un mariage n’ont pas été respectées. Le procès va être instruit un peu comme aujourd’hui, bien qu’il soit bousculé. Il commence par la requête faite par le demandeur explicitant le litige en question et l’indication des preuves que l’on peut apporter : témoignages, documents, etc. Cependant en relisant les documents qui se trouvent aux Archives Nationales, j’ai trouvé pour ma part une chose étonnan- te : le motif initialement présenté était que le vice radical de ce mariage se trouvait être le manque de consentement des parties. Car telle était la requête de Cambacérès et aussi la déclaration du dernier témoin le prince Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent… affirmant que l’empereur n’avait pas voulu du mariage religieux. Ce prince écrivait entre autres lignes, Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 232

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le 5 janvier 1810 (Pièce N° 8) : « Sa Majesté l’Empereur et Roi a plu- sieurs fois manifesté la résolution invariable de ne point ajouter le lien religieux au mariage civil qu’il avait contracté depuis quelques années avec sa Majesté l’Impératrice Joséphine : cette résolution tenant à des circonstances éventuelles qui pouvaient l’obliger dans son opinion à sacrifier toutes ses affections personnelles. » Il disait aussi à l’appui de sa thèse qu’à sa connaissance il n’existait aucun acte de célébration de mariage. Un autre témoin, le Duc de Frioul, c’est à dire Duroc (pièce n°7) dit à peu près la même chose. Aux Archives Nationales (L.G. p.44) on retrouve la requête de Cambacérès, où sont récapitulés les motifs allégués de nul- lité, à laquelle sont joints le texte du sénatus-consulte du 16 décembre 1809 portant dissolution du mariage contracté « entre l’Empereur et l’Impératrice Joséphine » ainsi que la décision des 7 prélats déclarant compétent le Tribunal ecclésiastique. Dans le registre du greffier de l’officialité diocésaine de Paris, nous lisons : « La cause a été introduite par un exposé de S.A.S. le Prince Archichancelier de l’Empire portant : 1° que la béné- diction nuptiale départie à sa Majesté n’a été précédée, accompa- gnée, ni suivie des formalités prescrites par les lois canoniques et les Ordonnances, 2° qu’il n’y a pas eu de la part de sa Majesté l’Empereur et Roi consentement à ce mariage…. Le Tribunal a à s’éclairer sur ces deux points. » Le dossier comporte un procès- verbal d’enquête canonique et les déclarations écrites du Cardinal Fesch et des autres témoins. Il n’y a aucune audition ni de l’Empereur ni de l’Impératrice. Le promoteur diocésain Corpet, défenseur du mariage, résume ainsi les motifs possibles de nullité : « Le premier moyen résultant de l’enquête et des pièces y annexées est que le mariage n’a point été revêtu des formalités exigées sous peine de nullité … le deuxième moyen consiste à dire que Napoléon n’avait jamais eu l’intention de donner librement son consentement. Par respect pour Sa Majesté, je ne discuterai point ce second et dernier moyen, le premier me paraissant suffi- sant d’après les observations ». En définitive, sans entrer dans le détail des discussions préliminaires qui sont d’ailleurs mal connues, le défaut de consentement de la part de Napoléon à ce mariage avec Joséphine n’est pas retenu. Par contre le deuxiè- me chef de nullité appelé plus haut le premier moyen dans la conclusion du promoteur Corpet, celui de nullité pour défaut de forme canonique, est admis et reconnu par les deux promoteurs Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 233

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de première et deuxième instance. Peut-être a-t-il été introduit faute de mieux. En tout cas, c’est le chef sur lequel le jugement s’est porté : le mariage de Napoléon et de Joséphine était nul de plein droit, car il s’agissait d’un mariage réputé clandestin selon le concile de Trente. Cependant si la sentence de première instance ne rappelle pas le motif, elle s’achève ainsi : « Nous déclarons et prononçons leurs Majestés impériales et royales libres de cet engagement, avec faculté d’en contacter un autre, en observant toutes fois (sic) les formes voulues par le saint concile de Trente et les ordon- nances. » L’appel en deuxième instance ratifie la première. Pour l’Église, le mariage de Napoléon avec Joséphine était définitive- ment déclaré nul. Lavisse a donc raison d’écrire dans son Histoire de France contemporaine (Livre IV page 411): « Le mariage fut annulé par l’Officialité de Paris pour cause de clan- destinité dans la célébration. » Parmi les suites de cette déclaration de nullité du mariage avec Joséphine, l’une est bien connue et il n’y a pas lieu d’insis- ter ici : happy end, ce sera le mariage avec Marie-Louise le 2 avril 1810. Une autre ne l’est guère : c’est une condamnation pour le délit d’avoir contracté un mariage nul, condamnation à une peine financière. Dans une déclaration du 15 juin 1697, le Roi Louis XIV avait rappelé la nécessité pour les mariages nuls par clandestinité de sanctionner la faute. Et c’était communé- ment appliqué. Dans un livre intitulé « Les lois ecclésiastiques de France » il est dit : « L’Église n’ayant pas de fisc, le juge ecclé- siastique ne peut condamner à une amende pécuniaire, mais il peut ordonner de payer une certaine somme par forme d’aumône à un hôpital, aux réparations d’une église ou à quelque autre œuvre de piété. » La première instance le rappelle : comme l’em- pereur avait voulu soumettre sa cause « comme ses sujets » aux officialités locales, les mêmes règles étaient appliquées comme à tout contrevenant. L’official condamnait donc l’empereur et l’impératrice à faire une aumône aux pauvres de Notre-Dame. Je cite : « Nous déclarons qu’en raison de la contravention par elles commise envers les lois de l’Église, dans la prétendue célé- bration de mariage, il est de leur devoir, pour la réparation de la dite contravention, de faire aux pauvres de la paroisse de Notre- Dame de Paris une aumône dont nous leur laissons la libre appréciation. » Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 234

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Le prêtre lui aussi était coupable et passible de peine. .Cependant, l’instance suivante annula toute décision de peine. Bien sûr, comment condamner un prince de l’Eglise ou un empe- reur ? Certains auteurs historiques ont voulu faire aux juges des reproches de prévarication. A la réflexion, cela ne paraît pas justi- fié. D’après la thèse dont j’ai tiré la plupart des documents, les juges ont appliqué loyalement le droit de leur Eglise, même si, en l’appliquant, ils ont fait le jeu de Napoléon. N’étaient-ils pas davantage victimes de tout le gallicanisme dans lequel ils avaient été éduqués et qui avait marqué leur ministère depuis leur ordi- nation, plutôt que coupables de servilité vis à vis de l’empereur ? Napoléon a gagné. Cependant des questions demeurent. C’est là que commencent nos réflexions personnelles relatives à l’en- semble de la situation matrimoniale de Napoléon et les questions d’aujourd’hui, 200 ans après les faits. En premier lieu, le tribunal parisien pouvait-il trancher légiti- mement la question ? C’est une question de compétence juridique. Nous avons vu que ce fut le premier point d’accrochage. Aujourd’hui, il est spécifié dans le code canonique, depuis 1917, que les causes matrimoniales relatives aux Chefs d’État doivent nécessairement être présentées à la Rote romaine, c’est à dire au tribunal papal ; tout serait donc traité différemment pour un roi ou un empereur. Les officialités locales ne pourraient pas conclure en toute légitimité. Elles ne seraient pas compétentes. A l’époque, comme nous l’avons vu, aucun texte juridique n’existait sur ce sujet : on se limitait aux déclarations du concile de Trente. En l’ab- sence de texte juridique, il est difficile de ne s’appuyer que sur la coutume. Mais, dans un diocèse, les mariages ne devaient se conclure que devant le propre curé de la paroisse des futurs ou devant le prêtre qu’il mandatait expressément, la présence de deux témoins était exigée et un acte écrit et signé établissait légalement le constat de l’ensemble juridique de la forme imposée. Nous avons vu l’absence de cette forme. Pour le reste, il me semble, compte tenu de l’absence de codifi- cation particulière, qu’on peut considérer comme légitime ce qui a été fait et décidé. N’oublions pas qu’à cette époque l’Église gallica- ne reprenait vie après les soubresauts de la tourmente révolution- naire. N’oublions pas que les prélats, les évêques et les prêtres retrouvaient en conscience les libertés qui avaient été les leurs Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 235

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antérieurement avec le droit et aussi les servitudes de l’institution ecclésiastique. L’éducation de ces hommes revenait au jour, avec les termes de Roi, de Majesté, d’Empereur qui réapparaissent : par exemple, dans la pièce N° 8, on lit : « il n’y a pas eu de la part de Sa Majesté l’Empereur et Roi… » Et l’on retrouve le gallicanisme. En effet, les ordonnances royales avaient lié, sans désaccord expli- cite qui eût pu venir de la papauté, le droit de l’Église romaine en France et le droit de l’État. Pour les juges religieux de 1809, le mariage civil introduit à la Révolution française était donc sans valeur et seule la législation religieuse antérieure donnait au mariage sa valeur réelle. D’ailleurs, n’est-ce pas fondamentale- ment dans cet esprit que Napoléon voulut un nouveau mariage catholique Cela nous amène à une deuxième question: que penser aujour- d’hui fondamentalement de ces mariages? N’étaient-ils pas bien superficiels l’un et l’autre ? Ne posent-ils pas question en regard de la théologie éclairée par le concile Vatican II. Autrement dit : Quelle conception du mariage notre examen fait-il ressortir ? Certes, le mariage avec Joséphine en 1803 a été déclaré nul pour une question de forme. Cependant que voyons-nous ? 1 - Dans l’esprit de Napoléon Bonaparte s’agissait-il d’un enga- gement de tout son être, celui d’établir un lien réciproque définitif, un lien basé sur la fidélité mutuelle? Il est difficile de le croire sachant qu’il n’a pas manqué de maîtresses sitôt après. 2 - De plus, le présupposé pouvoir de bénir le mariage n’était-il pas extorqué par le cardinal Fesch, grâce à une formulation géné- rale très vague sur les pouvoirs dont il demandait la concession ? 3 - En quoi la cérémonie a-t-elle consisté ? Ici la réponse semble se résumer en une expression : la bénédiction nuptiale. L’importance donnée à cette bénédiction particulière est due sans doute à ce que, depuis la Réforme protestante, les rites dans le catholicisme romain ont pris, me semble-t-il, un rôle qu’ils n’avaient pas aussi prééminents auparavant, mais que le concile de Trente a justifiés. Nous avons rappelé plus haut que le but de ce concile avait été de réprimer les abus. Mais ce faisant, il plaçait le prêtre, (le curé de la paroisse), comme seul témoin privilégié, sans lequel le mariage était nul et non avenu pour l’Eglise. Dès lors, on avait tendance naturellement à considérer que c’était lui qui faisait le sacrement. Cela ne nous trompe-t-il pas sur la natu- re même du mariage ? Comme si l’acte du prêtre était une sorte Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 236

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d’acte magique tel qu’on puisse conclure : « Ce que Dieu a uni que l’homme ne le sépare pas » Or, il se trouve que la bénédiction nuptiale semble le souci premier du pape, selon ses paroles, si du moins elles sont authentiques. Relativement à ces 3 questions: l’engagement du marié, les pou- voirs pastoraux, la cérémonie de bénédiction, et ce premier maria- ge déclaré nul dans sa forme, tout cela était bien conforme à la pensée générale populaire d’une bénédiction agissant de façon automatique et d’une vie maritale susceptible d’aménagements. Je me borne ici à ces quelques 3 questions. Les réponses demande- raient de trop longs développements et digressions. Mais l’esprit n’est-il pas très éloigné de la valeur d’un lien sacramentel entre ces deux personnes, considéré comme signe du lien du Christ avec son Église. Peut-on dire qu’il y avait là un vrai trésor spirituel ? Quant au deuxième mariage, celui de Napoléon avec Marie- Louise, il faut reconnaître que son but n’était pas d’ordre reli- gieux, mais d’ordre politique : établir une base de filiation qui serait ainsi héréditaire et reconnue comme telle. Pour une offi- cialité de notre temps, un tel motif qui serait pratiquement unique, sans l’absolu de la fidélité, éloigné du sens religieux du mariage, resterait bien discutable dans une cause matrimoniale si un tel mariage échouait et était présenté à une officialité. Pourtant, avoir une postérité légitimée par un accord mutuel de deux volontés, homme et femme, cela est tout à fait conforme à ce que l’Église considère comme but premier du mariage. Ici encore, l’esprit est loin du sacrement tout en étant près du Droit, notamment celui qui fut codifié en 1917. Dans le code de Droit Canonique de 1917 aux canons 1081 et 1082 nous trouvons ceci : « Le consentement matrimonial est un acte de la volonté par lequel chaque partie donne et accepte le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l’accomplissement des actes aptes de soi à la génération des enfants. » Puis : « Pour qu’il puis- se y avoir consentement matrimonial, il faut au moins que les contractants n’ignorent point que le mariage est une société per- manente entre l’homme et la femme qui sert à procréer des enfants. » La traduction en français du texte latin est peut-être un peu brutale : « societatem permanentem inter virum et mulierem ad filios procreandos » ; il y a un gérondif, procreandos : « société qui sert à procréer des enfants » le canon 1013 comportant et ajou- tant cependant une nuance en citant l’aide mutuelle : « La fin pre- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 237

Réflexion canonique sur le divorce de Napoléon 237

mière du mariage est la procréation et l’éducation des enfants ; la fin secondaire est l’aide mutuelle et le remède à la concupiscence. » Si l’on compare ce canon à celui du code actuel qui date de 1983, on aperçoit immédiatement qu’il y a eu une évolution, voire une différence dans l’approche théologique. Le canon 1055 de ce code actuel, en effet, s’exprime ainsi : « L’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une com- munauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants, a été élevée entre baptisés par le Christ Seigneur à la dignité de sacre- ment. ». Notons les expressions : au lieu de contractants, il s’agit d’alliance, et vient en premier la réalisation d’une communauté ordonnée au bien des conjoints. On se sent dans un autre registre ; une évolution s’est faite dans la pensée théologique. En effet, dans le code actuel, le mariage ne fait plus partie du chapitre intitulé : « de rebus » c’est à dire, « parmi les choses » comme en 1947 ; il est situé maintenant dans le chapitre intitulé des « moyens de sanctification », car tel est le but de tout sacrement : il est nourriture spirituelle pour progresser dans la sainteté. Pour l’Église, le mariage d’un homme et d’une femme est un moyen privilégié d’ordre sociétal, fondé sur la nature objective. Pour la société civile, par contre, le mariage a évolué dans le sens opposé : non plus fondé sur la complémentarité sexuelle, mais plutôt sur la complémentarité subjective. En France, le mariage est devenu un droit pour tous, de quelque sexe que soient les conjoints et, de plus, un droit tempo- raire facilement rompu. Considérée jusqu’à notre époque, la famil- le-type stable fondée sur le couple homme-femme prend doréna- vant une autre forme, et l’enfant peut devenir le fruit de diverses circonstances. Ainsi, le mot français de « mariage » s’éloigne-t-il de son origine sémantique issue du latin « matrimonium », donc lié à la racine « mater », ce qui le distingue du « patrimonium » (de père). N’y a-t-il pas erreur dans la dénomination, voire une injure à la langue française ? Certains n’y verront-ils pas une application du mythe de Prométhée à la société elle-même ? En définitive, en confrontant les faits, le droit civil, le droit canonique de l’Église, entre eux, ne nous trouvons-nous pas socia- lement en face d’un nouveau modèle de civilisation et de pensée ou, plus scientifiquement exprimé, d’un changement de paradigme ? Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 238

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annexes

A l’impératrice, à Munich, 18 frimaire, an XIV (9 décembre 1805)

Grande impératrice, pas une lettre de vous depuis votre départ de Strasbourg. Vous avez passé à Bade, à Stuttgart, à Munich, sans nous écrire un mot. Ce n’est pas bien aimable ni bien tendre ! Je suis toujours à Brunn. Les Russes sont partis. J’ai une trêve. Dans peu de jours, je verrai ce que je deviendrai. Daignez du haut de vos grandeurs vous occuper un peu de vos esclaves. Napoléon

(Mercredi 27 décembre 1809, Midi)

Eugène m’a dit que tu avais été toute triste hier ; cela n’est pas bien, mon amie ; c’est le contraire que tu m’avais promis. J’ai été fort ennuyé de revoir les Tuileries ; ce grand palais m’a paru vide, et je m’y suis trouvé isolé. Adieu mon amie, porte toi bien. Napoléon Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 239

L’œuvre de la jurassienne Marguerite Gagneur (1857-1945), sculpteur de la première statue de voltaire A Saint-Claude (Jura)

M. le Professeur Claude-Roland Marchand

Séance privée du 7 avril 2014

Par une approche prudente, curieuse et admirative nous vou- drions évoquer l’œuvre de Marguerite Gagneur, artiste juras- sienne peu connue, bien que certaines de ses sculptures soient encore exposées dans l’espace public. Elle a signé ses œuvres Syamour, contraction de Syam (village où les Jobez avaient ins- tallé une fonderie inspirée des phalanstères) et de « amour », son sentiment préféré. C’est en voyant une plume en bronze, détachée d’une sta- tue et exposée à la Mairie de Saint-Claude (Jura) qu’il nous est apparu nécessaire de mieux connaître et d’évoquer le parcours de cette Jurassienne choisie pour sculpter, en 1885, une statue de Voltaire (1694-1778), notre voisin exilé à Ferney, ami de Frédéric Christin (1741-1799), avocat et maire de Saint-Claude.

Plume de la statue de Voltaire (1887) Cliché des Archives de Saint-Claude. Taille réelle : 35 cm. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 240

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Cette ville, où Voltaire n’est jamais venu, voulait s’acquitter d’une dette envers le philosophe qui avait plaidé, avec sa pugna- cité légendaire, la cause des mainmortables du Haut-Jura, ces derniers paysans de France à être spoliés dans leur héritage par les pratiques abusives des moines de l’Abbaye de Condat. Venant en aide à Christin qui était avocat au Parlement de Besançon, Voltaire a pesé de toute son autorité pour que cette pratique soit abolie. Ce qui fut fait, la nuit du 4 août 1789, mais onze ans après sa mort. En 1885 un comité composé de parlementaires de la IIIème République, de lettrés et d’élus locaux, a formé le projet d’ériger une statue pour commémorer le centenaire de la mort du philo- sophe ; sur cette statue serait associé Christin, qu’il appelait « mon Cicéron du Haut-Jura » ! On notera que les membres de ce comité étaient de même sensibilité politique : républicains laïcs, décidés à célébrer la trace laissée par l’un des chantres des Lumières. La conception et la réalisation de l’œuvre furent donc confiées à Marguerite Gagneur, filleule du Président de la République Jules Grévy, jurassien natif de Mont-sous-Vaudrey. Cette artiste est née à Bréry (Jura) en 1857 d’un père député fouriériste et d’une mère écrivain féministe. Elle a été initiée à la sculpture à l’école de Falguière par Antonin Mercié (Ecole de Toulouse) auteur du « Gloria victis », cet immense bronze exposé dans le hall d’entrée du Petit Palais à Paris. Son œuvre sera influencée par la société de son époque et par la spiritualité engagée de ses parents, en particulier le fourié- risme et le spiritisme. La statue de Voltaire est un bronze fixé sur une stèle qua- drangulaire en pierre sculptée du Jura. Le philosophe est debout, en perruque et redingote ouverte, le regard portant loin, une plume dans la main droite tendue et un ouvrage dans la main gauche. Le pied gauche est avancé : Voltaire semble haranguer une foule invisible. Assurément Syamour présente l’orateur, l’avocat plaidant une cause, faisant front, avec puis- sance et détermination. Sa tête, est incontestablement une copie des multiples sta- tues réalisées par Houdon du vivant de Voltaire ; certaines sont sans complaisance, sans perruque, mais toujours avec ce souri- re sarcastique et édenté. Rappelons que Voltaire, en empereur romain dans son fauteuil, est toujours visible à la Comédie Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 241

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La statue de Voltaire et Christin en 1890 (promenade du Truchet à Saint-Claude [Jura]) Carte postale.

Française et à la Bibliothèque Nationale où, paraît-il, dans l’un et l’autre sont scellés le cœur et le cerveau du penseur. Les Rosset, sculpteurs jurassiens du 18ème siècle, ont immortalisé, à plusieurs reprises, dans le marbre ou dans l’ivoire, la tête de François-Marie Arouet (on peut en voir aux Musées de Dole, Lons-le-Saunier ou au Musée Carnavalet à Paris). Sur le monument, dans une niche, juste au-des- sous, est fixé le buste de Christin, bordé par le bas d’une guirlande de lauriers. Pour le réaliser Syamour s’est inspirée du portrait du député gravé en 1789.

Face sud, les deux noms et leurs dates sont gravés à même le calcaire. Face ouest, une dédicace : « A VOLTAIRE, LES CITOYENS DE SAINT-CLAUDE ONT VOULU CONSACRER CE MONUMENT COMME UN VIVANT TÉMOIGNAGE DE LA RECONNAISSANCE DES PETITS-FILS DES SERFS DU MONT-JURA. » Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 242

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Une supplique de Christin est inscrite au-dessous : « Le peu que nous gagnons par notre sobriété et le travail de tous les jours n’est point à nous. C’est justice que nous demandons. » Face nord : « Le monument est le fruit d’une souscription nationale : 1887 » Face est : « A Christin, maire de St Claude - avocat au Parlement de Besançon - membre de l’Assemblée Nationale - col- laborateur de Voltaire pour l’affranchissement des serfs du Jura ». A cela s’ajoute une citation de Voltaire : « On vous don- nera une belle fête quand vous aurez brisé pour jamais les fers des citoyens enchaînés par des moines. »

L’inauguration de la statue le 4 septembre 1887 Dessin d’après nature dans le journal Le Monde Illustré. 1887.

La Ville, qui recevait les représentants de l’Etat, Louis de Ronchaux, Suller et les parlementaires franc-comtois, avait fleu- ri les rues et placé nombre d’oriflammes et de drapeaux ; mais la pluie a un peu gâché la fête, pour le plus grand plaisir du clergé, qui s’exprima par la voix du Chanoine Dom Benoît, historien de Saint-Claude : « Mais l’acte le plus odieux accompli par la scélé- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 243

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ratesse maçonnique dans la terre des saints, est l’érection de la statue de Voltaire et du médaillon de Christin en 1887…. Voltaire, dirent les sectaires, a émancipé les serfs du Mt Jura ; Christin a été son aide glorieux dans cette œuvre d’affranchisse- ment ... Ils se donnèrent beaucoup de peine pour trouver l’argent nécessaire… les loges souscrivirent en grand nombre…. On fixa l’inauguration au 4 septembre, anniversaire cher aux hommes de la 3ème république… On chercha à donner beaucoup de pompe, mais les rafales de vent, de pluie, jetèrent le ridicule… On eût dit que Dieu voulût jeter l’ironie sur la manifestation. » On comprend que l’érection de la statue du philosophe n’a pas fait l’unanimité.

La fonte de la statue en 1942

« Dans le petit matin frileux rappelant l’hiver du vendredi 3 avril 1942, avant-veille de Pâques, 649ème jour de la lutte du peuple français » dit Radio-Londres, « un camion de faible ton- nage, équipé d’un gazogène et chargé d’un étrange matériel, débouche sur les pavés raboteux de la place Voltaire… Sur ordre de la Préfecture du Jura, la statue est enlevée… mais Christin est épargné » ainsi que la plume d’oie qu’un passant habile fait détacher de la statue afin de la mettre à l’abri et la ressortir à la Libération. Symbolique, ce sauvetage qui nous rappelle les paroles prononcées par Victor Hugo, le 30 mai 1878, lors de la célébration du bicentenaire de la mort de Voltaire : « Il y a cent ans un homme mourait. Il mourait immortel… Quelle était son arme ? Celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre : UNE PLUME. » On ne revit jamais la statue, devenue bronze à canon ! Seule est restée cette relique qui a retenu mon attention et a motivé ma recherche. Il y eut des promesses de remplacement par un monument en pierre, par des sommes d’argent (30 000 francs en août 1948) ; mais il a fallu attendre cinquante ans pour qu’un nouveau projet voie le jour et se concrétise, le 5 juin 1998, par l’inauguration d’une nouvelle statue, en présence de Madame le Ministre Catherine Trautmann. Œuvre d’art du sculpteur Braco Dimitrijevic, originaire de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine). Comme pour opérer un retour à son histoire, on a inclus dans son bronze plusieurs douilles d’obus cédées par l’armée française. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 244

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La statue actuelle en 2014 (photo C.R.M.)

Dimitrijevic s’est inspiré de la statue conçue par Syamour. Avec des nuances : la main droite présente un manuscrit. Le sculpteur avait fixé, sur une colonne placée à côté de la statue, une plume et une noix de coco (allusion à Candide et Cacambo). Deux objets, trop accessibles, qui ont été vandalisés dans le mois qui a suivi l’inauguration. Après récupération on les a mis à l’abri dans les réserves du bureau des affaires culturelles de la Ville. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 245

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autre bustes de Syamour

A Châtenay-Malabry, ville natale de Voltaire, on peut voir aujourd’hui un buste du philosophe réalisé par Syamour en 1903.

(copie Internet)

Pour quelles raisons a-t-on choisi Marguerite Gagneur-Syamour ? Certes, les liens affectifs de l’artiste avec le Président de la République et le réseau de responsables politiques et culturels ral- liés au même courant de pensée socialiste ont orienté le choix du jury, mais Syamour avait déjà réalisé quelques sculptures et médaillons célébrant Marianne et la République. En particulier un buste en bronze érigé en 1884 dans la commune de Châtelneuf (Jura) qui représente une République (appelée Marianne par les villageois), très féminine, tournant ostensiblement le dos à l’église toute proche.

La République-Marianne de Syamour à Châtelneuf Détail de la statue (réduction en bronze) (Photos C.R.M.). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 246

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Cette allégorie contraste avec la plupart des autres Mariannes du 19ème siècle, ornées de symboles républicains (étoi- le, niveau égalitaire, cuirasse, poignée de mains, pattes de lion…) ; Syamour la coiffe du bonnet phrygien, symbole de l’af- franchissement des esclaves romains, et rappelle la première image officielle de la République proposée par l’abbé Grégoire en 1792 : « le nouveau sceau de l’Etat sera une « figure de la liberté », c’est-à-dire une femme avec un bonnet phrygien. » Le 22 sep- tembre 1792, à la proclamation de la République, la Convention décrète que « la France sera représentée sous les traits d’une femme vêtue à l’antique, debout, tenant à la main droite une pique surmontée du bonnet phrygien ou bonnet de la Liberté. » Nous avons tous en mémoire le célèbre tableau de Delacroix mettant en scène « La liberté guidant le peuple aux barricades », seins nus, coiffée du bonnet phrygien et brandissant le drapeau tricolore sur une barricade de juillet 1830. Allégorie dont s’ins- pireront plusieurs versions de la République et de Marianne. Syamour connaît les différents visages de Marianne, officiels ou officieux, présentés au public, entre la Révolution de 1789 et la IIIème République. Elle s’en distingue en optant pour le visage d’une femme sereine, au regard décidé, à la chevelure longue et bouclée (certains y ont vu un autoportrait mais aussi un rappel des créations de Oudiné, Doriot et Lecreux) ; une couronne faite d’épis de blé, de fleurs des champs (dont six marguerites) et de feuilles de chêne s’applique étroitement aux cheveux ; le bonnet phrygien épouse discrètement le sommet de la tête. Son vêtement - une toge ?- est fait d’un tissu épais et plissé qui ne couvre que l’épau- le droite ; le côté gauche est délicatement dénudé. Le piédouche porte les initiales R.F. de la République Française. Sur la stèle on peut lire : TRAVAIL, INSTRUCTION, PROGRÈS et également LIBERTÉ, ÉGALITÉ, JUSTICE. Ces dédicaces prolongent et confor- tent les principes de sa mère Marie-Louise, écrivaine, très attachée à la République, mais aussi à Fourier, à la laïcité, au féminisme et au pacifisme.

Cette statue a été récemment descellée, copiée, reproduite par les Amis de Marguerite Syamour. Certaines mairies et cer- tains particuliers ont pu s’en procurer un exemplaire, grandeur nature, ou en réduction (par exemple, dans le Jura, les villes d’Arbois, Dole, Lons-le-Saunier, Prémanon et Saint-Claude…) Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 247

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Les médaillons

Au cours des années 1880-1884 Syamour célèbre la IIIème République à sa manière en sculptant des médaillons, où la République-Marianne est présentée de profil : elle porte un bon- net phrygien intégral, avec un pan posé sur des cheveux longs et ondulés ; le regard est franc, sans sourire, et le visage exprime une détermination sereine.

Médaillon exposé en mairie de Bréry (photo C.R.M.) et médaillon peint (Airvault) (copie internet)

Le pourtour du médaillon comporte deux demi-couronnes issues d’une étoile à cinq branches sur laquelle on peut lire FRANCE. A gauche, entre une tresse de fleurs et des feuilles d’olivier, est inscrit le mot PROGRÈS ; à droite le mot SCIENCE est gravé sur une tresse de feuilles de chêne. Ce médaillon est posé sur un piédouche rainuré dont la base porte l’inscription horizontale RÉPUBLIQUE FRANCAISE. La signature de Syamour est gravée sur le chant gauche de la sculpture (photo). La commune d’Airvault (Deux-Sèvres) en a préparé un exem- plaire qu’elle a fait placer sur le catafalque (œuvre de Falguière) de Victor Hugo, lors de ses funérailles le 1er juin 1885. C’est un hommage républicain d’une Franc-Comtoise à un autre Républicain, Comtois de naissance. Ce médaillon a été tiré à plusieurs exemplaires et vendu à de nombreuses municipalités françaises. Bréry, le village natal de Marguerite Gagneur, en conserve un, exposé dans une niche de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 248

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la salle du Conseil (cf photo). Certaines communes l’ont modifié en le peignant de couleurs vives : le bonnet rouge est alors bien mis en évidence. Ce symbole de la République a même été la cible de la Milice à Saint-Claude (Jura). Venus sur renseignement contrôler les locaux de la Fraternelle (considérée comme un repaire du Maquis), des hommes armés ont tiré sur le médaillon, endom- mageant la tempe de Marianne. Blessure symbolique qui a été réparée après la guerre de 39-45. Nous allons évoquer la diversité des sculptures créées et réa- lisées, sur commande, ou spontanément, par Syamour, à la fin du XIXème siècle et au cours du début du XXème. On examinera successivement les bustes des person- nages célèbres ou emblématiques, puis les diverses œuvres allé- goriques ou commémoratives.

Bustes de personnages célèbres et monuments

Marguerite Gagneur sortait d’une école bien connue pour son classicisme. Falguière, Mercié étaient très à la mode, et très influents. Syamour, leur élève, ne s’en est jamais totalement affranchie. Nous verrons, toutefois, qu’elle a su s’exprimer dans quelques créations singulières.

La statue « LE VIGNERON » à Poligny (carte postale de 1890) Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 249

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Voici la statue entière telle qu’on pouvait la voir avant le 17 mars 1942, date à laquelle le buste en bronze de son père, Wladimir Gagneur scellé au sommet de la stèle a été fondu.

LE VIGNERON à Poligny en 2014. Et la signature de Syamour. (Photos C.R.M.) Dans le square Picquet-Bergère à Poligny.

Elle avait fait l’objet d’une souscription à Poligny et sa région, en hommage à son père décédé en 1889. La statue expri- me deux intentions : en premier lieu entretenir la mémoire de son père, Wladimir Gagneur, député et ancien proscrit (exilé en Belgique en 1851 comme Victor Hugo) et en second lieu illustrer une des causes qu’il défendait avec passion : le travail de la vigne jurassienne. Hélas, en 1942 le buste paternel et celui de son parrain Jules Grévy à Mont-sous-Vaudrey ont été envoyés à la fonte sur ordre du gouvernement de Vichy. Le VIGneRon, quant à lui, et grâce au dévouement d’un groupe de Polinois, a échappé à la fonte. Et voici comment : en mai 42, une entreprise tentait d’arracher la statue de 1800 kilos ; la foule, méfiante depuis la dépose du buste de W. Gagneur, s’y est opposée, et le projet a été reporté au lendemain. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 250

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Mais pendant la nuit, huit Polinois ont creusé une fosse dans une cave et y ont placé le bronze. Le cantonnier chargé de sur- veiller les lieux a laissé faire. A la place du Vigneron on pouvait lire ces mots tracés à la craie : « Je suis aux paisseaux ». Ce qu’on peut traduire par « je suis allé couper des échalas » ! La statue qui a retrouvé sa place le 15 juillet 1945, est considérée depuis lors comme la statue de la liberté par la Ville de Poligny. Cet ouvrier de la vigne a fière allure ; il porte un tablier de cuir ; une houe et un sarment sont posés à ses pieds ; il tient un ouvrage et porte son regard devant lui comme s’il méditait sur les pages qu’il vient de lire. Fait-il une pause et une méditation ? Mystère. La signature de Syamour est gravée près du brode- quin. Sur la stèle en pierre est resté le nom de son père « député proscrit », mais aussi et surtout des devises : TRAVAIL, INSTRUCTION, PROGRÈS sur une face, et LIBERTÉ, SOLIDARITÉ, JUSTICE sur une autre. On notera une grande similitude avec la Marianne de Châtelneuf.

Quatre statues imposantes signées Syamour

1 - Grâce à de nombreuses interventions, dont celles inlassables de Victor Schoelcher, l’abolition de l’esclavage a été décrétée en 1848. Syamour célèbre cette décision historique avec un buste (à Houilles) et sa réplique érigée sur un monument inauguré en 1913 à Basse-Terre (Guadeloupe).

Buste de Victor SCHOELCHER. (1913) (copie Internet) Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 251

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2 - Sapho endormie est une célébration du corps féminin. La statue de marbre se trouve à Cambrai, mais Lons-le-Saunier en possède un très beau moulage. L’attitude alanguie de cette femme est visiblement inspirée de « La femme piquée par un serpent » du Bisontin J. B. Auguste Clésinger, qui avait fait scandale en 1847 (Musée d’Orsay).

SAPHO ENDORMIE (1897) 1,93 m de long. Musée de Lons-le-Saunier (Photo C.R.M.)

Cette œuvre, par son modelé, exprime la beauté, la grâce et la sensualité d’une jeune femme à la longue chevelure, les yeux mi- clos, appuyant sa main droite sur le bras d’une lyre faite de deux cornes de bouc. Moins suggestive que celle de Clésinger, mais très allusive, son sommeil peut s’interpréter comme un plaisir assouvi ou comme une invitation à l’amour. L’influence de Gustave Courbet (La femme au perroquet, 1866) n’est pas à écarter. Le moindre détail de cette sculpture académique montre que le choix de la sculpteure n’est pas anodin et pourrait passer pour un aveu de l’admiration qu’elle voue à la poétesse de l’Ecole de Lesbos.

3 - MeDITaTIon : Statue en marbre blanc (1900) Hauteur 1,55 m. Musée des Beaux-Arts de Besançon.

(Clichés Pierre Guénat, Musée de Besançon) Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 252

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« Au-delà d’une référence évidente au thème traditionnel des Vanités, Marguerite Syamour traite là une des idées favorites du XIXème siècle qui traduit l’intérêt humaniste de la société de cette époque » écrivait Sandrine Goidet en 1996 dans « Hommage à quatre sculpteurs oubliés ». C’est une allégorie où le plissé est rendu avec délicatesse et révèle les formes du corps avec beaucoup de puissance : « Elle travaille la superposition des étoffes, du voile diaphane que l’on devine sur le visage, au lourd drapé qui couvre la tête et les épaules, en passant par la robe, dont le dessin souligne le corps de la statue » (Sandrine Goidet). Les orbites de la femme et celles du crâne se font pendants et s’associent au caractère fra- gile et éphémère des feuillets d’un livre. Cette œuvre altérée par la pollution après un séjour de plusieurs années dans le cimetière de Saint-Ferjeux à Besançon, a été restaurée et a rejoint les collec- tions du Musée des Beaux-Arts. D’une inspiration voisine, la statue Vision (1903) de Syamour est exposée au Musée de Lons-le-Sainier (Don du baron A. de Rothschild) ; elle répond probablement à une quête de spiritualité, un an après le décès de sa mère, par « une croyance en Dieu, et en l’existence de l’âme et en l’Homme » (S. Goidet). On note la présen- ce d’un petit crucifix accroché au collier, signe religieux qui sera réitéré avec un Christ sculpté vers la fin de sa carrière (1934).

4 - L’aURoRe ou Le MaTIn (1905) Musée de Vitré et Ministère de la Justice à Paris. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 253

L’œuvre de la jurassienne Marguerite Gagneur (1857-1945) 253

Cette œuvre allégorique imposante (2,25 m de hauteur ; Photo C.R.M.) est une commande du Ministre jurassien Georges Trouillot qui devait faire le pendant au Crépuscule d’Hector Lemaire dans le parc de Saint-Cloud. Le Ministère Clémenceau ayant annulé le projet, ce plâtre a été exposé au Salon des Artistes Français de 1906 et acheté par le Musée de Vitré en 1919. Une copie est visible aujourd’hui dans le jardin du Ministère de l’Intérieur. Elle représente un nu féminin soule- vant un large voile sous lequel on voit une tête inclinée qui diri- ge son regard vers un coq dressé sur ses ergots. Mal entretenu et placé sous les arbres, ce plâtre a perdu sa main droite ; fort heureusement la statue de Vitré est mieux conservée. Syamour a soigné le modelé sensuel du corps et donné un mouvement gra- cieux à la main tendue vers un coq qu’on imagine gaulois. C’est une belle allégorie de la promesse d’un jour nouveau.

autre bustes et bas-reliefs

1 - Victor ConSIDeRanT (1808-1893). Statue de 1901 à Salins-les-Bains (Jura) (Photo C.R.M.)

Sous le patronage de Georges Trouillot est décidée l’érection d’une statue en hommage à Victor Considerant « Représentant du Peuple. Proscrit… Fondateur de La Phalange et de la Démocratie pacifique ». En tant que député il prône le droit de vote des femmes et invente le scrutin proportionnel uninominal. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 254

254 Claude-Roland MARCHAND

Proscrit, il échoue dans l’installation d’un Phalanstère au Texas malgré l’aide de l’industriel Godin. De retour en France il adhè- re à la 1ère Internationale et soutient La Commune. Syamour réalise un buste magistral, un peu austère, le regard dirigé vers l’avenir. Rappelons que le Ministère de la Culture avait fait de l’année 2008 « l’année Victor Considerant ». Nous remarquerons qu’on n’a confié à Syamour ni la réalisation de la statue de Fourier (faite par Emile Derré en 1899), ni celle de Proudhon (réalisée par Georges Laëthier en 1910), toutes deux fondues en 1942 comme celle de Voltaire.

2 - BaS-ReLIeF en CUIVRe DÉDIÉ À MaRGUeRITe DURanD (1864-1936) (Photo C.R.M.)

Dans les cercles féministes parisiens que sa mère fréquentait, Marguerite Durand occupait une grande place. Après une courte carrière à la Comédie Française et un bref passage au Figaro, cette forte personnalité crée La Fronde, journal féministe, conçu, rédigé et administré par des femmes. Il paraîtra pendant huit ans avec des hauts et des bas. Mais ses interventions, dans la droite ligne d’Olympe de Gouges, feront avancer la cause des femmes : avoir le droit d’assister aux débats parlementaires, de recevoir la Légion d’Honneur et d’accéder au Barreau. En 1897 elle crée une Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 255

L’œuvre de la jurassienne Marguerite Gagneur (1857-1945) 255

« Bibliothèque sur l’histoire des femmes, du féminisme et du genre » qui fonctionne toujours dans le 13ème arrondissement de Paris et en 1899 le premier cimetière pour animaux à Asnières-sur-Seine. Ses amis et sympathisants ont confié à Syamour la réalisation de ce haut-relief allégorique. Une femme debout tient un étendard sur lequel on lit LA FRONDE ; son index désigne un soleil éclairant une devise : « PAR LA JUSTICE, VERS L’ÉGALITÉ ». La jeune dame age- nouillée, écarte son voile et paraît hypnotisée par le regard du porte-drapeau ; sur l’ouvrage ouvert à ses pieds est écrit Le Code. Il recouvre le coin de la dédicace « A MARGUERITE DURAND ». Au-dessous de ce haut-relief, sur la plaque dédicatoire on lit ceci : « A Marguerite Durand, des féministes reconnaissants ». Suit une liste de dix-sept noms dont ceux de Marie-Louise Gagneur, la mère de Syamour et de Clémence Royer, la traductrice de l’édition française de « L’origine des espèces » de Darwin (1857).

3 - Le BUSTe De VICToR PoUPIn (1838-1906), Erigé sur son tombeau à Châtelneuf en 1906. (Photo C.R.M.)

Victor Poupin était un homme de lettres : il a traduit « De la République » de Cicéron. Il a assuré plusieurs mandats poli- tiques et a propagé ses idées socialistes. On retiendra de lui la création de la Ligue de l’Enseignement avec Jean Macé et le Jurassien Emmanuel Vauchez et qu’il a fondé une bibliothèque démocratique. Il était proche de Maria Deraismes, de Victor Hugo, de Garibaldi et de Schoelcher. Il tenait des réunions ami- cales dans son petit château de Châtelneuf où la famille Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 256

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Gagneur venait souvent. C’était un havre de paix où Marguerite-Syamour venait se reposer des fatigues de la capita- le et confier ses déboires sentimentaux. Au fil des années Victor Poupin deviendra son mentor et lui léguera sa propriété à sa mort. Syamour lui rend un hommage fait de sobriété et d’émo- tion. La sépulture se trouve dans un coin du cimetière commu- nal à cinquante mètres de la République-Marianne.

Une œuvre considérable et très cohérente

En quarante ans SYAMOUR a réalisé huit monuments, seize statues et deux cents bustes. La liste en a été établie dans la publication du Musée des Beaux-arts et d’Archéologie de Besançon en 1996. Six œuvres mériteraient encore notre attention, par leurs liens avec l’actualité technique et politique, le théâtre et la musique ; il s’agit = 1 : d’un buste de Charles Sauria (1812-1895) inventeur des allumettes phosphoriques (né à Poligny et inhumé à Saint- Lothain), disciple de Fourier et créateur d’un phalanstère agrico- le ; = 2 : d’un médaillon en plâtre de Savorgnan de Brazza (1852-1905) que Syamour a failli épouser dit-on ; = 3 : d’une sta- tuette en biscuit de porcelaine représentant l’actrice Sarah Bernart dans la Dame aux camélias (1914) ; = 4 : du médaillon de Richard Hammer (1828-1907) déposé sur sa tombe dans le cimetière de Chaux-des-Crotenay (Jura). Ce violoniste époux de la vice-présidente de la Société de l’Union Fraternelle des Femmes a été le professeur de musique d’Emmanuel Chabrier ; = 5 : le buste de Frédéric Cournet (1837-1885) député de la Commune de Paris, visible dans le cimetière du Père Lachaise ; et = 6 : le buste de Clarisse Coignet (1823-1918) cousine par alliance de Victor Considerant, amie de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson (Prix Nobel).

Qui était donc Marguerite Gagneur-Syamour ?

Une artiste douée, sensible et engagée. Et d’une grande beauté. En témoignent ces deux portraits d’elle exécutés en 1886 et en 1899. Elle s’était liée d’amitié avec le peintre Mucha, son voisin à Paris, et pour qui elle avait posé à plusieurs reprises. A quarante- deux ans elle est probablement cette Primevère réalisée en 1899. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 257

L’œuvre de la jurassienne Marguerite Gagneur (1857-1945) 257

En 1886 buste de Syamour à 29 En 1899 Primevère de Mucha ans par Charles Tranquille Colas

BILan D’Une RICHe CaRRIÈRe aRTISTIQUe

Parmi les innombrables créations qu’a réalisées Syamour nous avons arbitrairement choisi celles qui nous paraissaient les plus caractéristiques de sa personnalité. En annexe nous don- nons les références des auteurs qui ont établi l’inventaire com- plet de ses œuvres. Nous avons été séduit et impressionné par la force et l’ex- pression de ses bustes, l’épure de ses médaillons et le regard de ses statues. C’était une artiste extrêmement douée, fascinée par les drapés qu’elle maîtrisait avec une grande efficience dans le marbre, le plâtre ou le bronze. Elle a suivi, parfois copié ses maîtres et ses contemporains mais, en tant que femme, elle a franchi bien des obstacles et s’est montrée l’égale des hommes réticents à lui laisser une place dans les salons. Elle a été pré- sentée à Auguste Rodin, mais elle n’est heureusement pas tombée sous sa férule, comme le fit, hélas, Camille Claudel. A la manière d’Adèle d’Affry alias Marcello (1836-1879) sous le Second Empire, elle convainc, par son talent, les milieux artis- tiques de la IIIème République et reçoit des distinctions et des commandes à la hauteur de son mérite. Elle ne s’adaptera pas aux bouleversements de l’expression picturale et statuaire et proposera très peu d’œuvres après la Première Guerre mondiale. Sa dernière sculpture de 1934 est un Christ, réalisé comme une interrogation ou comme l’expression de son attachement au spiritisme que lui avaient enseigné Jules Bois et Camille Flammarion. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 258

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Dans son hommage à Syamour, Patrick Simon (2004) qualifie cette artiste d’idéiste parce qu’elle exprime l’idée, de symboliste parce qu’elle exprime l’idée par les formes, de synthétique parce qu’elle traduit en signes et en formes pour être comprise, de sub- jective par sa manière personnelle de voir l’objet et décorative parce que son travail est un manifeste de l’art absolu. Sandrine Goidet qui a minutieusement étudié ses réalisations conclut : « Les œuvres de M. Syamour sont à la fois révélatrices de son époque et de sa personnalité, aussi bien d’un point de vue iconogra- phique que stylistique : diversification des sujets littéraires, déve- loppement du culte des grands hommes, travail du mouvement par le rendu du drapé, vitalité et sensibilité des nus, traduisent une cer- taine modernité, une nouvelle approche de la sculpture. » Elle ajoute un constat : « Malgré les nombreuses difficultés qu’une femme peut rencontrer dans l’exercice de cet art, M. Syamour réussit à s’imposer dans le domaine de la sculpture, mais elle sera victime du désaveu de la sculpture du 19ème siècle. » Marguerite Gagneur-Syamour a partagé sa vie entre Paris où elle avait son domicile et son atelier et le Jura à Châtelneuf ou à Bréry. Elle s’est mariée à deux reprises et n’a pas eu d’enfant. Ses cendres ont été déposées au Columbarium du Père Lachaise (Case 6345). Son nom a été donné à une place à Bréry et à une rue de Besançon. Nous pensons qu’il était justifié de la sortir de l’oubli.

BIBLIoGRaPHIe Goidet Sandrine. 1995. Marguerite Syamour, la vie d’une artiste républicaine entre deux siècles. Mémoire de maîtrise ; Faculté des Lettres et Sciences humaines de Besançon. Goidet Sandrine. 1997. Marguerite Syamour (1857-1945). Patrimoine Polinois, n° 12. Thomas-Maurin Frédérique, Cretin Hélène, Dotal Christiane, Follot Laëtitia, Goidet Sandrine. 1996. Hommage à quatre sculpteurs oubliés. Catalogue d’exposition. Musée des Beaux-Arts de Besançon. Simon Patrick. 2004. Petits dialogues avec une sculpteure, Marguerite Gagneur. Récit. Editeur Lacour. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 259

Les « tibériades » des Archiducs Albert et Isabelle : paysages comtois et jurassiens au début du xvIIe siècle

M. Paul Delsalle

Séance publique du 11 juin 2014

Madame le président de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Monsieur le professeur Cauchies, représentant l’Académie royale de Belgique, Mesdames et Messieurs les Académiciens, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Cher(e)s ami(e)s

Je n’ai pas connu Colette Dondaine, qui nous a quittés il y a deux ans ; mais je n’ai pas connu non plus les archiducs Albert et Isabelle, dont je vous parlerai dans un instant. Je n’ai pas connu Colette Dondaine, mais cela ne m’empêche pas, aujourd’hui, de faire son éloge puisque j’occuperai désor- mais son fauteuil, selon la formule consacrée. Je n’ai pas connu Colette Dondaine, mais j’ai lu ses livres et je les ai cités dans mes travaux, à plusieurs reprises. Quand on utilise les archives écrites aux XVIe et XVIIe siècles, on est confronté à une langue française très différente de la nôtre. La syntaxe, la grammaire et même le vocabulaire cher Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 260

260 Paul DELSALLE

à la linguiste qu’était Colette Dondaine, se distinguent des nôtres. On l’oublie souvent mais la Franche-Comté, ou plus exactement le diocèse de Besançon, a abandonné le latin et adopté le français plus rapidement que l’Ile-de-France1 ! On est ici en terre francophone depuis le milieu du Moyen Age. Mais nos Comtois, les contemporains de Granvelle et de Gollut, utilisaient aussi un langage spécifique, le bourguignon, un parler local, non écrit ou très rarement. Ce langage bourguignon a laissé peu de traces manuscrites. Cependant, avec toute la minutie et la sagacité qui la caractérisaient, Colette Dondaine avait repéré certains mots utilisés à Besançon dans un ouvrage du début du XVIIe siècle, notamment ceux-ci : un lodier (c’est-à-dire un matelas), une thiele (une tuile), une buyée (la lessive), trai- geable (commode à parcourir), une térevelle (une crécelle) et quelques autres termes singuliers. J’ai toujours été sensible à l’œuvre de Colette Dondaine car elle a magistralement expliqué qu’une partie des parlers comtois d’aujourd’hui se rattachent « à ceux du nord de la France ». Or, depuis vingt ans, je rappelle que la Franche-Comté était une province associée aux Pays-Bas bour- guignons. Mon sujet d’aujourd’hui est une nouvelle illustration des liens étroits entre notre comté de Bourgogne et les Flandres.

Des Flandres à Besançon

Au début des années soixante, l’institutrice de mon école nous a fait confectionner, à l’aide de pâtes à modeler de différentes cou- leurs, une coupe du relief jurassien. J’ai ainsi découvert le même jour, la cluse, la combe, l’anticlinal et le synclinal. Ce fut une véri- table révélation pour le petit garçon que j’étais, vivant en Flandre wallonne. Je n’avais jamais vu de montagne. Songez que, « dans le plat pays qui est le mien »2, la Grand’Place de Lille culmine à 17 mètres d’altitude. Je me suis promis d’aller voir, un jour, ce massif jurassien, structuré, plissé et si merveilleusement étagé. Et c’est ainsi que trente ans plus tard, j’ai postulé à l’Université de Mulhouse, dans le seul but de rejoindre ensuite celle de Besançon, beaucoup plus prestigieuse. J’y suis parvenu, je dois le dire, grâce au professeur Maurice Gresset, à qui je tiens à rendre

1. Serge Lusignan, La langue des rois au Moyen Age. Le français en France et en Angleterre, Paris, Puf, 2004, p. 54-55 et 91-92. 2. Jacques Brel, Le plat pays, 1962. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 261

Les « tibériades » des archiducs albert et Isabelle 261

hommage aujourd’hui. J’ai essayé de devenir historien mais, à vrai dire, j’avais peut-être une vocation de géographe. La passion des paysages et des cartes ne m’a jamais quitté. Je vous parlerai donc aujourd’hui de cartographie, de géo- graphie historique, de paysages comtois et jurassiens3.

Tibériade. Quel nom étrange !

Tibériade, tel est le nom donné à des documents cartogra- phiques ou iconographiques, souvent des aquarelles, par réfé- rence à l’œuvre d’un juriste de Pérouse nommé Sassoferrato, auteur en 1355 de l’ouvrage De fluminibus seu Tyberiadis dans lequel il recommande de dessiner une carte pour faciliter le règlement d’un procès intéressant les rives du Tibre4. Il n’y a donc aucun rapport entre ces documents et le célèbre lac de Tibériade. C’est le Tibre, à Rome, qui a donné le nom de tibéria- de à ces cartes liées à un conflit de limites plus ou moins flu- viales. L’œuvre de Sassoferrato est connue à la cour de Bourgogne, à Dijon, au plus tard dans les années 1430-1450. Son ouvrage n’a été publié qu’en 1587 mais le mot tibériade est uti- lisé dans les pays d’obédience bourguignonne (Artois, Flandre, Brabant, Hainaut, etc.) dès la seconde moitié du XVe siècle. On le retrouve donc tout naturellement dans notre comté de Bourgogne, dite vulgairement Franche-Comté, une province qui est désormais rattachée aux Pays-Bas bourguignons et gou- vernée, au début du XVIIe siècle, par les Archiducs Albert et Isabelle, qui règnent à Bruxelles. Précisons simplement qu’Isabelle est la petite-fille de Charles Quint et la fille de Philippe II. En tant que comte de Bourgogne, ce dernier lui a donné en pleine propriété les Pays-Bas et la Franche-Comté. Son époux, l’archiduc Albert est le fils de l’empereur Maximilien II. Dès 1598, il est bien convenu que si Albert et Isabelle n’ont pas d’héritier, la Franche-Comté tombera à leur mort sous le contrôle des Habsbourg d’Espagne. Ce qui se produisit, entraî- nant la province dans la guerre de Trente Ans.

3. Paul Delsalle, « De la Flandre à la Franche-Comté, les tibériades (1598-1633) », Archives et bibliothèque de Belgique, 2010, n° spécial 84, p. 289-304. Le lecteur qui souhaite une mul- titude de détails, ainsi que les références et les notes, pourra se reporter à cette étude. 4 Carla Frova, « Le traité de fluminibus de Bartoloda Sassoferrato (1355) », Médiévales, 1999, vol. 18, n° 36, p. 81-89. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 262

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Des conflits frontaliers

Or, en ce début du XVIIe siècle, la Franche-Comté est pré- cisément confrontée à des conflits frontaliers. Le roi de France Henri IV, on s’en souvient, a échoué dans sa tentative d’annexer la province, en 1595. Mais, quelques années plus tard, l’homme de « la poule au pot » met la main sur la Bresse (où il a sans doute flairé le chapon !)5 ; sur la Bresse mais aussi sur le Bugey, le Valromey et le pays de Gex qui, auparavant appartenaient à la Savoie. Tout cela bouleverse la géo-politique comtoise puisque ces petites provinces (sauf le Valromey) ont une frontière avec la Franche-Comté. Le pays de Gex est frontalier depuis la source de la Valserine et, en passant par Mijoux, jusqu’aux environs du village de Lélex (dans l’Ain). Ici, trois Etats se rencontrent : la Savoie, le pays de Vaud dominé par les Bernois et la Franche-Comté des Habsbourg ; la borne plantée au seizième siècle y est encore bien visible aujourd’hui, quoique fortement endommagée. C’est cette vallée de la Serine qui fait l’objet de convoitises de part et d’autre. En effet, il s’agit d’un corridor : seul l’espace entre la rivière et la ligne de crêtes demeure savoyard, à titre exception- nel, et permet donc le passage des troupes entre la Savoie et la Franche-Comté et, au-delà, vers les Flandres. La Valserine sert de limite frontalière. C’est la raison pour laquelle, encore aujourd’hui, la route qui la longe est toujours sur la rive gauche, depuis Mijoux jusqu’à Bellegarde6. Le Bugey, c’est-à-dire la région de Belley, est frontalier depuis les environs de Lélex jusqu’à la rivière de l’Ain. Les vil- lages de Sièges, Viry et Les Bouchoux pour le côté comtois, et ceux de Dortan et Arbent pour le côté savoyard devenu français, sont particulièrement contestés. Enfin, la frontière avec la Bresse s’étire maintenant sur une centaine de kilomètres. Une partie de la Bresse, dite chalonnai- se, était déjà française. Désormais, la frontière serpente depuis l’Ain jusqu’aux environs de Pierre-de-Bresse au sud-ouest de Dole. De nombreuses localités sont concernées par les différends et les incidents frontaliers, notamment Chavannes-sur-Suran,

5. Une partie de la Bresse, dite chalonnaise, était déjà française. 6. Voir la carte, dans : Paul Delsalle, L’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, Besançon, Cêtre, 2012, 2ème éd. revue et augmentée, p. 243. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 263

Les « tibériades » des archiducs albert et Isabelle 263

Montfleur, Coligny, Saint-Amour, Savigny, Neublans, Annoire et Chaussin qui est une enclave de Bourgogne en Comté. A ces nouvelles frontières avec la France, s’ajoutent les conflits frontaliers en bordure du duché de Lorraine, dans le nord de notre province, du côté de Jussey, Vauvillers, Saint- Loup-sur-Semouse et Luxeuil. Il y a là ce qu’on appelle des « terres de surséances » c’est-à-dire des villages revendiqués par plusieurs souverainetés (un statut avantageux pour ne jamais payer d’impôts qu’on appelle ici pudiquement « le don gratuit »). Ajoutons-y des problèmes en suspens depuis des siècles, du côté de la source du Doubs et des Rousses, en limite des cantons suisses et autres territoires helvétiques.

Sur le terrain

Pour en finir avec tous ces conflits frontaliers, les archiducs Albert et Isabelle commanditent des missions de conciliation avec les provinces voisines de la Franche-Comté qui sont toutes étrangères et appartiennent souvent au royaume de France. Les parlementaires de Dole supervisent les opérations du côté comtois. Des commissaires, députés par les pays concernés, sont envoyés sur place pour cerner les problèmes, entendre et recueillir les témoignages, accorder les parties en conflit, rem- placer des poiriers ou des cerisiers par de véritables bornes en pierre armoriées, et enfin établir des cartes afin que les déci- sions puissent être prises en connaissance de cause. Je ne m’é- tendrai pas sur les commissaires, qui sont souvent des parle- mentaires, des juristes. Notons simplement qu’il y a parmi eux un personnage, « Maître Henry Boguet, docteur es droits, grand juge en la Terre de St Oyan de Joux », qui n’est autre que le célèbre démonologue, auteur du Discours exécrable des sorciers publié en 1602. Les commissaires sont toujours accompagnés de greffiers, d’arpenteurs et de peintres pour réaliser les tibériades. Faute de temps, je les abandonne aussi, sauf Pierre Vernier, d’Ornans. C’est le fameux mathématicien, l’inventeur du pied vernier. On dit que c’est une « personne expérimentée et versée en la géométrie et art d’arpente ». Est-ce à dire qu’il est déjà célèbre ? En tout cas, il mesure les bois du village de Damparis, quatre jours durant. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 264

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Le travail sur le terrain permet de recueillir des témoignages de « simples paysans et personnes rustiques »7. A Saint-Jean- d’Etreux, on fait sonner la cloche pour assembler tous les habitants devant l’église. Les témoins sollicités sont souvent des personnes âgées. Roland Revillard, laboureur à Chezery, est âgé de « six vingtz ans », c’est-à-dire de 120 ans ! Tous les arguments et tous les documents sont bons pour prouver que le lieu litigieux relève bien de telle ou telle seigneurie, et de telle ou telle souveraineté. Les vérifications sur place sont semées d’embûches. A Foucherans, ce sont des vignerons qui contrôlent la plantation des bornes ; il ne s’agit pas d’empiéter d’un demi-pouce sur leurs parcelles. Lors de la pose des bornes dans le haut Jura, les commis- saires se plaignent, en disant : « nous en avons été empêchés par les habitants des Bouchoux qui, survenant en foule, s’y sont opposés avec telle émotion et tumulte que nous avons été contraints de quitter la place. » Les commissaires font ensuite établir la représentation iconographique. Celle-ci est une sorte de vue cavalière, fortement déformée, dominée par le crêt de Chalam, qui culmine à 1548 mètres. Les tibériades résultent d’un travail de peintre et non d’arpenteurs. Elles ne répondent pas exactement à la définition des cartes mais elles ne sont pas non plus considérées comme des œuvres d’art, en raison de leur motivation purement administrative. Nous n’avons, pour l’ins- tant, identifié que trois peintres : Louis Gayant, de Dole ; Nicolas Ciret, de Lons-le-Saunier ; et Antoine Mauris, de Dole. Chaque tibériade est faite en deux exemplaires, dès l’origine, pour que les deux parties en conflit puissent s’accorder. La tibé- riade ne fait pas foi, elle n’est que la représentation d’un pay- sage permettant de discuter autour d’une table ; elle offre sim- plement une aide à la décision.

Les paysages Les tibériades constituent une source inestimable pour l’étude des paysages comtois au début du XVIIe siècle : l’habitat, les toitures des maisons, l’allure des clochers, les abords des vil- lages sont autant d’éléments peints avec une grande précision parfois. Tandis que certaines tibériades ne proposent qu’une localisation approximative des villes ou des villages, grossière-

7. Archives départementales de la Côte-d’Or : C 3527, f° 115 v°. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 265

Les « tibériades » des archiducs albert et Isabelle 265

ment symbolisés (par exemple ces localités autour de l’abbaye de Cherlieu), d’autres fournissent une multitude de détails sur l’ac- tivité agraire, les terres labourables, les prés, les pâquis, les haies, les bois ou les clairières. Dans ce cas, c’est à une véritable plongée dans la Franche-Comté du début du XVIIe siècle que nous convient ces cartographes artistes. Suivons-les. La toponymie est parfois très précise, notamment pour les champs, les prés ou les combes. On relève ainsi « la Levée du moulin », « la Combe levée », « le grand Prey », « le Prey au Gille », « le Grand Essard », etc. Au fil des siècles, les toponymes sont déformés ; on voit ainsi « la Roche d’Avarice » devenir « la Roche des Varices »8 ! Notons des évolutions significatives. L’une d’elles aurait particulièrement intéressé Colette Dondaine : entre Saint-Amour et Coligny, le village de Saint-Jean-d’Etreux apparaît sur la carte sous le nom « Saint-Jean-des-Treuils », le treuil étant alors le mot comtois désignant le pressoir des ven- danges. En ces terroirs jurassiens plantés de vignes, voilà bien une savoureuse déformation ! A Fontaine-Française, village qui était en partie français et en partie comtois, on se dispute à pro- pos de la dénomination d’une rue : c’est la « rue franche » disent les uns, et non la « rue de France, comme par erreur le peuple l’a quelque fois dénommée ». Subtilité de la géo-politique villageoi- se. Ces documents soulignent bien l’utilisation de toponymes différents selon les communautés concernées ; par exemple à Peseux, il y a un bois ; les habitants de Peseux le dénomment « le Vulpez de Peseul », alors que les habitants de Chaussin l’appel- lent « le Vulpez des aerenes de Chaussin »9. Aux abords de certaines localités, on observe une sorte de palissade qui semble enclore une partie du village. Ces « palis » ou « cloisons » délimitent en réalité ce qu’on appelle « l’espace des quatre croix », plantées à l’intersection des principaux che- mins qui desservent le village. Cet espace juridique singulier est constitué par l’ensemble des jardins, des « chenevières » ou par- celles de chanvre, des potagers, proches des maisons, en un mot l’espace maraîcher, celui dont le troupeau commun ne peut pas profiter lorsqu’il pratique la vaine pâture, c’est-à-dire l’usage collectif des champs privés après les récoltes.

8. Archives départementales de la Côté d’Or : B 264, f° 4 ; aujourd’hui, hameau des Evarices, à Viry. 9. Mlle Grosjean, Glossaire du patois de Chaussin, 1899. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 266

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Les parcelles sont parfois représentées, avec les terres labou- rables, les prés, les pâquis, les vergers ou encore les « curtils » c’est-à-dire les jardins. Le chemin qui s’interrompt aux abords d’une rivière, comme ici la Sablonne près de Bousselange et Pourlans, rappelle la pratique du gué ou du bac pour le trans- bordement des hommes et des bêtes. Près de Roissiat et Chevignat, le peintre n’a esquissé que la partie litigieuse du bocage ; les documents qui accompagnent les cartes permettent de comprendre la signification des lettres. On remarque, tout en haut à droite, le signe patibulaire de Chevignat, complètement détruit. Tout autour du petit bocage concerné, le paysage est vide, sans champs, sans vignes, sans arbres : le peintre a donc choisi de ne rien peindre. Mieux que toutes les autres vues, celle-là montre bien que la tibériade répond à un objectif bien précis et que les choix picturaux ne tra- duisent que les différends territoriaux sous-jacents. En montagne, les peintres soulignent l’aspect boisé des crêtes mais suggèrent l’absence de bois ailleurs. Sans doute faut-il y voir une trace des prélèvements intensifs dans une région où l’artisa- nat et l’industrie xylophages dominent. Ailleurs, le peintre nous montre les clairières et les essarts dans les massifs boisés. Les nombreux méandres des principales rivières sont bien mis en évidence. Ils se transforment au fil des siècles, au point de modifier l’environnement mais aussi les limites territoriales, diminuant ou accroissant les finages communaux. Nous voici au bord du Doubs, entre Champdivers et Peseux, Rahon et Saint-Baraing. Les méandres correspondent à l’ancien cours du Doubs qui sert de limites entre les communes ; la lar- geur du nouveau cours de la rivière complique l’accès aux champs et prairies situés sur l’autre rive ; l’évolution du paysa- ge engendre des conflits entre communautés villageoises. Notons qu’aujourd’hui, les limites communales correspondent encore exactement au tracé des anciens méandres disparus. Les îles sont appelées accrues car elles résultent de l’accumulation des alluvions dans le lit de la rivière. On imagine bien qu’elles sont ensuite revendiquées par telle ou telle communauté d’habi- tants, pour profiter de la richesse alluvionnaire. Ici la tibériade porte parfaitement son nom ; comme à Rome, elle est confec- tionnée pour régler un litige concernant des limites liées au cours d’eau. Les étangs en chapelet proches de Neublans rap- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 267

Les « tibériades » des archiducs albert et Isabelle 267

pellent l’importance de la pisciculture. Encore visibles aujour- d’hui, ils soulignent une continuité économique au même endroit depuis plus de quatre siècles. Ailleurs, le paysage peut être simplement suggéré. A Bourcia et à Civria, au sud-est de Coligny, le peintre a tracé en dessous de l’église et du château, plusieurs séries de traits discontinus qui font penser à des cultures en terrasses. Or, ces villages se situent dans le Revermont. Il est donc fort probable que le peintre ait suggéré ainsi la culture de la vigne, omniprésente en ce début du dix-septième siècle.

L’habitat

Deux types d’habitat villageois apparaissent sur nos tibé- riades10. D’une part, un habitat groupé avec les maisons indivi- duelles à proximité de l’église et du château. Les demeures sont proches les unes des autres, jamais accolées sauf dans les gros villages du vignoble. Ainsi, à Sainte-Agnès, au sud de Lons-le- Saunier, toutes les maisons sont blotties autour de l’église et protégées par un mur d’enceinte. Des villages sans église et sans château apparaissent ici et là ; aujourd’hui encore, ils ne sont que des hameaux. D’autre part, un habitat dispersé apparaît aussi mais uniquement dans le haut Jura, vers les Bouchoux et le val de la Serine, en amont et en aval de Mijoux. Là, les maisons s’é- grènent et sont éloignées les unes des autres même lorsque leur regroupement relatif constitue une agglomération éparse. Aucun clocher de type dit « comtois » n’est encore édifié. Il n’y a sur ce point aucune homogénéité. Certaines tours d’églises sont trapues ; d’autres se terminent de façon très pointue ; quelques-unes s’apparentent à un campanile ou à un clocher- mur. La girouette et son coq dominent l’ensemble. Les parois- siens ont entouré l’église et le cimetière d’un mur ou muret pour mieux délimiter et protéger l’espace sacré, le champ des morts, qui est en même temps un lieu d’asile. Il y a parfois plusieurs maisons fortes ou grosses demeures dans un village. Les châ- teaux sont nombreux du moins sur le Revermont jurassien.

10. Pour plus de détails, on se reportera à mon article : Paul Delsalle, « Aspects des villages du comté de Bourgogne (Franche-Comté) au temps des archiducs Albert et Isabelle », Villes et villages, Mélanges offerts à Jean-Marie Duvosquel, Revue belge de philologie et d’histoire, Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 89, 2011, p. 255-266. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 268

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Ceux de Montfort et de Coligny sont en ruines. Est-ce une séquelle de l’invasion d’Henri IV ? L’artisanat et l’industrie sont faiblement représentés, sauf au pied des Vosges. Une des cartes concernant les terres de surséances dans l’extrême nord de la province, non loin des sources de la Saône, montre les forges et les verreries, appelées ici « verrières », dont celle de Passavant-la-Rochère, en territoi- re français. Dans les massifs forestiers, les verreries forment de gros établissements industriels qui marquent profondément le paysage. Les moulins, jamais à vent mais toujours hydrau- liques, se distinguent par leur silhouette caractéristique, avec la roue latérale installée sur un bief. La représentation des maisons confirme d’autres illustra- tions de la même époque et apporte beaucoup d’informations. Presque toutes les habitations dessinées sont des maisons-blocs, à corps de bâtiment unique. Hommes et bêtes vivent sous le même toit mais leurs espaces sont délimités. A partir des cou- leurs choisies par le peintre, peut-on déduire les matériaux de construction usités ? Dans certains villages, des maisons ont une toiture marron, brune ou sienne, ce qui suggère une différence par rapport aux autres demeures du même village : on songe alors à l’utilisation du chaume, mentionné dans les archives locales. A Coligny (appelé ici Coligna), nous sommes aux portes de la Bresse. Le rouge des toitures de ce gros village partagé entre le duché et le comté de Bourgogne, traduit probablement l’utilisation de l’argile pour la confection des tuiles. Dans d’autres localités, comme celles du val de Mijoux, les toitures rouges s’opposent aux bleues, ce qui ne traduit sûrement pas l’ardoise mais probablement les ancelles ou les tavaillons en bois. Malheureusement, ces déductions de bon sens s’effondrent vite. En effet, les différentes copies d’une même carte ne don- nent pas les mêmes couleurs aux toitures : ce qui était rouge ici devient bleu là, notamment aux Bouchoux. La prudence s’impo- se donc dans les interprétations. Les toitures sont souvent for- tement pentues et parfois nettement concaves ; il en est ainsi dans le val du Doubs, au sud de Dole, à Hotelans et Le Parolais mais aussi aux Jousserots. Ces toits sont parfois percés d’ouver- tures (de chien assis). Elles sont bien visibles à Champdivers, près de Tavaux, ou à Dortan près d’Oyonnax. On retrouve ce même type de détails sur d’autres documents iconographiques Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 269

Les « tibériades » des archiducs albert et Isabelle 269

de la même période. Ils soulèvent un problème important. Dans les constructions rurales postérieures à la guerre de Trente Ans il n’y a jamais d’ouverture dans les toitures. Nos tibériades viennent corroborer les gravures, par exemple celles de Claude Luc, qui a illustré l’ouvrage de Gilbert Cousin, qui fut un des secrétaires d’Erasme de Rotterdam. Dans sa Description de la haute Bourgogne, Claude Luc dessine ici le village de Mièges près de Nozeroy, avant 1562. On y voit nettement un, deux ou trois chiens-assis sur les toitures. On retrouve aussi des témoignages de ces chiens-assis ou de ces châssis de toit sur des édifices très anciens, antérieurs à la guerre de Trente Ans. Voici, par exemple, ce que l’on aperçoit sur une vieille carte postale d’une maison à Bourguignon-lès-Morey, aux abords de la Haute-Marne. Il y a bien un chien assis. Il en est de même dans une ancienne maison vigne- ronne à Aumont, près de Poligny ; la fenêtre, qui est d’origine et en châtaignier comme toute la charpente, a été datée de l’année 1544 par les méthodes de la dendro-chronologie. Tous ces éléments indiquent des combles qui étaient habités, ce qui s’explique par une certaine surpopulation avant la guer- re. Dans ces villages, il y avait plus de feux que de maisons, et donc parfois plusieurs familles par maison. Aux Bouchoux, les cheminées ont été mises en évidence par l’artiste cartographe. S’agirait-il de tuyés ? Par ailleurs, les murs pignons sont sou- vent percés d’une grande porte et de plusieurs fenêtres, comme sur des gravures de la même période. Un dernier détail concer- nant les demeures paysannes dans le val de Mijoux : on dis- tingue nettement des maisons à pans de bois, ce qui s’explique par l’abondance des arbres dans cette région montagneuse.

De la fiabilité des tibériades

Le problème de la fiabilité de ces illustrations doit être sou- levé. Comme nous l’avons vu, chaque tibériade a été peinte dès l’origine en deux exemplaires. Des copies ont ensuite été réa- lisées, les unes à la même période et les autres beaucoup plus tard, au milieu du XVIIIe siècle. Il y a de grosses différences entre les premières et les dernières, ce qui n’est guère surpre- nant, mais les différences entre documents de la même période nous intriguent bien davantage. Ainsi, les deux vues d’Annoire sont totalement différentes. Certes, le peintre n’est pas forcément placé au même endroit dans les deux cas. Cependant, l’église du Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 270

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village, nettement visible sur chaque document, est dissemblable. Sur la vue conservée à Besançon, à gauche, on remarque deux grosses demeures flanquées de tours ou tourelles et de nombreux gros édifices allongés et dotés de toitures imposantes ; les maisons sont bien séparées les unes des autres. En revanche, sur la vue conservée à Dijon, à droite, les demeures assez modestes sont serrées les unes contre les autres et toutes agglomérées autour de l’église et l’on n’y remarque aucun château. La disposition des maisons et leur apparence globale ne présentent donc aucun point commun aux deux dessins. Deux hypothèses, au moins, peuvent être formulées : soit les vues ne sont pas réalistes ; soit les peintres ont, sur la version finale, confondu les croquis des diffé- rents villages pris sur le vif. Ce genre d’erreur se retrouve chez Van der Meulen et Charles Le Brun, qui ont représenté le siège de Courtrai par Louis XIV puis le siège de Douai ; or, le décor urbain à l’arrière-plan est identique sur les deux tableaux11. J’ai donc tendance à considérer ici qu’il s’agit de deux localités diffé- rentes, seule l’une des deux étant Annoire. Partie de Bruxelles et mise au point à Dole, cette mission politique, diplomatique et artistique se termine aussi à Bruxelles. Les archiducs Albert et Isabelle ont ratifié l’ensemble de ce travail qui règle, provisoirement, les différends frontaliers. En réalité, une bonne partie des contestations subsiste ; par exemple, pour la région de Chaussin, onze points sur cinquante- neuf restent en contentieux. On retiendra que les tibériades se veulent simplement suggestives. Elles n’ont pas pour objet de figurer le réel mais d’aider à la prise de décision. Toutefois, elles apportent souvent une illustration qui corrobore le témoignage des textes. Etant donné que les tibériades ont été établies pour contribuer au règlement des conflits frontaliers, il va de soi que seules les franges de la province sont représentées. Or, les marges et les confins sont rarement les lieux les plus représen- tatifs d’un pays, bien au contraire puisqu’ils bénéficient des influences des provinces voisines, surtout en matière d’habitat, par exemple en Bresse comtoise ou aux abords de la Lorraine. On se gardera donc bien de généraliser les informations récoltées. Les tibériades sont d’autant plus appréciables qu’elles

11. A la gloire du Roi. Van der Meulen, peintre des conquêtes de Louis XIV, Dijon-Luxembourg, Imprimerie nationale, 1998, p. 140-141 Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 271

Les « tibériades » des archiducs albert et Isabelle 271

compensent un peu la pauvreté iconographique de notre comté de Bourgogne. Ici, rien de comparable avec l’abondance qui règne en Flandre, en Hainaut, en Brabant ou en Artois. Ici, pas d’albums de Croÿ, pas de Sandérus, pas d’arpenteurs villageois, pas de terriers illustrés dès le XVIe siècle.

Extrait d’une tibériade, 1613. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 272

272 Paul DELSALLE

Pour terminer, il faut préciser que les tibériades offrent des croquis de paysages saisis sur le vif vers 1610-1620, durant les « Trente glorieuses » des archiducs, c’est-à-dire, pour la Franche- Comté, juste avant le cataclysme de la guerre de Trente Ans, le plus grand bouleversement que la région ait jamais connu. Ces documents, qui gardent une fraîcheur quatre cents ans après leur réalisation, restent donc comme des témoignages iconogra- phiques irremplaçables. Depuis de nombreuses années, nous avions le projet d’éditer ces tibériades. Notre groupe de recherches historiques, Franche-Bourgogne, a décidé d’entre- prendre la publication intégrale des cartes, qui seront accompa- gnées des textes les plus significatifs. Le financement a été obte- nu, grâce au mécénat privé, et une partie des clichés a déjà été réalisée par des photographes professionnels. Il nous reste à transcrire les archives, ce qui prendra deux ans, je pense, avec l’aide des paléographes chevronné(e)s de l’Université Ouverte de Besançon. Chaque village concerné, chaque lieu, chaque compo- sante du paysage comtois et jurassien, fera l’objet d’une notice détaillée et illustrée. A terme, nous offrirons une série d’ou- vrages (cinq ou six volumes sans doute) à la fois scientifique, his- torique et géographique.

Madame le président de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Mesdames et Messieurs les Académiciens, je suis très honoré de vous rejoindre et, du fond du cœur, je vous en remercie.. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 273

Réponse du Président Mme Marie-Dominique Joubert au discours de réception de M. Paul Delsalle

Séance publique du 11 juin 2014

Cher confrère,

Originaire de la ville de Cysoing, berceau de votre famille depuis des générations, dans le Nord de la France, aux environs de Lille, aux confins de la Flandre wallonne, rien au départ ne vous prédisposait à venir vous installer en Franche-Comté si ce n’est, à un âge où les petits garçons aiment plutôt à jouer aux billes, la découverte, grâce à votre institutrice, des mystères du relief jurassien, comme vous le rappelez avec humour dans votre communication. Ainsi, à l’heure du choix d’un poste universitaire, « Synclinal et anticlinal » auront été les fils conducteurs. Après avoir soutenu votre thèse à l’Université de Lille III en 1984, vous postulez d’abord à Montbéliard puis à Besançon, où vous êtes Maître de Conférences en histoire moderne à l’Université de Franche-Comté, habilité à diriger les recherches. Vous aviez peut-être une vocation de géographe - « anticlinal et synclinal » - mais c’est comme historien des XVIe et XVIIe siècles que l’on vous connaît. La liste de vos publications est longue, je n’en retiendrai que quelques-unes. Travaux de jeunesse, c’est d’abord votre région du Nord qui est votre premier terrain d’exploration avec, bien évidemment, en 1977, la parution d’un ouvrage sur l’abbaye Sainte Calixte, fleuron de votre ville de naissance, malheureu- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 274

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sement détruit à la Révolution, une monographie intitulée L’abbaye de Cysoing ainsi que plusieurs études sur le « Pays de Pévèle » pour lequel, en 1972, vous avez fondé la Société histo- rique du pays de Pévèle, dont les buts sont de «rechercher et de favoriser tous les moyens pour connaître et faire découvrir le patrimoine historique, ethnographique, folklorique, géogra- phique et archéologique du Pays de Pévèle» qui groupe une soixantaine de communes en France et en Belgique. Vous en avez été président de 1980 à 1987. Actuellement vous êtes impliqué dans plusieurs associations : Vous êtes ainsi le Fondateur et le Président de Franche- Bourgogne, groupe de recherches historiques sur le comté de Bourgogne. Membre du conseil scientifique de la Fondation pour la pro- tection du patrimoine culturel, historique et artisanal dont le siège est à Lausanne. Membre du comité exécutif du Centre européen d’études bour- guignonnes dont le siège est à Bruxelles. Et, je n’aurai garde d’oublier que vous êtes Membre d’hon- neur de la Confrérie Saint-Vincent de Champlitte. Enseignant à l’Université à Besançon, c’est la Franche- Comté qui va devenir le centre de vos recherches : en 2001, paraît La Franche-Comté au temps de Charles Quint, suivi en 2002 de La Franche-Comté au temps des Archiducs Albert et Isabelle, 1598-1633. En 2005 vous évoquez Les Franc-Comtoises à la Renaissance puis Vivre en Franche-Comté au Siècle d’or, XVIe-XVIIe siècles. En 2012, vous vous penchez, non sans humour, sur les Crimes et châtiments en Franche-Comté au temps de Ravaillac, traitant également de L’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, Besançon. Vous avez aussi assumé la direction de plusieurs ouvrages col- lectifs. Ainsi pour en citer quelques-uns : Franche-Comté à la char- nière du Moyen Age et de la Renaissance, (Actes du colloque, 2003). La Franche-Comté et les anciens Pays-Bas, XIIIe-XVIIIe siècle, en 2009 et un ouvrage en plusieurs volumes (4 sont déjà parus) intitulé Cinq cents villages du comté de Bourgogne entre Saône et Doubs vers 1567-1572. Enfin outre les cours que vous dispensez à l’Université, la direc- tion de mémoires et de thèses, vous avez publié à l’intention des étudiants plusieurs guides en histoire et en archivistique. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 275

Réponse au discours de réception de M. Paul Delsalle 275

Elu membre associé correspondant de notre Académie en 2002, vous avez su nous faire partager votre intérêt pour l’histoire comtoise lors de communications très vivantes : en 2010, Paysages, villes et villages de Franche-Comté au début du XVIIe siècle, puis en 2012, Violence et criminalité en Franche-Comté au temps de Ravaillac. Enfin, tout récemment, avec votre épouse Laurence Delobette vous avez également assumé la direction de la publi- cation du 17e volume des MDI (Mémoires et Documents Inédits pour servir à l’histoire de la Franche-Comté) paru en 2013. Cette collection crée en 1836 a pour objet de mettre à la disposition des chercheurs des documents rares ou difficiles d’accès. L’objet en était les pièces d’un procès qui à l’aube du XVe siècle avait opposé un citoyen de Besançon Thibaut de Chassagne, au cha- pitre cathédral. Lors de la dernière séance d’élections, en décembre, c’est très naturellement que votre nom s’est imposé et que vous avez été élu brillamment au fauteuil jusque là occupé par Mme le Professeur Colette Dondaine, le fauteuil n° 17. Vous inaugurez ainsi notre nouvelle classification : en effet jusqu’à cette année la liste académique était chronologique, le denier académicien élu occupant l’ultime siège de la liste. Or nous avons décidé de renouer avec une tradition toujours en vigueur à l’Institut, qui veut que les académiciens soient titulaires d’un numéro de fau- teuil. Chaque nouvel académicien étant ainsi élu au fauteuil laissé vacant, avec le devoir de rendre hommage à celui qui l’a précédé. Hommage dont vous vous êtes fort bien acquitté en rap- pelant les liens intellectuels et les domaines de recherches qui vous rapprochaient du Professeur Colette Dondaine, disparue en octobre 2012. En tant que Président en exercice, il me revient de vous rece- voir officiellement dans notre Compagnie, où votre collaboration appréciée a déjà été et sera, j’en suis sûre, source d’enrichissement. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 276 Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 277

La truffe en Haute-Saône

M. le Docteur Jean-Claude Larère

Séance du 29 septembre 2014

La truffe ! Champignon mythique, qui, depuis l’antiquité a été à l’origine d’une multitude de légendes et de mystères, dont certains subsistent encore à l’heure actuelle. A l’origine de ce mystère, il y a, évidemment, sa rareté (toute relative, nous le verrons), entraînant des prix de vente parfois démentiels. Ainsi, le 10 novembre 2013, lors de la 14ème vente mondiale aux enchères organisée à Alba, près de Turin, onze été adjugées pour 274.000 euros, dont un lot unique à une écrivaine chinoise ; ce qui représente un prix au gramme trois fois supé- rieure à celui de l’or. Fille de l’éclair, d’après Plutarque, ce champignon, enfant des dieux, se formait, pensait-on, sous l’impulsion du tonnerre et des éclairs. En fait, lorsque dans l’Antiquité, on parlait de « Truffe », à Babylone par exemple, il semble qu’il s’agisse plutôt de terfez (le kam’atsu, une truffe des sables, commune dans le pourtour méditérannéen, peu goûteuse, qui a surtout la particularité de fort bien s’imprégner du goût des nombreux épices et aromates Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 278

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dont on l’accompagne. De même, Apicius le Romain donne plu- sieurs recettes où l’on note l’utilisation de beaucoup de garum de fenugrec et de vins divers, eux – même généreusement épicés. Cette variété de truffe est actuellement consommée dans le Maghreb et au Moyen-Orient. Il est possible que chez les Romains, ait été consommée la truffe blanche ; mais c’est loin d’être prouvé. En revanche, il est certain que la truffe dite « noire » (et on verra que cette qualification est à l’origine de bien des méprises) ait été, elle, largement consommée. Et considérée comme une nourriture peu estimable. Furetière, dans son « Dictionnaire Universel », dit que les « truffles » se trouvent dans les terres sèches et crevassées, qu’elles sont noires, grises ou blanches, et qu’on les sert en fricassées ou au court-bouillon dans une ser- viette. Il ajoute que les pourceaux en sont forts friands et ser- vent souvent à découvrir les lieux où il y en a. Il dit avoir une préférence pour la « truffe de lions », mais on ne sait pas de quelle variété il parle. Car il existe une quarantaine de variétés de truffes, et avant l’apparition du microscope et l’étude des spores, en particulier, il était impossible de définir avec précision la variété. En tout état de cause, lorsqu’à l’heure actuelle on parle de truffe, il ‘agit, dans l’immense majorité des cas, de la Tuber melanosporum, la Truffe du Périgord, le « Diamant noir ». Mais, contrairement à ce que beaucoup écrivent, la truffe du Périgord n’a pas été la première à figurer à la table des gour- mets. La toute première mention qui en ait été faite remonte à l’époque de François 1er : enfermé à l’Alcazar après la funeste bataille de Pavie du 24 février 1525, il vit son exil un peu adou- ci par Alarçon, son gardien, qui connaissant les goûts du français, s’ingénia à lui faire oublier les rigueurs de l’exil en lui procurant les plaisirs de la table. Il lui fit connaître les terfez, d’abord, puis les truffes d’été (les truffes blanches), enfin la noble truffe dite « noire ». Et ce fut la signature du désastreux traité de Madrid, qui donnait la Bourgogne à Charles-Quint. François 1er ne tint pas parole, comme on sait, mais il ramena d’Espagne le goût de la truffe et en devint un fervent consommateur. Par chance, il y en avait pas loin de ses châteaux de la Loire, et il ne s’en prive point ! Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 279

La truffe en Haute-Saône 279

Grâce à son médecin Briyerin-Champier qui, contrairement à d’autres qui déclaraient que « ce n’était là que nourriture de cochons et de paysans », les parait d’une foule d’actions béné- fiques pour la santé. Et puis l’on disait que la truffe avait des vertus aphrodisiaques remarquables ! Bien évidemment la Cour s’en enticha, et la truffe commença la belle cerrière que l’on sait. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il y avait déjà 150 ans que l’on consommait des truffes à la table des rois. En effet, en 1370, Jean de France, duc de Berry, reçut de son épouse, Jeanne d’Armagnac, un pannier de truffes, alors incon- nues, même sur la table du roi, où pourtant officiait le grand Taillevent. Elles provenaient du Berri, où Jeanne résidait. Un détail revêt ici toute son importance : c’est la date de l’en- voi… octobre ! La date de maturité de la truffe de Bourgogne ! La truffe de Périgord, elle, est bien plus tardive et n’est guère récoltée avant janvier ou février . Charles V , dit le « sage », fut très interessé par ce mets nou- veau et le mit au menu de la table royale ; où elle devint rapi- dement incontournable. Et pour le mariage de Charles V avec Isabeau de Bavière, en 1385, la truffe est au menu du festin. Son succès fut rapide et la truffe de Bourgogne commença ce qui aurait pu être une belle carrière... C’était sans compter sans la découvert de la truffe du Périgord par François 1er à l’occasion de sa captivité en Espagne ! Qui allait mettre dans l’ombre sa cousine de Bourgogne ! D’autant plus qu’on avait bien installé l’idée des vertus aphro- disiaques de la truffe du Périgord. Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, était marié depuis 1548 à Jeanne d’Albret, reine Navarre. Antoine n’avait pas beaucoup de goût pour la chose et Jeanne s’intéressait surtout à la politique. Il fut alors conseillé à Jeanne d’Albret « de consommer force truffe en salade afin de bien se préparer pour agir selon l’exigence de la nature ». Ce qui s’avéra efficace, puisqu’en 1553, à Pau naissait Henri IV. En revanche, c’est la truffe du Piémont, la truffe blanche ou truffe d’Alba, que Catherine de Médicis « mangeuse gloutonne », accompagnait volontiers « d’oranges et de culs d’artichauts », au point que lors du banquet de Chenonceaux du 9 juin 1577, elle eut un malaise, dont dit-elle, « je crus crever ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 280

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Mais ce sont surtout les « Louis », du XIIIème au XVIème, qui grands amateurs de truffes, allaient contribuer à la mettre à la mode. Et j’insiste encore sur ce point : c’est bien de la truffe de Bourgogne, notre truffe qu’il s’agit . Les habitudes alinentaires avaient beaucoup changé depuis la guerre de Cent Ans,qui avait épuisé la France et ruiné la noblesse dans des guerres multiples . Les épices, fort chères, et qui masquaient surtout les saveurs, sont délaissés au profit des « aliments oubliés », un peu comme c’est la mode aujourd’hui, et l’on redécouvre la ciboule, l’origan, les câpres, la truffe . Dans « le cuisinier françois » de 1651, la truffe est citée soixante et une fois ! Louis XV avait reçu en cadeau de Louis de France, le Grand Dauphin, son grand-père maternel, un petit chien truf- fier, et une sorte d’outil pour caver la truffe ; et l’on disait de lui que c’était un « fameux chasseur de truffes », qu’il cherchait au parc de la Muette, à l’ouest de Paris. En 1729, pour le baptème du cinquième de ses enfants, Paris lui avait offert un repas, et Turgot le prévôt des marchands, avait au menu des crépinettes au truffes et des truites farcies aux truffes. Et à cette occasion, Marie Leczinska inventa les bouchées à la reine telles que nous les connaissons, avec foie gras, ris de veau, truffes et sauce financière. A la table royale vont donc cohabiter les deux principales espèces de truffes, à savoir la truffe de Bourgogne, une truffe de l’est de la France, et la truffe du Périgord, qui est, d’ailleurs, plutôt une truffe du Vaucluse et des Alpes de Haute-Provence. Mais la truffe du Périgord va bientôt supplanter sa cousine et devenir le produit de référence. Le peuple, lui va continuer à caver avec l’aide d’un cochon dans le Midi, ou d’un chien, dans nos régions. Mais hélas, le plus souvent, à « piocher », un peu au hasard, « au pif », sortant de terre des truffes immatures, fort peu odorantes, voire inodores, ce qui contribuera à jeter un cer- tain discrédit sur le noble champignon. A titre anecdotique, notons au passage que si la truie s’avère si performante dans la recherche de la Tuber melanosporum, c’est parce que le parfum que développe le champignon est sem- blable à celui de phéromones émises par le verrat, et l’empres- sement dont elle fait preuve lors de la recherche, a peut-être de toutes autres motivations que la gourmandise !... Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 281

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Une caractéristique essentielle de la Tuber melanosporum explique, en partie, la place prépondérante qu’elle a prise, dès cette époque : c’est qu’à la différence de la truffe de Bourgogne, elle supporte la cuisson. La truffe de Bourgogne voit ses subtils parfums disparaître au de là de 50, 60°. Ce qui sous-entend une cuisine toute en douceur, privilégiant la mise en contact, l’infu- sion, l’utilisation en julienne ou râpée. Une cousine de la Meuse, la Truffe mésentérique, supporte, elle, assez bien une cuisson modérée et parfume très agréable- ment pâtés et terrines. Au cours du XVIIIème siècle, la truffe sera de toutes les fêtes, du moins dans les milieux suffisamment aisés pour se la procu- rer ; car elle est très chère. Et l’on évoque, évidemment, les petits soupers fins du Régent ou du Maréchal, duc de Richelieu ! Même les embastillés, tels Constantin de Renneville, enfermé pour espionnage, qui se fai- sait servir « des quartiers de godiveau, bien garnis de crêtes de coqs, d’asperges et de truffes » ; ou le « Divin marquis » qui exi- geait, lui, des saucisses « truffées avec des truffes de Lacoste », où il avait son château, y avaient droit ! Sous l’Empire, on trouve beaucoup de traces de transactions, et un document parle d’une production de 4 tonnes et demie pour la région de St-Saturnin-d’Apt. La truffe est de tous les repas impériaux à Sainte-Hélène, l’Empereur déplorait que les truffes qu’on lui envoyait « arrivassent toujours décomposées et immangeables ». Au XIXème siècle il y avait donc deux régions trufficoles : Le sud-est de la France, domaine de la Tuber melanosporum Le nord-est, domaine de la Tuber uncinatum. Toutes deux faisaient l’objet d’un commerce florissant. En 1892, Chatin qui a donné son nom à notre truffe, publie les chiffres offi- ciels de la récolte des truffes de Bourgogne : 23 tonnes pour la Bourgogne, 12 tonnes pour la Franche-Comté, dont 4 tonnes pour la Haute- Saône. Chiffres qu’il convient de multiplier par 2 ou 3, la plupart des transactions étant effectuées sous le manteau. Les chercheurs de truffe avaient en général une activité profes- sionnelle et la truffe représentait un revenu complémentaire. Un coup de pouce imprévu était venu donner de l’importance à notre truffe : le phylloxera ! En effet, à partir de 1865, le para- site avait dévasté les vignes, remplacées peu à peu par des espèces Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 282

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ligneuses, telles que chênes, noisetiers et autres arbres produc- teurs de truffes. Dans le même temps, les haies se reconsti- tuaient. Et les anciennes vignes étaient des biotopes particuliè- rement favorables à la truffe ! Pour couronner le tout, le train allait permettre de racourcir les délais d’acheminement de ce produit périssable. Et ce fut, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle une véritable ruée sur la truffe. La Haute-Saône, particulièrement pourvue en terrains calcaires, avec 1 700 hectares de « délaissés agricoles » (soit 11 % des plateaux calcaires) était le terrain rêvé pour la truffe. Dans la région de Vesoul, quelques anciens se souviennent encore de récoltes de truffes effectuées par leurs parents ou grands-parents. La guerre de 1914-1918 vint bouleverser ce tableau. Ceux qui cherchaient les truffes partirent au front et souvent n’en revin- rent pas. Ils n’avaient pas eu le temps de transmettre leurs secrets à leurs descendants ; et ce fut la mise en sommeil de la recherche de la truffe pour des décennies. Par la suite, avec les remembrements, avec toutes les modifi- cations qu’ils allaient entraîner, en particulier, la quasi-dispari- tion des haies, firent le reste. Et on ne parla plus de la truffe. Dans les années 1960-1970, quelques personnes avaient repris le flambeau. En particulier en Haute-Saone dans la région de Champlitte où quelque initiés cherchaient la truffe sauvage. Deux personnes surtout étaient connues pour leurs activités truffières : M. Emile Perny, restaurateur à l’Auberge Franc-Comtoise, et M. Henriot instituteur. Des dijonnais, dont un pharmacien, venaient parfois se joindre à eux. Et l’on com- mençait, à l’époque à parler de plantations, car, à partir de 1974 surtout, le perfectionnement de la mycorhization artificielle, grâce, en particulier aux travaux de Gérard Chevalier, de l’INRA de Clermont-Ferrand, et à la mise sur le marché de plants certifiés, allaient permettre de mettre en route les pre- mières « truffières artificielles ». Mais lorsque M. Henriot, avec l’appui de M. Calley, conseiller général, avait parlé de truffières artificielles à la Chambre d’Agriculture de la Haute- Saône, on ne l’avait guère pris au sérieux. Et l’affaire était tombée à l’eau. Elle allait sommeiller pendant une dizaine d’années. En 1974, donc, M. Henriot avait remis la casserole sur le feu. Le Groupenent Viticole de Champlitte venait d’être créé. Et, dans Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 283

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la foulée, l’idée de la truffière refit surface. Cent actions, à 1 000 francs chacune furent émises. J’ai participé à l’époque a une réu- nion, mais ne me suis pas engagé. Un terrain de 6 hectares fut loué par la commune et 2 400 plants mycorhysés furent plantés. Mais le résultat ne fut pas à la hauteur des espérances ! Loin de là ! Du fait d’une part, que la mycorhization n’en était encore qu’à ses débuts et, que d’autre part que les arbres plantés avaient été mycorhisés avec de la Tuber mélanosparum, qui préfère les chênaies et les tempéra- tures plus chaudes du sud-est. La première récolte intervint au bout de 16 ans et fut modeste : 5 kilos à l’hectare ! Et la truffe fut jugée peu rentable par les actionnaires. Mais, pugnace, M Henriot obtint une subvention de la Région, et put replanter 2 hectares, en truffe de Bourgogne cette fois ; qui devaient donner de meilleurs résultats, quoique modestes encore. Un élément primordial dans la reconquête programmée de la Haute-Saône par Tuber uncinatum avait été la mise au point et le perfectionnement de la mycorhization par l’équipe de Gérard Chevalier, aboutissant à la « certification INRA », assurant aux plantes ainsi labellisées une quasi certitude de production si la plantation est effectuée dans de bonnes conditions, c’est-à-dire, et avant tout, dans un terrain géologiquement favorable. D’ailleurs la truffière artificielle de M. Chevalier, située à Montdoré, près de Vauvillers, produit régulièrement depuis plus de 15 ans. En 1993, la commune de Champlitte, une des rares com- munes viticoles de Haute-Saône, décida d’installer en forêt com- munale, une truffière financée par des crédits FEOGA (Fonds européens d’orientation et de garantie agricole) et en a confié la réalisation à l’Office National des Forêts. Celle-ci a été installée dans une plantation de pin noir et de pin laricio. Et a commencé à produire à l’automne 2004. La production annuelle est d’environ 20 kilos. Cette production variable suivant les années, devrait s’é- tendre sur 20 à 50 ans. En novembre 1997, fraîchement retraité, je tombe sur un article d’un journal chaumontais, qui proposait « des week-ends de découverte de la truffe », avec marché de la truffe à Villiers- le-Sec, repas gastronomique « tout à la truffe de Bourgogne » à l’Hôtel Terminus Reine à Chaumont, démonstration de cavage avec un chien dressé à cet effet, et cours de cuisine. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 284

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Ce fut une journée magnifique, et pour moi, une révélation. D’autant plus qu’à cette occasion j’avais acheté le livre de Gérard Chevalier et Henri Frochot, y avais lu le passé truffier de la Haute-Saône et appris, entre autres choses, que les régions les plus productives étaient celles de Vesoul, Port-sur-Saône et Noroy-le-Bourg. Quelques mois plus tard j’invite donc un ami caveur, gardien au château de Crancey, à venir « caver » à Noroy-le-Bourg. Et le 4 octobre 1999, dès les premiers pas sur le plateau calcaire, Julie, une petite chienne à poil dur déterrait les premières truffes ! Encouragé par ces premières découvertes, je commençai à songer à la création d’une truffière. Auparavant je décidai de déposer les statuts d’une Association truffière, qui vit le jour le 8 juin 2006, avec une dizaine de membres fondateurs. Et le 5 décembre 2006, la plantation de la truffière expérimentale, d’une modeste superficie de 20 ares, portée à 30 par la suite. Le terrain est loué par la commune et le projet intégré dans le cadre d’une « Maison de la Ruralité » avec un verger pédagogique. L’apparition d’un « brûlé », c’est-à-dire d’une zone défoliée où ne subsistent que quelques espèces végétales particulièrement résistantes, comme les mousses, le lierre, etc. laisse augurer une très prochaine production Utinam !... L’exemple de Champlitte, puis notre « relance » de 2006 com- mencent à porter leurs fruits. Et à l’heure actuelle une demi- douzaine de trufficulteurs possèdent des truffières de plus ou mois grande importance. Et une douzaine de caveurs réguliers arpentent bois et taillis à la recherche du précieux tubercule. Aucune étude n’a encore été effectuée concernant la quantité de truffes récoltées, qui pourrait se situer pour l’année dernière, à 20 ou 30 kilos. Comme vous le voyez, nous sommes loin des 4 tonnes de 1892 ! En tout état de cause, la production est loin d’être celle des départements voisins, Haute-Marne, Côte d’Or et Yonne en par- ticulier. Quant au département du Doubs, géologiquement très propice, au vu de la carte de Théobald Nicolas, tout reste à faire. Je terminerai mon exposé sur la renaissance de la truffe de Bourgogne par une présentation sommaire de cet intéressant champignon, Tuber uncinatum Chatin, du nom de celui qui l’a le premier botaniquement définie, ainsi nommée en raison de la pré- sence, sur ses spores de petits crochets. C’est un champignon Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 285

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hypogée de la taille d’une noisette à celle d’une grosse pomme de terre. A la coupe, on distingue deux parties : la chair, que l’on appelle la gleba et l’enveloppe externe que l’on appelle le peridium. La gleba est composée de tissus colorés, parcourus de veines blanches. Les tissus colorés sont les tissus reproducteurs ; ils ren- ferment les spores, contenues dans les asques. Les veines blanches servent au passage de l’air : ce sont les veines aérifères communi- quant avec le milieu extérieur par les pores du péridium. Le péri- dium porte des hyphes dont la réunion forment le mycélium. La truffe est le corps fructifère, le « fruit » que l’on récolte. L’association avec l’arbre-hôte est une symbiose, qui, à l’in- verse du parasitisme, profite aux deux partenaires. Les échanges se font par le biais des mycorhises, qui associent les racines del’arbre au mycélium du champignon. Par elles le champignon reçoit les composés organiques fabriqués par l’arbre et , en échange, lui apporte des éléments minéraux et de l’eau. Cette belle histoire d’amour va durer une cinquantaine d’années mais, en fin de compte, il semble que ce soit l’arbre qui finisse par pâtir de la relation. La truffe de Bourgogne, qui mûrit pendant l’été, surtout s’il est pluvieux, arrive à maturité vers le milieu du mois de sep- tembre et sa production va s’étendre jusqu’à la fin de l’année. Son déclin va donc coïncider avec le début de la production de sa cousine du Périgord. Au cours de l’été, on récolte des truffes dites « truffes d’été » (Tuber aestivum) peu odorantes, à gleba blanche, qui, d’après des études génétiques encore en cours, ne seraient que des uncinatum immatures. Leur intérêt gastronomique est très discutable, ce qui ne les empêche pas d’être couramment représentées, à un prix élevé, sur des tables étoilées ; j’en ai fait l’expérience à deux reprises. La truffe de Bourgogne développe, à maturité, un parfum complexe, fort agréable, et très différent de la truffe de Périgord et des autres truffes en général (il y en a plus de cent espèces dans le monde, dont trente quatre en Europe dix espèces recoltées en France. La recherche de la truffe s’effectue à l’aide d’un chien dressé à cet effet. La race importe peu, mais les plus doués sont les labradors, les golden retrievers et les teckels à poil dur. Avec pour ces derniers un inconvénient : excellents chiens « au sang », doués d’un flair aiguisé, ils se laissent facilement distraire par Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 286

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la moindre effluve de gibier, délaissant alors la truffe. Une race italienne , le Lagotto romagnolo, est même génétiquement pré- disposé à la recherche de la truffe. C’est un adorable compagnon, très voisin, morphologiquement, du caniche. Lors du cavage, la complicité du maître et du chien est spectaculaire, et l’on voit que l’animal est heureux de faire plaisir à son maître et de rece- voir en échange de la truffe, un petir morceau de biscuit ou de comté. Assister à un cavage est une expérience très interessante, à la quelle je ne peux que vous convier. A titre d’information, je tiens à vous signaler que notre Association va organiser le dimanche 16 novembre à Noroy-le-Bourg, le 1° marché à la truf- fe de Franche-Comté. Et que le 30 du même mois, aura lieu à Vesoul un repas gastronomique entièrement dédié à la truffe, de l’apéritif au dessert. Manifestation que je conduis depuis plu- sieurs années avec un succès qui ne se dément pas. Et pour que l’amour de la truffe ne demeure pas platonique, c’est avec plaisir que je vous convie à de petits travaux pratiques, en l’occurrence la dégustation de quelques toasts truffés qui per- mettrons à ceux qui ne le connaissent pas encore, de découvrir le goût subtil et distingué de notre truffe de Haute-Saône.

Je vous remercie de votre attention. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 287

Les statues de Marianne en Franche-Comté

M. le Professeur Claude-Roland Marchand

Séance publique du 19 novembre 2014

Avant d’aborder l’inventaire des statues de Marianne en Franche-Comté, nous ferons un bref rappel historique sur l’ori- gine des symboles républicains dans la France au lendemain de la Révolution de 1789. A la naissance de la 1ère République, on assiste à l’apparition d’une allégorie laïque porteuse de symboles censés exprimer la fin de la tradition monarchique et, para- doxalement, selon les souhaits de l’abbé Grégoire.

Sur ce tableau de 1794 (fig. 1), Antoine Gros réalise une synthèse : la République est une jeune femme, hiératique, en tunique à l’antique, un sein nu, coiffée d’un casque de Minerve avec cimier ; elle tient d’une main un bonnet phrygien posé sur une pique, pointe en bas, et de l’autre un niveau d’égalité placé au sommet d’un faisceau de licteur. Elle est censée repré- senter à la fois la Liberté, l’Egalité et la République. A la fin du 18ème siècle elle inspire de nombreux artistes qui, à quelques nuances près, mettent tous en scène cette silhouette féminine qui Figure 1 deviendra Marianne. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 288

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Quelle est l’origine de ce prénom ? Ce serait à la faveur d’un chant occitan, qu’aurait circulé le surnom de Marianne, péjoratif ou laudateur, en signe de conni- vence pour désigner la jeune République. Ce chant violent fait allusion à la « saignée salutaire du 10 août 1792 » (prise des Tuileries) et exprime un soulagement et un désir de revanche. Dans le midi de la France on dit Marianne, en juxtaposant le prénom Marie de la Vierge biblique à celui d’Anne sa mère. En outre, à cette époque, c’est le prénom le plus répandu dans les couches populaires de tradition religieuse. Petite nuance langa- gière : ce sera Mariannou dans le sud de la France et Marianne au nord. L’historien Maurice Agulhon (décédé en mai 2014) constate que : « La République a reçu dans l’éclat parisien une image, et dans la pénombre provinciale un prénom ». Peu à peu un glissement sémantique va s’opérer : de LIBERTE- REPUBLIQUE vers MARIANNE pour faire consensus un siècle plus tard. En tout cas elle exprime : « l’idée d’une révolution issue du peuple et lui apportant la liberté et le pouvoir en rupture avec la monarchie autoritaire et inégalitaire. » Pressentant les menaces qui pesaient sur son règne, Louis XVI a bien tenté de se rapprocher de son peuple en coiffant le bonnet phrygien (en réalité un pileus). Mais il était bien tard, et le vent de l’histoire a balayé cette mascarade. Origine des symboles ? Maurice Agulhon rappelle que cette allégorie « emprunte son image à la Liberté abstraite venue de la lointaine Rome » où le bonnet phrygien était porté par les esclaves affranchis. Marianne est née. Marianne est adoptée. Marianne sera convoquée dans tous les symboles républicains attachés aux valeurs fondamentales de la France dont la devise est et restera : Liberté, Egalité, Fraternité. D’autres pays ont également été représentés par une femme ; par exemple, Germania, Columbia, Britannia, Italia et Helvetia dont Courbet réalisera un buste impressionnant. Nous n’oublie- rons pas la légendaire statue de la Liberté que Bartholdi et la France ont offerte aux Etats Unis d’Amérique en 1886. A-t-on jamais songé à une allégorie masculine ? On l’a fait, mais rarement et plus tard ; le plus bel exemple est celui du Génie de la Bastille commandé et inauguré par Louis-Philippe sur la Colonne de Juillet ; il célèbre les Trois Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 289

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Glorieuses de la Révolution de 1830. Et pour cela, le monarque a, et on comprend pourquoi, ostensiblement évité de choisir les symboles de la Révolution de 1789. Mais l’allégorie féminine s’impose au fil des ans, même si les circonstances politiques lui enlèvent du crédit et de la visibilité.

1830 : dans cette période troublée n’est-ce pas Marianne que Delacroix a immortalisée sur les barricades ? Ou que Rude sculpte sur l’Arc de Triomphe ? Ces mises en scène et cette héroï- sation de l’allégorie féminine, n’expriment-elles pas un élan puissant et une menace contestataire ?

1870 : Après le désastre de Sedan et dans un contexte douloureux, la 3ème République est proclamée. Les symboles impériaux laissent la place à Marianne qui inspirera de nombreux artistes dont les versions seront proposées sur catalogue et achetées par les communes à qui la loi impose, en 1884, la création d’une mairie. Dès lors dans toute la France, l’adhésion aux valeurs républicaines sera matérialisée sur la place publique par des bustes ou des sta- tues de Marianne, cette allégorie conçue, enrichie et idéalisée au fil de l’Histoire.

Fig. 2 Pour notre recherche nous avons C’est au Bisontin Jean-François bénéficié d’une part de l’immense Soitoux que fut confiée la création travail réalisé par l’historien Maurice de la statue officielle de la deuxième République en 1848. Agulhon dans ses trois ouvrages de C’est une femme en tunique, 1979, 1989, 2001, ainsi que sa publi- sans bonnet phrygien, qui porte cation de 1992 en collaboration avec un bandeau et une étoile ; elle tient une épée et un faisceau de licteur ; le journaliste Pierre Bonte, et une ruche est posée à ses pieds. d’autre part de l’inventaire réalisé Installée en 1850, elle sera remisée et un peu oubliée. en 1991 en Franche-Comté par le C’est Jacques Chirac qui la placera journaliste Edouard Boeglin, et inti- sur le quai Malaquais, près de l’Institut, lors du bicentenaire de la tulé : « Les Mariannes de la première République. République en Franche-Comté ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 290

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Répartition des statues de Marianne en Franche-Comté (d’après E. Boeglin 1991) (fig. 3). Notre région se situe parmi les mieux dotées du nord-est de la France. Elle a été associée au mouve- ment général d’adhésion à la République rétablie et censée appor- ter son lot de libertés, de justice et de progrès (école, eau, électricité, che- min de fer…). Précisons que notre approche n’est pas une analyse historique, Fig. 3 mais plutôt une mise à jour de l’in- On en dénombre 25, plus 4 Cérès : ventaire des statues comtoises célé- La plus septentrionale se situe à Vougécourt (70), brant la République et ses symboles la plus méridionale à Moirans (39) ; qu’avait réalisé Edouard Boeglin en Rochejean (25) est la plus à l’est ; 1991. On pourrait dire qu’il s’agit à la Dampierre-sur-Salon (70) la plus à l’ouest. fois d’un itinéraire curieux et d’une célébration citoyenne. Pour nos quatre départements nous évoquerons en premier les bustes de Marianne visibles sur les places publiques, puis les sta- tues en pied et enfin les Cérès, véritables substituts de Marianne. Les bustes Plusieurs sculpteurs sont à l’origine des différents bustes acquis par les municipalités comtoises : Angelo Francia pour Jallerange, Macornay, Moirans, Moissey, Andelot, Soing (fig. 4 à 10) ; Charles Gauthier pour Bolandoz, Ternuay et Vougécourt (fig. 11, 12, 13) ; Jean-Antoine Injalbert pour Rioz et Dampierre- sur-Salon (fig. 14, 15). Bustes d’Angelo Francia Ce sculpteur a choisi un modèle très féminin, regardant au loin ; Marianne est coiffée du bonnet phrygien (symbole de liberté), le front ceint d’une couronne de lauriers (la gloire), les épaules couvertes d’une tunique et d’une peau de lion (la force) dont les pattes se croisent sur une poitrine couverte d’une fine cotte de mailles (la nourrice protectrice). A Jallerange (25) (fig. 4) : Cette Marianne a été érigée en 1883 pour célébrer l’arrivée de l’eau à la fontaine-abreuvoir après de longues négociations avec le Comte de Jallerange pro- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 291

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Fig. 4 Fig. 5 Fig. 6 Fig. 7 Fig. 8

Fig. 9 Fig. 10 Fig. 11 Fig. 12 Fig. 13 Fig. 14

Fig. 15 Fig. 16 Fig. 17 Fig. 18 Fig. 19 Fig. 20

Fig. 21 Fig. 22 Fig. 23 Fig. 24 Fig. 25

Fig. 26 Fig. 27 Fig. 28 Fig. 29 Fig. 30 Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 292

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priétaire de la source. Des inscriptions ont été burinées à la base du socle, exprimant quelques dissensions au sein du conseil municipal dédicataire. A Macornay (39) (fig. 5), à Moissey (39) (fig. 8) et Andelot (39) (fig. 9) les bustes ont été associés à l’adduction d’eau et sont régulièrement entretenus. La Marianne de Soing (70) (fig. 10) est posée à hauteur d’homme au centre d’une fontaine trans- formée en bac à fleurs. Celle de Moirans (fig. 6) est présentée au public devant la Mairie ; elle est fixée sur une colonne en broca- telle (marbre jurassien de Chassal) ; elle a échappé à la fonte en 1942. Un deuxième exemplaire, rangé dans les combles de la Mairie, a été nettoyé, repeint (fig. 7) et prêté à la Préfecture du Jura qui n’en avait pas.

Bustes de Charles Gauthier : sculpteur officiel qui a eu la faveur de nombreuses municipalités. La Marianne de Bolandoz (25) (fig. 11) célèbre le centenaire de la Révolution ; elle a été installée sur la fontaine construite quatre ans auparavant. C’est une très belle femme songeuse qui regarde la place publique ; elle porte le bonnet phrygien orné d’une cocarde ; sur son collier sont fixées deux médailles avec les dates 1789-1889 ; en guise de châle une guirlande de fleurs mêlées à ses cheveux bouclés. Celle de Ternuay (70) (fig. 12), placée devant la Mairie, a été « blessée » dans des circonstances inconnues ; elle est en répara- tion depuis août 2014. Sur son socle on peut lire ceci : « 1789. AU Ier VENDEMIAIRE DE L’AN I DE LA REPUBLIQUE. » C’est la seule gravure de ce genre en Franche-Comté. Celle de Vougécourt (70) (fig. 13), est proche de la Mairie et de l’Eglise ; elle est placée sur une colonne en fonte ornée et ins- tallée dans une fontaine fleurie, véritable écrin pour cette œuvre de Charles Gauthier surnommé le « Bartholdi haut saônois ». Remarque : à Pointe- Noire en Guadeloupe et à Ribérac (24) les devises latines suivantes agrémentent les stèles de Gauthier : « Nepotes, Gloriae, Avorum » (les enfants à la gloire de leurs aïeux) et Pax, Lex, Jus, Lux (Paix, Loi, Justice, Lumière). Tout un programme !

Bustes de Jean-Antoine Injalbert Le modèle choisi par ce sculpteur a un visage grave, le regard soucieux et les lèvres pincées. Cette Marianne est coiffée d’un Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 293

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grand bonnet phrygien assorti d’une cocarde ; elle porte un cor- sage dont le col cuirassé est fermé en son milieu par une tête de lion. Ces symboles évoquent la liberté, 1789, le pouvoir, le cou- rage et la force du peuple.

A Rioz, c’est Jules Jeanneney, ami de Georges Clémenceau, qui fit ériger, à ses frais, en mai 1914, ce buste en bronze devant la mairie (fig. 14). Elle fut cachée pendant l’occupation alleman- de et réinstallée à la Libération. En 1989, l’artiste Roger-Louis Chavanon a remis une lithographie allégorique de Marianne à Jean-Noël Jeanneney, Président de la Mission du Bicentenaire. Œuvre qu’il a offerte à la commune et qui a servi de modèle pour un bronze également déposé à Rioz. A Dampierre-sur-Salon, nous sommes dans la patrie du Ministre Sénateur-poète Charles Couyba. C’est une Marianne- République (fig. 15) qui exprime sa reconnaissance envers l’Etat qui a financé les travaux d’adduction d’eau de 1904 à 1908. Les lettres RF se trouvent à la fois sur le piédouche et sur la stèle. A l’époque le canton est un bastion socialiste. Placée sur une colon- ne sculptée elle est bien en vue dans un parc public de la ville.

Et divers artistes pour Delle, Bracon, Neuvelles-lès-la- Charité, Rochejean, Beaufort, Châtelneuf, Dole et Besançon (fig. 16 à 23). A Delle (90) sur la place Raymond Forni (fig. 16) et à Bracon (39) sur la façade de la Mairie (fig. 17) on peut voir les bustes que vendait la fonderie Gasne. Edouard Boeglin, porte un juge- ment sévère sur le Territoire de Belfort qu’il qualifie de « quasi désert iconographique républicain » parce que selon lui cet avant-poste de la République française face à l’Empire allemand « aurait dû se couvrir de bustes de Marianne. » Il oublie la sta- tuaire d’Auguste Bartholdi et d’Antonin Mercié qui ont érigé l’un le fameux Lion au pied de la forteresse et l’autre l’allégorie « Quand même ! » sur la place publique. Exposée aux intempéries celle de Delle, peinte en blanc, n’a pas l’éclat de celle de Bracon. A Neuvelles-lès-la-Charité (70) (fig. 18) nous sommes en pré- sence d’un buste de remplacement, car celle d’Injalbert qui hono- rait la République le 4 septembre 1909 a été fondue par le gou- vernement de Vichy et remplacé en 1950 par un bronze de Paul Belmondo, « à la demande du gouverneur général de l’Algérie ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 294

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Le modèle est une jolie dame, coiffée du bonnet phrygien, sim- plement vêtue, l’air songeur. Certains y auraient reconnu une actrice célèbre. A Rochejean (25) (fig. 19), se trouve un des rares symboles républicains du Haut-Doubs, qui est entretenu mais souffre beau- coup des rigueurs du climat. Dans ce village on peut voir égale- ment, près de l’église, le pendant religieux de cette Marianne : placée sur le monument aux morts elle évoque avec religiosité une mère-patrie pacifiste et éplorée. Plus au nord, le monument aux morts de Jougne met en scène une femme affligée, appelant à la paix avec un flambeau, comme celle de Bartholdi. A Beaufort (39) (fig. 20), voici le plus original des bustes répu- blicains de notre région. C’est de l’art brut, naïf mais chargé d’é- motion ; un bonnet phrygien est esquissé, une écharpe couvre l’épaule droite ; le visage plutôt masculin fixe l’horizon. Un grand mystère entoure l’intention de l’artiste anonyme. A Châtelneuf (39) (fig. 21) : cette Marianne minimaliste, très féminine, porte un bonnet phrygien et une couronne de margue- rites, de roses et d’épis de blé. Sa chevelure bouclée tombe sur sa nuque. Seule l’épaule droite est couverte par une étoffe lourde et plissée ; l’épaule et le sein gauches sont nus. Cette Marianne, sculptée en 1884 à la demande de Victor Poupin, député radical du Jura, a été érigée à proximité de l’é- glise. Marguerite Gagneur-Syamour en est l’auteur. Elle affirme dans ce buste son féminisme et son attachement à la République. Il faut lire cette œuvre dans son ensemble : si le pié- douche porte les lettres RF, la stèle nous éclaire sur des projets sociaux directement inspirés par le socialisme voire le fouriéris- me : Liberté, Egalité, Fraternité, Travail, Instruction, Progrès ; rappelant ainsi les récentes lois de Jules Ferry sur l’école. Nous devons rappeler qu’un médaillon de la Marianne de Syamour a été fixé sur le catafalque de Victor Hugo exposé sous l’Arc de Triomphe lors de ses obsèques en 1885. A Dole (39) (fig. 22) la statue érigée au pied de la Collégiale, a été sculptée par Eugène-Antoine Aizelin, à la demande de la ville. Jules Grévy, homme de compromis a été consulté, et n’a pas choisi les symboles républicains conventionnels mais plutôt une allégorie neutre et consensuelle. Ce fut donc une statue de la Paix, inaugurée le 14 juillet 1890, jour anniversaire de la Fête de la Fédération, en présence de Louis Pasteur mais en l’absen- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 295

Les statues de Marianne en Franche-Comté 295

ce de Jules Grévy et de Jules Ferry retenus par les affaires de Madagascar et du Tonkin. Elle représente une jeune femme, sans bonnet phrygien, pressant d’une main un rameau d’olivier sur sa poitrine, de l’autre protégeant une ruche ; à ses pieds une corne d’abondance. Signalons aussi, à Dole, la disparition en 1942, d’une statue en bronze (1960 kilos), conçue par Falguière, et représentant une Marianne, un peu dénudée, offrant le dra- peau français au tout nouveau Président de la République, natif de Mont-sous-Vaudrey. A Besançon (25) (fig. 23), il y a de nombreuses Marianne dans les bâtiments officiels bisontins. Mais la seule visible dans l’es- pace public est en mauvais état. Au n° 90 de la rue Battant, le sieur Grosperrin a fait placer, en 1880, une Marianne dans une niche de la façade de sa demeure. Mais la pierre fragile utilisée n’a pas bien résisté aux intempéries et aux nettoyages. Pourtant, telle qu’elle est, elle fait partie du patrimoine. Soulignons, toutefois, que la statuaire bisontine offre, par ailleurs, une grande variété de bustes et de statues de person- nages célèbres (Hugo, Jouffroy d’Abbans, Vauban, Chardonnet, Proudhon, Lumière, Pasteur…). Rappelons aussi que les réunions du conseil municipal se tiennent régulièrement sous le regard vigilant de la Marianne de Georges Oudot et que la façade du conseil général invite ses élus et ses électeurs par sa façade décorée d’une allégorie répu- blicaine saisissante.

Les statues en pied

Nous abordons maintenant des œuvres d’art exceptionnelles qui enrichissent notre patrimoine et qui nourrissent nos mémoires sur l’histoire de notre République. A Labergement-Sainte-Marie (25), (fig. 24), on peut admirer l’œuvre de Gustave Michel acquise en 1880. Cette statue, d’une couleur particulière, se situe un peu à l’écart de la rue principale ; elle éclaire l’espace avec son flambeau à la manière de la Liberté de Bartholdi, mais de la main gauche. Elle porte le bonnet phry- gien et une épée à la ceinture. Elle marche dans le vent et sur- veille ses pas, les yeux dirigés vers le public qu’elle domine. A l’origine elle tenait dans sa main droite la Table des Lois, visible sur le cliché de Boeglin en 1991. Jonzac et Châtellerault en possèdent un exemplaire intact qui confirme notre supposition. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 296

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A Chemaudin (25), (fig. 25), voici une originale et discrète Marianne qui célèbre l’Europe. Elle fait penser à la Marianne de Sicard au Panthéon. Bien restaurée elle a fière allure. Au garde à vous, épée au poing elle tient un bouclier où sont gravées les lettres RF. Vêtue d’une simple tunique, elle n’a pas de bonnet mais porte une belle couronne de lauriers. Elle a une silhouette altière et décidée. Et les drapeaux ajoutent à sa solennité. A Torpes (25), (fig. 26), nous voici en présence d’une des plus belles statues de Marianne-République de Franche-Comté. Inaugurée le 14 juillet 1889 « A LA GLOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE » elle en a solennellement célébré le centenaire. Réparée en 2011 après avoir été malmenée par la tempête de 1999, elle brille d’un vert profond sur la place du village. C’est une magnifique statue, élégante, généreuse et sereine. Sa silhouette très féminine fait face au public. Elle semble faire une halte pour haranguer la foule et lui présenter la balance de l’égalité. Elle est coiffée d’une couronne de feuilles d’olivier et de chêne ; elle porte une tunique serrée à la taille, ouverte sur un sein et un genou. Sa main gauche s’appuie sur une ruche. Pas de bonnet phrygien. Pas de bouclier. Pas de faisceau de licteur. Il semblerait qu’elle porte une peau de lion sur les épaules. En 1991 sa main droite était vide, ce qui faisait supposer à M. Agulhon la présence d’un foudre jupitérien, mais les restaurateurs ont opté pour le symbole de l’égalité. Chose rare, la date de l’inau- guration (1889), les noms des conseillers et les devises Liberté, Egalité, Fraternité – Honneur et Patrie ont été gravés sur une plaque en fonte à la base de la stèle. A Jussey (70), cette commune a acquis très tôt les symboles républicains, puisqu’un rapport de police daté du 1er mai 1851 la qualifiait de « véritable repaire de socialistes ». Il y en eut trois, et il en subsiste deux aujourd’hui. La plus impressionnante est cette Marianne-République (fig. 27), très tôt qualifiée de maçonnique, qui fut installée place de la République, après de longues délibérations, le 12 décembre 1886. On a supposé que Soitoux avait participé à sa création. On remarquera sa grande ressemblance avec celle de Torpes. Ce qui fait sa force, c’est qu’elle porte la presque totalité des symboles républicains : couronne, peau de lion, main de justice, ruche, bou- clier, faisceau de licteur et dans la main droite le triangle symbole de l’égalité. Sa silhouette est séduisante, son mouvement et son Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 297

Les statues de Marianne en Franche-Comté 297

regard sont déterminés ; c’est une allégorie très didactique : elle ne transigera pas avec l’autorité, la loi ou la justice ; elle est la « Matrie » qui promet de nourrir et de protéger son peuple. A Ormoy (70), voici la plus belle ! Nous sommes dans le village natal de la famille Lumière. Cette magnifique statue (fig. 28), blanche comme neige après la toilette qu’on lui a fait subir récemment, trône sur la fontaine de la place à deux pas de l’église et de la mairie. On ne s’attardera pas sur les multiples tensions qu’a provoquées cette « République-Paix », « une des plus belles statues de Franche-Comté » selon Maurice Agulhon. Très féminine, alliciante pour certains, elle est coiffée du bonnet phrygien, la tête ceinte d’une couronne de lauriers ; elle pré- sente très haut, comme une victoire ou un appel, des branches d’oli- vier. Villedieu-lès-Poêles (50) possède la même mais la main gauche tient une branche. Dans Marianne au pouvoir (2001) Maurice Agulhon qualifie cette réalisation de « modèle le plus charmant et le plus irénique » dont on ne connaît pas le sculpteur. Se veut-elle consensuelle cette Marianne ? Mais pourquoi l’a-t-on peinte en blanc ? Pour imiter le marbre ? Ou évoquer sa pureté ? Mystère. Les Cérès Ce sont des « Républiques par surprise » ou des « substituts de Marianne » (M. Agulhon). On les trouve à Jussey, Favernay, Traves et Doubs. Les municipalités rendaient hommage au monde paysan et montraient leur soutien à l’agriculture et aux fruits du labeur des paysans. C’étaient probablement, aussi, la marque identitaire de la commune. A Jussey (70), cette statue (fig. 29) a été érigée en 1870 en même temps que la construction des fontaines. Mais, alors qu’elle est censée s’inspirer de la Cérès-Déméter mythologique, le sculp- teur lui a donné un aspect androgyne qui rappelle un peu la sil- houette du David de Michel-Ange. Cette Cérès, déhanchée au visa- ge romantique, est vêtue d’une tunique à l’antique ; elle tient une faucille et une houe avec à ses pieds une gerbe de blé. Celle de Doubs (25), (fig. 30), a été coulée par la même fonderie, mais la commune, qui l’a installée un peu à l’écart, l’a fait peindre d’une couleur qui attire l’attention. On trouve le même modèle dans le village de Traves (70), et une réduction sur une ancienne fontaine à Favernay (70). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 298

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ConCLUSIonS

Notre propos était d’aller à la découverte de la statuaire républicaine encore visible sur les places publiques de Franche- Comté. Nous n’avons pas été déçu par cet inventaire photographique qui pourrait inciter tout un chacun à aller redécouvrir tel buste, telle statue. L’Histoire de notre République est écrite dans ces sculptures, par le modèle et le moment choisis et le cérémonial de leur inau- guration. On a noté que beaucoup d’entre elles avaient été érigées sous la 3ème République, cette période de libération de la parole dans un espace démocratique d’où les bustes impériaux avaient été écartés. Elles représentent des Mariannes polymorphes et poly- sémiques, devenues, au fil du temps nos ambassadrices laïques de la Paix, de la Liberté et de la Démocratie. Lentement construite au fil de l’Histoire, parfois honnie, par- fois héroïsée, cette allégorie profane née il y a plus de deux siècles, fait consensus aujourd’hui. Toutefois, sa « peopolisation », sa caricaturisation, en sculp- ture, en peinture, ou dans la presse, ont un peu entamé son impact et sa solennité. Pourtant à 440 exemplaires dans l’Hexagone elle nous interpelle encore. Cela nous conforte dans notre « mariannolâtrie » conservatrice qui nous protège de l’ou- bli, de l’affadissement et de la dilution de nos fondamentaux républicains. Après les avoir toutes photographiées nous donnons notre préférence à celles de Torpes, de Jussey et d’Ormoy qui seront comme toutes les autres, espérons-le, respectées par tous et entre- tenues par la communauté. Afin que perdure la devise « Nepotes, Gloriae, Avorum » qui a guidé notre propos d’aujourd’hui. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 299

L’affaire de Joncherey

M. le Colonel Guy Scaggion

Séance publique du 19 novembre 2014

« Les événements s’écoulent, les yeux qui les ont vus se fer- ment, les traditions s’éteignent avec les ans comme un feu que l’on a point recueilli ; et qui pourrait ensuite pénétrer le secret des siècles ? ». Victor Hugo.

Forts de cette fondamentale pensée, souvenons-nous que se déroula au début du XXe siècle, une tragédie comme jamais l’Histoire n’en connut auparavant. Une guerre que d’aucuns appelèrent de tous leurs vœux : la « Der des Ders ». Les deux pre- miers morts du conflit qui opposa la France et l’Allemagne, et qui rapidement se transforma en Première Guerre mondiale, furent tués en France, le 2 août 1914 vers 10 heures, à Joncherey dans le Territoire de Belfort. Quelques instants suffirent pour que s’ac- complisse l’événement. Un élément d’infiltration allemand, un poste de garde français, un échange de tirs, un mort de part et d’autre. Pourquoi l’apparente et simple escarmouche revêtit-elle soudainement un improbable retentissement ? Avec les ans, les yeux d’alors se fermèrent. De nombreux récits, de tous bois, tantôt éclairants tantôt enténébrant voire falsifiant la vérité, alimentèrent sinon le feu, des bribes de faits. En un carrefour gordien, les fils arrivent, s’enchevêtrent et repartent, imposant à l’esprit une image dont il semble intéres- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 300

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sant d’en saisir les tenants et les aboutissants. Car effective- ment à cet instant en cet endroit avec ces acteurs en ces cir- constances là, se déroula ce que nous pouvons appeler l’affaire de Joncherey. Saurions-nous apporter une ou deux lueurs, quelques touches repères d’exactitude, dans cette ombreuse fas- cination que Victor Hugo nomma «le secret des siècles ? ». La tentation à l’exhaustivité nous aventurerait aux portes de la prétention, ne nous y hasardons pas. Pour la satisfaction de la pré- sente communication, usant de la même métaphore, tirer sur trois des brins de l’écheveau suffira momentanément à notre édification. Ainsi conviendra-t-il de nous transférer en des temps et des lieux bien éloignés du petit village joncherois voué jusqu’à ce jour à sa rurale occupation, aux racines du : pourquoi et du com- ment en arrivâmes-nous à cette guerre ? Chacun s’interrogera sur la force des argumentations bâties à l’usage de convaincre les atermoiements de nos légitimes attentes (I). Alors que l’une des plus grandes inconséquences cataclys- miques humaines pouvait encore échapper aux boutefeux, nous reviendrons en Territoire Belfortain, au lieu-dit « Sous-le-Rang », face à la fraîche lisière du Bois des Coupes, en ce magnifique dimanche ensoleillé de fin des moissons, qu’allait navrer un drame bien paradoxal (II). Enfin, pourrons-nous apporter une réponse pertinente à l’im- portance juridique que revêtit l’affaire aux yeux du Monde ? Abonderons-nous à la déclaration d’Hiram Warren Johnson « La première victime d’une guerre c’est la vérité ». Lèvera-t-on le voile sur les suites parfois lyriques et navrantes, mais aussi poli- tiques, judiciaires et mémorielles de cette affaire dont la portée reste encore difficile à mesurer sur l’arbre des causes (III) ?

Pour l’heure, de cette action émotionnellement forte, par elle- même brève et limitée, des millions de fois répétée par la suite, il convient en première approche, d’en brosser synthétiquement les contours d’ambiance, la situation générale

I - SITUaTIon GeneRaLe Passée la Grande Dépression de l’après Second-Empire, l’Europe se laissa illusionner par une longue période de paix en trompe l’œil. Elle se berça dans la « Belle Epoque ». Instruction publique obligatoire, électricité, automobile, aviation, transmis- Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 301

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sion sans fil, expositions universelles, colonialisme, sciences et médecine, le foisonnement artistique, les progrès économiques et techniques, poussèrent à la transformation sociale, à l’optimisme, et à l’imprévoyance. Peut-on supposer cette belle médaille sans revers ? L’insouciance fut-elle si exclusive dans les mouvements sociaux parfois meurtriers, dans la grande pauvreté rurale en exode forcé ? Derrière la féerique vitrine, la dure réalité des rela- tions entre états écorna notablement le mythe de la Belle Epoque dont la tombée de rideau entraina aussi celle d’une civilisation. Ainsi assista-t-on à une lente montée des tensions (A) qui n’atten- dirent qu’un prétexte pour enflammer leur exacerbation (B).

A/ La montée des tensions

Le 18 janvier 1871, dans la galerie des Glaces du château de Versailles, Bismarck proclama l’« Empire allemand ». Avec lui naquit l’affligeante expression « ennemi héréditaire ». L’Allemagne annexa les territoires correspondant à l’Alsace et à la Moselle actuelle. Aussitôt, l’opinion française entretint la nostalgie des provinces perdues. Il est intéressant d’observer de quelle manière von Bülow analysa la situation à travers la considération qu’il réserva aux autres nations : « Nous étions encerclés. Notre voisin occidental, le peuple français, est le plus agité, le plus ambitieux, le plus vaniteux de tous les peuples d’Europe… À l’est, nous sommes entourés de peuples slaves, pleins d’aversion pour les Allemands qui les ont initiés à une civilisation supérieure… Au fond, per- sonne ne nous aimait ». L’esprit revanchard n’eut qu’une faible influence, une postu- re avança-t-on. La faute incomba aux autres, déclara le chance- lier Bülow. Si le dommage s’avéra patent et les victimes mul- tiples, la responsabilité demeura subjective voire éthérée et le lien de causalité imputable à l’air du temps, écrivit l’Autrichien Stefan Zweig : «… Si aujourd’hui on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte. Je ne puis l’ex- pliquer autrement que par cet excès de puissance, … finalement, les forces en excès durent se décharger. » Objet d’innombrables hypothèses et débats entre historiens, les origines de la Première Guerre mondiale sont multiples, complexes, s’additionnent, se contrarient, s’interpénètrent. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 302

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En 1879, l’Empereur Guillaume II contracta avec l’Empereur François Joseph une « Double Alliance » qui se transforma en 1882, avec l’Italie, en Triple Alliance (Triplice). Le soutien alle- mand à l’empire d’Autriche-Hongrie dans la crise des Balkans déboucha sur la signature, en 1894, d’une alliance militaire entre la France et la Russie. La Grande-Bretagne sortit de son isolement. Elle signa « L’Entente Cordiale » avec la France en 1904. Face à la « Triplice » se posa in fine « la triple entente » liant la France, la Russie et la Grande-Bretagne. Tenant compte de la lenteur de la Russie à mettre ses armées en ordre de bataille, en 1905, le général von Schlieffen proposa un plan consistant en une attaque surprise suivie d’une victoire rapide sur la France pour concentrer, ensuite, la totalité des armées sur le front russe. Après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche- Hongrie, la Serbie créa en 1912, la Ligue des Balkans, et repré- senta la principale menace envers la Bosnie-Herzégovine et donc envers l’Autriche-Hongrie. Son empereur vieillissant, qui avait perdu son fils Rodolphe, prince héritier, à Mayerling, dési- gna son neveu, l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, héritier du trône de la monarchie danubienne. L’assassinat de cet archiduc engendra le lien de causalité officiel du déclenchement de la Première Guerre mondiale.

B/ Le détonateur Sarajevo

Arriva l’été 1914. Le printemps tirait sa révérence. Les natio- nalistes, en particulier ceux du groupe « jeune Bosnie », bien tra- vaillés idéologiquement, voulaient en découdre. Ils allaient devenir le bras armé de ceux qui les manipulaient et leur firent perpétrer un attentat contre une cible de choix, l’héritier du trône de cet empire qui les occupait. Les plus notables présomp- tions pèsent sur une implication de la Main Noire dirigée par le responsable des services secrets serbes, le colonel Dragutin Dimitrijević sous le pseudonyme d’Apis. Parti de différents points du territoire serbe dès le 28 mai 1914, le dispositif se mit en place à Sarajevo. Le 28 juin est le jour de la fête nationale serbe : « Vidovdan », jour de la saint Guy selon l’usage antique. Or, il se trouve que ce fut à cette date là en 1389 que le pays entra dans cinq siècles d’occupation ottomane. Le peuple serbe fit de cette date sa fête Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 303

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nationale, premier jour de sa résistance morale, linguistique et religieuse, contre l’occupation et l’oppression. Paradoxalement, ce fut ce jour que choisit l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône, pour assister à des manœuvres militaires en Bosnie-Herzégovine, dont le thème, on ne peut plus provocateur, était une attaque contre la Serbie. L’inspection militaire effectuée, François-Ferdinand et son épouse poursuivirent leur séjour par la visite de Sarajevo. A 10h15, alors que le cortège se dirigeait vers l’hôtel de ville, survint un premier attentat. L’engin explosif ne blessa pas l’ar- chiduc, mais des occupants de la voiture suivante, et plusieurs personnes dans la foule. Parvenu à l’Hôtel de Ville, vers 11 h, l’archiduc décida d’aller visiter les blessés à l’hôpital militaire. Le conducteur de sa voi- ture s’aventura sur un itinéraire approximatif. Il se trompa. Face au pont des Latins, il s’arrêta au milieu de la foule, enga- gea une marche arrière pour effectuer un virage. A quelques pas, Gavrilo Princip voyant la scène, rattrapa le véhicule et ouvrit le feu. Deux coups claquèrent. Sa première balle toucha mortellement l’archiduchesse Sophie en plein abdomen. Le second projectile atteignit François-Ferdinand. Il décéda quelques minutes plus tard. L’arrestation de nombreux membres de la conspiration au cours des contrôles de papiers dévoila l’affaire, en particulier que le gouvernement serbe avait assuré l’acheminement et la logis- tique du commando, et surtout fourni les armes et les bombes. L’affaire ainsi découverte se révéla, à propos, pour Léopold von Berchtold, ministre des affaires étrangères d’Autriche- Hongrie, partisan d’envahir la Serbie sans déclaration de guer- re. Le premier ministre Hongrois Istvan Tisza s’y opposa et exi- gea l’utilisation de la voie diplomatique. Le 8 juillet, il rédigea une lettre qui prévenait ainsi l’Empereur : « Une attaque contre la Serbie amènerait très vraisemblablement l’intervention de la Russie et une guerre mondiale s’ensuivrait ». Berchtold qui misait sur une guerre locale s’assura du soutien de l’Allemagne. Le 23 juillet, le gouvernement de Vienne dépêcha au gouverne- ment Serbe, un ultimatum en dix points. Sur les conseils conci- liants russes, la Serbie accepta l’ultimatum sauf le point 6 qui se révéla irrecevable, la Serbie ne pouvant pas admettre que des enquêteurs étrangers puissent se rendre sur son territoire et y Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 304

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enquêter. Edouard Grey proposa une conférence à Londres pour trouver une solution pacifique au problème. Berchtold refusa et fit rompre les relations diplomatiques le 25 juillet. Devant la menace, la Serbie décréta la mobilisation générale et la Russie une mobili- sation partielle. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclara une guer- re « préventive » à la Serbie et l’envahit aussitôt. Le 30 juillet, la Russie décréta la mobilisation générale suite au bombardement d’une forteresse des environs de Belgrade par les Austro-hongrois. Le 1er août, à Berlin, le chancelier Bethmann-Hollweg, alarmé par la mobilisation russe, se laissa convaincre par son chef d’état- major, Helmut von Moltke, et par son ministre de la Guerre, Erich von Falkenhayn, et le Kaiser allemand déclara la guerre à son cou- sin le Tsar de Russie. Ce samedi 1er août 1914, à 16h, tous les clochers de France sonnèrent un sinistre tocsin. La France décréta la mobilisation générale pour le lendemain dimanche. La mobilisation ne voulait pas dire la guerre. Alors comment qualifier les faits qui se déroulè- rent le 2 août 1914 et donner un tel retentissement à l’affaire de Joncherey dont il convient d’en observer le cadre de l’action ?

II - Le CaDRe De L’aCTIon Le 30 juillet, le Président de la République française, sou- cieux d’éviter une entrée en conflit, donna l’ordre aux troupes françaises, de reculer d’une dizaine de kilomètres. Le 1er août, le 11e Régiment de Dragons et un bataillon du fort du Lomont appartenant au 44e Régiment d’Infanterie de Lons-le-Saunier reculèrent sur une ligne Grandvillars-Joncherey-Delle. Le 2 août 1914, à 3 heures du matin, la 6e compagnie de ce bataillon reçoit l’ordre de se porter à Joncherey, avec mission d’interdire par des barrages, le chemin Nord vers Boron et celui de l’Est vers Faverois, qu’occuperont 4 hommes aux ordres du caporal Jules Peugeot à hauteur de la ferme Docourt. A Mulhouse, du côté allemand, se tenait depuis 1908, le « Jäger Regt-zu-Pferd Nr 5 ». Le sous-lieutenant Albert Mayer appartenait au 3e escadron. Jules André Peugeot, le Français, Albert Mayer, l’Allemand, qui sont ces hommes (A) ? Comment en arrivèrent-ils à l’appel- lation respective de premier mort de leur pays dans ce conflit qui opposa la France et l’Allemagne (B) ? Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 305

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A/ Les acteurs principaux du 2 août 1914 à Joncherey

Face à face, deux hommes, Jules et Albert, presqu’encore des enfants. Instant bref et soudain, leurs jeunes vies disparurent dans la pleine lumière du soleil dominical.

Jules, André Peugeot, naquit le dimanche 11 juin 1893, 8 rue de Dampierre à Étupes dans le Doubs. Ainsi que l’indique l’acte de décès établi à Joncherey dans le Territoire de Belfort, il mou- rut pour la France : « Le 2 août 1914, dix heures, Jules, André Peugeot, fils de Jules, Albert Peugeot, employé d’usine, âgé de 48 ans et de Francine, Marie, Frédérique Péchin son épouse, âgée de 49 ans, institutrice, demeurant ensemble à Etupes (Doubs), est décédé devant l’ennemi vers la maison Docourt Louis, à Joncherey » . De trop nombreux écrits colportèrent bien des erreurs durant un siècle. Il s’agit de Jules, André Peugeot et non d’André Peugeot. Son père, Jules, Albert Peugeot était employé d’usine chez Japy Frères à Beaucourt dans le Territoire de Belfort et non pasteur. Il naquit le 18 septembre 1865 à Vandoncourt dans le Doubs. Aussi loin que nous remontions les siècles, la localité fut le berceau constant de cette famille dont l’occupation s’avéra à dominante horlogère, comme chez Japy. Sa mère, Francine Marie Frédérique Péchin, née le mardi 8 novembre 1864, 4, rue de la Paix à Paris XVIIème, était insti- tutrice à Etupes. Ce qui explique le mariage le samedi 26 sep- tembre 1891 et la domiciliation du couple en ce lieu, enfin la naissance de Jules, André en 1893, suivie de celles de sa sœur Alice, Emilie, Francine en 1895 et de son frère Pierre, Frédéric, Henri en 1898. Fille de Pierre Frédéric Péchin, et de Marie- Anastasie Daviau, la naissance à Paris de la mère de Jules, s’explique par le fait que son père Pierre, Frédéric Péchin était militaire de carrière dans le corps d’état-major et se trouvait en garnison dans la capitale en 1864. Lui aussi combattit contre les Autrichiens, les Prussiens, les Allemands. Il fut inhumé à Etupes. Jules, André se voua à l’enseignement. Jeune instituteur de 19 ans, frais émoulu de l’Ecole Normale de Besançon, il effectua sa première rentrée scolaire en octobre 1912 au « Pissoux » sur la commune de Villers-le-Lac, à quelques kilomètres du Saut- du-Doubs. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 306

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Appelé sous les drapeaux pour une durée de trois ans le 26 novembre 1913, il fut incorporé au 44e Régiment d’Infanterie à Montbéliard. Le 1er avril 1914, il fut nommé caporal et admis, au cours de l’été suivant, à suivre les cours de formation des offi- ciers de réserve. Son unité en raison des menaces de guerre se porta à la frontière d’Alsace. Jules, André est décédé le dimanche 2 août 1914 à 10 h et non à 10 h 07. Il a été inhumé le mardi 4 août 1914 à Etupes dans le Doubs et non une première fois à Joncherey.

Albert, Otto, Walter Mayer. Il ne s’agit pas de Meyer ou de Camille Mayer, né à Illfurt. Il était sous-lieutenant et non lieu- tenant. «Leutnant » en allemand doit se traduire par sous-lieu- tenant en français. Albert, Otto, Walter Mayer naquit à Magdebourg en Saxe- Anhalt le 24 avril 1892, au numéro 3 de la Wasserstrasse et non à Illfurt en Alsace. Fils de Walter, commerçant et banquier, et non pasteur (1863-1945), de religion protestante. Et d’Hedwig Margarethe Mayer née Costenoble (1864-1944), de religion protestante. Mariés à Magdebourg en 1890. Le père, Walter Mayer était copropriétaire associé de la banque Kunkel & Mayer. Les grands parents paternels étaient Albert Mayer (mort en 1891 à Magdebourg), commerçant et courtier (fonds et change) et Anna Mayer née Fritze (1840/1906). Les grands parents maternels étaient Otto Costenoble (décédé en 1891 à Magdebourg), conseiller juridique et notaire et, Marie Costenoble née Wermuth. Les Costenoble étaient issus d’une vieille famille française huguenote émigrée en Allemagne après la révocation de l’Edit de Nantes. Jacques van Costenoble quitta sa ville natale de Bailleul (Belle) pendant les persécutions religieuses et devint citoyen de Frankenthal. L’un de ses descendants, Johann van Costenoble, s’établit à Magdebourg en 1694 à l’âge de 48 ans. Deux de ses fils eurent une descendance à Magdebourg. L’arrière grand-père d’Albert Mayer, Ludwig Wilhelm Costenoble, était pharmacien, propriétaire de la pharmacie palatine sise au numéro 10 place du vieux marché à Magdebourg, de 1822 au 1er janvier 1848. La fratrie d’Albert se composait de trois frères et sœurs, tous nés à Magdebourg : Hans, né en 1893, tombé à la bataille de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 307

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Pöhlberg dans les Flandres le 1er juillet 1917, Erika, née en 1894, décédée en 1971, Gerhard, né en 1896, mort à Berlin en 1945. Albert Mayer fréquenta le lycée du roi Guillaume à Magdebourg où il passa le bac en 1911, avant d’embrasser une carrière militaire en 1912. Au moment de sa mort, il était sous- lieutenant au 5ème régiment de chasseurs à Mulhouse en Alsace. L’acte de décès, dressé à la Mairie de Joncherey est ainsi libellé. « Le 2 août 1914, à dix heures, le lieutenant Mayer, 5echasseurs à cheval de Mulhouse, date de naissance inconnue, noms de père et mère inconnus, a été tué à l’ennemi sur le terri- toire de Joncherey, au lieu dit « Sous le rang ».

Après ce petit éclairage concernant les deux principaux acteurs, le moment semble venu, de s’intéresser au déroulement du drame humain de l’affaire.

B/ Le déroulement du drame

Au matin du 2 août, deux équipes du 44 se postèrent sur deux éminences dominant Joncherey, face aux chemins de Boron et de Faverois. En bordure de la route de Faverois, à 700 mètres environ à l’Est du village, s’élevait la maison Docourt. S’y ins- talla le poste de surveillance confié à l’escouade composée du caporal Peugeot et de quatre fantassins : Cointet Pierre, Devaux Joseph, Monnin Armand, Simon Léon. Dans la maison se trouvaient Monsieur et Madame Louis Docourt les propriétaires, Ernest 20 ans et Casimir 19 ans, leurs fils, Madame Adrienne Docourt épouse Nicolet, leur fille et la petite Fernande Nicolet, 2 ans ½, leur petite-fille, le facteur Joseph Maître, 56 ans, en service au bureau de Delle, qui venait d’apporter une lettre aux Docourt. Cointet prit son tour de garde. Le caporal et les trois autres fantassins, profitant de la présence du facteur, écrivirent à leur famille afin de lui remettre leurs correspondances. Peugeot rédi- gea deux lettres : l’une à destination de ses parents. Deux sol- dats, Bonzon et Brenet, depuis le village, leur apportèrent la soupe. Le caporal se lavait les mains avant de passer à table lorsque retentit une vive interjection : « Les Prussiens ! ». Adrienne en allant chercher de l’eau à l’extérieur, surprise par la menaçante apparition donnait l’alarme. Aux armes ! Répondait en écho l’appel de la sentinelle. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 308

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Aussitôt, le caporal et ses hommes se ruèrent à l’extérieur. Peugeot embrassa rapidement la scène. Dans le fossé en contre- bas du talus, Cointet apparemment blessé ; dans les blés à la lisière du bois des Coupes, le moutonnement des uniformes vert de gris ; mais surtout, sabre au clair, fondait sur lui, un cavalier qui répondit à ses sommations par le feu nourri de son pistolet. Le sous-lieutenant Mayer avait quitté Mulhouse la veille pour une mission de reconnaissance en territoire français. Accompagné de 6 cavaliers, Mayer passa la nuit du 1er au 2 août à Bisel, en territoire annexé, avant de franchir la frontière vers 8 heures, de traverser Réchésy, Courtelevant et Faverois d’où il déboucha deux heures plus tard, à travers champs vers la lisière du Bois des Coupes. L’officier et la sentinelle s’entra- perçurent simultanément. Le soldat donna l’alerte. Le sous-lieu- tenant franchit le fossé d’un bond, sabra le fantassin, le laissa pour mort. En réalité, bousculé par le cheval, Cointet roula dans le fossé et se tint coi contre le talus. Lancés sur leur élan, cheval et cavalier se retrouvèrent au milieu de la chaussée. Sur ce début d’échauffourée le poste français fit irruption. Le caporal prononça les sommations d’usage. Dans la précipitation et le fracas du cheval au galop, qui les entendit ? Dans un même mouvement du regard, les deux hommes se jaugèrent. Comment traduisirent-ils la nature du sentiment qui les rapprochait et que contrebalançait la force de leur antagonisme ? Jules venait d’écrire à ses parents. Albert pouvait-il ne pas se souvenir en passant la frontière, du lien le plus doux, du sang maternel qui l’unissait à cette terre ? Cette France aussi dont on l’avait exclu. A quelle aune mesurèrent-ils la farouche détermination qui disait que ni l’un ni l’autre ne cèderait ? Obéissant à quelle fébri- le destinée, en quelle rage soudain libérée, par trois fois le pis- tolet du sous-lieutenant cracha- t- il ses projectiles voués à tuer ? En position de tir debout, le doigt du caporal appuya sur la queue de détente de son fusil. Peugeot répliquait aux trois petites flammes annonciatrices de danger. La balle jaillissait du canon de son arme lorsque lui parvint le claquement des trois détonations. Si deux des coups allemands se perdirent, qui dans les pruniers de la cour, qui contre le mur de la maison, hélas, l’un des trois atteignit Jules, le traversa de part en part. Simultanément, la balle tirée par le caporal atteignit Albert à Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 309

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l’abdomen. Peugeot ébaucha quelques pas vers la ferme. Arrivé à l’appentis de protection de la porte, il se coucha dans l’entrée de la maison. Emmené par son cheval, Mayer atteint à la tête par un autre coup de fusil, s’effondra sur sa selle et chuta sur l’accotement à une centaine de mètres de la ferme. Au-delà de la chaussée, les chasseurs allemands s’égayèrent. Ils s’exposèrent ainsi aux feux des deux postes. Les Dragons alertés se lancèrent à leur poursuite. Le commandant Petitjean arriva sur ces entrefaites, fit ces- ser le feu, croyant que par méprise les fantassins tiraient sur des hussards français. Le capitaine Biget qui l’accompagnait, saisit la bride du cheval de Mayer. Se dirigeant vers la ferme, ils découvrirent le corps de l’officier allemand, puis celui du capo- ral. Inspectant le fusil de Peugeot ils virent que dans la chambre ne subsistait qu’un étui vide. L’étudiant en médecine Racle et le médecin auxiliaire Crétin firent transporter les corps dans la grange Kremer, au centre du village. Sous la surveillance du médecin major des Dragons, le docteur Libierge, les infirmiers procédèrent à la toilette des deux morts. Le praticien examina et décrivit avec précision le trajet des balles reçues. Pour Jules Peugeot il nota que le projectile pénétra dans la région deltoïdienne gauche et sortit dans la région deltoï- dienne droite. Conclusion : Blessure transversale d’une épaule à l’autre avec rupture aortique et mort presque instantanée. De fait, Jules Peugeot mourut en peu de temps, dans l’entrée de la maison. Pour Albert Mayer il détailla deux blessures : « l’une transabdo- minale médiane : - Orifice d’entrée situé à mi-partie du pubis et de 1’ombilic, sur la ligne blanche médiane. - Orifice de sortie à la région para vertébrale droite, au-dessous de la dixième côte et à trois tra- vers de doigt des crêtes vertébrales ; l’autre transcranienne : - Orifice d’entrée à l’angle interne de l’œil gauche…Orifice de sor- tie à la région temporo.supéro.occipitale droite ». Depuis, se posait la question de savoir quel projectile provoqua la mort du cava- lier. Nous avons confié le problème à un expert du 21e siècle, le docteur Walter Vorhauer médecin légiste anatomo-pathologiste, expert près la Cour de Cassation. Observons ses conclusions, diapositives à l’appui. « Lésions balistiques abdominales. Trajectoire du projectile : de gauche à droite, d’avant en arrière et de bas en haut, provoquant Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 310

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une transfixion de viscères intra-abdominaux : l’examen de 3 plans de coupes horizontales traversées par le projectile (en 4ème vertèbre lombaire, 1ère lombaire et 11ème thoracique) montre qu’au moins les structures anatomiques suivantes sont lésées. Ces lésions sont au minimum à l’origine d’hémorragies intra abdominales massives, d’inondation péritonéale par le contenu intestinal, de perforation hépatique, diaphragmatique et pleuro-pulmonaire droite. Les lésions sont au dessus de toute ressource chirurgicale et provoquent la mort en quelques dizaines de minutes ». «Lésions balistiques crâniennes. Trajectoire du projectile : de gauche à droite, d’avant en arrière et de bas en haut, provoquant une transfixion des structures cérébrales : frontale gauche, puis temporale et occipitale droite. L’absence d’atteinte directe des structures cérébrales médianes (noyaux gris), et surtout de la fosse postérieure (ponto-bulbaire) sièges des commandes neuro- végétatives (centres cardio-vasculaires, respiratoires, substance réticulée d’éveil), est en faveur d’une perte de conscience, mais sans décès immédiat. En d’autres termes la lésion balistique n’est pas immédiatement mortelle, mais demeure de pronostic létal à court ou moyen terme (quelques heures à peu de jours) ». Nous pouvons donc admettre aujourd’hui, la thèse selon laquelle les deux protagonistes s’entretuèrent. Le capitaine Biget fit installer une garde d’honneur qui veilla sur les deux premières victimes militaires d’un conflit dont on ignorait encore le nom. La guerre ne sera déclarée par l’Allemagne à la France, que le lendemain 3 août 1914. Par là même, se révé- lait toute la dimension de l’affaire aux yeux du monde.

III - PoRTÉe De L’aFFaIRe Si la dimension du drame, vu sous un angle strictement humain, ne souffre d’aucune contestation, l’affaire s’inscrit cepen- dant dans une portée qui dépassa infiniment le cadre local. En effet, la pratique internationale de l’époque s’imprégnait encore fortement du «jus publicum europaeum » ou droit des gens européens, principe érigé par les Traités de Westphalie de 1648 qu’avait rappelé en les renforçant le congrès de Vienne en 1814- 1815, en posant le principe nouveau d’un ordre étatique stable, fondé sur le « Concert européen ». La concertation (ou ordre de Vienne) alimentée par des « conférences » devait permettre le maintien de la paix. Il n’était donc pas anodin qu’une troupe Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 311

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appartenant à l’une des puissances signataires pénétra sur le ter- ritoire d’une autre puissance signataire, attaqua un poste de garde, tua le chef commandant cette troupe, sans qu’une déclara- tion de guerre préalable n’eut été officiellement signifiée. Soudain, telle la fulgurance de l’éclair annonciateur d’orage, le temps de quelques coups de feu, l’affaire de Joncherey revêtit, sur la scène internationale, une importance juridique particulière (A). De même, les conséquences pour les différents acteurs (B), proches ou plus lointains, se révélèrent d’une amplitude sans commune mesure comparée à la cause qui les fit naître.

A/ Importance juridique

Cette importance trouve sa clé dans la qualification de l’af- faire. Aussi semble-t-il nécessaire de se poser un certain nombre de questions. Le fait était-il un acte de guerre ? Dans l’arbre des causes cet acte s’intégrait-il à la parfaite symétrie entre Etats ainsi qu’à la cause juste du principe westphalien ? S’inscrivait-il dans le sens souhaité par les conférences internationales de la paix organisées à La Haye en 1899 et 1907, qui introduisaient en droit international le concept de légitime défense parallèle- ment à l’interdiction du recours à la force armée, dont il était la contrepartie ? Quoique les courriers diplomatiques puissent nous permettre de bâtir certaines théories, elles demeureraient dans le domaine de l’hypothèse, tant il ne faut pas attacher une valeur excessive à ces échanges habiles à dissimuler les véri- tables pensées. In fine, il convient de nous pencher sur la maté- rialité des éléments. Dans son entreprise de fabrication de déclaration de guerre, l’Allemagne accabla la France d’une multitude de griefs. En un laps de temps très court, nous pouvons relever une quinzaine d’incriminations d’une invraisemblable fantaisie mettant en cause des avions, un dirigeable, des automobiles chargées de millions or, de médecins empoisonnant les puits de Metz avec des bacilles de choléra … Nous pourrions ainsi égrainer chacu- ne des allégations et apporter la preuve de leur duplicité. A ces prétextes éhontés, il convient d’ajouter les pressions infligées au Luxembourg, envahi le 2 août, et l’ultimatum à la Belgique, dont la neutralité sera violée le 4. L’Allemagne, garante de ces neu- tralités, méconnaîtra sans état d’âme ses engagements interna- tionaux. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 312

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L’Allemagne dénonçait de nombreuses violations de frontière. Certes, mais ironie mise à part, commises par des troupes alle- mandes. Par exemple le coup de main à Suarce où un escadron du 22e Dragon de Mulhouse emmena 10 habitants. Devant leur refus de déclarer avoir été pris en territoire alsacien, ils furent internés à Villingen dans le Wurtemberg. Voelin Edouard, 58 ans et Fleury Célestin, 54 ans, décéderont en captivité. Ou à Reppe où l’une des patrouilles de ce même 22e Dragon se heurta aux douaniers français, leur abandonnant un prisonnier, « un Badois nommé Reichmann ». Pour graves que furent les exemples précités, l’affaire de Joncherey se présenta comme le fait juridique majeur de l’agression coupable de l’Allemagne contre la France. Souvenons-nous que selon les actes du registre d’Etat-civil de la commune, le drame trouva son point d’orgue le dimanche 2 août 1914, à 10h00. Rappelons-nous que l’Allemagne remit sa déclaration de guerre à la France, le 3 août 1914 à 18h45, soit 32 heures et 45 minutes plus tard. Contrairement aux autres « incidents », nous avions là deux morts, décédés dans les circonstances que nous savons, en territoire français, loin de la frontière. L’Empire s’enferra dans son embrouillamini de fausses nouvelles, y compris son Chancelier Bethmann- Hollweg qui les servit au Reichstag le 4 août après-midi. Mais il osa avouer du bout des lèvres : « Des griefs français au sujet de violations de frontières de notre part, on n’en peut admettre qu’un seul. Malgré l’ordre formel, une patrouille du XIVe corps d’armée, apparemment conduite par un officier a, le 2 août, franchi la frontière. Il semble qu’elle ait été anéantie. Un seul homme est revenu ». Le Chancelier reconnaissait le caractère exceptionnel de l’af- faire de Joncherey. Mais comment les âmes bien nées ne regar- deraient-elles pas désolées, le manque de considération accordé à ce jeune officier de l’armée impériale qui portait tout-à-coup, l’entière responsabilité des griefs français au sujet des violations de frontières. « Malgré l’ordre formel ». Quel peu de cas pour les autres membres de la patrouille : « Il semble qu’elle ait été anéantie ». Ne sentons-nous pas dans cette apparente désinvol- ture, l’attitude de l’un des dirigeants à l’origine d’un conflit dont la maîtrise semblait déjà lui échapper ? De quelles conséquences cet affrontement frappa-t-il les différents acteurs ? Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 313

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B/ Conséquences pour les acteurs

En premier lieu nous intéressent les acteurs directement concernés par le drame lui-même. Puis, posé le cercle immédiat, les déclencheurs liant les éléments entre eux commanderont d’investiguer quelque peu au-delà et, aussitôt, adviendra le besoin de connaître plus largement le destin de chacun des pro- tagonistes.

Le corps du caporal Peugeot fut rendu à sa famille. Ses obsèques se déroulèrent à Etupes, le 4 août à 14 heures. Le maire, Monsieur Emile Beley et le Révérend Pasteur Poivez pro- noncèrent l’éloge funèbre, suivi d’une inhumation dans la tombe familiale. Les obsèques du Sous-lieutenant Albert Mayer s’effectuèrent conformément aux honneurs dus à son état. Il fut inhumé au cimetière de Joncherey le 3 août. Depuis les années 1920, son corps repose dans le cimetière militaire à Illfurth. Le tourbillon de la guerre emmena bientôt les compagnons de Peugeot sous d’autres cieux. Les Chasseurs allemands connu- rent des destins divers. L’un parvint à rejoindre Mulhouse, un autre se constitua prisonnier en Suisse, les autres furent cap- turés par les Français. En amont du drame du 2 août, se déroula celui du 28 juin à Sarajevo. L’instigateur officiellement reconnu «Apis » fut arrêté, reconnu coupable de trahison, condamné à mort et fusillé le 26 juin 1917. La grande majorité des acteurs de l’attentat furent arrêtés. Leur procès s’ouvrit à Sarajevo, le 12 octobre 1914. Le jeune âge du tireur Gavrilo Princip, lui évita la potence. Condamné à 20 ans d’emprisonnement, il fut incarcéré à la citadelle de Theresienstadt. Déjà atteint par la maladie en juin 1914, il mourra à 24 ans, de tuberculose osseuse et des glandes lympha- tiques. Exhumé en 1920, avec ses camarades il fut ré-inhumé à Sarajevo. Nikola Pašić, premier ministre de Serbie, se maintint au pou- voir. Il sera nommé encore plusieurs fois premier ministre jus- qu’en 1926, année où il mourut d’une crise cardiaque à Belgrade. En conflit ouvert avec les hauts responsables du commande- ment de l’armée allemande, Theobald von Bethmann-Hollweg, chancelier allemand démissionna en 1917. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 314

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Dans le premier tome de son livre : « Réflexions sur la guerre mondiale » il écrira : « Nous sommes donc les fautifs, mais seule une faute collective a pu mener à la catastrophe mondiale ». Une pneumonie l’emporta début 1921. Léopold von Berchtold ministre des affaires étrangères d’Autriche-Hongrie, qui persuada l’empereur de déclarer la guerre, dut démissionner le 31 janvier 1915. Il s’éteindra le 21 novembre 1942 à Peresznye, en Hongrie. Paradoxalement, Istvan Tisza, 1er ministre président de Hongrie jusqu’au 15 juin 1917, fut sommairement exécuté à l’âge de 57 ans, à Budapest, par un conseil de soldats le 30 octobre 1918 pendant la Révolution des Asters, accusé injustement d’être l’un des responsables de la Première Guerre mondiale. En Autriche-Hongrie, le vieil empereur âgé de 86 ans, décé- da le 21 novembre 1916. Aussitôt couronné, Charles Ier s’évertua sans succès à la conclusion d’une paix séparée avec les puis- sances de l’Entente. Exilé sur l’ile de Madère, il mourut dans la pauvreté, d’une pneumonie le 1er avril 1922. L’Empire d’Autriche-Hongrie sera démembré, créant ainsi un déséquilibre dont l’Europe ne tardera pas à pâtir après le calamiteux traité de Versailles de 1919. En Allemagne, après le retrait du chancelier Bethmann- Hollweg en 1917, Hindenburg et Ludendorff s’imposèrent. Ainsi, afin de transférer un grand nombre de divisions du front Est vers le front Ouest, ils n’hésitèrent pas à organiser le retour de Lénine en Russie. Il en résulta le traité de Brest-Litovsk qui permit à l’Allemagne de lancer la vaste offensive du printemps 1918. Le Kaiser abdiqua le 9 novembre 1918. Il se réfugia à Doorn aux Pays-Bas où il trépassa à l’âge de 82 ans, le 4 juin 1941.

Du 2 août 1914 et bien au-delà du 11 novembre 1918 nous pouvons mesurer l’immensité de la portée de cette journée. Sa portée juridique certes nous importe, mais la suite du drame humain de Joncherey nous afflige infiniment plus. Parmi les malheurs des hommes, elle demeurera à jamais gravée dans les esprits, dans les cœurs.

ConCLUSIon

Une souscription lancée au lendemain de l’affaire de Joncherey, permit d’ériger, après la Première Guerre Mondiale, Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 315

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un monument sur les lieux du drame. Inauguré le 16 juillet 1922, détruit sous l’occupation allemande le 17 juillet 1940, il fut reconstruit et inauguré le 20 septembre 1959. Dans sa brève his- toire, ce monument n’évoque-t-il pas soudain un résumé, une image éminemment accablante de l’absurde stérilité des préten- tions humaines ? Pèlerins qui un jour nous recueillerons en cet endroit, souve- nons-nous de la grandeur de Jules André Peugeot, 21 ans, défen- dant son pays à bon droit, de l’abnégation, acceptation vaillante de la servitude militaire d’Albert Mayer, 22 ans, obéissant aux ordres reçus. Avec eux nous venons de brosser, la situation d’une époque certes de manière non exhaustive, mais oh combien triste de notre Histoire. Nous retiendrons la montée des tensions qui acculèrent les Etats à la guerre. Nous nous souviendrons aussi des mensonges, des manipulations, des idéologies assassines. Nous abonderons alors certainement à la déclaration d’Hiram Warren Johnson « La première victime d’une guerre c’est la vérité ». Et de nous poser encore une multitude de questions. Nous avons suivi le déroulement, sur le sol français, d’une affaire hors du commun. Acte avant guerre, d’une guerre déclarée le lendemain de l’affaire. Le 44e RI se trouva ainsi en avant-première ligne. Très rapidement, le drame tel qu’il se déroula à Joncherey se répéta tant et tant de fois pour ce valeu- reux régiment : Dannemarie, Ballersdorf, Altkirch, Mulhouse, l’Ourcq, la Marne, l’attaque de Jonchery-sur-Suippes au cours de laquelle, le 44 déplora la perte de son chef de corps, de ses trois chefs de bataillon et de quarante de ses officiers. Puis arri- veront les batailles de Hem, Bouchavesnes, ou encore Verdun, la Somme … Ainsi que l’attestent les citations obtenues, le 44 aura bien mérité sa place au sein de la division des as. Des millions de morts et de blessés plus tard, le caporal clairon Pierre Sellier, de Beaucourt, commune du territoire de Belfort, sonna le premier cessez-le-feu, le 7 novembre 1918, à 20 heures 20. En forêt de Compiègne, deux trains, celui du Maréchal Foch et celui des plénipotentiaires allemands, garés sur deux tronçons de voies ayant leur origine dans la station de Rethondes, seront reliés par un caillebotis. À onze heures, le onze novembre 1918, le cessez-le-feu retentira sur toute la ligne de front. Hélas, « La guerre pour finir toutes les guerres », « La der des ders » ne le fut pas ! Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 316

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Victor Hugo écrivit : « Les événements s’écoulent, les yeux qui les ont vus se ferment, les traditions s’éteignent avec les ans comme un feu que l’on a point recueilli ; et qui pourrait ensuite pénétrer le secret des siècles ? ». 2 août 1914, 2 août 2014, soit un siècle plus tard, les descendants collatéraux des familles de Jules André Peugeot et d’Albert Mayer mêlèrent symbolique- ment la terre des tombes de leur parent en une urne scellée dans le monument de Joncherey. Gageons que cette fois « le feu » aura été « recueilli » et que nul ne l’éteindra. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 317

IN MEMORIAM

Hommage de Mme le Président Marie-Dominique Joubert aux Académiciens disparus

Séance publique du 20 novembre 2013 Salle du Conseil Municipal, Hôtel de Ville de Besançon

Monsieur Jean-Pierre Govignaux, adjoint délégué à la culture représentant Monsieur Jean-Louis Fousseret, maire de Besançon, Président de la Communauté d’Agglomération du Grand Besançon, académicien directeur-né que nous remercions vivement de mettre à notre disposition cette belle salle du Conseil Municipal afin de tenir notre réunion, Monsieur le chanoine Gaspard nyault notre confrère, représentant Monseigneur Jean-Luc Bouilleret, académicien directeur-né, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Mesdames et Messieurs les Académiciens, chers confrères, Mesdames, Messieurs, j’ai égale- ment à vous transmettre les regrets de Monsieur Stéphane Fratacci, Préfet de la Région Franche-Comté, Préfet du Doubs, de Madame Marie-Guite Dufay, Président du Conseil Régional de Franche-Comté, de Monsieur le Sénateur Claude Jeannerot, Président du Conseil Général du Doubs, du Général Marcel Druart, Commandant d’armes de la place de Besançon, tous académiciens-directeurs nés, qui, retenus par leurs obliga- tions, n’ont pu se libérer pour assister à cette manifestation. Lors de la séance publique d’automne, il est de tradition pour notre Compagnie d’évoquer le souvenir de ses membres disparus pendant les mois écoulés. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 318

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Nous souhaiterions voir cette liste réduite mais, malheureu- sement, cette année encore, nous avons à déplorer la perte de plusieurs de nos confrères.

En premier, nous nous souviendrons de Monsieur Charles- Henri LeRCH, décédé le 22 janvier 2011, dont nous n’avons appris le décès que tardivement. Charles-Henri Lerch, archiviste paléographe et conservateur général honoraire aux Archives nationales, est né le 4 juillet 1929 dans une famille protestante de négociants en café. Après des études classiques, il intègre la prestigieuse Ecole des Chartes dont il sort diplômé en 1955 après avoir soutenu une thèse sur Le cardinal de la Grange, sa vie et son rôle politique jusqu’à la mort de Charles V (1350-1380), sujet qui l’a conduit à effectuer de longues recherches jusqu’aux archives du Vatican. Nommé Directeur des Archives départementales de Haute- Saône en 1955, il y demeurera jusqu’en 1973. C’est sous sa direc- tion qu’eut lieu le chantier de construction du nouveau bâtiment des Archives sur le site actuel, au flanc de La Motte, bâtiment inauguré en 1964. Après la Haute-Saône, il est à la tête des Archives départementales de Seine-et-Marne qu’il dirigera jus- qu’en 1980. Appelé ensuite à la direction des Archives départe- mentales du Calvados, il y demeure jusqu’en 1991 avant de rejoindre les Archives nationales comme directeur de la biblio- thèque historique. Auteur de plusieurs publications remarquées, conservateur des Antiquités et Objets d’Art de Haute-Saône, il avait été à l’origine d’une exposition sur l’art ancien de Haute-Saône. Il s’était aussi consacré à l’étude de l’histoire de l’orfèvrerie en Franche-Comté, ce qui lui permit de rencontrer son épouse, Solange Brault dont le père était responsable de l’usine de pape- terie de Geneuille, rattachée à l’entreprise Outhenin-Chalandre. Solange Brault, spécialiste des poinçons d’orfèvres, était cher- cheur au CNRS, détachée au département des objets d’art du musée du Louvre. C’était l’une des meilleures spécialistes de l’orfèvrerie française des XVIIème et XVIIIème siècles. Charles- Henri LERCH collabora aux recherches de son épouse pour la publication du Dictionnaire des orfèvres de Franche-Comté, ouvrage fondamental. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 319

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Monsieur et Madame LERCH ont fait don d’une partie de leur collection composée de pièces d’orfèvrerie, d’objets d’horlo- gerie, de monnaies et de médailles, au musée du Louvre qui en a fait un dépôt au musée des Beaux-Arts de Besançon. Monsieur Charles-Henri LERCH était Chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques, Chevalier dans l’Ordre national du Mérite, Commandeur des Arts et Lettres. Il était membre associé correspondant de notre académie depuis 1967.

Le Docteur etienne VeRnIeR est décédé le 17 décembre 2012 à l’âge de 90 ans, à Baie Mahault à la Guadeloupe. Le Docteur Vernier était originaire de Haute-Saône, ses obsèques ont eu lieu à Brotte-lès-Luxeuil en janvier. Le Docteur Etienne Vernier avait dirigé le centre de soins des Tilleroyes. Il s’était engagé au service de la Ligue contre le Cancer dont il fut un temps président pour la Franche-Comté. Le Docteur Etienne Vernier était chevalier dans l’Ordre national du Mérite. Il était membre associé correspondant de notre académie depuis 1969.

Le Professeur Jean PeRRoT, archéologue spécialiste de la préhistoire du Proche et du Moyen-Orient, nous a quittés à la fin de l’année dernière, le 24 décembre 2012. Franc-Comtois, il est né le 10 juin 1920 à Landresse dans le Doubs. Après des études classiques, Jean Perrot entre à l’Ecole du Louvre où il est l’élève de René Dussaud et d’André Parrot, spé- cialistes de l’archéologie syrienne. Son diplôme en poche, obte- nant l’une des deux bourses attribuées sur désignation de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par la toute nou- velle Direction générale des relations culturelles (DGRC) du Quai d’Orsay, il est envoyé à l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem. En 1946, il entre au CNRS. Il y demeurera comme Directeur de Recherche jusqu’en 1989. Dés 1950, le Professeur Perrot a été directeur de missions archéologiques en Israël, Turquie, Chypre, Iran, animant la recherche au niveau international. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 320

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En 1952, Il crée la Mission permanente du CNRS en Israël, premier centre du CNRS créé à l’étranger, devenu depuis le CRFJ (Centre de recherche français à Jérusalem) qu’il a dirigé jusqu’en 1992.

En 1957 il est nommé Directeur de la Délégation Archéologique en Iran. En charge de la Mission archéologique française de Suse de 1968 à 1979, amené à prendre des mesures de sauvegarde des vestiges de la période achéménide (VIème-IVème siècle avant J-C), il a repris l’exploration des ruines du palais de Darius, avec le soutien et les encouragements des autorités gou- vernementales et la participation d’archéologues et techniciens du Centre iranien de recherche archéologique et du Musée national de Téhéran En 1989, il fonde le Centre de recherche français de Jérusalem dont il prend tout naturellement la direction. Il est également le fondateur de la revue du CNRS « Paléorient » et directeur des Cahiers de La DAFI (Délégation Archéologique Française en Iran), des Cahiers du CNRS, des Mémoires du CRFJ, et conseiller des Editions Faton pour les Dossiers d’Archéologie. Membre correspondant de l’Institut, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres depuis 1965, membre de l’American Philosophical Society, de l’Institut allemand d’Archéologie et de la Société Royale des Sciences de Liège. Chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques Chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur, Commandeur dans l’Ordre national du Mérite. Il était membre associé correspondant de notre académie depuis 1960.

Le Professeur Lucien RUMBaCH est décédé le 7 février 2013. Chef de Service de Neurologie au CHU de Besançon, il s’é- tait engagé depuis de nombreuses années dans la lutte contre la sclérose en plaques. Né le 1er janvier 1951 à Ensisheim, il commence en 1969 ses études de médecine à la Faculté de Strasbourg. En octobre 1978, il soutient une maîtrise de Biologie humai- ne, mention neurochimie avant d’obtenir en 1980 le diplôme d’Etat de Docteur en médecine, après avoir soutenu une thèse Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 321

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sur Les protéines du liquide céphalorachidien. Intérêt et limites du bilan immunitaire en neurologie. Nommé Chef de Clinique à la Faculté de Médecine de Strasbourg, il poursuit ses recherches au sein du laboratoire de neurochimie de Strasbourg (CNRS, INSERM) et valide plusieurs certificats dans les laboratoires du docteur A. Waksmann et du profes- seur Karli. Il collabore également à l’Institut de Biophysique de la Faculté de Médecine de Strasbourg. En 1989, il est reçu au Doctorat d’Etat en Biologie humaine dans la discipline bio- chimie, mention neurochimie. C’est en octobre 1990 qu’il rejoint la Faculté de Médecine de Besançon en tant que Professeur. Exerçant différentes responsabilités, de 1998 à 2002, il a ainsi la charge de Coordinateur interrégional du DES-DIS de Neurologie pour la Région Est et, de 1999 à 2004, il est membre du Collège des enseignants de Neurologie, représentant de l’in- ter-région Est. Atteint par la maladie, il a continué jusqu’aux derniers ins- tants à soutenir son service. Mais, mieux que nous ne saurions le faire, nous préférons laisser aux membres de son équipe hos- pitalière le soin d’évoquer la personnalité du Professeur Rumbach, en reprenant les termes de la lettre qu’ils nous ont adressée : « Attachant, humain, plein d’humour, toujours disponible, il était la simplicité même. Il ne recherchait aucun honneur et don- nait à tous l’envie d’aller chercher en eux le meilleur afin de faire progresser son service vers un accompagnement personnalisé des patients. Pensant toujours aux autres avant lui-même, ses prin- cipales préoccupations : les patients, son équipe et la recherche. Nous avons perdu un Grand Patron. » Appartenant à de nombreuses Sociétés Savantes, le Professeur Lucien Rumbach était, entre autres, membre titulai- re de la Société Française de Neurologie, membre titulaire du Conseil Scientifique de la Société de neurophysiologie clinique de Langue Française, correspondant de l’American Academy of Neurology, membre fondateur de la Fédération Française de neurologie et membre du Conseil Scientifique du Concours d’Internat de Médecine. Le Professeur Lucien Rumbach était membre associé correspondant de notre académie depuis 2011. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 322

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Monsieur alain PLanTeY est décédé le 3 mars 2013 à Paris. Né le 19 juillet 1924, à Mulhouse, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques dont il avait été aussi Président, ancien Président de l’Institut, il était Président d’honneur de la Conférence Nationale des Académies. Entré très jeune dans la Résistance dans le réseau OCM (orga- nisation civile et militaire), il évoque dans le discours prononcé à l’Institut le 8 décembre 2003, le jour de son jubilé, avec la spon- tanéité et la vivacité d’esprit qui lui étaient familières, le moment précis de son engagement, à la fois dans le mouvement de Résistance mais aussi dans le Gaullisme, avec un attachement et une ferveur qui devaient guider toute sa vie : « Le 19 juin 1940, à Bordeaux, en gare Saint-Jean, arrivaient des trains entiers de familles réfugiées… Je m’y trouvais. Soudain un grand gaillard s’écria « mais la guerre n’est pas finie, c’est un général français qui l’a dit hier à la radio de Londres, il veut continuer à se battre. » Natif d’Alsace, je ne pouvais accepter notre défaite devant l’Allemagne nazie. Comme je me tournais vers lui, il me dit « devi- ne comment qu’il (sic) s’appelle ? Il s’appelle De Gaulle » Dans l’âme du lycéen de quinze ans que j’étais, cette annonce a provo- qué comme une illumination. Une certitude m’apparut : ce nom n’était pas celui d’un vaincu, il était porteur de salut, porteur de victoire. Le 19 juin 1940, presque religieusement, je suis entré en gaullisme. Je n’en suis jamais sorti. » A la Libération, Alain Plantey entreprend à Bordeaux des études de Lettres et de Droit, qu’il achèvera à Paris en soute- nant une thèse de doctorat intitulée La Réforme de la justice marocaine, la justice makhzen et la justice berbère. Après deux années passées à l’ENA dont il sort diplômé en 1949, il entre au Conseil d’Etat. En 1959, il collabore à la rédac- tion de la nouvelle Constitution. Le Général de Gaulle l’appelle alors à l’Elysée comme Conseiller à la Présidence de la Communauté puis adjoint au secrétaire général à la Présidence de la République pour les affaires africaines et malgaches. Poste qu’il occupe de 1961 à 1967. Avec le Président René Cassin, il fonde, en 1964, l’Institut International de Droit d’Expression Française (IDEF) dont il est par la suite élu Président d’honneur. En 1967, il est nommé ambassadeur de France à Madagascar, avec qualité de Haut Représentant (défense dans l’océan Indien). Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 323

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De retour en France en 1972, il devient chef du secrétariat international puis vice-président du Comité permanent des armements, responsable du siège parisien de l’Union de l’Europe occidentale, fonction qu’il occupera jusqu’en 1982. Conseiller d’Etat en 1974, il préside la commission de recours de l’Agence internationale de coopération culturelle et tech- nique. En 1988, il est élu président de la Cour internationale d’arbitrage par le conseil de la Chambre de commerce interna- tionale, fonction qu’il occupe jusqu’en 1997. Parallèlement à cette carrière, Alain Plantey a toujours consacré une large part de son activité à l’enseignement : cours et conférences à l’ENA, à l’Ecole polytechnique, à l’IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale), à l’Ecole supérieure de Guerre, aux facultés de droit de Paris et de pro- vince, à l’Institut d’études politiques de l’Université de Paris, à l’Institut international d’administration publique et dans divers établissements administratifs et institutions militaires. Il a enfin donné de nombreux cours ou conférences dans plusieurs institutions étrangères, en Europe occidentale, au Canada, au Brésil, au Vietnam, au Cambodge, au Maroc, en Grèce, en Hongrie, en Chine, au Mali, en Algérie, à Berlin, en Guinée, en Bulgarie, en Pologne, en Syrie, au Liban et en Turquie. Alain Plantey était membre du Comité d’Etudes de Défense Nationale et du comité directeur de la revue Défense nationale et membre des Comités de rédaction de la Revue administrati- ve, de la revue Indépendance et coopération, de la Revue de droit international privé (Clunet) et du recueil Penant. Il était admi- nistrateur de la Fondation Charles De Gaulle, Président du jury du prix «Espoir». Lorsque l’Académie de Besançon a présidé la CNA en 2002- 2003, les membres du Bureau que nous formions autour du Professeur Woronoff ont eu le privilège de rencontrer régulière- ment Monsieur Alain Plantey lors des réunions de travail à l’Institut. Nous gardons le souvenir d’un homme d’une exquise courtoisie et d’une gentillesse extrême, ayant le sens de l’hu- mour. Pour le deuxième numéro de La Lettre des Académies que nous avons créée à l’instigation de notre président le Professeur Woronoff et dont j’étais le rédacteur, j’avais demandé un texte pour la première de couverture à M. Plantey. En voici un Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 324

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extrait définissant parfaitement la mission de nos Académies telle qu’il l’entendait : « La vocation culturelle de la France n’est pas d‘être une excep- tion mais un modèle – dont bien des pays admettent la qualité et la pertinence – dans un monde profondément divisé dans le domaine des idéaux… Autour de l’Institut de France, notre Conférence et chacune des Académies qu’elle regroupe portent une partie de la responsabilité du destin de notre civilisation.» Grand officier dans l’Ordre de la Légion d ’Honneur. Officier dans l’Ordre des Palmes académiques, Commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres, Croix du combattant volontaire, Grand Croix de l’Ordre National Malgache, Grand Officier dans l’Ordre de l’Etoile Equatoriale Grand Officier dans l’Ordre National Ivoirien. Titulaire des ordres nationaux de nombreux autres pays, notamment d’expression française. Monsieur alain Plantey était membre d’honneur de notre académie depuis 2004.

Monseigneur Paul HUoT-PLeURoUX est décédé le 15 avril 2013. Ses obsèques ont été célébrées le 19 avril en l’église Saint-Pierre de Besançon. Né à Sancey-le-Grand, le 5 décembre 1922, Le Père Huot- Pleuroux fut ordonné prêtre en 1948. Poursuivant ses études à Paris, il soutient un doctorat d’histoire à la Sorbonne, tout en suivant une formation musicale à l’Institut Catholique, qui lui permettra de devenir maître de chapelle. Revenu en Franche-Comté de 1951 à 1959, il exerce comme professeur d’histoire au Grand Séminaire. Appelé à Paris, il est nommé aumônier national de l’Union catholique des Services de Santé et aumônier de l’Action catholique des milieux sanitaires et sociaux. En 1966, de retour à Besançon, il s’investit dans la formation permanente du clergé. Trois ans plus tard, en 1969, à la deman- de du cardinal Marty, il rejoint Monseigneur Etchegaray alors Secrétaire des Evêques de France. Nommé porte-parole de l’épi- scopat, il est chargé de 1969 à 1971 du Service de l’Opinion publique. Et lorsque Monseigneur Etchegaray est nommé à Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 325

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Marseille, c’est le Père Huot-Pleuroux qui lui succède au poste de Secrétaire des Evêques de France jusqu’en 1977. Tout en assumant une charge de Vicaire Général à Besançon, Monseigneur Huot-Pleuroux va désormais poursuivre une car- rière internationale. D’abord à Saint-Gall en Suisse, où il est co- secrétaire du Conseil des Conférences Episcopales d’Europe (CCEE), puis, en 1980 à Bruxelles, lors de la fondation de la Commission des Episcopats (COMECE) dont il devient le pre- mier Secrétaire Général, poste qu’il occupe jusqu’en 1989. En 1990, il est nommé à la tête du Centre diocésain d’infor- mation et crée « Radio Horizon » qui deviendra RCF-Besançon. Il assumera cette fonction jusqu’en 1998. Il est élu président de la Conférence Européenne des radios chrétiennes (CERC). Après la fin de son mandat, il a continué à promouvoir l’Europe à travers des rubriques quotidiennes sur l’Europe entre 1998 et 2010 à la Radio Chrétienne RCF. La retranscription des 270 émissions diffusées par RCF durant ces années a été publiée (en 2 tomes) par la COMECE sous le titre L’Europe qui se construit. Réunis en Assemblée Plénière, les évêques de France lui ont rendu hommage le 16 avril, au lendemain de son décès. Monseigneur Huot-Pleuroux était Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’Honneur. Il avait été élu membre d’honneur de notre académie en 1996.

Le Professeur Richard MoReaU est décédé le 18 avril 2013 à Besançon où il était né le 13 août 1932 et où il débuta sa carrière universitaire. En 1955, il soutient une thèse de Doctorat à la faculté de Pharmacie de Nancy tout en préparant en parallèle une licence de Sciences naturelles, obtenue à Besançon en 1956. L’année suivante on lui décerne la médaille de la Société Nationale d’Acclimatation et de Protection de la Nature. De 1956 à 1962, d’abord Assistant, il est Chef de Travaux délégué et simultanément chargé de cours de Botanique et de Cryptogamie puis de Bactériologie à l’Ecole nationale de méde- cine et de pharmacie de Besançon. Nommé Pharmacien-chef du Centre Hospitalier et Universitaire de Saint-Etienne en 1967, il en assume la charge Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 326

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jusqu’en 1974, donnant parallèlement des cours de Biologie végétale en tant que Maître de Conférences agrégé à la Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie de Lyon et des cours de Biogéographie et d’Ecologie à l’Université de Saint-Etienne puis, à partir de 1974, des cours de d’Ecologie et Microbiologie à l’Université de Tours. En 1973, il avait reçu la Grande Médaille de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences. En 1977, il est nommé Professeur de Microbiologie appliquée à l’Université de Paris XII. Microbiologiste, ses recherches dans le domaine des micro- organismes du sol lui valurent d’être associé à la vie de l’Institut Pasteur. Ancien élève du Grand Cours, il avait été élu à l’Assemblée de l’Institut Pasteur. Il est par ailleurs l’auteur de plusieurs ouvrages et d’articles sur Louis Pasteur. Agrégé des Facultés de Médecine et de Pharmacie en 1969 (Lyon), lauréat de l’Académie des Sciences, correspondant natio- nal de l’Académie d’Agriculture de France, il était également officier de réserve de la Marine Nationale. Il a laissé son nom à une variété de la gentiane de Bavière : Gentiana bavarica var. nov. toepfferi Leiris & Moreau, découverte aux abords du col d’Anterne (Haute-Savoie) Le Professeur Richard Moreau était directeur des collec- tions Acteurs de la science (avec Claude Brezinski), Ethique et pratique médicale (avec Roger Teyssou), Biologie, écologie, agro- nomie ainsi que Religions et spiritualité (avec André Thayse) aux éditions de l’Harmattan. 1992 Prix Foulon de l’Académie des Sciences pour l’ensemble de ses travaux d’Ecologie microbienne. 2010 Médaille Winogradsky de l’Institut Pasteur de Saint- Petersbourg. Chevalier dans l’Ordre National du Mérite, il avait été élu membre associé correspondant de notre Académie en 1969 et titulaire en 1994. En 2010, il a donné sa démission de notre Compagnie afin, écrivit-il, de « libérer un poste pour quelqu’un de plus jeune ».

Monsieur Jean-Claude DUBoS est décédé le 14 juillet 2013. Il est né le 12 juin 1935 à Arques-la-Bataille dans la Seine inférieure. Après des études classiques, ancien élève de l’Ecole Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 327

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des Chartes, il est d’abord, en 1966, chargé de mission auprès des Bibliothèques Municipales de Cambrai et Châlons-sur- Marne, avant d’être nommé Directeur de la Bibliothèque Populaire de Besançon, poste qu’il occupera vingt ans, jusqu’en 1986, date à laquelle il intègre la Médiathèque Pierre Bayle. Il y exercera la fonction de bibliothécaire jusqu’en 1998. Spécialiste de l’histoire du Fouriérisme, il s’intéresse plus particulièrement à l’Histoire littéraire du XIXe siècle. Il était secrétaire de l’Association des Etudes Fouriéristes et Cahiers Charles Fourier. Monsieur Jean-Claude DUBOS publie plusieurs recueils de poésie dont, en 1979, un recueil remarqué par la critique, inti- tulé Pour exprimer l’Eternité. Collaborant à de nombreuses revues de sociétés savantes, il laisse une vingtaine d’articles concernant Charles Fourrier, Victor Considérant ou Clarisse Vigoureux. M. Jean-Claude Dubos était membre associé corres- pondant de l’académie depuis décembre 1990.

Le Professeur Jean-Blaise GRIZe est décédé le 3 août 2013 dans sa 92ème année. Fils de Jean, directeur d’école, et de Louise Dällenbach, il déménage avec sa famille dans le canton de Neuchâtel, en Suisse. Il suit des études de mathématiques aux universités de Neuchâtelet et de Louvain et soutient son doctorat en 1954 à l’Université de Neuchâtel (Essai sur le rôle du temps en analyse mathématique classique). Tout d’abord professeur à l’école supérieure de commerce et au gymnase de Neuchâtel entre 1947 et 1960, puis chargé de cours de logique entre 1958 et 1964, professeur extraordinaire à l’Université de Genève de 1964 à 1968, il travaille de 1958 à 1968 au Centre international d’épistémologie génétique, dirigé par Jean Piaget, avant de retourner à l’Université de Neuchâtel où il est recteur de 1975 à 1979. En 1969, il fonde, puis dirige le Centre de recherches sémio- logiques de l’Université de Neuchâtel. Il enseigne également aux universités de Besançon, Fribourg, Genève et Lausanne, ainsi que de Montréal et à l’école pratique des hautes études de Paris. Ses travaux portent principalement sur l’épistémologie, la Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 328

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logique, l’étude de l’argumentation et la psycholinguistique. Il est l’un des instigateurs de la théorie de la logique naturelle. Jean-Blaise Grize était docteur honoris causa des universités de Besançon (1982), Genève (1987) et Paris-Nord (1989). Le Professeur Jean Blaise Grize était membre associé correspondant de l’académie depuis 1976.

Le Professeur Jean-Marc DeBaRD nous a quittés le 18 octobre 2013. Ses obsèques ont été célébrées au Temple luthé- rien d’Héricourt dont il avait écrit l’histoire et auquel il était très attaché. Héricourt où il était né le 1er août 1932, fils unique d’une famille paysanne enracinée dans le Pays de Montbéliard depuis des générations. Après avoir été élève de l’école primaire d’Héricourt, il entre au collège Cuvier de Montbéliard. Choisissant la filière classique, il entre en classe préparatoire de lettres au Lycée Pasteur de Besançon puis à la Faculté des Lettres pour y poursuivre des études supérieures d’histoire et géographie. La fin de son sursis militaire l’envoi en Algérie où il restera mobilisé trente longs mois. De retour en France, titulai- re du Capes, il enseigne l’histoire et la géographie aux lycées de Salins et de Belfort. En 1972, appelé par le Professeur Roland Fiétier, il entre à la Faculté des Lettres comme maître-assistant en histoire moder- ne avant de devenir quelque temps après Maître de Conférences. Il soutient sa thèse sur le thème Subsistances et prix des grains à Montbéliard de 1571 à 1793. Etude d’une mer- curiale inédite. Une étude fondamentale sur l’histoire du Pays de Montbéliard à l’époque moderne. Professeur très apprécié de ses étudiants, il sut faire partager ses connaissances encyclopé- diques et communiquer son enthousiasme pour la recherche en histoire. Très vite il devint le spécialiste incontesté de l’histoire du Pays de Montbéliard. Il prit sa retraite en 1993. Retraite active qui lui permit de poursuivre ses recherches. De nombreuses publications émaillè- rent ces années où il put également consacrer de son temps aux sociétés savantes auxquelles il était particulièrement attaché. Et, en tout premier, la Société d’Emulation de Montbéliard à laquelle il avait adhéré dès la fin des années cinquante et dont Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 329

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il fut le président actif de 1975 à 2003. Il en était Président d’honneur. Membre du Folklore Comtois, des Amis des Archives, c’est en 1981 qu’il était entré dans notre compagnie comme membre associé correspondant avant d’être reçu académicien titulaire en 1988. Profondément bouleversé par la mort de son épouse en 1997, il avait trouvé un grand réconfort auprès de ses enfants et petits-enfants. De tempérament réservé, il savait aussi se mon- trer chaleureux et attentif. Comme l’a dit l’un de ses amis, notre confrère François Vion- Delphin, avec le départ du Professeur Jean-Marc Debard, « c’est un peu la mémoire du Pays de Montbéliard qui s’en va. » Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 331

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Hommage de M. le Président Patrick Theuriet aux Académiciens disparus

Séance publique du 19 novembre 2014 Salle du Conseil Municipal, Hôtel de Ville de Besançon

Madame Geneviève Carrez

Geneviève Carrez est née le 27 septembre 1909. Elle est décédée à l’âge de 105 ans, le 13 février 2014. Après une agrégation d’allemand et une première affectation comme professeur à Nantes, elle a été admise pour l’année 1934- 1935 à l’Institut Français de Berlin. A cette occasion, puis au cours de voyages ultérieurs, elle a noué des relations suivies avec l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, la Pologne … A la rentrée 1935, elle a été nommée professeur au lycée Pasteur de Besançon. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, un Bureau de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire est créé à Baden-Baden, au sein du gouvernement militaire de la zone d’occupation française. Un Franc-Comtois, Jean-Charles Moreau (*) en est le respon- sable. Geneviève Carrez devient son adjointe. Comme Alfred Grosser dont elle restera toujours proche, Geneviève Carrez fera « tout pour rétablir les liens [entre Français et Allemands] et dépasser les affreux souvenirs de la guerre, de la Shoah... ». Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 332

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En 1954, Geneviève Carrez revient à Besançon. Elle fonde, dans le cadre de l’Association Franc-Comtoise de Culture (AFCC) dont elle est la secrétaire, un comité d’échanges inter- nationaux qui, bien qu’il ne se limite pas aux relations franco- allemandes, ne sera pas moins l’une des « racines » du futur Office Franco-Allemand pour la Jeunesse ( OFAJ 1963) (**). Membre des sections de Franche-Comté du Mouvement Européen et de l’Association Européenne des Enseignants depuis leur création, Geneviève Carrez a aussi participé active- ment à la Commission Europe de la section franc-comtoise de l’Union Féminine Civique et Sociale. Européenne fervente, manifestant un vif intérêt pour l’évolu- tion de l’Europe et affirmant l’espoir qu’elle place dans la construction de la « maison commune », elle est, pour les mili- tants de la cause européenne un exemple remarquable. Geneviève Carrez était membre associé correspondant de l’Académie depuis 1978, et académicienne titulaire depuis 1984.

* Jean-Charles Moreau est co-fondateur, avec Pierre Bordeaux-Groult, de la section Franche-Comté du Mouvement Européen. Il en fut membre jusqu’à son décès, en 2002.

** « Les racines de l’OFAJ dans la société civile » par Hans Manfred Bock, in « Les jeunes dans les relations transnationales – L’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse ; 1963- 2008 », ouvrage collectif édité par Presses Sorbonne Nouvelle.

Général Charles Picard Le général Picard est né le 26 février 1918 à Dijon. Il est décédé le 19 avril 2014 à Besançon. Après des études aux lycées Chaptal puis Louis Le Grand, il intégra Saint Cyr (1937-1939). Lieutenant, il fit la guerre de 1939-1945 aux avant-postes en Lorraine, puis à Namur, Charleroi, Dunkerque... C’est à Dunkerque qu’il est fait prison- nier le 4 juin 1940, mais il parvient à s’évader cinq jours plus tard ! Affecté en Afrique, il rejoint la Grande-Bretagne. Parachutiste, il fait partie du SAS (Spécial Air Service). En 1944, débarqué à Courseulles (Normandie), chef de stick, il tra- verse les lignes ennemies pour des opérations de harcèlement (libération du Morvan et du Val de Saône). En avril 1945, chef d’escadron, il est parachuté en Hollande pour préparer et aider l’arrivée des Canadiens. A compter 1946, il intègre le corps de la Gendarmerie Nationale, commandant de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 333

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la gendarmerie départementale du TARN (1957-1964), de Franche-Comté(1970-1974), puis des forces françaises en Allemagne. Il intègre notre Académie comme associé correspondant en 1982 et devient titulaire en 1992. L’Académie de Franche-Comté lui doit de nombreuses com- munications : Les parachutistes français du SAS (1989) L’armée suisse pendant la guerre de 1939-1945 (1992) L’évolution de la tactique au 18ème siècle (1995) La guerre des Malouines (2002) Il a également rédigé de nombreux mémoires dans les Cahiers de Mars et dans le Bulletin des Amis du Plateau d’Antilly. Le général Picard était une véritable mémoire de la Seconde Guerre Mondiale. Sa carrière militaire et son engagement lui ont valu de nombreuses décorations. Il était Commandeur de la Légion d’Honneur, Commandeur du Mérite National, Croix de Guerre 1939-1945, avec trois Palmes ; il a également reçu la Médaille des Évadés, la Military Cross, l’Oorlogsherinnerings- kruis (Croix de Guerre avec Boucle, Pays-Bas).

Monsieur Jacques Mironneau Jacques Mironneau est né à Paris en 1921, il est décédé le 1 mars 2014. Après des études classiques, il s’inscrit à l’École des Chartes dont il sortira diplômé en 1948. C’est à Poitiers qu’il débute sa carrière comme directeur de la bibliothèque universi- taire. En 1951, Maurice Piquard, directeur de la bibliothèque municipale de Besançon, est nommé à Strasbourg. Jacques Mironneau lui succède alors, adoptant définitivement la Franche-Comté qu’il ne quittera plus. Il y assurera la direction de la Bibliothèque pendant 37 ans, jusqu’en 1988 date à laquel- le lui succédera Hélène Richard. Poursuivant l’action de ses prédécesseurs pour l’aménage- ment des locaux de la Bibliothèque, Jacques Mironneau fait achever la construction des magasins dans l’ancienne salle de lecture. Engagé dans plusieurs projets de publications collectives, il assume aussi, avec l’aide de Marie Lordereau, la charge de Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 334

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Bibliothécaire de l’Académie. Très attaché au patrimoine franc- comtois, il a, en 1975, la grande satisfaction de faire entrer dans les collections bisontines le très précieux Pontifical d’Hugues de Salins, l’une des pièces majeures de la Bibliothèque Municipale de Besançon. Jacques Mironneau était Académicien correspondant depuis 1992 et Académicien titulaire depuis 2007. Jacques Mironneau s’est aussi investi généreusement dans l’association des Amis des Musées et des Bilbliothéques de Besançon, dont il sera un administrateur engagé. Il laisse le souvenir d’un homme courtois, très attentif aux autres, et dont les conseils étaient précieux. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 335

Publications de Jean Bernard

(Voir le tome 200)

L’hommage que notre Compagnie a rendu au Doyen Jean Bernard dans le tome 200 de nos Procès-Verbaux et Mémoires faisait état de nombreuses publications, qu’il ne nous avait pas été possible de recenser. Cette lacune étant comblée, nous pou- vons aujourd’hui faire état des recherches très variées qu’il a conduites sur l’histoire et l’archéologie de son pays natal.

Outre ses nombreuses publications de chimie physique, le Doyen Jean Bernard avait étudié des sujets historiques (d’après Gérard Fleury, délégué de la Société Française d’Archéologie),

Dans « les Amis du Pays Lochois »:

Le couvent des Viantaises, 5, p. 109-142. Pèlerinage à Jérusalem d’un curé de Beaulieu, 6, p.129-138. Itinéraire de Loches à Beaulieu, 8, p. 15-52. Promenade au couvent des Viantaises, 9, p. 211-218. La famille de Menou, 10, p. 19-36. Portrait d’un honnête homme : Michel de Marolles, abbé de Villeloin, 12. Fresques de l’église Saint-Laurent de Beaulieu-les-Loches, 14, p. 139-162. Le château du Pressoir, 20, p. 95-106. Les stalles de l’église de Beaulieu-les-Loches, 18, p. 59-93. Mémoires 202, 2015_0 - Tableau d'activ 20/04/2015 11:26 Page 336

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Dans le « Bulletin de la Société Archéologique de Touraine »:

Un homme de foi et de charité, ou l’étonnante destinée de M. Bouray, 1993, p. 957 sq. Fresques de Saint-Laurent de Beaulieu, 1998, p. 374 sq. Hygromètre à fils de torsion provenant sous doute du couvent des Viantaises (XVIIème ou XVIIIème siècle), 1999, p. 981 sq. Un monde oublié, le couvent des Viantaises ou : Mademoiselle de Viantais et son couvent, 1995, p. 467 sq.

Conférence : L’église Saint-Laurent de Beaulieu, son histoire, ses légendes ses peintures murales, 1998.

Contribution au livre collectif : Grande et petite histoire. Loches, Beaulieu et alentour, Paris 1997 p. 145-246