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ANDRÉ MESSAGER

ans la période qui va de 1880 à 1920 le théâtre lyrique en D France a connu son plein épanouissement : de Gounod à Saint-Saëns et à Reyer, en passant par l'école de Massenet. Parmi les animateurs de cette époque florissante il faut placer en haut rang André Messager sous son triple aspect de compositeur, de directeur et de chef d'orchestre. Sa brillante carrière est un exemple rare. Comme son ami Gabriel Fauré, il fut élève de l'Ecole Nieder- meyer où il entra dès l'âge de quinze ans. Arrivant de Montluçon où il avait reçu déjà une solide formation de l'organiste Albrecht, il devient l'élève de Gigout pour l'orgue, d'Adam Laussel et de De Bériot (qui fut le fils de la Malibran) pour le piano et pour la composition il fut celui de Camille Saint-Saëns, dont il a été, je crois bien, le seul véritable disciple. En 1875, âgé de vingt-deux ans il remporte le Grand prix de la Ville de Paris avec une symphonie en la mineur et majeur qui fut donnée avec succès aux Concerts Colonne, en première audition. Cette symphonie alerte, bien écrite, dans l'esprit de Haydn plutôt que de Mozart, j'ai eu la chance d'en retrouver le manuscrit il y a quelques années et de la faire publier par la Maison Choudens : elle a été une véritable révélation pour beaucoup de musiciens. On aurait pu croire que Messager deviendrait un symphoniste : il en fut tout autrement. L'éditeur Enoch lui demanda d'achever et d'orchestrer une opérette que laissait inachevée le compositeur Firmin Bernicat François les bas bleus. Ce fut un grand succès qui incita Messager à écrire, coup sur coup, trois ouvrages de musique légère , La Béarnaise et Les Bour­ geois de Calais. Ils eurent des fortunes diverses : le premier obtint un chaleureux accueil sur la scène des Folies Dramatiques où il 26 ANDRÉ MESSAGER tint l'affiche pendant deux ans, les deux autres furent accueillis avec une certaine réserve. Ils contenaient quelques pages bien venues, mais les livrets manquaient d'originalité. A la même épo­ que Messager avait donné aux Folies Bergères plusieurs charmants petits ballets fort appréciés du public parisien.

ur ces entrefaites son maître Saint-Saëns désigné par les direc­ S teurs de l'Opéra (Ritt et Gailhard) pour composer un grand ballet étant pris par plusieurs travaux, transmit la commande à André Messager et ce fut la partition ravissante des Deux Pigeons qui, dépassant rapidement la centième, est restée au répertoire de l'Académie Nationale de Musique et de Danse. C'est alors que je connus (j'avais quinze ans) Messager à l'Ecole Niedermeyer : arrivant de la maîtrise de la cathédrale de Tou­ louse, ayant une voix de bien timbrée, je chantais en soliste à Sainte-Marie-des-Batignolles à Paris dont Messager était le maître de chapelle. Il me prit bien vite en amitié, me fit nom­ mer organiste à la chapelle des catéchismes de la rue Truffaut (mon premier poste, payé vingt francs par mois) c'est ainsi que parfois, accompagnant les messes de mariage au petit orgue de Sainte-Marie, Messager me faisait diriger le Tollite Hostias de Saint-Saëns, à la sortie des invités, pour se rendre à l'Opéra ou aux Folies Bergères afin de surveiller les études pour ses propres ballets ! Elégant cavalier, parfait gentleman, il avait cependant quelques accès de mauvaise humeur, qu'il réprimait bien vite. Et ce fut en 1890 la réussite de sur la scène de l'Opéra-Comique. Peu de temps avant, Messager avait écrit pour le théâtre lyrique de la Renaissance sa jolie musique à' d'après le roman de P. Loti, sur un livret de Catulle Mendès assez insignifiant. Il prit donc une revanche éclatante avec le vivant scénario d'Albert Carré pour La Basoche, qui nous dépeint l'arrivée dans un Paris pitto­ resque, de Marie d'Angleterre, future épouse du bon roi Louis XII, le père du peuple. Accompagnée de l'ambassadeur de France, le duc de Longueville, personnage humoristique au plus haut degré, la sœur de Henri VIII roi d'Angleterre est mêlée à un amusant quiproquo. Elle prend le poète Clément Marot, roi de la Basoche, pour son futur époux et, de cette aventure cocasse, découlent des scènes des plus divertissantes. C'est le véritable opéra comique français dérivant d'Auber auteur du Domino Noir. Airs, duos, en­ sembles et chœurs sont animés par la plume du musicien d'une verve étourdissante et d'un esprit léger, spirituel. Cette partition ne serait-elle pas le chef-d'œuvre d'André Mes- ANDRÉ MESSAGER 27 sager ? J'ai eu la joie d'assister au succès de la répétition générale et quelques années plus tard à la « centième » que Messager dirigeait de main de maître. Et à ce propos il nous faut parler de la carrière prestigieuse que fit Messager comme chef d'orchestre à l'Opéra-Comique, comme à l'Opéra et à la Société des Concerts du Conservatoire, où il succéda à son confrère Georges Marty.

u moment de l'apparition de La Walkyrie en 1893, sur la scène A de l'Opéra, Messager qui avait conduit souvent ses propres ouvrages, fut sollicité d'aller monter l'œuvre de Wagner à Marseille, puis en Belgique. Albert Carré, ayant été appelé peu après à la direction de l'Opéra-Comique, son premier soin fut de confier à Messager le poste de directeur de la musique, succédant à Léon Carvalho, après l'incendie si dramatique du théâtre de l'Opéra- Comique. De cette association, l'école contemporaine française a connu sa plus belle floraison. Ce furent les créations de Louise, l'opéra populaire de , de Pelleas et Mélj.sande, le chef-d'œuvre de , qui donna lieu à tant de contro­ verses et puis encore La Carmélite de , La Reine Fiammette de Xavier Leroux, sans négliger les œuvres étrangères telles que Hansel et Gretel du compositeur allemand Humperdinck. Quelle tâche immense accomplirent en quelques années ces deux hommes d'action, Albert Carré et André Messager, le premier ap­ portant un renouveau original à la mise en scène, le second tenant en mains des artistes, des chœurs et un orchestre savamment dis­ ciplinés ! Succédant à Georges Marty au pupitre de la Société des Con­ certs de Conservatoire nous devons à André Messager des exécu­ tions vraiment modèles des Nocturnes et du Prélude à l'après-midi d'un Faune de Claude Debussy dont il savait dégager la « trans­ parence » harmonieuse. A la même époque il évoquait le roman­ tisme du Faust de Schumann, la puissance et la variété de cou­ leur du Chant de la Cloche et de Fervaal de Vincent d'Indy ainsi que toute l'œuvre symphonique de son maître Camille Saint-Saëns. En arrivant en 1908 à la direction de l'Opéra, André Messager eut le souci de présenter les œuvres de Wagner encore inconnues à Paris : L'Or du Rhin, Le Crépuscule des Dieux, et enfin Parsifal. Mais son souci fut de révéler au public français un opéra de J. Ph. Rameau totalement inconnu de notre génération Hippolyte et Ari­ de, le chef-d'œuvre du maître de Dijon. Après bien des essais pour maintenir le clavecin écrit par Rameau mais absolument insonore dans la vaste salle du Palais Garnier, Messager fut contraint de faire orchestrer pour les cordes tous les récitatifs, ce qui les ren- 28 ANDRÉ MESSAGER dait fort monotones malgré l'habileté du chef d'orchestre Paul Vidal qui en fut le réalisateur. Une interprétation de choix confiée à Lucienne Bréval, Jeanne Hatto, Yvonne Gall, au ténor Plamon- don, aux barytons Dangès et Delmas, mit en relief cet admirable ou­ vrage, d'une grande richesse d'idées et d'un beau sentiment drama­ tique. Parmi les œuvres nouvelles que Messager inscrivit au réper­ toire, il faut citer Monna Vanna (1 ^.d'Henry Février, Le Miracle (2) de Georges Hue, le délicieux ballet de Reynaldo Hahn La Fête chez Thérèse (d'après le poème de V. Hugo) et Scemo (3) la par­ tition si personnelle d'Alfred Bachelet que Messager mit au point lui-même avec un soin minutieux. D'autres ouvrages de Wagner bénéficièrent de nouvelles distributions : Tristan et Isoîde, Les Maîtres Chanteurs (4) dont la reprise fut des plus remarquées. On a dit souvent que Messager, au pupitre, n'était pas toujours com­ mode. Certain soir, trouvant que les artistes chantaient le quintette du 3e acte des Maîtres Chanteurs beaucoup trop fort, Messager posa sa baguette et se croisa les bras en ayant l'air de leur dire : « Vous moquez-vous de moi ? » et ce fut un « pianissimo » sur­ prenant ! En même temps sa carrière parallèle de compositeur se poursuivait : Madame Chrysanthème vit le jour au théâtre Lyrique de la Renaissance, et Béatrice à l'Opéra-Comique et n'ayons garde d'oublier ses charmantes opérettes : Les p'tites Mi- chu, Véronique, Les Dragons de l'Impératrice, Coup de Roulis, Passionnément. Ouvrages délicieux d'une musicalité très person­ nelle.

(1) Monna Vanna, d'Henry Février, dont le livret passionnant était de Maurice Maeterlinck. La distribution particulièrement remarquable était confiée à Lucienne Bréval, au ténor Lucien Muratore et au baryton Vanny Marcoux. (2) Le Miracle, de Georges Hue, qui fut créé par Lucien Muratore et Marthe Chenal. (3) Scemo, la partition si personnelle d'Alfred Bachelet que Messager mit au point lui-même avec un soin minutieux, dont la distribution fort brillante était la suivante : Yvonne Gall, Altchewsky, André Gresse et le baryton Lestelly. (4) Il ne faut pas oublier que le chef d'orchestre allemand, Félix Mottl et la cantatrice Félia Litvinne, d'origine russe, furent choisis et imposés par Mme Cosima Wagner qui voulait réparer l'injustice commise par les abonnés de l'opéra qui avaient protesté contre le fait que le premier acte de Tannhauser, sorte de grandiose divertissement symphonique, ouvrait la séance. Car ils avaient la mauvaise habitude d'arriver à leurs places au deuxième ou troisième acte en même temps que le corps de ballet. En ce qui concerne Félix Mottl, ami très dévoué à la France, je tiens à signaler son orchestration admirable de La Bourrée Fantasque, d', qu'il aimait et admirait. ANDRÉ MESSAGER 29

'avais été appelé par Messager comme chef des Chœurs à l'Opé- J ra-Comique en 1901 ; je n'oublierai jamais qu'il voulut bien me confier la baguette de chef d'orchestre à la quatrième repré­ sentation de Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy (alors qu'il allait diriger à Londres la saison de Covent-Garden), ce qui fut le départ de ma carrière. Au mois de juillet 1914, quelques jours avant la grande guerre, il se sentit très souffrant, me fit demander de conduire au pied levé la représentation du soir même Parsifal, alors que je n'avais même pas lu la partition d'orchestre, mais j'avais assisté à toutes les répétitions de travail. On vint me cher­ cher à ma classe du Conservatoire. Messager me reçut dans son bureau et me dit simplement : « Busser, il faut sauver la recette, montez au pupitre mais... prenez garde de ne pas vous endormir pendant le duo interminable du deuxième acte ! » Il en avait de bonnes ! Quand il fut remplacé à la tête de l'Opéra par Jacques Rou- ché, celui-ci voulant honorer l'élection de Messager à l'Institut où il succéda à son ami , lui offrit de venir diriger une reprise des Deux Pigeons. Il refusa pour des raisons de santé et il répondit à son successeur : « Confiez la baguette à mon ami Henri Busser. » Ce fut pour moi le plus beau témoignage de son estime. Pendant un demi-siècle, le compositeur de La Basoche fut véritablement le « Messager » de la musique française.

HENRI BUSSER de l'Institut