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28-29 | 2002 Quelques "XVIIème siècle" : Fabrications, usages et réemplois

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ccrh/812 DOI : 10.4000/ccrh.812 ISSN : 1760-7906

Éditeur Centre de recherches historiques - EHESS

Édition imprimée Date de publication : 20 avril 2002 ISSN : 0990-9141

Référence électronique Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 28-29 | 2002, « Quelques "XVIIème siècle" : Fabrications, usages et réemplois » [En ligne], mis en ligne le 25 avril 2009, consulté le 06 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/ccrh/812 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccrh.812

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SOMMAIRE

Avant-propos Alain Viala

Les libertins. L'envers du grand siècle Jean-Pierre Cavaillé

L'anachronique ou l'éternel L'abbé Bremond et l'histoire littéraire Dinah Ribard

Remarques sur la publication du siècle Alain Viala

Commémorer Pascal en 1923 (I) Philippe Olivera

Commémorer Pascal en 1923 (II) Christian Jouhaud

« Nous n'avions entrepris qu'un travail littéraire » Victor Cousin et Pascal Alain Cantillon

Georges Sorel et Pascal Christophe Prochasson

Le XVIIe siècle comme enjeu philosophique et littéraire au début du XIXe siècle Jean-Luc Chappey

Le « siècle classique » à l'épreuve de la « modernité littéraire » Branka Sarančič

Le XVIIe siècle de Charles Maurras entre salons et bohème Bruno Goyet

Le salon XVIIe siècle selon Sainte-Beuve Anne Martin-Fugier

Les salons d'autrefois : XVIIe ou XVIIIe siècle ? Antoine Lilti

« XVIIe siècle classique » et « siècle d'Élisabeth ». Deux constructions d'un classicisme national par l'université ( – Angleterre, 1890-1914) Blaise Wilfert et Martine Jey

L'invention du burlesque : de Marc Fumaroli à Boileau, aller et retour Claudine Nédélec

Le baroque, pour quoi faire ? Lecture de pour une théorie baroque de l'action politique de louis Marin Guy Catusse

Benedetto Croce et le vide de la décadence du seicento Bruna Filippi

Quand le passé résiste à ses historiographies Venise et le XVIIe siècle Filippo de Vivo

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Avant-propos

Alain Viala

1 Le GRIHL1 est engagé dans une série de travaux portant sur les manières d'écrire l'histoire du et au XVIIe siècle et de réinvestir le passé dans un présent. Les façons de représenter le « Grand Siècle » dans les périodes ultérieures ont été l'objet de ces travaux, tant en séminaires que dans un colloque tenu au Collège de France et à la Sorbonne, en juin 2001. Ils ont bien sûr rassemblé des spécialistes de l'âge classique et des historiens ou des philologues spécialistes du XIXe et du début du XXe siècle. Le présent volume regroupe des articles issus des séminaires (Jean-Pierre Cavaillé traitant des libertins comme « envers du Grand Siècle », Dinah Ribard, de la démarche de l'abbé Bremond) et les textes des communications du colloque (qui ont, de ce fait, gardé en partie leur aspect « oral »).

2 Le titre donné à ce volume marque le souci d'assumer des tensions et des enjeux : le passé est envisagé en ce qu'il est présent dans les « usages » qui en sont faits au fil du temps. Ainsi, à travers des usages du XVIIe siècle, à travers les images qui sont à la fois le moyen et le fruit de ces usages, s'opèrent toujours des « mises en images » qui sont autant de re-définitions, ou si l'on préfère, de ré-» inventions » du XVIIe siècle. Inventions parfois par redécouverte de pans oubliés, ré-inventions souvent par réinterprétation des pans les plus connus, mais « inventions » aussi dans la répétition des lieux communs les mieux établis qui, jusque et y compris dans les efforts d'analyse les plus scientifiques, restent aussi une façon de modeler (modéliser si l'on préfère un terme plus technique) le passé. 3 Les études ici rassemblées ont donc pour finalité non de décrire, mais de problématiser. L'inventaire, sans aucun doute, est nécessaire. Mais il suppose une ampleur de travaux qui exige un temps plus vaste. Et il n'est jamais achevé. Des « états d'étape » y sont donc nécessaires. Avec leurs aléas, leurs incomplétudes (partiels, donc partiaux bien sûr, de tels travaux le sont toujours). La vague de travaux sur la réception du « Grand Siècle » ou de certains de ses aspects qui s'est levée depuis peu d'années apportera, en fin de son ressac, une bonne part de l'inventaire, sans doute. Mais, à proportion, des temps de mise en interrogation sont de salubrité impérative. Les propos ici réunis ne prétendent qu'à être des interrogations à partir d'exemples, peut-être moins

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arrangeants que les synthèses qui peuvent prétendre à des conclusions, mais peut-être aussi en cela même salutaires. 4 Aussi l'ordre des contributions ne se présente pas comme une mise en ordre et en catégories. Nous avons conservé ici les successions parfois aléatoire induites par les prises de parole lors du colloque, comme aussi les enchaînements qui dans quelques cas se sont dessinés au cours des travaux préparatoires. 5 De la sorte, après un regard porté sur le cas extrême où l'historicité même est mise en question, le « Grand Siècle » tendant à illustrer une sorte de « transtemporalité » dans les travaux de l'abbé Bremond analysés par Dinah Ribard, ce sont ensuite les aspects plus philosophiques autour des libertins (Jean-Pierre Cavaillé). Pour les textes émanant du colloque, après un bref « point » de méthode (Alain Viala), la dimension philosophique est reprise plus en détail à propos de Pascal (Philippe Olivera, Christian Jouhaud, Alain Cantillon, Christophe Prochasson) dont il est frappant de voir combien et de combien de façons diverses il a été convoqué, relu, repris et, exemplairement, re- publié, la question de la publication se manifestant bien là comme la question première, le cœur même de « l'image ». Ces aspects idéologiques et philosophiques sont présents aussi dans les usages du XVIIe siècle au début du XIXe siècle (Jean-Luc Chappey) ou au sein des courants du spiritualisme plus ou moins fermement « national » (Branka Sarančič). 6 Un autre groupe de textes envisage les représentations du XVIIe siècle comme moment privilégié des pratiques de la mondanité littéraire, notamment dans l'imagerie des « salons », lieux où participation publique et publication de valeurs se mêlent inextricablement (Bruno Goyet, Anne Martin-Fugier, Antoine Lilti). Les salons semblent avoir obsédé l'imaginaire social mondain au XIXe et au début du XXe siècle : les signes de nostalgie pour un espace imaginaire abondent, dans leurs contrastes même. 7 L'institution scolaire a été un des hauts lieux de construction des images collectives et de la mobilisation du « Grand Siècle » selon les besoins d'animation du patriotisme à la fin du XIXe siècle (Martine Jey et Blaise Wilfert). Et son cas ouvre la voie à des comparaisons entre différents pays d'Europe, de ceux qui ont aussi un XVIIe siècle « majeur » (comme l'Angleterre) à ceux pour qui il semble être une période « creuse » de la création littéraire : le cas de l'Italie, sous les deux regards différents par Bruna Filippi et Filippo De Vivo, montre combien le passé est en fait rebelle à cet égard aux classifications commodes. 8 Enfin, les catégories de répertoriages stylistique et esthétique font l'objet d'un dernier lot de problématisations, où les dimensions nationales ou internationales sont des plus manifestes. Avec le Baroque (Guy Catusse), ou le Burlesque (Claudine Nédélec), la question de la qualification des objets correspondants devient manifeste : vus à l'échelle de la France ou de l'Europe, de telles catégories ne se laissent pas cerner de la même manière. Ces deux derniers cas résument bien à quel point chaque gamme de représentations est polémique. 9 Ainsi, de façon manifeste dans tous ces cas, traiter du xvii siècle apparaît bien comme un acte. Non comme une constitution d'information en soi, mais comme une forme d'intervention, une convocation d'arguments dans un débat politique. Dès lors, les recherches sur les questions de réception, bien plus que des « horizons d'attente » partagés révèlent des « lieux communs », aux deux sens de ce terme : formules banalisées et espaces de discussion. Et montre que l'enjeu des lieux communs est bien

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autant la dispute pour se les approprier que le partage (ou plutôt, leur partage, comme tout partage, est matière à conflit). L'une des voies de réflexion sur l'histoire du littéraire peut sans doute conduire vers ce territoire à explorer : des lieux communs, à la fois partagés et divisés, par lesquels, au moyen de cette histoire, chaque temps investit le passé et le réinvente selon les usages qui lui sont propres. Par là, elle est histoire des polémiques, même masquées, de leurs dimensions exactes, et au-delà, des mentalités.

NOTES

1. Sur le projet de recherche dans lequel s'inscrit la publication de ce volume et sur les auteurs présents dans notre table des matières, voir le site du Grihl à l'adresse suivante : http://ehess.fr/ centres/grihl/.

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Les libertins. L'envers du grand siècle

Jean-Pierre Cavaillé

Sauf pendant la courte période de la Fronde, la France a offert un admirable spectacle. Chacun a été à la hauteur de sa tâche. Ce n'est pas sans raison que le XVIIe siècle a été appelé le Grand Siècle. Devant un pouvoir fort et résolu, devant une aristocratie ayant conscience de ses devoirs et de ses intérêts, les libertins ont à peine donné signe de vie1. 1 L'Envers du Grand Siècle est le titre d'un ouvrage bien oublié de Félix Gaiffe, publié en 1924, imposant dossier de textes commentés et présentés comme autant de pièces à conviction destinées à ruiner le mythe d'un Grand Siècle tout glorieux, vertueux et chrétien, par l'exhibition du cloaque de vices et d'ignominies dissimulé sous les pompes et les ors ; le but explicite étant de montrer que la France républicaine et bourgeoise du XXe siècle aurait bien tort de nourrir de la nostalgie et de l'admiration pour ce qui n'est en fait qu'une image fallacieuse du règne de Louis XIV. Dans cet « envers », les « libertins » figurent en bonne place, agents de corruption en un siècle corrompu2. René Pintard se souvenait sans doute de Félix Gaiffe, bien qu'il concentrait son attention sur le début du siècle, lorsqu'il intitulait le premier chapitre de son ouvrage « L'envers du siècle des saints »3.

2 Le souci de l'historiographie, qui se donne pour vocation d'étudier le « libertinage » du XVIIe siècle, peut être formulé de la manière suivante : comment faire une place aux libertins dans le « Grand Siècle » sans que, précisément, la grandeur du siècle n'en soit diminuée et son éclat terni ? La catégorie de « libertinage », avec toute la négativité dont ses promoteurs l'ont chargée, représente en effet une menace potentielle pour l'intégrité du monument, et il est intéressant de voir comment cette menace est le plus souvent conjurée avec le plus grand soin, afin que le mythe national puisse perdurer envers et contre tout.

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3 Nous traiterons principalement ici de la première vague historiographique, celle précisément qui consacre, et d'abord construit la catégorie, dans les dernières décennies du XIXe siècle, lorsque des études commencent à paraître où paraissent, dès le titre, les substantifs « libertins » et « libertinage ». Il s'agit là d'un corpus relativement cohérent, que l'on peut étendre jusqu'aux travaux de René Pintard, dont l'ouvrage principal, publié en 1943, reste aujourd'hui la source majeure4. 4 Il faut d'abord évoquer l'essai bien oublié de René Grousset paru à titre posthume, en 18865. Grousset est une étoile filante : très brillant élève de l'École normale supérieure puis de l'École française de Rome, il meurt à vingt-quatre ans seulement d'une maladie de poitrine alors qu'il préparait une thèse sur « les libertins ». Ses Œuvres posthumes, Essais et poésies sont recueillies et publiées par René Doumic (alors professeur au collège Stanislas) et Pierre Imbart de la Tour (maître de conférences à Bordeaux), dont un long essai intitulé Les libertins. Ce n'est là, écrit Doumic « qu'un chapitre du livre que Grousset préparait, mais c'est un chapitre dont devra se servir quiconque entreprendra d'écrire dans son ensemble l'histoire des libertins6 ». Pintard dira que Grousset fut le premier à avoir « soulevé un coin du voile ». Ce texte brillant, enlevé, fixe dans ses grands traits l'image des libertins qui va perdurer jusqu'à Pintard compris. 5 Cette image du cheminement du libertinage entre XVIe et XVIIIe siècle, parfois visible mais le plus souvent souterrain, fera florès chez les successeurs de Grousset et d'abord chez Perrens, qui reprend le flambeau une dizaine d'années plus tard7. Selon lui, et c'est proprement la conclusion de son ouvrage, les libertins qui avaient commencé le siècle en faisant grand bruit et s'étaient maintenus tant bien que mal au jour jusqu'à la moitié du siècle, ont dû ensuite, sous le règne de Louis le Grand, se dissimuler, « comme fait le Rhône quand il disparaît momentanément sous terre » ; il ajoutait : « Rien n'indiquait comment le XVIIIe siècle avait pu reprendre le cours du XVIe et de la première moitié du XVIIe, que la seconde a si fortement contrarié et si victorieusement refoulé. Il nous a suffit de quelques coups de pioche pour revoir dans les entrailles du sol le fleuve coulant à l'étroit, sans bruit perceptible et sous la protection des ténèbres8 ». Mais dès le début du livre, parlant de l'avènement des Lumières, Perrens exploitait déjà la même métaphore : « Le simple filet d'eau devient alors un grand fleuve qui, tout en se débarrassant avec peine de ses souillures, emporte sans peine tout ce qu'il trouve sur son passage. » Insistance et persistance des métaphores archétypiques qui nourrissent l'histoire des idées : plus de quarante ans plus tard, René Pintard termine lui aussi sa grande fresque en évoquant par ces mots le renouveau du libertinage, à la fin du siècle, avec Fontenelle, Lamy, Bayle, etc., après ce que lui aussi affirme être une longue éclipse (entre 1655 et 1680)9 : « Le flot de l'incrédulité, depuis quelques années endigué, – ou contrarié, brisé, éparpillé, absorbé par le sol – se rassemble, se reforme, quitte ses étroits chenaux ou ses vallées ombreuses, reparaît à ciel ouvert, et s'élance avec la vitesse d'un torrent. Peu de ressemblance, certes, entre le fleuve débordant qui va recouvrir presque tout le XVIIIe siècle de ses larges nappes, et ces courants qui, pendant la première moitié du XVIIe, forçaient péniblement, par des itinéraires cachés et de compliqués méandres, de se frayer un chemin, jusqu'à ce qu'ils disparussent un instant, ensevelis sous les opulentes frondaisons de la spiritualité chrétienne et du génie classique. C'est la même eau, cependant, qui coule ici et là, et c'est sans doute parce que d'obstinés tâcherons en ont, durant cinquante ans, dirigé malgré tout les ruisselets, c'est parce qu'elle n'était pas depuis très longtemps perdue, qu'on la voit, environ 1680, retrouver si rapidement sa direction, et si impétueusement repartir10. » Sous la

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spiritualité chrétienne, sous le génie classique, et bien sûr sans rapport avec lui, s'obstinent dans l'ombre ces « obstinés tâcherons » auxquels, obstiné à la tâche, Pintard a consacré sa grande thèse. Mais Grousset avait d'emblée spécifié cet obscur labeur des libertins, en lui donnant le tour, si proche de la phraséologie anti-socialiste, anti- maçonnique et anti-sémite, de la subversion et du complot clandestins : « Une œuvre lente et sûre de désorganisation interne s'est ainsi consommée peu à peu dans le Grand Siècle, sous ces dehors réguliers et majestueux, qui presque toujours se dérobent aux regards11. » 6 Dans cette perspective historiciste selon laquelle chaque époque découle nécessairement de la précédente, de sorte que ses germes, même invisibles, s'y trouvent nécessairement, et dans le cadre d'une histoire strictement nationale (le libertinage n'est jamais approché comme un phénomène européen : tout au plus se déplace-t-il en Europe avec les voyageurs français12), l'idée centrale est bien que les libertins, en aucun cas, ne sont vraiment à leur place dans le Grand Siècle : ils s'y trouvent, oui, mais pour assurer un relais, une transition principalement souterraine entre le naturalisme du XVIe siècle et la critique rationaliste des Lumières, eux-mêmes invariablement perçus comme les instigateurs de la Révolution française, considérée par plus d'un de nos historiens comme une catastrophe nationale. C'est ainsi qu'ils sont tantôt vus comme « l'arrière garde des armées de la Renaissance » (Pintard)13, tantôt comme les avant-courriers ou « signes précurseurs » des Lumières (Grousset)14, mais alors, dans les deux cas, marqués par l'impuissance et l'échec ; fossoyeurs et non relais de l'humanisme, ou bien sorte d'avant-garde irresponsable, incapable d'assumer son rôle historique15. En tout cas, un fort consensus se dégage : de ce que les libertins représentaient, de ce qu'ils étaient, de ce qu'ils écrivaient et faisaient, le Grand Siècle ne voulut pas, mais il s'employa plutôt vigoureusement à les contrarier, à les refouler et à les contraindre à la plus stricte discrétion, voire à l'invisibilité. S'ils ne connaissaient pas eux-mêmes la portée de leurs propos et de leurs actes, le pouvoir temporel et ecclésiastique comprenait qu'il s'agissait d'une entreprise de destruction et de dissolution des valeurs et des principes sur lesquels reposait la société d'Ancien Régime. De sorte que la figure du libertin, lorsqu'elle n'est rapportée ni au passé, ni à l'avenir, mais seulement considérée en son siècle, pour une bonne partie de l'historiographie, jusqu'à Pintard et en fait au-delà, est foncièrement négative. En reprenant l'enchaînement des travaux auxquels les libertins ont donné lieu, il est d'ailleurs étonnant de voir à quel point cet objet a pu susciter le mépris voire le dégoût de ceux-là mêmes qui l'ont constitué. L'explication est évidemment à chercher non au XVIIe siècle, mais dans les hantises sociales de groupes d'universitaires entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Ceux-ci pouvaient d'ailleurs se reconnaître dans des idéologies foncièrement opposées et porter le même jugement négatif sur la culture libertine, car les mêmes fantasmes d'ordre moral animaient ceux qui cristallisaient dans le Grand Siècle leur nostalgie d'Ancien Régime et les fervents défenseurs d'une république vertueuse et régénérée. Pour ces derniers, le siècle de Louis le Grand est aussi bien associé au despotisme et à la corruption morale, que lié à une vision positive d'une culture classique, étrangère aux licences du libertinage. En ce qui concerne les premiers, la position la plus extrême et la plus révélatrice est sans doute celle de Lachèvre qui voit dans le libertin une sorte d'anticipation du socialiste révolutionnaire et internationaliste (voir infra). Mais le camp républicain est tout aussi obsédé par la question de l'anarchie morale et intellectuelle représentée à leurs yeux par le libertinage. Autrement dit une élucidation idéologique de l'apparition de la catégorie

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du libertin comme catégorie négative s'impose et reste à faire. Mes connaissances en histoire sociale et politique de l'époque concernée – la longue période qui s'étend de 1880 jusqu'à 1940 avec ses multiples évolutions – ne me permettent pas de risquer une analyse détaillée de ces projections idéologiques. Aussi mon apport en la matière sera- t-il essentiellement descriptif. 7 En prenant Grousset comme fil directeur, qui n'est certes pas l'ennemi le plus acharné des libertins, il est possible de mettre en évidence quelques-uns des défauts majeurs prêtés au libertinage, qui permettent de rehausser, par contraste, les qualités du Grand Siècle, et surtout de montrer qu'il s'agit bien de son envers ou de son ombre, mais une ombre aussi qui menace de gagner et de s'étendre jusqu'à recouvrir et noyer le mythe de la vertueuse et souveraine grandeur. La médiocrité intellectuelle, la pusillanimité et la lâcheté politiques, l'hypocrisie, l'immoralité sont quelques-uns des principaux vices des libertins. On leur reconnaît bien aussi quelques vertus, mais elles sont ambiguës : la liberté de pensée au premier chef, l'esprit d'indépendance qui, lorsqu'ils ne sont pas identifiés à une insoumission licencieuse et brouillonne, n'apparaissent comme de réelles qualités que rapportés à leurs sources ou à leurs effets futurs. Car les libertins ne souffrent généralement pas la comparaison avec les figures, certes un peu embrumées mais héroïques, de la libre philosophie d'un XVIe siècle, prolongée assez souvent jusqu'aux supplices de Bruno (1600) et même de Vanini (1619) ; le libertinage médiocre et timoré commençant alors proprement à l'époque du procès de Théophile16. De même les libertins ne connaissent-ils pas l'ambition réformatrice et l'engagement politique des Lumières qu'ils portent dans leur sein sans le savoir. 8 Leur médiocrité, leur petitesse d'abord, « tâcherons » pour Pintard, « petits hommes » pour Grousset : « Ces petits hommes qui, sans le vouloir, sans le savoir peut-être, ruinent la société de leur temps au profit d'une autre17. » « Le malheur des libertins, renchérit Perrens, fut de rester à côté au lieu de s'élever au-dessus ». La raison en est qu'« ils n'ont pas eu à leur tête suffisamment de grands esprits »18. Jugement tenace, qui perdure largement : même si certains furent de bons poètes (Théophile), ou de grands littérateurs (Cyrano), du point de vue de l'histoire de la pensée, les libertins sont des auteurs mineurs. À tel point que le fait de ne pas avoir été libertin est une condition nécessaire du grand auteur, de l'auteur à la hauteur du Grand Siècle. 9 À titre d'exemple, il aura fallu attendre le livre de Françoise Charles-Daubert, pour qu'un Spinoza soit enfin considéré dans le droit fil du libertinage19. On n'ose toujours pas parler d'un Hobbes libertin, malgré ses amitiés et ses fréquentations parisiennes, son traducteur Sorbière, et malgré surtout l'audace extrême de ses propositions. Il va de soi que le fait de couper ces auteurs de leurs racines et de leurs entourages facilite l'opération aujourd'hui plus que jamais prospère de leur théologisation, si l'on peut utiliser ce gros mot pour désigner cet effort de pieuse révision théorique des auteurs les plus sulfureux de la première modernité, qui ne s'arrête d'ailleurs même plus devant les textes les plus ouvertement irréligieux. 10 Ne parlons pas de Descartes. Et pourtant ! Grousset reconnaît que les libertins constituent le préalable et en quelque sorte le point de départ de la démarche cartésienne en lui offrant le doute, mais : « Descartes dépasse les libertins en suivant leurs traces ; il les bat par leurs propres armes20. » Pintard met en évidence ses liens biographiques incontestables avec des libertins invétérés comme Des Barreaux, Touchelaye, Picot surtout, son traducteur et ami, et il en conclut que, visiblement, « la corruption morale l'indigne peu ». Mais sur le fond tout le sépare du pédantisme et du

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scepticisme des libertins de la « Tétrade », comme le montre son conflit avec Gassendi par exemple21. Certes, mais il serait peut-être judicieux d'examiner si Descartes, au sein même du mouvement et contre son versant « érudit », ne travaille pas à ouvrir une nouvelle voie. Cette idée avait sans doute effleuré Perrens, qui émettait de sérieux doutes sur l'orthodoxie religieuse du philosophe, mais il la conjurait aussitôt en concevant « libertins » et « cartésiens » comme deux groupes distincts. Jusqu'au triomphe momentané des cartésiens, dit-il, « libertins et cartésiens vivront côte à côte. Les cartésiens ne paraîtront même être que des auxiliaires. C'est en ce sens qu'on a pu dire que Descartes et le cartésianisme ont contribué au progrès de l'indifférence et du libertinage22. » Mais en fait, « ils ont tenu le rôle de ces gens qui soutiennent et servent d'abord ceux qu'ils sont appelés à supplanter23. » Quoi qu'il en soit, il revient bien à Pintard, pour les études cartésiennes orthodoxes, d'avoir définitivement répondu (en deux pages) à la question de la relation du philosophe aux libertins. C'est ainsi que Henri Gouhier, non sans soulagement, résume l'essentiel de cet apport incontesté : « Pintard a mis les choses au point : Descartes n'en est pas24 » Faut-il insister sur ce que cette expression laisse entendre ? C'est bien de réputation morale qu'il s'agit : il est tout aussi important pour le grand philosophe de n'avoir pas été libertin, que pour un chrétien honnête de ne pas nourrir un soupçon d'homosexualité. Et il faut noter que, sur ce terrain, la critique, malgré les travaux de Charles Adam, de Maxime Leroy, de Hiram Caton et de quelques autres24, n'a pas avancé d'un pouce ; il est inconcevable que notre penseur national ait pu ne serait-ce que flirter avec un courant de pensée qui se détournait sciemment du christianisme. Sa morale pourtant est marquée par l'absence remarquable de la moindre teinture chrétienne, et sa métaphysique renvoie, derrière le souci obligé de préserver les apparences d'un accord, à un Dieu fort peu soucieux d'incarnation. Malgré cela, la récupération inaugurée par les jansénistes25 est pieusement reconduite par la plus grande part de la critique : et de renchérir, contre toute évidence, sur le christianisme intrinsèque de cette philosophie (qui ne cesse pourtant de rappeler que l'usage de la raison est indépendant de toute appartenance confessionnelle), sur le rôle de la « charité » dans sa morale, sur l'importance déterminante, de ses sources augustiniennes… Récemment, une journée sur Descartes et les libertins s'est déroulée en Sorbonne (juin 2001), où non seulement la question de l'appartenance de Descartes au courant libertin ne fut pas même effleurée, mais où l'on conclut, sur un ton définitif, que le libertinage n'avait rien à voir avec la philosophie : la catégorie serait à la limite utilisable par l'histoire de la littérature, mais certes pas pour l'histoire de la philosophie. 11 Cette dépréciation philosophique du libertinage est en outre confirmée par la facile tendance à soustraire un auteur du groupe des libertins, dès que sa renommée croît dans la bourse aux valeurs philosophiques. C'est le cas de Gassendi, enfin étudié sérieusement depuis les études pionnières d'Olivier Bloch et de Tullio Gregory ; il n'est plus question pour certains de ses critiques de considérer le grand rénovateur d'Épicure comme un libertin. Car le temps n'est plus, où un Perrens pouvait dire : « Si Gassendi avait eu du génie, la lutte [avec Descartes] aurait pu être moins inégale26. » 12 De sorte que les libertins sont très fréquemment utilisés comme des faire-valoir des grands auteurs, comme Descartes par exemple, et surtout Pascal. C'est d'ailleurs souvent dans le cadre d'études consacrées à Pascal et pour montrer la force incomparable de l'apologétique chrétienne des Pensées, que les libertins sont brossés et rossés, de Fortunat Strowski jusqu'à l'abbé Baudin, en passant par Gustave Lanson27.

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13 L'exemple type de la médiocrité intellectuelle et morale du libertin est invariablement offert dans les études, jusqu'à une date très récente28, par La Mothe Le Vayer. « Le compliqué, le tortueux penseur, qu'annonce l'auteur des Dialogues ! […] il trouve le moyen d'obscurcir les idées les plus simples », écrit Pintard29. Et, après avoir décrit avec une grande justesse les stratégies d'écriture d'Orasius30, il conclut : « Le résultat ? Peu de chose. Cette œuvre, si obstinée dans sa tâtonnante audace, et qui annonce des livres capitaux, reste elle-même sans mordant […]. Considérable, et cependant mort-née […] sa philosophie libertine […] a été pour une large part frappée de stérilité, faute d'avoir pu, d'avoir osé être logique et claire31. » Ce double manque, de force intellectuelle et d'audace, est déjà, dans la première historiographie, désigné comme un trait commun à tous les auteurs du mouvement : censure morale et dépréciation intellectuelle y sont systématiquement associées, ou plutôt confondues. 14 Ainsi le portrait de Le Vayer était-il déjà fixé chez Denis et Grousset, le premier écrivant : « Son style lâche, diffus, non sans élégance, mais sans cette pointe et cet aiguillon qui pénètrent les esprits, sans ces vives saillies qui les secouent, ou sans cette puissance de logique qui les maîtrise […] appliqué à des paradoxes paraît terne et rebutant : les paradoxes ne supportent pas la médiocrité32. » Quand au second, son jugement est définitif : « La Mothe le Vayer, honnête homme, philosophe médiocre, mais qui, par sa médiocrité même, reflète bien l'esprit moyen de la société, je veux dire ce scepticisme involontaire qui est comme une maladie intellectuelle, et qui, peut-être, vient surtout d'une langueur morale33. » 15 Il faut s'arrêter un instant sur cette idée, qui est l'idée maîtresse de Grousset : les symptômes du libertinage sont nombreux dans la culture et la société du XVIIe siècle, mais « nous ne les chercherons point d'ordinaire chez les hommes de génie, chez les grands écrivains qui personnifient leur époque aux yeux de la postérité. Ceux-là sont avant tout les images du présent : ils expriment, et c'est là leur grandeur, un certain nombre d'idées maîtresses, celles qui ont pris le dessus, celles qui sont arrivées au pouvoir, celles qui s'imposent et qui règnent. Mais en face de toute royauté, il y a une opposition […] à côté de ce qui est, on trouve déjà ce qui veut être […], ce qui demain sera présent à son tour. Forcément, de pareilles promesses d'avenir sont-elles vagues, hésitantes, incertaines encore34. » Les hommes de génie, comme Descartes ou Pascal, incarnent le présent du Grand Siècle ; les libertins, de vagues promesses d'avenir. 16 « Vague » est l'adjectif qui ne cesse de revenir pour qualifier les idées libertines : Grousset va jusqu'à dire que « l'essence même du libertinage est de n'aller point jusqu'à la théorie »35. Perrens s'efforce de corriger ce jugement pour le moins péremptoire : « Sans doute leur pensée à tous flotte trop dans le vague ; de ce vague pourtant on détache sans peine quelques principes précis […] ils sont en parfait accord sur le scepticisme, l'empirisme, le culte de la nature, la soumission à ses lois, l'admiration des Essais36. » Mais ils ne vont guère au-delà de cet accord de principe. Leur scepticisme foncier interdit d'ailleurs un quelconque dépassement des positions intellectuelles affirmées au siècle précédent. C'est la raison pour laquelle, selon Pintard : « [Le libertinage] n'a pas donné volontairement le branle au mouvement philosophique : ses adeptes n'avaient, pour s'y risquer, ni assez de liberté, ni assez de hardiesse contre autrui, ni assez de confiance en soi, ni d'ailleurs une conviction assez ardente37. » Trop de doutes et de craintes, pas assez de détermination, de conviction, de résolution… le libertin est en quelque sorte le négatif de l'esprit résolu à la certitude, comme le fut le Descartes de Péguy, « cavalier français parti d'un si bon pas ». Denis, là encore, avait

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donné le ton, avec une orientation clairement républicaine : « Nos esprits forts n'avaient été, comme on les appelait, que des libertins. Ils avaient manqué de spontanéité, de courage et de désintéressement par infatuation d'érudits et par mépris du profanum vulgus38. » Antoine Adam, lui aussi, déplorera chez Théophile, « le manque de fermeté intellectuelle, sans aucun doute, et, chez un grand nombre de libertins, [le] manque de courage moral39. » On terminera cet affligeant florilège par ces mots de Strowski, qui concluent son long et très médiocre chapitre (d'ailleurs, il y aurait long à dire sur cette irrépressible manie de cette historiographie à décerner les prix d'excellence ou les notes d'infamie, sans jamais considérer la qualité de sa propre démarche) : « Cet ennemi n'est pas de ceux qu'on ait profit à combattre, je veux dire de ceux qui donnent des exemples de force intellectuelle, de noblesse morale ou de sincérité religieuse40. » C'est la synthèse de toutes les récriminations : le libertin réunit la faiblesse intellectuelle, la bassesse morale et l'hypocrisie religieuse. 17 Ce triple défaut est inséparable de la lâcheté ou de l'inconséquence politique. Cela n'étonnera guère, mais il faut suivre l'argumentation qui fait du libertinage un effet délétère d'une crise de l'autorité politique. Il apparaît d'abord que le libertinage est compris comme relâchement des mœurs avant d'être un mouvement d'idées. La corruption des mœurs est en effet première et déterminante : le libertinage, écrit Grousset, se trouve « un peu dans les opinions, beaucoup dans la manière de vivre »41. C'est pourquoi, « il pourra nous sembler mesquin presque toujours et répugnant quelques fois »42. En effet, explique Grousset, en ce temps-là, religion et morale ne faisaient qu'un, de sorte que les mécréants rejetaient la seconde avec la première : de là l'immoralité profonde (il faudrait pouvoir dire l'amoralité), qui nous frappe, pour peu que nous nous aventurions dans les pays perdus du XVIIe siècle.43

18 L'immoralité, qui s'étale dans la société et dans les écrits, est elle-même un produit des désordres politiques, et d'abord des guerres civiles de religion, pour se réaffirmer ensuite au cours du siècle, chaque fois que le pouvoir faiblit. Lachèvre écrit que ces libertins qui bafouent la morale et la religion, comme Théophile ou plus tard Claude de Chouvigny, « dans une société fortement organisée comme était l'ancienne société française […] constituaient une exception. Aussi n'apparaissent-ils qu'aux époques de transition, à la suite des guerres civiles et de l'affaiblissement du pouvoir royal. Ils se répandent parallèlement au relâchement des mœurs et leur présence a pour symptôme – aujourd'hui comme hier – la multiplication des publications licencieuses44. » Gustave Lanson, dans son Histoire de la Littérature Française érige cette pseudo-constatation historique en maxime générale : « l'anarchie politique prépare l'anarchie morale ». Lachèvre fait un pas de plus en considérant l'anarchisme proprement dit, l'idéologie révolutionnaire qui représente pour lui le degré extrême de la décadence de la société occidentale, un produit du libertinage. En effet, comme le reconnaît Koprotkine lui-même : « Les origines de l'anarchie sont dans la philosophie naturaliste du XVIIIe siècle », laquelle sort tout droit du libertinage du siècle précédent… 45. C'est une obsession de l'écrivain réactionnaire : « Athéisme et internationalisme découlent nécessairement […] d'une seule cause qui est à leur origine, le déséquilibre mental synthétisé par le libertinage46. » C'est pourquoi, selon lui, la lutte du pouvoir monarchique et de l'Église contre le libertinage, victorieuse au xviie siècle, reste un modèle politique d'actualité : « La conception d'une nation n'ayant qu'un chef et qu'une religion est encore défendable en face du programme de la société future excluant toute suprématie et dont la devise peut être Ni Dieu, ni maître47. »

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19 Mais pour en revenir au début du XVIIe siècle, qui sert de champ de projection aux angoisses politico-morales de nos libertinologues, le constat est partout le même : du fait des guerres civiles encore proches, puis de la faiblesse du pouvoir après la mort d'Henri IV, ce fut une période de grand relâchement des mœurs et de la piété. « Le siècle qui commence », dit joliment Grousset, « fait une bonne fois ses folies de jeunesse »48. Ce « désordre des mœurs », pour reprendre une expression de Perrens, se traduit sur le plan culturel par la parution de « recueils d'inqualifiables poésies […] où la plus triste immoralité s'étale avec le cynisme le plus révoltant » : le Cabinet satyrique (1618) ou le célèbre Parnasse satyrique (1623), qui faillit coûter le bûcher à Théophile. L'indignation de nos historiens à la lecture des vers de foutrerie est presque supérieure à celle de la réaction dévote de l'époque. En 1965 encore, dans la préface de sa réédition de son Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Antoine Adam croit bon de s'excuser : « Ce n'est pas […] notre faute s'il nous a fallu parler de vices infâmes, et parfois reproduire des textes répugnants49. » Au premier rang de ces « vices infâmes » étalés par les auteurs, figure encore la sodomie, comme c'était déjà le cas en 1624 au moment du procès de Théophile50. La sodomie est la preuve irréfutable, s'il en est besoin, de l'immoralité libertine : Perrens parle aussi avec beaucoup de dégoût des « vices de Socrate ou de Condé », mais il en fait, chose curieuse, une pratique tout particulièrement en honneur dans ce siècle-là, et tout aussi présent chez les dévots, qui le dissimulent, que parmi les libertins qui s'en vantent51. 20 Le bûcher de Vanini et le procès de Théophile finissent cependant par porter leurs fruits : celui-ci surtout, comme l'écrit Lachèvre, est : « une date dans l'histoire du sentiment religieux […] [qui] marque non seulement l'arrêt, mais le recul et presque l'anéantissement du libertinage sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, de ce libertinage qui menaçait l'unité morale de la France52. » Richelieu est salué comme l'homme d'ordre et de poigne qui endigue et contient le torrent, parvient à dompter et discipliner les esprits rebelles. Vient la Fronde, « explosion de l'esprit d'indépendance sous toutes ses formes » (Grousset) : en politique, en religion, en littérature et en morale53. Aussi l'esprit de la Fronde est-il celui-là même du libertinage : « Luttes mesquines, ambitions étroites, pas d'idées, pas de scrupules, nul sentiment du juste, les galanteries mêlées au sang versé, les intrigues d'alcôve préparant des batailles, jouant avec la vie d'hommes, toutes ces choses répugnent54. » Cette répugnance prépare et justifie l'absolutisme de Louis XIV. C'est que « la licence est toujours et en tout la mère du despotisme », écrit Denis55. Perrens explique qu'après l'anarchie de la Fronde, les « Français » désirent, dans tous les domaines, une discipline et la demandent « dans l'État, au despotisme olympien de Louis XIV, dans les choses de l'esprit à la logique inventive de Descartes, à l'éloquence impérieuse de Bossuet, à la rectitude étroite de Boileau…56 » Triomphe tout à la fois de Louis x, du classicisme et de la France toute catholique. Le libertinage est réduit sinon au silence complet, en tout cas à la plus étroite dissimulation : « Le courant disparaît presque dans la seconde partie du siècle, sous l'éclat de la littérature catholique et sous la décence des mœurs imposées par le grand roi57. » 21 À ces mots, Lanson ajoute une remarque fort intéressante, qui n'est pas sans faire penser à Norbert Elias, sur le disciplinement des mœurs par l'intériorisation du modèle de comportement offert par l'honnêteté : « Mais les rigueurs ne pouvaient vaincre à elles seules les esprits. Il fallut les freins intérieurs pour retenir l'âme avec son propre consentement et l'empêcher de glisser dans l'impiété scandaleuse. La politesse,

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d'abord, y servit. L'honnête homme n'aime pas à se distinguer par des façons de penser téméraires ; et la religion est pour lui une partie du savoir-vivre. Il suffisait des progrès du goût, pour rendre impossibles les manifestations éclatantes d'irréligion, les indécentes parodies où se plaisaient les Roquelaure et les Matha58. » 22 Pour Perrens, si le libertinage d'idée devient bien souterrain, la corruption morale n'en est pas pour autant freinée, au point de devenir presque générale à la fin du règne dans une noblesse désormais décadente : « Il n'est pas besoin de décrire l'état des mœurs à ce moment : la régence va commencer, et c'est tout dire. Les détails sont dans les correspondances du temps, répugnants à lire, parfois impossibles à transcrire59. » 23 À ces jugements, qui conduisent tous, selon des degrés divers, à faire du dérèglement des mœurs le terrain et le double à la fois du libertinage d'idée, il faut ajouter une autre thèse de l'historiographie, largement partagée, tout droit venue de la propagande janséniste, selon laquelle le libertinage aurait pénétré la religion elle-même avec le probabilisme et la morale laxiste des Jésuites. On la trouve déjà chez Grousset qui dit que dans les Provinciales, tout comme dans les Pensées, c'est toujours le libertin que poursuit Pascal60. Elle revient notamment chez Strowski, qui ne s'embarrasse pas de nuances : pour lui, ce qu'il appelle l'« armée des libertins », s'étend « sans solution de continuité de la bête brute au chrétien relâché, de Des Barreaux aux pénitents du père Bauny61. » 24 Évidemment, à force d'insister ainsi sur l'ampleur et l'importance du libertinage des mœurs, c'est l'image du Grand Siècle qui se trouve fatalement mise en cause. Perrens a le mérite au moins de s'être posé la question : après avoir remarqué que l'on identifie presque toujours le XVIIe siècle au règne de Louis XIV, voire à une partie seulement de celui-ci62, il dénonce la tendance irrépressible d'éliminer du moment électif où la gloire du roi est à son zénith, « tout ce qui est laid, petit et bas »63. Mais il suffit de lire les contemporains et de renvoyer à ce que Perrens appelle les « faits », en particulier l'affirmation du médecin Guy Patin selon laquelle en 1660 les vicaires généraux se seraient plaints au premier président Lamoignon qu'en une seule année plus de six cents femmes ont confessé « d'avoir tué et étouffé leur fruit64. » Ce document ne saurait évidemment en aucune façon être considéré comme un « fait », et un fait de cette nature, replacé dans le contexte social du temps, n'est bien sûr pas interprétable comme la preuve irréfutable d'une dégénérescence morale. On est obligé de noter que les historiens du libertinage quand ils font état de corruption morale, n'appuient généralement leurs affirmations sur aucune donnée sérieuse, et ils sont du reste globalement réfutés par les historiens de la famille et de la sexualité qui insistent au contraire sur la mise en place de structure de contrôle et de répression des mœurs sans précédent65. Quoi qu'il en soit, Perrens, au regard de ces « faits », tient l'image du « siècle le plus vertueux » pour impossible à soutenir sérieusement. Du reste, il est devenu, ajoute-t-il, impossible de mystifier et de mythifier l'histoire : « Nier à outrance n'est plus possible dans notre temps de publicité aveuglante. Il faut en venir aux concessions ; et l'on y vient. » Perrens cite alors Charles Giraud qui, pour sauver la seconde moitié du XVIIe siècle, incrimine vertement la première, d'une licence comparable à celle du siècle suivant66. Il renvoie également à Hippolyte Rigault qui se refuse quant à lui à opposer les deux parties et avoue que « le Grand Siècle n'est pas toujours beau à voir de près67. » Mais, remarque Perrens, « c'est justement ce qu'on ne veut pas faire ! » La raison qu'il donne alors de cette cécité volontaire est très instructive : « Ce parti pris, cette partialité optimiste viennent du point de vue

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pédagogique où l'éducation de la jeunesse nous conduit à nous placer. Voulant former les cœurs et les esprits, tâche sacrée, nous enfermons nos enfants dans l'étude des plus beaux modèles que fournissent notre langue et notre littérature, nous ne leur montrons du XVIIe siècle que tout ce qu'il a de pur, de beau, d'admirable, moisson si riche que nous pouvons négliger le reste, sans qu'on tienne jamais pour pauvre et stérile la matière de nos études68. » Ainsi faisaient les amis de Pascal en élaguant et triant les Pensées. « Ainsi encore Voltaire, ne disant du règne de Louis XIV que le bien, pour faire rougir Louis XV et les serviles instruments de ses moindres velléités. » Perrens appelle alors à regarder la réalité historique en face, mais en concédant, par un argumentaire qui consonne étrangement avec celui des libertins eux-mêmes, qu'il ne faut pas alors crier la vérité sur les toits : « Soit restons muets le plus souvent, surtout dans les écoles69. » Il est en effet de la plus haute importance de préserver la jeunesse et la société tout entière du libertinage, parce que sa force dissolvante ne consiste pas d'abord en la pratique du vice, mais en sa légitimation philosophique ; or, ajoute Perrens, « légitimer nos appétits c'était leur lâcher la bride » (on remarquera le télescopage du présent et de l'imparfait, de nous et d'eux) : l'anarchie politique et le chaos social s'en suivent fatalement70. 25 La solution proposée par l'historien pour ne pas trahir sa vocation à la vérité et préserver en même temps le mythe national consiste en la complète séparation de ces deux visages, rendue possible par la vertu d'une métaphore : « Toute médaille a deux faces. Trouverait-on un numismate pour n'en étudier qu'une ? Les mauvaises mœurs et le libertinage sont au revers de celle que nous proposons à l'admiration publique71. » La métaphore du revers de la médaille permet ainsi de sauver le mythe du Grand Siècle : la face dorée, glorieuse, admirable du grand roi et des grands classiques reste pure des souillures du libertinage. Mais ce clivage peut aussi bien traverser un même personnage, ainsi du grand Condé qui présente à la fois une face de gloire militaire et mondaine et une autre de sodomie et de libertinage72. 26 Le libertinage est donc la face cachée du Grand Siècle, aussi bien pour les mœurs que pour les idées. S'il s'agit d'une face cachée, la raison n'en est pas seulement ni d'abord due à un refoulement par l'histoire nationale de ses aspects les plus vils, mais à la culture libertine elle-même, envisagée comme une culture de la dissimulation, toujours accompagnée de sa sanction morale : la dénonciation réitérée de l'insincérité et de l'hypocrisie des libertins. Tous nos historiographes tiennent le même double discours suivant lequel les libertins étaient objectivement contraints à la dissimulation, mais tout à la fois se complaisaient dans le secret et la duplicité73. Le libertinage est une culture de l'hypocrisie, qui montre les pressions auxquelles elle est soumise, mais trahit aussi et surtout son manque de détermination, de courage et d'audace. Ce jugement est encore prégnant chez Pintard : pour prendre un seul exemple, il résume l'œuvre de La Mothe Le Vayer comme le « fruit de quarante années d'application heureuse à l'hypocrisie »74. Cette dissimulation contrainte et acceptée est le signe d'une grande faiblesse de la pensée : ainsi, et ce sont les tout derniers mots de l'ouvrage, ce que Pintard appelle le « libertinage militant », représenté par les Gassendi, Le Vayer, Naudé, etc. (par opposition au « libertinage triomphant » des Fontenelle et des Bayle75), « fut aussi un libertinage souffrant, – hésitant, combattu, embarrassé de scrupules et de craintes, et qui n'arrivait à s'exprimer qu'en se reniant76. » Pour Denis, c'est dans leur culte aristocratique de la liberté privée, soigneusement cachée au regard du vulgaire, et donc dans ce mépris même du vulgaire, qu'il faut chercher la cause de l'insuffisance foncière des libertins : « Voilà le secret de leur incurable faiblesse et de leur impuissance. Ils n'aiment vraiment ni la vérité, ni la liberté ; car elles sont comme la

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justice, on ne les aime pas, quand on ne les aime que pour soi-même. Je dis plus : ils ont peur de la liberté, parce qu'ils ont peur de la lumière qui, en fait d'opinions, n'est autre chose que la publicité77. » On perçoit bien maintenant comment toute une époque (celle des premiers libertinologues) pouvait condamner le libertinage à partir d'horizons idéologiques opposés : pour les républicains convaincus, les libertins étaient voués à l'échec du fait même de leur parti pris aristocratique, qui les conduisait à refuser la divulgation et les enfermait dans une culture du secret ; pour les nostalgiques de la monarchie absolue, ils travaillaient à saper dans l'ombre, protégés par le masque de l'hypocrisie, l'ordre politique et moral, et jetaient sans le vouloir les bases de la Révolution française. 27 Pourtant leur extrême prudence conduisait les libertins au plus proche de la disparition pure et simple. C'est l'opinion de Pintard, qui croit voir s'éteindre le libertinage érudit au cours de la deuxième moitié du siècle, mais Grousset, pour la même période, avait d'emblée dressé le même constat : « Qu'est devenu le libertinage ? […] Ce sont gens discrets, sachant se taire. D'ailleurs, à force de ne plus rendre compte aux autres de leurs pensées, peut-être ont-ils fini par ne plus bien s'en rendre compte à eux- mêmes78. » Les libertins, au terme de leur échec à publier et même à communiquer leurs idées, finissent par perdre la conscience de leur propre identité. L'affirmation de cette quasi-disparition suivie d'une résurrection définitive est, on l'a déjà dit, émi- nemment contestable, mais néanmoins la réflexion est pertinente, sur ce que deviennent des convictions intellectuelles, lorsqu'elles sont vouées à la plus étroite clandestinité et ne trouvent plus d'espace de communication 28 Le portrait moral du libertin est dressé : médiocre, velléitaire, lâche, libidineux, hypocrite… il est temps maintenant d'en venir à ce qui constitue un point essentiel, à savoir que cette figure, et d'abord le fait même qu'il s'agisse d'une figure moralisée, d'un portrait moral, possède une source privilégiée dans la culture du premier XVIIe siècle. Il s'agit d'un texte, auxquels la plupart des historiographes, au moins jusqu'à Pintard, font une confiance tout aussi décisive qu'elle est étonnante de la part d'historiens, puisque le crédit porté à une telle référence interdit a priori tout espèce d'impartialité : il s'agit du portrait du libertin tel qu'on le trouve dans la longue diatribe apologétique du jésuite Garasse : La Doctrine des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels (1623). Dire que cette image est négative, c'est peu dire, puisque tout l'ouvrage de ce « sycophante en soutane »79, vise à la dénonciation et à l'élimination, y compris physique, de ceux qu'il portraiture, au premier chef Théophile, accusé de répandre l'impiété et l'immoralité. Par exemple Grousset, lorsqu'il définit le libertin, cite Garasse : Un libertin est un homme qui vit mal, mais surtout qui pense mal, c'est-à- dire qui pense à sa manière […] qui « libre en sa créance », « ne se laisse pas captiver à la créance commune »80. » Plus forte encore apparaît la dépendance de Strowski, qui adhère explicitement à la fois aux termes et aux idées de Garasse, lorsqu'il écrit par exemple : « C'est une génération de beaux esprits, née pour le seul plaisir et prête pour l'incrédulité pratique. Elle n'a pas d'idées très claires. Toute philosophie lui fait défaut…81. » Strowski s'adresse cependant l'objection selon laquelle le portrait garassien est une caricature, mais il considère que c'est une raison supplémentaire pour le suivre : « La caricature qu'il nous montre est ressemblante, comme une caricature ; elle met en valeur les traits caractéristiques du modèle82. » Pintard lui- même écrit que : « Des truculences du libertinage pratique c'est le P. Garasse qui donne la peinture la plus vive83 » et l'on saisit alors bien l'efficacité redoutable du jésuite non seulement à l'époque où il écrit, mais encore dans la longue durée, car il est assez clair

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que la truculence, prêtée au « libertinage pratique » (que Pintard distingue du « libertinage érudit », voir infra), est d'abord celle du style de Garasse qui s'était employé non sans succès à rivaliser avec les satiriques qu'il poursuivait de sa pieuse vindicte. Quant à Lachèvre, il est d'une certaine façon Garassus redivivus, un nouveau Garasse, la truculence en moins. Le libertin à la Théophile est : « Un homme aimant le plaisir, tous les plaisirs, sacrifiant à la bonne chère, le plus souvent de mauvaises mœurs, raillant la religion, n'ayant autre Dieu que la nature, niant l'immortalité de l'âme et dégagé des erreurs populaires. En un mot, c'est un esprit fort doublé d'un débauché84. » Mieux encore, dans l'avant-propos du volume consacré à Claude Le Petit, exécuté en 1662 pour son Bordel des Muses, Lachèvre se contente de la citation extensive d'une page où Garasse définit et distingue les libertins des athées accomplis, avec pour seule introduction ces quelques mots : « Claude le Petit a réalisé le type du libertin, de l'impie et de l'athéiste portraituré par le Père Garassus trente-cinq ans auparavant dans sa Doctrine curieuse 85. » Et Lachèvre confond ainsi, en une seule figure, des types que Garasse s'attachait à distinguer86. Plus généralement, on peut d'ailleurs remarquer que la première historiographie opère par rapport à l'apologétique de Garasse un double déplacement. Elle fait d'abord du libertin une catégorie englobante, là où Garasse considère que le libertinage est un degré, une étape dans l'impiété et l'incrédulité : la catégorie la plus générale étant, pour le Jésuite, celle « d'athéisme »87. Enfin, surtout, elle étend la catégorie, par extrapolation, des cibles de Garasse au siècle entier. 29 Mais la question de fond est, bien sûr, la fiabilité historique de la référence garassienne elle-même, et il faudrait s'arrêter d'abord sur le fait, mis en évidence par Louise Godard de Donville, que Garasse, pour dresser le portrait de l'hydre libertin, utilise une série de lieux communs et de personnages typiques empruntés à la culture des modernes et des anciens, et réinvestit un modèle offert par Bède le Vénérable, du début du VIIIe siècle, glosant sur la synagogue des libertins qui avait mis à mort Saint Étienne88. Le Libertin des origines à 1665 est, de ce point de vue, un livre très intéressant, parce qu'il met en évidence ce qu'il peut y avoir d'absurde de prendre Garasse à la lettre pour connaître les hommes qu'il se donnait pour cible, et Théophile au premier chef. Mais cet ouvrage tombe à mon sens dans un excès inverse à celui de l'historiographie séduite par Garasse : à savoir que le libertin y est considéré, ainsi que l'annonce le titre, comme Un produit des apologètes, alors que les signes sont multiples, qui permettent de montrer l'existence d'une réelle correspondance, malgré la caricature, entre la dénonciation des apologètes post-tridentins et la constitution d'une culture et d'une éthique hostiles ou indifférentes au christianisme. L'auteur est plus nuancée dans son article du Dictionnaire du Grand Siècle89, mais elle appartient sans nul doute à ce grand courant révisionniste initié en France par les travaux d'histoire des mentalités de Lucien Febvre sur l'irréligion et l'incrédulité dans la culture de la Renaissance90, aujourd'hui dominant un peu partout (sauf peut-être en Italie, où l'implication idéologique des chercheurs est encore très forte). Cette révision s'inscrit en outre dans un modèle épistémologique en vogue qui tend à évacuer la question de la réalité des pratiques au profit d'une conception auto-référentielle des discours et des représentations. 30 Mais je voudrais me contenter de pointer ici, dans l'historiographie déjà ancienne consacrée au libertinage, l'extrême difficulté de maintenir une image cohérente du mouvement libertin en s'en tenant au portrait de Garasse, qui ne peut que très difficilement intégrer, même avec la plus mauvaise foi du monde, la figure de celui que Pintard qualifie « d'érudit », et qui se caractérise par le refus de tout scandale et de tout éclat et une extrême réserve dans les discours et les comportements publics. De sorte

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qu'une distinction s'est très vite imposée entre le libertinage tapageur des poètes de cour et d'une frange de l'aristocratie et le libertinage spéculatif des philosophes. « Il serait criant, écrit Perrens, de ne pas distinguer entre les libertins qui dévient parce qu'ils sont hommes de plaisir, et ceux qui restent dans la ligne droite, en pensée et en action […] à côté des frivoles incorrigibles, on verra bientôt des hommes sérieux et doctes qui seront l'honneur de ce libertinage trop décrié [car] […] ils prouvent que le libertinage de l'esprit n'est pas inséparable du libertinage des mœurs91. » Cette séparation entre un mauvais libertinage débauché et un libertinage vertueux et spéculatif est en fait on ne peut plus artificielle et offre surtout une solution de facilité ; elle correspond en effet au clivage rassurant entre théorie et pratique, partage du travail très commode pour qui justement ne veut pas affronter la difficulté que représente l'articulation des idées et des comportements. Pintard a bien senti la difficulté, lorsqu'il déclare dans l'avant-propos de son ouvrage qu'il ne veut pas se référer aux distinctions traditionnelles entre libertinage de mœurs et libertinage d'idée. Pourtant, le titre même de son ouvrage implique cette distinction, en présentant la notion de « libertinage érudit », comme à la fois utile et « insolite ». Mais elle est surtout un véritable anachronisme, car le libertin, sous la plume de ceux qui le nomment – toujours pour le dénoncer –, est invariablement considéré comme un homme de culture légère et superficielle, et non certes comme un érudit digne de ce nom. Mais surtout cette notion de libertinage érudit est extrêmement problématique, tant il est vrai que la question des mœurs est au centre des spéculations des érudits les plus sobres et que, réciproquement, un engagement philosophique est bien souvent revendiqué dans le libertinage mondain. Mais elle est aussi problématique sous la plume de Pintard, car la condamnation morale du libertinage érudit implique une continuité entre le libertinage des mœurs et le travail d'érudition. C'est ce qu'a bien aperçu Charles-Daubert dans son livre récent, qui associe Antoine Adam92 à Pintard pour montrer que si on considère l'« érudition » comme une différence spécifique dans le genre commun du libertinage, si, autrement dit, « le libertinage érudit n'est que l'une des formes du libertinage », alors, « la pensée tombe sous le coup de la condamnation qui porte sur les mœurs, selon la tactique commune des apologistes… ». Pour éviter l'amalgame, Charles-Daubert propose de poser une « analogie » et non une communauté de nature entre ce qu'elle préfère nommer « libertinage d'esprit » et « libertinage du corps » ou des mœurs93. Ainsi peut-elle s'appuyer sur l'opposition établie par Bayle entre l'athée de système, « vertueux », et le simple débauché, qui ne va pas jusqu'au bout de son athéisme (voir article Des Barreaux). Il y aurait beaucoup à dire sur les stratégies de défense de la moralité de l'athéisme chez Bayle, établie au prix du rejet du libertinage de débauche, et sur la manière dont il force non sans difficultés les auteurs à se partager selon ce nouveau clivage. Mais surtout, on voit bien que la distinction proposée dans le sillage de Bayle par Charles-Daubert ne fait que renforcer une opposition factice, dès lors, une fois encore, que la question des mœurs, c'est-à-dire la mise en cause de la morale chrétienne et des modes de vie induits par celle-ci, est au centre de la culture qualifiée de libertine, depuis la fin du XVIe jusqu'au XVIIIe siècle. Ainsi, écarte-t-on d'emblée l'idée, qui n'est pas absente de la première historiographie, qu'il pourrait et devrait y avoir une histoire sociale du libertinage, portant sur la relation des idées et des pratiques. Il est clair aussi que si un tel projet est par avance écarté, c'est qu'une telle histoire est hors du champ des disciplines où l'on parle de libertinage : l'histoire littéraire, l'histoire de la philosophie et l'histoire des idées. Tant que l'histoire littéraire se confondait avec une histoire du « sentiment moral », au

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moins s'intéressait-on aux pratiques, même si l'on en présentait une image caricaturale et chargée de tous les préjugés de la morale bourgeoise. 31 Lucien Febvre, dans le compte rendu qu'il consacre à son ouvrage, félicite Pintard d'être resté sur son terrain94, et de n'avoir tenté de faire ni une histoire philosophique, ni une histoire sociale, car l'amateurisme est dommageable en ces domaines, et il renvoie comme un modèle resté lettre morte en France, aux travaux de Borkenau95. On pourrait réitérer le constat aujourd'hui, en constatant que Febvre, pourtant infiniment plus ouvert sur ce terrain que la plupart de ses contemporains, n'est pas exempt de responsabilité dans le développement d'une histoire sectorialisée, où chaque discipline veille jalousement sur ses propres objets. Ainsi, l'histoire du libertinage, faite par des historiens de la littérature, ne pouvait que très difficilement, pour des questions de méthode et donc du fait du statut accordé à l'objet « libertinage », devenir une histoire sociale, pas plus qu'une histoire proprement philosophique. Pour Pintard, comme pour ses prédécesseurs, le libertinage restait un fait de « l'histoire morale », et en aucun cas un « courant philosophique »96. Malgré l'ouvrage de Charles-Daubert, les multiples travaux des chercheurs italiens97, la série Libertinage et philosophie au XVIIe siècle98, c'est encore en substance la conclusion apportée à la journée d'étude déjà évoquée sur Descartes « et » les libertins. 32 Où trouver aujourd'hui une rectification, un réajustement ou un renversement de l'évaluation négative des libertins comme passagers clandestins du Grand Siècle ? Si les travaux d'histoire des idées et d'histoire intellectuelle sont assez nombreux, rares sont ceux qui s'intéressent à leur insertion dans le siècle, qui pose la question du contexte social, politique et culturel de la culture réputée libertine. Il faut cependant citer la Pléiade des Libertins du XVIIe siècle publiée récemment, qui s'oppose radicalement à la double image des libertins et du Grand Siècle que nous avons trouvé ici99. Hélas ! à quel prix ! En effet, dans la préface de l'ouvrage, la réhabilitation des libertins est effectuée moyennant l'édulcoration voire la négation de tout ce qui permettait de voir en eux, négativement il est vrai, un mouvement en lutte ouverte ou, le plus souvent, souterraine contre la religion et la civilisation chrétiennes. Tout élément subversif sur le plan de la religion et des mœurs s'y trouve émoussé, gommé, de sorte que la catégorie devient susceptible de comprendre des auteurs qui sont traditionnellement présentés, et surtout se définissent eux-mêmes comme les pires ennemis du libertinage : Pascal au premier chef, et jusqu'à Fénelon. 33 Pourtant l'auteur part d'un constat fort proche de celui auquel conduit la base documentaire que je viens d'évoquer (assez peu présente du reste dans son texte) : la catégorie de libertinage, demande-t-il, « n'aurait-elle pas servi à rejeter dans la marge de l'histoire des écrivains et des écrits, et à maintenir chimiquement pur le siècle le plus grossièrement idéalisé de notre histoire ? Liste hétéroclite de personnes, corpus incohérent de textes, le libertin du XVIIe siècle existe-il ? Ou n'est-il qu'un fantasme ?100 » Soit, mais quelle est alors l'autre branche de l'alternative ? Elle repose toute sur l'invocation incantatoire du concept de « crise » : « On a voulu trop longtemps nous faire croire que le XVIIe siècle était le siècle de la certitude ; c'est en fait le siècle de la crise. » Les manuels qui mettent en avant le classicisme ne permettent en effet pas de penser le passage du XVIe au XVIIIe siècle101. Il est certes bon, et même nécessaire de rappeler que « le XVIIe siècle a été en France un siècle tourmenté » : disettes, famines, épidémies, guerres interminables, fiscalité écrasante, absolutisme royal, intolérance102.

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Soit, mais l'usage englobant de la notion « crise » permet-elle une meilleure intelligibilité du phénomène libertin ? 34 On peut en douter, sinon qu'elle permet dans ce texte d'opérer un tour de passe-passe d'une désarmante simplicité : le Grand Siècle n'est pas où on le croit, en Louis XIV et toutes ses pompes, mais chez les libertins, confondus plus ou moins avec la classe entière des gens de lettres et plus généralement des intellectuels, parce qu'ils auraient eu le courage de penser la crise et de proposer des solutions : « Si donc, malgré tout, le siècle a été « grand », il le doit moins à ce roi qu'à la foule des savants, des philosophes, des écrivains, des artistes, des inventeurs, des aventuriers et explorateurs, qui ont fait avancer la connaissance, dit le Bien et créé le Beau, partout où ils le purent, pour le profit de leurs contemporains, malgré les confiscations abusives qu'a souvent pratiquées l'égocentrisme monarchique. Sans doute le doit-il aussi à tous ceux qui – mais ne sont-ce pas les mêmes ? – ont osé affronter la multiplicité des crises et décidé que, puisque les temps nouveaux posaient des questions, il fallait des réponses »… au risque de se voir accusés d'être des « libertins »103. 35 Voilà comment on finit par reconduire une fois encore le mythe du Grand Siècle, siècle de crise, mais qui a su penser et affronter la crise, malgré et contre le despotisme du mauvais roi. Ce mythe, en grande partie forgé par l'histoire littéraire, est ainsi aujourd'hui encore entretenu par la même discipline (dont se réclame clairement le maître d'œuvre de cette Pléiade), à travers une inversion dont le gain sur le plan de l'analyse historique comme sur le plan de l'interprétation théorique est des plus faibles. Aussi, faut-il sans doute en finir d'abord avec l'histoire littéraire, si l'on veut espérer reconsidérer avec force et pertinence l'histoire de ceux que les apologètes et les historiographes ont appelés les libertins.

NOTES

1. Frédéric Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle, t. III : Disciples et successeurs de Théophile de Viau. La vie et les poésies libertines inédites de Des Barreaux et de Saint-Pavin, Les éditions de , reprint Slatkine, 1968, p. IX. 2. Félix Gaiffe, L'Envers du Grand Siècle, étude historique et anecdotique, Paris, A. Michel, 1924. 3. René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, 1943. Nouv. éd. augmentée d'un avant-propos, de notes et de réflexions sur les problèmes de l'histoire du libertinage, Genève, Slatkine, 1983. 4. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit. L'ouvrage était cependant achevé dès 1939, comme nous l'apprend l'auteur, op. cit., XIII. 5. René Grousset, Les Libertins, in Œuvres posthumes. Essais et poésies, recueillis et publiés avec les notices par R. Doumic et P. Imbart de la Tour, Paris, Hachette, 1886. 6. Ibid., p. XLIV. 7. François-Tommy Perrens est présenté par Lucien Febvre comme « un escornifleur de beaux sujets » et il affirme « qu'il brossa des Libertins un sommaire et poussiéreux tableau », dans son compte rendu dithyrambique de l'ouvrage de Pintard (1944, in Au cœur religieux du xvi e siècle, École pratique des Hautes Études, Paris, 1957, p. 451 ; rééd. Le livre de poche, 1983), ce qui est au

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demeurant fort injuste, même si son livre n'est pas sans défauts. Ce gros ouvrage de plus de 400 pages est en effet très riche d'informations, mais à la grande différence de la thèse de Pintard, il ne s'appuie que fort peu sur une recherche d'archives. Aussi peut-il paraître, au regard de celui- ci, fort évasif et lacunaire. Les Libertins en France au XVIIe siècle est une œuvre tardive, par un historien du Moyen Âge et de la Renaissance, commencée par son auteur à la veille de « devenir septuagénaire » pour se maintenir en activité, précise l'avant propos, après quarante-huit ans de bons et loyaux services à l'université dont vingt-cinq à Polytechnique… 8. François-Tommy Perrens, Les Libertins en France, op. cit., p. 416 (dernière page). 9. Cette éclipse est elle-même un mythe, comme l'a bien montré par exemple, Tullio Gregory, « Il libertinismo della prima metà del Seicento, stato attuale degli studi e prospettive di ricerca », Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina, Florence, 1981, p. 3-48, (p. 46) ; trad. fr. in T. Gregory, Genèse de la raison classique, de Charron à Descartes, Paris, PUF, 1999, p. 61. Mais Henri Busson avait, en 1948, consacré un livre aux années 1660-1685 : La Religion des classiques qui donne toute son importance à l'émergence d'un nouveau libertinage en concurrence avec la pensée chrétienne triomphante. Le morceau de bravoure par lequel commence la préface mérite d'être cité, qui exploite d'ailleurs encore la même métaphore de la résurgence, mais en déplaçant la périodisation : « On a tenté d'écrire ici l'histoire de la pensée française dans les vingt-cinq années où elle brilla la plus pure de sa double flamme. Jamais le catholicisme français ne fut plus chrétien ; et pour la première fois la libre pensée dépouilla l'aspect fuligineux de la philosophie arabe et padouane pour revêtir sa forme moderne, scientifique, préparée par Descartes et Gassendi. Ainsi ces vingt-cinq années forment la ligne de partage des eaux des temps modernes, où la vieille croyance arrive à son période, où la jeune incrédulité sourd de terre pour dériver vers le XVIIIe siècle », La Religion des classiques, Paris, PUF, 1948 ; reprint Paris, Gérard Monfort, s.d., p. 1. 10. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 575-576 (dernières page). 11. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 64. 12. Étrangement, cette approche du libertinage, comme part d'une histoire rigoureusement française, est souvent reprise par la critique non francophone, alors même que la catégorie est ramenée à celle de « free-thought », de libre-pensée : John Stephenson Spink, French Free-Thought from Gassendi to Voltaire, Londres, The Athlone Press, 1960, p. V-VI. On retrouve le même lieu commun in Jacques Prévot, Les Libertins du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998, p. XI. 13. « Stagnation, mutilation, recul : pauvre bilan de leur entreprise. On a parlé de ce « grand seizième siècle qui ne s'est décidé à mourir pour de bon qu'après la mort de Louis XIII » [Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux…, 1916-1936, 11 vol., t. Ier, p. 1]. […] ils donnent l'impression de n'avoir guère sauvé que des débris ; et ils sont morts avec l'apparence de vaincus, à l'arrière-garde des armées de la Renaissance », op. cit., p. 568 ; J. Denis : « Ils sont jetés entre Montaigne et Bayle, comme pour rejoindre le XVIe siècle au XVIIIe, la Renaissance à la Révolution », op. cit., p. 6, mais « leur science regardait plus vers le passé que vers l'avenir », p. 5. De même H. Busson présentera le naturalisme libertin comme « une survivance appauvrie du naturalisme du XVIe siècle », La Pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, 1933. 14. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 65. 15. « Il [le libertinage érudit] n'a pas donné volontairement le branle au mouvement philosophique : ses adeptes n'avaient, pour s'y risquer, ni assez de liberté, ni assez de hardiesse contre autrui, ni assez de confiance en soi, ni d'ailleurs une conviction assez ardente », René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 576 ; Lucien Febvre : « Au fond, ce grand effort – parfois, en dépit de tant de prudence, ce courageux effort des érudits libertins – un grand ratage. Un avortement », Au cœur religieux du XVIe siècle, op. cit., p. 462. 16. « Si la vraie originalité et la vraie grandeur manquent aux monuments philosophiques de la Renaissance, on peut dire avec M. Cousin que les hommes de ce temps valent mieux que leurs

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ouvrages. Ces hommes sont des martyrs. La règle a manqué, il est vrai, à leur esprit, mais la foi et la force n'ont jamais fait défaut dans leur âme ; ils n'ont pas connu l'usage vrai de la liberté, mais ils ont su combattre, souffrir et mourir pour elle. En lisant leurs écrits, il est bien difficile de ne pas être sévère pour quelques-unes de leurs doctrines. Quand on les suit au fond des cachots et sur les bûchers, on ne peut que les plaindre, les admirer et les absoudre », Émile Saisset, « Giordano Bruno et la philosophie au XVIe siècle », Revue des Deux Mondes, 1847, p. 1084. Cette citation est reprise in extenso, sans aucune distance critique, presque un siècle après, par Ernest Lenoir, Au seuil du Grand Siècle. Trois novateurs. Trois martyrs. Vanini, Campanella, Giordano Bruno, Paris, Éditions Rieder, 1939. Les libertins, dans les travaux qui les constituent en catégorie n'ont généralement droit ni à cette admiration, ni à cette absolution. 17. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 65. 18. Ibid., p. 24. 19. Françoise Charles-Daubert, Les Libertins érudits en France au XVIe siècle, Paris, PUF, 1998. 20. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 90. « Le dernier mot, dans tous les sens, de ce scepticisme général, son couronnement tout ensemble et son terme, ce fut, il n'en faut point douter, le « doute méthodique de Descartes », p. 89. Ce doute peut paraître bien artificiel et bien étrange, mais « tout s'explique […] si on a constaté les influences qui l'amènent, si on le replace à son heure et dans son milieu. Le procédé nous semble alors tout naturel, parce qu'il est fait avec les tendances mêmes de la société », p. 89. De sorte que dans la philosophie de Descartes, « On reconnaît […] non pas seulement les idées chères au libertinage mais encore son principe même, s'il a un principe : c'est le triomphe de l'esprit particulier. Descartes dépasse les libertins en suivant leurs traces ; il les bat par leurs propres armes », p. 90. 21. « Au total, Descartes et les gens de la Tétrade [Gassendi, Le Vayer, Naudé, Diodati] sont faits pour s'ignorer ou se repousser plutôt que pour s'entendre », René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 205. 22. P. 142 : Perrens renvoie à Brunetière, Essais critiques, 4e série, p. 232. 23. Ibid., on notera cette intéressante remarque de Perrens sur l'ambiguïté du cartésianisme à l'égard de l'orthodoxie théologique : « Les cartésiens faisaient un métier de dupe, car les théologiens auxquels ils venaient en aide, loin de leur rendre la pareille, s'acharnaient à ruiner la raison, méprisable instrument qui ne donne que la probabilité », ibid., p. 141. De même Lanson : « Le cartésianisme fit des chrétiens apparents, en faisant des philosophes qui croyaient à Dieu, à l'âme immortelle, à la supériorité infinie de la nature spirituelle sur la nature corporelle », Histoire de la Littérature Française, op. cit. 24. Maxime Leroy, Descartes le philosophe au masque, Paris, 1929, 2 vol. ; Hiram Caton, The origin of subjectivity. An essay on Descartes, New-Haven-London, 1973 et « Analytic History of Philosophy : The Case of Descartes », The Philosophical Forum, 12, 1981, 273-94 ; L. E. Loeb, « Is There Radical Dissimulation in Descartes Meditations ? », in Rorty, A. O. (ed.), Essays on Descartes Meditations, Berkeley, University of California Press, 1986. 25. Grousset cite, comme on le fera souvent après lui, le jugement d'Arnauld : « On doit regarder comme un effet singulier de la providence de Dieu ce qu'a écrit M. Descartes sur le sujet de notre âme pour arrêter la pente effroyable que beaucoup de personnes de ces derniers temps semblaient avoir à l'irréligion et au libertinage, par un moyen proportionné à leur disposition. Ce sont des gens qui ne veulent recevoir que ce qui se peut connaître par la lumière de la raison, qui ont un entier éloignement de commencer par croire », Dixième lettre à M. de Vaucel, cité ibid., p. 91. Arnauld, consciemment ou non, ne faisait qu'utiliser un libertinage contre l'autre, le déisme créationniste, compatible avec n'importe quelle forme de monothéisme, contre le déisme naturaliste et l'athéisme matérialiste. Celui-ci, comme on sait, tirera le plus grand profit de la philosophie cartésienne, contre ce qui en effet constitue sa spécificité métaphysique (le dualisme et l'union des substances), mais l'érection de Descartes en « philosophe chrétien » (d'Arnauld à

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Gouhier, et au-delà), qui continue de dominer les études, n'en demeure pas moins une « mésinterprétation » flagrante et foncièrement idéologique de Descartes. 26. « Mais il n'avait que du savoir, de l'éloquence, de l'esprit, de la courtoisie, dons insuffisants pour terrasser un adversaire mieux armé par ses défauts comme par ses qualités », p. 142. 27. Fortunat Strowski, Pascal et son temps, Paris, 1907, 3 vol., t. I er ; l'Abbé E. Baudin, La Philosophie de Pascal, Les libertins et les jansénistes, 1, 1946 et 2, 1947 ; Gustave Lanson, Histoire de la Littérature Française, Paris, 1912 (12), t. I er. Voir aussi, par exemple, V. Giraud, Pascal, l'homme, l'œuvre, l'influence, 1900. 28. Pour une réhabilitation philosophique pleine et entière de Le Vayer, Silvia Giocanti, Penser l'irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer. Itinéraires sceptiques, Paris, Honoré Champion, 2001. 29. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 143. 30. « Il pratique – ou inaugure – plusieurs disciplines, et ouvre à la polémique antichrétienne d'assez larges horizons. Sans doute il procède avec réserve et il n'est guère de ses mouvements qui ne soient suivis d'une prudente retraite ; mais on dirait d'un poulpe, qui ne détache un tentacule que pour en lancer un autre, et qui, de mols balancements en contournements sinueux, s'approche, frôle, environne, et, jamais complètement adhérent, finit néanmoins par enlacer, membre après membre, le corps de la religion », René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 537. 31. P. 538. Voir, entre autres exemples, le Vanini de Strowski : « Un personnage comme Vanini est extrêmement important : je ne veux pas dire que ses idées eussent quelque portée ; c'est un mélange d'astrologie et de naturalisme assez grossier. […] il déniaise, il ouvre les yeux des gens ; il leur rend familier, accessible, humain, un état d'esprit qui paraissait monstrueux et forcené : l'irréligion », Fortunat Strowski, Pascal et son temps, op. cit., p. 157. 32. Jacques Denis, Sceptiques ou libertins, op. cit., p. 45. 33. P. 88. Voir encore Perrens : « Ses idées sont loin d'être originales comme sa personne… », etc., Œuvres posthumes, op. cit., p. 130. 34. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 64. 35. Ibid., p. 111. 36. François-Tommy Perrens, Les Libertins en France, op. cit., p. 19 et 101. 37. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 576. 38. Jacques Denis, Sceptiques ou libertins, op. cit., p. 80. 39. Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620. Avec un nouvel avant- propos de l'auteur, Paris, Droz, 1935 (Genève, Slatkine, 1966), p. 433. 40. Fortunat Strowski, Pascal et son temps, op. cit., t. Ier, p. 248. 41. Grousset cite alors Saint-Évremond : « il nous est permis de vivre et non de juger à notre méthode », in Œuvres posthumes, op. cit., p. 71-72. C'est qu'en effet, au XVIIe siècle, « on ne peut croire et agir de même », ibid., p. 70. L'audace des grands auteurs de l'époque est spéculative et non pratique, ainsi de Descartes : chez lui les questions pratiques sont mises à part : « lorsque l'idée risque d'aboutir au fait, il est pris aussitôt de méfiances infinies, il redouble de précautions », ibid., p. 69. 42. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 72. 43. Ibid. 44. Frédéric Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle, Les éditions de Paris, 1914, t. Ier, p. XXIII. Évidemment la clé de l'interprétation se trouve dans l'incise : « aujourd'hui comme hier » … Mais voir déjà Perrens : « Le libertinage, né au XVIe siècle, a traversé tout le XVIIe, se faisant Protée pour se plier aux circonstances, hardi si le pouvoir était négligent ou faible, timide s'il devenait attentif et fort », p. 409. 45. Frédéric Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle, op. cit., t. V, Les recueils collectifs de poésies libres et satiriques) publiés depuis 1600 jusqu'à la mort de Théophile (1626). 46. Ibid., t. IV bis, Les Recueils collectifs de poésies libres et satyriques, supplément, 1922, p. 82.

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47. Ibid., Le Libertinage devant le Parlement de Paris. Procès de Théophile de Viau, Les éditions de Paris, 1909, p. XIV. 48. René Grousset, Œuvres posthumes, p. 75. Lanson évoque « le débordement des tempéraments, que favorisent en France les guerres civiles et religieuses. L'individu suit sa passion, cherche son plaisir, rejetant toute règle… », ibid. ; François-Tommy Perrens, op. cit., chap. 1er ; Lachèvre, op. cit ., t. Ier, p. XXIII ; René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., chap. 1er. On retrouve substantiellement la même analyse dans l'ouvrage récent de Françoise Charle-Daubert, pour laquelle, le « libertinage des mœurs » du début du siècle « traduit un affaiblissement réel de la croyance religieuse, puis une libération des mœurs provenant en partie de la confusion née des guerres de Religion et des divisions qui se font jour au sein du christianisme », Les Libertins érudits en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 11. 49. Antoine Adam, Théophile de Viau, op. cit., p. 8. Il est à noter que dans son anthologie de 1964, comme l'avait déjà fait nombre de ces prédécesseurs, Adam renonce à publier certaines pièces sodomites de l'Arsenal, qui attendent encore leur premier éditeur. Les Libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1964, p. 87. 50. À propos de Théophile, Adam ne peut se retenir d'écrire : « Ne parlons pas du vice infâme qui lui fut reproché, et dans lequel il n'est pas douteux qu'il tomba », p. 429. 51. p. 146. Il est frappant de voir que pour une bonne partie de la littérature que nous étudions un libertin accompli est nécessairement un sodomite. Très révélateur, à cet égard, le faux mis en circulation et sans doute composé au début du XIXe siècle par un érudit toulousain (Dumège) au sujet du crime par jalousie de sodomite qu'aurait perpétré Vanini, dûment reporté comme une pièce fiable encore par Strowski, op. cit. ; Émile Namer, La Vie et l'œuvre de J. C. Vanini, Prince des Libertins, mort à Toulouse sur le bûcher en 1619, Paris, Vrin, 1980, chap. 15. 52. Frédéric Lachèvre, Le Libertinage au XVII siècle, op. cit., t. Ier, p. XIII. 53. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 100. F. Lachèvre explique de même toutes les turpitudes poétiques de la Fronde par la vacance du pouvoir : « Blot n'a lâché sa bride à ses saillies les plus osées qu'après la mort de Richelieu […]. L'absence de toute répression donne de l'audace aux plus veules et tel qui n'aurait jamais écrit une ligne séditieuse devient un coryphée d'anarchie », in Le Libertinage au XVIIe siècle, op. cit., t. VII, Les Chansons libertines de Claude Chouvigny, baron de Blot l'Église, p. VI. 54. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 101. 55. Jacques Denis, Sceptiques ou libertins, op. cit., p. 82. 56. François-Tommy Perrens, Les Libertins en France, op. cit., p. 20. 57. Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, 1908. 58. Ibid. Sur Antoine de Roquelaure, « le plus grand blasphémateur » du royaume comme l'appelle Tallemant, la contribution la plus informée reste celle de Pintard, « Les aventures du chevalier de Roquelaure », Revue d'histoire de la philosophie et d'histoire des civilisations, 1937. 59. François-Tommy Perrens, Les Libertins en France, op. cit., p. 121. La fin du règne de Louis xiv, pour Perrens, est une « période de décadence où tout le mal du passé persiste sous des dehors momentanément sauvés par l'hypocrisie, où les éléments chaotiques d'une société nouvelle ne se dégagent pas encore, et, quand ils se dégagent, ont des manifestations trop souvent répugnantes. Ce n'en est pas moins le plus souvent dans l'ivresse, l'orgie, la débauche, familières à la société presque invulnérable des grands, qu'il faudra chercher ces témérités de la pensée, de la parole personnelle et libre… », ibid., p. 305. 60. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 104. 61. Fortunat Strowski, Pascal et son temps, op. cit., p. 248. 62. Perrens met ici le doigt sur une question essentielle de périodisation du siècle : « Il est peu de personnes pour qui le XVIIe siècle presque entier ne soit dans le règne de Louis XIV et même dans cette partie du règne où Louis XIV tout-puissant est dans la gloire de sa maturité. C'est pourtant

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sous son père qu'ont paru Descartes et Corneille ; c'est sous l'orageuse régence de sa mère que nous voyons Retz, La Rochefoucauld, Saint-Evremond, Pascal ». Voir le dossier de Littératures classiques consacré à la périodisation, no 34, automne 1998. 63. François-Tommy Perrens, Les Libertins en France, op. cit., p. 143. 64. Lettre du 22 juin 1660, citée p. 144-145. Voir encore les terribles commentaires de Bayle de ce texte de Patin in Dictionnaire historique et critique, article « Patin ». Sur la question de l'infanticide 65. Voir, par exemple, Jean-Louis Flandrin : « la réforme des mœurs est un phénomène majeur de l'histoire des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle est rendue statistiquement évidente […] par l'effondrement des taux illégitimité des naissances dans les campagnes françaises et la quasi disparition du concubinage. », Familles, Parenté, maison, sexualité dans l'ancienne société, Paris, Hachette, 1976, p. 160. 66. Œuvres mêlées de Saint-Evremond, éd. Charles Giraud, 1865, t. 1er, p. CXXVI. 67. Hyppolyte Rigault, Œuvres complètes, 1859, t. III, p. 11, op. cit., p. 145. Hyppolyte Rigault est encore cité en 1972 par Gilbert Bouriquet, L'Abbé de Chaulieu et le libertinage au Grand Siècle, Nizet, pour attester que « Des choses basses il n'en manquait pas au temps de l'Aigle de Meaux, en particulier dans le domaine des mœurs », P ; XV. 68. François-Tommy Perrens, Les Libertins en France, op. cit., p. 145-146. 69. Ibid., p. 146. 70. Ibid., p. 410. 71. Ibid., p. 146. 72. Ibid., p. 160. 73. Antoine Adam représente à cet égard une exception notable : « L'homme le plus sincère est, sous ce régime d'étouffement, obligé de mentir, de dissimuler une partie de la vérité pour pourvoir insinuer l'autre », Théophile de Viau…, op. cit., p. 309. 74. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 303. 75. Grousset dit de Bayle qu'il est « l'assembleur de nuages » qui […] résume à la fin du siècle tout l'esprit du libertinage français et le présente au siècle suivant », Œuvres posthumes, op. cit., p. 123. La confrontation de cette image de Bayle, plutôt conforme à la manière dont l'auteur du Dictionnaire historique fut perçu par ses contemporains et par les Lumières, avec celle qu'est parvenu à imposer depuis Elisabeth Labrousse, laisse songeur… Voir cependant les travaux de Giancarlo Cantelli et de Gianfranco Mori. 76. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 576. 77. Jacques Denis, Sceptiques ou libertins, op. cit., p. 74. 78. René Grousset, Œuvres posthumes, op. cit., p. 106. 79. L'expression est de Marc Fumaroli, L'Âge de l'Éloquence, p. 328. 80. P. 65. François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, Paris, S. Chappelet, 1623, livre III, maxime 3 (où Garasse définit le « bel esprit » en effet confondu avec le « libertin »). 81. Fortunat Strowski, Pascal et son temps, op. cit., p. 128-129. La conclusion tient en peu de mot, véritable condensé Garassien : « orgueil, paresse, débauche et littérature ! », p. 210. 82. Ibid., p. 130. 83. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 63. Voir le jugement porté par Garasse sur le livre de Garasse : « Son énorme pamphlet, ardent, savoureux, exubérant, absurde, sa Doctrine curieuse à la fois bouffonne et pathétique, qu'est-ce d'autre qu'un grand tocsin sonné par mille cloches, et ameutant les fidèles pour la défense de leur foi menacée ? », op. cit., p. 32. 84. Frédéric Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle, op. cit., t. Ier, p. XXIII, Lachèvre renvoie ici en note à la Doctrine curieuse. 85. Frédéric Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle, op. cit., t. VI p. V. Voici le passage, tel que le cite Lachèvre, c'est-à-dire en introduisant curieusement les titres de deux ouvrages de Le Petit, qui

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viennent en quelque sorte prouver la pertinence descriptive de Garasse, ce qui ne laisse pas de créer un certain malaise, puisque Le Petit incarne alors simultanément les deux types que le jésuite prend soin de distinguer : « J'appelle libertins, nos yvrongnets, mouscherons de tavernes, esprits insensibles à la pieté, qui n'ont autre dieu que leur ventre, qui sont enroolez en cette maudite confrérie, qui s'appelle la confrérie des bouteilles […]. Il est vray que ces gens croyent aucunement en Dieu, haïssant les huguenots et toutes sortes d'heresies, ont quelquesfois des intervalles luisans (Les plus belles pensées de saint Augustin, traduites en vers françois par Cl. Le Petit, 1666), et quelque petite clarté qui leur fait voir le miserable estat de leur ame : craignent et apprehendent la mort, ne sont pas du tout abbrutis dans le vice, s'imaginent qu'il y a un enfer, mais au reste ils vivent licentieusement, jettant la gourme comme jeunes poulins, jouyssant du benefice de l'aage, s'imaginant que sur leurs vieux jours Dieu les recevra à misericorde, et pour cela sont bien nommez quand on les appelle libertins ; car c'est comme qui diroit apprentif de l'atheisme. […] J'appelle impies et atheistes ceux qui sont plus avancez en malice, qui ont l'impudence de proferer d'horribles blasphemes contre Dieu : qui commettent des brutalitez abominables, qui publient par sonnets leurs execrables forfaicts (Le Bordel des Muses), qui font de Paris une Gomorrhe […], qui ont cet advantage malheureux, qu'ils sont si desnaturez en leur façon de vivre, qu'on n'oseroit les refuter de poinct en poinct, de peur d'enseigner leurs vices, et faire rougir la blancheur du papier. » 86. Le commentaire de Perrens sur le même texte relativise la portée des distinctions garassiennes : « La distinction établie avec une équité apparente n'est qu'habile tactique : il faut faire deux camps de ce qui n'en fait qu'un, pour en avoir plus facilement raison », Les Libertins, op. cit., p. 82. 87. Cela est particulièrement évident dans l'ouvrage d'un an postérieur à la Doctrine curieuse : La somme théologique des veritez capitales de la religion chrestienne, Paris, S. Chapelet, 1623, liv. 1er, où le libertinage apparaît comme l'une des cinq espèces de l'athéisme : l'athéisme de mœurs. 88. Le Libertin des origines à 1665, op. cit. 89. Louise Godard de Donville, Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, entrée « Libertinage », p. 873-874. 90. Lucien Febvre, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle, op. cit. ; David Wootton, « Lucien Febvre and the Problem of Early Modem Unbelief », Journal of Modern History, 60, 1988, p. 695-730. 91. François-Tommy Perrens, op. cit., Les Libertins au XVIIe siècle, p. 19, 102 et 122. Mais Perrens reconnaît aussi que la confusion était fatale comme le montre l'impossibilité de séparer dans la langue courante « indépendance de l'esprit et dévergondage des mœurs. Nous le regrettons sans en être surpris : pour les âmes viles, basses ou simplement terre à terre, proclamer l'indépendance de leur esprit est une bonne couverture à l'inavouable liberté de leurs actes. C'est ainsi que de nos jours, les scélérats prétendent, par l'assassinat ou le vol, accomplir une œuvre de justice sociale, ce qu'ils appellent une « légitime revendication » », p. 25. Ici encore la référence aux révolutionnaires contemporains, permet de comprendre un peu mieux ce que nos savants messieurs voulaient aux libertins. 92. Charles-Daubert cite les premières lignes de la préface de son anthologie : « entre les jeunes nobles qui, vers l'époque de la Fronde, scandalisèrent Paris par leurs blasphèmes et leurs débauches et les graves érudits qui se réunissaient entre eux pour discuter librement des traditions religieuses et de la naissance des régimes politiques, quelle ressemblance véritable pourrions-nous découvrir ? Mais au XVIIe siècle déjà on prit l'habitude de mettre la même épithète de libertin sur des hommes qui n'avaient guère en commun que le goût et les habitudes de l'indépendance, mais qui faisaient de leur liberté des usages fort différents », Les Libertins au XVIIe siècle, op. cit., p. 7. 93. Françoise Charles-Daubert, Les Libertins érudits, op. cit., p. 13.

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94. Febvre présente ainsi Pintard : il est « historien de la littérature par profession, amateur d'âmes par nature et par tempérament », op. cit., p. 458. C'est ce qu'il a surtout aimé dans son livre, son talent à dresser des portraits psychologiques individuels et collectifs. Même s'il ne parle pas en ses termes, l'auteur du Problème de l'incroyance au XVIe siècle est manifestement séduit par le parfum d'histoire des mentalités. Il faudrait creuser cette parenté, voire cette continuité de fond, entre ce que, de Grousset à Pintard, on nomme histoire morale, ou histoire du sentiment moral, comme forme de l'histoire littéraire, et l'histoire des mentalités pratiquée par les historiens des Annales. Du reste, cette continuité est acceptée par Pintard lui-même, qui attend de l'histoire des mentalités les éclairages qui manquent à sa propre recherche, « Les problèmes de l'histoire du libertinage », XVIIe siècle, 1980, n 127, repris in Le Libertinage érudit, op. cit., p. XLII. 95. Lucien Febvre, Au cœur religieux du XVIe siècle, op. cit., p. 459 ; Franz Borkenau, Des Uebergang vom feudalen zum bürgerlichen Weltbild (De la représentation féodale à la représentation bourgeoise : études sur l'histoire de la philosophie pendant la période de la manufacture), Paris, Alcan, 1934. 96. René Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. VIII. 97. Voir au moins Tullio Gregory, Genèse de la raison classique, de Charron à Descartes, Paris, PUF, 1999. 98. A. Mckenna et P.-F. Moreau (éd.), Université de Saint-Étienne, 1996, 5 numéros parus. 99. Jacques Prévot, Libertins du XVIIe siècle (En collaboration avec Th. Bedouelle et É. Wolff), Paris, Gallimard, 1998, t. Ier (un 2e tome est en préparation). 100. Ibid., p. XVII. 101. Ibid., p. XIX. 102. Ibid., p. IX. 103. Ibid., p. XI.

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L'anachronique ou l'éternel L'abbé Bremond et l'histoire littéraire

Dinah Ribard

1 L'Histoire littéraire du sentiment religieux en France de l'abbé Bremond semble représenter ce qu'un travail sur l'historiographie du XVIIe siècle peut faire rencontrer de plus anachronique, ou, pour employer un terme moins valorisant, de plus dépassé. Non seulement cette histoire littéraire n'est plus la nôtre, par ses méthodes comme par ses objets, mais les enjeux auxquels elle répondait semblent aussi éloignés de nous qu'il est possible de l'être.

2 L'abbé Bremond était un religieux qui écrivait en tant que religieux, et dont l'horizon était celui des débats internes aux catholiques dans la première moitié du XXe siècle Lorsqu'il a suscité d'autres débats plus proprement littéraires, au-delà du milieu catholique, il s'est toujours efforcé de faire prévaloir ce point de vue de religieux, même une fois sorti de la Compagnie de Jésus, où il avait débuté comme enseignant, puis rédacteur aux Études, et même une fois à l'Académie française, où il fut élu en 1923 contre Maurras1. Ses nombreux ouvrages se partagent entre deux sujets : d'une part l'histoire religieuse du XVIIe siècle – en dehors de l'Histoire littéraire du sentiment religieux, une Apologie pour Fénelon, un livre sur Sainte Chantal, qui a fini à l'Index en 1913, et un livre sur Rancé – et, d'autre part, l'inquiétude religieuse contemporaine. Bremond n'a pas cessé de traquer dans cette inquiétude les composantes qui manifesteraient ou permettraient la survie de la foi, et il les a notamment cherchées dans l'expérience littéraire, de là des livres comme La Poésie pure et Prière et poésie en 1926, ou encore Pour le romantisme (1923). Ces livres, tout comme ses amitiés, rattachent Bremond à ce qu'on a appelé la crise moderniste. Il pensait en effet avec Loisy que l'Église catholique courait le risque de devenir complètement obsolète et de se faire rapidement déserter par les fidèles, d'autant plus qu'elle continuerait à ne pas tenir compte de ce que les sciences historiques contemporaines pouvaient lui apprendre sur elle-même, c'est-à- dire précisément le fait que les religions, y compris le catholicisme, ont une histoire. L'Église devait donc impérativement reconnaître que l'élaboration première du dogme doit beaucoup à l'époque et au milieu dans lesquels elle s'est faite, ce qui signifie évidemment que ce dogme peut et doit être modifié dans ses aspects dépassés, et

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adapté à une société différente. À la différence d'autres modernistes, Bremond est pourtant resté dans l'Église après la condamnation des siens (1907), tout en demeurant leur ami et en continuant sa réflexion sur la religion dans l'histoire. Simplement, il s'est mis alors à faire de l'histoire littéraire : l'élaboration de l'Histoire littéraire du sentiment religieux, dont les deux premiers tomes paraissent en 1916, suit de peu la condamnation du modernisme. Il s'est mis aussi à parler de poésie pour pouvoir parler de la prière – tout en disant explicitement que c'était bien de la prière qu'il parlait. 3 Ainsi, la mondanité de Bremond, le prêtre de l'Académie française, discourant et écrivant sur la « poésie pure » et qui a été tellement lu qu'André Breton éprouve le besoin de l'expédier d'un mot dans le Second Manifeste du surréalisme2, doit être comprise comme la forme qu'a pu prendre son engagement dans les débats et les problèmes de l'Église. Pour dire cet engagement à l'aide d'une série de noms propres, Bremond, c'est Blondel contre Maritain, Loisy et Barrès contre Maurras, c'est-à-dire « la religion » comme élan d'amour et comme expérience psychologique contre les variantes modernes de la théologie rationnelle. C'est-à-dire aussi, et c'est la même chose dans l'esprit de Bremond, l'intuition et le romantisme – le mot est important, de la part d'un spécialiste de l'histoire littéraire du XVIIe siècle – contre la raison, le néorationalisme et le néo-classicisme représentés par Maurras et l'Action française. Maurras le haïssait, mais l'opposition entre eux ne tenait pas à leurs opinions politiques – Bremond était plutôt monarchiste à titre personnel3. Il s'agit plutôt d'une opposition entre une conception politique de la religion comme ciment national, celle de Maurras, et une conception où l'intérêt de la communauté des croyants et la survie de l'Église l'emportent sur tout. Pour Bremond, le néoclassicisme maurrassien réitère la catastrophe advenue au XVIIe, c'est-à-dire l'alliance triple d'un courant religieux anti- mystique (le jansénisme), de l'institution ecclésiastique (avec Bossuet contre Fénelon) et du courant littéraire dominant (le classicisme). 4 Cette manière de repérer le prolongement dans le plus contemporain d'événements et de mouvements datant du XVIIe siècle est le deuxième type d'anachronisme du travail de l'abbé Bremond : l'anachronisme qui est chez lui une procédure raisonnée, et non plus celui qui l'éloigne de nous. Le XVIIe siècle qui en est le produit mérite examen dans le cadre d'une réflexion sur l'historiographie développée spécifiquement autour de ce siècle, à l'égal de la conception de l'histoire littéraire qui la sous-tend.

La publication de la mystique ou pourquoi lire bremond aujourd'hui

Périodisation

5 La monumentale Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de Religion jusqu'à nos jours, en onze tomes dont la parution s'est échelonnée jusqu'en 1933, invite d'abord à une réflexion sur la périodisation. Pourquoi cette histoire du « sentiment religieux » commence-t-elle tout naturellement – comme l'indique son titre – à la fin des guerres de Religion, c'est-à-dire au début du XVIIe siècle ? N'y avait-il pas de « sentiment religieux » auparavant, ou un « sentiment religieux » vraiment différent de ce qu'il est devenu à l'époque moderne ? Et que signifie cette remontée dans le temps qui s'arrête à l'orée du XVIIe siècle, comme si c'était là que commençait vraiment quelque chose qui a duré jusqu'à « nos jours » ? Tout se passe comme si le

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« sentiment religieux » de « nos jours » pouvait être rendu plus lisible par l'observation de ce qui s'est passé au XVIIe, d'autant plus que les onze tomes de Bremond portent en fait exclusivement sur le XVIIe siècle. Le projet n'a pas été mené plus loin, à la fois parce que la matière était sans doute trop énorme et parce que pour Bremond le XVIIe siècle dit finalement tout ce qu'il y a d'important pour notre présent, marqué par le recul de l'influence du catholicisme, ou de la religion en général. À première vue, rien d'extraordinaire à cela : il paraît normal, habituel en tout cas dans l'historiographie, de dater du XVIIe les prémices françaises de ce recul, auquel peut maintenant être donné le nom qu'il porte d'ordinaire dans l'historiographie, celui de sécularisation.

6 Pourtant, si Bremond dit bien qu'il se passe quelque chose d'important dans le sentiment religieux des Français au XVIIe siècle, il ne parle pas du tout d'une perte de la foi commune, ni même d'un commencement de perte de la foi comme ciment communautaire, pas plus que d'une quelconque réaction à la disparition préalable d'un certain nombre de certitudes théologico-politiques et/ou épistémologiques. Il parle du mysticisme, c'est-à-dire d'une manière de vivre la foi qui a toujours été possible, qui est ouverte aux croyants de toute éternité et pour toujours. Et il parle d'un moment historique unique, le XVIIe siècle, où le mysticisme a cessé de ne concerner que quelques rares individus, et est devenu, pour un temps, une réalité collective. Pour Bremond, c'est en tant que réalité collective, en tant que phénomène devenu visible à l'échelle d'une société tout entière, que le mysticisme a soulevé contre lui des oppositions qui venaient de l'intérieur de l'Église, c'est-à-dire d'autres croyants. Ces croyants autres ont fini par vaincre les mystiques, et par là, selon Bremond, par mettre en place les conditions de leur propre défaite. On rejoint bien là finalement la question de la sécularisation, la question de la déchristianisation de la société française, mais on la rejoint selon une trajectoire intéressante. Cette trajectoire est celle de l'acquisition par les mystiques, cachés depuis toujours, d'un statut public, c'est-à-dire d'un statut d'émetteurs d'un discours dominant, puis d'un même discours qui devient dominé, mais publiquement dominé. Cette publicité nouvelle de la mystique au XVIIe, Bremond en parle explicitement au début du tome II de son Histoire littéraire du sentiment religieux, intitulé L'Invasion mystique : Aussi bien ce que la première moitié du XVIIe siècle nous présente de vraiment nouveau, d'unique même, ce n'est pas la ferveur, ni même peut-être, après tout, le nombre de ces mystiques, mais leur activité rayonnante, leur prestige, leur influence. On les voit soudain surgir de l'obscurité qui les cache d'ordinaire, s'imposer à l'attention de la foule, envahir de tous côtés le devant de la scène, faire figure de héros, s'unir, se grouper, tenir école publique de sainteté, créer des œuvres qui prolongeront leur propre action, peser sur la machine politique, entrer au conseil des princes, seconder tour à tour et inquiéter les ministres qui les traitent comme de véritables puissances. L'époque précédente n'avait rien connu de semblable. C'était bien déjà la même source d'eau vive, mais dont le murmure ne dépassait pas les treillages du jardin fermé ; le même arbre, mais dont les branches timides ne faisaient encore qu'une ombre incertaine, n'attiraient que les plus humbles des oiseaux du ciel4. 7 On voit bien qu'il s'agit ici avec le XVIIe d'un moment où un phénomène idéologique – Bremond dirait, dans le vocabulaire de l'époque : un phénomène psychologique, c'est- à-dire la ferveur mystique – devient un phénomène social. À ce moment, les idées et les pratiques de quelques-uns, pour ainsi dire, passent d'une catégorie de documents historiques à une autre catégorie. Ils sortent de la catégorie des textes traités par ceux qui les étudient pour eux-mêmes, c'est-à-dire pour ce qu'ils font connaître de ce qu'ont

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vécu et pensé des individus exceptionnels, à un titre ou à un autre – quitte à dire que cette vie et cette pensée ont eu de l'influence sur d'autres vies et d'autres pensées – pour passer dans celle des textes censés dévoiler quelque chose comme le caractère d'une époque, c'est-à-dire les types d'acteurs importants à un moment donné et les modes possibles d'action de ces acteurs à cette époque-là. Le XVIIe siècle, pour l'abbé Bremond, est le moment où l'histoire de la mystique, au double sens d'histoire vécue et d'histoire écrite – il est question de « scène » et de « héros » – change de décor, parce qu'elle change d'échelle. Elle passe de l'intimité des spirituels, telle qu'elle est consignée dans les écrits de Denys l'Aréopagite ou de sainte Thérèse d'Avila, aux « écoles publiques de sainteté », dit Bremond.

8 Ce qui se trouve modifié par cette perspective, c'est donc d'abord la chronologie de l'histoire religieuse à laquelle nous sommes encore habitués. Elle n'est pas seulement modifiée parce que Bremond, après et avant bien d'autres, oppose le « des saints » – tout comme il insiste sur le religieux XVIe siècle, à l'instar de Lucien Febvre – à l'image d'un siècle d'émergence du rationalisme et de l'incroyance. Elle ne l'est pas seulement non plus parce que du même coup Bremond s'intéresse plus au premier XVIIe siècle, à ce qu'il appelle le « siècle de Louis XIII », qu'au siècle de Louis XIV. La chronologie de l'histoire religieuse change parce que le XVIIe siècle aussi bien que le XVIe siècle, l'époque moderne en général cesse d'être le point d'origine d'une lente érosion de la foi dont les facteurs peuvent être multipliés à l'infini. Plus précisément, elle cesse d'être un point d'origine pour devenir le moment d'une épreuve décisive : l'épreuve de la publicité pour ce que l'institution religieuse couvre ou cache d'ordinaire, à savoir la prière vraie, l'amour de Dieu. C'est parce que l'institution, selon Bremond, a combattu les formes publiques de cette piété, que cette épreuve est devenue aussi la sienne. C'est pourquoi dans la seconde moitié du XVIIe et tout particulièrement avec les persécutions contre Fénelon, se joue en fait l'épreuve de l'institution, qui révèle aux yeux de tous son opposition à ce qui pourtant lui donne sens, et se met ainsi à mériter qu'on la combatte à son tour. L'histoire intérieure de l'Église, à ce moment-là, devient son histoire extérieure.

Objets

9 Mais l'Histoire littéraire du sentiment religieux est aussi intéressante pour une seconde raison : la méthode de Bremond, plus précisément ses objets, et ce qu'il fait de ces objets, c'est-à-dire le fait de proposer une histoire littéraire, mais une histoire littéraire appliquée à autre chose, le « sentiment religieux ». Il ne s'agit donc pas d'une histoire de la littérature, même religieuse, et Bremond le dit dès son avant-propos, où il distingue son entreprise de celles des « critiques anciens et modernes qui étudient les Pères de l'Église ou les docteurs du Moyen Âge », d'Ellies Du Pin à « Nisard et ses émules dans leurs chapitres sur Pascal et sur Bossuet »5. Il reproche à ceux-là de s'intéresser uniquement aux mérites littéraires ou « philosophiques » – c'est-à-dire théologiques, au sens d'un système intellectuel –, au contenu conceptuel des ouvrages à sujet religieux et de la pensée des auteurs catholiques. Lui, au contraire, recherche dans les ouvrages de ces auteurs la foi qu'ils expriment. En s'appuyant sur des textes littéraires, il s'agit donc pour lui de faire l'histoire de quelque chose dont l'histoire pourrait être faite autrement, à l'aide d'autres documents non littéraires, c'est-à-dire les documents qui constituent les sources de la sociologie religieuse : les registres paroissiaux, les

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comptes rendus de visites pastorales qui disent l'assiduité ou la non-assiduité des fidèles à pratiquer leur religion, les documents sur le fonctionnement ou le financement des institutions religieuses, etc. Du reste, c'est bien ce qui a été critiqué chez Bremond : Lucien Febvre, dans un article repris dans Au cœur religieux du XVIe siècle, et à sa suite Marc Venard, lui ont reproché d'étudier le sentiment religieux d'une époque sans faire de sociologie, uniquement à partir de sources littéraires6. Ces sources sont en effet moins fiables encore que d'autres, et surtout, selon les critiques de Bremond, ne lui permettent pas d'atteindre les pratiques effectives des fidèles encadrés par l'institution, c'est-à-dire la réalité dont les textes littéraires ne sont que des images déformées et subjectives. Mais ce qui intéresse Bremond, précisément, c'est le fait même de la littérature spirituelle, c'est-à-dire le fait que la spiritualité, par nature – c'est du moins son hypothèse – insaisissable et invisible dans les documents qui enregistrent bien ou mal les pratiques extérieures, comme elle est invisible dans les documents qui sont ceux de l'histoire des dogmes, devient au XVIIe le sujet d'une littérature très abondante.

10 Sur cette littérature, il faut faire deux remarques. D'abord, les « sources littéraires » de Bremond sont exclusivement des sources imprimées, justement parce que son intérêt porte sur le phénomène d'une mystique publiée, devenue visible pour un plus grand nombre de gens. C'est pourquoi il néglige les expressions manuscrites de la spiritualité, même lorsqu'il les signale, par exemple les treize mille pages manuscrites de Marie Rousseau, l'inspiratrice d'Olier, lui-même fondateur de la congrégation de Saint- Sulpice. Ce choix montre que Bremond appartient bien à une historiographie datée, qui ignore la circulation des manuscrits, mais il montre aussi une réelle fermeté. Si c'était seulement la littérature en tant qu'expression personnelle qui l'intéressait, en effet, il n'aurait aucune raison de traiter les manuscrits autrement que les imprimés. Mais c'est en réalité la publicité donnée à ces expressions qui retient son attention. 11 En deuxième lieu, il faut remarquer que la littérature qui lui apparaît comme ce qui permet de toucher le phénomène mystique, se réduit en fait à deux catégories d'écrits. Il y a d'une part, les traités (et éventuellement les romans7) dévots, mais pas les sermons. De l'autre, il y a les biographies des spirituels8. C'est cet usage des biographies, particulièrement peu fiables aux yeux d'un historien comme Marc Venard, qui lui a été le plus reproché9. Et il est certain que Bremond est critiquable pour avoir donné l'impression de croire, ou pour avoir vraiment cru que les biographies racontent les actes authentiques des saints, comme le laisse voir un passage de son introduction méthodologique : En principe, il faudrait épingler à chaque traité dévot une dizaine de biographies correspondantes, et aux grandes biographies, les traités dévots qui, de près ou de loin, dérivent d'elles. […] L'histoire de sainte Chantal et des premières visitandines traduit littéralement, ligne par ligne, les écrits de saint François de Sales et […] M. Olier et nombre d'Oratoriens traduisent dans leurs traités spéculatifs la vie du P. de Condren par Amelote. […] la plupart des spirituels ont vécu leurs propres livres et se sont racontés eux-mêmes en les écrivant10. 12 Apparemment, c'est là, de la part de Bremond, faire preuve d'une confiance excessive dans les qualités documentaires des biographies. Mais en réalité, cette association des biographies aux traités dévots a un sens : elle montre que ce à quoi l'auteur de l'Histoire littéraire du sentiment religieux s'intéresse vraiment, c'est à un fait éditorial qui est le signe d'un fait social. La multiplication combinée des biographies de spirituels et des traités dévots et donc des auteurs de ce type d'ouvrages, au XVIIe siècle, est un fait, tout

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comme est un fait que cette production dévote a eu alors beaucoup d'acheteurs, c'est-à- dire un public, et un public important. Comme Bremond le dit dans son tome II, « une tourière de couvent, un laquais, un cordonnier trouvent [alors] leur historien »11, et comme il le dit encore dans le chapitre consacré spécifiquement aux hagiographies : Grâce au nombre et à la variété des vies de saints qui furent publiées à cette époque, et les gens cultivés et […] les simples eux-mêmes vivaient familièrement parmi les images des héros chrétiens12. 13 L'expansion des ouvrages de dévotion, notamment des biographies, et le fait qu'il s'écrit des biographies spirituelles sur des personnages de moins en moins qualifiés socialement, signifie aussi, aux yeux de Bremond, l'expansion du public qui s'intéresse à ce genre et s'en nourrit. Certes, l'abbé semble croire à ce que ces biographies racontent sur les personnages dont elles parlent, et il croit aussi à l'influence de ces lectures sur les actes de leurs lecteurs – mais cette influence, c'est dans d'autres biographies qu'il la voit. Ce jeu d'échos, des Vies de saints à celles des hommes et femmes qui s'en nourrissent au point, éventuellement, de devenir d'autres saints, signifie que Bremond se livre en réalité à une étude de la circulation de certains récits, de certaines manières de raconter une expérience individuelle dans une production qui circule elle-même de plus en plus, au-delà des publics habituels des écrits religieux. C'est pourquoi il a relevé, par exemple, le motif des lectures dévotes qui poussent tel ou tel personnage à devenir un spirituel : les deux circulations se retrouvent dans ce genre d'épisode.

14 Pour résumer, on peut dire que ce qui intéresse Bremond, c'est un double mouvement : l'élargissement du public qu'implique le développement d'une production particulière, d'une part, et d'autre part l'insistance de cette production sur certains motifs théologiques ou liturgiques privilégiés : Des auteurs que j'aurai cru devoir retenir, je ne dois pas tout retenir, mais cela seul qui me paraîtra particulier au XVIIe siècle. Pourquoi noterais-je dans mes fiches que Mme Acarie allait à la messe du dimanche, que Fénelon se confessait régulièrement, et que François de Sales, à telle page de tel volume, enseigne explicitement le dogme de la Trinité ? Mais, au contraire, que je remarque chez nos auteurs une réelle insistance à recommander telle dévotion – le Verbe incarné ; l'Enfance ; le Calvaire ; les Anges – que, dans nos biographies, je trouve les mêmes dévotions pratiquées avec une ferveur spéciale, mon étonnement lui-même m'avertit que si rien de tout cela n'est exclusivement propre au XVIIe siècle, il y a là pourtant quelque chose qui mérite notre attention13. 15 Cette insistance sur certains motifs, pour Bremond, dit bien quelque chose de l'expérience mystique, dans la mesure même où rien ne peut en être dit (sinon avec les mêmes mots qui sont d'usage dans la dévotion ordinaire), parce qu'elle est fondamentalement autre : ce sont les traces de cette expérience autre, et la visibilité de ces traces, qui constituent ses objets.

16 Ce que développe Bremond, c'est ainsi une conception de la littérature comme trace, qui n'est en fait pas très éloignée d'analyses plus actuelles, lesquelles ne nous paraissent pas du tout démodées. Il semble qu'au fond nous ne soyons pas vraiment sortis de l'abbé Bremond, lorsqu'il dit qu'il sait bien […] qu'il est vain de juger une société sur les livres pieux dont elle se nourrit, mais [qu']il n'est pas moins vain de la juger sur les comédies ou les romans qui prétendent la décrire14.

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17 Certes, cette conception de la littérature comme trace plutôt que comme image semble d'abord liée de manière très spécifique aux questions que se pose Bremond, à savoir : qu'est-ce que prier ? est-ce qu'on prie ? Deux questions dont il a dit explicitement qu'elles ont été constamment les siennes15. Si la littérature est trace, c'est d'abord parce qu'elle enregistre, rejoue et reproduit en de multiples exemplaires ce qui pour Bremond est fondamental dans la prière : l'adresse à un Dieu qui se tait, un élan qui n'attend pas de réponse, qui n'attend pas de manifestation de la présence divine. La littérature est projection vers l'extérieur, écoulement ou épanchement de quelque chose qui se trouve à l'intérieur, et qui est en fait une désolation16. Le mystique, en effet, ne sait pas que Dieu l'aime, ne sent pas Dieu, et décide de l'aimer alors même qu'il pourrait être damné, à jamais privé de lui – Bremond fait de la fameuse « supposition impossible » de François de Sales et de Jean-Pierre Camus la pierre angulaire de la mystique. De fait, c'est l'élan vers Dieu qui transforme la désolation en prière, ce qui constitue pour Bremond une preuve de l'existence de Dieu : si on s'adresse à lui alors même qu'il se tait, alors même qu'on est dans la désolation, c'est bien qu'il nous a parlé d'abord, que nous savons intuitivement que nous lui répondons. La littérature dévote, qui comme toute littérature s'adresse à quelqu'un de silencieux et d'invisible à l'écrivain, est l'image ou la réitération de cet élan, de cette prière, et en même temps sa nourriture, comme l'indique un passage caractéristique des « Notes sur la mystique » insérées à la fin du tome II : La dévotion est la fleur : l'union mystique, le fruit : mais la fleur ne survit pas au fruit qui l'achève, tandis que la dévotion emprunte à l'union une vitalité nouvelle, qu'elle continue l'union, qu'elle l'exploite, dirais-je, si le mot n'était pas si bas. Comme le plus humble de ces états donc s'ordonne vers le plus sublime, le plus sublime s'ordonne aussi vers le plus humble. De l'expérience mystique, « pauvre en éléments enseignés », pauvres en actes, dérivent, dans l'intelligence pieuse, des lumières abondantes et précises […]. À ce foyer ténébreux, s'éclaire toute une littérature ; de cette mort, germent les actes des saints. Et ce n'est pas tout, car cette dévotion ainsi renouvelée amènera ou provoquera à son tour une autre extase […]17. 18 Bremond semble ici décrire une expérience individuelle. Mais en fait, ce passage vaut aussi pour la littérature dévote comme fait historique, le fait de son développement éditorial, et non plus comme type de texte. Le développement de la littérature dévote est en fait la conversion de cette expérience individuelle en expérience lisible par un vaste public.

19 On voit bien là où Bremond veut en venir, et cela a été montré par Michel de Certeau dans son article sur « La métaphysique des saints » (c'est le titre des tomes VII et VIII de l'Histoire littéraire du sentiment religieux). Il s'agit d'arriver à l'époque contemporaine, où l'absence de Dieu semble l'expérience commune, et où l'élan de la prière ne se trouve plus du tout dans l'institution18. Bremond s'efforce donc de retrouver cet élan ailleurs, dans la littérature même, dans l'expérience de tension vers un autre qu'écriture et lecture représentent chacune à sa manière. C'est ce qui est dit dans Prière et poésie, où il est question de la lecture de la poésie comme expérience de la perte de soi, de la perte de sa raison raisonnante dans la rencontre bouleversante avec l'expérience et l'élan du poète19. Et Bremond le dit aussi dans l'Histoire littéraire du sentiment religieux en s'abritant derrière un jésuite, le P. de Grandmaison, qui décèle l'approche de la vie mystique : […] dès que, délaissant la manière suivie, particularisée, consciente de connaître, l'âme se porte vers un objet (ou subit son influence) d'un seul bloc, tout d'une pièce,

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sans distinction de facultés, sans suite logique ni démarche concertée […]. Parfois, dans la contemplation d'une œuvre d'art, dans l'audition d'une mélodie, l'effort pour comprendre se desserre, l'âme se complaît simplement dans le beau qu'on devine […] ou simplement un souvenir, une parole, un vers de Dante ou de Racine, jaillissant du fond obscur de nous-mêmes, s'impose à nous, nous recueille et nous pénètre. Ensuite nous ne savons rien de plus, mais nous avons l'impression de comprendre un peu ce que jusque-là nous connaissions à peine, de savourer un fruit dont nous avions simplement rongé l'écorce […]. Tels sont les états naturels profanes, où l'on peut déchiffrer les grandes lignes, reconnaître l'image, et déjà l'ébauche des états mystiques proprement dits20. 20 Mais au-delà de cette inscription de la littérature, écriture et lecture mêlées, dans une réflexion sur l'absence de Dieu dans le monde contemporain, et peut-être aussi dans une réflexion plus personnelle sur l'écriture comme seule prière de qui ne sait pas prier, comme le signale encore Michel de Certeau, il y a bel et bien là une conception de la littérature qui ne nous est pas si étrangère que cela. À une conception de la littérature comme fiction, forgerie, fabrication, comme dans l'ancienne poétique, se substitue une autre qui en fait le produit, l'expression, l'extériorisation, d'abord, d'une expérience vécue : c'est là l'aspect le plus dépassé de cette conception de la littérature chez Bremond. Mais elle a un autre aspect, dont on se débarrasse moins facilement : la littérature comme indice, produit ou trace d'une société21. Le paradigme (explicitement22) romantique selon lequel Bremond pense la littérature ne renvoie pas, en effet, à une sorte de théorie du reflet avant la lettre. Il est vitaliste, et repose sur l'idée qu'une société laisse forcément dans la littérature à laquelle elle donne naissance une sorte de résidu, des traces plus ou moins perceptibles et plus ou moins compréhensibles pour les agents de cette production eux-mêmes, parce qu'elles peuvent provenir de ce qui dans cette société reste invisible à elle-même. À vouloir, aujourd'hui encore, réfléchir sur les contenus des textes qu'on lit dans leur rapport avec la société dans laquelle ils ont été écrits, et dans la mesure où on n'y cherche plus une image, une représentation plus ou moins fiable de cette société, on rencontre en fait ce paradigme bremondien, qui n'est pas, tant s'en faut, spécifique à la mystique23. Ce rapport, en effet, ne peut être que celui d'un lieu de production à un produit, même si ce produit n'est pas pensé comme expression ni comme reflet : c'est la force propre de ce modèle. Y échapper n'est possible qu'à condition de s'interroger, non plus sur les produits, mais bien sur leur production, ses mécanismes, ses acteurs. C'est l'objet d'une autre histoire de la littérature dans son rapport avec le social : une histoire sociale.

La littérature et le social

21 Il semble donc qu'en parlant de la mystique et parce qu'il parle de la mystique, c'est-à- dire de quelque chose qui ne peut pas vraiment faire l'objet d'une représentation, Bremond en vient à élaborer une manière de penser les rapports entre la littérature et le social qui croise des approches comme celle de Carlo Ginzburg24 ou, de façon moins surprenante, celle de Michel de Certeau. Ce dernier parle ainsi de la littérature comme d'un « discours théorique des procès historiques [qui] crée le non-lieu où les opérations effectives d'une société accèdent à une formalisation »25. Pour de Certeau comme pour Bremond – et plus largement pour toutes les analyses de contenu –, la spécificité et l'intérêt irréductibles du littéraire pour l'étude du passé, d'une société passée, tient précisément dans son écart par rapport à ce que ce passé, cette société, pouvait dire d'elle-même dans les documents où elle se montre ou se représente. Le fait littéraire, là

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où se dit le plus secret du social, apparaît quand il n'y a plus de faits, comme Bremond le dit explicitement à propos de ce qu'il appelle la poésie de Port-Royal : Laissons […] la poésie du malheur, les archers assiégeant l'abbaye, les pauvres femmes exilées, et plus tard la maison rasée. Des pélagiennes persécutées par un roi augustinien ne paraîtraient pas moins touchantes. Laissons de même ce que l'on pourrait appeler la poésie de la conscience. Ils ont tout sacrifié, elles surtout, à ce qu'ils croyaient leur devoir. Cela n'est pas sans beauté, mais d'une beauté morale. Pélagiennes, encore une fois, elles n'auraient pas faibli davantage. Il ne peut donc s'agir ici que d'une poésie proprement religieuse, je veux dire, inspirée par une doctrine religieuse26. 22 Bremond développe ensuite l'idée qu'il n'y a pas de poésie proprement janséniste, parce que là où il y a poésie chez les jansénistes, elle tient à ce qu'ils ont de commun avec les autres mystiques, et que tout le reste du jansénisme est anti-mystique et donc anti-poétique27. De cette idée procède une représentation du XVIIe siècle, essentielle dans l'Histoire littéraire du sentiment religieux, comme siècle artificiellement clivé par l'accident janséniste. Pour Bremond, en effet, Port-Royal n'est pas une réaction en quelque sorte naturelle aux excès de l'humanisme dévot. Cette réaction, nécessaire à sa conception vitaliste de la société et de ses expressions, il la voit dans ce qu'il appelle « l'école française » qui fait l'objet de son tome III. Cette école est en effet bien plus rigoureuse et austère que l'école salésienne, comme il est dit dans une note en réponse à la critique d'un théologien28 : Je réponds : a/ Oui, et très volontiers, j'attribuerai la naissance du jansénisme à une sorte de génération spontanée […]. Le jansénisme historique est pour moi un véritable monstre. En tant que monstre, il n'a pu devoir sa naissance qu'à de bizarres et imprévisibles rencontres. b/ L'humanisme dévot avait-il évolué dans le sens que l'on dit ? Franchement, je ne le crois pas. Si vous prenez la majorité des auteurs spirituels de cette école, même à son déclin, vous ne trouverez pas trace de laxisme (… et le laxisme des casuistes appelait une réaction vers plus de religion certes …). Mais justement c/ Cette réaction était commencée, et bien avant les premières campagnes jansénistes. C'est l'école française, c'est l'école Lallemant, etc. etc.29 23 Si tout s'était déroulé normalement, si Port-Royal n'avait pas voulu lutter contre les mystiques, cette réaction aurait pénétré la dévotion publiée sans la tarir, comme l'a fait définitivement le jansénisme, par qui les mystiques sont rentrés dans l'obscurité30. Mais au-delà de cette vision historique générale, on voit bien que ce qui est en question dans la réflexion de Bremond sur la poésie de Port-Royal, c'est ce que la littérature d'une école, ou d'une époque – puisque précisément Port-Royal, selon Bremond, n'a pas de poésie à lui – a de plus intime, de plus profondément lié à ce qui la constitue en tant qu'époque unique et irréductible aux autres. Cela apparaît bien dans les repoussoirs que se donne Bremond, la poésie du malheur et la beauté morale de la conscience : ces poésies-là sont de tous les temps, elles ne sont pas de l'ordre du fait littéraire, qui précisément échappe à l'ordre des faits, à l'ordre des événements. La littérature d'un siècle, le XVIIe siècle par exemple, se définit donc en fait pour Bremond, par élimination ou épuration successive de tout ce qu'elle n'est pas, comme ce qui dit et transmet ce qui est définitivement mort de ce siècle. Ce qui continue de lui n'est pas plus la littérature que ce n'est la foi. C'est, par exemple, l'institution, vidée de ce qui la faisait vivre, ou des modèles littéraires tout aussi vides et morts, comme le classicisme de Boileau tant admiré par Maurras. Inversement, pour recueillir les traces de ce qui est vraiment mort, une manière d'écrire l'histoire littéraire s'impose, et Bremond la revendique au

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moment où il ouvre son passage sur la Provence mystique à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe : Au premier plan, Avignon, l'Isle-sur-Sorgue, Cavaillon, Saint-Remy, Arles, les Baux, Aix-en-Provence ; dans le lointain, le dôme de Milan, l'Oratoire de Philippe de Néri à Rome et le Vatican, tel est le vaste et noble décor de l'histoire qu'il me faut résumer en quelques pages. Scène bigarrée et touffue comme un drame romantique, plus de cent personnages la remplissent, dévotes et boutiquiers de village, ermites, petits rentiers, riches bourgeois, soldats, jeunes filles de la haute bourgeoisie ou de la noblesse, évêques, cardinaux, pris, les uns et les autres dans un même réseau de grâces, travaillant de concert à de très grandes œuvres, ébauchant, achevant déjà des entreprises que les mystiques de l'Ile-de-France vont bientôt reprendre. Comment donner l'impression de cette vie débordante et surtout comment choisir parmi tant de fantômes ? Ils sont trop nombreux à m'appeler. Je ne puis pas les ramener tous sur l'autre rive. Derrière les quelques personnages que je retiendrai, que l'on évoque la foule anonyme, leurs maîtres, leurs disciples, leurs amis, une poussière de saints31. 24 On voit bien ici que c'est le peuple chrétien qu'il s'agit pour Bremond de faire revivre, aux deux sens du mot : dans l'histoire qu'il écrit, et dans le public de ses lecteurs emportés par le « drame romantique » qu'il leur donne à lire32.

25 Ainsi, ce qui fait que l'histoire littéraire de Bremond peut et doit nous intéresser tient à la fois à ce qu'elle dit et à ce qu'elle ne dit pas. À ce qu'elle dit, d'abord, sur la littérature comme non-source, alors même qu'elle est sa source unique, comme réservoir de ce qui ne se voit pas – c'est-à-dire la dévotion mystique, mais aussi, inversement, le pharisaïsme d'Arnauld : comme le mystique en effet, le pharisien ne sent pas qu'il est pharisien, et ne le dit pas ; seule sa production écrite en témoigne, ou plus précisément le fait que cette production écrite, celle de Port-Royal, a fait mourir la littérature dévote. À partir du moment où il est traité comme non-source et comme réceptacle du passé disparu, le fait littéraire devient susceptible de tous les usages anachroniques, par exemple, dans le cas de Bremond, d'un usage qui lui permet de qualifier l'humanisme de la Renaissance, qu'il prolonge jusqu'au milieu du XVIIe siècle, de mouvement romantique. La radicalité de l'approche bremondienne pose ainsi une question à ceux qui se trouvent confrontés aux contenus des textes anciens : que faire de documents pour l'histoire qui se trouvent ainsi arrachés à la temporalité ? Mais Bremond est surtout intéressant pour ce qu'il ne dit pas vraiment, à savoir la manière dont sa périodisation recoupe la question de l'imprimé. Ce qu'il fait en réalité, c'est montrer sans le vouloir que les phénomènes centraux de l'époque moderne, du point de vue en tout cas de la religion, sont bien la reproduction des écrits, la multiplication des acteurs (auteurs, lecteurs et autres) qu'elle implique, et les manières dont ces acteurs travaillent l'institution, en elle et hors d'elle. Bremond ne fait pas l'histoire de ces phénomènes parce qu'il ne les isole pas de ceux qu'il observe lui, mais c'est bien cette histoire qu'il invite à faire : une histoire sociale de la littérature religieuse, peut- être.

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NOTES

1. Sur la biographie de Bremond, Émile Goichot, Henri Bremond historien du sentiment religieux, Paris, Ophrys, 1982. 2. Breton abandonne « la « poésie pure » à Vitrac « et à cet autre cancrelat, l'abbé Bremond », Second Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, 1963, p. 89. 3. Sur les relations Maurras/Bremond, Émile Goichot, « L'abbé Bremond et l'Action française : l'histoire d'un divorce, le sens d'un silence », Études maurassiennes, 5, 1ère partie, 1986, p. 203-227 ; Alfred Loisy, L'Évangile et l'Église, présenté par G. Mordillat et J. Prieur, Paris, Noesis, 2001. 4. Histoire littéraire du sentiment religieux, nouvelle édition, Paris, Armand Colin, 1967, t. II, p. 3-4. 5. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. Ier, Avant-propos, p. V. 6. Lucien Febvre, « La dévotion en France au XVIIe siècle » (Revue de synthèse, juin 1932), Au cœur religieux du XVIe siècle, Paris, Sevpen, 1957, p. 331-334, qui déplore le manque « de bonnes études de "vie religieuse", de dévotions, de pratiques pieuses dans "l'ancien temps" […] N'est-il pas incroyable qu'une histoire comme celle de la première communion reste tout entière à faire, que sur les prières, les pratiques pieuses, les dévotions les plus importantes et les plus répandues, sur tant de grands pèlerinages eux-mêmes, nous soyons réduits à totaliser de brèves indications, dispersées dans des articulets de revues introuvables et trop souvent dictées par des préoccupations étrangères à l'histoire ? […]. C'est le sentiment de l'impuissance où nous plonge, trop souvent, la carence des spécialistes qui nous fait avidement désirer, quand nous tenons en main un livre comme celui de l'abbé Bremond, plus et plus encore que ce qu'il nous apporte », p. 331-332. Ce type d'étude s'étant beaucoup développé entre-temps, Marc Venard (« Histoire littéraire et sociologie historique : deux voies pour l'histoire religieuse », Henri Bremond, 1865-1933, Actes du colloque d'Aix, Publications des Annales de la faculté des lettres d'Aix-en-Provence, Ophrys, 1967, p. 75-86) appelle de ses vœux un rapprochement entre l'histoire littéraire à la manière de Bremond et la sociologie religieuse issue de Gabriel Le Bras, plus particulièrement à un usage raisonné des intuitions bremondiennes par les historiens d'inspiration sociologique. Mais le mouvement même de son raisonnement pointe l'unilatéralité des sources de Bremond et la trop grande confiance que celui-ci leur accorde. 7. Bremond consacre un chapitre entier aux romans dévots de Camus dans son tome Ier. 8. Voir la liste qui sert d'entrée en matière à son introduction méthodologique : « J'écris l'histoire littéraire, et non pas l'histoire tout court du sentiment religieux en France. Je ne puise donc qu'aux sources littéraires : biographies ; livres de piété ; essais de philosophie dévote, de morale ou d'ascétisme ; sermons ; poésies chrétiennes et autres ouvrages du même genre, laissant aux érudits les autres sources moins accessibles au vulgaire : testaments ; fondations ; contrats ; diaires tenus par le directeur d'une paroisse, d'une confrérie, d'un pèlerinage ; en un mot toutes les pièces d'archives qui, par elles-mêmes, n'ont communément rien de mystique mais qui fournissent des indications abondantes sur les habitudes et les tendances religieuses d'une époque », Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. Ier, « Objet, sources, méthode et divisions », p. XI. Cette liste est par la suite résumée à deux termes (« textes dévots et biographies », p. XI ; « biographies » et « traités didactiques », p. XIV, où Bremond précise qu'il veut « éclairer, mesurer l'une par l'autre l'action des écrivains et celle des saints. […]. Un livre dévot a, dans l'histoire intime de la communauté chrétienne, une répercussion qui varie naturellement avec le succès et la diffusion de ce livre, et inversement, la vie d'un saint non seulement édifie ceux qui la lisent, mais encore modifie, colore en quelque façon l'intelligence et l'imagination religieuse de ceux-ci »), et amputée des sermons et des poèmes : « […] lorsque nous rencontrons un personnage, dont s'occupent par ailleurs […] les historiens de notre littérature – François de Sales, Yves de Paris, Bossuet, Fénelon – c'est directement la vie intérieure de ce

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personnage, et non son mérite littéraire qui nous intéresse […]. Ainsi nous ne ferons qu'une place assez modeste aux poètes chrétiens. Toute proportion gardée, j'en dis autant des prédicateurs. Nous ne les négligerons point, mais nous nous défierons toujours un peu de leur éloquence. Chaque ligne de François de Sales ou des grands spirituels est une confidence involontaire, un témoignage qui ne force rien. On n'en peut dire autant des sermons ». p. XII. 9. Marc Venard, « Histoire littéraire et sociologie historique […] », art. cit., p. 80 : « Mais à travers ces destins personnels, dont il aime à nous montrer combien souvent ils se rejoignent et se croisent, ce sont finalement des sociétés que Bremond fait surgir devant nous, ainsi le milieu religieux comtadin et provençal de la fin du XVIe siècle, ou le Paris mystique de Madame Acarie. Et c'est alors que le problème se pose à l'historien : dans quelle mesure peut-on tirer de ces vies exemplaires une connaissance du milieu religieux qui les environne ? Ne se sont-elles pas distinguées d'abord par leur singularité ? Et surtout que vaut le témoignage d'un hagiographie qui, en peignant une société, a dû songer d'abord à mettre son héros en lumière ? » 10. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. Ier, « Objet, sources, méthode et divisions », p. XVI. 11. Ibid., t. II, p. 5. Cette affirmation intervient dans un passage où Bremond compare XVIe et XVIIe siècles, et rappelle que ce n'est pas tant la ferveur qui sépare ces deux siècles, que l'abondance des publications : « Il ne faut du reste pas juger des mérites comparés des XVIe et XVIIe siècles par le nombre des biographies pieuses qu'ont vu paraître ces deux périodes. À partir de Louis XIII, ces livres abondent […]. Mode touchante mais entièrement nouvelle, comme nous l'avons rappelé dans notre premier volume. L'âge précédent s'était livré à des publications qu'il estimait plus urgentes, ou plus respectueuses du secret divin. "Dieu […] se fait gloire, pensait-on alors, de tenir en réserve, hors la connaissance des hommes, des milliers de fidèles adorateurs" Aussi bien les grands crimes font-ils d'ordinaire plus de bruit que la vertu. » La citation provient de la Vie du R. P. D. Eustache de Saint-Paul, Paris, 1646. 12. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. Ier, p. 249 13. Ibid., p. XIII. 14. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. Ier, p. 249. 15. Cette double formulation apparaît notamment dans une lettre à Giuseppe De Luca citée par Michel de Certeau, p. 119 de son article « La métaphysique des saints. Une interprétation de l'expérience religieuse moderne », Entretiens sur Henri Bremond, dir. M. Nédoncelle et J. Dagens, Paris / La Haye, Mouton, 1967, p. 113-141 (article repris dans L'Absent de l'histoire sous le titre « Henri Bremond historien d'une absence »). 16. François Trémolières, « Approches de l'indicible dans le courant mystique français (Bremond et Certeau lecteurs des mystiques) », Dix-septième siècle, 207, 2000, p. 274-298. 17. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. II, « Notes sur la mystique », p. 605. 18. Voir Michel de Certeau, « La métaphysique des saints […] », art. cit., p. 140 : « Sa compréhension du passé […] est profondément marquée par l'expérience dont il n'est plus l'historien mais le témoin, c'est-à-dire par une rupture contemporaine entre l'expérimental et le « notionnel », par la difficulté qu'éprouve alors la foi à se reconnaître, donc à se confesser et à se vérifier, dans les objets ou le langage proposés au fidèle. Mais, inversement, le double aspect, doctrinal et culturel, de ce dissentiment lui fait discerner au xviie siècle une tension du même type, une "crise silencieuse" attestée jusque par la théologie "mystique" qui cherche dans l'expérience individuelle – et non plus dans la tradition scripturaire ou théologique – le principe de son élaboration. » 19. Selon Bremond, cette expérience est celle d'une « suspension de l'intelligence elle-même, sommée brusquement de ralentir son activité propre, en vue de ne pas gêner les activités profondes qui annoncent par un certain branle-bas qu'elles sont prêtes à entrer en scène. […] Bref […], suspension d'Animus, se taisant pour laisser chanter Anima », Prière et poésie, par Henri

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Bremond, de l'Académie française, Paris, Grasset, 1926, p. 49-50. Voir aussi La Poésie pure, avec un débat sur la poésie par Robert de Souza, Paris, Grasset, 1926, en particulier p. 25-27. 20. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. Ier, p. 518-519. 21. Jacques Rancière, La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998, chap. Ier, « De la représentation à l'expression », p. 17-30. 22. Selon Bremond, le romantisme du XIXe siècle (puisque pour lui il existe un romantisme du XVIIe siècle, antérieur au classicisme) a permis et marqué le retour à la vérité de la littérature ; voir Prière et poésie, op. cit., chap. 7, « Le romantisme et la restauration de la poésie », en particulier p. 52-53 : « Le romantisme est le retour à la tradition constante du genre humain en matière de poésie ; une réaction consciente, raisonnée, contre l'esthétique rationaliste du xviiie siècle et contre l'humanisme sénile qui avait préparé les voies à cette esthétique. Prendre la poésie au sérieux comme un don splendide et gratuit qui élève le poète au-dessus de lui-même, pour son plus grand bien et celui de tous, c'est l'essence même du romantisme, son élan vital, sa raison d'être, sa loi […] et sa justification invincible. […] [Le romantisme] concluait que ce qu'il fallait désormais prendre au sérieux, approfondir, exalter plus encore que les chefs-d'œuvre même de la poésie, c'était l'expérience mystérieuse qui se trouve à l'origine de ces chefs- d'œuvre, le principe intérieur, le don poétique, et les ressorts invisibles que ce don actionne. » 23. Sur le rapport entre le discours savant et les faits qui sont ses objets, voir le célèbre article de Roland Barthes sur histoire et littérature, « Le discours de l'histoire », Poétique, 49, février 1982, p. 13-21. 24. Voir en particulier « Traces. Racines d'un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. M. Aymard, Chr. Paoloni, E. Bonan et M. Sancini-Vignet, Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180. 25. Michel de Certeau, « Le "roman" psychanalytique. Histoire et littérature », Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 119. De Certeau précise : « Bien loin d'envisager la littérature comme l'"expression" d'un référentiel, il faudrait y reconnaître l'analogue de ce que les mathématiques ont longtemps été pour les sciences exactes : un discours "logique" de l'histoire, la "fiction" qui la rend pensable. » 26. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. IV, p. 283. La beauté morale est elle aussi extérieure. 27. Ibid., p. 283-284 : « […] on ne songe aucunement à nier qu'il y ait dans les cinq propositions un ferment lyrique. Ce Dieu lointain, muet et d'une terrible insouciance, cette grâce nécessaire, mais suspendue à de sinistres caprices, ce Christ avare et impitoyable, comptant sur la croix les rares prédestinés dont il veut le salut, on imagine sans peine le Lucrèce à rebours qui exploiterait pareille matière, les oraisons d'épouvante et de désespoir qui s'accorderaient à ces imaginations cruelles. Mais quoi ! le premier Port-Royal ne nous montre rien de tout cela – et, pour le dire en passant, le vrai jansénisme ne nous en montrera qu'une caricature sordide et inanimée, car enfin ils n'ont jamais eu de lyriques. Dans cette première génération, la seule poétique, au dire de tous les bons juges, nous avons cueilli les plus nobles fleurs. […] Agnès, d'abord toute salésienne, puis élève de Condren garde jusqu'au bout la double empreinte que nous avons dite et dont elle marque à son tour l'élite des religieuses. Sérieux profond, mais nulle angoisse. Il y a peut-être moins de tendresse – non pas chez M. Hamon – mais chez Tillemont, chez Saint-Cyran. La face sublime de la religion les occupe davantage, mais on ne voit pas qu'elle les accable. Bérulle, Condren, M. Olier en plus magnifique, ont ce même esprit, d'ailleurs teinté de rigorisme, ainsi qu'on l'a vu plus haut. […] D'où je conclus enfin que cette première génération, abandonnée à ses vrais instincts, à sa grâce, n'aurait pas, si l'on peut dire, trop mal tourné. Elle a cédé comme tant d'autres aux influences mystiques de cette époque. Dans l'ensemble, elle côtoie d'assez près l'école française. Malheureusement leur étoile les a mis sur le chemin, sous la fascination d'un personnage dont la ferveur ne paraît pas douteuse, mais qui manquait d'équilibre. »

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28. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. IV, p. 25-26, « On parle toujours comme s'il n'y avait pas de milieu entre humanisme dévot et jansénisme. On se contente d'opposer François de Sales à Saint-Cyran, les jésuites à Arnauld. On oublie l'entre-deux si riche, un demi-siècle de sainteté, l'école française […] lorsqu'on passe de l'humanisme dévot à l'école française, on a l'impression de pénétrer dans un sanctuaire plus auguste, plus sombre et plus accablant. La religion de Bérulle et de Condren n'est certainement pas, mais en quelque façon, elle paraît, si j'ose dire, plus religieuse que celle de François de Sales. Je ne dis pas que la crainte l'emporte chez eux sur l'amour – je suis assuré du contraire – mais que la moindre de leurs paroles respire le néant de l'homme et le tout de Dieu. D'où la sévérité de leur vie, les exigences de leur direction, la majesté, le caractère presque tout divin de leurs écrits. Peut-être dépassent-ils quelquefois la juste mesure. » 29. Ibid., t. IV, p. 317, note. 30. Le jansénisme a fait « un mal dont nous souffrons encore aujourd'hui. Il n'a pas vaincu […] l'humanisme dévot ; il n'a pas réussi à créer cette chose, presque impossible à concevoir, une France puritaine, mais il a tari pour longtemps la sève mystique de notre pays, en développant, en organisant, en éternisant chez nous cet intellectualisme sectaire, auquel notre tempérament national répugne si peu. À quoi sert de nous flatter ? Ce n'est pas sans raison que notre grand siècle s'est pris d'une telle admiration pour le grand Arnauld. Il s'est reconnu dans ce personnage. […] Arnauld, un syllogisme vivant ; bien mieux, un syllogisme casqué, hérissé, ne craignant personne, décidé à vaincre par tous les moyens. Mieux encore, un syllogisme religieux et même dévot. Si vide, si peu chrétien qu'il soit en réalité, son christianisme lucide, savant, éloquent, guerrier, nous en impose. Il faut un effort pour lui demander ses titres, pour le comparer à l'idéal évangélique. Ne nous parlez pas des mystiques. Ils raffinent trop. Leur religion ne pense qu'à Dieu. Vivre, pour nous, c'est comprendre, discuter et donner des coups. […] Laissons aux siècles naïfs leur légende dorée avec ses doux miracles, laissons au siècle de Louis XIII l'inerte poésie de ses extatiques […] Voilà nos saints. Boileau, le Boileau de l'Art poétique : – » Aimez donc la raison » ; – des satires : – » J'appelle un chat un chat » – de la glaciale épître sur l'Amour de Dieu, Boileau, si français lui aussi, a presque adoré le grand Arnauld. Je le sais, dogme ou morale ou religion, le jansénisme n'a rien qui nous plaise. Il s'agit bien de cela ! Il nous a donné le grand Arnauld, et avec lui, et par lui, façonnés à son image, échauffés à son ardeur, militarisés, enrégimentés sous ses ordres, des quantités d'autres Arnauld, moyens ou petits, hommes et femmes, je veux dire, des docteurs qui ne sont que docteurs, et pour qui le principal de la religion se ramène à disputer sur la religion », Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. IV, p. 305-306. 31. Histoire littéraire du sentiment religieux, op. cit., t. II, p. 9-10. 32. Voir aussi, sur ce point, ce qu'il écrit dans l'avant-propos de son tome VI sur le titre qu'il a donné à la deuxième partie de ce volume, « Turba magna » : « Turbo magna […]. Qu'on me permette de me comparer, pour une minute, au voyant de l'Apocalypse. Comme lui, nous venons d'assister au défilé grandiose de nos principales tribus mystiques : Benoît de Canfeld et les franciscains, Jean de Saint-Samson et les Carmes ; François de Sales et ses visitandines ; Mme Acarie et les Carmels ; l'école française ; l'école du P. Lallemant ; Marie de l'Incarnation, et d'autres encore […]. Éblouis par l'étincellement de ces cohortes sublimes, nous sera-t-il permis de rejoindre maintenant les humbles troupes qui cheminent dans les basses vallées de la religion, et de prêter l'oreille à des cantiques moins surhumains ? Non, pas encore. Après les douze tribus, voici paraître une foule innombrable, une voie lactée de contemplatifs. Post haec vidi TURBAM MAGNAM quam dinumerare nemo poterat : confuse vision, non moins impressionnante que la première, plus sans doute, et qui décourage l'historien, tout en l'enivrant. Comment cristalliser cette nuée de témoignages, comment rendre la vie à cette poussière de saints ? », Ibid., t. VI, Avant-propos, p. m.

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Remarques sur la publication du siècle

Alain Viala

1 Les travaux sur les questions de réception sont en essor depuis une bonne vingtaine d'années et, ces derniers temps, des colloques et des séminaires ont été consacrés aux formes et enjeux de la réception du XVIIe siècle dans les périodes ultérieures, qu'il s'agisse du « siècle » dans sa globalité ou, plus souvent, de tel ou tel aspect ou tel ou tel auteur. Apporter une pierre à ce chantier est, en soi, chose utile sans aucun doute. Mais il est diverses façons de l'envisager. Or au moment où le GRIHL ouvrait ses travaux sur le XVIIe siècle vu du XIXe et du XXe, il venait d'achever un autre chantier : la réalisation d'un volume collectif consacré à « la publication ». Dans les travaux de séminaire comme dans les réunions préparatoires au colloque, alors que les intervenants étaient pour une bonne part différents, la convergence entre les deux sujets, apparemment distants a priori, s'est révélée forte. C'est pourquoi je propose de faire un état des formes de cette convergence.

2 En effet, elle amène à considérer qu'on ne peut dissocier réception et façon d'écrire, qu'on ne peut occulter la question de ce que j'appelais les « anticipations croisées »1. Dans une telle perspective, de l'ordre de la pragmatique textuelle et littéraire, réception et écriture sont indissociablement liées au sein du phénomène global de la publication. Catégorie englobante, « contextualisante » en elle-même, la question de la publication offre un cadre épistémologique propre à résoudre certaines apories. 3 Ainsi, parler de l'image du XVIIe siècle dans sa postérité, c'est avant tout parler de livres ou d'articles qui lui ont été consacrés. Et en ce premier sens, le plus banal qui soit, c'est donc parler de la publication du siècle. Or le XVIIe siècle a joué un rôle majeur dans les formes de la publication en France, voire en Europe, au fil des époques suivantes. Ainsi pour la France, on peut en rappeler l'exemple emblématique de la collection des Grands Écrivains de la France lancée dans les années 1860 par les éditions Hachette. Comme on le sait, cette série ne comprend que des auteurs du XVIIe siècle et elle a constitué en son temps un moyen majeur d'affirmation des « grands classiques de la littérature française ». Ce qui est à entendre en deux plans à la fois. D'une part, dans un temps où s'achevait le conflit entre « classiques » et romantiques, elle manifeste un triomphe des

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« classiques » (entendus, bien évidemment, comme les partisans du classicisme louis- quatorzien). D'autre part, elle manifeste le rôle éminent de la littérature dans la conscience collective en France, dans la constitution de l'identité de « La France nation littéraire », pour reprendre les termes de Priscilla Parkurst. Cette suprématie de la littérature du Grand Siècle, ainsi manifestée dans l'édition, allait de pair avec la place qui lui était faite dans l'enseignement. Ainsi Vallès, dans L'Enfant, évoque à deux reprises (une pour le « divin Racine », une autre à propos du vin « qui rit dans la fougère ») l'usage que les professeurs de Lettres faisaient de Racine et de Boileau comme modèles admirables qu'il convient d'imiter quoiqu'ils soient inimitables, en un mot comme prototypes des classiques. Ces deux exemples dessinent, en résumé, deux formes de publications : l'une par l'imprimé et la librairie, l'autre par l'oral et l'École. Il y faudrait encore ceux de la scène, quand il s'agit d'auteurs de théâtre ; ceux aussi de la recherche et des travaux érudits ; néanmoins le cas peut être dit exemplaire, puisque l'étude de la publication a montré, d'une part que la forme imprimée n'était qu'un des aspects de cette action, et se trouvait privée d'une bonne part de ses pouvoirs et effets sans la liaison avec les autres formes, d'autre part que publier instaurait toujours un ou des enjeux de valeurs, et que ces valeurs sont liées aux formes de la publication. 4 Ainsi, l'ensemble des usages du « Grand Siècle », ou du « XVIIe siècle » selon le choix que l'on fait de l'une ou l'autre appellation – et de leur synonymie ou non –, choix qui n'est en rien neutre évidemment, peut s'analyser à partir des formes de publication qui sont utilisées à son sujet. C'est en tout cas une hypothèse que l'on peut ici poser en problématique. Et dont on peut penser que, de deux cas exemplaires à d'autres, elle est aussi possiblement pertinente pour les autres « siècles » de l'histoire et de l'histoire littéraire. 5 Mais cette hypothèse appelle de multiples implications. Les travaux de séminaire qui ont abouti au colloque ici publié ont mis en lumière, entre autres, trois séries de questions, liées entre elles. 6 La première est celle du corpus. Parler d'un « siècle », c'est sélectionner un ensemble de faits et d'œuvres – littéraires, mais aussi picturales, musicales, etc. – présentés comme constitutifs et représentatifs de cette époque. Or il est impossible d'énumérer et décrire tous les faits, comme de publier toutes les œuvres. Intervient nécessairement un choix, une « modélisation ». Cette modélisation s'opère aussi, au sein même du corpus ainsi sélectionné, dans le traitement fait de chaque œuvre. Un exemple dont il sera à nouveau question par la suite : les Pensées de Pascal sont sans cesse redistribuées, réordonnées, augmentées ou regroupées ; la chose est bien connue. Et chacune de ces opérations fait que, sous le même titre, il s'agit d'un discours différent. Autre exemple : les comédies-ballets de Molière ont fait l'objet de traitement très différents au fil du temps ; Roger Chartier l'a montré à propos de Georges Dandin, et pour ma part j'ai eu l'occasion d'analyser comment La Princesse d'Élide est passée, au fil du temps et des opérations éditoriales, du statut d'élément dans un ensemble, Les Plaisirs de l'Isle enchantée, publié comme « œuvre », à celui de texte accompagné d'un ensemble dont il fait partie, enfin à celui d'œuvre où les parties chantées et dansées sont accessoires et pour lequel les Plaisirs sont indiqués et relatés a minima comme indications circonstancielles. En de tels cas, le statut même des œuvres est non pas reproduit, mais modifié. Et donc modifiées de même leurs significations. 7 La chose peut aller, comme Christian Jouhaud l'a montré ailleurs à propos du Baroque, jusqu'à des retournements dans l'histoire du littéraire. Une catégorie construite après

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coup devient un modèle qui appelle des choix de corpus et de publications, des modélisations, qui décident non d'une description du passé, mais bien d'une inscription de celui-ci dans un présent où il est mis en usage non tant selon ce qu'il est que selon les besoins, les logiques et les conflits qui animent ce présent. 8 Ainsi, et c'est la seconde ligne d'analyses détaillées que l'on peut indiquer ici, observer des « publications » du XVIIe siècle peut constituer un indicateur de première importance pour comprendre quelles luttes sont en cours, quelles valeurs sont en jeu, à un moment donné de l'histoire postérieure. 9 Une troisième sorte d'analyses porte sur les valeurs ainsi publiées. Ainsi le Baroque, qui vient d'être évoqué, et son symétrique, le Classicisme, portent chacun une gamme de valeurs. Ordre, mesure, grandeur, raison sont généralement associés au second, démesure, déraison, désordre et inventivité aussi proliférante qu'elle est inquiète au premier. Il serait aisé de dresser des listes de telles gammes de valeurs esthétiques contrastées pour tel ou tel auteur, voire telle ou telle œuvre, ce fut fait et ce le sera encore. Mais il est aussi, à travers cela, une interrogation qui appelle l'attention. Nul aujourd'hui ne songe à dénier l'intérêt et la « valeur » d'un auteur que l'Histoire a mis au premier plan, Cyrano et Sorel ont reçu la reconnaissance qui leur fut longtemps déniée, et exhiber les « Grotesques » baroques face aux raisonnables classiques appartient sans doute à un temps de conflits dépassés. Mais l'histoire de ces conflits existe. Et le présent est aussi tissé de conflits à propos et autour des auteurs, des œuvres et des courants consacrés. La querelle de la Nouvelle Critique des années 1960 en a été une illustration exemplaire : tous ses participants s'accordaient à dire que Racine était un grand écrivain, mais non sur la façon de définir en quoi consiste sa grandeur et ce qu'elle signifie pour nous aujourd'hui. Dans le présent volume, les études sur les usages faits de Pascal, sont révélatrices de phénomènes du même ordre. D'un projet de « publication » des Pensées comme travail de philologie jusqu'aux affrontements philosophiques et politiques où Pascal est convoqué comme référence, modèle et argument, y compris en des espaces inattendus, montre qu'il ne peut y avoir d'usage neutre. Apparaît là un enjeu de première importance : les valeurs du passé ainsi publiées constituent des lieux communs, au sens objectif du terme, un lieu en lequel tous et chacun s'accordent à se retrouver – consensus pour reconnaître l'importance de l'œuvre de Racine, par exemple – ; mais en même temps apparaît que ces lieux communs sont aussi des espaces dans lesquels le discord existe. Les façons de s'approprier et d'occuper ces lieux sont diverses, parfois divergentes. Sous l'accord, qui n'est pas qu'apparent, mais qui est bien une réalité, des désaccords sont sensibles, voire flagrants. 10 Cette façon de procéder est démocratique. Elle n'a pas toujours été de mise. Mais elle n'est démocratique qu'au prix d'une acceptation d'interrogations ouvertes sur les valeurs mises en jeu. Et à cet égard, l'entreprise historique elle-même apparaît dès lors comme démocratique dans ses exigences épistémologiques. Exigences de prise en compte des divergences au sein des accords apparents, et, en retour, des éléments de convergences dans les divergences mêmes. Au-delà, exigence d'acceptation que le passé travaille le présent, et n'est pas comme une donnée objective qu'il suffirait de décrire. Choses sues, mais aussi trop souvent oubliées ou occultées.

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NOTES

1. Voir La littérature comme objet social, numéro double de Discours social/Social discourse, Montréal (Travaux du CRIL, du CRELIQ et du CIADEST), 1995.

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Commémorer Pascal en 1923 (I)

Philippe Olivera

1 Fort loin d'être une présentation de résultats, même provisoires, d'une recherche en cours, l'exposé ici proposé doit avant tout être pris pour ce qu'il est : un exercice inspiré par la proposition du GRIHL de voir, à propos du XVIIe siècle considéré comme un objet, si dix-septièmistes et contemporanéistes pouvaient échanger leurs points de vue, si les approches des uns pouvaient servir les autres. Cherchant avec Christian Jouhaud sur quel objet concret pouvait être tentée une telle confrontation, nous sommes convenus de nous pencher sur le numéro spécial d'une revue de 1923, la Revue hebdomadaire, consacré au tricentenaire de Pascal. Sur un objet aussi restreint, le propos sera lui aussi modeste : plutôt que de formuler des hypothèses plus ou moins bien fondées et que seule une étude à la fois plus large et plus systématique permettrait d'éprouver, il ne s'agira que de quelques remarques sur les écueils auxquels le lecteur savant s'expose lorsqu'il se trouve en demeure de produire lui-même un discours sur le discours. Il n'est peut-être en effet pas tout à fait vain d'interroger notre propre pratique et notamment la tentation d'une lecture lettrée. Par là, nous entendons une lecture qui s'autorise d'une compétence spécifique propre à ceux qui participent de la culture lettrée pour produire les commentaires et les jugements qui sont au fondement de cette culture lettrée même. Un objet comme le XVIIe siècle d'une manière générale, et comme Pascal en particulier, est en effet particulièrement propice à la production, plus ou moins explicite et le plus souvent sous-entendue, de ces commentaires et jugements par lesquels, sans toujours en être conscient, le scholiaste (pour proposer un équivalent français de l'anglais Academic) affirme son appartenance à la communauté des lettrés et participe au jeu de la distinction culturelle.

2 Le meilleur moyen de situer la Revue hebdomadaire qui se propose de construire un « monument » à Pascal à l'occasion du tricentenaire de sa naissance est peut-être de partir de la Société des conférences dont elle va reprendre, à la fin de 1923, la publication des séances. Justifiant la nécessité de cette tribune dont la véritable fondation remonte à 1905 et à la volonté de fournir à Ferdinand Brunetière celle dont on l'avait privé en le chassant de l'École normale supérieure au moment de l'affaire Dreyfus, le directeur de la revue la place entre la Sorbonne où désormais on parle « trop bas » et le Parlement où l'on parle « trop haut » ou « trop fort », dit-il, ce qui

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n'est pas la même chose. La principale activité de la Société est le « cours annuel » professé le plus souvent par un académicien et consacré à l'histoire de la littérature française, auquel s'ajoutent depuis la guerre quelques conférences d'actualité1. La Revue hebdomadaire est à l'image de cette Société des conférences dont elle se fait l'éditeur : une publication qui se veut le conservatoire du bon goût face à l'érudition (« allemande ») qui gagne l'université et face à la vulgarité de la parole démocratique. Lancée par Plon en 1892, la revue joue pendant les années vingt un rôle important dans le dispositif éditorial de cette maison. Elle est en effet parfaitement complémentaire de la Revue des Deux Mondes avec laquelle Plon entretient des relations privilégiées : tout en se posant comme elle dans le sillage de l'institution académique, la Revue hebdomadaire est la « petite » revue non seulement par la taille (in-18 alors que la « grande » est in- octavo) mais aussi par le contenu à la fois moins imposant et plus souple. Elle publie des textes souvent plus courts et moins importants au regard de la hiérarchie académique en vigueur, mais aussi plus variés. Elle permet ainsi de suivre l'actualité de plus près et de couvrir un domaine plus large en rabattant vers Plon des auteurs plus jeunes, moins consacrés ou que leurs choix esthétiques et politiques éloignent du vaisseau amiral de la Revue des Deux Mondes. 3 On retrouve cette diversité dans le numéro « Pascal » que François Le Grix présente comme le résultat d'une volonté d'être « le plus vaste, le plus complet » et de rassembler « les témoignages les plus divers ». On y trouve quelques morceaux tirés des cérémonies officielles organisées à l'occasion du tricentenaire : le discours prononcé par Barrès à Clermont-Ferrand au nom de l'Académie française, le prêche de l'abbé Bremond dans la cathédrale de la ville et le discours du philosophe Jacques Chevalier devant l'Académie de Clermont. Les treize autres contributions cherchent à couvrir tous les aspects du personnage de Pascal, en faisant appel à des « noms » plutôt qu'à des spécialistes. Sont d'abord traités les principaux épisodes de sa vie avec, outre Barrès et les « enfances de Pascal », l'article que Jean Balde consacre à Jacqueline Pascal et celui de Cécile Gazier, une des rares spécialistes, sur Pascal et Port-Royal. Viennent ensuite les vues et jugements divers sur Pascal : Paul Valéry d'abord, puis le bloc catholique formé par l'abbé Bremond, Jacques Maritain, Robert Valléry-Radot, Jacques Chevalier et François Mauriac. Le critique converti Charles Du Bos est plus loin, placé au milieu de ceux qui traitent de Pascal et de la science (Paul Desjardins et Lucien Fabre), de Julien Benda, de Joseph Baruzi. Pour finir, Guy de Pourtalès ajoute une petite touche d'érudition bibliographique avec un article sur les éditions originales des Pensées avant que Charles-Gustave Amiot ne vienne livrer ses « impressions et conclusions ». 4 Il ne s'agit là que d'une publication parmi les très nombreuses autres alors consacrées à Pascal. Si l'on en juge cependant par ce qu'en dit Paul Souday dans son article-bilan du Temps sur la commémoration du tricentenaire et sur les écrits qu'elle a inspirés, celui de la Revue hebdomadaire sort du lot comme l'un des plus volumineux et des plus complets2. Avant d'aborder la question décisive des lecteurs d'un tel numéro et des usages qu'ils peuvent en faire, on commencera par passer en revue les principaux écueils que pourrait en inspirer le commentaire.

Fausses pistes, bavardages critique et historique

5 Les fausses pistes les plus évidentes consistent à utiliser un tel objet pour dire ce que l'on croit déjà savoir. Dans le registre du discours critique comme dans celui de la

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chronique historique, le numéro spécial de la Revue hebdomadaire se prête alors au jeu d'un bavardage sur le mode de la reconnaissance. On y reconnaît, apparemment perdus dans la masse des pages, les éléments dont le caractère « significatif » est fondé ailleurs, dans la culture qu'on a de la littérature française en général ou de cette époque en particulier.

6 La première tentation du bavardage est d'abord celle d'y voir confirmée la singularité française du XVIIe siècle. Un siècle qui serait tout entier, dans l'ordre de la littérature, à la France, ce que seraient : Cervantès à l'Espagne, Dante à l'Italie, Shakespeare à Angleterre et Gœthe à Allemagne. Or, alors que l'occasion est pourtant belle et la situation de commémoration propice aux élans de ce genre, on ne trouve guère dans la Revue hebdomadaire de tentatives pour faire de Pascal autre chose qu'un grand auteur français parmi d'autres. 7 À bien chercher, on voit bien Charles Du Bos esquisser un parallèle entre Pascal et Shakespeare et Barrès déclarer que Les Pensées sont « notre Divine comédie, beaucoup plus humble certes, à peine esquissée, mais combien plus actuelle ». Mais il ne s'agit là que d'exemples choisis dans la foule des références mobilisées et des noms proposés pour la prolifération de comparaisons que suscite la commémoration. Dans cette foule où voisinent les Grecs et les grands étrangers avec les Français de toutes les époques, il faudrait faire preuve d'une finesse sans doute excessive pour aller trouver un modèle ou un système de référence plus ou moins stable. Aucune trace en tout cas d'une entreprise comparable à celle de Gide quand il propose en 1929 le nom de Montaigne à un Allemand le pressant de donner l'équivalent français de Gœthe. 8 Sans se décourager, le critique-historien peut alors chercher ailleurs, en reprenant par exemple le propos qu'Albert Thibaudet développait justement en réaction à l'élection de Montaigne par Gide3. S'élevant contre une tendance à la « centromanie […] contraire au génie et à l'élan de la littérature française », il considérait que s'il fallait chercher l'équivalent français de Gœthe, il le voyait lui dans le dialogue Montaigne-Pascal- Voltaire, prolongé par Chateaubriand. Il continuait en considérant que dans une littérature française « commandée par l'existence des genres » eux-mêmes toujours constitués par deux styles (majeur-mineur, masculin-féminin, dorique-ionique…), les écrivains français allaient toujours par deux4. Or, à lire les pages de la Revue hebdomadaire, il semble en effet qu'on puisse se livrer au petit jeu des couples, Montaigne et Descartes paraissant émerger de la masse des auteurs mobilisés en compagnie de Pascal. Dans le cas de Montaigne, il faudra pourtant prendre soin de ne pas confondre le commentaire et le jugement qui conduit par exemple (mais pas seulement) les auteurs catholiques à considérer que Pascal prolonge Montaigne en le dépassant, et les références beaucoup plus neutres qui ne font qu'enregistrer (la belle affaire !) « l'influence » de Montaigne sur Pascal. Si l'on ne retient que le premier type de remarque pour fonder la singularité d'un couple Montaigne-Pascal dans la littérature française, elle n'est alors guère plus récurrente que la référence à Voltaire ou à Chateaubriand. Reste alors Descartes dont l'opposition-association à Pascal est, elle, plus systématique au fil des contributions de la revue. Mais nous reviendrons plus loin sur le fait qu'elle nous renseigne surtout sur la position des écrivains et critiques rassemblés par la Revue hebdomadaire dans le champ intellectuel de l'époque et notamment de la volonté de se distinguer tout à la fois de la philosophie « officielle » (universitaire) et de la philosophie « populaire » dont le régime républicain fait la promotion5.

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9 En réalité, s'il existe une singularité du XVIIe siècle dans « la » culture française, ce n'est sûrement pas dans le numéro « Pascal » de la Revue hebdomadaire qu'elle s'exprime. Pour reprendre une opposition suggérée par Antoine Compagnon à partir de deux grandes collections de la maison Hachette, on est davantage dans l'esprit « Grands écrivains français » que dans l'esprit « Grands écrivains de la France »6 : alors que la première, l'équivalent actuel de la Bibliothèque de la Pléiade, ne publie pendant longtemps que des auteurs du XVIIe siècle, les « Grands écrivains français » dont Compagnon dit qu'elle serait l'équivalent des « Écrivains de toujours », est beaucoup plus éclectique. Comme dans cette collection, les « vues » sur Pascal rassemblées dans la Revue hebdomadaire naviguent dans toutes les époques sans accorder au XVIIe siècle une autre importance que celle due au fait que Pascal est un auteur du XVIIe siècle. Voltaire, Chateaubriand et Renan constituent, à égalité avec les récits Périer (la sœur et la nièce), et autant que Montaigne et Descartes, les éléments d'un discours périphérique obligé sur Pascal. 10 On pourrait poursuivre, mais c'est suffisant pour montrer qu'on est depuis le début engagé dans un bavardage critique assez vain. 11 Quittant le registre des considérations générales sur « la » littérature française et l'image qu'en donnerait le numéro « Pascal », il semble possible de s'engager sur un sol en apparence plus solide en considérant ce même numéro comme le miroir du climat intellectuel de l'époque. Protégé du péché d'anachronisme que comporte toute recherche des permanences, le commentaire s'enracine alors dans la singularité du moment. Il s'agit de profiter de ce que le numéro rassemble des auteurs variés et « représentatifs » pour mettre en valeur, à propos des regards portés sur Pascal, les oppositions majeures du champ de production intellectuelle des années vingt. 12 La première de ces oppositions, la plus évidente, serait celle qui sépare le monde des lettrés, écrivains et critiques, du monde des savants et des universitaires. De fait, malgré la volonté affichée de composer un numéro « complet », il n'y a presque pas d'universitaires parmi les auteurs convoqués. Les deux articles historiques sont écrits par deux femmes, dont la première – Jean Balde (pseudonyme de madame Jeanne Alleman) – est un auteur mondain, grand prix du roman de l'Académie française en 1928 et spécialisée dans les biographies de femmes, et dont la seconde – Cécile Gazier – est, elle, spécialiste de Port-Royal, mais dont les livres consacrés à ce sujet sont exclusivement publiés à la Librairie académique Perrin. À côté de Maritain qui enseigne à l'Institut catholique de Paris, le seul universitaire est Jacques Chevalier, professeur de philosophie à Grenoble : avant d'assurer la publication de Pascal dans la jeune « Bibliothèque de la Pléiade » en 1936, ce vulgarisateur de Pascal dans des collections plus ou moins édifiantes est surtout là comme un auteur catholique7. Sans parler de la rapide note de Pourtalès sur les éditions originales des Pensées, le seul texte construit comme une amorce de recherche est celui que Baruzi consacre à « Pascal et ‘la vanité de la peinture’ » en recensant tous les passages des Pensées où il est question d'esthétique. Il s'agit par ailleurs de Joseph et non de Jean, son frère, philosophe et historien des religions à la Sorbonne puis au Collège de France. On verrait ainsi dans la Revue hebdomadaire l'écho de l'opposition bientôt théorisée (mise en formule, plutôt) par Thibaudet entre créateurs et professeurs8. Il faudrait alors s'empresser de rebondir sur l'opposition déjà évoquée entre le rationalisme scolaire et républicain (Descartes) et l'anti-positivisme des écrivains et des critiques. Au-delà des catholiques, on le retrouve chez les auteurs du numéro qui abordent le Pascal « géomètre » : Paul Desjardins,

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l'organisateur des décades de Pontigny qui range Pascal avec Galilée contre Descartes, ou Lucien Fabre, prix Goncourt 1923, qui lance pendant les années vingt la première collection de vulgarisation savante chez l'éditeur jusqu'ici exclusivement littéraire qu'était Gallimard. 13 La seconde opposition mise en scène par la Revue hebdomadaire serait celle des catholiques et des non-catholiques. À lire les textes des premiers, on mesure le poids de la contrainte que fait peser pendant les années vingt l'institution ecclésiastique sur ceux qui s'en réclament. Alors que la question est très secondaire, voire complètement passée sous silence chez les autres, savoir si le janséniste Pascal fut un bon chrétien est au contraire décisif pour tous les auteurs catholiques. C'est particulièrement évident dans la contribution de Bremond qui reprend la partie de son prêche à la cathédrale de Clermont où il examine cette question. Maritain développe quant à lui un discours habile pour avancer Pascal contre Descartes et pour l'annexer au thomisme dont il est le principal porte-drapeau en France à l'époque, mais surtout pour le soustraire au délicat problème de son orthodoxie en le plaçant sur le terrain de la seule apologie où les preuves rationnelles de l'existence de Dieu et les arguments proprement philosophiques n'ont plus cours et où seule compte l'efficacité de l'action. Chez Robert Vallery-Radot, c'est Pascal mobilisé contre Renan dont c'est l'anniversaire officiel la même année que Pascal, et contre les cérémonies officielles des religions laïques qui veulent à toute force faire des grands hommes des « bienfaiteurs de l'humanité ». Jacques Chevalier oppose lui un Pascal classique et un Pascal romantique, la raison de Pascal et la vie de Pascal, pour mettre en scène la synthèse harmonieuse entre ces deux tendances dont le duel caractérise selon lui la philosophie contemporaine et que l'écrivain dépasse in fine avec Dieu la nuit du 23 novembre 1654… Mauriac, enfin, défend Pascal contre Voltaire et Renan, et joue sa propre partition en mobilisant Proust et Rimbaud, la modernité littéraire dont il se réclame et qu'il entend concilier avec son identité d'écrivain catholique. Chez tous ces auteurs catholiques formant bloc au centre du numéro de la Revue hebdomadaire affleurent ainsi en permanence les échos des débats acharnés et des querelles internes à l'Église depuis la grande crise du modernisme d'avant-guerre, au point de constituer l'axe de toutes leurs contributions en les distinguant clairement des autres. 14 On trouverait aussi une autre opposition entre les deux figures majeures du numéro, les deux seuls auteurs cités par les autres, que sont Barrès et Valéry. D'un côté l'académicien, le héros patriotique de la guerre, qui fait avec Pascal l'éloge des gloires nationales, et de l'autre, le poète de la Nouvelle Revue Française, le seul qui joue le jeu de la provocation en refusant l'esprit de célébration pour attaquer Pascal. Ses « Variations sur une pensée » s'en prennent à l'angoisse de Pascal devant les « espaces infinis » dénoncée comme stérile et comme fausse (« je vois trop la main de Pascal… ») par opposition à la connaissance lumineuse de Léonard9. L'article de Valéry est d'ailleurs le seul du numéro qui fasse événement, provoquant réponses et polémiques. Il sera repris l'année suivante dans le premier volume de Variétés. Dans cette opposition de ton, on verrait donc l'opposition de l'académisme conformiste et de la « liberté » du poète, la lutte entre « l'esprit Revue des Deux Mondes » et « l'esprit NRF », entre Plon et Gallimard pour la représentation légitime du génie français de l'époque. 15 Le problème, c'est qu'au même moment Valéry présente sa première candidature à l'Académie française où il entrera deux ans plus tard et que Barrès s'efforce avec son Jardin sur l'Oronte de montrer qu'il est encore l'écrivain du « culte du moi » en

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provoquant une vive querelle avec les tenants de la responsabilité de l'écrivain. Plus généralement, ce sont toutes les oppositions qui précèdent et dont le numéro Pascal de la Revue hebdomadaire serait le miroir qu'il convient de relativiser. Non pas pour elles- mêmes, mais pour l'écho qu'on pense y trouver là. Nous sommes en effet aux antipodes d'un numéro de combat et d'une mise en scène des oppositions. Quand on connaît précisément leur virulence à l'époque, leur importance pour le partage des positions dans l'espace intellectuel, on ne peut manquer d'être au contraire frappé par la volonté d'apaisement qui règne dans ces pages. Le seul qui s'efforce de faire le combattant, contre la République et ses intellectuels, est Valléry-Radot et encore le fait-il sur un mode beaucoup moins polémique qu'ailleurs. La cohabitation des auteurs au sein du même numéro, l'absence de prise à partie directe des uns envers les autres ou contre ce qu'ils représentent domine très largement ce numéro de célébration. 16 Écrivains et universitaires ? Il suffit de rappeler que c'est à la Sorbonne que Barrès prononce les deux autres hommages à Dante et à Renan qu'il réunira en 1923 en volume avec son article de la Revue hebdomadaire. On est ici fort loin des charges de Fernand Vanderem dans la Revue de France contre l'esprit de « manuel » et beaucoup plus proche du ton des Nouvelles littéraires où Frédéric Lefèvre, dans ses « Heures avec », ne cesse de défendre les universitaires contre le mépris des écrivains qu'il interroge. 17 Catholiques et laïcs ? Chacun développe son propos sans véritable volonté de combat. On est en tout cas fort loin, même avec l'opposition de Pascal et de Descartes, des batailles entre les tenants de Voltaire et ceux de Bossuet notamment lors du centenaire de la mort du premier en 187810. Même Benda, pourtant spécialiste de la querelle et pamphlétaire patenté, est ici tout miel en jouant l'incroyant (il dit « le libertin » pour faire XVIIe siècle) pour dire ce qu'il apprécie chez le catholique Pascal, sa capacité à tenir compte de la position d'autrui. 18 Nous avons donc un numéro apaisé, dont ceux qui plongent alors la plume dans le vitriol semblent avoir été soigneusement écartés. C'est compréhensible pour le franc- tireur qu'est Suarès, un pascalien aussi fervent que virulent11. Mais beaucoup moins pour Henri Massis qui n'a pas encore la position qui sera par la suite la sienne chez Plon, mais qui est déjà fort proche de cette maison. Il n'est pas indifférent de constater que son usage polémique de Pascal contre l'érudition d'une part et contre la littérature dilettante et amorale (celle de la Nouvelle Revue Française) d'autre part passe ailleurs, dans les Nouvelles littéraires là encore12. 19 Qu'à cela ne tienne ! dira celui pressé d'utiliser la Revue hebdomadaire pour faire le chroniqueur. Justement ! Si le numéro est apaisé, c'est que l'époque l'est aussi ! Et d'en faire le miroir inverse d'une période de réconciliation politique et intellectuelle après la grande fracture de l'affaire Dreyfus et avant celle des années trente. Les catholiques réintègrent le champ littéraire (voyez leur présence au sommaire) au moment où la République rétablit ses relations diplomatiques avec Rome. Quant à l'absence des rationalistes et des positivistes, elle devient le signe de l'esprit du temps, de cette « crise de l'intelligence » comme on dit à l'époque ou d'un « retour » de l'irrationnel comme on l'écrit à longueur de pages dans les « aventures intellectuelles » et autres panoramas des idées13. 20 On évolue ici entre le bavardage critique et le bavardage historique dont le principe consiste à confirmer ce que l'on sait déjà (ou que l'on croit savoir) avec une source suffisamment exotique pour apporter quelques nuances piquantes.

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21 Notre propos n'est évidemment pas de confondre les registres critiques et historiques ni de laisser entendre que l'histoire intellectuelle est condamnée au bavardage, mais seulement d'attirer l'attention sur les dangers de cette histoire lorsqu'elle s'empare d'objets qui, sans être construits scientifiquement, et parce qu'ils jouissent d'une « cote » élevée dans la hiérarchie des sujets légitimes de la culture lettrée, deviennent les prétextes d'un discours historique qui finit par ressembler à s'y méprendre au discours critique dont il fait pourtant mine de se distinguer.

Une culture de « philistins » ?

22 On finira en posant une question et en insistant sur une dernière impasse, beaucoup plus intéressante, car elle concerne notre approche des écrits mineurs auxquels on se trouve fréquemment confronté. De quelle forme de culture relève un tel numéro de revue ? Il faut bien se demander qui lit ces textes et surtout quels usages en sont faits. Et ce, d'autant plus qu'en l'absence d'éléments précis sur le lectorat de la Revue hebdomadaire, nous sommes tentés d'y projeter nos propres impressions de lecture.

23 Devant cette célébration de papier, c'est en effet ce qu'il faut bien nommer comme du mépris qui l'emporte. Aucun texte ne semble émerger. Certains sont plus brillants que d'autres, mais ils font tous la même chose : ils commencent avec une citation, qui de Sully-Prudhomme, qui de Chateaubriand ; ils traitent ensuite leur sujet et démontrent leur thèse presque toujours formulée de la même manière. À grand renfort de références et de remarques plus ou moins étayées, il s'agit de convaincre en quelques lignes de ce que Pascal est « avant tout » ceci, cela, ou autre chose encore. Ce numéro est composé comme une succession de dissertations plus ou moins inspirées, même si elles ne vont pas toutes jusqu'à épouser le modèle scolaire thèse-antithèse-synthèse comme celle de Jacques Chevalier par exemple. 24 Chaque auteur y fait son numéro jusqu'à la caricature, d'autant plus prononcée que l'auteur en question est réputé, alors comme aujourd'hui, et donc caricaturable. Barrès, c'est « la terre et les morts » (sic), Pascal héritier des roches volcaniques de l'Auvergne. Valéry fait du Valéry comme personne en commençant par un dialogue grec comme il les affectionne, faisant le brillant en prenant le contre-pied systématique des lieux communs attachés à Pascal, disant « nous » quand il veut que le lecteur pense avec lui et préférant dire « je » lorsqu'il veut faire admirer au même lecteur les rouages de sa pensée à lui. Bremond, l'académicien en soutane du « sentiment religieux » mène son procès en orthodoxie de Pascal avec Sainte-Beuve comme principale source d'arguments canoniques. Maritain est peut-être celui qui va le plus loin : non seulement il enrôle Pascal dans le camp thomiste, mais surtout il en fait un Maritain du XVIIe siècle, apologiste avant tout plutôt que philosophe. Il va jusqu'à expliquer qu'on ne comprend « l'attitude pratique » de Pascal […] que si l'on se place au point de vue des aptitudes réelles présentées à l'égard des arguments métaphysiques, je ne dis pas par les simples, en qui le sens commun garde sa vigueur intègre, je dis par la catégorie très déterminée de gens cultivés auxquels il avait affaire 25 Or, c'est très précisément ce qu'il essaie alors de faire comprendre aux autorités religieuses de son temps qu'il s'efforce de convaincre d'indulgence envers les jeunes écrivains modernes (Cocteau, Jacob, Delteil…) qu'il tente de ramener dans le giron de l'Église.

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26 Continuons : Mauriac n'a de cesse d'accoler au nom de Pascal ceux de Proust et de Rimbaud, Chevalier prend le contre-pied du thomisme maritainien pour évoquer Bergson et Blondel, etc… Que penser de cette succession de textes « à la manière de… » par les intéressés eux-mêmes ? Qu'on le veuille ou non, et l'ironie des lignes précédentes comme les sourires qui les accueillent en sont un signe, je crois que nous sommes insensiblement tirés vers une lecture à la Nietzsche pour citer celui qui, dans les Considérations inactuelles et à propos des études historiques, fustige le plus violemment les « philistins », les bourgeois à demi lettrés à qui il semble aller de soi qu'un tel numéro s'adresse. 27 Le numéro spécial de la Revue hebdomadaire serait une version très dégradée de la conversation de salon, chacun prenant la parole à tour de rôle avec une bonhomie de bon aloi, sans vraie polémique, entre paradoxes et sincérité bien contrôlée, sans jamais perdre de vue la nécessité de mettre en scène son propre personnage. Une conversation publique, une fenêtre de la sociabilité mondaine ouverte sur le grand public, comme, si vous me permettez la comparaison, telle émission culturelle télévisée ou telle soirée de gala où chaque artiste pousse la chansonnette avant de regagner son fauteuil. 28 Le public ? Le bourgeois passé par le secondaire d'avant sa « massification », l'élite sociale fière de sa culture et de ses références. On notera au passage que Pascal (comme Bossuet) est un auteur socialement clivant, un auteur de lycée à l'exclusion des autres niveaux d'enseignement, un classique n'apparaissant dans aucune des listes de best- sellers établies par Martin Lyons pour la première moitié du XIXe siècle alors que c'est le cas de La Fontaine, de Perrault, mais aussi de Racine ou de Molière14. Un de ces auteurs dont la lecture entretient le sentiment d'appartenance à une élite de la culture, à l'époque où l'enseignement des lettres au lycée commence juste à s'ouvrir aux autres périodes que le XVIIe siècle15. À la différence de la très sérieuse Revue des Deux Mondes, la Revue hebdomadaire donnerait la version la plus commune de cette culture lettrée en s'alignant sur les nouveaux hebdomadaires dont c'est alors le moment de l'émergence : les Nouvelles littéraires (1922), Candide (1924), Gringoire (1928)…, avec lesquels on entrerait au XXe siècle dans l'ère de la culture lettrée de masse. Il faudrait alors considérer la Revue hebdomadaire comme un de ces périodiques voulant mettre « dans la grande circulation des auteurs encore réservés au petit nombre » pour reprendre ce que dit a posteriori Maurice Martin du Gard du projet de ses Nouvelles littéraires 16. Un de ceux par lesquels le (petit) bourgeois prendrait connaissance et aurait le sentiment de participer aux débats lettrés des milieux de la capitale d'une manière plus légère et plus accessible qu'à la Revue des Deux Mondes ou à la Nouvelle Revue Française où les mêmes auteurs se retrouvent par ailleurs. Si j'en juge par un travail mené sur un autre hebdomadaire culturel (Les Lettres françaises) à une autre époque (les années cinquante et soixante), le numéro spécial anniversaire des grands écrivains et des grands artistes semble être d'ailleurs un exercice privilégié de ce genre de publications. Le fait qu'avec son numéro Pascal la Revue hebdomadaire s'y prête pour la première fois depuis sa création trente ans plus tôt serait un autre signe de l'émergence d'une véritable « culture hebdomadaire ». 29 Toutes ces hypothèses qui sont de l'ordre de la vraisemblance reposent sur des impressions de lecture. Elles paraîtront d'autant plus vraies qu'elles établissent un partage de la culture (vraie) et de la demi-culture (fausse), dans lequel nous nous trouvons nous-mêmes engagés puisqu'elles permettent à celui qui les formule et à ceux qui les partagent de se placer du bon côté. Il faudrait d'ailleurs interroger la faiblesse

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de l'autocensure lorsqu'à la différence de la culture dite « populaire » qui appelle toutes les précautions, le mépris s'exerce à propos de la culture « moyenne » des « philistins ». Mais je finirai en évoquant ce qui fait à mon sens tout l'intérêt du numéro Pascal publié par la Revue hebdomadaire en 1923, et qui me semble devoir conduire à se méfier d'une telle lecture et d'un tel réflexe de notre part. 30 Il s'agit du seul article dont il n'a pas encore été question, le dernier, intitulé « impressions et conclusions sur Pascal » et signé par un certain Charles-Gustave Amiot. Cet auteur est un parfait inconnu, sans être vraiment un anonyme puisqu'il a publié un volume avant la guerre et quelques autres articles dans la Revue hebdomadaire. Autant les autres sont relativement faciles à identifier, autant lui reste un mystère en dehors du fait qu'il nous apprend qu'il a passé la cinquantaine. Or, l'article de cet obscur tranche avec tous les autres. 31 À l'exception de Mauriac qui évoque au début de son texte son vieil exemplaire des Pensées dans l'édition Brunschvicg, sa « rencontre avec Pascal » de jeune lycéen en proie au doute et aux élans de révolte, Amiot est le seul dont la matière du propos est tout entière constituée par sa propre lecture de Pascal. Commençant avec l'usage que ce dernier fait de la première personne, Amiot revendique le droit de dire « je » en parlant moins de Pascal que de lui-même, de lui-même lisant Pascal. Sont alors hachés menus les esprits forts qui, eux, dissertent sur Pascal, les « guides à travers Pascal » dont il proclame l'inutilité. Et ce, pas même au nom d'un principe, mais tout simplement parce qu'il en est lassé. 32 On retrouve dans le texte d'Amiot les mêmes références que chez les autres, le rapport à Montaigne, la comparaison avec Descartes, la figure de Renan, l'invocation de la « modernité » de Pascal et le refus de le laisser aux érudits. Mais avec ces mêmes éléments, il fait tout autre chose, dans un autre registre, celui de sa propre histoire de lecteur où les références attendues s'agencent avec d'autres, beaucoup plus inattendues au milieu de jugements beaucoup moins bridés (Rousseau comme principal héritier de Pascal par exemple) qu'il n'est jamais question de justifier. Et si, comme les autres, Amiot donne sa version de ce qu'est Pascal « avant tout », il est le seul à la considérer avant tout comme « poète ». 33 Face au texte de cet inconnu, toutes les hypothèses sont possibles. Celle du pseudonyme, pourquoi pas, où celle d'un familier du directeur de la revue qui le convie à l'occasion pour livrer ses impressions. Nous en choisirons une autre, pas plus improbable, en considérant Amiot comme un lecteur type de la Revue hebdomadaire. Quand il déclare que […] les commentateurs de Molière commentent Molière, au lieu que la plupart de ceux de Pascal prennent les textes de leur dieu pour se montrer et se démontrer, il faut lui laisser la responsabilité de considérer que ceci est propre à Pascal. Mais lui- même se montre et se démontre, et pourquoi ne pas considérer qu'avec lui, c'est le lecteur moyen de la Revue hebdomadaire qui entre comme par effraction dans un texte dont tout semble pourtant le séparer. Il y aurait en tout cas là une possible explication de cette curieuse « conclusion » isolée en fin de volume, et surtout l'idée que le lecteur de la revue n'est pas forcément le bourgeois demi-lettré, le philistin enflé par sa demi- culture, comme on est si vite porté à la croire. Rien ne prouve en effet que le bourgeois de 1923 soit à l'image de ce qu'il lit. Il y a peut-être beaucoup d'Amiot qui lisent la Revue hebdomadaire et qui en font ce qu'Amiot en fait lui-même : un usage très personnel qui doit conduire à se méfier de la tendance à confondre un texte et les usages de ce texte.

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NOTES

1. Le premier cours de Brunetière avait été consacré aux encyclopédistes, puis Lemaître avait pris la succession avec Rousseau, puis Racine et Chateaubriand. Par la suite, Émile Faguet évoque La Fontaine, Maurice Donnay Molière, André Hallays Mme de Sévigné, René Doumic Lamartine, Georges Sand et Saint-Simon… : F. Le Grix, « Une académie de la parole : la Société des conférences », Revue hebdomadaire, 1 er décembre 1923. Parmi les premières conférences d'actualité politique, il faut citer celles de Louis Madelin sur « les étapes de la victoire » et celles de Raymond Poincaré sur « les origines de la guerre ». 2. Paul Souday, « Vues sur Pascal », Le Temps, 23 juillet 1923. 3. « Réflexions sur la littérature : pour la géographie littéraire », Nouvelle Revue Française, 1 er avril 1929. 4. Comme il faut toujours faire une exception pour rendre crédible une hypothèse, Thibaudet ne pouvait cependant s'empêcher de contribuer au passage à la « centromanie » dénoncée en relevant que de ce point de vue, Molière faisait exception (et de le comparer à Shakespeare…). 5. Pour un exemple de dénonciation de la « forme vulgaire du cartésianisme » considérée comme « l'obstacle le plus nuisible au développement de la philosophie pure », voir l'Essai sur la France d'Ernst-Robert Curtius, Paris, Grasset, 1932, p. 148-152, le plus français des critiques et historiens de la littérature allemande, où loin d'adopter le regard extérieur et neutre de l'étranger, il se fait le porte-parole d'un pôle particulier du champ intellectuel français. En l'occurrence celui qui est le mieux représenté dans le numéro « Pascal » de la Revue hebdomadaire. 6. La Troisième République des lettres, Paris, Seuil, 1983, p. 97. 7. C'est l'éditeur des Pensées en 1922 chez l'éditeur catholique Gabalda (collection « Les moralistes chrétiens. Textes et commentaires »), puis l'auteur d'un Pascal dans « Les maîtres de la pensée française » chez Plon en 1923, et d'un autre dans « Les Grands cœurs » chez Flammarion. 8. La République des professeurs, Paris, Grasset, 1927 et Physiologie de la critique, Éditions de la Nouvelle Revue Critique, 1930. 9. Il n'en est d'ailleurs pas fait explicitement mention dans l'article en question mais il va tellement de soi qu'il est pour Valéry le héros positif opposé à Pascal que Souday fait comme s'il était présent dans le texte : « Vues sur Pascal », op. cit., et « Autres vues sur Pascal », Le Temps, 30 juillet 1923. 10. Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, op. cit., p. 98-101. Pour une vue générale des enjeux idéologiques et des affrontements autour des éditions des Pensées de Pascal : Raymond Francis, Les Pensées de Pascal en France de 1842 à 1942, Paris, Nizet, 1959, 556 p. 11. Frédéric Lefèvre, « Un grand ami de Pascal : Caërdal. Une heure avec André Suarès », dans le numéro spécial « Pascal » des Nouvelles littéraires, 23 juin 1923. 12. « Pascal et nous », Nouvelles Littéraires, 23 juin 1923. 13. À titre d'exemple dans un corpus imposant, R. M. Alberes, L'Aventure intellectuelle du xx e siècle, 1900-1950, La Nouvelle Édition, 1950. 14. « Les best-sellers », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l'édition française, tome III, Fayard, [1985] 1990, p. 409-436. 15. Hélène Mathieu et Anne-Marie Thiesse, « Déclin de l'âge classique et naissance des classiques », Littérature, n o 42, 1981, qui montre l'écrasante domination du XVIIe siècle au programme de l'agrégation de lettres jusqu'à la fin du XIXe siècle, domination qui par la force d'inertie des enseignants déjà formés se prolonge ensuite sans aucun doute longtemps. 16. Les Mémorables, tome I, Flammarion, 1957, p. 241.

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Commémorer Pascal en 1923 (II)

Christian Jouhaud

1 La livraison de 1923 de la Revue hebdomadaire consacrée à la commémoration de Pascal est une trouvaille de Philippe Olivera1. Nous en avons tous les deux fait une lecture cursive, chacun de notre côté, puis nous avons confronté ces lectures. Nous avons été frappés de faire le même constat. D'une part cette succession de dix-sept contributions, dont certaines avaient des auteurs célèbres, dégageait une impression – difficile à repousser – de grande médiocrité. Chacun des auteurs paraissait remplir docilement un rôle : jouer, précisément son propre rôle construit et tenu ailleurs (comme l'écrit Philippe Olivera : « que penser de cette succession de textes « à la manière de… » par les intéressés eux-mêmes ? »). Mais, d'autre part, un texte paraissait très différent des autres, celui d'un parfait inconnu, Charles-Gustave Amiot, en charge, bizarrement, de donner des « Impressions et conclusions sur Pascal »2. Dès lors, la question de savoir comment ce numéro de revue, centré sur Pascal, produisait, fabriquait, inventait un XVIIe siècle pour le XXe siècle, qui était notre question de départ, semblait se dissoudre dans cette impression de lecture pour laisser place à une double observation. Un groupe d'auteurs établis avançait à propos de Pascal des idées, éventuellement des analyses, qui auraient pu être formulées à propos de bien d'autres objets, Pascal leur permettant surtout d'illustrer un point de vue qui tirait le passé à lui, l'aspirait. Et un auteur inconnu, dans la position de présenter une synthèse, de tirer des enseignements de l'ensemble, choisissait au contraire, à contre-emploi, une approche très partielle, parfaitement subjective, cherchant à repérer des virtualités plus que des enseignements, mais qui mettait en jeu non pas tellement une vision du passé qu'un certain type de rapport avec un objet précis (Pascal donc) évoqué dans la particularité d'une sorte de lien interpersonnel, ou si l'on veut, d'expérience. Angle de vue et « d'attaque » qui mettait à mal le propos commémoratif qu'il était censé illustrer et pouvait même en apparaître comme la négation.

2 Situons-nous d'abord du côté monumental de la commémoration. À commencer par l'introduction de François Le Grix : Le monument que nous élevons à notre tour à Pascal restera nous l'espérons comme le plus vaste effort, le plus complet de tous ceux qui viennent d'être tentés

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pour se mesurer avec cette grande et troublante mémoire. Un monument disons- nous, non pas une apothéose. 3 Qu'est-ce qui, dans ce numéro de revue, vient soutenir cette prétention d'avoir « élevé un monument » à Pascal ? Effort et complétude, dit F. Le Grix. Où est la complétude et où est l'effort ? Probablement dans la réussite d'avoir réuni de grands noms, d'avoir obtenu qu'ils écrivent sur un auteur classique, et d'avoir le sentiment de couvrir un large spectre idéologique, ou plutôt idéologico-social, puisque le dosage a été soigneusement pesé entre les catholiques et les moins catholiques ou les pas catholiques du tout, entre les écrivains et les professeurs. Cette diversité relative est supposée manifester la présence vivante de Pascal, « une des gloires les plus authentiques de notre pays, un de nos grands morts parmi les moins morts qui soient ». Le monument qui n'est pas une apothéose n'est pas non plus un monument critique. La fierté n'est pas ici d'avoir réussi à proposer un « dossier » monumental sur Pascal. Aucune ambiguïté sur ce point : la réussite, le critère de monumentalité, c'est la célébration comme chœur et non la recherche ou même la collation de savoirs.

4 Les deux plus grands noms du sommaire – Barrès et Bremond (nous sommes en 1923) – sont là pour avoir prononcé des discours solennels sur Pascal. Mais dans les deux cas, si Pascal leur permet à chacun d'être pleinement ce qu'ils sont ailleurs, il les autorise aussi à sortir de positions spécifiques dans lesquelles ils sont pris, dans des combats pour l'un et pour l'autre difficiles : hommes de controverses, Pascal, autre controversiste, leur permet d'affirmer, chacun dans son camp « naturel », la République « nationale » et l'Église, des positions accueillantes à leurs adversaires- amis, des positions apparemment non polémiques, tout en assumant en même temps le personnage auquel on les identifie. Barrès reprend une trame biographique aisément disponible, très communément reçue et il la « barrèsise » par une double analogie : Pascal serait-il une pierre noire tombée du ciel, dans Clermont, le 19 juin 1623 ? Eh ! non, c'est un quartier de nos basaltes d'Auvergne. Cette haute flamme a jailli de ces germes de feu qu'il y a dans nos plus humbles cailloux […]. Évidemment ces rapprochements ne résolvent aucun mystère. Mais en saisissant obscurément les rapports de cet esprit volcanique avec sa terre et sa famille, nous éprouvons des jouissances analogues à celles que nous apporte la musique quand de grands accords s'engendrent et s'entrecroisent. 5 La première analogie entre l'esprit volcanique et la terre des volcans d'Auvergne est facile, pleine de l'emphase académique qui sied à pareil discours, et Barrès semble s'y caricaturer lui-même. La seconde, entre la musique et le double enracinement dans une terre et une famille, introduite par l'adverbe « obscurément », est mieux faite pour satisfaire les admirateurs du romancier. Et d'ailleurs la conclusion pourra les combler sans les surprendre (« Cette grande figure de Pascal, d'où nous avons tiré depuis un siècle tant d'enseignements, peut encore nous apprendre ce que c'est que le véritable individualisme, d'autant plus fort, solide et sûr qu'il tâche de ramener à la surface de son être, pour les enflammer au feu mystérieux que le ciel lui prête, les sentiments accumulés dans les longues préparations de sa race… »).

6 Bremond, l'autre orateur, a pris la parole dans la cathédrale de Clermont. Autre éloquence. Celle de l'académicien jésuite. Rien ne transparaît de ses positions modernistes. Son texte est intitulé dans la revue « Pascal et l'Église catholique ». L'argument principal apparaît, à nos yeux, là encore, comme près de tomber dans la caricature. Pascal qui fut un grand chrétien était aussi en proie à de fortes passions. Ces passions sont assez visibles dans les Provinciales. Ce qui montre le mieux qu'il avait tort

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dans ses attaques contre les casuistes jésuites, c'est qu'aujourd'hui pour être regardé comme authentiquement catholique, il a besoin que l'on adopte une logique de casuiste pour le juger. Sinon « deux secondes suffiraient à condamner les Provinciales ». Seules les ressources de la casuistique peuvent les sauver… « Que Dieu ne nous impute pas nos péchés, s'écriait Pascal, c'est-à-dire toutes les conséquences et suites de nos péchés, qui sont effroyables ». Heureux Pascal ! Dieu certainement ne lui a pas imputé, Dieu, je l'espère, lui aura caché l'histoire posthume des Provinciales. » La fin dépasse tout débat : « … C'est assez l'expliquer, l'excuser et le définir. Prions avec lui ! ». 7 Barrès comme Bremond ont en commun de considérer Pascal en son siècle, de fonder leur éloge, d'installer leur éloquence, dans la reconstitution et la vision d'une fresque historique. Deux auteurs ont pris un parti tout à fait inverse : François Mauriac et Charles-Gustave Amiot. Mauriac, en 1923, n'en est évidemment qu'au tout début de sa brillante carrière. L'introduction de son article fonde sa « rencontre avec Pascal » sur le rapport entretenu avec un livre, et non simplement avec un auteur : Je regarde sur ma table, à portée de ma main, cette édition scolaire des Pensées et opuscules, publiée chez Hachette avec une introduction, des notices, des notes et deux fac-similés du manuscrit des Pensées, par M. Léon Brunschwicg. Ce « bouquin » traîné partout avec moi depuis l'année de ma seconde, déchiré, jauni, chargé de notes, de coups d'ongles, de photographies, de dates, de pétales séchés, pareil à ces livres dont parle Rimbaud « qui avaient trempé dans l'Océan » – clos et comme mort dans le temps des folies et des divertissements, – revivait, se rouvrait, certains soirs, en même temps que mon âme, et pour ma soif revenue, la source de nouveau bouillonnait. 8 Mais ce récit du commerce avec un objet qui porte le texte de Pascal n'est pas poursuivi au-delà de l'introduction. Ni l'évocation des moments de retrouvailles qui suivaient « certains soirs » les périodes d'abandon. Il glisse rapidement de l'expérience d'être séduit par un Pascal – celui qui l'accompagnait – à ce qui rend Pascal séduisant pour un jeune chrétien de son temps, et, de là, à la question des considérations de Pascal sur l'amour (à partir d'un texte qui ne lui est d'ailleurs plus attribué), et termine en construisant Pascal comme figure christique. Il faut bien constater que Charles-Gustave Amiot est plus conséquent. Jusqu'au bout de son texte, il honore la promesse annoncée dès les premières lignes : « Le Moi est haïssable. J'entreprendrai cependant de regarder Pascal en moi. Et ce n'est point par là que je croirai déplaire à son ombre »3.

9 C'est ce radicalisme dans le refus de regarder « Pascal en son temps », dans le refus de faire référence à l'histoire du XVIIe siècle, alors même qu'il est en train d'apporter « impressions et conclusions » à une entreprise de commémoration fondée sur le rapprochement de deux dates, 1923 et 1623, qui incite à observer comment Charles- Auguste Amiot réussit son pari de faire ainsi table rase. Et à observer également si quelque chose, dans la figure historique de Pascal, résiste malgré tout à son anéantissement. Quand on a chassé l'histoire comme récit, comme référence, comme connaissance, que reste-t-il du passé, dissimulé dans la trame de l'écriture sur la présence « en moi » d'un homme du passé ?4 10 Amiot se livre d'abord à une récusation de la critique pascalienne du siècle précédent : Pour Pascal, Cousin se fait bouffi […]. Brunetière lui demande je ne sais quelle ordination pour être un peu plus rogue et autoriser ses coups de dents contre de pauvres gens. Il n'est pas jusqu'à Sainte-Beuve […] qui, dans son Port-Royal, ne déploie, à son occasion, un mélange assez tumultueux de magnificence sacerdotale et d'appareil dramatique. Brunetière écrit quelque part que Pascal ennoblit ses critiques et qu'on ne trouve pas dans son cortège des imbéciles, comme Beffara, qui

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portait en bague une soi-disant dent de Molière. Et dans sa bienveillance, il en cite une demi-douzaine d'autres. Quoiqu'il trouve son compte à cette remarque, je la crois assez juste. Mais il pourrait ajouter que les commentateurs de Molière commentent Molière, au lieu que la plupart de ceux de Pascal prennent texte de leur dieu pour se montrer et se démontrer. Il est peut-être temps, et ce sera une humble nouveauté, de dire ce qu'on a senti à propos de ce poète en prose. 11 Tous ces historiens de la littérature se sont donc laissé prendre au mirage de l'intériorité pascalienne. Ils ne peuvent s'empêcher de « se montrer et se démontrer », de s'interposer, mais sur un mode éloquent et raisonneur. Ils trahissent ainsi et leur projet historien et la confrontation subjective avec leur héros qu'ils n'osent assumer. Il ajoute : « […] comme on en a assez de ces guides à travers Pascal, tous avec leurs lampes infaillibles dans ces mystères, tous déductifs, systématiques, organisateurs, tous soucieux de porter une lumière crue dans les petits coins, tous déterminant les plans, les desseins, les dessous, restaurant les ruines, cimentant les lézardes, avides d'un Pascal habitable, bien exposé, doué de tout le confort moderne, en réalité méconnaissant cette âme jusqu'à la muer dans l'esprit de Descartes […] ». Si l'on veut parler de « moi » et Pascal, il faut donc avoir l'audace de traiter de « ce qu'on a senti » et donc considérer l'auteur des Pensées comme un poète. Mais cela consiste d'abord à le prendre tel qu'il est, sans chercher en quelque sorte à le parfaire avec ce qu'on s'imagine avoir été ses propres intentions. On voit que s'esquisse ici l'idée que « sentir » Pascal comme poète permet de respecter son intégrité, de chercher d'abord ce qui en lui résiste aux appropriations rationnelles et didactiques.

12 Pour caractériser la poésie de Pascal, Amiot entreprend un curieux détour qui passe par un anachronisme provocateur : il le rapproche de Renan pour conclure que la poésie de Pascal est tout ce que n'est pas celle de Renan (« définir Pascal par son contraire »). Tout ce qui est présent comme vide chez Renan (encore faut-il localiser ces lieux vides) est plénitude chez Pascal. « Pour mieux aimer Pascal, donc pour le mieux comprendre, j'ai besoin de déceler le fond insincère et mince de ce Renan si déchu et que j'ai vu exalter comme un Platon moins étroit et de plus souple et plus diverse intelligence ». Pascal a condamné les complaisances de la poésie : mais, ce qu'il visait alors, c'était, par avance, une poésie à la Renan, une poésie qui s'affiche par des chevilles. Comme « la vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale », la vraie poésie (celle de Pascal) se moquerait de la poésie. 13 Paradoxalement, c'est dans cette pratique de l'anachronisme que va revenir quelque chose du rapport au temps de Pascal. Par là, en effet, Amiot, quelque discutable – et peut-être médiocre ou naïf, ou peut-être pas du tout – qu'il soit (ce n'est pas cela qui m'intéresse ici) pose la question de la puissance effractive de l'anachronisme pour déplacer la question de l'historicité d'un objet du passé5. Plus tard, Pierre Charpentrat suivra la même voie, et y réussira mieux, en recherchant ce qu'il y a de baudelairien dans le baroque, le détour lui permettant expérimentalement d'échapper à l'inertie des concepts et présupposés de l'histoire de l'art et de l'histoire littéraire à propos du baroque6. Manière de « brosser l'histoire à rebrousse-poil », selon la formule de Benjamin. 14 De l'identification de la poésie de Pascal à partir de son anti-modèle, Amiot va tirer deux conséquences. La première est celle de l'isolement dans l'histoire de l'auteur des Pensées, qui découle d'un fondamental isolement de celui-ci dans son siècle : « tout autour de Pascal, dans ce grand siècle héroïque et dur, il règne une superbe et une libido sciendi qui font de l'homme le plus humain un isolé douloureux ». Pascal est ainsi

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présent à son siècle en tant qu'il en est à l'écart : sa figure historique est donc à saisir dans ce qui le sépare de son temps. La seconde conséquence est que, même si Renan semble tout faux, il reste « l'humble enthousiasme qui respire dans la trop célèbre Prière sur l'Acropole », c'est-à-dire une dévotion poétique, certes corrompue dès le choix de son objet, mais qui exprime une intention susceptible d'inspirer une approche juste de Pascal, une approche qui commencerait par le voir comme figure christique. Et d'ailleurs dans Le mystère de Jésus, Pascal parle comme le Christ, il s'adresse à « moi » en parlant Jésus (comme une langue poétique). Mais la piété avec laquelle cette langue doit être écoutée ne concerne pas la doctrine de Pascal, ni même sa religion si on veut, car, sur ce plan, il a complètement échoué. Et cet échec le rapproche encore de la Passion du Christ. « La partie de son dessein la plus discernable est celle où il amoncelle les ruines. Il en résulte une effroyable faillite de son objet et de ses espérances ». Cette faillite d'un projet se saisit dans et par une écriture qui le rend contemporain de « moi » et de quelques autres : Mais peut-être surtout l'Église moderne se défie-t-elle de ce poète qui prêche le salut avec tant de désespoir et de cet ange de lumière, de cet inspiré indocile qui repense le Credo avec son cœur, enfin de ce père spirituel (ô scandale), de Vigny, de Leopardi, de Schopenhauer, de Nietzsche […]. J'abrège la liste : à dater de Chamfort, pas un pessimiste mécréant qui ne porte au front la ressemblance de l'Ancêtre. 15 Au total trois traits caractérisent Pascal comme poète : l'exaltation solitaire du je, le martyre de ce je, la subversion d'un projet (apologétique) par une écriture à la première personne. Dans cette figure sacralisée (christique, ruinée, sacrifiée), on n'aura pas de mal à reconnaître celle de l'Écrivain, telle que l'ont construite les romantiques (et telle qu'elle circule depuis sous différents avatars et différentes incarnations) et telle que l'a étudiée Paul Bénichou7. L'interprétation, dans cette perspective, du fameux fragment christique « Je pensais à toi dans mon agonie ; j'ai versé telle goutte de sang pour toi » rapporté à son auteur comme sujet de l'énonciation (sainteté, mépris du monde et du succès, écriture brisée et comme ruinée du fragment) incite à regarder Pascal comme l'ancêtre du Poète sacré, comme son passé actuel et son origine moderne et française. L'histoire du radicalisme spirituel du XVIIe siècle se trouve ainsi convertie en histoire du radicalisme littéraire, ce qui en représente une valorisation posthume, un réemploi, et un réinvestissement.

16 Cette construction utile d'un passé non historique conduit, à « rebrousse-poil », à une relecture orientée du premier récit de la vie de Pascal, la fameuse Vie de Mr Pascal écrite par Madame Périer sa sœur, femme de Monsieur Périer, conseiller en la Cour des Aides de Clermont8. Cela avec l'aide de Philippe Sellier qui montre que cette Vie est calquée sur le modèle des vies de saints, qu'elle en remplit les topoï, tout en « travaillant » le genre, non sans tension, avec des contenus spécifiques9. Dans ce récit de vie presque aucune place n'est faite aux ouvrages de Pascal, comme s'ils en représentaient la moindre part. On peut y voir le souci d'écarter une activité qui ne prend de sens édifiant que si elle se trouve soumise à ce qui n'est pas elle (le renoncement au monde). Mais le talent persuasif de Pascal est, lui, évoqué : Il avait un tour d'esprit si admirable qu'il embellissait tout ce qu'il disait et quoiqu'il apprit plusieurs choses dans les livres, quand il les avait digérées à sa manière, elles paraissaient tout autres parce qu'il savait toujours s'énoncer de la manière qu'il fallait qu'elles le fussent pour entrer dans l'esprit de l'homme. Il avait naturellement le tour de l'esprit extraordinaire ; mais il s'était fait des règles d'éloquence toutes particulières qui augmentaient encore son talent. Ce n'était point ce qu'on appelle de belles pensées qui n'ont qu'un faux brillant et qui

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ne signifient rien : jamais de grands mots et peu d'expressions métaphoriques, rien ni d'obscur, ni de rude, ni de dominant, ni d'omis, ni de superflu. Mais il concevait l'éloquence comme un moyen de dire les choses d'une manière que tous ceux à qui l'on parle les puissent entendre sans peine et avec plaisir ; et il concevait que cet art consistait dans de certaines dispositions qui doivent se trouver entre l'esprit et le cœur de ceux à qui l'on parle, et les pensées et expressions dont on se sert, mais que les proportions ne s'ajustent proprement ensemble que par le tour qu'on y donne. C'est pourquoi il avait fort étudié le cœur de l'homme et son esprit : il en savait tous les ressorts parfaitement bien. […] Enfin, il était tellement maître de son style qu'il disait ce qu'il voulait et son discours avait toujours l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière d'écrire naïve, juste, agréable, forte et naturelle, à même temps lui était si propre et si particulière qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial, on jugea bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il eût pris de le cacher même à ses proches. 17 On remarque d'abord dans ce passage que l'écriture et la parole sont confondues. Elles valent l'une pour l'autre (« son discours avait toujours l'effet qu'il s'était proposé […] et cette manière d'écrire […] »). Les mêmes forces persuasives, les mêmes talents et la même charité sont à l'œuvre dans la parole comme dans l'écrit. Dans les deux cas, un extrême souci de l'autre et une extrême rigueur parviennent à engendrer « le plaisir » chez qui écoute ou lit. Mais l'art de ce parfait orateur n'est destiné qu'à des particuliers, c'est une éloquence de la visite qui fonctionne avec les mêmes principes et la même efficacité dans le lien d'interlocution et dans le texte écrit : ce qui marque une position prise très nettement (et très moderne, si l'on veut) à propos de l'activité de lecture. Cet orateur parfait, qui ne prend jamais la parole en public, ne persuade la raison qu'autant qu'il touche mystérieusement le cœur, ce qui rappelle l'éloquence du Christ. Le passage naturel, dans une évidente solution de continuité, entre l'oral et l'écrit pose le lien entre l'écrivain et son lecteur comme lien interpersonnel. Et l'écriture qui tisse ce lien est éminemment personnelle (« si propre et si particulière »). Parole christique, parole singulière d'un sujet qui construit par la réussite de son expression son destinataire comme sujet : cette image semble anticiper spectaculairement sur la figure du « poète sacré ». Je ne veux évidemment pas dire que Gilberte Périer a voulu construire son frère comme figure d'écrivain romantique ! Tout au contraire. Et c'est d'un saint, ou d'un quasi-saint, qu'elle entend parler. Mais une certaine vision de l'exercice de la charité par la persuasion, et aussi un certain radicalisme spirituel, qu'il n'est pas indispensable ici de désigner comme « janséniste », construisent la parole et l'écriture pascaliennes, la parole-écriture, de manière telle que nous pouvons la regarder comme le passé d'une vision alors à venir d'un lien et d'une activité que le XIXe siècle (et le XXe) célèbrera et sanctifiera.

18 C'est la distance entre nous et la commémoration de 1923, clivée entre les discours historisants les plus conventionnels des orateurs académiciens et les anachronismes du poète obscur et singulier, qui permet de décentrer le regard posé sur la vie écrite par la sœur de Pascal. Le génie littéraire tel que l'évoque l'assez médiocre objet commémoratif de 1923 serait donc un outil utile, parce que dépassé, pour voir comme d'ailleurs, dans un regard dépaysé, le texte écrit au XVIIe siècle et en mesurer peut-être l'énergie historique.

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NOTES

1. Voir supra. 2. Je remercie vivement Hélène Fernandez de m'avoir signalé, Paul Léautaud, Journal littéraire, Mercure de France, 1986, I, p. 1466 : « Mardi 3 juin [1924] – J'étais ce matin dans mon bureau […]. Entre un monsieur, environ quarante ans, qui me demande et s'avançant vers moi me débite d'un trait un couplet d'admiration littéraire, m'assurant que jusqu'à son dernier jour il m'aura de l'obligation pour le plaisir que mes écrits lui ont donné. Je ne savais où me mettre ni quoi lui répondre. Je lui ai demandé son nom, Charles Amiot (je pense que c'est ainsi). Il est poète, a connu Jules Renard, et m'a promis de m'envoyer de ses vers. Il faut tout de même de l'aplomb, de l'ingénuité, et aussi une belle faculté d'enthousiasme pour dire ainsi, devant des tiers, fort haut, d'un trait, de pareils compliments. Il avait absolument l'air de débiter un petit discours devant un monument un jour d'inauguration ». Cette description va tout à fait dans le sens de l'hypothèse de Philippe Olivera, émise à la fin de sa communication, sur le profil « lecteur ordinaire » d'Amiot. 3. L'article d'Amiot qui va être abondamment cité à partir de maintenant est aux pages 287-304. 4. Ces questions m'ont paru trouver un sens plus aigu à la lecture de Walter Benjamin, en particulier ces phrases : « Signe secret. On rapporte de bouche à oreille un mot de Schuler, selon lequel toute connaissance doit contenir un grain de non-sens, de même que les tapis ou les frises ornementales de l'Antiquité présentaient toujours quelque part une légère irrégularité dans leur dessin. » Œuvres, II, Gallimard, 2000, Brèves ombres, p. 348-354 et « […] une science historique dont l'objet n'est pas un écheveau de faits purs et simples, mais un groupe dénombré de fils représentant la trame d'un passé dans la texture du présent. » Œuvres, iii, op. cit., « Edward Fuchs collectionneur et historien », p. 170-225. 5. Sur ce point, il faut se reporter au livre de Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l'art et anachronisme des images, Paris, Les Éditions de Minuit, 2000, 288 p. 6. Pierre Charpentrat, « Baudelaire et le baroque », Nouvelle Revue Française, 82, octobre 1959, p. 697-706 et 83, novembre 1950, p. 880-885. 7. Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain (1750-1630), Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1985. Surtout les deux premiers chapitres : « En quête d'un sacerdoce laïque » et « Le poète sacré ». 8. Édition consultée, Pascal, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, L'intégrale, 1963, p. 17-33. 9. Philippe Sellier, « Pour une poétique de la légende : La vie de Monsieur Pascal », Chroniques de Port-Royal, 31, 1982, p. 51-68.

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« Nous n'avions entrepris qu'un travail littéraire » Victor Cousin et Pascal

Alain Cantillon

1 L'année 1842 forme pour la tradition pascalienne un moment bien particulier, celui d'un fameux Rapport à l'Académie française sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal, lu dans les séances du 1er avril, 1er mai, 1er juin, 1er juillet, 1er août 1842, à l'occasion du concours ouvert pour l'éloge de Pascal1. Cette suite d'exposés fut publiée au fur et à mesure dans le Journal des savants2, puis, agrémentée d'une préface, dans un recueil, dès l'année suivante3. L'abondance des réactions dans la presse périodique de 1843 et 18444, atteste des effets de ce Rapport, et la parution, en 1844, de l'édition Faugère5, la première établie sur ce que l'on considère depuis comme le manuscrit original, peut être elle aussi à bien des égards6 considérée comme l'un d'entre eux.

2 L'invention du manuscrit original des Pensées, tel est bien l'événement que l'on veut lire dans ce Rapport, dès 1843 ; s'il fait événement, s'il délimite un avant et un après, c'est que les conditions de sa manifestation publique lui ont donné un retentissement tel qu'il a lancé une intense polémique, au sein des débats d'alors, assez vifs, entre l'État et une Église catholique en phase de reconquête7. Ainsi, dans le long travail de mise au jour des archives des Pensées, manuscrits qui semblent sourdre progressivement de dessous le premier travail d'édition, celui de 1669-16708, d'abord en 17279, puis en 172810, en 174011, puis dans l'édition des Pensées de Pascal de 1776, dans celle des Œuvres de 1779, et dans celle des Pensées de M. Pascal de 1783, pour venir enfin au jour sous la forme de ce que l'on considère comme un nouveau texte, un texte plus authentique prenant, par l'édition de 1844, la place de l'ancien, celui de la première édition, pour donner depuis lieu incessamment à des reprises, à des amendements, à des prolongements, ainsi donc dans cette lente et progressive mise en œuvre d'un autre texte des Pensées, c'est ce Rapport qui fait figure d'événement originaire12. 3 Aussi a-t-il semblé utile de lancer, dès la fin de 1844, une nouvelle édition du Des Pensées de Pascal, augmentée d'une abondante Préface13, ont une première version parut

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auparavant en deux temps dans la Revue des Deux Mondes. De cette Préface, qui devrait figurer dans une anthologie du discours subtilement, et fermement polémique, nous ne retiendrons principalement qu'un paragraphe : Mais considérons par un endroit plus sérieux l'écrit que nous remettons sous les yeux du public. Nous n'avions entrepris qu'un travail littéraire ; notre unique dessein avait été de reconnaître et de montrer Pascal tel qu'il est réellement dans ce qui subsiste de son dernier ouvrage, et il est arrivé qu'en l'examinant ainsi, nous avons vu à découvert, plus frappant et mieux marqué, le trait distinctif et dominant de l'auteur des Pensées. Déjà, en 1829, nous avions trouvé Pascal sceptique, jusque dans Port-Royal et dans Bossut ; en 1842, nous l'avons trouvé plus sceptique encore dans le manuscrit autographe, et malgré la vive polémique qui s'est élevée à ce sujet, notre conviction n'a pas été un seul moment ébranlée : elle s'est même fortifiée par des études nouvelles14. 4 Ces quelques lignes nomment et caractérisent un certain type de travail – le « travail littéraire » – en partie par la délimitation de son champ propre dans une relation discriminative avec d'autres actes de pensée. Ce travail trouve sa motivation dans la force de la fonction auteur15, puisqu'un auteur déjà bien connu demande à être reconnu, et montré enfin tel qu'en lui-même. Il sert de renfort à l'activité herméneutique, celle qui fait trouver ou découvrir le « trait distinctif et dominant » de cet auteur, c'est-à-dire son unité particulière, en l'occurrence une certaine idée qui semble pouvoir être désignée d'un seul mot, son attribut principal. Il faut noter que, d'après ce paragraphe, c'est uniquement à partir du moment où cette conviction herméneutique peut prendre appui sur un travail « littéraire » que s'élève la polémique ; mais il est alors trop tard, et la conviction demeure immuable puisqu'elle repose, dit-on, sur le plus stable des fondements (la lecture du manuscrit autographe), et que, à partir de ce moment-là, tout nouvel événement, une polémique ou une étude, ne peut que la renforcer.

5 Ce travail bien particulier nommé ici « littéraire » se présente comme une innovation au sein d'une série de travaux inscrits dans une longue durée. Plus précisément, elle entrelace deux temporalités, d'une part celle des deux qui englobe l'autre, une tradition textuelle, la série d'éditions des Pensées-de-Pascal (« Port-royal », « Bossut » 16), et d'autre part la succession des études consacrées à Pascal par l'auteur de cette préface. Cette chronologie date le début des travaux littéraires de l'année 1842, et nous devons remarquer par provision que ces travaux se trouvent marqués d'une restriction17 en aucune manière nécessaire, puisqu'un tour plus pleinement positif n'aurait pas empêché d'établir des liens hiérarchisés entre les diverses activités de pensée (1 – nous avons entrepris un travail littéraire ; 2 – il se trouve que ce travail nous permet de mieux faire apparaître le « trait distinctif et dominant » ; 3 – la polémique nous renforce dans cette conviction maintenant que nous pouvons regarder le « manuscrit autographe »). Qu'y a-t-il donc, dans un travail « littéraire », qui aurait dû le signaler à ses lecteurs comme marqué d'un caractère de restriction indiquant un être moindre que celui d'autres travaux ? Cette question nous semble d'autant plus importante que ce travail présenté comme mineur par le tour restrictif se révèle à la fois fondamental et puissant dans ses effets. 6 Lorsqu'il rend compte de l'édition Faugère, dans la Revue des Deux Mondes le premier juillet 1844, Sainte-Beuve18 tente d'évaluer sa place dans le mouvement contemporain général de ce qu'il nomme la « critique littéraire »19. Pour ce faire, il distingue trois « temps très marqués dans la critique littéraire s'appliquant aux chefs-d'œuvre de notre XVIIe siècle »20. D'abord, deux grands moments : en premier lieu, durant la

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seconde moitié du XVIIIe, le temps de l'admiration d'œuvres que l'on considère comme des exemples, puis en second lieu « dans ce siècle-ci » la contestation des « théories jusque-là régnantes », et la recherche des « lacunes et défectuosités » de ces mêmes œuvres21. Un hommage appuyé, mais rapide, est rendu au « plus célèbre critique littéraire de notre temps, M. Villemain »22, pour avoir su « à merveille concilier (et c'est là son honneur) les principales traditions de l'ancienne critique avec plusieurs des résultats de la nouvelle »23. Mais si le troisième et dernier temps opère une synthèse des deux premiers, ce ne peut être par conciliation, mais par dépassement. Ce qui s'ouvre alors, selon ce compte rendu, ce serait une « période philologique » dans laquelle les uns et les autres seraient appelés à une trêve : Ces grands auteurs, messieurs, que vous, les uns, vous croyez imiter et continuer, que vous, les autres, vous vous attachez à combattre, à éloigner de vous comme s'ils étaient d'hier, il y a quelque chose de mieux peut-être à en faire pour le présent ; car, pendant que vous discutez, le temps passe, les siècles font leur tour, pour nous ces auteurs sont déjà des anciens ; et ils le sont tellement, prenez-y garde, que leur texte nous échappe, que l'altération s'y mêle, que nous ne les possédons plus entiers. Trêve un moment, s'il vous plaît, aux grandes théories ! Revoyons de près nos maîtres, restituons leur vraie parole, faisons, ne rougissons pas de faire pendant quelque temps des éditions, voire même des vocabulaires : excellent régime que je propose, même aux auteurs originaux, pour se retremper durant une saison. Les Alexandrins d'ailleurs, ces immortels grammairiens dont plus d'un était poète, n'ont pas dédaigné de faire ainsi au surlendemain des grands siècles ; ils nous ont tracé notre voie24. 7 Dans cet étonnant passage, que nous citons intégralement, Sainte-Beuve présente comme une longue citation de Victor Cousin, entre guillemets, des propos dont il précise aussitôt après qu'ils ne se rencontrent nulle part littéralement dans les écrits de celui auquel il les prête25. Les duellistes du champ littéraire s'y trouvent renvoyés dos à dos puisqu'ils obtiennent tous les deux satisfaction, mais jusqu'à un certain point seulement. Les « classiques » se voient bien en effet confortés dans le sentiment qu'ils professent de l'éminence des auteurs du grand siècle, mais en même temps ces auteurs, par la puissance mortifère du temps qui passe, et aussi paradoxalement de l'activité philologique requise pour en combattre les effets et qui tend à les réduire en répertoires grammaticaux et en vocabulaires, ne peuvent plus prétendre au statut d'exemples vivants pour les nouveaux poètes. Quant aux « romantiques », s'il leur est bien accordé que ces auteurs du grand siècle appartiennent définitivement au passé, il leur est aussi demandé de ne pas les abandonner pour autant et de considérer au contraire qu'ils forment une ressource offerte même aux auteurs originaux.

8 Nulle part dans le Rapport sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal il n'est fait allusion aux deux courants de la critique littéraire qu'évoque le Cousin- Sainte-Beuve ; en revanche, c'est bien la lente dégradation des ouvrages du XVIIe siècle qui motive ce que, ailleurs, Sainte-Beuve nomme l'« impulsion philologique »26. Il appartient à l'Académie française de s'opposer à cette dégradation toujours croissante de nos grands écrivains, et il lui serait glorieux, ce me semble, en leur rendant leur pureté première, d'arrêter la langue nationale sur son déclin, comme autrefois elle a tant concouru à la former27. Plus d'une fois l'Académie m'a entendu exprimer le vœu que, pour préparer et soutenir son beau travail d'un dictionnaire historique de la langue française, elle- même se chargeât de donner au public des éditions correctes de nos grands classiques, comme on le fait en Europe depuis deux siècles pour ceux de l'antiquité.

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Le temps est malheureusement venu de traiter cette seconde antiquité comme la première, de l'étudier en quelque sorte philologiquement, […]28. 9 Nous retrouvons bien, dans cet extrait du Rapport l'évocation de la « dégradation » des grands écrivains, s'accompagnant de surcroît d'une déploration du déclin de la langue – uniquement perceptible, à l'intérieur de la fausse citation, dans l'appel aux « vocabulaires » –, le souci inquiet de la contemporanéité, qualifiée de « temps malheureusement venu », et le rapport entre le travail éditorial et l'activité lexicographique. Les deux dimensions de la philologie29, la philologie textuelle et la philologie linguistique, chargées respectivement du bon établissement des textes et de l'étude diachronique de la langue, sont abordées conjointement dans ce projet présenté aux Académiciens, et destiné à l'Académie. C'est bien la fonction de cette Académie, dès son origine, conformément aux articles XXIV à XXVI des statuts et règlements du 22 février 163530, de veiller à la régularité et à la pureté de la langue française, en élaborant un dictionnaire, et aussi, ce qui ne fut presque jamais fait, une grammaire, une rhétorique et une poétique31 grâce à l'observation des « meilleurs auteurs de la langue française ». Les temps malheureusement venus infléchissent cependant considérablement le projet de jadis puisque c'est désormais une langue moribonde, quasi morte, qu'il faut sauver, figer en restituant un état déjà révolu. Ce double projet philologique ne se matérialisa pas, et le dictionnaire de l'Académie continua de se renouveler en suivant son principe original, sans être remplacé, ni même simplement doublé par un dictionnaire historique. En revanche, le Rapport propose, dans sa version éditée, un vocabulaire pascalien, de surcroît renforcé lors de la seconde édition.

10 Nous savons à présent ce que recouvre dans la Seconde préface l'expression « travail littéraire » : l'étude philologique du siècle de Louis XIV, Grand Siècle presque déjà disparu, dont il importerait de sauver les vestiges qui peuvent l'être, en particulier pour arrêter le déclin de la langue d'une nation. Ce qui nous demeure quelque peu obscur, en ce moment, c'est le sens et la valeur de la tournure restrictive, puisqu'il semble bien que l'entreprise en elle-même ne manque ni d'ambition ni d'importance, engageant comme elle le fait une part capitale de la vie d'une nation dans un travail qui serait susceptible de renouveler de fond en comble la critique littéraire en mettant un terme à des querelles non seulement futiles mais encore néfastes. Le problème peut être formulé de la façon suivante : qu'est-ce qui fait de l'Académie française, entre 1842 et 1844, un lieu institutionnel dans lequel puisse s'engager un travail littéraire d'une si grande ampleur (tout au moins tel qu'il est projeté), éditions des classiques du grand siècle et mise en œuvre du dictionnaire historique d'une langue, et dans lequel ce travail apparaisse comme une opération mineure ? Notre hypothèse serait que ce travail peut s'y engager justement parce qu'il peut, dans ce lieu, ne sembler que littéraire, donc mineur, et qu'il ne s'y engage que parce qu'il semble mineur, sans l'être, et que l'on en peut attendre toutes sortes d'effets, mais des effets justement à propos desquels on pourra se récrier qu'ils se sont produits comme de soi-même, que la polémique s'est élevée alors qu'elle n'aurait pas dû le faire puisque, après tout, il ne s'était jamais agi de rien d'autre que de retrouver un ouvrage perdu, et par conséquent de couper court à toute polémique, même purement littéraire (comme celle qui peut opposer les critiques admiratifs aux critiques contestataires). 11 Sainte-Beuve donne la parole à Victor Cousin comme au premier auteur de ces nouvelles études, comme à celui qui en aurait donné l'impulsion, et de nos jours encore, il est convenu d'en juger ainsi, que ce soit par rapport à l'ensemble des études textuelles du moment32 ou, plus particulièrement, dans la tradition pascalienne33. Or, si

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nous regardons plus attentivement le compte rendu de Sainte-Beuve d'une part, et d'autre part l'agencement des affaires pascaliennes dans l'Académie en 1842, nous pouvons remarquer qu'il se joue à ce moment et dans ce lieu, avec l'invention philologique de ce que l'on considère alors – et, globalement, depuis lors – comme un texte authentique d'un certain auteur du XVIIe siècle nommé Pascal, une partie qui excède le simple champ du travail littéraire tel qu'il est défini dans le compte rendu de Sainte-Beuve et dans le Rapport sur la nécessité […], et qui semble institué dans l'Académie française, c'est-à-dire comme nous l'allons voir une partie politique qui ne pouvait se jouer qu'en tant que simple, et modeste, et solide, travail littéraire. 12 Le compte rendu dresse un impressionnant état des travaux éditoriaux contemporains (éditions et études sur les éditions), concernant pour la plupart des ouvrages du Grand Siècle : La Bruyère, La Rochefoucauld, Mme de Sévigné et Racine. « Nous sommes entrés », dit-il, « dans une veine d'éditions »34. Puis il délimite la place particulière des travaux littéraires de Victor Cousin dans ce mouvement de philologie française, leur part d'initiative toute relative35. C'est également par la mise en relation de l'activité pascalienne de Victor Cousin avec celle d'autres membres de l'Académie, ou de participants extérieurs à ses travaux, que nous allons essayer de nous représenter l'importance, à ce moment-là, du débat de l'invention de Pascal. 13 Une telle mise en relation met rapidement en lumière les efforts déployés par les uns et les autres pour remettre Victor Cousin à sa juste place. Ainsi chacun des deux co- lauréats du concours de rédaction d'un Éloge de Pascal, tient-il à sa façon à signaler son indépendance à l'endroit de Victor Cousin, voire l'antériorité de ses recherches pascaliennes sur celle du prestigieux académicien : Je déposai le manuscrit le 13 mars [dit l'un d'eux], au sécrétariat de l'Institut ; les travaux de M. Cousin ne commencèrent à paraître que le 1er avril, au Journal des Savants, c'est-à-dire dix-sept jours plus tard. Dans son beau rapport du 30 juin sur le concours, M. Villemain déclara regretter que les concurrents n'eussent pu connaître le texte de Pascal publié par M. Cousin ; il établit donc encore notre antériorité36. Quant à Prosper Faugère, l'autre lauréat, il place son édition sous la protection d'Abel- François Villemain, qui, en tant que ministre de l'Instruction publique l'a autorisé, en vertu d'un décret datant de 1809 à publier les manuscrits de Pascal qui sont la propriété de la bibliothèque royale37, et auquel il rend hommage à la toute fin de sa Préface : Nous aimons surtout à consigner ici l'expression de notre gratitude ancienne et nouvelle envers un illustre écrivain [en note : M. Villemain], dont l'amitié est pour nous un charme et un honneur38. 14 L'Académie réunissait alors, outre Villemain, son secrétaire perpétuel et, à ce moment- là, ministre de l'Instruction publique en exercice, plusieurs des hommes politiques les plus importants de la Monarchie de Juillet, de telle façon qu'elle puisse nous sembler une annexe, littéraire, de la chambre des pairs, voire du gouvernement. Victor Cousin lui-même, ancien ministre de l'Instruction publique (gouvernement Thiers) demeurait président du Conseil Royal de l'Instruction publique, détenteur de la chaire de philosophie à la Sorbonne et directeur de l'École normale. Nous pouvons aussi distinguer Guizot (alors ministre des Affaires étrangères mais dans les faits, dit-on, chef du gouvernement Soult), Thiers (précédemment chef du gouvernement), et le comte Molé (plusieurs fois chef du gouvernement ; directeur de l'Académie en juin 1842, lors de la remise des prix de l'Éloge de Pascal).

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15 Une particularité des nouveaux règlements de cette institution la rend capable de ce genre de débat ; nous pouvons même considérer qu'elle la constitue en lieu de débat officiel des matières religieuses, dans la mesure bien évidemment où ses travaux littéraires justifient de telles disputes39. Contrairement en effet au premier règlement, de 1635, qui imposait de ne mettre « en délibération aucune matière concernant la religion »40, et de ne rien prononcer de « quelque proposition qui regarde ce sujet » que l'on ne peut manquer de rencontrer dans les ouvrages examinés41, le nouveau règlement, consécutif à la suppression des Académies puis à leur restauration, ne porte plus trace du moindre interdit portant sur les sujets débattus. Il s'en tient à la définition de l'objet ordinaire des séances42, et à la mise en place de dispositions destinées à permettre la mise en débat de tous les sujets rencontrés à l'occasion de ces travaux que nous qualifierions volontiers de « littéraires » : Aucune proposition étrangère à ces travaux ne pourra, si elle est de quelque importance, être prise en considération que dans une assemblée qui aura été convoquée spécialement pour en délibérer43. Les trois officiers composant le bureau forment une commission permanente pour tous les objets de discussion qui demandent un examen particulier, mais qui ne concernent que les travaux ordinaires de l'Académie. Si un objet particulier paraissait demander un examen extraordinaire, l'Académie pourra nommer deux de ses membres pour être adjoints aux officiers du bureau qui sont de droit membres de toutes les commissions […]. Une commission ne pourra s'occuper que de l'objet spécial pour lequel elle aura été formée ; elle sera tenue de faire son rapport dans le plus bref délai. L'Académie veillera à ce qu'aucune discussion inutile ne la détourne de ses travaux, qui sont le but essentiel de son institution. 16 Cette abondance de précautions définit les conditions effectives d'une autonomie de l'institution : son but essentiel pouvant la conduire à s'occuper de n'importe quel objet, un règlement d'une grande précision met en place un dispositif d'auto-contrôle propre, peut-être, à éliminer les « discussions inutiles ».

17 Pour le cas qui nous préoccupe, notons qu'un Éloge de Pascal appartient à la catégorie des objets de discussion ordinaires de cette Académie, mais qu'en même temps le sujet de ce débat peut fort aisément, à un moment ou un autre, faire apparaître l'un de ces objets particuliers qui nécessitent la réunion d'une commission élargie et risquent de détourner l'institution vers l'inutilité. C'est ainsi qu'un écrivain habile, et homme politique, Villemain peut passer avec une grande rapidité sur une question délicate, susceptible de faire dévier les travaux de l'Académie. C'est dans le Rapport du Secrétaire Perpétuel de l'Académie sur les concours de 1842 qu'affleure un léger dissentiment entre l'homme puissant et son protégé, à propos du fameux scepticisme de Pascal dont Victor Cousin, rappelons-le, se montre encore plus convaincu à l'issue de son travail littéraire : Peut-être s'est-il exagéré le doute qu'il déplore dans Pascal, et n'a-t-il pas assez vu le repos de Pascal après le combat44. 18 L'évaluation du degré de scepticisme de Pascal, de la nature de ce scepticisme, de sa place dans l'évolution à la fois des écrits et de la vie de celui qui est regardé depuis longtemps déjà comme un grand génie (au moins depuis l'édition du Discours sur sa vie et ses œuvres de 1779) devient ensuite fort rapidement un point de fixation des querelles pascaliennes à l'extérieur de l'Académie, une fois publié le Rapport sur la nécessité. Elle peut nous donner pour finir une indication de la force de ce travail littéraire, decette ré-invention d'un auteur nommé « Pascal », de cette invention de ce

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que l'on considère comme un texte original et autographe de cet auteur. Le lieu de débat que constitue alors l'Académie permet de lancer dans l'ensemble du corps civil une dispute sur la place que l'Église catholique, et plus largement les Églises chrétiennes (depuis la Suisse, Alexandre Vinet contribue largement à cette controverse), entendent faire à la raison45. Dans sa Seconde Préface, Victor Cousin explique soigneusement qu'il n'a jamais prétendu Pascal sceptique en matière de religion, qu'il n'a jamais mis en cause la qualité, la sincérité, la solidité de la foi de Pascal46. Ce qui est remis en débat, grâce aux travaux « littéraires » pascaliens, c'est la question du rôle des lumières naturelles, de la capacité de la raison à découvrir par elle- même la vérité. Se trouvent en perspective non seulement la possibilité d'une philosophie indépendante d'une théologie, mais aussi de sciences autonomes.

19 Or, ce simple travail littéraire, qui n'aurait pas dû donner lieu à tant de bruit, à une telle polémique, est rendu public de la façon que nous avons montrée (Académie, Journal des savants, livre, campagne de presse, édition Faugère, nouvelle édition du Rapport, entre 1842 et 1844) exactement au moment où se trouve une nouvelle fois agitée une question scolaire que cette monarchie ne parviendra pas à régler47 : faut-il donner, et dans quelle mesure, la liberté scolaire dans l'enseignement secondaire, c'est- à-dire dans les écoles qui vont former les futurs cadres de la nation ? C'est sur ce point que Victor Cousin intervient à la tribune d'une autre institution, non littéraire celle-ci, la Chambre des Pairs, le 21 avril 1844, pour : […] rechercher si, parmi les passions déchaînées autour de nous, au milieu de la déplorable polémique soulevée depuis trois ans et dont la violence s'accroît chaque jour, il n'y a pas quelque principe ferme et assuré qui puisse nous être comme un mât dans la tempête48. 20 Il propose, dans ce lieu, une définition de ce qu'il nomme la « vraie religion », amie de la raison, des lumières49, qui semble antinomique de celle de Pascal, telle qu'il prétend l'avoir montrée philologiquement. Les polémistes chrétiens, et avant tout catholiques, furent alors poussés, par ce travail littéraire, à s'expliquer, c'est-à-dire à mettre publiquement en lumière leurs débats internes50.

NOTES

1. Victor Cousin, Études sur Pascal, Paris, Didier et Cie, 1857, (5 e éd., 1ère éd. – partielle –, 1842), 566 p. 2. 1842, livraisons d'avril, juin, juillet, août, septembre, octobre, et novembre, p. 243-252, 333-358, 406-426, 490-505, 532-553, 608-625, 678-691. 3. Victor Cousin, Des Pensées de Pascal, Rapport à l'Académie française […], Paris, De Ladrange, 1843, 452 p. 4. Voir la bibliographie (années 1843 et 1844) dans Les Pensées de Pascal en France de 1842 à 1942, essai d'étude historique et critique, de Raymond Francis, Paris, Nizet, 1959, p. 327-329. 5. , Pensées, fragments et lettres, publiées pour la première fois conformément aux manuscrits originaux en grande partie inédits, par M. Prosper Faugère, Paris, Andrieux, 1844, 2 t., 410 et 430 p.

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6. La question des relations de cette édition et de ce Rapport, bien souvent débattue, ne sera pas abordée directement pas dans cet article. 7. Pièces réunies par Stéphane Douailler, in La Philosophie saisie par l'État, Paris, Aubier, « coll. Bibliothèque du Collège International de Philosophie », 1988, en particulier le « Mémoire sur l'enseignement philosophique, adressé à la Chambre des Pairs par M. l'Archevêque de Paris » de Mgr Denis Affre, p. 291-315 ; également : « Un mot sur la polémique religieuse » d'Edgar Quinet, Revue des deux mondes, 15 avril 1842. 8. Édition dite « de Port-Royal », réalisée par les proches de Pascal peu d'années après sa mort et dénoncée comme violemment infidèle par le Rapport sur la nécessité […]. 9. Quelques « pensées » jointes à la Troisième lettre de Monseigneur l'évêque de Montpellier à Monseigneur l'évêque de Soissons au sujet de la VII. lettre pastorale de ce prélat de Charles-Joachim Colbert. 10. Quelques autres dans le tome V de la Continuation des mémoires de littérature et d'histoire, attribués au père Desmolets. 11. Ce que nous nommons aujourd'hui le « Mémorial » dans le Recueil de plusieurs pièces pour servir à l'histoire de Port-Royal ou Supplément aux Mémoires de Messieurs Fontaine, Lancelot, & du Fossé, Utrecht, Aux dépens de la Compagnie, 1740. 12. Par exemple, Louis Lafuma, Histoire des Pensées de Pascal (1656-1952), Paris, éd. du Luxembourg, s.d. : « Ce Rapport fut le point de départ d'un profond renouvellement des études qui gravitaient autour de Pascal […] », p. 53 ; « Victor Cousin donnait ainsi le signal de départ aux études pascaliennes […]. », p. 54. 13. Forte de soixante-dix pages alors que la première préface n'en comptait que trente et le Rapport lui-même cent quatre-vingt seulement. 14. Études sur Pascal, p. 38. 15. « Qu'est-ce qu'un auteur », exposé de Michel Foucault lors de la séance du 22 février 1969 de la Société française de Philosophie, Bulletin de la Société française de Philosophie, 63 e année, no 3, juillet-septembre 1969, en particulier p. 83-89. 16. C'est-à-dire le tome II de la première édition des Œuvres de Blaise Pascal, parues en 1779 sans nom d'éditeur et attribuées à l'abbé Charles Bossut. 17. « Nous n'avions entrepris qu'un travail littéraire […] » (Nous soulignons). 18. Sainte-Beuve, Charles-Augustin, « Pensées, fragments et lettres », publiés pour la première fois conformément aux manuscrits, par M. Prosper Faugère », (c.r.), Revue des Deux Mondes, 1 er juillet 1844, p. 105-125. 19. « Pensées, fragments,… », p. 109. 20. Id. 21. Même article, p. 109-110. Les noms d'auteur associés au premier moment sont Voltaire, Marmontel, La Harpe et Fontanes, et au second Madame de Staël et Benjamin Constant. 22. Ce rival de Victor Cousin (auquel il a succédé à la tête du ministère de l'Instruction publique) est le protecteur de Prosper Faugère. 23. Même article, p. 110. 24. Id. 25. Voici ce qui suit immédiatement cette « citation » : « M. Cousin s'est donc levé, disions-nous, et il a exprimé quelque chose d'approchant et en des termes bien meilleurs, bien plus persuasifs, on le supposera sans peine ; mais nous ne croyons pas trahir sa pensée en la produisant sous cette forme […]. » 26. Dans ses « Chroniques parisiennes », qui paraissent anonymement ces années-là dans la Revue suisse. 27. Victor Cousin, Études, op. cit., 1857, p. 106-107. 28. Ibid., p. 105. La première édition donne : « Le temps est malheureusement venu de traiter cette seconde antiquité, qu'on appelle le siècle de Louis XIV, avec la même religion que la

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première […] ». Cette variation rend manifeste l'ambiguïté de l'impulsion philologique donnée par Victor Cousin, obligé dans le débat à dénier son caractère religieux, devenu visiblement la marque d'une certaine attitude antagoniste, celle de Faugère notamment (voir ci-dessus). Le mouvement général est encore plus large que cela, si nous en croyons Sainte-Beuve, selon qui il se « préparait depuis quelques années ». 29. Voir Michel Espagne, « La référence allemande dans la fondation de la philologie française », dans Philologiques I, Contribution à l'histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIXe siècle, sous la direction de Michel Espagne et Michael Werner, Paris, Éditions de la maison des sciences de l'homme, 1990, p. 135-154. 30. Statuts et règlements, Académie française, 1995, p. 16. 31. Seule une grammaire sans postérité fut publiée en 1932. Même lieu. 32. Michel Espagne, « La référence allemande […] », p. 142 : « Victor Cousin pousse un cri d'alarme qui, dans le contexte culturel de l'époque où la tradition textuelle est objet d'imitation et non de critique, paraît tout à fait inattendu. » 33. Par exemple, Jean Mesnard, Les « Pensées » de Pascal, Sedes 1976 : « Dans un fracassant Rapport à l'Académie française, le philosophe Victor Cousin proclama la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées. Son appel fut entendu et un jeune érudit, Prosper Faugère, publia en 1844 la première édition conforme aux exigences modernes […]. Pour le classement, il tenait d'abord compte d'une suggestion de Victor Cousin […] » ; Louis Lafuma, Histoire des Pensées de Pascal, éd. du Luxembourg, s.d., plus précis, nuancé : « Cette année-là, l'Académie avait proposé, sans doute à la suggestion de Victor Cousin, comme sujet pour le prix d'éloquence un éloge de Pascal. Le prix fut décerné le 30 juin et partagé entre Bordas-Demoulin et Faugère. ». « Victor Cousin en avait profité, encadrant cette manifestation, pour présenter un Rapport […], qu'il lut à ses confrères […] ». « Ce Rapport fut le point de départ d'un profond renouvellement des études qui gravitaient autour de Pascal », p. 53 ; nous soulignons. 34. Sainte-Beuve, Charles-Augustin, Pensées, fragments, op. cit., p. 111. 35. Id. : « […] il n'était que juste de faire à M. Cousin sa grande et brillante part d'initiative dans ce mouvement de philologie française qu'il a provoqué en partie et proclamé […]. » 36. Mélanges philosophiques et religieux, p. 530. 37. Lettre publiée en tête de l'édition. 38. Blaise Pascal, Pensées, fragments et lettres, 1842, p. LXXXVI. Suivent pour finir une bonne quinzaine de lignes, toujours pour rendre hommage au même grand homme. Le Dictionnaire de biographie française nous apprend par ailleurs que Faugère fut en 1839 le chef du secrétariat du ministère de l'Instruction publique sous l'autorité de Villemain, et qu'il démissionna en 1840 lorsque, pour quelques mois, son patron abandonna ce ministère, occupé après une longue crise par Victor Cousin de mars à octobre 1840. 39. Ce développement répond à une remarque faite lors du colloque sur l'incompatibilité entre ce genre de débat et le premier règlement de l'Académie. 40. Statuts et règlements, Académie française, 1995, p. 15, article XXI. 41. Id. 42. Ibid., p. 38, art. 6 : « L'institution de l'Académie française ayant pour objet de travailler à épurer et à fixer la langue, à en éclaircir les difficultés et à en maintenir le caractère et les principes [… elle s'occupera] des discussions sur tout ce qui tient à la grammaire, à la rhétorique, à la poétique, des observations critiques sur les beautés et les défauts de nos écrivains, à l'effet de préparer des éditions de nos auteurs classiques, et particulièrement la composition d'un nouveau dictionnaire de la langue. » 43. Id. 44. Académie française, Séance publique annuelle du jeudi 30 juin 1842, Paris, Firmin-Didot frères, 1842, p. 15-16.

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45. Par exemple, Théodore Foisset s'exclame sans perdre de temps dans son compte rendu des travaux de Victor Cousin : « On n'en veut pas du tout, on n'en a jamais voulu à la Raison, pas plus les jésuites que Pascal, et pas plus Pascal que les Jésuites. », Le Correspondant, t. I, janv.-mars 1843, p. 363. 46. Études, op. cit., p. 39. 47. Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires (1789-1989), Paris, Nathan, Repères pédagogiques, 1990, p. 84-85. 48. Œuvres de M. Victor Cousin, cinquième série, Paris, Pagnerre, 1850, t. II, p. 14 : nous soulignons. Sur la violence de cette polémique, voir le récit des persécutions subies par Guiseppe Ferrari, dans Les Philosophes salariés, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1983. 49. Ibid., p. 80 : « La vraie religion est amie des lumières : elle est trop sûre des vérités qui lui ont été confiée pour redouter les progrès de la raison : loin de là, elle s'unit naturellement à la vraie philosophie. » 50. Les hésitations sur le fidéisme sont bien mises en lumière par les extraordinaires aventures de l'abbé Bautain, ancien disciple de Victor Cousin, converti, obligé par le Pape de signer plusieurs déclarations successives, mais jamais vraiment condamné pour son fidéisme et poursuivant, toujours à l'intérieur de l'Église, sa carrière d'enseignant : Dictionnaire de théologie catholique, article « Bautain ».

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Georges Sorel et Pascal

Christophe Prochasson

1 Il y a l'apparence d'une incongruité à insérer Pascal dans l'histoire intellectuelle du socialisme français. Si les observations qui suivent semblent paradoxales, elles ne relèvent pourtant pas du tour artificiel que prend parfois l'histoire des idées en procédant à des rapprochements inattendus qui tentent d'établir des influences négligées par des traditions érudites. Il ne s'agit point de cela ici. Je ne m'inscris nullement dans une approche téléologique, qui mine souvent l'histoire des idées politiques, allant sagement mais trop aisément du lointain au proche. On sait que la tentation est toujours grande d'inventer des alchimies idéologiques dans lesquelles fusionnent des pléiades d'auteurs desquelles résulte une « synthèse », à la fin. À l'inverse de cette démarche, je voudrais ici aller du proche au lointain : non pas voir comment Pascal a influencé Sorel (ce qui supposerait de stabiliser la pensée de Pascal, ce dont je me sens bien incapable) mais plutôt comment et pourquoi Sorel a lu Pascal, et plus largement comment et pourquoi il s'est inventé son XVIIe siècle. Cette interrogation dépasse d'ailleurs le seul cas, un peu limité, des études soréliennes. Elle permet surtout de confirmer l'existence d'un « moment intellectuel » marquant l'histoire de la France contemporaine autour des années 1910 et notamment caractérisé par une tentative avortée de redécoupage de la carte idéologique1.

2 Georges Sorel s'est particulièrement intéressé à Pascal dans les quelques années qui précédèrent le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il le lit, se reporte à des études qui lui sont consacrées, s'y réfère et l'installe dans une interprétation générale du XVIIe siècle. Ce « moment » n'est pas anodin et peut être identifié par d'autres choix intellectuels qui s'articulent autour de ce que Sorel dit alors de Pascal et de son siècle. L'auteur des Illusions du Progrès est pris dans une situation qui éclaire ces nouvelles références : l'atmosphère politique et culturelle entourant le triomphe de la République radicale fondée sur le règne presque sans partage de l'anticléricalisme et du positivisme ; l'ensemble des débats portant sur la science et la religion attisés par la « crise moderniste ». L'intérêt de Sorel pour Pascal est sans doute plus ancien mais les traces n'apparaissent dans sa correspondance ou dans quelques discussions qu'il mène dans ses très nombreux comptes rendus qu'à partir des années 1906-1907. Dans un texte de 1903 intitulé « La crise de la pensée catholique », il consacre un bref

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développement au jansénisme dont il explique le succès « populaire » par les Provinciales2. On peut aussi se reporter au compte rendu qu'il consacre au livre de Duhem, La Théorie physique (Chevalier et Rivière, 1906), publié dans la Revue générale de bibliographie française (décembre 1905), où il discute l'interprétation de Pascal que propose le physicien. Dans la livraison de février-mars 1907 de la même revue, il publie une recension de l'étude de Janssens, La Philosophie et l'apologétique de Pascal (Alcan, 1906). Plus nettement encore, il confie tout l'intérêt qu'il porte à Pascal lorsqu'il entame une correspondance avec Édouard Droz, professeur de littérature à la faculté des Lettres de Besançon et auteur d'une étude consacrée à Pascal : Études sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées (Alcan, 1886) : Je crois, Monsieur, que nous sommes deux pascalisants, car il me semble avoir lu une thèse de vous sur Pascal. Si vous jetez les yeux sur les Réflexions sur la violence et sur les Illusions du progrès (qui paraissent ces jours-ci) vous verrez que la pensée de Pascal m'attire beaucoup3. 3 L'ouvrage qui fait, en effet, la plus grande place à Pascal sont Les Illusions du Progrès, livre préparé au cours des années 1906-1907 et paru en 1908. Il faut y adjoindre la longue lettre adressée à Daniel Halévy (15 juillet 1907) qui fait office d'introduction aux Réflexions sur la violence dans laquelle Sorel consacre tout un développement à Pascal. Cet intérêt ne faiblit pas jusqu'à la guerre. Dans un important article publié dans la revue de Mario Missiroli, Il Resto del Carlino, en octobre 1910, il lance une formule appelée à être répétée en français à plusieurs reprises : « Oggi, Pascal ha vinto Descartes »4. La correspondance de Sorel montre qu'il continue à se tenir très informé des études consacrées à l'auteur des Pensées : celles de Petitot, Pascal. Sa vie religieuse et son apologie du christianisme (Beauchesne, 1911) 5, d'Augustin Gazier, Le Dernier Jour de Blaise Pascal (Champion, 1911) 6 ou de Fortunat J. Strowski, Pascal et son temps (Plon, 1907)7. Il apparaît d'ailleurs clairement qu'en ces années, l'actualité pascalienne est très grande et que Sorel s'y montre très sensible. Il semble suivre de près les débats concernant la rétractation de Pascal à l'égard du jansénisme. Une intervention de Boutroux sur le sujet ne lui échappe pas8, pas plus que les commentaires de Charles Demange sur le Discours sur les passions de l'amour à l'occasion de la réédition du texte par Émile Faguet en 19119. En 1914 enfin, il donne son dernier grand texte sur Pascal, en préface au livre de son principal et plus fidèle disciple, Édouard Berth, Les Méfaits des Intellectuels (Marcel Rivière, 1914).

4 Tels sont les principaux repères chronologiques. Reste à saisir le plus important : le ressort du recours à Pascal chez Sorel. Trois niveaux, très enchevêtrés les uns avec les autres, peuvent être envisagés qui éclairent cette réception tout à fait particulière de Pascal et placent celui-ci dans un système qui dépasse largement les cadres de sa réception traditionnelle. Il y a d'abord une dimension politique, sans doute la moins importante et la plus tardive dans l'usage fait de Pascal par Sorel et ses proches (Charles Péguy ou Édouard Berth). Pascal est tout à la fois une arme et un drapeau opposés aux républicains au pouvoir, coupables d'avoir dévoyé les idéaux du dreyfusisme, rompu l'élan du syndicalisme révolutionnaire et encouragé la médiocrité intellectuelle : Par les temps de platitude à peu près universelle que nous traversons, convenez, toutefois, que ces grands solitaires nous consolent un peu de porter visage humain […]10, écrit Édouard Berth, qui partage, l'excès en plus et, en outre, bientôt la foi (il se convertit au catholicisme en 1915), le même intérêt pour Pascal. Ayant fait de la base

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électorale principale du radicalisme au pouvoir sa première cible, Sorel s'en prend au goût de celle-ci pour le XVIIIe siècle et à son horreur pour le siècle précédent : Le peu de classicisme disparaîtra sans doute ; car la petite bourgeoisie a horreur du XVIIe siècle : vous savez que pour les Reinach le grand siècle, c'est Diderot11. La critique se précise dans Les Illusions du Progrès : ce sont leurs propres intérêts que défendent les « démocrates » dans l'attachement dont ils font preuve pour le XVIIIe siècle12. Sorel n'est pas loin d'esquisser une surprenante analogie entre les jésuites combattant les jansénistes, soutenant toujours « le parti de la médiocrité », inventeurs de « boîtes à examens » qu'étaient leurs collèges, et les républicains de toute espèce qu'il observe face à la morale héroïque des producteurs. L'analogie est quasi explicite dans la lettre à Daniel Halévy : La casuistique dont Pascal s'est tant moqué n'était pas plus subtile et plus absurde que celle que l'on retrouve dans les polémiques entre ce qu'on nomme les écoles socialistes13. Il y a chez Sorel un jeu de rôles politiques : Jaurès est le Descartes du XXe siècle, toutes choses égales par ailleurs, quand la révolution ou le mouvement ouvrier prennent la place de Dieu. Dieu est aussi lointain chez Descartes que le mouvement ouvrier et la révolution chez Jaurès. L'un et l'autre ont en commun de plaire aux gens du monde grâce à la facilité de leur style et à leur optimisme : Le progrès sera toujours un élément essentiel du grand courant qui ira jusqu'à la démocratie moderne, parce que la doctrine du progrès permet de jouir en toute tranquillité des biens d'aujourd'hui, sans se soucier des difficultés de demain. Elle avait plu à l'ancienne société de nobles désœuvrés ; elle plaira toujours aux politiciens que la démocratie hisse au pouvoir et qui, menacés d'une chute prochaine, veulent faire profiter leurs amis de tous les avantages que procure l'État14. Et comment ne pas voir finalement derrière l'admiration de Sorel pour Pascal, l'affichage discret d'une identification ? La solitude et la marginalité de Sorel face aux idées dominantes de son temps, et à l'intérieur même du mouvement socialiste, valent bien celles de Pascal : Il ne pouvait opposer aux illusions, qu'il croyait si répandues autour de lui, que la protestation de l'homme de génie. Comme il écrivait pour lui seul, il ne se privait pas d'exprimer crûment toute la mauvaise humeur qu'il éprouvait en constatant l'enthousiasme provoqué par les belles et décevantes machines cartésiennes. […] sa pensée demeure plus d'une fois obscure, ce qui a permis aux commentateurs de lui attribuer des opinions qui, très probablement, ne sont pas les siennes15. 5 La référence appuyée à Pascal, dans le cours des années 1910, en phase avec la sensibilité dégagée par l'enquête d'Agathon, put aussi faciliter l'esquisse d'un rapprochement avec des intellectuels de droite. La revue L'Indépendance qui supporta, à l'instar du Cercle Proudhon, cet éphémère mouvement de convergences, dont on a montré par ailleurs qu'il ne fallait exagérer ni l'ampleur ni les conséquences, accueillit un article consacré à Pascal16. Pour sa documentation sur le XVIIe siècle, Sorel s'appuie beaucoup sur les travaux de Brunetière. Il faut croire que Pascal présentait des traits susceptibles de rendre possibles des rencontres entre tous ceux qui s'en prenaient alors à l'optimisme et au scientisme véhiculés par l'idéologie républicaine

6 Ce qui s'impose cependant le plus nettement dans la procédure d'appel à Pascal mise en œuvre par Sorel est son utilisation au sein d'une critique épistémologique et philosophique. Dès les années 1892-1893, dans toute une série d'articles publiés dans les Annales de philosophie chrétienne, Sorel s'était élevé contre les principes de la physique de Descartes :

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Les méthodes de Descartes ne sont point celles de la science17. En d'autres textes, il prit clairement le parti de Vico contre celui de l'auteur des Méditations. Très tôt donc, Descartes devint un ennemi philosophique et ne cessa de l'être, jugé tout particulièrement responsable des principales dérives intellectualistes du monde moderne. Berth reprendra à son tour l'antienne en la durcissant : Pascal me paraît un génie prodigieux, émouvant et vertigineux, et je donnerais volontiers tout Descartes pour une pensée de cet homme extraordinaire18. C'est le génie scientifique de Pascal auquel se montre en effet sensible l'ancien polytechnicien qu'est Sorel. Les facilités cartésiennes invalident, selon lui, toute la science qui en découle. Le cartésianisme, toujours superficiel, nourrit une « petite science » qui n'est autre qu'une philosophie sans fond destinée aux gens du monde qui peuplait les salons du XVIIe siècle : Si l'on prend les choses en gros, on voit clairement que Pascal était choqué du caractère superficiel des conceptions cartésiennes, qui sont infiniment mieux appropriées à la conversation qu'à la véritable science19. Descartes est douteux parce que trop clair (l'exact antonyme, en somme, de l'exposition sorélienne fondée sur une théorie de l'obscurité) : […] c'est de la littérature qui ne conduit à rien d'utile ni de certain. L'élégance des expositions fait toute la valeur de cette philosophie20. « Inutile et incertain » – Sorel reprend à son compte la formule pascalienne – Descartes exprime idéalement les intérêts de toute une classe mondaine. On ne s'étonnera donc pas de le voir ranger parmi les premiers dans le canon de la philosophie universitaire de la fin du XIXe siècle. Descartes est le philosophe des intellectuels rationalistes qui contrôlent les instances culturelles de la République : raison de plus pour lui opposer Pascal. Il répond enfin parfaitement à de nouvelles pratiques de lecture liées à l'invasion de la culture de masse qui relèguent l'ascétisme pascalien dans un autre âge. 7 Pascal est supérieur à Descartes en trois domaines qui ont une importance toute particulière aux yeux de Sorel. Le premier – on vient de le voir – est celui de la science : Pascal est le plus grand génie scientifique qu'ait eu la France21. 8 S'opposant aux interprétations de Brunetière qui enrôle Pascal dans les troupes de tous ceux qui se sont engagés, à ses côtés, dans la dénonciation de la « faillite de la science », Sorel refuse de faire de l'auteur des Pensées un antirationaliste. Il distingue soigneusement entre « l'emploi scientifique de la raison » auquel ne renonce nullement Pascal et le rationalisme de son temps qui prétend importer les « méthodes imitées des mathématiques dans les questions morales »22 C'est cet abus qu'il convient de dénoncer et qui rend si irrespirable l'atmosphère du temps à toute une frange d'anciens dreyfusards, heurtés par l'anticléricalisme et l'intolérance de l'État républicain désormais aux mains d'une partie de leurs anciens alliés. Édouard Berth revient longuement sur cet aspect dans Les Méfaits des intellectuels, ouvrage dans lequel il distingue un « rationalisme vrai » d'un « rationalisme postiche » au sein duquel il verse le « rationalisme de la physique amusante et mondaine des gens du XVIIIe siècle et la sociologie ennuyeuse et non moins mondaine des gens du XIXe »23 Puis il en vient à faire un éloge vibrant de la raison chez Pascal : Personne, en effet, ne soutiendra ni ne pourra jamais soutenir que la raison d'un Pascal fut inférieure à celle d'un Descartes : l'intraitable et inflexible raison pascalienne, cette raison pour ainsi dire endiablée et dont la logique impérieuse et passionnée plonge dans la réalité des coups de sonde si hardis, si décisifs et si terribles qu'on peut à peine supporter l'éclat fulgurant des vérités ramenées au jour par elle – cette raison à laquelle je ne puis trouver d'équivalente que celle, au XIXe

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siècle, d'un Proudhon, pour la vigueur, l'intrépidité et l'inflexibilité, – qui ne la trouvera au contraire bien supérieure à la placide raison, un peu grise, un peu terre-à-terre, moyenne pour tout dire, de Descartes ? Car enfin, Descartes, c'est déjà, avant la lettre et avant le temps, un positiviste, un scientiste, un démocrate de la raison, pour qui le bon sens est une chose commune et le progrès chose facile, unilinéaire, s'avançant sans à-coups sur la ligne monotone et plate d'un temps mathématique indéfini24. 9 La seconde supériorité de Pascal réside dans la portée juridique de son œuvre. La préoccupation sorélienne pour le droit est ancienne et s'était clairement manifestée à l'occasion de l'affaire Dreyfus25. Elle trouve dans la pensée de Pascal une source de renouvellement, notamment dans la critique pascalienne du droit naturel que Sorel reprend beaucoup à son compte dans l'introduction aux Réflexions sur la violence. L'un des attraits du XVIIe siècle est précisément qu'il se présente comme un temps « où le sentiment juridique était particulièrement fort »26. Cette qualité est d'autant plus sensible qu'elle s'allie à un troisième ordre de supériorité auquel Sorel est aussi extrêmement réceptif : la morale. Selon Sorel, il n'existe pas de morale cartésienne, quand Pascal et le jansénisme sont pétris d'une morale ascétique à laquelle Proudhon, que Sorel associe d'ailleurs à Pascal, avait accordé le plus grand intérêt.

10 Les lectures parallèles que font Berth et Sorel de Pascal et de son siècle s'inscrivent dans un système d'appréciations philosophiques où se mêlent d'autres auteurs et d'autres thèses. Le tout doit converger vers une condamnation du monde moderne. L'éloge du classicisme chez Sorel le conduit assez naturellement à revenir sur la querelle des Anciens et des Modernes avec un préjugé favorable pour les premiers. Comme il joue Pascal contre Descartes, il oppose le XVIIIe siècle au précédent, pour lequel il professe la plus vive admiration, louant ici « la grande intelligence analytique » de « tous les hommes du XVIIe siècle »27, dénonçant ailleurs la décadence morale qui l'affecta dans ses quinze dernières années, au moment même où les idéologies du progrès faisaient leur première apparition28. Sorel remarque d'ailleurs, avant sa rupture avec Péguy, quand il partage encore avec ce dernier une espèce de vie intellectuelle commune, que parmi ceux qui admirent le plus la prose du gérant des Cahiers de la Quinzaine, nombreux sont ceux qui apprécient les classiques du XVIIe siècle29. À l'inverse, le XVIIIe siècle se présente comme celui où triomphe Descartes, le siècle durant lequel Pascal connut sa plus cuisante défaite. Il marque la naissance de la « petite science » et du rationalisme étroit contre lequel Sorel ne cesse de batailler. Siècle abominablement bourgeois asseyant une hégémonie française qui n'était autre qu'une domination culturelle de classe : Cette hégémonie française – écrit Berth en écho à Sorel – ne fut qu'une hégémonie bourgeoise30. 11 L'annonce répétée d'une victoire de Pascal, aux accents quelque peu vengeurs, d'ailleurs reprise par Berth qui intitule la conclusion des Méfaits des Intellectuels, « La victoire de Pascal », permet de promouvoir des philosophies susceptibles de contrecarrer le scientisme et la philosophie dominante, au moins celle qui s'exprime dans l'Université de la République officielle, tout à la fois adossée sur le positivisme et le néo-kantisme31. Nous avons vu chez Berth l'association de Pascal à Proudhon. Sorel l'avait déjà suggérée. Dans la lettre citée que Berth adresse à Édouard Droz, il s'exprime clairement sur ce sujet :

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Il n'y a qu'un homme que je mette au rang de Pascal, et peut-être encore au-dessus, c'est Proudhon. Proudhon au XIXE siècle, me paraît un génie aussi extraordinaire, aussi émouvant, aussi tragique que Pascal au XVIIe32 12 Les deux figures sont comparables : solitaires, en butte à l'incompréhension ou à une violente opposition de la part de leurs contemporains, Pascal et Proudhon incarnent tous deux des pensées fortes, difficiles d'accès. Le portrait ainsi tracé pourrait bien être aussi celui de Sorel lui-même. Âpres génies à la morale héroïque, hostiles à l'esprit de compromis, ils fusionnent dans l'âme du classicisme. Leur siècle est le même. La victoire de Pascal n'est qu'une des facettes du retour de Proudhon auquel Sorel participe activement33. D'autres noms suivent qui viennent prolonger, à leur manière, l'œuvre philosophique entreprise par Pascal ; Bergson et William James les premiers, manifestent tous deux le triomphe tardif de Pascal sur Descartes : Je suis persuadé que, dans quinze ou vingt ans, une nouvelle génération, débarrassée, grâce au bergsonisme, des fantômes construits par les philosophies intellectualistes depuis Descartes, n'écoutera plus que les hommes capables de lui expliquer la théorie du mal ; alors on entendra les étudiants crier à leurs maîtres : « Parlez-nous de Pascal »34. 13 La réponse que Sorel adresse à La Grande Revue, dans le cadre de l'enquête lancée auprès de nombreuses personnalités aux fins d'apprécier l'influence exercée par Bergson, va dans le même sens. Pascal tend à devenir, selon Sorel, « le grand directeur du siècle ». Le succès des livres de Bergson « dans l'élite de la société contemporaine » tient surtout aux « orientations pascaliennes » qui la marquent désormais 35. Berth, qui répondit à la même enquête, suit et amplifie, comme à son habitude, les analyses de son maître : De toutes les interprétations qu'on a données de la philosophie de M. Bergson, il n'y en a qu'une, à mon sens, qui vaille, et c'est celle qu'a produite mon maître M. Georges Sorel, en disant que la vraie portée du bergsonisme était religieuse et mystique et qu'il fallait apparenter M. Bergson à Pascal. Voici Pascal engagé dans le combat antimoderniste, les modernistes accusés de ne défendre qu'un rationalisme plat et niais, direct héritier du scientisme de Descartes36. 14 Croiser Blaise Pascal et Georges Sorel, séparés par deux siècles et demi, n'est pas supposer l'existence de je ne sais quelle tradition pascalienne au sein du mouvement ouvrier dont Georges Sorel serait le premier vecteur. La démarche vise plutôt à mettre en évidence des pratiques intellectuelles. Sorel a besoin de Pascal et d'un siècle sur lequel il fonde une critique circonstanciée. Il les mobilise à des fins bien singulières comme si, en leur sein, se trouvait disponible tout un stock de réactions, d'analyses et de figures, qui l'armait efficacement. Le recours à Pascal surgit en effet à un moment bien particulier de l'histoire intellectuelle de Sorel. Son pascalisme, si j'ose dire, fut beaucoup plus fugitif que son marxisme37 et les références à l'auteur des Pensées infiniment moins nombreuses que celles renvoyant à Bergson, à James ou à Proudhon38, qui partagèrent pourtant le « moment Pascal », tout en étant beaucoup plus polyvalents que ce dernier. C'est donc dans ce cadre historique, et dans celui-là seulement, qu'il est pertinent d'analyser une telle rencontre. Toute autre démarche qui insisterait sur la filiation ou la constante d'une composante pascalienne chez Sorel abuserait du rôle de Pascal dans la pensée de celui-ci.

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NOTES

1. Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, Au nom de la Patrie. Les Intellectuels et la Première Guerre mondiale, 1910-1919, Paris, La Découverte, 1996, chapitre I er : « Au temps d'Agathon », p. 11-57. 2. Cité dans Michel Charzat (dir), Georges Sorel, Paris, Éditions de l'Herne, « Cahier de l'Herne », 1986, p. 267. 3. Lettre de Georges Sorel à Édouard Droz (19 juin 1908), Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 10, 1992, p. 140. 4. Georges Sorel, « Dio Ritoma », Il resto del Carlino, 13 octobre 1910. 5. Lettre de Georges Sorel à Jean Bourdeau (31 octobre 1911), Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 14, 1996, p. 193. 6. Lettre de Georges Sorel à Jean Bourdeau (7 mai 1913), ibid., p. 216. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Lettre de Georges Sorel à Édouard Berth (3 avril 1912), Cahiers Georges Sorel, 5, 1987, p. 181. 10. Lettre d'Édouard Berth à Édouard Droz (25 mai 1914), Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 10, 1992, p. 160. 11. Lettre de Georges Sorel à Jean Bourdeau (20 avril 1917), Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 15, 1997, p. 184. 12. Georges Sorel, Les Illusions du Progrès, Paris, Marcel Rivière, 1908, réed. Slatkine, 1981, p. 12. 13. Id., « Lettre à Daniel Halévy (15 juillet 1907) » dans Réflexions sur la Violence, Paris, Pages Libres, 1908, rééd. Slatkine, 1981, p. 89. 14. Id., Les Illusions du Progrès, op. cit., p. 49. 15. Ibid., p. 42-43. 16. Charles Demange, « Commentaires sur Le Discours sur les passions de l'Amour de Pascal », L'Indépendance, 1er avril 1912. 17. Cité par Jeremy Jennings, « La philosophie de la science » in Michel Charzat (dir.), Georges Sorel, op. cit., p. 18. 18. Lettre d'Édouard Berth à Édouard Droz (25 mai 1914), op. cit., p. 159. 19. Georges Sorel, Les Illusions du Progrès, op. cit., p. 44. 20. Ibid., p. 47. 21. Lettre de Georges Sorel à Jean Bourdeau (2 novembre 1913), Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 15, 1997, p. 137. 22. Georges Sorel, Les Illusions du Progrès, op. cit., p. 41. 23. Édouard Berth, Les Méfaits des Intellectuels, Paris, Marcel Rivière, 1914, p. 289. 24. Ibid. 25. Patrice Rolland, « L'enjeu du droit », in Michel Charzat, Georges Sorel, op. cit., p. 28-47. 26. Georges Sorel, préface à Édouard Berth, Les Méfaits des intellectuels, op. cit., p. XXXI. 27. Lettre de Georges Sorel à Édouard Berth (3 avril 1912), op. cit. 28. Georges Sorel, Les Illusions du progrès, op. cit., p. 17. 29. Lettre de Georges Sorel à Giuseppe Prezzolini (14 janvier 1910) dans Diana Rüesch e Bruno Somalvico (a duradi), La Voce e l'Europa. Il movimento fiorentino de La Voce : dall'identità culturale italiana all'identità culturale europea, s.l.n.d., p. 625. 30. Édouard Berth, Les Derniers Aspects du socialisme, Paris, Marcel Rivière, 1908, éd. 1923, p. 22. 31. Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Éditions de minuit, 1988. 32. Lettre de Georges Sorel à Édouard Droz (25 mai 1914), op. cit., p. 160. 33. Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, « Proudhon, l'Éternel retour », 10, 1992.

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34. Georges Sorel, préface à Édouard Berth, Les Méfaits des intellectuels, op. cit., p. XXXVII. 35. Id., Lettre réponse à l'enquête, « M. Henri Bergson et l'influence de sa pensée sur la sensibilité contemporaine », La Grande Revue, 84, 10 mars 1914, p. 117. 36. Édouard Berth, ibid., p. 120. Je remercie Michel Prat d'avoir attiré mon attention sur ces deux textes. 37. Shlomo Sand, L'Illusion du politique. Georges Sorel et le débat intellectuel 1900, Paris, La Découverte, 1985. 38. Patrice Rolland, « La référence proudhonienne chez Georges Sorel », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 7, 1989, p. 127-161.

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Le XVIIe siècle comme enjeu philosophique et littéraire au début du XIXe siècle

Jean-Luc Chappey

1 Telle est la première phrase du Tableau annuel de la littérature publié en 1801 par Jean- Marie-Bernard Clément, l'un des porte-parole du parti très actif des admirateurs du XVIIe siècle sous le Consulat. Les périodes consulaire et impériale marquent incontestablement un moment essentiel dans la construction de la vision du XVIIe siècle, moment où s'imposent des figures, des systèmes de représentation et d'interprétation qui se renforceront par la suite. Durant ces années 1800-1815, le Grand Siècle, et plus précisément sa littérature, sont à la mode. Notons ainsi que l'un des best-sellers de l'année 1808 n'est autre qu'une réédition des œuvres de Racine avec des commentaires de Geoffroy et Laharpe2. Les raisons du succès de ce « retour au XVIIe siècle », étudiées par exemple par Paul Bénichou3 sont assez bien connues. Dans un moment de lutte politique violente où s'affrontent les partisans de l'héritage révolutionnaire et républicain et leurs adversaires – catholiques et royalistes –, ces derniers utilisent le XVIIe siècle comme un contre-modèle servant de cheval de bataille contre les Lumières et ceux qui, à l'instar des Idéologues, s'en proclament alors les héritiers. Cette instrumentalisation de l'héritage du Grand Siècle comme pilier de l'offensive menée contre les Lumières, n'est pas une nouveauté. Dans un ouvrage récent, Les Ennemis des Philosophes4, Didier Masseau montre comment le XVIIe siècle a été mobilisé dans les luttes littéraires et philosophiques qui ont opposé les Encyclopédistes à leurs adversaires à partir des années 1740. Or, à la différence des « anti-philosophes » du XVIIIe siècle, les nouveaux parangons du Grand Siècle se dotent, sous le Consulat et l'Empire, de moyens de lutte très efficaces qui leur permettent, d'une part, de donner une cohérence au groupe qu'ils forment et aux idées qu'ils défendent, et d'autre part, d'imposer le XVIIe siècle comme référence dominante auprès de l'opinion publique et des autorités publiques. Si l'on ne peut pas parler d'un véritable « parti » – au sens contemporain – des défenseurs du Grand Siècle, ces derniers profitent de la mise en place du régime consulaire pour se doter des instruments nécessaires à la formalisation

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de leurs discours. À travers les journaux (le Journal des débats des frères Bertin ; le Mercure de France qui renaît en juin 1800…) et les maisons d'édition (celle de Leclère par exemple), se constitue une véritable nébuleuse de pamphlétaires, de publicistes et de théoriciens, qui, par le jeu de l'intertextualité, crée progressivement un espace de discours collectifs et de prises de positions communes qui dessinent les frontières d'un « camp » organisé et visible dans l'espace intellectuel. Bénéficiant de la protection de personnalités politiques, comme Lucien Bonaparte autour duquel ils se regroupent, les partisans du XVIIe siècle sont parvenus, dans le théâtre, l'édition et surtout la presse, à mettre en place une véritable campagne de « promotion médiatique » du Grand Siècle. Chargé officiellement de la direction de l'instruction publique et de l'esprit public, Pierre-Louis Roederer avait pris la mesure de cette force nouvelle constituée, dans le champ intellectuel, par ces « journaux quotidiens, institution toute nouvelle, inconnue au siècle de Louis XIV »5. Roederer bénéficiait alors d'une statistique (aujourd'hui encore inédite) des journaux, effectuée par le service des postes qui montre clairement que les journaux ayant le plus grand nombre d'abonnés à Paris comme en province sont ceux qui regroupent les défenseurs du XVIIe siècle : le Publiciste, le Journal des Débats et la Gazette de France regroupent près de 15 000 abonnés en province contre seulement 2 500 pour la Décade philosophique, le Journal de Paris et la Clef du Cabinet des souverains, journaux contrôlés par les « héritiers des Lumières »6. Sous la Restauration, Chateaubriand évoquera le rôle de ces publicistes, occasion ici d'évoquer les noms de ces principaux partisans du XVIIe siècle : Lorsque la France, fatiguée de l'anarchie, chercha le repos dans le despotisme, il se forma une espèce de ligue des hommes de talent pour nous ramener, par les saines doctrines littéraires, aux doctrines conservatrices de la société : MM. De la Harpe, de Fontanes, de Bonald, M. l'abbé de Vauxcelles, M. Guérau de Mucy, écrivaient dans le Mercure ; MM. Dussault, Féletz, Fievée, Saint-Victor, Boissonnade, Geoffroy, M. l'abbé de Boulogne, combattaient dans le Journal des Débats7. 2 Face à cette offensive, les défenseurs du siècle des Lumières participent eux-mêmes à l'actualité et à la visibilité du XVIIe siècle sous le Consulat et l'Empire. C'est ainsi, pour en donner une vision critique, qu'un certain Grouvelle édite, en 1807, le texte connu depuis sous le titre des Mémoires de Louis XIV. Rapidement, le Grand Siècle cristallise ainsi les conflits qui rythment les débats sur le terrain intellectuel, mais aussi politique, religieux, économique. Je me suis particulièrement interrogé sur les enjeux de cette construction et de cette valorisation du modèle du Grand Siècle en cherchant à comprendre pourquoi et comment l'utilisation d'une certaine vision construite du XVIIe siècle pouvait s'inscrire dans les débats et les conflits qui traversaient l'espace intellectuel du Consulat et de l'Empire et, ainsi, devenir un objet d'étude privilégié pour comprendre les transformations de cet espace durant cette période. Deux thèmes principaux guideront cette étude : le premier renvoie à la question concernant la position et à la fonction de la littérature au sein de l'ordre général des savoirs ; le second a pour objet le problème posé par la position sociale de l'homme de lettres, par les formes de sociabilité littéraire, mais aussi par les rapports de la « République des lettres » face à l'État consulaire et impérial.

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« L'invention du XVIIe siècle » et la lutte pour la prééminence des lettres

3 En 1801, dans un compte rendu de Jean-Jacques Dussault consacré à la réédition des Lettres de Madame de Sévigné par l'abbé Bourlet de Vauxcelles, l'auteur constate qu'on est […] tenté de croire qu'il existe aujourd'hui entre les gens de bien et les meilleurs esprits, une espèce d'émulation pour reproduire les ouvrages du Grand Siècle, pour réhabiliter ces écrivains qu'une orgueilleuse philosophie a voulu dégrader […]. L'auteur poursuit en ajoutant que cette émulation est […] le seul moyen de nous consoler de la stérilité actuelle de notre littérature, et même de la féconder de nouveau […] c'est en apprenant à goûter, à chérir les ouvrages du siècle de Louis XIV, que nous pourrons aspirer encore à la gloire des lettres8. Cet extrait est loin d'être original. Il s'inscrit dans le thème bien connu de cette « décadence » des lettres qui, ayant été portées « au plus haut point de perfection »9 durant le siècle de Louis XIV, se seraient irrémédiablement dégradées durant le XVIIIe siècle et la Révolution. Certes, si nous sommes ici dans le cadre de la polémique, il faut reconnaître qu'en 1801 le statut de la littérature peut justifier, chez certains, cette nostalgie du Grand Siècle. Durant la Révolution et, plus précisément, durant la période directoriale (1795-1799), le statut de la littérature, comme de la philosophie, s'est profondément modifié, devenant en quelque sorte les branches secondaires des domaines scientifiques que sont la médecine et l'histoire naturelle. Pour comprendre pourquoi la littérature, et plus généralement les domaines de production intellectuelle qui touche selon le terme de l'époque au « moral » de l'homme, ont perdu leur prééminence face aux sciences, il faut se souvenir qu'aux lendemains immédiats de la Terreur, une question essentielle va être posée : comment continuer à penser et à écrire après une période pendant laquelle la Raison semble être devenue folle ? Les thermidoriens qui, après Robespierre, s'interrogent sur les conditions de la mise en place d'une nouvelle République susceptible de stabiliser et de « terminer » la Révolution, se méfient de ces philosophes et littérateurs qui, pour n'avoir su poser les bornes et les freins aux dérives de la Raison, ont laissé se mettre en place le règne de la barbarie et de la violence. S'il ne s'agit pas pour ces révolutionnaires de condamner sans détour la philosophie et la littérature, il leur faut désormais trouver les garanties – institutionnelles et épistémologiques – susceptibles de maintenir ces productions intellectuelles dans le cadre strict du service de la République. 4 La recherche de ces garanties justifie la mise en place de ce qu'on appelle l'Idéologie qui, à travers ces deux représentants les plus éminents, Cabanis et Destutt de Tracy, fournit une réponse épistémologique, institutionnelle et politique à la question posée par le statut problématique du travail littéraire et philosophique. À travers le paradigme des « rapports du physique et du moral » selon lequel le moral de l'homme, ses pensées, ses passions, dépendent directement de son organisation physiologique – le « cerveau sécrète les pensées » –, les Idéologues mettent en place les fondements d'une nouvelle légitimation des productions littéraires et philosophiques, mais ils les placent, au sein de l'ordre des savoirs, dans des positions secondaires face aux sciences médicales et naturelles. Désormais, on ne peut être écrivain ou philosophe qu'à condition d'être physiologiste ou naturaliste. Ceci n'est pas un vain mot, car selon les nouvelles normes littéraires, l'écrivain, le philosophe (mais aussi l'artiste) sont appelés

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à écrire à partir d'un système de règles qui normalisent la production scientifique. L'observation et l'analyse, normes de validité des travaux des médecins et des naturalistes, sont ainsi érigées en normes du travail littéraire et philosophique. Parce que ces productions touchent au moral de l'homme, et que l'étude du moral de l'homme doit s'appuyer sur l'étude de son organisation physique, c'est désormais vers la physiologie ou l'anatomie comparée que les gens de lettres doivent se tourner : pour bien écrire, il faut prendre modèle sur les descriptions des médecins ou des naturalistes. Cette relation subalterne des productions de l'esprit aux disciplines scientifiques se marque également dans la construction institutionnelle de l'espace intellectuel. Loin de marquer un « retour » aux anciennes académies, la création de l'Institut national en 1795 constitue une réelle rupture. Pour dire vite, l'organisation de l'Institut national renforcer la prééminence des sciences sur les lettres et, selon le modèle d'une « Encyclopédie vivante » qui doit assurer l'homogénéité de la communauté intellectuelle aux dépens des « corps » qui prévalaient sous l'Ancien Régime, fait totalement disparaître toute forme d'indépendance ou d'autonomie d'une communauté de gens de lettres. Condamnant les « flatteries » et les « flagorneries » des hommes de lettres de l'Ancien Régime, les républicains du Directoire cherchent désormais à les mobiliser dans une mission d'utilité, celle d'instruire et d'éduquer le peuple afin de renforcer la République10. À partir de la mise en place du Consulat en novembre 1799, le recours au XVIIe siècle devient un outil pour lutter contre ce modèle d'organisation épistémologique et institutionnelle des savoirs. Il s'agit en un mot de redonner une spécificité à la littérature et à l'écrivain et en revendiquer la prééminence sur les sciences.

5 Pour marquer l'originalité de l'écrivain face au savant, il s'agit d'abord de revendiquer une forme de technicité propre à la littérature. L'écrivain doit occuper une place à part, celle d'un spécialiste du « langage », plus précisément du « beau langage ». N'oublions pas que l'homme de lettres a perdu, entre 1795 et 1803, le contrôle qu'il exerçait sous l'Ancien Régime sur les normes de la langue française. Ainsi, entre 1798 et 1801, la Commission chargée de continuer le Dictionnaire de l'Académie française est composée à part égale de scientifiques (comme le naturaliste Lacepède) et de littéraires. Pour ces derniers, il faut désormais lutter pour affirmer la distinction du statut des lettres. Plus précisément, il s'agit de construire un territoire spécifique (le travail sur le style) et de revendiquer une position d'autorité sur le contrôle de la langue. C'est là que l'on comprend les enjeux qui peuvent entourer la « redécouverte » d'auteurs comme Voiture ou Balzac qui sont présentés dans de nombreux articles comme les pères du « génie de la langue française ». Le choix porté à ces auteurs et au genre de l'éloquence n'est pas gratuit. Il s'agit de présenter ces auteurs, et en particulier Balzac, « beaucoup trop négligé par les jeunes gens qui se destinent à l'éloquence », comme un auteur, certes très laborieux « qui eut le malheur de n'exercer son talent que sur des sujets peu intéressants », mais qui, par sa compétence de technicien de la langue, a su « donner à l'éloquence cette noblesse et cette dignité qui doivent la caractériser »11. À travers la redécouverte d'un Balzac, et la valorisation de genres particuliers comme l'éloquence et la correspondance (des lettres de Balzac sont aussi publiées dans un recueil en 1802), c'est la compétence littéraire, fruit d'un travail et d'une technique propre à l'homme de lettres, qui est ici affirmée. Comme le souligne Bonald : Au siècle de Louis XIV, il y avait eu des orateurs, des philosophes, des poètes même, qui en même temps qu'ils étaient littérateurs, possédaient la science des objets qu'ils traitaient12.

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6 Le « travail », la « rigueur », « l'austérité » de l'homme de lettres sont en effet autant de valeurs qui caractérisent les portraits des auteurs du XVIIe siècle 13, valeurs toujours opposées à la « frivolité » du XVIIe siècle, mais qui servent surtout à valoriser la position de l'homme de lettres face aux « savants ». En choisissant des figures du Grand Siècle qui sont présentées comme de véritables techniciens de la langue, il s'agit en effet de construire un système de représentations du travail littéraire susceptible de concurrencer le système dominant à partir duquel le travail scientifique est fortement valorisé. Le XVIIe siècle sert ainsi de modèle méthodologique propre à valoriser le travail littéraire, et progressivement à montrer la supériorité des lettres sur les sciences. En 1807, un collaborateur du Spectateur français n'hésite pas à affirmer qu'il « est une sorte d'avantage attaché à la médiocrité dans les sciences ».

7 Mais revendiquer une compétence particulière de l'écrivain ne suffit pas. Il faut encore marquer l'autonomie complète et totale de l'objet même de la littérature et de la philosophie. À partir de 1800, le paradigme des « rapports du physique et du moral » est attaqué. Pour les adversaires de ce système, il s'agit de montrer que si l'homme est composé de deux substances qui ont des influences l'une sur l'autre, il ne saurait être question de réduire totalement le moral au physique. Derrière cette querelle, les enjeux sont clairs : si la science ne peut réduire l'homme aux lois physiques et physiologiques, alors la littérature et la philosophie doivent prendre en charge le domaine qui, défini sous les notions « d'âme », de « cœur » ou « d'esprit », n'est pas réductible au « physique ». La prétention idéologique et scientifique est ainsi attaquée, comme l'illustre cette harangue du professeur d'éloquence au Prytanée de Paris en 1803 : Malgré ton orgueil, ta science parfaite du corps humain t'assimile pour me servir de la comparaison un peu familière d'un savant mathématicien, à ces officiers si communs de Paris, qui connaissent parfaitement le nom de toutes les rues, le numéro de toutes les maisons, mais qui ne savent pas ce qui s'y passe14. 8 Si une partie de l'homme – le champ des « sensations » – reste du côté de la science, un autre – celui des « sentiments » – doit désormais être pris en charge par les écrivains et les philosophes. On comprend ainsi « l'alliance » qui s'est mise en place, dès le Directoire, et s'est renforcée par la suite entre les hommes de lettres et les acteurs de la reconquête catholique, alliance qui comme l'a montré Bénichou, a aboutit à la valorisation de la figure du poète15. Non que tous les hommes de lettres se convertissent alors à la religion catholique. Mais ce rapprochement avec la religion devient un moyen particulièrement efficace pour revendiquer une « autonomie » épistémologique de la littérature dans l'ordre des productions intellectuelles. À partir de ce rapprochement avec la religion et de la valorisation du dualisme de la nature humaine (l'homo duplex) contre le système sensualiste de Condillac et les théories vitalistes de l'École de Montpellier, l'écrivain et le philosophe retrouvent un territoire spécifique (le sentiment, le cœur, l'âme) face au savant. L'ouvrage publié en 1801 par Pierre-Simon Ballanche, De la Littérature considérée dans ses rapports avec la littérature et les arts, est particulièrement important pour comprendre la rupture qui s'effectue à ce moment et qui est renforcée l'année suivante par la publication du Génie du Christianisme. Le XVIIe siècle considéré comme « le grand siècle chrétien » devient dans cette perspective la référence idéale.

9 C'est d'abord vers les femmes et le genre épistolaire du XVIIe siècle (Mmes de Sévigné, de Grignan, de Simiane, de Maintenon), que sont recherchés les modèles de cette littérature du « goût », du « sentiment » et du « cœur »16. C'est ensuite vers les

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philosophes du XVIIe siècle qui allient la raison à la religion que se tournent les adversaires du paradigme des « rapports du physique et du moral ». Fénelon est ainsi mobilisé contre les théories sensualistes qui mettent l'accent sur les rapports du physique et du moral17. À travers cette réappropriation d'un territoire, le sentiment ou l'âme, où l'on voit se mettre en place la distinction entre la littérature d'idées (qui s'adresse à l'esprit) et la littérature d'imagination ou de sensibilité18, la littérature et la philosophie acquièrent une fonction véritablement morale : ce sont elles qui doivent prendre en charge l'éducation morale, non en s'adressant seulement à la raison, mais en s'adressant au cœur par le biais du plaisir qu'elles doivent faire naître. Au moment où est signé le Concordat et où l'Église récupère une partie de ses prérogatives, l'homme de lettres est ainsi appelé à une nouvelle mission pédagogique qui doit combler un vide ouvert par la prééminence accordée aux sciences accusées d'avoir desséché l'homme et d'avoir dégradé la société. En introduisant la figure de l'écrivain « sacré », intermédiaire entre les hommes et Dieu, Chateaubriand ne fait qu'affirmer davantage cette nouvelle posture prééminente de l'homme de lettres. 10 En 1803, Bonaparte supprime l'Institut national et le projet idéologique de « l'Encyclopédie vivante »19. Les académies sont reconstituées, cette fois sur le modèle des académies d'Ancien Régime. Signe des temps, des anciens membres de l'Académie française, tel l'abbé Morellet, reprennent leur place dans la nouvelle institution qui marque en partie la victoire des partisans du XVIIe siècle. En partie seulement, car leur offensive ne s'arrête pas, au contraire, elle s'amplifie. D'autres enjeux apparaissent durant cette période (1803-1810) qui voit s'affronter le camp des « philosophes », qui revendiquent le statut d'héritiers du XVIIIe siècle, et le camp des écrivains qui s'érigent en défenseurs du XVIIe siècle.

La bataille des « héritiers » : XVIIe vs XVIIIe siècle

11 L'alliance qui s'est constituée sous le Directoire et dans les premières années du Consulat, entre les « philosophes » et les « écrivains » est souvent méconnue, en dépit du rôle qu'elle a joué dans la « défaite » des Idéologues. Parmi ces philosophes, héritiers des Lumières, mais néanmoins adversaires des Idéologues, on peut citer les noms de Morellet, Roederer, Degérando, Dupont de Nemours ou Suard, personnalités souvent difficilement classables sous les étiquettes traditionnelles, que Bénichou rassemble sous le titre de « libéraux ». Pour ces derniers, comme pour les écrivains, il s'agissait de redonner une place spécifique au sein de l'organisation épistémologique et institutionnelle des savoirs aux productions de l'esprit, la littérature et la philosophie. Les uns et les autres portent également le même jugement sur l'épidémie20 qui semble caractériser le monde des lettres. La profusion d'une « foule d'écrivains sans talent, mais prétendant au titre d'hommes de lettres » ou qui, « avec des talents réels, croyant voir leur ambition justifiée par quelques exemplaires, n'ont considéré les travaux littéraires que comme un moyen de parvenir »21 aurait provoqué la dégradation de la littérature et serait la cause de désordres politiques, sociaux, économiques et moraux. La reconstitution d'une « oligarchie des lettres »22 – sur le modèle de l'Académie française – rassemble dès 1800 les membres des deux camps. Or, à partir de 1803-1804, l'alliance entre les écrivains et les philosophes explose complètement pour aboutir à un conflit particulièrement violent entre les héritiers du XVIIe et ceux du XVIIe siècle. Cette division peut être interprétée comme la seconde étape d'un processus, commencé dès

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1800, d'autonomisation épistémologique de la littérature. Après avoir marqué une distinction entre les sciences et la littérature, il s'agit désormais de revendiquer une nette distinction entre la littérature et la philosophie. À l'image de ce qui se produit au sein des savoirs scientifiques, un véritable processus de spécialisation est à l'œuvre dans le monde des lettres, processus qui aboutit à la revendication d'une distinction tranchée entre la littérature et la philosophie. Au-delà des attaques violentes portées par les écrivains contre les « prétentions » des philosophes à s'ériger en nouveau « guides de l'opinion publique »23, le combat se porte principalement sur la volonté de distinguer nettement le terrain littéraire du terrain philosophique. Progressivement les écrivains tracent les frontières des champs de compétences et de productions spécifiques qui ne pourraient subir d'intrusion des philosophes. C'est sur le problème de la critique que le combat s'engage. Dès 1801, le « philosophe » Morellet serait, selon Dussault, « sorti de son genre » lorsqu'il a critiqué l'Atala de Chateaubriand : Lorsque M. Morellet s'escrimait avec l'auteur des Annales politiques et littéraires, il était là sur son terrain : c'était sur des matières de morale, de politique, de philosophie que roulaient toutes les disputes […]. Mais quand il s'agit de juger du style, ce même esprit géométrique peut égarer beaucoup ; c'est dans cette partie que commence et s'établit véritablement le domaine du goût […] c'est-à-dire, la littérature24. Dans ce combat, les philosophes se retrouvent rapidement dans une position défensive. Ayant à lutter contre une presse particulièrement active, ils sont également victimes du rapprochement sans équivoque qui s'effectue à partir de 1802 entre les écrivains et les catholiques. À partir du moment où les représentants de la religion s'engage du côté de la littérature, ils fragilisent considérablement la position des philosophes dont certains, comme Roederer ou Degérando, cherchent à « réconcilier » la Raison et la Foi. Pris en tenaille entre la science et la littérature dont les représentants tendent à dresser des frontières perméables, le champ d'intervention du philosophe se réduit considérablement. C'est dans ce combat, que la figure du poète et la défense du « beau » style deviennent les armes privilégiées des écrivains. C'est vers le XVIIe siècle encore qu'ils se tournent pour trouver les modèles de cette littérature « pure » et « saine » qui, à l'image de Bossuet, consacre l'alliance de la Religion et des Lettres. La référence au Grand Siècle devient alors le support de la valorisation d'une littérature conforme aux attentes du Prince et susceptible de jouer une fonction d'édification morale et de pédagogie. Le recours au XVIIe siècle a en effet aussi pour objectif de faire valoir le conformisme social et politique des écrivains à un moment où le régime politique évolue vers le césarisme. Contrairement aux philosophes du XVIIIe qui sont accusés d'avoir contribué aux désordres politiques et sociaux, se tourner vers les auteurs du XVIIe siècle est un moyen efficace d'offrir les preuves d'allégeance au régime. Les enjeux sont ici loin d'être théoriques. Derrière la « guerre » que se livrent les écrivains et les philosophes se dessinent deux visions opposées des rapports entre l'État et le monde des lettres. Si les représentants des deux camps soutiennent le renforcement du pouvoir exécutif et la mise en place du régime impérial, leurs positions se distinguent nettement quant à l'intervention de l'État dans l'espace intellectuel. 12 On peut replacer ici le débat que suscite le concours proposé par la seconde classe de l'Institut en 1805 sur « l'indépendance de l'homme de lettres » et le texte bien connu de Bonald25. Pour ce dernier, c'est lorsque les hommes de lettres se sont détournés des cours royales et princières pour se rapprocher des « capitalistes » et du monde des affaires, qu'ils ont commencé à constituer un danger pour l'ordre social et politique.

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Plus encore, c'est parce qu'il y a eu une fusion des élites intellectuelles et financières au sein des salons du XVIIIe siècle que s'est constituée une « intelligentsia » susceptible de contrôler l'opinion publique et de bouleverser l'ordre social. L'opposition entre héritiers du XVIIe et du XVIIIe siècle est ici cruciale et ses enjeux sont autant intellectuels que politiques. Il faut se rappeler que c'est le modèle de la sociabilité des salons du XVIIIe siècle que défend un Roederer dans un texte important dont le sous-titre est « Théorie de l'opinion publique ». Pour Roederer, l'opinion publique est fabriquée par une élite mixte – constituée par les « financiers » d'un côté, et les « classes cultivées » de l'autre – Pour Roederer, c'est au sein de cette élite mixte que doivent se mettre en place les conditions de fonctionnement du monde des lettres. À l'image du XVIIIe siècle, les « salons » doivent former ce public, organe de consécration de la légitimité littéraire et philosophique. Plus encore, c'est de cette alliance entre les « financiers » et les hommes de lettres que doivent être mises en place les règles de fonctionnement matériel du marché des biens de productions intellectuelles. Le problème des questions financières et économiques dans la définition du statut de l'homme de lettres est ici fondamental. À une époque où le marché du livre et de l'édition connaît des difficultés, aboutissant même à une crise profonde entre 1802 et 1805, la question de « l'indépendance » de l'homme de lettres est loin d'être abstraite.

13 Que ce soit du côté des philosophes ou des écrivains, tous s'accordent pour porter un diagnostic particulièrement négatif sur le fonctionnement social du monde des lettres. Les critiques vives portées contre les « petits littérateurs » ou contre les libraires qui privilégient leurs intérêts commerciaux soulignent un mouvement général favorable à un retour à l'ordre. La question est de savoir comment ce retour à l'ordre est possible et quels doivent en être les instruments. Sur ce point, les positions des héritiers du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle divergent complètement. Pour les premiers, il faut reconstituer les formes hiérarchisées et mécèniques du XVIIe siècle ; pour les seconds, il s'agit de trouver les conditions de rétablir l'ordre dans le monde des auteurs et des livres en privilégiant l'initiative privée et les règles du marché économique. En 1799, Roederer prend position dans le débat sur une hausse possible du prix du timbre, mesure susceptible de lutter contre les contrefaçons d'ouvrages. Dans sa « Lettre d'un Bibliophile » publié dans le Journal de Paris, il insiste sur le fait qu'il est possible de créer les conditions d'une organisation autonome du monde des auteurs et du marché des livres en recourant à l'initiative privée : Dans un temps d'aisance et de crédit, une association libre d'auteurs, de libraires et de capitalistes, qui sauraient indemniser à propos les écrivains et se chargeraient de leurs livres, pourrait faire merveilleusement et très fructueusement pour les associés eux-mêmes, la police de la librairie à l'égard des contrefaçons26. 14 Pour un Degérando, un Roederer, un Morellet ou un Suard, cette élite27 dont ils recherchent le modèle dans les salons du XVIIIe siècle doit donc jouer un rôle fondamental, non seulement dans l'espace intellectuel, mais aussi dans l'espace politique : c'est elle qui doit « éclairer » l'opinion publique et jouer une fonction de contre-pouvoir face au pouvoir exécutif. À l'inverse, ceux qui sont favorables à une monarchisation des rapports entre l'État et l'espace intellectuel dénoncent cette « mission » politique de l'homme de lettres, ces rencontres entre gens du monde et les sophistes qui se disaient gens de lettres28 et considèrent que la seule « liberté » et « indépendance » de l'homme de lettres doit être recherchée du côté de la relation mécènique qui le lie exclusivement à l'État. Contre le modèle prôné par la fusion des « élites », ils mettent en place une représentation sacralisée de l'homme de lettres. Au

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modèle de la sociabilité du XVIIIe siècle est opposé un modèle de sociabilité « littéraire », fondé sur le bon ton, la galanterie, la politesse. On insiste sur l'individu (opposé au groupe) dont le « génie » ne peut véritablement se révéler que dans la méditation et l'isolement29. Enfin, contre le rapport établi entre l'homme de lettres et les « capitalistes », ils valorisent la relation privilégiée entre l'écrivain et l'Empereur. On assiste ainsi, à travers la valorisation de l'héritage du XVIIe siècle, à une défense et illustration du système des pensions et à une valorisation du mécénat comme mode d'honorabilité et de consécration littéraire. Dans cette perspective, sont justifiées les pratiques de flatterie et de flagornerie. Souvent qualifié d'auteur « ampoulé », Balzac est ainsi excusé car : […] s'il est tombé si souvent dans l'enflure et l'affectation, c'était pour plaire aux personnes auxquelles il écrivait30. 15 C'est à cette politique de pension que se range progressivement l'Empereur. Politique qui, à partir de 1805, accentue les distinctions sociales au sein de l'espace intellectuel et transforme en profondeur le fonctionnement du monde des lettres.

16 Depuis 1789, les pensions n'ont cessé d'être accordées par les autorités publiques bien que, jusqu'en 1805, nous ne sachions pas en estimer le montant ni en connaître les bénéficiaires. Ce n'est en effet qu'à partir de 1805 que nous avons pu consulter, dans les archives de la Secrétairerie impériale, les listes des bénéficiaires et le montant des sommes qui leur sont accordées31. À la lecture de ces listes, une évidence s'impose : les hommes de lettres qui bénéficient des plus fortes pensions, sont aussi ceux qui appartiennent aux grandes institutions de savoirs ou à l'administration. Or, à partir de 1805, ces inégalités ne vont cesser de s'accroître. Dans ce processus, l'année 1807 semble constituer un véritable tournant marqué, entre autres, par la présentation du « Rapport du ministre de l'Intérieur [Champagny] à l'Empereur sur les moyens d'encourager la culture des lettres ». Ce texte marque incontestablement le succès obtenu par les idées des partisans du retour à l'ordre louis-quatorzien auprès des autorités publiques. Le rapport s'ouvre par un éloge de la littérature du XVIIe siècle qui condamnait déjà le XVIIIe siècle à rester en arrière de celui qui l'avait précédé, et par une critique violente de la secte de l'Encyclopédie [qui] répandit autour des esprits la prétention à l'universalité, l'ambition du succès fragile32. La Révolution est accusée d'avoir accentué la ruine de la littérature en créant un désordre dans le monde de la librairie et de l'imprimerie et en permettant l'entrée au sein du monde des lettres de « petits littérateurs », véritables parvenus « sans talent » : […] une foule d'écrivains sans talent, mais prétendant au titre d'hommes de lettres, en ont dégradé la dignité… [ils] ont inondé le public de productions insignifiantes. D'autres, avec des talents réels, croyant voir leur ambition justifiée par quelques exemplaires, n'ont considéré les nouveaux travaux littéraires que comme un moyen de parvenir33. 17 Pour pallier ces effets « néfastes », l'auteur du rapport propose de reconstituer la « forme monarchique » favorable au développement des arts d'imagination et au perfectionnement du goût. Il s'agit, à travers, entre autres, le projet de la création d'une Commission spéciale chargée d'apprécier les ouvrages d'après leur mérite intrinsèque plutôt que d'après les liaisons de leurs auteurs, de restaurer une police de la littérature grâce à laquelle l'État et un corps d'écrivains choisis sont susceptibles de contrôler les productions littéraires. Bien que l'Empereur prenne ses distances avec certaines des propositions de son ministre34, sa politique menée envers le monde des lettres et des sciences se transforme radicalement. Désormais, les pensions deviennent un moyen de

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contrôle à partir duquel l'Empereur, et l'État, s'érigent en organe exclusif de la consécration intellectuelle. À partir de 1807, nous pouvons dire que l'autorité littéraire (mais aussi scientifique et artistique), repose sur les faveurs de l'État et les bénéfices matériels et symboliques qu'il dispense. Dès 1807, cette évolution inquiète Morellet et les « héritiers des Lumières » : On fait d'ailleurs des pensions et des traitements à beaucoup de gens de lettres avec une grande magnificence. L*** a huit ou dix mille francs de retraite, et on n'en donne guère moins à différents coopérateurs du Mercure qui, comme vous le comprenez bien, ne seront pas payés sur les fonds de ce journal, qui n'a que douze cents souscripteurs. Certes, jamais les lettres n'ont été aussi favorisées, ni au siècle d'Auguste, ni de celui de Léon X, ni par Louis XIV lui-même ; et Dieu veuille que cette grande magnificence ne détourne pas du but qu'on se propose plus qu'elle n'y conduit35. 18 Les raisons de l'adoption par Napoléon de ce modèle monarchique repose moins sur une « ambition personnelle » que sur sa volonté de faire cesser les luttes au sein de l'espace intellectuel, et particulièrement littéraire, et de rétablir l'ordre. Rappelons en effet qu'entre 1804 et 1807, les conflits entre « écrivains » et « philosophes » n'ont cessé de s'exacerber, dans les journaux, mais aussi au sein même de l'Académie française qui n'a pu décerner le prix proposé en 1804 dont l'objet était de dresser un « Tableau littéraire de la France au XVIIIe siècle ». En 1807, le président de l'Académie, Suard, est contraint, face aux violentes attaques qui opposent les « écrivains » et les « philosophes » de préciser que : La plupart de ceux qui ont envoyé des ouvrages au concours ont paru croire qu'en proposant le Tableau […], l'Académie avait eu pour but d'établir un parallèle entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, et même d'élever un de ces siècles au-dessus de l'autre. L'Académie n'a pas eu une telle intention36. Face à un tel désordre, l'Empereur est contraint d'intervenir et érige l'État, aux dépens de l'Institut dont les membres se voient ravaler au statut de simples « consultants », comme la source exclusive de la légitimation littéraire. Dans ces « Observations sur les rapports du ministre de l'Intérieur relativement à l'encouragement des lettres » (avril 1807), l'Empereur précise en effet que : L'Institut n'aura rien à opposer à ce qu'on exige de lui ; il est obligé par son institution à répondre aux demandes que lui fait le ministre de l'Intérieur37. 19 La politique de pensions mise en place à partir de 1807 accélère la polarisation de l'espace intellectuel qui s'inscrit dans le processus de spécialisation et de « professionnalisation ». Bien que le nombre des bénéficiaires augmente38, ceux qui reçoivent le plus, et qui sont érigés en « favoris » du régime impérial, sont aussi ceux qui bénéficient de la plus forte légitimité intellectuelle et institutionnelle.

20 L'offensive menée au nom de la défense du XVIIe siècle est un objet d'étude particulièrement adéquat pour étudier les transformations profondes qui touchent l'espace intellectuel entre 1800 et 1810. Si nous n'avons pas la prétention d'avoir embrassé l'ensemble des problèmes posé par cette question, nous espérons avoir ouvert quelques pistes susceptibles de renouveler les approches traditionnelles. La nécessité de croiser l'histoire des idées à l'histoire sociale et politique nous est encore apparue particulièrement ici. En 1808, la « victoire » des héritiers du Grand Siècle n'est qu'apparente. Le système des pensions qu'ils ont contribué à mettre en place et l'intervention de l'État dans le processus de consécration littéraire se retourne en effet contre eux, aboutissant par exemple à la « rupture » entre Chateaubriand et l'Empereur. De nouvelles tensions apparaissent entre le monde des lettres et l'État,

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tensions qui continueront à jouer durant tout le XIXe siècle. Par la suite, le recours au XVIIe siècle continuera d'être un outil privilégié dans la construction de postures particulières et un objet de lutte au sein du monde littéraire. Là aussi, il faudrait s'interroger sur l'héritage laissé par le Consulat et l'Empire dont la « vision » du XVIIe siècle a fortement influencé les représentations postérieures. Mais ceci est une autre histoire.

NOTES

1. Jean-Marie-Bernard Clément, Tableau annuel de la littérature, Paris, Emery, an IX (1801), t. I, p. I. 2. Arch. nat., Secrétairerie impériale, AF IV 1050, dossier 4 [21]. Selon une note du censeur Barbier du 28 avril 1808, « l'affluence a été si considérable chez l'imprimeur que 600 exemplaires ont été vendus en un jour ». 3. Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain 1750-1830, Paris, Librairie José Corti, 1985, 492 p. 4. Didier Masseau, Les Ennemis des philosophes, Paris, Albin Michel, 2000, 451 p. 5. Pierre-Louis Roederer, « Observations morales et politiques sur les journaux détracteurs du 18 ème siècle », Opuscules, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, an XII (1805), t. III, p. 10. 6. Nomenclature des journaux, ouvrages périodiques et par souscription qui ont été envoyés par la poste pendant le mois de germinal an XI, avec le nombre présumé de leurs abonnés dans les départements, bureau des ouvrages périodiques, archives privées de P.-L. Roederer. Arch. nat., 29 AP 91-52 et 119-. 7. André Cabanis, « Le courant néo-monarchiste sous le Consulat », in Jean Tulard (dir.), La Contre-Révolution. Origines, histoire, postérité, Paris, Perrin, 1990, p. 313-324, p. 314. 8. Jean-Jacques Dussault, « Lettres de Madame de Sévigné par M. l'abbé Bourlet de Vauxcelles » (11 novembre 1801), Annales Littéraires, Paris, Maradan, 1818, t. I, p. 224-225. 9. « De la prééminence des lettres sur les sciences, (mars 1806), Le Spectateur français, 1807, t. IV, p. 231. 10. Ainsi P.-L. Roederer critique ceux qui occultent la fonction sociale de la littérature : « […] les précepteurs de l'art des livres ont dédaigné ce gouvernail de l'esprit populaire ! Leur littérature ne comprend donc pas dans le domaine de la parole ce qui ne sert qu'à l'instruction paisible de la multitude ; elle est donc plus soigneuse de la gloire des orateurs et des poètes, que de l'intérêt des peuples, et des plaisirs de l'esprit que des avantages des mœurs. Nous citons cette littérature vaniteuse devant la philosophie et la république ; qu'elle s'agrandisse par des vues et des travaux vraiment populaires, qu'elle enseigne à faire des livres que le peuple peut lire. » (en particulier, on trouve dans ce texte une valorisation du genre des almanachs), Opuscules, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, t. 1, vendémiaire an VIII, p. 382. 11. Cit. in Charles-Bernard Petitot, « Sur Balzac et sur les premiers progrès de la langue française », Le Spectateur français du 19e siècle, Paris, 1806, t. III, p. 285. La redécouverte de Balzac doit beaucoup à l'ouvrage de Palissot de Montoye, Mémoires pour servir l'histoire de notre littérature depuis François Ier jusqu'à nos jours, 2 vol., Paris, Crapelet, an XI (1803). 12. « Pensées extraites d'une dissertation de M. Louis de Bonald sur les sciences, les lettres et les arts », Le Spectateur français, 1809, t. VI, p. 231. 13. « Une application si sérieuse était le fruit d'une croyance austère : c'est qu'ils savaient que l'homme, condamné au travail de l'esprit, comme aux peines du corps, ne pouvait arracher qu'à

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la sueur de son front, les richesses de cette terre ingrate », « Etes deux écoles de notre littérature », Le Spectateur français, 1806, t. III, p. 436-441. 14. Discours prononcé par Jean-Charles-Julien Luce de Lancival professeur d'éloquence au Prytanée de Paris […] sur cette question : « Par quels moyens les gens de lettres peuvent-ils conserver leur dignité », Paris, Barba, an XI (1803), p. 27. 15. Citons toujours Lancival : « je dirai enfin que, sans les idées religieuses, le système littéraire s'écroule. Si Dieu n'est pas, que devient la poésie dont l'origine est toute céleste, la poésie dont les premiers accents ont salué l'Être suprême, la poésie que l'on a crû ne définir dignement qu'en l'appelant le langage des dieux ? », ibid., p. 24. 16. Notons que c'est aussi vers les femmes que les publicistes et pamphlétaires catholiques se tournent pour mener leur reconquête. La femme érigée en véritable modèle de la morale familiale et domestique devient en effet le support du discours catholique. Le modèle de la femme du XVIIe siècle (qui reste dans la sphère privée et « intime ») s'oppose à celle de la femme du XVIIe siècle qui tient salon et pénètre la sphère publique. 17. « Fénelon avait approfondi une des matières qui ont le plus occupé les écrivains de ces derniers temps, le rapport des deux substances dont l'homme est composé… la dépendance réciproque des pour cela ces deux substances », Jean-Jacques Dussault, « De l'éducation des filles de Fénelon, édition publiée par Bourlet de Vauxcelles » (19 juillet 1801), Annales littéraires, Paris, Maradan, 1818, t. 1, p. 133. 18. Florence Lotterie, « Chateaubriand contre Madame de Staël », Revue des Sciences humaines, 1997, no 247, p. 89-105. 19. Jean-Luc Chappey, « La métaphorisation de l'espace savant après la Révolution », Politix, 1999, no 48, p. 37-69. 20. « Je dirai que […] dans la disposition actuelle des esprits, tout ce qui les excite à jouer un rôle sur le théâtre littéraire, tout ce qui les engage, je ne dis pas à s'instruire, à acquérir des connaissances utiles ou même agréables, mais à vouloir se faire un nom dans la république des lettres, est également préjudiciable à l'intérêt particulier, à l'intérêt public, et même au progrès des sciences et des arts… Cette espèce d'épidémie est en effet très préjudiciable aux particuliers, elle les détourne d'une foule de professions honorables pour s'adonner à une qu'ils déshonorent ; ils courent après la gloire et ils n'atteignent que le ridicule : c'est un malheur lorsque la qualité d'homme de lettres devient un état. », Charles-Marie Féletz, « Sur un ouvrage intitulé : Les réclamations de la littérature en faveur de l'établissement connu en Angleterre sous le nom de Société pour un fonds littéraire, et d'un projet d'un pareil établissement en France », Le Spectateur français, Paris, Librairie de la Société typographique, 1806, t. III, p. 210-211. 21. « Rapport du ministre de l'Intérieur sur les moyens d'encourager la littérature », 21 janvier 1807, Arch. nat., Secrétairerie impériale, AF IV 1289, d. 77, p. 134. 22. Louis-Germain Petitain, « Quelques vues sur ce qu'on appelle la propagation des Lumières et les effets naturels d'une grande multiplication de cette classe d'hommes, dits philosophes, penseurs et gens de lettres », Mémoires d'économie publique, de morale et de politique, P.-L. Roederer (dir.), Paris, Imprimerie du Journal de Paris, t. I, no 5, p. 279-313. 23. « Les maux affreux qu'a produits, dans tous les temps, la licence de quelques écrivains soi- disant philosophes ; les désastres, irréparables peut-être, dont nous venons d'être les témoins et les victimes, ont dû guérir pour longtemps les gens de lettres de la manie d'endoctriner les chefs de l'État, et de la manie, plus funeste encore, d'éclairer les peuples, c'est-à-dire de mettre entre leurs mains un flambeau dont ils ont bientôt fait une torche incendiaire », Discours prononcé par J. Ch. De Lancival, op. cit., p. 23-24. 24. Jean-Jacques Dussault, « Critique d' Atala par André Morellet » (25 mai 1801), Annales littéraires, op. cit., t. I, p. 114. 25. « Ce fut en affectant l'indépendance de l'autorité religieuse que des gens de lettres firent au quinzième siècle une révolution dans la société ; et, de nos jours, des gens de lettres ont fait une

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révolution dans l'État en affectant l'indépendance de toute subordination politique, et en appelant tout pouvoir une usurpation, et toute dépendance, un esclavage… », Louis de Bonald, « De l'indépendance des gens de lettres », (3 juillet 1805), Le Spectateur français, Paris, Librairie de la Société typographique, 1806, t. III, p. 227. 26. Pierre-Louis Roederer, Opuscules, « Lettre d'un bibliophile sur le projet de timbrer les livres », Opuscules, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, vendémiaire an VIII, t. I, p. 227. 27. Pierre-Louis Roederer évoque la possibilité d'émergence de cette « classe intermédiaire » dans ses « Observations morales et politiques sur les journaux détracteurs du 18ème siècle », p. 66 : « encore faudrait-il qu'elle fût peu nombreuse, composée d'hommes dont l'existence comptât de la même époque que le gouvernement ; il faudrait qu'elle fût pour ainsi dire éclose des mêmes circonstances que lui, intéressée comme lui à la destinée des principes et des personnes qui ont contribué à son développement ». 28. « […] ce commerce de contagion devint général ; les auteurs et les lecteurs, dignes les uns des autres, furent ligués ensemble contre le public ; ce public, réduit à un trop petit nombre, perdit de son autorité ; et le vulgaire, usurpateur ignorant, s'empara de son tribunal », Jean-Marie- Bernard Clément, Tableau annuel de la littérature, op. cit., t. I, p. XII-XIII. 29. On peut retrouver certains thèmes propres à cette littérature d'émigration étudiée par Fernand Baldensberger, Le Mouvement des idées dans l'émigration française (1789-1815), Paris, Plon, 1924, t. II, p. 18-22. 30. Charles-Bernard Petitot, « Sur Balzac et sur les premiers progrès de la langue française », Le Spectateur français, 1806, t. III, p. 293. Petitot publie en 1803-1804 un Répertoire du théâtre français ou Recueil des tragédies et comédies restées au théâtre depuis Rotrou, Paris, Perlet, 16 vol. 31. « Dossier relatif aux pensions et secours mutuels accordés à des savants et artistes à partir du 1er vendémiaire an XIII », Arch. nat., Secrétairerie impériale, AF IV 1316 (d. 78-94). 32. « Rapport du ministre de l'Intérieur sur les moyens d'encourager la culture des lettres, 21 janvier 1807 », Arch. nat., Secrétairerie impériale, AF IV 1289 (dossier 77, p. 131-134). 33. Ibid. 34. Annie Jourdan, Napoléon, héros, imperator, mécène, Paris, Aubier, 1998, p. 234-240. 35. Lettres inédites de l'abbé Morellet sur l'histoire politique et littéraire des années 1806 et 1807, Paris, Ladvocat, 1822, 135 p., « Lettre à P.-L. Roederer du 24 août 1807 », p. 88. 36. Cit. in Roland Mortier, Le « Tableau littéraire de la France au XVIIIe siècle ». Un épisode de la « guerre philosophique » à l'Académie française sous l'Empire (1804-1810), Bruxelles, Palais des Académies, 1972, 144 p., p. 9. 37. Arch. nat., Secrétairerie impériale, AF IV 909. 38. En 1807, le nombre des pensionnés est de 144 ; il passe à 194 en 1808. Ces 194 doivent se partager un montant total de 162 000 francs. Voir « Rapport par lequel on propose à S. M. l'Empereur d'accorder des pensions à des hommes de lettres, savants et artistes (2 mars 1808) », Arch. nat., Secrétairerie impériale, AF IV 129 (d. 16, p. 123-130).

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Le « siècle classique » à l'épreuve de la « modernité littéraire »

Branka Sarančič

1 Quelque optimiste – voire prétentieux – que puisse paraître l'intitulé de ma communication, j'accepte le défi et me propose de faire, dans les pages qui suivent, un rapprochement entre deux des plus grands mythes de l'histoire littéraire française : celui du « siècle classique » et celui de la « modernité littéraire ». Leur efficacité idéologique consistant justement à résister à toute tentative de définition intrinsèque, ce n'est surtout pas dans une entreprise de ce genre que je compte m'engager ici. Étant amenée dans mon travail à m'intéresser à l'avènement de ce qu'il est convenu d'appeler le « classicisme moderne »1, tel qu'il a été revendiqué par le jeune groupe de la Nouvelle Revue Française, je me suis posée la question des conditions qui rendent possible la naissance d'un tel oxymore. En effet, il me semble bien – et c'est l'hypothèse que je me propose de mettre à l'épreuve – que l'invention du mythe de la « modernité littéraire » coïncide avec l'invention d'un certain « dix-septième siècle » qui n'a que très peu de choses en commun avec la vision « classique » (si l'on peut dire) du « siècle classique ». Je serais même tentée d'aller encore plus loin : ce n'est qu'au prix de la profonde transformation que cette « réinvention » lui fait subir que le mythe du « Grand Siècle » survit aux tensions idéologiques qui accompagnent la mise en place de la IIIe République.

2 Tout a commencé à la fin du XIXe siècle, avec un grand mouvement de remise en cause de la valeur exclusive de la raison, comme moyen d'investigation philosophique, comme fondement du principe moral et comme source de création artistique. La particularité de ce mouvement contestataire, mené au nom de la défense du « spiritualisme », c'est qu'il dénonce dans un même geste, et les abus de la pensée rationaliste et ceux de la pensée positive. Dans le domaine littéraire, on renvoie sur le banc des accusés à la fois l'écriture artiste et l'écriture à prétention savante, considérées comme étant, l'une et l'autre, aussi inaptes à avoir « charge d'âme ». La grande mode de l'époque est de diviser les auteurs en « constructeurs » et en « destructeurs », en « positifs » et en « négatifs ». Alors que les « négatifs » se laisseraient séduire par la beauté des mots et le charme des idées, le premier souci des

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« positifs » serait l'impact moral de leurs écrits. On n'a plus de cesse de crier, à la suite de Bourget2, que la littérature est une affaire sérieuse qui engage la responsabilité du « sujet écrivant », et que ce dernier se doit de ne jamais compromettre les valeurs spirituelles, fondatrices de l'identité nationale. Si, sur le plan proprement littéraire, la revendication morale se marie mal avec les exigences de la production fictionnelle, la naissance de la figure de l'« idéologue »3 n'en sera pas moins lourde de conséquences et pour la suite de l'histoire littéraire et pour la suite de l'histoire nationale. 3 Ce que j'aimerais montrer ici est que ce changement dans la représentation que les écrivains se font de leur activité engage, de manière spécifique, la réflexion sur les usages et inventions du « siècle ». Si j'accepte le risque de rester parfois trop générale dans ma démarche, c'est en sachant que le « XVIIe siècle de la modernité littéraire » est loin d'être l'invention d'un seul auteur, et que les philosophes y ont pris part – bon gré mal gré – autant que les littéraires. Ce dernier trait, qui apparente le mythe de la « modernité » à celui du « classicisme », n'autorise pas pour autant à conclure à une mobilisation idéologique concertée ou préméditée. C'est leur inscription dans un contexte sociopolitique particulier qui confère une unité à une suite d'opérations par ailleurs disparates. 4 Ce contexte est celui que Claude Digeon4 appelait naguère « la crise allemande de la pensée française », caractérisé par la volonté de redéfinir la pensée française du point de vue de la spécificité nationale. On connaît bien le fiasco que l'affaire Dreyfus fait subir aux idéologies nationalistes, mais on connaît peut-être moins le fait que, malgré la victoire politique des dreyfusards, ce sont plutôt les idées de leurs adversaires qui imprègnent l'ambiance intellectuelle de la France du début du XXe siècle (et au-delà). En effet, bien que l'avant-garde littéraire d'avant-guerre se démarque de la revendication nationaliste, ce n'est pas sans avoir intériorisé quelques dispositions idéologiques qui, en elles-mêmes, impliquent déjà un certain idéal de la nation. 5 Pour comprendre le sort que la « modernité littéraire » réserve au « XVIIe siècle » en tant que support identitaire, il faut remonter à la décennie qui suit l'affaire Boulanger et qui voit basculer l'idéal patriotique de la « gauche » à la « droite »5. En effet, rien de commun entre le patriotisme des républicains, optimiste et confiant en la force de la France, et celui de leurs opposants, pessimiste et inquiet pour la « santé morale et intellectuelle » de la nation. C'est l'optimisme suffisant du régime officiel que Barrès dénonce dans les Déracinés en accusant l'ensemble de l'institution scolaire et universitaire républicaine de privilégier l'enseignement rationaliste et universaliste au détriment des valeurs spirituelles dites françaises. Plus généralement, l'idéal patriotique incarné par la République parlementaire est ressenti par Barrès comme une usurpation de l'« authentique » identité nationale. La distance qui les sépare est de l'ordre de celles qui séparent l'« être » et le « paraître », le « vrai » et le « faux », le « profond » et le « superficiel ». L'épisode des funérailles nationales de Victor Hugo sert à Barrès de prétexte pour dénoncer tout ce qu'il y a de factice, de prétentieux et de dogmatique dans les cultes républicains, qu'ils soient voués aux « grands hommes » ou au « Grand Siècle ». On mesure l'ampleur de son ironie lorsqu'il commente l'arrivée des cendres de l'« illustre vieillard » (comme il l'appelle) au Panthéon ;

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Hugo gît désormais sur l'ararat du classicisme national6

6 Une autre séquence des Déracinés me paraît également significative, par son manque même de motivation narrative, de l'importance qu'il y a selon Barrès à ne pas confondre les « apparences » et la « réalité », qu'il s'agisse du domaine de l'art ou de celui de la politique. Pour illustrer la duplicité de Racadot, un des « jeunes déracinés » qui tentent l'aventure parisienne, Barrès compare le personnage qu'il est, sur son estrade de conférencier, à Sarah Bernhardt jouant Phèdre. Il dit : C'est un rôle […] Mais c'est un rôle qu'il a choisi, c'est la façon dont il veut nous étonner, nous intéresser, nous plaire. Par là, s'il ne nous renseigne pas directement sur lui, il nous éclaire beaucoup sur le personnage qu'il veut paraître et aussi sur son cerveau7. Cette évocation inattendue de Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre paraît moins fortuite quand on sait que Proust lui consacrera également un long développement dans sa Recherche du temps perdu8. À partir de l'impossibilité pour le héros-narrateur de s'identifier avec le jeu – pourtant magistral – de la Berma (qui est une transfiguration romanesque de Sarah Bernhardt), Proust formule toute une théorie esthétique, fondée sur la conviction qu'il n'y a d'authentique plaisir esthétique que celui qui passe par une assimilation toute personnelle de l'œuvre. La façon de jouer de la Berma ne correspondant pas à l'idée abstraite que le narrateur se fait du génie dramatique, il ne peut qu'être déçu9. Ce n'est qu'après plusieurs années, et une fois comprise son illusion de départ, qu'il pourra pleinement goûter la pièce. Cette fois-ci, il n'y cherchera plus l'introu-vable, mais saura apprécier ce qu'il y a de vraiment authentique dans l'art dramatique de la célèbre comédienne – à savoir une interprétation entièrement intériorisée du chef-d'œuvre de Racine10. Sans vouloir confondre la mystique nationaliste d'un Barrès avec la mystique du « moi créateur » d'un Proust, on ne peut s'empêcher de voir là une même volonté d'opposer au relativisme de la perception extérieure la vérité absolue du sentiment. 7 On pourrait donc se demander quel usage les promoteurs de la « modernité littéraire » peuvent bien faire du mythe du « siècle classique », fondé sur la croyance en des canons de beauté universels et inaltérables ? Quoi de commun entre l'individualisme moderne, revendiquant le culte de l'originalité, et une poétique collective prônant la soumission de l'esprit aux règles de la création ? En termes proustiens, y a-t-il encore un sens à chercher la Phèdre de Racine dans celle de Sarah Bernhardt ?

8 C'est encore à l'œuvre de Proust – cette figure emblématique de la « modernité » – qu'on peut demander les premiers éléments d'une possible réponse. Ses brouillons de 1908-1909, connus sous le nom de « Cahiers Sainte-Beuve », témoignent qu'à cette époque Proust hésite encore sur la forme à donner à son projet littéraire : essai critique, étude philosophique ou œuvre romanesque. Sachant aujourd'hui tout ce que la Recherche du temps perdu doit à ces écrits initiaux dirigés contre le célèbre critique, on comprend mieux que, ce que Proust essaye de traduire en langage romanesque n'est pas sa propre expérience, mais une nouvelle « philosophie de l'art ». 9 En contredisant la méthode critique de Sainte-Beuve, qui prétendait expliquer l'œuvre en la rapportant à la biographie de l'auteur, Proust dénonce l'incompétence fondamentale de la critique positiviste en matière d'art. Sa stratégie consiste à s'opposer à la théorie littéraire dominante qui s'inspire du modèle beuvien (celle des

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Brunetière, des Taine et des Lanson), afin de fonder sa propre théorie esthétique. Il s'explique d'ailleurs là-dessus sans ambiguïté : Il me semble que j'aurais ainsi à dire sur Sainte-Beuve, et bientôt beaucoup plus à propos de lui que sur lui-même, des choses qui ont peut-être leur importance, quand, montrant en quoi il a péché, à mon avis, comme écrivain et comme critique, j'arriverais peut-être à dire, sur ce que doit être le critique et sur ce qu'est l'art, quelques choses auxquelles j'ai souvent pensé11. 10 Il n'est pas étonnant que, pour réfuter Sainte-Beuve, Proust choisisse trois auteurs qui puisent largement dans l'irrationnel : Balzac, Nerval et Baudelaire. Pourtant, à analyser de plus près les griefs que Proust formule contre Sainte-Beuve, on se rend compte que ce dernier est rendu coupable, non seulement d'avoir mal compris le génie des « romantiques », mais aussi – et peut-être surtout – d'avoir méconnu la « véritable originalité » des « classiques ». Tout se passe comme si Proust, conscient du danger qu'il y a à s'en prendre aux auteurs canoniques de la critique officielle, choisissait de passer par un corpus moins « intouchable ». La délicatesse de la démarche à l'égard du « XVIIe siècle », que Proust partage d'ailleurs avec tous ces auteurs qui se réclameront avec Gide du « classicisme moderne », sera pour beaucoup dans la réussite de son entreprise.

11 En suivant la leçon donnée par Bergson, qui prétendait dépasser le fameux divorce entre raison et sensibilité, les défenseurs de la « modernité littéraire » refusent d'accepter l'antinomie classique vs romantique. Là encore, c'est à Barrès que revient le mérite d'avoir admis le premier que même une œuvre « romantique » peut, à partir d'un certain degré d'équilibre et de mesure, devenir « classique ». 12 Une autre leçon que les tenants de l'avant-garde esthétique auront apprise chez Bergson, c'est que la défense du « spiritualisme » ne saurait s'identifier avec aucune des options politiques existantes. Toute la modernité de l'entreprise « spiritualiste » consiste justement à vouloir déplacer le débat idéologique sur les plans esthétique et philosophique12. Pour ce qui est de Bergson lui-même, Henri Clouard affirme, dans son Histoire de la littérature française du symbolisme à nos jours, qu'il avait toujours « gardé ses distances sur le terrain de cette guerre intérieure »13 qu'a été l'affaire Dreyfus. Un Georges Sorel est pourtant plus ambigu (peut-être bien sans le vouloir). Dans sa préface aux Méfaits des Intellectuels, Édouard Berth, ce grand admirateur de Bergson, affirme : Les chefs de parti ne redoutent rien tant que les penseurs indépendants dont les paroles ne sont pas susceptibles d'être expliquées, comme celles des ennemis officiels de la faction, par la haine, la mauvaise foi ou l'intérêt ; qui peuvent en conséquence séduire assez facilement la jeunesse grâce à la hauteur de leurs principes, à la perspicacité de leurs divinations, à l'efficacité de leurs conseils ; et dont l'autorité est propre à être invoquée par des indisciplinés que gêne le dogmatisme des vieilles barbes. L'aventure de Bergson est particulièrement instructive à ce point de vue ; bien qu'il ait toujours évité, avec le plus grand soin, de rien écrire qui puisse le faire soupçonner de s'intéresser à nos luttes civiles, il a été cependant signalé par l'Écho sioniste et par Anatole France comme un corrupteur des nouvelles générations, qui à son école sentent s'affaiblir l'horreur que des âmes vraiment républicaines doivent éprouver pour la réaction14. Sans vouloir trancher la question, il me semble que Sorel saisit là un élément important de la stratégie « spiritualiste », à savoir la volonté de replacer le débat public dans un mouvement plus général de révision des valeurs nationales. Dans ce contexte, la redéfinition du « classicisme » a moins pour but de renouer réellement avec le XVIIe siècle que de donner à un mouvement de réaction les allures d'un débat fondamental.

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13 Dans son Contre Sainte-Beuve, Proust défend la même autonomie de jugement quand il s'agit d'analyser les œuvres littéraires. Il accuse la critique positiviste de trahir l'idéal de désintéressement en jugeant les écrivains en fonction de l'utilité morale, sociale ou idéologique de leurs écrits. En ce sens, Sainte-Beuve se serait doublement trompé en revendiquant la supériorité de la « littérature classique » sur la « littérature romantique » car les critères au nom desquels il admire les « classiques » sont aussi erronés que ceux qui lui font condamner les « romantiques ». On remarque la subtilité du raisonnement : Proust dénonce l'opposition classique/romantique comme relevant d'un usage politique du littéraire et comme étant, de ce fait, artistiquement improductive.

14 On retrouve une démarche analogue chez un autre « spiritualiste », proche des idéaux de la NRF (qu'il rejoindra en 1912, à la demande de Jacques Copeau et d'André Gide), André Suarès. Dans son article « Classique et romantique », publié en 1909, lui aussi dénonce l'absurdité de cette distinction : Il y a cent ans, les gens du roy étaient tous romantiques ; et les hommes de la Révolution tenaient presque tous pour le classique, Voltaire et la tragédie. Aujourd'hui, il faut être classique de par le roy15. Ce contre quoi proteste surtout Suarès est l'usage politique du classicisme par les partisans de la réaction « néoclassique » et par L'Action Française : Ces petits docteurs, leur amour de Racine, c'est d'abord un parti politique. Pour ruiner la Révolution, ils font la guerre à Shakespeare. Ils adoptent Racine, pour qu'on les en croie sur Louis XIV16. C'est le même type de reproche que Proust fait à Sainte-Beuve en l'accusant de rester prisonnier d'une vision réductrice du XVIIe siècle, où Louis XIV, Boileau et les salons comptent plus que le monde secret qu'est l'âme d'un poète. Cette erreur de vision vient selon Proust de ce que Sainte-Beuve juge toute la littérature sur le mode de ses « causeries du lundi » et qu'il projette sur le « siècle classique » le désir qu'il a lui-même de plaire à « l'opinion des bons juges ». En dégageant les traits d'un « XVIIe siècle de Sainte-Beuve », Proust dessine en filigrane une autre image du siècle, qui serait pour lui la vraie. Il développe toute une stratégie de citation, où les arguments de Sainte-Beuve se retournent contre lui-même. Nul besoin de commenter l'effet produit par la reprise de certains passages du texte beuvien, tel celui qui suit : Sans Boileau et sans Louis XIV qui reconnaissait Boileau comme son Contrôleur général du Parnasse, que serait-il arrivé ? Les plus grands talents eux-mêmes auraient-ils rendu également tout ce qui forme désormais leur plus solide héritage de gloire ? Racine, je le crains, aurait fait plus souvent des Bérénice, La Fontaine moins de Fables et plus de Contes, Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins et n'aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. En un mot chacun de ces beaux génies aurait abondé dans ses défauts. Boileau, c'est-à-dire le bon sens du poète critique autorisé et doublé de celui d'un grand roi, les contint tous et les contraignit, par sa présence respectée à leurs meilleures et à leurs plus graves œuvres17. 15 En effet, les inventeurs de la « modernité littéraire » ont beaucoup de mal à trouver des images et des figures qui puissent publier « directement » ce XVIIe siècle entrevu « en filigrane ». Pendant longtemps, ils se contentent de dénoncer les abus qu'aurait commis la critique littéraire officielle en érigeant le « siècle classique » en institution. Tout se passe comme si le véritable enjeu de leur entreprise était moins de faire redécouvrir les auteurs du dix-septième siècle, que de dénoncer – par analogie – leur propre situation de dépendance vis-à-vis des autorités politique et littéraire établies.

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16 Aux yeux de Proust, Sainte-Beuve, esprit intelligent et cultivé, mais incapable de création véritable, incarne la figure parfaite du critique dilettante. L'échec de sa méthode témoigne des limites que peut atteindre une critique littéraire qui s'appuie exclusivement sur l'intelligence et la raison. Insensible à tout ce qui était vraiment original dans son époque, Sainte-Beuve ne pouvait que transposer la même erreur dans ses jugements sur le XVIIe siècle. Plus généralement, la réfutation de la méthode critique de Sainte-Beuve permet à Proust de dénoncer comme dogmatique toute une manière de penser propre au XIXe siècle, et dont l'institution littéraire officielle ne serait qu'un des prolongements. 17 Au fond, le plus grand reproche que les défenseurs de la « modernité littéraire » adressent aux « dogmatiques » (qu'ils soient « modernistes » ou « traditionalistes »), c'est de trahir l'idéal littéraire – et partant l'idéal national – en méconnaissant ce qui fonde la « véritable grandeur » et la « véritable originalité » de la littérature du XVIIe siècle. À vouloir ériger l'« héritage classique » en autorité incontestable, les « traditionalistes » font preuve de la même incompétence en matière d'art que les « modernistes » qui croient pouvoir s'en détacher. Or, qu'il s'agisse du domaine de l'art ou de celui de la morale, ce qui compte n'est pas l'obéissance aux règles mais la spontanéité des sentiments. Tout comme aimer ne saurait se commander, l'art d'écrire ne saurait être qu'imiter. 18 On reconnaît là le même type d'arguments dont Barrès s'est servi pour dénoncer à la fois le « traditionalisme réactionnaire » des monarchistes et le « patriotisme arriviste » des républicains. Il y a autant d'absurdité à vouloir faire revivre un passé révolu qu'à vouloir faire comme s'il n'avait jamais existé. S'il se veut « authentique », un sentiment ne doit être ni imposé ni voulu, mais relever d'une « nécessité intérieure ». 19 Suarès dit : « Quand on cherche le classique, c'est le faux classique qu'on rencontre », et ce « faux classique » « est l'art le plus misérable du monde ». Et d'affirmer un peu plus loin : Le faux classique repose tout entier sur le faux pouvoir de la raison. Que la raison soit nécessaire à tout, qui ne le sait, étant raisonnable ? Mais la raison n'est rien, dans la poésie et dans l'art, que l'usage de la sensibilité. Sentir, d'abord. On ne sent jamais trop. Un artiste n'est jamais trop passionné18. 20 Selon les tenants de la « modernité », les « néoclassiques » auraient causé plus de dégâts à ce qui définit le « vrai classicisme » que les « anticlassiques ». C'est en suivant la même logique que Proust dit préférer l'oubli complet à une mémoire infidèle, et la méconnaissance totale d'une œuvre à une admiration à contresens : La sculpture grecque a peut-être été plus déconsidérée par l'interprétation de l'Académie, ou la tragédie de Racine par les néo-classiques, qu'elles n'auraient pu l'être par un oubli total. Il valait mieux ne pas lire Racine que d'y voir du Campistron. Mais aujourd'hui il a été nettoyé19 de ce poncif et se montre à nous aussi original et nouveau que s'il avait été inconnu20. J'insiste sur le verbe nettoyer car il me semble qu'on ne saurait trouver meilleur mot pour définir le type d'intervention que les tenants de la « modernité » font subir au « siècle classique ». Il s'agit bien d'une « opération de nettoyage » qui prétend débarrasser la littérature du dix-septième siècle de tous les poncifs relevant d'une « logique d'usage » et non d'un « regard désintéressé ». Cette démarche permet de renvoyer dos à dos une série de couples antinomiques (classique/romantique, traditionaliste/moderniste, réactionnaire/progressiste), considérés comme autant

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d'étiquettes que l'on appose sur « le réel » – par ignorance, par préjugé, par intérêt ou par habitude… 21 Une fois de plus, on ne peut s'empêcher de penser à Proust et à son fameux concept de « livre intérieur »21, dont le déchiffrage subversif est censé traduire à la fois l'essence du « moi profond » et celle du monde : Ce travail qu'avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d'imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c'est ce travail que l'art défera, c'est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu'il nous fera suivre22. Plus généralement, les tenants de l'avant-garde esthétique vénéreront désormais dans la création littéraire l'activité suprême de l'esprit humain, dernier rempart de « vérité » dans un monde aliéné, où les « valeurs authentiques » cèdent de plus en plus le pas à des « idéologies ». 22 Bien sûr, la « réinvention » du siècle passe par plusieurs « opérations de nettoyage » dont chacune mériterait une analyse à part, ce qui ne saurait être fait dans le cadre limité du présent propos. Néanmoins, Proust me paraît suggérer là une piste de réflexion importante, à savoir la distinction qu'il faudrait faire entre plusieurs types de figures symboliques que ces opérations mobilisent. D'un côté, il y aurait des figures que l'on pourrait désigner comme « prêtes à l'emploi », car – à l'instar de Pascal et de Saint- Simon – leur relatif oubli permet de les réactualiser sur le mode de la « redécouverte ». De l'autre, on trouverait des figures emblématiques, idéologiquement surchargées, comme celles de Racine ou de Descartes, qui doivent être « nettoyées » avant d'être réutilisées.

23 Les contemporains n'étaient d'ailleurs pas dupes de l'usage stratégique de ces images symboliques. Georges Sorel – toujours dans sa préface aux Méfaits des Intellectuels – commente ainsi la « redécouverte » de Pascal, dont la figure tend à s'imposer au détriment de celle de Descartes : En disant que le génie de Pascal triomphe de nos jours, on marque au moyen d'une image psychologique, plus clairement qu'on ne pourrait le faire par n'importe quelle dissertation abstraite, la scission que nous voyons se produire entre les manières de penser qu'avait suivies le XIXe siècle, tyrannisé par le dogmatisme de scientistes, et les aspirations de la nouvelle génération23. 24 Sachant que Pascal n'occupe pas une place très importante dans la Recherche, on est d'autant plus surpris de relever une réminiscence pascalienne dans un développement essentiel qui touche à la question du sens de l'action : Malheureusement, justement parce que les autres ne sont que de demi-esprits, ils ont besoin de se compléter dans l'action, ils agissent ainsi plus que les esprits supérieurs, attirent à eux la foule et créent autour d'eux non seulement les réputations surfaites et les dédains injustifiés mais les guerres civiles et les guerres extérieures, dont un peu de critique port-royaliste sur soi-même devrait préserver24. 25 Le cas de Saint-Simon, dont Proust se réclamera explicitement dans la Recherche du temps perdu25, me paraît particulièrement significatif de cet usage a posteriori. Dans le Contre Sainte-Beuve on ne trouve pas de référence directe à Saint-Simon, bien que le « terrain » semble déjà tout prêt : Les livres sont l'œuvre de la solitude et les enfants du silence. Les enfants du silence ne doivent rien avoir de commun avec les enfants de la parole, les pensées nées du désir de dire quelque chose, d'un blâme, d'une opinion, c'est-à-dire d'une idée obscure26.

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Il faudra donc attendre un peu pour que le « contre Sainte-Beuve » devienne un « pour Saint-Simon ». En fait, Proust trouve en Saint-Simon moins un modèle d'écriture qu'une possibilité théorique de réconcilier les prétentions contradictoires du littéraire à l'autonomie et à l'utilité sociale. Ce n'est qu'en quittant son siècle que l'écrivain peut en rendre la « vérité ». Un « vrai dévouement » ne connaissant pas de partage, le seul engagement « authentique » sera désormais au service de l'écriture, ou ne sera pas. 26 Au terme de ce bref parcours, il est évident que le débat autour du « classicisme » engage des questions qui dépassent largement le domaine de l'esthétique. La remise en cause de l'idéal littéraire national incarné dans le « classicisme » est à mettre en rapport avec le contexte des luttes idéologiques pour la définition légitime de l'identité nationale. En ce sens, la « réinvention » du « XVIIe siècle » qu'entreprend l'avant-garde esthétique d'avant-guerre s'inscrit dans une logique de sauvetage de l'unité nationale menacée. Dans le contexte de crise des valeurs positivistes et rationalistes que connaît le tournant du XIXe siècle, il s'agit de proposer un autre mode d'accès à l'héritage du « siècle classique », à rebours du « culte hypocrite » que lui vouent les institutions universitaire et littéraire officielles.

27 Ce que revendiquent les défenseurs de la « modernité » n'est donc pas un refus de la tradition, mais le droit de se l'approprier sur un mode personnel et créatif, en accord avec leur sensibilité moderne. Au moment où l'« esprit réactionnaire » des uns et le « patriotisme manipulateur » des autres menacent de couper le contact « authentique » avec ce socle identitaire que représente le « XVIIe siècle », il s'agit de prouver que seule la création littéraire – grâce à l'ascétisme spirituel qu'elle suppose – garde encore le pouvoir d'assurer la pérennité du génie national27. 28 Pour finir, en publiant l'institutionnalisation du « siècle classique », c'est en fait la puissance subversive du littéraire que publie l'avant-garde esthétique. La position de contestation qu'adoptent les tenants de la « modernité littéraire » vis-à-vis des autorités politique et littéraire établies, les amène à radicaliser la revendication morale formulée naguère par les « écrivains idéologues ». Dans le contexte de politisation accrue du champ intellectuel28, qui exacerbe les conflits inhérents à sa structure intérieure, il ne s'agit plus de défendre une certaine « idée de la nation », mais le principe même de l'autonomie du littéraire. Face au renforcement des tensions idéologiques, provoqué par l'affaire Dreyfus, il n'est plus question de mettre la littérature au service d'une « cause supérieure », mais de l'ériger en force subversive qui s'opposera à toute tentative d'instrumentalisation de la pensée. 29 On reconnaît là une nouvelle articulation d'un ancien conflit qui semble régir le fonctionnement de l'institution littéraire depuis sa naissance, celui qui oppose les principes contradictoires d'autonomie rêvée et d'hétéronomie subie29. En revendiquant la résistance du littéraire à tout « usage hétéronome » – qu'il soit le fait du pouvoir politique ou de l'institution littéraire établie –, l'avant-garde esthétique essaye d'assurer l'avenir de sa propre entreprise. En dénonçant l'incompréhension dont auraient été victimes les auteurs « véritablement novateurs » du XVIIe siècle, les défenseurs de la « modernité » veulent déjouer d'avance celle que leurs propres œuvres risquent de subir. Encore mieux, ils profitent de leur position de faiblesse par rapport à l'institution littéraire établie pour en faire une preuve a contrario de la « véritable originalité » de leur entreprise. En publiant l'insoumission originelle du littéraire à toutes sortes de canons que la critique et l'histoire littéraires officielles tentent de lui imposer, les tenants de la « modernité » ouvrent la voie à l'avènement de ce qu'ils

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considèrent être la seule façon « authentique » de communier avec les « classiques » de la littérature nationale, à savoir la « critique créatrice »30. 30 Tout se passe comme si la littérature prenait finalement sa revanche sur le siècle qui l'a inventée : elle le réinvente à son tour, en en faisant le point de départ d'une histoire littéraire quelque peu modifiée…

NOTES

1. Sur ce qui est censé distinguer ce « classicisme authentique » d'un « classicisme d'imitation », voir entre autres, l'article de Henri Ghéon « Le classicisme et M. Moréas », Nouvelle Revue Française, no 6, juillet 1909. 2. Paul Bourget, Le Disciple, Paris, La Table Ronde, 1994, notamment la préface, p. XI-XXII. Ce n'est pas un hasard si Bourget choisit de dédier son livre « à un jeune homme » dont il dit ne rien connaître – ni sa ville natale, ni son nom, ni ses parents, ni sa fortune, ni ses ambitions – sinon son jeune âge et sa qualité de « Français ». Si l'appartenance nationale est censée primer sur les « données sociologiques », c'est parce qu'elle suppose le partage d'un fonds commun de valeurs à défendre : « Dans vingt ans d'ici, toi et tes frères vous aurez en main la fortune de cette vieille patrie, notre mère commune. Vous serez cette patrie elle-même. Qu'auras-tu recueilli, qu'aurez- vous recueilli dans nos ouvrages ? Pensant à cela, il n'est pas d'honnête homme de lettres, si chétif soit-il, qui ne doive trembler de responsabilité… » (p. XII de la préface). 3. Vu la surcharge idéologique dont est investi le concept d'« idéologue », il ne me paraît pas inutile d'apporter quelques précisions quant à l'emploi que j'en fais ici, d'autant plus que l'intérêt accru dont bénéficie ces dernières années la figure « concurrente » de l'« intellectuel », entraîne parfois une fâcheuse tendance à n'envisager différentes formes d'engagement intellectuel qu'en termes d'opposition politique « de gauche » et « de droite ». Dans cette optique, l'engagement « de gauche » est considéré comme relevant d'un parti pris purement « intellectuel », alors que celui « de droite » est d'emblée identifié à une « idéologie », prise dans son sens péjoratif. Cette vision, si elle traduit bien la surpolitisation du champ intellectuel de l'époque, se montre improductive quand il s'agit de rendre compte de la médiation du champ littéraire dans la prise de position politique de ses acteurs. En revanche, l'opposition intellectuel/ idéologue s'avère autrement productive si on la conçoit en fonction des différents types d'adhésion qu'elle suppose. Si l'« intellectuel » se veut indépendant de tout système doctrinaire préétabli et ne reconnaît d'autre autorité que celle de la « pensée », l'idéologue lui, se sent investi d'une mission au service d'une « cause supérieure » qu'à ce moment-là il ne s'agit plus de justifier rationnellement, mais de défendre par la force de ses convictions. 4. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française, 1870-1914, Paris, PUF, 1959. 5. Il ne faut pas oublier que les partis politiques avant 1900 n'ont pas encore de programmes politiques bien arrêtés dans leur unité, ce qui explique l'extrême mobilité de leurs schémas idéologiques. La récupération de la revendication patriotique par les opposants du régime va durablement marquer les mentalités politiques « de gauche » et « de droite », en redéfinissant le mythe de la Revanche : l'Allemagne n'est plus considérée comme un ennemi extérieur qu'il s'agit de combattre militairement, mais comme l'incarnation du « germanisme », qu'il s'agit de vaincre intellectuellement en dépouillant l'esprit national de tous les apports étrangers. 6. Maurice Barrès, Les Déracinés, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 479.

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7. Ibid., p. 439. 8. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, éd. par Jean-Yves Tadié et al., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, 4 vol. Cette édition – qui servira d'édition de référence – sera désormais citée en abrégé [RTP]. 9. Sur la déception du narrateur, Marcel Proust, RTP, op. cit., t. I, p. 432-442. 10. Marcel Proust, RTP, op. cit., t. II, p. 344-352. 11. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, éd. par Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1954, chap. VIII, p. 151. 12. Je me permets de signaler au passage que cette attitude « apolitique » n'en constitue pas moins une prise de position idéologique, au moment où il s'agit de dénoncer la trahison de l'idéal national par la « philosophie officielle » du régime républicain. 13. Henri Clouard, Histoire de la littérature française du symbolisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1947, t. I : De 1885 à 1914, p. 296. 14. Georges Sorel, préface à Édouard Berth, Les Méfaits des Intellectuels, Paris, Librairie des sciences politiques et sociales, Marcel Rivière et Cie, 1914, p. III. 15. Article publié dans La Grande Revue du 10 septembre 1909 ; repris dans Portraits et Préférences. De Benjamin Constant à Arthur Rimbaud, Paris, Gallimard, 1991, p. 126. 16. Ibid. 17. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., chap. VIII, p. 164-165. 18. André Suarès, « Classique et romantique », in Portraits et Préférences, op. cit., p. 129-130. Il ne me semble pas inopportun de rappeler que Suarès est également l'auteur de trois études sur Pascal, Ibsen et Dostoïevski (écrites respectivement en 1899, 1901 et 1910), qui ouvrent la voie à l'avènement de la « critique créatrice ». 19. C'est moi qui souligne. 20. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., chap. IX, p. 181. 21. Sur ce concept, voir Marcel Proust, RTP, op. cit., t. IV, p. 468-476. Je remarque au passage que Proust n'est pas le seul à préférer s'exprimer en termes de « livre » et d'« œuvre » qu'en termes de genre qui, trop technique, ne traduit pas assez le caractère de nécessité intérieure que les « modernes » attribuent à l'acte d'écriture. 22. Marcel Proust, RTP, op. cit., t. IV, p. 475. 23. Georges Sorel, préface à Édouard Berth, Les Méfaits des Intellectuels, op. cit., p. viii. 24. Marcel Proust, RTP, op. cit., t. IV, p. 472-473 (c'est moi qui souligne). La tâche de l'écrivain s'apparentant dans la poétique proustienne à celle d'un traducteur (il s'agit de traduire ses impressions en équivalents d'intelligence), ce qui compte pour Proust n'est pas la qualité intrinsèque des impressions, mais la fidélité du travail de traduction. Ce n'est pas en imitant les Pensées qu'on suit le mieux l'exemple de Pascal, mais en imitant son radicalisme spirituel : « À partir d'un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns sur les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu'on lit n'a presque plus d'importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d'aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon », RTP, t. IV, p. 124. 25. Marcel Proust, RTP, op. cit., t. IV, p. 620-621. Voir aussi Dominique Jullien, Proust et ses modèles. « Les Mille et Une Nuits » et les « Mémoires » de Saint-Simon, Paris, José Corti, 1989. Pourtant, quoique l'auteur prétende remplacer la conception traditionnelle de l'« influence littéraire » par une théorie moderne de « réécriture des livres modèles », il me semble avoir négligé ce qu'il y a de purement stratégique dans l'utilisation que Proust fait de la figure de Saint-Simon. Car Proust s'exprime là-dessus sans ambiguïté : « Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, Les Mille et Une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu'aucun des livres que j'avais aimés dans ma naïveté d'enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne pouvant sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente d'eux.

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Mais, comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant », RTP, t. IV, p. 620. 26. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., Conclusion, p. 368. 27. Dans sa Recherche, Proust met en place une typologie complexe des personnages en fonction de leur rapport à la tradition. À chacun d'eux, il associe une certaine façon de s'approprier le « XVIIe siècle » – selon les modes populaire, petit-bourgeois, aristocratique, snob, pédantesque… Bien que cette démarche ait amené nombre de critiques contemporains à identifier l'œuvre de Proust à celle d'un « sociologue », il me semble que rien n'est plus éloigné de la vraie motivation de son entreprise. Car ce que Proust veut promouvoir à travers différents « XVIIe siècles » est moins une « sociologie de la culture » qu'une apologie de la littérature. Si seul le « XVIIe siècle » du narrateur-artiste est censé relever d'un rapport authentique à la tradition, c'est parce que, dans la hiérarchie proustienne, la seule noblesse qui compte est celle de l'« esprit ». 28. Sur la notion de « champ littéraire » et sur les principes qui régissent son fonctionnement (y compris en temps de crise), voir, entre autres, les travaux fondateurs de Pierre Bourdieu, puis ceux de Christophe Charle, Rémy Ponton, Alain Viala, Anna Boschetti, Gisèle Sapiro… 29. Contradiction d'ailleurs toute relative, comme le prouve bien Christian Jouhaud dans son ouvrage récent, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d'un paradoxe, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2000. Car paradoxalement, c'est leur dépendance renforcée à l'égard du pouvoir politique qui dote les auteurs du XVIIe siècle d'une autonomie et d'une reconnaissance nouvelles. 30. Nul besoin de commenter les implications que cette position théorique aura sur le plan de l'enseignement littéraire, aussi bien que sur celui de l'identification nationale.

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Le XVIIe siècle de Charles Maurras entre salons et bohème

Bruno Goyet

1 À la fin du XIXe siècle, Charles Maurras (1868-1952) est un critique littéraire renommé et un poète plus confidentiel, qui vient de se lancer dans l'aventure politique en prenant position dans l'affaire Dreyfus et en redéfinissant le monarchisme sous la forme du nationalisme intégral. Par tous leurs aspects, son œuvre et sa vie sont un parfait observatoire de l'usage polémique qui peut être fait du XVIIe siècle, à la fois objet littéraire, culturel et politique. Cette multiplicité des champs d'action et des dimensions de l'œuvre de Maurras permet de dépasser dans notre analyse le seul discours sur le Grand Siècle pour voir son inscription dans des pratiques sociales et les conceptions idéologiques de certains milieux.

2 Le XVIIe siècle est d'abord un objet idéologique complet : sa littérature et sa langue recouvrent une réalité sociale globale avec ses institutions politiques : La question de la langue est une question d'organisation nationale. […] On ne sépare pas une langue des gens qui la parlent ni des pays où elle est parlée1. Le XVIIe siècle est ainsi une pièce essentielle d'une philosophie de l'histoire, qui permet en particulier à l'écrivain Maurras de penser le champ littéraire de son temps et sa propre appartenance à ce même champ. 3 Il est ensuite instrumentalisé dans le combat d'une avant-garde bohème, dans sa lutte contre l'école symboliste installée, mais aussi dans son refus des logiques de la littérature « industrielle ». La référence au XVIIe siècle est au service d'un renversement de l'ordre social bourgeois, incarné par la bohème. Disons que le désordre bohème est fondé sur une référence à une société d'ordre plus ancienne. Et le salon est le lieu central de la gestion de ce paradoxe.

4 Enfin, les salons s'inscrivent dans la sociabilité des élites aristocratiques qui y voient un des principaux moyens de leur survie en tant que groupe. Les salons ne sont que la partie la plus brillante de relations codées dont le degré le plus silencieux est la visite. Ces rites donnent une vision toute patrimoniale du XVIIe siècle, par la filiation revendiquée des grandes familles, qui va déformer toute la vision sociale de l'idéologue

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Maurras en lui imposant les structures de signification de leur habitus. Fréquenter les salons n'est pas sans effet en retour sur la vision sociale et politique de leurs participants.

« Le génie du classicisme »

5 Le néoclassicisme et la référence au XVIIe siècle sont des éléments d'une vaste philosophie de l'histoire qui, chez Maurras, dépasse la seule question littéraire. Son ouvrage majeur sur cette question est L'avenir de l'intelligence, publié en 1905 chez Fontemoing.

6 D'après Maurras, le moteur de l'histoire serait dans la relation qu'entretiennent entre elles trois forces : d'une part le « Sang », l'« Or », qui sont toutes deux le règne de la « force des choses », et d'autre part l'« Intel-ligence ». Le XVIIe siècle fut celui de l'équilibre de ces forces : La France entra dans le Grand Siècle de son génie et de sa pensée, apogée de son ordre et de sa nature : un État monarchique, une religion catholique, un art qui l'exprimait dans sa belle saison2. Le siècle classique est un tout, dont on ne peut séparer aucun élément. 7 De ce constat, il tire un projet politique et intellectuel précis, celui d'une contre- encyclopédie, élaborée au même moment, entre 1905 et 1908, avec la mise sur pied des principaux organes du nationalisme intégral : transformation de L'Action française en quotidien, création du Cercle Fustel de Coulanges (pour les universitaires) et de l'Institut d'Action française (qui regroupe des chaires d'enseignement dans tous les domaines de la contre-révolution), lancement de la Librairie Jean Rivain (pour éditer les écrivains de la renaissance nationale) et de la Revue critique des idées et des livres (organe du néoclassicisme et de l'anti-romantisme militants). Ce sont tous les lieux où l'on va définir le critère national de la littérature classique.

8 Maurras entre plus avant dans sa conception du siècle classique. Au XVIIe siècle, l'intelligence avait sa place, dont […] le rang était considérable, mais subordonné […] Les Lettres sont un noble exercice, l'art une fiction à laquelle l'esprit s'égaye en liberté. Les effets sur les mœurs sont donc indirects et lointains3. Il faut entendre cette description comme la contrepartie de celle de son temps, où le champ littéraire était en voie d'autonomisation. Maurras refuse l'engagement de plume comme sa vénalité. 9 Pour lui, le règne indu de l'intelligence commence avec le XVIIIe siècle et n'a fait que se développer depuis lors. Et avec ce règne, le divorce croissant entre la force des choses et la sphère intellectuelle. Ce qui va entraîner le développement des « déclamations anarchiques et des cryptogrammes abstrus », c'est-à-dire de la littérature de cénacle et du romantisme, qui ont séparé l'écrivain de son public naturel des élites traditionnelles, autre écueil que le recours au XVIIe siècle permet d'éviter.

10 Les salons se profilent derrière cette description du monde des lettres de son temps : ils sont le lieu de gestion par l'écrivain des exigences de la liberté de sa plume et de sa subordination à un ordre social. Car le salon lui offre un public choisi, en un temps où se développe un lectorat de masse et une opinion publique devenue souveraine avec le suffrage universel. La publication de livres de semi-bibliophilie pour un public réservé, pratique qu'il partage avec nombre de ses pairs dans l'entre-deux-guerres, est une

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forme de prolongement du salon. Cette pratique permet d'échapper à la question de l'engagement littéraire, de la responsabilité sociale de l'intellectuel telle qu'elle avait agité les milieux littéraires en 1889 à la suite de la parution du Disciple de Bourget. 11 Le salon permet d'échapper à l'alternative qui s'impose aux écrivains fin de siècle, d'après Maurras : flagorner les goûts de la masse du lectorat, c'est l'éclosion d'une industrie littéraire, dont les auteurs vont être capables de vivre confortablement mais asservis ; ou se soumettre aux instruments culturels mis en place par l'État démocratique, au premier rang desquels le monopole universitaire. Il oppose à ce monopole, le mécénat royal et aristocratique qui se développait par l'intermédiaire de la cour et de la ville en ses salons. D'une certaine façon, Maurras conçoit sa fonction de critique littéraire comme le succédané de la relation naturelle de la société à la littérature qu'assuraient les salons. Il aura toujours soin de traiter d'ailleurs sa critique comme un art à part entière, un quatrième genre derrière le roman, la poésie et le théâtre, une sorte de forme démocratisée de la conversation de salon. 12 Une telle élaboration doctrinale à propos du siècle classique a frappé les observateurs étrangers de la culture française et les analystes de l'œuvre de Maurras. Les romanistes allemands ont été d'autant plus sensibles à cette façon de définir un siècle classique comme un tout que c'est la base de leur approche culturaliste de la civilisation française et qu'ils y voient le signe de la prétention des Français à l'universalité de leur culture. L'université allemande produit dès les années 1920-1930 de nombreux travaux sur cette question. L'un des meilleurs exemples en est celui de Hans Naumann, Charles Maurras und die Weltanschauung der Action française. Dans son introduction, après avoir dit l'importance de Maurras dans le monde intellectuel de la France contemporaine, il critique sa volonté de construire une doctrine du classicisme et son impuissance à écrire son « Génie du classicisme ». Ce faisant, il montre que cette doctrine recrée un XVIIe siècle global4. À travers l'exemple de Maurras, ce que les Allemands saisissent bien à propos du classicisme français, c'est cette notion de système social complet, base de leur Weltanschauung. Ce qui nous met sur la voie de l'analyse de formations sociales et de rites sociaux qui puissent traduire ce système.

La bohème

13 La vision du XVIIe siècle permet ainsi à Maurras de mettre en scène son refus de l'état du champ intellectuel de son temps. Elle est aussi une façon de prendre position à l'intérieur de ce champ. Arrivé à une époque où dominent les épigones du symbolisme, il s'immerge dans la bohème littéraire, passage obligé pour les jeunes bacheliers provinciaux, se réclame de Verlaine, vit mal du journalisme. Dominé à l'intérieur de ce monde, il adopte une stratégie d'avant-garde : son originalité est de fonder cette revendication de modernité par un retour aux traditions littéraires du classicisme, c'est-à-dire un retour à la Classical Tradition en pleine époque de Modern Tradition 5. Pour ce faire, il doit combattre le classicisme défendu par ses collègues en critique littéraire comme Brunetière et l'ensemble des académiciens : bien qu'ils aient d'excellents principes (le classicisme), ils jugeraient mal de la littérature moderne parce qu'ils n'ont pas de goût6. Car, encore une fois, il s'agit d'une revendication de modernité et non de passéisme, ce qui fait que de Proust en Gide, d'Apollinaire en Valéry, ses collègues en néoclassicisme et en salons, lui garderont longtemps leur révérence.

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14 Nous arrivons maintenant aux salons. Maurras, en son temps, n'est pas le premier écrivain à fréquenter les salons, que ce soit dans sa période avant-gardiste comme durant ses campagnes académiques. Au-delà du topos habituel sur l'importance des salons pour la littérature au XIXe siècle, que représentent-ils réellement pour un écrivain ? 15 Un des leitmotive de son texte est la pauvreté revendiquée par l'intellectuel : Ni aujourd'hui, ni jamais, la richesse ne suffit à classer un homme ; mais aujourd'hui, plus que jamais, la pauvreté le déclasse. Non point seulement s'il est pauvre, mais s'il est de petite fortune et que le parasitisme ou la servitude lui fasse horreur, le mérite intellectuel se voit rejeté et exclu d'un certain cercle de vie7. La seule alternative est celle de la sainteté ou du parasitisme : Le rêveur, le spéculatif pourront s'y maintenir au prix de leur dignité ou de leur bien-être ; les places, le succès ou la gloire récompenseront la souplesse de l'histrion : plus que jamais, dans une mesure inconnue aux âges de fer, la pauvreté, la solitude, expieront la fierté du héros et du saint : jeûner, les bras croisés au- dessus du banquet, ou, pour ronger les os, se rouler au niveau des chiens8. Maurras théorise là sa propre pratique : chroniqueur médiocrement payé, il doit multiplier les collaborations dans les années 1890-1900 et, en même temps, il n'hésite jamais à sacrifier ses collaborations quand il juge devoir le faire. Le déni de tout intérêt pour la richesse et pour le confort sont un moyen de s'intégrer dans le mode de vie aristocratique, sans avoir à se mesurer aux grandeurs sociales. 16 Et Maurras de faire référence à l'Ancien Régime pour illustrer cette contradiction du statut de l'écrivain : L'indépendance littéraire n'est bien réalisée, si l'on y réfléchit, que dans le type extrême du grand seigneur placé par la naissance ou par un coup de la fortune au- dessus des influences et du besoin (un La Rochefoucauld, un Lavoisier, si l'on veut), et dans le type correspondant du gueux soutenu de pain noir, désaltéré d'eau pure, couchant sur un grabat, chien comme Diogène ou ange comme saint François, mais trop occupé de son rêve, et se répétant trop son unum necessarium pour entrevoir qu'il manque des commodités de la vie9. Les modèles sociaux proposés aux clercs sont bien typés dans la société d'Ancien Régime, manifestant par là l'impossibilité pour Maurras de raisonner la société de son temps en des termes contemporains. On est bien au niveau de la Weltanschauung, puisqu'il s'agit des structures mêmes de l'appréhension du monde. 17 Mais, plus important, dans une note à propos de ce déclassement des écrivains contemporains, il révèle explicitement l'importance du statut social du célibataire dans le monde des salons : La Bruyère disait, ce qui cessa peut-être d'être absolument vrai dans une courte période, à l'apogée de l'Intelligence, et ce qui redevient d'une vérité chaque jour plus claire : « Un homme libre et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens : cela est moins facile à celui qui est engagé : il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre ». Et, si cela redevient vrai, il faut donc que des ordres tendent à se consolider ? Tout l'indique10. Ce que, au même moment, illustrait aussi Proust dans bien des passages de La Recherche11. 18 Il s'agit pour Maurras de justifier son propre mode de vie, éloigné de tout souci de reconnaissance bourgeoise. Maurras est, dans les années 1880-1900, et le restera jusqu'à sa mort, inclassable dans la société de son temps, et il travaille cette posture, dont la

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justification théorique comme esthétique est le fantasme d'une société aristocratique où le gueux reste très proche du grand seigneur. Il y a du « neveu de Rameau » chez lui.

19 Ainsi inverse-t-il tout le rythme de ses journées, travaillant toute la nuit et ne se levant qu'en fin de journée pour correspondre, lire la presse et recevoir les duchesses en visite au journal. Sa sociabilité est celle des salons aristocratiques des Faubourgs Saint- Germain et Saint-Honoré : les comtesses de Maillé, Courville, Rohan-Chabot et Luynes. Celui de la comtesse Joachim Murat lui servit d'état-major pour son élection à l'Académie en 1938. Il fréquente assidûment la princesse Amélie d'Orléans, ex-reine du Portugal, en son château du Chesnay (Versailles). 20 Ce type de sociabilité est inégalitaire par définition : à ce niveau, il n'est pas question de « rendre », d'autant que, en célibataire, Maurras n'a pas d'intérieur. Il n'y a guère que lors de ses passages en Provence, dans sa propriété de Martigues, qu'il peut être hôte, et au plus haut niveau social, puisqu'il y reçoit la reine Amélie et la duchesse de Guise. Mais l'éloignement provincial permet ce genre de rencontres, impensables à Paris. Martigues, c'est le domaine des femmes de sa famille, sa mère et sa fidèle servante, car il n'est pas d'intérieur possible sans présence féminine. Dans un salon, le principe est la dame qui reçoit. 21 Sa sociabilité parisienne, c'est celle du « marbre » (l'imprimerie du journal) et celle des Salons ; point de milieu. Le refus radical de la bourgeoisie, qui est idéologique et éthique, se réfère de façon toute naturelle à des modes de vie aristocratiques. Car la sociabilité des salons, à la différence de celle des clubs et cercles, est du domaine de la « verticalité, l'unilatéralité, la gratuité patricienne, la bienveillance qui se teinte de condescendance »12. Et, avec beaucoup de cohérence, il adopte la même attitude dans son activité journalistique, refusant la séparation entre la rédaction et la typographie dans l'esprit de grande famille hérité de l'ancien journalisme, mais combattu par les syndicats professionnels qui s'organisent alors. 22 Il n'est pas jusqu'à son attitude envers les femmes et sa vie intime qui ne soit marquée par cet usage des salons. Là aussi, pas de milieu. Le salon est une forme particulière de régulation sexuelle : d'un côté, la « débauche » avec des « filles », autre grande image classique de la bohème, assez vite abandonnée au profit du culte d'une égérie. Le salon est le gardien d'une certaine forme de courtoisie et de badinage : Maurras évoquant la figure de Proust dans le salon de Mme de Caillavet met en scène leur rivalité auprès des jeunes filles de ce salon, confrontation tournant bien sûr à son avantage. 23 La figure féminine de l'égérie est mise au principe de toute la création littéraire. Non seulement dans ses recueils de poésie, comme La Musique intérieure, mais aussi dans son œuvre politique. Ainsi, L'Enquête sur la monarchie (1909) s'ouvre par une mystérieuse dédicace, dont il avouera qu'elle était à l'intention de l'amour de sa vie, vraisemblablement la nièce de Gustave Janicot, directeur de La Gazette de France : Un simple madrigal un peu triste, adressé à un être qui a tenu dans ma vie une place immense, dont j'eus immensément à me plaindre et à me louer et dont j'ai tenu à inscrire le souvenir sur la plus intime des pages d'Anthinéa et aussi sur le monument capital de ma vie et de ma pensée13. 24 Avec les cafés, les salons sont bien les lieux possibles de la vie sociale des bohèmes en rupture de Philistins. Maurras, cependant, les fréquente aussi en tant que doctrinaire politique et il s'immerge dans le monde des élites aristo-cratiques parisiennes pour lesquelles le salon est une pièce essentielle de leur mode de vie.

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Des fétiches de prestige

25 Fréquenter les salons, comme le fait Maurras, c'est participer d'une certaine vision du monde, celle que nourrissent les formations sociales qui ont ces salons pour cadres de leur sociabilité. Et ce d'autant plus, dans son cas, que par ses positions idéologiques, il valorise les formes sociales héritées de la monarchie dont le XVIIe siècle est le Grand Siècle. L'on ne peut parler de salons sans les inscrire dans tout un ensemble de rites sociaux, à commencer par celui de la visite, degré minimal de la reconnaissance qui va s'épanouir dans la fréquentation d'un salon.

26 Quand les mémorialistes évoquent les salons de leur temps, ils font presque automatiquement référence aux XVIIe et XVIIIe siècles. Robert de Jouvenel sous-titre son livre sur L'Envers du « monde » : Mœurs de la Cour et de la Ville sous la République (Flammarion, 1922). Commentant les funérailles du duc d'Orléans en 1926, le R. P. de La Brière évoque « toute la Ville et toute la Cour », à l'instar de Maurras, qui parle, lui, « de la Ville et de L'Action française », montrant par là combien la référence est une structure de signification fondamentale dans les élites traditionnelles. Elles se servent de ce schéma pour interpréter la réalité sociale de leur temps. 27 Un autre mémorialiste, André de Fouquières, insiste sur le rapport étroit que les hommes du monde faisaient, d'eux-mêmes, entre les formations sociales d'Ancien Régime et leur propre mode vie : La chute de l'Empire mit en valeur l'importance de la Cour sur la vie mondaine : on s'aperçut qu'il manquait quelque chose d'essentiel et que cette carence risquait de porter un coup fatal à notre prestige dans le domaine des usages et de la mode […]. Quelques salons présidés par des dames de qualité, gardiennes des traditions de la Cour, eurent alors une importance déterminante. Legs du XVIIe siècle, les salons furent une invention féminine et jouèrent rapidement un rôle considérable dans l'évolution des mœurs, eurent une influence profonde sur la vie littéraire et tinrent une place importante – déjà ! – dans l'opposition politique14. 28 Fouquières est le type parfait du mondain. Lié aux princes d'Orléans, au point d'avoir été invité au mariage du duc d'Orléans avec l'archiduchesse Marie-Dorothée de Habsbourg à Vienne, militant royaliste, compagnon de la camarilla des ducs (Luynes, Uzès, Decazes, …), il est fondateur de l'Œillet Blanc, cercle très sélect de royalistes mondains qui pratiquent une propagande artistique et qui se sont organisés sur le modèle du Jockey Club. Son frère, Pierre de Fouquières, lui, est chef du protocole au Quai d'Orsay et introducteur des ambassadeurs à l'Élysée. Ils sont donc symboliques du monde aristocratique qui préserve son capital social et le fait prospérer dans la République.

29 Comme les visites, la fréquentation des salons est un rite mondain qui permet à ses membres de se reconnaître et de manifester leur appartenance à une élite sociale. Mais plus encore, par ces rites, des formations sociales plus ou moins marginalisées cherchent à réaffirmer leur centralité sociale en cultivant des traces du monde où elles avaient effectivement une place centrale. C'est ce qui fait la valeur de la référence à l'Ancien Régime et de la révérence envers les princes de la Maison d'Orléans, par-delà toute réelle adhésion au royalisme. Être reconnu par les princes, c'est participer du monde. 30 Cette recherche d'un fétiche de prestige se manifeste particulièrement dans les livres de « visites » : il est convenu de déposer sa carte dans les mai-sons avec lesquelles l'on

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est en relation sociale en respectant certaines hiérarchies ; avec le « Jour » (de réception des hôtesses), c'est la principale forme de rituel mondain qui tisse la sociabilité salonnière. Les livres de visites des Orléans offrent un cas particulier et limite pour l'analyse d'un rituel mon-dain15 : par leur stature politique, ils drainent des fidélités hors du monde, que l'on va retrouver sur ces listes. Quand les hommes du monde signent de façon à être reconnus par les princes, avec tous leurs attributs sociaux, les hommes du commun, eux, n'ont pas ce soin, ce rite n'ayant absolument pas la même signification pour eux. 31 La composition sociale des visites des Orléans est complètement immergée dans le monde traditionnel : 28,7 % de membres du Faubourg, 42,6 % de membres du Monde ; ou, autre classification, 45 % de nobles authentiques, 19 % de titres de courtoisie et 5 % de patronymes d'apparence noble. Elle nous donne l'image la plus large du monde des salons, qui se sert de cette fréquentation pour affirmer et affermir son appartenance au Monde. Les visiteurs non mondains sont marginalisés, et par leur nombre et par leur manque de pratique du rite. 32 Car, visites comme salons sont en même temps le lieu des stratégies de distinction et de fusion des élites anciennes et nouvelles. Ils doivent, pour être efficaces, jouer dans les deux directions simultanément. D'où des tactiques de ménagement des différents cercles reçus dans les salons, les subtiles distinctions qui permettent de ne pas les mélanger. Les salons que fréquentait la reine Amélie en donnent une bonne illustration. Ceux de la haute bourgeoisie du XVI e arrondissement sont bien plus mélangés que ceux du VII e hôtel particulier du XVIIIe siècle, familles de la plus haute aristocratie ou liées étroitement à elle (Aubry-Vitet était membre du service d'honneur du duc d'Orléans), appartenant aux cercles les plus sélects (Jockey,…). Les hommes de lettres, eux, sont plus présents dans les salons les plus huppés, à la différence des hommes politiques. Ils y sont acceptés ès qualités selon le modèle mythique de l'Ancien Régime évoqué plus haut. 33 La société des salons est patrimoniale, inscrite dans un espace défini, en hôtels particuliers aux mains de la famille de toute antiquité : Quand mourut la comtesse d'Haussonville, née Broglie et petite-fille de Mme de Staël, il appartenait à sa belle-fille, la comtesse Othenin d'Haussonville, de continuer ses réceptions dans son salon de la rue de Constantine16. Ainsi les salons ont-ils une géographie définie, celle des faubourgs, où ils se fixent dans les hôtels particuliers. Géographiquement, 28 % des visiteurs des princes viennent du VII e arrondissement, 25 % du VIIIe et 25 % du XVI e et de Neuilly. La prégnance du « vieux faubourg » contredit l'évolution contemporaine du recrutement des clubs qui voient la montée en force des nouveaux quartiers chics, essentiellement le XVI e et Neuilly. La fonction identitaire des princes reste forte. 34 Plus précisément encore, l'on voit que les visites se font de façon groupée, c'est-à-dire que l'on trouve à la suite, dans les livres de visites, les noms de familles qui résident dans un même hôtel particulier, avec souvent des liens de famille, et souvent aussi des lignages recomposés pour l'occasion, où provinciaux et parisiens se retrouvent ensemble pour visiter. C'est peut-être la marque la plus forte de l'importance de l'inscription patrimoniale des rites mondains qui gravitent autour des salons.

35 L'éloignement géographique de ces lieux centraux de la mondanité entraîne une marginalisation, comme l'ont connue les princes d'Orléans lorsqu'il leur a fallu, en 1923-1924, quitter leur hôtel de la rue de Varennes pour un immeuble plus modeste de

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la rue de Miromesnil, avec tous les stigmates du xixe siècle bourgeois. Désormais, lorsque la duchesse de Guise vient à Paris, ce n'est plus qu'elle reçoit, qu'elle tient salon, mais plutôt chez la comtesse Gérard de Rohan-Chabot, la duchesse de Bisaccia (La Rochefoucauld) ou encore la comtesse Charles du Luart, dans leurs hôtels particuliers du VIIe, au milieu du décorum d'Ancien Régime. Le marquis de Juigné, député monarchique de la Loire-Inférieure, qui organise ces réceptions, lui écrit en 1929 : Les uns et les autres préparent des listes que j'aurai l'honneur de soumettre à l'approbation de Madame. Il s'agit bien d'une société délibérée et inégalitaire. 36 Depuis cette inscription patrimoniale, les salons diffusent toute une vision sociale décalée par rapport à leur temps. Ainsi le discours politique de Maurras lui-même subit-il des déformations dues à cette myopie sociale. Chaque société établit toujours dans la sphère qu'elle tient pour essentielle les différentiations les plus subtiles et les plus approfondies17. Comme dans l'hôtel des Guermantes, la familiarité respectueuse est le mode de relation normal entre le peuple et les élites tel que celles-ci la conçoivent. Quand le peuple apparaît dans les listes de visiteurs, il vient en grande partie des quartiers chics, l'« épicière du coin » disait la duchesse de Guermantes, presque jamais des quartiers prolétaires de l'Est parisien. Le Faubourg et ses salons baignent dans une sociabilité verticale, où le bon peuple participe, à sa place, à la société des élites, quand, ailleurs, l'absence d'élites a décapité la hiérarchie sociale, le peuple ne peut alors plus être drainé par des fidélités et des proximités révérencieuses. Maurras va systématiser cette vision dans sa conception d'une société organique, où chaque partie concourt à l'harmonie de l'ensemble : Les différents corps de l'État peuvent donc constater matériellement que, sans prétendre le moins du monde à l'égalité, ils appartiennent tous à la même famille d'animaux à deux pieds sans plumes18. C'est aussi ce qu'il faut entendre quand l'historien Louis Bertrand (L'Action française, Académie Française,…) évoque la France de Louis XIV : La France, au meilleur sens du mot, est toujours le salon qu'il a voulu qu'elle fût et dont il installa le modèle dans son Versailles. Il précise ce qu'il entend par là : Notre sensibilité est restée sociable comme alors. Nous avons besoin de sentir, de nous attendrir et de nous exalter en commun, et nous avons le même besoin de pensée claire, méthodique et ordonnée que ses grands prosateurs. Notre conception démocratique de la vie vient de lui : une carrière ouverte à tous les talents, une hiérarchie où le mérite personnel doit primer la naissance. Les relations mondaines sont pour nous ce qu'elles étaient pour lui et ses courtisans19. 37 Il développe ici un idéal de vie publique et politique typique des « capacités » qui se sentaient alors menacées dans l'exercice du pouvoir par l'irruption des masses dans le jeu politique. Il fonde sa vision sur une exigence de bon ton, de courtoisie, bref d'échange de civilité de salons. C'est la vision d'un jeu politique clos de toute part et strictement réglé par une convention mutuellement acceptée, tel que fonctionne un salon et tel que l'idéalisent les milieux conservateurs.

38 L'usage du salon, à l'intérieur d'un plus vaste complexe culturel, le siècle classique, répond ainsi à de multiples usages qui ne sont pas tous au même niveau : il permet d'abord à Maurras de théoriser sa conception de l'évolution du monde des Lettres, le rôle de la critique littéraire, le rapport des écrivains avec le public et avec les pouvoirs. Il lui permet ensuite de gérer ses propres contradictions, celles de la vie de bohème, en

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faisant appel d'un ordre aristocratique ancien contre un ordre bourgeois nouveau. Mais en retour, les salons, identifiés fortement à l'Ancien Régime, lui imposent leur propre vision sociale et idéologique.

NOTES

1. Lettre de Maurras à Mistral, 3 mars 1892. 2. Charles Maurras, L'Avenir de l'intelligence, édition de 1922, Nouvelle Librairie Nationale, préface de l'édition définitive, p. 5. 3. Ibid., p. 43-44. 4. « La notion de « classique » signifie pour les Français modernes le « XVIIe siècle ». Elle ne signifie pas seulement un style artistique, mais le mode de vie de l'époque absolutiste. […] Cela va jusqu'à Maurras, qui le voit encore sous l'aspect d'une époque de « l'art intellectuel » à imiter. » « Et dans l'analyse historique plus poussée, ce n'est pas seulement l'art et la philosophie qui paraissent devoir s'aligner selon ses normes données ; mais bien plus c'est toute la vie, l'éducation et la politique, l'économie et la société, qui se laissent appréhender ainsi, comme si tout devait être ordonné dès l'origine d'après les principes du beau et de la raison qui se rapportaient étroitement l'un à l'autre et devaient porter l'estampille de la grandeur et de l'unité. Sous cet angle d'attaque de l'analyse historique, une reconstruction d'un mode de vie total est possible, i.e. une « doctrine du classicisme ». Et sous l'hypothèse que la vie d'une époque s'est, ou plutôt peut s'être réellement déroulée selon de tels principes, il y a la prétention d'une telle doctrine à décider non seulement des idées et des observations, ce qui la cantonne à l'espace « académique », mais aussi à porter la vie en elle, à recevoir une impulsion de la vie, en un mot : qu'une doctrine peut être vécue. Le problème de la théorie et de la pratique était ainsi résolu. » (p. IX-X). Hans Naumann, Charles Maurras und die Weltanschauung der Action française, « Studien und Bibliographien zur Gegenwartsphilosophie XIII », Leipzig, S. Hirzel, 1935. 5. Pour reprendre les analyses d'Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Seuil, 1990, Maurras serait l'inventeur de cet usage du terme « classicisme », d'après René Welleck, Une histoire de la critique moderne, Corti, 1996, p. 26-27. 6. « Brunetière ou le faux critique », in L'Allée des philosophes, Société littéraire de France, 1923. 7. Charles Maurras, L'Avenir, op. cit., p. 61. 8. Ibid., p. 84. 9. Ibid., p. 69. 10. Ibid., p. 61. 11. Marcel Proust, Du côté de Guermantes, Folio, t. II, p. 247. 12. Stéphane Rials, « Le cercle et le salon », in Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, Albatros, 1987, p. 244-245. 13. Charles Maurras, lettre à Mgr Pennon, son ancien maître et confesseur, 11 février 1913. 14. André de Fouquières, Cinquante ans de panache, Pierre Horay, 1951, p. 59. 15. Je renvoie à ma propre analyse de ces livres, dans Henri d'Orléans. Le prince impossible, Odile Jacob, 2001, p. 90-96. 16. André de Fouquières, op. cit., p. 72-73. 17. Norbert Élias, La Société de cour, Calmann-Lévy, 1974, p. 94.

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18. Charles Maurras, L'Action française, janvier 1913. 19. Louis Bertrand, Louis XIV, Plon, 1924, p. 9.

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Le salon XVIIe siècle selon Sainte- Beuve

Anne Martin-Fugier

1 En 1832, Sainte-Beuve publie Critiques et portraits littéraires, le premier recueil de ses articles parus dans des revues, et il continuera jusqu'à sa mort en 1869. Au total, huit cents articles et trois cents personnages, tant historiques que contemporains. Je me suis demandé quelle image le critique propose de la sociabilité du XVIIe siècle et quel rôle il lui fait jouer.

2 Prenons un exemple. Quelques mois après la mort de Mme Récamier, en novembre 1849, Sainte-Beuve écrit : Le salon de Mme Récamier était […] aussi, à le prendre surtout dans les dernières années, un centre et un foyer littéraires. Ce genre de création sociale, qui eut tant d'action en France et qui exerça un empire si réel, ne remonte pas au-delà du XVIIe siècle. C'est au célèbre hôtel de Rambouillet qu'on est convenu de fixer l'établissement de la société polie, de cette société où l'on se réunissait pour causer entre soi des belles choses et de celles de l'esprit en particulier. Mais la solennité de ce cercle Rambouillet convient peu à l'idée que je voudrais réveiller en ce moment, et j'irais plutôt chercher dans des coins de monde plus discrets et plus réservés les véritables précédents du genre de salons dont le dernier sous nos yeux vient de finir1. C'est alors qu'il évoque le salon de la marquise de Sablé, pour conclure : Ce petit salon de Mme de Sablé, si clos, si visité, et qui, à l'ombre du cloître, sans trop s'en ressentir, combinait quelque chose des avantages des deux mondes, me paraît être le type premier de ce que nous avons vu être de nos jours le salon de l'Abbaye-aux-Bois. 3 Ce qui m'intéresse dans ces lignes, c'est le côté référentiel. Pour définir un salon contemporain très célèbre, Sainte-Beuve le situe dans la lignée du Grand Siècle, le comparant à ceux des marquises de Rambouillet et de Sablé. Quant au couple Récamier- Chateaubriand, c'est encore par rapport à un illustre précédent du XVIIe siècle qu'il en parle : Jamais Mme de Maintenon ne s'ingénia à désennuyer Louis XIV autant que Mme Récamier pour M. de Chateaubriand. « J'ai toujours remarqué, disait Boileau en revenant de Versailles, que, quand la conversation ne roulait pas sur ses louanges,

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le Roi s'ennuyait d'abord, et était prêt ou à bâiller ou à s'en aller. » Tout grand poète vieillissant est un peu Louis XIV sur ce point. Elle avait chaque jour mille inventions gracieuses pour lui renouveler et rafraîchir la louange2. 4 Le portrait de Mme Récamier représente l'un des feuilletons hebdomadaires que Sainte-Beuve publie à partir d'octobre 1849 dans Le Constitutionnel, Le Moniteur ou Le Temps, sous le titre « Causeries du lundi ». Arrêtons-nous sur le mot « causerie ».

La causerie

5 Le terme évoque un thème central dans tous ses portraits, c'est-à-dire la sociabilité et les salons. Ce thème n'était d'ailleurs pas pour Sainte-Beuve qu'un thème littéraire. Il fréquentait les salons de son époque. À commencer par l'Abbaye-aux-Bois, et il notait ce qu'il y entendait comme le montrent ses pen-sées intimes publiées sous le titre Le Cahier vert. Il était également reçu chez la marquise de Souza, la duchesse de Rauzan, la comtesse de Boigne, Mme de Castries, Mme d'Arbouville et, sous le Second Empire, chez la princesse Mathilde3.

6 Mais, plus largement, le mot « causerie » définit la méthode du critique. Le Dr Véron, directeur du Constitutionnel, présente ainsi en septembre 1849 le nouveau feuilleton du lundi : Le temps des systèmes est passé, même en littérature. Il s'agit […] de se mêler à toutes les idées pour les juger ou du moins pour en causer avec liberté et décence. C'est cette causerie que nous voudrions favoriser, et que M. Sainte-Beuve essaiera d'établir entre ses lecteurs et lui4. Le feuilleton du Constitutionnel serait donc un salon, un lieu aimable d'échange et de conversation. Cependant la causerie n'est pas seulement le style de rapports que le critique cherche à entretenir avec ses lecteurs. C'est aussi celui qu'il établit avec les personnages dont il fait le portrait. Ainsi sera-t-il à la fois « en conversation avec le passé et avec son siècle5 ». 7 Le critique cherche à assurer la continuité entre le présent et le passé, à l'aide des récits oraux et écrits sur une période : J'ai souvent pensé, déclare Sainte-Beuve, qu'un homme de notre âge qui a vu le premier Empire, la Restauration, le règne de Louis-Philippe, qui a beaucoup causé avec les plus vieux des contemporains de ces diverses époques, qui, plus, a beaucoup lu de livres d'histoire et de Mémoires qui traitent des derniers siècles de la monarchie, peut avoir en soi, aux heures où il rêve et où il se reporte vers le passé, des souvenirs presque continus qui remontent à cent cinquante ans et au-delà. […] Car enfin ce temps qui a précédé notre naissance, ce dix-huitième siècle tout entier, nous le savons, avec un peu de bonne volonté et de lecture, tout autant que si nous y avions assisté en personne et réellement vécu. Mais là où le bât blesse, c'est quand on veut évoquer une époque plus lointaine, radicalement différente de l'époque contemporaine, ce qui est le cas du XVIIe siècle : […] cette continuité d'usage et de ton dans la société cesse vers le moment où Louis XIV finit : au XVIIe siècle, en remontant, c'est tout un ancien, tout un nouveau monde. Avec quelque effort pourtant, et grâce à l'abondance des Mémoires, on peut s'y naturaliser et s'imaginer encore y avoir vécu. Que de précautions toutefois pour que cette imagination soit juste et non chimérique ni impertinente6 ! Sainte-Beuve écrit ces lignes à propos du Journal de Dangeau, document très utile, dit-il, pour acquérir des « souvenirs tout vrais » d'une époque. Il pose donc dès le départ la

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question de l'éloignement de l'époque classique, de sa représentation, de la construction de son image.

L'âge d'or de l'urbanité

8 L'une des Causeries du lundi s'intitule « Madame de Caylus et de ce qu'on appelle urbanité ». Mme de Caylus était une nièce de Mme de Maintenon, que sa tante se chargea de convertir et d'éduquer7. À la mort de Louis XIV, elle quitta la Cour pour s'installer à Paris, dans une petite maison qui faisait partie des jardins du Luxembourg, […] donnant à souper à des gens du monde et à des savants, et mêlant ensemble la dévotion, les bienséances, la liberté d'esprit et les grâces de la société, dans cette parfaite et un peu confuse mesure qui était celle du siècle précédent8. Ses Souvenirs ont été publiés en 1770, avec des notes et une préface de Voltaire. Ce livre, écrit Sainte-Beuve, est « l'œuvre d'une après-dînée » et il développe : Il ne s'y voit aucun effort : elle n'a pas tâché, disait-on de Mme de Caylus. Sa plume court avec abandon, avec négligence ; mais ces négligences sont celles mêmes qui font la facilité et le charme de la conversation9. Ce sont là deux éléments qui reviennent régulièrement dans la définition de l'urbanité : le style écrit ressemble au style de la conversation, il paraît naturel et ne sent pas l'effort. Sainte-Beuve explique pourquoi il situe à la fin du XVIIe siècle l'« âge d'or de l'urbanité » : […] les femmes alors, avec cette facilité de nature qui de tout temps les distingue, réussirent mieux encore que les hommes à offrir de parfaits modèles de ce que nous cherchons, et dont les semences étaient comme répandues dans l'air qu'on respirait. C'est chez elles, parmi celles qui ont écrit, qu'on trouverait le plus sûrement des témoignages de cette familiarité décente, de cette moquerie fine, et de cette aisance à tout dire, qui remplit d'autant plus les conditions des anciens qu'elles-mêmes n'y songeaient pas. 9 En tête de ces femmes qui incarnent l'urbanité, Mme de Sévigné : elle fait l'objet du premier des Portraits de femmes10. Dans le dernier tiers du siècle, à l'époque où Mme de Sévigné écrit ses lettres, on est loin, dit Sainte-Beuve, du monde de la Fronde et de la Régence :

10 Ce qu'on appelle la société française est enfin constitué. […] En même temps que le désordre et la brutalité ont perdu en scandale, la décence et le bel esprit ont gagné en simplicité. La qualification de précieuse a passé de mode ; on se souvient encore, en souriant, de l'avoir été, mais on ne l'est plus. On ne disserte point comme autrefois, à perte de vue […] mais on cause […]11. 11 On a atteint une sorte de perfection dans la civilisation. Et Sainte-Beuve prend soin de souligner l'aspect positif de cette « vie de loisir et de causerie » qui, au XIXe siècle, dans une société où l'on est occupé, peut prendre une connotation très négative. Au XIXe siècle, en effet, la vie de loisir va de pair avec l'ignorance de la mentalité contemporaine alors qu'au XVIIe siècle, elle était au contraire en prise sur elle : l'oisiveté était, en ce temps-là, la meilleure condition pour « suivre le mouvement littéraire, religieux ou politique ». Quant à la causerie, elle ne s'était pas encore dévoyée : La conversation, d'ailleurs, n'était pas encore devenue, comme au XVIIIe siècle, dans les salons ouverts sous la présidence de Fontenelle, une occupation, une affaire, une prétention ; on n'y visait pas nécessairement au trait ; l'étalage géométrique, philosophique et sentimental n'y était pas de rigueur, mais on y causait de soi, des

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autres, de peu ou de rien. C'était, comme dit Mme de Sévigné, des conversations infinies […]12. 12 Par parenthèse, Sainte-Beuve note aussi la différence avec ce qui a précédé, l'hôtel de Rambouillet, où la causerie était plus pédante. Ces conversations étaient alimentées par la correspondance : les lettres circulaient, on les lisait en petit comité, on les commentait, elles acquéraient une sorte de célébrité. Ainsi Mme de Thiange envoyant son domestique emprunter à Mme de Coulanges la « lettre du cheval » et celle « de la prairie » que lui avait écrites la marquise de Sévigné. Ainsi Mme de Sévigné racontant à sa fille qu'elle lit aux gens qui en sont dignes certains endroits choisis des lettres que celle-ci lui adresse. Conversation et correspondance avaient la même caractéristique : elles n'étaient pas apprêtées, ni sur le fond ni dans la forme. On y traitait avec talent des sujets les plus anodins mais sans s'y appesantir et c'est ce qui en faisait le prix : […] c'était de l'art que, sans s'en apercevoir et négligemment, l'on mettait jusque dans la vie13 13 Le style d'une époque est donc tout un et il est impossible de séparer la sociabilité de la littérature, impossible aussi de parler des mœurs sans parler de la littérature. Sainte- Beuve l'affirme souvent à propos de l'époque contemporaine : S'il devient banal de dire que « la littérature est l'expression de la société », il n'est pas moins vrai d'ajouter que la société est l'expression aussi de la littérature. Tout auteur influent et à la mode crée un monde qui le copie, le continue, et qui souvent l'outrepasse ; il a touché en l'observant un point sensible et ce point-là se développe à l'envi et se met à ressembler. Ce ne sont aujourd'hui que femmes à la George Sand et à [la] Balzac.14. Le dernier tiers du XVIIe siècle fournit, selon Sainte-Beuve, un exemple parfait de l'adéquation entre la littérature et les mœurs en la personne de Mme de Lafayette. Car celle-ci fut à l'origine à la fois de la réforme du roman avec La Princesse de Clèves et d'un nouveau modèle sentimental, avec la liaison longue et durable qu'elle entretint avec La Rochefoucauld, de 1665 à la mort de celui-ci en 1680. Elle avait, comme Mme de Sévigné, fréquenté l'Hôtel de Rambouillet, et, comme elle, n'en avait pris « que le meilleur ». Elle écrivait, dit Sainte-Beuve, « à son loisir, par amusement et avec une sorte de négligence qui n'avait rien du métier […]15 ». On ne sent rien chez elle d'une professionnelle de la littérature, mais seulement le naturel qui s'étendrait de la vie à l'œuvre, qui passerait de la conversation à l'écriture. Faisant ailleurs un portrait de Mme du Deffand, il loue son exigence en matière de style, elle qui affirmait : « je veux le ton de la conversation, de la vivacité, de la chaleur, et, par-dessus tout, de la facilité, de la simplicité. » Et il commente : « C'est assez indiquer le côté que j'appelle classique dans le sens élevé du mot chez Mme du Deffand […]16 ».

Les instituteurs de l'urbanité

14 Comment s'est formé cet âge d'or de l'urbanité, qui vit régner le goût ? Il est le produit des vingt années précédentes, comme l'explique Sainte-Beuve dans son portrait de Vaugelas : De toutes parts et de quelque côté qu'on tourne les yeux, dans cet espace de vingt ans qui sépare Le Cid des Provinciales (1636-1656), il se fait sensiblement une grande éducation du goût, ou plutôt de la politesse et de la culture qui doivent bientôt amener le goût17. 15 Ont contribué à cette éducation ceux que le critique appelle « les instituteurs du goût public, » chez lesquels se mélangent l'esprit lettré et l'esprit mondain, Corneille avec

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ses tragédies, Gomberville et Scudéry avec leurs romans, d'Ablancourt avec ses traductions, les émules de Balzac et de Voiture avec leurs lettres, et Port-Royal avec ses écrits théologiques. Ont contribué aussi les académies, l'hôtel de Rambouillet d'abord, « qui est comme une académie d'honneur, de vertu et de belle galanterie, et qui institue le règne des femmes dans les Lettres18 », l'Académie française ensuite, qui « dirige l'attention des lettrés sur les questions de langue et de bonne élocution. ». Vaugelas, de son côté, joua un rôle important en proposant de se plier « à une grammaire non pédantesque, humaine, mondaine, toute d'usage et de Cour ; non pas du tout à une grammaire élémentaire, mais à une grammaire perfectionnée, du dernier goût et pour les délicats19 ».

16 Mlle de Scudéry, dont le premier roman parut en 1641, est désignée comme « l'une des institutrices de la société, à ce moment de formation et de transition20 ». Elle réclame pour les femmes une meilleure éducation, en insistant sur la nécessité de « mettre de l'accord entre la manière de causer et celle d'écrire ». Or, dit Sainte-Beuve, il existe un rapport direct entre la conversation et l'état de la société en train de se constituer au XVIIe siècle. Lorsque ses volumineux romans seront passés de mode, Mlle de Scudéry en extraira les seules Conversations qu'elle republiera en dix volumes. Elle y traite de ce que doit être une conversation et de la manière d'écrire des lettres. Une conversation, « pour être agréable et digne d'une compagnie d'honnêtes gens », ne doit se limiter ni à un seul sujet ni à un seul sexe. Exclusivement féminine, elle tendra à se réduire à des sujets médiocres, « de famille et domestiques », ou « purement futiles et de toilette. ». Mais « qu'un homme entre, un seul, et non pas même des plus distingués, cette même conversation va se relever et devenir tout d'un coup plus réglée, plus spirituelle et plus agréable21 ». Il doit surtout s'y manifester « un certain esprit de politesse qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres, aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offenser la pudeur22 ». Et Sainte-Beuve de conclure ces conseils de Mlle de Scudéry à propos de la conversation et de la correspondance en déclarant qu'elle était « une excellente maîtresse de pension de la haute société et des demoiselles de qualité au XVIIe siècle ».

Les lieux de sociabilité

17 Qui dit lieu de sociabilité, dit salon animé par une femme. Sainte-Beuve cite Goethe écrivant, à propos de Mme de Tencin : Ce serait une histoire intéressante que la sienne et celle des femmes célèbres qui présidèrent aux principales sociétés de Paris dans le XVIIIe siècle, telles que Mmes Geoffrin, du Deffand, Mlle de Lespinasse, etc. ; on y puiserait des détails utiles à la connaissance soit du caractère et de l'esprit français en particulier, soit même de l'esprit humain en général, car ces particularités se rattacheraient à des temps également honorables à l'un et à l'autre23. Et Sainte-Beuve d'ajouter : Je tâche, selon ma mesure, d'exécuter quelque chose du programme de Goethe, et, s'il a dit cela du XVIIIe siècle, je le dirai à plus forte raison du XVIIe siècle, dans lequel il y eut, de la part des femmes célèbres qui y influèrent, plus d'invention encore et d'originalité personnelle. En fait de société polie et de conversation, le XVIIIe siècle n'eut qu'à étendre, à régulariser et à perfectionner ce que le XVIIe siècle avait premièrement fondé et établi. 18 De fait, Sainte-Beuve, à travers ses portraits, dresse une sorte de typologie des centres de sociabilité. À un bout du siècle, l'hôtel de Rambouillet, d'où tout procède et qui, très

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souvent, est donc cité comme référence. Sainte-Beuve ne trace pas un portrait de la marquise de Rambouillet elle-même mais évoque plutôt ses prestigieux invités. Et d'abord Mme de Longueville : […] avant que la politique s'en mêlât, elle et son frère, et cette jeune cabale, déjà décidée à l'être, ne songeaient encore, est-il dit [dans les Mémoires de Mme de Nemours], qu'à faire briller leur esprit dans des conversations galantes et enjouées, qu'à commenter et raffiner à perte de vue sur les délicatesses du cœur. Il n'y avait pour eux d'honnêtes gens qu'à ce prix-là. Tout ce qui avait un air de conversation solide leur semblait grossier, vulgaire. C'était une résolution et une gageure d'être distingué, comme on aurait dit soixante ans plus tard ; d'être supérieur, comme on dirait aujourd'hui : on disait alors précieux24. 19 Pour en savoir davantage sur l'esprit que Sainte-Beuve imaginait régner à l'hôtel de Rambouillet, il faut lire son portrait de Voiture. Celui-ci avait fait parler de lui de bonne heure pour ses vers et ses lettres et brillait dans les cercles bourgeois. Ainsi, lorsqu'il fut présenté chez la marquise de Rambouillet en 1625, à l'âge de vingt-sept ans, « il n'eut plus qu'à suivre sa vocation, qui était d'être le bel esprit à la mode dans une société d'élite25 ». Sainte-Beuve, en 1855, propose de lire Voiture non pas en le ramenant à l'époque contemporaine et en cherchant « si ce qu'il dit est pour nous réellement plaisant » mais en essayant de deviner « quel pouvait être le tour d'esprit et d'amusement en vogue dans cette société ingénieuse, recherchée et souverainement élégante, de qui date chez nous l'établissement continu de la société polie26 ». Il apparaît alors clairement qu'il ne s'agissait pas seulement d'« un esprit de riposte et de trait, c'était aussi un esprit inventif, et qui se mettait en frais d'imagination pour divertir ». Organiser le divertissement exigeait d'y penser sans cesse et d'y porter une attention continuelle : On jouait aux Muses, on jouait aux Grâces et aux Nymphes. On avait des plaisanteries qui duraient des années, on en avait qui ne servaient qu'un jour. On inventait des motifs à aimables querelles, on se créait des tournois. L'esprit de Voiture était toujours en action et en mouvement comme pour un théâtre de société. Sainte-Beuve souligne la créativité de ce monde, où il fallait, pour rompre la monotonie d'une vie oisive, « tirer d'un rien tout ce qui peut donner à une familiarité d'habitude le piquant de la diversité et de l'imprévu27 ». 20 À l'autre extrémité du siècle, Sainte-Beuve choisit de décrire la société de la duchesse du Maine à Sceaux28. La duchesse voulut avoir sa cour à elle, et son mari, en 1700, lui acheta Sceaux dont elle fit « son Chantilly, son Marly et son Versailles en miniature ». Elle y épuisait ses invités qu'elle obligeait à participer à ses divertissements et à ses fictions : elle jouait jour et nuit la comédie et la bergerie, elle demandait qu'on lui tourne des madrigaux, elle inventait des cérémonies comme de faire prêter serment à ceux qu'elle décorait de l'Ordre de la Mouche-à-miel, qui était son emblème. Elle s'agitait, dit Sainte-Beuve « avec une démonerie infatigable29 », si bien que les habitués appelaient cette société « les Galères du Bel Esprit ». La duchesse supportait si peu l'irruption du réel dans sa vie que, deux ans après la conspiration manquée contre le Régent, qui lui valut la prison, elle rentra à Sceaux et, comme s'il ne s'était rien passé, retrouva « la même faculté d'illusion active et bruyante30 ». Ce monde d'illusion, elle allait l'étendre, paradoxalement, grâce au salon intellectuel de Mme de Lambert. Lorsque sa femme de chambre, Mlle de Launay, séjournait à Paris, elle allait aux mardis de Mme de Lambert, où elle lut des lettres qu'elle avait reçues de la duchesse du Maine, « laquelle, informée de cet honneur qu'on avait fait à ses lettres, eut l'air de s'effrayer qu'on les eût

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produites en si docte et si redoutable compagnie31 ». À partir de là, une correspondance s'établit entre elle et La Motte ; tous deux étaient âgés d'une cinquantaine d'années, lui était aveugle, ce qui ne les empêcha pas de jouer, lui l'amoureux, elle la bergère et l'ingénue.

21 À la différence de l'hôtel de Rambouillet, la demeure de la duchesse du Maine ne fut pas un centre littéraire. Que Voltaire ait fait quelques séjours à Sceaux et qu'il y ait, en 1746, écrit Zadig ne constitue pas une preuve, selon Sainte-Beuve. La duchesse était, en fait, aussi insensible à la qualité des œuvres qu'elle interprétait qu'à celle des conversations. Elle jouait indifféremment Racine, Euripide ou l'abbé Genest : Que lui importait, pourvu qu'elle se fit du bruit à elle-même, qu'elle se donnât toute son émotion, et qu'elle régnât32 ? Quant aux conversations, il était impossible d'en avoir avec elle car la réaction de son interlocuteur ne l'intéressait nullement : […] elle ne se soucie pas d'être entendue, déclare Mlle de Launay, il lui suffit d'être écoutée33. À l'inverse, Sainte-Beuve, traçant le portrait de Mme de Lambert, évoque son raffinement, aussi bien dans son style d'écriture que dans sa sociabilité : Mme de Lambert, au milieu du débordement de la Régence, ouvre chez elle un asile à la conversation, au badinage ingénieux, aux discussions sérieuses : Fontenelle préside ce cercle délicat et poli, où il est honorable d'être reçu34. 22 Sainte-Beuve voit dans les salons un lieu d'apprentissage : les gens du monde apprenaient le beau langage dans celui de Mme de Lambert, les jeunes gens s'initiaient dans celui de Ninon de l'Enclos. Après des années d'existence licencieuse au faubourg Saint-Germain, Ninon « rangea sa vie35 » au Marais. Ses relations étaient variées, son salon « unissait au ton du grand monde celui de la bonne bourgeoisie parisienne36 ». L'avoir fréquenté était un titre aux jeunes gens pour entrer dans le monde : C'était donc chez elle et par elle que la jeunesse débutait volontiers dans la société. On y causait et on n'y jouait pas. Les mères tâchaient d'y introduire leurs enfants. Mme de Sévigné, qui avait eu tant à se plaindre de Ninon sur la personne de son mari et sur celle de son fils, voyait sans crainte son petit-fils, le marquis de Grignan, lui rendre des devoirs. La mode s'en mêlant et la considération couvrant tout, les femmes avaient fini par rechercher extrêmement Ninon. 23 Sainte-Beuve termine son portrait par une scène fortement symbolique. Voltaire vint chez Ninon, amené par son parrain, l'abbé de Châteauneuf. Âgé de treize ans, le jeune homme écrivait déjà des vers et Ninon, dans son testament, lui légua deux mille francs pour acheter des livres. Sainte-Beuve souligne ce passage de témoin : « C'est ainsi que, dans la série des temps, quelques esprits font la chaîne37. »

24 Peut-être le salon dont Sainte-Beuve donne l'image la plus plaisante est-il celui de la marquise de Sablé, nous en avons parlé dans l'introduction. Vers le milieu du XVIIe siècle, la marquise s'était retirée en haut du faubourg Saint-Jacques, à proximité de Port-Royal. Dans cette demi-retraite loin de la cour et de la ville, elle continua, jusqu'à sa mort en 1678, à recevoir une société choisie : d'anciens amis restés fidèles, des gens du monde « demi-solitaires », comme elle, ou encore des « solitaires de profession » comme Arnauld, Nicole et parfois même Pascal38. Amie des jansénistes, Mme de Sablé restait cependant électrique : elle recevait même des jésuites, « s'ils l'amusaient39 », comme le père Rapin, assez lié avec elle pour lui demander le secret de sa salade. Le goût de Mme de Sablé pour l'esprit se lit dans son intimité avec La Rochefoucauld : son salon a été, selon Sainte-Beuve, « le grand laboratoire des Maximes » qu'on a lues,

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critiquées et fait circuler. La mondanité la plus réussie dans « l'âge d'or de l'urbanité » tiendrait donc d'une part à un subtil dosage d'exigence et d'ouverture chez la dame qui tenait salon, d'autre part à son investissement littéraire.

Le XIXe siècle : la fin des « conversations infinies » ?

25 Le XIXe siècle, passant d'un modèle aristocratique à une société en voie de démocratisation, a comme embaumé l'intimité idéale, faite de conversation, de correspondance et de sociabilité, telle qu'on imaginait qu'elle se pratiquait dans les siècles précédents, comme pour garder trace d'un paradis perdu. Sainte-Beuve a joué un rôle essentiel dans ce processus. Il devient la référence en la matière. Ainsi L'Histoire de la conversation d'Émile Deschanel, publiée à Bruxelles en 1857, prend-elle pour base les causeries de Sainte-Beuve qui constituent une somme en la matière. Et l'on voit bien, même s'il n'est pas nommé, que c'est à lui que se réfèrent Jules Janin lorsqu'il rédige l'article « conversation » dans le Dictionnaire de la conversation et de la lecture, en 1865, ou encore le Larousse du XIXe siècle dans son article « conversation ».

26 Marc Fumaroli affirme que le XIXe siècle, trop sérieux, n'étant doué ni pour le loisir ni pour le jeu, a cherché en vain à reconstituer la société et à renouer la conversation, toutes deux brisées par la Révolution40. Cette analyse a l'inconvénient de nous entraîner vers le lieu commun de la mort de la conversation au XIXe siècle. Il serait plus juste de dire que le XIXe siècle ne cesse de s'interroger sur la sociabilité et la conversation, sur le changement des conditions du développement de l'urbanité, et, plus largement, sur ce qui fait l'identité française. 27 Ce qui a changé entre le XVIIe siècle, c'est le rapport entre le public et le privé. Ce qui, au XVIIe siècle, était réservé aux cercles privés est, au XIXe siècle, largement divulgué. On est passé de la lecture des lettres de Mme de Sévigné dans les cercles aristocratiques à la publication des correspondances et à la diffusion des portraits de femmes dans la presse. On est passé des discussions en tête-à-tête sur les questions religieuses, morales et politiques à la publicité des croyances et des opinions. Ces changements ont entraîné une transformation de l'intimité, comme l'analyse Sainte-Beuve en 1868, à propos de l'amitié de Saint-Évremond pour M. d'Aubigny et de son goût pour ce qu'il appelle « les douceurs d'un commerce aimable » : […] il me semble que, dans l'ancienne société, telle qu'elle était faite, le champ de l'amitié était plus étendu qu'aujourd'hui : il y avait plus de sujets réservés, plus de choses particulières dont on eût à s'entretenir, même en matière d'idées ; la publicité, comme aujourd'hui, n'avait pas tout pris, tout défloré : il y avait bien plus de place à la confidence et au secret. Et qu'est-ce donc qu'on pourrait se confier aujourd'hui, hormis les affaires d'intérêt privé ou de sentiment ? Les opinions politiques, – on les imprime tous les matins, quand on ne les débite pas du haut d'une tribune. Les opinions religieuses, – on les débite aussi, et, dans tous les cas, elles ont perdu l'obligation et l'attrait du mystère. L'amitié, ne l'oublions pas, aime avant tout l'ombre et les sentiers. La matière qui alimentait ces conversations si particulières, ces confidences infinies d'autrefois, est soutirée à chaque instant, désormais, par la circulation du dehors ; le huis clos de l'intimité est éventé. Je ne prétends pas dire, assurément, qu'il n'y ait plus lieu aux convenances des esprits et des âmes, ni à ce noble sentiment de l'amitié ; mais la forme où nous le voyons se produire chez Saint-Evremond a notablement changé avec les conditions de la société elle-même41.

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Il faut d'ailleurs noter que Sainte-Beuve, par la méthode même de constitution de ses portraits, qui consiste à mêler la vie et l'œuvre, participe du goût de son époque pour la publicité du privé. L'évolution pointée par Sainte-Beuve dans la citation ci-dessus ne signifie pas pour autant qu'il n'y a plus de salons et que la conversation est morte. Delphine de Girardin s'insurge en 1837 contre le lieu commun qui dénonce la facilité, la frivolité et le factice de la conversation mondaine : On nous parle sans cesse de la misère intellectuelle des salons, de l'incapacité de l'homme du monde, de la futilité de ses idées, de la petitesse de ses sentiments et il nous faut écouter toutes ces phrases dans le monde, dans un salon, assis entre Lamartine et Victor Hugo, entre Berryer et Odilon Barrot, qui sont pour nous, dans le monde, dans un salon, des causeurs aussi spirituels et aussi gracieux qu'ils sont ailleurs, pour toute la France, d'éloquents poètes et de sublimes orateurs42. 28 Elle prend très au sérieux l'activité de conversation. En 1844, elle pose clairement la question : qu'est-ce qui fait une conversation réussie ? Comment doit être organisé concrètement un salon pour que chacun puisse causer et en tire plaisir et profit ? Comme Sainte-Beuve, qui, dès 1829, affirmait que la France littéraire était inséparable de l'esprit de conversation (c'est d'ailleurs ce qui lui a valu les violents reproches de Proust43), Delphine de Girardin fait de la conversation un genre littéraire. Ainsi la conversation peut-elle, à l'égal de la poésie, du théâtre ou de l'histoire, ouvrir à un homme de talent les portes de l'Académie française. En 1842, la chroniqueuse justifie l'élection du chancelier Pasquier à l'Académie : Si M. le baron Pasquier a été élu, c'est parce qu'il est un des hommes les plus spirituels de notre temps ; parce que son esprit est un type, sa conversation un modèle, l'idéal du bon goût ; et, quelle que soit la forme que l'esprit prenne pour se manifester, prose, vers, livres, drames, discours, conversation, l'esprit, cultivé à si haut degré et célèbre à juste droit, sera toujours éminemment littéraire44. 29 Que le XIXe siècle s'intéresse tellement à la conversation et, plus largement, à la sociabilité ou, pour reprendre le terme de Sainte-Beuve, à l'urbanité, témoigne d'une interrogation identitaire. On réfléchit sur ce domaine identifié comme une spécificité française par les étrangers, par exemple Kant en 1798 : La nation française se caractérise entre toutes par son goût de la conversation ; elle est à ce point de vue un modèle pour les autres nations45. On se demande de quoi est constituée cette spécificité. Un journaliste du Mercure de France écrit en 1835 que, si la vraie civilisation se trouve dans les salons parisiens, c'est que les hommes politiques, par-delà les haines partisanes, sont d'abord des hommes du monde et des causeurs : ainsi y entend-on M. Dupin, président de la Chambre des députés, parler « fort spirituellement et fort savamment sur une étoffe de robe […]46 ». Le Larousse du XIXe siècle, quant à lui, ajoute un autre trait de la spécificité française, c'est que la sociabilité y est réellement mixte, contrairement à ce qui se passe en Angleterre et en Allemagne : La conversation française, commune aux deux moitiés de la société, excitée, modérée, mesurée par les femmes, est seule une conversation nationale, sociale […]47. 30 Quoi qu'il en soit, la notion d'« âge d'or de l'urbanité », que Sainte Beuve a largement contribué à répandre, fait partie, à la fin du XIXe siècle, du patrimoine français. Comme le dit Renan, dans son discours de réception à l'Académie française, en 1876 : Quand une nation aura produit ce que nous avons fait avec notre frivolité, une noblesse mieux élevée que la nôtre au XVIIe et au XVIIIe siècles, des femmes plus charmantes que celles qui ont souri à notre philosophie, une société plus sympathique et plus spirituelle que celle de nos pères, alors nous serons vaincus48.

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NOTES

1. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, I, Paris, Garnier frères, s.d., p. 121-122. 2. Ibid., p. 135. 3. Roxana Verona, Les Salons de Sainte-Beuve. Le critique et ses muses, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 67. 4. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, I, op. cit., p. 6. 5. Roxana Verona, op. cit., p. 27. 6. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, XI, Paris, Garnier frères, s.d., p. 6-7. 7. Née Marguerite de Villette-Murçay, en 1673, elle mourut en 1729. 8. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, III, Paris, Garnier frères, 1929, p. 62. 9. Ibid., p. 63. 10. Ces Portraits de femmes ont paru en volume en 1844 chez Didier. Mais le portrait de Mme de Sévigné avait d'abord été publié dans la Revue de Paris du 3 mai 1829. Née en 1626, Marie de Rabutin-Chantal, mariée en 1644 au marquis de Sévigné, devint veuve sept ans plus tard. C'est en 1671, après le départ de sa fille en Provence, qu'elle commença à écrire ses lettres, et la correspondance dura jusqu'à sa mort en 1696. 11. Sainte-Beuve, Œuvres, II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 996. 12. Ibid., p. 997. 13. Ibid., p. 998. 14. Sainte-Beuve, Cahiers, I, Le cahier vert, 1834-1847, Paris, Gallimard, 1973, p. 183. 15. Roxana Verona, op. cit., p. 86. 16. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, I, op. cit., p. 428. 17. Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, VI, Paris, Michel Lévy frères, 1866, p. 343. 18. Sainte-Beuve utilise la même image dans Port Royal : l'hôtel de Rambouillet « ouvre une espèce d'académie d'honneur, de galanterie honnête, de politesse », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, I, 1961, p. 980. 19. Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, iv,op.cit.., P. 343. 20. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, iv, Paris, Garnier frères, 1853, p. 102. 21. Ibid., p. 107. 22. Ibid., p. 108. 23. Ibid., p. 132. 24. Sainte-Beuve, Œuvres, II, op. cit., p. 1276. Voir aussi le portrait de La Rochefoucauld, pour lequel Mme de Longueville était une des femmes qui avaient compté : « Le goût naturel de Mme de Longueville était celui qu'on a appelé de l'hôtel de Rambouillet : elle n'aimait rien tant que les conversations galantes et enjouées, les distinctions sur les sentiments, les délicatesses qui témoignaient de la qualité de l'esprit. Elle tenait sur toute chose à faire paraître ce qu'elle en avait de plus fin, à se détacher du commun, à briller dans l'élite. […] Il y avait chimère en elle, fausse gloire, ce que nous baptiserions aussi poésie : elle fut toujours hors du positif. », ibid., p. 1246-1247. 25. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, XII, Paris, Garnier frères, s.d., p. 194. 26. Ibid., p. 197. 27. Ibid., p. 198. 28. Louise-Bénédicte de Bourbon, petite-fille du Grand Condé, avait épousé à seize ans, en 1692, le duc du Maine, aîné des bâtards de Louis XIV et de la Montespan. 29. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, III, op. cit., p. 215. 30. Ibid., p. 219.

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31. Ibid., p. 223. Mlle de Launay fut au service de la duchesse du Maine de 1711 jusqu'à sa mort en 1753. 32. Ibid., p. 215. 33. Ibid., p. 227. 34. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, IV, op. cit., p. 165. 35. Ibid., p. 134. 36. Ibid., p. 143. 37. Ibid., p. 144. 38. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, I, op. cit., p. 121. 39. Sainte-Beuve, Port-Royal, III, Pairs, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 88. 40. Marc Fumaroli, « La conversation », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, vol. 3, p. 3651. 41. Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, XIII, Paris, Calmann-Lévy, 1884, p. 454-455. 42. Delphine de Girardin, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, Paris, Mercure de France, coll. « le Temps retrouvé », 1986, 2 vol., I, p. 135. 43. « En aucun temps de sa vie Sainte-Beuve ne semble avoir conçu la littérature d'une façon vraiment profonde. Il la met sur le même plan que la conversation. », Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 225. 44. Delphine de Girardin, op. cit., II, p. 168. 45. Marc Fumaroli, op. cit., p. 3619. 46. Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, 1815-1848, Paris, Fayard, 1990, p. 186. 47. Voir sur ce « métissage mondain » les réflexions de Mona Ozouf dans « L'essai sur la singularité française », conclusion de son livre Les Mots des femmes, Paris, Fayard, 1995. 48. Cité par Marcel Proust dans « Le salon de la comtesse d'Haussonville », op. cit., p. 482.

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Les salons d'autrefois : XVIIe ou XVIIIe siècle ?

Antoine Lilti

1 Les salons sont toujours ceux du passé. Au XIXe comme au XXe siècle, parler des salons c'est regretter les « salons d'autrefois », titre d'un ouvrage de la comtesse de Bassanville1. Un parfum de nostalgie leur est attaché, le souvenir d'un passé qui n'est plus et qu'on regrette. « Les salons sont morts2 » affirme, avec bien d'autres, Pierre Larousse, alors qu'ils ont encore de beaux jours devant eux. Quant à Louis Enault, le préfacier de la comtesse de Bassanville, il ne peut retenir sa verve : Les Salons d'Autrefois ! – ces deux mots ne vous semblent-ils pas tous remplis de mélancolie, n'évoquent-ils point devant vous les gracieuses images d'un passé à jamais évanoui ? La magie du souvenir ne fait-elle point passer et repasser devant vous, les fleurs dans les cheveux, l'éclair aux yeux, le sourire aux lèvres, ces belles créatures, les femmes de l'ancienne France, produits exquis d'une civilisation raffinée, que l'Europe admirait et nous enviait ?3 Un discours sur les salons appelle presque nécessairement un discours sur le passé mais l'appelle assez librement, tant est grande la plasticité des images et des usages des salons d'Ancien Régime. Certains y voient des lieux égalitaires, d'autres des annexes de la cour, certains les disent littéraires, d'autres mondains et futiles, certains les pensent critiques et philosophiques, d'autres encore conformistes ou libertins. La diversité des représentations du salon se prête à des évocations très diverses du passé. Au demeurant, de quel passé s'agit-il ? Les salons d'autrefois sont-ils identifiés à un Ancien Régime indistinct, à un siècle plutôt qu'à un autre ? Si les salons jouent un rôle dans l'invention du XVIIe siècle, quelle place occupe le XVIIe siècle dans la mémoire des salons ? Le souvenir des salons du XVIIe et du XVIIIe agit-il de la même manière ? Quel XVIIe siècle est-il attaché à l'évocation des salons ?

2 Il ne s'agit pas ici d'écrire l'historiographie du salon du XVIIe, ou en-core de décrire son invention mais plutôt de comprendre comment fonctionne, au XIXe siècle, la référence aux « salons d'autrefois » et de comparer deux régimes de présence des salons d'Ancien Régime au XIXe siècle. J'espère montrer dans un premier temps que l'imaginaire du salon d'Ancien Régime a longtemps renvoyé au XVIIIe plutôt qu'au XVIIe siècle, sur le

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modèle d'un passé à la fois révolu et toujours présent par la mémoire et les pratiques. Puis j'essaierai de montrer que les tentatives de résurrection historiographique dont les salons du XVIIe siècle ont fait l'objet impliquaient une présence et des usages très différents mais peut-être plus durables.

« Un monument historique où la messe se célèbre encore »

3 Tout au long du XIXe siècle, on constate une présence persistante des salons d'Ancien Régime. J'entends par là non seulement qu'on en parle ou qu'on écrit sur eux, mais que l'image du salon comme institution de la société aristocratique d'Ancien Régime est intensément mobilisée, par des textes mais aussi par les pratiques mondaines qui s'en veulent les héritières. Ce sont d'ailleurs des femmes qui elles-même tiennent salon, telles Mme de Staël, Mme de Genlis ou Mme d'Abrantès, qui fixent l'image du salon d'Ancien Régime, ne serait-ce qu'en diffusant le mot dans ce que Proust appelait son sens « abstrait » (distinct du sens architectural) et qui date du début du XIXe siècle. La signification de cette référence varie. Les salons plus littéraires comme ceux de Mme de Staël ou de Mme Récamier diffusent l'idée que la sociabilité de la conversation est un caractère national ; les salons plus strictement aristocrates du faubourg Saint-Germain s'attachent aux logiques de distinction sociale propre au monde et qui pallient la fin de la société d'ordres. Mais pour les uns comme pour les autres, il s'agit d'affirmer la filiation avec une société pré-révolutionnaire, pensée comme apogée de l'élégance des manières et des mœurs.

4 Les salons auxquels il est fait référence renvoient alors soit à un Ancien Régime indistinct, soit explicitement aux salons du XVIIIe siècle, ceux des années 1770-1780, de la « douceur de vivre » pré-révolutionnaire. Quand Stendhal, par exemple, écrit des lettres sur la société française de la Restauration pour les journaux anglais, c'est au XVIIIe siècle qu'il compare à plusieurs reprises les salons de la Restauration, à la fois pour affirmer la volonté de ses contemporains de mimer les manières du siècle précédent et pour en dénoncer l'échec. « La haute société, écrit-il, est en train de revivre les mœurs du temps de Louis XVI4 » ; il constate aussi que le statut des femmes dans la bonne société a profondément changé (« sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, les femmes étaient des déesses, aujourd'hui elles sont des esclaves5 ») ou encore s'amuse des efforts des dames de la bonne société pour rétablir les horaires de repas du XVIIIe siècle, afin de permettre « le retour de ces aimables parties de conversation dont la révolution nous a privés6 ». De même, la duchesse d'Abrantès écrit la première histoire des salons de Paris et la fait débuter dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Plus tard encore, sous la IIIe République, les salons politiques revendiqueront comme modèles les salons philosophiques du XVIIIe siècle, qu'ils estiment pré-révolutionnaires7, de même que les salons littéraires continueront à légitimer leurs pratiques en invoquant le souvenir de Mme Geoffrin. En 1901, Charles Simond qualifie Mme Aubernon de « dernière Mme Geoffrin8 », indiquant que celle-ci appartient à la mémoire mondaine parisienne et supposant la continuité d'une tradition qui s'achève et promeut le XVIIIe siècle en modèle du salon.

5 L'évocation des salons d'Ancien Régime ne sert pas seulement à légitimer des pratiques mondaines perpétuées mais aussi à marquer une distance avec le passé. Une des

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fonctions du salon comme objet privilégié du roman au XIXe siècle, de Stendhal à Bourget, est de permettre, au-delà du cadre qu'il offre à l'analyse psychologique et sociale, de comparer la société du XIXe siècle à celle du XVIIIe siècle et de dénoncer l'emprise des mœurs et des manières bourgeoises. Le procédé consiste à opposer à l'évolution générale de la vie mondaine les rares salons qui ont conservé les pratiques d'Ancien Régime (la politesse, c'est bien connu, n'est jamais ce qu'elle était et la fausse politesse, comme la fausse monnaie, chasse inexorablement la vraie) : dans son Autre étude de femme, rédigée en 1838, Balzac décrit le salon de la marquise d'Espard comme « le dernier asile où se soit réfugié l'esprit français d'autrefois9 » et un personnage s'écrie : « les marquises s'en vont et les duchesses aussi », regrettant la fin des grandes dames au profit des « femmes comme il faut » : Les femmes qui pouvaient fonder des salons européens, commander l'opinion, la retourner comme un gant, dominer le monde en dominant les hommes d'art ou de pensée qui devaient le dominer, ont commis la faute d'abandonner le terrain, honteuses d'avoir à lutter contre une bourgeoisie enivrée de pouvoir et débouchant sur la scène du monde pour s'y faire peut-être hacher en morceaux par les barbares qui la talonnent10. 6 De même, Barbey d'Aurevilly situe Le dessous de cartes d'une partie de whist dans un salon qui, lui aussi, est un des derniers refuges de « l'esprit comme on avait autrefois ». Le lien avec l'aristocratie d'Ancien Régime et le statut de conservatoire d'un génie français presque disparu est nettement affirmé par la comparaison avec l'émigration : […] la baronne de Mascrany a fait de son salon une espèce de Coblenz délicieux où s'est réfugiée la conversation d'autrefois, la dernière gloire de l'esprit français, forcé d'émigrer devant les mœurs utilitaires et occupées de notre temps11. Comme Balzac, pour qui la « grande dame » a succombé à l'essor de la presse, Barbey oppose celle-ci et le salon, vestige d'une élégance disparue : Rien n'y rappelle l'article du journal ou le discours politique, ces deux moules si vulgaires de la pensée, au dix-neuvième siècle12. Les salons, l'esprit, la conversation sont à la fois ceux « d'autrefois » et des normes présentes dans les pratiques et les références idéologiques et littéraires du XIXe siècle. Si la sociabilité d'Ancien Régime continue à servir d'aune à laquelle juger les pratiques contemporaines, n'est-ce pas que ce passé révolu mais proche persiste et continue à produire des effets ? 7 Chacun sait que La Recherche du temps perdu est marquée à la fois par l'importance des scènes mondaines et par les références nombreuses au XVIIe siècle, alors que le XVIIIe siècle, comme l'ont fait remarquer plusieurs critiques13, est très largement absent de la culture proustienne. Mais paradoxalement, dans la Recherche comme dans les chroniques mondaines que Proust publia dans Le Figaro, les salons du XVIIe siècle ne sont jamais évoqués et on chercherait en vain des références même allusives à l'hôtel de Rambouillet ou aux Samedis de Mlle de Scudéry. C'est que le XVIIe siècle est présent chez Proust sous la forme d'une culture, d'un ensemble de références littéraires autour du trio Racine, Mme de Sévigné, Saint-Simon. Or les scènes mondaines de la Recherche comme les salons que fréquentait Proust sont des pratiques sociales (ou des représentations de ces pratiques) et le passé qu'elles incor-porent, même s'il tend à s'estomper à l'époque de Proust, est plutôt le XVIIIe siècle. Dans l'article qu'il consacre au salon de la comtesse d'Haussonville (dont le mari est le petit-fils de Mme de Staël et donc l'arrière-petit-fils de Mme Necker), Proust multiplie les anecdotes qui montrent, selon une thématique qui lui est chère, la conservation d'un lien familial,

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conjointement patrimonial et exhibé, avec la société mondaine du XVIIIe siècle. Le livre que le comte d'Haus-sonville a consacré au salon de Mme Necker le touche moins que la permanence des meubles, des objets et surtout du château de Coppet, cette […] demeure un peu froide du XVIIIe siècle, tout ensemble historique et vivante, habitée par des descendants qui ont à la fois « du style » et de la vie14. « Le passé et le présent se coudoient » écrit encore Proust, fasciné par la présence du passé dans le présent à travers la mémoire des salons, des mêmes pratiques continuées dans les mêmes lieux. Une formule résume cette magie du lieu et des pratiques : « C'est une église qui est déjà un monument historique, mais où la messe se célèbre encore15. » Cette continuité directe, ce fil ininterrompu qui relie les pratiques mondaines contemporaines à celles de l'Ancien Régime révèle un mode de présence qui privilégie le XVIIIe siècle : la mémoire et le témoignage. Proust explique ainsi aux lecteurs du Figaro le plaisir que procurent les Mémoires de la comtesse de Boigne : ce sont des livres […] qui donnent l'illusion que l'on continue à faire des visites, à faire des visites aux gens à qui on n'avait pas pu en faire parce qu'on n'était pas encore né sous Louis XVI et qui, du reste, ne vous changeront pas beaucoup de ceux que vous connaissez, parce qu'ils portent presque tous les mêmes noms qu'eux […] et ainsi, ajoute-t-il, […] ils ont ceci d'émouvant qu'ils donnent à l'époque contemporaine, à nos jours vécus sans beauté, une perspective assez noble et assez mélancolique en faisant d'eux comme le premier plan de l'histoire. Ils nous permettent de passer aisément des personnes que nous avons rencontrées dans la vie – ou que nos parents ont connues – aux parents de ces personnes-là, qui eux-mêmes, auteurs et personnages de ces Mémoires, ont pu assister à la Révolution et voir passer Marie-Antoinette16. Se souvenant d'avoir vu au bal, lorsqu'il était adolescent, la nièce de Mme de Boigne, alors octogénaire, Proust s'émeut de cette […] trame de frivolités, poétiques pourtant, parce qu'elle finit en étoffe de songe, pont léger jeté du présent jusqu'à un passé déjà lointain, et qui unit, pour rendre plus vivante l'histoire, et presqu'historique la vie, la vie à l'histoire17 8 La connaissance des salons d'Ancien Régime repose sur le souvenir, le témoignage. Écrivent sur les salons d'autrefois ceux qui y ont vécu ou ont recueilli le témoignage des survivants comme Morellet, Mme de Staël, Mme de Beauvau, Suard, témoins de l'ancien temps toujours invoqué, qui, incarnant sous l'Empire et la Restauration la mémoire vivante des salons du XVIIIe siècle, participèrent à la renaissance de la sociabilité. De là vient que les écrits sur les salons du XVIIIe siècle, surtout dans la première moitié du XIXe siècle, oscillent entre la mémoire et la fiction comme en témoigne l'Histoire des salons de Paris de la duchesse d'Abrantès 18. Cet ensemble de récits invérifiables et romancés prétend reposer sur la tradition orale de la bonne société et met en scène une longue conversation que l'auteur aurait eu avec l'abbé Morellet chez Mme de Souza, mais doit beaucoup aussi à l'imagination de celle que Gautier surnomma amicalement « Abracadabrantès ».

9 La référence aux salons et à l'esprit « d'autrefois » engage un passé qui continue à produire des effets légitimants ou polémiques, parfois même poétiques, du fait qu'il est à la fois irrévocablement passé et prolongé dans le présent par la perpétuation de pratiques mondaines qui s'en réclament, par le travail de la mémoire et le témoignage des survivants ou de leurs héritiers, par les usages littéraires qu'il permet. Ceci explique que l'imaginaire du salon ainsi mobilisé renvoie à un Ancien Régime assez indistinct, un avant-1789, qui correspond plutôt au XVIIIe siècle. D'autant que le XIXe siècle hérite du XVIIIe une image très négative de ce qu'on appellera plus tard les

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« salons » du XVIIe siècle qui, jusqu'aux années 1830-1840, sont confondues avec la préciosité et en partagent l'opprobre. Au XVIIIe siècle, en effet, l'hôtel de Rambouillet est le symbole des ridicules précieux stigmatisés par Molière et Boileau et des cabales littéraires des beaux-esprits contre les grands écrivains. Quand Voltaire l'évoque, c'est toujours pour dénoncer l'affectation et le bel-esprit qui y régnait et pour rappeler le mauvais accueil qu'y reçut Polyeucte. Surtout, l'idée d'une cabale de l'hôtel de Rambouillet contre Racine et en faveur de Pradon à l'occasion de Phèdre est un des grands lieux communs que l'on trouve tout au long du XVIII e siècle et des premières décennies du XIXe19. Les salons du XVIIe siècle, même ceux qui semblent si prestigieux à l'historiographie actuelle, apparaissaient au pire comme des repères de précieuses, au mieux comme des foyers de bel-esprit, vite remplacés heureusement par les grands hommes du règne de Louis XIV.

Ressusciter un précédent par une fiction historiographique

10 Les salons du XVIIe siècle ne sont pourtant pas ignorés. Depuis l'Empire, ils étaient parfois évoqués, de façon assez générale, par les nostalgiques du Grand Siècle, comme une extension parisienne de la cour, comme un reflet de la grandeur louis- quatorzienne. Mais à partir des années 1830, ils émergent comme objet historiographique, sur un mode bien différent. Roederer et Cousin, qui en ont puissamment renouvelé l'image, peuvent nous permettre de comprendre les enjeux de cette redécouverte.

11 Le premier est le comte Pierre-Louis Roederer. Après avoir joué un rôle important sous la Révolution et l'Empire (proche de Sieyès, il siégea avec la gauche modérée à la Constituante ; plus tard, il fut longtemps proche de Bonaparte), il se retire de la vie politique à la Restauration et consacre ses loisirs à écrire et à jouer des pièces de théâtre, à défendre dans plusieurs ouvrages les acquis des Lumières, et à rédiger des travaux historiques. Très favorable à la monarchie de Juillet, il reprend brièvement du service, puis se consacre dans les dernières années de sa vie (il a alors quatre-vingts ans) à la rédaction des Mémoires pour servir à l'histoire de la société polie, qui paraissent l'année de sa mort, en 1835. Ces Mémoires se présentent comme une histoire de la bonne société au XVIIe siècle (celui-ci étant divisé en périodes de dix ans) dont l'objet le plus évident est une réhabilitation complète de l'hôtel de Rambouillet. La thèse de Roederer est qu'il convient de distinguer très nettement les sociétés précieuses ridiculisées par Molière de la « société polie » incarnée par l'hôtel de Rambouillet. Cet hôtel, écrit-il, […] regardé depuis la fin du siècle passé comme l'origine des affectations de mœurs et de langage, et qui fut dans le Grand Siècle, et pour tous les grands écrivains qui l'illustrèrent, pour Corneille, pour Boileau, pour La Fontaine, pour Racine, pour Molière même, oui pour Molière, plus que pour aucun autre, l'objet d'une vénération profonde et méritée20. À l'appui de cette thèse hardie, Roederer produit à la fois une série de discussions érudites appuyées sur des textes contemporains et ce qu'il convient d'appeler une fiction historiographique selon laquelle Mme de Rambouillet aurait fondé (ou plutôt refondé) la société polie en France en rompant avec une cour corrompue et grossière ; puis cette société polie aurait, après le mariage de sa fille, dégénéré progressivement, avant que Mme de Maintenon, issue de cette société polie, vienne féconder la cour par

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son mariage avec Louis XIV. La société polie est alors absorbée pour renaître encore plus brillante au XVIIIe siècle. Sans décrire ici les acrobaties historiques auxquelles Roederer doit se livrer pour rendre cohérente son histoire, on peut insister sur deux points. 12 D'une part, le livre de Roederer s'inscrit dans la continuité des études historiques qu'il a publiées les années précédentes sur Louis XII et François 1er et qui sont aujourd'hui bien oubliées. Il y opposait radicalement Louis XII, présenté comme le roi idéal, un héros parfait, dont la femme Anne de Bretagne, aurait entretenu une cour raffinée et morale, et François 1er qui inaugure aux yeux de Roederer la dérive absolutiste et surtout l'immoralisme et la grossièreté de la cour. Aussi, la rupture de Mme de Rambouillet avec la cour correspond-elle pour Roederer à une revanche posthume d'Anne de Bretagne. Son histoire des salons du XVIIe siècle trouve sa signification dans le cadre d'une histoire plus vaste, celle d'une lutte bi-séculaire entre la cour, lieu de corruption à partir de François Ier, et la société polie, mélange de raffinement et de morale. Or cette histoire, largement mythique, est tout à la fois sociale, morale et politique. Sociale et morale d'abord, car Roederer, qui en cela est bien l'héritier des philosophes, de L'Essai sur les mœurs de Voltaire mais aussi de la volonté de lier politesse et vertu sociale qui caractérise plusieurs encyclopédistes, veut écrire une histoire sociale des mœurs et de la morale21. Mais cette histoire est aussi politique, puisque, aux yeux de Roederer, Louis XII est d'abord un modèle politique, celui d'une monarchie constitutionnelle et libérale. D'autre part, le livre de Roederer, bien reçu dans les salons parisiens à qui il offre de nouveaux précédents illustres, apparaît à ses contemporains comme un ensemble de « paradoxes ». Même les critiques les mieux disposés prennent leurs distances vis-à-vis de thèses qui leur semblent brillantes mais peu vraisemblables. Pourtant, le livre va exercer une influence considérable. Premièrement, il remet à l'honneur le XVIIe siècle. Sainte-Beuve écrira quelques années plus tard que le livre est « devenu comme le signal de ce mouvement d'un retour au XVIIe siècle qui n'a fait que s'accroître et se développer depuis22 ». Deuxièmement, Roederer insiste sur l'importance sociale, littéraire et morale de la conversation et du rôle qu'y jouent les femmes : Admises à partager le plaisir de la conversation, elles l'étaient par cela même à en disputer l'empire, et elles ne devaient pas rester en arrière de cette vocation ; et l'empire de la conversation, qui devait leur en assurer un plus étendu, a contribué à étendre le domaine de la conversation elle-même. Elle a embrassé en France toutes les connaissances humaines ; elle a rangé sous ses lois les sciences et les savants ; et dans les occasions où ceux-ci n'ont pu avoir les femmes pour interlocuteurs, ils ont voulu les avoir pour témoins de leurs discussions23. 13 Là aussi Sainte-Beuve note que l'idée vraie et neuve du livre est celle de faire une « histoire de la conversation » et « de la collaboration des femmes, à laquelle on avait trop peu songé jusqu'alors24 ». Enfin et surtout, malgré les controverses qui accueillent le livre, les thèses de Roederer vont très vite être acceptées et devenir un credo, au fur et à mesure que les livres largement inspirés du sien se multiplient. En 1865, par exemple, Édouard de Barthélemy publie des lettres d'amies de la marquise de Sablé et les fait précéder d'une introduction intitulée « De la société précieuse et de la société honnête au XVIIe siècle » qui est un décalque assez fidèle du récit de Roederer25. Sainte- Beuve toujours : Depuis que M. Roederer a donné son Mémoire, combien d'écrivains n'ont-ils pas recommencé l'histoire de l'hôtel de Rambouillet ou de quelques-unes des héroïnes

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qui y figurent ! L'ont-ils surpassé en exactitude ou en talent ? C'est en partie ce qu'il a voulu. Dans tous les cas, il a gagné un point : il n'est plus permis, après l'avoir lu, de parler de l'hôtel Rambouillet du ton de dédain qu'on y mettait auparavant26. Lui-même n'en parlera plus de la même manière, adoptant les termes et les thèses de Roederer27. Aujourd'hui encore, l'idée que les salons apparaissent avec le geste inaugural de Mme de Rambouillet est un lieu commun historiographique. 14 À la différence des évocations des salons du XVIIIe siècle que nous avons citées précédemment, le livre de Roederer n'affirme ni ne conteste une filiation mais procède à une résurrection. Obsédé par ce souci, Roederer avait en partie reconstitué l'hôtel de Rambouillet dans sa retraite normande, désireux de « faire revivre à Boisroussel les mœurs, les habitudes, les personnages qui avaient existé à l'hôtel de Rambouillet »28. Mais la résurrection la plus durable est celle qui est opérée par la pratique historiographique, mélange d'érudition (Roederer emploie vingt pages à démontrer que l'hôtel de Rambouillet n'a pas soutenu Pradon contre Racine) et de fiction.

15 En opérant cette distinction, il ne s'agit pas ici de recourir à l'opposition épistémologique entre histoire et mémoire qui a fait couler tant d'encre mais de distinguer des pratiques d'écriture qui traduisent et produisent des rapports différents au passé. Or, un troisième terme ici doit être évoqué : la littérature. Car les textes sur lesquels Roederer s'appuie dans son œuvre de réhabilitation sont essentiellement des ouvrages et des correspondances d'écri-vains du XVIIe siècle qui fréquentaient l'hôtel de Rambouillet et en vantèrent les mérites. À deux siècles de distance, l'opération historiographique de Roederer relaie l'effort de ces auteurs pour publier la gloire de la marquise et le raffinement de son salon. Piégé par le lieu commun du XVIIE siècle selon lequel l'écrit prolonge la conversation, Roederer ne perçoit pas les effets spécifiques de textes qu'il traite comme des documents. À l'inverse, la méditation de Proust sur la faculté qu'ont les lieux, les noms, les pratiques à attacher le passé au présent aboutit, dans le fameux pastiche des Goncourt au début du Temps retrouvé, à un dévoilement des effets de publication et de fascination à distance que permet le « prestige de la littérature29 », capable de parer d'un lustre durable une soirée mondaine anodine. Après avoir feint de mettre en cause sa propre capacité d'observation, le narrateur vient à douter de tous ces salons que la fréquentation des écrivains lui ont appris à admirer. « Toutes les Récamier, toutes les Pompadour » ne devraient-elles pas leur prestige à la « magie illusoire de la littérature30 » ? 16 L'opération par laquelle Roederer arrache l'hôtel de Rambouillet à l'oubli un peu méprisant et lui impose durablement sa signification et sa gloire est donc double. D'une part, il exhume des textes, mémoires, correspondance, dialogues, épîtres, anecdotes, et leur rend leur force ; d'autre part, il façonne un récit – celui de la bonne société et de la cour – dont la cohérence offre une interprétation générale de la geste de la marquise. Les deux faces de cette opération se renforcent mutuellement et des générations d'écrivains, critiques, historiens ne se priveront pas d'aller chercher dans les lettres de Balzac ou les anecdotes de Tallemant de quoi justifier la vulgate mise en place par Roederer. 17 Cette œuvre de résurrection par l'histoire des salons du XVIIe, ou d'un certain XVIIe siècle à travers les salons, fut poursuivie par Victor Cousin qui, d'ailleurs, ne cachait pas sa dette envers Roederer et citait ce dernier comme « une autorité sur la question ». Philosophe précoce, gloire de la Sorbonne au début de la Restauration, philosophe presque officiel de la monarchie de Juillet, Victor Cousin a consacré ses dernières

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années à écrire des biographies sur certaines grandes dames du XVIIe siècle (la duchesse de Longueville, Mme de Sablé, etc.) et à une histoire de la société française au XVIIe siècle à travers Le Grand Cyrus. Si ses livres connurent un grand succès public et plusieurs éditions, les philosophes contemporains se récrièrent devant ce qui leur appa-raissait comme un inadmissible abandon de la philosophie au profit de travaux futiles. Leur emboîtant le pas, les spécialistes de Cousin ne se sont guère intéressés à cette partie de son œuvre qu'ils considèrent volontiers comme un divertissement de retraité31. 18 Ses livres méritent pourtant d'être pris au sérieux. Je me contenterai ici de lancer quelques pistes et de proposer une hypothèse de lecture. En premier lieu, il faut noter que le statut des livres de Cousin, souvent qualifiés d'histoire littéraire, est ambigu. À vrai dire, Cousin s'intéresse moins à l'influence de la bonne société du XVIIe siècle sur la littérature qu'à la littérature du XVIIe en tant qu'elle lui permet de connaître la société du XVIIe. En ce sens, Victor Cousin veut faire œuvre d'histoire ; son projet est celui d'une galerie des femmes illustres du XVIIe qui ferait pendant à la galerie des grands hommes du Grand Siècle. D'ailleurs, si dans la lignée de Roederer, Cousin défend Mme de Rambouillet et les précieuses, c'est qu'il voit en elles des grandes dames et non des femmes auteurs et il assure plusieurs fois qu'il ne souhaite pas réhabiliter Le Grand Cyrus comme roman32. On peut alors se demander quelle relation nouvelle avec le XVIIe siècle les femmes illustres permettent-elles d'entretenir vis-à-vis des hommes illustres ? Quel envers du Grand Siècle est-il ainsi éclairé ? 19 De même que Roederer abordait la société mondaine du XVIIe siècle sur le double registre de l'érudition et de la résurrection, le souci bibliophile et archivistique de Victor Cousin lui permet de faire revivre cette société, de redécouvrir ce qui avait été oublié, perdu. L'exemple le plus frappant est la découverte fameuse de la clé du Grand Cyrus, qui est racontée par Cousin sur le mode de la révélation et de la résurrection d'un passé disparu. Longuement malade en 1857, il se met, « pour occuper doucement [ses] loisirs » à relire le Grand Cyrus, qu'il juge « incapable de nous donner de trop vives émotions ». En lui appliquant la clé qu'il avait découverte à l'Arsenal, « peu à peu le roman prit à nos yeux un intérêt historique inattendu qui s'accrût de volume en volume33 ». En joignant aux précieuses indications de notre clef nos propres recherches, nous en vînmes à retrouver presque toute le XVIIe siècle dans un livre oublié d'apparence assez frivole [… et à] en voir sortir un tableau fidèle de la société française dans la première et la plus illustre moitié du XVIIe siècle d'Henri IV à la fin de la Fronde34 Passons sur le prétendu « tableau fidèle » ; il reste que l'expérience que Cousin entend faire partager est celle d'une redécouverte vécue sur un mode passionnel, à tel point que plusieurs critiques de l'époque raillèrent le ton amoureux sur lequel Cousin évoque Mme de Longueville et firent remarquer qu'il parlait du duc de La Rochefoucauld comme d'un rival. 20 On ne ressuscite que ce qui est mort, ce qui n'est plus. Le travail historiographique de Cousin affirme paradoxalement la distance qui sépare le présent du XVIIe siècle. Celui-ci devient l'objet d'un travail d'érudition. Sainte-Beuve l'a parfaitement compris : Le jour où l'on osa dire pour la première fois que la littérature de Louis XIV était une littérature admirable, mais ancienne, ce furent des cris et un scandale dont il me souvient encore. Déjà, en 1818, un écrivain peu populaire, mais élevé (Ballanche) s'était avisé de dire : « notre littérature du siècle de Louis XIV a cessé d'être l'expression de la société ; elle commence donc à être déjà pour nous en

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quelque sorte une littérature ancienne, de l'archéologie ». Eh bien ! la révolution introduite par M. Cousin dans la critique littéraire consiste précisément à traiter la période du XVIIe siècle comme si elle était déjà une antiquité, à en étudier et, au besoin, à en restaurer les monuments, comme on ferait en matière d'archéologie35 21 De quel dix-septième siècle s'agit-il ? Contre une mémoire du Grand Siècle qui identifie le règne de Louis le Grand et les œuvres des grands écrivains du siècle, le contre- panthéon de Cousin, en insistant sur les femmes illustres et leurs amis, sur la première époque de la mondanité et des salons, déplace le centre d'intérêt vers la première moitié du siècle.

22 À de nombreuses reprises, Cousin affirme l'importance du premier XVIIe siècle et sa supériorité sur la seconde moitié. Un seul exemple parmi d'autres : Mais si le xviie siècle a plus que jamais notre admiration, nous nous gardons de l'erreur trop accréditée qui confond ce siècle avec le règne de Louis XIV. […] Il a laissé la France humiliée, affaiblie, mécontente, et déjà pleine de germes de révolutions ; tandis que Henri IV, Richelieu et Mazarin la lui avaient transmise couverte de gloire, puissante et prépondérante au-dehors, tranquille et satisfaite au-dedans. Louis XIV termine le XVIIe siècle, il ne l'a pas inspiré, et il est loin de le représenter toute entier. C'est sous Henri IV, sous Louis XIII et sous la reine Anne que sont nés, se sont formés, et même développés les grands hommes d'État et les grands hommes de guerre, ainsi que les plus grands écrivains de l'un et l'autre siècle36 On connaît sa célèbre formule, « dans un grand siècle, tout est grand » mais à la vérité, aux yeux de Cousin, la première moitié du Grand Siècle est plus grande que la seconde. S'adressant à Boileau, coupable d'avoir mal jugé le Cyrus, Cousin lui reproche de ne pas y avoir vu l'éloge de Condé « faisant des choses mille fois plus grandes que ce passage du Rhin que vous avez si dignement chanté37 ». Symboles contre symboles, grandeur contre grandeur, le Grand Condé est plus grand encore que Louis le Grand. 23 L'hypothèse que je voudrais faire est que cette résurrection historiographique du premier XVIIe siècle contre le second à travers une galerie de grandes aristocrates appelle une lecture politique. Le premier indice est l'importance des considérations patriotiques que Victor Cousin avance pour justifier ces études sur « un siècle cher à notre patriotisme » : Nous l'avons déjà dit bien souvent, et nous le répétons avec plus de force que jamais ; si nous mettons sous les yeux de la France l'image d'un temps qui n'est plus, ce n'est pas pour lui donner un vain spectacle ; nous aimons à lui rappeler qu'elle a été grande pour l'élever à ses propres yeux, lui rendre, autant qu'il est en nous, le sentiment de sa force, combattre l'engourdissement moral qui suit d'ordinaire les agitations stériles, réveiller dans les générations nouvelles les passions généreuses qui ont fait battre le cœur à nos aïeux et à nos pères, remettre en honneur, s'il est possible, l'énergie, la constance, le mépris des vains plaisirs, le dédain de la Fortune, l'enthousiasme des grandes choses, la foi dans les destinées de la patrie. En un mot, une étude assidue de notre histoire nous a mis dans le cœur le respect et l'amour de la France, et ce sentiment-là nous voudrions l'imprimer et le répandre dans les esprits et dans les âmes38 24 Pourquoi le premier XVIIe siècle, plus que le siècle de Louis XIV, est-il si important pour la fierté nationale ? Pour Cousin, ce premier XVIIe siècle est celui où la monarchie française a connu la liberté civile et religieuse ainsi que la liberté politique qui a existé en France « jusqu'à Louis XIV ». À partir de celui-ci, affirme Cousin, s'est développé un despotisme étranger à la tradition monarchique française. Un tel jugement historique revêt un enjeu politique important au moment où Cousin écrit, c'est-à-dire sous le

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Second Empire, alors qu'il continue avec quelques autres à défendre le souvenir de la Monarchie de Juillet. Il importe aux défenseurs de la monarchie constitutionnelle de montrer que celle-ci n'est pas, comme le prétendent ses adversaires, une importation anglaise non conforme au génie national, mais qu'elle trouve bien ses racines dans la tradition politique française.

25 On voit bien alors comment Cousin construit autour et à partir des « femmes illustres du XVIIe siècle » un contre-Grand-Siècle. Sa fascination pour l'aristocratie du premier XVIIe siècle façonne le modèle mythique d'une monarchie libérale et glorieuse. Aussi étonnant que cela paraisse, la fiction historiographique qui ressuscite à partir des hôtels de Rambouillet et de Condé un XVIIe siècle libéral offre à la monarchie constitutionnelle le passé national qui lui manque face aux bonapartistes et aux républicains. 26 Au-delà de la conjoncture politique et intellectuelle dans laquelle écrivent Roederer et Cousin, leur influence fut considérable. D'une part, la plupart de leurs thèses, en particulier le mythe de l'hôtel de Rambouillet ou l'opposition entre la bonne et la mauvaise préciosité, vont perdurer jusque dans l'historiographie la plus récente. D'autre part, ils attachent au salon une vision libérale du XVIIe siècle. Le salon, la conversation et ses grandes figures charrient l'imaginaire d'un autre XVIIe siècle, contre le modèle absolutiste de Louis XIV, de la cour, de l'étiquette et des auteurs pensionnés. En témoigne le parcours de Marc Fumaroli, venu à la conversation par la rhétorique, renforçant le mythe de la conversation française tout en en faisant l'histoire, pour finalement retrouver la fiction d'un XVIIe siècle libéral, incarné cette fois par Fouquet et La Fontaine contre l'absolutisme louis-quatorzien adopté et recyclé par la mémoire républicaine39. 27 Alors que la filiation directe avec les salons du XVIIIe siècle s'éloignait progressivement, ce furent les salons du XVIIe siècle qui se trouvèrent investis de cette mémoire nationale de la société polie ; ils présentaient l'avantage d'être plus purs idéologiquement et plus nationaux que ceux des Lumières, tant ces derniers furent cosmopolites et entachés de philosophie. Mais ce changement ne se fit que lentement. Dans le Grand dictionnaire de Pierre Larousse encore, l'article « salon » ne consacrait qu'une page, assez goguenarde, aux salons du XVIIe siècle, contre quatre à ceux du XVIIIe siècle, considérés comme le véritable apogée du salon d'Ancien Régime40. Ces derniers firent aussi l'objet d'un investissement historiographique, à partir de la troisième République, dans une optique différente qui était celle des origines de la Révolution. Là aussi, une puissante fiction historiographique fut mise en place : celle des salons comme lieu de diffusion des Lumières. La mémoire aristocratique des salons d'Ancien Régime ou l'approche littéraire, qui ont en commun de mettre en avant une valorisation esthétique de la conversation, intégraient aisément le récit de Roederer, considérant les salons du XVIIe siècle comme les précurseurs de ceux des Lumières ; à l'inverse, cette nouvelle vision, intellectuelle et politique des salons du XVIIIe, se devait de postuler une rupture entre les salons éclairés du XVIIIe siècle et ceux, aristocratiques et futiles du XVIIe siècle41.

28 La tendance aujourd'hui n'est-elle pas à l'unification, à l'initiative des héritiers de la fiction libérale ? Dans une préface assez récente à une anthologie de traités de conversation des XVIIe et XVIIIe siècles, Marc Fumaroli insiste sur la fonction politique des salons du XVIIIe siècle, qu'il estime avoir joué un rôle comparable au Parlement anglais42. Daniel Gordon, un historien des Lumières qui aime à mettre en avant ses

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convictions libérales qu'il juge à l'unisson de celles des philosophes qui fréquentaient les salons, croit trouver dans les textes du XVIIe siècle le modèle d'une sociabilité égalitaire qui triompherait dans les salons du XVIIIe siècle43. À travers cette fusion des fictions, les salons d'autrefois continue à exercer des effets présents qui ne laissent de surprendre.

NOTES

1. Comtesse Annais de Bassanville, Les Salons d'autrefois, souvenirs intimes, préface de Louis Enault, Paris, Brunet, 1862-1865, 4 tomes. 2. Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, art. « salons ». 3. Bassanville, op. cit., p. v. 4. Stendhal, Esquisses de la société parisienne de la politique et de la littérature, Le Sycomore, 1983, p. 12. 5. Ibid., p. 60. 6. Ibid., p. 80. 7. Sylvie Aprile, « La République au salon : vie et mort d'une forme de sociabilité politique (1865-1885) », Revue d'histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1991, 3, p. 473-487. 8. Cité par Christophe Prochasson, Paris 1900. Essai d'histoire culturelle, Calman-Lévy, 1999, p. 192. 9. Honoré de Balzac, « Autre étude de femme », La Comédie humaine, t. III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966 [rédigé en 1839-1842]. 10. Ibid., p. 224. 11. Barbey d'Aurevilly, Les Diaboliques, Le livre de Poche, 1999 [première édition, 1874, et 1850 pour Le Dessous des cartes], p. 192. 12. Ibid. 13. Noémi Hepp, « Le XVIIe siècle de Marcel Proust dans La Recherche du temps perdu », Travaux de linguistique et de littérature, XII, 2, 1974, p. 121-144. Antoine Compagnon, « La Recherche du temps perdu de Marcel Proust », Les Lieux de mémoire, III, Les Frances, t. II, 1992, p. 927-967, citation p. 960. 14. Marcel Proust, « Le salon de la comtesse d'Haussonville », Essais et articles, Gallimard (Folio), p. 178 et suiv., citation p. 181. 15. Ibid. 16. Marcel Proust, « Les mémoires de la comtesse de Boigne », Essais et articles, op. cit., p. 226-229. 17. Ibid., p. 228. 18. Laure Junot, duchesse d'Abrantès, Histoire des salons de Paris, Paris, 6 vol., 1836-1837. 19. Parmi de nombreux exemples, Delisle de Sales illustre en ces termes la haine et l'envie que les médiocres vouent aux génies qui les méprisent : « Pradon, humilié, soulève contre la Phèdre de Racine l'hôtel de Rambouillet » (De la philosophie de la nature, 1769, p. 118). Un demi-siècle plus tard, V. de Jouy dénonce la « misérable cabale » mené par l'hôtel de Rambouillet contre Racine et Molière (L'Ermite de la chaussée d'Antin, 16 mai 1812, t II, p. 193). 20. Pierre-Louis Roederer, Mémoires pour servir à l'histoire de la société polie, Paris, 1835, p. 6. 21. « On voit que l'histoire de la société polie pour laquelle j'ai écrit quelques mémoires n'est pas l'histoire de la politesse française dans le sens ordinaire de ce mot qui ne désigne guère que l'urbanité du langage et des manières usités entre les gens du monde. Il s'agit de l'ouvrage dont l'Académie des sciences morales a bien voulu entendre la lecture, de la politesse morale qui se

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tire du perfectionnement de l'esprit et des délicatesses de l'âme et se manifeste dans la société des personnes qui ont de l'aisance et du loisir par un langage approprié à ces qualités. J'aurais pu aussi bien intituler mon ouvrage : Mémoires pour servir à l'histoire de la morale et de l'esprit dans la société des gens du monde. Mais comme il y a de la morale et de l'esprit sans politesse et qu'il n'y a pas de véritable politesse sans morale et sans esprit, j'ai cru devoir préférer le titre de société polie ». Conférence prononcée à l'institut, Archives Roederer, A.N., AP 586, fos 586-587. 22. Sainte-Beuve, « Roederer », 18 juillet 1853, Causeries du Lundi, t. VIII, p. 262. 23. Roederer, op. cit., p. 24. 24. Sainte-Beuve, op. cit., p. 315. 25. Édouard de Barthélemy, Les Amis de la marquise de Sablé, Paris, E. Dentu, Pairs, 1865. 26. Sainte-Beuve, op. cit., p. 315. 27. Jusqu'à la lecture du livre de Roederer, Sainte-Beuve parle toujours de façon très critique de l'hôtel de Rambouillet, dans lequel il voit par exemple « la chute plutôt que la fondation d'une littérature » (Tableau de la poésie et du théâtre au XVIe siècle, 1828, p. 115) et date de la cour de Louis XIV les débuts de la conversation et de la politesse française, Mme de Sévigné », mai 1829, Portraits de femmes, Gallimard, 1998, notamment p. 45-47. Ensuite, Sainte-Beuve parlera de l'hôtel de Rambouillet avec éloges, comme de la « fondation des salons », « Mme Geoffrin », Causeries du Lundi, 22 juillet 1850, t. II, 309-329, p. 309. 28. Édouard Bergounioux, « L'hôtel de Rambouillet au XIXe siècle », La Revue de Paris, 7 janvier 1845, p. 30-33. Il s'agit d'un témoignage sur les dernières années de la vie de Roederer. 29. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Gallimard, 1989, t. IV, p. 295. 30. Ibid., p. 301. 31. Parmi les rares exceptions, Philippe Régnier, « Victor Cousin et l'histoire littéraire par les femmes du XVIIe siècle », Victor Cousin. Homo theologico-politicus. Philologie, philosophie, histoire littéraire, Kimé, 1997, p. 177-209. 32. Sur ce peu de goût de Cousin pour les femmes auteurs et pour les romans précieux, Myriam Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres, Champion, 1999, p. 24-25. 33. Victor Cousin, La Société française au XVIIe siècle d'après Le Grand Cyrus, 1858, « Avant-propos », p. I. 34. Ibid., p. II. 35. Sainte-Beuve, « Cousin et Villemain », Causeries du lundi, t. I, p. 116. 36. Victor Cousin, La Jeunesse de Mme de Longueville, Paris, 1853, « Avant-propos », p. VII-VIII et IX- X. 37. Victor Cousin, La Société française au XVIIe siècle, op. cit., p. 5. 38. Victor Cousin, La Jeunesse de Mme de Longueville, op. cit., p. VII-VIII. 39. Sur ce dernier point : Marc Fumaroli, Le Poète et le roi, de Fallois, 1997, notamment p. 239-244. 40. « À vrai dire, c'est du XVIIIe siècle que datent ces grandes réunions qui devaient exercer une si puissante influence. Au XVIIe siècle, les salons étaient des réunions assez inoffensives de précieuses et de beaux esprits ; au XVIIIe siècle, l'esprit nouveau y pénètre par toutes les portes, y fermente, s'y développe et prépare, par cette sorte d'incubation, la grande rénovation sociale », in P. Larousse, op. cit. 41. Opposition que l'on retrouve dans la version la plus récente de cette vision éclairée des salons du XVIIIe siècle, celle qui les intègre à l'espace public : à la différence des salons du XVIIIe siècle, écrit Habermas, dans ceux du XVIIe siècle « l'esprit et l'intelligentsia ne sont pas encore en mesure, au sein du climat dominant marqué par l'honnête homme, de se libérer de l'autorité de leur hôte noble et de parvenir à cette autonomie qui transformera la conversation en critique et les bons mots en arguments », in Habermas, L'Espace public, Payot, 1993, p. 42. 42. Marc Fumaroli, « Préface », L'Art de la conversation, anthologie publiée par Jacqueline Hellegouarc'h, Paris, Garnier, 1997, p. XXIV.

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43. Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty. Equality and Sociability in French Thought, 1670-1789, Princeton University Press, 1994.

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« XVIIe siècle classique » et « siècle d'Élisabeth ». Deux constructions d'un classicisme national par l'université (France – Angleterre, 1890-1914)

Blaise Wilfert et Martine Jey

1 Parmi les hauts lieux où s'inventent et travaillent les « Grands Siècles », ces artefacts constitutifs de la représentation historiciste du cours du temps, figurent les grands récits d'histoire littéraire nationale. Ils présentent une série de traits particuliers qui en font des sources à la fois précieuses et problématiques pour comprendre les processus d'élaboration et de diffusion des mythes littéraires, savants et politiques que furent, au XIXe siècle, le XVIIe siècle, le siècle classique ou encore le siècle de Louis XIV. Récits complets et orientés « des origines à nos jours », ils furent dans toute l'Europe des recours précieux pour l'élaboration des grands récits nationaux, parfois sur le même plan que les fresques historiques.

2 Ces monuments au statut complexe participèrent volens nolens aux grands débats qui marquèrent la culture littéraire : les processus de nationalisation et de normalisation du corpus des textes et de la langue nationale, l'affrontement entre la philologie et les belles-lettres, et surtout la question de la dignité ou de l'indignité des langues et des littératures vernaculaires par rapport aux lettres anciennes. L'élaboration des siècles d'or peut ainsi offrir un point d'observation fécond pour comprendre comment et pourquoi quelque chose comme le XVIIe siècle fut inventé (ou réinventé) et en vint à prendre une telle place dans le discours littéraire français. 3 Toutefois, plutôt que de résumer les différentes étapes de la constitution de ce corps de croyances au cours du XIXe siècle français, il a paru intéressant de comparer l'invention de ce XVIIe siècle inégalable à celle de son équivalent britannique, le « siècle d'Élisabeth », constitué lui aussi comme un monument de la mémoire nationale à cette

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époque. Les deux dernières décennies du XIXe et la première du XXe siècle semblent se prêter particulièrement bien à cette comparaison. En France, Ferdinand Brunetière, Gustave Lanson, René Doumic et une pléiade de professeurs de l'enseignement secondaire et de l'université, sous la direction de Louis Petit de Julleville publièrent de vastes synthèses d'histoire de la littérature française qui renouvellent les récits de la Harpe et Nisard tout en reconduisant leur assimilation entre littérature française et classicisme ; en Grande Bretagne, George Saintsbury, Edmund Gosse, Stopford Brooke et, plus tard, les professeurs de lettres anciennes et d'anglais de l'université de Cambridge illustrèrent pour la première fois un genre savant inconnu en Grande Bretagne1, en élaborant un récit similaire qui imposait l'idée que la littérature anglaise était une œuvre immense, fondamentalement romantique et qu'elle avait connu son accomplissement au temps d'Élisabeth Ière. 4 La coïncidence de ces campagnes littéraires de grande ampleur et la centralité d'un siècle d'or porteur de la forme accomplie de l'esthétique nationale, alors que les contextes intellectuels et politiques nous apparaissent très différents au premier regard, permettent d'interroger sous un angle un peu différent le processus d'invention ou de réinvention des Grands Siècles et son rôle dans le champ intellectuel national. Les artisans de cette élaboration promise à un grand avenir pédagogique eurent pour trait commun de figurer au premier plan de nombre de débats indissociablement littéraires et politiques qui décidèrent alors de la forme à donner à l'enseignement des lettres dans l'université, dans les écoles et les lycées et concoururent plus largement à la définition du rôle de la culture lettrée dans la vie nationale. Quel rôle a joué l'artefact du siècle d'or dans les débats qui mirent alors en jeu, d'un côté comme de l'autre de la Manche, le statut des professeurs de littérature ? Que peut-on en déduire à la fois sur la fonction sociale et sur la fonction intellectuelle du classement en siècles dans les discours littéraires, et plus largement dans l'imagination nationale ? 5 Un questionnaire en cinq points, appliqué à chacun des deux corpus, a été élaboré pour tenter de répondre à ces questions. Le corpus français a été analysé par Martine Jey, le corpus britannique par Blaise Wilfert. Les cinq axes d'analyse retenus ont été les suivants : évaluer, en nombre de chapitres et de pages, l'importance prise par le siècle d'or, premier témoignage de sa place intellectuelle et institutionnelle ; interroger, dans les différents récits, la stabilité de la période, la régularité de ses bornes chronologiques, sa cohérence logique ; mesurer le degré d'imbrication du contenu du siècle d'or avec celui de l'identité nationale telle que la littérature est censée la révéler ; cerner précisément le contenu de l'esthétique nationale que le siècle d'or est censé incarner ; évaluer enfin la part laissée par les auteurs à l'importation de la littérature étrangère dans la constitution de la littérature du Grand Siècle.

Le siècle d'Élisabeth : quatre histoires littéraires entre les critiques et l'université (Blaise Wilfert)

6 Une histoire littéraire précoce, celle du révérend Stopford A. Brooke permet de décrire le début de la vague : son English Literature, de format modeste, parut en 1880 chez Mac Millan, l'un des éditeurs londoniens à s'être lancé dans des entreprises de valorisation de la littérature nationale. Il s'agissait en quelque sorte d'un livre de lecture pour tous, rédigé par un ecclésiastique qui avait été chapelain royal puis curé à Londres. Son livre se vendit à un demi million d'exemplaires avant 1917. Lors de sa parution, Matthew

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Arnold l'avait célébré, surtout pour son « importance » culturelle pour l'éducation des Anglais. Stopford Brooke resta toute sa vie un homme de lettres indépendant, mais il donna une série de conférences mémorables au University College, à Londres, sur la poésie anglaise2. On a là un exemple d'histoire littéraire d'avant la professionnalisation universitaire, mais déjà engagée dans les campagnes menées hors de l'université pour la constitution d'un canon anglais et pour la reconnaissance de sa dignité.

7 La Short History of English Literature de George Saintsbury, publiée en 1898 chez Mac Millan témoigne quant à elle de l'académisation progressive du récit littéraire national. Saintsbury était de la même génération que Stopford Brooke, mais il fit ses études à Oxford, où il échoua à devenir fellow, ne disposant pas des atouts sociaux nécessaires. Il devint instituteur à Guernesey, puis s'installa à Londres en 1876 pour y vivre de sa plume, profitant, comme tant de jeunes diplômés, de la croissance de la presse nationale. Il multiplia les études dans des revues prestigieuses comme la Fortnightly ou The Academy, sur la poésie et le roman français. À partir du milieu des années 1880, il publia des anthologies, des essais, enfin deux synthèses, sur la littérature élisabéthaine et sur la littérature anglaise du XIXe siècle. Il fut élu professeur à Édimbourg en 1895, titulaire d'une chaire hybride de rhétorique et d'histoire de la littérature anglaise. C'est là, disposant enfin de temps et de sécurité, qu'il put écrire la Short History de 1898, qui compte malgré son titre 818 pages, et devenir plus tard le principal contributeur de la grande Cambridge History of English Literature. George Saintsbury associait le savoir philologique sur la période anglo-saxonne, la science historique, dans des « interchapitres » voués au contexte, et la critique littéraire à la manière des grandes revues, avec une suite de portraits biographiques et stylistiques des grands auteurs. 8 La Short History of Modern English Literature d'Edmund Gosse publiée chez Heinemann en 1898 est un autre exemple de discours hybride. La similitude est frappante : un critique réputé publiait une synthèse de taille moyenne chez un éditeur londonien, au moment où le débat sur l'enseignement de l'anglais battait son plein. Comme Saintsbury, Gosse était connu pour ses études critiques, notamment de littérature étrangère3, et il présentait un profil social comparable, quoique moins diplômé et plus intégré aux milieux littéraires autour de Swinburne. Il avait prononcé de nombreuses conférences à Cambridge ; comme Saintsbury, il s'efforçait de multiplier les passerelles entre les milieux littéraires et académiques. Sa Short History4 ne traitait toutefois pas de la littérature avant Chaucer, n'offrait pas de chapitres de synthèse historique ; et Gosse prenait ses distances avec certains soucis d'érudition en affirmant la primauté du style et de la poésie, la source la plus riche pour étudier le style national anglais. Proche de celle de Saintsbury par son format, par sa date, par son auteur, cette histoire réalisait à peu près le même type d'équilibre, mais en penchant un peu plus du côté des intellectuels indépendants. 9 La Cambridge History of English Literature enfin, parue entre 1907 et 1927, en quinze volumes, sous la direction de A. W. Ward et A. R. Waller, était une de ces publications des deux grandes universités qui marquaient l'accession à la maturité d'une branche de la recherche et allaient faire ensuite référence pendant des années. C'était également l'occasion de réunir une communauté de savants définie par un sujet partagé et des méthodes communes, moment crucial pour l'affirmation d'une discipline jeune. Son propos liminaire mettait au premier plan le souci de la précision historique : le traitement de chaque auteur et de chaque période devait être détaillé, donner toute leur place aux figures secondaires ; chaque chapitre devait s'accompagner d'une

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bibliographie exhaustive5. Érudition et relativisme historique inspiraient l'architecture de l'ouvrage, avec le projet de rendre compte, à côté des grandes œuvres et des grands auteurs, de l'histoire de l'institution scolaire, des bibliothèques, des pamphlets, du développement des librairies ou encore des chansons de rue. L'introduction récapitulait enfin les études auxquelles les auteurs reconnaissaient être redevables. Ils offraient, à côté de la citation de nombreux ouvrages de langue anglaise, impressionnante accumulation primitive de science littéraire, des références internationales, dont Hippolyte Taine, « master of analysis » ; ils louaient Hermann Hettner, parmi de nombreux Allemands, pour ses méthodes comparatives, saluaient l'Histoire de la littérature française de Louis Petit de Julleville, un modèle pour l'architecture d'ensemble6. Références allemandes dominantes mais modestie théorique, reconnaissance de l'enjeu national de la littérature mais libre échange intellectuel, posture philologique mais volonté de juger : la Cambridge History se voulait une synthèse des courants intellectuels qui rivalisaient alors pour monopoliser le discours sur la littérature nationale.

L'élaboration du canon élisabéthain

10 La première grande histoire de la littérature anglaise fut, il faut s'en souvenir, l'œuvre d'un Français, Hippolyte Taine. Taine avait délimité quatre périodes, et intitulé « âge classique » la Restauration et le XVIIIe siècle, situant l'axe de cette littérature au temps du triomphe du libéralisme7. Le deuxième livre, consacré à la Renaissance, incluait ce que les histoires postérieures appelèrent « époque élisabéthaine », sans la différencier. Il consacrait à l'ensemble de la période renaissante un total de 630 pages, un quart du total, et 110 pages à Shakespeare, pas plus qu'à Ben Jonson : le siècle d'or élisabéthain n'avait pour lui aucune prédominance, et même aucune consistance. La Renaissance était simplement l'occasion de développer sa théorie de la race, lorsqu'il évoquait la fécondation de l'Europe entière par le néopaganisme né en Italie.

11 Dans le corpus anglais, la surreprésentation de l'époque du règne d'Elisabeth était nette : trois volumes sur quatorze dans la Cambridge History, quarante pages sur 180 chez Stopford Brooke, 130 sur 800 chez Saintsbury, soit, dans chaque cas, deux à trois fois plus de pages par année que pour les autres périodes. Même la volumineuse synthèse de Cambridge, malgré ses sympathies philologiques, consacrait à la littérature élisabéthaine trois fois plus de pages qu'à celle des sept siècles précédents : contrairement à l'époque de Taine, les histoires littéraires anglaises de la fin du siècle faisaient de la période élisabéthaine leur centre. 12 Toutes ces histoires littéraires se ressemblent par leur organisation : une succession de chapitres chronologiques déterminés par des règnes ou des auteurs (dominants par leur stature ou simplement représentatifs). L'érudition y servait principalement de justification savante à une posture judicatrice qui décernait aux uns et aux autres des lauriers en fonction de leur contribution à la littérarité de la langue nationale ou au progrès de sa littérature. Tous les auteurs s'accordaient pour faire commencer la littérature élisabéthaine à l'accession au trône d'Elisabeth malgré la médiocre fécondité littéraire des vingt premières années du règne, en comparaison de la floraison des années 1580, avec Spenser, Sidney, Marlowe puis Shakespeare. Partout se retrouvait alors la même pirouette, qui faisait de ce « blanc » une période de maturation invisible : articuler étroitement le temps des règnes et le temps de la littérature valait bien

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quelques accommodements rhétoriques avec la consistance de la pensée8. La clôture de la période paraît toutefois plus liée à la mort de Shakespeare qu'à celle d'Elisabeth. Shakespeare lui-même, chevauchant la frontière entre élisabéthain et jacobéen, Beaumont, Ford et Fletcher paraissant des épigones, enfin Milton ayant livré avec ses poèmes en prose un chef-d'œuvre indéniable, l'âge élisabéthain, associé à l'idée d'excellence, pouvait parfois inclure Milton et Brown, mais refuser Dryden, chez Saintsbury9 et dans la Cambridge History, ou s'arrêter net à la mort de Shakespeare, chez Gosse et Brooke. 13 Mais entre 1880 et 1910, l'époque a gagné en cohérence et en rigidité. Chez Stopford Brooke, la belle prose datait du roi Jacques, et la langue religieuse progressait avec la traduction royale de la Bible. Gosse et Saintsbury débattaient encore de ce point mais ils tranchaient : la période élisabéthaine avait tout accompli, même la prose, et la langue religieuse de la Bible de Jacques était artificielle et Dryden peu anglais. Enfin, la Cambridge History présentait la version la plus verrouillée du siècle d'or, en coupant par un changement de volume, entre Elisabeth et Jacques Ier, et en attribuant au siècle d'Elisabeth, taillé très large, les plus grands auteurs. Le canon avait acquis cohérence et fermeté, en adjoignant au temps du règne de la reine Vierge celui de Shakespeare. 14 Ces histoires convergeaient pour assimiler littérature élisabéthaine et identité anglaise, avec d'autant plus d'insistance que les auteurs paraissaient liés au champ littéraire. C'est dans les récits de Gosse et de Saintsbury qu'on trouve la formulation la plus nette de cette équivalence. Pour Saintsbury, la nationalisation de la culture était même ce qui faisait l'unité de la période parce que Sénèque en avait été écarté, que le lyrisme y triomphait du latinisme artificiel des savants, et enfin parce que Milton y écrivait une vraie prose anglaise10 ; chez Gosse, Spenser constituait le seuil du système complet de la poésie anglaise moderne11. Chez Brooke, évolution littéraire et évolution nationale étaient assimilées : The country entered in its early manhood, and parallel with this there was the great outburst of historical plays and a set of poets whom I will call patriotic poets12 puis, le peuple plus réfléchi et son patriotisme plus raisonné, parurent les pièces philosophiques de Shakespeare et les poètes métaphysiques. 15 L'histoire littéraire qui associait le moins explicitement identité nationale et période élisabéthaine était la Cambridge History. On y trouve certes l'idée que la philosophie politique comme la littérature y avaient pris leur tournure nationale, mais énoncée sous une forme dépassionnée, analytique. Cette absence de pathos s'explique principalement par le fait que la période élisabéthaine y était concurrencée par la littérature anglo-saxonne. La philologie allemande et la grammaire comparée avaient donné, depuis le milieu du XIXe siècle, à des savants et des polygraphes la possibilité de formuler une théorie de l'identité anglaise comme anglo-saxonne, militairement défaite en 1066 mais spirituellement victorieuse parce qu'elle avait fait triompher la liberté saxonne de la soumission latine13. La présence dans la Cambridge History de deux volumes portant sur les périodes anciennes montre que l'idée de fonder l'anglicité sur des textes épiques comme le Beowulf n'était pas exclue. La tension ne pouvait qu'être forte avec la fondation élisabéthaine de l'anglicité culturelle, à laquelle des hommes de lettres non philologues avaient intérêt et vers quoi leur culture les portait.

16 On trouve une traduction explicite de ce dilemme chez Gosse, qui faisait le choix de 1350, mais s'en expliquait de manière embarrassée. Incapable de nier la nouvelle légitimité anglo-saxonne déjà populaire dans le public lettré, il convenait que la

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littérature anglaise avait commencé avec le Beowulf mais affirmait ensuite qu'il y avait eu tout de même une réelle coupure au XIVe siècle : la littérature anglaise, essentiellement poétique, commençait avec Chaucer, le poète des gens simples. Saintsbury, plus soucieux de s'imposer comme universitaire, faisait le même choix mais associait à son récit très élisabéthain quelques chapitres sur les premiers âges. La Cambridge History enfin optait également, malgré les compromis passés avec la philologie, pour la référence élisabéthaine, en consacrant au XVIe siècle deux fois plus de pages qu'aux sept siècles qui l'avaient précédé. La littérature élisabéthaine incarnait donc pour tous l'esprit national. 17 Le quatrième axe de l'enquête touche à la définition, à travers le siècle d'or, d'une esthétique nationale. Les différentes histoires littéraires de notre corpus présentent de ce point de vue à la fois des différences de forme et une convergence de fond. Le siècle élisabéthain fut l'occasion de définir l'identité esthétique nationale autour de quelques notions partagées malgré la diversité des contextes de rédaction. L'Anglais, l'Angleterre, la littérature anglaise étaient « romantiques », fétiche qui signifiait pêle- mêle souci de vérité et de vie, origine populaire et authenticité, lyrisme et énergie intérieure, force de caractère et optimisme raisonnable. La poésie chez Gosse, le réalisme et l'inventivité « volcanique » de Shakespeare chez Saintsbury, les flamboyances de Spenser chez Brooke, le goût de la découverte des humanistes dans la Cambridge History étaient l'occasion de brosser le portrait de cette âme romantique nationale dont le siècle élisabéthain avait incarné tout ensemble la renaissance, l'expression accomplie et la concrétion définitive. 18 Des différences de modulation de cette esthétique « romantique » apparaissaient pourtant. Gosse et Saintsbury en offraient la version la plus exaltée, articulant portraits de héros (Shakespeare, Marlowe, Milton) sublimes dans leur vie comme dans leur art, analyses linguistiques et stylistiques, théorie de l'esprit de la nation au prisme de sa littérature, exaltation enfin de la dimension mondiale de la culture anglaise. Les deux autres histoires littéraires étaient moins systématiques dans leur définition d'une esthétique nationale close. Brooke laissait ouverte la possibilité que plusieurs époques et plusieurs styles incarnent les facettes d'un héritage multiple : la Renaissance anglaise avait bien été romantique, comme l'attestait le cas de Spenser14, mais l'auteur n'en déduisait pas que toute la littérature anglaise l'était. La Cambridge History, complexe et éclatée, donnait une image hésitante de l'esthétique nationale : le chapitre XV, confié à l'archidiadre Cunningham et consacré aux premiers écrits politiques et économiques, concluait bien que le modèle anglais avait alors pris définitivement forme, mais que l'élaboration littéraire n'y avait eu aucun rôle. Saintsbury, chargé des passages sur Shakespeare, établissait ce que l'on pouvait dire avec certitude du dramaturge et poète, et se risquait moins dans ces pages à théoriser la forme de l'esprit anglais. 19 Le romantisme élisabéthain n'était toutefois nullement mis en question, aussi anachronique que cette assimilation puisse paraître. Elle prenait tout son sens dans un système doublement binaire, qui opposait le romantisme au classicisme, deux formes a priori de l'esprit humain, et l'esthétique française classique à l'esthétique allemande ou anglaise, romantique. L'histoire ressemblait à une psychomachie, classicisme et romantisme se disputant âprement le baptême de l'esprit national. L'opposition avec la France paraissait ainsi fondamentale dans toutes les histoires littéraires. La prise de distance d'avec les modèles antiques au XVIe siècle, souvent présentée comme une âpre

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bataille, était absorbée par l'opposition au classicisme dont la France avait été le parangon dès le XVIe siècle15. La différenciation d'avec les choix esthétiques français avait fait naître la littérature nationale. 20 On touche là au dernier axe de l'enquête, la place de l'étranger et de l'importation dans la constitution de la littérature nationale. Une présentation autarcique du développement de la littérature impliquait une identité nationale close, rendant organiquement impossible l'apport de l'« étranger », alors qu'une construction de la tradition littéraire à partir de croisements et d'importations pouvait favoriser une conception historiciste, intégratrice et évolutive de l'esthétique nationale, choix lourd de conséquences dans un contexte de nationalisation de la culture. 21 Les histoires de ce corpus témoignent toutes d'une orientation initiale ferme : la littérature anglaise était née d'un mélange ; l'importation l'avait faite grande et forte. Pour Gosse, Brooke et la Cambridge History, la fusion entre le « germanique » et le « latin »16, était au fondement de l'anglicité. La Cambridge History allait plus loin, affirmant que les traductions de la Renaissance étaient un retour à ce que l'esprit national avait de plus essentiel, le goût de l'aventure et l'esprit de liberté sans frontière. Brooke jugeait que la cause la plus directe de la grandeur élisabéthaine était la traduction massive de littérature étrangère17 ; Gosse expliquait que les renouveaux que représentaient Chaucer et Spenser étaient liés aux modèles continentaux, véritable mise à niveau d'un pays arriéré 18. La littérature anglaise était née de l'étranger, et principalement du rapport complexe avec la France, constamment imitée et admirée. L'universalisme d'universitaires soucieux de la dimension transnationale du savoir philologique et fidèles à la définition universaliste de la littérature rencontrait là l'orientation particulière des deux critiques littéraires, tous deux actifs importateurs de textes français. 22 L'importation littéraire avait toutefois un caractère singulièrement ambivalent. La mise à niveau par la traduction servait à donner des armes dans un système de rivalités entre des cultures nationales, et à ce titre c'était un outil paradoxal de nationalisation. D'où l'insistance de Saintsbury19 sur la libération de Shakespeare après la domination de Sénèque, ou l'insistance de Gosse sur la nécessité de se libérer et de saisir précisément ce qui exaltait le génie national pour ne pas se soumettre à l'étranger. Il présentait ainsi le temps de Wyatt et Surrey comme un moment de progrès et comme une soumission à des formes étrangères d'art20. Le siècle d'Elisabeth avait été à la fois l'occasion d'une renaissance de la littérature grâce à l'apport de l'étranger, une époque d'imitation menacée par la servilité, et le moment enfin où, rejetant l'autre, l'esthétique nationale s'était définitivement individualisée. Ambivalence et paradoxe consubstantiels au projet même de raconter sept siècles de littérature de langue anglaise d'un point de vue téléologique, avec pour seul fondement théorique la systématisation de la catégorie du national. Les historiens de la littérature issus du champ littéraire paraissaient les moins armés pour résister aux charmes puissants de ces paralogismes que l'indifférence académique à la nationalisation culturelle et le nouvel internationalisme universitaire ne parvenaient plus à tenir en lisière.

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Siècle d'or et nationalisation culturelle : la difficile victoire de l'anglais

23 Objet prestigieux chargé de légitimité culturelle, révéré par presque tous, et en même temps sujet de tensions et de conflits, le siècle d'or élisabéthain de 1900 apparaît ainsi comme un système symbolique complet où s'élaborent des négociations complexes entre des forces contradictoires. La lutte entre littérature vernaculaire et littérature ancienne, la concurrence culturelle entre la France et l'Angleterre, entre la philologie et les belles-lettres, la gigantomachie entre romantisme et classicisme, la question du statut de l'écrivain, le contenu de l'identité nationale, la forme souhaitable du lien entre cette identité et les œuvres « étrangères », le rapport entre le pouvoir et la vitalité des arts : autant d'enjeux internes à l'univers de ceux qui parlaient de la littérature, universitaires, journalistes, écrivains ou critiques, autant de voies aussi par lesquelles cet univers spécifique s'articulait avec l'espace politique. À la lecture de ces textes, il paraît clair que l'élaboration du mythe du siècle d'or élisabéthain fut l'occasion de prendre position dans un véritable « Grand Jeu » culturel et politique, dont il nous faut resituer les conditions d'émergence.

24 D'une manière générale, la fin du XIXe siècle, en Grande Bretagne, fut en effet une époque d'affirmation du pouvoir de l'État et l'enseignement de la littérature nationale prit dans ce processus une place essentielle. L'expansion de la grande presse et la démocratisation, que les élites de gouvernement entendaient orienter, rendirent nécessaire la nationalisation de la culture, par l'instruction primaire, par des programmes nationaux pour le secondaire, et par la promotion du rôle des universités dans l'éveil d'une culture nationale. C'est la littérature dans ce cadre qui s'imposa comme medium incontournable de l'enseignement de l'anglais national, ce langage normalisé dont l'État avait besoin : dûment triée, constituée en canon, elle portait en elle un ensemble de représentations et de modèles compatibles avec une société de classes moyennes honnêtes. 25 Mais la pierre d'achoppement de ce projet était l'université, dont l'autorité était indispensable pour cautionner le nouveau canon. Sa rénovation partielle à partir de 1850, sa sécularisation et sa modernisation impliquaient un idéal nouveau d'amélioration de la nation par la culture désintéressée au moment où triomphait l'esprit d'entreprise libéral. Or la littérature anglaise n'y tint à peu près aucun rôle. L'éducation esthétique et morale était la tâche qu'on assignait dans les universités britanniques aux études de lettres anciennes, pour la formation des jeunes gens de l'élite sociale21, et l'Altertumswissenschaft n'avait fait que renforcer cette prééminence22. Ce qu'on appelle de nos jours « littérature anglaise », paraissait jusque-là absolument incapable de s'y substituer. L'anglais était la langue de la vie pratique et des intérêts matériels et, comme en France, la littérature « industrielle » paraissait philistine et réservée au goût féminin du romanesque. L'anglais était enseigné, dans les grammar schools comme dans les familles, par des femmes au statut plus proche de celui de la nurse que du professeur23. Rien donc qui offrît la perspective d'un magistère intellectuel et social. Les universités anciennes, qui formaient toujours l'élite du pouvoir, restaient donc très rétives à l'anglais. 26 Alors que seules les universités périphériques comptaient en 1890 des chaires de littérature anglaise, l'enseignement de la littérature anglaise n'existait dans les grandes universités que sous la forme de conférences libres. Celles que prononça Gosse à Trinity

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College en 1886 furent l'occasion d'une polémique qui mobilisa des professeurs haut placés des deux grandes universités et une part essentielle de la critique littéraire24 : l'enseignement de l'anglais y restait hautement problématique. La création en 1893 d'une Oxford School of English Language fut une maigre victoire pour ceux qui voulaient voir rentrer la littérature vernaculaire dans le cœur du système universitaire : cette école n'était pas une faculté, elle ne décernait que des diplômes modestes et son public resta de ce fait totalement féminin, jusqu'en 1919. La résistance universitaire était donc très grande, associant mépris des tenants des études antiques, souci de distinction par les langues anciennes et résistance de principe à l'idée d'une nationalisation de la culture. 27 C'est la pression sociale extérieure qui imposa l'anglais à l'université, par la bande tout d'abord. On exigea ainsi à partir des années 1850 des postulants à l'Indian Civil Service qu'ils possèdent une culture générale britannique fondée sur la littérature, ce qu'on étendit ensuite au recrutement des militaires et des professions libérales : les logiques de puissances requéraient la nationalisation active des élites. Les lois sur l'enseignement primaire obligatoire, le Bryce Commitee de 1895-1902 qui conclut à l'unification nationale du secondaire, présentèrent à leur tour l'anglais comme un ciment national25, ce qui impliquait que l'université participe activement à sa canonisation. 28 Mais c'est surtout du monde littéraire, toujours plus londonien et capable d'user à bon escient de sa proximité physique et sociale avec le pouvoir politique, que la nationalisation de l'enseignement littéraire reçut le soutien le plus fort. La création, en 1907, de l'English Association, qui réunissait universitaires, critiques et écrivains de renom pour faire de l'anglais le fondement d'une éducation nationale organisée par l'université témoigne des réussites croissantes d'une campagne commencée vingt ans plus tôt à partir de nombreuses positions du champ intellectuel anglais. Ce mouvement a été rapidement évoqué par Stefan Collini26. Concoururent à la nationalisation de la littérature les premières anthologies de poésie anglaise, du Golden Treasury de Palgrave en 1861 à l'Oxford Book of English Verse de Quiller Couch, qui servit de livre de lecture aux soldats de la Grande Guerre ; la série des English Men of Letters de Mac Millan, biographies à grande diffusion par des sommités de la critique qui accréditaient l'idée d'un panthéon littéraire national ; la promotion du « style Tudor », par le biais de poètes appelés « georgiens » par certains anthologistes intéressés qui célébraient une Merry England pétrie de connivences conservatrices ; enfin la nouvelle mythologie shakespearienne, élaborée au cours des années 1890-191027 par des figures essentielles des lettres et des arts. 29 On retrouve, à tous les lieux stratégiques de cette élaboration collective, nos auteurs d'histoires littéraires. Saintsbury, Brooke, Gosse et certains auteurs de la Cambridge History écrivirent sur Shakespeare, participèrent à la collection de Mac Millan, à la valorisation du mouvement géorgien et d'une manière générale à la promotion, à la charnière entre le champ intellectuel et le champ politique, de la culture littéraire nationale28. C'est dans cet ensemble qu'il faut replacer leurs histoires littéraires, et qu'on peut en comprendre les tensions, les réussites et les limites. Elles furent en quelque sorte des démonstrations par le fait de la possibilité de tenir un discours à la fois scientifiquement valide et socialement utile sur une littérature politiquement et culturellement dépourvue de légitimité, au moment précis où les transformations du pouvoir offraient des places à ceux qui voudraient s'introniser les précepteurs de la

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nation et conseillers informels du prince, rôle que l'English Association réussit parfaitement à tenir dès sa création. La rédaction de grandes histoires littéraires donnait à leurs auteurs un prestige particulier dans ce cadre : par la somme d'érudition qu'elles mobilisaient, par la multitude des thèmes qu'elles parvenaient à embrasser, par leur capacité enfin, parce qu'elles étaient de grands récits fabuleux, à articuler apparence de scientificité et mythologie épique de l'anglicité, elles indiquaient à la fois que la littérature anglaise pouvait prétendre au même traitement que l'histoire nationale ou que les lettres antiques, domaines où paraissaient communément ces vastes synthèses, et que leurs auteurs pouvaient prétendre au titre de cultural hero. 30 Naturellement, Gosse, Saintsbury et C. H. Herford29 furent présidents de l' English Association, au temps de la « National efficiency », aux côtés de Sidney Lee, de Leslie Stephen et de Henry Newbolt, un poète patriotique de grande diffusion. L'English association, qui se heurta toujours à la résistance des structures universitaires, l'emporta dans le contexte de la Grande Guerre, lorsque la Grande-Bretagne apparut alors à ses dirigeants, obsédés par le Home Front, très insuffisamment nationalisée par rapport aux autres belligérants sur le plan de la culture et de l'éducation. Une commission extraparlementaire, dirigée par Henry Newbolt, dut réfléchir à l'insuffisance de l'esprit littéraire national ; il s'agissait d'un prolongement pur et simple de l'English Association. Dans le même esprit que Matthew Arnold cinq décennies plus tôt, le comité confirma le manque d'esprit collectif des Anglais en matière de culture et dénonça l'absence d'une politique cohérente du primaire au supérieur, alors que la littérature anglaise constituait selon lui le cœur de l'identité anglaise, l'une des deux ou trois plus grandes littératures de l'histoire humaine, et à coup sûr la plus riche30. L'Anglais était une discipline essentielle pour les universités autant que pour les grammar schools, et une éducation nationale organisée autour de l'anglais devait être mise en place au plus vite pour affronter la concurrence internationale et la lutte des classes31. 31 Les rapporteurs furent écoutés : qu'il suffise de dire que les réformes qu'ils inspirèrent consacrèrent la victoire de l'anglais dans l'enseignement secondaire, son entrée réelle dans l'université, et permirent la profession-nalisation du corps des spécialistes de la littérature anglaise autour d'un projet d'éducation nationale par la littérature élisabéthaine et ses descendants roman-tiques, pour l'essentiel au cours des deux décennies qui suivirent la Grande Guerre, et qui perdura pour l'essentiel jusqu'à la crise de l'anglais dans les années 1980.

Le XVIIe siècle classique : une construction française (Martine Jey)

32 À partir de 1880, le corpus d'auteurs mis au programme de l'enseignement secondaire masculin, jusque là réduit aux seuls XVIIe et XVIIIe siècles, s'élargit et s'étend désormais des origines au XIXe siècle. Le noyau dur des références obligées subsiste néanmoins (55 % d'auteurs pour le XVIIe, 15 % pour le XVIIIe) et les sept auteurs le plus souvent cités dans ces listes officielles demeurent, dans l'ordre, Corneille, Racine, Molière, Boileau, Bossuet, La Fontaine. Les changements (le théâtre classique impose sa suprématie) n'entament pas la résistance de ce noyau dur. On peut parler d'ajouts (Lamartine, Hugo, Montaigne) plus que de réels bouleversements. L'ouverture se révèle donc fort timide, ce que confirment les réticences manifestes dans les textes officiels d'accompagnement

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qui invitent les professeurs à la prudence : cet élargissement n'est pas sans danger ; aux « tentations périlleuses » de la modernité, on oppose le XVIIe siècle « comme la citadelle et le sanctuaire des fortes études françaises »32. Il ne s'agit donc pas « de déplacer le centre de la culture française ».

33 Des nouveaux manuels consécutifs à ces programmes, on ne retiendra que les Histoires de la littérature, et seulement trois, pour le poids institutionnel de leurs auteurs, pour leur ampleur éditoriale, pour le nombre de leurs rééditions enfin. Celles donc, de Lanson33 (1894), de Brunetière (1898)34 et de Petit de Julleville (1897 à 1900)35.

Le modèle louis-quatorzien, un canon hiérarchisé

34 1 – Une évaluation simplement quantitative permet d'avoir une première idée de la place du XVIIe siècle dans ce corpus. Alors que le XVIIe est nettement surreprésenté chez Brunetière (170 pages sur 524), cette surreprésentation est moins écrasante chez Lanson (277 pages sur 1182), et Petit de Julleville (deux tomes sur huit). La période 1660-1680 est en revanche très nettement surreprésentée en nombre de pages et de chapitres dans ces trois histoires littéraires. Un autre constat s'impose : le XVIIIe y est largement sous représenté.

35 2 – Les divisions et périodisations proposées dans ces ouvrages renvoient-elles à un objet homogène ? 36 Les bornes extrêmes du « dix-septième siècle » diffèrent selon les auteurs : Petit de Julleville choisit le découpage le plus arbitraire, la durée séculaire elle-même (1601-1700) ; Brunetière se réfère à l'histoire littéraire (des « précieuses » – 1610 – à la « publication des Lettres persanes » – 1720) ; Lanson fait commencer le « dix-septième » avec Malherbe et en 161036, et le fait se terminer en 171537, à la mort de Louis XIV, l'événement politique sert ainsi de bornes au siècle. Seul Petit de Julleville se justifie de son choix : toute division est convention, le cadre « le plus commode est celui des siècles, et il est aussi le moins inexact […] parce qu'il nous est fourni par l'usage au lieu d'être fait par nous »38. Objet construit, le dix-septième siècle ne commence ni ne finit aux mêmes dates. On s'accorde, en revanche, pour considérer la période 1660-1680 comme un apogée. Cet apogée du classicisme commence en effet en 1659 pour Brunetière, en 1661 pour Petit de Julleville, en 1660 pour Lanson, coïncidant ainsi avec la prise de pouvoir de Louis XIV. C'est Lanson qui, en ce domaine, est le plus explicite, établissant un lien direct entre l'événement politique et la qualité de la production littéraire, sans pour autant préciser la nature de ce lien : L'année 1660, où Louis XIV prend en main le gouvernement, marque aussi le point de partage de l'histoire littéraire du siècle. La période antérieure est une période de confusion et d'irrégularité au milieu de laquelle émergent quelques chefs-d'œuvre, cinq ou six tragédies de Corneille et de Rotrou, les Provinciales de Pascal et (pour nous seulement) ses Pensées. Mais tout s'organise, l'esprit classique mûrit, prend conscience de lui-même, les influences fâcheuses sont repoussées, les éléments disparates sont éliminés : les forces qui tendent au vrai, au simple, à la raison enfin prévalent ; et les résultats apparaissent autour de 166039. 37 Pour la période 1660-1680, c'est aux mêmes auteurs40 que Brunetière et Lanson consacrent un chapitre entier : Molière, La Fontaine, Bossuet, Racine, Bourdaloue, Boileau. La raison de ce consensus pour Brunetière est la suivante :

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Quelque diverses que soient ces œuvres, le premier mérite en est d'être de tous les temps, de tous les lieux, vraies de l'homme universel et non pas seulement du français du XVIIe41. 38 3 – L'architecture générale et les titres des chapitres révèlent, nettement dans le Brunetière et à un moindre degré dans le Lanson, la place centrale de la période louis- quatorzienne. Le mouvement général de ces récits, parfaitement ordonné, est celui d'un développement continu de l'enfance (Moyen Âge42), à l'adolescence (XVIe43), à la plénitude et à la maturité (XVIIe). La courbe ascendante semble s'interrompre et la suite est plus problématique : le XVIIIe représente une décadence, dont on a peine à sortir. Le XIXe siècle, trop proche, est agité de mouvements contradictoires : on y lit – à travers le réalisme – un retour au classicisme. Cette distribution de la production littéraire selon une division organique en référence à la personne humaine est également perceptible dans les titres des chapitres consacrés à l'âge classique. Après une période de préparation (« la formation », « la préparation des chefs-d'œuvre »), survient l'apogée (« la nationalisation de la littérature », « les grands artistes classiques »), apogée suivi d'une période de décadence (« la déformation de l'idéal classique » – 1720-1801 –, la fin de l'âge classique). À l'intérieur du XVIIe siècle, on privilégie la période 1660-1680 comme l'apogée dans laquelle se réalise le plus parfaitement l'identité nationale, où s'incarne l'esprit français. Lanson conclut ainsi son développement sur l'Art poétique de Boileau : Il se pourrait que ce fût en somme la doctrine littéraire la plus appropriée aux qualités et aux besoins permanents de notre esprit. En un double mouvement, le « caractère de la race » s'incarne en effet dans ces « grands auteurs » ; il s'en nourrit également. S'éloigner de leur modèle reviendrait alors à perdre l'identité nationale : Nos classiques, ce sont les écrivains du XVIIe siècle ; et non pas tous, on le pense bien, mais seulement les meilleurs. Nous leur avons donné sans regret le quart de cet ouvrage […]. Nous pensons, en effet, qu'ils doivent garder dans la formation de l'esprit national une importance à part. Nous croyons même que cette importance est destinée à s'accroître encore, ou bien c'est l'esprit national qui décroîtra ce qui, d'ailleurs, n'est pas impossible44. Chez Lanson, la différence entre un auteur mineur et un auteur majeur réside dans la plus ou moins grande adéquation entre cet auteur et le génie français. Un raisonnement tautologique lui fait écrire à propos de Molière : De tous les écrivains de notre XVIIe siècle, Molière est en effet peut-être le plus exactement et complètement français, plus même que La Fontaine, trop poète pour nous représenter. Le génie de Molière n'est que les qualités françaises portées à un degré supérieur de puissance et de netteté45. Les traits constitutifs de l'esprit national sont ainsi évoqués soit au détour d'une phrase par Lanson (par exemple, « le Français n'est pas lyrique »), soit en un développement central par Brunetière dans le chapitre « la nationalisation de la littérature » ou par Petit de Julleville dans sa conclusion. Cet ensemble de traits définit une esthétique nationale. 39 4 – Ordre, mesure, clarté : ces trois notions sont en effet centrales. L'ordre, c'est-à-dire le souci de la composition, de l'unité (unité de ton, de genre), la mesure (et donc l'équilibre, le refus de l'excès), la clarté (de la pensée, de la langue) sont des catégories à la fois esthétiques et morales et renvoient à un ordre social. C'est en référence à ce modèle (l'importance du classicisme n'est pas liée seulement à la présence écrasante des auteurs du Grand Siècle) que l'on explique les autres siècles46. Si la posture de

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Brunetière est résolument judicatrice, le recours à l'érudition le masque en partie chez Petit de Julleville, Lanson, dans une attitude plus ambivalente, juxtaposant parfois des jugements contradictoires. Lorsqu'il s'éloigne de la doxa, expliquant, par exemple, par la formation des lecteurs, les critiques émises à l'encontre d'Agrippa d'Aubigné, il y revient quelques pages plus loin, déplorant le manque de construction, l'obscurité des Tragiques47. Au regard du modèle, les romantiques ont corrompu les valeurs classiques d'équilibre et d'harmonie. Classicisme et romantisme apparaissent comme deux systèmes antagonistes d'explication des œuvres. Artefact l'un comme l'autre, ils ne sont pas insérés dans une époque. En témoigne une comparaison faite, à propos de Hardy, entre la dramaturgie classique et la dramaturgie romantique ; Petit de Julleville recourt à cette comparaison afin d'expliquer pourquoi Hardy, dont la conception de la tragédie lui semble proche de celle de Shakespeare, est finalement un précurseur des classiques48.

40 La valeur du classicisme, pour ces auteurs d'histoires littéraires, tient à ce qu'il a su exprimer des valeurs universelles, éternelles (adjectifs constamment associés au classicisme). Cette conception de la littérature – expression de vérités générales – venue de la rhétorique classique, renvoie à la théorie du lieu commun. La création n'est pas affaire d'originalité : la littérature a une visée universelle. Et pour l'être, elle se doit de mettre l'humanité au centre et non un homme en particulier49. Ce refus de l'individualisme est un des arguments avancés pour rejeter le romantisme. 41 La référence à l'Antiquité est constante. L'imitation des Anciens est le principal mérite reconnu aux auteurs du XVIIe siècle. L'imitation du réel, de la nature, du « vrai » est également au centre des appréciations portées sur cette période. En outre, la littérature classique, tout en restant impersonnelle, est psychologique et cette description de la psychologie humaine se donne une visée morale. 42 5 – Chez Lanson et chez Petit de Julleville, le modèle du Grand Siècle se construit à la fois sur deux modes ; celui de l'autarcie – nulle référence à des influences étrangères50 n'est donnée pour en expliquer la construction ; et c'est aussi en cela qu'il incarne le plus parfaitement l'esprit français, affranchi de tout emprunt, modèle clos – ; et celui de la filiation avec l'Antiquité : relations intimes – et pas seulement emprunts ou influences –, proches d'un engendrement pour Petit de Julleville : Son admirable littérature [du XVIIe siècle] est assurément le plus beau fruit qu'ait donné la greffe antique insérée dans la tige moderne et chrétienne51. et d'engendrement réciproque chez Lanson qui donne à « ceux qui ont cru le génie français opprimé par le culte de l'Antiquité » l'argument suivant : Le XVIIe siècle fera les Anciens à son image, plus encore qu'il ne se fera à l'image des Anciens, et – son absence de sens historique venant en aide à son rationalisme – il modernisera l'Antiquité52. Chez Brunetière, le refus de toute influence étrangère est patent et revendiqué. La littérature nationale ne l'est que lorsque son indépendance vis-à-vis des littératures étrangères devient totale. Elle cesse de l'être lorsque cette influence se fait de nouveau sentir. Diderot « tout anglais », et Rousseau, « tout allemand » ne peuvent être considérés comme classiques. Classique et national sont synonymes chez Brunetière : Ce temps de perfection dure à peu près ce que dure l'indépendance d'une littérature à l'égard des littératures étrangères53. 43 Ces histoires littéraires privilégient le siècle de Louis XIV. Cette entreprise de classicisation est menée au sein des classiques puisqu'il n'y a pas de doctrine classique unifiée, unique, ni au XVIIe siècle, ni dans la Grèce ou la Rome « classiques ». Ce modèle

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du modèle, cet artefact, perdure en grande partie parce que la finalité majeure dévolue à l'enseignement de la littérature reste l'inculcation de valeurs. L'École républicaine se veut un lieu d'éducation, s'inscrivant ainsi dans la continuité de ce qu'a fait l'État au cours du XIXe : transmettre des valeurs. Discipline paradoxale puisqu'elle privilégie la permanence, l'histoire littéraire se construit en écho avec une des caractéristiques majeures d'un système pédagogique qui renvoie sans cesse à l'ordre et à la stabilité. Éduquer, dans ce projet pédagogique, c'est structurer, c'est moraliser ; le XVIIe siècle semble plus structurant que le XVIIIe. Moralisation et classicisation vont de pair et l'ordre du Grand Siècle l'emporte sur la turbulence des Lumières.

44 Cette place prépondérante donnée au XVIIe siècle est pourtant dénoncée par Lanson dans un article publié en 1905, alors même que les rééditions de son Histoire de la littérature se succèdent : C'est une absurdité de n'employer qu'une littérature monarchique et chrétienne à l'éducation d'une démocratie qui n'admet point de religion d'État54. Les explications de ce paradoxe avancées par Lanson sont essentiellement de deux ordres : la formation universitaire des enseignants, qui privilégie encore le XVIIe siècle, et la propriété littéraire qui empêche l'étude d'œuvres complètes du XIXe siècle. Sont déterminants aussi des facteurs politiques qui renvoient au rôle du corpus national et des facteurs internes à l'université, en particulier l'action des corporatismes.

Enjeux stratégiques et compromis

45 Un nouvel enseignement se construit en même temps qu'un nouveau régime, la République qui vient au pouvoir après une défaite, après la Commune. La troisième République n'a pas une assise électorale solide ; prise entre les forces légitimistes et la gauche radicale, elle doit tenir compte à la fois des poussées réformatrices et des résistances conservatrices, incarnées par l'Église et les forces opposées à la République. La constitution du système d'enseignement républicain semble reposer sur une double peur. Cette obsession du désordre lié à la Commune, aux bouleversements politiques du XIXe siècle, explique aussi que les valeurs d'ordre l'emportent sur les valeurs critiques, de remise en cause. Dans ce contexte politique, l'enseignement secondaire est une zone sensible ; réservé à une élite sociale, future classe dirigeante, il ne pouvait être le lieu d'expérimentations éloignées des cadres existants. Fréquemment invoquée, la concurrence de l'enseignement privé confessionnel qui s'affiche défenseur des traditions, réelle ou prétexte à l'immobilisme, contribue à bloquer toutes possibilités d'innovation. La voie des réformes est donc étroite pour un régime qui ne doit pas donner le sentiment de porter atteinte à la qualité de l'enseignement qu'il dispense. La défense des humanités classiques et du latin implique de maintenir la « barrière » que représente le latin entre la formation des classes dirigeantes auxquelles sont réservés le secondaire et le supérieur, et celle des classes moyennes qui doit être réduite à un enseignement pratique sous peine – obsession de l'époque – d'en faire des déclassés dont l'amertume serait dangereuse pour l'équilibre social. L'œuvre scolaire de la République respecte l'ordre social : chacun à sa place. D'où la nécessité, pour qui veut promouvoir des humanités modernes, de rendre le français aussi légitime que le latin, sans entraîner un bouleversement total de l'édifice, ce qui ne pourrait qu'effaroucher les cléricaux et la bourgeoisie. D'où aussi la place et le rôle de la littérature nationale : les classiques comme caution et facteur d'unification.

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46 C'est au nom du « génie français » que sont menées les luttes qui accompagnent les principales réformes55 faites au tournant du siècle. Le modèle louis-quatorzien a valeur de compromis au sein de polémiques qui n'agitent pas seulement le microcosme universitaire mais qui font de l'enseignement de la littérature française un enjeu politique national. La querelle des Anciens et des Modernes, dénomination en soi significative, représente un véritable débat de société, sans cesse renaissant, en réaction aux réformes du secondaire et du supérieur. C'est, en effet, au nom du génie national que les Anciens argumentent en faveur du latin, la langue vernaculaire n'ayant pas, à leurs yeux, la légitimité d'une langue de haute culture. Seules les lettres anciennes – et la rhétorique – peuvent contribuer à former l'élite. La preuve de cette excellence réside dans la qualité des auteurs du Grand Siècle, nourris d'Antiquité, admis à ce titre. La période 1660-1680 retrouverait ainsi les qualités éminentes des siècles d'Auguste et de Périclès. Pour les Anciens, l'argument nationaliste est du côté du latin. La France en est la fille aînée : « Tout ce qu'on entreprend contre le latin, on l'entreprend contre la France » écrit A. Fouillée en 1899. 47 C'est au nom de ce même génie national que les Modernes, critiques à l'égard de cette suprématie du latin, plaident en faveur de l'étude de la littérature française ; ils voient en elle l'égale des littératures antiques. L'argument nationaliste est, pour eux également, au premier plan : étudier les classiques français c'est connaître le patrimoine ; loin de rompre avec l'esprit français, on le perpétue. Les histoires littéraires sont aussi des histoires nationales. Faire reconnaître l'existence d'humanités modernes ou françaises est l'objectif majeur des modernistes (parmi lesquels Lanson, Durkheim, Berthelot ou Seignobos)56. Aussi utilisent-ils les classiques français et plus précisément les auteurs du Grand Siècle pour légitimer l'enseignement du français : l'existence du classicisme français rend possible un enseignement sans latin. Cette instrumentalisation du dix-septième siècle, objet de substitution de la culture antique, est d'ailleurs analysée comme telle par le chroniqueur de la Revue universitaire, lors de débats au Sénat : « Le grand argument des « modernes » est, en effet, celui qu'ils tirent du classicisme français »57. Le mythe du Grand Siècle est ainsi revisité par les deux camps à des fins différentes. 48 La pérennisation d'un canon constitué dès 1803 est également liée à des facteurs corporatistes, à la résistance, en particulier, des professeurs de lettres – classiques – qui, constitués en groupes de pression, font de la défense des humanités classiques une lutte identitaire. Les positions des professeurs de lettres dans ce débat, l'importance numérique de chaque camp et le jeu des alliances sont clairement lisibles dans les résultats des élections au Conseil supérieur de l'Instruction publique58, et dans les débats en son sein. De 1891 à 1924, les professeurs de lettres élisent (plébiscitent) Bernès, pilier de l'association qui deviendra la franco-ancienne. Son programme, virulent, radical, se veut un programme de défense des langues anciennes59. À ses yeux, la littérature nationale ne peut avoir la valeur éducative « des trésors de Rome et de l'Hellade »60. Ses adversaires proposent en revanche un programme d'ouverture61, accordant au français une importance nouvelle : ils ne bénéficient que de 15 à 20 % des votes. Lors des débats du Conseil supérieur, l'alliance des représentants élus des agrégés de lettres, de grammaire et de philosophie, « noyau dur résistant », s'efforce de retarder, de bloquer les réformes du secondaire et fait échouer le projet d'agrégation de lettres modernes de 1896.

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49 C'est également au nom de la spécificité française (et de la défense du latin) qu'est menée la lutte contre la Nouvelle Sorbonne. Des arrêtés donnant l'équivalence du baccalauréat à des diplômes du primaire (donc sans latin) mettent le feu aux poudres. À la suite de la publication de l'ouvrage de P. Leguay et des articles d'Agathon, critiquant la Sorbonne germanisée, des ligues se constituent. La Ligue des Amis du français et de la culture moderne (où l'on retrouve Lanson, Brunot) défend l'idée, alors originale, que l'on peut enseigner le français par le français, tandis que, pour La Ligue pour la culture française, l'étude du latin peut conserver à la France les caractères propres à son génie. La lutte dans l'enseignement supérieur entre les tenants de l'esprit français et les adeptes des méthodes germaniques recouvre le clivage entre la transmission de la « culture classique », la « culture générale » et la philologie, en rupture avec la tradition rhétorique des belles lettres et du goût, refusée parce que spécialisation. La querelle philologique rejoint l'ensemble des débats qui agitent le microcosme universitaire : la querelle des anciens et des modernes, l'antagonisme constant entre classicisme et romantisme. 50 Si, en France, il y a consensus sur le canon, canon constitué et diffusé sur le plan national dès 1803, par un pouvoir centralisé, réactualisé avec des arguments différents et pour raisons différentes selon les groupes de pression, il y a, au contraire, polémiques quant à son utilisation, à son explication, aux manipulations à lui faire subir. L'essentiel est alors de savoir qui va avoir la maîtrise des discours sur le canon. Produit de rapports de forces, de tensions corporatistes, fruit donc d'une série de compromis, l'enseignement de la littérature française ne s'est imposé qu'en conservant certains aspects du modèle qu'il devait remplacer, en particulier la valorisation de la référence classique. 51 Le premier constat qui s'impose lorsqu'on évoque le siècle élisabéthain et le siècle de Louis XIV à la fin du XIXe siècle, est l'opposition radicale entre les caractéristiques de ces deux canons littéraires nationaux, construits apparemment l'un contre l'autre et l'un à rebours de l'autre. Au romantisme s'oppose le classicisme, à Shakespeare Racine, à l'intimisme les ors royaux. On retrouve la même divergence dans l'histoire de la constitution des deux mythologies nationales : le canon littéraire français remonte à Napoléon au moins pour sa diffusion nationale, le canon élisabéthain ne commence à se constituer et à prendre sens qu'à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Une analyse comparée plus globale révèle pourtant, au-delà des divergences affirmées qui constituent le fond de commerce du nationalisme culturel, l'étonnante similitude de la fonction du Grand Siècle dans les débats nationaux sur le statut de la littérature et la très forte convergence des processus de légitimation de la littérature vernaculaire dans le système éducatif des deux pays. Objets complexes, les siècles d'or autorisent des jeux stratégiques multiples, mobilisant un grand nombre d'acteurs, tant individuels qu'institutionnels ; instruments efficaces pour des projets à la fois corporatistes et nationaux, ils polarisèrent une bonne part des débats sur la place de la littérature dans la nationalisation de la culture et s'imposèrent comme des contenus légitimes pour la formation intellectuelle des élites sociales et politiques. Malgré les différences de point de départ, de contextes, d'accents et le jeu d'opposition terme à terme qui les séparent, l'invention ou la réinvention des deux siècles d'or constitua un moment essentiel de la mise en place des systèmes éducatifs modernes des deux États et un enjeu stratégique dans la question du statut des lettres dans la culture nationale.

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NOTES

1. À l'exception de l'histoire de la littérature anglaise de Taine, justement d'origine française, l'historiographie littéraire nationale, idéologiquement normative, voire franchement politique, avait de nombreuses longueurs d'avance au pays de Racine. 2. Comme beaucoup d'hommes de sa génération la référence artistique était pour lui le romantisme anglais et ses continuateurs comme Tennyson. Mais, dans la décennie 1900, il s'agrégea au vaste mouvement de production de légitimité élisabéthaine et écrivit deux essais sur Shakespeare. 3. Il avait été l'introducteur d'Ibsen en Grande-Bretagne et traducteur de poésie française, de Villon à Mallarmé. 4. Edmund Gosse, A Short History of English Literature, Heinemann, Londres, 1898. 5. A. W. Ward et A. R. Waller (eds), Cambridge History of English Literature, Cambridge University Press, 15 vol., 1907-1927, Cambridge, p. v. 6. A. W. Ward et A. R. Waller (eds), Cambridge…, op. cit., p. VII-VIII. 7. Sa présentation est pour une part une projection de l'histoire littéraire française sur la littérature de langue anglaise. 8. Chez Gosse, Saintsbury et Brooke, les poètes Wyatt, Surrey et Lily préparent la grande décennie de 1580 qui, elle-même, prépare l'accomplissement shakespearien ; la Cambridge History fait du début du XVIe siècle un tâtonnement vers des formes de poésie qui ne s'exprimeraient qu'à partir de 1560, dépassé le pétrarquisme. 9. Il se fait l'écho de débats virulents à ce sujet dans son interchapitre IV : à ceux qui demandent pourquoi admettre comme élisabéthains des auteurs qui ont produit l'essentiel de leur œuvre après la mort de la Virgin Queen, il répondait par le sens commun tautologique en affirmant que l'on voyait bien pourquoi il y avait différence de degré entre Milton et Spenser, et différence de nature entre Milton et Dryden. 10. George Saintsbury, Short History of English Literature, op. cit., p. 233 et p. 241. 11. Edmund Gosse, A Short History of English Literature, op. cit., p. 81 et p. 85. 12. Stopford A. Brooke, English Literature, Mac Millan, 1880, p. 86. 13. Arthur Quiller Couch, l'une des grandes figures du discours littéraire national entre 1900 et 1930, disait devoir sa vocation littéraire anglophone à cette théorie. Stefan Collini, « The Whig Interpretation of English Literature », in Public Moralists, Oxford University Press, 1992. 14. Stopford A. Brooke, English Literature, op. cit., p. 85. 15. Ainsi Edmund Gosse parlant des auteurs précieux du milieu du XVIe siècle : « If they prophesied of anything, it was of a graceful age of humanistic and petrarchan poetry, gentle, smooth and voluble, such as came to France, but was excluded from England by a forcible evolution of national spirit. », A Short History of English Literature, op. cit., p. 72. 16. Pêle-mêle l'empire romain, les conquérants « français », la catholicité antique et la Renaissance italienne. 17. Et pas seulement antique, puisque l'histoire venue d'Italie, d'Espagne, de France, et le roman français et italien, avaient rendu possible Shakespeare ou l'Arcadia de Philip Sidney. 18. Edmund Gosse, A Short History of English Literature, op. cit., p. 60-76. 19. George Saintsbury, Short History of English Literature, op. cit., p. 233-235. 20. Edmund Gosse, A Short History of English Literature, op. cit., p. 90-95. 21. Depuis les guerres napoléoniennes, l'aristocratie gouvernante, qui passait par l'université, recevait une éducation fondée sur l'histoire et la littérature antiques. Face au jacobinisme, la vertu républicaine romaine, virile et martiale, avait été l'idéal à travers lequel l'aristocratie avait pu se représenter sa vocation politique et son autorité culturelle dans l'espace lettré. Linda

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Colley, Britons. Forging the Nation, New Haven, Yale University Press, 1992, notamment le chapitre « Aristocracy ». 22. L'enseignement des lettres antiques n'était plus alors l'éducation élégante et rhétorique du début du siècle. Grâce à cette modernisation philologique, la conquête d'un statut national par la culture littéraire put ainsi initialement se passer de l'anglais, comme l'atteste le nombre d'anoblissements d'hellénistes par exemple. Thomas Heyck, The Transformation of Intellectual Life in Victorian England, London, Croom Helm, 1982, p. 186 ; Christopher Stray, Classics Transformed : Schools, University and Society in England, 1830-1960, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 139. 23. Brian Doyle, English and Englishness, op. cit., p. 1-4. 24. Gosse, présentant ses travaux sur la littérature du XVIIe siècle anglais, fut pris à parti avec une violence inouïe par le principal critique de la conservatrice Queen's Quarterly, John Churchton Collins, qui lui reprochait une myriade d'erreurs et imputait à ce genre de dilettantisme le discrédit des études d'anglais dans l'université : Ann Thwaite, Edmund Gosse, a Literary Landscape, London, Secker and Warburg, 1984. 25. Brian Doyle, English and Englishness, op. cit., p. 25 et suiv. 26. « The Whig Interpretation of English Literature », op. cit., p. 346 et suiv. 27. Jugé inférieur au drame bourgeois qui triomphait dans toute l'Europe, Shakespeare n'était joué dans l'Angleterre du XIXe siècle que largement réécrit, et il ne s'inscrivait pas dans un répertoire théâtral national. À partir de 1890, on reprit à nouveaux frais la glorification romantique du dramaturge, lorsque s'imposa l'idée d'une réforme complète du théâtre. Elle devait s'appuyer sur une scène nationale et un répertoire de qualité susceptible d'éduquer le goût : Jean Chothia, English Drama of the Early Modern Period, London, Longman, 1996. 28. Edmund Gosse fut, par exemple, l'équivalent de Maurice Barrès et de Gustave Lanson lors des opérations de propagande d'écrivains pendant la Grande Guerre. 29. L'un des contributeurs de la Cambridge History en même temps que l'un des fondateurs des études allemandes en Angleterre. 30. Ils avaient précisé aussi que cette littérature, devenue réellement anglaise au moment de la renaissance élisabéthaine, pour être nationale, n'en était pas moins depuis toujours le produit d'une suite continue de mélanges et qu'elle était au fondement de la « native experience of men of [that] race and culture », celle de la diversité humaine. 31. Pour un résumé et une analyse percutante de ce texte essentiel : Brian Doyle, English and Englishness, op. cit., London, Routledge, 1989. 32. Circulaire du 10 juillet 1896. 33. L'Histoire de la littérature française de Gustave Lanson, publiée en 1894 chez Hachette, éditeur scolaire, connaît dix-huit rééditions, jusqu'en 1924. C'est l'un des manuels les plus utilisés (après le Doumic). Le public visé est celui des lycéens et des étudiants. 34. Le Manuel de l'histoire de la littérature française de Ferdinand Brunetière, publié en 1898 chez Delagrave, éditeur scolaire, est un manuel moins utilisé que celui de Lanson. La notoriété de son auteur en fait néanmoins un ouvrage de référence. Si Brunetière insiste sur la spécificité de son ouvrage en tant que manuel, il ne précise pas quel public il vise. 35. L'Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900 de Louis Petit de Julleville, est une entreprise éditoriale importante réunissant une cinquantaine de collaborateurs, universitaires et professeurs du secondaire, pour produire huit volumes de huit cents pages environ chacun. Elle est publiée de 1897 à 1900 chez Armand Colin, éditeur scolaire également. De par son ampleur, elle vise un public d'étudiants et d'universitaires. On accordera une attention particulière à la conclusion générale (t. VIII), écrite par Petit de Julleville, reprise dans la Revue universitaire et qui a valeur programmatique. 36. À la mort d'Henri IV, donc. Le chapitre précédent a d'ailleurs pour titre « La littérature sous Henri IV ».

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37. Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., page 630 : « Le XVIIIe n'est pas uniforme dans son développement. Il se divise naturellement en deux périodes (1715-1750 ; 1750-1789) ». 38. Louis Petit de Julleville, Histoire de la langue, op. cit., tome VIII, p. 886. 39. Lanson, Histoire…, op. cit., p. 473. 40. À l'exception de La Rochefoucauld qui se trouve dans le tome précédent, chez Petit qui consacre en outre un chapitre à Fénelon, aux Mémoires, au roman, à la littérature épistolaire, à l'art français au XVIIe siècle, et à la langue française. 41. Ferdinand Brunetière, Manuel de l'histoire de la littérature française, op. cit., p. 188. 42. Lanson, Histoire…, op. cit., Avant-propos, p. XII ; Petit de Julleville, Histoire de la langue, op. cit., p. 888 : « cette vigoureuse enfance de notre littérature ». 43. Lanson évoque « la grande agitation du XVIe », p. 228 ; Petit de Julleville parle d'anarchie de la pensée :« ce conflit désordonné des éléments les plus disparates produit l'impression ou l'illusion d'une grande force », p. 890. Pour cette raison, conclut-il, « ils ne seront pas les premiers nourriciers de l'esprit français ; ils ne seront pas classiques. » 44. Petit de Julleville, Histoire de la langue, op. cit., t. VIII, p. 890. 45. Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 530. 46. Si l'on retient pour seul critère le souci de la composition, les exemples abondent. Guez de Balzac « n'a jamais su composer un livre », Petit de Julleville, op. cit., t. IV, p. 99 ; « L'esprit des Lois est un livre manqué », Brunetière, op. cit., p. 298 ; Montaigne, pour Lanson, ne sait pas composer : « Je sais bien ce qui manque à Montaigne, ou ce qu'il a de trop, pour être classique : le corps tient trop de place en lui ; l'individu s'étale. L'ordre manque, et le raisonnement, et les proportions. », p. 335. 47. Lanson, op. cit., p. 368-370. 48. Petit de Julleville précise qu'il utilise les termes « classiques » et « romantiques » « avec le sens qu'on donne le plus souvent à ces mots », op. cit., t. IV, p. 205. 49. Lanson, op. cit., p. 502. 50. Cette absence de références à des influences étrangères est d'autant plus remarquable qu'elles sont présentes lorsqu'il s'agit d'expliquer des auteurs antérieurs ou postérieurs au Grand Siècle. 51. Petit de Julleville, op. cit., t. VIII, p. 891. 52. Lanson, op. cit., p. 503. 53. Ferdinand Brunetière, « Classiques et romantiques », Revue universitaire, 1883, t. I, p. 419. 54. Gustave Lanson, « Dix-septième ou dix-huitième siècle », La Revue bleue, 1905, p. 1178. On peut rapprocher cet article de cet extrait de la conclusion de son Histoire, pour mesurer l'écart entre les deux : « Nous voulons développer en eux [nos enfants] toutes les qualités d'imagination, de sensibilité, d'intuition, de goût, qui sont l'éternel charme de la France, mais nous voulons les développer harmonieusement, dans la mesure, et sous le contrôle de l'intelligence armée de savoir et de méthode […]. De la solution qui sera adoptée pour l'éducation nationale, dépendra pour une bonne part, l'avenir de la littérature française ; le triomphe d'un idéalisme d'essence romantique tout appliqué à nous créer un monde illusoire d'images dont nous soyons ravis, ou celui d'une discipline réellement classique qui soumettra la littérature à la raison et à la vérité. » 55. La réorganisation structurelle de l'enseignement secondaire et l'intégration de l'enseignement spécial au cursus secondaire classique. Les partisans d'une culture générale désintéressée ne peuvent admettre qu'un enseignement sans latin, à vocation professionnelle soit mis sur le même plan que le secondaire classique. Pourtant la pression sociale (industriels, usagers) en faveur de cet enseignement est grande mais il paraît non conforme à « l'esprit français » aux yeux des conservateurs.

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56. Objectif qui est loin d'être atteint. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'alléger les épreuves du baccalauréat, on songe à supprimer non pas la version latine (ce qui est impensable) mais la toute récente composition française. Qu'une épreuve de français vienne sanctionner les études secondaires n'est pas encore admis par tous. Cette réforme entraîne une vague de réactions inquiètes quant au devenir de la France. 57. Revue universitaire, 1922, 2, p. 184. Dans ces échanges, les latinistes entraînent les modernistes sur leur terrain : pour comprendre les auteurs du XVIIe siècle il faut avoir fait du latin, disent-ils. 58. Ces élections, très commentées dans la presse, mobilisent fortement les enseignants (10 % d'abstention seulement) : M. Jey, La Littérature au lycée, invention d'une discipline, Université de Metz, Klincksieck, 1998, 344 p. 59. Il écrit ainsi dans sa lettre-programme du 10 mars 1891 : « Voici comment je résumerais les idées principales auxquelles je vous prie d'adhérer. Opposition à la création d'un second enseignement classique, fondé sur le français et les langues vivantes. Maintien absolu du privilège des langues anciennes pour l'admission à toutes les facultés et à toutes les écoles supérieures. » 60. L'Enseignement secondaire, novembre 1902, p. 43-45. 61. Encore le font-ils avec prudence : « Nous n'avons pas la superstition de l'Antiquité : il y a beaucoup à prendre, sans doute, mais encore bien plus à laisser […] dans les éternels modèles qu'elle nous a légués. On peut même prétendre que la France a su, depuis trois siècles et plus, grâce à ses écrivains classiques, s'approprier et s'assimiler ce qu'il y avait de meilleur dans l'esprit et l'âme antiques. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il y a profit et nécessité, pour l'élite de notre jeunesse, à connaître autant qu'il se peut, dans leurs plus belles manifestations, l'histoire, la philosophie, la littérature, l'art […] des Grecs et des Romains. », Lettre d'E. Chauvelon.

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L'invention du burlesque : de Marc Fumaroli à Boileau, aller et retour

Claudine Nédélec

1 Je vais commencer mon voyage de Marc Fumaroli à Boileau, aller et retour, par deux mises au point, qui sont aussi, quelque peu, deux précautions oratoires.

2 La première : je ne tenterai pas l'adunaton qui consisterait à vouloir définir le burlesque en quelques phrases, mais je rappellerai, pour la compréhension de la suite, qu'un des éléments de sa définition est qu'on y commet une faute qui peut être volontaire ou involontaire, puisque peuvent être dites burlesques l'imitation de la chose et la chose imitée : est burlesque un écrivain qui peint volontairement des personnages involontairement et inconsciemment burlesques, ou encore qui choisit volontairement de commettre les fautes que commettent burlesquement les mauvais écrivains, le tout dans la perspective de produire un objet esthétiquement réussi, c'est-à-dire qui provoque du plaisir et qui instruise. Cette faute, à la fois esthétique, logique et éthique, cette transgression même, consiste à introduire de la confusion dans les classements hiérarchiques, à ne pas mettre les choses à leur place, et à ne pas les dire comme elles doivent être dites. Soit Didon et Énée parlent comme une harengère et un crocheteur, et c'est le burlesque symbolisé traditionnellement par Le Virgile travesti de Scarron ; soit un horloger et une horlogère (on remarquera l'atténuation) parlent comme Didon et Énée, et c'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'héroï-comique, symbolisé tout aussi traditionnellement par Le Lutrin de Boileau, à la préface (celle de 1674 1) duquel ces formules sont d'ailleurs empruntées. Mais je n'utiliserai pas le terme d'héroï-comique, inconnu au xviie siècle en ce sens : comme Charles Perrault dans ses Parallèles des Anciens et des Modernes2, je parlerai de burlesque (Scarron) et de burlesque retourné (Boileau), afin de souligner leur étroite parenté, mais aussi la notion essentielle d'inversion : c'est toujours du burlesque, mais l'un est l'inverse de l'autre, l'opposé de l'autre. Citons d'autres formules de nos deux « modèles ». Pour Scarron, sa « muse burlesque » a l'art D'un folâtre en faire un Caton, Et d'un gros âne un Cicéron : […] [de] Grossir, ou moindrir les figures, […]

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[de faire] Un Alexandre d'un poltron, Et d'un petit Nain un Typhon.3 3 Le satiriste Boileau se défend quant à lui, en vertu de son ethos véridique, de savoir « D'un Nain faire un Atlas, ou d'un Lâche un Hercule4. » Je pense que tout le monde a maintenant compris pourquoi je suis tout à fait d'accord avec Marc Fumaroli (je fais bien sûr allusion à sa préface-essai à l'anthologie intitulée La Querelle des Anciens et des Modernes5) : le burlesque est un élément majeur d'une querelle où, pour les uns comme pour les autres, mais inversement, des nains se sont burlesquement pris pour des géants : erreur de hiérarchie plaisante et ridicule, donc à dénoncer et à corriger, par le rire.

4 La seconde mise au point est que j'ai hésité un moment à aller jusqu'au bout, car cela m'oblige à entrer sur le terrain de polémiques contemporaines, au risque de sembler prendre parti, donc d'être prise à partie et de paraître moi-même burlesque d'oser mettre mon grain de sel dans des querelles de géants. Étudier les usages que l'ici et maintenant fait du burlesque est plus risqué que de constater les usages, considérés désormais de façon consensuelle comme en grande partie invalides, qu'en a fait le XIXe siècle. Il ne s'agit pas pour moi de prendre parti, mais de montrer comment nous continuons à réinventer un XVIIe siècle à notre usage, en l'occurrence polémique, alors même que nous pouvons en même temps, et tout à fait légitimement, prétendre en retrouver la vérité historique, effacée sous des siècles d'usages ad hoc. Donc, commençons, par la fin. Veniet tempus, « le temps viendra » [où] une approche cumulative des expériences et des observations, « de longues successions de travailleurs », rendr[ont] possible une connaissance plus approfondie […] écrit Jean-Robert Armogathe, citant un texte de Sénèque (au livre VII des Questions naturelles), dans sa postface à La Querelle des Anciens et des Modernes6. L'objet ainsi postfacé semble néanmoins contredire cette sentence antique : il consiste en effet, d'une certaine manière, à remplacer l'« approche cumulative » et les « successions de travailleurs », par un retour aux faits passés, aux faits « bruts », aux textes avant commentaires. Contrairement aux références classiques » sur le sujet7, il ne s'agit pas prioritairement d'analyser les faits – et la différence de l'objet sous un titre identique est significative – mais d'un recueil de textes, d'une anthologie, comme s'il fallait précisément oublier les générations d'analyses successives sur le sujet, et en revenir aux textes, dans leur Vérité – en vertu de cette sorte d'illusion objectiviste que les textes sont les textes, et qu'ils disent bien ce qu'ils veulent dire. Il y a là un geste d'invention (au sens où l'on invente un trésor resté longtemps enfoui) intéressant et significatif. Comme si, pour faire un usage du Grand Siècle qui nous soit pertinent, nous avions besoin de casser l'usage qu'en ont fait les époques qui nous séparent de lui, en « retournant aux textes » (aux archives) – quitte à en proposer une lecture mythique, mythe qui peut passer pourtant pour « forme du vrai », puisqu'il est « d'époque » : alors, fiction à finalité pragmatique, ou vérité retrouvée ? À vrai dire, question un peu oiseuse, si « la spécialisation scientifique n'a aucun titre à se substituer aux mythes poétiques et philosophiques qui font voir l'ensemble du réel humain »8. Mais assumons. 5 Voyons d'abord ce que la préface-essai de Marc Fumaroli fait du burlesque. Constatons d'abord qu'elle « en fait quelque chose », et même qu'elle lui accorde une place qui, sans être absolument centrale, est tout de même essentielle, ne serait-ce que parce que Marc Fumaroli à la fois insiste sur la nécessité de pratiquer un mode de lecture

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allégorique pour comprendre les textes de l'époque, et utilise lui-même une allégorie burlesque pour en désigner le « sens » : L'emblème le plus complet et le plus inépuisable de la Querelle avait été inventé par Jonathan Swift, et prêté par lui à Ésope, dans la prosopopée qui conclut sa Bataille des livres en 1697. On pourrait l'intituler « Les abeilles et les araignées »9. 6 Pratique de l'anachronisme, dialogue des morts, épopée où l'on se bat à coup de bouquins, équivalences établies entre des hommes et des animaux de petite taille, trivialité des araignées dont « l'orgueil va puiser dans leurs propres excréments le fil abstrait dont elles font leurs toiles géométriques »10 : nous sommes bien en plein burlesque, ici au service d'un « Ancien », Swift, pour faire […] valoir par contraste la face d'ombre d'une modernité à la fois rationaliste, dogmatique et narcissique : atrophie de la mémoire, négation des richesses héritées, violence toute cérébrale et prédatrice infligée à la Nature et à l'Humanité sous couleur d'objectivité positive, stérilité funeste voilée sous la surabondance trompeuse des réussites et des productions de la technique. […] C'est à cette lumière qu'il faut lire les Voyages de Gulliver, publiés en 1726 et où Swift amplifie à la hauteur d'une parabole du monde moderne, reconstruit contre la Nature par l'orgueilleuse raison humaine, l'emblème des Abeilles et des Araignées11. Pourtant, l'essai ne cesse de répéter que le burlesque est une caractéristique des Modernes, résultat de la « pente anti-épique, anti-héroïque et comique » des temps modernes, âge de fer qui pratique le « comique noir », la « miniaturisation comique des âmes », époque dont « le plafond […] est le comique et la satire » et le « sol […] le burlesque noir »12. 7 Comment comprendre que le burlesque puisse être dit arme caractéristique des Anciens et des Modernes, par le biais de la question de l'épopée qui est selon Marc Fumaroli au cœur de cette querelle13 ? parce que […] un abîme sépare l'épopée à l'envers, genre inventé par Tassoni [dans la Secchia rapita, 1622 14] et la parodie de l'épopée homérique ou virgilienne telle que l'a pratiquée Charles Perrault [dans les Murs de Troie, 1653 15. L'épopée à l'envers porte un jugement amer sur les temps modernes, infirmes de la grandeur d'âme et de l'héroïsme qui rendaient l'épopée vraisemblable pour les Anciens. La parodie de l'épopée antique, au contraire, rejette le monde moral de l'épopée antique dans l'ordre archaïque des fictions naïves et grossières […]16. 8 Les Anciens se servent du burlesque pour souligner l'incapacité misérable des Modernes en face de la grandeur antique, en montrant que ceux-ci sont tout au plus capables de vivre des épopées de nains, de fausses épopées, faussement grandes, qui se prennent pour grandes alors qu'elles ne sont que médiocres, voire misérables : bref, qu'ils sont des nains qui se prennent, burlesquement, pour des géants. Le rire ironique des Anciens, Boccalini, Tassoni, Boileau, Swift, dénonce l'illusion vulgaire de l'adhésion à un monde sans héros, par la pratique du burlesque retourné. À l'inverse, Charles Perrault pratique, en moderne conséquent, le burlesque de la parodie de l'épopée. Marc Fumaroli y voit un burlesque noir », manifestation du rejet de l'éthique héroïque par des médiocres devenus incapables de la comprendre, des nains qui se permettent de se moquer des géants, parce qu'ils croient burlesquement leur être supérieurs, et qui ne peuvent plus que parodier, caricaturer, tourner en ridicule, ce qu'ils ne peuvent plus imiter.

9 Le burlesque est donc ici présenté comme moyen et forme de prises de position majeures dans une querelle qui couvre tout le siècle, et toute l'Europe : la préface, qui se conclut sur Jonathan Swift et sa burlesque Bataille des livres de 1697, s'ouvre sur les

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burlesques Nouvelles du Parnasse (Ragguagli del Parnasso) de Trajano Boccalini de 1612, ainsi que sur le ministère de Richelieu, où s'est produit ce « phénomène extraordinaire qui renverse au profit du français », dont Marc Fumaroli rappelle qu'il était, pour Montaigne, voué par définition au style « bas, domestique et populaire », […] la hiérarchie des langues et des styles en Europe, où les principales langues vernaculaires n'avaient pas prétendu jusque-là aller plus loin et plus haut que d'escorter le latin à distance respectueuse17. 10 Cette représentation, qui « prend au sérieux » le burlesque sous ses deux formes, en leur donnant des sens esthétiques, éthiques et philosophiques inverses, est en rupture avec les représentations du burlesque, et de la querelle, telles qu'elles « s'inventent » au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Je ne retiendrai, pour ne pas être prolixe, que quelques procédures, et quelques textes significatifs.

11 Tout d'abord, il n'est, pour ainsi dire, pas question de l'un ou l'autre burlesque dans les descriptions de la querelle : c'est tout juste si Rigault et Gillot font mention du rôle qu'ont pu y jouer les travestissements de l'épopée, plutôt décrits d'ailleurs comme une réaction à l'admiration excessive de l'Antiquité par les pédants et les poètes maladroits, voire comme des divertissements de collégiens18. Antoine Adam ose à peine écrire, à propos de la préface que Claude Perrault avait préparée pour l'édition du deuxième chant des Murs de Troie, resté manuscrit et dont on ignore la date : Il y a là une conception du burlesque qui en ferait un jalon entre le modernisme de Tassoni et la querelle des Modernes en France. Pour l'intérêt de l'observation, on aimerait qu'elle fût vraie. Il serait peu prudent d'en être sûr19. 12 Quasi disparition qui s'explique par une autre thèse : le burlesque serait purement ludique, pour le seul plaisir de faire rire, vide de toute signification idéologique. Choisir le burlesque serait choisir de jouer avec les mots, gratuitement ; ce choix esthétique ne saurait donc impliquer un sens philoso-phique ni être au service d'aucune thèse. Ainsi, selon Ferdinand Brunetière, alors que chez Théophile de Viau une posture philosophique (libertine) s'exprimait par le biais de la satire et du grotesque, la génération suivante a dissocié les figures : d'un côté, les philosophes libertins, gens sérieux, voire austères ; de l'autre, les burlesques et […] on ne va plus s'aviser de chercher des penseurs sous le masque de Silène du bon Saint-Amant, ou des idées sous les hâbleries de Cyrano de Bergerac, et Paul Scarron ne sera plus dans l'histoire qu'un bouffon plus ou moins spirituel et plus ou moins réjouissant20. En conséquence, toujours selon Brunetière, il ne faut chercher dans le burlesque « aucune intention qui le dépasse », ce n'est qu'un « étalage de virtuosité », les travestissements sont « leur objet à eux-mêmes21 », ils ne sauraient être « symboliques », car ils représentent le « néant de la pensée22 ». 13 Enfin, et par là même, ce choix est réputé être un mauvais choix : Victor Fournel voit en lui une « branche parasite et suspecte de la littérature », une « floraison maladive et bizarre », née de « la fantaisie d'une imagination capricieuse », dont le meilleur représentant, Scarron, est également l'emblème : Son talent est à l'image de son corps, contrefait et rabougri, ennemi du grand, du noble et du beau, non par rage de nain jaloux, qui salit et mutile ce qu'il ne peut égaler, mais par joyeuse humeur de bouffon23. Non seulement on y ignore l'esprit de sérieux, et le sens des vraies valeurs, mais ce jeu avec les mots introduit dans la littérature artificialité, trivialité, facilité, bref en est une

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image dégradée, pervertie, malade. C'est pourquoi, selon Sainte-Beuve, Boileau était parti en guerre contre le burlesque : Et le burlesque, autre fléau, le burlesque, cette lèpre des années de la Fronde et qui y survivait, Boileau en fit son affaire comme personnelle et n'en voulut rien laisser subsister. Qu'on n'essaie pas de distinguer après coup entre le bon et le mauvais burlesque, entre le burlesque de Scarron et celui de d'Assoucy, comme entre les bonnes précieuses et les précieuses ridicules : Scarron ou d'Assoucy, c'était tout un pour Boileau, et il les confondait dans son dégoût. Genre bas, vil, dégradant, détestable, et pour lequel il n'y aurait eu qu'une excuse à donner : c'est qu'il faisait une sorte de contre-poids au genre précieux ; il y fut une manière d'antidote. Ces deux maladies se contrarièrent. Mais Boileau ne voulait pas plus de l'un que de l'autre, et n'admettait qu'un régime sain pour la santé de l'esprit. Sur ce chapitre du burlesque particulièrement, Boileau ne se contenait pas. Il avait été témoin de cette sotte mode, il l'avait vue envahir et infester par accès jusqu'aux meilleurs esprits24. 14 Cette métaphore fut reprise par Brunetière dans son article célèbre, paru en 1906 dans La Revue des Deux-Mondes et intitulé « La maladie du burlesque ». La ligne de rupture n'est pas ici entre burlesque et burlesque retourné. D'un côté « deux formes ou deux phases réciproques et inverses d'une même maladie des langues, de l'art et de l'esprit » 25, le burlesque et la préciosité, l'une fardant artificiellement la nature, l'autre l'avilissant tout aussi artificiellement26, postures implicitement modernes, puisque renvoyées à un phénomène de mode et à l'influence étrangère. De l'autre le régime sain de l'art, l'imitation de la nature, éternelle évidemment, grâce à quoi Boileau et ceux qui ont su l'écouter, Molière, La Fontaine, Racine (Corneille est classé comme précieux), ont acquis leur statut de « classiques »27, ce qui représente implici-tement la victoire des Anciens. Ainsi se constitue un des aspects de la légende du Grand Siècle, siècle dans lequel la littérature s'institue en institution qui mérite d'être autonome parce que responsable, capable de discerner et de corriger elle-même ses propres perversions et ses propres dérives, et celles de son époque. Le siècle classique n'a jamais été celui qui n'a pas eu de tares et de maladies, d'envers – et le burlesque en est un – mais celui où les meilleurs de ses écrivains, les écrivains classiques, ont su les repérer, les dénoncer, les guérir. C'est ainsi (et à cette condition) que l'écrivain mérite d'exercer un magistère non seulement esthétique, mais encore moral, et même politique.

15 Or cette lecture, tant de Boileau que du burlesque, est effectivement en grande partie une lecture déviée. 16 D'une part, Boileau fut bien loin de mener contre le burlesque une guerre incessante, et de n'y voir que maladie. Au célèbre passage de l'Art poétique constamment cité28, auquel pense sûrement Sainte-Beuve, et d'ailleurs plus ambigu qu'il n'y paraît, j'y reviendrai, on peut opposer plusieurs témoignages. Entre autres, figurent actuellement dans les Œuvres complètes de Boileau le Chapelain décoiffé29 et le Fragment d'une comédie intitulée Colbert enragé30, deux textes qui usent du détournement parodique du Cid (mais je ne pense pas que ce soit à lui qu'on s'en prenne – au contraire puisqu'il figure ici comme modèle du « grand style » : tiens, un Moderne capable de grandeur ?) pour railler deux figures du pouvoir louis-quatorzien : Chapelain n'a pas perdu son honneur, mais sa perruque – crasseuse, évidemment – et Colbert est « percé jusques au fond du cœur » parce qu'il n'a pas réussi à se débarrasser définitivement de Fouquet. On se donne bien là le droit de critiquer les formes du pouvoir en place qui méritent la satire, même si ces textes anonymes n'ont pas été avoués et circulent sous le manteau… Dans l'Art poétique, Boileau dit préférer « Bergerac et sa burlesque audace31 » aux froids écrivains. Audace dont il ne manqua pas lui-même : en 1701, il reconnaît être l'auteur d'un « Arrêt

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burlesque donné au Parnasse » – le titre exact de l'ouvrage est Requeste des Maistres ès arts Professeurs et Regens de l'Université de Paris presentée à la Cour Souveraine de Parnasse ; Ensemble l'Arrest intervenu sur ladite Requeste. Contre tous ceux qui pretendent faire, enseigner ou croire de Nouvelles Decouvertes qui ne soient pas dans Aristote. À Delphe Par la Société des Imprimeurs Ordinaires de la Cour de Parnasse32 (la requête serait de Bernier) – paru sous l'anonymat en 1671, ainsi qu'à la suite de La Guerre des autheurs anciens et modernes de Guéret33, et dirigé contre une tentative de l'université pour interdire l'introduction de l'enseignement de Descartes. « La plaisanterie y descend un peu bas », reconnaît Boileau, […] mais il falloit qu'elle fust ainsi pour faire son effet, qui fut tres-heureux et obligea, pour ainsi dire, l'Université à supprimer la Requeste qu'Elle alloit presenter34. Requête (à comprendre bien sûr par antiphrase) contre « certains Quidams factieux prenans les surnoms de Gassendistes, Cartesiens, Malebranchistes et Pourchotistes, gens sans aveu »35 : comme quoi le burlesque (en l'occurrence, à l'envers ou à l'endroit ?) peut effectivement servir des polémiques sérieuses, et avoir un sens idéologique, ici du côté de la science moderne (il y est surtout question de médecine). Bref, le classique Boileau est plus burlesque (plus moderne ?) qu'on ne voulait bien le dire. 17 D'autre part, M. Fumaroli restitue effectivement une dimension de la querelle longtemps occultée. Il est exact que le burlesque apparaît sous le ministère de Richelieu, dans des milieux italianisants et plutôt « modernes ». Il est exact aussi que d'un côté comme de l'autre furent souvent adoptées des procédures fictionnelles relevant peu ou prou du burlesque. Charles Perrault accorde effectivement, dans les Parallèles, une place importante au burlesque, qui est selon lui une des heureuses inventions des écrivains modernes, et un des défauts des écrivains anciens, les uns produisant un burlesque volontaire et agréable, les autres un burlesque involontaire et discordant ; et il ne fait là que reprendre des argumentations qui sont déjà quasiment des lieux communs théo-riques. Ainsi de l'exemple de ce passage de l'Iliade où les héros s'injurient : Quand Achille & Agamemnon […] se querellent & s'appellent, yvrogne, impudent, teste de chien, sac à vin, n'est-ce pas du Burlesque de la premiere espece, où les grandes choses, comme les disputes qui interviennent entre des Rois & des Capitaines se traitent avec des expressions basses & triviales ? & quand il décrit en vers heroïques le combat d'Ulisse revêtu de haillons avec Yrus le plus vilain de tous les gueux, n'est-ce pas du Burlesque de la seconde espece, où le sujet qui est bas & rampant se traite d'une maniere sublime & relevée ?36 18 Cet exemple auquel Sorel fait allusion dans le livre XIII du Berger extravagant (1627), au cours d'un dialogue entre deux personnages, l'un hostile à Homère et à Virgile, l'autre les défendant, était probablement présent dans la Dissertation sur Homère prononcée par Boisrobert devant l'Académie en 1635, dissertation qui semble avoir été un virulent pamphlet. Le texte en est perdu, mais Guéret paraît en avoir usé pour attribuer au même Boisrobert, dans La Guerre des autheurs anciens et modernes, une diatribe contre Homère qui reprend ce même exemple : Estoit-ce la mode entre les Heros de se dire des injures de Crocheteur ? Et Achille ne pouvoit-il reprendre Agamemnon sans l'appeler Yvrogne, et teste de chien ?37 19 Que s'opposent un burlesque des Anciens et un burlesque des Modernes, est également assez justement vu. Ainsi La Batrachomyomachie (le combat des rats et des grenouilles)

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que tout le XVIIe siècle croit être d'Homère, est donnée pour le modèle antique légitimant le burlesque retourné, tandis que le burlesque, selon les dires du père Vavasseur, dans sa dissertation De ludicra dictione (1658), est sans légitimité parce qu'il est sans modèle antique. Quand Charles Perrault établit un parallèle entre le burlesque de Boileau et celui de Scarron, celui du Lutrin et celui du Virgile travesti, qui tourne à la victoire de Scarron, on retrouve les termes d'une querelle qui avait déjà conduit le moderne Desmarets de Saint-Sorlin, dans sa Défense du poème héroïque (1674) qui est une sorte de réponse au Lutrin, à critiquer véhémentement celui-ci, tout en faisant l'éloge de Scarron. Au-delà, le burlesque a pu effectivement servir d'un côté à démontrer combien les Modernes sont ridicules quand ils se prennent pour des héros antiques, ou prétendent égaler les écrivains antiques : on peut en partie interpréter ainsi les divers Parnasses burlesques, ou encore La Rome ridicule de Saint-Amant, ridicule parce qu'elle est déchue de sa grandeur antique, alors qu'elle continue à s'en croire l'héritière. De l'autre, à l'inverse, il a servi à manifester une prise de position critique à leur égard (voyez comme les Anciens sont ridicules, eux qui se prenaient pour des héros) : tel est le sens que Claude Perrault donne très clairement aux Murs de Troie.

20 Il apparaît donc que le travail de relecture critique de cette querelle soit bien une sorte de retour à une « vérité » peu à peu dissimulée sous des lectures orientées par une vision partiale et partielle du « classicisme ». 21 Cependant, ce XVIIe siècle retrouvé me paraît aussi un XVIIe siècle réinventé.

22 Certes, l'opposition entre bon burlesque et mauvais burlesque, rire légitime et rire pervers, est « d'époque ». Mais la ligne de partage, en ce qui concerne le burlesque, n'est pas essentiellement entre celui des Anciens et celui des Modernes, entre burlesque et burlesque retourné, mais entre un burlesque fin, élégant, ingénieux (dont Scarron est réputé être le maître), et un burlesque grossier, vulgaire, facile. La distinction porte sur l'emploi des termes bas, et la qualité de l'invention. Or, il est fort intéressant de constater que si, pour Perrault, la comparaison entre Scarron et Boileau tourne à l'avantage du premier, c'est que chez lui il s'agit toujours d'Énée et de Virgile, donc d'un sujet noble dont la noblesse transparaît sous le masque grotesque, alors que chez Boileau, il ne s'agit jamais que d'un sujet vulgaire, dont la présence, sous les termes nobles dont on l'affuble, « laiss[e] un deboire fade & desagreable38 ». Ce qui évidem-ment contredit la représentation d'un burlesque au service d'une démolition des héros… 23 Il est surtout bien difficile en réalité de classer les textes en question en deux catégories étanches. 24 D'une part, « l'abîme » qui est censé séparer burlesque retourné et burlesque est bien loin d'être évident. Victor Fournel note justement que si La Batrachomyomachie « relève les grenouilles jusqu'à la taille héroïque », elle rabaisse du même élan « les dieux à des proportions ridicules39 ». On a vu que, pour Perrault, Homère (qu'il n'est pas loin de considérer comme un maître du burlesque) en pratique les deux formes. Dans les Parnasses parodiques qui sont effectivement nombreux, la littérature est-elle chose sérieuse traitée à la légère, ou chose légère traitée sérieusement ? Tant les questions débattues que les enjeux (hégémonie esthétique, prise de pouvoir dans les institutions littéraires, querelle des Anciens et des Modernes…) sont fort sérieux, mais ils sont traités sur le « mode plaisant » ; inversement, adopter de très sérieuses formes non- fictionnelles, en particulier juridico-politiques (Apollon et le Parnasse y mènent des

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guerres, y écoutent des plaidoyers, y rendent des arrêts), pour parler plaisamment de cette activité de divertissement qu'est la littérature relève en partie de la plaisanterie. 25 D'autre part, Marc Fumaroli lui-même est obligé d'invoquer la nécessité d'une lecture « avertie » pour comprendre la pensée d'un Boccalini, car […] l'ironie et la dérision faussement enjouées qui imprègnent tout l'ouvrage laissent le lecteur averti deviner une pensée beaucoup plus retorse […]40. 26 Il reconnaît aussi que la même lecture ironique est requise pour Tassoni, qui a pu passer pour moderne41. Et en effet, lorsque Pierre Perrault traduit La Secchia rapita en 1678, il l'agrémente d'une préface qui le décrit comme tel. Le burlesque est par définition burlador, mystificateur, et son « sens » reste le plus souvent bien ambigu. Dans La Rome ridicule de Saint-Amant, les Anciens aussi sont victimes du travestissement burlesque, par l'insertion d'une réécriture « gaillarde » de la légende de l'enlèvement des Sabines ; inversement, pratiquement toutes les épopées travesties raillent tout autant leur propre époque que les textes antiques, et Scarron est très justement défini par Sorel comme celui qui fait « raillerie de tout », lui qui a commencé sa carrière par un Recueil de quelques vers burlesques qui ne raille que ses contemporains, parfois de très haut rang. Par rapport à la querelle, il est à peu près impossible d'assigner à Guéret une position tranchée : dans Le Parnasse réformé, Virgile se plaint de son travestisseur Scarron, mais celui-ci lui reproche de ne pas savoir « entendre raillerie », et ils finissent par s'embrasser en riant, se reconnaissant comme des égaux42. Quant à Sorel, dont la cible dans Le Berger extravagant paraît bien être plutôt « les poètes », anciens et modernes confondus (mais avec Sorel, on ne sait jamais trop quoi penser…), il se sert du modèle de Boccalini dans ses Visions admirables d'un pèlerin du Parnasse43 plutôt au service d'un burlesque moderne : Cicéron se plaint du mépris où le tiennent les pédants et les grimauds de collège, bien qu'il soit leur fonds de commerce ; mais Cicéron parle un langage à faire rougir un charretier44…

27 Mais le plus intéressant est dans l'implication politique qui fait « la tension du débat » 45. Selon Marc Fumaroli, d'un côté, les Anciens, parce qu'ils savent, grâce à la référence antique, rester critiques et indépendants, sont dans une posture distanciée par rapport au pouvoir politique ; s'ils le servent, c'est en toute connaissance de cause et en toute liberté – de pensée… C'est pourquoi ils exigent une place pour la satire et la critique : « l'ironie de la satire et de l'épître, le rire de la comédie ont leur place marquée dans un grand règne »46. De l'autre, les Modernes, incapables, par défaut de références, de « sortir » de leur temps, s'y engluent, dans la dépendance, voire la soumission, pour ne pas dire l'esclavage, politique : ils se font serviteurs zélés et sans humour de l'ici et maintenant, voués au pur contemporain… Il y a là un retournement assez extraordinaire. On pourrait lui opposer la présentation inverse, tout aussi vraie (tout aussi fausse d'ailleurs). D'un côté, les Anciens, militant pour qu'on cesse de se moquer des Grands de ce monde, dans l'ordre des lettres comme dans l'ordre du politique, et pour le respect des formes convenues, tel Chapelain : […] nos Poëtes gaillards se sont rendus ridicules aux honnestes gens lorsqu'ils se sont mis en teste de faire rire les sots aux despens de la gravité des Anciens. Je passe outre et dis qu'ils sont tombés en une espece d'impieté en le faisant, ces grands ouvrages ayant je ne say quoy de sacré et ne pouvant estre tournés en bouffonnerie sans profanation47. 28 De l'autre, les Modernes pratiquant l'irrespect, l'insolence et la désobéissance avec délices. Car chacun sait que le burlesque fut une arme majeure des frondeurs. Il y a des traces assez nettes de positions frondeuses dans Les Murs de Troie des frères Perrault,

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ainsi que dans bien d'autres travestissements, et on peut se demander s'il n'y a pas quelque malice chez les critiques de la fin du siècle à continuer à faire, malgré ses mazarinades (sur lesquelles on fait cependant un pudique silence), un éloge appuyé de Scarron. Or une lecture « allégorique » comme celle de Christian Biet, pour lequel il était évident aux lecteurs du temps que l'on pouvait voir, derrière un Énée, étranger « indécis et veule48 », pieux, mais bassement et hypocritement, car cela ne l'empêche nullement de convoiter la reine veuve Didon, et une Didon dévergondée, Mazarin et Anne d'Autriche, ne manque pas d'une certaine vraisemblance.

29 Inversement, il y a quelques curiosités et ambiguïtés dans la critique du burlesque insérée dans l'Art poétique. Le Parnasse parla le langage des Halles. La licence à rimer alors n'eut plus de frein. Apollon travesti devint un Tabarin. Cette contagion infecta les Provinces, Du Clerc et du Bourgeois passa jusques aux Princes. […] Mais de ce style enfin la Cour désabusée, Dédaigna de ces vers l'extravagance aisée, Distingua le naïf du plat et du bouffon, Et laissa la province admirer le Typhon. […] Imitons de Marot l'élégant badinage, Et laissons le burlesque aux Plaisants du Pont-neuf49. 30 Pourquoi « Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes » ? Boileau ignore-t-il vraiment qu'une telle description est totalement fausse en ce qui concerne l'histoire du burlesque en France, né vers 1640 dans un contexte aristocratique et, comme le rappelle d'Assouci, longtemps protégé des Grands50 – mais assez juste en ce qui concerne l'histoire de la Fronde, de même que la mention d'une « infection » qui part de Paris pour gagner les provinces ? La mention des halles, ainsi que celle du Pont-neuf et de ses chansonniers, est certes traditionnelle toutes les fois qu'on veut parler d'une littérature populaire, vulgaire, triviale, mais particulièrement fréquente dans les mazarinades : ce sont les auteurs de libelles qui sont des « Beaux Esprits du Pont-neuf, [des] Insectes de Parnasse51 » selon Scarron. Le Parnasse qui parle le langage des halles (tant dans sa forme, triviale, que dans son contenu, démagogique), ce sont eux, aussi. On pourrait même gloser sur le choix du Typhon : n'est-ce pas l'histoire d'une fronde, que cette révolte des géants contre l'Olympe ? Signification que Scarron indique lui- même, pensant probablement à la cabale des Importants de l'année précédente (il en connaissait certains des acteurs…), dans un éloge de Louis XIV qui ouvre le poème, Louis XIV qui Nous mettra tous dans l'abondance En dépit des maudits géans, Des mutins, des mauvaises gens […]52. 31 Si les géants perdent la bataille, ne peut-on pas dire que l'Olympe y laisse aussi des plumes – par le ridicule ? Boileau, en serviteur zélé du pouvoir, ne signifierait-il pas (dans un jeu de masques burlador, sinon burlesque) que le burlesque, « cette lèpre des années de la Fronde et qui y survivait » selon Sainte-Beuve, est à exclure parce que politiquement incorrect ? Le Lutrin se termine par une célébration de la justice royale sous les espèces de M. de Lamoignon ; quant à Racine, il fait dans Les Plaideurs (qui sont d'ailleurs burlesques sans être ni une épopée à l'envers, ni une épopée travestie…) sa cour à Louis XIV, à la fois en s'attaquant à l'éloquence de son maître janséniste Antoine Le Maistre et en tournant en ridicule des usages judiciaires que le pouvoir s'efforçait

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alors de réformer, malgré les réticences des magistrats… Bref, là encore, les positions et prises de position vis-à-vis du pouvoir sont bien plus complexes qu'il n'y paraît.

32 Concluons. Grâce à un retour aux textes, à une analyse qui se veut exempte des présupposés habituels, je dirais « classiques » (en de multiples sens), sur le burlesque, analyse qui lui reconnaît l'importance et l'influence qu'il a effectivement eues dans la querelle, en particulier dans l'opposition de ses deux formes, et qui le « prend au sérieux » en tant que choix esthétique aux fortes implications idéologiques, nous pouvons avoir l'impression d'une restauration du burlesque « tel qu'en lui-même », mettant quelque peu à mal le mythe du Grand Siècle. Mais cette restauration est en réalité instrumentalisée : il s'agit de constituer à nouveau deux camps opposés, en effaçant les ambiguïtés et en simplifiant les positions, et cela pour notre usage. D'un côté, le burlesque noir du travestissement de l'épopée, « les Modernes endurcis, hypocrites et pervers, qui semblent nés sous le signe sinistre et autodestructeur de Saturne »53 ; de l'autre l'épopée à l'envers, celle des Anciens qui demandent « aux sages, aux héros et aux poètes de l'Antiquité une médiation irremplaçable pour devenir […] capable[s] d'ironie envers [leur] propre époque et d'adhésion intérieure au « tao » bienveillant, lumineux et jovial de la Nature »54. Nous sommes au présent, dans notre querelle des Anciens et des Modernes, où le Grand Siècle réinstitué joue le rôle d'un relais essentiel pour constituer et légitimer un parti valeureux et vaillant, à la juste distance du politique, celui des admirateurs éclairés de l'Antiquité et des « bons » classiques, désormais reconnaissables à leur ironie supérieure, partageant une « conscience aiguë de la pesanteur prosaïque d'un monde sans héros », et méritant de ce fait de continuer à exercer leur magistère supérieur, au profit de l'« hygiène des lettres et des mœurs ». 33 Un mot pour finir : j'admire le XVIIe siècle, et l'Antiquité, et j'affirme n'avoir pas voulu user des « circonlocutions involontairement burlesques [du] galimatias servile » des Modernes, ni céder à leur « penchant servile au ressentiment méchant »55.

NOTES

1. Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1966 [éd. par Antoine Adam et Françoise Escal], p. 1006. 2. Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences. Dialogues avec le poème du siècle de Louis le Grand et une épître en vers sur le génie [2 e éd. en 4 vol., 1692-1697], Genève, Slatkine, 1979. 3. Paul Scarron, « Le Testament de M. Scarron, son épitaphe et son portrait en vers burlesques » [1660], Œuvres, Genève, Slatkine, 1970, 7 vol. [1786, éd. par J.-F. Bastien], t. I, p. 137. 4. Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, op. cit., Satires, « Discours Au Roy », p. 11. 5. La Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècles, précédé de « Les abeilles et les araignées », essai de Marc Fumaroli, suivi d'une postface de Jean-Robert Armogathe [« Une ancienne querelle »], éd. établie par Anne-Marie Lecoq, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001. 6. Ibid., p. 801.

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7. Hippolyte Rigault, Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Hachette, 1856, et Hubert Gillot, De La Défense et illustration de la langue française aux Parallèles des Anciens et des Modernes [1914], Genève, Slatkine, 1968. 8. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 103. 9. Ibid., p. 216. 10. Ibid., p. 217. 11. Ibid., p. 218. 12. Ibid., p. 47, 55, 71 et 72. 13. Ibid., p. 55. 14. Androvinci Melisone [Alessandro Tassoni], La Secchia rapita, Paris, T. du Bray, 1622. Pierre Perrault, La Secchia rapita. Le Seau enlevé. Poème héroï-comique du Tassoni, nouvellement traduit d'Italien en françois, Paris, G. de Luyne et J.-B. Coignard, 1678, 2 vol. Tassoni décrit en style burlesque la guerre triviale (mais historique et sanglante) que se firent les habitants de Modène et ceux de Bologne pour un seau de bois. 15. Les Frères Perrault et Beaurain, Les Murs de Troye, ou l'origine du burlesque [1653], Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 2001, éd. par Yvette Saupé. On y raconte comment, en construisant les murs de Troie, Apollon et Neptune, au contact des ouvriers, ont appris « toutes les façons de parler les plus basses et communes », (« Advertissement », éd. citée, p. 55) qu'ils ont ensuite importées sur l'Olympe, au grand dam des Muses, inventant ainsi la poésie burlesque. 16. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 55. 17. Ibid., p. 14-15. 18. Hippolyte Rigault, Histoire de la querelle, op. cit., p. 139, et Hubert Gillot, De La défense, op. cit., p. 360. 19. Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle [1948], Paris, Del Duca, 1962, t. II, p. 90 : contrairement à Paul Bonnefon, qui a publié ce texte (Claude Perrault, Les Murs de Troye, 2e chant, Revue d'histoire littéraire de la France, 1900, p. 449-472), Adam l'attribue à Charles Perrault. 20. Ferdinand Brunetière, Histoire de la littérature française classique (1515-1830), Paris, Delagrave, 1912, 3 vol., t. II, p. 247. 21. Ferdinand Brunetière, « La maladie du Burlesque », Revue des Deux-Mondes, 1 er août 1906 (5e période, LXXVIe année, vol. 34, juillet-août), p. 667-691, p. 680. 22. Ferdinand Brunetière, Histoire de la littérature, op. cit., p. 258-259. 23. Victor Fournel, La Littérature indépendante et les écrivains oubliés, essais de critique et d'érudition sur le XVIIe siècle [1862], Genève, Slatkine, 1968, p. 276, 280, 321. 24. Port-Royal, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1954, éd. par Maxime Leroy, 3 vol., t. III, p. 436, livre VI. 25. Ferdinand Brunetière, « La maladie du Burlesque », art. cit., p. 676. 26. Ibid., p. 682. 27. Ibid., p. 691. 28. Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, op. cit., I, p. 159. 29. Ibid., p. 285-306. 30. Ibid., p. 846-850. 31. Ibid., IV, p. 181 (avec une note renvoyant à l'« auteur du Voyage de la Lune »). 32. Ibid., p. 325-330. 33. Gabriel Guéret, La Guerre des autheurs anciens et modernes, avec la Requeste et Arrest en faveur d'Aristote, La Haye, A. Leers, 1671. 34. Nicolas Boileau-Despréaux, Discours sur l'ode, in Œuvres complètes, op. cit., p. 229. 35. Nicolas Boileau-Despréaux, Requeste, in Œuvres complètes, op. cit., p. 327.

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36. Charles Perrault, Parallèles, op. cit., p. 301. 37. Gabriel Guéret, La Guerre…, op. cit., p. 45. 38. Charles Perrault, Parallèles, op. cit., p. 292. 39. Victor Fournel, La Littérature indépendante, op. cit., p. 278. 40. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 32. 41. Ibid, p. 53. 42. Gabriel Guéret, Le Parnasse réformé [1671], Genève, Slatkine, 1968, p. 22-35. 43. Ou Divertissement des bonnes Compagnies, & des Esprits curieux, par un des beaux esprits de ce temps, Paris, J. Gesselin, 1635. 44. Ibid., p. 12 et suiv. 45. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 32. 46. Ibid., p. 148. 47. Jean Chapelain, 77 lettres inédites à Nicolas Heinsius, S-Gravenhage, M. Nijhoff, 1965 [éd. par Bernard Bray], p. 128. 48. Christian Biet, « Énéide triomphante, Énéide travestie ». Virgile au siècle classique, Europe, « Virgile », janv.-fév. 1993, p. 130-144, p. 138. 49. Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, op. cit., I, p. 159. 50. Charles d'Assouci., « Les Aventures d'Italie », in Libertins du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998 [éd. par Jacques Prévot], p. 890. 51. Paul Scarron, Cent quatre vers, cité par Hubert Carrier, Les Muses guerrières. Les Mazarinades et la vie littéraire au milieu du XVIIe siècle : courants, genres, culture populaire et savante à l'époque de la Fronde, Paris, Klincksieck, 1996, p. 188. 52. Paul Scarron, Le Typhon, ou la Gigantomachie, in Œuvres, op. cit., t. V, p. 427. On connaît d'autre part l'interprétation qui est donnée traditionnellement de la fontaine de l'Encelade dans les jardins de Versailles. 53. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 10. 54. Ibid, p. 11. 55. Ibid., p. 59, 149, 79, 73.

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Le baroque, pour quoi faire ? Lecture de pour une théorie baroque de l'action politique de louis Marin

Guy Catusse

1 À partir des années 1950, l'historiographie française s'est trouvée confrontée à l'usage proliférant de la notion de baroque comme instrument d'exploration du XVIIe siècle. On connaît les réserves d'une large partie de la communauté savante devant le recours abusif à une notion jugée trop incertaine pour pouvoir prétendre au statut de concept opératoire. Notre échange sur « Inventions et usages du XVIIe siècle » m'a paru un lieu tout désigné pour poser la question : le baroque, pour quoi faire ? ou, pour le dire dans les termes de nos journées d'étude : quel XVIIe siècle « invente » le baroque ? Telle est la question que je me propose de poser à l'essai de Louis Marin Pour une théorie baroque de l'action politique publié en 1988, en introduction à son édition des Considérations politiques sur les coups d'État de Gabriel Naudé1.

2 Le choix de ce texte peut étonner. La plupart des commentateurs de l'œuvre de Louis Marin l'ignorent et, parmi ceux qui en soulignent l'intérêt, aucun n'accorde vraiment d'importance à la référence baroque2. Doit-on en conclure qu'ils considèrent ce recours à un terme à la mode comme une simple facilité de langage ? Ce serait alors tenir pour négligeable le témoignage de Louis Marin lui-même qui déclarait quatre ans après avoir publié son texte, à l'occasion d'un colloque sur « L'homme baroque » : Dans le cadre de ce colloque consacré à l'homme baroque, je voudrais vous présenter quelques éléments d'une recherche ouverte il y a quelques années déjà, et toujours en cours sur l'émergence dans l'Europe baroque (de la fin du XVIe et du premier tiers du XVIIe siècle) du sujet-de-pouvoir ou du sujet politique comme sujet de représentation. Ce dossier fut essentiellement configuré autour de l'ouvrage de Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d'État […]. En le republiant en 19893 je l'introduisis par des réflexions sur une théorie baroque de la décision politique, la « théorie » du coup d'État du Prince, l'acteur politique baroque par excellence4. 3 On voit que loin de considérer la référence à la notion de baroque comme une concession au goût du temps, Louis Marin la présentait au contraire comme l'indice d'un renouvellement significatif et durable de sa réflexion sur le pouvoir politique au XVIIe siècle telle qu'il l'avait exposée, sept ans auparavant, dans Le portrait du roi 5. De

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1988 à 1992, date de sa disparition, Louis Marin se référera à plusieurs reprises à son essai sur Naudé et à la théorie de l'action politique qu'il y développe ; jamais il ne remettra en cause le qualificatif de « baroque » par lequel il la caractérise6.

4 Mon propos n'est pas de juger de la pertinence du recours à la notion de baroque pour caractériser la pratique du pouvoir politique dans les années 1630, mais de m'interroger sur l'usage qu'en fait Louis Marin dans sa « lecture » de l'ouvrage de Gabriel Naudé. 5 Ma première remarque sera pour constater qu'en dépit de l'importance prise par la référence baroque, à aucun moment Louis Marin ne procède à un éclaircissement théorique de ce terme qu'il emploie tantôt entre guillemets, tantôt sans guillemets, et dont il reconnaît lui-même le caractère « très galvaudé » (p. 66)7. Rien de comparable chez lui à l'effort de réflexion de Gilles Deleuze dans Le pli. Leibniz et le Baroque – paru la même année que Pour une théorie baroque de l'action politique – pour penser le concept de « Baroque » et lui donner un contenu8. Louis Marin semble au contraire se résigner à la part d'approximation de cette notion à partir de laquelle il fonde pourtant toute sa théorie du pouvoir politique dans les premières décennies du XVIIe siècle. Faut-il voir dans cette attitude au premier abord assez désinvolte, autre chose qu'un clin d'œil entendu au lecteur prévenu contre l'usage d'un terme soupçonné d'ouvrir les portes à toutes les dérives épistémologiques ? Et s'il s'agissait de la revendication clairement assumée d'une certaine façon de penser l'histoire et de lui donner du sens, de l'« inventer » ? Avant d'essayer de répondre à cette question, voyons l'usage que Louis Marin fait de cet outil heuristique passablement déprécié. 6 Des problématiques les plus communément admises par l'historiographie française, il reprend d'abord l'idée d'un XVIIe siècle partagé entre un premier moment baroque et un deuxième classique avec, de l'un à l'autre, une période de transition au cours de laquelle les valeurs classiques s'affirment et finissent par supplanter les traits baroques qui leur ont donné naissance. Écoutons-le, par exemple, parler de Gabriel Naudé, théoricien du politique : Pour l'esprit baroque, il ne s'agira pas, comme chez le penseur classique, d'éliminer confusion et obscurité pour trouver le point « cartésien » à partir duquel l'objet révèle au sujet théorique la vérité de sa structure intelligible (p. 37). 7 C'est bien d'une opposition entre deux façons de penser dont il est ici question : celle de l'« esprit baroque » qui s'accommode d'une certaine part d'ombre et d'incertitude d'une part, celle toute de clarté et de rigueur du « penseur classique » de l'autre. Naudé, à l'image de ses contemporains ferait-il partie de ces « esprits » dont les théories folâtres relèvent de la pensée baroque ? Ce serait fâcheux pour l'image de celui que Louis Marin nous présente comme l'auteur d'un : […] livre clef qui doit nous ouvrir les secrets et les mystères de la science politique dans le premier tiers du XVIIe siècle […], (p. 11). 8 Fort opportunément, la notion de transition sauve Gabriel Naudé des dérives baroques et lui permet de rejoindre à grandes enjambées le socle épistémologique stable du classicisme « cartésien » : Il y a chez le Parisien9 marchant d'un si bon pas dans le labyrinthe romain, quelque chose du cavalier cartésien, qui, loin de s'abandonner au vertige baroque, postule, alors même qu'il est plongé dans le flux des formes et des figures en changement, un fondement stable de la connaissance et un ordre des sciences. […] Naudé politique, en transit entre baroque et classicisme […], (p. 37-38).

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9 La cause semble entendue : il n'est de vrai théoricien que classique ou sur le point de le devenir. Louis Marin reprend ici à son compte, sans davantage en discuter le fondement, la conception conventionnelle du classicisme comme dépassement et accomplissement du baroque. Reconnaître la spécificité historique d'un moment baroque durant le premier tiers du XVIIe siècle est une chose, faire de la notion de baroque l'instrument d'une remise en cause de la suprématie du classicisme en est une autre.

10 Plus personnelle et plus nuancée est la façon dont Louis Marin traite un autre topos baroque : le théâtre comme représentation et métaphore du monde, le theatrum mundi. Il trouve exprimée dans l'ouvrage de Naudé l'analogie entre la scène théâtrale et la scène politique. Pour l'auteur des Considérations…, le prince est « ce fort esprit » qui : […] envisage d'un œil ferme et assuré, et quasi comme étant sur le donjon de quelque haute tour, tout ce monde, se le représentant comme un théâtre assez mal ordonné, et rempli de beaucoup de confusion, où les uns jouent la comédie, les autres la tragédie, et où il lui est permis d'intervenir comme quelque divinité qui sort d'une machine, toutefois quand il en aura la volonté ou que les diverses occasions lui pourront persuader de ce faire10. 11 Louis Marin reprend ces lignes, les explicite, les développe et les incorpore à sa réflexion. La pratique baroque de la politique relève de l'art de la scène avec ses acteurs et ses spectateurs, son lieu scénique et son décor, ses coulisses, ses cintres enfin d'où jaillit, au moment opportun, tel un deus ex machina, l'acteur politique venu mettre de l'ordre dans ce monde « mal ordonné et rempli de beaucoup de confusion ». L'action politique baroque se déploie selon la dramaturgie des « pièces à machines » et des « caprices »11, formes théâtrales baroques s'il en est.

12 C'est ce même rapprochement analogique entre la pratique théâtrale et l'action politique baroques que Louis Marin reprend et réaffirme, quelques années plus tard, dans l'ouvrage collectif Le Pouvoir de la raison d'État où dans sa contribution sur « Théâtralité et pouvoir » il évoque : […] cette imagination scénographique et scénique politico-théâtrale qui fournira dans la première moitié du XVIIe siècle aux discours philosophique et politique quelques-unes des formules les plus prégnantes du monde baroque12. À quoi font écho ces lignes qui figurent dans son analyse de la tragédie de Corneille La Mort de Pompée qu'il rédige dans le même temps : […] cette scène, avec ses coulisses, ses cintres et sa fosse, cette salle, avec la hiérarchie de ses places et de ses regards, reproduisent, jusque dans le détail, la grande théâtralité de la politique « baroque »13. Quant à sa contribution au colloque de Prague elle est tout entière consacrée à l'analyse de : […] la théâtralité baroque sacrée du pouvoir, de la prise de pouvoir, de sa production et de sa conservation14. 13 Théâtre, théâtral, théâtralité : au fil des textes et des analogies, Louis Marin glisse d'un terme vers l'autre et les confond dans une même notion générale qu'il propose de nommer « le théâtrique »15. C'est alors moins de pratique théâtrale au sens courant du terme que de cérémonial de cour, d'exhibition ostentatoire du pouvoir dont il est question.

14 Ni « théâtralité » ni « théâtral » ne figurent dans Pour une théorie baroque de l'action politique. Y figurent en revanche, et de façon réitérée, les termes « ostentatoire » et « ostentation » que la critique littéraire et artistique associe fréquemment aux formes

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d'expression baroques et dont le paon est, depuis Jean Rousset, la figure hautement symbolique16. Dans la théorie marinienne du pouvoir comme représentation, l'ostentation est la posture privilégiée du prince qui exhibe : […] des signes de la force […] suffisamment expressifs et explicites pour qu'étant vus la force qu'ils signifient (représentent) soit crue, (p. 20). 15 Tel est, selon Louis Marin, l'idéal de puissance dont rêvera, à l'époque « classique », le monarque absolu. Pour l'heure – et on retrouve ici cette conception d'un moment « baroque » évoluant vers son accomplissement « classique » – cette intervention de pure représentation n'est qu'une des deux faces de l'action politique du prince. L'autre, que Louis Marin présente comme la forme d'intervention propre à l'acteur politique baroque, c'est le coup d'État : « L'essence « baroque » de l'acte politique est le coup d'État du prince », (p. 19).

16 Cette intervention brutale du prince sur la scène politique se déroule, elle aussi, sous le signe de la théâtralisation du geste, mais ici l'ostentation ne doit plus rien aux mises en scène des cérémonies curiales au cours desquelles un roi de représentation exhibe les fastes de sa puissance. L'éclat ostentatoire qui accompagne le coup d'État vise à sidérer le regard et non à le séduire. L'image symbolique qui s'impose ici, ce n'est pas l'aimable figure du paon mais le terrifiant visage de Méduse. Le qualificatif « baroque » cesse alors d'évoquer l'envol gracieux des anges ou les afféteries du ballet de cour pour nous renvoyer à l'« incroyable violence » d'un temps que Louis Marin nous dit précisément avoir « essayé de pointer avec le terme « baroque » pourtant très galvaudé », (p. 66). 17 Cette violence exhibée dans l'action ne doit cependant son efficacité que d'avoir été préparée dans l'ombre du secret. Pour rendre compte de cette face obscure de l'action politique, Louis Marin emprunte un autre thème récurrent des problématiques baroques : la métamorphose. Après le Paon, Circé. Ou plutôt Protée, « ce magicien de soi-même »17 dont Louis Marin rencontre la figure dans les Considérations politiques sur les coups d'État où elle symbolise la prudence 18, cette vertu cardinale de l'action politique au nom de laquelle Gabriel Naudé justifie toutes les formes du déguisement de soi : la dissimulation, la tromperie, l'équivoque, la duplicité… 18 Dans Le Portrait du roi, Louis Marin avait présenté Louis XIV comme un monarque dont le rêve de pouvoir absolu s'épuisait dans le « désir de l'homogène »19 et l'illusion « de l'absolue sphéricité du pouvoir absolu »20. À l'inverse de cet être de clôture, immuable et figé dans sa représentation, l'acteur politique baroque est un Protée, un être de métamorphose et de mouvement qui se construit à travers une suite dynamique de scissions et de dédoublements. À l'image de la pratique du pouvoir qu'il est contraint de conduire sur les deux fronts opposés de la représentation et de la violence l'acteur politique baroque est un être double21, « scindé entre le prince et son ministre » (p. 58). 19 Dans la lecture que Louis Marin fait des Considérations politiques sur les coups d'État, c'est ce dédoublement et la présence du ministre-conseiller au cœur même du dispositif étatique qui caractérisent le pouvoir politique de l'époque baroque. À partir de 1660, avec Louis XIV, le pouvoir absolu se rêvera « sans reste, sans extériorité »22.

20 Mais, dans ce premier tiers du XVIIe siècle, c'est le regard excentré du conseiller qui révèle le prince à lui-même et le constitue en acteur politique capable d'intervenir efficacement sur le double terrain de l'action et de la représentation : Le conseiller fait naître l'absolu politique à la volonté et à la représentation et fournit au pouvoir d'État les conditions de son exercice effectif (p. 57).

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21 Pour rendre compte du fonctionnement de ce pouvoir à deux têtes, Louis Marin fait appel à la figure éminemment baroque de l'anamorphose dont il relève la présence dans le texte de Naudé lui-même23. Pour Louis Marin lecteur de Naudé, le pouvoir politique baroque se constitue dans un glissement permanent, de type anamorphotique, entre le prince et son conseiller : selon l'angle sous lequel on les regarde, c'est tantôt le prince qui apparaît – comme porteur des valeurs politiques qui lui ont été révélées par son conseiller – tantôt le conseiller – comme pure représentation du pouvoir du prince. Ainsi se construit, à travers le dynamisme d'un dispositif d'échanges et de métamorphoses, l'unité contradictoire d'un pouvoir absolu partagé, le pouvoir politique de l'époque baroque tels que l'incarnent, dans la France du premier dix-septième siècle, Louis XIII et Richelieu24.

22 Louis Marin a encore recours au principe de l'anamorphose pour caractériser la façon dont Gabriel Naudé détourne le sens que la tradition donne aux vertus de la force, de la justice et de la prudence et les fait glisser du monde idéal de l'éthique vers celui essentiellement pragmatique de la politique. Après quoi il conclut : Anamorphoses du prince et du ministre dans la sphère de l'absolu politique, anamorphose des vertus éthiques et des qualités politiques, telle est la manière baroque dont Naudé joue avec la relation de maîtrise et de servitude (p. 60). 23 Ici, on quitte l'analyse de l'action politique pour celle des conditions de son énonciation. À la figure politique du conseiller s'est substituée celle du théoricien du politique. C'est Gabriel Naudé et sa « manière baroque » d'entrer dans le jeu par une réflexion toute théorique qui sont désormais au centre de la lecture de Louis Marin.

24 J'ai déjà évoqué la façon conventionnelle dont Louis Marin oppose l'« esprit baroque » au « penseur classique » et présente Gabriel Naudé comme le théoricien héroïque du politique parti à la conquête de la rationalité classique. Je n'y reviens pas. 25 Plus personnelle est sa manière d'analyser le fonctionnement discursif des Considérations sur les coups d'État. L'originalité de la lecture consiste à retrouver dans le dispositif d'énonciation du discours de Naudé, les caractères mêmes de la théorie que ce discours énonce et à montrer comment : […] le Parisien secrétaire bibliothécaire […] en simulant en quelque façon les relations du prince et du conseiller secret dans la sphère du pouvoir d'État, [définit] l'espace « baroque » où une théorie de l'action politique [trouve] ses conditions de possibilité […] (p. 61). 26 Comme le prince baroque dont il dresse le portrait, le théoricien du politique est « un fort esprit » qui se tient au-dessus de la scène politique, observe l'agitation confuse des protagonistes, prépare ses « coups d'écrits » et intervient, le moment venu, tel un deus ex machina pour révéler la vérité de la politique : le coup d'État et son secret. Même posture héroïque, même façon brutale d'intervenir sur la scène politique et de révéler à travers cette intervention l'origine violente du pouvoir, même prudence dans la préparation du « coup », même maîtrise de l'art de simuler et de se dissimuler : le comportement du théoricien baroque est en tous points comparable à celui de l'acteur politique baroque dont il fait la théorie. Pour Naudé, théoricien du politique, publier les Considération sur les coups d'État relève de l'action : son « coup d'écrit » simule et dissimule le coup d'État dont il fait la théorie25.

27 C'est dans cette suite de glissements et de métamorphoses entre le prince et son conseiller, le conseiller et Gabriel Naudé, Naudé et son maître le cardinal Bagni d'une

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part, l'action et le discours, l'énoncé et l'énonciation de l'autre, que Louis Marin croit reconnaître « les vertiges et les fascinations de l'art baroque » (p. 25). 28 On voit ici poindre le reproche : comme tous ceux qui se réfèrent sans plus d'examen critique à la notion incertaine de « baroque », Louis Marin cède aux facilités de la pensée analogique et aux tentations d'une certaine virtuosité rhétorique qui s'encombre peu de rigueur scientifique. Ici, le logos créateur de l'écrivain-philosophe soucieux avant tout de créer ce que Roland Barthes appelle une « cohérence de signes » – à quoi se réduit, selon lui, toute vérité critique26 – semble l'emporter sur la vigilance de l'historien. 29 Dans un petit livre interrompu par la mort et qui fait figure de testament méthodologique, De l'entretien, Louis Marin s'est expliqué sur sa méthode d'analyse et de construction du sens. Ce qu'il dit de son approche de la peinture éclaire, me semble- t-il, sa lecture les Considérations. Je n'ai pas de système d'analyse dont je serais l'architecte, le mécanicien, et l'instance de contrôle. Je dirais plutôt l'inverse : écrivain écrivant, poussant par hasard et nécessité sa plume sur la page comme besogneux vilain son araire dans son champ, je suis saisi par ce processus à mon corps défendant et entraîné par lui – hasard et nécessité – à écrire. Processus de prolifération ou d'infinitisation du sens qui se configure dans l'écriture en « structure » abyssale […]27. 30 À la croisée des chemins entre histoire et philosophie28, Louis Marin, comme tout producteur de discours, – et l'historiographe est de ceux-là – » invente » son objet dans une quête du sens qui relève de la dynamique de l'écriture au moins autant que du savoir historique. Doit-on lui en faire le reproche ?

NOTES

1. Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l'action politique, Lecture des Considérations politiques sur les coups d'État de Gabriel Naudé », in Considérations politiques sur les coups d'État, Paris, éd. de Paris, 1988. 2. Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations, religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2000 ; Hélène Merlin, L'Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Honoré Champion, 2000 ; Gérald Sfez, Les Doctrines de la raison d'État, Paris, Armand Colin, 2000. 3. Louis Marin fait erreur : la publication de ce texte date de 1988. 4. Louis Marin, « L'homme baroque », texte inédit. Les actes du colloque sur « L'homme baroque » qui s'est tenu à Prague en 1991 n'ont pas, à ce jour, été publiés. Louis Marin, malade, avait dû renoncer à s'y rendre. Il avait envoyé une communication écrite intitulée « L'homme baroque » dont j'extrais ici quelques lignes. Ce texte devrait faire l'objet d'une prochaine publication dans un volume qui rassemblera les écrits politiques de Louis Marin. 5. Après avoir évoqué « L'hypothèse de recherche qui, depuis deux ou trois ans, déplace le modèle que j'avais essayé de mettre au point dans mon livre Le Portrait du roi », Louis Marin précise : « Le déplacement du modèle consiste en ceci : mettre au centre de la problématique baroque du politique, la question de la mise en œuvre du gouvernement. », Ibid.

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6. Louis Marin, « Théâtralité et pouvoir. Magie, machine, machination : Médée de Corneille », in Christian Lazzeri et Dominique Reynié (éd.), Le Pouvoir de la raison d'État, Paris, PUF, 1992 ; Des pouvoirs de l'image, gloses, Paris, Seuil, 1993 ; Philippe de Champaigne ou la présence cachée, Paris, Hazan, 1995. Ce dernier ouvrage, publié à titre posthume, est particulièrement intéressant pour notre propos, dans la mesure où Louis Marin recourt à la notion de baroque pour caractériser à la fois le pouvoir politique sous Louis XIII et une certaine façon de peindre ou de sculpter. 7. Pour éviter d'alourdir les notes, je citerai entre parenthèses, dans le corps du texte, les pages qui renvoient à « Pour une théorie baroque de l'action politique », op. cit. 8. « Pour nous, en effet, le critère ou le concept opératoire du Baroque est le Pli dans toute sa compréhension et son extension : pli selon pli », Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998, p. 47. Dans les années 1980, on assiste à un regain d'intérêt pour la notion de baroque durement malmenée par les critiques et les reniements des années 1960-1970. Dans le chapitre introductif à son essai, Louis Marin rend hommage « au grand volume collectif » : L'État baroque. 1610-1652, textes réunis sous la direction d'Henri Méchoulan, Paris, Vrin, 1985. Signalons plus particulièrement la réflexion philosophique de Christine Buci- Gluksmann, parue deux ans avant l'essai de Louis Marin : Christine Buci-Gluksmann, De la Folie du voir. De l'esthétique baroque, Paris, Éditions Galilée, 1986. 9. C'est ainsi que Naudé signe son ouvrage : « Gabriel Naudé, Parisien ». 10. Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d'État, op. cit., p. 81. 11. « Cette notion de « caprice » est essentielle pour pénétrer la nature « baroque » du politique comme mélange des divers genres dramatiques, de la tragédie à la farce […] » ; Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l'action politique », op. cit., p. 47, note 6. 12. Louis Marin, « Théâtralité et pouvoir… », op. cit., p. 236-237. 13. Louis Marin, Des Pouvoirs de l'image, gloses, Paris, Seuil, 1993, p. 143. 14. Louis Marin, « L'acteur politique baroque », op. cit. 15. « Si le théâtre (sans doute faudrait-il dire le théâtral, voire le théâtrique) a une telle valeur paradigmatique pour le politique… », in « Théâtralité et pouvoir », op. cit., p. 234. 16. Jean Rousset, La Littérature de l'âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, José Corti, 1954. 17. Jean Rousset, La Littérature de l'âge baroque…, op. cit., p. 22. 18. « Cette prudence politique est semblable au Protée, duquel il nous est impossible d'avoir aucune connaissance certaine, qu'après être descendus in secreta senis, dans les secrets de ce vieillard, et avoir contemplé d'un œil fixe et assuré, tous ses divers mouvements, figures et métamorphoses », Gabriel Naudé, op. cit., p. 75. 19. Louis Marin, Le Portrait du roi, op. cit., p. 247. 20. Ibid., p. 87. 21. Sur l'importance de la thématique baroque des « êtres doubles ou dédoublés, ces personnages qui se muent en leur reflet ou engendrent leur contraire », voir Jean Rousset, La Littérature de l'âge baroque, op. cit., p. 24-26. 22. Louis Marin, Le Portrait du roi, op. cit., p. 87. 23. « Il faudrait ici insister sur l'importance conceptuelle du principe d'« anamorphose » dans la théorie « baroque » de la représentation, du pouvoir et de l'action politique. Au chapitre III (p. 107) des Considérations, Naudé, […] évoque « ces médailles de l'invention des Hérétiques qui portent la face d'un pape et d'un diable sous mêmes contours et linéaments ou bien comme ces tableaux qui représentent la mort et la vie suivant qu'on les regarde d'un côté ou d'un autre » ». « Pour une théorie baroque de l'action politique », op. cit., note 33, p. 63. Sur « l'œil baroque comme regard anamorphique », voir Christine Buci-Gluksmann, op. cit., p. 41. 24. Dans son commentaire des portraits de Louis XIII et de Richelieu peints par Philippe de Champaigne en 1639 pour le grand cabinet de l'hôtel particulier de Louis Phélypeaulx de la Vrillière, Louis Marin reprend cette analyse du double pouvoir et renvoie à son essai sur Naudé. « Le dyptique de l'hôtel de La Vrillière donne à voir la dualité « baroque » du pouvoir d'État, le

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prince et son « conseiller » en miroir jusqu'au point où on ne saura plus qui détient réellement le pouvoir », Louis Marin, Philippe de Champaigne, op. cit., p 149. 25. Louis Marin, « Pour une théorie baroque », op. cit., p 44-45. 26. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 64. 27. Louis Marin, De l'entretien, Paris, Les Éditions de Minuit, 1997, p. 50-51. 28. « Louis Marin, philosophe et historien de la pensée théologique et politique du XVIIe siècle », peut-on lire en quatrième page de couverture des Considérations.

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Benedetto Croce et le vide de la décadence du seicento

Bruna Filippi

1 1. Ces brèves considérations n'ont pas l'ambition de saisir la complexité de l'activité multiforme de Benedetto Croce dans les champs les plus divers de la philosophie, de l'histoire, de la littérature et de l'érudition. C'est sur son travail d'historien que nous voudrions porter notre attention, c'est-à-dire sur son effort pour mettre à l'épreuve les théories et les canons de sa méthode historique. C'est à ses recherches sur le XVIIe siècle en particulier, l'un des domaines privilégiés de ses études et de ses travaux d'érudition depuis sa jeunesse, que nous voudrions limiter notre réflexion1.

2 Au préalable, il faut préciser que l'analyse de Croce sur le XVIIe siècle se fonde sur une large connaissance de la littérature de l'époque et que son étude intitulée Storia dell'età barocca in Italia, la plus importante et complexe du point de vue historiographique, « dans laquelle la riche personnalité d'historien apparaît dans toute sa complexité »2 – comme a pu le remarquer Federico Chabod – doit beaucoup à sa formation humaniste et littéraire. 3 C'est ainsi que, avant de donner un premier aperçu sur les découpages et les raisons mis en œuvre dans sa vision du XVIIe siècle, il faut remarquer un écart apparemment contradictoire dans son attitude scientifique envers ce même siècle, entre sa position défavorable sur le Seicento, considéré comme « un âge de dépression et d'aridité créative », et son remarquable travail de découverte et d'édition de textes de cette même époque. 4 Du reste, pendant des siècles, l'historiographie a considéré le XVIIe siècle italien comme une période de pur déclin et de crise politique et culturelle. La littérature de ce siècle a été la cible préférée pour démontrer jusqu'à quel point la splendeur de la Renaissance s'était éteinte en une redondance fallacieuse. Tout en s'inscrivant dans cette tradition de critique négative, l'analyse de Croce s'accompagne d'un immense travail méticuleux de mise à jour de la production culturelle de l'époque, dont ses éditions de textes ont élargi considérablement la connaissance. Très attentif à la complexité de la réalité historique, il a mené son analyse dans les directions les plus diverses : celle des traités

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de morale et de politique, de la poésie lyrique à la poésie grotesque, de la poésie amoureuse à la poésie fabuleuse, sensuelle, ingénieuse, à la prose sentencieuse et piquante inspirée de Sénèque et de Tacite. 5 En fait, une explication de l'attitude qui a marqué son approche de ce siècle peut se trouver dans l'avertissement qui introduit les Nuovi saggi sulla letteratura italiana del Seicento, lorsqu'il avoue que ce qui l'avait poussé à se consacrer à l'étude de cette époque était, non pas « une estimation particulière ou une prédilection », mais plutôt […] le besoin d'affiner ces traits d'histoire italienne pour bien la comprendre et pour l'affection d'arriver à indiquer les rares mottes de terre et les quelques fleurs qui parsèment un champ aride3. 6 Ce vaste travail de repérage participe évidemment à la définition de son Histoire de l'Esprit, où l'esprit est conçu comme la forme constante et universelle des modalités de l'activité humaine, tandis que l'histoire dans son écoulement s'exprime en une variété illimitée et perpétuelle d'œuvres, devenant ainsi l'incarnation des formes de l'esprit de ceux qui produisent ces œuvres.

7 2. À la lumière de cette conception de l'histoire, Benedetto Croce arrive à tracer une vision historique novatrice du XVIIIe siècle, en soulignant ce qu'il y a de positif dans le négatif, par la mise en œuvre au cours de son analyse d'une série de présupposés théoriques qui lui permettent de mettre en lumière des « distinctions » dans son interprétation historique. 8 Le premier de ces présupposés, appelé proprement la « dialectique des distinctions », concerne les relations qui, selon l'auteur, vont s'établir entre les formes ou les moments de l'esprit4. Ces relations ne sont pas inéluctablement d'opposition ou de négation – Croce réfute Hegel sur ce point – mais plutôt d'influence réciproque englobant les éléments de l'un dans l'autre, dans un mouvement circulaire où s'affirme l'une ou l'autre forme ou moment de l'esprit. Chaque forme ou moment a toujours de la valeur en soi, et c'est seulement à l'intérieur d'elle-même, dans sa dialectique interne, qu'on peut trouver une véritable polarité d'opposition. Pour Croce, le moteur de la vie spirituelle n'est pas l'opposition ou la négation réciproque entre les moments ou les éléments différents, mais la positivité de tous ces moments ou éléments en tant qu'ils permettent d'atteindre une positivité ultérieure. C'est en se référant à cette dialectique interne et aux distinctions qu'elle permet de saisir dans chaque moment historique, qu'on peut alors mieux comprendre la position de Croce, lorsqu'il explique que : Bien [que ce siècle] soit un âge de décadence, il ne faut pourtant pas oublier que le concept de décadence est tout à fait empirique et relatif : si certaines choses sont en décadence, d'autres naissent ou germent : une décadence totale et absolue n'est pas concevable ; elle est une absurdité logique5. 9 Cette énonciation ouvre une brèche dans les visions négatives de la décadence de ce siècle, qui, depuis l'âge des lumières, ont été élaborées dans le milieu de la critique littéraire, par opposition aux grands siècles de Dante et de Pétrarque, ou de celui du Tasse et de Bembo6. S'établissant dans cette brèche, Croce peut y déployer son interprétation de la décadence, en introduisant dans l'analyse des éléments qui à la fois estompent son caractère négatif et articulent sa complexité.

10 Dans le troisième chapitre de l'introduction de son Histoire de l'âge baroque, lorsqu'il parle de la décadence, il utilise une brillante métaphore pour décrire l'Italie de l'époque :

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L'Italie avait connu une très forte décadence en comparaison des autres pays cultivés : Contre-réforme, jésuitisme, […], manie des titres, cérémonies, mauvais goût, académies vaines et pédanterie scientifique étaient généralisés en Europe, ou mieux se sont diffusés partout en Europe à partir de l'Italie et de l'Espagne, mais ailleurs se développait au contraire une vie vigoureuse, on créait de nouvelles formes politiques et une nouvelle science et une nouvelle littérature ; en Italie par contre ces choses prédominaient absolument […]. L'Italie fatiguée (comme il était d'usage de le dire à l'époque) se reposait7. Et, Croce ajoute avec optimisme : […] cela pour dire qu'elle n'était pas complètement finie et morte. En fait, à cette image statique et inerte de l'Italie s'oppose une autre considération qui d'emblée introduit une même nuance positive sur le baroque tant blâmé, dont les artifices, malgré le creux qu'ils cachent et l'absence de fondements qu'ils révèlent, demeurent un ensemble de savoirs et de techniques, de formes et de langages qui constituent des outils précieux pour la formation et le développement culturel : […] cette formation stylistique, ce cours rhétorique, cette initiation aux secrets de l'art, ce raffinement dont la plus grande partie de l'Europe avait encore besoin pour dépasser certaines pratiques demeurées médiévales et pour développer la poésie, la prose et l'art dans toutes ses formes ; cette éducation littéraire et artistique enfin, que l'Italie donna amplement à la France, à l'Angleterre, à l'Espagne et à l'Allemagne aussi, non seulement par ses livres en vers et en prose, mais par ses maîtres de langue, ses poètes de cour, ses peintres et architectes et maîtres de chapelle, par ses chanteurs et ses comédiens. Ce fut le dernier service que l'ancienne Italie a rendu à la culture européenne tandis que tous avaient l'habitude de la considérer déchue8. 11 C'est donc ce genre de « distinctions » qui change l'appréciation de la décadence par l'introduction d'une multiplicité de facettes dans l'analyse du siècle, au point de faire également éclater la pertinence d'une culture en dehors de sa réalité purement géographique, en donnant de l'importance à cette diaspora artistique et intellectuelle qui participe légitimement, au delà de ses frontières, au XVIIe siècle italien. C'est ce genre de « distinctions » qui donne encore aujourd'hui la possibilité de glisser dans les interstices d'un apparat historiographique trop idéaliste une appropriation possible de quelques interprétations historiques du XVIIe siècle tel que le voyait Benedetto Croce.

12 3. À partir de ses premières études d'érudition historique, Croce développe ses réflexions autour de la nature à la fois de l'histoire et de l'art, en arrivant à « réduire l'histoire sous le concept général de l'art »9. Cette réduction n'a point signifié que l'histoire puisse être assimilée ou assimilable à l'art, mais que l'histoire se trouve parmi les activités de l'esprit qui ont la même nature que l'art. Une nature qui, en dépit des différences d'objet et de procédures, reste essentiellement commune étant donné leur caractère théorétique : tous deux se qualifient comme des actes cognitifs, comme des moments et des aspects de la connaissance et, plus précisément, ils sont des représentations de la réalité. Ce caractère théorétique de l'art et de l'histoire demeurera la constante théorique du travail historique de Croce, malgré les changements et les approfondissements que celui-ci a pu y apporter au cours du temps. 13 C'est donc dans ce cadre qu'on doit situer sa vision du XVIIe siècle qui, depuis ses premiers Saggi sur la littérature du Seicento, centrés sur les poètes novateurs, jusqu'à l'œuvre de la Storia de l'âge baroque, fondée sur des références plus vastes, reste fortement marquée par ses jugements sur les œuvres poétiques. 14 En fait, Croce considère la littérature et la poésie comme le domaine le plus important pour une exploration du XVIIe siècle. Celles-ci assument ainsi le rôle, dans l'Italie de

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l'époque, de l'expression d'une nécessité historique. La littérature devient alors un lieu privilégié pour l'analyse de ce siècle dans son ensemble, les produits littéraires étant des indices révélateurs des contraintes et des possibilités culturelles offertes par la réalité historique. En se référant à l'ensemble des productions poétiques de ce siècle, Croce arrive à cerner deux tendances, selon que ces productions sont inspirées par le « sentiment sensuel » ou par les « compositions ingénieuses ». Il considère que le plus grand nombre d'œuvres poétiques de ce siècle s'épanouit dans la contemplation sensuelle de l'amour ; un amour qui devient souvent obscène, fondé sur une certaine impression voluptueuse qui doit se dégager de l'œuvre. Ces attitudes sensuelles ne sont pourtant pas réservées seulement à la femme aimée, mais se déploient aussi envers la nature qui assume ainsi un aspect voluptueux : le soleil, la mer, le ciel… se dotent d'autant de motifs languissants et lascifs. Cette contemplation sensuelle s'étend à toute sorte de phénomènes naturels ou artificiels. On s'arrête sur chaque objet, plante ou animal pour le dépeindre avec des traits qui doivent émouvoir jusqu'aux larmes. Et même les descriptions des jeunes, des guerriers, des jongleurs, ainsi que celles des saints, présentent toutes quelque chose d'efféminé dans leur beauté et dans leurs comportements. 15 La diffusion de cette poésie sensuelle est d'ailleurs considérée comme une condition inéluctable : Lorsque, dans une époque donnée, chaque type de sentiment est faible et qu'il ne reste de vivant que la sensualité, c'est-à-dire que la passion rudimentaire et presque animale, demeure la seule matière disponible ; il est évident qu'elle s'offre à la poésie et à l'art comme une nécessité historique10. Cette nécessité est âprement illustrée par la référence à l'emprise de l'Église catholique sur la société italienne, avec la constatation : On s'aperçoit qu'on est dans un milieu catholique, parmi des gens qui souffrent les scrupules d'une religion professée superficiellement et qui donnent leurs épanchements aux seules passions qui leur échauffent l'esprit11. 16 Entièrement de type intellectuel est l'autre tendance étroitement liée à l'usage de l'ingéniosité, aux procédés rhétoriques, à l'argutie, qui utilisent toutes sortes de combinaisons et de rapports entre les choses afin de surprendre les récepteurs par toute sorte d'associations.

17 Selon Croce, ce type de poésie est pleine des phraséologies pédantes, produites par des rapprochements d'images recherchées, auxquelles correspond un objet d'inspiration étrange. En plus, dans ces froides productions fondées sur l'artifice, on substitue au développement intime du thème un faux développement donnant seulement une apparence de caractère exhaustif à l'œuvre qui, par contre, demeure creuse. 18 Au fond, ces compositions ne procurent pas un véritable plaisir, sinon celui de l'étonnement ou de l'admiration. Ce plaisir ressemble plutôt à celui qu'on a lorsqu'on regarde un funambule ou un prestidigitateur, mais il ne sollicite aucune image dans l'âme. Ou plutôt, cet élan de stupéfaction est produit par une agitation superficielle d'une foule d'images qui ne correspondent pas proprement à une cohérence intime mais se fondent sur l'« incohérence cohérente », sur une cohérence dont le but unique est celui de frapper au moyen de l'inattendu. 19 Il est évident que l'évaluation de cette forme poétique ne pouvait qu'être sévère, arrivant à assumer des tons apodictiques de négation de toute valeur artistique, tandis que l'auteur réhabilite les formes du sentiment sensuel :

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La tendance ingénieuse ne pouvait pas être considérée comme un art, parce qu'elle consistait en un acte pratique, dans la fiction d'une pensée ou d'un sentiment au cours d'un jeu ; [un jeu] né et cultivé dans l'oisiveté de la vie de cour ou d'académie, un moyen pour perdre du temps en sollicitant l'intelligence sans véritablement l'exercer et la nourrir dans la recherche et l'observation du vrai. Elle était donc un vide théorétique, tandis que la contemplation de la sensualité, bien que pauvre, se présentait comme quelque chose de plein et de signifiant12. 20 4. La fécondité artistique de la poésie sensuelle la situe à l'abri de ce « vide théorétique » puisqu'elle ne concerne pas un acte utilitaire qui peut se confondre avec l'utile, avec le plaisir ou la douleur. Elle se donne la tâche de transmuer le sentiment par la forme qui renoue le particulier et l'universel. Il faut toutefois remarquer que, en ce qui concerne l'Histoire de l'Esprit de Croce, l'art – comme toutes les activités humaines qu'on peut saisir dans l'histoire – » procède de la pensée et retourne à la pensée » et doit posséder ce fondement et ce but théorétique qui doivent être envisagés en tant qu'esprit. Ce but théorétique se comprend au sein de la conception immanente de l'histoire qui caractérise la pensée de Croce : L'histoire n'est plus l'œuvre de la nature ou d'un Dieu extra-mondain, ni l'œuvre discontinue d'un individu empirique et irréel, – mais elle est l'œuvre de cet individu véritablement réel qui est l'esprit –, lequel éternellement s'individualise à chaque instant […]. C'est pour cela qu'elle ne cherche pas son principe d'explication dans un acte particulier de la pensée ou de la volonté, ou dans un individu singulier ou dans la multitude d'individus, ou bien dans un événement particulier ; mais l'histoire cherche et met son principe dans le processus qui naît de la pensée et à la pensée retourne […]13. Cette conception immanente de l'histoire assume des accents plus éthiques au cours de l'analyse développée dans l'Histoire de l'âge baroque, lorsque Croce porte sa réflexion sur les problèmes et sur le caractère de la Contre-Réforme et sur la faveur que les princes et l'aristocratie accordèrent aux artistes, aux hommes de lettres et aux académies, au point qu'il peut constater : il n'est pas étonnant qu'à cette époque grandisse le corps de la littérature et de l'art, tandis que l'âme se rapetisse…14. 21 Constatant le rôle de l'Église catholique en tant qu'institution dans ce processus, Croce exprime la conviction qu'à cette « petitesse d'âme » contribue surtout la religion, qui est « superficiellement professée ». Il constate enfin qu'on écrit beaucoup sur la religion, mais qu'« on la sent très peu », car en Italie, La religion n'est plus un devenir, mais un déjà devenu, un acte de la mémoire, qui fait penser à la nécessité d'actes de contrition et de propitiation…15. La religion ne peut donc pas sauver l'art et la littérature et même son art et sa littérature du « vide théorétique », car elle s'articule en dehors ou mieux « à l'encontre » du « devenir » de l'Histoire de l'Esprit ; en plus, elle est faible – ou vide – même du point de vue éthique, de cet esprit éthique et religieux nécessaire à la modernité. En fait, à propos des nombreuses œuvres à caractère religieux, Croce considère que : Il est très rare de trouver là quelques expressions de sentiment éthique comparable à l'expression de la jouissance sensuelle. 22 Même cette littérature religieuse (ou littérature des religieuse (ou littérature des religieux) n'échappe donc pas aux deux tendances de la poésie italienne du XVIIe siècle : les constructions ingénieuses ou les sentiments sensuels restent les deux pôles de la littérature de ce siècle de décadence, voire de son « vide théorétique ». Loin de compenser ce vide, la religion, en revanche, devient souvent la clef de voûte de

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certaines architectures ingénieuses, ou bien elle peut arriver à suggérer la sensualité comme point de fuite consenti.

23 Benedetto Croce est convaincu qu'au XVIIe siècle : […] d'autres cordes, si l'on excepte les cordes sensuelles, ne vibrent pas ou […] vibrent très faiblement parmi les écrivains de l'époque16. Et il consacre beaucoup d'attention à ce qu'il considère comme la seule source véritablement poétique – la sensualité –, attention motivée par la nécessité de défendre cette voie intime, qui constitue un lien avec l'« individu réel », voire avec l'esprit d'humanité qui peut justifier l'art et lui donner à la fois un sens et une place dans l'histoire. 24 Pour conclure, nous voudrions mentionner l'usage que Croce lui-même a pu faire de son travail historique sur le XVIIe siècle. Cela relève de sa conception contemporaine du travail historiographique, avec laquelle Croce entame le premier chapitre de son volume Teoria e storia della storiografia. Le principe de la contemporanéité, définie chez Croce en tant que « caractère intrinsèque de l'histoire »17, demeure le fondement du travail de l'historien. C'est seulement de l'intérêt envers l'actualité, envers les problèmes urgents que nous pouvons apercevoir dans le temps présent, que découlent la possibilité et la capacité de faire de l'histoire.

25 À la lumière de ce principe de la contemporanéité on peut alors mieux saisir la valeur du vaste travail de repérage et d'édition de textes du XVIIe siècle réalisé par Croce, lorsqu'il rappelle dans ses Taccuini la difficulté de poursuivre, en 1925, son activité au sein du Sénat dans l'Italie fasciste. En présence de la suppression de toutes formes de liberté, il fait mention que, pour vivre, il faut […] se souvenir de ce petit traité du XVIIe siècle … Della dissimulazione onesta : de la tromperie qu'on a le devoir et le droit de faire à soi-même pour soutenir la vie18 26 C'est donc en apercevant l'urgence et l'importance de ces problèmes dans son temps que, en 1928, Croce peut souligner, dans la préface de l'œuvre de Tarquato Accetto, que parmi les nombreux traités « sur l'art de la fiction, de la simulation et de la dissimulation, de l'astuce et de l'hypocrisie » il y a eu au XVIIe siècle, malgré son vide et sa décadence, un « napolitain oublié » qui peut s'inscrire dans son Histoire de l'Esprit : […] son bref écrit est la méditation d'une âme pleine de lumière et d'amour pour le vrai, d'où il tire les préceptes moraux de la prudence et même de la dissimulation19

NOTES

1. L'activité historique de Benedetto Croce s'est développée dans d'autres domaines et époques de l'histoire ; en plus de ses notes et de ses articles apparus dans sa revue La Critica, il faut mentionner au moins les nombreux travaux qui ont le plus marqués sa démarche historiographique : Storia del Regno di Napoli (1923), 4 e éd., Bari, Laterza, 1953 ; Storia d'Europa nel secolo decimonono (1929), 7 e éd., Bari, Laterza, 1948 ; Storia d'Italia dal 1871 al 1925, Bari, Laterza, 1928. 2. Federico Chabot, « Croce storico », Rivista storica italiana, 64, 1952, p. 517.

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3. Benedetto Croce, Nuovi saggi sulla letteratura italiana del Seicento, Bari, Laterza, 1931, p. XI. Je traduis, comme pour l'ensemble des citations proposées ci-dessous. 4. Giuseppe Galasso, Croce e lo spirito del suo tempo, Milano, Il Saggiatore, 1990, p. 149-154, p. 168-172 et p. 401-402. 5. Préface de Benedetto Croce, Saggi della letteratura italiana del Seicento, Bari, Laterza, 1911, p. XIII. 6. Pour une analyse de la vision historiographie de la littérature italienne du xviie siècle et sur la contribution critique de Croce, il faut signaler le remarquable article de Giovanni Getto « La polemica sul barocco », écrit en 1953, et récemment réédité dans G. Getto, Il Barocco letterario in Italia, Milan, Mondadori, 2000, p. 376-429. 7. Benedetto Croce, Storia dell'età barocca in Italia. Pensiero – Poesia e letteratura – Vita morale, Bari, Laterza, 1929 ; rééditée par Giuseppe Galasso, Milan, Adelphi, 1993, dont on emprunte la citation p. 71. 8. Benedetto Croce, Storia dell'età barocca…, op. cit., p. 62. 9. Benedetto Croce, La storia ridotta sotto il concetto generale dell'arte, Memoria letta nella tornata del 5 marzo 1893, dans « Atti della Accademia Pontaniana », 22, 1892. 10. Benedetto Croce, Saggi della letteratura, op. cit., p. 383. 11. Ibid., p. 386. 12. Benedetto Croce, Saggi della letteratura, op. cit., p. 383. 13. Benedetto Croce, Questioni storiografiche, Memoria letta alla Accademia Pontaniana del 2 febbraio 1913, Bari, Laterza, 1913, p. 12. Ce texte a été publié dans le volume : Benedetto Croce, Teoria e storia della storiografia, Bari, Laterza, 1917 ; réédité par Giuseppe Galasso, Milan, 1989. 14. Benedetto Croce, Storia dell'età barocca, op. cit., p. 214. 15. Benedetto Croce, Saggi della letteratura, op. cit., p. 413. 16. Ibid., p. 412. 17. Benedetto Croce, Teorie e storie, op. cit., p. 5. 18. Ces considérations de Croce sont citées par Giuseppe Galasso, Croce e lo spirito, op. cit., p. 359. 19. Préface de Croce dans Tarquato Accetto, Della dissimulazione onesta, Bari, Laterza, 1928, p. 12 ; voir aussi la note redigée par Benedetto Croce dans « Torquato Accetto e il suo trattatello « Della dissimulazione onesta » », La Critica, 26, 1928, p. 221-226 ; réédité dans Id., Nuovi saggi della letteratura, op. cit., p. 82-90.

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Quand le passé résiste à ses historiographies Venise et le XVIIe siècle

Filippo de Vivo

1 L'historiographie de Venise peut évoquer, par analogie, sa singulière topographie1. D'une part, on est immédiatement frappé par la construction médiévale et renaissante de ses bâtiments ; d'autre part, ceux qui la connaissent le mieux, et qui sont généralement les seuls qui se promènent parmi les quartiers bâtis au XIXe siècle, rappellent l'apport fondamental que ce dernier a apporté à la ville, notamment avec la construction du pont qui la relie à la terre ferme, avec le comblement de nombre de canaux et l'ouverture de la grande rue qui, de la gare, se dirige vers Saint Marc. Le grand absent dans ces visions opposées, c'est le Seicento, une période qui, pourtant, contribua de manière fondamentale à la constitution urbaine de Venise. Je me réfère, encore plus qu'à certaines œuvres spectaculaires, à des travaux moins éclatants, mais dont l'impact est d'autant plus fort qu'ils donnent à Venise et à la Lagune la forme qu'elles ont encore aujourd'hui, avec les fondamente qui fixent les bornes de l'expansion de la ville dans l'eau, et surtout avec la plupart des ponts en pierre qui permettent la communication entre les diverses îles. Peu visible au visiteur occasionnel, le XVIIe siècle est en réalité omniprésent à Venise et rend possible ses déplacements à travers la topographie urbaine. De la même manière, du point de vue de l'historiographie, le XVIIe siècle, négligé en faveur de l'humanisme d'un côté, de l'historiographie dite scientifique de l'autre, crée les outils qui servent d'intermédiaire dans les parcours des historiens2. Effacée du panorama de la production de la mémoire et reléguée à une position de silence historique, cette période a en réalité construit les éléments de la représentation de Venise, éléments qui continuent à influencer inéluctablement l'histoire de la République. D'une certaine façon, et pour clore la métaphore, il s'agira ici de montrer certaines des rives et certains des ponts qui ont été construits au XVIIe siècle et qui ont canalisé le discours sur l'histoire de Venise.

2 En 1869, Armand Baschet est chargé par le ministère des Affaires étrangères de diriger la collecte et la copie du corpus des manuscrits vénitiens aujourd'hui conservé à la

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Bibliothèque nationale. Il souligne « la grande vogue » qu'ont acquis les archives de Venise : Depuis quelques années, […] on a vu s'accroître non seulement le nombre des érudits qui viennent les consulter, mais encore et surtout celui des visiteurs dilettanti, curieux uniquement de parcourir les vastes salles du monument où elles sont conservées […] parmi les étrangers en visite à Venise, il en est un fort grand nombre qui classent sur leur carnet de voyage les Archives comme devant être recherchées à l'égal d'un Musée ou d'un Palais célèbre3. 3 Les visiteurs de ce genre s'étaient tellement multipliés, qu'on avait instauré dès 1835 un registre spécial pour l'inscription autographe des noms de ces voyageurs, parmi lesquels on trouve Michelet, mais aussi Thiers (en 1836, c'est-à-dire immédiatement après sa démission comme ministre de l'Extérieur), l'Empereur François Joseph (1851), et Alexandre Dumas (1860)4. Ce qui pousse ces visiteurs, c'est le goût de voir les trésors qui seraient cachés aux archives, le mystère le mieux gardé de cette République mystérieuse. Comme l'ajoute Baschet, on ne se limite pas à « regarder les innombrables cartons étiquetés » qui encombrent ces grandes salles, mais on demande aussi à : […] feuilleter au moins quelques graves registres des anciennes délibérations du Sénat politique vénitien ou de ce fameux Conseil des Dix, jadis impénétrable5. 4 Il me paraît essentiel de partir ici de ce que je n'hésiterais pas à appeler du voyeurisme, le frisson que procure l'idée de dévoiler le cœur secret d'un gouvernement jadis connu pour sa discrétion, et dont les crimes semblent maintenant apparaître en dessous de la rhétorique de la République passée.

5 Au lendemain de la chute de la République en 1797 et pendant tout le siècle qui a suivi, prend forme puis se répand la dépréciation du gouvernement vénitien, une image qu'on a appelé la « légende noire » de Venise, un « contre-mythe » qui tourne en négatif tous les éléments du mythe de la Sérénissime6. Les éléments de ce détournement sont principalement au nombre de trois. Alors que pour des générations d'écrivains, Venise avait été un des modèles les plus efficaces de la liberté républicaine, elle est maintenant le stéréotype d'un gouvernement autoritaire et coercitif. La ville qui avait fait un symbole de l'harmonie sérénissime de ses ordres, devient l'expression d'une société partagée, d'un peuple écrasé et d'une noblesse fragmentée. La République jadis connue comme le plus ancien des États européens, indépendant et stable, acquiert toutes les caractéristiques d'un gouvernement faible, écrasé à l'extérieur dans un monde de monarchies plus fortes – le XVIIe siècle fait de miroirs à la balance du pouvoir international du XIXe siècle – et perpétuellement exposée aux conspirations intérieures, d'où elle s'échappe avec la plus brutale persécution des opposants. Ce ne sont pas seulement les historiens qui construisent cette image, on la repropose de façon continuelle à tous ceux qui se rendent à Venise, en leur montrant les cachots et le pont qui y conduit (c'est à cette période qu'on lui donne le nom de Pont des Soupirs). C'est une image qui correspond aussi au côté effrayant, dans la littérature française et surtout dans la littératture anglo-américaine, de la première moitié du XIXe siècle, où Venise devient l'image d'un gouvernement sinistre, cruel, inscrutable, le triomphe de la raison d'État sur les lois de la morale7. 6 On le sait, à l'époque de Walter Scott, l'histoire est la source d'inspiration des écrivains. C'est ce que son compatriote Lord Byron affirme dans la préface à sa première tragédie vénitienne : Tout ce qui touche à Venise est ou fut extraordinaire ; à la contempler on croirait être le jouet d'un rêve ; son histoire est un roman.

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7 Dans cette pièce, le Marino Faliero doge de Venise, Byron peint le portrait peut-être le plus en vogue de Venise, lorsqu'il revisite les faits qui, au milieu du XIVe siècle, avaient amené le doge à conspirer contre la République. La Venise de Byron – cette république où on est poussé à conspirer pour obtenir justice – est un lieu effrayant, fait de puits mystérieux creusés sous le palais des doges qui arrachent le sang aux prisonniers (voir l'acte I, scène 2), un véritable « nid de scorpions des vices » (acte II, scène 1), un modèle non pas de liberté, mais de tyrannie. Et peu importe qu'elle soit une république ; c'est pire, car il s'agit non pas d'un seul despote mais de plusieurs centaines (acte II, scène 2)8. Sur le même registre, on pourrait citer le Bravo de Venise de Fenimore Cooper, ou bien le drame de Victor Hugo, Ange tyran de Padoue, mis en musique dans La Gioconda de Ponchielli.

8 Les historiens qui, très récemment, ont étudié l'évolution de ce paradigme négatif, trouvent ses origines dans l'historiographie du premier XIXe siècle, et surtout dans un ouvrage cité de manière répétée dans les tragédies de l'époque, et qui jouit d'un très grand succès éditorial à l'époque, l'Histoire de la République de Venise publiée en 1819 par Pierre Bruno Daru (1767-1829)9. C'est après la défaite de 1815, à la retraite après une magnifique carrière politique qui l'avait fait accéder au statut d'inspecteur en chef de l'armée d'Italie, chargé par Napoléon de négocier la rédition de Venise, puis de secrétaire général du ministère de la Guerre et conseiller d'État sous l'Empire, que Daru écrit son Histoire, en la dictant en partie à Littré qui fut pour quelque temps son secrétaire. Premier historien à retracer l'histoire de la République après sa chute, Daru rejette l'une après l'autre toutes les propositions traditionnelles du mythe de la Sérénissime. L'autonomie de Venise est une illusion : Dans cette république, il n'y avait de pouvoir que pour quelques-uns, de liberté pour personne10. Plus que le goût gothique du macabre, ce qui pousse Daru – qui pourtant est le cousin aîné et le protecteur de Stendhal qu'il tâche d'orienter vers les études militaires et administratives, et qu'il envoie connaître l'Italie – ce sont des motivations politiques. Face aux attaques portées contre Napoléon pour avoir anéanti la République et l'avoir livrée à l'oppression autrichienne – attaques qui sont portées tout aussi bien par des libéraux italiens que par des nostalgiques de la Sérénissime – le but de Daru est de dédouaner les armées françaises, Napoléon et lui-même de la responsabilité de la chute de Venise, objectif auquel il consacre une grande partie de ses volumes. Venise est alors peinte en régime obsolescent, oppressif et corrompu, dont la longue décadence s'achève avec la modernité française. Pour lui, il s'agit plutôt de se demander comment cette République a pu durer si longtemps : Une république fameuse, longtemps puissante, remarquable par la singularité de son origine, de son site et de ses institutions, a disparu de nos jours, sous nos yeux, en un moment […] honorée de si peu de regrets […]. Comment avait pu se dissoudre un gouvernement réputé jusque alors inébranlable11. Surtout, le secret de sa stabilité ne résidait pas dans la sereine harmonie de son patriciat, mais dans la « tranquillité que constate la servitude », la terreur des dénonciations secrètes et des espions au service des Inquisiteurs d'État, alors que : […] le gouvernement vénitien pouvait impunément faire tomber la tête de tout ceux qui lui étaient suspects, de ses généraux, de son doge, et même des princes ses voisins12. Il est crucial de souligner que cette image de Venise se fonde sur la lecture de documents originaux, ou que Daru considérait comme tels. Il consulte un large recueil de sources manuscrites que les troupes françaises ont ramené à Paris après la

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campagne d'Italie avec nombre d'œuvres d'art, et se décrit dans la préface à son ouvrage, comme le premier à pouvoir exploiter sans gêne ce matériel documentaire jadis inaccessible, le premier qui pût franchir le seuil de ce sanctuaire des secrets de la République : Les archives de Venise ayant été transportées à Paris, tous les souvenirs que nous a laissés cette république célèbre vinrent [m'] assaillir lorsqu[e je mis] le pied dans cette enceinte où semblaient renfermés tous les mystères de cet antique gouvernement. La violente secousse que le monde venait d'éprouver semblait avoir rendu au jour une ville souterraine ; l'œil de l'histoire n'y avait jamais pénétré13. 9 Daru souligne ses bases documentaires : il publie un catalogue de ses fonds et se proclame chercheur impartial des « faits authentiques », ainsi qu'il l'affirme dans sa correspondance avec un érudit vénitien14. Aux discours qui seront propres, une génération plus tard, aux historiens positivistes, il ajoute la défense de son rôle de démystificateur des anciens secrets du gouvernement : Je ne m'étonne ni ne me plains des précautions que l'ancien gouvernement avait prises pour empêcher la divulgation de ces faits […] mais ces raisons […] n'existent plus aujourd'hui15. Par exemple, dans l'analyse d'un recueil de lois des Inquisiteurs d'État, il affirme révéler « cette loi que personne ne connaissait, et à laquelle tout le monde était soumis »16. L'historien fait ce que le gouvernement avait empêché de faire dans le passé. Comme le résume son biographe : Les Vénitiens ignoraient d'ailleurs presque tous les actes mystérieux de leurs conseils et de leurs inquisiteurs, et Daru pouvait leur répondre qu'il était venu pour le leur apprendre17. 10 Ces documents secrets, écrits par l'oligarchie pour elle même, et dans le secret desquels elle se dévoilerait, fascinent d'autres écrivains. De la même manière que l'Histoire de Daru, tous les ouvrages littéraires qui la suivent revendiquent avec force le statut de vérité historique. Si Daru publie la liste des presque 4 000 manuscrits dont il s'est servi, le souci d'exactitude et de vraisemblance est présent aussi chez Byron, qui republie à son tour les documents qui l'ont inspiré, en premier lieu une partie des Vies des doges composés par le patricien Marin Sanudo dans la première moitié du XVIe siècle, ainsi que, naturellement, des extraits de l'Histoire de Daru lui-même. Dans des notes à la fin de chaque acte, Byron affirme aussi, chaque fois qu'il rapporte des descriptions particulièrement éclatantes, que « ceci c'est un fait historique », un « historical fact ».

11 Dans cet esprit, les archives sont le lieu où la vérité historique est démasquée. Une génération plus tard, lorsque le gouvernement autrichien consent à les ouvrir, elles deviennent le champ idéal de l'exercice des méthodes critiques de l'historiographie scientifique naissante qui vise à rejeter les clichés du passé et qui trouve à Venise ce qui est peut-être son premier terrain d'enquête. Inutile de rappeler que les fameuses sources privilégiées par Leopold von Ranke sont des documents vénitiens, ces « Relations » des ambassadeurs de la République qui sont pour lui une véritable révélation – le moyen d'atteindre la réalité de la politique princière à l'âge moderne –, et qui comme telles sont ensuite publiées par des historiens et des érudits tout au long du XIXe siècle. Lorsque Venise est occupée par l'Autriche en 1828, le jeune Ranke demande la permission de visiter ces Archives encore fermées au public, et l'obtient après un entretien avec le Prince Metternich en personne. Les archives de Venise vont bientôt devenir pour lui « eine Passion » : comme l'écrit , Ranke va alors aux archives « comme un cochon dans un champ de trèfle »18. Là, il se renferme pendant des mois, et c'est sur la base des documents qu'il trouve, qu'il développe sa

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critique contre les historiens « non scientifiques », qui s'appuient sur des textes d'historiographie plutôt que sur les sources. 12 La vénération des documents comme véritables sources historiques, introduisant l'historien à la réalité autrement cachée par les bons mots des princes et de leurs serviteurs, c'est le mérite de Ranke que Lord Acton célébrait dans ses leçons à Cambridge vers la fin du siècle : Le passage des histoires aux documents, de ce qui est public à ce qui est secret, c'est aussi une transition du récit conventionnel et complaisant vers le dévoilement de la culpabilité et de la honte […] en passant des livres aux manuscrits et des bibliothèques aux archives, nous laissons le doute pour la certitude et nous devenons les maîtres de nous-mêmes : « we become our own masters »19. 13 D'où la véritable fièvre documentaire et éditoriale de la seconde moitié du XIXe siècle. C'est dans ce contexte que le goût de l'archive devient un élément de la plus haute importance également à Venise, par la présence dans la ville d'un grand nombre d'historiens étrangers envoyés en mission pour compiler les collections documentaires, de riches érudits, et d'un marché florissant de l'archive grâce à la vente des bibliothèques et des fonds privés des familles patriciennes désargentées20.

14 Cet apport archivistique donne naissance à de nouvelles histoires de Venise qui prétendent explicitement présenter des éléments d'une nouveauté absolue. On sait que l'historiographie dite scientifique de Ranke se déclare « révolutionnaire » et violemment iconoclaste à l'égard de toute la tradition précédente. Pierre Daru souligne aussi cette nouveauté radicale : la mise à nu du pouvoir vénitien, de la réalité historique derrière la façade rhétorique de la République parfaite et sérénissime, qui n'est possible qu'après la chute de cette même République. Pour lui, ce sont les armées révolutionnaires françaises qui portent la lumière dans cette histoire : Il fallait que cette révolution arrivât pour que ce gouvernement impénétrable n'eût plus de mystères21. 15 Sur la base de cette affirmation, Daru attaque toutes les histoires vénitiennes écrites avant la sienne, et, trente ans après la publication de son Histoire, son biographe commente avec enthousiasme que : « ce fut donc une nouveauté pour la France et pour l'Europe ». C'est une interprétation qui a duré longtemps, Daru étant encore aujourd'hui considéré comme l'historien avec lequel s'inaugure l'interprétation négative de l'histoire de Venise22.

16 En réalité on est frappé au contraire par la continuité dans ces interprétations. En effet la presque-totalité des éléments qui caractérisent l'image négative formulée par les historiens du XIXe siècle existe déjà deux siècles auparavant dans des dizaines de pamphlets, histoires et manuscrits qui constituent la littérature originaire du « contre- mythe » de Venise. Si, en ce qui concerne Ranke, Peter Burke a justement parlé d'une restauration plutôt que d'une révolution historiographique23, et si Anthony Grafton a établi que la philologie érudite était en vogue bien avant le XIXe siècle24, ce que nous voulons souligner ici ce n'est pas tant la critique de l'historiographie rankienne, ni la préhistoire de la critique érudite, mais plutôt le dialogue continu entre présent et passé, la continuité et les répercussions des événements qui, à travers les siècles, continuent à influencer de manière subreptice la production historiographique. Le problème n'est pas tant de corriger les erreurs et les anachronismes de la légende noire du XIXe siècle, que de repérer le moment originel de la formation des éléments que cette

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légende finit par intégrer. Il s'agit donc d'identifier la matrice des interprétations successives, et de comprendre ainsi les raisons de leur succès. 17 Comme dans le roman d'Avraham B. Yehoshua, Monsieur Mani, dont le thème est la recherche à rebours de l'origine du malheur d'une famille juive des années 1980 en remontant sur cinq générations jusqu'au milieu du siècle précédent, il me semble que l'on doit rechercher les différents niveaux de sédimentation du passé, des sédimentations qui font que les historiens autoproclamés démystificateurs du XIXe siècle aussi bien que leurs adversaires peuvent dire peu de choses qui n'aient déjà été dites. 18 Premier niveau – prenons par exemple la question de la répression continue exercée à Venise par le gouvernement, dont Daru attribue la responsabilité à l'Inquisition d'État – un tribunal créé dans la seconde moitié du XVe siècle pour veiller sur le secret d'État – qu'il considère comme la pire expression de la répression gouvernementale sur la société vénitienne. C'est une image qui s'accorde avec le goût romantique de l'époque, mais qui suit précisément, et parfois mot à mot, la description de Venise déjà esquissée en 1676 par Nicolas-Abraham Amelot de la Houssaie, ancien secrétaire de l'ambassadeur français à Venise et par la suite écrivain et traducteur prolifique25. 19 Dans son Histoire du gouvernement de Venise, republiée de nombreuses fois au cours d'éditions successives, Amelot évoque, cent-cinquante ans avant Daru, une Venise ville d'espions. Ceux que Amelot appelle les « gens gagez, pour tenir registre de toutes les paroles & de toutes les actions des Nobles & des Citadins », sont chez Daru les « émissaires » des Inquisiteurs d'État, qui « relatent ce que faisait, ce que disait, ce que pensait l'homme de marque, et le plus obscur citoyen »26. Pour Amelot, les Inquisiteurs avaient « un pouvoir si absolu, qu'ils peuvent faire noier, ou étrangler le Doge même » ; pour Daru tout est soumis, à Venise, au despotisme de ce tribunal, « depuis la dernière tête de l'État jusqu'à celle qui portait la couronne ducale »27. Amelot parle de « visites nocturnes dans le Palais-Saint-Marc, où ils entrent, & d'où ils sortent par des endroits secrets, dont ils ont la clef », de même Daru affirme que : Il n'y avait chambre si secrète dans l'appartement intérieur du doge même où les inquisiteurs ne pussent pénétrer à toute heure du jour et de la nuit28. 20 On peut dire la même chose du goût pour le dévoilement. La démystification à travers la lecture et la publication de documents secrets n'est ni l'apanage des historiens romantiques du début du XIXe siècle ni celui des historiens positivistes qui leur font suite. L'idée selon laquelle l'histoire doit chercher au-delà des apparences s'affirme en Europe dès le XVIIe siècle chez les commentateurs des histoires romaines de Tacite, et chez Amelot parmi eux. Ainsi, de la même façon que Daru soutien que : L'étude de l'histoire ne satisferait que la curiosité, si après le récit des faits on ne s'arrêtait pour en observer les conséquences, Amelot affirmait aussi ne pas vouloir se limiter à une histoire de Venise, mais faire une : […] relation fidele de sa Police, de ses Conseils, de ses Magistrats & de ses Loix. A quoi peu de gens ont mis la main, ceux mêmes qui l'ont fait n'en aiant touché que la superficie29. 21 Il y a pourtant une réalité antérieure à celle décrite par Amelot de la Houssaie, qui pour sa part n'est encore qu'un des passages vers la construction du contre-mythe. Tout comme Daru, Amelot proclame avec orgueil de s'être servi de documents secrets, auxquels il aurait eu accès au péril de sa vie. Bien avant Amelot, la publication de

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documents émanant spécifiquement du pouvoir et considérés comme secrets est une arme largement utilisée dans les polémiques pour dévoiler, montrer la vérité derrière le masque de son adversaire. Ce qui donne lieu au XVIIe siècle à toute une série de pamphlets qui se présentent comme des publications de documents secrets, comme par exemple les recueils historiques de Vittorio Siri, mais dont on ne peut pas établir l'authenticité. Il convient donc de remonter plus avant, vers un niveau antérieur, celui de la fabrication et, surtout, de la publication de ces documents.

22 Le problème réside dans le fait que tous – Ranke, Daru, Amelot et Siri – utilisent les mêmes fonds. Comme Ranke – dont on a pu démontrer que l'histoire de la Réforme se fondait pour 10 % seulement sur des fonds d'archives, alors que les 90 % restants s'appuient sur des publications des XVIe et XVIIe siècles – Daru a utilisé pour la plus grande partie du matériel déjà édité. Les Acten, Briefe, Lebensbeschreibungen, Chroniken de Ranke sont ces mêmes « Lettres, Mémoires & Relations des Ambassadeurs » dont parle Amelot, et ce sont beaucoup de ces documents que republie Daru, parfois même avec plus d'assurance mal fondée que Vittorio Siri qui émet, de temps en temps, des doutes sur leur provenance30. Il faut alors comprendre de quel type de matériau il s'agit. Il faut d'abord relever que ces documents qu'Amelot appelle secrets, lui ont été en réalité communiqués – c'est donc probablement le concept même de document secret qui doit être révisé. Au début du siècle, plusieurs secrétaires sont dénoncés pour avoir pénétré dans les archives et pour en avoir soustrait des documents qu'ils ont par la suite vendus31, à tel point qu'une dénonciation anonyme plus tard utilise par boutade l'expression de « segretario/palesario », c'est-à-dire le secrétaire/divulgateur des secrets32. Au milieu du XVIIe siècle, il était en effet connu jusqu'en Angleterre qu'à Venise, on pouvait trouver des archives de toute sorte. C'est ce que montre le cas de l'ambassadeur vénitien à Londres qui visite la bibliothèque universitaire d'Oxford en 1616, où on lui communique une collection complète de relations d'ambassadeurs vénitiens reliées en plusieurs volumes et ouvertes à la consultation33. 23 C'est précisément grâce à cette circulation et à cette multiplication des copies que Daru parvient à conduire ses propres recherches. Malgré ses déclarations selon lesquelles il aurait mené son enquête à partir de fonds d'archives portés de Venise à Paris après la fin de la République, Daru compose son Histoire de Venise entre 1815 et 1819, c'est-à-dire quand ces fonds ont été déplacés à Vienne ou ramenés en Italie. Et en effet, le huitième volume de l'Histoire, qui contient une liste de près de 4 000 pièces justificatives, renvoie à des manuscrits conservés dans leur énorme majorité dans les bibliothèques parisiennes, qui, selon Daru, […] contiennent sur la seule histoire de Venise presque autant d'ouvrages manuscrits que toutes les autres bibliothèques de l'Europe ensemble. C'est précisément l'existence de ces nombreuses copies qui indique qu'il s'agissait en réalité de documents destinés à une large circulation. 24 Enfin, non seulement ces textes ne sont donc pas secrets, mais il s'agit pour une grande partie de faux, ce qui était connu déjà des contemporains eux mêmes : c'est ainsi que dans son traité de 1655, Océana, James Harrington évoque un véritable marché de fausses archives, et se moque de ceux qui croient avoir dérobé à la République ses secrets en volant ses archives, alors que les documents qu'ils exhibent sont des faux achetés pour moins d'un ducat sur la place Saint Marc34. C'est le cas des lois de l'Inquisition d'État étudiées par Daru35. Il en va de même de la fameuse relation publiée

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en 1685 attribuée à Sarpi, qui était en réalité un faux composé dans la première moitié du siècle, mais que Daru republie comme vrai : Pour achever de donner une idée exacte du gouvernement vénitien, je ne puis mieux faire que de le laisser lui-même exposer ses procédés et ses maximes, […] un ouvrage où il se peint avec une effrayante naïveté36. C'est exactement de la même façon que l'avait déjà décrite l'éditeur anglais qui en publie une traduction en 1693, c'est à dire comme un texte précieux précisément parce qu'il n'était pas destiné à la publication, écrit sans égard pour la censure ou l'autocensure, mais pour être utilisé par ceux qui connaissaient tous les arcanes de l'Europe : Cet ouvrage s'adresse à ceux dont l'intérêt serait de le cacher37. 25 Le niveau le plus bas dans cette sorte de fouille archéologique – qu'on pourrait appeler la matrice des représentations négatives de Venise –, c'est un long moment polémique au début du XVIIe siècle connu sous le nom de « guerra delle scritture », guerre des écrits38. Il n'est pas ici question de s'occuper de ces polémiques, seulement de rappeler qu'au début du siècle, Venise est soumise à une pression sans précédents, lorsqu'elle est d'abord excommuniée par le pape puis encerclée par les Habsbourg d'Autriche et d'Espagne lors des campagnes militaires des années 1610, qui culminent dans des rumeurs de conspiration selon lesquelles l'ambassadeur espagnol et le vice-roi de Naples auraient manigancé de brûler le Palais des doges, de tuer les plus importants des sénateurs et de s'emparer de la ville. À côtés des affrontements militaires, des polémiques se déclenchent ayant pour objet l'orthodoxie de la République puis de son gouvernement. Il s'agit de près de 200 pamphlets imprimés et d'un nombre encore plus important de manuscrits qui attaquent pendant plusieurs années le rôle que Venise avait revendiqué pendant des siècles de bastion de la Chrétienté et de championne de la liberté républicaine. Pamphlets, documents privés et actes officiels vrais ou simulés se mêlent de façon inextricable, jusqu'à produire des confusions qui continuent ensuite à hanter l'historiographie.

26 Des réponses diverses seront données à cette offensive polémique : d'une part une grande campagne de presse lors de l'interdit de 1606, qui a d'énormes répercussions jusqu'en France et en Angleterre ; de l'autre et de façon opposée, le musellement de la polémique pendant les années 1610. En particulier, lors de ce qu'on appelle la conjuration des Espagnols en 1618, le gouvernement se retire dans une politique du secret qui vise à cacher la présence d'éléments d'opposition interne au patriciat qui ont collaboré avec les conspirateurs39. Toutefois, les conséquences dépassent de beaucoup la limite de ces années, du fait que pour les historiens postérieurs à la fin de la République, et même de nos jours, les années entre l'interdit et le début de la guerre de Trente Ans marquent d'une part l'apogée de la réputation de Venise, de l'autre son point le plus bas ; le zénith et le nadir de sa trajectoire. Sous cet angle, l'interdit serait le dernier moment où Venise affirme de façon héroïque son indépendance. Même dans l'Histoire de l'âge baroque de Benedetto Croce, qui décrit le XVIIe siècle comme un âge de décadence à la fois morale et politique, l'interdit fait exception : il est le chant du cygne de la Renaissance. Les années qui suivent marquent au contraire le déclin de la République, et la conjuration de 1618 est le point noir de l'histoire vénitienne, où la faiblesse de l'oligarchie est mise à nu par sa réaction presque paranoïaque. Ces événements deviennent à leur tour le critère pour juger de toute l'histoire vénitienne, celle qui précède et celle qui suit, comme cela se passe avec la conspiration médiévale de Faliero, mise en tragédie par Byron. Ce qui avait constitué des siècles durant des

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exemples négatifs, devient alors positif et est relu à la lumière de cette nouvelle conspiration40. 27 Pour conclure, on peut souligner que les polémiques du XVIIe siècle produisent des effets de réalité qui, surtout dans le champ négatif de la dévalorisation de la République, créent des positions dont il est ensuite impossible de se défaire. À travers le lien entre circulation de textes polémiques et histoire, le XVIIe siècle est ainsi au centre de la production historiographique sur Venise. Pour faire écho de ce qui est dit dans ce volume sur les salons du XIXe siècle, qui n'ont pu échapper aux topoi forgés par ceux du passé, on peut dire la même chose de l'historiographie vénitienne au XIXe siècle (et peut-être ensuite), qui n'a pas pu abandonner ces canaux et ces ponts qui, pour reprendre la métaphore avec laquelle ce texte débute, avaient été bâtis au XVIIe siècle. Sauf que ces ponts, sur lesquels on sait qu'il faut impérativement passer, mènent souvent hors du chemin, et perdent le visiteur aussi bien qu'ils peuvent le conduire à destination.

NOTES

1. Élisabeth Crouzet-Pavan a souligné le lien fort qui s'établit entre la construction topographique de Venise et celle de son image historique, Sopra le acque salse : Espaces, pouvoir et société à Venise, Rome, 1992, et les travaux réunis dans Venise. Une invention de la ville, XIIIe-XVe siècle, Seyssel, 1997. 2. Le Cinquecento a longtemps été étudié comme l'âge d'or de l'historiographie vénitienne. Voir surtout Gaetano Cozzi, « Cultura politica e religione nella « pubblica storiografia » veneziana del « 500 » », Bollettino dell'Istituto di Storia della Società e dello Stato veneziano, v. V (1963), et Gino Benzoni et Tiziano Zanato, Storici e politici veneti del Cinquecento e del Seicento, Milan-Naples, 1982. Plus récemment, ont souligné l'importance de l'historiographie du xixe siècle : Mario Infelise, Intorno alla leggenda nera di Venezia nella prima metà dell'800, dans Venezia e l'Austria, Venezia 1999, p. 309-321, et Venezia e il suo passato : storia miti fole, à paraître ; et, de Claudio Povolo, The Creation of Venetian Historiography, dans Venice Reconsidered : The History and Civilization of an Italian City- State, 1297-1797, éd. John Martin et Dennis Romano, Baltimore et Londres, 2 000, p. 491-519. Je suis très reconnaissant à Mario Infelise et à Claudio Povolo pour avoir discuté certaines de leurs idées avec moi. 3. Armand Baschet, Les Archives de Venise, Paris, 1870, p. 3-4 4. Ibid., p. 127. 5. Ibid., p. 4. 6. Pour ce qui suit, outre les travaux déjà cités de Mario Infelise et Claudio Povolo, voir aussi Gino Benzoni, La storiografia, dans Storia della cultura veneta, éd. Girolamo Arnaldi et Manlio Pastore-Stocchi, vol. IV/2, Vicence, 1986, p. 507-609. 7. John Pemble, Venise Rediscovered, Oxford, 1995. 8. À noter que le Faliero jouit d'une énorme popularité : en l'espace de quelques années, il est réédité cinq fois en anglais, deux en allemand et trois en italien, à Savone, Naples et Florence, et jamais à Venise. 9. Claudio Povolo, op. cit.

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10. Pierre Antoine Noël Daru, Histoire de la République de Venise (1819), Paris, 1853, 9 vol., t. VI, p. 152-153. 11. Ibid., t. I, p. 1-3. 12. Ibid., t. VI, p. 152-153. 13. Ibid, t. VII, p. 1. Cette dimension de l'ouvrage de Daru est soulignée dans la « Notice » biographique figurant dans l'édition posthume de 1853 de l'Histoire, t. I, par Jean-Pons-Guillaume Viennet. 14. Lettre à l'abbé Moschini, du 21 Avril 1820, publiée par Gérard Luciani, Un complément inédit à l'Histoire de la République de Venise de Daru : la correspondance de P. Daru avec l'abbé Moschini, Revue d'études italiennes, v. VI (1959), p. 125. 15. Ibid. 16. Pierre Daru, Histoire, t. VI, p. 153. 17. Jean-Pons-Guillaume Viennet, « Notice », dans Daru, Histoire, t. I, p. XL, et il ajoute : « […] il fallait que le jour pénétrât dans ses mystérieuses archives ; et Daru avait sur eux l'avantage d'arriver après la conquête de Venise, et de pouvoir explorer les registres où cette république avait caché les actes secrets de sa politique et de sa tyrannie. » 18. Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l'érudition. Une histoire de la note en bas de page, Paris, Seuil, 1998. 19. Cité dans Pemble, Venice, op. cit., p. 74. 20. Ugo Tucci, Ranke and the Venetian Document Market, dans Leopold von Ranke and the Shaping of the Historical Discipline, éd. Georg G. Iggers and James M. Powell, Syracuse, 1990, p. 99-107. 21. Pierre Daru, op. cit., t. I, p. 2-3. 22. À propos de sa publication, Claudio Povolo parle d'un véritable « coup de tonnerre », op. cit. 23. Peter Burke, Ranke the Reactionary, dans Ranke and the Shaping of the Historical Discipline, op. cit., p. 36-44. 24. Voir par exemple son Histoire de la note en bas de page, op. cit. 25. Pour une histoire « longue » de l'influence d'Amelot de La Houssaye, voir Jacob Soll, Amelot de La Houssaye and the Tacitean Tradition in France, Translation and Literature, v. 2 (1997), p. 186-200. 26. Amelot de La Houssaye, Histoire du gouvernement de Venise [1676], Amsterdam, 1705, p. 214 ; Daru, op. cit., t. VI, p. 129. 27. Amelot, ibid. ; Daru, op. cit., t. VI, p. 128. 28. Amelot, op. cit., p. 215 ; Daru, op. cit., t. VI, p. 128. 29. Pierre Daru, op. cit., t. VI, p. 53 ; Amelot, op. cit., Préface. 30. Pour un exemple de document vénitien, voir Memorie recondite, Paris, 1677, t. IV, p. 447-469. 31. Dénonciation dans le fonds Capi del Consiglio di Dieci, Raccordi e denunzie, B.1, dans les Archives de Venise, datée du 19 octobre 1605. 32. Cité dans Federico Barbierato, Non conformismo religioso. Sette e circolazione delle idee a Venezia fra '600 e '700, Thèse de doctorat de l'Università Cattolica de Milan, p. 163. Je remercie beaucoup M. Barbierato de m'avoir indiqué cette citation. 33. Dépêche du 26 août 1616, dans le fonds des Inquisitori di Stato des Archives de Venise, B. 442, cc.nn. 34. James Harrington, The Commonwealth of Oceana [1656], éd. J.G.A. Pocock, Cambridge, 1992, p. 116. 35. Voir Claudio Povolo, Il romanziere e l'archivista : Da un processo veneziano del '600 all'anonimo manoscritto del Promessi Sposi, Venise, 1993, p. 102-106. 36. Pierre Daru, op. cit., t. VI, p. 153. 37. « The Work is directed to those whose Interest it was to conceal it », cité in Richard Mackenney, A « Plot Discover'd » ? Myth, Legend, and the "Spanish" Conspiracy against Venice in 1618, dans Venice Reconsidered, op. cit., p. 207.

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38. Je renvoie à mon article « Joindre l'acte à la parole. La publication comme enjeu de la polémique : le cas de Venise au début du XVIIe siècle », dans l'ouvrage collectif du GRIHL autour de la problématique de la publication/publicité des écrits sous l'Ancien Régime, à paraître chez Fayard dans la collection « l'Esprit de la Cité ». 39. Voir l'article cité de Richard Mackenney. 40. Voir aussi Paolo Preto, Baiamonte Tiepolo : traditore della patria o eroe della libertà ?, dans Studi in onore di Aldo Stella, Vicence, 1993, p. 217-264.

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