Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques

52-53 | 2009 Technologies Janvier-décembre 2009 Technologies

Ludovic Coupaye et Laurence Douny (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/tc/4720 DOI : 10.4000/tc.4720 ISSN : 1952-420X

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2009 ISBN : 978-2-7351-1301-9 ISSN : 0248-6016

Référence électronique Ludovic Coupaye et Laurence Douny (dir.), Techniques & Culture, 52-53 | 2009, « Technologies » [En ligne], mis en ligne le 29 juillet 2010, consulté le 11 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/tc/4720 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.4720

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Techniques & culture, désormais imprimé sur un nouveau papier plus apte à restituer les narrations photographiques et textuelles, inaugure un travail éditorial fondé sur différentes rencontres franco-britanniques à propos des objets, des techniques et technologies, à des échelles disciplinaires, temporelles et spatiales des plus diverses. Vous y trouverez, entre autres, une réflexion sur la transmission et le plaisir au travail, une nouvelle conception du corps et du sujet, des changements dans les usages contraceptifs au Brésil…, mais aussi des terrains ethnographiques inédits, chez les amateurs de jazz, les « tatoués » de Liège ou les rasés des pelotons cyclistes….

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SOMMAIRE

EDITO 52-53

Technicité Le « choix » de la main Frédéric Joulian

THEMA 52-53 " Technologies"

I - Matérialiser des processus

Dans la Trajectoire des Choses Comparaison des approches francophones et anglophones contemporaines en anthropologie des techniques Ludovic Coupaye et Laurence Douny

Techniques, technologies, apprentissage et plaisir au travail... François Sigaut

Décrire des objets hybrides Les grandes ignames décorées du village de Nyamikum, province de l’Est Sepik, Papouasie-Nouvelle-Guinée Ludovic Coupaye

Le fil de la pensée tisserande « Affordances » de la matière et des corps dans le tissage Myriem Naji

La saisonnalité des techniques Saisonnalité et spécialisation artisanale dans les Andes Bill Sillar

Moudre ou faire bouillir ? Nourrir les corps et les esprits dans les traditions culinaires et sacrificielles en Asie de l’Ouest, de l’Est et du Sud Mike Rowlands et Dorian Q. Fuller

II Dématérialiser des processus

Les technologies du sujet Une approche ethno-philosophique Jean-Pierre Warnier

Le médicament, un objet évanescent Essai sur la fabrication et la consommation des substances pharmaceutiques Emilia Sanabria

Empathie avec la matière Comment repenser la nature de l’action technique Susanne Küchler et Graeme Were

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La culture matérielle, la numérisation et le problème de l’artefact Victor Buchli

Le blue-jean Pourquoi la « technologie » vient en dernier Daniel Miller

VARIA N°52-53

L’art de se faire surprendre Laurent Legrain

De chair, d’encre et de quotidien Une ethnographie du corps tatoué Sébastien Lo Sardo

Les instruments de l’alpiniste Jean-Baptiste Duez

Le peloton cycliste De la culture technique à la sous-culture sportive Xavier Garnotel

Méta-chaîne opératoire et transmission culturelle Eric Ripoll

CURIOSA N°52-53

Jeans des rues La photographie à l’épreuve du jean Fleur Beauvieux, Justine Blanckaert et Claudia Coppola

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EDITO 52-53

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Technicité Le « choix » de la main Technicity

Frédéric Joulian

© F Joulian Photo d’ouverture : Des fils électriques sur la prairie, Ariège, 2005, Nikon D100.

Avec ce nouveau numéro-double de Techniques & culture, le lecteur a en main un objet légèrement transformé par rapport aux deux précédents. Le nouveau papier, « Hellomat », choisi pour ses qualités de rendu propres à exprimer tant la qualité des images que les différents formats de texte, a une « main », c’est-à-dire une prise, une tenue, un toucher, une texture (ou plus prosaïquement, un rapport poids/épaisseur) sans

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équivalent dans le monde savant. Nous l’avons choisi pour marquer une identité compatible avec les contenus et la forme illustrée, médiante entre recherche et public. Cette question de la qualité du papier pourra sembler secondaire mais elle cristallise les dimensions techniques, sociales, culturelles, économiques, perceptuelles... de la fabrication et de la lecture. Elle résume également certaines des difficultés auxquelles la revue doit faire face pour exister.

1 Lorsque l’on parle de papier, d’écrit, le lecteur a à l’esprit, et au toucher (voire à l’odorat), la typographie, la taille des caractères, la qualité d’impression, la trame du papier et les différentes formes, romans de gare, essais, livres d’art, journaux, ouvrages savants... qui renvoient à des catégories bien identifiées et cohérentes, mais également à ses propres capacités, envies, et à sa place dans la société. Le choix d’un papier implique donc de penser à toutes ces dimensions qui apparaissent généralement hors champ scientifique. Fabriquer une revue « savante » et « illustrée », disponible, tel un livre, en librairie, implique un travail continu sur les images, les textes, la maquette, les formes de narration et de restitution des travaux de terrain. Les confrontations entre nous (humains) ou avec les matériaux, qu’ils soient analogiques ou numériques, nous permettent de comprendre et de progresser, de numéro en numéro. La qualité du papier autorise donc des reproductions photographiques exigeantes. Le travail avec les photographes professionnels, ou amateurs, pourra désormais être effectué en nuances et les images traitées dans le détail de leur production-reproduction et de leurs significations iconologiques.

2 Le Thema retenu pour ce numéro, « Technologies », correspond à la mise en actes de plusieurs journées de recherches organisées en Angleterre et en France par Ludovic Coupaye et Laurence Douny. Les dernières se sont déroulées à Marseille en 2009 et s’intitulaient « Dans la trajectoire des choses : culture matérielle et technologie dans les traditions britannique et française ». Elles avaient pour objectif de réunir les chercheurs français en archéologie, sociologie et en technologie culturelle et les chercheurs anglais, davantage versés du côté des objets et de l’anthropologie de la consommation. Le but initial était de confronter les traditions et de réduire un certain nombre de malentendus liés à l’opposition entre « production et consommation », « économique et sémiotique » et de montrer, de part et d’autre du « Channel », la diversité et le dynamisme des approches de la culture matérielle. L’autre objectif était de débusquer les forces centrifuges et sclérosantes propres aux deux « écoles » de recherche.

3 À l’édition, la participation française s’est malheureusement étiolée et seuls deux de nos collègues exposent leurs visions des techniques. Nos confrères anglais, majoritairement rattachés à l’University College de Londres, illustrent dans ce numéro la diversité des travaux réalisés sur les techniques et la culture matérielle durant la dernière décennie. Leur travail de synthèse introductif est celui d’une histoire croisée des approches francophones et anglophones des techniques. Les éditeurs retracent les enjeux et débats des études sur les techniques dans le cadre plus général des approches de la culture matérielle, des usages de la « French theory » en Angleterre, ou à l’inverse, les contributions de la nouvelle sociologie des sciences et des techniques, en France. Ils désignent un certain nombre de points d’achoppement entre les deux courants de recherche, points notamment liés à l’efficacité technique, aux déterminismes matériels ou aux significations sociales des techniques.

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4 Ce Thema montre en définitive comment les objets, pratiques ou savoirs, sont tout à la fois attaqués de façon extrêmement forte (en cassant l’objet comme entité finie et intègre) mais aussi comment ils sont enrichis par les corps et les actions transformatives – dans les modes de transmission -notamment. Cette double caractéristique de « dématérialisation » des objets et de « matérialisation » des processus s’opère selon des angles disciplinaires et des échelles d’analyses des plus variés – temps et espace mondialisé de l’économie du blue-jean ou pratique individuelle et locale de la contraception, par exemple.

5 Le lecteur le comprendra, en passant de la saisonnalité des systèmes techniques andins aux technologies du sujet ou aux technologies déroutantes de la production d’artefacts 3D par des codes informatiques et des polymères, nous illustrons un domaine en complète ébullition. La revue se devait de rendre compte de ces nouveaux objets et réflexions.

6 Nous avons par ailleurs le plus possible mêlé chercheurs en poste et chercheurs « hors statut » ; les seuls objectifs poursuivis par le comité de rédaction étant l’éclectisme et la qualité des travaux. Je ne saurais par ailleurs jamais trop remercier le secrétariat de rédaction et les membres du comité de rédaction qui ont œuvré à la mise en français des textes anglais, opération cognitivo-technique incommensurablement plus compliquée que de passer d’un PC MS-DOS d’il y a 20 ans à un Mac OS X d’aujourd’hui !

7 La rubrique Varia de ce numéro regroupe plusieurs articles de jeunes chercheurs, deux sur les pratiques sportives et leurs incarnations individuelles et collectives (l’alpinisme et le cyclisme) et trois autres, respectivement 1) sur les pratiques de tatouage, non pas abordées sous leurs seules dimensions sémiotique et psychologique comme c’est trop souvent le cas, mais sous leurs dimensions biographique, technique et communautaire, 2) sur l’écoute musicale d’une communauté d’amateurs de jazz, article qui fait une description ethnographique extrêmement fine d’une mise en situation d’écoute, et finalement 3) sur la question de la transmission d’un savoir-faire à des instructeurs de vol en paramoteur, activité à haut niveau de contrainte, où la place des gestes, corps et connaissances entre en relation directe, voire en conflit, avec les questions normatives et économiques.

8 La dernière partie, Curiosa, reste encore un peu mince mais ouvre -l’espace où tester une nouvelle forme d’écriture, réalisée par des étudiantes dans le cadre d’un projet ethnophotographique inspiré par la proposition « Denim » de Daniel Miller. Leur article « Jean des rues » fait écho, par le terrain et par l’image, à ce texte programmatique du Thema.

9 En parallèle à ce numéro, la revue travaille quatre Thema pour 2011 et 2012. Le premier porte sur les façons de décrire les techniques, la nature et les hommes en France et au Japon, en s’inspirant de l’expérience fondatrice d’André Leroi-Gourhan, le second, sur l’habitat, la mobilité et la précarité. Ces deux projets ont d’ores et déjà donné lieu à plusieurs journées. Celle sur l’habitat a permis d’explorer la question de l’habitation et de la mobilité sous ses aspects normatifs, sociaux, historiques, archéologiques et anthropologiques. Le troisième et le quatrième Thema envisagés s’intéressent respectivement au sable et au cadavre. Des colloques et rencontres de travail sont prévus fin 2010 et 2011.

10 Avant la sortie de ces quatre numéros nous prévoyons, fin 2010, la parution d’une « Anthologie raisonnée » de Techniques & culture qui concentrera, en une trentaine

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d’articles, les exemples des recherches les plus marquantes depuis la création de la revue en 1983. L’objectif est également de donner à lire les articles fondateurs parus entre 1976 et 1982 dans le bulletin de Techniques et culture. Cette anthologie sera introduite et présentée dans la maquette actuelle de la revue, avec des illustrations anciennes et actuelles et devrait pouvoir servir de manuel original d’étude des techniques.

11 En attendant la matérialisation de ces nouveaux projets, bonne prise et bonne lecture à tous.

INDEX

Mots-clés : technique

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THEMA 52-53 " Technologies"

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THEMA 52-53 " Technologies"

I - Matérialiser des processus

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Dans la Trajectoire des Choses Comparaison des approches francophones et anglophones contemporaines en anthropologie des techniques

Ludovic Coupaye et Laurence Douny

NOTE DE L'AUTEUR

Où il sera question de dialogues, de malentendus des deux côtés de la Manche mais aussi de l’actualité la plus brûlante de la recherche en anthropologie des techniques.

© L. Coupaye

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Michael Nyagambi, sculpteur du village de Nyamikum (province du Sepik Oriental, Papouasie- Nouvelle-Guinée), réalise une figure de calao (paal).

Cette figure est faite à partir d’une planche qui provient de la racine aérienne d’une essence d’arbre appelée Saalgi en langue locale. Une fois finies, ces figures, généralement préparées pour l’ouverture d’une maison cérémonielle, sont peintes et exposées sur la façade. Après un dessin préparatoire au charbon, Kelus Nyagambi, le fils de Michael détoure la figure en utilisant une machette tenue à mi- lame, avant que la finition à l’herminette ne soit entamée par son père. La figure ne sera pas achevée : la planche va se fendre au niveau du pied. Michael interprétera cet échec comme venant des tensions très fortes pesant sur l’ensemble du village depuis plusieurs mois : conflits territoriaux avec l’un des villages voisins, disputes fréquentes, décès multiples.

Le titre général de ce Thema, « Technologies», peut être lu de différentes façons. La première, bien sûr, évoque les travaux des nombreux auteurs qui ont été à l’origine de la revue Techniques & culture, à une époque où la « technologie culturelle » était en plein essor. La seconde renvoie au cœur de ce dossier qui souhaite présenter et comparer quelques-unes des études britanniques de ce que l’on nomme outre-Manche « technology». En outre, le pluriel, technologies, fait sens dans les deux langues, française et anglaise. La troisième acception se veut plus précise. En partant de la définition donnée par Haudricourt (1968, 1987) et reprise par Sigaut (1985, 2002 [1994]), nous pouvons en effet comprendre le terme « technologie » comme désignant la science qui étudie les faits techniques – de même que la géologie est la science qui étudie la terre. En utilisant technologies, nous pouvons ainsi faire référence aux sciences qui étudient les faits techniques et plus précisément aux différentes approches scientifiques des faits techniques.

1 Quant au titre de cette introduction, « Dans la trajectoire des choses », il fait référence aux approches des techniques dans les traditions anglophones et francophones, mais aussi aux études des rapports entre sociétés et objets qui sont consacrées aux biographies (Kopytoff 1986) ou aux carrières d’objets (Bromberger & Chevallier 1999). Par ailleurs, ce terme renvoie aussi à nos propres parcours entre France et Angleterre et qui nous permettent aujourd’hui de relancer le dialogue entre deux « traditions » anthropologiques, au Royaume-Uni et en France1.

2 Le terme de « traditions » de recherche – notamment pour les anthropologues – est incorrect, bien sûr, mais il exprime bien ce que nous définirions ici comme ces trajectoires académiques (institutionnelles) et scientifiques (théoriques) qui donnent leur forme à des catégories et à des sujets d’études, ainsi qu’à leur traitement théorique et méthodologique. On parlera dans cet article des traditions anglo-saxonnes et françaises d’étude des -techniques au sein de la culture matérielle. Ces traditions concernent une à deux générations de chercheurs et d’étudiants qui, en raison de leur intérêt pour la culture matérielle, ont orienté leurs parcours académiques de façon interdisciplinaire dans les secteurs de l’anthropologie, la préhistoire, l’archéologie, la sociologie, la muséologie, l’histoire, ou l’histoire de l’art, passant du monde francophone à l’anglophone, ou inversement. En ce qui concerne la Grande-Bretagne et la France, ces différences d’approche ont pu être formulées de manière parfois tranchée. Ainsi, Chevallier (1998), Faure-Rouesnel (2001) de même que Julien & Rosselin (2005) ont pu parler de distinction dans l’étude de la culture matérielle entre les francophones, chez lesquels prédomine l’étude des techniques, et les anglophones, plus particulièrement les Britanniques, intéressés plutôt par l’étude de la consommation.

3 Nous ferons ici une rapide esquisse de ces trajectoires de recherche, en commençant par le contexte britannique, et soulèverons les divers enjeux théoriques et anthropologiques qui sous-tendent les recherches sur la culture matérielle.

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Technologie et Material Culture Studies

Si en France, les techniques sont des axes courants de recherche de l’anthropologie, l’étude des techniques en Grande-Bretagne et aux États-Unis renvoie à une tradition qu’il est plus difficile de cerner, notamment parce que le sujet n’est pas fixé sous la forme d’une approche possédant sa propre dénomination, contrairement à la « technologie culturelle » française des années soixante-dix. Les raisons en sont probablement multiples, duesentre autres àl’absence en Grande-Bretagne d’une ethnographie locale, qui, comme en Allemagne ou en France, aurait pu attirer l’attention des chercheurs sur les transformations profondes des pratiques techniques, notamment les pratiques agricoles, au XIXe siècle et au début du XXe siècle.

4 Par ailleurs, telle qu’elle se dessine de Boas à Ingold, en passant par Lechtman (1977) et Ucko (1969), l’étude anglophone de la culture matérielle est l’héritière du divorce, déjà vieux et global, signalé dès la fin des années soixante, entre l’anthropologie et les musées (cf. Ucko 1969 ; Sturtevant 1969). Ce divorce s’ancre dans un rejet des modèles, jugés trop spéculatifs et réducteurs, des approches évolutionnistes ou diffusionnistes mais aussi sur le refus d’une conception essentiellement « économiste » des techniques. Même lorsqu’il s’agit d’aborder la technique d’un point de vue critique, comme chez des auteurs tels que l’Américain White (1959), les approches des techniques par l’économie restent trop souvent déterministes (Gosden 1999 : 88-89, 160). Le caractère social des faits techniques est pourtant loin d’être complètement absent du paysage universitaire britannique. Si la philosophie des techniques y occupe une position relativement privilégiée (cf. notamment les ouvrages de Mumford ou encore le volume édité par Mitcham & MacKey en 1972), l’histoire y occupe également une place prépondérante, que ce soit en Grande-Bretagne ou en Amérique du Nord. Cette approche historique et sociale se retrouve notamment dans les préoccupations de la Société pour l’histoire des techniques (Society for the History of Technology, SHOT), fondée entre autres par White et Mumford et dont la revue, créée en 1958, Technology and Culture, porte un nom jumeau de la présente Techniques & culture. Pourtant, cette école subit elle-même des tensions épistémologiques internes entre approches classiques et approches plus contextualisées qui, tout en variant les sujets (innovation, relation science-technologie, manufacture), les limitent aux domaines occidentaux et laissent peu de place à des exemples anthropologiques (Staudenmaier 1990 : 724). Peut-être faut-il y voir une sorte de cercle vicieux dans lequel l’anthropologie anglo-saxonne s’intéressant peu aux techniques, celles-ci restent le territoire des approches historiennes et sociologiques. Ces dernières, à leur tour, ne profitant pas ou fort peu du décentrement du regard qu’offre l’approche ethnographique, en viennent à aborder surtout des problématiques proches des préoccupations des sociétés occidentales.

5 Pour qu’un dialogue puisse s’établir, il faudra attendre les années soixante-dix lorsque les questions et les méthodologies issues de l’analyse sociologique des sciences pénètrent au sein des études des techniques (Cohen & Pestre 1998), menant au développement des travaux des SCOT (Social Contruction of Technology, Bijsker, Hugues & Pinch 1987) ainsi qu’aux apports de Callon, Latour et Law (Latour & Woolgar 1979, traduit en français en 1988) et des STS (Sciences and Technology Studies). Cette transformation dans les études des techniques oriente alors les réflexions dans

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une direction qui permet des passages vers les questions anthropologiques telles qu’elles sont posées en France. Cette partie de la trajectoire des techniques anglo- saxonnes passera également par le domaine francophone, comme on le verra. Mais, force est de constater que dans ce domaine, comme dans le cas de la French Theory, le succès des recherches menées par les représentants de l’actor-network theory (cf. Law 1990) occupe un espace important, dans lequel l’anthropologie des techniques à la française a du mal à se placer. En conséquence, la prédominance des travaux des historiens et des sociologues des sciences dans les discussions autour des faits techniques est telle qu’elle parvient à occulter la technologie culturelle et à occuper une place privilégiée dans les études anglophones d’anthropologie de la culture matérielle (cf. citations faites par Küchler & Were, ce volume). En effet, si en France la trajectoire des études des techniques est indissociable de celles de la culture matérielle (Lemonnier 1986), on ne peut pas en dire autant du contexte anglophone. Si la culture matérielle est bien au centre des préoccupations des archéologues, elle l’est moins dans celles des anthropologues britanniques. Il faut attendre la fin des années soixante pour que les objets refassent leur apparition au sein des programmes de recherches anthropologiques.

© L. Coupaye

Plantation dans un jardin de petites ignames

Un groupe de 48 personnes, hommes, femmes et enfants, appartenant à deux hameaux du village de Nyamikum sont rassemblés afin de planter le jardin de Moses Bakenose. Les jeunes hommes manient la bêche en palmier noir, creusant les trous où les membres plus âgés, les enfants et les femmes placeront les boutures d’ignames. Le processus de plantation suit un ordre strict, dirigé par Moses qui, aidé de ses fils, répartit les boutures près de chaque trou, faisant correspondre cultivar et type de terrain. L’ensemble de la session est entrecoupée de plaisanteries censées donner du cœur à l’ouvrage, mettant en exergue l’importance des relations sociales dans le succès de l’opération. Les substances corporelles des participants (masculins comme féminins) sont dites se mélanger et entrer dans la terre, pour contribuer activement à la pousse des ignames. (Photo : Nyamikum, ESP, PNG, 25.11.2002).

6 Ce retour profite, semble-t-il, de trois tendances majeures sur lesquelles on dira quelques mots, car il semble qu’elles aient joué un rôle dans l’absence des techniques

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des débats anglophones. D’une part, le retour progressif de la culture matérielle se fait surtout sous l’influence de la critique marxiste (cf. Miller ce volume) du capitalisme anglo-saxon et se focalise davantage sur la distribution et la consommation de la triade marxienne (Douglas & Isherwood 1979). D’autre part, ce retour résulte d’une sorte de double tendance, en apparence paradoxale, mais complémentaire, double tendance qui peut permettre d’éclairer la position de la technologie dans ces études : d’un côté, on assiste à une attention de plus en plus forte portée aux phénomènes dits « postcoloniaux » et de « globalisation » et à l’émergence de politiques tournées vers les minorités et vers des questions de développement. Curieusement, l’influence dans les études françaises dans ce domaine de l’anthropologie anglophone viendra moins de l’anthropologie elle-même que de la réappropriation de la « French Theory » et des débats et des dissidences qu’elle va susciter – comme le démontre Cusset (2003) pour les États-Unis. Ainsi, dans un récent ouvrage anglophone présentant l’anthropologie dans les quatre principaux pays où elle s’est développée (Barth & al. 2005), la présentation des traditions françaises insiste sur l’importance de Baudrillard, Foucault, Lacan et Lyotard, très peu mobilisés par les ethnologues français. Cette forme de réinterprétation du « poststructuralisme à la française » se combine au succès croissant des Cultural Studies, d’abord sous sa version anglaise à Birmingham (Grossberg 1996) puis sous sa version américaine d’American studies. Ces deux tendances vont alors largement influencer les questions anthropologiques articulées à des notions telles que l’identité/ethnicité, les diasporas, la sexualité, l’anthropologie appliquée et la fameuse notion de modernité. Dans cette mouvance théorique, les objets qui pendant longtemps ont été écartés du centre des préoccupations des anthropologues, reprennent valeur de signes et de textes, qu’il importe de questionner.

7 On voit émerger une troisième tendance qui met en valeur le rôle -politique des musées et qui illustre l’importance croissante de la place des images et de leur circulation. En s’interrogeant sur le rôle des artefacts dans la représentation, notamment des minorités, au sein des musées, ces questions éclairent leur dimension de cultural properties ou d’heritage (patrimoine, en France). En Grande-Bretagne, ces débats mettent en lumière un certain nombre de caractéristiques sémantiques et pragmatiques des objets et font surgir de nouvelles questions comme celle de l’authenticité (Kirshenblatt-Gimblet 1997 ; Steiner & Phillips 1999).

8 Ces tendances se retrouvent dans une série de textes, aujourd’hui -devenus emblématiques. Ainsi, les travaux de Stocking Jr. (1985), -d’Appadurai (1986), de Kopytoff (1986), de Miller (1987) et de Thomas (1991) font partie des références des approches anthropologiques récentes de la culture matérielle (cf. Fabian 2004 : 47). Si ces études analysent les modes de constitution des savoirs anthropologiques ou les modes de représentation de l’Autre, elles mettent également en lumière le rôle des objets comme signes dans ces processus liés au colonialisme, au postcolonialisme et à la globalisation. En revanche, la dimension technique des objets reste peu abordée en dépit de quelques études fondatrices associées au musée Pitt‑Rivers (dont notamment celle de Blackwood 1950 et, plus récemment, de Wingfield et Petch2). Les cinq textes évoqués plus haut, notamment ceux d’Appadurai, de Kopytoff et de Miller, donnent le ton et constituent les références essentielles à citer dans les articles sur la culture matérielle anglo-saxonne : l’équivalent d’un Leroi-Gourhan ou d’un Cresswell pour la technologie culturelle française.

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9 Les questions de globalisation et de modernité apparaissent alors centrales pour ces approches qui voient dans toute anthropologie classique une forme d’exotisme suspect et de romantisme méthodologiquement dangereux et qui ne rend pas compte du fait que l’économie de marché touche de plus en plus les sociétés traditionnelles. L’influence du marxisme anglophone permet alors de confronter les idées mises en avant par Mauss dans L’Essai sur le don (1950 [1923-1924], traduit pour la première fois en 1954) avec une analyse marxienne de la marchandise (par exemple Gregory 1980, 1982). Cette influence invite alors une partie de l’anthropologie et de l’archéologie anglophone à une étude des échanges, comme un moyen de réfléchir à la manière dont les « choses », en circulant, participent à la construction des sociétés. Cette orientation semble alors pousser les études qu’on appelle « classiques » de la culture matérielle à lutter pour justifier leur place dans les anthropologies anglo- saxonnes, notamment face aux études sur la modernité, le développement, les diasporas ou les identités. Ce retour des objets paraît se faire principalement par une approche des pratiques, qui s’ancre dans la tradition marxiste britannique et dans une forme de critique de l’ultra-relativisme postmoderne. En revanche, ces analyses concernent non pas les manières de faire ou de fabriquer, mais la manière dont les objets s’échangent, circulent ou sont manipulés comme des signes. On leur attribue des « biographies » ; ils traversent des « régimes de valeur » (Appadurai 1986 ; Kopytoff 1986) et contribuent (ou pas) à la contestation des « grandes narrations » occidentales, coloniales, masculines, hétérosexuelles, blanches. Combiné à la bouture anglophone du structuralisme et à sa mutation postmoderne, le moyen privilégié pour recommencer à parler des objets semble être l’étude de leurs utilisations sociales et culturelles qui permet d’affirmer, de confirmer ou de contester les discours concernant les sociétés. Dès que cet angle est adopté et en référence à Baudrillard (1968, 1973), on constate que la consommation ne peut plus être considérée comme un simple phénomène de soumission à la modernité, dans lequel les « consommateurs » seraient les pions passifs du Marché Tout-Puissant – que l’on parle de « seniors » ou de la jeunesse friande de boissons gazeuses à Trinidad (Miller 1998). Au contraire, ce sont la réappropriation des produits consommés, la manipulation des symboles matériels, leur réinterprétation et leur usage politique au sein des institutions culturelles qui vont intéresser cette anthropologie de la culture matérielle.

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© L. Douny Fondation des murs et des compartiments du grenier sous le regard des enfants qui, par observation et participation, apprennent à reproduire les gestes du maçon (Mali, 2008).

10 Quant à la notion de technology, elle réapparaît en anthropologie sous de nouvelles formes qui tiennent à se démarquer nettement des explications trop linéaires et des approches historiennes « à la Pitt Rivers » ou « à la Leslie A. White ». Dans une évolution parallèle à celle qui a eu lieu en France, l’anthropologie britannique des objets prend une direction qui s’éloigne de la question des techniques, pour se focaliser davantage sur celle des pratiques associées aux usages. Dans cette optique, par les habitus auxquels ils sont associés, les objets participent aux procédés de socialisation que Foucault appelle les technologies ( cf. Warnier ce volume, Warnier 2009b). Refusant la définition limitée que la langue anglaise octroie au terme « technology » (cf. Sigaut 1985, 2002 [1994]), la culture matérielle britannique, dans sa critique postmoderne des déterminismes, paraît donc lui préférer son usage métaphorique foucaldien. Par ailleurs, l’étude des techniques de l’anthropologie anglophone croise, bien sûr, celle de l’archéologie et c’est peut-être dans ce domaine que les dialogues et les influences s’établissent d’une manière plus visible. Elles font converger les travaux de la New Archaeology, de la Behavioral Archaeology ou des études post-processuelles qui, à des degrés divers, ont orienté les réflexions vers l’étude des techniques, jusqu’alors limitée à des analyses plus archéométriques et fonctionnelles de la culture matérielle. C’est sans doute au travers des études ethnoarchéologiques, comme celles des ouvrages de Lechtman & Merill (1977), de Yellen (1977) ou de Kramer (1979), mais aussi de Van der Leeuw (1976, 1991), et plus récemment de Schiffer (2001), de Sillar & Tite (2000) et de Dobres (2000), que l’on retrouve des questions similaires à celles de l’anthropologie. Pourtant, le tournant postprocessualiste, influencé par le postmodernisme invite davantage les archéologues anglophones, notamment britanniques, à se détourner de sujets comme les techniques, où le déterminisme paraît encore trop présent, pour s’orienter vers des questions de sens et d’usage, sous l’influence combinée du structuralisme et de Marx (cf. Miller, ce numéro).

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11 Ces différentes tendances se concrétisent à la fin des années quatre-vingt par la création du département de Material Culture Studies (MCS) à l’University College de Londres (voir Buchli 2002). Ce regain d’intérêt, qui intègre alors les influences marxistes et post-structuralistes, part d’une volonté d’étudier les objets sous une perspective pluridisciplinaire et empirique, notamment par un retour à l’ethnographie et à ses méthodes, son style et ses techniques d’écriture. Dans cette optique, l’intérêt majeur des MCS se porte avant tout sur les manières dont les individus se constituent et créent un ou des mondes pour eux-mêmes, par le biais de pratiques liées aux objets ou aux technologies. Les usages socio-culturels et quotidiens des objets ainsi que le domaine de la consommation comme processus actif (Miller 1995, 2008 ; Sassatelli 2007 ; Slater 1997) constituent deux domaines clefs. Ce caractère pluridisciplinaire des MCS se retrouve dans le Journal of Material Culture qui depuis 1996 publie une très grande diversité d’articles sur des sujets comme la culture visuelle, la mémoire, l’architecture et l’environnement construit, l’anthropologie de l’art, la culture digitale, les paysages et la consommation.

12 Dans ce courant, la technologie est peu à peu délaissée au profit d’une approche de la consommation, et ce, paradoxalement, par l’affichage d’une référence aux théoriciens français. La tendance amorcée dans le volume de Douglas & Isherwood (1979) reprise dans celui d’Appadurai (1986) et dans l’ouvrage de Miller (1995) se renforce et les MCS se revendiquent davantage de l’école historique des Annales et des représentants de la French Theory que des travaux de Mauss ou de Leroi-Gourhan sur les techniques qui restent les plus cités par la majeure partie des anthropologues des techniques.

13 Pourtant, l’anthropologie anglo-saxonne est familière du fait technique, et un certain nombre de textes fondateurs en abordent la complexité. Bien après l’étude classique de Blackwood, qui applique une réflexion préhistorienne au matériel ethnographique (1950), on peut repérer le fameux texte de Munn sur les pirogues de Gawa (Munn 1977) ou le volume, plus ethnoarchéologique, de Lechtman & Merrill (1977). D’autres textes3 abordent la technique soit de manière plus directe, soit en rapport avec des sujets plus orientés vers les intérêts de leur époque, tels la question des échanges, de l’art, ou de la sexualité.

14 Ainsi que le déplorent plusieurs auteurs anglo-saxons, tels que Pfaffenberger (1988) ou Staudenmaier (1990), la technique demeure -technology en son acception la plus limitée, et ses aspects sociaux sont principalement étudiés par les historiens ou les sociologues des sciences et des techniques, les Science & Technology Studies. Le texte en anglais de Lemonnier, publié en 1986, dont le titre, « The Study of Material Culture Today: toward an Anthropology of Technical Systems », indique bien que l’étude des faits techniques et celle de la culture matérielle ne font qu’une, paraît avoir plus de portée en archéologie qu’en anthropologie, comme en témoigne le récent retour de l’intérêt pour les chaînes opératoires, auquel on a pu assister dans des travaux de chercheurs comme Sillar (2000, ce volume). Mais les appels en anglais des auteurs francophones, familiers avec la tradition inaugurée par Leroi-Gourhan et du laboratoire de Techniques & culture, à l’exemple de ceux de Lemonnier (1986, 1992, 1993), de Sigaut (1985, 2002 [1994]) et du travail de Schlanger à Cambridge (1990), semblent passer inaperçus chez les ethnologues britanniques. On pourrait sans doute voir dans cette situation l’une des conséquences de la spécialisation croissante des différentes disciplines dans les domaines anglophones. Les tendances transdisciplinaires pâtissent fréquemment du volume accru de publications exigées par

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les différents systèmes d’évaluation scientifique, ce qui oblige les chercheurs à faire des choix drastiques dans leurs listes de lecture et à citer fréquemment les auteurs phares, dont la seule mention en début d’article, dans la partie théorique, permet de situer un discours ou une méthodologie en renvoyant implicitement à un corpus d’études plus profond et plus ancien mais par trop « présentifié ».

© L. Douny

Construction du dôme du grenier

Le maçon ramène la matière vers lui en utilisant le plat de ses mains disposées de part et d'autre de la paroi du grenier afin de lui donner la forme désirée (Mali, 2008).

15 Toutefois, d’une manière peut-être surprenante, c’est dans le domaine de l’anthropologie de l’art que les techniques – ou du moins le terme technology – réapparaissent dans les approches anglo-saxonnes. Si l’ouvrage posthume de Gell, Art and agency (1998, traduit en français en 2009 sous le titre L’Art et ses agents), a connu un succès suffisant pour avoir été amplement discuté des deux côtés de la Manche, c’est davantage par deux articles, qui en sont en quelque sorte les prémices, que l’auteur évoque la possibilité d’aborder, de concert, la question des techniques et celle de l’art. Dans le plus ancien, « Technology and Magic »(1988), Gell traite des rapports entre rite, technique et esthétique, en des termes qui évoquent de façon très nette l’influence de Mauss (notamment dans son étude de la prière, 1968 [1909]) et y donne une définition de la technique qui évoque, sans la citer, celle de la chaîne opératoire fournie par Cresswell (1976), comme faisant passer un objet x à un état y (Gell 1988 : 6). Puis, préfigurant L’Art et ses agents, dans un article de 1992, intitulé « Technology of Enchantment, Enchantment of Technology », qui fait partie d’un ouvrage sur l’anthropologie de l’art (Coote & Shelton 1992), Gell jette les bases de sa vision performative des phénomènes esthétiques, qu’il distingue des approches classiques de l’esthétique, de la sémiologie et de la sociologie de l’art. Selon lui, toute œuvre d’art est issue d’un système technique, dont l’opacité est à l’origine de l’effet qu’elle exerce sur nous, effet (agency) qui peut être lui-même considéré comme une

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technique de manipulation cognitive et sociale (voir aussi les propositions de Hirsch 1995 et Roscoe 1995).

16 Nous ne reviendrons pas sur la portée de l’ouvrage L’Art et ses agents, dont les propositions provocantes ont fait couler beaucoup d’encre, mais il demeure que cette conception double de la notion de technology a invité un certain nombre d’anthropologues à chercher dans les processus techniques les sources de l’effet esthétique et cognitif des objets (cf. Küchler & Were ce numéro), même si les méthodologies et les objectifs diffèrent.

17 Dans cette évocation générale, on ne peut pas ignorer les conséquences du fait que l’anglais est devenu langue internationale du marché du savoir et donne la priorité aux ouvrages les plus célèbres et rend par cela même un certain nombre de traditions nationales quasi invisibles. On peut toutefois ressentir les diverses influences pénétrer dans les travaux sur la technologie des collègues archéologues nord-américains, dont on ne citera que quelques-unes des publications les plus connues, comme celles de Lechtman (1977), Schiffer (1992, 2001), Dietler & Herbich (1994) ou Pfaffenberger (1988, 1992).

© L. Douny

Grenier femelle Dogon

Les greniers « mâles » ou « femelles » servent principalement à contenir les semis et récoltes de céréales tels que le mil, les pois ou l’hibiscus.

18 Les principaux paradigmes des Material Culture Studies tels qu’ils sont présentés dans le Material Culture Reader (Buchli 2002), sont au nombre de cinq. Déjà signalé, on y retrouve l’approche marxiste et celle du structuralisme inspirées par Lévi- Strauss auxquels viennent s’ajouter la cognition, l’ethnomathématique et la phénoménologie. Nous nous arrêterons ici sur l’approche marxiste et la phénoménologie, car elles permettent d’illustrer les points de convergence et de

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divergence avec les traditions françaises. Premièrement, bien que l’approche marxiste, telle que nous l’avons déjà présentée, soit commune aux fondements des études sur la culture matérielle et de l’anthropologie des techniques, son apport ou son rejet diffèrent grandement. Contrairement aux approches francophones, l’approche marxiste britannique se reflète principalement dans le domaine des études de la consommation (Miller 1995), impliquant la circulation, l’échange, l’utilisation de technologies, d’objets ou de marchandises au quotidien. Deuxièmement, l’approche phénoménologique qui privilégie un engagement direct du corps dans le monde matériel, occupe une place importante dans l’étude du monde matériel notamment dans les études du paysage (Tilley 1994, 2004 ; Ingold 2000). On pressent ici que ce paradigme, enraciné dans les philosophies de Sartre, Merleau-Ponty ou Heidegger, s’instaure lui aussi en réaction contre le déconstructionisme postmoderne. L’intégration de la phénoménologie de manière générale est présente dans les travaux de Jackson (1996) qui prône un retour à l’empirisme. Ce retour se manifeste comme une volonté de recentrer la science sur le sujet.

19 Le terme de « matérialité » (materiality), quant à lui, correspond à une volonté affichée de focaliser le regard sur les objets et leurs caractéristiques matérielles, tout en se démarquant de manière claire d’approches « matérialistes » qui négligent les dimensions sociales du rapport aux artefacts ou, pire, les laissent dans leur boîte noire. Le terme est peu spécifique, à tel point que Miller joue avec les différentes dimensions conceptuelles et théoriques du terme afin d’en esquisser l’importance pour la fondation d’une « théorie des choses » (a theory of things ; Miller 2005 : 4). En recourant à Bourdieu, Gell, Hegel ou Gombrich, Miller fait preuve de la même tendance qui traverse l’anthropologie et qui rejette les vieux dualismes, ici matériel/immatériel, structure/ pratique. Pour ce faire, il refuse de restreindre le terme à une définition qui en atténuerait la pertinence, et le laisse presque au stade de « signifiant heuristique flottant », dont les contours n’apparaissent qu’au cas par cas.

20 Toutefois, nous pouvons préciser ici ce que le recours au terme « matérialité » signifie du point de vue de la méthode. Si l’on considère la manière dont le terme sociality est venu souligner la dimension relationnelle du concept de « société » (cf. Strathern 1991), materiality mettrait alors l’accent sur les propriétés relationnelles de material (compris ici à la fois comme « matériel » et « matériaux »). Traduite en français, « la matérialité » serait alors l’ensemble des propriétés phénoménales et matérielles des « choses », ensemble conçu comme forme de potentiel ou de « possibles », qui serait perceptible lors de son utilisation physique et/ou conceptuelle (en anglais engagement). Cette idée de matérialité serait alors utile pour éviter de retomber dans les vieux dualismes tout en accordant aux objets la capacité de résoudre l’oxymore que semble contenir le terme « culture matérielle », où « culture » renverrait au domaine du conventionnel et de l’arbitraire et « matériel » renverrait à des déterminismes universels. Si le caractère évocateur mais flou du terme « materiality » permet une grande souplesse d’utilisation, il ne convainc pas l’anthropologue Ingold (2007) pour qui il s’agit d’une sorte de dérive théorique qui met l’accent sur une approche trop métaphysique des objets au détriment des aspects justement physiques, matériels, et entre autres, techniques. Autrement dit, ce qu’il manque à cette notion serait justement l’attention portée à la pratique technique, aux processus de transformation des matériaux et de la manière dont ces processus sont en prise avec

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les modes de pensée et d’être de ceux qui les pratiquent. Ce à quoi renvoient généralement les approches francophones.

France : La technologie est la culture matérielle

Du côté francophone, le chemin parcouru en technologie culturelle nous mène de Mauss à Lemonnier, en passant par Leroi-Gourhan, Haudricourt et Cresswell. Ici, l’étude des techniques coïncide avec l’étude de la culture matérielle en prise avec le corps (Mauss 1950 [1935]), et s’étudie dans les gestes, la parole et les rythmes (cf. Leroi- Gourhan 19644). Elle se nourrit de l’anthropologie marxiste et de son intérêt pour les forces de production, faisant émerger les notions d’efficacité, de rapports entre techniques et sociétés et de tâches stratégiques. Elle perfectionne l’outil méthodologique que constitue la « chaîne opératoire » et crée le terme de « technologie culturelle ». Profondément inscrite dans une tradition ethnographique et empirique, l’étude de la culture matérielle en France se penche sur les variations des cultures techniques. L’étude des techniques comme fait social se retrouve héritière de tendances dont les multiples directions théoriques et méthodologiques ont parfois brouillé les dialogues avec les autres disciplines, mais ont défini un ensemble de questions fondamentales. Au risque de paraître schématique, nous distinguerons quatre de ces tendances entremêlées, dont les noms (Leroi-Gourhan, Haudricourt, Rivière, Cresswell) et les parcours s’entrecroisent : muséologique, ethnographique, anthropologique et l’étude préhistorique et archéologique de la culture matérielle.

21 En effet, après Mauss, l’approche française trouve ses sources dans l’anthropologie comparative et muséale de Leroi-Gourhan, approche que l’on peut estimer au fondement de plusieurs directions de recherche, tant d’un point de vue historique que disciplinaire ou méthodologique. Le travail minutieux effectué au musée de l’Homme, qui donnera naissance aux deux volumes, inconnus dans le monde anglo-saxon d’ Évolution et Techniques (1971 [1943] et 1973 [1945]), sera la référence principale, tant pour sa précision empirique que pour les éléments de réflexion théorique qu’il propose. Les notions de tendance et de fait technique, de même que celle d’action élémentaire sur la matière, offrent un mode de classification des techniques alternatif aux modèles évolutionnistes, diffusionnistes ou fonctionnalistes.

22 C’est à partir de cette position centrale que vont émerger, par la création du CRFE (Centre de Formation aux Recherches Ethnologiques), en 1946, trois nouvelles directions. L’une d’entre elles peut être qualifiée comme étant la « branche » préhistorique ou paléoethnographique, où l’on voit se côtoyer les différentes générations du chantier école de Pincevent (archéozoologues, technologues ou ethnoarchéologues notamment). La seconde, plus proche de l’ethnographie française, prolonge l’expérience muséale de la galerie d’étude du musée des Arts et Traditions populaires. Enfin, la troisième, est celle de Techniques et culture des années soixante-dix, plus matérialiste et politique dans ses fondements.

23 Ces trois tendances trouvent dans l’étude des systèmes techniques et dans l’outil méthodologique offert par la chaîne opératoire, un appareil empirique adéquat pour analyser, dans le détail, la dimension culturelle (donc, relative), sociale (donc potentiellement construite), évolutive (donc historique) et fonctionnelle (ethnologique) de la vie matérielle.

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24 En même temps, on retrouve cet intérêt pour la culture matérielle dans une ethnographie de la France encore profondément ancrée dans les musées (Segalen 2005), en relation avec la personnalité de Georges-Henri Rivière, dont les travaux vont largement influencer le développement des musées et de la muséologie (Chiva 1985). Toutefois, si cette orientation profite de la documentation des pratiques régionales et des débuts des écomusées, elle ne parvient pas complètement à profiter du succès croissant des industries du patrimoine et des processus de « muséification ». L’ouverture en 1972 de la Galerie d’étude du musée des Arts et Traditions populaires prolonge logiquement les recherches menées dans l’après-guerre par le CFRE (Bromberger& al. 1986). La faible fréquentation du musée national des Arts et Traditions populaires ne lui permet cependant pas de constituer une « vitrine publique » de ce type de recherches.

© L. Coupaye

Roselyne Gubisge prépare un filet de portage, bilum en Tok Pisin (wut en Abulës) lors d’une session d’apprentissage.

La main gauche maintient le filet, tandis que la main droite enroule le fil pour le tirer au travers du nœud dans lequel il a été passé. Maureen Mackenzie (1991) a étudié avec précision les chaînes opératoires de fabrication des bilum dans les Hautes Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée, montrant la manière dont ces objets acquièrent au cours de leur fabrication une nature, tout à la fois masculine et féminine. Photo : Nyamikum, ESP, PNG,

25 Du côté du CNRS et de l’anthropologie « lointaine » des techniques, l’influence théorique marxiste semble éloigner l’étude des techniques du domaine des objets de musée, comme s’il était trop étroit, pour aborder, via l’analyse des moyens de production, la production du social et de ses bases matérielles (Godelier 1969 ; Godelier & Garanger 1973). La création en 1974 de l’équipe de recherche (ER) 191 « Techniques et culture », qui conduit à la création de la présente revue, va permettre de présenter, côte à côte, les recherches sur les techniques horticoles de Nouvelle-Guinée, celles sur

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les forges irlandaises ou sur le machinisme. Aux côtés des textes des anthropologues français comme Cresswell, Mahias, Sigaut ou Lemonnier, on y voit publier des auteurs anglo-saxons plus connus, tels que Bray (n° 11, 1988), Ingold (n° 12, 1989), Pfaffenberger (n° 16, 1990) ou encore Van der Leeuw (Van der Leeuw n° 17-18, 1992 ; Papousek & Coudart 1992). On y traite d’écomusées, d’archéologie, de techniques industrielles modernes, d’ingénierie, ou d’innovation. L’ethnologie et la préhistoire y côtoient l’ethnoarchéologie, la sociologie des sciences ou la linguistique. L’étude des techniques reste délibérément empiriste, mais en parcourant les sommaires de Techniques & culture des années quatre-vingt, on y décèle non seulement des questions et des problématiques récurrentes au domaine (la dimension sociale des techniques, l’innovation, l’efficacité), mais aussi des thèmes qui sont aujourd’hui au cœur de l’anthropologie internationale, comme le genre, le corps, le développement, ou encore, les dimensions cognitives des techniques.

26 En parallèle, et loin de la tendance marxiste et des méthodologies classiques de la technologie culturelle, se développe l’approche praxéologique que nous avons mentionnée plus haut (Warnier 1999 ; Julien & Warnier 1999 ; Julien & al. 2003 ; Julien & Rosselin 2005) qui aura plus de succès chez les Britanniques. Ce développement est dû notamment à la longue amitié et collaboration entre Warnier et Rowlands, qui avaient déjà effectué par le passé des recherches en relation avec le domaine des techniques (Rowlands & Warnier 1995). La praxéologie développée par le groupe Matière à penser s’oriente vers l’exploration du monde matériel et de sa matérialité par l’action « située » dite sensori-motrice (Parlebas 1999), c’est-à-dire résultant de processus intersubjectifs d’apprentissage de techniques, acquis lors de pratiques qui, selon Jean-Pierre Warnier, sont enracinées dans le sujet. Ainsi développée par Warnier et son équipe, la praxéologie prend origine dans les techniques du corps (1936) de Mauss et dans les techniques du soi de Foucault (1989). Dès lors, cette méthode affirme que lorsque le corps façonne ou transforme l’objet, l’objet, à son tour, façonne le corps. On peut souligner que cette approche réciproque de la matérialité et du corps correspond à celles des études sur la culture matérielle. Dans cette perspective, la praxéologie devient encore plus intéressante pour l’étude des styles de vie, de l’organisation du quotidien, de la conception de l’espace et du temps, de la transmission des connaissances techniques et symboliques et enfin du savoir-faire.

Tournant pluridisciplinaire et symétrisation

À la fin des années quatre-vingt, l’émergence des STS (Sciences and Technology Studies) en Francesemble annoncer un tournant interdisciplinaire, -notamment au cours d’un colloque organisé à propos de l’intelligence sociale des techniques. Le résultat de cette rencontre est publié dans le volume De la Préhistoire aux missiles balistiques (Latour & Lemonnier 1994) que l’on peut qualifier d’un moment fort de cristallisation de différents courants d’analyse de la matérialité. Le texte introductif de Latour et Lemonnier donne une image nette des enjeux des études sur la technologie en France au début des années quatre-vingt-dix. Cette image est une sorte d’instantané ou de « sondage » – comme pourraient le dire les archéologues – à travers les différentes disciplines qui s’intéressent aux faits techniques. Anthropologues, éthologues, économistes, philosophes, archéologues, historiens et sociologues en constituent les principaux interlocuteurs et illustrent au cœur du volume la variété des questions, des méthodologies et des fondements théoriques qui surgissent dès que l’on parle des

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techniques. Parcourant aujourd’hui ce volume, on y voit émerger des thèmes majeurs de l’anthropologie actuelle, tels la cognition, le sujet et la construction réciproque des personnes et des objets, la modernité, le genre, le corps, la nature, la porosité des frontières humains-non-humains (Joulian 1994 ; Strum 1994).

27 De cet ouvrage collectif, il ne manque que les questions numériques et Internet ou celles liées aux problèmes légaux liés à la circulation des images et du son. L’autre grand absent, étrangement écarté du champ de ce type de recherches, est le musée. Pris dans la spirale du renouveau qui présage de ce qui sera au cœur des débats à propos de la rénovation du musée de l’Homme, de la création du musée du Quai Branly ou du devenir du musée des Arts et Traditions populaires, le champ des techniques subit les conséquences d’un autre dualisme, qui entérine la division institutionnelle entre objet ethnographique et objet d’art. Par ailleurs, le divorce entre musée et anthropologie, dont parlait Sturtevant, a eu lieu aussi en France. La « fièvre des musées »5 s’effectue sans les anthropologues, qui s’en sont écartés trop tôt et tenteront trop tard d’y participer d’une manière qui les satisfasse, comme l’illustrent les débats autour de l’ouverture du musée du Quai Branly.

28 Rétrospectivement, De la Préhistoire aux missiles balistiques reflète de la manière la plus éclatante qui soit le caractère profondément transversal du sujet. Étudier la technique c’est frotter les disciplines les unes contre les autres, comme le montre parfaitement l’orientation actuelle de Techniques & culture. On aurait même pu en effet espérer que puisse naître d’un tel constat cette fameuse « technologie, science humaine » proposée par Haudricourt (1987). Cette introduction attaque donc de plein front les vieux problèmes inhérents à l’étude des techniques : la persistance des dualismes et des débats sur les déterminismes y est déployée et rejetée au profit d’une approche où on ne peut s’empêcher de voir dominer l’influence sociologique et des thèmes chers aux latouriens : la notion de collectifs, l’hétérogénéité des réseaux et l’étude des processus d’innovation.

29 Mais au final, on peut également dire que le dialogue entre la nouvelle sociologie des sciences et des techniques et l’anthropologie reste difficile, tant les modèles de scientificité inhérents aux deux courants diffèrent.

© Dessin de L. Coupaye

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Croquis de terrain

Croquis de terrain montrant un homme creusant un tunnel afin d’atteindre l’extrémité inférieure d’une grande igname enfouie sous son monticule. Placé en contrebas du monticule, l’homme utilise un outil fait d’un long manche de bois au bout duquel est fixée l’extrémité aiguisée de la lame d’une machette. Progressant avec prudence, afin de ne pas risquer d’endommager le tubercule, le cultivateur va créer un accès qui va lui permettre d’administrer à la pointe de l’igname des substances « magiques » , aussi appelées des « fertilisants », composées à partir d’une recette tenue secrète et dont il est le propriétaire. Ces substances, en partie acquises par échanges, en parties recueillies dans des endroits précis du territoire, dont certains sont associés aux entités totémiques du clan du cultivateur, sont censées « exciter » le tubercule, le nourrir et l’inviter à descendre plus bas – donc à atteindre une plus grande taille. (Dessin : L. Coupaye, d’après une session de travail avec Kony Gambakiya du 16.04.2003, carnet de techniques II, p.152).

La question des déterminismes ?

Si l’on nous pardonne un raccourci un peu audacieux, il se pourrait que ce soit autour de la question du déterminisme, qu’ils soit évolutionniste, diffusionniste ou marxiste, que se situe l’articulation signifiante entre anthropologie, sociologie, approches francophones et approches anglophones. On peut en effet considérer que c’est cette même question qui permet à l’approche sociologique de prendre une place privilégiée, presque rédemptrice, au tournant des années quatre-vingt, quatre-vingt-dix. Lorsque Latour et Lemonnier écrivent : « curieusement, les chercheurs qui travaillent sur les techniques de pointe insistent davantage sur l’impossibilité de les séparer du monde social ou de les juger à la seule aune de l’efficacité, que ceux qui étudient les herminettes, les silex ou les faux » (Latour & Lemonnier 1994 : 17), une séparation – on pourrait même dire une « purification » – s’opère entre l’étude des techniques de pointe et les « prémodernes ». Ceci annonce également un point de rupture crucial entre les deux approches, tel qu’il se matérialisera peu de temps après à propos de l’efficacité dans le débat entre Lemonnier et Latour dans L’Ethnologie Française (Lemonnier 1996 ; Latour 1996).

30 On assiste alors à un échange dont, au-delà de la possible méprise des intentions, on pourrait croire qu’il s’agit effectivement de savoir si l’on doit d’abord distinguer la dimension physique de la dimension sociale des techniques avant de les réassocier, ou s’il le faut, à l’inverse, accepter de penser dès le départ cette « hybridité » des faits socio-techniques. Pour la technologie culturelle, cette distinction est d’ordre méthodologique. Elle se méfie du seamless web, le « tissu sans couture » (Hughes 1969), que les chercheurs des Sciences and Technology Studies promeuvent dans leurs recherches (cf. Cresswell 1993 : 18). Pour la sociologie des techniques et de l’innovation, cette distinction, faite a priori, présente le risque de reproduire les vieux dualismes sous de nouvelles formes (Latour 1992).

31 Il y a plusieurs façons d’interpréter ce débat. Ce que nous proposons ici est une lecture qui permet de souligner les points communs avec l’attitude des Britanniques vis-à-vis de la technique. Un certain nombre d’auteurs ont déjà exploré la question des différences de méthode et d’échelle d’analyse (cf. Cohen & Pestre 1998 ; Geslin 2002 ; Cresswell 2003). Mais plutôt que d’insister sur les différences, nous avancerons l’idée que si les enjeux ne sont pas tout à fait identiques ou qu’ils ont des points d’origine distincts, ils sont suffisamment proches pour qu’on s’entende sur le fond. La technologie culturelle s’appuie sur une tradition qui tente de re-humaniser les faits techniques, ici comme là-bas, en apparence piétinés par un discours dominant, qui, au nom du progrès industriel, a construit son projet colonial en lien avec une volonté de

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faire évoluer l’environnement technique des « primitifs ». La nouvelle sociologie des sciences et des techniques contient également une critique de la notion de progrès linéaire, mais veut quant à elle montrer l’enchevêtrement de la modernité et démontrer in fine que la rationalité qui la sous-tend est tout aussi locale que celle des prémodernes.

32 Bien que ces deux positions se cristallisent autour de l’importance donnée, soit à l’efficacité, soit à l’hybridité, leur mise en relation éclaire un point central, qui peut permettre de comprendre les différences, les incompréhensions et peut-être les points communs entre les approches françaises et les approches britanniques (on notera ici les pluriels utilisés sur les deux adjectifs). En effet, s’il est un point que l’on peut dégager de ces débats, c’est la critique des vieux modèles explicatifs essentialistes ou linéaires, et l’idée qu’il faut se méfier des déterminismes simples.

Le déterminisme en question

On pourrait d’abord croire, comme le signale Latour dans sa réponse au texte de Lemonnier (1996) que ce qui les oppose n’est qu’une des multiples ombres projetées du dualisme fonction/style, pourtant déjà attaqué dans leur introduction à La Préhistoire aux missiles balistiques. On aurait, d’un côté, une prise en compte des dimensions déterminantes de l’universalité des lois physiques (de la matière, du temps et de l’espace), en relation avec le champ du social et de ses représentations, et, de l’autre, un intérêt plus porté aux valeurs négociées, fluctuantes, complexes, relationnelles, et en définitive, construites. Cela n’est pas sans évoquer – tout en s’en démarquant – les analyses herméneutiques postmodernes.

33 Si l’on étend la réflexion hors des cercles académiques et des frontières linguistiques anglo-françaises, force est de constater que ce dualisme est probablement toujours d’actualité. Par un effet de contagion et de vulgarisation, le terme de « technologie », comme le rappelle Sigaut (1985, 2002 [1994], ce volume), surtout aux États-Unis et en Angleterre, mais aussi en France, reste plus que jamais inséparable des productions occidentales « modernes », « de pointe » ou « nouvelles », notamment quand il s’agit de biotechnologie, d’informatique, du digital ou de la téléphonie mobile. Même si ces domaines font l’objet de débats publics, et même si on explore les risques, directs ou indirects qu’ils font courir, leur mode d’existence, le progrès technique, n’est pas questionné de la même façon qu’en anthropologie ou en sociologie.

34 Si les projets (ethnologique chez Lemonnier, ou socio-philosophique chez Latour) diffèrent, ils éclairent pourtant un point d’articulation essentiel, illustré par leurs discussions sur la notion d’efficacité, mais qui fait aussi écho à des débats antérieurs sur le déterminisme. En effet, l’étude des notions d’efficacité (sociale des techniques ou technique des sociétés) et de tendance technique pose implicitement la question des déterminants des faits observés, qu’ils soient techniques, sociaux, culturels ou historiques. En d’autres termes, l’étude de l’efficacité des techniques jugées « primitives » repose sur des termes empiriques, matériels, donc jugés plus heuristiques (ce dont témoigne la question de la rationalité indigène qui a traversé l’histoire de l’anthropologie de Frazer à Descola). Les techniques « primitives » (ou traditionnelles, dans le cas des techniques artisanales « proches » qui ont survécu à l’industrialisation) ont tout autant droit de cité que celles du monde moderne. En cherchant les fondements de l’efficacité du rituel et sa justification sociale ou culturelle

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profonde ou en montrant que les « aberrations » comportementales constatées dans les systèmes techniques, tels que la plantation des ignames, la fabrication des clôtures ou la cuisson de la poterie, possèdent cette fameuse efficacité définie par Mauss, on peut implicitement revaloriser ce que deux à quatre siècles de colonisation et d’industrialisation ont constamment tenté d’éradiquer. Du même coup, on critique la domination idéologique occidentale.

35 En revanche, la démarche latourienne part d’un point de vue opposé. En démontrant que des processus modernes proches (qui se manifestent dans nos assiettes, nos corps et nos institutions politiques) et jugés des plus rationnels (tels que la technologie des transports, l’organisation d’un clavier d’ordinateur ou l’élaboration du droit) sont tout autant soumis à des formes d’irrationalités, de rituels, de croyances, de discours que ne le sont celles des populations « pré-modernes », cette démarche entreprend aussi une critique de l’ethnocentrisme de la pensée occidentale qui, ces derniers siècles, s’est répandue sur toute la planète au point qu’elle semble risquer de la détruire.

36 Partant de deux extrémités opposées (le lointain et le proche), ces deux démarches se rejoignent pour remettre en question la domination de certaines formes de déterminismes sous-jacents à la pensée techno-scientifique occidentale. Tout se passe maintenant comme si l’on cherchait à trouver de l’efficacité dans ce qui était jugé irrationnel et de l’irrationnel dans ce qui était jugé efficace. Mais au-delà de cette ambivalence, on retrouve le même combat contre des déterminismes unilinéaires et surtout contre les déterminismes matériels sur lesquels semble fondée la pensée rationnelle occidentale ; pensée qui bien qu’elle soit battue en brèche dans l’enceinte académique reste très largement dominante dans la sphère publique et politique6.

Repenser les déterminismes

Il ne s’agit pas, bien sûr, de réduire la question anthropologique des -techniques, ni d’ailleurs celle des différences de traditions, à cette simple question du déterminisme. Nous avons choisi cet angle d’approche afin de pouvoir résumer de manière brève ces différentes trajectoires puis de tenter de définir l’un des points centraux sur lesquelles elles se rejoignent, ne serait-ce que pour en débattre. Il est possible que l’attitude qui consiste à rejeter le bébé technologique avec l’eau du bain déterministe, que l’on ressent fortement dans les approches britanniques (cf. Küchler & Were, ce numéro, et Miller, ce numéro), s’appuie sur le même refus de la vision trop linéaire qui a marqué les études de la culture matérielle anglo-saxonne de Rivers à White. Il est aussi possible que l’on puisse sentir dans le recours au langage académique foucaldien un souci équivalent d’éviter les impasses des déterminismes, matériels ou sociaux, ceux-là même qui ont fait que la technologie et l’étude des processus techniques n’intéressent guère les anthropologues britanniques.

37 Ce point commun sous-tend toute une série d’idées reçues – à la source du fameux caractère « invisible » ou de « boîte noire » (Lemonnier 1996 : 545 ; Pfaffenberger 1992 : 200-502 ; Sigaut 2002 : 451) – sur la place des techniques et de leurs objets au sein des sociétés et de leur rapport au temps (progrès) et à l’espace (l’environnement, ses ressources et ses contraintes). Les techniques semblent d’autant plus difficiles à aborder d’un point de vue anthropologique que ce qui les gouverne se situe fréquemment dans l’espace laissé vacant par la vielle division entre

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Geisteswissenschaften et Naturwissenschaften . Cet espace est, comme le suggérait Latour, souvent celui où prolifèrent les hybrides, qu’il s’agisse de rituels créateurs de sens et recourant à des objets, d’« existants » transformés par des intentions, de corps transfigurés, génétiquement manipulés ou de paysages « patrimonialisés ».

38 Cette position entre deux pôles épistémiques est peut-être à l’origine de la méfiance contemporaine anglo-saxonne. Comme si le simple fait d’avoir à traiter des lois de la matière ou de la notion d’efficacité risquerait de nier la contingence, l’inventivité ou la stratégie des personnes impliquées dans les processus. La raison est peut-être liée aux penchants marxistes des premiers temps et à une vision trop étroitement « économiste » qui en découle ou encore à la focalisation sur le caractère utilitaire des techniques au détriment de leurs dimensions plus « symboliques » (cf. Warnier 2009 : 461 ; Sigaut, ce numéro). En comparaison, les études sociologiques sur l’innovation pouvaient constituer non seulement un point d’entrée privilégié, historiquement pertinent (étant donné, comme on l’a vu, l’ancienneté du sujet, y compris dans les approches historiques) mais aussi peut-être plus facile à aborder du point de vue théorique, sans avoir à traiter de plein front cette question des déterminismes, après tout, source d’embarras (Ucko 1969).

39 La volonté d’échapper à un matérialisme primaire, trop associé à une « vulgate marxiste » a pu inciter une majorité d’anthropologues anglophones à insister davantage sur les discours et les représentations. L’enjeu, comme chez les sociologues, semble être ici aussi de remettre en question la fausse concrétude de Whitehead (1925 : 72) – du fait technique et/ou de ses résultats. En contrebalançant une approche jugée trop matérialiste par une approche des objets en tant que signes (Keane 2005) ou en tant que résultats de réseaux de nature hétérogène, d’autres voies d’analyse se présentent sur le marché actuel. Par ailleurs, la notion de « matérialité », mise en avant par l’anthropologie de la culture matérielle britannique (bien que controversée, Ingold 2007) a eu le mérite de briser le carcan positiviste des approches anthropologiques classiques, qui avaient en définitive elles aussi implicitement validé une vision déterministe, en ignorant la dimension sociale des techniques. Cette situation contraste bien entendu avec l’approche française, qui, elle, bénéficie de la perspective ouverte par les travaux de Mauss et de Leroi-Gourhan, non traduits, ou très tardivement.

40 À ce jour, il existe un certain nombre d’issues possibles, permettant d’échapper à la vieille habitude positiviste qui voit dans l’étude des -techniques ou de la technologie (technology) le risque de pactiser avec les penchants déterministes ou causalistes.En découplant, comme le suggère Sigaut (2002b), l’efficacité et l’utilité, on peut en effet retrouver la manière dont les intentionnalités et les systèmes d’inférences gouvernent et donnent leurs sens non seulement aux actions sur la matière elle-même, mais aussi aux opérations choisies pour transformer cette dernière.

41 Comme nous l’avons décrit dans ce bref aperçu de la technologie au sein de la culture matérielle dans le milieu anglo-saxon, il semblerait que l’émergence de concepts tels que ceux d’empathie, d’affordance, d’intersubjectivité ou encore d’approches comme celles de la phénoménologie et de la praxéologie correspondent à des tentatives de réinstaurer l’action et ses effets sur le sujet, la société, le corps et la matière, ce qui est par ailleurs au cœur des préoccupations des sciences sociales. Ces approches correspondent à la tentative anglophone de contrer l’ultra relativisme issu de la période déconstructionniste postmoderne tout en conservant certains de ses acquis, notamment

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en matière de réintroduction du sujet au cœur du débat post-durkemien de la distinction individu/société. Ainsi, même si fondamentalement distinctes de l’importance française données aux actions sur la matière, les approches britanniques des « choses » correspondent au même souci de réintroduire l’action des corps et du sujet au sein de l’analyse.

42 Ces questions émergeantes (ou re-émergeantes) de l’affordance (Naji), cette articulation entre promesse et permission, cette « empathie avec la matière» (Küchler & Were) empruntent prudemment aux approches cognitivistes ; celle des savoir-faire et des compétences d’Ingold (2002) ouvrent d’autres voies d’analyse, dès lors que l’on considère aussi les contraintes de la matière en relation avec les activités. Du coup, la première question anthropologique pourrait, en définitive, ne pas être « quel rôle ces contraintes objectives ou matérielles jouent sur les processus » mais plutôt « quelles sont les contraintes perçues, inférées, contournées et interprétées par ceux-là mêmes qui font les choses ». Il s’agit alors peut-être de compléter les interprétations des pratiques par les descriptions, comme celles fournies, entre autres, par la chaîne opératoire et peut-être suivre, comme nous le recommande Wittgenstein (1993 [1922]) ou Glock (2002 : 108-115) les nécessités logiques propres à ceux dont nous parlons, plutôt que de rechercher les causes des actions techniques.

43 Les articles présentés dans ce Thema sont le résultat de rencontres de trajectoires, et les auteurs, essentiellement britanniques, ont bien voulu se prêter au jeu de nous présenter leurs propres utilisations du terme « technologie ». Que leurs définitions et utilisations du terme ne soient pas les mêmes que celles auxquelles les contributeurs à cette revue nous ont habitués importe tout compte fait moins que les cheminements et les réflexions que la notion de technologie a générés au sein des études contemporaines de la matérialité.

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NOTES

1. Ce numéro, ainsi que le numéro 14 (4) du Journal of Material Culture, émanent de quatre journées universitaires, la première à Norwich, en 2005, la seconde à UCL, Londres, en janvier 2008, la troisième au SHADYC à la Vieille Charité de Marseille, un an plus tard, en janvier 2009 (cf. Naji & Douny 2009) et la dernière, en mars 2009, à l’université de Provence. 2. cf. Le projet « England : The Other Within », du Pitt-Rivers Museum, http:// england.prm.ox.ac.uk/englishness-anthropology-and-technology.html. 3. On citera, parmi d’autres, Forge (1962), Damon (1980), Sillitoe (1988), Mackenzie (1991), Gell (1988, 1992), J. Wiener (1995), Barlow et Lipset (1997), J. Leach (2002) ou de Campbell (2002). 4. Voir notamment Ingold 1999 pour une discussion en anglais. Jusqu’alors, la majeure partie des anthropologues anglophones ne connaissaient, de Leroi-Gourhan, que son essai structuraliste de l’art préhistorique (Leroi-Gourhan 1967). 5. Selon l’expression de Michel Guérin et d’Emmanuel de Roux, dans un article du journal Le Monde, du 2 février 1993, « La Fièvre des musée – Les nouveaux temples de la consommation

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culturelle » qui confirme le mouvement de renouveau muséal en France, dans la suite des grands chantiers présidentiels, dont un des derniers avatars est le musée du Quai Branly ainsi que les débats qui entourent sa création. 6. Cette critique peut être, probablement, considérée de pair avec la volonté d’échapper à la montée d’une forme très conservatrice de scientisme qui semble s’accompagner de la professionnalisation des disciplines et de leurs pratiques (cf. Joulian & de Cheveigné 2008).

RÉSUMÉS

Dans la trajectoire des choses. Comparaison des approches francophones et anglophones contemporaines en anthropologie des techniques. Dans cette introduction, les auteurs exposent les approches francophones et anglophones de l’étude des techniques et suggèrent que ces deux traditions ont traité d’enjeux comparables. Ils les resituent dans l’histoire des Sciences humaines et analysent leur place dans le champ anthropologique. Ils retracent les débats et les échanges qui les ont enrichies, particulièrement dans leur dialogue avec d’autres disciplines connexes comme l’archéologie, la sociologie, l’Histoire de l’Art et la muséologie. En conclusion, les auteurs suggèrent que l’un des éléments qui différencie ces traditions réside dans la manière dont est pensée et traitée la question du déterminisme.

Within the Trajectory of Things. Perspectives on anglophones and francophones anthropological approaches of techniques and technology. In this introduction, the authors present francophones and anglophones approaches of the study of techniques and suggest that both traditions have dealt with comparable questions. They replace these approaches in the history of social sciences, and analyse their position in the field of anthropology. They summarise some of the debates and exchanges that have enrich them, in particular during the dialogues with disciplines such as archaeology, sociology, art history and museology. As a conclusion, the authors suggest that one of the elements that help distinguishing these traditions can be found in the way in which they have tackled the question of determinism.

INDEX

Keywords : anglophone anthropology, culture matérielle, francophone anthropology, material culture ctudies, technologie culturelle Mots-clés : anthropologie anglophone, anthropologie francophone, culture matérielle, material culture studies, technologie culturelle

AUTEURS

LUDOVIC COUPAYE CREDO - UMR 6574 (EHESS - CNRS - Université de Provence) [email protected] &

LAURENCE DOUNY University College London [email protected]

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Techniques, technologies, apprentissage et plaisir au travail... Techniques, Technologies, Training and Pleasure in Work ...

François Sigaut

NOTE DE L’ÉDITEUR

Dans l’espèce humaine, le lien social le plus fondamental est celui qui naît de l’expérience partagée. Une expérience qui est, qui ne peut être que celle de l’efficacité matérielle. Car il faut qu’une action soit matériellement efficace, c’est-à-dire qu’elle produise un résultat visible, tangible, perceptible par tous, pour qu’elle ait valeur d’expérience.

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© P. Haumont 2009

La recherche en anthropologie des techniques – au sens large, incluant l’ethnologie, l’histoire, la géographie, la sociologie, la linguistique, etc., c’est-à-dire toutes les sciences sociales – présente d’innombrables difficultés, bien connues de ceux qui se sont engagés dans cette voie peu fréquentée. Dans cet article, je voudrais parler de quelques-unes de ces difficultés, qui, à tort ou à raison, me paraissent sous-estimées ou négligées. Ces difficultés viennent pour la plupart des idées souvent partielles que les uns et les autres se font de la technique. 1 Première difficulté : la confusion entre technique et technologie. Le problème ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes en anglais, en allemand, en français et dans les autres langues, qui ont chacune, sur ce point, leurs traditions propres. Ces traditions ne peuvent ni ne doivent être ignorées, il est au contraire indispensable de les analyser avec soin. Mais ces analyses ne nous donneront pas la solution du problème tel qu’il se pose à nous chercheurs. Toutes les disciplines scientifiques ont besoin de se doter d’un vocabulaire précis et nettement défini (aussi nettement que possible), et toutes doivent donc, à un moment ou à un autre, arriver à décider du choix de leurs mots et du sens qu’elles leur donnent. Nous qui nous intéressons aux techniques ne faisons pas exception. L’analyse des diverses traditions de langage ne nous dispense pas du devoir de décider pour notre propre compte. En France, nous sommes quelques-uns, depuis Mauss, Haudricourt, et Leroi-Gourhan, à adhérer à la décision suivante : nous appelons technique l’« action traditionnelle efficace », et nous appelons technologie la science (sociale) qui prend la technique pour objet. Cette solution a le mérite de la clarté et de la simplicité. Il se peut qu’elle soit plus difficile à faire passer dans les pays de langue anglaise qu’en France (encore que…), et mon propos n’est certes pas de dire à nos collègues anglophones ce qu’ils doivent faire. Ils sont libres, chacun est libre de prendre la décision qui lui paraît la meilleure, à la seule condition de l’expliciter et de la

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justifier. La seule liberté qui nous soit interdite, c’est celle de ne rien décider, parce que cela reviendrait à accepter une confusion incompatible avec ce qu’il y a de plus fondamental dans la démarche scientifique.

2 Il existe d’ailleurs un autre mot qui complète les deux précédents, et dont l’utilité me semble peu contestable : c’est celui de technographie. Ce mot fut employé dans les années 1880 et 1890 par des auteurs comme Franz Reuleaux en Allemagne et Otis Tufton Mason aux États-Unis.1 Avant Reuleaux et Mason, le terme technographie avait été proposé dès 1838 par André-Marie Ampère dans son essai sur la philosophie des sciences (je dois cette information à Joost Mertens). Mais ce fut apparemment sans succès. Technographie est à technologie à peu près ce qu’ethnographie est à ethnologie. On peut regretter que ce mot ne soit pas entré dans l’usage courant. En revanche, cela a eu l’avantage de ne pas donner lieu aux mêmes confusions : technographie fait référence à la tâche qui consiste à décrire les techniques, et à rien d’autre. Tâche essentielle et suffisamment difficile pour que plusieurs auteurs (dont Reuleaux lui- même et à nouveau Leroi-Gourhan & al.) aient consacré beaucoup d’efforts à en préciser les conditions et les méthodes. Ce thème est si important et si complexe qu’un colloque, voire plusieurs, ne seraient pas de trop pour arriver à y voir clair. En attendant, qu’on me permette la brève remarque suivante.

L’Apprentissage*

Une technique n’est vraiment connue que quand on en a acquis l’expérience, par un apprentissage plus ou moins long. Or personne ne peut multiplier les apprentissages au-delà d’un nombre qui restera toujours très limité par rapport à l’ensemble des apprentissages possibles. Dès lors, comment parvenir à une connaissance d’ordre véritablement général des techniques, ce qui est le but spécifique de la technologie ? La technologie n’est-elle pas tout simplement impossible ? Ainsi posée, la question est

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évidemment décourageante (comme toutes les questions trop générales). Je crois cependant que le problème n’est pas insoluble, à condition qu’on accepte de le poser, ou plus exactement de l’expliciter. Tous les chercheurs se sont heurtés un jour ou l’autre à la difficulté de communiquer leur expérience par les moyens ordinaires de l’écrit, de l’oral et même de l’image, et tous aussi ont pu se trouver dans l’embarras de s’apercevoir, au moment de la communiquer, que leur expérience était incomplète ou insuffisante. C’est que l’apprentissage du technologue (ou du technographe) se situe à deux niveaux : il doit apprendre à faire, et en plus, il doit apprendre à expliquer à d’autres comment on fait – à d’autres qui n’ont pas et ne pourront pas avoir la même expérience que lui.

3 Notre problème serait réellement insoluble si ces autres n’avaient aucune expérience technique d’aucune sorte. Je ne crois pas que cela puisse être. Peut-être cela sera-t-il un jour, quand nous serons environnés de machines tellement empressées à satisfaire tous nos besoins qu’il ne nous restera plus rien d’autre à faire que d’appuyer sur un bouton de temps à autre – à moins que l’implantation de puces dans nos organes ne permette de supprimer cette dernière formalité. Mais nous n’y sommes pas encore. Ce qu’on peut appeler la culture technique ordinaire, celle que chacun acquiert dans ses activités quotidiennes, reste un élément fondamental de la condition humaine. Que cette culture ordinaire soit souvent très insuffisante, et cela d’autant plus que l’enseignement scolaire et les médias font tout pour la réduire à l’insignifiance, c’est un autre débat. Mais elle existe, et tant qu’elle n’aura pas disparu, la communication de l’expérience technique sera un problème sans doute difficile, mais pas insoluble. Un des objectifs de la technographie est en tous cas la recherche des solutions à ce problème. Je viens de faire allusion à l’expérience technique et à son acquisition par l’apprentissage. Il s’agit là de deux thèmes d’une importance tout à fait primordiale pour la technologie. Je leur ai consacré plusieurs articles, notamment dans Techniques & culture2, aussi vais-je me permettre de résumer mon propos à l’extrême. Le savoir-faire ne s’acquiert que par expérience personnelle. On ne peut pas se contenter de regarder faire autrui, même si ce regard joue un rôle essentiel. Il faut passer à l’acte. Or on n’expérimente pas seul (ce qui est le propre du savant fou dans nos romans de science-fiction). L’expérience est aidée, guidée, facilitée par ceux qui l’ont déjà acquise, et c’est cette aide, ce guidage qui sont socialement institués dans l’apprentissage. Dans l’apprentissage, le groupe transmet à ses nouveaux membres la somme des expériences que ses membres partagent entre eux et qui les identifient comme tels. Et de ce fait, l’apprentissage n’est pas seulement acquisition de savoirs, c’est aussi l’acquisition d’une identité, celle de membre du groupe où ces savoirs sont reconnus et valorisés parce que partagés.

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L’expérience partagée*

Cette notion d’expérience partagée est, je crois, fondamentale. C’est elle qui est à la base du sens commun du ou des groupes sociaux auxquels j’appartiens. Le sens commun (ce qu’on appelle culture n’en est qu’une manifestation) est ce qui fait la cohésion du groupe et son identité. C’est la grammaire des façons de faire à laquelle je dois me conformer plus ou moins. Si je m’en écarte, on me corrigera d’une façon ou d’une autre. Mais si je persiste, je risque d’être exclu, exclusion qui pourra aller jusqu’à l’imputation de folie.

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© Riad Sattouf

Charlie Hebdo n° 278 du 30 mai 2006

L’expérience technique ne prend tout son sens que quand elle est partagée avec autrui. Ce partage s’accompagne d’un plaisir qui, dans le jeu devient le motif même de l’action. On peut mesurer l’intensité de ce plaisir et de la souffrance infligés par le refus de partager.

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Il se peut que je sois vraiment fou et on parle alors, à juste titre, d’aliénation mentale. Mais il se peut aussi que je sois traité comme fou parce que mon expérience, quoique réelle, est incompréhensible ou inacceptable par les autres : j’ai proposé de parler dans ce cas d’aliénation sociale (celle, encore une fois, qui caractérise le savant fou, le « mad scientist »).

© Sambo

Le savant fou

4 Il y a enfin un troisième cas, dans lequel c’est le groupe lui-même qui refuse de prendre en considération certaines réalités parce qu’elles pourraient déranger son fonctionnement interne, et j’ai proposé pour cela le terme d’aliénation culturelle3. J’ai bien conscience des difficultés d’une présentation aussi schématique. Ce que je voudrais qu’on en retienne, c’est que dans l’espèce humaine, le lien social le plus fondamental est celui qui naît de l’expérience partagée. Une expérience qui est, qui ne peut être que celle de l’efficacité matérielle. Car il faut qu’une action soit matériellement efficace, c’est-à-dire qu’elle produise un résultat visible, tangible, perceptible par tous, pour qu’elle ait valeur d’expérience. Et c’est à cette condition que l’expérience peut devenir tradition.

5 Mais efficace ne veut pas dire utile, et il y a là une autre confusion dont il faut se garder. L’utilité est une notion dont il ne faut assurément pas sous-estimer l’importance, mais qu’il ne faut pas considérer comme si c’était une valeur en soi, indépendamment des autres. L’action technique est toujours efficace, en ce sens que pratiquée avec compétence et dans des conditions normales, elle produit le résultat ou l’effet prévu ; si cela n’était pas le cas, elle n’aurait aucun sens. Mais l’action technique n’est pas toujours utile, au sens économique du terme. On peut la pratiquer dans le but de s’exercer, et l’effet est alors apprécié pour lui-même, pour sa valeur de réussite,

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parce qu’il témoigne de l’habileté du sujet. L’exercice est une forme d’apprentissage pour les actions qui sont à la fois difficiles et non répétitives, comme la chasse ou la guerre.

Le tir

© tous droits réservés

6 On peut dire que l’utilité y est seulement différée : je m’exerce (au tir) pour que mon action soit utile le moment venu (à la chasse ou à la guerre). Mais de l’exercice au jeu, il n’y a qu’un pas, et ce qui distingue le jeu proprement dit, c’ est qu’il n’y a plus d’utilité du tout, même différée : le plaisir de la réussite est l’unique finalité de l’action. C’est ce qu’on peut constater tous les jours au spectacle des sports modernes. Que la plupart des sports mobilisent aujourd’hui des flux financiers considérables, c’est évident mais cela n’infirme nullement ce que j’essaie de montrer. Améliorer d’un dixième de seconde le record du 100 mètres ne sert évidemment à rien, si ce n’est à montrer que quelqu’un en a été capable. Qu’il s’agisse de tennis, de football, de natation ou de patinage artistique, les sportifs jouent pour leur plaisir ou pour celui des spectateurs. Ils ne s’exercent pas en vue d’une action « utile » future.

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Plaisir et souffrance au travail*

On pourrait dire que ce qui définit le jeu, c’est qu’on agit pour le plaisir de la réussite, et que la réussite elle-même n’a pas d’autre utilité que le plaisir qu’elle produit. C’est même, me semble-t-il, une évidence, pour ne pas dire une banalité. Ce qui est moins évident mais sur quoi je voudrais insister, c’est qu’il y a toujours une dimension de jeu, c’est-à-dire de plaisir, dans l’action technique. Les sociologues et les psychologues du travail ont été beaucoup plus enclins à dénoncer les souffrances liées au travail qu’à en décrire les aspects positifs. C’est oublier que l’inaction forcée entraîne des souffrances encore pires, dont l’ennui (qui n’est pas un mal bénin) n’est que la manifestation la plus évidente, mais dont les conséquences les plus profondes sont peut-être la perte de sens et d’identité qui se produisent lorsqu’il y a véritablement exclusion (ce que j’ai appelé plus haut aliénation sociale). Les êtres humains, s’identifient par ce qu’ils font, car c’est ce qu’ils font qui les fait exister. Quelqu’un qui ne ferait rien (hypothèse absurde) ne pourrait pas exister, pas plus socialement que physiquement. Activité et identité sont inséparables. L’utilité (économique) a une importance déterminante, dans la mesure où, en dehors du jeu, il ne peut pas exister (autre hypothèse absurde) d’activités foncièrement inutiles. Mais sur le plan des motivations de l’action, l’utilité ne vient qu’en second. Ce qui vient en premier, c’est le désir d’identité, désir qui ne peut être satisfait que par la conscience d’appartenir à un groupe, non pas passivement comme un simple numéro, mais comme quelqu’un dont le savoir-faire est reconnu par les autres. Il y a dans cette reconnaissance un véritable plaisir, qui, c’est vrai, s’exprime assez rarement, mais qu’on peut mesurer aux souffrances qui surviennent quand cette reconnaissance est refusée, quand le lien est rompu4. L’action technique me socialise, m’identifie, fait de moi tel membre de tel groupe, c’est-à-dire une personne. C’est pourquoi j’y prends toujours du plaisir, même quand les tâches qui me sont affectées sont subalternes, pénibles, répétitives.

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Technique, économie et philosophie

Je crois que la méconnaissance de ces aspects est l’une des faiblesses les plus sérieuses de la recherche en technologie. Cela est particulièrement visible chez les historiens qui, pour la plupart, ne voient les techniques que par le prisme de l’économie. Ils sont en cela, me semble-t-il, les héritiers d’une tradition ancienne, née en Angleterre au début du XIXe siècle, reprise ensuite par Marx et ses épigones. Encore une fois, je n’ai rien contre l’économie, dont je ne songe pas à contester l’importance. Mais il ne faut pas voir les choses que sous leur aspect économique. Pour les marxistes par exemple, les techniques font partie des « forces productives », ce qui est une vision proprement économiste. Étant donné que le « primat des forces productives » est si souvent cité dans leur phraséologie, on pouvait s’attendre à ce que les chercheurs marxistes fussent plus nombreux que les autres à s’intéresser aux techniques et qu’ils fissent vigoureusement progresser les connaissances dans ce domaine. Il n’en a rien été. Cette stérilité tient sans doute à des raisons multiples, mais il me semble que parmi ces raisons, l’économisme vient en premier. Dans la perspective économiste, la technique n’a d’intérêt que comme moyen, il n’y a donc pas de place pour des analyses plus détaillées que celles qui peuvent servir à illustrer telle ou telle théorie. La machine à vapeur est intéressante (je simplifie) dans la mesure où elle est censée avoir produit le capitalisme industriel. S’y intéresser pour d’autres raisons serait perdre son temps ; ce genre de curiosités doit être laissé à ces maniaques inoffensifs que sont les collectionneurs.

7 Les marxistes ne sont pas seuls en cause. Encore une fois, l’économisme est depuis fort longtemps l’idéologie dominante chez beaucoup d’historiens qui ne sont rien moins que marxistes, y compris et peut-être surtout dans les pays de langue anglaise. Je n’ose pas trop m’avancer en ce qui concerne l’histoire industrielle. Mais pour l’histoire de l’agriculture, c’est flagrant. En Angleterre tout particulièrement, mais aussi en France, qui a largement suivi sur ce point le modèle anglais, la bibliographie d’histoire agraire accumulée depuis un siècle et demi est immense. On y trouve tout sur tous les aspects de la question, sauf sur l’agriculture elle-même en tant qu’activité technique, qui (malgré quelques belles exceptions) est à peu près totalement ignorée.

8 Je n’ai pas parlé des philosophes, de part et d’autre de la Manche ou du Rhin. Je voudrais en évoquer deux qui sont à mon avis d’une importance d’autant plus grande qu’elle est méconnue : Bergson et Simone Weil. Dans L’Évolution créatrice (1907), Bergson affirme que l’intelligence humaine s’est formée dans et pour la manipulation des corps solides, et qu’ainsi, l’homme aurait dû se nommer lui-même « Homo faber » plutôt qu’Homo sapiens. Dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (écrites en 1934), Simone Weil fait un pas de plus. La matière est 9 « sans indulgence et sans perfidie », dit-elle ; c’est pourquoi, dans l’action outillée, « la pensée doit se soustraire au désir et à la crainte, et s’appliquer uniquement à établir un rapport exact entre les mouvements imprimés aux instruments et le but poursuivi […] L’attention se porte exclusivement sur les combinaisons formées par les mouvements de la matière inerte, et la notion de nécessité apparaît dans sa pureté… ». 10 Pour elle, autrement dit, l’action technique est le domaine dans lequel l’homme fait l’apprentissage d’une réalité indépendante de ses désirs et de ses craintes.

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Apprentissage qui le conduira à la notion de nécessité, puis à la construction de la conscience d’autrui et de soi-même.

11 Je ne peux pas développer ces idées ici, bien que je les croie absolument fondamentales. Je le peux d’autant moins que ni Henri Bergson ni Simone Weil n’ont pu ou voulu les développer. Je voudrais seulement rappeler que l’œuvre de Bergson eut un succès extraordinaire, non seulement en France mais dans toute l’Europe, et que ce succès a engendré, du début au milieu du XX e siècle, une prolifération d’écrits sur les techniques dont nous n’avons plus l’idée aujourd’hui. Il y a évidemment de tout dans cette masse d’écrits, que je n’ai moi-même qu’à peine explorés. Mais il faut savoir que c’est dans cette atmosphère que sont nés les auteurs de référence que sont devenus pour nous un Haudricourt ou un Leroi-Gourhan. Mauss lui-même doit à Bergson de s’être écarté après 1920 de la stricte orthodoxie durkheimienne qui excluait les techniques de la sociologie.

12 &

13 La technologie a un passé plus riche que nous ne le pensons, et il y a de bonnes raisons de vouloir renouer avec ce passé. D’abord parce que c’est le seul moyen de nous garantir contre la répétition des mêmes erreurs. Mais surtout parce que c’est aussi un moyen de comprendre comment et pourquoi les attitudes des chercheurs actuels sont différentes en Allemagne, en Angleterre, en France, en Italie, au Japon, etc. Autant de pays, autant de traditions qui ont leurs forces et leurs faiblesses. Comparer ces traditions semble un bon moyen de mieux s’entendre.

BIBLIOGRAPHIE

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Sigaut, François,

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-2002, « La Formule de Mauss », ibid., 40 : 153-168.

-2004, « Les Techniques dans la pensée narrative », ibid., 43-44 : 191-214.

-2007, « Les Outils et le corps », Communications, 81 : 9-30. Weil, Simone, 1955, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Paris, Galimard (Coll. L’Histoire immédiate).

NOTES

1. Pour les références exactes, cf. Sigaut 1998, note 8. 2. Cf. notamment Sigaut 1990, 1991, 1992, 1994, 2002, 2004 et 2007. 3. Sigaut 1990, 1992. 4. D’où par exemple le véritable drame vécu par ce petit garçon qui veut montrer à son père qu’il va plonger, ce à quoi son père refuse violemment de s’intéresser. Voir le dessin de Riad Sattouf paru dans Charlie Hebdo n° 728 du 31 mai 2006.

RÉSUMÉS

Techniques, technologies, apprentissage et plaisir au travail... L’auteur analyse les différentes traditions en anthropologie des techniques sous l’angle des difficultés sous-jacentes au sujet même de ces études. La première difficulté concerne la confusion entre technique et technologie, termes employés dans des acceptions différentes. La seconde concerne la question de l’expérience et des compétences techniques acquises par le chercheur, lequel doit à la fois apprendre à faire et apprendre à expliquer à d’autres comment on fait. La suivante touche à l’expérience technique commune, partagée par les différents membres d’un groupe social et qui s’ancre dans l’efficacité matérielle. La notion d’efficacité matérielle étant elle-même souvent confondue avec celle d ’utilité, au sens économique étroit du terme. Cette dernière difficulté tient à un point de vue trop étroitement économique sur les techniques, y compris chez les marxistes, qui, bien que d’une importance réelle, a fréquemment restreint la technique au rôle de moyen. Enfin, l’auteur attire l’attention sur la richesse des études des techniques du début et du milieu du XXe siècle, due à l’influence d’écrits philosophiques tels que ceux de Bergson et de Simone Weil, richesse à ce jour encore peu explorée. C’est, conclut-il, en prenant en compte ces recherches passées en comparant les différentes traditions auxquelles elles appartiennent, que l’on pourra surmonter ces différentes difficultés.

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Techniques, technologies, training and pleasure in work... The author analyses the different traditions in the anthropology of techniques through a series of underlying difficulties, related to the subject itself. The first difficulty is with the confusion between techniques and technology, the definition of which varies. The second is with the question of a researcher’s technical skills and expertise : the researcher must not only learn how to do, but also how to explain to others how to do. The next difficulty relates to the common technical experience, shared by different members of a social group, experience that is anchored within material efficacy. This notion of material efficacy is itself too often confused with the notion of usefulness, in its narrow economical sense. It is the same narrow economical understanding, including in Marxist approaches, which has often constrained techniques to a role of means. Finally, the author points out the often forgotten richness of studies on techniques of the beginning and the mid-20th century, influenced notably by philosophical works such as Bergson’s or Simone Weil’s. He concludes by arguing that the studies of these works and the comparisons of the different traditions to which they belong can help overcome the difficulties inherent to the anthropology of techniques.

INDEX

Mots-clés : efficacité, expérience partagée, technique, technologie, utilité Keywords : efficacy, shared experience, technique, technology, usefulness

AUTEUR

FRANÇOIS SIGAUT [email protected]

Techniques & Culture, 52-53 | 2009 51

Décrire des objets hybrides Les grandes ignames décorées du village de Nyamikum, province de l’Est Sepik, Papouasie-Nouvelle-Guinée How to Describe Hybrid Objects

Ludovic Coupaye

NOTE DE L’ÉDITEUR

Où l’on verra comment la chaîne opératoire est un instrument idéal pour révéler les connections entre matérialité et idéalité.

Techniques & Culture, 52-53 | 2009 52

© Ludovic Coupaye Photo d’ouverture : plusieurs variétés d’ignames (petites et grandes), tabac, noix d’arec (sur le côté on devine également des anneaux de coquillages et argent) rassemblés pour une compensation matrimoniale. (mars 2002).

L’objectif principal est d’illustrer brièvement des éléments théoriques et méthodologiques issus des approches actuelles de l’anthropologie de l’art et de la culture matérielle. Pour les besoins de la démonstration, nous faisons appel à une combinaison inédite d’éléments née des approches britanniques de la culture matérielle (cf. Coupaye & Douny, ce numéro), de l’anthropologie de la Mélanésie (e.g. Jeudy-Ballini & Juillérat 2002 ; Strathern 1999 ; Wagner 1986, 1991) et de la technologie culturelle (Cresswell 1996). Les grandes ignames (Dioscorea alata) des Abelam sont célèbres dans la littérature anthropologique océanienne (Kaberry 1941 ; Lea 1961 ; Tuzin 1972 ; Rubel & Roseman 1978 ; Hauser Huber-Greub 1988). Cultivés sur essarts exclusivement par les hommes, ces tubercules peuvent atteindre trois mètres de long et peser plus de cinquante kilogrammes pour le cultivar considéré comme le plus important, la Maambutap.

1 Une fois récoltées, les ignames sont décorées et présentées lors de cérémonies annuelles, appelées à Nyamikum Waapi Saaki (« alignement des grandes ignames ») qui clôturent le cycle des récoltes (Fig. 1-2). L’ensemble des habitants des différents hameaux du village, ainsi que des visiteurs des villages voisins sont invités à les évaluer (Fig. 3-4). Les grandes ignames entrent ensuite dans des circuits d’échanges complexes comprenant entre autres les échanges compétitifs entre des partenaires cérémoniels, les compensations matrimoniales et funéraires et le règlement de disputes. D’une façon générale, une fois le tubercule transmis, une partie en est consommée par son acquéreur et ses alliés, tandis que l’autre sert de bouture pour être replantée1.

Techniques & Culture, 52-53 | 2009 53

© Ludovic Coupaye

Cérémonie Waapi Saaki « Alignement des grandes ignames » à Balukwil-Nyamikum (août 2003)

Les ignames waapi (Dioscorea alata) de la variété locale Maambutap sont présentées pour évaluation. Le public est constitué des gens des hameaux du village ainsi que de délégations venues des villages voisins, alliés comme rivaux. Il existait autrefois trois cérémonies successives, chacune consacrée à un groupe de variétés spécifiques. Chaque cérémonie se décompose en une présentation des cultivars, suivie de leur évaluation, de discours publics puis d’une danse qui va durer toute la nuit. (Fig. 1)

© Ludovic Coupaye

Techniques & Culture, 52-53 | 2009 54

Waapi Saaki, Nyamikum (juin 2003)

Deux Grands Hommes venus d’un village voisin évaluent une grande igname de la variété kupmi. (Fig. 3)

© Ludovic Coupaye

Waapi Saaki à Kimbangwa (juillet 2003)

Au début de la cérémonie, les ignames sont apportées sur la place cérémonielle, précédées par un groupe de Grands Hommes, chantant en s’accompagnant de tambours-sabliers. Chaque igname, portée par deux hommes, fait le tour de la place avant d’être installée sur une des structures prévues (cf. Fig. 1). (Fig. 2)

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© Ludovic Coupaye Les ignames présentées sur cette photo (des Maambutap), sont suspendues à leurs montants, et reposent sur la structure construite sur la place cérémonielle. On distingue une partie des décorations, comme le masque de bois, l’ornement fait d’une dépouille de Paradisier (traitée pour qu’elle puisse se conserver), de coquillages et de plumes. (Fig. 4) (juin 2003)

2 Les habitants cultivent également des petites ignames (Dioscorea esculenta) et un ensemble d’autres plantes associées, comme le taro, une variété comestible d’ambrette (Abelmoschus manihot), et plusieurs variétés de bananes. Les grandes ignames, quant à elles, sont cultivées dans d’autres jardins, isolés et généralement clôturés, dont l’accès est interdit aux femmes et aux étrangers (Fig. 5-6). En revanche, les petites ignames sont plantées en commun et cultivées dans des jardins ouverts où hommes et femmes travaillent de concert (Fig. 7).

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© Ludovic Coupaye

Vue axonométrique de la treille à grande igname

Cette treille se compose des éléments suivants : tëkët (le « siège ») soutenant (le monticule) kutapmë ; jaabë (le « lit » horizontal) sur lequel vont reposer les tiges de la plante et taawu (la « structure » en verticale) sur laquelle vont grimper les tiges de la plante au terme de leur croissance. (Fig. 5) – Dessin de l’auteur

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Jardin à Igname de Kony Ganbakiya (février 2002)

Vue du monticule : kutampë. (Fig. 6)

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Plantation d’un jardin de petites ignames ka

Contrairement à la plantation des grandes ignames, celle d’un jardin de ka mobilise l’ensemble du hameau. Les jeunes gens manient les bêches en palmier noir (gësaa), et préparent pour chaque emplacement à igname, un mini tëkët (cf. figure 5 et 6), destiné à soutenir le petit monticule. Hommes et femmes installent les tubercules dans leurs trous, avant de les recouvrir. (Fig. 7)

Un objet complexe et multivalent

Les grandes ignames sont au cœur d’un ensemble de caractéristiques matérielles, conceptuelles et symboliques qui les placent à l’intersection de plusieurs registres sociaux : nourriture, monnaies cérémonielles et images d’ancêtres. Comme nourriture, leur consommation contribue à la constitution de la personne physique, mais aussi sociale. En tant que monnaies cérémonielles, elles jouent le rôle de substituts d’êtres humains dans les systèmes de compensations. Leur échange contribue au maintien et à la reproduction des relations sociales, en faisant circuler les boutures à l’intérieur et à l’extérieur du village. Enfin, par leur révélation lors de cérémonies, elles évoquent d’autres formes symboliques absentes et invisibles comme celles des ancêtres, renvoient également aux pouvoirs invisibles qui animent les espèces vivantes et contribuent à leur croissance et à leur reproduction. En tant que telles, elles sont décorées comme l’étaient autrefois les initiés (Fig. 8) et présentent des connotations visuelles qui les rapprochent des images d’entités ancestrales peintes sur les façades des maisons cérémonielles (Fig. 10) ou des figures sculptées et polychromes, qui étaient révélées lors des cycles d’initiations (Forge 1973) aujourd’hui abandonnés. Les éléments de leur décoration, notamment les masques en vannerie, ont aujourd’hui pénétré le

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domaine du marché international de l’art et font partie des objets emblématiques des productions Abelam dans les collections publiques comme privées (Fig. 9). 3 Ainsi, les grandes ignames décorées apparaissent comme des objets complexes et multivalents dont l’étude est l’exemple privilégié d’un ensemble de phénomènes étudiés aujourd’hui en anthropologie de la Mélanésie (cf. Jeudy-Ballini et Juillerat 2002), parmi lesquels on peut mentionner les échanges, les rapports hommes-femmes, le foncier, l’agriculture traditionnelle, la personne sociale, les rituels, l’art et les phénomènes esthétiques, ou encore la modernité.

4 La question reste de savoir comment ces différents phénomènes interviennent, sont incorporés et concrétisés dans cet objet. De comprendre pourquoi cet élément végétal est si essentiel aux yeux des gens de Nyamikum et les placent à part des autres productions végétales.

La méthode d’approche

Les Abelam étant connus pour l’absence quasi-totale d’interprétations élaborées, confirmant le caractère non-verbal de ce qui est transmis durant les cérémonies (Forge 1973), il est difficile de recourir à la solution des exégèses locales pour répondre à cette question. Par ailleurs, les explications classiques sont souvent limitées aux qualificatifs de « cérémoniel » ou de « rituel » (Tuzin 1972). Elles ne suffisent pas à rendre compte du rôle concret que de tels objets jouent ou de ce qui leur donne leur valeur, en dehors d’éléments qui sont jugés remarquables – tels l’isolement des jardins, le caractère exclusivement masculin et la série d’interdits alimentaires et comportementaux, notamment sexuels, qui sont associés au tubercule-artefact et qui le distinguent des autres productions horticoles. 5 Face à une telle situation, l’approche adoptée pour répondre à la question du « comment » a été d’analyser en détail la chaîne opératoire de production conduisant à la fabrication des ignames en tant qu’artefacts originaux. C’est par ce biais que l’on a choisi aussi d’éclairer un certain nombre de concepts et de notions qui prédominent dans les études anthropologiques contemporaines de la culture matérielle et notamment dans les approches qui sont au cœur des études anglo-saxonnes (cf. Coupaye& Douny, ce numéro). Nous n’en citerons ici qu’un nombre restreint à titre d’exemple.

6 Ce choix méthodologique permet de « donner matière » à des concepts tels que la « biographie des objets » (Kopytoff 1986), la « matérialité » (terme renvoyant au caractère relationnel des propriétés matérielles et sensorielles de l’objet (cf. Miller 2005), l’agency (Gell 2008 [1998])2 et de comprendre comment l’usage et la consommation des objets (Miller 1987) participent à la co-construction du social et des corps (Warnier 1999). Au passage, on notera que cette approche via la chaîne opératoire permet aussi de suivre la proposition de Bruno Latour (1991) et d’étudier un objet « hybride », ici un parfait mélange de nature et de culture, en étudiant l’enchevêtrement des deux pôles au lieu de chercher à les distinguer. La chaîne opératoire est également l’occasion de mettre conjointement en relief les actions sur la matière et l’ensemble des « réseaux » d’acteurs humains et non-humains mobilisés dans ces opérations. Enfin, il devient possible de comprendre comment la monstration de tels objets complexes et multivalents, par les inférences esthétiques et matérielles qu’ils génèrent chez leurs spectateurs ou par affordance (Gibson 1977) est à la source d’une forme «

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d’enchantement » dont le rôle est de transformer ceux qui en sont les témoins (Gell 1992). Ces notions et leur validité sont bien sûr toujours soumises à débat (par exemple voir Ingold 2007 ; Bloch 1999). Il nous semble cependant que leur combinaison dans l’approche proposée permet de les éclairer.

7 Par conséquent, nous avons opté pour une attitude sensiblement différente des approches de la technologie culturelle tout en conservant ses principes. Nous avons choisi d’examiner non seulement les actions sur la matière, mais également celles considérées comme rituelles, et plus encore, l’ensemble des « réseaux » d’acteurs humains et non-humains mobilisés dans ces opérations. Non seulement il s’agissait de suivre les remarques de Mauss sur l’efficacité, commune aux actes techniques et aux actes rituels (1968 [1909], 1950 [1935]), mais également de dépasser la question des déterminismes sociaux et/ou matériels, en remplaçant la recherche des causes par celles des raisons données par les cultivateurs eux-mêmes, au sens des « nécessités logiques » (Wittgenstein 1993 [1922] ; de Lara 2005).

La chaîne opératoire comme réseau complexe

Le processus de production des ignames 3 se compose d’une grande variété de chaînes opératoiresemboîtées les unes dans les autres 4, que l’on peut résumer comme suit :

(1) Ouverture de l’essart (2) Nettoyage (3) Plantation

(4) Entretien (5) Récolte (6) Jachère

8 Chacune de ces étapes peut être décomposée en une multitude d’autres étapes, certaines prenant quelques minutes, d’autres s’étendant sur une période pouvant aller jusqu’à plusieurs mois. On notera, qu’une récolte (étape 5) peut être suivie d’une nouvelle plantation (retour à l’étape 3), et ce jusqu’à deux ou trois cycles avant de laisser la forêt avoisinante reconquérir l’espace du jardin. Cette séquence est valide pour les jardins des grandes comme des petites ignames5.

9 Toutefois, la séquence décrite précédemment ne prend pas en compte la cérémonie Waapi Saaki qui clôture un cycle agricole. La raison pour laquelle les cultivateurs investissent autant de temps et d’énergie dans la culture d’un seul tubercule (Fig. 11-12)6 parallèlement à la culture d’un jardin commun qui en produira plus de 1 300 pour un poids total approximatif de 1 100 kg, est exprimée bien souvent par les Abelam de la manière suivante : « si nous ne récoltons pas de Maambutap et si nous ne faisons pas de cérémonie, aucune nourriture ne pourra sortir des jardins et nous mourrons de faim. Les Maambutap “ouvrent la route” à toute la nourriture ».

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Croquis de terrain

Il montre la position d’un homme creusant un tunnel pour accéder à la partie inférieure de l’igname. En fonction du niveau auquel il arrive, le cultivateur peut descendre un peu plus bas afin d’atteindre l’extrémité du tubercule. Puis, en fonction de son évaluation de la pousse, il peut décider de rajouter des « fertilisants », composée de sève et/ou de poudres tirées de pierres ou de cendres. (Fig. 12)

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10 Cette remarque est importante pour la compréhension du phénomène. En effet, elle permet à elle seule de justifier l’inclusion du Waapi Saaki dans la chaîne opératoire globale comme étape nécessaire à la production de nourriture.

11 La séquence précédente doit donc être articulée à la seconde afin d’intégrer les dimensions symboliques du processus :

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12 Les discussions avec les cultivateurs font également ressortir d’autres éléments jugés essentiels à la réussite de l’ensemble des opérations. Pour des raisons d’espace, nous n’en esquisserons que quelques-uns :

13 La nécessité de planter ses ignames sur la terre clanique, qui est censée reconnaître les siens, ou d’obtenir l’accord d’un représentant du clan auquel la terre appartient, accord sanctionné par un rituel.

14 La qualité du Jëwaai, une substance corporelle invisible qui varie selon les individus (certains lignages sont considérés comme plus favorisés que d’autres), joue un rôle central notamment mais pas exclusivement dans la capacité à faire pousser des plantes ; la nécessité d’observer pendant toute la durée de la pousse des grandes ignames, qui s’étend sur plus de huit mois, un Yakët. Ce terme regroupe une série de prescriptions et de proscriptions alimentaires et comportementales. Ces dernières incluent notamment des interdits sexuels et la nécessité d’éviter tout conflit, dispute ou colère qui ont un effet négatif sur la pousse des tubercules. Ainsi, autrefois, les guerres avec les villages voisins étaient suspendues. Par ailleurs, les interdits sexuels évitent au corps du cultivateur d’accumuler des substances issues du sang menstruel féminin, considéré comme puissant mais néfaste pour la plupart des activités physiques et rituelles, et susceptible d’affecter la forme finale des tubercules, qui doivent être longs, réguliers et sans fourches ni bulbes. Parmi les prescriptions, on notera la nécessité de réaliser une saignée du pénis, opération douloureuse, mais jugée nécessaire afin de débarrasser le corps des substances néfastes.

15 Le rôle des femmes, et notamment des épouses, est également impliqué dans l’observation parallèle d’un Yakët destiné à modifier aussi leur corps. Celui-ci se justifie par le fait que l’épouse nourrit le cultivateur durant toute la durée du cycle, et qu’elle l’accompagne dans une grande partie des tâches quotidiennes. Dans certains cas, si le Jëwaai de l’épouse est bon, si elle respecte les interdits sexuels et si elle n’est pas en période de règles, elle peut accompagner le cultivateur au jardin de grandes ignames. Bien qu’il s’agisse d’exceptions, ceci invite à penser que ce ne sont pas les femmes ni les éléments féminins du monde qui sont exclus, mais uniquement ce qui touche à la menstruation. Ainsi, les filles prépubères (plus encore que les jeunes garçons) ou les femmes ménopausées peuvent être préférées pour la réalisation d’opérations rituelles à l’intérieur du jardin, si l’on peut être certain, dans le premier cas, qu’elles n’ont ni menstruations, ni pu avoir de rapports sexuels, et dans le second, celui des femmes ménopausées, qu’elles ne possèdent plus cette substance dangereuse.

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16 Le recours à un ensemble de rites (privés et individuels) réalisés avant d’entrer dans le jardin ou à l’intérieur du jardin. Ils incluent des purifications corporelles destinées à « aiguiser » le Jëwaai ou à mobiliser l’assistance d’entités totémiques non-humaines du clan du cultivateur, résidant dans des portions identifiées du territoire clanique et dont l’action est relayée par des vers de terres invisibles. Ces derniers contrôlent la pousse des tubercules et peuvent sentir le Jëwaai de l’individu par l’intermédiaire du contact des mains avec la terre ou de la sueur tombant sur le sol. Ces entités sont mobilisées par l’entremise de formules énoncées ou simplement murmurées, voire pensées. Ces deux ensembles de rites non seulement agissent sur ces entités, mais améliorent également les qualités corporelles de l’individu, aiguisent ses sens et donnent leur efficacité aux interactions gestuelles avec les matériaux manipulés, particulièrement avec la terre et les vignes grimpantes des ignames.

17 L’ajout de substances magiques (cf. Forge 1962) lors de la croissance du tubercule. Ces substances sont soit récoltées par le cultivateur lui-même soit obtenues par échanges entre alliés et parents au-delà des frontières du village. Ces substances peuvent être des poudres minérales (de valence mâle) ou des décoctions liquides (de valence femelle), ou encore des combinaisons des deux. Elles ont pour origine des lieux particuliers du territoire, lieux réputés pour être les domaines d’entités non-humaines potentiellement dangereuses de sexe masculin ou féminin. Chaque cultivateur possède sa propre recette, soit une création personnelle, à partir d’expérimentations, de conseils ou d’opinions soit obtenue par échanges.

18 Le dépôt d’un anneau de coquillages auprès d’un autel secret contenant une pierre sacrée considérée comme la source du pouvoir procréatif des Maambutap, alimentait « comme une centrale électrique », selon les dires des habitants de Nyamikum, tous les jardins appartenant aux individus ayant déposé un de leurs anneaux. Chaque village possède un jeu de pierres particulier, chacun dédié à un type de nourriture spécifique (telle que grandes ignames, petites ignames ou arbres à pain). Tous les villages possèdent une pierre dédiée aux Maambutap. En fonction du succès d’un village, celui-ci peut recevoir des demandes de la part de cultivateurs extérieurs.

19 Les interactions sociales jouent aussi un rôle important. Non seulement les cultivateurs sont censés adopter une attitude permanente de Nëmandu (Grand Homme) mais ils doivent également participer activement aux débats publics ayant lieu sur les places cérémonielles au centre desquelles se trouve un petit amas de pierres appelé Baapmu- taakwa. Ces débats ont lieu régulièrement, lors des réunions d’information bimensuelles du village sous l’égide du Conseiller, représentant du village à la Chambre du District de Maprik, ou à la clôture de travaux réalisés en communs (tels que la construction d’une maison de réunion au sein d’un hameau, ou la plantation d’un jardin), de funérailles ou, bien sûr, d’un Waapi Saaki. Ces discours et débats, animés, utilisent un mode métaphorique. Ils sont censés « chauffer » la Baapmu-taakwa, et cette chaleur est retransmise à la pierre sacrée cachée mentionnée plus haut qui la conserve. Les relations sociales de l’ensemble du village sont donc à la source même du pouvoir de reproduction des pierres.

20 & L’ensemble des chaînes opératoires impliquées dans la culture des grandes ignames mobilise un ensemble hétérogène de gestes, d’actions sur la matière et le corps, de substances, d’acteurs, de lieux et de temporalités (Fig. 13-14-15) qui ont tous une raison d’être spécifique et sont mobilisés pour atteindre un résultat efficace. L’objet fini est

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donc un condensé de relations (sociales, matérielles, symboliques) réalisées au cours de la chaîne opératoire et concrétisées sous la forme d’un seul artefact (Fig. 16) qui doit impérativement être donné à voir. La récolte d’une Maambutap digne d’être présentée est vue comme l’assurance de la production de nourriture pour l’ensemble du village.

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Westley Kitnyora utlisant un gësaa (« bâton à fouir ») (novembre 2002)Il permet de préparer le trou pour planter une petite igname (ka) durant une session collective de plantation d’un jardin. Placé de profil par rapport à la direction du gësaa, d’une percussion lancée, il plante la pointe de l’outil, avant d’appuyer sur le manche, pour faire levier et soulever la terre. Ce travail, accompli par les jeunes gens est souvent accompagné de plaisanteries et d’allusions sexuelles. (Fig. 13)

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George Nabasil préparant le jable (novembre 2002)

La portion horizontale de la treille (cf. fig. 8), pour la partie grimpante de la tige de la grande igname plantée en contrebas. (Fig. 14)

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Exhumation d’une grande igname

Bill Kasëpëk et ses deux fils exhumant une grande igname. Le tubercule est placé sur une baayë (la base d’une feuille de palmier sagoutier), afin de la transporter. (Fig. 15)

21 Du point de vue des concepts évoqués plus haut, la matérialité de l’objet ne s’arrête donc pas aux qualités passives, qu’elles soient physiques, sensorielles ou symboliques du tubercule, lesquelles ne seraient révélées que par les usages, quand bien même multiples (comme nourriture, bouture, monnaie ou image) que l’on peut en faire. Elle s’étend aussi aux propriétés engendrées par la multitude d’agents, certains en opposition et en contradiction, mobilisés et intégrés lors des opérations techniques que cet objet concrétise et restitue au moment de sa monstration. Cette multivalence en fait un objet composite qui contient une partie de la personne du cultivateur et qui peut à son tour créer de nouvelles relations/tubercules. Cet objet peut-être interprété comme un microcosme. Il contient le potentiel de reproduction d’autres ignames, mais évoque aussi les propriétés d’autres images absentes (figures d’ancêtres, initiés) et dont la monstration génère, par inférences, d’autres images possibles (métaphores visuelles et verbales : pénis, sculpture, corps humain), tout en les fixant (temporairement) dans l’objet-igname lui-même. L’igname donne à voir les relations déjà réalisées mais aussi potentielles (qui se manifesteront lors de la consommation, de la plantation ou des échanges) sans rien dévoiler du processus technique dont elle est la concrétisation.

22 Évalué par d’autres cultivateurs, le tubercule suscite des inférences à la fois verbales et non verbales, non seulement sur sa forme, sa taille, sa couleur ou la régularité de sa peau, mais aussi sur la capacité de son cultivateur à avoir pu manipuler de manière efficace un tel réseau de relations sociales. Lorsqu’elle est donnée à voir, l’igname devient source d’un « enchantement » dont le but est de ravir ses témoins (Gell 1992, 2008 [1998]). Partagée par tous les spectateurs, la connaissance intime (embodied en anglais) de la longue et complexe chaîne opératoire, des multiples aléas et risques d’échec, des dangers physiques encourus et des négociations nécessaires est au

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fondement des jugements proférés. C’est donc en experts de la sociabilité matérialisée sous la forme de tubercules décorés qu’ils évaluent les grandes ignames.

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NOTES

1. Les ignames, comme d’autres tubercules, se propagent par reproduction végétative, chaque morceau de tubercule pouvant donner plusieurs clones de l’individu original (cf. Haudricourt 1964). 2. Parfois traduit sous le terme d’agence (Descola 2007) ou d’agentivité (Gell 2008) 3. J’ai détaillé ailleurs, la chaîne opératoire de la production d’ignames, cf. Coupaye 2009a, 2009b. 4. Chaque cultivateur s’occupe de quatre à cinq jardins : un jardin de grandes ignames, isolé, personnel, à l’accès restreint ; un jardin de petites ignames ouvert dans l’année en cours ; un jardin ouvert l’année précédente ; enfin, des jardins ouverts anciennement qui servent de réservoirs de semences pour les jardins plus récents. À ceci, il faut ajouter, bien souvent, un jardin de culture de rente (café, cacao ou vanille). Comprendre le rôle des grandes ignames implique donc d’intégrer à la chaîne opératoire les actions entreprises dans ces différents jardins, ainsi que leurs temporalités. 5. Bien qu’un cultivateur plante généralement deux ou trois grandes ignames dans son jardin. 6. Ou comme série d’étapes incluant le rassemblement des ressources nécessaire à la bonne réception des invités, la fabrication et les échanges permettant d’obtenir les ornements, les relations entre villages, etc.

RÉSUMÉS

Décrire des objets hybrides. Les grandes ignames décorées du village de Nyamikum, district de Maprik, province de l’Est Sepik, Papouasie-Nouvelle-Guinée. Dans ce court article, Ludovic Coupaye présente de manière synthétique un usage élargi de la notion de chaîne opératoire appliquée à un objet original, les grandes ignames décorées de la province du Sépik occidental, en Papouasie Nouvelle Guinée. L’objectif principal est d’illustrer quelques-uns des éléments théoriques et méthodologiques issus des approches francophones et anglophones de l’anthropologie de l’art et de la culture matérielle. Il commence par démontrer comment, par la méthodologie de la chaîne opératoire, il devient possible de comprendre le rôle multivalent d’images d’ancêtres, de monnaies cérémonielles et de nourriture des tubercules décorés. Puis il relie brièvement les éléments mis au jour par la méthodologie à des concepts récents utilisés dans l’anthropologie de la culture matérielle et de l’anthropologie de la Mélanésie, tels que la matérialité, la notion d’objet hybrides ou encore l’agency de l’art.

How to Describe Hybrid Objects. Large Inams Decorated with the Nyamikum Village, District of Maprik, Province of the East Sepik, Papouasie- News-Guinea. In this brief paper, Coupaye presents his utilisation of the notion of chaîne opératoire (operational sequence) in an extended way, to analyse the decorated long yams of the East sepik Province in Papua New Guinea. The aim is to illustrate some of the theoretical and methodological elements used in Francophones and Anglophones anthropology of art and material culture. Coupaye starts by demonstrating how, by using the chaîne opératoire, it is possible to understand the multivalent role of decorated tubers as ancestors images, valuables and food. Then he relates the elements revelead by such methodology to recent concepts used in anthropology of material culture and Mélanésian ethnography, such as materiality, the notion of « hybrid objets », or agency of art.

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INDEX

Mots-clés : agency, anthropologie de l’art, anthropologie des techniques, chaîne opératoire, materialité, methodology Keywords : agency, anthropology of art, anthropology of techniques, matérialité, methodology, operational sequence (Chaîne opératoire)

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Le fil de la pensée tisserande « Affordances » de la matière et des corps dans le tissage

Myriem Naji

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le tissage appartient au domaine des mathématiques. Une approche par l’embodiment ou la corporéité permet de rendre compte de la manière dont les tisseuses du Sirwa utilisent leurs expériences et capacités sensorimotrices en combinaison avec les affordances matérielles et culturelles de cette technique pour construire des concepts mathématiques. Dans les montagnes berbères du Sirwa dans l’Anti-Atlas marocain, la quasi-totalité des foyers produisent des tapis pour le marché international toute l’année. Les femmes tissent collectivement, dans l’espace domestique, entre femmes de la même maisonnée et du voisinage. L’une des questions qui m’a interpellée tout au long de mon terrain a été celle de comprendre comment les tisseuses parviennent à produire des tapis symétriques sans l’usage de support cognitif tel qu’un dessin comme cela est fréquemment pratiqué dans les ateliers de tissage urbains au Maroc. En effet, le tissage sur métier vertical implique une progression vers le haut qui cache la majeure partie du travail à l’ouvrière. Ni les réponses des tisseuses ni l’observation attentive de leur pratique ne suffisaient à résoudre ces questions. Mon propre apprentissage et la notion d’affordance (Gibson 1979 ; Knappett 2004 ; Norman 1999) ainsi que la perspective des théories de l’action située et de la cognition incarnée (Johnson 1987 ; 1999 ; Kirsch 1995 ; Lakoff & Johnson 1980 ; Keller & Keller 1996 ; Lave 1988 ; Lave & Wenger 1991 ; Varela & al. 1991) m’ont aidée à ébaucher quelques hypothèses sur la manière dont les tisseuses construisent des concepts géométriques et mathématiques à partir de l’expérience sensorimotrice du tissage. Les théories de l’action/cognition située et incarnée ou de l’inscription corporelle de l’esprit (Quéré 1997) postulent que l’esprit n’est pas désincarné mais est situé dans un corps, lui-même situé dans un environnement social et matériel. Cette approche subjective et corporelle du sujet en action a l’avantage de coupler les expériences et capacités sensorimotrices humaines

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avec un contexte culturel et physique donné. Par affordance, j’entends les propriétés de l’environnement qui ouvrent des possibilités d’action, de perception et de pensée au sujet. Mon utilisation de la notion d’affordance englobe, j’y reviendrai, le couplage sujet- environnement (matériel et social) et tient compte des « propriétés » de la matière aussi bien que de celle (du corps) du sujet.

Spécificité de la technique du tissage et affordances

Ce qui fait la spécificité de la technique du tissage dans le Sirwa, ce sont ses affordances (les possibilités d’action) qu’offre ce dispositif technique et ses limites et contraintes. Alors que le métier à tisser horizontal (masculin) utilisé par le darrâz en ville ne permet de confectionner que des tissus, le métier vertical (Fig. 1) sert aussi à produire des tapis. Sa simplicité est proportionnelle à la complexité et la variété des techniques auxquelles ce dispositif se prête.

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Le métier à tisser vertical

Aujourd’hui les montants des métiers sont en fer, ce qui signifie qu’une main-d’œuvre moindre est nécessaire pour les opérations d’enroulement du tissu et de déroulement de la chaîne. Avec un instrument plus stable et rigide, les tapis ne « gondolent » plus et leur largeur est constante d’une extrémité à l’autre. Les ensouples (ou poutres) supérieures et inférieures toujours confectionnées en bois mais beaucoup plus longues qu’autrefois sont adaptées à la demande de tapis plus larges. Un système d’écrou permet de baisser tous les deux jours environ la poutre supérieure pour libérer plus de chaîne tandis que la partie tissée est enroulée autour de la poutre inférieure. La tension des fils de la chaîne est accentuée par l’usage de larges branches (azrâz) qui tirent sur la chaînette de la lisse (nouées sur un roseau, cf. Fig. 6). (Fig. 1)

1 Le tissage certes imite les matières que sont la laine et le cuir puisque cette technique produit un entrelacement de couches fibreuses animales, mais elle offre aussi la possibilité de créer des épaisseurs et des formes fort variées. Tout se passe comme si le nœud, en tant que technique qui couvre et encercle, rendait l’usage de l’aiguille superflu et allait de pair avec la souplesse des objets tissés que l’on peut enrouler autour du corps, sur d’autres objets ou sur eux-mêmes (par exemple en baluchon).

2 Le tissage sur métier vertical est aussi caractérisé par trois principales contraintes matérielles : à la différence de la peinture et de la broderie où les motifs sont ajoutés

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sur une surface, dans la confection des tapis, les motifs et le fonds sont construits ensemble par l’entrecroisement des fils de la chaîne et de la trame.

3 Une autre particularité du tissage vertical est que cette activité impose une progression verticale du travail du bas vers le haut, exigeant des tisseuses qu’elles s’y adaptent physiquement. Elles se rehaussent par des coussins au fur et à mesure que le tissage croît en taille (Fig. 2 a).

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Adaptation du corps à la progression du tapis

Le tapis est quasiment fini. Une retardataire se retrouve seule ; elle s’est rehaussée grâce à plusieurs coussins ou sacs et doit se ternir toute droite pour pouvoir atteindre son ouvrage. (Fig. 2 a)

4 Une fois atteinte une certaine hauteur à laquelle élever les bras de manière prolongée devient douloureux et dans laquelle le passage des duites si près du rang de lisses leur écorche les mains, il devient alors nécessaire de libérer la partie non tissée de la chaîne et d’enrouler la partie travaillée autour de la poutre inférieure (Fig. 3) ; les tisseuses doivent alors se courber en deux pour pouvoir travailler très bas (Fig. 2 b).

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Enroulement de la partie tissée autour de l’ensouple inférieure

Les écrous ont été dévissés, la poutre supérieure baissée et déroulée et les jeunes filles sont à présent en train de retourner l’ensouple inférieure sur elle-même. Il faudra ensuite remonter l’ensouple supérieure, et renforcer la tension de la chaîne en rattachant la barre d’écartement aux trois branches (azrâz) à l’arrière du métier. (Fig. 3)

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Fillette courbée

Par contraste avec la tisseuse de la figure 2 a, cette petite fille doit se courber pour pouvoir travailler sur le tapis, qui venant d’être commencé, se trouve au niveau de son giron. La chèvre naine à ses côtés est un animal familier qui côtoie au quotidien les femmes de la maison, nettoyant le sol et parfois dormant avec la maîtresse de maison. (Fig. 2 b)

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5 Il en résulte, ce qui a des conséquences sur la cognition, que les tisseuses tout au long de leur travail ne voient qu’une infime portion du tissage, le restant étant caché dans l’ensouple inférieure. Ces contraintes signifient qu’il est impossible de placer d’abord le motif central et ensuite les autres, et qu’il faut d’une part penser de manière ascendante et d’autre part trouver des moyens pour pallier l’invisibilité de la plus grande part de l’ouvrage.

6 À cela s’ajoute une exigence culturelle : la nécessité de produire des tapis symétriques, l’absence de symétrie étant interprétée comme une preuve de maladresse et d’ignorance. Cette symétrie touche aussi bien les motifs que la composition : il s’agit de la reproduction par réflexion de tous les éléments de la composition dans les deux moitiés du tapis séparées par un motif central, lui-même symétrique (Fig. 4).

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Tapis symétrique en échiquier comportant une grande variété de rhombes

Les couleurs du fond, peu usuelles, ont été choisies par l’auteure. (Fig. 4)

Incorporation et affordance matérielles, cognitives et corporelles

J’ai montré ailleurs que la pratique du tissage implique un dispositif plus large que le métier à tisser. Le terme vernaculaire berbère astta ne se limite pas à cet instrument mais désigne à la fois l’activité, l’objet en devenir et l’espace (physique et social) où se déroule l’action. La notion d’affordance et la perspective de l’incorporation (Rosselin 2006) permettent d’analyser le processus d’apprentissage par lequel le sujet et le dispositif technique forment un couplage inséparable.

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7 En liant les propriétés d’un objet, une matière ou une substance aux actions efficaces que ceux-ci renferment, Leroi-Gourhan (1943, 1945) a anticipé les découvertes des psychologues (Gibson 1979) et des chercheurs en neurosciences. Jeannerod (1994) propose que les caractéristiques des objets activent certains schémas moteurs prédéterminés, autrement dit que les objets peuvent déclencher certaines actions. Cela est confirmé par la découverte des neurones canoniques : la simple observation d’un objet impliquerait au niveau neurophysiologique une simulation inconsciente de l’action qu’il renferme (Gallese 2000 a).

8 Cependant, la notion d’affordance que j’utilise ici ne décrit pas seulement la perception des propriétés de l’environnement matériel et social par le sujet ; elle tient aussi compte des propriétés de son propre corps. Comme l’ont souligné Merleau-Ponty (1945) et Gibson (1979), percevoir le monde, c’est se percevoir soi-même en mouvement dans cet environnement. En manipulant la laine, les tisseuses ne perçoivent pas seulement les potentialités que cette matière leur ouvre, elles le font à partir d’une structure anatomique et de capacités sensorimotrices particulières, elles-mêmes en partie culturellement construites, et par le biais du schéma corporel. Celui-ci ou image du corps, est une construction neurophysiologique et symbolique qui se réfère à la sensation que l’on a de notre position et de nos mouvements. Les praticiennes agissent sur la matière en même temps qu’elles sont « agies » à travers la confrontation de deux résistances ou matérialités : celle de astta et celle de leur corps (Naji 2009). La compétence et les gestes techniques efficaces émergent d’un long travail d’incorporation d’astta dans leur schéma corporel ; apprentissage au terme duquel la matérialité n’est plus perçue comme extérieure au corps dont la limite serait la peau, la main ou la partie du corps en contact avec la matière. Cette incorporation mobilise tous les sens à des degrés variables selon les différentes étapes de la chaîne opératoire et la compétence des tisseuses. La résistance de l’ensemble des fils de la chaîne est ainsi perçue durant le tissage visuellement, tactilement et kinesthésiquement, par le biais du peigne à tasser, de sons métalliques et sourds et de vibrations ressenties dans les genoux, voire les dents. Le dispositif technique de tissage se rapporte donc au couplage femme-astta. Il implique des contraintes et des affordances qui sont des propriétés de la matière aussi bien que du sujet.

Appréhension de la matière et des amordances du dispositif technique

L’apprentissage par échafaudage (Childs & Greenfield 1980) correspond à une initiation progressive au travail de la laine en commençant par les opérations les plus simples. Le filage (de moins en moins pratiqué) est appris avant le tissage. Ce premier contact physique avec la matière fibreuse, en tordant et étirant la laine en un fil plus ou moins fin et résistant, permet une prise de conscience de sa plasticité. Certes le fil autorise la tension et la ligne droite, mais il se prête aussi à être enroulé en pelote, replié sur lui- même ou autour d’un autre fil pour former un nœud. D’une matérialité semi-plastique (Balfet & Desrosiers 1987 ; Leroi-Gourhan 1943) fine et longue, les fils tracent des lignes qui se croisent obliquement ou à angle droit, et qui superposées forment des couches parallèles. Comme les cheveux que l’on tresse ou tord1, les fils s’emmêlent mais ils offrent aussi la possibilité d’être organisés pour créer une forme ordonnée. Aussi, durant les opérations antérieures à la confection du rang de lisses (inliten, Fig. 5 a et b),

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qui alors organise les fils de la chaîne de manière permanente, un grand soin est pris afin que ces fils ne s’emmêlent pas, en particulier durant le montage de la chaîne sur les ensouples (Fig. 6).

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Rang de lisses (inliten) vue de face et de dos

9 Face : La barre d’écartement est baissée, ce qui permet à Ijja de tirer sur cette nappe de fils de la chaîne et d’y passer sa main gauche. Lorsqu’elle remontera la barre ce sont les fils de l’arrière qui passeront devant.

10 Dos : alors que de face, on voit le système de nœuds coulants qui retient de manière plus ou moins lâche les fils de chaîne, de dos c’est la chaînette du inliten qui est visible.

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Le fil rose est attaché à une des grandes branches (azrâz) qui maintiennent la tension de la chaîne. (Fig. 5 a et 5 b)

Fixage de la chaîne sur les ensouples

Par un matin d’hiver, sur une aire à battre, après que les femmes adultes aient fini d’ourdir la chaîne, les jeunes filles ont déposé les deux ensouples de manière parallèle afin de pouvoir y coudre les deux extrémités (tigrut, cf. fig. 13) de la chaîne. Avant d’enrouler la chaîne autour de l’ensouple supérieure, elles glissent entre les fils de chaîne, une barre d’écartement plus flexible que le roseau : un tuyau orange. Les risques d’emmêlement sont très visibles. (Fig. 6)

11 Grâce à la pratique du tissage précédant la confection de l’inliten, les jeunes filles développent une compréhension de ces mécanismes du tissage, à force de monter et descendre la barre d’écartement qui écarte et resserre alternativement les nappes de fils, et de passer leurs mains entre celles-ci. Les nœuds coulants de l’inliten, en retenant un fil de chaîne sur deux, modifient légèrement leur trajectoire sans leur ôter leur dynamisme, créant ces nappes de fils parallèles mais alternativement ouvertes et fermées. Le nœud fournit ainsi non pas une surface mais un espace multidimensionnel. Pour rendre la tâche moins lassante et ardue, mais probablement aussi pour stimuler l’émulation, cette opération est effectuée par deux personnes, chacune commençant à former la chaîne de l’inlinten depuis l’une des lisières pour se retrouver au centre du métier à tisser.

12 La participation à tous les travaux précédant le tissage imprègne donc les jeunes filles des propriétés de la matière et les familiarise aux gestes techniques. Ainsi, alors qu’il est rare qu’elles apprennent à nouer la chaînette (tigrut) qui constituera la largeur du tapis, on leur assigne toujours le rôle moins expert de débobiner la pelote dont le fil est passé à l’une puis à l’autre ourdisseuse (Fig. 7).

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Opération d’ourdissage

Elle nécessite trois personnes : deux assises devant un piquet reçoivent de la troisième qui va et vient entre elles un fil qu’elles nouent entre deux fils doublés formant une chaînette (tigrut) autour du piquet (cf. Fig. 13).(Fig. 7)

13 Cependant, la compréhension de la tension de la chaîne ne signifie pas pour autant l’investissement immédiat de toutes ses potentialités : ces affordances émergent par la pratique dans un contexte socioculturel particulier. Ainsi, il m’a fallu un certain temps pour comprendre que les gestes de brochage les plus efficaces consistaient non pas à manipuler les fils indépendants, mobiles et lâches autour des fils de chaîne tendus, mais au contraire à faire avancer ces derniers pour y accrocher les premiers. Ma perception de la chaîne comme un écran fixe et rigide m’a empêchée d’envisager ses qualités élastiques. C’est cette tension plus ou moins forte et admettant une déviance par rapport à la ligne droite, qui justement rend la manipulation de la chaîne plus économique et fait qu’elle constitue un espace dynamique multidimensionnel.

14 Une anecdote nous éclaire sur le rôle attribué localement à cette imprégnation sensorimotrice dans l’apprentissage. Un jour, pour mon bénéfice, les jeunes filles de la famille Ayt ‘Abdallah mirent les fillettes de la maison, âgées de douze et quatorze ans, devant le métier et, sans ambages ni préparation, leur ordonnèrent de passer les trames et de les tasser. La valeur informative de cet événement complètement artificiel réside dans le fait que tout se passa comme si les sœurs aînées considéraient que l’observation prolongée à laquelle les fillettes avaient été exposées en tant que membres féminins de la famille constituait une initiation suffisante. Houspillées à chaque fois qu’elles faisaient mine de ralentir, les fillettes n’avaient ni le temps de réfléchir avant d’agir ni celui d’analyser leurs mouvements. On encourageait l’aspect réactif de la perception et de l’action. La compétence revient donc à être capable d’appréhender rapidement et efficacement un répertoire d’actions potentielles que la

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matière renferme et que la culture dicte. La plus lente des deux fillettes à acquérir ces automatismes fut automatiquement qualifiée de moins intelligente.

Penser avec le corps des autres

Il existe des moments d’intimité personnelle où la tisseuse trouve la solution à un problème et construit son savoir seule dans son corps à corps avec la matière. Pour comprendre comment une forme a été produite, Asia, une tisseuse débutante, ne se contente pas d’imiter les gestes de Huda, plus experte qu’elle. Elle défait les fils attachés par Huda et essaie de les replacer au bon endroit. Avec le temps, la répétition des gestes correspondant à des formes particulières entraîne une articulation fluide des représentations visuelles et des représentations motrices qui assure une mémorisation telle que la simple vue d’un motif permet sa reproduction matérielle ultérieure. Mais l’imprégnation sensorimotrice des propriétés de l’environnement se fait aussi à travers le corps des autres. Les jeunes filles apprennent à tisser sur le même tapis avec une tisseuse plus compétente, soit leur mère, soit une sœur ou cousine. Au terme de deux ans de pratique quasi quotidienne, une tisseuse est considérée comme experte. Le tissage, comme d’autres activités domestiques, constitue la matière sur laquelle les liens entre les femmes et la transmission du savoir s’effectuent. C’est dans leurs familles qu’elles apprennent ce qu’est un bon travail, c’est-à-dire à évaluer la qualité de leur ouvrage par rapport aux autres tisseuses du village. Dans un contexte où l’activité du tissage n’est pas toujours considérée de gaieté de cœur, la concurrence entre les tisseuses (et leurs familles) en termes de statut social constitue une motivation importante. En effet, elles se distinguent à travers leurs compétences techniques et la visibilité de leur contribution au revenu de la famille.

15 En travaillant avec une autre sur le même objet en devenir, l’apprentie appréhende la matière en se positionnant de la même manière et en adoptant la même perspective que celle qui est assise à ses côtés, et ce sans avoir à effectuer une transposition spatiale extrême. Les neurones miroirs qui interviennent dans le contrôle de l’action, dans la simulation et dans l’expérience des actions, émotions et sensations sont actifs aussi quand nous sommes les témoins de celles-ci chez les autres (Gallese 2000 b).

16 Pareillement à ces maçons maliens, étudiés par Marchand (2007) qui partagent une histoire de travail commune, les tisseuses construisent ensemble, simultanément, des représentations (visuelles, verbales, motrices) de ce qu’elles veulent accomplir et de ce qu’est un bon travail. Le processus d’imitation, qui implique la production d’une approximation individuelle et pas exactement identique aux représentations de l’experte, porte donc en lui les germes du changement. Les tisseuses articulent ces représentations dans leurs performances motrices pour coordonner leur travail parfois sans échange verbal, comme quand le peigne à tasser et les écheveaux passent d’un giron à l’autre ; il n’est pas non plus nécessaire de se parler pour savoir comment et où la jonction entre les deux parties respectives sur lesquelles les tisseuses travaillent doit se faire. Dans ce contexte de pratique collective, il y a toujours une personne plus expérimentée sur laquelle on peut compter. Par exemple, connaissant les préférences esthétiques de chaque tisseuse, la plus experte des tisseuses est capable de les aider à reconstituer un motif. Les noms des motifs ou de certains de leurs éléments ont une valeur mnémotechnique et intersubjective de communication.

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17 À cette lecture commune des actions potentielles présentes dans la matière agie se mêlent indissociablement des conventions culturelles et familiales, à valeur morale. Ainsi en laissant pendre la trame en escalier (isghayn, Fig. 9 b et 11) de manière à ce que sa voisine puisse prendre la suite quand elle le désire, la tisseuse sait que cela affectera la régularité des duites d’une lisière à l’autre. Les tisseuses perfectionnistes rejettent ce procédé technique (isg) et se distinguent ainsi de celles qui le pratiquent.

Le concept « fil-ligne »

Si les affordances et contraintes jouent un rôle crucial dans le raisonnement et la conceptualisation, je me concentre dans cet article sur un élément de cette matérialité qui me semble primordial pour la cognition, le fil, parce qu’il est à la base de la formation de ce que je nomme le concept de « ligne » ou de « ligne-fil ». Ce concept n’est pas émique mais correspond à mon interprétation de ce phénomène d’incorporation par lequel l’engagement physique répété des tisseuses avec la matérialité la plus élémentaire d’astta 2 engendre la formation de concepts complexes. Le concept fil-ligne constitue le fondement de la pensée tisserande. À la fois objet matériel et concept, cette forme géométrique élémentaire est manipulée et placée par rapport à d’autres lignes pour créer et penser d’autres concepts plus sophistiqués : polygones à trois ou quatre côtés, dont le rhombe (<>), constitué de deux triangles congruents séparés par une diagonale qui constitue un axe de symétrie en réflexion ou miroir (Fig. 8).

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Symétrie en réflexion ou miroir

Exemple de motif symétrique basé sur le rhombe. Fadma était très fière de sa nouvelle prouesse technique. En commençant par le rhombe orange du bas, elle a réussi à faire en sorte que le rhombe blanc succède avec harmonie à un triangle orange, suivi d’un triangle blanc et d’un autre orange. (Fig. 8)

18 Les formes expérimentées par l’expérience sensorimotrice deviennent des entités manipulables mentalement. Les tisseuses ont donné des noms aux concepts élaborés et aux motifs qui leur permettent de les classer et de les comparer dans les moments de réflexion personnelle, mais aussi d’en discuter avec d’autres tisseuses.

19 Un autre élément important de la pensée spatiale tisserande est le schéma « image ». Selon Lakoff et Johnson (1980 ; Johnson 1987), nos concepts émergent de nos expériences inconscientes sensorimotrices de tous les jours et reposent sur notre infrastructure biologique. C’est parce que nous avons un corps capable de se déplacer sur deux jambes dans une position verticale et que nous avons des organes perceptuels qui peuvent repérer des objets en mouvement que nous avons développé des schémas images. Ceux-ci ne sont pas des images mentales, mais des structures dynamiques et récurrentes qui organisent nos représentations mentales, et donnent cohérence et sens à nos expériences perceptuelles préconceptuelles, non-formelles et non- propositionnelles (Johnson 1987, 1999). Ainsi, le sens de l’équilibre est inscrit dans notre position verticale. Il donne sens à d’autres expériences corporelles comme celle des quantités (trop ou pas assez) et du déséquilibre. Johnson et Lakoff identifient plusieurs schémas, parmi lesquels je retiendrai les suivants : la verticalité, l’équilibre, le récipient (lié à des concepts comme « dans » et « hors », et à la perception du corps et des objets comme des récipients) et le schéma source-chemin-but (de … à). Ces schémas images, nous allons le voir, jouent un rôle important dans l’émergence de concepts géométriques et mathématiques liés à l’organisation spatiale du tissage.

20 Je commencerai en décrivant comment la perception kinesthésique du concept de ligne par les tisseuses s’effectue en symbiose avec celui de la gravité et de l’équilibre de leur propre corps. Assises droites devant l’astta, les tisseuses suivent le tissage vers le haut. Lorsqu’elles tassent ou passent la trame, elles se meuvent d’avant en arrière et obliquement de droite et à gauche (et vice versa) dans la limite de leur assise et donc de l’équilibre. La verticalité et l’horizontalité sont aussi des caractéristiques de l’instrument technique et de l’objet tissé. Le métier à tisser (Fig. 1) est un cadre constitué de lignes verticales et horizontales : la chaîne est formée de fils droits parallèles tendus verticalement entre deux poutres horizontales, elles-mêmes soutenues par des montants verticaux. La trame qui la rencontre à angle droit est

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constituée de lignes horizontales superposées et plus lâches qui sont passées transversalement (Fig. 9 a, 9 b).

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Passage des fils de trames entre les nappes de la chaîne

Sous la main droite de la tisseuse au pull rose on peut voir le isghayn, sorte d’escalier qui permet de tisser sur la partie devant soi sans se préoccuper du rythme des autres tisseuses. (Fig. 9 a et 9 b)

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Passage des fils de trames entre les nappes de la chaîne

Sous la main droite de la tisseuse au pull rose on peut voir le isghayn, sorte d’escalier qui permet de tisser sur la partie devant soi sans se préoccuper du rythme des autres tisseuses. (Fig. 9 a et 9 b)

21 Sur ces formes géométriques élémentaires verticales et horizontales, les fils des motifs brochés ne tiennent qu’obliquement : attachés à certains fils de la chaîne, ils sont retenus par les fils de trame au fur et à mesure qu’ils se meuvent vers le haut (Fig. 10 a, 10 b, 10 c, 10 d, fig. 11).

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Progression des motifs brochés après chaque passage de duite (bleu marine)

Des fils indépendants blancs ont été placés à intervalle régulier au-dessus de la trame bleue. Ils sont maintenus par un passage de duite, puis sont entrecroisés entre eux pour former une sorte de x. Nouveau passage de duite, cette fois on ajoute d’autres fils indépendants blancs puis après un autre passage de duite des fils indépendants rouges. À gauche, on peut voir un tendeur des plus frustres : un long clou dont la pointe est fichée dans le tissu et dont l’autre extrémité est attachée par un cordon rose au montant du métier. (Fig. 10 a, 10 b, 10 c, 10 d

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Petit tapis en échiquier à trois couleurs

Les fils indépendants ont été soulevés pour que les motifs inachevés soient plus visibles. Dans les parties jaune et bleue la tisseuse utilise la technique du isghayn. (Fig. 11)

22 L’une des propriétés des fils est qu’ils forment des unités distinctes les unes des autres par leur couleur et leur épaisseur, des affordances qui signifient qu’ils sont susceptibles d’être classés, alignés rythmiquement ou corrélés pour obtenir des formes géométriques. Une grande variété de motifs peut être obtenue à partir de la combinaison de lignes obliques, parallèles /// ou se rencontrant en \/ (ou leur contraire /\). La juxtaposition de ces formes produit aussi des chevrons horizontalement /\/\/\ et verticalement. Au rhombe, qui se présente sous plusieurs formes (pleines, vides, constituées d’un ou plusieurs rhombes) peuvent être ajoutées d’autres formes, y compris des « indentations multiples » et « motifs digits ciliés, pectinés » (Berque 1964 : 17). Avec pratique et répétition, les praticiennes apprennent kinesthésiquement, tactilement et de manière imagée ce qui est commun à toutes les lignes. Elles acquièrent la capacité d’abstraire les traits principaux du concept de ligne et ses concepts associés de lignes parallèles, perpendiculaires et se croisant à différents degrés, pour élaborer des configurations complexes. La symétrie n’est qu’un élément d’une esthétique basée sur une répétition subtile de formes similaires et apparentées (Fig. 4 et 8).

23 Au niveau des motifs, les fils indépendants de décoration forment une succession de lignes qui sont reliées par des nœuds dans leur progression ascendante. Les nœuds sont les points d’articulation où les lignes changent de direction. Le résultat de ces changements de direction qui apparaissent comme des \/ (iqn) et des /\ (irzm) sont décrits par les tisseuses comme des ouvertures ou fermetures respectivement. Le motif constitué de ces éléments placés côte à côte de manière horizontale <><><> ou verticale se nomme arzem-atitqant [ouvre-ferme]. Cette conception d’un espace qui s’ouvre ou se ferme relève de l’expérience sensorimotrice de l’activité technique elle-même. Les gestes du tissage impliquent l’action de passer des fils sur, autour, derrière d’autres, de tirer la trame à l’intérieur d’un passage et de l’en faire ressortir (Fig. 12).

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Passage de trame

Ici les mains se noient entre les nappes de la chaîne. Une partie des fils des motifs brochés, jetés à l’arrière, apparaissent hirsutes et jaunes sur le dos du tissage. (Fig. 12.)

24 Cette perception de pénétrer une matière-récipient apparaît aussi dans le vocabulaire utilisé par les tisseuses en situation d’apprentissage. Elles parlent à la débutante en termes de direction (à droite, à gauche, derrière) et usent de verbes de mouvement (skshm ! [entre !], sfgh ! [sors !], zri ! [passe !]). Ces expressions traduisent une expérience physique de déplacement dans l’espace pour atteindre un but similaire à celle identifiée par Lakoff et Johnson (1980 ; Johnson 1987) comme un chemin (path) ou un schéma source-chemin-but.

25 De plus, dans la culture berbère et arabe (Doutté 1909 ; Westermarck 1926), l’acte de nouer et son résultat sont conçus comme des actions de fermeture aussi bien dans la pratique technique que magique. La signification de l’action de nouer comme une fermeture n’est pas à chercher dans les termes utilisés pour décrire les motifs (Daugherty 2004) mais plutôt dans l’exécution des gestes techniques33qui consistent à enrouler un fil ou un autre matériau autour d’un support et à le serrer de manière plus ou moins lâche et définitive. En fermant avec un lien, en entourant un membre ou le cou et en serrant, on coupe la circulation du sang, le souffle, voire la vie, et ce, pas seulement de façon symbolique. Le nœud est utilisé au quotidien : pour attacher les foulards et ceintures, dans la confection de nouets de protection ou de baluchons servant à porter le linge à la fontaine ou à protéger un casse-croûte de la poussière et des mouches. Le transport de fagots sur le dos ou le placement d’énormes sacs d’orge fraîchement moissonné sur le dos d’un âne requiert de connaître l’art de nouer avec des cordes.

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26 Le concept de ligne permet de penser le mouvement des fils, leur direction, leur couleur et la forme tracée par leur trajectoire comme un tout. Par exemple, la couleur d’un fils est choisie par rapport au fond sur lequel il sera placé et par rapport aux autres fils du motif. La recherche de contraste entre les couleurs n’est pas seulement d’origine physiologique ou neurologique mais aussi culturelle : les couleurs pastel et le gris ne sont envisageables ni comme fond ni comme motif. Mon choix du jaune paille et du bleu-gris pour les fils décoratifs et du marron et beige pour les fonds a été amplement critiqué par mes amies tisseuses, qui, après avoir tenté en vain de me convaincre d’abandonner des couleurs si démodées pour le fond, n’ont cessé de me recommander de l’orner de motifs rouge foncé ou orange vif. D’autres paramètres, techniques et sociaux interviennent dans la perception. L’accès aux teintures artificielles en offrant une palette de couleur plus variée a étendu les possibilités de combinaison des formes et permis l’élaboration de motifs plus complexes et disposés dans l’espace de manière plus variée que dans le passé. Il a modifié non seulement les possibilités de perception et d’action, mais aussi de pensée, et donc la variété des types de tapis. L’intervention des marchands et la compétition entre les tisseuses ont aussi stimulé la créativité de celles-ci.

Organisation spatiale et mathématique

Que le tissage soit du domaine des mathématiques (Gerdes 1998 ; Küchler 2001 ; Urton 1997) n’est pas facilement admis par les tisseuses qui assimilent le savoir mathématique à l’éducation formelle. Cependant, elles insistent toutes sur le fait que le calcul (l-ḥsâb) est une propriété centrale de l’activité. Ainsi, Lala Anaya, à Ifanwan, décrit comment sa mère était capable, à la simple vue d’un motif sur un sac de selle tissé, de savoir quels calculs étaient nécessaires pour le reconstituer.

27 Le tissage est basé sur l’organisation spatiale systématique des fils-lignes. Les gestes de tissage comptent, séparent, classent et mettent les fils en ordre. La faculté cognitive de compter est directement liée au fait que nous avons des doigts que nous pouvons bouger et énumérer (Butterworth 2000) et que nous possédons des mécanismes mathématiques innés comme celui d’isoler immédiatement jusqu’à trois unités (Dehaene 1997). Toutes les opérations du tissage impliquent des gestes, une temporalité et une spatialité liés au nombre. Durant l’ourdissage (Fig. 7), l’espace entre les deux piquets (taggust, pl. tiggusin) qui portent la chaîne doit correspondre à la longueur (tiddi) désirée du tapis, plus une coudée (ighil) par mesure de sécurité. Pour la largeur du tapis, elles mesurent à l’avance les fils qui serviront à construire la chaînette nouée (tigrut) avant de procéder à son exécution (Fig. 13 a et 13 b). Les fils de la chaîne sont pairs et impairs. Le même nombre de fils de trame est passé et tassé rythmiquement à l’aide du peigne.

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Ourdissage, détail d’un tigrut

Constitution des deux chaînettes (tigrut) qui seront fixées sur les ensouples. Chaque ourdisseuse tient dans une main les deux pelotes de fil (dont la longueur correspond à la largeur du tapis) entre lesquelles elle glisse de l’autre main le fil que lui tend celle qui va et vient entre les deux piquets. (Fig. 13 a et b)

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Ourdissage, détail d’un tigrut

Constitution des deux chaînettes (tigrut) qui seront fixées sur les ensouples. Chaque ourdisseuse tient dans une main les deux pelotes de fil (dont la longueur correspond à la largeur du tapis) entre lesquelles elle glisse de l’autre main le fil que lui tend celle qui va et vient entre les deux piquets. (Fig. 13 a et b)

28 Les tisseuses, comme les marchands de tapis4 utilisent les capacités de leur corps pour mesurer leur tapis qui atteignent jusqu’à 8 coudées (environ 4 mètres) de long. Pour les petites mesures, les tisseuses utilisent des unités de mesure fondées sur la main. Tikemst (de ikemz, le pouce) ne comprend que la première phalange du doigt. Titzmam correspond aux deux premières sections de l’index (dont l’ongle) et est à peu près la moitié (4 - 5 cm) de l’awrum qui correspond à toute la longueur du majeur depuis son extrémité à fin des phalanges (Fig. 14). L’empan (tardast) est le double de l’awrum. Ces mesures anthropométriques correspondent aussi à des normes esthétiques locales quant à la distance adéquate entre les motifs ou entre ceux-ci et les bordures du tapis.

©Myriem Naji

Une mesure anthropomorphique

L’awrum (Fig. 14)

29 La perception seule ne suffit pas à la construction des concepts géométriques (Aebli 1951, in Semadeni 2008 : 6) ou mathématiques (Papert 1980) qui sont aussi fondés sur la manipulation physique d’objets et sur des expérimentations par le sujet. Pour Kitcher (1983 : 110-111), la manipulation et la formation d’idées mathématiques abstraites trouvent leur origine dans la manipulation d’objets en deux principales activités : celle d’assembler et celle de corréler. Ranger des objets en groupe implique de les séparer d’autres objets en leur attribuant une position spatiale distincte ; corréler des objets signifie les placer côte à côte, au-dessus ou au-dessous d’autres objets. Selon Lakoff & Nunez (2000), additionner correspond à « mettre ensemble » ou « compter d’avantage

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» et devient alors synonyme d’« augmenter ». La soustraction devient synonyme d’« enlever » ou de « diminuer ». Multiplier est traduit par la métaphore « il y a beaucoup de » et diviser, par « partager ».

30 L’addition et la soustraction interviennent dans la construction des motifs, les tisseuses ajoutant (zaydâs) des fils indépendants, et ultérieurement les déduisant (naqsâs) en les « jetant » (garnîs) derrière la chaîne (Fig. 10). Les opérations de multiplication sont moins apparentes aux tisseuses ; elles ont lieu à chaque fois qu’elles ajoutent le même nombre de fils plusieurs fois de part et d’autre d’un axe, ou lorsqu’elles réalisent un motif à échelle inférieure ou supérieure, ce qui implique une diminution proportionnelle du nombre de points. 31 La division (bṭo) est la plus évidente des opérations mathématiques pour les praticiennes. Dès que la chaîne est achevée, elle est marquée au charbon en son milieu. Cependant pour décider de l’emplacement du motif central du tapis, les tisseuses tiennent un compte des coudées au fur et à mesure qu’elles enroulent la partie tissée autour de l’ensouple inférieure (Fig. 3), compte qu’elles déduisent de la longueur totale de la chaîne. La division s’opère aussi lorsque sont posées les fondations, c’est-à-dire les éléments principaux qui organisent la composition. On commence par déterminer le centre du tissage dans sa largueur, puis on subdivise le tapis en portions plus petites, attribuant ainsi une aire de travail à chacune (Fig. 15).

©Myriem Naji

Organisation spatiale

Les tisseuses se placent côte à côte et chacune se charge de sa partie. À droite, l’emplacement de la cinquième tisseuse, absente est visible. (Fig. 15)

32 Dans la famille Ayt ‘Abdallah l’organisation générale du tapis est discutée la veille des opérations par toutes les tisseuses, leur mère et leur père. Celui-ci informe les tisseuses

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de la dimension et du type de tapis désiré par le marchand. Les tisseuses réfléchissent aux motifs qu’elles désirent produire et négocient leur position respective devant le métier. Pour un tapis de six coudées de large, elles seront cinq à travailler pendant une vingtaine de jours jusqu’à sept heures par jour. Au centre, la plus experte est responsable de l’ensemble et de la cohérence du tapis mais, surtout, du motif central qui coupera le tapis en deux dans sa hauteur déterminant ainsi sa symétrie. Elle s’occupera également de la frise qui forme le cadre du tapis et constitue souvent la ligne de séparation entre les carreaux dans les tapis en échiquier (Fig. 4 et 11). L’organisation spatiale des corps par rapport à la structure en fil aide les tisseuses à maintenir cohérence et symétrie tout au long de l’ouvrage, chacune étant censée se souvenir de ce qu’elle a produit dans la première moitié du tapis. Elle réduit les efforts cognitifs en générant des plans d’action.

33 Au niveau de la composition générale du tapis, l’arrangement symétrique des motifs constitue en même temps une contrainte et une possibilité. La difficulté technique tient en ce qu’un motif donné doit être reproduit à un moment ultérieur sans que son modèle ne soit visible. Ici une autre affordance du fil, qui se prête à être noué de façon temporaire, est exploitée pour aider à la mémorisation : le point central du motif (ou ses extrémités) est marqué par un fil noué lâchement autour du fil de chaîne. Ce repère, déplacé le long du fil de chaîne au fur et à mesure de la progression du tapis, indique un emplacement, une dimension ou une couleur. Dans ce cas, la contrainte physique stimule des opérations cognitives : le fait de devoir tisser du bas vers le haut stimule une capacité à organiser et construire les motifs et concepts ou images de manière ascendante, en plaçant d’abord les éléments extérieurs et centrifuges du motif, lequel a toujours une partie inférieure et supérieure. Avec la pratique, les tisseuses développent une capacité de rotation mentale et de planification qui va de pair avec la recherche de la symétrie. 34 Au niveau de l’exécution du motif, la division intervient aussi : chaque motif est construit symétriquement en plaçant le même nombre de fils de la même couleur à gauche et à droite d’un fil de chaîne (axe) que l’on nomme khît en berbère (« fil » en arabe). La symétrie offre une aide cognitive à la tisseuse qui peut toujours, à partir de la moitié inférieure du motif, reconstituer (même en tâtonnant) la partie supérieure. La pratique répétée de trier et le processus additif de placer les fils de façon ordonnée et dans des directions précises se font en parallèle d’un continuel décorticage mental et physique des motifs en unité-fil (processus de réduction). Par un principe d’accumulation, les opérations mathématiques simples se complexifient vers la création de configurations de plus en plus élaborées. Le stock mémorisé est à son tour enrichi par la manipulation de la matière : la lenteur avec laquelle le tissage progresse encourage l’émergence de nouvelles combinaisons de couleurs ou de formes, qu’elles soient intentionnelles expérimentations ou le produit d’erreurs.

35 & Le concept de ligne nous permet donc de rendre compte partiellement de la manière dont les tisseuses pensent grâce aux affordances de la matière et de la technique mais aussi de leur corps et s’adaptent aux contraintes structurelles et matérielles du tissage pour organiser et planifier la production de tapis symétriques à motifs géométriques complexes. L’entité géométrique « ligne » est le résultat de la synthèse de multiples expériences sensorimotrices et de multiples incorporations (matière, temps, espace, images, corps des autres) unies par la pratique. Ainsi, les tisseuses aiguisent leurs

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compétences mathématiques et leur capacité d’abstraction, de cognition spatiale et de planification. Elles développent une pensée visuo-spatiale et une mémoire multisensorielle impliquant des éléments verbaux, visuels, auditifs et kinesthésiques leur permettant d’identifier certaines formes et de les reproduire habilement dans une relation dialectique entre geste et image.

36 Toutes les photos sont de l’auteure, sauf mention contraire.

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NOTES

1. Chez les Ayt Ubiâl et Ayt Waghrda, seules les femmes mariées tordent leurs cheveux en des sortes d’anglaises qu’elles portent comme deux nattes sous leurs foulards. 2. Le terme Berber astta désigne à la fois le tissage comme objet-en-devenir et activité, et les instruments techniques. 3. De même, la plupart des chercheurs anglosaxons en ethnomathématiques analysent l’objet fini (tapis, panier, cheveux tressés) plutôt que les praticiens à l’œuvre sur un objet-en-devenir. 4. La coudée est utilisée par les marchands sur le souk lorsqu’ils mesurent la taille des tapis pour évaluer son coût en matière première et donc sa valeur.

RÉSUMÉS

Le Fil de la pensée tisserande. « Affordances » de la matière et des corps dans le tissage. Cet article tente de répondre à la question : comment les tisseuses du Sirwa (Maroc) parviennent à produire des tapis symétriques sans l’usage de supports cognitifs tels que des tapis ou des schémas en papier ? La notion d’affordance (appliquée ici à la matière, à l’organisme et au cerveau) et la perspective des théories de l’embodiment ou de la cognition située nous permettent d’examiner les relations entre les praticiennes et leur environnement à travers la médiation du corps. À partir du concept de « ligne », nous explorons les formes de savoir que la technique du tissage stimule : compétences mathématiques, capacité d’abstraction, de mémorisation, de cognition spatiale et de planification.

Weaving the Thread of Thought. Material and Bodily Affordances in Southern Morocco. This article attempts to answer the following question : how do weavers in the Sirwa, south Morocco, manage to produce symmetrical carpets without the use of any cognitive supports ? I use the notion of affordance (applied here to matter, the body and the brain), an embodiment approach and the situated action theory to examine the relationship between practitioners and their environment through the mediation of their body. Using the « line » concept I explore the forms of knowledge that are stimulated by the practice of weaving : mathematical skills, abstraction, memorisation, spatial cognition and planning.

INDEX

Keywords : affordance, body, cognition, embodiment, geometry, knots, mathematics, weaving Mots-clés : affordance, cognition, corps, embodiment, géométrie, mathématiques, nœud, tissage

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La saisonnalité des techniques Saisonnalité et spécialisation artisanale dans les Andes Embedded Technologies. Seasonality and craft specialisation in the Andes

Bill Sillar Traduction : Manuel Benguigui

NOTE DE L’ÉDITEUR

Dans cet article, Bill Sillar s’intéresse aux rapports entre production agricole et artisanat. Il montre comment les variations saisonnières des activités rythment la vie sociale, politique et culturelle dans les hauts plateaux andins.

© Bill Sillar

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Toute technique s’intègre dans un cadre social. Cette intégration peut s’envisager de deux points de vue connexes : premièrement, l’interdépendance des technologies, qui fait qu’en vertu du cycle continu des actes techniques, le produit d’une activité fournit la matière première ou les outils nécessaires à une autre, de même que des outils, des techniques ou des avancées technologiques peuvent être adaptés et réutilisés pour de nombreuses activités ; deuxièmement, la portée culturelle des techniques qui sont des activités socialement définies, susceptibles d’asseoir et de transformer les rapports économiques ou sociaux. Les arrangements culturels façonnent également les choix techniques.

1 Ces idées ont été développées lors de deux ateliers intitulés « De l’intégration des technologies : pour une refonte des études techniques en archéologie », organisés par Bryan Boyd et moi-même à l’université de Lampeter, au Pays-de-Galles (en septembre 1999) et à la faculté d’archéologie du University College de Londres (en mai 2006). Dans cet article, je reviendrai sur un aspect du contexte social des activités techniques, abordé en 1904 par Marcel Mauss dans l’« Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos. Étude de morphologie sociale ». Mauss y soulignait que la saisonnalité ne découle pas seulement des conditions naturelles et que les hommes accentuaient d’eux-mêmes les variations saisonnières en n’autorisant que certains types de nourriture et de préparations alimentaires lors de certaines saisons ; ces variations s’assortissaient de changements majeurs dans l’organisation sociale du groupe et d’interdits stricts concernant l’accomplissement de certaines activités hors saison. Cet aspect a également été repris dans un article court, mais très remarqué de McGhee (1977), intitulé « Ivory for the Sea Woman : the symbolic attributes of prehistoric technology » (De l’ivoire pour la femme de la mer. Les attributs symboliques des techniques préhistoriques), qui se penchait sur la symbolique des animaux, des objets et des techniques découlant de la saisonnalité des ressources et imprégnait bien des facettes de la société. Je m’intéresserai pour ma part aux aspects de la saisonnalité dans les sociétés des hauts plateaux andins qui associent des variations techniques à des changements marqués dans l’organisation sociale. J’espère ainsi contribuer à démontrer la possibilité de combiner l’étude de l’environnement et des modes de subsistance avec les recherches sur l’artisanat, afin d’aboutir à une approche plus globale de l’intégration des techniques au sein des sociétés anciennes.

2 Le concept d’intégration occupe une place centrale dans Les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie de Karl Polanyi (1957). Selon lui, avant le capitalisme, l’« activité économique » des individus et des institutions était si inextricablement liée à d’autres aspects de la société que l’étudier indépendamment de ceux-ci revenait à déformer la réalité – l’économie « s’intégrait » dans des rapports sociaux plus généraux. De même, Zukin et DiMaggio (1990 : 15) définissent la notion d’intégration comme « la nature contingente de l’action économique par rapport à la cognition, à la culture, à la structure sociale ou aux institutions politiques ». Si Polanyi avait introduit la notion d’intégration afin d’insister sur le fait que les « économies primitives » étaient partie intégrante de la société contrairement aux économies capitalistes, d’autres chercheurs ont par la suite fait ressortir qu’activité économique et relations sociales étaient tout aussi interdépendantes au sein des sociétés capitalistes modernes et que tout comportement économique s’inscrit dans divers réseaux de relations interpersonnelles, si bien que les économies évoluent à mesure que ces relations évoluent (Granovetter 1985 ; Swedber 1997 : 165, cité dans Cumberpatach 2001).

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3 De la même manière, de nombreux anthropologues, ethnologues et sociologues ont fait valoir que tout acte technique peut être appréhendé comme un choix culturel déterminé tant par la culture au sein de laquelle il s’accomplit que par des critères pratiques tels que son efficacité (Lemonnier 1992 ; Pfaffenberger 1992). La répétition des techniques et des pratiques sous-tend et entretient les relations sociales. C’est au travers d’activités comme la culture, l’élevage, la construction, le tissage ou la cuisine que se perpétuent et se modifient les structures politiques, économiques et religieuses. Le contrôle des ressources, des techniques, des lieux ou du temps dévolus aux activités techniques peut servir à asseoir ou à modifier les relations sociales, ou encore à marquer des différences sociales (de sexe, d’âge, de liens de parenté ou de classe, par exemple) (Sigaut 1994). Les actes techniques sont des activités socio-économiques tributaires du contexte social qu’ils contribuent à créer, ils sont « intégrés ». Tout acte technique procède d’actions préalables ayant fourni les matières premières, les outils ou encore le cadre requis et se fonde sur les connaissances techniques et les réseaux sociaux préexistants. Cela vaut pour le métro parisien (Latour 1993) et les aéroplanes (Lemonnier 1992) comme pour les poteries ou les outils préhistoriques en pierre.

4 Pourtant, un processus est susceptible de « désintégrer » la technique : l’analyse. Afin d’être étudiée, les artefacts archéologiques sont extraits du site de fouilles, puis nettoyés et classés, avant d’être confiés aux spécialistes de certains types d’objets ou matériaux. Les archéologues ont tendance à catégoriser les objets selon le matériau dont ils sont faits, si bien que les découvertes sont séparées les unes des autres et transmises à des spécialistes ayant une connaissance détaillée des propriétés physiques, des techniques de production et du type d’objets utilisés à telle ou telle période. Ce procédé ressort clairement dans les rapports archéologiques, où les diverses sections consacrées aux céramiques, aux graines et aux objets en métal, en verre, en pierre ou en os sont le plus souvent reléguées à la fin et rarement intégrées de façon très poussée dans l’interprétation du site (Lucas 2001). Les spécialistes analysant ces matériaux ont souvent une bonne connaissance de certains types d’objets, ainsi que des modalités et des lieux de production, mais ils ne s’intéressent guère à l’utilisation ultérieure de ces objets dans le cadre d’autres activités nécessitant de combiner de nombreux autres matériaux, outils et techniques. La façon même dont le travail sur le terrain et l’analyse archéologique sont organisés peut morceler les technologies et les « désintégrer » des sociétés dans lesquelles elles s’inscrivaient.

5 L’une des méthodes les plus simples pour étudier l’intégration des technologies consiste à se pencher sur les diverses interdépendances des actes techniques en apparence distincts, du fait des matériaux, des instruments ou des individus impliqués.

6 1) Il est fréquent que des outils ou des lieux aient de multiples usages, de sorte qu’ils peuvent être employés tant pour des activités de subsistance que pour dégager un revenu supplémentaire (Sillar 2000a).

7 2) Le produit d’une activité fournit souvent la matière première ou les instruments nécessaires à une autre : les cendres des excréments animaux qui servent de combustible pour cuire les poteries sont, par exemple, recyclées comme engrais (Sillar 2000b).

8 3) La « représentation » culturelle des techniques encourage leur apprentissage et leur application, comme dans le cas de la dessiccation, appliquée à un grand nombre de matériaux différents et même pour l’embaumement (Sillar 1996), et détermine à qui il revient d’accomplir une activité donnée : l’extraction de la glaise ou le métier de potier

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itinérant sont, par exemple, essentiellement masculins (Sillar 2000a). Cette observation est au centre de travaux récents sur les interactions entre activités artisanales, car des activités comme la poterie, la verrerie et la métallurgie peuvent se compléter et, lorsqu’elles sont exercées à proximité, bénéficient de la mise en commun des savoir- faire, des outils ou des matériaux (cf. Shimada 2007).

Saisonnalité et technique

Les variations saisonnières des activités techniques offrent une perspective utile sur l’intégration sociale des techniques. Les composantes d’une technique donnée sont souvent le produit ou le sous-produit d’activités préalables et leur disponibilité est déterminée par l’évolution de la charge de travail selon les périodes de l’année. Le cycle naturel des saisons se caractérise essentiellement par des variations régulières (mais pas totalement prévisibles) des précipitations et de l’ensoleillement. Les effets de ces variations peuvent être spectaculaires et se traduire par des périodes de chaleur, de froid, de sécheresse ou de pluie bien distinctes durant l’année. Ces fluctuations saisonnières peuvent avoir des conséquences locales importantes sur la température du sol, l’humidité, l’ensoleillement, les vents, le gel, etc., ce qui se répercute sur le développement des plantes et des fruits ou sur le cycle de vie des animaux. Ces facteurs ont, à leur tour, une influence considérable sur le type, l’abondance et la qualité des ressources disponibles (baies et racines comestibles, faune sauvage ou encore matières premières, telles que bois de cervidés, herbes sèches ou minerai).

9 La disponibilité de plusieurs des composantes d’une technologie (matières premières, sources d’énergie ou, dans certains cas, conditions naturelles) peut varier selon la saison, et ces variations sont susceptibles d’être encore accentuées par le calendrier ou les normes culturelles qui dictent l’affectation des outils ou de la main-d’œuvre à différentes activités selon l’époque de l’année. Les fluctuations saisonnières de l’approvisionnement en eau constituent un facteur non négligeable pour l’invention, l’élaboration, la réalisation et l’utilisation de techniques comme les systèmes agricoles (Farrington 1985), les moulins à eau (Cresswell 1993) ou la poterie (Tobert 1984), et l’assurance de jouir d’une période de sécheresse et de fort ensoleillement peut favoriser le développement et le recours à des techniques comme les briques en terre crue ou la production de sel. Certaines techniques visent parfois à résoudre les effets de variations saisonnières perçues comme « problématiques » (recherche de cultures vivrières stockables, recherche de combustibles de substitution, recours à des réservoirs pour emmagasiner l’eau). D’autres évolutions techniques saisonnières ne dépendent pas directement de considérations environnementales, mais plutôt de repères saisonniers « essentiellement culturels », comme les fêtes de Noël ou les impôts, même si ces événements s’inscrivent souvent dans des cycles saisonniers plus généraux (tels que les fêtes en rapport avec l’activité agricole locale ou la vente et l’achat à grande échelle de vêtements de saison).

10 L’importance des variations saisonnières dans la vie sociale, établie par Frazer ([1890] 1974), a été étudiée par Mauss ([1904-5] 1979), Evans-Pritchard (1940), Bourdieu (1977) et d’autres. L’archéologie reconnaît depuis longtemps l’importance des variations saisonnières pour localiser les activités saisonnières et leurs variations (voir notamment Clark 1938 ; Binford 1973, 1978 ; Bar-Yosef & Belfer-Cohen 1989). De nombreux auteurs ont cherché à mettre au point des méthodes destinées à identifier le

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caractère saisonnier de certaines activités d’après l’analyse des vestiges archéologiques (cf. Bailey & al. 1983 ; Bourque & al. 1978 ; Brinkhizen & Clason 1986 ; Monks 1981 ; Jones 1998). Mais la saisonnalité est souvent perçue comme fonction du moment des semailles et des récoltes ou du cycle de vie et des mouvements migratoires de la faune sauvage (cf. Mellars & Wilkinson 1980 ; Hillman 1981). Elle peut aussi transparaître dans le lieu où s’accomplit une activité technique donnée, comme le traitement préliminaire d’une matière première aux abords de sa source (une forêt, une mine ou la dépouille d’un animal, par exemple), avant un éventuel retraitement plus tard dans l’année une fois de retour au foyer (McBryde 1984 ; Edmonds 1993 ; Binford 1981). La question a d’ailleurs fait l’objet d’une célèbre controverse opposant Binford (1973) à Bordes (1970), qui se demandaient si la présence d’outils en pierre du paléolithique répartis en couches superposées était le signe de peuplements différents ou seulement d’activités différentes selon les saisons. De telles questions ne sauraient être résolues en se fondant sur une seule composante de la culture matérielle ; il importe de prendre en considération les interdépendances des différentes techniques, ainsi que leur rôle au sein de la société. On fait trop souvent abstraction de la façon dont les hommes choisissent diverses techniques pour faire face aux potentialités comme aux contraintes de la saisonnalité, et de la prégnance de ces changements d’activité technique en tant que moyen d’appréhender le monde et de structurer les relations sociales.

11 Dans cet article, je m’appuierai sur mes travaux ethnographiques dans les Andes afin d’examiner comment s’articulent production agricole et artisanat, en tant qu’activités interdépendantes (Sillar 2000a). Puis je m’intéresserai à leur place fondamentale dans la perpétuation de certaines relations sociales et arrangements culturels, illustrée par les variations saisonnières des échanges de biens et de travail.

Le cycle saisonnier de techniques interdépendantes dans les Andes

La région andine se caractérise par une saison sèche durant laquelle, de juin à septembre, il ne pleut quasiment pas et les températures, chaudes le jour et glaciales la nuit, fluctuent grandement. Vient ensuite, d’octobre à mars, la saison des pluies, caractérisée par des précipitations fréquentes. Les techniques agricoles ont pour objectif principal de rallonger le plus possible la période de croissance des plantes (canaux d’irrigation afin d’-assurer l’approvisionnement en eau, terrasses pour accroître l’épaisseur de terre, fumier pour fertiliser le sol) et les tâches sont réparties dans l’année de façon à limiter les risques climatiques (sécheresse, inondations, gelées, grêle, etc.). Les ressources animales et végétales, aussi bien sauvages que domestiques, sont abondantes à certaines périodes de l’année et rares à d’autres, de sorte qu’il s’est avéré nécessaire de mettre au point des méthodes de stockage afin d’assurer une disponibilité régulière. Passons donc en revue une année d’activités productives et techniques (fig. 1, voir page 110).

12 Bon nombre de variétés cultivées se plantent aux environs de septembre, peu avant ou au début des pluies, même si les paysans bénéficiant d’une irrigation fiable peuvent semer plus tôt afin d’effectuer deux récoltes dans l’année. Les semailles requièrent de labourer au préalable le champ, de mettre en terre les graines (entreposées à l’abri durant la saison sèche), puis de les recouvrir. Si la parcelle n’a pas été labourée l’année

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précédente, le labourage des terres en jachère, plus compactes, a en général lieu en janvier-février-mars, lorsque le sol humide est plus facile à travailler, même si parfois les semailles ne s’effectuent ensuite qu’en septembre. Dans la majeure partie des hauts plateaux andins, le labourage des terres en jachère s’accomplit soit au moyen d’un araire tiré par des bœufs, soit au moyen du bâton à fouir andin (chaquitaclla) (photo 1 et 2).

© Bill Sillar Cinq hommes et une femme sèment du maïs en utilisant des araires tirés par des bœufs, sur une terre irriguée au mois d’août (Calca, Cuzco, Pérou). (Photo 1)

© Bill Sillar Un groupe d’hommes labourent ensemble une terre en jachère, en utilisant le bâton à fouir andin (chaquitaclla) sur la base de l’échange de travail (ayni). (Photo 2)

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13 Les groupes de travailleurs se composent de cinq à vingt personnes, issues de différents foyers, collaborant sur la base de l’échange de travail (ayni). Durant toute la période de croissance des cultures (d’octobre à avril environ), les paysans s’organisent en groupes pour labourer, désherber, irriguer ainsi que, parfois, élever des monticules au pied des plants de maïs et de pomme de terre.

14 La récolte a lieu une fois les plants parvenus à maturité et les précipitations tardives (à la fin mars ou en avril) sont particulièrement redoutées en raison des risques de grêle, susceptible de détruire les cultures, au même titre que de fortes gelées entre avril et juillet. Les techniques de récolte diffèrent suivant les cultures, mais la plupart nécessitent de séparer le grain ou le tubercule du reste de la plante, soit par cueillette, soit par battage (photos 3 et 4).

© Bill Sillar Cinq hommes appartenant à une même famille étendue travaillent au battage du blé au mois de juin (Raqchi, Cuzco, Pérou). (Photo 3)

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© Bill Sillar Une famille travaillant ensemble à la récolte du maïs au mois d’avril. Préparation des tiges pour le séchage (Patacancha, Cuzco, Pérou). (Photo 4)

15 Le régime alimentaire du bétail peut ainsi changer selon les saisons, par exemple si l’éleveur redescend les bêtes des pâturages d’altitude pour les faire paître sur les parcelles où la récolte a déjà été effectuée. Les tiges des plants de maïs ou de céréales peuvent aussi servir de fourrage, de litière, de combustible ou de matériau de construction, suivant la valeur d’usage accordée à chaque variété (cf. Jones 1998). En période de récolte, la nourriture est préparée dans les champs, dans un four temporaire en terre (watia/huattia, photo 5), méthode de cuisson bien adaptée à la saison sèche, lorsque les mottes de terre et les broussailles sont desséchées.

16 En raison du caractère saisonnier de certaines ressources, les populations locales ont mis au point toutes sortes de techniques afin de conserver et d’entreposer les denrées ou les graines (par exemple le maïs ou la viande séchée – charqui) en vue de leur consommation ultérieure. À Pumpuri, dans le Nord de la région de Potosi, en Bolivie, les pommes de terre les plus petites servent à préparer le chuño, des tubercules déshydratés par le gel. Les pommes de terre sont disposées sur une seule couche sur le sol plat de la pampa en mai ou en juin, puis exposées au soleil et aux gelées nocturnes pendant environ trois jours, jusqu’à ce qu’elles soient ratatinées et séchées, après quoi elles sont réparties en petits tas qu’on foule aux pieds afin d’en exprimer encore un peu plus le suc (photo 6).

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© Bill Sillar Des enfants entretiennent le feu dans un four watia. Lorsque le petit amas de terre est chauffé au rouge, on introduit les pommes de terre et l’amas est écroulé par-dessus, puis recouvert de terre. Les pommes de terre sont laissées cuire pendant trente minutes environ (Raqchi, Cuzco, Pérou). (Photo 5)

© Bill Sillar Une famille dispose les pommes de terre sur une couche pour les exposer au gel nocturne. Les pommes de terre sont ensuite piétinées pendant trois ou quatre jours afin d’en exprimer encore un peu plus le suc et préparer ainsi le chuño déshydraté et séché (Pumpuri, Potosi, Bolivie). (Photo 6)

17 Le chuño peut ensuite se conserver environ deux ans avant d’être mangé. Le stockage requiert bien sûr de l’espace et, bien souvent, la construction d’installations

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spécifiques. À Pumpuri, les quatre principaux moyens employés sont des jarres en terre, principalement utilisées pour fabriquer la bière, mais qui servent aussi à conserver le blé et l’orge (wirqis/huirquis/virquis), des bacs pour le maïs, les haricots et le chuño ( pirwas/pirhuas), des sacs pour le transport et le stockage à court terme (kustalas) et des fosses pour les pommes de terre (k’irus) (photos 7 et 8).

© Bill Sillar Un potier itinérant de Ticatica charge des sacs de maïs sur son lama (Potosi, Bolivie). (Photo 7)

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© Bill Sillar Une famille remplit une fosse (k’iru) avec des pommes de terre, au mois de mai. La fosse est ensuite recouverte de terre, et sera à nouveau ouverte cinq mois plus tard, au moment de la plantation (Pumpuri, Potosi, Bolivie). (Photo 8)

18 Détail révélateur, c’est la maîtresse de maison qui gère les réserves du foyer (Harris 1978 ; Isbell 1985) et la construction d’une maison distincte disposant de ses propres installations est l’un des plus importants rites de passage pour un jeune couple quittant le domicile parental.

19 De nombreuses activités techniques sans rapport direct avec la production agricole ou l’alimentation dépendent aussi de la saison (comme la gestion des ressources forestières, l’extraction de la tourbe ou la confection des toitures en chaume). La production de briques en terre crue (adobes) n’est possible que durant les périodes de sécheresse prolongée, car lorsqu’il pleut, les briques s’affaissent ou se fendillent, et il en va de même pour le séchage du sel au soleil (photo 9).

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© Bill Sillar Pendant la saison sèche, l’eau riche en sel est canalisée vers des terrasses plates et laissée s’évaporer sous l’effet du soleil et du gel. Le sel est ensuite raclé et mis en tas, pour être transporté au marché, juillet (Moray, Cuzco, Pérou). (Photo 9)

20 La construction d’une nouvelle maison se déroule pour l’essentiel durant la saison sèche. Pour un jeune couple, il s’agit là d’une entreprise à la fois concrète et rituelle qui inscrit le foyer au sein d’un réseau de relations sociales plus vaste et plusieurs auteurs font état des responsabilités distinctes qui incombent aux familles respectives de l’époux et de l’épouse, à qui il revient de fournir les matériaux et la main-d’œuvre nécessaires (cf. Mayer 1977 ; Carter & Mamani 1989 ; Arnold 1992). De petits groupes de connaissances liées au foyer par obligation sociale creusent les fondations et élèvent les murs avec les briques confectionnées plus tôt durant la saison sèche. La pose de la toiture, exercice des plus pénibles, est un moment majeur qui se produit en général vers la fin de la saison sèche. Elle requiert une main-d’œuvre bien plus considérable et est parfois l’occasion d’une compétition entre les deux familles (photo 10).

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© Bill Sillar Hommes travaillant ensemble selon le principe de l’échange de travail, pour couvrir le toit d’une maison, juillet (Raqchi, Cuzco, Pérou). (Photo 10)

21 Certaines activités, comme le transport sur les routes en terre, l’exploitation minière à ciel ouvert ou les fouilles archéologiques, bien que possibles, sont beaucoup plus difficiles durant les périodes de fortes précipitations, si bien qu’elles s’accomplissent plutôt durant la saison sèche, comme les grandes expéditions commerciales à la tête de caravanes de lamas employés comme bêtes de somme (Lecoq 1987) (photo 11). À l’inverse, d’autres activités sont indépendantes de la saison (par exemple, le tricot, le tissage ou la sculpture sur bois) et sont pratiquées lorsque les autres tâches en laissent le temps. « Le développement initial de la poterie et son évolution en tant qu’artisanat à plein-temps diffèrent dans le monde selon le climat. […] Les régions sèches affectées par une véritable saison des pluies s’accompagnant d’une couverture nuageuse et d’un brouillard épais offrent un temps et un climat propices à la production céramique, mais pendant une partie de l’année seulement » (Arnold 1985 : 96-97).

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© Bill Sillar Un potier itinérant originaire de Ticatica, une communauté des hauts plateaux, avec les sacs de maïs qu’il a reçus en échange des poteries qu’il a fabriquées dans la communauté de Lyncha, dans une vallée plus chaude (Potosi, Bolivie). (Photo 11)

22 Cette observation de Dean Arnold découle de son expérience personnelle à Ayacucho, au Pérou, où, durant la saison pluvieuse, il dut prendre son mal en patience pendant que les potiers qu’il souhaitait observer vaquaient à leurs activités agricoles. Les raisons pour lesquelles la poterie est délaissée à la saison des pluies sont bien connues (Arnold 1985) : les mines d’argile sont susceptibles d’être inondées ; il est délicat de faire sécher tant le combustible que les objets réalisés, et les plus gros sont particulièrement difficiles à travailler, car il faut plus longtemps pour que chaque section sèche avant de pouvoir passer à la suivante et les disparités de séchage provoquent des fissures. Il est donc tout à fait conforme au modèle d’Arnold que, dans les hauts plateaux andins, la céramique se soit principalement développée comme une activité de saison sèche, avec une production très limitée en saison humide, même dans les communautés spécialisées (tableau 1 – pour plus de détails sur la production de poterie dans ces communautés, voir Sillar 2000a).

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Tableau 1 : Les variations saisonnières de la production de poteries dans douze communautés andines.

23 Si la majorité de la production de céramiques se déroule lors de la saison sèche, les quelques exceptions mentionnées dans le tableau 1 méritent d’être expliquées. Les potiers itinérants de Pumpuri et de Ticatica quittent leurs villages de mai à août (photos 7 et 11) afin d’exercer leur activité dans des vallées éloignées, si bien qu’ils sont contraints de réaliser leurs propres poteries soit avant, soit après cette période. Les impératifs agricoles étant moins flexibles que la production de céramiques, les potiers finissent en général par confectionner leur propre vaisselle entre la fin-mars et le mois d’octobre. À Raqchi, les grands récipients employés pour la fermentation de la chicha sont fabriqués entre juin et octobre, mais les plus petits, comme les bols ou les cruches, sont réalisés pendant la saison des pluies. Cette période de production est d’ailleurs devenue particulièrement importante au cours de ces dernières années, les potiers en profitant pour confectionner de petits objets à vendre en ville ou aux touristes. Comme la plupart des familles de Raqchi ne possèdent que des terres peu productives, la saison des pluies est pour elles une période de repli à l’intérieur de la maison et, s’il serait malcommode de sacrifier une place importante pour le séchage de grands récipients, la fabrication de petits objets pouvant rapporter quelque argent supplémentaire est une activité idéale. À Huayculi, grâce à l’utilisation de fours, la production se poursuit toute l’année ; toutefois, elle est nettement plus réduite pendant la saison des pluies, car il est alors difficile de se procurer de l’argile et de faire sécher les pots.

24 Dans la mesure où, pour la plupart des foyers andins, la poterie n’est qu’un aspect parmi d’autres de l’économie domestique, il est logique de lui réserver la saison sèche, étant donné que la saison des pluies est une période cruciale pour la plupart des travaux agricoles. « La complémentarité saisonnière de la poterie et de l’agriculture permet et facilite leur interdépendance » (Chávez 1992 : 68). L’artisanat de la poterie à temps partiel dans les Andes s’est développé au sein d’un système d’agriculture mixte, ce qui a influencé les techniques intégrées mises en œuvre, de sorte que la production de céramiques partage un grand nombre de techniques employées pour extraire ou battre et malaxer l’argile avec celles utilisées pour les cultures ou la cuisine (Sillar

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2000a) (photos 12 et 13), le combustible principal étant les excréments animaux, dont les cendres sont ensuite recyclées dans les champs comme engrais (Sillar 2000b).

© Bill Sillar Argile moulue à l’aide d’une meule andine en pierre (tunawa et maran) en juillet.Il s’agit d’un dispositif à usages multiples qui peut être aussi utilisé pour moudre le maïs, le blé ou encore le ch’uñu (Seq’ueracay, Cuzco, Pérou). (Photo 12)

Pilonnage de l’argile sèche à l’aide d’un pilon en bois au mois de juin. La même technique est utilisée pour écraser et vanner le blé, l’orge et les haricots (Paracay, Cochabamba, Bolivie). (Photo 13)

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25 Les activités artisanales de la saison sèche peuvent également impliquer un réaménagement radical du foyer : les meules employées pour préparer la nourriture servent alors à préparer ou à délayer l’argile, les chambres se muent en ateliers de potiers et les patios se transforment en espaces de cuisson des poteries (fig. 2, photo 14).

© Bill Sillar Les pièces et le patio de chaque maisonnée ont de multiples usages. On remarque la partie rouge au centre du patio, utilisée pour la cuisson de la poterie (voir aussi la figure 2) (Raqchi, Cuzco, Pérou). (Photo 14)

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Plan d’une maison

© Bill Sillar (Raqchi, Cuzco, Pérou voir photo 14). (Figure 2)

Un régime saisonnier de coopération et d’échange

L’organisation du travail et les revenus évoluent selon la saison et jouent sur les techniques et l’expression des relations sociales. Ces variations ont à leur tour un profond impact sur l’organisation sociale, économique et politique inhérente à ces pratiques technologiques (Dobres & Hoffman 1999). Dans L’Organisation de l’économie paysanne (1966 [1990]), Chayanovavance que l’économie domestique paysanne vise à l’autonomie et à l’autosuffisance (cf. Engels 1972 [1884] ; Sahlins 1972 ; Wolf 1966). Mais cette vision des ménages paysans a fait l’objet de sévères critiques du fait de sa mauvaise prise en compte des relations extérieures au foyer. Les « ménages autonomes » de Chayanov (des ménages du Sud de la Russie, au début du XXe siècle) étaient tributaires des marchés tant pour la main-d’œuvre que pour les produits, de sorte qu’ils paraissaient autonomes uniquement parce que leurs relations étaient médiatisées par l’argent et les échanges sur les marchés (Harris 1981 : 53-55). Dans une certaine mesure, le foyer symbolise toujours une séparation physique, une enceinte, un groupe social distinct, mais le degré d’isolement économique du ménage par rapport à ses voisins varie considérablement selon sa situation sociale et économique, ainsi que selon les saisons de l’année ou les différents stades du cycle de vie familial. Les ménages andins ont recours aux échanges de biens et de travail entre foyers, par exemple au sein du réseau familial étendu, mais aussi à l’économie monétaire ou à des institutions supervisées par l’État. J’examinerai donc ici les variations saisonnières des échanges de

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biens et de travail et leurs implications concernant les choix techniques des ménages et des communautés des Andes.

26 Il existe cinq types principaux d’échange de travail (cf. Alberti & Mayer 1974) :

27 1) Yanapay : travail consenti à titre gracieux au sein du foyer ou entre parents proches, pour une tâche donnée, sans besoin de contrepartie.

28 2) Ayni : un individu A demande à un individu B de venir travailler pour son foyer en échange du boire et du manger. A (ou un autre membre de son foyer) rend ensuite la pareille à B aux mêmes conditions, pour une tâche identique ou comparable.

29 3) Minka : transaction asymétrique dans le cadre de laquelle l’individu sollicité s’acquitte d’une tâche donnée en échange d’une plus grande quantité de nourriture et de boisson et/ou du droit à une certaine part de la production. Ne donne lieu à aucune obligation de réciprocité.

30 4) Peon : Dans de nombreuses régions des Andes, les plus riches habitants d’une communauté, ou comuneros, ont recours au travail salarié et font appel à des journaliers.

31 5) Faena : forme de corvée ou de travaux publics collectifs. Les habitants de la communauté sont tenus de consacrer un certain nombre de journées à des projets communautaires : entretien de l’école ou des bâtiments religieux, nettoyage des canaux d’irrigation, déblaiement des routes…

32 Le choix du type d’échange de travail et le degré d’asymétrie de la relation dépendent largement du statut des personnes concernées, selon leurs liens de parenté, leur âge, leur sexe, leurs fonctions religieuses ou politiques, la superficie des terres qu’ils possèdent ou leur situation économique (Alberti & Mayer 1974). Pour les membres les plus influents de la communauté, la minka peut être un moyen de s’assurer les services des autres comuneros, même si, dans certains cas, les dépenses en denrées alimentaires, en boisson et en coca peuvent excéder le coût réel de la main-d’œuvre (Isbell 1985 : 37). Mitchell (1991) souligne le risque d’idéalisation des structures sociales andines que fait courir l’usage de termes tels que « réciprocité », « redistribution », « complémentarité » ou « dualité ». Mettre l’accent sur les fondements familiaux de l’échange de travail, le vocabulaire bienveillant utilisé pour en parler, ses connotations rituelles ou son utilisation en tant qu’instrument de prestige peuvent masquer la

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dimension d’exploitation sous-jacente « parfois des plus retorses » (Mitchell 1991 : 213) de certaines pratiques. L’échange de travail entre les paysans andins élimine les relations commerciales et fait la part belle à l’idée de coopération, mais il découle en partie de la pauvreté de la population agricole, qui n’a pas les moyens de recourir au travail salarié. « Pour les paysans, l’entraide est à la fois un moyen de se prémunir contre les vicissitudes du marché et la conséquence directe de leur exclusion de celui- ci » (Sallnow 1989 : 250).

33 La plupart des foyers paysans des Andes se livrent à la culture et à l’élevage pour leur propre consommation, mais aussi à des fins d’échange et de commerce, comme pour les produits d’artisanat. La production agricole s’appuie sur l’échange de travail entre foyers, dont les membres aident à travailler les terres de leur prochain, à charge de revanche (Alberti & Mayer 1974 ; Sallnow 1989 ; Mitchell 1991). L’échange de travail s’applique en particulier à des tâches caractéristiques de la saison des pluies telles que le labourage (notamment pour les parcelles en jachère), l’ensemencement et le désherbage. En revanche, et c’est révélateur, il est bien plus rare lors des récoltes, du battage ou du vannage, qui ont tous lieu durant la saison sèche. De nos jours, de nombreux foyers s’efforcent de récolter et de transformer par eux-mêmes leurs propres cultures et, lorsqu’ils se font aider par des personnes extérieures à la famille étendue, ils les dédommagent généralement avec une part de la récolte, ce qui n’entraîne en général aucune obligation de réciprocité à plus long terme. En effet, durant la saison sèche, les activités centrées sur le foyer, avec simple dédommagement de la main-d’œuvre extérieure, tendent à se substituer aux travaux collectifs de la saison pluvieuse et à leur réciprocité afférente. Il existe, en l’espèce, des différences notables entre les sexes ; les grands groupes de travailleurs prenant part au labourage et au désherbage comportent principalement des hommes (tandis que les femmes préparent ensemble de grandes quantités de plats et de boisson : photo 2), mais tout le foyer est mis à contribution pour les travaux agricoles lors de la récolte, la nourriture étant cuisinée, en quantité moins abondante, dans la huattia (Mitchel 1991). Peter Gose (1990 : 39) note que cette variation saisonnière se traduit par une évolution correspondante des relations sociales, chaque foyer mettant l’accent sur l’appropriation privée durant les récoltes, tandis que pendant la saison de croissance, c’est une coopération approfondie et bien établie qui prévaut (fig. 1).

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Diagramme schématique des variations saisonnières dans les activités de production et les pratiques d’échange. (Figure 1)

© Bill Sillar

34 La plupart des foyers d’une même communauté cultivent des plantes et élèvent des animaux semblables, si bien que les échanges sont très limités entre eux, mais certains produits issus d’autres zones écologiques sont considérés comme des articles de première nécessité et les ménages se les procurent grâce au commerce à grande distance ou lors de foires annuelles (Lehmannn 1982 ; Masuda & al. 1985). Ce genre de commerce a surtout lieu durant la saison sèche, après la récolte, une fois achevée la production artisanale et les chemins et les routes endommagés par les pluies réparés. Les foires annuelles se doublent souvent de pèlerinages religieux et ont majoritairement lieu entre fin juin et mi-septembre (Sallnow 1987 ; Sillar 2000a) (photo d’ouverture). Si, d’un côté, durant la saison sèche, les activités domestiques (que ce soit la transformation et le stockage des récoltes ou l’artisanat et la construction) tendent à prendre le pas sur les travaux collectifs aux champs, d’un autre côté, c’est donc aussi le moment où les membres de certains foyers s’aventurent hors de leur communauté pour s’adonner au travail itinérant, au commerce ou effectuer des pèlerinages.

35 Ces variations saisonnières de l’organisation du travail dans les Andes expriment une contradiction fondamentale. En dépit de périodes de coopération pour certains travaux agricoles ou pour construire et entretenir des installations qui profitent à l’ensemble de la communauté, les structures sociales andines ont pour unité économique fondamentale le foyer, qui agit dans son propre intérêt. À certaines périodes (pour la construction d’un réseau d’irrigation collectif ou pour le labourage des jachères), l’idéal communautaire prime et occulte tout conflit d’intérêts entre les membres de la collectivité. Mais à d’autres moments, en particulier quand les ménages sont en phase d’appropriation (comme pendant les récoltes ou lors de transactions commerciales), l’intérêt propre de chaque foyer, par trop manifeste, fait obstacle aux activités

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collectives, voire les interdit. Le passage de la saison sèche à celle des pluies se caractérise par un changement d’activité, mais aussi d’attitude chez les ménages andins (Gose 1990). La période qui suit le carnaval est marquée par un climat de suspicion ; les gens dorment dehors pour surveiller leur chuño et leurs cultures récoltées ou prêtes à l’être. Alors que peu de temps auparavant les membres de la communauté collaboraient, ils soupçonnent les autres de vouloir dérober leur production. « L’ordre moral coopératif du christianisme, fondé sur des relations telles que l’ayni et le compadrazgo semble lui aussi décliner, remplacé par une valeur sociale antinomique déjà en progression : celle du foyer indépendant comme unité autonome d’appropriation privée » (Gose 1990 : 46).

36 Au cours de la période de croissance des cultures, rien ou presque n’est prêt à être récolté ou échangé, si bien qu’il est plus facile aux membres de la communauté de collaborer sur la base de la réciprocité. Mais pendant la saison sèche, où se déroulent les récoltes, la tonte des moutons et des lamas ainsi que la production artisanale au profit de chaque ménage, il serait plus difficile de préserver des rapports de réciprocité, alors que la disparité de ressources des foyers est plus évidente. Le moment des semailles et, surtout, du premier labourage des jachères, particulièrement pénible, est plus flexible et se prête mieux à une organisation conviviale en groupes de travail.

Communautés et spécialisation artisanale

Les variations saisonnières, qui influent sur l’échange et les relations de travail, affectent également les activités artisanales. La poterie et le commerce durant la saison sèche, par exemple, ne nécessitent guère la coopération de personnes extérieures au ménage et les échanges de travail sont très limités. Lorsque des potiers de foyers différents travaillent ensemble (il arrive par exemple que certains exploitent une mine d’argile ou cuisent ensemble leurs poteries), ils bénéficient tous simultanément du fruit de leur coopération et chaque ménage a soin de marquer ses propres objets afin de pouvoir les distinguer des autres. Mais la production de céramiques ne s’organise pas nécessairement de cette façon. Ainsi, à Araypallpa (où ce sont les femmes qui fabriquent les poteries), les tuiles de céramique des toits sont confectionnées par les hommes de divers foyers réunis en un groupe de travail collectif. Elles sont cuites dans le four de la communauté. Ce mode de fabrication correspond, à mon sens, à un aspect traditionnel de la construction des toitures dans les Andes, où de grands groupes de parents travaillent ensemble, car, en dépit de similitudes évidentes avec la poterie, la fabrication de tuiles est une activité collective.

37 Les communautés andines se spécialisent fréquemment dans la production de certains objets (tels que des paniers, des étoffes, des meubles, des outils agricoles ou des instruments de musique), matières premières (sel, enduits à la chaux) ou produits agricoles (comme la coca, le maïs, le chuño, le bois, les plantes médicinales et la laine de lama) (Mishkin 1946) et ces spécialités locales entraînent une interdépendance, car les foyers ont toujours besoin de produits issus d’autres communautés. Cette situation résulte en partie de facteurs environnementaux et de la répartition spatiale des matières premières, mais elle a aussi des déterminants culturels, comme la distribution géographique des connaissances techniques, ainsi que l’utilité et/ou l’attrait perçu pour des marchandises produites dans d’autres communautés. La spécialisation des communautés dans diverses activités artisanales se traduit par une forme d’« interdépendance horizontale » (Shimada 1987) qu’il convient de rapporter au

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modèle de Murra (1972) sur les échanges « verticaux » de produits agricoles entre des régions situées à des altitudes différentes. Cette horizontalité est encore encouragée par le fait que chaque communauté productrice de poteries est spécialisée dans la confection de céramiques aux formes et aux fonctions différentes. Par exemple, Raqchi, Paracay et Pumpuri sont réputées pour leurs jarres et leurs récipients de grande taille, alors que Totorani, Charamoray, Ticatica, et Machaca sont connues pour leurs pots destinés à la cuisine, et Huayculi et Pucara pour leurs bols vernis au plomb et autres objets façonnés au tour. De même que le chuño, les pommes de terre, le maïs, les haricots et les produits dérivés du lama, qui sont issus de différentes niches écologiques, sont tous considérés comme des denrées essentielles, ces divers types de récipients sont appréhendés comme des éléments complémentaires du nécessaire de tout ménage (Sillar 2000a), ce qui perpétue l’interdépendance entre les communautés et stimule le commerce et les échanges durant la saison sèche.

38 La fabrication et le commerce de poteries, ainsi que d’autres produits artisanaux réalisés durant la saison sèche, s’inscrivent dans le cadre des variations saisonnières d’activité décrites plus haut : la saison sèche se caractérise par un élan d’appropriation et par une indépendance accrue de chaque ménage, alors que la saison des pluies fait la part belle à la coopération au sein de la communauté et à l’entraide des foyers. Si l’on considère les différences en matière d’échange entre saison sèche et saison humide, la première se distingue par une circulation régionale des marchandises, tandis que la seconde correspond à une circulation du travail au sein de la communauté. Cette opposition se reflète aussi dans les rites et les mentalités : c’est pendant la saison sèche que s’accomplissent les pèlerinages jusqu’à des tombeaux éloignés qui enracinent le foyer et la communauté dans un contexte régional, alors que, de la Toussaint (Todos Santos) au carnaval, la saison des pluies est une période vouée aux observances rituelles au sein de la communauté, davantage orientée vers la nature proche, les esprits de la terre et les ancêtres.

39 Privilégier des cultures telles que le maïs ou la pomme de terre, qui exigent un désherbage intensif (activité en général coopérative), par opposition à l’orge qui, une fois planté, ne réclame guère d’attention, peut influer sur le degré d’entraide au sein d’une communauté. Chaque foyer y dispose d’une certaine latitude concernant les techniques agricoles qu’il utilise, latitude dont il peut user afin d’ajuster ses obligations sociales (Sallnow 1989 ; Mitchell 1991). La problématique de la spécialisation et de l’orientation économique de chaque communauté trouve son illustration dans les groupes de travaux collectifs ou faenas, visant à réparer ou à agrandir des bâtiments publics, tels que l’école ou l’église, ou encore à entretenir des infrastructures de la communauté, comme les routes, les canaux ou les ponts (photo 15). Ce sont le plus souvent des activités entreprises durant la saison sèche, lorsqu’il faut dégager les éboulements provoqués par les fortes pluies sur les routes ou faire sécher des briques d’adobe au soleil et que l’eau dans les canaux est basse. Prendre part à ces faenas représente une charge de travail supplémentaire pour le foyer et occasionne fréquemment des récriminations, surtout quand la besogne semble plus profitable à une partie de la communauté qu’à d’autres, mais les abus sont rares, car il est toujours loisible aux membres de la communauté de refuser d’y participer (Sallnow 1989 : 252). Certaines communautés recourent d’ailleurs plus aux faenas que d’autres et l’on peut y voir un indicateur de l’orientation de la communauté. Ainsi, la construction et l’entretien de parcelles en terrasses et de systèmes d’irrigation exigent un

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investissement considérable en temps et en énergie, ce qui constitue une contrainte importante pendant la saison sèche et implique une coopération à l’échelle de la communauté. Toutefois, dans les endroits pourvus de systèmes d’irrigation, des activités intensives telles que le plantage ou le désherbage peuvent commencer même deux mois plus tôt qu’ailleurs, ce qui dans beaucoup de secteurs permet de faire une deuxième récolte et accroît sensiblement le travail agricole. La construction, l’entretien et l’utilisation de telles infrastructures demandent un haut degré de coopération entre foyers, ce qui réduit fortement le temps disponible pendant la saison sèche pour la production artisanale ou les expéditions commerciales.

© Bill Sillar Un repos bien mérité et riche en nourriture, pendant une faena organisée pour la construction d’un nouveau bâtiment pour la communauté. La nourriture et la bière ont été préparées par les femmes tandis que les hommes construisaient la bâtisse, juin (Raqchi, Cuzco, Pérou). (Photo 15)

40 Dean Arnold (1985) reprend l’hypothèse de Chayanov (1966), selon laquelle c’est le manque de terres qui contraint les paysans à se tourner vers des productions artisanales comme la poterie pour assurer la subsistance de leur famille. Mais la superficie possédée n’est pas le seul facteur : le rendement des terres et la valeur relative des marchandises et du travail déterminent aussi le volume de la production artisanale. Le tableau 2 compare les activités productrices de Raqchi et de Pumpuri à la situation à Lyncha, implantée à une altitude inférieure dans une vallée et disposant d’un approvisionnement en eau constant grâce à un système de canaux permettant une période de culture plus longue. Lyncha s’est, dans une certaine mesure, spécialisée dans la production agricole, notamment de maïs, et consacre un certain temps à des travaux collectifs de construction et d’entretien du système d’irrigation utilisé pendant une grande partie de l’année pour diverses activités agricoles faisant elles aussi appel à la coopération et à l’échange de travail. Le temps consacré aux différents types d’activités productrices représentées sur la figure 1 peut donc varier en fonction de partis pris culturels tels que s’employer à rallonger la période de croissance des cultures et de coopération agricole ou, à l’inverse, accroître le temps disponible pour des activités plus domestiques telles que l’artisanat. Ainsi, la spécialisation dans la production de

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céramiques dépend autant du degré d’organisation de la communauté et du type de projet collectif dans lequel les habitants sont prêts à s’investir que de la surface cultivable et des conditions naturelles.

Tableau 2 : Les variations saisonnières des activités de production dans trois communautés andines.

41 Il n’est donc guère surprenant de constater un manque d’investissement dans la construction de terrasses ou de systèmes d’irrigation dans la plupart des communautés andines spécialisées dans la poterie. Les fermiers/potiers pratiquent une « agriculture sèche » (c’est-à-dire sans irrigation) sur la majorité de leurs terres, ce qui leur assure une « période creuse » plus longue durant la saison sèche, afin de pouvoir se consacrer à l’artisanat. En se spécialisant dans la poterie, les membres de ces communautés ont également choisi de ne pas s’investir dans des projets collectifs ou dans l’agriculture intensive. Naturellement dans certains cas, ce choix est dicté par le manque de terres ou les difficultés d’approvisionnement en eau, qui excluent de telles installations et encouragent de fait la production de céramiques aux altitudes élevées où les sources se font rares, loin des terres fertiles des vallées. Néanmoins, à Raqchi, où certains terrains sont inondés à longueur d’année par des cours d’eau, alors que d’autres, au fond de la vallée, ne sont pas irrigués, de tels aménagements seraient possibles (photo 16). Arnold (1985 : 180-183) fournit une description exhaustive des restrictions environnementales qui ont contribué au développement de la céramique à Raqchi, mais compte tenu de l’objection avancée ci-dessus, on peut aussi y voir un choix culturel traduisant un manque de volonté de concertation et un refus de consentir les efforts nécessaires durant la saison sèche pour accroître la production agricole. Ainsi la spécialisation de Raqchi dans la poterie apparaît autant comme le produit d’un parti pris de la communauté et d’un processus historique que comme la conséquence de conditions naturelles défavorables. Et dans les faits, durant la saison sèche, les communautés

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productrices de céramiques tendent à privilégier les activités domestiques et les échanges régionaux plutôt que les travaux collectifs.

© Bill Sillar On perçoit à l’arrière-plan les terrasses arides (construites pendant la période Inca, lorsqu’elles étaient alimentées par un canal). Au premier plan, la pampa verte, cultivée pour son fourrage et irriguée par l’eau destinée autrefois aux terrasses Raqchi (Cuzco, Pérou, 1985). (Photo 16)

42 L’intervention d’entités externes peut avoir un impact important sur l’économie des communautés. Un vaste ensemble de terrasses et de canaux avait été construit à Raqchi sous la domination des Huaris et des Incas, mais il ne fonctionnait plus depuis la fin de la période coloniale. En 1998, l’ITDG, le Groupe pour le développement de technologies intermédiaires, a entrepris de parrainer un projet de reconstruction du système de canaux desservant les terrasses incas. L’ITDG apportait l’expertise et les matériaux, tandis que la communauté devait fournir la main-d’œuvre. L’initiative suscita cependant des jalousies et des conflits au sein de la communauté, entre autres à cause du fait que tous les membres de cette dernière ne possédaient pas de terres dans les zones devant bénéficier du nouveau système d’irrigation. Les représentants officiels de l’ITDG se sont à cet égard plaint du manque d’empressement des habitants de Raqchi à fournir des travailleurs qualifiés en nombre suffisant, par rapport à d’autres communautés avec lesquelles l’organisation avait déjà collaboré (de nombreux foyers se contentant d’envoyer des femmes âgées en guise de main-d’œuvre). À ce jour, le système d’irrigation n’est pas encore entièrement opérationnel et la communauté ne semble guère disposée à organiser chaque année durant la saison sèche les faenas nécessaires pour assurer le développement et l’entretien du réseau. Il est probable qu’à l’époque de l’Empire inca, l’artisanat de la poterie ait subsisté sur les hauts plateaux en tant qu’activité pratiquée durant la saison sèche, ce qui expliquerait pourquoi le millier de tisserands et la centaine de potiers que l’empereur inca Huayna Capac avait installés dans un centre de production artisanale à Milliraya (près du lac Titicaca), s’étaient vus octroyer des terres agricoles et des pâturages dans les environs, mais aussi des propriétés plus lointaines, mieux adaptées à la culture du maïs (Spurling 1992). Ces dispositions suggèrent que les tisserands et les potiers de la nouvelle communauté

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devaient s’adonner à l’agriculture pour leur propre compte pendant la saison des pluies et ne tiraient pas exclusivement leurs revenus de leur production artisanale. Cette hypothèse est accréditée par une observation du père Barnabé Cobo, au XVIIe siècle, exprimant son exaspération à l’égard des populations andines, aux vues bien différentes des Européens sur le travail rémunéré à temps plein : « Même les artisans formés à nos disciplines, tels que les orfèvres, les peintres ou autres, ne font pas exception ; il est impossible de les persuader de poursuivre le travail plutôt que de retourner planter leurs champs. Lorsque vient le moment des semailles, ils laissent tout tomber pour regagner leur chacras. C’est incroyable. J’ai bien essayé d’ouvrir les yeux de certains : afin de produire un peu de maïs par leurs propres moyens, ils perdent dix fois la valeur de leur récolte en retournant à leurs champs, car cela interrompt leur production artisanale et les prive de ses revenus » (Cobo [1653] 1990 : 211).

43 Il importe donc, pour les archéologues, de ne pas restreindre la notion de spécialisation à la fabrication d’une seule palette de produits à longueur d’année (cf. Costin 1991), car il peut exister des artisans hautement spécialisés pendant quelques mois de l’année qui exercent d’autres activités le reste du temps. Si Dean Arnold (1993 : 209-217) a avancé que les potiers huaris de l’Horizon intermédiaire se consacraient à la production de céramique tout au long de l’année, nous n’en avons aucune preuve par-delà ses attentes d’homme de la fin du XXe siècle, pour qui ce serait « logique ». De même Costin, affirme : « Dès lors que les rendements d’échelle confèrent un avantage concurrentiel important aux producteurs à temps plein, ceux qui exercent à temps partiel sont contraints de suivre la même voie, pour la simple raison que leurs produits doivent rester compétitifs sur le marché » (Costin 1991 : 17).

44 Mais pour les fermiers-potiers, alterner artisanat et production agricole est une stratégie efficace de répartition des risques. Leurs techniques de la céramique réutilisent dans une large mesure les outils et les matériaux issus de l’agriculture et se complètent bien avec eux, de sorte que la poterie représente une contribution importante au budget du foyer sans grever trop lourdement ses ressources.

45 & Combiner l’étude des données environnementales et technologiques pour appréhender l’organisation saisonnière de sociétés disparues pourrait inciter les archéologues à adopter une vision plus globale des relations entre certaines activités ou à mieux penser la nature intégrée des techniques. Une telle évolution serait particulièrement bienvenue dans la mesure où des activités telles que l’agriculture, l’élevage, l’artisanat et la construction sont trop souvent séparées par le processus même de l’analyse archéologique. L’étude des rythmes saisonniers implique en outre de rapprocher les données nécessaires à l’étude des interdépendances techniques.

46 Le caractère saisonnier de nombreuses techniques disparates (dans le domaine, par exemple, de l’agriculture, de la construction, de la poterie ou du transport) découle de la complémentarité des matériaux utilisés et de la nécessité de répartir la charge de travail. Le processus productif peut s’étaler sur plusieurs saisons, la transformation des matériaux et la production des objets pouvant être accomplies en plusieurs lieux par des personnes différentes. Comme je l’ai illustré à travers mes exemples, le découpage saisonnier des activités techniques contribue à exprimer et à structurer les relations sociales entre les sexes, les foyers, les communautés et avec l’État. L’étude de l’articulation des activités technologiques (que les archéologues peuvent reconstituer par l’analyse des matériaux, des outils et des techniques employés) permet d’ouvrir

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d’importantes voies nouvelles pour la compréhension de l’organisation sociale à différents niveaux.

47 Mettre l’accent sur l’intégration des techniques peut nous encourager à élargir notre approche, à ne pas nous arrêter aux graines, aux outils en pierre ou aux céramiques, mais à nous concentrer plutôt sur leur interdépendance et sur les considérations sociales de ceux qui les utilisaient. En conclusion, disons qu’il importe plus que jamais de ne pas nous cantonner aux matériaux et aux techniques, mais d’aborder aussi le contexte social, économique et idéologique que ces options techniques ont contribué à créer.

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RÉSUMÉS

La saisonnalité des techniques.Saisonnalité et spécialisation artisanale dans les Andes. Les variations saisonnières des activités techniques illustrent l’intégration sociale des techniques. Les partis pris techniques résultent en partie des variations saisonnières des conditions naturelles, mais cette saisonnalité, qui rythme la vie sociale, a aussi des origines et des retombées économiques et politiques. La disponibilité des ressources selon la saison et les conditions naturelles affectent une grande palette d’activités techniques et le présent article s’attache au

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rapport entre production agricole et artisanat sur les hauts plateaux andins. Les variations saisonnières de l’organisation du travail dans les régions agricoles des Andes influencent aussi la production artisanale et la spécialisation des communautés dans un artisanat particulier joue un rôle important dans l’entretien des relations sociales et culturelles.

Embedded Technologies. Seasonality and craft specialisation in the Andes. Seasonal changes in technical activities provide an example of how technologies are socially embedded. Technological choices are partly a response to seasonal shifts in environmental conditions, but seasonality also provides a rhythm to social life that has economic, political and ideological motivations and consequences. The seasonal availability of resources and the presence or absence of specific environmental conditions has repercussions that affect a wide range of technical activities, and this paper considers the relationship between agricultural production and craft activities in the Andean Highlands. Seasonal changes in the organisation of labour within Andean agricultural are also influential in the organisation of craft production, and communities with distinct craft specialisations play a major role in the maintenance of social relations and cultural understandings.

INDEX

Keywords : Andes, craft specialisation, embedded technologies, exchange, labour, seasonality Mots-clés : Andes, échange, saisonnalité, spécialisation artisanale, techniques intégrées, travail

AUTEURS

BILL SILLAR University College London [email protected]

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Moudre ou faire bouillir ? Nourrir les corps et les esprits dans les traditions culinaires et sacrificielles en Asie de l’Ouest, de l’Est et du Sud To grind or to boil? Nourishing bodies and spirits in the divergent traditions of food and sacrifice in West, East, and South Asia

Mike Rowlands et Dorian Q. Fuller Traduction : Manuel Benguigui

NOTE DE L’ÉDITEUR

Moudre ou faire bouillir, ces deux techniques de préparation des aliments décrites dans le présent article reflètent l’émergence et le développement de cultures régionales spécifiques en Asie.

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© D. Fuller Vase tripode « li » sans couvercle, provenant de Chine du Nord (période Logshan). Exemple de récipient à bouillir servant à la cuisson à la vapeur par addition d’un récipient sur sa partie sommitale.

De la subsistance à la substance et au goût

Qu’il s’agisse du présent ethnographique ou du passé lointain, l’anthropologie culturelle et l’archéologie s’intéressent depuis longtemps à l’alimentation, mais selon des perspectives différentes. Les archéologues ont tendance à traiter de la « subsistance » et des moyens par lesquels, de la cueillette à la production alimentaire, les groupes humains d’autrefois se procuraient la nourriture en quantité suffisante (Barker 2006). Les anthropologues ont quant à eux développé une réflexion sur les substances selon laquelle, à l’image du sang qui est défini par Schneider comme un « fait de la nature », les aliments et les liquides ingérés, au même titre que les excrétions comme le sperme ou la salive, font partie des composantes « naturelles » du corps (Schneider 1980 ; Carsten 2004 : 109-135 ; Bloch 2005 ; Warnier 2007). La plupart des systèmes culinaires s’inscrivent dans une symbolique riche qui renvoie à des conceptions originales du corps, de la famille et de la société (cf. Beardsworth & Keil 1997 ; Bell & Valentine 1997 ; de Boeck 1994 ; Douglas 1999 ; Lévi-Strauss 1978). Dans cet article1, nous nous efforcerons d’aller au-delà de la notion de « subsistance » et de confronter les évolutions à long terme dans la préparation et la consommation des aliments à celles des pratiques culturelles macro-géographiques liées à la nourriture, à son ingestion et aux sacrifices. Nous suivons en cela un nombre croissant d’archéologues qui s’intéressent aux « relations de commensalité » (par exemple, Dietler & Hayden 2002 ; Bray 2003 ; Jones 2007). Mais nous nous essayons aussi à un exercice d’anthropologie comparée, conscients que des techniques issues de traditions culturelles différentes sont susceptibles de façonner des visions du monde elles aussi

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différentes. Comme l’a montré l’anthropologue français Haudricourt (1962), les images tirées du monde naturel et de l’agriculture nourrissent les sociétés humaines en métaphores, mais de manière très différente selon les régions, les espèces cultivées, le bétail et les soins dont ils font l’objet. Haudricourt souligne notamment le contraste qui existe entre l’Asie de l’Est, horticole, et la Méditerranée, pastorale. 1 De nombreux travaux en psychobiologie de la nutrition et en « nutri-génétique » ont montré que le goût pour de nombreuses substances considérées comme appétissantes dans une société donnée est acquis. Il en est de même pour les dégoûts, qui sont largement eux aussi des constructions culturelles (Roizin 1987 ; Nabhan 2005). On peut aussi faire le rapprochement avec le concept développé par Bourdieu (1984 : 173-193) de goût comme expression de la culture de classe révélatrice du statut social au travers de préférences auto-légitimées. Si, à certains égards, les traditions alimentaires et culinaires peuvent être perçues comme « adaptatives », dans la mesure où elles contribuent à une amélioration de la santé ou de la résistance aux maladies (Nabhan 2005), leur développement à long terme et leurs mutations (ou au contraire leur perpétuation), en fonction de constructions sociales et/ou de motivations nutritionnelles, n’ont guère fait l’objet de recherches.

2 Dans cet article, nous émettons l’hypothèse que la persistance des modes de commensalité et de préparation culinaire propres à différentes régions du continent eurasiatique est liée à des pratiques rituelles (en particulier sacrificielles), à la synthèse des substances corporelles et à la reproduction ritualisée de l’ordre social à long terme. Nous comparerons notamment la nébuleuse est-asiatique du riz gluant et du culte des ancêtres, au sein de laquelle la nourriture est partagée à l’intérieur du groupe familial et sert d’offrande aux ancêtres, à celle de l’Asie occidentale et du Nord de l’Inde, qui se caractérise par des sacrifices en l’honneur de divinités plus lointaines, dans le cadre desquels les effluves/la fumée émanant des aliments rôtis ou cuits au four constituent les offrandes, tandis que la substance matérielle de la viande, du pain, etc. est consommée par un groupe d’adorateurs choisis. Les divergences archéologiques en matière de technologie culinaire suggèrent que ces traditions remontent vraisemblablement aux sociétés pré-néolithiques de chasseurs-cueilleurs de ces régions, dotées de traditions culinaires et de préférences culturelles bien établies dans le domaine du goût. Ces traditions, qui se sont cristallisées au Néolithique, se fondent probablement en partie sur des conceptions traditionnelles des substances corporelles.

La mouture comme mode d’intensification pré- agricole

Pour commencer, attachons-nous aux techniques de préparation alimentaire, pour lesquelles on dispose d’amples témoignages archéologiques. On peut ainsi opposer la présence d’instruments destinés à une mouture intensive à celle d’ustensiles destinés à la cuisson à l’eau (ou, ultérieurement, à la vapeur). De manière générale, les archéologues considèrent ces deux modes de préparation des aliments comme caractéristiques du Néolithique et de l’apparition de l’agriculture, même si des décennies de recherches archéologiques dans le monde entier attestent de fortes disparités (Fuller 2006 : 60). D’un point de vue archéologique, on peut établir une distinction entre les traditions régionales dans lesquelles la céramique devance

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l’agriculture et celles où la céramique est venue s’ajouter à des technologies telles que la production de nourriture ou la domestication des plantes et des animaux (Figure 1).

Carte des différentes régions de l’ancien monde où l’invention de la poterie précède celle de l’agriculture (contours pointillés) et inversement celles où l’agriculture précède l’apparition de la poterie (contours tiretés). Les régions d’origine ont été établies sur la base de Purruganan & Fuller 2009. Ka : âge approximatif des débuts de l’agriculture en milliers d’années avant aujourd’hui. (Fig. 1)

3 La chronologie et l’ordre d’apparition des éléments « néolithiques » en Asie et en Afrique du Nord, ainsi que les découvertes de meules, de céramiques ou de traces de domestication de plantes ou d’animaux, sont reportés sur la frise chronologique et spatiale de la figure 2.

Tableaux chronologiques comparés indiquant les rythmes du développement de la culture des plantes, de l’élevage, de la poterie et de la mouture en Eurasie et en Afrique du Nord

Les zones ombrées correspondent aux deux aires nucléaires des préparations agro-alimentaires, des substances corporelles et des pratiques sacrificielles des mondes asiatiques. (Fig. 2)

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4 En Eurasie occidentale, et notamment au Proche-Orient, en Afrique du Nord et dans les pays méditerranéens, la technique de la mouture a très tôt été appliquée aux plantes. En Italie, on a découvert des meules du Paléolithique supérieur apparemment utilisées au Gravettien pour réduire des plantes sauvages à l’état de farine (Aranguren & al. 2007). Des meules datant du Pléistocène tardif ont également été exhumées sur des sites du Paléolithique supérieur dans la vallée du Nil et le Sahara (Kraybill 1977). Il est aujourd’hui clair qu’elles étaient employées par un large éventail de chasseurs- cueilleurs qui s’en servaient pour moudre des graines, mais aussi et surtout des tubercules, en particulier de carex et de joncs. Dans les deux cas, il est clair que les chasseurs-cueilleurs appliquaient la technique de la mouture à une grande variété d’aliments sauvages afin, peut-on supposer, de rendre plus comestibles des denrées telles que les tubercules de carex (cf. Wollstonecroft & al. 2008) et de permettre la préparation de pâtes de différentes consistances. Dans le Levant, à Ohalo II, les analyses d’amidon attestent de l’utilisation de meules dès le début de l’Épipaléolithique pour moudre de l’orge sauvage et d’autres graminées (Piperno & al. 2004). Durant tout l’Épipaléolithique et une partie du Néolithique, les instruments de mouture (meules, mortiers et pilons) se multiplient sur tous les sites de la région, témoignant d’une sophistication croissante. De récentes études de tracéologie confirment leur utilisation pour moudre des céréales sur le site de Mahalla (Dubreuil 2009). Les endroits où ont été découverts ces outils suggèrent que les opérations de mouture ont occupé une place centrale dans l’aménagement du site du Natoufien au Néolithique (Wright 2000).

5 La meule est donc antérieure de plus de 10 000 ans à la domestication des céréales dans les pays méditerranéens et le Nord-Est de l’Afrique (Figure 3). La mouture était manifestement employée pour transformer en farine, puis sans doute en pain, une large gamme d’aliments potentiels, et pas seulement l’orge ou le blé sauvage. Si elle avait peut-être une fonction adaptative, en facilitant la consommation de plusieurs aliments et des aliments nouveaux, elle n’en conditionnait pas moins la façon dont la nourriture était préparée et consommée : sous forme de pains, de crêpes et de pâtes. Cette primauté du pain est difficile à expliquer d’un point de vue purement écologique ou nutritionnel. Les produits et les textures alimentaires issus de cette tradition existent encore à ce jour, en dépit des transformations économiques, de la domestication et de l’introduction de nouvelles espèces d’aliments. Comme l’ont observé Lyons & D’Andrea (2003), les céréales domestiquées dans le Sud-Ouest de l’Asie (le blé, l’orge, le seigle) contiennent toutes du gluten, qui permet la confection de pains et d’autres préparations à base de pâte levée ; à l’inverse, en Afrique subsaharienne ou même en Asie de l’Est, le millet, le sorgho ou le riz ne contiennent pas de gluten. On peut donc supposer que l’un des facteurs qui a déterminé l’intensification, la culture et, en définitive, la domestication de ces céréales était leurs caractéristiques texturales qui s’accordaient avec les traditions culinaires existantes, liées à la préparation par mouture.

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Roche naturelle

© D. Fuller Elle présente plusieurs surfaces d’activités abrasives creusées en gouttière, probablement mises en forme pour des préparations de nourriture, attribuées au Mésolithique ou au Néolithique ancien (île de Ishehi, 4e cataractes, région de Nubie, Soudan). (Fig. 3)

L’élaboration du pain en Asie occidentale

Si les évolutions culinaires subséquentes au Sahara et au Sahel ont eu pour principaux objets les bouillies et les bières, préparées dans des récipients en terre cuite (Haaland 2007), elles ont porté en Asie du Sud-Ouest sur la création de différents pains. Les fours de type « tannour », qui se prêtent bien à la cuisson de pains plats tels que la pita ou le naan, sont apparus très tôt au Proche-Orient. Les premiers fours, ceux de Mureybet (9500-9000 av. J.-C.), étaient des puits cylindriques remplis de cailloux, apparemment utilisés pour le rôtissage des viandes lors de repas collectifs (Cauvin 2000 : 41). Ces constructions circulaires radiales, qu’on retrouve sur plusieurs sites, semblaient remplir la même fonction sociale qu’une kiva et servir à des festins (Stordeur 2000). Les fours se font par la suite plus fréquents sur les sites néolithiques précéramiques (à partir de 7000 av. J.-C. environ) et au début de l’ère de la céramique, de la Syrie (comme Magzalia) à l’Iran, comme le four en dôme construit en briques à Ali Kosh, en Iran.

6 Un four en dôme de la même époque a aussi été mis au jour sur le site précéramique de Mehrgarh, dans la vallée de l’Indus. La tradition des tannours (du sumérien tinûru) cylindriques, et parfois en dôme, s’est maintenue dans les civilisations urbaines de Mésopotamie, d’Égypte et de la vallée de l’Indus (Figure 4) ; (Maisels 1990 ; Curtis 2001 : 125, 207-208) et perdure encore à ce jour.

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© D. Fuller Naan en cours de cuisson. Dans un tandur (four) en terre, région de Peshawar, Pakistan. (Fig. 4)

7 Il n’est donc guère surprenant que, quand la technique céramique s’est développée dans l’Ouest de l’Eurasie, elle ait été adaptée à la production du pain, afin de faire lever la pâte dans des récipients en terre cuite. La céramique n’est apparue au Proche-Orient que plusieurs millénaires après les débuts de l’agriculture céréalière, période durant laquelle la culture des végétaux et l’élevage se sont implantés dans une vaste région, du Balouchistan pakistanais au Péloponnèse. Pour Moore (1995 : 47-48), la poterie inaugure de nouvelles innovations en cuisine, grâce auxquelles des plats mélangeant viande et végétaux cuits en ragoût ou à la casserole viennent s’ajouter aux viandes rôties traditionnelles.

8 Dans le Sahara, où prévalaient la mouture et la cuisson à l’eau, la préparation des céréales présente un important contraste. Compte tenu du développement de la céramique aux environs de 8000 av. J.-C., celle-ci devait comprendre des bouillies et des aliments fermentés (comme la bière). Les céréales dépourvues de gluten, telles que le sorgho et le millet sauvage, dont la culture allait se répandre au Sahel et dans la savane, se prêtaient à ce genre de préparations, qui ont survécu dans la cuisine soudanaise, distincte de celle du Proche-Orient, fondée sur le pain (Edwards 2003 ; Haaland 2007). Les crêpes épaisses des régions transsahariennes, de l’Éthiopie et du Soudan, à l’est, (Lyons & D’Andrea 2003) au Maroc, à l’ouest (Bruneton 1975), étaient aussi souvent confectionnées à partir de pâte fermentée. À l’inverse, au Proche-Orient et dans l’Europe prénéolithique, faute de poterie, les farines étaient transformées en dérivés de pain, ce qui suggère une co-évolution des technologies de préparation et des goûts. Cette corrélation est, selon nous, le produit d’une certaine conception sous-jacente de la nourriture, de son assimilation, tant à l’échelle individuelle que collective, et de ses rapports avec le surnaturel.

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9 Le pain constituait l’aliment de base des civilisations fluviales d’Égypte et de Mésopotamie et servait aussi d’offrande aux dieux. La mouture et le pain étaient au cœur du répertoire de signes qui décrivaient et sous-tendaient la vie quotidienne (Figure 5). Il est clair, d’après les inscriptions les plus anciennes, que le pain était la denrée alimentaire sur laquelle se fondait la subsistance (Curtis 2001 ; Samuel 2002). En akkadien, les mots « pain » et « manger » étaient des homophones (Bottero 2004 : 38), tandis qu’en égyptien, des hiéroglyphes reprenant la forme de miches de pain constituaient des déterminatifs essentiels des mots « manger », « provisions » et « offrande de nourriture » (Gardiner 1957 : 531-533 ; Curtis 2001 : 108). Dans ces deux civilisations proche-orientales, le pain et la bière étaient des produits si fondamentaux que certaines institutions s’en servaient pour rémunérer les travailleurs (Samuel 2002 ; Pollock 2003 ; Wengrow 2006 : 92-97) et qu’ils faisaient partie des offrandes aux défunts ou aux divinités (Curtis 2001 : 111 ; Bottero 2004 : 111-113). 10 La céramique a permis d’utiliser les techniques de la brasserie pour améliorer celles de la panification. On suppose ainsi que le développement de l’arboriculture fruitière et de la vigne au début du Néolithique céramique a engendré des avancées en matière de fermentation qui ont été appliquées à la fabrication de bière, avant d’entraîner l’utilisation de levures dans le pain (Sherratt 1997 : 9-10). Par la suite, les miches à pâte levée et les céramiques grossières qui leur sont associées se sont affirmées, à partir du quatrième millénaire av. J.-C., comme caractéristiques des anciennes civilisations mésopotamiennes et égyptiennes (Chazan & Lehner 1990 ; Wengrow 2006 : 31, 92-98).

Exemples de représentations montrant l’importance centrale de la mouture et du pain dans les civilisations proche-orientales

A : scène de boulangerie (tombe de Re’émkuy, 5e dystasie) présentant toutes les étapes de la préparation et de la consommation du pain et de la bière : le pétrissage de la pâte, les hommes cuisant des galettes, les femmes en train de moudre le grain, les hommes fabriquant la bière et les femmes mangeant des pains moulés (d’après Curtis 2001) ; B : scène montrant une femme en train de moudre sur une meule dormante (sceau cylindrique de Mésopotamie) (d’après Hodges 1970). C : Pictogrammes sumériens désignant la bière = kash, deux formes de pains = ninda, et une tête associée à un pain signifiant manger = Ku (d’après Curtis 2001 et Roaf 1990) ; D : hiéroglyphes désignant le pain et deux exemples d’offrandes de pains. (Fig. 5)

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Rôtissage, pain et propitiations sacrificatoires : noyau central d’Eurasie occidentale

Le caractère central du pain (levé ou non) est manifeste dans la symbolique des grandes religions mondiales qui sont apparues dans cette région (judaïsme, christianisme, islam). On en retrouve aussi la trace dans l’ethnographie de l’Anatolie rurale, où le pain fournit un riche ensemble de métaphores sur la famille et la reproduction sociale – d’après Delaney, le pain est perçu, à l’image d’un fils, comme le produit du grain, de genre masculin, et du labeur de la femme (Delaney 1991 : 159). On peut aussi établir un parallèle préhistorique avec les formes et l’imagerie phallique des pilons sculptés en pierre qui devaient servir à décortiquer les céréales dans des mortiers sur de nombreux sites du Néolithique précéramique, comme Wadi Feynan 16 PPNA (Mithen 2007).

11 Le pain et le rôtissage vont de pair en cuisine, et il en est souvent de même dans les pratiques rituelles. La cuisson des viandes rôties s’effectue en grande partie dans leur propre jus et, comme celle du pain, nécessite en général de la chaleur et un four, plutôt que des récipients de cuisine. Pour l’une comme pour l’autre, il existe des correspondances avec les rites sacrificiels, où une distinction est faite entre l’offrande des effluves de cuisson et l’ingestion collective de nourritures cuisinées. La nature même du rôtissage, lors duquel de la fumée s’élève de la viande en train de cuire, nous fournit un indice éloquent sur le rapport à l’invisible. La séparation entre le visible et l’invisible est bien plus absolue que dans le cas du chamanisme ou de l’intervention de devins, tenus pour capables d’aller et venir entre des univers parallèles. Des religions comme celles de Sumer et de la Grèce antique ou le judaïsme impliquaient le rôtissage de viandes sacrificielles (Lewis 2001), dont la fumée montait vers des dieux ou des esprits distants, afin de se concilier leurs bonnes grâces. Ces divinités, qui représentaient jadis une lointaine « altérité » par rapport au monde visible, ont par la suite été intégrées à la hiérarchie des sociétés humaines par l’entremise de figures jouant le rôle de sacrificateurs ou d’intercesseurs auprès de l’invisible. Le sacrifice vise aussi bien la propitiation, c’est-à-dire à conserver les faveurs d’un dieu lointain, qu’à obtenir ce qu’on désire. La « fumée odorante » de la viande rôtie ou des os offerts en sacrifice est destinée à satisfaire la « faim constamment en éveil » des dieux (Vernant 1989 : 25).

12 On peut d’ailleurs discerner des exemples plus anciens de systèmes de croyances et de pratiques similaires dans une bonne partie du Proche-Orient et jusqu’à la mer Égée. Hamilakis et Konsolaki (2004), par exemple, décrivent en détail un sacrifice animal par le feu dans un sanctuaire mycénien et démontrent que la chair – c’est-à-dire les parties tendres, périssables – était séparée des os (avant d’être mangée, vraisemblablement), tandis que ces derniers étaient brûlés en guise de sacrifice, ce qui correspond aux descriptions de Vernant pour des époques plus tardives en Grèce. Il est possible d’identifier des schémas semblables dans d’autres rites du Proche-Orient ancien. Ainsi, à l’époque du Nouvel Empire égyptien, certains reliefs de temples attestent de la pratique consistant à rôtir de la viande pour la divinité, telles certaines scènes au temple de Louxor, où Amenhotep III fait rôtir une volaille sur un autel devant un dieu et chasse la fumée en direction de ce dernier à l’aide d’un éventail (Figure 6). Ces représentations sont accompagnées de formules écrites destinées à protéger la broche à rôtir et l’éventail (Nelson 1949 : 209-211). Si la fumée et les fumets constituent la nourriture propitiatoire de divinités éloignées, la viande partagée par les adorateurs

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est un puissant symbole et une substance pouvant être littéralement « incorporée » (ingérée) pour réaffirmer les solidarités collectives. Tel semblait aussi être le cas dans les temples mésopotamiens où, lors de somptueux banquets à l’occasion des fêtes religieuses, les vivants, parmi lesquels les membres de la famille royale, les prêtres et une partie de la collectivité, partageaient la nourriture des dieux (Schmandt-Bessarat 2001 : 398 ; Pollock 2003). D’autres fêtes étaient, elles, réservées à une élite et la démarche consistant simultanément à partager et à restreindre l’accès à ces nourritures contribuait à renforcer les distinctions sociales en leur conférant une caution divine implicite. La redistribution des denrées sacrificielles à l’échelle de la collectivité (plutôt que du groupe familial) formait donc, une fois les dieux apaisés, le socle d’une commensalité politique et de la reproduction d’un système social veillant au bon fonctionnement d’un monde invisible (« surnaturel ») peuplé d’ancêtres et de divinités lointaines.

Un exemple du rôle de la viande rôtie sacrificielle et de la fumée dans la sustentation des dieux de l’ancienne Égypte

Deux scènes du temple du pharaon Amenhotep III à Louxor (ca. 1350 av. J.-C.) (d’après Nelson, 1949). À gauche, le pharaon fait griller un canard devant le dieu Amon, tandis qu’à droite le pharaon évente la fumée de la viande rôtie vers un dieu impatient. (Fig. 6)

13 Les origines de cette tradition, ou plutôt de ce faisceau de traditions similaires, résident dans les transformations du Néolithique au Proche-Orient, lors de la transition du Pléistocène à l’Holocène, dont sont issues les représentations d’un dieu humanoïde. Ce moment clé dans l’utilisation de symboles par l’espèce humaine a récemment fait l’objet de nombreuses théories archéologiques, car c’est à cette période que l’homme a commencé à s’entourer de symboles matériels et à stocker « symboliquement » des informations cognitives (par exemple Renfrew 2001 ; Hodder 2004 ; Mithen 2007). Des différences significatives se font jour par rapport aux périodes précédentes, où les divinités/esprits, en tant qu’« autres » lointains, étaient liés à la nature de façon plus immanente que dans les religions transcendantales ultérieures. Le Néolithique précéramique, y compris sur des sites n’ayant jamais, ou pas encore, franchi l’étape de la domestication des plantes, fut le cadre d’une explosion de représentations d’animaux sauvages (dans le Nord du Levant), de l’imagerie humaine et sexuelle (dans le Sud du Levant) et, par la suite, d’une généralisation des images anthropomorphes. Cauvin (2000) y voit la « Naissance des Dieux », car ces entités invisibles, semblables à

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l’homme, évoluent dans un monde parallèle, contrairement aux esprits inspirés des plantes et des animaux des époques précédentes. Helms (2004) perçoit aussi, au Néolithique, une désaffection pour les divinités animales au profit d’un culte des ancêtres et des dieux humanoïdes. Dans certains cas, comme à Jéricho PPNB et sur d’autres sites, où avaient été enfouies des têtes d’ancêtres modelées en argile sur le crâne décharné (Kuijt & al. 2008), les ancêtres jouaient peut-être le rôle de messagers entre leurs descendants vivants et les puissances du monde invisible et radicalement « autre » de la nature sauvage. S’il en était bien ainsi, ce n’était pas parce que les défunts habitaient ou avaient la capacité de se rendre dans ce lointain monde invisible, mais grâce à des sacrifices impliquant notamment la combustion de certaines substances (voire, parfois, de leurs propres dépouilles) afin de dégager de la fumée ou des effluves. Dans cette hypothèse, le phénomène des actes sacrificatoires et propitiatoires de type transcendantal est ancien au Proche-Orient. Nous pouvons supposer que les cérémonies de redistribution qui leur sont associées ont commencé à se développer dès cette époque, comme le suggèrent certains indices provenant de sites où l’agriculture est en train d’émerger, comme Jerf el Ahmar ou Mureybet, avec ses fours à rôtir, ou de contextes dans lesquels on ne consomme pas de céréales et on ne s’adonne apparemment pas à la culture, comme Hallam Cemi, où ont été relevées des traces de repas associés à une mouture intensive et une consommation de porc, de chèvre ou de mouton (peut-être sauvages) (Rosenberg & Redding 2000 ; concernant l’utilisation de végétaux : Savard & al. 2006). De tels exemples évoquent un développement des sacrifices et des banquets rituels, ainsi qu’une dissociation de la cuisson et de l’ingestion des substances au sein de la tradition établie de la meule, du foyer ouvert et du four. Si ces pratiques culinaires et sacrificielles se sont renforcées et généralisées avec la domestication des plantes et des animaux, elles ne sont pas nécessairement liées à l’agriculture elle-même. Selon nous, l’essor de l’agriculture et l’évolution des pratiques sacrificielles se sont plutôt fondés sur une tradition préexistante de préparation et de consommation des aliments, qu’ils ont par la suite étoffée.

Une autre voie : céramique, cuisson à l’eau par ébullition et aliments gluants en Asie de l’Est

Comme indiqué plus haut (Figures 1 et 2), l’Eurasie orientale a suivi une voie différente de l’Occident en matière de nourriture. La céramique y est apparue remarquablement tôt : il y a quelque 18 000 à 15 000 ans dans le Sud de la Chine (Boaretto & al. 2009), à des dates similaires dans l’Est de la Sibérie et le bassin du Yang Tsé, et il y a environ 12 000 ans au Japon, dans le Nord de la Chine et en Corée (Kuzmin 2006). Avec la systématisation de l’archéobotanique, on constate que l’agriculture chinoise primitive, du moins dans les régions rizicoles, s’est développée dans un contexte de cueillette de fruits à coque (Fuller & al. 2009). La céramique était répandue, mais les meules étaient rares (Zhang & Hung 2008), souvent plates et de petite taille, à la différence de celles rencontrées en Asie de l’Ouest. Elles ne convenaient donc probablement pas à la production de farine en grandes quantités. Leur disparition progressive durant le Néolithique chinois, au fil de l’accroissement de la production agricole, tend à indiquer que la préparation des céréales se faisait par d’autres techniques et que ces outils en pierre devaient plutôt servir à casser les fruits à coque.

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14 Durant le Néolithique, on assiste en Chine à la mise au point de céramiques destinées à la cuisson à l’eau, puis à la vapeur, grâce à des bols perforés adaptables sur des récipients remplis d’eau bouillante (photo d’ouverture). Les premiers exemples de ce système sont issus de la culture de Peiligang, implantée le long du cours moyen du Fleuve Jaune (entre 7 000 et 6000 av. J.-C.). Les cultures postérieures donneront naissance à deux traditions régionales distinctes d’ustensiles en céramique destinés à la cuisson à l’eau et à la vapeur (Makibayashi 2008) : l’une associée au Yang Tsé et à l’est de la Chine (Shandong), l’autre à la région des cours moyen et supérieur du Fleuve Jaune (Figure 7). Cette vaisselle permettait de cuire à la vapeur les céréales non moulues, les légumes et la viande, mais aussi d’élaborer des breuvages par ébullition et peut-être même par distillation. La production de ce type de vaisselle se poursuit jusque dans le courant de l’âge du bronze, période durant laquelle des récipients de luxe en bronze viennent s’ajouter au répertoire (Figure 8) ; certains étaient destinés à la nourriture, d’autres au vin, mais en les maintenant toujours chauds, comme pour une fondue chinoise (cf. Chang 1986). Les tombes, et notamment celles des élites de l’époque, étaient bien pourvues en vaisselle pour la nourriture et le vin, dont la présence semble aussi bien découler d’offrandes faites aux défunts que des festins faits à côté des sépultures pour s’assurer le soutien renouvelé des ancêtres familiaux (Liu 2000 ; Nelson 2003). Il n’est donc guère surprenant que les inscriptions chinoises anciennes comportent une abondance de caractères correspondant à ce type de vaisselle. À l’inverse, les caractères élémentaires renvoyant au pain ou à la mouture sont absents.

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Exemples représentatifs des premiers développements des ensembles de céramiques de cuisson à la vapeur du Néolithique chinois (d’après Makibaiyashi 2008)

A : Région de la Rivière jaune, en quatre phases. De haut en bas : Jiahu (8000‑7000 av. J.-C.), Yangshao (5000-4000 av. J.-C.), Longshan ancien /Maodigou II (2500-2200 av. J.-C.), Longshan final (2200-1800 av. J.-C.) ; B : région du Bas Yangtze, en trois phases : Majiabang (5000-4000 av. J.-C.), Songze (4000-3300 av. J.-C.), Liangzhu (3300-2200 av. J.-C.). C : cartes des aires de répartition et de diffusion des influences des différents types de vaisselle de cuisson à la vapeur à fin du IVe millénaire av. J.-C. (Fig. 7)

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À gauche : un aperçu du type de vaisselles cérémonielles destinées à la nourriture et au vin souvent retrouvées dans des contextes sépulcraux, associées aux rites dédiés aux ancêtres ou aux banquets funéraires (d’après Rawson 1980). À droite, un aperçu des premiers caractères chinois dérivant de la vaisselle utilisée pour la cuisson à la vapeur ou pour bouillir : dou, maintenant utilisés pour désigner les haricots, dind, un ustensile tripode, et xiang, signifiant « parfum » et montrant un plant de céréale que l’on introduit dans un vase de cuisson. Ces représentations proviennent d’ossements divinatoires, de vaisselles de bronze et d’idéogrammes modernes standards. (Fig. 8 )

15 La technique de l’ébullition est à la base de tous les « vins » d’Asie de l’Est, produits à partir de céréales ou de toute autre source d’amidon, que l’on fait bouillir et fermenter avant de la distiller (Simoons 1991 : 448-454). Une ancienne source écrite chinoise indique que ces vins existaient déjà à l’âge du bronze (Sinoda 1977), même si l’éventail des formes céramiques évoque des racines bien plus anciennes remontant au Néolithique. Ces vins, omniprésents dans tout l’Est-asiatique, sont souvent à base de riz ou de millet (le plus souvent gluants), mais une grande variété de graines et de noix peut être utilisée pour les confectionner, comme c’est le cas du sh ch japonais, distillé à partir de patate douce (imo), d’orge, de sésame, de riz, de sarrasin, de shiso (Perilla frutescens) ou de châtaigne.

16 Appliquée à des sources d’amidon, telles que les céréales ou les fruits à coque, la technique de l’ébullition permettait aussi de préparer des aliments mous et collants. Ces pâtes gluantes, qui entrent dans la composition de nombreuses confiseries chinoises ou du mochi japonais, requièrent à la fois des céréales glutineuses – propriété génétiquement déterminée – et des techniques de préparation telles que la cuisson par ébullition ou le pilonnage.

17 Selon nous, la tradition est-asiatique de la cuisson par ébullition est à l’origine de la préférence culturelle régionale pour les céréales gluantes ou « glutineuses ». À proprement parler, ces céréales sont « cireuses » en raison de leur taux élevé d’amylopectine par rapport à celui d’amylose dans l’amidon. Comme l’a montré Sakamoto (1996), ce type d’alimentation se rencontre essentiellement en Asie de l’Est et notamment en Chine, en Corée, au Japon et dans le Nord de l’Asie du Sud-Est (Figure 9). Il est clair que cette préférence culturelle a, par la suite, fortement influencé le processus de sélection génétique des espèces cultivées. De nos jours, en Asie de l’Est, huit d’entre elles comportent des variétés glutineuses (Oryza sativa, Panicum miliaceum,

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Setaria italica, Coix lachryma-jobi, Hordeum vulgare, Sorghum bicolor, Zea mays, Amaranthus hypochondriachus). D’après les éléments disponibles, cette prédilection a dû se manifester précocement chez les consommateurs de riz, car toutes les variétés gluantes ont pour origine une mutation unique très répandue (Olsen & Purugganan 2002), tandis que les autres espèces ont peu à peu fait l’objet d’une sélection en fonction de cette préférence – souvent à plusieurs reprises. Des plantes comme l’orge et le sorgho, qui se sont propagées sur de vastes zones géographiques, sont arrivées en Asie de l’Est et les agriculteurs locaux ont alors privilégié les variétés glutineuses. Dans le cas du maïs et de l’amarante, tous deux d’origine mésoaméricaine, les variétés gluantes dont il est fait état au Japon ne sont apparues que récemment, au cours des derniers siècles.

Carte de répartition des céréales gluantes d’Asie

Sont indiqués l’aire de répartition du « riz glutineux », le centre initial de distribution des céréales gluantes dans lequel sept zones de céréales gluantes additionnelles sont reportées (d’après Sakamoto 1996) ; une possible localisation dans le Nord-Est du Sud-Est asiatique de l’origine de la mutation des graines de riz en riz gluant (WX) (d’après Olsen & Purugganan 2002) ; trois localisations d’une origine possible des mutations « gluantes » distinctes de Setaria italica (millet), (d’après Fukunaga & al. 2002) et les zones initiales de la première culture du riz et de son usage dans les vallées du Yangtze et du Gange. (Fig. 9)

18 Les aliments adoptés au sein de ce système ont été assimilés et adaptés de diverses façons. Ainsi, lorsque le blé a été introduit en Chine, il a été employé pour confectionner des nouilles plutôt molles et gluantes ou des brioches collantes à la vapeur. Comme le notait Marco Polo, le peu de blé qu’ils produisent, « ils le consomment sous forme de nouilles ou d’aliments pâteux » (Roberts 2002). On serait tenté d’avancer que la mouture n’a repris de l’importance en Chine qu’avec l’adoption de céréales occidentales comme le blé ou l’orge, afin de les transformer en ingrédients faciles à cuire à l’eau pour obtenir un aliment gluant similaire au millet et au riz auxquels les populations chinoises du Néolithique étaient déjà habituées. Il importe aussi de relever que seul le blé commun (Triticum æstivum) a été acclimaté en Chine, alors que le blé dur ou l’amidonnier (Tétraploïdes, T. durum et T. dicoccum), pourtant cultivés en Asie centrale et méridionale, ne se sont jamais diffusés plus à l’est. De la dynastie Han au Moyen Âge, au fil des progrès dans la technique de mouture qui

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engendrèrent un accroissement de la production de nouilles et de pâte pour les bouchées ; la popularité de ces aliments grandit et la culture du blé se développa en Chine (Anderson 1988 : 54). On peut donc en déduire que le lent essor du blé au sein de l’agriculture chinoise a été déterminé par son intégration à des traditions gustatives et à des philosophies culinaires préexistantes.

Substances commensales et esprits ancestraux en Asie de l’Est

La consistance de ces aliments, et en particulier du riz et du millet gluants, a une dimension symbolique considérable dans les relations aux ancêtres et aux dieux, ainsi que dans les rituels sacrificiels et la cosmologie est-asiatique. La nourriture est partie intégrante de la plupart des rites chinois et les rituels funéraires comprennent des offrandes de nourriture depuis au moins sept millénaires (Thompson 1988 : 71 ; Liu 2000 ; Nelson 2003). La nourriture joue un rôle capital pour faire le lien entre discontinuité physique et continuité sociale, pour faire d’un défunt un ancêtre. Les rituels impliquent aussi des échanges plus ou moins réciproques entre les vivants et les morts. Les ancêtres dépendent des prestations alimentaires de leurs descendants, ce qui confère à ces derniers un moyen de pression. Mais si on les néglige, leur courroux peut avoir de graves conséquences pour les vivants. Le culte des ancêtres constituait une extension de la piété filiale (Freedman 1965 : 88 ; Dawson 1978 : 137 et suivantes), mais une réciprocité véritable assure aussi une vie meilleure aux vivants, c’est-à-dire prospérité, fertilité et récoltes garanties. Comme le souligne Nelson (2003), contrairement aux festins « classiques », qui renouvellent une alliance, comme ceux du Proche-Orient, mentionnés plus haut, les banquets en l’honneur d’ancêtres se déroulaient en famille et seuls y participaient ou y assistaient leurs descendants et leurs parents proches. Nelson les définit comme des « festivités visant à créer l’ancêtre » (Nelson 2003 : 85). Leur objectif est d’attirer les esprits ancestraux et de les retenir. 19 Le culte des ancêtres s’inscrit dans un ensemble de conventions plus générales (cf. Feuchtwang 1974 & 2009 ; Dawson 1978 : 137-169). La civilisation chinoise repose sur une hiérarchie de statuts et sur des relations inégalitaires, principalement en matière de filiation patrilinéaire, et ce patriarcat se prolonge par analogie dans les rapports souverain-sujet ou les rapports interpersonnels. L’un des aspects de cette asymétrie hiérarchique est le bào, un don qu’il importe de retourner sans qu’il soit possible de l’égaler ; ce système de don et de contre don illustre les obligations mutuelles entre parent et enfant ainsi que l’engagement des divinités ou ancêtres à retourner toute faveur. L’obligation mutuelle se manifeste par un dévouement réciproque et une réaction bienveillante aux offrandes et aux tracas du solliciteur.

20 Grâce aux découvertes archéologiques de tombes de la période du Néolithique à l’âge du bronze en Chine centrale, il est possible de suivre l’évolution des festins en l’honneur des ancêtres et celle de la vaisselle rituelle, toujours destinée à la consommation de nourriture et d’alcool faits à base de céréales (Nelson 2003). Outre les festins aux abords des tombes, des cérémonies régulières devaient avoir lieu dans le cadre domestique afin d’entretenir les relations avec les esprits ancestraux. Comme on peut l’observer en contexte ethnographique, le culte des ancêtres se célèbre avec des tablettes dans le foyer ou dans des « salles » ancestrales spéciales ou dans des temples (cf. Freedman 1965 ; Dawson 1978). Les données archéologiques laissent supposer que

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la complexité sociale croissante a initialement engendré une réduction des groupes de vénération de l’échelon de la communauté à celui de la famille (Liu 2000), puis un accès de plus en plus restreint aux ancêtres, à mesure que ceux des familles de l’élite et de la noblesse devenaient les seuls objets de culte, au point de monopoliser les témoignages aussi bien matériels qu’écrits (Nelson 2003 : 86 ; voir aussi Chang 1980 ; Cotterell 1988 : 28).

21 À travers l’histoire chinoise, on peut néanmoins se faire une idée de l’importance du culte des ancêtres et des activités commensales contribuant à préserver la substance des ancêtres. Il existe une opposition persistante entre esprits ancestraux et divinités. Dans certaines régions, les premiers sont vénérés par l’intermédiaire de tablettes dans des salles spécifiques, distinctes des temples consacrés aux seconds (Freedman 1965 ; Dawson 1978). Sous un même toit, les tablettes des ancêtres sont conservées à l’écart des images des dieux ou, dans le cas d’un autel commun, les offrandes aux premiers sont disposées à gauche et celles à l’intention des seconds à droite. On peut donc émettre l’hypothèse que les hiérarchies basées sur le culte des ancêtres par le biais d’autels dédiés à la famille ou au lignage sont antérieures à celles du bouddhisme et du taoïsme, qui les ont par la suite incorporées. À partir de la dynastie Song, le culte des ancêtres se démocratise (Ebrey 1986) avec la création de cimetières publics pour les pauvres (Cotterell 1988 : 177) et le rétablissement des tombeaux claniques et ancestraux (Dawson 1978 : 156). Sa popularité suggère toutefois que les pratiques et les conceptions associées avaient des racines bien implantées.

22 Selon nous, le lien entre les techniques de cuisson à l’eau et à la vapeur et les rites ancestraux résident dans l’importance du partage de nourriture. Cette affirmation traduit la juste reconnaissance des hiérarchies par le truchement d’actes de commensalité entre descendants vivants, ainsi que dans la transition du statut de défunt à celui d’ancêtre. Ce lien s’exprime par la sélection et la préparation des aliments – en particulier le riz ou, au nord, le millet (de préférence glutineux) –, qui peuvent être cuits à l’eau tous ensemble avant d’être partagés, afin de souligner l’existence d’une substance ancestrale commune (figures 10 et 11). Le riz est littéralement l’essence de la filiation patrilinéaire, car il est perçu comme l’aliment à partir duquel sont produits les os et le liquide séminal : le sperme du père forme les os de l’enfant, tandis que les ancêtres à qui l’on offre du riz sont représentés par des os. Ce cycle nutritif entretient la cohésion du lignage en tant que modèle idéal de filiation patrilinéaire et de patriarcat, tempéré par les offrandes de nourriture de la part des affins, rendant compte du rôle des femmes dans la reproduction (Thompson 1988 : 98-99). Les aliments façonnent donc l’individu, conformément aux conceptions diététiques chinoises concernant l’alimentation, potentiellement fortifiante, reconstituante ou néfaste, et à la vision du corps comme un microcosme (Simoons 1991 : 18-20 ; Farquhar 2002 : 47-77). D’un point de vue métaphorique, les aliments gluants et collants assurent ainsi la cohésion de la société et retiennent les ancêtres parmi les vivants.

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Repas funéraire taiwanais

© M. Rowlands

© M. Rowlands Préparation du riz gluant et consommation en commun de cet aliment de base au moment d’un repas de funérailles à . (Fig. 10 et 11)

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Du pain, un autre genre de riz et la hantise de la souillure : la tradition culinaire indienne

Le monde du pain et du rôtissage s’étend clairement à l’est, jusqu’à la vallée de l’Indus, avant de se mêler à d’autres cultures, dont le riz, et à d’autres usages culinaires, en Inde. Il nous apparaît cependant que le sous-continent demeure en large part distinct de la sphère est-asiatique et de son culte des ancêtres ou de ses lointaines traditions de cuisson à l’eau. La prédilection pour le riz gluant s’arrête, à l’ouest, à la frontière de l’Asie du Sud, qui semble marquer la limite d’un monde culinaire très différent, où le pain est aussi important que le riz, au point que celui-ci est parfois moulu pour faire du pain. Malgré l’importance du riz en Asie du Sud, la place qu’il occupe diffère fondamentalement de celle qu’il possède dans l’Est de l’Asie. Il n’est d’ailleurs pas gluant, mais sec et plus léger. Le riz et le pain servent à absorber les aliments en sauce frits et mijotés. À l’inverse, dans la tradition est-asiatique, la friture, facilitée par les huiles végétales à partir de la fin de l’âge du fer (peut-être aux environs de 200 av. J.-C., cf. Anderson 1988), est utilisée pour cuire le plus vite et le moins possible les légumes et la viande, afin de les servir en accompagnement du riz gluant. D’après Keng (1974), jusqu’à l’âge du fer, les plats étaient vraisemblablement préparés en faisant cuire les légumes à l’eau ou à la vapeur jusqu’à obtention d’une substance mucilagineuse. Alors que la coutume chinoise consistant à manger dans un plat collectif avec des baguettes met l’accent sur la dimension communautaire de l’acte et reproduit la filiation patrilinéaire à travers le partage de la substance ancestrale sous forme de nourriture, en Inde, la consommation du riz (ou du pain) avec les mains, dans des assiettes individuelles, semble indiquer que la nourriture est perçue comme une substance organique privée faisant redouter la transformation et la souillure si elle est touchée par d’autres.

23 D’un point de vue archéologique, il est possible d’identifier au moins trois grands foyers anciens de développement agricole en Asie du Sud, qui pourraient être originellement associés à des traditions culinaires différentes (Fuller 2006). Dans la région de l’Indus, au nord-ouest, la consommation de pain, ainsi que la culture de blé et d’orge, suggèrent des liens avec le Proche-Orient et une tradition de mouture précéramique. Dans le bassin du Gange, des céramiques anciennes (7000 av. J.-C. environ) attestent peut-être d’une ancienne tradition de cuisson à l’eau, car les meules y sont plus rares – même si, dès les environs de 2500 av. J.-C., l’introduction de céramiques aux formes occidentales et la présence de blé et d’orge, ainsi que de meules, laissent envisager un mélange de traditions. Dans le Sud de l’Inde, l’agriculture ancienne portait sur des variétés locales de mil et de légumineuses et se caractérisait par une utilisation à grande échelle de la mouture et de céramiques destinées à la cuisson à l’eau. L’un des traits archéobotaniques distinctifs des régions du sud est un recours fréquent aux légumineuses grillées à sec ou réduites en farine (Fuller & Harvey 2006). Et ce n’est sans doute pas un hasard si le riz et les autres céréales sont souvent moulus et mélangés avec de la farine de légumineuses (dhal) pour fabriquer de nombreux plats typiques de cette région, tels que les idlis, les vadais ou les dosas (Kimata & Sakamoto 1992). Ces aliments sont encore au cœur des offrandes domestiques de nourriture aux divinités (figure 12) et des repas réunissant la famille étendue, comme lors des mariages.

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© D. Fuller Offrandes de nourriture à une représentation domestique de Ganesh à Dharwad, Karnataka, durant les fêtes du Ganapati. Celles-ci incluent des fruits, comme la noix de coco, et des vadai frits (beignets traditionnels de l’Inde du Sud) fabriqués avec de la farine d’une légumineuse broyée (Vigna mungo, haricot mungo). (Fig. 12)

24 En dépit de la permanence de certaines denrées alimentaires, divers éléments indiquent un raffinement culinaire croissant et une évolution du contexte social de la consommation de nourriture. Les poteries primitives (du troisième millénaire av. J.-C.) sont principalement de grands plats évasés et des pots arrondis (Fuller 2005), sans doute utilisés pour la cuisson de bouillies et de gruaux à base de farines servis dans de grands plats collectifs, auxquels pains plats et galettes sont probablement venus s’ajouter plus tard. Les développements ultérieurs en matière de céramique (de 2000 à 1600 av. J.-C.) portent sur la réalisation de récipients à col, dont l’apparition est simultanée à celle de denrées nouvelles (notamment le blé et l’orge), et au développement de l’artisanat, du commerce et de la stratification sociale (Fuller 2005 ; Fuller & al. 2007). Ce processus débouche sur une intensification de la production de poteries, et notamment celle de petits bols destinés à contenir des portions individuelles peu après 1400 av. J.-C. Au cours du millénaire suivant, les assiettes plates (thalis) s’imposent pour le riz cuisiné à l’indienne, qui se démocratise, ou les pains. Ces nouveaux modes de présentation et de consommation semblent indiquer que les usages culinaires du Nord de l’Inde ont pris le pas sur les traditions locales à base de légumes secs et de millet, même si le palimpseste qui en a résulté, la cuisine du Sud de l’Inde, fait toujours fréquemment appel aux farines de légumineuses « néolithiques ». Toutefois, ces nouveaux aliments et modes de présentation importés du Nord s’accompagnaient selon toute vraisemblance de nouvelles préoccupations alimentaires qui jouaient un rôle de marqueur social. D’un point de vue archéologique, le passage de grands plats communs à des bols individuels plus petits est clair. Au lieu de manger dans un récipient collectif, les individus se mettent à utiliser des assiettes et des bols personnels, ce qui indique l’émergence d’une crainte de la souillure alimentaire jusqu’alors inédite dans le Sud de l’Inde.

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25 La peur de la souillure et les restrictions concernant le partage des aliments est caractéristique du système indien de castes qui trouve son aboutissement dans ce que Dumont (1980) a nommé l’Homo hierachicus. La hiérarchie indienne, qui repose sur des règles de pureté et sur le souci d’éviter toute souillure, s’applique même à la nourriture (en dépit de sa nature changeante), susceptible d’être contaminée lors de sa préparation, ou de souiller une personne de rang supérieur si celle-ci est ingérée après contact avec un individu de statut social inférieur (Khare 1976). Dumont met ainsi en lumière un aspect potentiellement dangereux de la nourriture, substance en circulation dans la société et capable de véhiculer et transmettre certaines qualités liées au statut (pureté/souillure).

26 & Si Dumont fournit un cadre utile pour appréhender la fonction des nourritures sacrificielles et des festins rituels, il est clair pour lui que le concept de hiérarchie rituelle ne se limitait pas à l’Inde, mais se destinait à un usage comparatif, comme en atteste l’opposition qu’il établit avec le type de l’Homo æqualis (Dumont 1980 : 23-238), caractérisé par la mobilité sociale individuelle et l’égalité. Dans les traditions pratiquant le rôtissage propitiatoire, les aliments offerts à des entités invisibles et, par suite, purifiés, peuvent être redistribués selon un système servant à réaffirmer les hiérarchies sociales et à renforcer les goûts acquis. La nourriture a le pouvoir d’apaiser les divinités invisibles, mais aussi de transformer la substance physique de celui qui l’ingère, soit en le souillant, soit en lui accordant les faveurs des dieux. Par contraste, en Asie de l’Est, la nourriture est une substance organique moins volatile, assimilée aux os ou au liquide séminal, qui participe à la constitution du corps de l’individu et l’inscrit dans une lignée. Ces conceptions différentes de la nourriture sont liées à la façon dont sont perçues les entités invisibles, qu’il convient de tenir à distance ou au contraire d’attirer, selon qu’elles sont considérées comme dangereuses ou bienveillantes.

27 Dans cet article, nous nous sommes penchés sur les évolutions à long terme de la préparation des aliments et avons fait ressortir une opposition entre les systèmes de représentation et les pratiques culinaires de la nébuleuse est-asiatique des aliments collants et ceux de la nébuleuse du pain, du rôtissage et des sacrifices propres à l’Asie occidentale. Si le partage de nourriture au sein de la famille et les offrandes alimentaires à des divinités ou des ancêtres invisibles sont attestés dans ces deux régions, leur finalité est fort différente. Le plus remarquable est l’apparente stabilité à long terme de ces systèmes alimentaires/rituels, les changements ayant été plus graduels que radicaux. Quoique des transformations et des métissages entre systèmes alimentaires puissent survenir, comme l’illustre l’importation en Inde du Sud d’éléments traditionnels de l’Inde du Nord, tels que le pain et le rôtissage ou la crainte de la souillure, une tendance à la stabilité demeure dans toutes ces traditions alimentaires. Selon nous, cette stabilité s’ancre dans la sphère rituelle et dans les représentations sociales des substances organiques, ce qui suggère que la psychologie de l’alimentation a des racines profondes. Les aliments sont des substances qui ne nourrissent, n’entretiennent ou ne transforment pas seulement la personne, mais aussi la lignée, voire le groupe social. Ces systèmes de goûts, de pratiques culinaires et d’offrandes rituelles ont contribué à façonner la nature des différents systèmes alimentaires depuis l’époque où l’agriculture récente s’est développée, de façon indépendante, dans l’Est et dans l’Ouest de l’Eurasie. Ces systèmes culinaires et rituels ont survécu sous la forme de civilisations régionales distinctes.

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NOTES

1. Cet article tire parti des débats qui ont suivi la présentation d’une partie de ce matériau à la SOAS (School of Oriental and African Studies), ainsi qu’à la faculté d’anthropologie du University College de Londres, et de discussions avec plusieurs amis et collègues, parmi lesquels notamment, Christoph Bachhuber, Nicole Boivin, Harriet Crawford, Stephan Feuchtwang, Kazuo Miyamoto, Ling Qin, David Wengrow, Michèle Wollstonecroft, Wang Mingming. Au cours de notre travail, nous nous sommes orientés vers des sources françaises qui méritent d’être intégrées à des études comme celle-ci. Nous endossons seuls la responsabilité de toute erreur.

RÉSUMÉS

Moudre ou faire bouillir ? Nourrir les corps et les esprits dans des traditions culinaires et sacrificielles en Asie de l’Ouest, de l’Est et du Sud. Les techniques de préparation alimentaire révélées par l’archéologie pour les différentes régions d’Eurasie, incluant l’utilisation des céramiques, des meules et des plantes domestiques, mettent en évidence des situations

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contrastées. En Asie de l’Ouest, la mouture, la fabrication du pain et les soles de cuisson en aires ouvertes pour le rôtissage de la viande constituent les modes de préparation de la nourriture, tandis qu’en Asie de l’Est, l’accent porte depuis longtemps sur les techniques de cuisson à l’eau ou à la vapeur développées beaucoup plus tôt qu’à l’ouest. Ces différentes traditions précèdent l’origine de l’agriculture et se sont amplifiées et améliorées avec les avancées de celle-ci. Elles ont aussi des manières très différentes d’approcher le surnaturel. À l’ouest, les dieux, distants, sont nourris par la fumée sacrificielle tandis que le partage des nourritures rituelles promeut une solidarité communautaire ; à l’est, le partage commensal de nourritures s’effectue en vue de conserver un lien entre des esprits ancestraux et des vivants. Cette dernière tradition, en privilégiant les nourritures « gluantes », a influé sur l’évolution du riz glutineux et les millets. Les traditions d’Asie du Sud, spécialement celles de la vallée de l’Indus, suggèrent des liens avec celles du Proche-Orient. L’archéologie révèle que ces traditions ont pénétré graduellement une tradition différente de l’Inde du Sud, laquelle est à relier avec la mouture des haricots et la cuisson à l’eau. Ces observations comparées suggèrent que les systèmes rituels et les modes de préparation de la nourriture sont liés et servent à contraindre et à maintenir des continuités culturelles régionales.

To grind or to boil ? Nourishing bodies and spirits in the divergent traditions of food and sacrifice in West, East, and South Asia. Long-term sequences of the development of food technology revealed by archaeology, including use of ceramics, grinding stones, and domesticated crops, in different regions of Eurasia indicate contrasting emphases. In West Asia, food processing focused on grinding stones, preparation of bread and open roasting of meat, whereas in East Asia there has been a long focus on boiling and steaming technologies which developed much earlier there than in the West. These differing food processing traditions precede the origin of agriculture and gain increasing emphasis and elaboration as agriculture advances. These traditions also have very different approaches to the supernatural, with a western emphasis on sacrificial smoke feeding distant gods and ritual food sharing promoting community solidarity, and an eastern emphasis on ancestral spirits kept close to the living through the commensal sharing of foods ; this has promoted « sticky foods » including the evolution of glutinous rice and millets. South Asian traditions, especially from the greater Indus Valley, can be seen as linked to those of West Asia, whereas archaeology reveals their gradual penetration of a different South Indian tradition, which had been more focused on grinding of beans and boiling. These comparative observations suggest that long-term systems of ritual and food-processing are linked and help to constrain and maintain regional cultural continuities.

INDEX

Mots-clés : ancêtres, meules, Néolithique, offrandes de nourriture, poterie, riz gluant Keywords : ancestors, food offerings, glutinous rice, Neolithic, pottery, quern-stones

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THEMA 52-53 " Technologies"

II Dématérialiser des processus

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Les technologies du sujet Une approche ethno-philosophique Technologies of the Subject : an Ethno-Philosophical Approach

Jean-Pierre Warnier

1 La technologie, comme savoir sur les techniques, s’applique non seulement aux matières et artefacts, mais également aux sujets et à leur corps. Il existe des techniques du corps et du sujet qui ont pour résultat de les produire, de les configurer, d’en faire usage, et de les recycler. Ces techniques du corps et du sujet sont largement médiatisées par l’usage et l’incorporation/ désincorporation de la culture matérielle dans le mouvement.

2 Je déploierai le contenu de ces idées liminaires en commentant les mots et expressions fondamentales qui y figurent. Cela me permettra de situer cette approche ethno- philosophique des technologies du sujet tant par rapport à la technologie culturelle à la française que par rapport aux études de culture matérielle pratiquées outre-Manche autour de la consommation ou des objets en tant qu’indicateurs ou signes.

Corps et techniques du corps

3 Qu’est-ce qu’un corps ? Le corps n’est constitué comme tel qu’en étant investi par un sujet qui est et qui a un corps. Si le sujet n’est pas constitué, le corps en est réduit à quelques dizaines de kilogrammes d’organes qui ne sont traversés d’aucune intentionnalité. Je reviendrai plus tard sur ce rapport entre « corps » et « sujet », essentiel à mon propos. À la suite de Mauss (1936), on peut définir les « techniques du corps » comme « les manières qu’ont les humains, société par société, de se servir de leur corps ». Je glose cette définition en disant que les techniques du corps s’appliquent au corps en tant qu’objet d’une action technique (pour le produire, le configurer, etc.)

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et qu’elles font usage de celui-ci à titre d’outil d’action sur le corps du sujet ou d’un autre sujet. C’est, écrit Mauss, « le premier de tous les outils ». Faute de place, je me permets de renvoyer le lecteur à un commentaire du texte de Mauss que j’ai publié ailleurs (Warnier 1999 : 21-36).

4 Sur le corps, il existe une abondante littérature, y compris deux dictionnaires - ceux d’Andrieu (2006) et de Marzano (2007). Dans cette littérature, le meilleur jouxte le pire. L’anthropologie phénoménologique1 qui s’est développée à partir des années 1980 - celle de Le Breton (1990), Csordas (1994) et Featherstone (& al. Eds., 1991) par exemple – eut le mérite de prendre la question « à bras-le-corps ». Mais elle est insatisfaisante en ce qu’elle s’est distancée de Husserl et qu’elle est solidaire d’une philosophie du sujet calée sur le seul cogito. Berthelot (1988), Berthoz et Petit (2006), l’œuvre de Foucault et les travaux du séminaire de Dominique Memmi et Florence Bellivier « Corps et sciences sociales », offrent des bases beaucoup plus solides pour une approche rigoureuse du « corps ».

Sujet, subjectivité, technologies du sujet

5 Pour aller à l’essentiel, on peut structurer le débat sur le sujet autour des figures emblématiques de Husserl2 et de Sartre. Husserl fait sa place au corps puisqu’il considère le corps comme le truchement de l’être-au-monde et de la constitution de son monde par le sujet. Avec le corps, il fait sa place à tout ce que le sujet a d’obscur et qui le fait participer à ce que Hegel nommait « la nuit du monde ». Sartre, par contre, purifie le sujet de tout ce qui l’empêcherait d’être une conscience claire, calée sur le cogito, transparente à elle-même, vouée à l’engagement et à l’exercice de la liberté. Telle est la raison du rejet de la psychanalyse par Sartre. Si le sujet est celui du cogito, pense Sartre, Freud se trompe.

6 Foucault, on le sait, fait le raisonnement inverse : si Freud a raison dit-il, la philosophie du sujet doit être repensée, « autrement ». Il rejette le sujet sartrien qui ne tient pas compte de la découverte freudienne de l’inconscient comme refoulé, ni de l’apport des sciences de l’homme et de la société qui illustre toutes les dimensions de l’existence humaine échappant à une prise de conscience claire par le sujet. Deleuze, Certeau et d’autres furent également très présents dans ce débat. Celui-ci peut paraître ésotérique. En fait, il est central à mon propos, car la question est de caractériser le complexe constitué par le sujet, son corps et ses objets dans l’action.

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Soutirage de la sève de raphia

La question est de caractériser le complexe constitué par le sujet, son corps et ses objets dans l’action (Mankon, 2002).

7 Au risque encore de caricaturer, je dirais qu’avec Sartre, cet ensemble est relativement transparent et maîtrisable. Pour Lacan, Foucault, Certeau, Deleuze et d’autres, cet ensemble est traversé d’ombres et de lumières, il n’est que modérément maîtrisable. Il est excessivement complexe. Corrélativement, les technologies du sujet, de son corps et de ses objets participent de cette complexité.

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Transvasement de la sève de raphia

Transvasement qui, après fermentation, donnera du vin de raphia (Mankon, 2002).

8 La psychanalyse freudienne est au centre du débat. Elle souligne que le sujet est divisé entre une partie spécularisable et une autre – non-spécularisable - (dixit Lacan), c’est-à- dire entre une partie de lui-même dont le sujet perçoit l’image, et une partie de lui- même dont rien ne lui renvoie l’image et qu’il ne perçoit pas. Dans des termes plus freudiens que lacaniens, disons que je suis divisé entre le conscient d’une part, et le refoulé qui est en moi mais qui n’est pas moi d’autre part. Les sciences de l’homme et de la société ont abondamment illustré le fait que le sujet est soumis à des déterminations internes et externes, qu’il est mal armé pour percevoir, analyser, et encore moins contrôler. On comprend l’importance de ce débat si l’on se souvient que le sujet est un corps et a un corps. La manière dont on conceptualise le corps dépend des termes dans lesquels on pose ce débat.

9 À partir des années 1970, le débat sur le « sujet qui fâche », selon le beau titre de Zizek (2007), est devenu politique et polémique. Au péril de toute vraisemblance, les néolibéraux - par exemple Luc Ferry et Alain Renaut (1985) - ont vu en Foucault, mais aussi en Lacan, Althusser et Lévi-Strauss des « structuralistes » responsables de la « mort du sujet » de l’humanisme, tué par la « structure », et par conséquent des turpitudes dont souffre la société contemporaine : déclin de l’autorité, hédonisme individualiste, mépris des contraintes, de la règle, de la morale, de l’esprit civique. Ils ont paradoxalement fait retour à une conception quasi-sartrienne du sujet transparent à lui-même, plus en accord avec la responsabilité de l’individu, comptable de ses succès et de ses échecs (succès scolaires, diplômes et qualifications, chômage, pauvreté, délinquance), et que l’on peut punir ou récompenser en conséquence, tout en

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soulageant l’État du fardeau d’être la providence de l’individu défaillant. Comme l’indique l’historien de la philosophie Serge Audier (2008) dans un livre d’une érudition éblouissante, ce débat s’est cristallisé en France autour de l’interprétation des « événements » de 1968 et de leur impact sur la société française. Ce débat idéologico- philosophique fait partie de la matrice des sciences de l’homme et de la société au XXe siècle. Il n’est pas nouveau puisqu’il s’est noué avec l’œuvre de certains penseurs comme Hayek, sur fond de tradition libérale. Ce n’est pas un ornement superflu rajouté à ma réflexion. Il est au cœur de ma problématique car la question est d’inclure le corps et ses objets au cœur même de la subjectivité (comme le fit Foucault) ou de le marginaliser au point de ne pas en parler (comme le fait Luc Ferry par prétérition, à la suite de la tradition libérale). 10 Je tiens par ailleurs à l’usage du mot « sujet » plutôt qu’à celui « d’individu ». En effet, la notion d’individu, telle que les sciences de l’homme et de la société l’ont construite au cours des deux derniers siècles, ne recueille les éléments constitutifs du sujet que de manière très atténuée voire inessentielle. À lire de nombreux sociologues, on se demande si l’individu a un corps, des investissements libidinaux, un inconscient comme refoulé, une culture matérielle, des kinesthèses et un appareil sensoriel à titre essentiel. Blandin (2002) souligne à juste titre que la sociologie contemporaine est très largement une « sociologie sans les objets ». Le « sujet », par contre, est à la fois le sujet de droits et de devoirs pour le juriste en tant que personne physique, le sujet du symptôme corporel pour le médecin, le sujet constituant son monde pour le philosophe, le sujet assujetti à une souveraineté pour le politiste, le sujet de ses énonciations pour le linguiste et le sujet obscur et divisé pour le psychanalyste.

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Négociant en vin de raphia

Il goûte la marchandise avant de l’acheter. Un sujet a un corps, des investissements libidinaux, un inconscient comme refoulé, une culture matérielle, des kinesthèses et un appareil sensoriel. (Mankon, 1972).

La culture matérielle, essentielle au corps et à l’humain

11 Pour ma part, je me situe sans hésitation dans une vaste tradition qui place le corps au cœur de la subjectivité. Cette tradition est polymorphe. On y trouve celle qui va de Husserl à Berthoz et Petit (2006) en passant par Merleau-Ponty, tout comme celle qui va de Canguilhem à Foucault, ou celle de la psychanalyse. Comme le font remarquer Berthoz et Petit (2006 : 19-24 et 139), on est ici très loin de la philosophie analytique tout comme de Wittgenstein, peu en prise sur le corps et les matérialités.

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Libation de vin de raphia devant un orchestre

« Le cerveau humain, tel qu’il est construit chez Homo sapiens, n’existe pas et n’existerait pas sans une interaction constante et essentielle avec les objets et les matérialités dans le mouvement » (Mankon, 1973).

12 La tradition de Berthoz et Petit articule la physiologie de l’action à une réflexion sur l’intentionnalité et les kinesthèses. Les neurosciences cognitives sont à la base de leur réflexion. Ces deux auteurs (2006 : 208-214) ont écrit des pages étonnantes pour montrer comment les kinesthèses, et par conséquent le corps propre, sont en prise avec la culture matérielle (qu’ils ne nomment pas comme telle cependant) de manière essentielle, c’est-à-dire que le cerveau humain, tel qu’il est construit chez Homo sapiens n’existe pas et n’existerait pas sans une interaction constante et essentielle avec les objets et les matérialités dans le mouvement3. Une simple observation naïve d’êtres

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humains en mouvement, permet de les voir en prise avec des claviers d’ordinateur, des équipements de cuisine, du mobilier domestique et urbain, leurs vêtements et accessoires, les outils de travail, etc. L’apport des neurosciences cognitives et de la physiologie du cerveau est essentiel à cet égard. La découverte du « système miroir » de Rizzolatti et Sinigaglia (2008) vient en renfort de l’affirmation du rapport essentiel de l’humain à la culture matérielle, en rajoutant une dimension de co-motricité et d’interaction entre sujets dans le mouvement, en rapport avec des matérialités. La ligne d’investigation qui part de Freud et qui passe par Lacan tient que le sujet n’est tel que d’être divisé et de rien d’autre (en rupture radicale avec la conception ontologique et substantielle de Sartre). Pour les chercheurs qui, comme c’est mon cas, n’ont qu’une maîtrise limitée du vocabulaire lacanien, on peut exprimer cette division en termes de clivage entre le moi conscient (en gros le cogito de Descartes) et le pré-conscient (ou le « ça ») comme refoulé, qui est avec moi mais qui n’est pas moi. Or, cette division advient ou échoue à advenir dans l’ontogenèse du sujet. Elle est contingente. Le processus est susceptible de tourner court. Il existe des humains chez qui le moi ne s’est pas séparé du refoulé. Ils ont l’inconscient à ciel ouvert. Chez eux, le sujet n’est pas advenu et ils sont incapables d’identifications. Ils ne sont ni dans le signifiant, ni dans le corps, ni dans la « culture matérielle ». Même pour les humains chez qui la division est advenue, le sujet n’est jamais là où il croit être. On ne peut donc pas ontologiser le sujet ni la subjectivité. C’est du contingent, mais un contingent qui fait toute la différence, en particulier entre la pensée de Foucault et celle de Luc Ferry. En effet, si le sujet et son corps peuvent advenir ou devenir ceci plutôt que cela, ils font forcément l’objet d’un travail de construction et de façonnage. La subjectivité et le corps, ça se travaille. Ce sont des objets techniques. Il y a matière à technologies du corps et du sujet. Dans la tradition de Lacan, on peut citer le philosophe et psychanalyste S. Zizek (2007) qui se réclame de Hegel et qui souligne à juste titre la radicalité du clivage dans l’Occident contemporain entre une philosophie du sujet informée par les sciences de l’homme et de la société et une philosophie néolibérale de l’individu, hostile à la psychanalyse et aux sciences de l’homme et de la société. Ces dernières, en effet, ont pour ambition d’explorer l’humain, ce qui suppose de dépasser la simple ingénierie sociale organisant des « individus » prêts à l’emploi, dans laquelle l’idéologie néolibérale voudrait cantonner l’usage des sciences de l’homme et de la société. Je résume : le sujet est un humain individualisé par un corps vivant, investi par son désir et celui des autres. Bien qu’il ait un corps et qu’il soit un corps, le sujet n’est pas un donné de nature. Il est engagé dans un devenir (ou une genèse) qui peut échouer ou réussir à produire une subjectivité. Il est contingent. Il peut advenir ou ne pas advenir. N’étant jamais intégralement donné ni programmé au point de départ, le sujet doit être produit, façonné, configuré, et identifié dans son corps et son psychisme, en relation avec le monde qu’il constitue, ce qui ouvre un vaste domaine de déploiement de techniques spécifiques.

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Massage quotidien du nourrisson

Au prix d’un massage quotidien, les femmes mankon façonnent leur enfant « en enveloppe », en prise sur les objets et les sujets comme autant de vases communicants (voir Warnier, 2009). « Il y a matière à technologies du corps et du sujet » (Mankon, 2002).

13 Revenons à Foucault et à ce qu’il énonce des techniques de soi et des savoirs sur les techniques du sujet – des technologies du sujet – visant à le produire, l’identifier, le configurer, l’assujettir, en promouvoir la vie, en ordonner ou en autoriser la destruction. Étant donné que ces technologies ont une action sur les sujets, elles coïncident avec des technologies du pouvoir, que Foucault en est venu à concevoir comme plus diffus et productif que contraignant.

14 Enfin, les technologies du pouvoir reposent sur des « dispositifs » largement (mais pas seulement) matériels. En effet, ils sont également configurés par des idéologies spécifiques, des modes de production, des événements et des mouvements historiques. Les technologies du sujet s’adressent au corps, là où le sujet se prend lui-même pour objet de ses propres actions dans le « gouvernement de soi », ce qui implique l’usage de matérialités à titre essentiel. Foucault n’a ni nommé ni théorisé la « culture matérielle ». Mais sa philosophie du sujet est compatible avec (voire accueillante à) une prise en compte de la culture matérielle et des techniques du corps en rapport avec des « gouvernementalités subjectivantes ». Dernière précision : Foucault amalgame deux processus distincts sous le même vocable de « subjectivation » : l’ontogenèse du sujet par division, et les identifications du moi lorsque celui-ci adopte des propriétés et configurations fournies pas son entourage, par les techniques de soi et par des innovations qui lui sont propres.

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Fabrication et emballage de gruau de colocasia et de bananes douces

« Le travail sur les enveloppes et les contenus fait office de technologies du sujet. Celles-ci s’adressent au corps, là où le sujet se prend lui-même pour objet de ses propres actions, ce qui implique l’usage de matérialités - à titre essentiel » - (Mankon, 2002).

Technologies du sujet et systèmes techniques

15 Dans une perspective foucaldienne, les technologies du sujet sont articulées à ce qu’on appelle les « systèmes techniques » (voir Lemonnier 1986). Deux exemples : les techniques de surveillance et de punition sont étroitement liées aux innovations techniques de l’emprisonnement (bâtiments, optiques, miradors, armes, clôtures électriques, vidéosurveillance, biométrie, télédétection, etc.), elles-mêmes liées à des techniques qui se déploient en réseaux dans tout l’ensemble du système technique d’une société donnée. Deuxième exemple : le passage à un « bio pouvoir » est étroitement corrélé à toutes les techniques médicales, elles-mêmes en constante interaction avec des innovations dans des domaines proches, comme ceux des sciences de la matière et de la vie appliquées aux techniques médicales, mais aussi à des technologies organisationnelles dans les institutions de santé.

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Négociants en vin de raphia

« Si le sujet opère une synthèse avec ses objets dans l’action, on ne voit guère comment système technique et société des sujets pourraient être distincts l’un de l’autre sinon à titre analytique » (Mankon, 1972)

16 Je n’aborderai pas ici la question de la causalité, sauf à dire qu’après avoir fait couler des fleuves d’encre, on peut s’accorder pour dire que le déterminisme technique est discrédité, comme son alter ego qu’est le déterminisme social, tant les innovations techniques résultent souvent de dynamiques sociales, économiques, et, en bout de course, du corps propre et des kinesthèses des chercheurs et des sujets innovants qui ne sont pas de purs cerveaux en apesanteur, mais toujours des sujets-avec-leurs-objets- incorporés. Si le sujet opère une synthèse avec ses objets, on ne voit guère comment systèmes techniques et société pourraient être distincts l’un de l’autre et en vis-à-vis.

Mouvement, incorporation, désincorporation

17 Il résulte des remarques précédentes qu’il est difficile d’introduire une distinction autre qu’analytique entre les systèmes techniques de la matière et les systèmes techniques du sujet. Au point où j’en suis de mes réflexions, je verrais bien un système technique en quelque sorte « unique », avec des boucles d’action et de rétroaction, des artefacts aux sujets, canalisées par des savoirs, des savoir-faire, des innovations idéologiques et religieuses, des relations de production, des conflits, alliances et dynamiques historiques.

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Prise en commun de gruau de colocasia et de bananes

« Il est difficile d’introduire une distinction autre qu’analytique entre les systèmes techniques de la matière et les systèmes techniques du sujet » (Mankon, 2002)

18 L’artefact matériel est un des pôles de ces actions/rétroactions. Mais il faut insister sur le fait que, dès lors qu’on place le mouvement et les kinesthèses au cœur des techniques, l’artefact ne dispose d’aucune autonomie par rapport au sujet. Il m’importe ici de souligner une distinction qui me semble essentielle entre l’artefact pris pour sa valeur-signe dans un système de communication ou de connotation (comme l’ont illustré Barthes, Lévi-Strauss, Baudrillard et de nombreux autres analystes), et l’artefact pris pour sa valeur praxique dans le mouvement et dans un système d’action (comme c’est le cas chez Berthoz, Petit, Rizzolatti, Foucault, etc.). Dans le premier cas, l’artefact « vitrinifié », comme truchement des significations ou quasi-mot, est hors mouvement. Il dispose d’une certaine autonomie par rapport au sujet communiquant, à l’instar de la parole parlée ou de l’énoncé, relativement autonome par rapport à la parole parlante ou à l’acte d’énonciation. Il peut être analysé comme un signe, fait d’un signifiant (l’objet) et du signifié qui s’attache à lui. Par exemple, la cravate comme signifiant connote la masculinité et le statut social, qu’elle soit exposée à la vente dans une vitrine ou portée par un homme (ou une femme qui signale alors qu’elle fait « comme les garçons »). Au regard de sa fonction d’objet-signe, le mouvement lui est inessentiel. Celui-ci n’ajoute ni ne retranche rien à la signification. Le système des objets signifiants est informé par des codes que le sémiologue s’attachera à analyser. Il peut le faire pour l’essentiel hors mouvement.

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Maison

« J’entre dans la maison, la maison devient mon prolongement. Je l’habite. Je la quitte, la maison devient un objet extérieur » (Esu, Cameroun, 1984).

19 Par contre, dès lors qu’on prend en compte la valeur praxique de l’artefact, c’est-à-dire comment le sujet est en prise avec l’objet et ce qu’il fait avec, on est ipso facto situé dans un monde en mouvement où le corps vivant, la matière, les artefacts et les sujets bougent. Au demeurant, aucun sujet ne peut se mouvoir sans mobiliser des kinesthèses en prise essentielle avec des matérialités. Les artefacts ne jouissent d’aucune autonomie de mouvement par rapport au sujet, et réciproquement. Bien entendu, ce point mériterait discussion tant il suscite aussitôt mille objections tirées du domaine de la robotique. Drones, automates, machines-outils et robots ne sont-ils pas autant d’exceptions à ce que je viens d’énoncer ? De plus, Bruno Latour a vu dans les objets matériels des acteurs à part entière - point de vue que je ne partage pas. Sans vouloir botter en touche, j’enregistre l’existence de ces problèmes et j’en ajourne la discussion afin de ne pas dépasser les limites raisonnables d’un article de synthèse.

20 Revenons à la ligne principale du raisonnement : dans le mouvement, la mise en œuvre des technologies du sujet et celle des technologies des artefacts sont très largement confondues. Il me semble que l’ergonomie et les théories de la connaissance distribuée et de l’action située vont dans le sens de cette affirmation, tout comme ce qu’énoncent Berthoz et Petit (2006 : 212) sur la physiologie et la phénoménologie de l’action par rapport aux objets. Qu’on en juge : « Le corps propre fonctionne comme un échangeur du subjectif en objectif, et réciproquement. Je monte dans ma voiture : la voiture devient mon prolongement. J’en descends, la voiture redevient un objet extérieur. Le corps propre, cet objet curieux, va tirer parti de son statut spécial pour, à un moment donné, assimiler à

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soi-même un objet du monde extérieur, et ainsi donner à cette relation entre le sujet et le monde une valeur de connaissance par l’action, par la praxis ».

21 Le point de convergence des technologies du sujet et de celles des artefacts peut être localisé grâce à la métaphore de l’incorporation et de la désincorporation. Dans le mouvement, sujet et objet matériel ne font qu’un. Les connaissances procédurales et l’investissement libidinal dans les objets, déjà soulignés par Schilder dès 1923 (cf. 1935), sont tels qu’un sujet qui conduit une voiture ne fait qu’un avec celle-ci. C’est un « sujet- voiture » dont « l’image du corps » (alias schéma corporel, corps propre, kinesthèses, algorithmes moteurs, selon que l’on parle « schildérien », « merleau-pontien », « husserlien » ou « parlebasien »4) s’est dilatée jusqu’à englober la voiture, si bien que, par exemple, le conducteur perçoit la prise sur la route à l’interface des pneus et de l’asphalte et non à l’interface de ses mains et du volant. Précisons que la « praxéologie motrice » de Pierre Parlebas (1999), inspirée de Lespinas, de Mauss, de divers courants de la psychologie cognitive et de la théorie des jeux, propose une batterie de concepts destinés à analyser les pratiques ludiques et sportives à partir d’une prise en compte de la motricité qui donne le monisme tant recherché et si rarement atteint. Elle a considérablement inspiré les travaux du groupe « Matière à Penser » dont il sera question plus bas.

22 Ce processus d’incorporation, qui se fait dès lors que le sujet a acquis par apprentissage les connaissances procédurales adéquates et qu’il est en prise avec l’artefact dont il fait usage, a pour contrepartie un processus de désincorporation lorsque le sujet abandonne l’artefact « A1 » (une voiture), pour un artefact « A2 » (le parking et l’ascenseur de l’entreprise), puis pour un artefact « A3 » (le robot de construction automobile qu’il pilote). Dans l’incorporation/désincorporation, chaque artefact singulier est contingent pour le sujet, mais leur ensemble, à titre de « culture matérielle », est essentiel au sujet, à son action, et à la condition humaine, au même titre que le langage.

Mise en œuvre du paradigme et perspectives de recherche

23 Ce paradigme théorique s’est construit, et continue de l’être, au sein du réseau « Matière à Penser » (MàP)5 et de ses prolongements rhizomatiques. Il soutient un programme d’ethnographie très concrète sur les mouvements, les choses, les corps, les pratiques matérielles. J’ai contribué à sa construction afin de disposer d’une boîte à outils théorique me permettant d’analyser les technologies du sujet et du pouvoir dans un royaume africain au temps du « retour des rois » sur le devant de la scène politique africaine (voir Warnier 1999, 2004, 2005, 2007, 2009). À mon sens, seule la formule scientifique de la monographie (plutôt que de courts articles théoriques) est à même de valider un tel paradigme, car elle possède une exigence de complétude, à défaut de totalisation. Pour être convaincante, elle ne doit pas laisser de résidu empirique en dehors de son périmètre, tel qu’il nécessiterait la mise en œuvre d’un paradigme alternatif. J’ai donc proposé une monographie de ce royaume qui mobilise une ethnographie des technologies du sujet et du pouvoir étayée sur une culture matérielle spécifique dont l’usage est attesté sur toute la hauteur de la hiérarchie sociale, du roi au cadet célibataire, et qui fait que ce royaume emporte l’adhésion de ses sujets et a pu

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produire une hégémonie sur plusieurs siècles en dépit d’extrêmes inégalités sociales et de conflits répétés.

24 Je suis redevable à Pierre Lemonnier6 d’avoir posé une question qui ouvre de nouvelles perspectives de recherche : dans ce royaume, comment les technologies du sujet s’articulent-elles avec le système technique ? J’ai repris cette question à mon compte dans le présent article. Elle est d’autant plus pertinente que, comme je le pense, technologies du sujet et technologies des artefacts font système. N’ayant guère enquêté en détail sur les systèmes techniques locaux, sauf dans le cas de la métallurgie (fonte et forge), je suis mal équipé pour y répondre. Dans le cas de la métallurgie, ainsi que je l’ai montré (voir Warnier 2004), techniques de soi et techniques métallurgiques sont pratiquement confondues, tant, dans cette société du Cameroun, le fer est perçu comme un danger et doit être produit et manipulé par des êtres entièrement pacifiés. Cette investigation devrait être étendue aux domaines de l’agriculture, de l’élevage, du bâtiment, de la boissellerie, etc.

© J.-P. Warnier

Forgeron au travail

« Techniques de soi et techniques métallurgiques sont pratiquement confondues, tant, dans cette société, le fer est perçu comme un danger et doit être produit et manipulé par des êtres entièrement pacifiés » (We, Cameroun, 1984)

25 Julien Bonhomme7 a pointé du doigt un deuxième domaine qui mérite investigation. Ce domaine concerne la marge de manœuvre des sujets individuels par rapport aux techniques de soi « proposées voire imposées » aux individus, comme l’écrivait Foucault (1989) et par rapport aux gouvernementalités subjectivantes. Je pourrais ajouter : la « gouvernementalité » n’est-elle pas un cache-misère de la « structure » qui dissoudrait l’historicité du sujet et du royaume ? À mon avis, seuls des récits de vie

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d’un certain nombre de sujets du royaume (celui du roi vient de faire l’objet d’une publication : Fo Angwafo 2009) livreraient des données empiriques permettant d’argumenter sur ce point. En sous-œuvre de cette question relative aux données de terrain se trouve une question plus philosophique. C’est celle de la liberté du sujet dans un cadre foucaldien ou dans celui d’une « physiologie et phénoménologie » de l’action. Il est certain qu’une telle question reçoit une réponse beaucoup plus complexe et nuancée dans le cadre de ces paradigmes que dans celui d’une philosophie sartrienne du sujet, ou néolibérale de l’individu. Dès lors en effet que c’est du sujet qu’il s’agit, avec ses investissements libidinaux, son inconscient, son corps, sa culture matérielle, son système technique – le tout en interaction avec d’autres sujets – (mais aussi avec son quant-à-soi, ses choix, ses refus, son intelligence et sa part de conscience de soi et des autres), la réponse ne peut pas se réduire à quelques formules à l’emporte-pièce. Dire qu’un sujet se fabrique par la mise en œuvre de technologies spécifiques qui en font un sujet-et-ses-objets dans l’action revient à dire que les sujets ne sont pas faits du même bois selon qu’ils ont incorporé la culture matérielle d’un Pygmée baka ou d’un cadre supérieur français.

© J.-P. Warnier

Onction d’huile de palme sur une calebasse

« Les sujets ne sont pas faits du même bois selon qu’ils ont incorporé la culture matérielle d’un agriculteur Mankon ou d’un cadre supérieur français » (Mankon, 1973).

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Technologies du sujet, technologie culturelle et consommation

26 Le point de vue développé dans cet article vise à expliciter un certain nombre des présupposés philosophiques des travaux ethnologiques du groupe « Matière à Penser ». Ce n’est pas un programme de recherche à venir. Le groupe a une œuvre derrière lui : sur la fabrication de meubles chinois et des citoyens de la République à Paris (M.-P. Julien 2009), sur « habiter une pièce » (C. Rosselin 2009), sur les égouts de Montpellier (A. Jeanjean 2009), sur les Hauts de la Réunion (F. Hoarau 2009), etc. Il considère le rapport praxique à la culture matérielle comme une propriété essentielle du sujet, et le sujet non pas comme un donné, mais comme l’objet d’une fabrication. Il en résulte que les technologies du sujet et les technologies des choses sont étroitement imbriquées. Il y a donc « matière à penser », et cela se décline : matière à politique, à religion, à violence, etc.

27 Comment cette approche s’articule-t-elle à la technologie culturelle et à l’anthropologie des techniques à la française ? Une fois encore sans faire dans la dentelle, je dirais que les deux domaines de l’anthropologie que je viens d’évoquer ont pu faire les avancées remarquables que l’on connaît en traçant rigoureusement le périmètre de leur objet grâce à une définition maussienne des techniques comme « actions traditionnelles et efficaces » sur la matière, dans les activités de travail. Par définition, l’action prise en compte était l’action transitive du travailleur qui s’applique à la matière. Les notions de chaîne opératoire, de système et de geste techniques, d’outil, etc. braquaient les projecteurs sur les processus de façonnage de la matière. Seuls les savoir-faire attiraient l’attention sur l’agent lui-même, mais en tant que travailleur plutôt qu’en tant que sujet. Ce que le groupe MàP a proposé consiste à élargir le propos en considérant que les techniques, en tant qu’actions « traditionnelles et efficaces » s’appliquent symétriquement à la matière et au sujet de l’action. De ce fait, le domaine d’étude privilégié n’était plus les activités de travail, mais la vie quotidienne et les rapports politiques. Le risque de cette démarche étant évidemment de perdre en rigueur et en cohérence ce qu’elle gagnait en compréhension. Enfin, comment cette approche s’articule-t-elle aux études de consommation, à l’histoire, à la phénoménologie et à la sémiologie des choses telles qu’elles ont été développées avec tant de succès en Grande-Bretagne ? Il me semble que les objectifs sont proches les uns des autres. Pour ne prendre qu’un exemple, la notion d’objectification développée par D. Miller rejoint celle d’incorporation. La différence principale, me semble-t-il, vient des outillages conceptuels qui sont mis en œuvre de part3et d’autre. Peu à peu, les approches du groupe MàP ont mobilisé les apports de la praxéologie, des sciences du vivant, des neurosciences cognitives, et des thématiques foucaldiennes des technologies du sujet et de l’assujettissement, relativement peu mobilisés outre- Manche. Dans la mesure où aucun programme scientifique ne peut tout embrasser, il est clair que l’avancée de la recherche se paye de choix d’objectifs et de moyens qui se complètent les uns les autres.

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© J.-P. Warnier

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NOTES

1. La phénoménologie, déjà esquissée par Hegel, fut considérablement développée par Edmund Husserl (1859-1938). Au risque de caricaturer, la question centrale qu’il pose est la suivante : comment le sens vient-il au monde lorsqu’il n’est plus garanti par une transcendance ? La réponse est que le sens vient au monde dans l’interaction entre le sujet et le monde qu’il constitue. Or le sujet « est au monde » par son corps. D’où la centralité du corps, des kinesthèses et de la constitution du monde par le corps propre dans la phénoménologie de Husserl et chez ses successeurs. 2. Voir note n° 1.

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3. Sur le fait que le fonctionnement du cerveau ne s’explique que par rapport à un sujet en mouvement, voir Berthoz (1997). 4. Sur la praxéologie motrice de Pierre Parlebas, voir Parlebas (1999). 5. Ce réseau s’est constitué en groupe de travail pendant une petite quinzaine d’années, d’environ 1992 à 2006. Les membres de ce groupe ont publié un certain nombre d’ouvrages dont les plus emblématiques sont Julien et Warnier (éds, 1999), Julien et Rosselin (2005) et Julien et Rosselin (éds., 2009). 6. Lors d’une présentation de ma monographie au musée du Quai Branly en avril 2009. 7. Lors de la même présentation au musée du Quai Branly.

RÉSUMÉS

Les Technologies du sujet : une approche ethno-philosophique. Il existe des techniques du corps, du pouvoir et du sujet, auxquelles correspondent des savoirs qui constituent autant de technologies. Ces technologies s’articulent avec celles des matières et des artefacts. Cela dit, dès lors qu’il est question du « sujet » plutôt que de « l’individu », un minimum de réflexion philosophique s’impose.

Technologies of the Subject : an Ethno-Philosophical Approach. There are techniques of the body, of power and of the subject which are the object of corresponding knowledge or technologies. These technologies are articulated to the technologies of artefacts and material things. However, given the fact that the « subject » rather than the « individual » is put on the agenda, a modicum of philosophical elaboration is required.

INDEX

Mots-clés : corps, culture matérielle, individu, objet, phénoménologie, praxéologie, sujet, technologies. Keywords : body, individual, material culture, object, phenomenology, praxeology, subject, technology.

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Le médicament, un objet évanescent Essai sur la fabrication et la consommation des substances pharmaceutiques The Medicine, an Evanescent Object

Emilia Sanabria Traduction : Manuel Benguigui

Mirena® - Bayer Santé – Division Bayer Shering Pharma Mirena est un dispositif entra-utérin qui libère directement dans l'utérus une hormone de synthèse ( le levonorgestrel, un type de progestérone). Son action contraceptive est double, à la fois mécanique et hormonale, en ce qu'il intervient dans le cycle menstruel. Sa durée d'utilisation est de cinq ans.

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1 Lorsque l’on pense aux médicaments, on imagine souvent une pilule blanche, du type de celles que contiennent les plaquettes placées dans le tiroir de la cuisine ou dans l’armoire de la salle de bains et qui sont ingérées par voie orale avec un verre d’eau. Outre les pilules, les comprimés, les capsules, les pastilles, les sirops et les autres modes d’administration de médicaments par voie orale, il existe de nombreuses nouvelles façons de les administrer visant à contourner la dégradation du principe actif qui se produit entre l’ingestion du médicament et son action dans la partie souhaitée du corps. Lorsqu’une substance pharmaceutique est ingérée, elle doit passer par l’appareil digestif, où elle rencontre un niveau de pH très bas, puis est métabolisée par le foie avant d’entrer dans la circulation sanguine. C’est en ce sens que leur matière est imbriquée de manière complexe à celle du corps.

2 Les nouveaux systèmes nanotechnologiques d’administration de médicaments visent à contrôler le taux et la période de l’administration médicamenteuse (systèmes connus comme « médicaments à libération autorégulée ») ou à « déployer des médicaments intacts dans des parties spécifiquement ciblées du corps » (Vogelson 2001). Ici, plutôt que de traiter de ces modes d’administration médicamenteuse presque immatériels ou dématérialisés – et les politiques qui les accompagnent – je souhaite porter mon attention sur des changements dans les pratiques d’administration qui, au contraire, amplifient la dimension matérielle particulière des produits pharmaceutiques.

La fragilité de l’état d’objet

3 À la suite de bien d’autres (Akrich 1995, 1996 ; Bibard 1991, 1994 ou Reynolds Whyte & al. 2002) mon approche consiste à envisager les médicaments comme des objets ou comme des « choses » et à explorer les possibilités d’un tel point de vue. La transformation de substances pharmaceutiques en objets est un processus particulièrement intéressant qui peut nous aider à repenser la relation entre les objets, les techniques et le social. Je propose donc de me focaliser sur les dimensions matérielles de ces objets particuliers. L’article retrace donc les procédés au travers desquels des substances pharmaceutiques sont transformées en objets. Il est particulièrement intéressant de noter que leur matérialité est consommable et que leur digestion ou leur absorption par le corps est centrale à leur fonction en tant qu’objets. Ce sont des objets qui sont effectivement destinés à se dissoudre et à disparaître. Leur production en tant qu’objets vise à maximiser cette dispersion ultime. Bien que transitoire, la forme donnée à ces objets est néanmoins d’une grande importance. Mon idée est donc d’observer comment une forme est donnée à cette classe particulière d’objets et comment cette forme est liée à l’ultime désagrégation de ces objets hautement éphémères. Cet article donne donc un aperçu de la manière dont sont constitués ces objets, dans la pratique. Il questionne ce que Latour & Lemonnier (1994 : 11) appellent « les évidences de l’artefact », et cela en examinant comment la relation entre la fabrication d’un objet pharmaceutique et sa consommation est envisagée.

4 Mes recherches sur la menstruation et la contraception à Salvador de Bahia, au nord- est du Brésil, m’ont permis de m’intéresser à cette question. Mon attention s’est graduellement portée vers les nouvelles formes d’administration de contraceptifs hormonaux en donnant une place centrale aux hormones sexuelles pharmaceutiques. Désormais, « la » pilule – en tant que comprimé à prise quotidienne – a été « désempaquetée ». Elle ne se présente plus seulement sous forme d’administration

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orale, ce qui implique que son analyse doit maintenant se référer aux hormones synthétiques qui la composent. La tendance globale du conditionnement des hormones sexuelles va vers une évolution privilégiant les modes d’administration non oraux, tels que le « système » hormonal intra-utérin (Mirena® Photo d’ouverture), les injections intramusculaires mensuelles et trimestrielles (ex. Depo-Provera®), les patchs transdermiques (Ortho Evra®) ou les implants hormonaux sous-cutanés (Implanon®). Ceci m’a conduite à réfléchir à la relation existant entre la forme donnée aux hormones sexuelles (et aux produits pharmaceutiques de manière plus générale) et leurs effets. Je m’appuierai sur cet exemple pour évaluer la manière dont la forme est liée à l’état d’objet (objecthood, en anglais) et analyserai la relation entre forme et matérialité. Ces questions peuvent s’aborder sous plusieurs angles. Le premier concerne le fait que la transformation de produits pharmaceutiques en objets (médicaments conditionnés) permet aux dits produits de quitter le laboratoire et d’avoir une existence en tant qu’objets de consommation dont les biographies complexes éclairent les contextes sociaux à travers lesquels ils circulent. Au-delà d’une telle approche, il est important d’observer comment la transformation des substances pharmaceutiques en médicaments (à savoir des objets qui peuvent circuler) constitue un processus sophistiqué, dont l’analyse peut éclairer les enjeux et les processus impliqués dans la fabrication des objets dans les pratiques euroaméricaines contemporaines. En me focalisant sur les façons dont les choses sont fabriquées et transformées, je propose ici des commentaires plus généraux au sujet de ce que Appadurai (2006) a récemment appelé « la fragilité de l’état d’objet ». Ce qui est intéressant dans l’analyse de ces objets, c’est que leur unité ne se défait pas seulement lorsque l’on examine leur fabrication. En effet, l’efficacité des objets pharmaceutiques dépend entièrement de leur dissolution et de leur absorption. Cette transposition matérielle d’un objet en produit thérapeutique dissous dans le corps nous alerte quant à la signification politique des frontières qui délimitent les états d’un produit de consommation médical. Ces aspects variés et évanescents des produits pharmaceutiques permettent de soulever des questions d’ordre plus général sur les objets et la forme qui leur est donnée. La pilule est un médicament unique. Tandis que la plupart des produits pharmaceutiques sont destinés à traiter des maladies ou leurs symptômes, la pilule est essentiellement utilisée pour la prévention de la grossesse. Or, au début de son histoire, elle était employée comme traitement des irrégularités menstruelles et la prévention de la grossesse était présentée comme un effet secondaire. Le problème central dont je souhaite parler ici est déjà compris dans cette formulation, car celle-ci met au jour la nature problématique et instable de cet objet. La diffusion globale des hormones sexuelles dans leur forme de contraceptifs oraux a contribué à la déconstruction de la pilule comme objet unitaire, soit dans les nouvelles formes de conditionnement et d’administration dont elle a bénéficié, soit dans l’élargissement de son domaine d’action et a conduit à inclure, par exemple, la thérapie de remplacement d’hormones. L’injection et les implants sous-cutanés ont émergé comme des méthodes à la fois efficaces et réversibles pour minimiser l’« échec » ou le « mauvais usage » des utilisatrices en conférant aux professionnels de santé un contrôle accru de l’administration de ces contraceptifs. Ceci illustre le fait que des objets tels que la pilule doivent être soutenus au sein d’un contexte ou d’un réseau d’associations spécifiques, comme le démontrent les tenants de la théorie de l’acteur-réseau). Afin que l’objet circule, il faut, pour ainsi dire, qu’une part du contexte circule avec lui. Dans le cas

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contraire, l’objet se trouve transformé par cette relocalisation (cf. Latour 1999 ou Law & Hassard 2004).

Enovid du laboratoire Searle

La première pilule contraceptive approuvée par la FDA, en mai 1960 (photo de la collection du Smithsonian Institution, National Museum of American History). (Fig. 3)

5 Initialement, la pilule était distribuée dans une bouteille en verre de cent comprimés (Figure 3) avec des instructions indiquant, de façon à reproduire un cycle mensuel « normal », le nombre de comprimés à prendre et le nombre de jours sans comprimés. Marks (2001) note que dans les premières années de la pilule, il arrivait aux couples de placer les pilules sur un calendrier pour faciliter le comptage et qu’à Puerto Rico, des chapelets ont été offerts aux femmes « illettrées » comme aide pour le comptage. Le distributeur d’Ortho-Novum (Figures 4, 5 et 6), basé sur le brevet déposé par Wagner pour son mécanisme d’administration de la pilule sur le marché en 1963. Celui-ci – de par son design spécifique – participa à la stabilisation d’un cycle menstruel de 28 jours. Il est intéressant de noter que l’« appareil de coordination temporelle » (Akrich 1996) a été introduit dans la conception de la pilule après le lancement du médicament comme contraceptif et n’est pas intrinsèque à la pilule. L’épisode de saignement artificiel régulier a ensuite été davantage stabilisé par le biais d’une série de changements opérés par rapport au conditionnement et à la dispensation de la pilule. Ainsi furent ajoutés à l’objet pilule les sept (et parfois plus) pilules placebo, contenant souvent des vitamines ou des minéraux, qui occasionnent de « fausses » règles (Figure 7)1. L’étape suivante dans cette logique de reconditionnement de la pilule mènera, au cours des années 2000, au lancement sur le marché du régime dit « étendu ». Dans le cas de Seasonale, la boîte contient des pilules pour un « cycle de 3 mois », soit 84 pilules roses actives et 7 pilules blanches inactives (Figure 8). Ce que les médias internationaux ont présenté comme la « nouvelle » pilule n’est rien de plus que l’ancienne pilule dans

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un nouveau conditionnement2. Cet exemple illustre clairement la relation intime existant entre la forme donnée à un médicament et ses effets. Il existe de nombreux cas de ce phénomène. Akrich (1995) a démontré que la couleur et la forme données à un médicament hypertenseur (ex. : une capsule rouge ou une pilule blanche) produit des effets différents, telle qu’une réduction de l’hypertension artérielle cliniquement mesurable. Ceci révèle l’importance thérapeutique de la symbolique dans la biomédecine elle-même, chose qui, jusqu’à récemment, n’était reconnue que pour les systèmes médicaux traditionnels.

« L’emballage-cadran 21 » de Ortho-Novum (1963),

Cet emballage introduit la notion de cycle dans le design de la pilule (photo de la collection du Smithsonian Institution, National Museum of American History).(Fig. 4)

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Brevet n0 3143207 pour le premier dispositif de conditionnement d’un médicament. Déposé en 1962 et accordé à David Wagner en 1964(Google Patents : http://www.google.com/patents ? id =rolLAAAAEBAJ&printsec =drawing&zoom =4#v = onepage&q = &f = falseconsulté le 22/10/09). (Fig. 5)

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Brevet n0 3143207 pour le premier dispositif de conditionnement d’un médicament. Déposé en 1962 et accordé à David Wagner en 1964(Google Patents : http://www.google.com/patents ? id =rolLAAAAEBAJ&printsec =drawing&zoom =4#v = onepage&q = &f = falseconsulté le 22/10/09). (Fig. 5)

Publicité pour Ortho-Novin 21

Présentation de« l’emballage-cadran »,une innovation permettant daccroître l’efficacité de la pilule en évitant d’oublier sa prise (photo de la collection du Smithsonian Institution, National Museum of American History). (Fig. 6)

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Boite de pilule Norinyl Memorette

contenant 21 pilules hormonales et 7 pilules inactives. Le régime 21/7 est particulièrement apprécié des professionnels de santé car il présente moins de problèmes d’oublis de la part des utilisatrices en ce qu’une nouvelle plaquette est débutée le même jour de la semaine du mois suivant. Pour une histoire de la stabilisation de régime 21/7 d’administration de la pilule, voire Marks 2001 (photo de la collection du Smithsonian Institution, National Museum of American History). (Fig. 7)

6 Dans les pages qui suivent, je propose cependant d’examiner quelque chose d’assez différent. J’explore la façon dont les différences de conditionnement et de présentation des médicaments produisent des effets variés, différences qui ne se situent néanmoins pas qu’au niveau « symbolique ». Selon moi, dès lors que les médicaments sont reconditionnés, leur matérialité est affectée et les types d’effets qu’ils produisent en sont transformés. Mon objectif est ici de projeter le regard au-delà de la notion d’efficacité symbolique à laquelle se limite souvent les analyses existantes.

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© Teva Pharmaceutical Industries Ltd

Seasonale

Teva Pharmaceutical Industries Ltd introduit un reconditionnèrent de la pilule traditionnellepour ne produire que quatre épisodes de règles par an. Teva Pharmaceutical Industries Ltd., qui a racheté Barr Pharmaceuticals en 2008). (Fig. 8)

Les limites de « l’anthropologie pharmaceutique »

7 Les études concernant l’« anthropologie pharmaceutique » ont initialement semblé constituer une voie prometteuse, puisqu’elles proposait d’étudier les médicaments comme des choses (Figures 9 et 10). En se focalisant sur la dimension concrète des materia medica, leur analyse estompe les différences entre remèdes traditionnels et remèdes biomédicaux. Les adeptes de « l’anthropologie pharmaceutique » (van der Geest & al. 1996) ont commencé par choisir une approche biographique : « Les médicaments sont des substances. Leur matérialité, leur état de chose, est une propriété de grande importance analytique pour l’anthropologie. En tant que choses, les médicaments peuvent être échangés entre les acteurs sociaux, ils objectivent les significations, ils se déplacent d’un cadre de signification à un autre. Ce sont des marchandises dotées d’une importance économique et des ressources recélant une valeur politique. »(2002 : 5).

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©David Critchley

Diclofenac

Seize versions du même médicament. Pièce de l’artiste Susie Freeman évoquant les pratiques contemporaines de reconditionnement des produits pharmaceutiques. (www.pharmacoeia-art.net). (Fig. 9)

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©Tom Lee

Pharmacopée du berceau à la tombe

Détail de l’exposition présentée dans la gallérie du Wellcome Trust du British Museum à Londres. En présentant des médicaments dans un musée, cette exposition met en valeur leur dimension d’objet de culture matérielle. Collaboration artistique entre Susie Freeman, Liz Lee et David Critchleyimage. (Fig. 10)

8 Dans La Vie sociale des remèdes (Whyte & al. 2002), ces chercheurs avancent l’idée que l’importance de ranger les médicaments dans le champ de la culture matérielle est double. D’après eux, c’est l’« état de chose » des médicaments et leur tendance à devenir des marchandises qui les qualifient d’objets de culture matérielle. Mais au bout du compte, leur analyse du pouvoir concret de ces objets est ramenée à leur potentiel symbolique à concrétiser à la fois la maladie et le remède. De la sorte, ils affirment : « Le problème de l’efficacité est lié aux perceptions des pouvoirs des substances médicinales. Ce qui nous amène à la nature symbolique des médicaments et à la question consistant à savoir non pas ce que les médicaments signifient, mais comment ils signifient. […] Lorsque les substances médicinales comportant de telles associations de sens sont appliquées à des corps souffrants, elles concrétisent le problème, le rendant ainsi accessible à une action thérapeutique de nature symbolique adéquate. Suggérer des connexions et rendre tangible le désordre et sa rectification constitue les tâches symboliques et pratiques des médicaments, y compris de ceux qui sont synthétisés dans des usines et prescrits par des médecins. » (2002 : 15). 9 Ainsi, en dépit de la promesse de cette approche, l’analyse faite de l’efficacité thérapeutique des médicaments reproduit les distinctions entre le matériel et le social (à ce sujet, voire le débat entre Latour 1996 et Lemonnier 1996). En revenant à la notion de pouvoir symbolique des médicaments, les auteurs ancrent en effet leur analyse dans

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un mode représentationnel au sein duquel la signification est accolée aux choses, et où les choses et les significations sont comprises comme étant d’ordre différent3.

10 Cependant il y a d’autres aspects de la matérialité des produits pharmaceutiques qui méritent d’être étudiés en même temps que leurs modalités de circulation et d’échange. C’est un point souligné par Lemonnier (2004) dans sa critique des études de la culture matérielle qui, font selon lui :« l’impasse sur la description et l’analyse de la production des objets dont les formes de “consommation” sont examinées ». 11 En effet, il est essentiel d’observer plus en détail les processus impliqués dans l’action humaine sur la matière. Sans donner un compte rendu détaillé d’une « chaîne opératoire » pharmaceutique, je propose à présent d’examiner ce qui est en jeu dans la transformation de substances pharmaceutiques en médicaments, c’est-à-dire en types de choses pouvant être distribuées, échangées et diffusées en tant que produits. Ce qui est intéressant à propos de la mutation d’effets primaires en effets secondaires (comme discuté par Etkin 1992) ou à propos des pratiques de reconditionnement pharmaceutiques, c’est qu’elles rendent évidente la nature évanescente et fluide des objets pharmaceutiques.

12 Bien qu’envisager les produits pharmaceutiques comme des choses soit utile, ce mode d’analyse néglige deux aspects de la matérialité des médicaments : le premier concerne les différentes façons dont des principes pharmacologiquement actifs sont transformés en objets pharmaceutiques du type de ceux qui sont échangés, le second met en relation la forme donnée à ces objets et leur consommation. Les possibilités analytiques fournies par l’approche « de la vie sociale des médicaments » ne sont ainsi pas toujours suivies. L’unité ou le caractère donné de l’objet y est considéré comme acquis. Néanmoins, comme le démontrent les débats sur la copie des produits pharmaceutiques brevetés en génériques, la relation entre les principes actifs et l’« objet » stabilisé est tout sauf simple. L’intensité de l’identification des patients avec un profil de médicament plutôt qu’avec ses principes actifs (ex. : Prozac vs fluoxetine) dépend des contextes de réglementation nationaux. Ce point a été illustré par Greenslit (2005), par exemple, dont les travaux sur le Sarafem (du Prozac « reconditionné » pour le Désordre Dysphorique Prémenstruel) révèlent la façon dont les médecins aux États-Unis sont informés que le Sarafem et le Prozac sont un seul et même médicament conditionnés différemment, alors que l’information aux patients souligne qu’il s’agit de deux médicaments différents contenant le même ingrédient (2005 : 481). L’article de Greenslit révèle que les catégories de médicaments sont de plus en plus déterminées non pas par leur composition chimique, mais par leur marque, c’est-à-dire par les stratégies marketing qui en font des marchandises spécifiquement conditionnées. Au Brésil, la relative flexibilité des modalités de prescription et le fait qu’il n’y a pas – en pratique – besoin d’ordonnance pour se procurer un médicament a facilité la circulation, le fractionnement et la recontextualisation des médicaments. Dans ce pays, il existe une flexibilité accrue, à la fois pour ce qui est de l’usage des médicaments par les patients (qui contournent leurs usages premiers) et de l’émergence d’un nouveau genre de pharmacie, connue sous le nom de farmacia de manipulação (« pharmacies de manipulation ») – sur lequel je reviendrai après. 13 Les produits pharmaceutiques sont des objets particulièrement fluides. Le dilemme qui émerge de mes données ethnographiques et des analyses historiques disponibles sur l’histoire des hormones sexuelles concerne leurs manifestations disparates dans les pratiques biomédicales passées et présentes. Les hormones sexuelles sont de

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nombreuses choses à la fois, et pourtant – en tant que caractéristiques « mobiles immuables » – elles présentent aussi une sorte d’unité. Comment pouvons-nous comprendre ces objets sous toutes leurs formes ? Comment ces manifestations diverses et disparates tiennent-elles ensemble ? Qu’est-ce qui les maintient singulières ? Dans leurs propos sur les « mécaniques de la technologie fluide », Mol & de Laet (2000) soutiennent de façon convaincante que c’est précisément le fait qu’un objet technologique est flexible et que ses frontières sont fluides, qui le rend plus adapté qu’un objet délimité de façon plus rigide à des recontextualisations. Dans sa fascinante histoire des hormones sexuelles, Oudshoorn (2004) démontre que la stabilisation des hormones sexuelles en une classe de médicaments a pu pénétrer sous cette forme dans toute une série de domaines culturels, politiques et sociaux et a contribué à concrétiser ou à donner forme au concept d’hormone sexuelle. La fabrication d’hormones sexuelles sous forme de médicaments a stabilisé ces objets complexes et labiles, et, par conséquent, a donné substance à une série d’énoncés scientifiques. L’usage (social) et les bénéfices culturellement définis à tirer parti de leurs effets secondaires évoluent sans cesse à mesure que ces médicaments voyagent. Et plus cette capacité à voyager est facilitée, plus des formes nouvelles (des rôles nouveaux) ont la possibilité d’émerger.

14 Il est nécessaire d’établir une distinction entre les formes régulées de standardisation et les pratiques plus informelles et expérimentales qui précèdent l’émergence de nouvelles catégories de médicaments commercialement opérationnelles et approuvées par la FDA4. La reconnaissance d’une nouvelle application d’un principe actif demande beaucoup de travail de la part des laboratoires pharmaceutiques5. Les implants hormonaux sous-cutanés fournissent une illustration de cette distinction. À l’échelle internationale, le laboratoire pharmaceutique Organon travaille à la stabilisation d’une forme particulière d’implant – commercialisée sous le nom de Implanon – qui contient l’hormone progestine « etonogestrel ». Au Brésil, de nombreux implants hormonaux différents sont disponibles, notamment parce que certaines cliniques produisent leurs propres implants hormonaux en profitant de la possibilité de « manipuler les médicaments » dans des laboratoires de petite taille, connus sous le nom de « pharmacie de manipulation ». J’ai eu l’occasion d’effectuer des recherches de terrain dans un laboratoire de « manipulation » qui produit des implants de ce type. Il s’agit d’un laboratoire de taille relativement modeste employant trois techniciens (Figure 11). Alors que les implants hormonaux sont perçus comme des traitements high-tech (une vision renforcée par les publicités dans les magazines féminins, qui placent les implants hormonaux aux côtés de la chirurgie plastique et d’autres pratiques de modification corporelle), leur production est étonnamment « low-tech ». Il est remarquable de noter que la fabrication de ces objets technologiques est entièrement manuelle ; il s’agit de biotechnologies quasi artisanales (Figures 11, 12, 13 et 14).

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© Emilia Sanabria. Différentes étapes de la fabrication d’implants hormonaux sous-cutanés (Fig. 11-12-13-14)

15 La pharmacie reçoit des rouleaux de tubes silicone SIL-Tec qui sont découpés aux formats adéquats et remplis d’hormone en poudre. Le processus de reconditionnement de cette hormone en poudre sous la forme d’implants sous-cutanés nécessite une main- d’œuvre importante. L’une des extrémités de chaque tube doit être individuellement collée puis laissée sécher avant que le tube puisse être rempli. Pendant ce temps-là, sous un conduit de ventilation, l’hormone en poudre est transférée de grands récipients de stockage en plastique à un mortier où elle est pilée afin de « fluidifier » la substance et faciliter son insertion dans les tubes. Avec une extraordinaire dextérité, les tubes sont plongés par groupes de cinq dans le mortier, tenus et agités selon un geste spécifique, une action qui est répétée plusieurs fois jusqu’au remplissage complet des tubes. Un instrument est utilisé pour emballer la poudre, puis les tubes sont pesés avant que l’autre extrémité soit scellée avec de la colle à la silicone. Bien que les femmes réalisant ces opérations travaillent à une table placée sous un conduit de ventilation et utilisent des gants et un masque, toutes ont rapporté avoir des « cycles altérés » et des saignements irréguliers qu’elles associent directement à leur manipulation quotidienne des hormones. Étant donné que les « substances », comme les techniciens les nomment, n’ont pas toutes le même poids, les tubes SIL-Tec sont coupés selon des longueurs différentes, de telle sorte que chaque implant contient 50 mg de substance active et, une fois implanté dans le corps, relâche 4-5 mcg par jour. La technicienne la plus âgée explique que « la plus légère, c’est l’estradiol, não é (n’est ce pas) ? », et que par conséquent les tubes d’estradiol doivent être davantage remplis pour obtenir le dosage correct. Elle commente au passage que sa consistance est plus collante et que remplir le même nombre de tubes requiert davantage de travail que pour la gestrinone ou le levonorgestrel. Ces commentaires révèlent des différences importantes au niveau de la consistance même de ces substances avec lesquelles les

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techniciennes qui les manipulent sont intimement familières. Une fois les tubes remplis, scellés et leur qualité testée (poids et résistance), ils sont placés dans des sachets en plastique qui sont stérilisés et étiquetés6. Alors que les traitements hormonaux sous-cutanés ainsi produits sont présentés comme étant du « sur-mesure », on constate ici que la variabilité des doses est relativement faible et que la personnalisation est surtout de l’ordre du discours.

Les pharmacies de manipulation

16 Bien que ce laboratoire d’implants hormonaux soit assez unique et expérimental, il occupe un espace réglementaire ouvert par l’existence répandue et croissante au Brésil de « pharmacies de manipulation ». Les pharmacies de manipulation constituent un genre nouveau de pharmacies qui a émergé au Brésil au début des années 1990. Tous les centres commerciaux de Salvador ont maintenant une antenne A Formula, et la plupart d’entre eux comptent au moins une autre pharmacie de manipulation. Ces pharmacies sont issues de la vieille tradition des boutiques d’apothicaires, où les chimistes préparaient les remèdes dans un petit laboratoire situé dans le fond du magasin ; les médicaments étaient ensuite vendus au comptoir. On assiste aujourd’hui à une redécouverte de cette tradition au Brésil. D’après le directeur du conseil régional des pharmaciens de Bahia, le secteur de la pharmacie de manipulation représente 10 % du marché pharmaceutique au Brésil et continue de s’étendre. De l’extérieur, les pharmacies de manipulation présentent des environnements très médicaux, avec, au comptoir, des employés en blouses blanches et plusieurs vitrines exposant une sélection de produits de beauté (Figure 15). Ces pharmacies reçoivent une quantité variée de principes actifs livrés dans de grands récipients et les « manipulent » pour en faire des traitements « sur mesure » pour leurs clients. La rhétorique sur laquelle misent ces pharmacies est celle du traitement « personnalisé » dans un contexte où la distinction entre la « masse » et « l’individu » est marquée par de fortes connotations de classe. « Les remèdes manipulés sont les seuls à respecter les besoins individuels des patients »7. « Parce que vous êtres unique, vous pouvez être sûr que, lorsque vous recevez une ordonnance pour un remède manipulé, celui-ci aussi est unique, comme vous. Ces médicaments sont personnalisés et développés exclusivement dans le but de correspondre au dosage et à la quantité idéale pour votre traitement, c’est-à-dire pour remplir vos besoins précis. »8 « La manipulation, c’est la préparation individualisée de vos médicaments pour satisfaire vos besoins spécifiques »9. « La manipulation est un processus artisanal qui permet d’obtenir un médicament. Chaque formule est préparée individuellement, avec une grande attention, en suivant des techniques strictes et en utilisant un équipement précis. Les remèdes manipulés sont les seules à respecter les besoins individuels des patients »10.

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© Emilia Sanabria.

Les pharmacies de manipulation

Les logos et la décoration des pharmacies de manipulation consistent souvent d’éléments évoquant la nature ou faisant appel à une esthétique scientifique et moderne. Il en va de même pour les noms de ces pharmacies ou chaînes de pharmacies (par exemple Biofórmula, Eficácia, Galenica, Natrium, Phloraceae, Phytoart …). (Fig. 15)

17 Derrière le comptoir, une vitre permet généralement de voir l’un des laboratoires, où les techniciens vêtus d’une combinaison stérile, sont à la tâche (Figures 16,17 et 18). Au comptoir, les patients présentent leur ordonnance qui nécessite un temps de préparation11. Une porte située à côté du comptoir mène à un couloir qui traverse la boutique jusqu’au laboratoire des semi-solides (où sont manipulés les gels et les crèmes), à celui des liquides (pour les sirops, les solutions, les suspensions, les solutions homéopathiques) et à celui des solides (pour les capsules). Selon la réglementation rigoureuse des pharmacies de manipulation, ces laboratoires doivent constituer des environnements clairement distincts et étanches. Chaque laboratoire est habituellement composé d’un conduit de ventilation, d’une table de travail et d’une série de placards dans lesquels les substances à manipuler sont stockées. Ici, les pots de produits emblématiquement allopathiques comme la cortisone ou les anti- inflammatoires sont entreposées à l’écart des herbes médicinales disposées à la vue des clients dans la boutique.

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© Emilia Sanabria. Les laboratoires Les laboratoires de liquides, de solides et de semi-solides d’une pharmacie de manipulation où les substances actives sont dosées et conditionnées selon les arrivées de prescription de patients. (Fig. 16-17-18)

18 L’aspect « individualisé » du traitement est un argument essentiel de vente. L’idée est que le conditionnement standardisé des médicaments a peu de sens étant donné les différences de constitution et de traitement métabolique des substances pharmaceutiques entre les individus. Comme me l’explique une pharmacienne de manipulation : « La pharmacie de manipulation respecte l’individualité des patients, alors que les médicaments industrialisés n’existent qu’en doses de 10 ou 50 mg. Mais que se passe-t-il si un médecin estime que son patient a besoin de 23 mg ? Ce n’est pas viable pour l’industrie. […] De plus, la manipulation d’une crème ou d’une capsule permet de combiner différents traitements de manière harmonieuse, et tout cela en accord avec le biotype et la physiologie spécifiques du patient. Et là-dessus, il y a la valeur ajoutée du soin pharmaceutique : en tant que pharmacien, vous pouvez vérifier les interactions médicamenteuses et conseiller à la fois les patients et les médecins quant à l’usage correct des différents principes actifs » (Claudia 09/12/08). 19 Ainsi, « individualisé » correspond à ce qui n’est pas « standard ». Les mesures d’hygiène et de sécurité constituent une préoccupation centrale pour les pharmaciens de manipulation qui doivent régulièrement rénover leurs laboratoires de manière à suivre l’évolution des cadres réglementaires au sein desquels ils travaillent. En tant que corporation, les pharmaciens de la manipulation soulignent la différence entre la figure traditionnelle du pharmacien comme artisan des médicaments et les vendeurs des drugstores qui, d’après eux, ne font que vendre des médicaments standardisés 12. Alors que les propriétaires de drugstores se demandent bien souvent ce qui, entre se conformer à la loi –qui requiert la présence d’un pharmacien diplômé dans chaque

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point de vente– ou payer l’amende sanctionnant son absence est le plus avantageux sur le plan économique. Les pharmacies de manipulation sont en quelque sorte en avance grâce à leur engagement à fournir une attention personnalisée qui va (de façon rhétorique) de pair avec la personnalisation des traitements qu’elles offrent. D’après le président du conseil régional des pharmaciens : « Avant l’émergence de l’industrie pharmaceutique, il n’y avait que des pharmacies de manipulation et les pharmaciens avaient autant de pouvoir que les médecins. À partir des années 1950, la profession est entrée en crise, et les pharmaciens diplômés se sont trouvés face à trois alternatives : la biochimie alimentaire, les laboratoires d’analyse clinique ou les emplois dans l’industrie. Les pharmaciens ont perdu leur identité en tant que professionnels du médicament. […] Il s’agit là d’une déformation de notre fonction » (12/12/08).

20 La stricte réglementation de ce processus de fabrication d’objets est guidée par la logique de garantie de la qualité du produit fini, c’est-à-dire du médicament-objet manipulé. Mais d’après les pharmaciens de manipulation interrogés, cette réglementation est également le résultat d’activités de lobbying de la part des grands groupes pharmaceutiques. Il est avéré que les laboratoires pharmaceutiques brésiliens et multinationaux mènent des campagnes actives au sein des instances brésiliennes de réglementation dans la perspective d’entraver la prolifération des pharmacies de manipulation qui, en peuplant le paysage pharmaceutique brésilien déjà saturé, leur prennent d’importantes parts de marché. Mais au-delà du profit en lui-même, ce qui est en jeu ici est la relation intime que créent ces grosses entreprises entre des principes actifs et des produits (ou objets) clairement délimités, soigneusement « marketés », dont les noms finissent par désigner les composants pharmacologiques et les nouvelles pathologies que leur apparition sur le marché promeut. En outre, la réglementation de cette activité atteste aussi des qualités volatiles de ces matériaux, particulièrement à l’instant où ils sont extraits des bocaux ou des récipients dans lesquels ils sont stockés et transformés en objets de différents types (capsules ou gels pharmaceutiques).

L’état d’objet évanescent

21 Les pratiques des pharmacies de manipulation rendent explicite un processus qui est souvent négligé dans les analyses des médicaments en tant qu’objets, à savoir leur production et leur stabilisation en objets à partir des différents matériaux qui les constituent. Ceci est donc le premier sens dans lequel je soutiens que les objets pharmaceutiques sont « évanescents ». Le second aspect de cette évanescence des médicaments est leur dimension consommable. L’aspect consommable des médicaments constitue une dimension intrigante de leur matérialité qui mérite elle aussi une plus grande attention. Les recherches anthropologiques sur la consommation ont globalement tendance à étudier celle-ci non pas dans le sens d’« utiliser un matériau dans sa totalité » ou d’« absorber un matériau jusqu’à son épuisement », mais plutôt en se concentrant sur les raisons pour lesquelles certains objets sont consommés plutôt que d’autres (au sens de recherchés et acquis). Les modèles de consommation – et d’acquisition – et les structures sociales qu’ils reflètent mobilisent une grande majorité de ces recherches. Même les recherches sur la consommation alimentaire ont tendance à utiliser la nourriture de façon analytique comme un véhicule permettant d’explorer la production de formes de sociabilité à travers et par la nourriture (ex. : Farquar 2006). La matérialité de la consommation dans son sens

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premier mérite néanmoins une plus grande attention. Tels qu’ils se présentent, les modèles disponibles pour penser la circulation, l’acquisition et la consommation des objets semblent ne nous mener qu’au moment où ces choses sont consommées, au sens de digérées et absorbées par le corps. Les analyses existantes se préoccupent moins de la dégradation, du pourrissement, de la dissolution, de la désagrégation et des autres métamorphoses des objets étudiés. C’est ce que souligne Ingold (2007) lorsqu’il écrit que la culture matérielle se focalise sur la « matérialité des objets » sans prendre suffisamment en compte les matériaux et leurs propriétés : « […] Car de telles recherches prennent comme point de départ un monde d’objets qui, en quelque sorte, s’est déjà cristallisé hors des flux de matériaux et de leurs transformations. À ce stade, les matériaux semblent disparaître, avalés par les objets mêmes auxquels ils ont donné naissance. C’est la raison pour laquelle nous qualifions communément les matériaux de « crus » mais jamais de « cuits » car dès l’instant où ils se figent en objets, ils ont déjà disparu. Ce sont dès lors les objets eux-mêmes qui captent notre attention, et non plus les matériaux desquels ils sont composés (Ingold 2007 : 9) ». 22 Ceci donne une place particulière aux médicaments dans l’analyse des objets de culture matérielle, et de la culture matérielle dans l’analyse des médicaments, aspects que ces deux domaines de recherche ont négligés. Si la culture matérielle semblait initialement fournir des éléments permettant de théoriser les médicaments comme des « choses », l’aspect consommable et modifiable de ces choses est souvent peu ou pas théorisé.

23 Pour illustrer mon propos, je m’appuie sur les travaux de Reed à propos de la consommation de cigarettes (roulées à partir du tabac, ou « smuk » en pidgin) dans une prison de Nouvelle-Guinée où, dit-il, le potentiel génératif du smuk dérive non seulement de sa valeur d’échange mais aussi de ses propriétés distinctives en tant que « choses » (Reed 2007). L’état de chose qu’il décrit n’en est pas moins centré sur le fait que le smuk devient une monnaie dans l’économie carcérale, et l’explication qu’il donne repose moins sur l’effet physiologique du smuk que sur son rôle, de monnaie, dans la production d’une sociabilité carcérale. Le smuk est considéré comme fournissant « […] la logique constitutive des relations sociales dans la prison ; c’est la substance dans laquelle ces relations se manifestent et la chose par laquelle elles sont pensées (2007 : 23-24) ». 24 Pour résumer, les échanges de cigarettes font oublier et détournent l’attention inquiète des prisonniers de l’économie du dehors (où ils ont des dettes et des obligations) vers la sociabilité immédiate de la prison.

25 Le problème, tel que je le perçois, émerge très clairement dans l’analyse de Reed au moment où la cigarette-monnaie est consommée. Il nous dit qu’il s’agit d’une monnaie « dont la substance est vitale » (2007 : 41). Deux aspects matériels distincts sont mis en avant : le fait que le smuk – comme monnaie – est divisible (en cigarettes) et le « désir » que les détenus ont de fumer cette monnaie (qui provient d’un ensemble distinct de propriétés matérielles). Reed indique en outre que l’aspect divisible de la monnaie « a des effets spécifiques sur la constitution de ses utilisateurs » (Reed, 2007 : 39), ce qui génère de l’anxiété par rapport au rythme de l’échange et à la division des esprits, dans un contexte où les objets de richesse traditionnels, tels que les coquillages de nacre entiers qui ont suscité des relations particulières, rencontrent la monnaie nationale dont on considère qu’elle « expose l’attribut objectif d’un nombre » et encourage ainsi « les gens à envisager toutes leurs relations ensembles ». Les cigarettes fournissent des conditions matérielles très différentes pour compter et fonctionnent « sans les

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propriétés de calcul offertes par la divisibilité ». La notion de matérialité à laquelle nous avons affaire ici semble intimement liée à la notion d’unité ou de réification. Dans la prison de Bomana, les cigarettes revêtent un aspect non divisible et, par conséquent, ne correspondent pas aux mêmes types d’échanges que l’argent, mais jouent plutôt le rôle d’objets traditionnels de richesse, en ce qu’elles permettent d’enregistrer seulement les dettes vis-à-vis d’autres détenus, dettes qui peuvent par la suite être remboursées (sous d’autres formes, comme des services). Reed considère que ce qu’il appelle la « matérialité de l’oubli » provient essentiellement de la divisibilité de cette monnaie. On peut utiliser sa mise en exergue de la logique de division et du conditionnement du smuk en cigarettes afin d’éclairer l’analyse du conditionnement des hormones et la manière dont celui-ci produit les différents effets brièvement exposés. Son analyse laisse cependant de côté ce qui me semble constituer une question centrale concernant le smuk, à savoir son caractère consommable. Cette analyse de la culture matérielle rencontre des problèmes à l’instant où la chose étudiée est fumée ou consommée et ainsi épuisée. Bien que Reed fasse allusion à cet aspect dans son développement approfondi de la circulation du smuk (suggérant notamment qu’il se passe « d’autres choses » telles que les « effets sur l’esprit ») cela est totalement secondaire dans son analyse. 26 Mais comment penser ensemble ces divers aspects de la matérialité ? Comment appréhender les propriétés de matériaux tels que les aliments ou les médicaments ? Que se passe-t-il quand la dissolution ou l’absorption est un élément central de l’efficacité matérielle d’une chose ?

Forme et dissolution

27 Dans cet article, j’ai tenté d’explorer certains aspects des propriétés physiques que les médicaments comportent « en plus de leurs attributs purement conventionnels » (Myers, citant Keane 2001 : 22) qui contribuent à leur potentiel d’être détournés de leurs usages premiers. J’ai ainsi posé les questions suivantes : comment expliquer les processus de stabilisation dans le cas des médicaments ? Comment certaines tendances deviennent-elles normatives ? Dans le cas des médicaments, la standardisation a lieu au sein de cadres réglementaires stricts qui toutefois évoluent et varient selon les contextes nationaux.

28 Envisager les médicaments comme des objets est particulièrement intéressant car en plus d’être des objets d’échange qui circulent entre des régimes de valeur, ils éclairent les processus de fabrication d’objets qui sont souvent négligés dans les analyses de la culture matérielle. Les pharmacies de manipulation ont été évoquées pour illustrer la nature évanescente des objets pharmaceutiques. Aussi, j’ai attiré l’attention sur le fait que la fonction de ces objets est d’être consommés et dissous. La forme qu’ils acquièrent, en pharmacie de manipulation ou dans l’industrie, est donc hautement transitoire. Une forme particulière est donnée aux artefacts pharmaceutiques et stabilisée parmi d’autres formes d’administration possibles.

29 Cet article s’inscrit dans un dialogue avec les approches des objets de culture matérielle telles qu’elles ont été développées au Royaume-Uni. Cependant, en adoptant la suggestion d’Ingold (2007) selon laquelle nous devrions repenser la matérialité à partir des matériaux eux-mêmes, je rejoins, bien qu’indirectement, des préoccupations centrales dans les théorisations françaises des techniques. Ingold est frappé par le

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manque d’intérêt porté aux matériaux et à leurs propriétés dans les recherches sur la culture matérielle. Il prône un retour à ces matériaux qui composent les objets matériels, en lesquels ces derniers se décomposeront inéluctablement. En ce sens, à l’instar de Lemonnier (cité plus haut), Ingold souhaite que les recherches sur la culture matérielle se focalisent davantage sur la consommation plutôt que sur la production. Son approche ajoute une analyse unique de la façon dont les processus de dégradation, de corrosion et de dissolution sont impliqués dans les choix de production. Elle rejoint l’idée de Lemonnier selon laquelle les décisions (analytiques) quant à l’endroit où une chaîne opératoire ou une technique commence ou finis sont toujours « ad hoc ». Ingold nous invite donc à considérer comment les caractéristiques et les propriétés des peaux, de la cire, du bois, de la pierre ou des matériaux végétaux (pour n’en citer que quelques-uns) adoptés dans les myriades de techniques de l’action humaine sur le monde matériel continuent d’exercer leurs pressions et leurs contraintes longtemps après l’achèvement de l’objet.

30 Cette analyse, avec sa focalisation sur les qualités des matériaux dont sont constitués les objets, suggère des directions nouvelles pour notre réflexion sur la matérialité. Elle est particulièrement productive pour réfléchir à des objets tels que les médicaments, qui sont instables ou qui peuvent être radicalement modifiés sans perdre leur statut d’objet. C’est l’ethnographie elle-même qui nous oblige à aller au-delà d’une reconnaissance de l’idée (néanmoins utile) que les médicaments sont des objets de culture matérielle. En effet, à mesure que les principes actifs sont reconditionnés et que les stratégies de marketing évoluent pour stabiliser de nouvelles entités médicamenteuses, les frontières de ces objets deviennent floues.

31 &

32 Les pratiques des pharmacies de manipulation révèlent la question de la relation entre le mode d’administration d’un médicament et sa biodisponibilité ou son action dans le corps. Tandis que les pharmacies de manipulation tirent profit de la possibilité d’administrer la quantité spécifique d’un principe actif à chaque patient, les stratégies de reconditionnement de l’industrie pharmaceutique visent à accroître la délivrance des médicaments en proposant de nouvelles voies d’administration. Les modes d’administration d’hormones non oraux, par exemple, ont pour objectif de contourner le métabolisme de premier passage hépatique13 (une préoccupation plus strictement biochimique) et de minimiser l’« échec » ou l’« oubli » des utilisateurs (une préoccupation plus sociopolitique). Dans ces pratiques de reconditionnement, les préoccupations biochimiques et biopolitiques s’entremêlent donc. Les changements apportés à la forme des objets pharmaceutiques sont intrinsèquement liés aux façons dont ces objets remplissent leur fonction centrale, qui est de se dissoudre et de disparaître. Il y a cependant un déséquilibre dans l’attention qui a pu être portée aux deux aspects évanescents des objets matériels sur lesquels je me suis concentrée. Il est en effet difficile d’apporter la même attention ethnographique aux pratiques de dissolution et de digestion qu’à la fabrication et à l’assemblage de l’objet14. J’ai abordé ici de façon préliminaire, certaines des questions qui surgissent de l’interaction entre la forme, la fonction, et les composants matériels des objets. 33 Cette focalisation sur la transformation et sur ce que Kingston (2003) appelle la « matérialisation spécifique de la forme » implique que nous engagions de façon critique les analyses qui supposent le caractère donné des formes (une critique que Kingston adresse à Gell, par exemple). Il me semble que l’appel de Kingston au développement

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d’une « notion active de la forme » en anthropologie est particulièrement intéressant. Porter une attention accrue aux aspects de changement, de périssabilité et de transformation des choses pourrait éclairer les pratiques socio-culturelles qui les reconstituent en tant qu’entités délimitées ou stables15. Dans son étude des pratiques médicales néerlandaises, la philosophe Annemarie Mol explore la relation entre les différentes versions d’objets et les pratiques au travers desquelles ils sont mis en action ou matérialisés (« enacted » en anglais). Mol propose que les objets soient étudiés de façon « praxiographique » (par opposition à une approche épistémologique). Nous voilà donc sommés de poser la question suivante : « Comment les pratiques produisent-elles la réalité ? » (2002 : 160). Reconnaître que faire apparaître un objet comme singulier est un accomplissement et le résultat de pratiques sociales qui donnent à l’objet sa singularité a des implications pour l’anthropologie. Cela donne un rôle spécifique à l’approche anthropologique dans l’analyse des artefacts dans la mesure où un cadre est fourni pour réfléchir à la façon dont une unité est donnée à un objet au travers de pratiques sociales (ce que Mol nomme « enactment »). Ainsi, il apparaît que les différences entre plusieurs « versions » d’un objet dépendent plus du produit d’« enactments » distincts (matériaux et sociaux) de ces objets que de différences de signification ou d’interprétation d’une réalité sous-jacente et ostensiblement réelle.

34 Traduction de l’anglais par Manuel Benguigui.

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NOTES

1. Les saignements mensuels de privation expérimentés durant l’intervalle sans pilule (ou avec placebo) étaient considérés comme importants pour plusieurs raisons, à la fois par les utilisatrices (pour qui un saignement régulier constituait le signe qu’elles n’étaient pas enceintes) et par les médecins qui promouvaient la pilule comme une forme de contraception « naturelle » à ses débuts (voir Gladwell, 2000). 2. Au Brésil, étant donné le laxisme des lois sur les prescriptions de médicaments et l’absence sur le marché de boîtes de pilules contenant les 7 pilules placebo (les pilules sont généralement vendues par boîtes de 21), ce nouveau régime « étendu » est adopté de manière informelle, selon que les femmes choisissent d’utiliser la pilule avec ou sans la pause de 7 jours. 3. Pour une critique récente d’une telle approche, voir Henare, Holbraad & Wastell (2007). 4. Le Food and Drug Administration est l’organe qui autorise et régule la commercialisation de médicaments et de denrées alimentaires aux États-Unis d’Amérique. 5. Ce travail de stabilisation varie grandement selon les cadres réglementaires nationaux et selon les politiques pharmaceutiques nationales, mais il implique généralement des essais cliniques de phase 3 d’un coût élevé. 6. Ceci est la forme sous laquelle les implants sont renvoyés à la clinique pour leur insertion par des infirmières spécialement formées. 7. consulté le 22 octobre 2009. 8. consulté le 22 octobre 2009. 9. consulté le 22 octobre 2009. 10. . 11. C’est ce système qui est utilisé en Grande-Bretagne où les médicaments sont fractionnés et les patients reçoivent seulement la quantité exacte correspondant à leur traitement. Dans les pharmacies de manipulation, les médicaments eux-mêmes sont manipulés. Par contraste, en France, les traitements ne sont pas « fractionnés » et les patients reçoivent fréquemment un nombre de boîtes de pilules excédant le traitement prescrit 12. Un entrepreneur du secteur pharmaceutique m’a dit qu’à mesure que les médicaments industrialisés et standardisés ont commencé à inonder le marché, le rôle social des pharmaciens a diminué car n’importe qui pouvait se mettre à vendre des médicaments, une situation qui est passée hors de contrôle aujourd’hui, puisque moins de 40 % des drugstores fonctionnent avec un pharmacien employé à plein-temps. C’est dans ce contexte d’assistance pharmaceutique dépersonnalisée et de fourniture de remèdes industriels qu’on voit se développer la vague actuelle des pharmacies de manipulation. 13. La dégradation du principe actif par le foie, qui requiert des doses plus élevées si l’administration se fait par voie orale. 14. Je suis particulièrement reconnaissante à Annemarie Mol d’avoir attiré mon attention sur ce problème et sur les questions qu’il soulève pour le développement d’analyses en sciences sociales qui cherchent à traiter de la matérialité sans tomber dans des modes par trop liés à la représentation. 15. La spécificité culturelle de cette attention à la délimitation est explicitée dans un projet comparatif des pratiques portugaises de conservation d’œuvres d’art japonaises, où Leira (2003) soutient que ces pratiques visent à réifier l’objet dans sa forme originale tandis que – au contraire – les pratiques japonaises de conservation privilégient l’impermanence et l’évolution

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temporelle des objets. Ainsi, une fissure sur un vase sera comblée avec de l’or afin d’intégrer la biographie de l’objet dans l’évaluation esthétique de sa conservation.

RÉSUMÉS

Le Médicament, un objet évanescent : essai sur la fabrication et la consommation des substances pharmaceutiques. La dimension d’objet est souvent mise en avant dans l’analyse des médicaments. Ceci donne une place particulière aux médicaments dans l’analyse des objets de culture matérielle, et de la culture matérielle dans l’analyse des médicaments. Alors que les Material Culture Studies offrent des éléments importants pour examiner la dimension d’objet des médicaments, cette approche soulève certains problèmes quand l’objet analysé est un produit pharmaceutique. Les aspects consommables et changeables de ces « choses » sont souvent peu ou pas théorisés. Cette difficulté provient de l’approche anthropologique de la culture matérielle qui tend à prendre l’état d’objet d’une chose comme acquise. Cela revient à dire que le processus de genèse d’un objet est souvent éclipsé par l’objet lui-même. En s’appuyant sur l’analyse d’un nouveau genre de pratique pharmaceutique au Brésil (la pharmacie de « manipulation »), l’article explore la nature évanescente des médicaments. Les pharmacies de manipulation conditionnent des substances pharmaceutiques, phytothérapiques et cosmétiques en traitements « individualisés », rendant ainsi explicite la dimension évanescente des objets pharmaceutiques. Dans la pharmacie de manipulation, des substances pharmaceutiques liquides, semi-solides et solides sont élaborées – ou temporairement stabilisées – en « objets » pharmaceutiques. La possibilité de manufacturer de manière artisanale ces traitements est directement mise en relation par les acteurs de ce secteur avec les effets physiologiques que ces objets pharmaceutiques ont sur leurs « patients ». S’appuyant sur ce cas, l’article avance que les analyses de la culture matérielle sont utiles uniquement jusqu’au point où l’objet analysé est consommé ou absorbé. Ces approches analytiques ne rendent pas bien compte de la métamorphose ou de la dissolution des objets qu’elles examinent. Mais que se passe-t-il lorsque la dissolution ou l’absorption est primordiale pour l’efficacité matérielle d’une chose, telle que dans le cas des médicaments ?

The Medicine, an Evanescent Object : Test on the Manufacture and the Consumption of the Pharmaceutical Substances.Pharmaceuticals have increasingly been analysed as objects. This carves out a particular place for pharmaceuticals in the analysis of material things, and of material things in the analysis of pharmaceuticals. Whilst material culture analyses provide elements to theorise drugs as « things » it produces problems when these things are drugs. I argue that the consumable and changeable aspects of these “things” are left un-theorised. This problem stems from a common assumption in anthropological analyses of material culture which tend to take the object for granted. That is to say, the process of object-making is often eclipsed by the object itself.Drawing on a new genre of pharmaceutical praxis in Brazil (the “manipulation pharmacy”) the paper explores the evanescent nature of pharmaceuticals. Manipulation – or compounding – pharmacies package pharmaceutical, herbal and cosmetic substances into “individualised” treatments, making explicit the evanescent nature of pharmaceutical objects. In the manipulation pharmacy, liquid, semi-solid and solid pharmaceutical substances are manufactured – or temporarily stabilised – into pharmaceutical “objects.” The possibility of effecting this handcrafting is understood to define the effects that these pharmaceutical object

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can have, physiologically-speaking on their “patients”. Building on this case, it is argued that material culture analyses are useful only up to the point at which the “thing” is consumed or absorbed. They do not deal well with the metamorphosis or dissolution of the things they study. But what happens when dissolution or absorption is central to the material efficacy of the thing, as is the case with drugs ?

INDEX

Keywords : dissolution, form, medicine, object, packaging., pill Mots-clés : conditionnement., dissolution, forme, médicament, objet, pilule

AUTEURS

EMILIA SANABRIA Centre Edgar Morin, Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain - [email protected]

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Empathie avec la matière Comment repenser la nature de l’action technique Empathy with the matter

Susanne Küchler et Graeme Were Traduction : Ludovic Coupaye

La plupart des définitions de la technique font la distinction entre les éléments humains et non-humains. Le « non-humain » est généralement associé au contenu matériel, intrinsèque, technique, alors que l’« humain » tend à faire référence aux éléments circonstanciels du contexte (les facteurs sociaux et environnementaux), qui jouent alors le rôle de contraintes dans la transformation de la matière par les moyens techniques. Cette distinction a été contestée par les anthropologues français qui soutiennent que les processus techniques sont enchâssés dans un ensemble plus large de représentations culturelles (Lemonnier 1993 ; Sigaut 2002), ainsi que par les sociologues qui ont souligné l’importance de la relation analogique entre les deux systèmes, arguant que tous deux avaient la structure des réseaux d’information (Law 1992). D’autre part, Bruno Latour (1996) et Marilyn Strathern (1991) se sont distingués en envisageant le rôle des matériaux dans la formation de « connexions partielles » entre les systèmes sociaux et techniques. Alors que pour Latour les matériaux sont essentiels dans le maintien des relations entre le social et le technique, Strathern les considère dans leur analogie avec les substances corporelles qui sont déjà conçues comme relationnelles. Ces deux approches – bien que reconnaissant une relation entre le technique et le social – situent le cœur de l’action hors de la matière.

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1 En gardant leurs contributions à l’esprit nous questionnerons, ici, la minimisation du rôle des matériaux dans la critique de la division entre les systèmes sociaux et techniques. Nous montrerons que les capacités transformatives des matériaux jouent un rôle fondamental dans leur sélection et leur utilisation et que, par ailleurs, toute transformation suppose des actions calculées qui sont, par nature, relationnelles. Nous affirmons que la sélection et la manipulation technique des matériaux vont de pair avec une empathie, une sorte d’intersubjectivité, qui permet la reconnaissance du potentiel de certains matériaux comme étant capables de répondre à des attentes essentielles et permettant de parvenir à des résultats spécifiques. En mettant au premier plan cette notion d’empathie avec les matériaux, nous croyons que notre article peut mener à une meilleure compréhension des relations sociales en Océanie.

2 La connaissance du rôle des propriétés physiques de la matière, non seulement au niveau des processus techniques et sociaux, mais aussi au niveau plus abstrait et général des représentations et modélisations de la société, constitue un enjeu transversal à l’ensemble des disciplines qui traitent de la culture matérielle.

3 Les archéologues ont démontré, par exemple, l’importance du sol dans le développement de la poterie, la domestication des plantes et des animaux et la formation des sociétés sédentaires (Stevanovic 1997 ; Wengrow 1998). Les anthropologues, quant à eux, ont commencé à examiner le rôle de la sélection des matériaux dans la construction des mondes sociaux (Ingold 2000 ; Damon 2004 ; Wagner 2007). De cet intérêt pour la transformation de la matière en forme, émerge une hypothèse, puissante mais déjà ancienne, à savoir que les idées abstraites sont formées par les techniques matérielles, hypothèse qui a fasciné les sciences sociales et historiques (Latour 1990 ; McLuhan 1962 ; Innis 1950). Toutefois, s’il est justifié de reconnaître que l’intérêt pour le domaine matériel, trop négligé, a été très stimulant au plan théorique, on court le risque de produire des conclusions trop hâtives à propos de ce que la matière fait à l’esprit (Boivin 2008). L’attrait, pour cette façon de penser par les choses1, exercé sur des disciplines qui cherchent à échapper aux modèles dualistes, peut favoriser l’apparition d’une nouvelle forme de déterminisme évolutionniste dans laquelle « nous sommes ce que nous fabriquons ». On en perçoit les signes dans les disciplines universitaires tout autant que dans de nouvelles formes de localisme, vides de tout cadre de référence comparativiste (cf. Henare & al. 2007 ; Knappett 2005). 4 Compte tenu de ces biais, notre article poursuit deux objectifs. Nous présenterons d’abord l’hypothèse suivante : ce n’est pas la matière en elle-même qui agit comme contrainte sur les processus techniques et l’imagination sociale, mais les manières de

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l’appréhender abstraitement selon une logique qui inspire les actions techniques de façon calculée. Nous pensons que cette logique est ancrée dans la nature relationnelle de l’action qui se découvre dans la matière (Gallese 2001). Nous pensons que ce potentiel de la matière est saisi par empathie, c’est-à-dire par une forme d’intersubjectivité. La nature de cette empathie avec la matière est cruciale pour expliquer le fait que les individus interprètent le monde social de façon abstraite, généralisable, souvent inchangeable. Nous examinerons ensuite la nature de cette empathie au travers de cas observés en Océanie. Le rôle de la matérialité dans l’imagination sociale a occupé une place prépondérante dans les études ethnographiques, cependant, curieusement et paradoxalement, les collections d’artefacts n’ont souvent été considérées et conservées qu’en tant que témoins périphériques de la description des mondes sociaux.

5 Alfred Gell (1993) dans ses travaux sur le tatouage en Polynésie est un des rares à avoir traité de la forme « artéfactuelle » des conceptions du monde social. À partir de riches sources archivistiques, l’auteur met en exergue la relation existant entre l’interprétation technique du tatouage et l’amplification relative de la distance sociale (spatiale) dans les institutions politiques. Pour Gell, le coefficient qui relie les interprétations techniques du tatouage en termes de blessures, marques et scarifications aux formes de différenciation sociale est issu d’une double conceptualisation de la peau comme frontière sociale et physique. Dans un ouvrage plus tardif, Gell (1998) essaie d’appliquer cette perspective aux traditions d’artefacts en affirmant de manière provocatrice que l’une des façons d’étendre ses capacités d’action consiste à donner une expression à son esprit dans des formes matérielles et techniques. Celles-ci sont, en conséquence, envisagées comme une forme de pensée intentionnelle et logique. Malade, il n’a pas pu établir une vision d’ensemble à partir de ces deux ouvrages mais nous en a laissé des indices dans un chapitre sur le style et la culture – qui semble être le moins lu et le moins apprécié de tous les chapitres de son ouvrage, désormais fondateur, Art and Agency (1998 – 2009)2. Dans ce chapitre, il explore les compléments logiques et conceptuels de systèmes techniques en termes d’acte de mesure, de multiplication et de mise à l’échelle, qui inspirent la transformation de la matière en formes artéfactuelles. Décrite comme obéissant au « principe de la moindre différence », la « pensée-style » est perçue comme pouvant inclure à la fois la cosmologie et la création de variations dans les artefacts, et ce, d’une manière qui permet au « style » d’agir sur, plutôt que de suivre, la culture.

6 Au vu de la richesse des collections d’artefacts du Pacifique, nous posons comme hypothèse qu’il est possible d’étudier ce que nous qualifierons de « calcul »3, concrétisé dans la fabrication d’artefacts, et qui implique des évaluations « non- mathématiques », concrètes et matérielles4, d’estimation (proportions et multiplications), en utilisant le modèle proposé par Gell pour saisir la distribution des pratiques du tatouage dans différentes institutions politiques en Polynésie. Notre article envisagera, sous un angle comparatiste, le calcul en tant qu’indicateur d’une empathie et d’un rapport intellectuel engagé et conscient avec la matière. Nous porterons notre attention sur la nature et la signification de cet engagement généralement peu étudié. 7 L’énumération (l’inventaire ou le « comptage » des objets réels) en tant que logique technique (concrète) de la manipulation des matériaux émerge comme thème central

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de notre réflexion à propos du calcul dans les actions techniques. Cette notion de calcul nous ramène au texte classique d’Alleta Biersack (1982) sur le système de comptage Paielai qui implique le corps. Alleta Biersack propose d’envisager qu’il existe une logique mathématique alternative en Papouasie Nouvelle-Guinée et ce parallèlement à la science occidentale qui manipule les nombres de façon abstraite et indépendamment de tout motif (cf. Lévi-Strauss 1966). L’argument en faveur d’une vision plus dualiste qu’évolutionniste ne fut pas entendu lorsque le texte de Biersack fut publié, et ce pour des raisons dépassant le cadre de cet article. Aujourd’hui, « la concrétude mal placée », que Biersack décrit comme caractéristique de la logique Paiela est à nouveau à la mode, alors que nous devenons nous-mêmes à nouveau conscients de la spécificité de la matière et de la technique, mais dans un monde matériel conçu en laboratoire et non plus issu du monde concret (Ball 1999 ; Küchler 2008).

8 Les parties et les touts, ainsi que leurs interrelations, ont été reconnus depuis longtemps comme des strates conceptuelles essentielles, à la base de la description fractale de la personne en Océanie (Strathern 1988 ; Wagner 1991). Ici, nous pousserons ces recherches plus loin en pistant les manières de traiter des parties et des touts dans le monde matériel et technique de la production d’artefacts, en tant que modélisations du corps social. Cette modélisation se réalise dans la production technique, au cours d’un processus de mise à l’échelle qui intègre la nature relationnelle de l’action. Les deux modalités d’énumération, évoquées plus haut, sont présentes en tant que stratégies d’intervention possible. Selon les contextes historiques l’une ou l’autre a pu être favorisée laissant dès lors son empreinte dans les collections d’artefacts. Ce sont précisément les classifications scientifiques occidentales imposées aux artefacts qui les ont réduits au rang d’indicateurs, voire de résidus, des relations sociales, plutôt que, comme le propose Biersack (1982), les résultats d’une logique alternative sophistiquée, orientée vers un processus de communication complexe fondé sur le calcul. Notre article tente de construire une façon différente d’étudier ces collections. Nous proposons de les envisager, non pas comme témoins de significations contextuelles ou oubliées depuis longtemps, mais bien comme témoins d’une forme « d’empathie avec les matériaux ». Cette empathie serait alors née de la découverte d’une logique relationnelle de l’action inscrite dans la matière et se serait maintenue dans les îles du Pacifique durant des siècles.

La logique dans le faire

Les malanggan constituent peut-être une des traditions d’artefacts les plus emblématiques d’Océanie. Il s’agit principalement de figures et de masques de bois aux formes entrelacées, de tailles différentes, qui jouent un rôle central dans les cérémonies funéraires et dont les motifs ajourés représentent des images dérivées autant des rêves que de l’écologie de l’île. Ce travail des figures ajourées, si caractéristique de la figuration des malanggan, est pratiqué dans le nord de cette grande île, située au nord-est de la Papouasie Nouvelle-Guinée (Küchler 2002) – connue à partir de la période coloniale sous le nom de Nouvelle-Irlande. D’après les documents d’archives, ce type de travail semble avoir connu une expansion lors des premiers contacts coloniaux, dans les années 1860, alors que de larges portions du territoire du nord de l’île étaient transformées en plantations de cocotiers tenues par des étrangers. Peu de temps après, une tradition de sculpture apparemment plus ancienne, connue sous le nom de Uli, produite dans le plateau de la Nouvelle-Irlande et distincte des malanggan du Nord

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par la figuration d’une silhouette trapue, à la surface sculptée dans un bois dur, allait disparaître. La tradition orale mentionne une tradition similaire dans le Nord, impliquant des rondins de bois dur pour former une plateforme de danse. Toutefois, personne n’a jamais expliqué de manière convaincante comment les malanggan en sont venus à remplacer les Uli, ou des pratiques analogues, en tant que techniques rituelles efficaces par excellence et dont les qualités sont aujourd’hui reconnues dans l’île tout entière. Nous avancerons dans cet article l’idée que la technique de sculpture de motifs ajourés à partir de bois tendre a donné son expression à une nouvelle manière d’organiser les relations avec le monde des morts, dont l’accès – source de régénération et de prospérité – avait été interrompu de manière soudaine et inattendue. Le bois tendre, plutôt que dur, est ainsi parvenu à représenter la promesse d’une action conçue de manière relationnelle. Le matériau sélectionné facilite la traduction technique d’une configuration prototypique, de nature conceptuelle et computationnelle. L’exécution technique de la sculpture sur bois a permis la multiplication de formes possibles, générées à partir d’une seule image prototypique. Cette multiplicité permettait alors de relier en une seule chaîne, les vivants et les morts dans une nouvelle forme de « politique de l’image ».

Food Trought from rubana,

9 La période durant laquelle s’est développée la sculpture malanggan est marquée (si l’on se fie aux archives) par l’arrêt de la guerre. Cette dernière avait pris, dans le Nord, la forme d’une chasse aux têtes. Les âmes et les noms ainsi « capturés » représentaient un moyen d’augmenter le pouvoir ancestral (Taylor 1993). Nous nous en tiendrons ici à signaler que la fin de la chasse aux têtes marque la fin de la logique d’accumulation qui sous-tendait l’économie politique en Nouvelle-Irlande jusqu’au XIXe siècle. Cette fin affaiblit et raréfia le pouvoir ancestral, dans la mesure où aucune substance ne pouvait venir augmenter et renforcer ce dernier. Afin de comprendre la raison pour laquelle les

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motifs entrelacés devinrent centraux pour faire face conceptuellement au caractère désormais limité de la ressource, nous devons considérer brièvement les relations entre le visible et l’invisible, et plus particulièrement les artefacts tels qu’ils sont présents en tant que dons dans les échanges entre les vivants et les morts.

10 Pour les Neo-Irlandais d’alors et d’aujourd’hui, la communauté des vivants existe dans un monde parallèle à celui des morts. Étant conçus comme résidant sur une île au-delà de l’horizon appelée « Tinguen », les morts forment des collectivités connues sous le nom de fabung, que l’on peut traduire par « ceux qui sont faits pour être des ancêtres ». Il existe trois fabung nommés, qui peuvent être subdivisés en paires pour constituer six communautés, puis douze, puis vingt-quatre, et ainsi de suite. Les vivants sont identifiés à la communauté des morts de manière à ce que chaque personne appartienne à un fabung par sa mère. Ce n’est pas la naissance, toutefois, et encore moins la conception, qui définissent l’identité de la personne, mais l’acte de nommer, qui confère au nouveau-né un nom appartenant à un fabung. De tels noms de « mort » sont connus sous l’appellation collective de malanggan. Ils sont pensés conférer une ressemblance, qui lie les personnes vivantes avec celles qui peuplent le monde des morts. À la fin de sa vie, le nom d’une personne retourne dans le monde des morts au travers d’un « écran », le malanggan rejoignant un fabung. Les noms forment ainsi un cycle d’une génération à l’autre, et ne sont pas conçus comme augmentant en nombre. Bien que ceci semble simple en apparence, il en va autrement pour les gens vivant aujourd’hui sur l’île. Les complications surviennent lors de l’allocation de noms de mort à un fabung, étant donné que les écrans, qui servent de miroirs à double sens et de portail vers l’île des morts, peuvent attraper des noms qui appartiennent à des subdivisions « similaires » et pourtant distinctes de la collectivité des morts. Personne n’est vraiment sûr de savoir à quelle subdivision particulière de cette collectivité un nom est réellement censé appartenir. Ainsi, bien que le stock total de noms dérivés des morts soit considéré comme limité et inchangé, certaines communautés de morts sont pensées comme ayant plus de noms que d’autres, de la même manière que, durant la période de chasse aux têtes, certaines communautés de vivants accumulaient des noms aux dépens des autres.

11 La sculpture du bois tendre donne une expression concrète à cette image basée sur une logique d’accumulation, qui est localisée aujourd’hui fermement dans le monde d’au- delà de l’horizon. Les sculptures malanggan sont des écrans. La technique consiste à soustraire de la matière et les sculptures sont extrêmement incisées. La contre-forme est au moins aussi importante que la forme puisqu’elle est chargée d’« attraper » les noms qui la traversent pour rejoindre le monde invisible, où les morts sont censés résider. L’étendue des incisions des figures et des masques est en relation directe avec le nombre de noms de défunts qui doivent être transférés dans le monde des morts via la sculpture. Au début du XXe siècle, lorsque la plupart des figures très incisées et ajourées furent collectées, une seule sculpture était utilisée pour commémorer plusieurs défunts. Les morts devaient, selon la réglementation mise en place par l’administration coloniale, être enterrés dans de grands villages cimetières. Depuis l’indépendance en 1975, est réapparue la division des villages en moitiés complémentaires ; chaque moitié étant segmentée en de nombreuses résidences, chacune ayant sa propre enceinte funéraire et son cycle de rituels funéraires culminant dans la production de figures malanggan exposées sur les tombes. De nos jours, il y a moins de noms enterrés et en attente d’être recyclés dans le monde

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des morts lorsque le décès d’un ancien provoque le début d’une nouvelle cérémonie malanggan. Par conséquent, les ajours dans les figures et les masques sont moins importants. Ces marqueurs de pouvoir découlant de l’accumulation des noms ancestraux, dans le monde de l’au-delà sont moins nombreux.

Masque malanggan

Les ajours dans les figures et les masques sont aujourd’hui moins importants.

12 Toutefois, la logique qui consiste à compter les morts en les déduisant du nombre total de noms disponibles et en allouant à des sources de pouvoir discrètes n’a pas seulement servi de base à la technique de sculpture et aux formes sculpturales qui en résultent. Son effet le plus marquant et le plus durable se retrouve dans la technique conceptuelle qui génère des variations à partir de formes prototypiques nommées, correspondant elle-même aux petits groupes de noms ancestraux.

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13 © Chicago, Field Museum

Oiseau malanggan

Écorces battues sur support en bambou.New Ireland. Chicago, Field Museum. I38876.I-3.

14 Ce qui est le plus remarquable au sujet des malanggan, en dehors de l’apparence creuse de leurs figures et de leurs masques, est leur échelle. Certaines sont énormes, trois mètres de haut, et nommées d’après les poutres des maisons (eikwar). D’autres sont de taille moyenne, de la taille d’un être humain, et sont nommées d’après les poteaux qui, installés verticalement sur l’avant et l’arrière d’une maison, soutiennent des murs de bambous (wagil). D’autres, enfin, sont petites et transportables, elles peuvent représenter un cabillaud géant ou un grand oiseau, un aigle par exemple. Toutes les figures ont un certain nombre de motifs correspondant à des groupes de pouvoir ancestral, inclus dans des noms totémiques malanggan (Küchler 2002). La forme qu’une figure doit prendre n’est pas « trouvée » lors du processus de prélèvement de matière, mais en amont, au cours d’une vision provoquée par l’absorption de décoctions de plantes.

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Warwara

15 La soustraction, comme mode de calcul, impose des contraintes sur le type de matériau dans laquelle elle doit être réalisée. Plusieurs essences de bois sont accessibles sur l’île, mais une seule est considérée comme étant appropriée pour les malanggan. Il s’agit d’une essence que l’on trouve seulement dans les profondeurs de la forêt. Lorsque l’arbre adéquat est localisé, il est abattu puis découpé en tronçons. La taille des tronçons donne une indication quant à la complexité des intentions qui interviennent dans la fabrication de la sculpture. L’action technique de mise à l’échelle, qui possède pourtant une nature relationnelle, a été constamment ignorée dans les écrits anthropologiques, ceux-ci ayant plutôt accordé une importance analytique à la question des capacités représentationnelle des formes. Ici, nous voulons insister sur la signification que possède cette mise à l’échelle, comme processus technique à mi-chemin entre le matériel et le conceptuel. Ce processus est pourvu d’une logique de l’énumération qui permet de transformer les quantités en énonciations appréciatives, relatives et relationnelles.

16 L’importance de la variation d’échelle dans les sculptures de Nouvelle-Irlande à l’époque actuelle, peut être évaluée à travers l’étude d’une technique de tressage circulaire qui consiste à créer des pièces de dimensions et d’échelle invariables. Cette technique se rencontre dans un type de malanggan qui a rarement attiré l’attention des chercheurs en raison de leur absence des collections. Ces malanggan tressés en rond sont de taille définie et fixe, d’une longueur calquée sur celle d’un avant-bras. Ils sont destinés à capturer les noms des femmes et des hommes non-initiés puis à les renvoyer vers les morts. Ces figures warwara capturent les noms de manière à les rendre socialement inactifs, c’est-à- dire de sorte qu’ils ne se rattachent à rien qui puisse en maintenir le souvenir. Ils sont brûlés, ne laissant aucune trace qui puisse avoir un effet quelconque sur les personnes concernées. Ils sont faits à partir de brindilles et de lianes, leur apparition occasionnelle dans les villages rappelle l’aspect sauvage et incontrôlé de la vie, associés aux esprits des personnes tuées à la guerre, aux pluies, au vent, aux bois et noix de coco échouées sur la

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plage et qui confirment la promesse d’une vie nouvelle dans l’île de l’au-delà. Chaque personne est censée avoir son propre warwara et c’est par le nom que celui-ci porte que l’on peut retracer sa propre descendance dans la lignée de sa mère. Par leur échelle indifférenciée, les warwara sont les indices de l’empathie entre les personnes et leur matrilignage, celui-ci étant alors conçu comme un groupe de personnes que l’on reconnaît intuitivement et chez qui l’on peut demeurer en sûreté, sans méfiance ni hésitation. Faits d’un fil continu qui se recoupe et qui maintient la construction, les warwara manifestent ainsi la nature auto réflexive et relationnelle des sentiers qui relient les clans matrilinéaires et sont utilisés pour traverser l’île.

Malanggan tressés en rond

Ils sont destinés à capturer les noms des femmes et des hommes non-initiés puis à les renvoyer vers les morts.

Repenser les collections ethnographiques

Des « politiques de l’image » telles que celles ayant donné naissance aux malaggan ont laissé leur trace sur des milliers d’artefacts collectés et rassemblés dans nos musées. De telles économies politiques fondées sur des images génératrices sont à la source d’une forme d’« attraction cognitive », exercée par le caractère de vraisemblance et d’autosimilarité des formes.

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© British Museum.photo de Graeme Were Détail du bol à nourriture en bois avec une tête de crocodile sculptée de Roviana, trouvé dans les Îles Solomon occidentales.

17 Considérons à présent quelques objets de ces collections ethnographiques. À plusieurs milliers de kilomètres de la Nouvelle-Irlande, à Londres en Angleterre, dans un entrepôt de briques, parmi des milliers d’objets ethnographiques océaniens, languissent deux objets appartenant au British Museum. Au milieu d’une flotte de pirogues de tailles différentes, originaires des Îles Salomon, se dresse une grande pirogue composite, soutenue par un cadre d’aluminium. Juste à côté se trouve ce qui apparaît d’abord comme étant une pirogue monoxyle creusée, mais qui est en réalité un bol de nourriture. Celui-ci est décoré de motifs anthropomorphes. Ce qui peut être pris pour une proue est orné d’une large tête de crocodile. La pirogue composite et le bol ont été collectés en Nouvelle-Géorgie (province occidentale des Îles Salomon) il y a plus de cent ans. Le caractère impressionnant dans ces deux objets ne provient pas seulement de la qualité d’exécution investie dans leur production, mais aussi de leurs dimensions. En effet, la pirogue mesure plus de onze mètres de long, ce qui a pour effet de rendre toutes les autres pirogues minuscules. Le bol mesure plus de sept mètres de long. Il est souvent pris par les Occidentaux pour une pirogue monoxyle (Davenport 1997 : 318) – ce qui est facile à comprendre dans la mesure où les deux sont créés en creusant le bois d’un tronc. Cette impression est par ailleurs renforcée par sa localisation dans la réserve à côté des pirogues. Cette position suggère, d’une part, une parenté et confirme, d’autre part, que ce type de classification par volume fonctionne dans les réserves.

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© British Museum.photo de Graeme Were

Pirogue de guerre

Îles Salomon, British Museum.

18 La pirogue comme le bol constituent de parfaits cas d’étude comparative pour notre analyse des systèmes de calcul. En effet, la conception de ces deux types de contenants pose des questions similaires concernant la nature de la technique de mise à l’échelle dans les sociétés mélanésiennes. Il est tentant de voir la pirogue composite comme un développement de la pirogue monoxyle, comme le postule James Hornell (1939), si l’on part du principe que la première dérive directement de la pirogue monoxyle par le rehaussement des bords par des planches ajustées. Cependant, comme dans le cas des malanggan décrits plus haut, notre but est d’explorer comment l’empathie avec les matériaux offre la possibilité de réaliser certaines actions clés. Par l’exécution de techniques de mise à l’échelle, qui donnent sa substance au monde social, ces actions permettent d’y organiser les relations entre les vivants et les morts. Ici, notre but est de faire ressortir comment deux types de techniques contrastées – additive (pour la pirogue composite) et soustractive (pour les pirogues creusées et les bols) – peuvent exister simultanément. En recourant à des économies d’échelles opposées, ces techniques participent de manières différentes au modelage dynamique des relations sociales. Ceci met en lumière le fait que des matériaux spécifiques et les techniques qui leur sont appliquées comportent une capacité logique à indiquer les directions des actions futures. Sur cette base d’artefacts reliés par ces actions techniques d’addition et de soustraction, nous pouvons parcourir les contextes ethnographiques de production de la pirogue et du bol, afin d’explorer la manière dont les modalités d’énumération rendent compte de la nature relationnelle de l’action, et ceci à travers le processus de mise à l’échelle.

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19 La grande pirogue de Nouvelle-Géorgie, connue localement sous le nom de tomako, était utilisée lors d’expéditions à la fois de chasse aux têtes et de capture d’esclaves dans les îles voisines. Les pirogues, parfois groupées, emportant entre vingt et trente guerriers, attaquaient les populations côtières des autres îles, de sorte que de nombreuses populations se déplacèrent pour s’installer à l’intérieur des terres. L’administrateur colonial, C. M. Woodford en poste aux Îles Salomon à la fin du XIXe siècle, rapporte de sa visite comment quelque quarante têtes furent rapportées durant son séjour de deux semaines en Nouvelle-Géorgie en 1886 (1909 : 510). Cette pratique se poursuivit jusqu’à la pacification par la loi coloniale britannique. Woodford aborde la question de l’échelle dans le récit qu’il fait à propos de sa tentative de rapporter pour le British Museum une pirogue de guerre. Cette dernière mesurait plus de treize mètres et avait été prise par les Britanniques. Woodford n’ayant pas réussi à réunir les fonds nécessaires pour son transport, la pirogue fut finalement acquise par un musée allemand. Woodford poursuit tout de même son récit en rapportant comment, quelques années plus tard, il a finalement fait l’acquisition d’une pirogue plus petite. Il s’agissait d’une « copie fidèle » de la première pirogue. Ce modèle de près de 13,4 mètres fut déposé au Bethnal Green Museum (Woodford 1909 : 511). Il demeure toutefois introuvable actuellement. 20 Les notes ethnographiques de Woodford décrivent comment la pirogue de guerre fut construite à partir d’un assemblage de matériaux remplissant à la fois un rôle fonctionnel, pour la navigation, mais aussi un rôle symbolique. Edvard Hviding (n.d. : 17) décrit également comment les proues et les poupes imposantes des pirogues furent construites à partir d’un type particulier de bois léger connu sous le nom de tangovo. De très haute taille, tangovo peut être aperçu dépassant de la canopée lorsque l’on est en mer. Hviding poursuit en indiquant que les défunts étaient souvent placés à la base de cet arbre, maintenus en position assise par les racines émergentes. L’esprit du défunt était alors censé remonter le long du tronc vers la canopée, puis traverser la mer vers l’ouest, en direction du domaine ancestral situé du côté du couchant. Ainsi les qualités de légèreté et de solidité du bois de tangovo étaient utilisées non seulement pour améliorer la tenue en mer et la vitesse de la pirogue, mais elles correspondaient également à une « logique matérielle » par son association aux pouvoirs spirituels et aux ancêtres. 21 Tandis que la pirogue monoxyle est fabriquée par la soustraction de la matière à partir d’un seul tronc, Woodford observe comment la pirogue de guerre de Nouvelle-Géorgie mobilise une technique additive. Les planches sont ligaturées aux traverses par l’intermédiaire de fibres passées dans des trous (Woodford 1909 : 508-509). Les traverses sont mises en forme et attachées fermement ensemble avant d’être mises à sécher dans la maison des pirogues jusqu’à leur utilisation lors de l’assemblage. Lorsque la coque est complète, une couche épaisse de résine noire de parinarium est appliquée aux jointures pour rendre l’embarcation étanche. L’inspecteur naval H. B. Somerville donne davantage de détails sur la fabrication (Somerville 1897). Il décrit la façon dont les planches sont amincies jusqu’à ce que leur épaisseur soit inférieure à 1 cm, parfois moins, tout en laissant une nervure sur la longueur de la planche afin de la consolider. Les planches sont pliées en force entre deux poteaux plantés dans le sol. L’ensemble de la pirogue est cousu d’un cordage à trois brins en fibre de coco, avant qu’une nouvelle couche de résine de parinarium ne soit appliquée pour l’ étanchéification. Somerville ajoute que la pirogue doit être gardée à l’abri de la pluie durant une période allant d’une semaine à dix jours, pour permettre au mastic de sécher. Des traverses sont ensuite construites à l’intérieur de la pirogue pour

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maintenir sa forme initiale. Somerville précise qu’en dépit de l’absence de pont, « on trouve une sorte de plateforme de rondins, similaire à celles que l’on trouve dans certaines maisons et sur lesquelles on plaçait les têtes des victimes, ou bien qu’on utilisait pour transporter la nourriture ou autre chose ; et on trouve également des sortes de crochets à intervalles réguliers sur la longueur du bateau, pour transporter les lances, les canes à pêche, etc. » (Somerville 1897 : 370). À l’inverse de la pirogue monoxyle plus lourde, l’embarcation composite plus légère et plus stable permet des voyages importants. Sa taille et sa vitesse facilitent également le déploiement d’un formidable effectif militaire.

22 Comme l’ont souligné Haddon et Hornell (1936) pour les autres pirogues des Îles Salomon, la coque des embarcations de Nouvelle-Géorgie présente une variété de motifs décoratifs. Comme pour les proues des pirogues de la kula (Campbell 2002), l’application de traits décoratifs a une finalité magique. Elle est censée réduire les risques et, par conséquent, d’ augmenter les chances de réussite des expéditions maritimes. La surface extérieure de la coque, en particulier autour de la proue et de la poupe, est couverte de motifs représentant des animaux et des oiseaux, utilisant des incrustations de nacre d’huître perlière, ce qui permet de faire ressortir la figure sur le fond noir. Les motifs sont supposés jouer un rôle protecteur contre les esprits marins malveillants (Hviding n.d. : 18). À la fois par leur style et leur technique, ces motifs ressemblent à ceux que l’on retrouve sur un certain nombre d’autres supports, incluant les tatouages faciaux et les sculptures, présents également dans d’autres îles.

23 Les expéditions de chasse aux têtes et les déplacements de guerriers de Nouvelle-Géorgie qu’elles occasionnaient, occupaient une place importante dans une économie politique centrée sur le mana, un pouvoir invisible et une force vitale capables de régénérer l’environnement social et politique. En Nouvelle-Géorgie, le mana est concentré dans le crâne des chefs défunts et de leurs proches, utilisés comme sources de pouvoir spirituel. Ceci était aussi valable pour les têtes et les crânes d’étrangers pris lors des guerres et qui étaient réintroduits dans les pratiques religieuses locales (Hviding n.d. : 6). Durant ces expéditions, les guerriers espéraient revenir non seulement avec des têtes, mais aussi avec des captifs, qui étaient alors réduits en esclavage et employés à la production de richesses constituées de coquillages, tels que les anneaux en bénitiers (Hviding n.d. : 7). La prise des têtes permettait de rapporter du mana venu de l’extérieur et de diminuer celui des ennemis, affaiblissant leur économie spirituelle et leur volonté politique, en les laissant être harcelés par les fantômes des morts qui ne pouvaient plus être enterrés sur leur terre ancestrale. La préparation et l’organisation de ces expéditions servaient ainsi à nourrir une économie rituelle florissante dans laquelle la manipulation comme la perturbation le mana pouvait assurer le succès de l’exploitation des ressources terrestres et maritimes.

24 On voit alors plus clairement comment les efforts investis dans la sélection des matériaux et dans l’exécution technique de la construction des pirogues pouvaient devenir un instrument dans cette économie politique centrée autour du mana, ainsi qu’à la reproduction des relations sociales dans la région. Nous pourrions dire que l’échelle de la pirogue devient un indice du pouvoir exercé par les clans organisateurs, d’abord par leur capacité à construire de grandes pirogues mais aussi, et de manière plus importante, par leur capacité à préparer des attaques contre leurs rivaux. Ceci leur permettait d’imaginer un système expansif de relations sociales avec l’extérieur par l’entremise de la guerre et de l’accumulation de mana (cf. Harrison 1993). La

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préparation, l’orchestration et le déploiement des ressources naturelles et des troupes de guerriers, faisaient ainsi intégralement partie de cette forme calculée de construction de pirogues composites – qui à leur tour étaient destinées à la création de relations sociales externes. Ainsi, les pirogues de grande échelle pouvaient être déployées sur de vastes territoires et, de cette manière, réintégrer du mana afin de régénérer les forces vitales locales.

25 Tandis que la première moitié de cette analyse s’est concentrée sur l’augmentation d’échelle par l’addition de planches sur les coques des pirogues de Nouvelle-Géorgie (nous pourrions étendre ce principe à d’autres pirogues composites des Salomon), les techniques soustractives associées aux bols des Îles Salomon présentent une série de similitudes mais aussi de contrastes. Comme dans le cas des pirogues composites, les collections d’artefacts ethnographiques des musées fournissent des preuves matérielles de l’importance des bols en bois sculpté produits dans tout l’archipel, dont de nombreux exemples présentent ces incrustations complexes de coquilles d’huîtres perlières, ainsi que des motifs d’oiseaux et d’animaux. Non seulement ces traits décoratifs incrustés ressemblent à ceux des proues et des poupes des pirogues, mais il est également remarquable de voir combien le bol ressemble à une version réduite de la pirogue composite. Il semble en effet que les bols aient été fabriqués aux mêmes endroits que les pirogues.

© UCL Ethnography Collection, R.0014.

Bol en bois

Îles Salomon

26 Ces bols de bois sculptés étaient utilisés pour servir la nourriture, notamment un mélange de taro et d’amandes, pilé jusqu’à l’obtention d’une sorte de porridge. Comme l’a montré Davenport, il existe de nombreuses classes de bols dans la partie orientale des Îles Salomon, certains étant conservés dans la maison des pirogues où les repas

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rituels avaient lieu. D’aucuns étaient associés aux esprits des morts, notamment à ceux morts violemment, tandis que d’autres étaient utilisés à des fins plus prosaïques. Les bols disposant d’un pied, comme l’indique Davenport, sont associés aux esprits tutélaires. La quantité de nourriture qu’ils peuvent contenir dépend du nombre d’hommes censés s’y nourrir (Davenport 1997 : 317). Certains bols mesurant entre 10 et 50 centimètres, d’autres, de plus d’un mètre de long, sont dédiés à des groupes plus nombreux. Selon Davenport, un bol peut être utilisé par un homme âgé puissant et par les hommes plus jeunes d’une même maisonnée (Davenport 1997 : 317). Les bols peuvent être rangés près de l’ouverture des maisons, sous les chevrons, ce qui permet à la fumée des foyers de circuler, invitant alors les esprits à rendre visite au bol (Davenport 320). Avant d’être utilisé, il est lavé dans la mer, puis rapporté dans la maison des pirogues où la fête doit avoir lieu. Davenport décrit comment la nourriture, composée d’une sorte de pâte spéciale, faite d’igname ou de taro cuit et parfois accompagnée de poisson ou de porc, peut être d’abord offerte aux esprits avant d’être consommée par les humains.

27 Davenport a aussi documenté la manière dont l’un des bols, de près d’un mètre de long, était utilisé durant les initiations. D’autres types de récipients d’une longueur de 1 à 4 mètres sont connus sous le terme de « grands bols » (Davenport 1997 : 318). Certains peuvent être utilisés une seule fois durant une cérémonie d’échange avec des partenaires d’autres communautés. De tels bols, bien que peu décrits, pourraient renvoyer à celui mentionné plus haut, conservé dans les collections mélanésiennes du British Museum et décrit par Edge-Partington (1903) comme étant une « auge à nourriture de Rubiana, Nouvelle-Géorgie ». Davenport rapporte également comment ces bols pouvaient être tirés jusqu’à la mer par les enfants, qui les utilisaient comme embarcations dans leurs jeux.

28 © Autorisation gracieuse de reproduction de la part des administrateurs du British Museum.

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Pirogue dans les hangars

Vella Lavella, Îles Solomon. Argentique de la fin du XIXe siècle. Oc1927,1022.1.

29 Davenport fait allusion à la relation complémentaire entre le bol et la pirogue lorsqu’il contextualise l’utilisation rituelle du bol. Pendant la saison de la pêche à la bonite, la prise pouvait être cuite dans la maison des pirogues et être consommée dans ces bols, accompagnée d’une préparation à base de pâte spéciale (Davenport 1981). D’autres repas rituels avaient lieu dans cette maison des pirogues, en particulier ceux accompagnant les initiations masculines, qui impliquaient également la préparation de pudding dans les récipients en bois. La classe et le type de bol paraissent ainsi conditionner le type d’activité organisée et le nombre d’hommes qui y mangent.

30 Comme la pirogue, le bol à pudding est fait d’un bloc monoxyle de bois tendre, issu du tronc d’un arbre particulier (voir Davenport 1997 : 322). De la même manière que pour les malanggan, la forme définitive du bol et les types d’animaux représentés se révèlent lors de rêves ou de visions communiqués par les esprits tutélaires avant que le sculpteur ne commence son travail (Davenport 1997 : 319). Durant le processus de fabrication, le sculpteur découpe le bois en une série de rectangles dont les proportions sont associées par un système d’échelle relative (1997 : 322). Davenport note que « tous les détails émergent graduellement des masses rectangulaires intermédiaires » (1997 : 322). Ainsi, quatre rectangles vont émerger à des échelles variables : un grand rectangle à partir duquel le bol sera sculpté ; deux rectangles plus petits pour les poignées ; et un dernier pour la base du socle. Comme le processus technique qui combine les niveaux conceptuel et matériel, le processus de mise à l’échelle évoque la logique qui sous-tend l’énumération, au travers de l’articulation qui transforme des quantités en expressions évaluatrices, relatives et relationnelles des activités rituelles.

31 & Notre analyse de la technique montre comment la pirogue et le bol jouent sur des économies d’échelle contrastées mais complémentaires. La pirogue, par son jeu de ligatures des planches entre elles, met l’accent sur un système d’accroissement d’échelle, indice de l’empathie qui gouverne la manière dont les personnes pensent les relations sociales qui ne peuvent être réalisées qu’au travers du voyage. C’est l’action de prendre et de rapporter sur la terre ancestrale des têtes et des captifs qui a un rôle instrumental dans les rites de succession au sein de la société de Nouvelle-Géorgie et dans cette économie du mana qui augmente les possibilités d’exploitation de la terre et des ressources. Le bol, quant à lui, joue un rôle complémentaire, alors que les têtes et les captifs nourrissent le mana à l’intérieur, le bol joue sur la notion de nutrition et de régénération de ceux qui sont à l’extérieur. Comme Davenport l’affirme dans son ethnographie des Îles Salomon orientales, le remplissage du bol par le pudding ne concerne pas seulement l’acte de nourrir les membres de sa famille et de la communauté, mais aussi celui de donner de la nourriture aux ancêtres, les esprits tutélaires qui inspirent la construction des bols (Davenport 1981, 1997). La prospérité du bol repose sur ce qui est à la fois « déjà connu », imaginé et réalisable dans la gestion des relations avec les vivants et avec les morts. L’opération de mise à l’échelle est rendue explicite par la taille du bol : plus il est grand, plus le statut de l’ancêtre pour lequel le récipient est fait est important. Mais, en même temps, on découvre que plus le bol est grand, plus le nombre d’hommes qui peuvent s’y nourrir est important.

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Cette double conséquence renvoie à une notion d’inclusion qui contraste avec celle portée par la pirogue. Tandis que dans le cas de la pirogue, il s’agit d’inclure des relations externes qui restent à réaliser, le bol soutient des relations sociales qui préexistent déjà à travers les réseaux d’échanges.

32 La pirogue comme le bol des Îles Salomon, mais aussi les malaggan du Nord de la Nouvelle-Irlande, montrent comment les techniques d’énumération ont un rôle central dans la sélection et la manipulation technique des matériaux. Le calcul en jeu dans les processus de fabrication et de pensée, via les artefacts, sous-tend la nature dispersée et relationnelle du monde matériel et technique en Océanie. Ce monde apparaît comme un système qui articule des parties et des touts. Au vu de cette séquence logique d’actions, fondées sur la possibilité que présentent les matériaux de répondre à certaines attentes et de se prêter à des actions spécifiques, on commence à percevoir combien il est important d’attirer l’attention sur cette « empathie » avec les matériaux (Gallese 2001). Cette empathie correspond ainsi à une appréhension hautement abstraite et conceptuelle du monde social concret.

33 La « concrétude » mise en avant par Aletta Biersack dans son analyse des techniques corporelles de comptage n’attend plus que d’être exhumée des réserves poussiéreuses des musées ethnographiques et hissée vers les domaines théoriques de l’anthropologie.

34 Traduit de l’anglais par Ludovic Coupaye

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NOTES

1. « Thinking through things » est le titre d’un ouvrage paru en 2007, dirigé par Henare & al., qui propose une révision des approches classiques des objets. L’expression « thinking through », « penser au travers de » signifie à la fois à « l’aide de » et « repenser de manière à corriger ». Dans son acception anthropologique anglo-américaine, l’expression est commentée dans l’ouvrage de Shweder, Thinking through cultures, 1991, qui montre comment elle s’inscrit dans un vocabulaire issu des écoles deconstructionnistes. En soi, « thinking through things », peut se traduire par « repenser les choses » [NdT]. 2. Traduit en français par Sophie et Olivier Renaut en 2008 : sous le titre L’art et ses agents, une théorie anthropologique. 2009 Dijon, Les Presses du Réel [NdT]. 3. Le terme « calculus » en anglais regroupe le calcul différentiel et intégral [NdT] 4. Eglash (1999) et Ashler (2002) ont avancé l’idée que, bien que des idées mathématiques complexes puissent être déployées en pratique dans des sociétés non occidentales, ces idées ne sont pas nécessairement classées.

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RÉSUMÉS

Empathie avec la matière : comment repenser la nature de l’action technique.L’importance des matériaux est souvent minimisée dans l’analyse des systèmes sociaux et techniques alors qu’ils façonnent les bases mêmes du monde dans lequel nous vivons. Cet article se propose de questionner cette omission en attirant l’attention sur la nature des matériaux et des actions calculées qu’ils occasionnent. Nous soutenons que le potentiel transformatif des matériaux joue un rôle essentiel quant à leur choix et leur utilisation, lequel potentiel va de pair avec une certaine empathie, une « intersubjectivité », dont la nature est déterminante pour comprendre comment les individus interprètent leur monde social de manière abstraite, généralisable et souvent immuable. Nous examinons la nature de l’empathie avec les matériaux à travers une série d’études de cas ramenés du Pacifique, où le rôle du concret dans l’imagination sociale occupe une place importante dans les études ethnographiques, contrairement aux collections d’artefacts qui, curieusement, demeurent en marge, un simple témoignage de la description du monde social.

Empathy with the matter : how to reconsider the nature of the technical action. Materials are often downplayed in the analysis of social and technical systems and yet materials shape the very basis of the world we live in. This paper sets out to challenge this oversight by drawing attention to the nature of materials and the acts of calculation they engender. The transformative potential of materials, we argue, plays a fundamental role in their selection and uptake and is met with an empathy that is shared intersubjectively, the nature of empathy with materials being crucial for explaining how individuals interpret their social world in abstract, generalizable and often unchanging ways. We examine the nature of empathy with materials through a series of case studies taken from the Pacific, where the role of the concrete in social imagination has figured prominently in ethnographic studies, yet where artefact collections have curiously remained bystanders to the depiction of social worlds.

INDEX

Keywords : calculation, empathy, logic, materials, Oceanic collections Mots-clés : calcul, collections océaniennes, empathie, logique, matériaux

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La culture matérielle, la numérisation et le problème de l’artefact1 Material Culture, Digitization and the Problem of the Artefact.

Victor Buchli Traduction : Manuel Benguigui

NOTE DE L’ÉDITEUR

Victor Buchli analyse dans cet article comment les nouveaux procédés de fabrication questionnent nos convictions et perceptions du monde et du réel.

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® Materialise

Les techniques de Fabrication rapide et de Prototypage rapide (« Rapid Manufacturing », en anglais) sont au cœur d’une technologie « immatérielle » fondée sur des poudres informes et sur un code digital éphémère. En fait, le seul élément véritablement stable de cette technologie est son code digital « immatériel » : paradoxalement, sa production par itération est beaucoup plus instable. En raison des défis radicaux qu’elle pose à notre conception de la fabrication et de la matérialité (Hopkinson & al. 2006), les observateurs de l’industrie ont présenté son apparition comme une seconde révolution industrielle. Émergeant du domaine du Prototypage rapide, qui se développe à grande vitesse, cette nouvelle technologie permet de produire des objets tridimensionnels de n’importe quelle forme imaginable, chose impossible jusque-là, qui offre, selon les ingénieurs, une « liberté géométrique » totale (Hopkinson & al. 2006). Pour résumer la chose, on commence par concevoir un objet en trois dimensions sur un ordinateur (en CAD [Computer Aided Drafting Software]), puis l’information digitale (transformée en un fichier stl [ Standard Triangulation Language]) est utilisée pour fabriquer l’objet par addition d’éléments, contrairement aux méthodes soustractives conventionnelles. Ce procédé est possible grâce à un support hautement fluide, comme des polymères en poudre ou certains métaux (parmi d’autres composants possibles) et à une technique par micro-couches (comme le frittage au laser ou la stéréolithographie). Le résultat de ces opérations est un artefact tridimensionnel. La taille des imprimantes tridimensionnelles employées pour parvenir à ce résultat peut aller de celle d’une petite photocopieuse (sorte d’« usine » personnelle indépendante, telle la Perfactory®) à des machines assez grosses pour imprimer une image tridimensionnelle de la taille d’un homme, ou encore bien plus grosses, sur lesquelles on peut imprimer des éléments architecturaux et aéronautiques. L’image CAD peut être créée puis transmise numériquement n’importe où dans le monde, pour être réalisée de façon virtuellement instantanée selon l’échelle et le support indiqués. Aucun matériau solide n’est manipulé

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– il ne s’agit que d’un code digital binaire, d’éléments en poudre et de liquides. Ses usages sont extrêmement variés, puisque cette technologie permet de produire aussi bien des prothèses médicales que des composants automobiles, des abat-jour, des pièces de remplacement pour les missions spatiales, des ailes d’avion ou encore des coupes à fruits.

1 Décrite comme une « technologie perturbatrice » par de nombreux observateurs et développeurs qui considèrent qu’elle bouleverse les conceptions et les pratiques de fabrication traditionnelles (Hopkinson & al. 2006), la Fabrication rapide pose une série de problèmes pour les conceptions conventionnelles euroaméricaines de la matérialité d’aujourd’hui. La Fabrication rapide vient bouleverser nos conceptions dualistes occidentales telles que la séparation ontologique entre matière vivante et matière morte, pensée et chose, nature et culture, sujet et objet, créativité et authenticité. La possibilité d’imprimer des objets en trois dimensions permet d’éviter presque entièrement les contraintes conventionnelles de matière et de fabrication (Hopkinson & al. 2006). Grâce à cette technologie, il est possible de construire des objets solides qui peuvent être composés de matériaux hybrides (céramique, polymère et métal, par exemple) tous fusionnés au niveau micro. Implants dentaires, prothèses auditives et médicales -constituent les principales applications sur le plan commercial. Les ossements humains, les dents, etc., peuvent être scannés puis imprimés en trois dimensions, dans des matériaux variés, pour créer des prothèses adaptées aux mensurations précises de n’importe quel individu. Des machines qui permettent une impression tridimensionnelle de tissu humain à base de cellules vivantes prêt à l’implantation (modèle 3D Bioplotter de la marque Envisiontec, par exemple) sont aujourd’hui disponibles dans le commerce.

2 La Fabrication rapide remet donc en question un grand nombre d’idées dominantes concernant les artefacts et leur signification sociale, ainsi que nos conceptions de la présence. Je propose dans cet article de développer une conception alternative de la présence ou de la co-présence que je nommerai « propinquité », sur la base du mot anglais (« propinquity »). Ce mot désigne une relation d’analogie, de proximité temporelle et de proximité spatiale, plutôt que de co-présence visuelle et physique, comme ce serait le cas si nous parlions en termes empiriques familiers. En outre, cette technologie rend problématique notre conception des artefacts, autrefois envisagés comme étant les reflets passifs de nos intentions et plus récemment selon leur solidité et leur capacité à résister à nos actions en raison de leur matérialité multi-couches – ce que Keane appelle « bundling » (Keane 2005). Cette résistance a été considérée comme le signe d’un certain agent indépendant qui aurait la forme d’une donnée irréductible façonnant notre univers social et notre univers matériel. Les technologies de Fabrication rapide remettent en question ces conceptions traditionnelles de résistance matérielle dans le cadre de l’anthropologie et des sciences sociales. Au sein de cette technologie émergente, il semble que les objets ne montrent plus aucune résistance. En fait, il devient possible, contrairement aux restrictions imposées par la fabrication traditionnelle, de faire coïncider presque exactement l’idée de départ et le résultat. Les contraintes matérielles rencontrées dans la fabrication machinique contemporaine sont négligeables, voire inexistantes.

3 La Fabrication rapide remet en question les grands édifices sociaux de la première révolution industrielle, avec les hiérarchies et les inégalités sociales qui leur sont associées et qui ont été critiquées de façon si incisive par Marx et les spécialistes des

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sciences sociales qui se sont succédé depuis. La Fabrication rapide remet également en question les structures sociales classiques associées à la production : le créateur et le producteur, le travailleur et le capitaliste par exemple, physiquement séparés l’un de l’autre.

4 Sous cet éclairage, des questions de proximité – plutôt que celle plus conventionnelle de « présence » en rapport avec les problèmes de travail et de migration, de flux mondiaux d’investissement et de capital – surgissent dès lors que les artefacts peuvent être achetés en ligne, instantanément personnalisés puis fabriqués n’importe où dans le monde. Le récent -projet, lancé par la Rabih Hage Gallery de Londres en collaboration avec la compagnie allemande EOS (développeur et producteur dans le domaine de la 3D), de création par le procédé de Fabrication rapide d’une grande structure architecturale, illustre bien le phénomène.

5 Comme le suggère clairement le dossier de presse de la galerie en mars 2008 « […] les données (dessins) CAD peuvent être envoyées par courrier électronique. Ces données peuvent être utilisées pour fabriquer la structure sur une machine électronique de Fabrication rapide n’importe où dans le monde, évitant ainsi tous frais de livraison et toutes taxes ».

6 Toutes les idées d’espace, de géographie, de temps, d’État-nation, de régime d’imposition et de marché du travail, et avec elles les accords syndicaux, sont dépassées par un simple clic de souris. La « vicieuse bifurcation » (Whitehead 2000) qui a formé nos conceptions du monde empirique et a alimenté les dualismes structurant la vie sociale, ainsi que les « objets » et les « sujets » qui en découlent, sont quasiment réunis, et en même temps dissous, dès lors que représentation numérique et chose physique deviennent difficiles à différencier dans le temps et l’espace. Les dualismes au fondement de nos systèmes de production industriels s’effacent et c’est pour cela que l’on pourrait peut-être même considérer les processus de Fabrication rapide comme des indices d’une « seconde révolution industrielle ».

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Osteon V1

® Materialise Chaise créée par Assa Aschuach, fabriquée par .MGX pour Materialise.

7 Les phénomènes que nous venons de décrire sont très proches de ce que nous allons voir pour l’icône chrétienne et son prototype. La propinquité, en termes de co-présence physique et visuelle, devient alors floue, puisque l’on considère que l’artefact existe dans un contexte spatial et temporel qui se trouve en dehors des conceptions familières de la présence empirique.

8 Ceci conduit à un autre problème : celui des termes nouveaux par lesquels les individus et les choses sont reconfigurés et assemblés. La Fabrication rapide, qui émerge au sein des bouleversements sociaux générés par la mondialisation néolibérale et la numérisation, nous force à repenser nos anciennes conceptions des relations sociales qui sont ancrées dans des notions traditionnelles de production et d’échange, avec leurs dualismes productifs afférents. Par exemple, le problème classique de l’aliénation du travailleur et de la désagrégation des liens sociaux est potentiellement exacerbé par l’individuation extrême suggérée par le système Perfactory® de la marque Envisiontec. La ville industrielle classique du XIXe siècle et ses institutions de travail et de vie sociale, ses vastes paysages, ses réseaux de distribution et ses infrastructures matérielles qui peuvent produire une « chose » donnée, sont supplantés par une « usine personnelle » hautement individualisée et placée dans un bureau. Les flux normaux de la mondialisation sont dès lors bouleversés, dans le sens où il devient possible de créer des objets dès que l’on en a besoin, à n’importe quel moment, au lieu de les produire à un endroit donné avec des outils et des matériaux traditionnels avant de les transporter (par voie terrestre, aérienne ou maritime) jusqu’au point d’usage.

9 À l’instar de nos conceptions conventionnelles de la « vie », les notions de « réel », de « virtuel » et d’« authentique » deviennent instables et sont remises en question dès

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lors qu’on peut envisager l’« impression » de tissu humain. Il en va de même pour les notions de temps associées à l’objet manufacturé, fondé sur un prototype passé et sur l’expérience accumulée, les contingences prévues, ou induites. Les notions anthropologiques traditionnelles de « consommation », d’« appropriation », d’« authenticité » et d’« aliénation », utilisées dans les sciences sociales, sont entièrement reconfigurées alors même que la tendance croissante à la « personnalisation de masse » dans la fabrication et ses hiérarchies sociales et politiques afférentes sont fusionnées avec la Fabrication rapide. C’est le dilemme auquel doivent faire face les fabricants lorsqu’ils prennent en compte le fait qu’une marchandise de marque est personnalisée par un client particulier à un tel degré que la marchandise peut finir par ne plus être identifiée comme étant de sa marque d’origine. De plus, le temps prend une dimension sociale nouvelle et inexplorée. Comme l’on pourrait s’y attendre dans une reconfiguration d’une telle radicalité, l’ancienne perception de la temporalité n’est plus en vigueur. Les modes linéaires utilisés auparavant pour envisager des scénarios futurs et généralement fondés sur des grilles cumulatives d’expériences antérieures sont remplacés par un futur ouvert et indécis. Les besoins non anticipés peuvent être satisfaits à des moments non anticipés. Mais dans ce contexte, toutes les contingences deviendraient-elles maîtrisables ?

10 Comme nous allons le voir, de la même façon que l’émergence du prototype chrétien a créé un cadre radicalement nouveau dans lequel il était possible d’actualiser le divin de façon universelle au sein d’un cadre temporel et géographique distinct, la Fabrication rapide produit un cadre nouveau pour la nature de l’artefact et sa temporalité. Si le seul noyau stable est au final le code numérique et si ses itérations lors de la réalisation en trois dimensions sont techniquement infinies et illimitées, quel est alors le statut de l’artefact (son existence réelle ?) dans l’espace et dans le temps ? Que signifie - également la 3D ? Comment l’artefact peut-il être défini et décrit si la seule entité stable est le code – en tant que fichier stl ou en tant qu’accrétion donnée sous une forme physique, en termes de co-présence physique et visuelle ? Et quels types d’engagements sociaux et de collectivités peuvent émerger de tels processus ? Quel peut alors être le statut de l’empirique ? Les questions concernant le simulacre et l’aura de Benjamin ou celle de l’« artefact distribué » (« ditributed artefact ») de Gell voient leur importance renouvelée au sein de cette technologie perturbatrice. Cette situation est très proche de celle du prototype chrétien qui, au début de l’ère chrétienne, avait révolutionné la conception de la présence en termes de « proximité » (ou de propinquité).

11 Il semblerait que sous de nombreux aspects le registre matériel annoncé par des technologies nouvelles, telles que la Fabrication rapide, constitue l’expression parfaite de la matérialité du néolibéralisme, avec ses capacités à produire des formes extrêmes d’individuation. Mais comme de nombreux observateurs (Povinelli 2001 ; Ong 1967 ; Sassen 2007 ; Rose 1998) l’ont remarqué, de telles technologies néolibérales de la personne sont profondément infléchies au niveau local. De même, le développement de la Fabrication rapide, aussi fluide et universalisante puisse-t-elle sembler, a lieu au sein de cadres spécifiques et revêt des dimensions nouvelles et inattendues précisément à cause de son registre matériel spécifique et de ses inflexions locales. Comme nous l’avons déjà vu par le passé avec d’autres innovations, tout porte à penser qu’il en ira de même avec ce nouveau registre de l’immatérialité apparente.

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Hiden .MGX

® Materialise Vase créé par Dan Yeffet, fabriqué par .MGX. pour Materialise.

12 Il y a bien sûr une certaine résistance matérielle inattendue dans cette forme d’apparente « immatérialité » : la qualité irrégulière des surfaces, si utile dans certaines applications médicales pour son imitation des surfaces naturellement rugueuses des os, résulte directement de la forme de l’information, c’est-à-dire la triangulation des fichiers stl et sa découpe fine, à l’horizontal, le long de l’axe des z, vertical. Cependant, alors que les choses sont disposées en couches, cet axe suggère une dimension matérielle et une résistance façonnant l’objet d’une manière spécifique et unique à cette technologie – la création d’une nouvelle forme de résistance différente de nos conceptions conventionnelles. Les principaux domaines du dévelop-pement futur de cette technologie ne sont pas du côté de la fabrication – ces questions étant plus ou moins résolues – mais du côté du développement de la programmation de logiciels (Hopkinson & al. 2006) qui formatent les données, puis façonnent l’objet par apports réguliers de matière, comme pour les contours irréguliers produits sur l’axe vertical. Les contraintes de fabrication et la rétroactivité des matériaux ne sont plus directement liées aux actions de mise en forme mais à la nature même des composants utilisés, qu’il s’agisse de poudre ou de liquide, et des moyens par lesquels l’information numérisée est créée et appliquée. Pensée et chose ne sont plus dans une relation dichotomique l’une vis-à-vis de l’autre, mais sont en fait mutuellement constitutives l’une de l’autre. L’insistance traditionnelle sur l’immatérialité de la pensée et de l’information et leur mise en opposition sont remises en cause lorsque le signe et le signifiant, la pensée « immatérielle » et la chose « matérielle », deviennent difficiles à distinguer et à démêler. Cette technologie représente une « perturbation » qui va bien au-delà d’une simple remise en question des processus de fabrication classique. Comme

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nous le savons, l’impact social de la première révolution industrielle s’est avéré bien plus important que la seule production de marchandises. Un exemple tiré de l’industrie aérospatiale montre comment la localisation extrême de la production, où la conception et la fabrication peuvent se dérouler en un même temps, réduit de façon radicale la valeur du travail tant en termes de transport, de fabrication et de contrôle de qualité. Ces nouveaux processus de fabrication bouleversent profondément les relations de travail traditionnelles (voir Hopkinson & al. 2006). Si ces impacts ne se font ressentir qu’aujourd’hui, ils promettent d’être plus nets et complexes à l’avenir, puisque les intérêts croissants de l’industrie pour la conception de pointe, la production aérienne, la production automobile, les prothèses médicales et dentaires, etc., continuent d’exploiter et de faire avancer cette technologie. Dans le même temps, les idées d’authenticité, de fiabilité, de paternité et de diffusion mondialisée sont remises en question par le développement de cette technologie (voir Hopkinson & al. 2006).

Damned .MGX

® Materialise Lustre créé par Luc Merx, fabriqué par .MGX pour Materialise.

13 En outre, les conditions actuelles du marché et les traditions de fabrication structurent les façons dont la technologie est conçue, émerge puis se diffuse au sein de l’industrie et des consommateurs. Les spécialistes en marketing doivent trouver leur place dans ces nouveaux contextes. Dans la Fabrication rapide, un registre différent de matériau apparaît. Il a des caractéristiques spécifiques de résistances, qui ne sont pas anticipées par les ingénieurs et les concepteurs mais constituent une conséquence directe des matériaux utilisés, de la forme des informations et des imprimantes et machines qui exécutent ces ordres. Notre remarque initiale sur les poudres de polymères et la relative fragilité des matériaux proches des os et du verre a invité à penser à une trajectoire spécifique d’émergence dans le secteur de pointe ou haut de gamme. C’est

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au sein de ces cadres que la Fabrication rapide apparaît dans les installations légères de conception haut de gamme, avec pour référence le prix de verres artisanaux aussi délicats et translucides que ceux de Murano, par exemple, ou, comme dans la texture de prothèses médicales résultant de l’axe vertical de la modélisation en CAD qui produit de petits rebords irréguliers analogues à ceux des os humains. Les limites instaurées par les syndicats, les échelles économiques de production et la propriété intellectuelle permettront à cette technologie potentiellement universelle de satisfaire les conditions d’émergence d’intérêts locaux. On pourra alors s’attendre à ce qu’elles se réorganisent selon de nouvelles configurations.

Le prototype chrétien

Comme mentionné plus haut, il existe des similarités importantes entre cette technologie récente du prototype qu’est la Fabrication rapide et les technologies plus anciennes du prototype chrétien. Ces similarités se -révèlent particulièrement pertinentes dans le cadre de la question historique des icônes et des idoles. Lorsqu’une idole est détruite, la divinité qui lui est consubstantielle est elle aussi détruite. En revanche, les icônes fonctionnent de manière différente : elles renvoient à un prototype dont elles diffusent la présence. Dans le registre de la co-présence visuelle et physique, le prototype est absent : il n’est tout simplement pas là. C’est pourquoi on peut détruire une icône sans affecter le prototype. Lorsqu’une icône du Christ ou une icône de l’empereur byzantin est détruite, ni le Christ ni l’empereur n’en sont généralement pas affectés. L’artefact physique est simplement un intermédiaire par lequel la proximité est atteinte de façon haptique (par le toucher) par le biais de l’icône.

14 Afin d’illustrer le fonctionnement de ce phénomène, relisons, dans sa version rapportée par l’historien de l’art byzantin, Barber, l’homélie prononcée par le patriarche Photios en 867 à l’occasion de l’inauguration de la mosaïque absidale de l’intronisation de Theotokos dans la basilique Sainte-Sophie de Constantinople. La visualité haptique de l’icône joue le rôle d’intermédiaire par lequel le spectateur, l’icône et le prototype divin interagissent pour présentifier le divin : « […] Plus grande est la puissance du regard. Car il est certain que, dès lors que la chose vue est touchée et caressée par le déversement et l’émanation des rayons optiques, la forme de la chose vue est envoyée dans l’esprit, puis transmise à la mémoire pour l’accumulation d’un savoir infaillible » (Patriarche Photios 867, in Barber 2002 : 136).

15 La notion classique de « vision haptique » envisage la vision comme une forme supérieure du toucher : les particules de lumière émanent de ce qui est vu et touchent effectivement celui qui regarde. Dans le même ordre d’idées, une autre métaphore, dérivée de la tradition aristotélicienne, utilisait l’image du sceau – par lequel l’image de ce qui est vu est imprimée, tel un sceau, sur le spectateur – pour traduire l’impression de la vision sur l’âme, « de la même manière que l’on applique un cachet à l’aide d’une bague » (Frank 2000 : 125). Ces deux métaphores expriment une conception selon laquelle la vue est une forme de toucher physique, avec toutes les implications en termes de diffusion ou même de « contagion » que cela peut comporter.

16 L’élément commun de ces diverses notions antiques est la question du toucher, que son origine soit l’œil (avec projection des rayons vers l’extérieur) ou que l’œil en soit la cible (les particules ou le « cachet » s’imprimant sur lui). Si l’on suit Frank, selon qui

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« le plus dangereux était le pouvoir de la vision de connecter le spectateur à l’objet d’une façon si intime que l’adhésion pouvait abîmer l’âme au-delà de toute restauration » (Frank 2000 : 131), on peut dire qu’il y a une puissance et un danger tout aussi grand dans la qualité haptique de la vision. Comme elle le remarque par ailleurs en citant Nemesius, évêque d’Emèse, la vue et le toucher englobent tous deux les propriétés clés « du contact, de la participation et de l’initiative » (Ibid : 132). Cette idée rejoint ce qu’elle appelle la « piété tactile », centrée sur la vue et représentant une convergence des sens alors que, pour les sensibilités modernes, les sens sont isolés, d’où un cadre physique et épistémique totalement différent. La vision permettait un contact tactile direct avec le divin lors de ces rencontres, « c’était une forme de contact physique entre le spectateur et l’objet » (Frank 2000 : 133).

Victor Buchli La mosaïque absidale de l’intronisation de Theotokos Dans la basilique Sainte-Sophie, Istambul, 2009.

17 Comme nous l’avons dit plus haut, les idoles se caractérisent, quant à elles, par une conception visuelle et physique de la co-présence. C’est-à-dire qu’elles incarnent la divinité, et que cette dernière peut être endommagée si l’idole est détériorée ou détruite. Comme les archéologues et les anthropologues de la tradition euroaméricaine, d’aucuns ressentent la même chose lorsqu’un artefact est détruit. La destruction d’un héritage culturel commun est un acte de vandalisme scandaleux qui constitue une perte et un véritable dommage pour nos communautés. Cela s’explique par le fait que, dans les deux cadres, il existe une conception similaire du registre matériel et du sensorium en termes de présence plutôt que d’autres formes de propinquité qui sont atteintes en termes de co-présence visuelle et physique. Lorsqu’une idole est détruite, la divinité est affectée ; lorsqu’un monument culturel est détruit, la culture est irrévocablement perdue.

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Vision et matérialité

La conception de la vision par rapport aux registres matériels spécifiques est particulièrement instructive dans les contextes chrétiens anciens, en particulier la tradition chrétienne qui s’est focalisée sur trois éléments matériels que les spécialistes de Byzance appellent « le pain, les os et les images », qui renvoient respectivement à l’Eucharistie, aux reliques et aux icônes (Barber 2002). Il est ici important de distinguer deux formes de regard : « regarder vers » opposé à « regarder au-delà » (Frank 2000) ou « être orienté vers » pour Barber 2002). Les prépositions sont ici cruciales pour comprendre les implications de ce registre matériel où l’on peut « regarder au-delà » ou « regarder à travers » plutôt que « regarder vers ». Dans cette perspective, l’œil possédait de tels pouvoirs de pénétration que le bois et la peinture de l’icône ne constituaient pas d’obstacle pour regarder au-delà de l’image et appréhender le prototype. Dans un tel cas, au sein de ce registre matériel, la surface des choses ne constitue pas un ensemble de signes derrière lesquels il y aurait un sens, c’est-à-dire un registre matériel derrière lequel repose un sens immatériel, mais plutôt une production de sens avec les relations nouvelles qui en découlent (voir également Pinney 2005 ; Henare & al. 2007).

18 Cette forme de vision « unifiante » et tactile a pour fonction, dans le contexte de la dernière époque byzantine, d’unifier et de reconfigurer « le pain, les os et les images », qui fournissent et facilitent le contact avec le divin, choses qui, selon les conceptions modernes, constitueraient des corpus distincts de culture matérielle. Le regard haptique lié au pain, aux os et aux images actualise le sacré absent. Il devient une technique locale extrêmement puissante pour « présentifier » l’absence. Dans ces conceptions chrétiennes anciennes, il est admis que « le pain, les os et les images » sont en eux-mêmes dénués d’importance. L’efficacité ne repose pas dans les objets eux- mêmes mais dans le pouvoir haptique de l’œil du spectateur. Mais cet œil n’est pas passif. Il est capable de « toucher » le divin, d’entrer en contact physique avec lui (voir également Eck 1998, sur Darshan et la vision haptique).

19 Concernant « les os », les premiers Pères de l’Église, comme Saint Jérôme par exemple, ont reconnu qu’une relique n’est rien de plus que « de la poussière recouverte d’un linge précieux » (Saint Jérôme in Frank 2000 : 176). C’est néanmoins l’œil haptique du spectateur qui faisait des reliques l’incarnation d’un prophète : les peuples venaient « au-devant de ces reliques avec autant de joie que s’ils eussent vu un prophète vivant » (Saint Jérôme in Frank 2000 : 176). La vision haptique représentait la réalité de la présence du prophète, en reconstituant visuellement une forme à partir d’éléments différents. De même, l’icône/image est selon Barber « un moyen d’étendre le toucher de la relique par le biais d’une réitération tangible » (Barber 2002 : 23). Une icône est à la fois une représentation et une relique, elle est à la fois un original et une copie – une copie dans le sens où elle est une reproduction d’une image prototypique originale et une relique dans le sens « haptique » où elle a eu un « contact » physique avec le prototype et possède par conséquent un aspect étendu et diffusé de l’original.

20 Cette notion de « regarder à travers » opposée au « regarder vers » suggère une relation tactile et active, désagrégeante, avec le monde matériel/visuel. Il s’agit d’une relation interpénétrante, dans laquelle il est difficile de discerner où une chose finit et où une autre commence. Ce ne sont pas des surfaces d’interrelation stables, mais des surfaces hautement poreuses à travers lesquelles il est possible de faire des offrandes et

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où des entremêlements hybrides peuvent être réalisés. Si on « regarde au-delà » de ce monde, ce n’est pas tellement pour parvenir sous la surface des choses, mais plutôt pour passer à travers elles et s’engager dans le « canal » de la divinité. C’est ce que les conceptions chrétiennes anciennes de la matérialité ont essayé de rendre plus accessible. Ainsi, la relique/image est utilisée au sein d’un registre particulier de proximités qui est facilité par la vision haptique. L’objectif est d’unifier et d’actualiser le divin par une relation analogique, soit à travers une partie du corps, soit à travers un artefact proche du corps en addition à une ressemblance mimétique formelle par rapport au prototype, comme c’est le cas par exemple dans les conventions formelles qui régissent la réalisation des icônes.

21 Le statut de l’Eucharistie et du « pain » est négocié d’une autre façon. Les controverses byzantines des VIIIe et IXe siècles à propos de l’iconoclasme n’étaient pas des débats sur la nature idolâtre des icônes et le péché d’idolâtrie mais soulevaient une question technique : comment mieux actualiser (ou plutôt établir le contact avec) le divin et ancrer les relations sociales dans le présent sur terre. La question n’était pas de savoir à quel point une icône pouvait être véritable, mais comment le monde matériel pouvait, de la meilleure manière possible, s’harmoniser avec l’infini (Barber 2002 : 59). En bref, quel type de proximité (avec ses registres sensoriels afférents) peut actualiser le divin le plus efficacement possible. Les icônes et les représentations des divinités n’étaient pas mauvaises en elles-mêmes, l’essentiel est de savoir si elles assuraient ou pas les fonctions qu’elles étaient censées remplir. Les iconophiles ont souligné la façon dont la relation haptique matérialise le divin, visuellement, autant que physiquement. Cette idée fut cependant remise en cause par les iconoclastes qui avaient avancé l’idée que l’efficacité du support matériel de l’icône (ou de la relique) était limitée. L’icône (ou la relique) n’était pas à la hauteur de la tâche consistant à présentifier le divin, puisqu’elle était d’origine non divine, matérielle et terrestre (bois, peinture, etc.). Or, le Conseil iconoclaste de 754 déclara que l’Eucharistie était le moyen le plus efficace d’actualiser le divin, car le Christ, lors du Dernier repas, avait dit à propos du pain et du vin : « ceci est mon corps » et « ceci est mon sang » (Barber 2002 : 79).

22 L’image peinte n’a jamais été en mesure d’établir cette connexion directe en termes de proximité relationnelle avec la divinité du Christ. La présence de ces paroles du Christ dans les Évangiles indique cependant une possibilité plus directe d’actualiser le divin à travers les actions mimétiques de l’Eucharistie. Puisque le Christ a consacré le pain et le vin comme des représentations de sa chair et de son sang, l’empereur Constantin V pouvait définir l’Eucharistie comme une icône et un moyen plus efficace de présentifier le divin : « Le pain que nous mangeons est aussi une icône de son corps, puisqu’il a façonné sa chair de sorte qu’elle est devenue une figuration de son corps » (Barber 2002 : 80).

23 Si le Christ lui-même a considéré que ces formes matérielles constituaient des représentations appropriées, alors elles sont supérieures à toutes les autres formes matérielles (comme le bois et la peinture) qui ne furent pas consacrées par le Christ à l’origine (voir Ginzburg 2002 ; Engelke 2005 ; Vilaça 2005). Nous sommes ici dans une situation où la propinquité est atteinte par sa relation avec la mimesis et par l’analogie avec l’Eucharistie.

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IIcône de la Sainte Face 30 x 40 cm. Réalisation Anne Philippenko. © A. Philippenk

24 Des iconophiles tels que Nicéphore ont cependant plaidé pour l’efficacité des icônes figuratives en termes de proximité et d’analogie mimétique : « L’icône est liée à l’archétype, elle entretient avec ce dernier une relation de cause à effet. Donc, l’icône est forcément une parente et peut être désignée comme telle. Une parente tire son nom du fait qu’elle est constituée d’autre chose, et que dans la relation, les deux sont liées par la réciprocité. La ressemblance est une relation intermédiaire qui fait le pont entre les extrêmes, à savoir les deux objets dont l’un ressemble à l’autre, les deux étant unifiés et connectés par la forme, bien qu’ils soient de nature différente » (Nicéphore in Barber 2002 : 116).

25 La visualité haptique est donc capable de lier ensemble des matériaux incompatibles, des matériaux bruts comme le bois avec le divin (la figure du Christ) par le biais de l’œuvre -mimétique de l’icône figurative et, plus important, de l’œil constitutif du spectateur. En outre, Nicéphore avance, en relation avec les mécanismes des icônes, qu’« en rendant l’absent présent par la manifestation de la similarité et du souvenir de la forme, [l’icône] entretient [avec son archétype] une relation ininterrompue durant toute son existence » (Nicéphore in Barber 2002 : 119), atteignant ainsi la propinquité et la présence par des moyens nouveaux.

26 Les deux technologies du prototype suggèrent ici des registres matériels très différents qui servent à actualiser de deux façons sensorielles distinctes. Ces technologies ne produisent pas une densité « morale » et « matérielle » unifiée (Durkheim [1912] 2008) comme nous l’interprétons traditionnellement dans les sciences sociales. Pourquoi un registre particulier fonctionnerait-il et pas un autre ? Il me semble que c’est le fait d’un « engagement » (au sens où le philosophe des sciences Joseph Rouse l’entend) allant dans le sens de l’efficacité du registre et de la communauté qui est produite par le biais de cet « engagement » (Rouse 2002). Pour ces raisons, je suis en faveur de l’idée que nos

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conceptions conventionnelles de la présence empirique gagneraient à être reconsidérées dans l’optique de la proximité et des formes de communautés qu’elle permet, plutôt qu’en termes de réalité empirique au sens courant, où la co-présence visuelle et physique peut être considérée comme une simple forme de proximité parmi de nombreuses autres.

L’immatériel et le présent absent

La question du présent absent semble tout aussi paradoxale que l’idée d’immatérialité mais les deux sont liées. Dire que quelque chose est là mais n’est pas présent revient simplement à privilégier un engagement sensoriel par rapport à un autre. En partant de ces prémisses, il me semble qu’il s’agit ici d’un engagement visuel de proximité physique – nous sommes tous co-présents, physiquement proches et visuellement disponibles à tous, en termes de proximité corporelle, lorsque nous nous trouvons dans la même pièce, le même bâtiment, le même village, etc., comme nous pouvons le concevoir dans les termes empiriques du sens commun, c’est-à-dire en termes de densités « morales » et « matérielles » qui constituent la vie sociale (Durkheim [1912] 2008).

27 Il vaut aussi la peine de noter qu’il est évident, sur le plan ethnographique, que ce qui est visuellement co-présent, ce que nous pourrions autrement appeler la « réalité empirique » dans la tradition euroaméricaine courante, est souvent interprété comme étant résolument irréel ou au moins extrêmement instable. D’aucuns pensent que ce qui est réel, stable et durable va au-delà de ce qui est physiquement co-présent : le royaume des ancêtres, les connexions totémiques, les cosmologies constitutives, la présence de Dieu, etc. Le corps et le monde matériel émergent et se décomposent – ils sont instables – ; ce qui est néanmoins stable, ce sont les principes cosmologiques qui structurent le monde. Dire que quelque chose est présent tout en étant absent revient à concevoir cette absence en termes de co-présence visuelle et physique. Les ancêtres, les morts, la cosmologie ou Dieu sont tout à fait présents, mais ils ne sont pas appréhendés dans les termes de co-présence physique et visuelle que désigne la « présence absente ». Par conséquent, diverses technologies complexes ont été élaborées (communément nommées « activités rituelles ») pour actualiser ces entités au sein de ce registre matériel donné qui, dans un autre contexte, par exemple celui de l’empirique commun, pourrait être considéré comme absent. La présence peut être rendue dans beaucoup de registres matériels au-delà du co-présent visuel et physique. Elle peut fonctionner selon un grand nombre de conceptions différentes des sens et des hiérarchies de savoir que nous associons à des sens différents, pour des époques historiques et des contextes sociaux différents, ainsi que Claassen et Howes l’ont montré dans leurs travaux sur l’anthropologie des sens (Claassen 1993 ; Claassen & Howes 2006 ; Howes 2005).

Prototype et propinquité

28 Les deux formes du prototype évoquées dans cet article sont impliquées dans deux formes d’universalisme transcendant : le prototype chrétien essaye d’actualiser et de soutenir une universalité et une entité : l’écoumène chrétien, sur des échelles de temps, de lieu et de tradition locale qui transcendent ceux de la co-présence visuelle et

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physique immédiate. Les exemples de Prototypage rapide ou d’impression en trois dimensions du début du XXIe siècle suggèrent des processus analogues. Les deux technologies, ancienne et moderne, représentent une matérialité universalisante et non délimitée, d’une portée et d’une puissance extraordinaires, intimement liées aux économies politiques de leur époque. Les deux technologies exploitent également ce que nous appelons, avec une certaine ambivalence, l’« immatériel » afin de mettre en œuvre leur pouvoir et le contrôle qu’elles exercent respectivement sur le monde matériel. En outre, ces deux technologies créent des cadres contenant des dualismes productifs, qui reconfigurent radicalement nos relations, tant au niveau physique que politique, économique et sensoriel avec le monde qui nous entoure. D’une manière générale, la dichotomie présence/absence comprend une certaine acception du registre matériel et de la hiérarchie sensorielle, qui désigne en fait le présent visuel, corporel et physique. Notre conception de la réalité empirique se fait généralement selon ces termes. On pourrait voir cela comme un simple aspect de la propinquité – comme un moyen par lequel le voisinage et la proximité sont atteints en plus de l’analogie, de la relation et de la proximité temporelle et spatiale. Ce que nous considérons normalement comme de l’« immatériel » peut être envisagé simplement comme une conséquence importante d’un dualisme socialement productif.

Parenté et présence

Les deux exemples du prototype présentés dans cet article montrent -comment notre conception de la présence en relation avec le matériel gagnerait à être abordée en termes de propinquité. Nos conceptions conventionnelles de la présence, qui privilégient la co-présence visuelle et physique dans la tradition euroaméricaine, sont troublées par le fonctionnement du prototype dans le contexte du début du christianisme ancien et de l’ère moderne récente. Cependant, lorsqu’on se penche sur ces deux technologies différentes du prototype, il faut prendre en compte les différents registres matériels et sensoriels qui sont en jeu. D’un côté, la présence peut être facilitée dans des registres matériels radicalement différents qui atteignent la propinquité, tels que la technologie des icônes durant la période chrétienne ancienne. Ici, les concepts païens de temps et d’espace sont reconfigurés par les technologies universalisantes et radicalement restructurantes du prototype chrétien pour créer des formes nouvelles de communautés, selon les termes de l’écoumène chrétien universel, et avec lui des conceptions nouvelles de l’espace et du temps. D’un autre côté, les formes nouvelles de proximité liées aux nouvelles technologies contemporaines comme la Fabrication rapide (qui remet en cause les conceptions conventionnelles de la co- présence visuelle et physique) contribuent à troubler davantage les catégories euroaméricaines de temps, d’espace et de matérialité, notamment en raison du caractère radicalement « perturbateur » de ces technologies. Les dualismes qui insistent sur la séparation radicale du matériel vis-à-vis de l’immatériel et les normes « incorrigibles » de l’immatériel (Rorty 1970 ; Thalberg 1983) sont ici questionnés eux aussi par les nouveaux « engagements » émergents et les entremêlements sociaux qui commencent tout juste à devenir des sujets d’études. Les catégories analytiques, telle que la « culture matérielle » dont le statut constitue une catégorie empirique et ontologique soutenue par ces objectivations, sont abordées d’une façon nouvelle. Comme on peut le constater avec l’indistinction matérielle et discursive du code binaire « immatériel » et de la « chose matérielle » indépendante, telle qu’elle est représentée

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par la Fabrication rapide et les extraordinaires capacités productives des « poudres sans valeur » (Barad 1998), une nouvelle conception du matériel et de l’immatériel émerge. Nos conceptions conventionnelles de la présence et de l’absence ne permettent de les comprendre que comme un aspect particulier et socialement contingent et productif de propinquité parmi de nombreux autres.

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BIBLIOGRAPHIE

Lustre créée par Luc Merx, fabriqué par .MGX pour Materialise.

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NOTES

1. Cet article est dédié à la famille Mathé, de Paris, pour sa grande gentillesse. Il est en partie issu du chapitre intitulé « Presencing the Immaterial » in Bille, Mikkel, Frida Hastrup & Tim Flohr Sørensen, eds., 2010, An Anthropology of Absence. Materializations of Transcendence and Loss. New York, Springer Press.

RÉSUMÉS

La culture matérielle, la numérisation et le problème de l’artefact. Les récentes innovations dans le domaine de la numérisation de la fabrication d’objets posent de nouvelles questions concernant notre conception de la nature de l’artefact. Elles posent également la question de l’élargissement de notre conception de la culture matérielle. Cet article a pour objet d’examiner l’émergence de la Fabrication rapide dans le domaine du Prototypage rapide, ce qui permettra d’appréhender la question de la numérisation et, plus généralement, notre conception de la culture matérielle. Étant donné qu’il s’agit d’une technologie fondée sur le concept de prototype, je la mettrai en parallèle avec une conception plus ancienne de prototype, à savoir le prototype chrétien, dans le but d’aborder les questions plus larges de matérialité et de présentification dans le cadre de ces deux technologies qui sont apparues au début et à la fin de l’ère chrétienne. Mon propos se focalisera plus particulièrement sur la question de l’immatériel, qui est au cœur des deux technologies du prototype, et sur la façon dont une technologie particulière de présentification liée à certaines conceptions de l’immatérialité exemplifie les dualismes productifs nécessaires à la structure de la vie sociale (Miller 2005).

Material Culture, Digitization and the Problem of the Artefact. Recent innovations in the digitization of manufacturing have posed new problems for how we understand the nature of the artefact and the way material culture might be conceived more broadly. In this paper I want to address the emergence of Rapid Manufacturing from the area of Rapid Prototyping to consider the question of digitisation and our understandings of material culture more broadly. As this is a technology based on the concept of the prototype I want to consider it alongside a more ancient technology of the prototype, that is the Christian Prototype to engage larger questions of materiality and presencing that the two technologies address and which have emerged at the beginning and end of our Common Era. In particular I want to focus on the question of the immaterial which is at the heart of both technologies of the prototype and how a particular technology of presencing dependant on contingent understandings of the immaterial construct the productive dualisms necessary for the structure of social life (Miller 2005).

INDEX

Mots-clés : culture matérielle, fabrication rapide, icône, immatériel, présence, propinquité Keywords : icons, immaterial, material culture, presence, propinquity, rapid manufacturing

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AUTEURS

VICTOR BUCHLI University College London [email protected]

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Le blue-jean Pourquoi la « technologie » vient en dernier Blue-jeans

Daniel Miller Traduction : Ludovic Coupaye

NOTE DE L’ÉDITEUR

Où nous verrons qu’un des produits-phares de la mondialisation permet de repenser les rapports entre technique et capitalisme.

© KTID - Comité turc de soutien aux ouvriers sableurs Photogrammes1 extraitsdu reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode : le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émissionEnvoyé spécial, France 2, 7 janvier 2010. Production : « PremièresLignes Télévision ».

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© KTID - Comité turc de soutien aux ouvriers sableurs Photogrammes2 extraitsdu reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode : le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émissionEnvoyé spécial, France 2, 7 janvier 2010. Production : « PremièresLignes Télévision ».

Tout a commencé par une technique3appelée « lavage à la pierre ponce », qui consiste à passer le jean dans une lessiveuse contenant des pierres ponces. Elle est toujours utilisée, même si on y ajoute de plus en plus fréquemment des enzymes – des protéines naturelles – pour mettre en valeur cet effet « lavage à la pierre ». Outre cette technique, on peut choisir le lavage à l’acide, le moonwash (qui consiste à mettre dans le séchoir des pierres ponces imbibées d’acide), le white wash (à l’eau de javel), le monkey wash, le show wash, ou encore le mud wash.

1 On peut utiliser des produits chimiques comme le permanganate de potassium pour modifier la teinture. On peut aussi recourir à la résine pour créer des plis où l’on souhaite. On peut également choisir la décoloration à l’ozone ou au jet d’eau. De même, il existe plusieurs formes de jets de sable ou de sablage à la main, soit sur une surface plane, soit sur un mannequin. Parmi les effets spéciaux typiques, on inclut les « fronces », qui créent des lignes autour de l’aine, qui peuvent être produites soit au laser, soit au sable (au jet ou à la main), ou encore par abrasion. Pour obtenir des effets encore plus sophistiqués, il existe des techniques élaborées, comme celle de faire passer un rayon laser au travers d’une ouverture de la forme désirée, réfléchie par un miroir, qui vient alors frapper le substrat du textile.

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© F. Joulian 2010

Jean « au naturel »

2 Toutes ces « techniques » sont conçues pour imiter un résultat fortuit de la nature à partir de la toile denim. Le denim est un textile croiséau sein duquel les fils de chaîne,teints en indigo, sont tissés sur une trame de fils blancs. La chaîne domine la partie externe, ce qui explique pourquoi les blue-jeans sont majoritairement bleus à l’extérieur et blancs à l’intérieur. À mesure que le blue-jean s’use, la trame blanche affleure davantage, ce qui lui donne l’aspect délavé caractéristique. Évidemment, les autres types de pantalons peuvent également s’user, mais la chaîne et la trame étant de la même couleur, l’effet est moins évident. Bien sûr, le délavage n’est qu’un effet parmi d’autres, parmi lesquels on compte l’effilochage, les déchirures ou la broderie.

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© F. Joulian 2010 Dans le train régional, broderie triple, effilochage et déchirure.

© F. Joulian 2010 Trame et effilochage.

3 Curieusement, aucune de ces « techniques » n’est requise pour réaliser une paire parfaite de nouveaux blue-jeans. Au contraire, elles créent des effets que l’on

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chercherait à tout prix à éviter si l’on souhaitait réellement obtenir des vêtements à l’aspect neuf et intact. Précisément, il s’agit de techniques utilisées pour laisser croire que les blue-jeans ont déjà été portés durant une période considérable de temps. Par analogie avec l’expression get a life4, on pourrait dire que l’on achète toute prête une période de sa propre vie, représentée par ces blue-jeans à l’apparence « pré-portée ». Alors qu’autrefois, pour qu’un jean présente un tel aspect, il aurait fallu que la personne soit impliquée dans un travail physique important ou qu’elle le porte constamment, aujourd’hui, on peut acheter tous ces effets ready made. On peut ainsi simuler des styles de vie, tels que ceux basés sur le travail manuel ou sur une vie aventureuse, qui auraient produit ces types de déchirures ou d’effilochage – quand bien même on aurait jamais vécu, ni particulièrement aimé vivre, ce mode de vie.

4 Choisir de commencer l’article par cet exemple reflète précisément son titre. En effet, on considère fréquemment que la technologie se réfère à ce qui existe en amont de l’objet manufacturé. Il semble exister une séquence naturelle qu’on pourrait décrire comme « technologie – conception – production – marketing – consommation », où, comme on le voit, la technique viendrait en premier. Mais, dans notre exemple, la technique correspond plutôt à une sorte de tentative désespérée pour rattraper un phénomène qui aurait déjà eu lieu dans la consommation. Ici, des machines sont utilisées pour copier ce que les gens auraient eux-mêmes déjà produit en portant ces pantalons, ainsi, dans ce cas précis, c’est la consommation qui se retrouve en amont et la technologie qui vient en aval, ou « en dernier ». Au premier regard, cela peut paraître un exemple légèrement extrême ou étrange. Mais dans cet article, on souhaite montrer qu’il est important de déranger ce qui semble être accepté comme une séquence logique qui va de la technologie à la consommation et, qu’à bien des égards, on peut mieux comprendre la technologie lorsque l’on reconnaît qu’elle peut intervenir « en dernier » plutôt qu’en premier. 5 Revenons à cette technologie de l’usure et du vieillissement. Il semble plutôt étrange qu’un vêtement puisse être vendu comme s’il avait été déjà porté presque jusqu’à sa destruction, ou que des ouvriers en Turquie ou au Mexique (sur le travail dans l’industrie textile, voir Bair & Gereffi 2001, Bair & Peters 2006, Tokatli 2007) doivent passer leur temps à simuler ces effets de « déjà-porté », comme parties intégrales de ce qui doit être vendu au client. Évidemment, ils n’ont pas à porter ces jeans eux-mêmes pour produire cet effet. Pour voir apparaître la nature paradoxale de ce processus, il suffit d’imaginer la réaction d’un client londonien à l’idée qu’un ouvrier mexicain a, en fait, vraiment travaillé, sué, mangé, dansé et vécu durant des années dans cette même paire de jeans qu’il désire acheter. Si le consommateur semble souhaiter avoir l’illusion qu’il a lui- même porté ce jean, il ne veut clairement pas imaginer que le jean a été porté par quelqu’un d’autre. Pire encore, certains de ces procédés sont plutôt dangereux pour les ouvriers, écourtant leur vie, pour que vous puissiez « rallonger » symboliquement la vôtre.

6 Une des méthodes de vieillissement les plus courantes est le jet de sable. C’est une technique qui semble être plutôt restée communément utilisée dans les petits ateliers non réglementés comme ceux que l’on trouve à Istanbul. On a découvert récemment que les jeunes ouvriers qui travaillent dans de telles conditions contractent la silicose (Akgun & al. 2005, Cimrin & al. 2006). Dans ce cas, quelqu’un a réellement donné de sa vie pour que nous puissions acheter notre blue-jean avec l’illusion d’une portion de vie supplémentaire, déjà passée à le porter et à l’user.

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© Premières Lignes Télévision 2010 Médecin et travailleurs turcs dénnonçant l’exploitation abusive et les pathologies léthales (silicose) liées à cette production illégale. Photogrammes extraits du reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode :le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émission « Envoyé spécial », France 2, 7 janvier 2010. Production : Premières Lignes Télévision.

7 Plus généralement, le vieillissement des blue-jeans est aussi associé à de hauts niveaux de pollution. Ainsi, un article du journal anglais The Guardian (17/08/07) intitulé « Distressed Denim trend costs Mexican farmers the earth», traite de la région de Tehuacan au Mexique, un endroit autrefois connu pour ses sources naturelles et pour son eau saine, et qui est aujourd’hui extrêmement pollué. « Les jeans sont nés pour être portés par des ouvriers » affirme un activiste local, Martin Barrios, « et aujourd’hui, ils peuvent coûter des milliers de dollars et sont les produits de l’exploitation et de la destruction de l’environnement. Le problème vient des dizaines d’usines toutes proches – destinées à faire subir en quelques heures aux jeans ce qui leur prend des années lorsqu’ils sont portés. Les vêtements propres sont prêts à être vendus, tandis que dans beaucoup d’usines, les produits chimiques utilisés pour les traitements sont rejetés par flots indigo ». 8 Comment en est-on arrivé là ? Au moins jusqu’à récemment, même pour d’autres genres de vêtements à la mode, on ne trouvait pas d’articles dans les magasins qui fussent tachés à la javel, à la rouille, usés par le frottement, déchirés et effilochés à plusieurs endroits, ou qui auraient été soumis à des séries de procédés de destruction. En fait, si on constatait de tels signes sur n’importe quel vêtement porté, encore plus si nous envisagions de l’acheter, nous aurions ressenti une certaine « angoisse »5 nous- mêmes. La nature croisée des fils aide à créer cet effet, mais ne permet pas d’expliquer pourquoi les blue-jeans, qui durant cent ans ont été vendus sans trace d’usure, sont arrivés à faire partie de cet autre marché, particulièrement original.

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La consommation comme production

Avant d’essayer de répondre à cette question de l’originalité du phénomène, il nous faut aborder la question théorique générale de la relation entre la technique et les autres aspects des pratiques culturelles. Si l’on devait chercher dans mon propre travail universitaire un commentaire sur l’étude de la technologie et de la production, ce serait probablement celui en référence au livre intitulé Material Culture and Mass Consumption (Miller 1987). Ce livre fut écrit durant une période où l’anthropologie était dominée par différentes versions du marxisme qui, entre autres, privilégient le travail et le prolétariat comme les forces se trouvant à l’origine de la création de la culture. À cette époque, la consommation était seulement vue comme le résultat d’un capitalisme imposant sa volonté aux populations. La production et la technologie étaient alors perçues comme les signes de l’authenticité, à l’inverse de la consommation, vue comme le signe de l’inauthentique, un point sur lequel Baudrillard (1981) avait particulièrement insisté dans ses travaux.

9 Dans mon livre, j’avais choisi ce qui semblait alors une position plutôt perverse, insistant sur le fait que la consommation devait être, dans les grandes lignes, considérée comme un processus de production. J’avançais alors que la signification accordée aux objets était moins celle qu’ils étaient censés posséder avant d’être achetés que le résultat des actions de leurs acquéreurs, une fois entrés en possession d’une marchandise, dans l’architecture ou l’habillage. C’est en étant décorés, portés, ou encore personnalisés que les objets deviennent la négation même d’une marchandise aliénable, pour émerger comme signes d’authenticité et d’inaliénabilité pour leur consommateur. La consommation étant le travail auquel on soumet de tels biens pour les rendre inaliénables, elle-même aurait dû être vue comme une étape intégrale de la production. Mais à cette époque, cet aspect était totalement ignoré dans les études sur la technique.

10 Ce qui importe dans le cas des blue-jeans est que cette conséquence « productive » de la consommation n’impliquait pas une intention consciente de la part du consommateur. En effet, j’ai moi-même été une de ces personnes responsables de cette technologie de l’usure, sans en avoir ni le désir ni l’intention quant aux conséquences. Considérons brièvement ma propre histoire. J’appartiens à cette génération dont le comportement est aujourd’hui repris par le commerce des jeans pré- usés. À l’adolescence, j’ai fait de l’auto-stop pour me rendre à des concerts de rock, portant des chemises à fleurs extravagantes (pourpres et ornées de perles, si vous voulez savoir). J’avais un blue-jean qui était si usé, porté dans des conditions si extrêmes, sans précautions et si peu lavé, qu’après un certain temps il devenait naturellement râpé et effiloché, exactement à la manière dont le marché le simule aujourd’hui. Woodstock 1969

11 Dans les premiers temps, cela ne correspondait pas à une mode particulière de vêtements personnels maltraités. Les trous, les taches de bière, les accrocs ou l’effilochage étaient les résultats naturels d’un mode de vie spécifique, combinant le manque d’argent pour acheter des vêtements neufs, l’indépendance par rapport aufoyer parental, le sentiment de liberté, le voyage et une irresponsabilité « hippie » générale, qui faisaient qu’on n’accordait aucune importance à ce genre de choses. Le stonewashing, le lavage à la pierre, était une suite logique et plutôt naturelle de l’état généralement « stone » de ceux-là mêmes qui portaient ces blue-jeans.

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12 Campbell (1987) s’est penché sur le rôle du mouvement hippie dans l’évolution de la consommation moderne. Bien que, rétrospectivement, nous apparaissons aujourd’hui représentatifs d’un style de vie particulier auquel nous nous conformions, nous étions alors persuadés, en tant que participants, que les années soixante et soixante-dix constituaient l’avant-garde d’un sentiment d’expérimentation et de liberté personnelle sans précédent. Il s’agissait pour nous d’un rejet direct du conformisme des années cinquante et des périodes précédentes. Mais je ne tentais pas de créer une tendance ; j’essayais de n’appartenir à aucune. Ainsi, bien que la détérioration de mes jeans ait été simplement le résultat de la négligence, j’avais le fort sentiment que j’étais libre de les négliger ; que je n’avais plus à couper mes cheveux, repasser mes pantalons ni à reproduire l’image des générations antérieures dans une version plus jeune.

13 Ce sentiment d’individualisme était intimement lié à une autre conséquence majeure de cette usure volontaire du tissu, comme c’ était le cas pour les jeans. Il ne s’agissait pas seulement de les user, mais aussi, en les usant, de les rendre profondément personnels. Ce sentiment de personnalisation se manifestait de différentes manières. Une d’entre elles était le fait qu’après avoir été intensément porté, le coton devenait extrêmement doux et confortable. Le blue-jean s’adaptait également à un corps particulier, le nôtre, tant et si bien qu’au bout d’un certain temps, il semblait s’être moulé à la manière dont on marchait, s’allongeait et se déplaçait dans le monde. Je me souviens de la fois où j’ai appris que les fabricants de jeans suggéraient que la première chose à faire, lorsque vous achetiez leurs jeans, était de prendre un bain en les portant. Cet idéal d’un processus de rétrécissement par le consommateur, afin que le blue-jean s’ajuste à son corps, était l’étape intermédiaire avant le développement commercial du vieillissement. Cette individualisation de l’ajustement était accentuée par les longues périodes d’usure, à mesure que l’on sentait les plis, les marques d’usure s’adapter au corps du porteur de cette paire spécifique de jeans.

14 Ainsi les denims firent partie des vêtements les plus personnels et les plus intimes que l’on ait pu connaître jusqu’alors. Je me souviens particulièrement des jeans que j’avais appris à aimer et du désespoir que je ressentais lorsqu’ils tombaient complètement en morceaux ou lorsqu’un parent insensible les jetait à la poubelle. On pouvait presque dire qu’on faisait le deuil de la perte d’une partie de soi. Le degré auquel les jeans pouvaient réellement être associés à un individu particulier a d’ailleurs été montré de façon remarquable dans l’article de Hauser (2004) sur la manière dont le FBI pouvait résoudre un vol en identifiant un suspect grâce aux motifs reconnaissables issus de l’interaction entre l’individu en question et une paire spécifique de jeans. Les blue-jeans peuvent également devenir l’enregistrement ou l’incarnation des mouvements et des contours d’un corps particulier, comme l’a noté Candy (2005), en utilisant des entretiens et des photographies pour localiser les motifs caractéristiques liés au port des denim.

15 Aujourd’hui, on note un nouvel équivalent de ce sens du soi et du corps dans le phénomène croissant (rétrécissant ?) des jeans étroits pour femmes. De nombreuses femmes conservent dans leur garde-robe les jeans qu’elles ont été capables de porter, et dont la taille est une mémoire de la finesse de leur corps – une image popularisée par un épisode de la série télévisée Sex and the City, et que Sophie Woodward et moi-même avons retrouvée dans nos recherches ethnographiques respectives à Londres.

16 Cette relation personnelle aux blue-jeans est clairement ce que le marché a tenté de reproduire et de capturer au travers de ce phénomène de vieillissement. Même si on

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le voit peu à peu s’étendre à d’autres types de vêtements, il s’est clairement développé en réponse directe à cette relation unique au denim. Mais ceci mène à une contradiction directe : mes jeans étaient personnels et adaptés à mon corps en raison du temps passé sur ce corps. L’usure commerciale est une simulation artificielle de ce processus. Si l’on peut sans doute créer artificiellement une partie de la douceur qui provient d’un port constant, on ne peut reproduire la manière dont les jeans se moulent à chaque personne en particulier. Le sens même de l’imitation commerciale de ce processus atténue alors effectivement ce sens de la relation personnelle. 17 Ainsi, la « technologie » avec laquelle cet article a commencé est une tentative commerciale de reproduction du processus de consommation lui-même. Ce cas implique donc qu’au lieu de voir la technologie comme quelque chose d’initial dans la phase de production de la culture, elle arrive en dernier, au moins dans certains cas. Peut-être pas vraiment en dernier, puisque les jeans vieillis seront portés par ceux qui les achètent, mais certainement pas en premier. Cette technologie est à une étape finale, qui ne survient que comme conséquence de la consommation. Il nous semble donc difficile de continuer à concevoir la technologie comme une part non remise en question du processus de création de la culture, une position qui semble habituelle au sein des études anthropologiques de la technologie.

18 Mais il est possible que cet exemple, plutôt extrême, ne soit qu’une simple conséquence de la consommation de masse moderne et un renversement de l’ancien ordre de la culture. On pourrait penser qu’il s’agit ici d’une situation, presque perverse ou paradoxale, à laquelle nous ont amené les conditions particulières de la modernité. Dans les sociétés de petite taille, celles qu’étudient généralement les anthropologues, il semble que l’on soit en présence de ce que l’on pourrait penser comme un ordre plus naturel, dans lequel les choses sont d’abord produites, puis sujettes aux échanges et, seulement à la fin, soumises à des pratiques qu’on pourrait appeler de « consommation ». Mais alors, on n’appliquerait ce terme de consommation qu’aux biens qui sont suffisamment abstraits de la production pour pouvoir être appelés marchandises.

Les poteries en Inde

Material Culture and Mass Consumption n’était pas mon premier livre. Ma première monographie était issue de ma thèse et fut publiée par Cambridge University Press, sous le titre Artefact as Categories (Miller 1985). Il s’agissait d’une étude de la poterie d’un village en Inde, inspirée par l’intérêt ethno-archéologique pour une terre cuite qui dominait tant de dépôts archéologiques, et cela afin de comprendre le contexte culturel général. À cette époque, étudiant à Cambridge, j’avais assisté aux cours d’Edmund Leach, qui fut le principal diffuseur, en Grande-Bretagne, des idées du structuralisme, et particulièrement du travail de Lévi-Strauss. J’avais alors suivi ce courant et puis, plus tard, les travaux de Pierre Bourdieu. Je considérais mes premières recherches comme une application du structuralisme à l’ethnoarchéologie.

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© D. Miller Décoration de poteries dans un village en Inde centrale.

19 De longues sections de ce premier livre sont dédiées à une étude attentive de la technologie, du processus de montage au tour, des techniques de pilonnage et de cuisson. Mais, curieusement, un des effets de cette perspective structuraliste a été également de renverser l’ordre des causalités qui apparaissait entre la technologie et le contexte des pratiques culturelles en général. J’avais déjà étudié la production de poterie à d’autres endroits, tels qu’en Indonésie (Miller & Spriggs 1979), où certains utilisaient le tour, d’autre le pilonnage. Au sein de ce village en Inde, j’ai trouvé les deux, combinés, et l’une des questions que je posais dans ma thèse concernait non pas seulement la production de poteries, mais aussi les raisons pour lesquelles la poterie était produite en utilisant ces différentes techniques.

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© D. Miller Ajout d’argile spéciale mélangées pour la cuisson des poteries en Inde centrale.

20 Les idées du structuralisme anthropologique avaient déjà été appliquées aux productions capitalistes, comme dans l’étude de Barthes sur la mode (1983). De telles études avaient montré que, pour les structuralistes, il valait mieux considérer la diversité des formes comme étant relativement réduite à quelques principes privilégiés gouvernant les mécanismes de différenciation. Les vêtements ne diffèrent pas au hasard, dans toutes leurs dimensions, mais au contraire, en suivant des paramètres définis, tels que le nombre de boutons et la longueur des jupes. D’une manière similaire, j’avais déduit que la quantité prodigieuse de poteries trouvées dans un village du Nord de l’Inde ne se différenciait pas en suivant de multiples paramètres de distinction, mais se rassemblaient au contraire autour d’un nombre très réduit de critères. Il s’agissait de différences dans les formes précises des lèvres, dans la manière dont la panse était arrondie ou anguleuse, et dans la couleur du pot, noir en cas de cuisson réductrice, ou rouge, suite à une cuisson oxydante.

21 La raison pour laquelle on était en présence d’un si grand nombre de poteries m’apparut comme n’ayant rien à voir avec la fonction. Après tout, ces onze formes différentes de poterie étaient utilisées dans un but similaire : stocker l’eau. Ces formes semblaient plutôt répondre à des besoins divers de différenciation symbolique : les poteries offertes lors de cérémonies se distinguaient des pots donnés à des occasions plus communes ; les poteries associées à la notion de pureté étaient différentes des pots associés à celle de pollution, et ainsi de suite. Ces pratiques culturelles plus générales étaient facilitées par la création d’une culture matérielle agissant comme un système de différenciation en soi. J’en déduisis alors que si le besoin d’un tel système de différenciation pouvait être vu, d’une certaine manière, comme la cause, alors il valait mieux voir l’élaboration de la technologie

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comme son effet. Chaque partie du système technique était adaptée et était élaborée dans le but de fournir une dimension particulière, à partir de laquelle la différence pouvait jouer et apparaître. Aussi le tour permettait-il les différences de forme des lèvres, tandis que le percuteur était utilisé pour déterminer la forme arrondie ou angulaire de la panse. Pour conclure, même avant de travailler sur la consommation, j’avais déjà soutenu qu’il nous serait plus utile de considérer la technique comme un résultat final de la pratique culturelle, et non pas nécessairement comme son initiateur.

22 Bien sûr, nous n’avons pas besoin de réduire ce phénomène à une simple séquence de causalités. Il ne serait pas très utile de remplacer une relation simpliste qui irait de la technologie à la consommation par une relation, tout aussi simpliste, qui irait de la consommation à la technologie. Mon étude sur la poterie concernait plutôt la plus vaste question de la cosmologie de la société et des castes indiennes, en suivant les travaux de Dumont (1966) – lui-même fortement influencé par les idées structuralistes sur la nature des classifications et des ordres. Il s’agissait d’interroger la manière dont cet ordre était reproduit dans l’habitus quotidien, qui se rapportait tout autant aux paramètres de différences formelles dans la poterie qu’aux manières dont les gens, tels que les potiers, pratiquaient les techniques, en tant que membres de leur caste.

© D. Miller Les doigts sont utilisés pour le façonnage des pots en Inde centrale.

23 Il n’est pas difficile pour un anthropologue de remettre dans son contexte l’étude du symbolisme et de la consommation de la poterie dans l’ethnographie d’un village. Mais lorsqu’il s’agit du monde global des blue-jeans, les limites de ce contexte semblent être moins claires. Il y a bien sûr une riposte facile, au moins dans mon premier exemple du blue-jean vieilli, qui serait que le terme de technologie y est considéré d’un point de vue trop étroit. Que concrètement, dans le monde contemporain, ce ne sont pas seulement les techniques spécifiques observées dans les usines qui devraient être regardées comme des technologies, mais aussi la vaste institutionnalisation de l’économie politique que nous

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généralisons sous le terme de capitalisme. Je suggérais que le sens commun voit la technologie intervenir en premier, de la même manière, je pourrais avancer, sans peur de contradiction, que le capitalisme vient aussi en premier. Si l’on considère que la véritable technologie n’est pas seulement la fabrication en usine, mais aussi le capitalisme comme système global, ce capitalisme pourrait alors reprendre sa place comme cause et origine de la culture capitaliste.

Le capitalisme pourrait-il lui aussi venir en dernier ?

J’ai passé quelque temps à me pencher sur ce terme de « capitalisme », à soutenir qu’il était fréquemment utilisé d’une manière beaucoup trop générale, et qu’en tant qu’anthropologues, nous ferions mieux de penser davantage en termes de « capitalismes » au pluriel plutôt qu’en termes de « capitalisme » (Miller 1987). Un des problèmes est que notre attitude envers le capitalisme tend à la tautologie, et que nous le percevons comme une économie politique dédiée à l’accroissement du profit, celui-ci étant assuré par la production de marchandises de plus en plus diverses et vendues en quantités prodigieuses. Il y aurait eu ainsi une époque où nous vivions à un âge « fordiste », durant laquelle le capitalisme prospérait et nous faisait tous porter les mêmes choses. Puis, avec le post-fordisme, le souci aurait été davantage d’essayer de convaincre les consommateurs d’acheter la plus grande variété de produits possible.

24 De toutes les industries, la mode est celle qui a développé cet art de la persuasion de la manière la plus constante. La mode possède un dynamisme inhérent qui devrait inciter les gens à changer leur garde-robe régulièrement, en suivant ce qui est défini comme étant « à la mode » du moment. C’est ce changement constant qui dirige la mode et qui rend l’industrie profitable et dynamique. Des économistes tels que Fine et Léopold (1993) ont décrit une relative unité dans l’industrie de la mode, qui créerait une demande basée sur les besoins de production, un cas classique où le capitalisme crée la demande pour assurer ainsi ses profits.

25 Par conséquent, mon argument selon lequel la technologie vient en dernier a besoin d’être appliqué également au capitalisme. C’est-à-dire qu’au lieu de présumer, comme le font Fine et Leopold, que la raison pour laquelle le phénomène « mode » existe tient à la méthode de production capitaliste des vêtements, il est possible de suggérer que le mode de production des vêtements est dicté par la mode. Du fait que la consommation crée des situations difficiles, il arrive que le marché doive adopter des choix ne conduisant ni directement ni facilement à un profit ou à la production de capital. Il serait difficile, par exemple, de suggérer que la tendance à la « dé-marchandisation » de la musique, qui résulte du partage en « peer-to-peer », est un cas de consommation dictée par la production. Au contraire, l’industrie musicale essaye désespérément de suivre ces nouveaux développements de la consommation et de trouver de nouvelles manières de faire des affaires. 26 Sous cet angle, le cas des blue-jeans représente une forme de paradoxe : au lieu d’être de simples créations des intérêts du capitalisme, ils semblent être, au contraire, un véritable camouflet à ce désir de changement continuel de l’industrie de la mode. En effet, la forme standard des blue-jeans portés aujourd’hui est pratiquement identique à celle d’il y a cent ans, telle que l’avait conçue l’autre Levi-Strauss. Elle représente ainsi une sorte de conservatisme, que la mode devrait chercher à éviter pour pouvoir réaliser des profits. En

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outre, les consommateurs gardent leurs jeans plus longtemps que les autres types de pantalons et sont moins troublés par le fait qu’ils deviennent sales ou usés.

27 Ce paradoxe pourrait expliquer pourquoi, lorsque j’annonce que j’étudie les blue-jeans, certains de mes interlocuteurs se focalisent immédiatement sur le phénomène contemporain du jean de luxe. Ils voient dans la montée de marques très chères, avec des noms étranges tels que « 7 for all mankind » ou « Citizens for Humanity », une preuve évidente que le capitalisme a réussi à briser ce carcan du blue-jean conventionnel et a créé une situation qui puisse satisfaire ses propres impératifs. Toutefois, bien que le jean de luxe existe, il ne joue pas un rôle aussi important qu’on pourrait le penser dans le marché en général. En Grande-Bretagne, un phénomène beaucoup plus important, durant la même période des deux dernières décennies, correspond à l’arrivée des blue-jeans de supermarché, vendus non pas pour plusieurs centaines de livres sterling, mais plutôt pour huit livres6 par jean. Aussi, il n’est guère surprenant de percevoir dans le discours d’un des principaux designers du label Hugo Boss la frustration que provoquent des articles tels que les blue-jeans, qui résistent à la doctrine fondamentale de l’industrie de la mode et à son besoin de différence et d’innovation.

28 La constance des denim contredit de manière frappante les idées reçues sur la mode comme instrument du capitalisme. Bien qu’il existe des modèles de luxe, véritable mode au sein des blue-jeans, le modèle courant est sûrement le plus conservateur qui soit. Le modèle phare des Levi’s a toujours été le plus connu. En toile denim, de coton croisé faux indigo, avec sa surpiqûre et ses rivets, il est pratiquement identique des marchés du Laos à ceux de Turquie ou encore du Mexique. En dépit de la mort annoncée du denim par les experts, celui-ci continue à s’étendre sans répit.

29 Même si le marché cherche à rendre le blue-jean rentable, on ne peut totalement le considérer comme l’un des produits des mécanismes du capitalisme. Il s’agit, en effet, de deux logiques diamétralement opposées. Bien que l’étude du capitalisme puisse nous aider à comprendre les jeans de luxe, elle contribue fort peu à l’étude du denim en général.

30 En fait, la situation s’accentue de manière continue, à mesure que les blue-jeans, en tant que produits contemporains, deviennent responsables de l’un des plus grands mouvements d’homogénéisation globale connus. Le denim a clairement une présence généralisée ; il existe non seulement dans tous les pays du monde, mais il est devenu, dans la plupart d’entre eux, la forme la plus commune du vêtement quotidien. En préparant cet article, nous avons compté la proportion de personnes portant du denim sur un total de cent passants, dans des rues prises au hasard des villes d’Istanbul, Londres, Rio, Manille, Séoul et San Francisco. Nous avons obtenu des résultats allant de 34 % à 68 %, ce qui suggère que bientôt, plus de la moitié de la population mondiale portera ce type de textile. Bien qu’il existe d’autres formes globalisées, allant de produits tels que le coca-cola jusqu’aux marques de voitures, le blue-jean occupe une position spéciale, en ce sens qu’il est tout autant un refus qu’une acceptation des pressions capitalistes, telles que celles exercées par la mode. De plus, une grande partie de l’explication de son succès croissant vient du fait que le denim relie intimité et personnalisation à l’ubiquité, d’une manière qui est peut-être unique, même pour ce genre de vêtement.

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© F. Joulian 2009 Jean pour tous : stand de tir, fête à Sakaiminato, Japon 2009.

31 Ainsi, voir le capitalisme comme une forme d’économie politique du monde contemporain, ou comme une forme de « technologie », ne semble pas fournir une explication adéquate pour ce type de phénomène. Au lieu d’une augmentation des biens, sujets à une usure constante à mesure qu’ils passent de mode et qu’ils doivent être régulièrement remplacés, on voit se diffuser largement le plus conservateur des vêtements : le blue-jean. D’une manière évidente, cette « technologie » que l’on appelle capitalisme est celle qui nous fournit ces jeans et s’enrichit grâce à eux. Considérer ceci comme une explication relèverait de la tautologie, une tautologie commune qui affirmerait que lorsque quelque chose existe aujourd’hui, il nous faut présumer que le capitalisme en est la cause. Si la logique de cette marchandise particulière s’oppose à la logique du capitalisme, il nous faut chercher ailleurs une explication du phénomène.

Le denim global

Jusqu’ici, j’ai donné des exemples dans lesquels la technologie semblait être issue de la consommation – ou du moins où elle n’est pas en amont de la suite logique. Mon affirmation s’est appuyée, à la fois, sur la technologie comme procédé de fabrication et sur le capitalisme dans son ensemble. À présent, je souhaite me tourner vers la manière dont nos idées reçues sur la technologie comme étape première ont tendance à influencer ce que nous affirmons dans nos travaux universitaires, notamment lorsqu’il s’agit de perspectives historiques et des sciences sociales. Puis, en revenant au cas d’étude des denim, je traiterai de la manière dont nous répondrions, en conditions normales, à la question que pose la globalisation contemporaine du denim.

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© Coppola-Beauvieux-Blanckaert 2009

Distributeur de « capotes anglaises »

Jean et rivet. Marseille 2009.

32 L’expression anglaise, the blindingly obvious7 réfère aux choses devenues si évidentes – ou considérées comme telles – que nous ne les voyons plus. L’ubiquité du blue-jean, est devenu un vêtement à un tel point omniprésent, qu’il est une évidence à laquelle nous sommes effectivement aveugles. Personne aujourd’hui n’est surpris par le fait que l’on puisse trouver des chamans en Amazonie ou des chasseurs en Nouvelle- Guinée portant des blue-jeans. Au cours des trente dernières années, les anthropologues eux-mêmes ont mentionné jusqu’à l’ennui ce genre d’anecdotes. Le problème réside en ce que le blue-jean est devenu un phénomène d’une évidence si aveuglante que nous ne nous posons même plus cette question : pourquoi le denim ? Jusqu’à présent, la réponse a été cherchée plutôt dans l’histoire que dans l’anthropologie. Pourtant, s’il existe des récits historiques qui documentent étape par étape la trajectoire qui va d’un monde sans blue-jeans à un monde qui en est saturé, une description historique narrative reste un récit, une séquence d’événements, qui ne fournit pas nécessairement d’explications. Cette préhistoire du blue-jean est déjà suffisamment documentée, grâce et surtout à Balfour-Paul (1998), qui fait remonter les sources du blue-jean à l’indigo. Ironiquement, la même période voit la montée du denim tout en préservant l’aspect indigo et enregistre le déclin de l’utilisation généralisée de l’indigo, autrefois considéré comme une des teintures naturelles les plus résistantes. En d’autres termes, il y a eu des périodes historiques, ou peut-être même pré-historiques, durant lesquelles l’indigo était déjà une couleur textile dominante.

33 Bien qu’il n’existe aucune étude historique universitaire complète du denim, on trouve de multiples histoires du blue-jean et du denim pour le grand public (par exemple Finlayson 1990), qui traitent aussi bien de ses rapports avec l’iconographie (Marsh &

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Trynka 2002) que de l’histoire de la marque Levi-Strauss (Downey 1996). Le plus utile de ces récits public est l’ouvrage de James Sullivan, Jeans : A cultural History of an American Icon (2006). Celui-ci décrit à la fois l’histoire de cette forme particulière de blue-jean et l’histoire de sa mode. L’ouvrage commence par retracer l’histoire de l’indigo et de la toile de Nîmes, liés à celle de l’esclavage et de la ruée américaine vers l’or. Sullivan décrit la formation de la toile croisée standard, avec une chaîne indigo sur une trame blanche et l’intervention majeure de Levi-Strauss dans les années 1870, qui dépose le label sur les rivets pour éviter les déchirures, créant alors le cœur même du style. Ces rivets et la fibre tissée de manière dense, qui constitue la toile denim, renvoient alors à ces vêtements robustes portés par la population qui construisit les États-Unis au travers de l’agriculture et de l’industrie. Puis, combinaisons et vêtements de travail se transforment en une icône du combat de la génération suivante – elle-même issue de cette génération ouvrière – qui souhaite s’affranchir d’une idéologie parentale et nationale et d’un ordre moral suffocants. Les exemples les plus connus sont le Marlon Brando de la Horde sauvage et le James Dean de la Fureur de vivre. Mais on trouve aussi, aux côtés de cette histoire principalement masculine, une trajectoire moins connue associée aux femmes en général, et notamment à Marilyn Monroe. Il est ensuite possible de suivre la présence du blue-jean à la trace, par l’influence de la culture populaire nord-américaine sur le reste du monde, jusqu’à l’exemple de la chute du mur de Berlin qui apparut sur nos écrans de télévision comme étant en fait renversé par une marée de blue-jeans. Le récit de Sullivan nous fournit ainsi une séquence satisfaisante de moments clés, un portrait des acteurs majeurs et donne une idée assez précise de l’histoire culturelle d’une icône américaine – même s’il se trouve qu’une grande partie de ce récit est inexacte (pour une histoire alternative, voir Comstock, à paraître).

© F. Joulian 2010

Le rivet

Pièce technique définitoire, en plus de la toile, du jean.

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34 Tour à tour, l’américanisation a été ce qui a inspiré les gens et ce qui les a empêchés à certains moments de s’approprier le blue-jean de manière globale. Mais ce contexte général soulève immédiatement des problèmes plus complexes liés aux relations entre des trajectoires plus locales. Aussi, quoique Sullivan voie dans les années soixante la période majeure de retour du blue-jean, une étude récente de Hammer (2008) montre comment, dans des pays socialistes tels que la Hongrie, il s’agissait davantage d’une réaction politique plus spécifique. On considérait à l’époque que les vêtements pouvaient exprimer ce qu’il était politiquement inacceptable de dire. En pratique, ces changements furent aussi le fruit d’une évolution des conflits parents-enfants, comme ce fût le cas pour la génération des année soixante.

35 Sullivan nous fournit également le second aspect du récit : le rôle actif du capitalisme, dans lequel figurent les couturiers, le marketing et les intérêts commerciaux. Le développement du blue-jean est tout aussi riveté à celui des marques que le sont les fameuses poches qui ont fait de Levi-Strauss le père du denim. En effet, les marques suivantes ont tenté de créer leurs propres formes de résonance avec ce sentiment d’authenticité et « d’américa-nitude ». Lee et Wrangler se fixèrent sur l’image romantique du cow-boy à la John Wayne, tandis que la marque britannique, Lee Cooper, se retrouva revitalisée par l’attrait qu’exerça « Carnaby Street », à Londres, dans les années soixante. Les années quatre-vingt voient alors les débuts du blue-jean de luxe et la course à celui qui pourra créer le premier modèle à 100 puis à 200 dollars, menant à la situation contemporaine où il est possible de voir, sur quelques mètres dans un magasin comme Macy’s, des jeans valant 30 dollars et d’autres en valant 230, et ce, avec fort peu de différences dans la texture ou le style.

36 Après avoir lu une description de Sullivan, nous pourrions penser que nous avons réussi à percer « l’aveuglante évidence » et que nous disposons de ce qu’il faut pour comprendre comment, pourquoi, quand et pour qui. Au moins nous disposons d’une histoire retraçant la manière dont le blue-jean a conquis non seulement les États-Unis, mais aussi le monde entier. Ce récit historique du blue-jean et de l’« Americana » pourrait aisément être approprié par la méta-sociologie, souvent utilisée dans les Cultural Studies, pour devenir un exemple d’américanisation, de « signifiant » ou de « modernité liquide » (Bauman 2000). Le denim semble se couler parfaitement dans les analyses des théoriciens du nouveau capitalisme, devenant simplement une évidence, au lieu d’être une « évidence aveuglante ». Ce que nous suggérons ici est que la tendance qui consiste à se reposer sur un tel récit historique comme forme préférée d’explication tend à induire de manière discrète le même genre d’idée reçue qui considère la technologie comme venant toujours en premier. Le problème est le récit lui-même. D’abord, nous avons l’indigo, puis le besoin de vêtements solides et enfin l’utilisation du jean pour diffuser l’américanisation et la globalisation. Tout ceci s’accorde bien avec cette idée que la technique d’abord fonctionnelle, et le capitalisme, son contexte privilégié, sont les instruments qui causent le résultat.

37 Toutefois, il y a une réponse anthropologique tout aussi évidente, celle de la négation de ces explications généralistes par la spécificité ethnographique. Il se trouve que la première recherche ethnographique que j’ai effectuée après avoir décidé de travailler sur le denim, était dans le Kerala, dans le Sud de l’Inde (Miller sous presse). Un des éléments découverts montre que les gens du Kerala en général n’avaient absolument aucune idée de la connexion entre les blue-jeans et l’Amérique. Un grand nombre pensait que le blue-jeans était d’origine indienne – bien qu’il ait aussi existé une rumeur d’une origine remontant aux

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gens travaillant dans les mines en Allemagne. Par la suite, nous avons poursuivi par une étude plus extensive à Londres, qui démontra qu’il n’y avait plus rien de commun avec le cas du Kerala. Ainsi, le rôle du récit historique est très vite démenti par l’anthropologie. Les blue-jeans ne sont pas nécessairement associés à l’américanisation et, bien qu’ils soient présents au niveau global, ils existent comme des formes culturelles bien distinctes au sein de chaque situation ethnographique locale, formes dont la spécificité et les différences ne peuvent pas toujours être clarifiées par une histoire commune.

38 Dans l’article « A manifesto for the study of Denim» (Miller & Woodward 2007), nous donnons plusieurs exemples d’études du blue-jean dans des contextes ethnographiques spécifiques, ainsi que dans un livre que nous sommes en train de terminer. Tous ces cas sont associés à un projet plus large que nous avons initié sur l’étude du denim8 L’un des buts de ce projet est de reconnaître qu’un phénomène, tel que le port des jeans, qui est à la fois global et local, requiert un nouveau type d’anthropologie. À la différence des anthropologues qui sélectionnent un sujet de recherche en se fondant sur le fait qu’aucun autre n’étudie la même population ou le même sujet au même moment, nous proposons l’inverse. Nous avons déclaré publiquement que nous ferions l’étude des blue-jeans pendant, au moins, les cinq prochaines années. Nous avons alors émis l’idée que les anthropologues qui cherchent leur prochain sujet d’étude, considèrent le blue- jean comme un choix, précisément de manière à ce que l’on ait autant d’anthropologues qu’il est possible sur ce même sujet, durant cette même période. On pourrait alors aborder frontalement cette question de la manière dont on peut étudier à la fois la spécificité locale et l’homogénéité globale, au travers d’un sujet unique. À ce jour, ce programme rassemble près de vingt projets de recherche, comme on peut le consulter sur le site internet.

39 Ce corpus de recherche révèle comment l’anthropologie peut faire face à la capacité de certains objets à objectiver à la fois un extrême localisme et, simultanément, de soulever les mêmes contradictions entre le local et le global que celles qui se manifestent dans les économies politiques contemporaines. Chacun de ces projets traite de cette antinomie de manière différente. Avant de conclure, je donnerai un exemple supplémentaire. Woodward et moi-même sommes en train de rédiger ce que nous avons pu observer ethnographiquement à Londres pendant une année (Miller et Woodward, à venir). Cette recherche a eu lieu à partir de gens issus de trois rues, choisies sans raisons particulières, et de leurs relations aux blue-jeans. Il nous semble que la conclusion de cette recherche peut avoir une implication profonde pour l’anthropologie en tant que discipline. Nous mettons l’accent particulièrement sur le fait que les blue-jeans semblent manifester pour les Londresiens une conception particulière de l’ordinaire. Cet ordinaire, comme catégorie non-spécifique, est à contraster avec toutes les autres catégories spécifiques, qui peuvent être les vêtements que nous opposons aux vêtements de travail ou les vêtements quotidiens que nous opposons aux tenues de soirée, ou toutes catégories de vêtements que nous considérons par opposition à n’importe quelle autre catégorie de vêtements particuliers. Mais l’idée que nous pouvons même avoir des vêtements qui sont si ordinaires qu’ils sont « non spécifiques » a ses propres conséquences. Par exemple, en objectivant un sens de l’ordinaire dans les blue-jeans, les populations immigrantes n’ont plus à choisir entre un point de référence qui serait spécifiquement anglais, et un autre qui serait dérivé de l’endroit où ils sont nés.

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40 « L’ordinaire »est d’importance équivalente dans les deux régions et permet à ces personnes d’adopter, tout simplement, une vision intégrale d’un phénomène sans rapport à quelque chose d’antérieur, de plus authentique ou de statut plus élevé. Un migrant qui porte un blue-jean n’est pas davantage assimilé à la société britannique ni exposé à une relation de supériorité ou d’infériorité. Il y a une « asymétrie » dans le concept « d’ordinaire », qui est bien plus profond et probablement plus important, en termes de respect de soi, pour cette population immigrante, et qui n’aurait pu être mise au jour par une simple étude d’une « société de migrants » et « une population d’accueil ». Aussi, même au niveau local, la résolution de cette opposition entre le global et le local est centrale pour la formation de relations sociales et culturelles.

41 La signification pour l’anthropologie est que cette idée d’ordinaire peut replacer, dans certains contextes, la fondation traditionnelle d’une discipline dans une présomption de normativité, qui donne aux gens l’impression qu’ils doivent ou devraient se comporter conformément aux normes et aux attentes de leur milieu social.

© C. Coppola 2009 Qualification spontanée, en un mot, de son jean : Marseille 2009 (cf. article « Jean des rues », ce numéro).

42 & Comme nous venons de le voir il peut être utile de concevoir la technique, voire le capitalisme, comme venant après la consommation. Mais comment une étude générale du denim - en tant que phénomène global - peut-elle répondre à cette question de la technologie ? Le but de ma conclusion est de contribuer, d’une certaine manière aux études sur la culture matérielle, de saisir la direction qu’elle semble prendre, et de comprendre comment de telles questions sur la technologie se retrouvent sur l’ensemble du domaine.

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43 Les approches traditionnelles des artefacts commençaient autrefois par considérer la technologie comme l’étude de ce qui était vu comme produisant ces artefacts. Parce qu’elle semblait être en amont de l’existence des objets, il paraissait naturel qu’elle occupe une position privilégiée dans la relation de cause à effet, ce qui, du même coup, impliquait une valeur explicative. En comprenant la technologie, on arrivait à une forme de compréhension du pourquoi, et pas seulement du comment, un artefact donné pouvait exister. Cet article est une critique forte d’une telle position. Qu’il s’agisse du style de la poterie en terre cuite en Inde ou de la production de jeans vieillis au Mexique, voire de la position du capitalisme lui-même dans l’explication de l’ubiquité des jeans dans le monde moderne, on est face à des cas où il est plus économique de traiter la technologie elle-même comme un point d’arrivée, et non pas comme un point de départ. Les techniques du vieillissement tentent d’imiter les effets de la consommation. La production de poteries d’un village indien utilise plusieurs techniques parce qu’il est nécessaire de répondre à la volonté de différenciation, selon certaines dimensions qui reflètent d’une manière générale la cosmologie génératrice de la société indienne. Quant au capitalisme, il est préférable de voir celui-ci comme tentant de faire du profit, en dépit du caractère profondément conservateur des blue- jeans, plutôt que de présumer qu’il est la simple cause de la présence globale du jean dans le monde moderne.

44 Mais au final, le but n’est pas de rétrograder la technique de la position de cause implicite au rang de simple effet. Il s’agit plutôt d’en dégager un potentiel sensiblement différent pour les études de culture matérielle, une place où ce type d’étude peut devenir l’avant-garde de l’anthropologie elle-même. Dans un sujet d’étude vaste, tel que celui du blue-jean, la séquence cause-effet est moins présente, que l’on parte de la technologie à la consommation ou de la consommation à la technologie. On atteint plutôt un point où tout peut-être vu comme technologie et la technologie peut survenir à n’importe quel moment. Ainsi, une étude observera la manière dont les jeans inutilisés sont transformés en fibres pour fabriquer du matériau isolant ou d’autres textiles (Olesen, sous presse). Une autre étudiera comment le denim est combiné avec d’autres vêtements et est associé aux mouvements du corps dans la danse (Mizrahi, sous presse). S’agit-il d’une technique ? Même des thèmes à l’échelle de la globalisation, ou le capitalisme ne peuvent plus être conçus comme étant les simples contextes de ce genre de phénomène, comme s’il s’agissait de choses appartenant à un cadre extérieur, ou s’il s’agissait « d’externalités » (Callon 1989). S’il nous faut utiliser le terme comme une analogie, c’est le blue-jean lui-même qui apparaît comme une technologie. Il s’agirait alors d’une technologie qui produit la forme du capitalisme moderne, ou celle de la globalisation, ou même, dans le cas du projet sur le denim, pris dans son ensemble, une technologie qui serait à l’exemple d’une anthropologie moderne, et qui remplacerait le normatif - concept considéré comme celui dont elle dépendait traditionnellement - par celui de l’ordinaire. L ’ intention de cet article n’est pas de renverser le rapport de cause à effet entre technologie et consommation, mais plutôt de mettre les deux sous les auspices d’un programme plus ambitieux et plus vigoureux pour les études sur la culture matérielle.

45 (Traduit de l’anglais par Ludovic Coupaye)

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NOTES

1. Nous remercions la production « Premières Lignes Télévision » de nous avoir autorisés à publier les photogrammes extraits du reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode : le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émission Envoyé spécial sur France 2, le 7 janvier 2010. 2. Nous remercions la production « Premières Lignes Télévision » de nous avoir autorisés à publier les photogrammes extraits du reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode : le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émission Envoyé spécial sur France 2, le 7 janvier 2010. 3. L’auteur utilise en anglais le terme « technology » tout au long de l’article. Pour des raisons de signification, nous avons choisi de recourir, lorsque cela s’imposait, à « technique » et de laisser « technologie » lorsque le sens de la phrase le permettait. cf. Sigaut ce numéro, et l’introduction pour une discussion des différences d’utilisation du terme technologie/ technology entre l’anglais et le français et leurs implications [ NdT ]. 4. « Trouve-toi une vie ». Expression anglo-américaine, généralement jetée avec une forme de moquerie, voire de mépris, à quelqu’un particulièrement obsédé par un sujet, au point d’en parler à chaque occasion. Elle peut s’appliquer aussi aux personnes plus intéressées par les rumeurs et la vie des autres que la leur. Elle sous-entend, en fait que, la personne ferait mieux de s’occuper de sa propre vie (sociale, notamment). L’expression française la plus proche serait peut-être « Tu n’as vraiment rien d’autre à faire de ta vie ? » [NdT ]. 5. L’auteur utilise le terme « distressing », qui signifie à la fois « vieillissement » pour les blue- jeans et « angoisse » pour les êtres humains. [NdT].

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6. 8,65 euros [NdT]. 7. Mot-à-mot : « l’évidence aveuglante » [NdT]. 8. Le projet peut être consulté à l’adresse internet .

RÉSUMÉS

Le Blue-jean: pourquoi la technologie vient en dernier. La plupart des personnes pensent que la technique (ou la technologie) correspond à ce qui vient en amont du produit. Dans cet article, Daniel Miller s’intéresse plutôt à des cas dans lesquels l’ordre de la séquence est renversé et où le produit précède, ou initie, en quelque sorte, la technique. L’auteur commence par décrire les techniques d’usure artificielle des blue jeans : une technique qui vise à copier les effets du port des blue jeans. Il aborde ensuite la consommation comme une forme de production ou de technologie. À partir de son étude structuraliste des processus de différenciation symbolique dans la fabrication de poteries dans un village en Inde, il suggère de voir la technique comme l’expression ultime de la culture. À une autre échelle, la technique peut être considérée non seulement comme le processus de fabrication, mais aussi comme l’expression même de l’économie politique du capitalisme moderne. L’étude de Miller retourne donc à l’exemple des blue jeans et à la manière dont le capitalisme et ses mécanismes de différenciation sont pris à contre-pied. Contrastant avec l’importance donnée par le structuralisme à la différenciation, le jean nous invite à mettre davantage l’accent sur la normalité, sur l’identique, auquel la technologie se doit de répondre. En fin de démonstration, il devient possible de voir comment, de nombreuses techniques peuvent être vues comme des formes de réponse aux impacts de la consommation -que ce soit dans la façon particulière de réaliser un produit ou dans celui, général, du capitalisme. Cette étude sur le jean est à rapprocher du caractère holistique des Material Culture Studies contemporaines au sein desquelles, technique et consommation sont conçues comme des dimensions indissociables l’une de l’autre.

Blue-jeans: why technology comes last. Most people tend to think of technology as something prior to a product, this paper is concerned with examples where we can reverse the sequence and in some sense see the product as prior or cause of the technology. The paper begins with the technology that has been developed for distressing blue jeans. A technology that has to copy the effects of jeans consumption and wearing. It then considers consumption itself as a form of production or technology. In order to broaden the argument examples are taken from industrial and non industrial technologies. One example is that of pottery making in village India. Here again the technology may be viewed as a final product of culture, which was researched through a structuralist study of symbolic differentiation. At the other end of the scale we can consider technology not just as manufacturing but as the entirety of the political economy of modern capitalism. So the final study presented here takes us back to the example of jeans and the way capitalism is thwarted in its desire for différentiation. In contrast to the structuralist concern for difference, the overwhelming emphasis in jeans production is on sameness, to which the technology must then respond. By the end of the paper we can see the way many forms of technology ranging from the precise way a product is formed through to the general condition of capitalist production as ways in which we respond to the impacts of consumption. As such this illustrates the more holistic approach fostered by contemporary

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material culture studies in which technology and consumption are seen as integral aspects of each other.

INDEX

Mots-clés : capitalisme, consommation, denim, jean, poterie, technologie Keywords : capitalism, consumption, denim, jeans, pottery, technology

AUTEURS

DANIEL MILLER

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VARIA N°52-53

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L’art de se faire surprendre The Art of Getting Surprised

Laurent Legrain

NOTE DE L’ÉDITEUR

Dans cette micro-ethnographie, Laurent Legrain montre comment un groupe d’amateurs de jazz s’y prend collectivement pour rendre plus intense et plus « surprenant » l’objet de sa passion.

© Môsieur J.

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L’imprévisible est au centre de tous les paradoxes du jazz. Musique « en train de se faire », « où création et exécution fusionnent dans l’instant » (Colard 2001 : 53), mais dont les improvisations ne cessent d’être travaillées à partir d’un stock de formules harmoniques, mélodiques et rythmiques (Laborde 2001 ; Roueff 2002 ; Williams 2001 ; Gibson 2006) parfois usées jusqu’à la corde. Musique dont les métamorphoses successives se sont appuyées sur l’enregistrement, mais qui selon les amateurs et les musiciens conserve sa « vérité » loin des micros des studios (Williams 2001 : 198), dans l’ébullition des jam-sessions mythiques de Kansas City, du Minton’s de New York (Shapiro & Hentoff 1955 : 284-335) et dans toutes celles actuellement en cours de par le monde, où les musiciens détournent, s’approprient, recomposent les thèmes et les grilles harmoniques des standards de jazz (Williams 2006). « C’est la recherche de l’imprévisible qui fait courir les amateurs […] », écrit à juste titre Patrick Williams (2001 : 195). La problématique qui sera explorée ici relève d’une autre facette du paradoxe de l’imprévisibilité : son émergence s’organise. Dès lors, la question qui vient à l’esprit est la suivante : comment les amateurs de jazz disposent-ils leur environnement pour faire surgir la surprise ? Emmanuel Belin appelle « logiques dispositives » ces manières de se construire collectivement des environnements (Belin 2002 : 174). Mais qu’en est-il lorsque ces logiques tendent à la mise en place d’un environnement dont le but est de faire advenir l’imprévisible ?

1 Le point de mire du zoom ethnographique proposé ici est constitué de la description de l’intense activité déployée par un groupe d’amateurs avant de se rendre au concert du soir. Mais je me garderais de faire des musiciens et des amateurs deux catégories distinctes. Malgré les moyens différents mis en œuvre, du point de vue du surgissement de l’expérience esthétique, amateurs et musiciens sont logés à la même enseigne et forment bien une « communauté de goût » constituée autour du même « objet de passion » (Roueff 2002 : 79) au fondement duquel se trouvent ces paradoxes de l’imprévisibilité. Placer l’expérience esthétique comme épicentre des secousses qui agitent les communautés de goût, c’est s’éloigner des approches critiques de la sociologie. Le snobisme musical, les logiques identitaires, de distinction et d’exclusion, tout cela existe dans le jazz aussi. Mais en sont-elles vraiment les logiques dominantes ? Après avoir clarifié ce que j’entends par expérience esthétique, mon ethnographie donnera à voir, à partir d’une polémique sur l’improvisation, ce que Bessy et Chateauraynaud nomment « l’art de la prise » (Bessy & Chateauraynaud 1995 : 231-319), pour désigner les actes par lesquels nous connectons en situation des perceptions parfois très fines, des discours et tout un réseau d’objets, de lignes de filiation, de dates et de références. Enfin, à titre d’hypothèse, je proposerai de montrer que la logique qui sous-tend l’activité de mise en condition des amateurs est celle du flou, à mi-chemin entre le façonnage d’attentes spécifiques et la recherche de l’inconnu.

Question de méthode

Les descriptions présentées ici proviennent d’observations faites dans un groupe d’amateurs dans les années 1999-2000 dans le cadre d’une recherche sur la transmission et l’appréciation du jazz. J’étais moi-même, et depuis longtemps, un membre actif de ce groupe qui, dans son noyau dur, comprenait quatre amis amateurs de musique. Autour de ce premier cercle tournaient des électrons plus libres qui rejoignaient parfois les réunions hebdomadaires que nous tenions préalablement aux concerts. Bien plus tard, en 2004, j’ai repris ces données et je les ai complétées par une

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quinzaine d’interviews d’autres amateurs1 et par des observations de concerts en Belgique. Cette position, trop impliquée (peut-on faire de l’anthropologie accoudé au bar avec ses amis ?) mais surtout trop ambiguë (un anthropologue peut-il être sous l’emprise de son objet d’étude ?), choquera les tenants du « philistinisme méthodologique »2 prôné par Alfred Gell (1992 : 40-44) et posé comme pré-requis de toute étude anthropologique de l’art.

2 Sans pouvoir m’étendre ici sur l’ensemble des facettes du débat que cette position suscite, j’aimerais m’attarder sur un point qui m’apparaît crucial dans la justification de l’application d’une méthodologie opposée. Mon argument se fonde sur la capacité de l’une ou de l’autre position à prendre en compte l’usage du langage dans les mondes sociaux des passionnés. Le langage du goût est plus performatif que descriptif (Hennion 2002 : 129 ; Roueff 2002 : 87). Ainsi débattre sans fin à propos du son velouté du saxophone d’Art Pepper, de l’impression de proximité produite par les craquements de la contrebasse de Rasinfosse, de ses doutes sur le réel statut de l’improvisation dans le jazz ou encore évoquer les affres de la quête de la nouvelle révélation musicale dans les rayons des disquaires ou des services de prêt des médiathèques ne sont pas des formes descriptives d’un goût déjà là ou de pratiques bien arrêtées. Évoquer tout cela constitue une manière de façonner, de stimuler, d’orienter ses goûts ou encore de « coordonner des affects » (Boltanski 1993 cité dans Laborde 2001 : 167). Cet usage particulier du langage perd de son efficacité – voire toute pertinence – s’il se transforme en monologue. Or c’est souvent le cas lorsque l’un des interlocuteurs (le philistin) refuse de se lancer dans ce qui est bien plus qu’une joute oratoire (voir infra). L’image de la « conversation géniale » invoquée par Dewey est tout à fait parlante : « […] juste comme dans une conversation géniale, il y a de continuels échanges et interventions, et pourtant chaque interlocuteur ne conserve pas seulement son propre caractère mais parvient aussi à l’exprimer plus clairement qu’à son habitude » (Dewey 1934 : 36-37).

3 En parlant de son goût, on le façonne, on l’explore, on lui donne une forme. Dire qu’on le socialise c’est déjà lui supposer une trop grande intériorité. Malgré les opérations internes ou mentales qui s’y jouent, le goût ne prend sa pleine dimension que dans un acte d’expression et cet acte ne se libère qu’en présence d’autres amateurs.

A Rolling Stone : les dimensions esthétiques de l’expérience

« “Zut, zut, zut, zut”. [...] je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher d’y voir plus clair dans mon ravissement » (Proust 1971b : 261).

4 Un des traits saillants des interviews menées avec des amateurs de jazz est l’éclectisme de leur trajectoire musicale. Le jazz est soit leur escale actuelle, après une longue navigation sur les mers illimitées des différents styles musicaux (le classique, le funk et certaines variantes du rock semblant souvent être les escales précédentes), soit un cheminement à l’intérieur même du monde du jazz et des tendances qui le traversent (be-bop, hard-bop, m’base, west coast jazz, free, cool, etc.). Ce qui caractérise la dynamique des interviews, c’est l’emballement de la discussion lorsque des amateurs évoquent les points de débarquement et d’embarquement de cette navigation, les moments (qu’ils soient conçus sur le mode du flash instantané ou du processus laborieux) qui conduisent à un basculement de l’expérience. Les deux extraits qui

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suivent sont assez représentatifs de la variété des cheminements à travers lesquels se construisent des relations durables et entretenues au jazz3.

Extrait numéro 1 (septembre 2004, Luc, 35 ans, photographe)

« J’avais jamais aimé le jazz, j’étais plutôt classique, mais je suivais des copains dans les concerts. Pendant qu’eux écoutaient aux avant-postes des concerts qui me semblaient inaudibles, j’allais déconner avec d’autres gars à l’arrière, on parlait de tout et de rien en regardant les filles. Puis un jour, je ne sais pas, il y avait la photo d’un saxophoniste ténor (ça devait être Coltrane ou Sonny Rollins enfin un de ces dinosaures incontournables), là juste en face de la table où on rigolait. Son saxo semblait sortir de la photo… enfin j’avais déjà bu un peu… et le saxophoniste qui jouait me faisait la même impression… si tu veux, chaque fois qu’il prenait son solo, j’avais l’impression qu’il sortait de la scène pour arriver jusqu’à moi. Une fois que la comparaison s’est formée dans ma tête, presque tout d’un coup, j’ai entendu le jazz différemment et j’ai commencé à rechercher des impressions similaires à celles éprouvées ce soir-là. C’est pour ça que j’ai plein de livres de photos de jazzmen. Mais bon, faut être honnête, l’instant musical, ce n’est pas si souvent que ça arrive ».

Extrait numéro 2 (novembre 2005, Michel 42 ans, assistant social)

« Les voies par lesquelles je suis arrivé au jazz sont assez sinueuses. J’avais rarement été en contact avec cette musique sauf dans les ascenseurs (rire). Moi ce qu’il me fallait c’était des développements harmoniques amples et cette idée d’une musique qui fait système. Le jazz pour moi, c’était l’exposition d’un thème, suivi de 30 minutes de solos qui n’avait comme seule attache qu’un mouvement harmonique repris ad nauseum. Il y a quelques années il y a eu une série d’émissions à la radio qui retraçait la vie de Dizzy Gillespie [l’une des figures majeures de l’avènement du be-bop]. C’était le jeudi soir. Moi, le jeudi soir, je suis déjà un peu en week-end… décontracté je veux dire, j’ai un peu le temps. Je me souviens de la première fois que j’ai entendu un solo de Dizzy, il filait comme une balle dans les aigus et la seule chose que je trouvais belle c’était que, parfois, en fin de phrase, j’avais l’impression qu’il ratait une note. C’était beau parce qu’on sentait toute l’énergie qu’il avait mise à atteindre cette note mais qu’elle était trop haute… je dirais… trop haute pour l’instrument même… impossible à atteindre avec une trompette. Dizzy, il s’est tellement battu avec sa trompette qu’il s’en est boursouflé les joues… Tu vois les photos ?… toujours impressionnant. Je me suis aperçu qu’un de mes collègues écoutait aussi cette émission. Il aimait le présentateur mais pas vraiment le jazz non plus. Le jeudi suivant, on s’est quitté en se disant : “Tiens tu me diras ce que tu penses de l’émission de ce soir ?” Ce soir-là, le présentateur a comparé les développements harmoniques de plusieurs blues… tous les accords que les bopeurs avaient dérivés des grilles du blues traditionnel (figure 1). C’était captivant et je me suis dit que c’était comme ça que j’écoutais la musique… comme un système réfléchi, quasi mathématique. Mon collègue avait été moins accroché que moi, mais comme on travaille pas loin de la médiathèque, on y est allé ensemble. Je voulais louer des disques qui avaient été joués la veille mais d’autres aussi. En fait j’avais envie de comparer, de partir d’une structure simple – le blues – et de voir tout ce que les boppeurs et les autres en avaient fait. Plus tard, comme on continuait à discuter avec le collègue en question, on s’est dit “pourquoi pas tenter un concert ?” L’ambiance était détendue et les musiciens jamais vraiment loin de toi. Lentement, j’ai abandonné cette obsession pour le développement harmonique. Les musiciens dégageaient souvent une telle énergie… Je me souviens m’être dit que certains d’entre eux jouaient comme si c’était leur dernier jour à vivre. En fait,

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assez ironiquement, ça m’a donné l’impression que j’avais tout compris à l’écoute du premier solo de Dizzy. C’était ça la musique. Avec ce collègue, ça devenait vraiment des sujets de conversation importants. Lui, il restait plus cramponné que moi sur des choses plus réfléchies, moins énergétiques. Il s’était mis à écouter des trucs du genre Pattitucci que j’aimais moins. Alors on débattait, débattait, c’était sans fin… mais c’est du jazz aussi ça, non ? ! ? (rire) ».

Document écrit à la main par un enseignant d’une école de jazz d’Anvers

Quelques-unes des différentes grilles de dérivation d’un blues classique en fa, ce « système réfléchi, quasi mathématique » qui a agi comme embrayeur de basculement du goût de Michel. Chaque ligne figure une variation de la grille harmonique des douze mesures du blues classique. (Fig. 1)

5 Luc (extrait 1) réfléchit à ce qui s’est passé ce soir-là. Tout à coup, il a entendu le jazz. Il en a tiré un enseignement. Il s’est construit une prise pragmatique sur les éléments contextuels de cette situation. Cette prise vise à faire ressurgir un plaisir similaire (avec plus ou moins de bonheur) à ce qu’il a vécu ce soir-là. Partant du principe qu’un lien s’est tissé en situation entre tous les éléments décrits (lorsque Luc parle de la musique il évoque les virées avec des amis, l’alcool, les filles, le son d’un saxophoniste, les photos suspendues dans le bar, sa collection de livres illustrés sur le jazz, son métier de photographe), ses tentatives viseront à remettre en place des dispositifs similaires (« […] c’est pour ça que j’ai plein de livres de photos de jazzmen […] ») espérant un retour de l’objet ainsi goûté (Hennion 2002 : 145). À ce point du parcours, l’invocation du concept d’« expérience esthétique », tel qu’il fut élaboré par le philosophe John Dewey trouve toute sa pertinence. Dewey tente de comprendre les traits constitutifs de la dimension esthétique de l’expérience à partir d’une métaphore. À mon sens, le premier mouvement de cette métaphore est très problématique. Par contre la suite est parfaitement éclairante pour mon propos. Les deux mouvements forment un tout qui montre que Dewey ne conçoit pas l’expé-rience esthétique comme un domaine séparé de l’expérience ordinaire.

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Mouvement 1

« Une illustration générale peut être donnée, si nous imaginons qu’une pierre qui roule au bas d’une colline, vit une expérience. L’activité est sûrement suffisamment “pratique”. La pierre démarre d’un point et roule, d’un mouvement aussi régulier que les conditions le permettent, vers un point et un état où elle sera au repos – vers une fin ».

6 Illustrer l’action ordinaire par la métaphore d’une pierre qui roule c’est à nouveau s’empêtrer dans les travers du behaviorisme où l’action est modélisée comme une réaction et une adaptation aux stimuli de l’environ-nement. Merleau-Ponty proposera une image beaucoup plus évocatrice (et musicale) : si l’organisme est un clavier dont les notes sont actionnées par les stimuli de l’environnement alors « […] ce serait un clavier qui se meut lui-même, de manière à offrir […] telles ou telles de ses notes à l’action en elle-même monotone d’un marteau extérieur4 » (-Merleau-Ponty 1942 : 12).

7 Dans la deuxième partie de la métaphore, la congruence entre le comportement de la pierre imaginée par Dewey et les extraits d’interviews justifie sa présence dans ce texte.

Mouvement 2

« Laissons notre imagination ajouter à ces facteurs extérieurs l’idée que la pierre appréhende avec envie l’issue finale ; qu’elle est intéressée par les choses qu’elle rencontre sur son chemin, conditions qui accélèrent ou retardent son mouvement en fonction de leur rapport avec l’issue finale ; qu’elle agit sur et ressent ces choses en rapport avec la fonction d’aide ou d’entrave qu’elle leur attribue ; et que l’état final de repos est lié à tout ce qui s’est produit avant comme le paroxysme d’un mouvement continu. Alors la pierre aura vécu une expérience à laquelle on peut attribuer des qualités esthétiques5 » (Dewey 1934 : 39).

8 Quittons l’univers des pierres qui roulent et revenons à Michel. La manière dont il met en récit son entrée en jazz foisonne de ces éléments déclencheurs ou facilitateurs : son attachement à une musique-système (une tendance, un penchant à apprécier de grands développements –harmoniques, un habitus évoluant lentement vers une nouvelle manière d’entendre « […] lentement j’ai abandonné cette obsession pour le développement -harmonique »), une émission radio et son présentateur, un collègue, les disponibilités d’esprit du jeudi soir, l’ambiance détendue des concerts, la beauté d’une note hors de portée et la laideur des joues boursouflées de Dizzy Gillespie, une lutte inégale (celle entre un homme et sa trompette), l’énergie dégagée par ces « personnages sonores » que sont les jazzmen, les débats sans fin etc. Avait-il en tête, comme la pierre qui roule, le résultat final ? Non, mais une foule de résultats intermédiaires, ces moments à travers lesquels il sent que le jazz commence à produire de l’effet sur lui, créent le désir d’aller plus loin.

9 Lorsque Michel raconte sa passion actuelle pour le jazz, il parle d’un cheminement ponctué d’étapes intermédiaires qui le conduit vers un état souvent évoqué dans les interviews sous le vocable « être dans la musique », sommet culminant, extatique, précaire, toujours menacé de dislocation, qui est devenu l’un des centres de gravité autour desquels Michel organise sa vie et son environnement. Faut-il voir en Michel la figure du « […] quasi-stratège en matière de mobilisation des propriétés du contexte […] » dont la sociologie de Bernard Lahire se défie (2002 : 413) ? Il faudrait imaginer un stratège un peu particulier. Un stratège qui n’a pas une idée claire des fins auxquelles il veut parvenir (être dans la musique, le vocable peut nous faire penser qu’il y aurait une unité dans les différentes occurrences de cet état mais il n’en est rien), un stratège dont

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le but est d’être dépassé, débordé par les événements, un stratège tout entier tourné vers le surgissement de la surprise et de l’imprévisible (Hennion & al. 2000 : 224), un stratège pour qui le foisonnement du monde ne serait pas un obstacle mais un moyen de faire surgir une expérience esthétique.

10 Interroger sur d’autres bases que les interviews les manières par lesquelles « on se fait un environnement » – l’expression est de Bourdieu (1997 : 178) –, par lesquelles on dispose son monde pour transformer ce que l’on pensait de soi et symétriquement la musique qui compte pour soi (Hennion 2002 : 148), c’est l’objectif de l’ethnographie qui suit.

Laurent Legrain Jean Jamin et Patrick Williams soulignent qu’André Schaeffner appelait les jazzmen des « personnages sonores » (2001 : 14). Ici, le bassiste Daniel Romeo, dont il sera abondamment question dans la suite du texte, en concert au Rockerill de Charleroi le 6 juin 2009. Une autre illustration cocasse se trouve dans la biographie d’Art Pepper. « En arrivant dans le club, j’aperçus Blinky, un type de ma connaissance [un batteur] [...] On l’aurait cru monté sur ressorts : il marchait en bougeant la tête de gauche à droite, comme s’il jouait de la batterie. En le regardant on voyait carrément toute une batterie : le Charleston qui rebondissait, la pédale qui entrait en action et les cymbales qui vibraient, et puis, ses yeux qui bougeaient sans cesse. À croire que ce n’était pas ses yeux qui clignaient mais tout son corps » (Pepper [1979] 1982 : 86). (Fig. 2)

La mise en condition : « Une plongée progressive en jazz » (Roueff 2002 : 83)

Logiques dispositives

Nous avions pris l’habitude de nous réunir dans l’antre du « -Two-five-one »6 comme il était de coutume de l’appeler. C’était une pièce chez Thierry entièrement destinée à l’écoute du jazz : deux fauteuils en triste état, des affiches de concerts et de festivals, un

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tableau peint en traits stylisés représentant Steve Coleman soufflant dans son alto, des murs remplis d’étagères croulant sous les disques et les CD-ROMS, une bonne installation hi-fi. Dans les termes de la sociologie de Norbert Elias (1976), Thierry était notre prescripteur (nous-mêmes l’appelions professeur sur un ton sarcastique). Nous lui déléguions la responsabilité de nous dire ce qu’il fallait aimer parce qu’il « connaissait nos goûts »7. Nos réunions commençaient la plupart du temps une heure avant le début du concert. Ce cadre temporel dévolu à notre plongée progressive en jazz avait été définitivement arrêté après plusieurs essais de temporalité plus longue que nous n’avions pas retenue. Écouter trop de jazz avant un concert, c’était émousser son oreille et ne pas profiter de tout ce qui se passerait dans le jazz-club. Nous en étions persuadés.

11 Les logiques dispositives de notre groupe ne se contentaient pas de fixer un cadre spatial et temporel, elles donnaient également les règles prohibitives et préférentielles de notre heure d’écoute. Nous avions décidé de ne jamais écouter la formation que nous nous préparions à aller voir. Par contre, nous avions une préférence très nette pour l’écoute de deux ou trois plages d’un album sur lequel un (ou plusieurs) des protagonistes du soir officiait en tant que sideman. Nos réunions étaient également des moments privilégiés pour se présenter l’un ou l’autre nouvel album que nous jugions passionnant.

12 Mais en général, à moins que, dans la semaine, une révélation ait bouleversé notre jazz, c’était à la première règle préférentielle que nous nous tenions : si nous nous préparions à aller voir Daniel Romeo, par exemple (voir infra) nous écoutions certaines plages d’un album de Marc Lelangue Blues Band sur lequel Romeo tenait la basse. Si nous procédions de la sorte, c’est que le « jazz » s’est construit de la sorte. À la différence du rock par exemple où la norme du groupe est plutôt « un projet collectif permanent symbolisé par un sigle unificateur » (Ribac 2004 : 92), depuis l’avènement du be-bop (qui n’a fait que renforcer une tendance déjà fort présente) et de ses « combos » au personnel réduit (de trois à six musiciens), le jazz a favorisé les formations éphémères, les transits constants de musiciens entre ces formations8. Là où les rockers explorent l’objet de leur passion en recherchant les influences de leur groupe de prédilection, les auditeurs de jazz tâtonnent « par musicien » ou « par filiation musicale ». Aimer le jeu d’un instrumentiste et l’écouter se décliner, se diluer dans le projet esthétique de différentes formations pour en modifier l’« alchimie » (terme généralement utilisé) est l’un des outils d’investigation les plus distribués parmi les auditeurs de jazz9. C’est souvent sur cette base qu’ils se prêtent des disques, qu’ils échangent des conseils (Hennion 2000 : 116), qu’ils prennent des garanties sur la qualité d’un concert avant de s’y rendre, qu’ils se distinguent ou qu’ils trouvent des personnes ressources dans d’autres groupes, qu’ils se positionnent dans la salle pour le concert, qu’ils se taquinent etc.

13 Un autre outil d’investigation qui permet de caboter non loin des rivages tout en ménageant les plaisirs de la découverte est de suivre les contours tracés par les lignes de filiation musicale. C’est même une obsession tant pour les auditeurs et les critiques (Williams 2001 : 26) que pour les musiciens. Quelles sont les influences de tel musicien, qui a été son professeur, qui avait-il comme modèle ? Comme le dit Billy Taylor lorsqu’il parle des mutations musicales du début des années 1940 qui vont conduire le jazz vers le be-bop :

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« Coleman Hawkins était le saxophoniste [de référence] à l’époque, juste comme Pres l’est maintenant. Tout homme qui joue d’un instrument a un certain modèle, et pour ceux qui jouaient du ténor, c’était Hawkins » (Shapiro & Hentoff 1955 : 362).

Une mise à nu musicale de l’âme

Laurent Legrain Christophe Panzani et un jeune trompettiste invité dans la formation Da Romeo & the crazy moondog band en concert au Rockerill le 6 juin 2009. (Fig. 3)

14 Après l’avènement du be-bop on ne comptera plus les ersatz de Charlie Parker. L’étude de la transmission du jazz reste encore largement à faire (Pierrepont 2006 : 91, 96, 98) et elle révélera bien sûr un processus qui va au-delà de la simple passation d’un savoir- faire musical. Patrice, un professeur de saxophone de Bruxelles me confiait : « Avec certains de mes élèves, je dois stopper les cours. Ce n’est pas pour des questions de progression musicale ou de manque de talent ou quoi que ce soit… non. En fait parfois les gars se mettent à marcher comme moi, à parler comme moi, à rire comme moi… c’est sérieux ! Cela m’étonne toujours et ça me fait peur à chaque fois. C’est sûr dans le jazz, tu dois trouver ton style mais en même temps tu restes dans l’esprit de tes modèles. Je ne sais pas, il faut trouver un juste milieu… ce n’est pas évident » (janvier 1999, Patrice 25 ans, professeur de musique).

15 Cette logique dispositive qui nous poussait à laisser, dans nos écoutes préalables, une place importante à la musique des pères musicaux des protagonistes du concert du soir véhiculait également l’idée que derrière la transmission du jazz se cachait quelque chose de plus difficile à circonscrire : la passation d’une âme, d’un esprit10. Or cette représentation est incluse dans un système plus large de représentations qui concerne l’improvisation : pour les amateurs de jazz comme pour les musiciens, l’improvisation relève d’une « mise à nu musicale de l’âme » (Bangs [2003] 2005 : 54). « Aujourd’hui beaucoup de musiciens de jazz n’improvisent pas. J’ai travaillé avec beaucoup des meilleurs et soirée après soirée, ils jouent les mêmes choses. Moi, si je

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n’improvise pas tous les soirs, je préfère m’en aller. Je dois continuer à improviser » (Dave Brubeck cité dans Shapiro & Hentoff 1955 : 387).

16 Nos écoutes préalables au concert n’étaient pas des écoutes silencieuses. Elles faisaient émerger des débats parfois virulents sur la qualité de jeu d’un musicien particulier, sur les traits constitutifs de la « bonne musique » ou du « vrai jazz ». Parmi les thèmes souvent engagés dans ces polémiques acharnées11, le statut de l’improvisation dans le jazz tenait le haut du pavé. Personne n’était dupe. Nous savions que les solos des musiciens de jazz font la part belle aux clichés et aux figures imposées (Williams 2001 ; Roueff 2002) mais nous refusions d’assister à des concerts de musiciens qui joueraient straight, sans aucune improvisation ni appropriation (Williams 2006 : 186).

17 Dans les deux vignettes ethnographiques qui suivent, je reprendrai à mon compte quelques facettes du concept de « prise » élaboré par Bessy et Chateauraynaud (1995) à partir de l’observation de domaines très divers de l’expertise.

18 Une prise naît de la confrontation, de nos corps à corps avec des objets du monde. Une prise est constituée lorsqu’un acteur peut passer sans impression de rupture de fines perceptions spécifiques (les plis12) à de larges représentations collectives et vice-versa. Ce concept et l’idée de transitivité qu’il véhicule me seront d’une grande aide. D’abord pour montrer que les représentations collectives que je vais reconstruire à partir de discours partagés et consensuels relatifs à l’improvisation sont constamment mises à l’épreuve de la perception et non pas acceptées et intégrées une fois pour toutes. Pour perdurer, ces représentations collectives doivent sans cesse s’ancrer aux plis de la matière sonore. Sortir l’acte perceptif de son statut d’épiphénomène « [...] surdéterminé par les représentations sociales qui les sous-tendent » (Ibid : 256) me conduira à poser une hypothèse sur la manière de concevoir notre activité de mise en condition.

Vignette numéro 1

Lorsque j’arrive le débat est déjà bien entamé. Il porte sur Daniel Romeo13, le bassiste leader du groupe que nous allons écouter ce soir. Quelques concerts successifs à Bruxelles nous ont permis de le voir à plusieurs reprises dans les mois qui ont précédé notre rendez-vous de ce soir. Je sais que Bruno a repéré un élément qui le taraude. Daniel Romeo, pense-t-il, fait des solos qui sont semblables d’un soir à l’autre. D’abord ce ne fut dans son chef qu’une impression de malaise « quelque chose n’allait pas ». Il s’est alors aperçu que les effets14 utilisés (-wa, distorsion, etc.) l’étaient toujours selon une même séquence temporelle. Il a essayé de retenir quelques phrases de solo par cœur jusqu’au concert suivant, dans l’espoir de comparer (mais avoue qu’il n’en a pas été capable). Il a maintenant l’impres-sion que Romeo nous présente la même chose au fil des concerts. « Il n’improvise donc pas » et « toutes ces mimiques qu’on lui voit faire, c’est du chiqué », « il n’est pas sincère », ou encore « nous on pensait qu’il était complètement dans sa musique, mais il nous bluffe ».

19 Finalement, Bruno se rétracte tout en déclarant qu’il « ouvrira les oreilles » ce soir, qu’il n’est pas convaincu : « […] à la production du disque on a pu enlever certains morceaux ou certaines parties de morceaux où les solos étaient trop semblables ». Puis comme s’il réalisait que ses remarques pouvaient paraître présomptueuses (il joue également de la basse) il ajoute avec un sourire « mais tu as raison, quelle technique ! Ce mec est un martien ».

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20 La manière dont s’est développé le doute de Bruno est intéressante en ce qu’elle donne à voir « le pli » comme un processus dynamique. À le suivre, c’est d’abord le sentiment que quelque chose ne fonctionne pas qui éveille son attention et le pousse à explorer à nouveau l’objet de sa passion. Cette attention nouvelle le contraint à ne plus laisser ces fines perceptions dans l’obscurité, dans ce « sombre fond » d’où elles agissent habituellement pour nous livrer nos aperceptions conscientes (Deleuze 1988 : 115-120). Il lui faut plier l’objet d’une nouvelle manière en suivant au plus près ses propriétés, en les faisant proliférer, et par conséquent en se laissant plier par lui. Cette confrontation par laquelle se trouvent transformés tant l’objet que les habitudes perceptives15 lui permet de trouver un nouveau pli pertinent : l’utilisation des pédales d’effets sonores (figure 4).

Laurent Legrain Le pied sur la « wawa », premier pli du drapé obtenu dans l’expérience perceptive de Bruno. (Fig. 4)

21 Ensuite et à partir de là, de plis en plis, toujours plus importants (de phrases musicales en solos entiers), il remet en doute la « sincérité » des improvisations de Daniel Romeo. Dès lors il se demande où sont ces moments de grâce tant espérés où les solos sont composés dans l’instant d’une relation (un jazzman, sa formation et son public) qui ne se reproduira plus jamais à l’identique. La prise construite par de nombreux amateurs de concert jazz à partir de la coordination des gestes (mimiques de visage, balancement du corps, brusque inclinaison en avant du tronc pour terminer une phrase dans le haut du manche de la basse etc.), du son, des représentations collectives qui concernent tant la relation public-musicien que la sincérité de l’acte d’expression de l’improvisateur, cette prise n’offre plus aucun appui et tout ne paraît plus qu’artifice.

22 Le jazz en tant que forme musicale s’est constitué, entre autres, sur un dispositif particulier de présentification de la musique. Sur une scène, une section rythmique (souvent au moins une basse, une batterie et un instrument polyphonique) joue une grille d’accords en soutien harmonique d’un soliste qui crée dans l’instant des mélodies.

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C’est un repère conventionnel de la plus haute importance pour la plupart des amateurs de jazz même si paradoxalement « les enregistrements constituent le corps du jazz » (Williams 2001 : 198). Dans un article sur la perception du génie musical de Thelonious Monk, Denis Laborde met en lumière une « croyance » assez paradoxale en l’improvisation, qui mène à une véritable métaphysique de la personne. D’une part les auditeurs de jazz croient au jaillissement spontané des mélodies, mais d’autre part ils savent que l’improvisation est une compétence, un savoir-faire (Laborde 2001 : 147) dont l’incorporation est longue et laborieuse. Deux attitudes se dessinent alors. Dans un cas de figure cette compétence doit s’effacer, devenir invisible. C’est la vision transcendantale de l’improvisation. Le soliste sur scène est sous l’emprise de l’instrument et des sons. Dès lors, qui est aux commandes ? Les versions oscillent d’une sorte de moi profond et intérieur qui trouverait là matière à s’extérioriser à des entités spirituelles. L’autre cas de figure, celui du pilote omniscient, conçoit l’acte d’improviser comme une relation à grande vitesse entre pensée et geste. L’improvisateur prévoit ce qu’il joue, suit une sorte de chant intérieur qu’il actualise sur son instrument. Les deux attitudes sont bien saisies dans cet extrait d’interview de Billy Eckstine lorsqu’il évoque la différence entre Charlie Parker et Dizzy Gillespie : « Tout le monde écoutait ce que Bird jouait ; il était si spontané que les choses qui s’échappaient de son esprit […] devenaient des classiques. Mais Dizzy restait assis là, peu importe ce qu’il joua, il savait ce qu’il était en train de faire. C’était un motif qu’il avait étudié » (Shapiro & Hentoff 1955 : 352).

23 Mais que ce soit l’une ou l’autre des versions, l’improvisateur ne doit pas tricher. Il doit être sincère, tout entier dans sa musique. Cette injonction morale est constamment réitérée, que ce soit dans les écrits et les interviews des musiciens, dans les discussions des amateurs ou dans les « opérateurs de connivence » propres au jazz-club (Roueff 2002 : 75). La musique doit être une expression juste de la personnalité du musicien. « Ta trompette ne m’a jamais raconté de mensonge à ton sujet » dit Mingus à Fats Navarro qu’il voit en rêve (Mingus [1971] 1982 : 249) ou encore Art Pepper après avoir évoqué les traits sombres de la personnalité de Miles Davis : « Mais j’ai le sentiment qu’il est fondamentalement bon, sinon il ne jouerait pas aussi bien » (Pepper [1979] 1982 : 98).

24 Or, si Daniel Romeo répète ses solos, les mimiques et les balancements qu’il exécute sur scène deviennent pure tricherie. La manière dont nous allons trancher le débat me permettra de focaliser mon attention sur l’émergence d’une nouvelle prise.

Vignette numéro 2

Thierry prend dans sa discothèque le seul disque de Romeo édité à l’heure actuelle : un enregistrement d’un concert au Sounds Jazz-Club. (Ce -faisant, comme le lui fait remarquer une troisième personne pour le taquiner, il viole un accord dont nous avions déjà discuté la valeur. Mais lorsqu’il y va du statut de l’improvisation dans le jazz, les conventions tombent). En appuyant sur la touche avance rapide de sa chaîne, Thierry sélectionne les solos de chacune des plages que nous écoutons.

25 Durant l’écoute il fera les commentaires suivants : « - Les séquences temporelles d’utilisation des pédales sonores sont différentes. - C’est incroyable. Il a vraiment le même son “rond” et “ample” que Pastorius, mais bon… c’est Hadzi qui lui a appris à jouer. - Si la basse de Stanley Clarke ne peut pas parler pourquoi ne demande-t-il pas à Pastorius16 (rires)…

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- Écoute les notes étouffées ! Il en met partout, même dans les passages rapides. »

26 Cet extrait montre clairement comment, pour trancher le débat, on peut « instrumenter l’examen du matériel » sonore (Bessy & Chateauraynaud 1995 : 240). Pour nos deux comparses, il est impossible de se faire une idée à partir de la simple réactivation d’une mémoire sensorielle. Ils passent donc par le disque et la sélection précise de passages. Mais si au départ cette instrumentation de l’examen ne concernait que le lissage et la clarification d’un pli précis, Thierry se lance en temps réel dans l’élaboration d’une prise : les notes étouffées, le son, les séquences dissemblables d’utilisation des effets sont les plis investis. Les qualificatifs du son (rond et ample) mobilisent un vocabulaire partagé. Le jeu de Pastorius17, la ligne de filiation continue qui va de Pastorius à Romeo en passant par Hadzi18, tracent à partir des solos de Romeo un réseau d’autres objets et d’indices référentiels qui les mettent en perspective19. La prise permet de passer de l’un à l’autre de ces registres sans aucune impression de rupture. Est-ce les acteurs qui se saisissent du morceau ou le morceau qui les saisit ? Comme le pli, la prise surgit de la confrontation.

Plis, mémoire et logique du flou

Plis et replis

On peut interpréter l’activité déployée par notre groupe comme une tentative de saturation de la mémoire par des éléments musicaux que nous aurions plus tard le plaisir d’entendre au concert du soir. L’expérience esthétique repose alors sur la réactivation de la mémoire, sur le plaisir pour un auditeur d’entendre ce qu’il avait anticipé en son for intérieur et de combler des attentes de plus en plus exigeantes au fur et à mesure d’un investissement de plus en plus affirmé dans son groupe de pairs. L’acte perceptif est conçu ici comme un acte d’anticipation entièrement déterminé par la mémoire. Le goût s’en trouve réduit à l’actualisation de schèmes de perception sédimentés en couches successives au plus profond de nos corps au gré de nos socialisations continues.

27 L’ethnographie exposée ici amende-t-elle ce modèle ? La vignette n° 2 donne à voir Thierry, notre prescripteur, reconstruire une prise dans le moment de confrontation aux solos de Romeo. Cette prise peut se propager et être partagée par l’ensemble des membres de notre groupe. Ceci d’autant plus que, pour nous, Thierry est un connaisseur, doué d’une compétence particulière et d’un savoir inégalé sur le jazz (Hennion 2000 : 117). Mais d’un autre côté, l’environnement présente toujours une infinité de traits (Bessy & Chateauraynaud 1995 : 238), « […] une pluralité d’attributs dont on joue [délibérément ou pas] selon les occasions » (Keane 1997 cité dans Clarke & Miller 1999 : 22). Chez Proust par exemple, l’histoire très connue de la petite phrase musicale de la sonate de Vinteuil, entendue subitement par le narrateur de La Recherche après plusieurs écoutes, illustre bien mon propos et montre à quel point « […] à l’intérieur des grands plis, des formes canoniques, persistent (et signent) une infinité de petits plis […] » (Bessy & Châteauraynaud 1995 : 292) qui peuvent par leur insistance bouleverser nos perceptions plus larges.

28 Quelques réunions plus tard, Bruno parla longtemps du balancement du corps de Daniel Romeo, à gauche sur les deux premiers temps et à droite sur les deux derniers, la danse de Romeo ralentissant ainsi les tempos rapides sur lesquels il affectionnait jouer. Il se

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souvint d’une anecdote à propos de Marcus Miller [l’un des bassistes de Miles Davis]. Il avait entendu dire que Miles l’avait engagé dans sa formation dès qu’il l’avait vu marcher. Marcus Miller marchait en mesure. « C’est comme ça que moi j’arrive à savoir quand les musiciens sont vraiment dedans… ils balancent tous les deux temps, comme en transe… ».

29 Quelques concerts semblaient avoir fourni une autre prise à Bruno pour passer sans difficulté de l’improvisation et de son cortège de représentations aux plis de la performance et vice versa. Ceci ne veut pas dire qu’il faut nier l’incorporation d’habitudes perceptives. Les vignettes et les extraits d’interviews montrent suffisamment l’importance de l’apprentissage et de la socialisation dans la construction collective des manières de saisir le jazz. La prise que s’est construite Bruno tient par exemple sur un ensemble de références apprises (Miles Davis, Marcus Miller, la division du tempo qui est directement liée à l’accentuation des temps 2 et 4 dans le jazz, le jazzman comme « personnage sonore ») et sur des dispositifs d’écoute maîtrisés (celui du concert ou de l’écoute hi-fi). On n’arrive pas face au jazz historiquement ou culturellement vierge. Écouter de la musique « pour son plaisir » est une attitude qui a demandé plusieurs siècles d’incubation. Mais ces exemples montrent également que l’activité des amateurs est organisée à partir de logiques partagées qui tendent, à partir d’une attention soutenue, à rendre plus présent le « jazz » en donnant une place aux plis, en les faisant proliférer. L’amateur de musique serait donc celui qui, tout en s’appuyant sur des habitudes perceptives incorporées « sait faire travailler les restes » (Ibid : 312). Sans doute que le fan de jazz, qui a maintenu l’imprévisible au cœur de son propos, en est l’exemple le plus explicite.

30 Mais cette réflexion plaide aussi plus largement pour un retour dans le champ anthropologique d’une modélisation de la perception moins arc-boutée sur des déterminismes socioculturels. Sans avoir l’ambition de pourvoir mon lecteur de concepts entièrement cohérents et sans faille, j’aimerais montrer en m’appuyant sur le travail de relecture de Leibniz effectué par Gilles Deleuze (1988) et sur la traduction sociologique qu’en donnent Bessy et Chateauraynaud, la plus-value de la notion de pli. Je donnerai également à cette notion une représentation visuelle tirée de la série de clichés Telegraphic cables de l’artiste photographe Michaël Thiel. Pour les besoins de la réflexion, la figure 5 représente le moment « t1 » de l’expérience perceptive de Bruno.

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© Michaël Thiel

31 Les lignes qui marbrent le fond blanc seront les plis. On se rappellera de la nouvelle prise construite par Bruno après quelques concerts de Daniel Romeo, fondée sur le balancement du corps de Romeo sur les temps deux et quatre. Or, Bruno joue de la basse également. Il a par conséquent l’habitude d’accentuer dans ses accompagnements les temps deux et quatre. Cette manière de plier l’objet sonore lui est devenue habituelle. Il est passé et repassé sur ce pli dont la marque (figurée par les lignes foncées obliques [a] de la figure 5), comme lorsque l’on plie et replie une feuille de papier, est maintenant profondément incorporée. Dans sa confrontation à la performance de Romeo, cette manière habituelle de plier le son s’associe à la danse du corps de Romeo, et fait naître un autre pli, qui a son origine dans cette habitude perceptive mais qui s’en éloigne déjà imperceptiblement : l’accentuation des temps deux et quatre n’est plus seulement dans le son mais aussi dans la danse de Romeo. Ce nouveau pli (ce repli ou, ce pli dans le pli comme l’appelle Deleuze [b]) est figuré par une des lignes grasses sécantes à la première.

32 Cependant, durant ce même temps « t1 » de l’expérience perceptive de Bruno, d’autres plis émergent (figurés par les autres lignes plus ténues), plus flous, plus fins, moins apparents et encore hors du champ de la conscience mais qui composent aussi cette expérience perceptive et peuvent toujours en déstabiliser l’aperception consciente (la danse de Romeo), c’est-à-dire la faire évoluer ou en façonner une autre totalement différente (Deleuze 1988 : 116)20. Ainsi on pourrait multiplier les temps « t » de l’expérience et illustrer leur succession par une ligne continue de clichés différents du Telegraphic cables de Michael Thiel (figure 6). Dans chacun des clichés, les lignes grasses représenteraient les grands plis conscients, émergeant au gré de l’évolution de la performance, et les lignes plus ténues figureraient les petits plis qui travaillent en soubassement.

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© Michaël Thiel

33 Il y a à mon sens trois avantages à penser l’expérience perceptive en ces termes. Le premier est, comme le disent Bessy et Chateauraynaud, que cette notion de pli autorise Deleuze à « tenir dans un même mouvement la présence au monde quasi aveugle à elle- même et l’aperception consciente » (1995 : 289). Cette manière de concevoir l’écoute - permet aussi de penser l’émergence des plis dans un entre-deux à situer à la fois dans les habitudes perceptives et dans les traits infinis que tend un objet. Les plis naissent de la confrontation des corps. Et enfin, cette conception offre un tableau dynamique de cette confrontation où rien n’est donné d’avance.

Mémoire

Mon idée n’est pas non plus de nier le rôle de la mémoire qui travaille « […] comme un ouvrier […] à établir les fondations durables au milieu des flots, en fabricant pour nous des fac-similés de ces phrases [musicales] fugitives » et nous permet « […] de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier » (Proust 1971 : 209).

34 Mes deux vignettes ont montré à quel point la dynamique du pli et de la prise est basée sur des « rapports différentiels » entre des objets sonores (Bessy & Chateauraynaud 1993 : 289). Bruno et Thierry ne cessent de comparer en s’appuyant sur la mémoire d’autres solos pour faire émerger des plis. Mais pour que cette mémoire puisse emprunter au passé pour structurer le présent, pour qu’elle puisse « appeler les figures du passé et leur -donner une nouvelle chance d’exister […] » (Lortat-Jacob 2006 : 61) il faut qu’elle -s’appuie sur un acte perceptif qui parfois la devance, la libère et la limite21.

35 L’exemple qui suit illustrera cette proposition. J’ai montré plus haut que l’une des logiques dispositives importantes de notre heure d’écoute reposait sur un principe dérivé de ce que Ribac appelle la translation. « Nous évoluons souvent dans nos goûts par des translations, nous glissons d’un artiste à l’autre pour aboutir finalement à un autre genre » (2004 : 79). Notre groupe préférait, dans ses choix musicaux, glisser d’une formation à l’autre en suivant les déplacements d’un artiste (voir supra). Le musicien nous offrait la face plus ou moins connue de la musique et la nouvelle alchimie de la formation dans laquelle il évoluait constituait la part inconnue. Sur cette base l’une des clés de notre appréciation était l’établissement de comparaison : « ça sonne comme… ». Plus la comparaison semblait être possible mais résistait – aucun d’entre nous ne trouvant vraiment le point de comparaison qui ferait l’unanimité – plus nous écoutions l’album en question avec attention. C’est ce qui arriva avec un titre des Red Hot Chili Peppers, If you have to ask. Insidieusement et bien qu’ayant à nos yeux toutes les tares des titres de la « pop commerciale », ce morceau s’était immiscé dans nos séances d’écoute. Plusieurs comparaisons avaient émergé : la basse de Flea avait les accents de celle d’Otti [un bassiste de jazz-rock que nous suivions assidûment dans ses concerts à Bruxelles], la guitare de Frusciante sonnait comme celle d’Hendrix. Mais la perplexité avait balayé ces premières tentatives de saisie. Lorsque Bruno annonça que c’était à la

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guitare de Hazel [guitariste de Funkadelic] que le faisait penser celle de Frusciante, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et provoqua l’adhésion immédiate et enthousiaste de tous et l’évocation sans fin de concerts de funk, de soirées entières penchés sur une basse à décortiquer les lignes de Bootsy Collins, de festivités où nous prenions d’assaut le disc-jockey et le pressions de jouer un morceau de Parliament et où même les plus timorés d’entre nous dansaient.

36 Le souvenir de ces expériences n’a pas structuré nos écoutes sans qu’auparavant une mise en forme perceptuelle n’ait permis la résurrection de ces souvenirs. Les saillances (Gibson 1979) de la musique nous « ont accrochés » parce que nous cherchions leurs contacts et ce sont elles qui ont alors stimulé ces connexions qui s’élancent vers le passé22. Ou, pour le dire autrement, les plis de l’expérience perceptive ont rapproché deux objets sonores et ont lancé ainsi le processus mémoriel.

Logique du flou

Au terme de ce parcours, on peut donc interpréter nos séances d’écoute préliminaire d’une manière plus ouverte que la traditionnelle saturation de la mémoire auditive. Qu’avions-nous fait durant cette heure de mise en condition ? D’une part, nous avions tenté de barrer la route aux attentes trop précises en nous empêchant par exemple d’écouter la formation que nous nous préparions à aller voir. D’autre part, nous avions écouté, débattu et construit des prises à travers lesquelles nous expérimentions diverses manières de connecter au mieux des perceptions, des discours, des références. Nous nous étions souvenus d’expériences passées propres à la vie de notre groupe ou extérieures à celle-ci. Tout cela (et bien d’autres choses) était maintenant disponible, pouvait être invoqué et combiné de diverses manières en fonction des événements du concert, mais toujours sur la base de la mise en forme produite dans l’acte de perception. Ce que nous faisions durant cette heure d’écoute c’était de nous mettre dans l’attitude de chercher quelque chose dans le foisonnement d’un monde perceptif en maintenant ce quelque chose dans le flou pour laisser les morceaux du concert nous saisir, nous surprendre et nous guider. La logique du flou qui était la nôtre confère donc au paradoxe de l’imprévisibilité une nouvelle facette. Les amateurs de jazz ont besoin de savoir ce qu’ils cherchent – un surgissement, une surprise, une expérience esthétique riche et transformatrice – sans quoi ils ne le chercheraient pas. Les amateurs de jazz ont besoin d’ignorer ce qu’ils cherchent – ils ne peuvent cristalliser leurs attentes sur des éléments précis – sans quoi ils ne le chercheraient plus23.

© Michaël Thiel La danse est également une manière de plier son corps pour toucher et se laisser toucher par les plis de la musique. Fanfare rage dedans au Walvis en 2004. (Fig. 7)

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37 & « Le public n’a pas besoin [...] de ce qu’il a déjà. Ce dont il a besoin est d’un objet assez riche pour qu’on voie à l’intérieur ; assez riche, même, pour qu’en voyant, on le rende plus intense » écrivait Clifford Geertz ([1983] 1986 : 132).

38 J’ai montré dans cet article comment un groupe d’amateurs de jazz s’y prend collectivement pour rendre plus intense, plus dense, l’objet de sa passion. Faire proliférer les plis de l’expérience contraint les amateurs à sortir de ce que John Dewey appelait une relation de stricte reconnaissance (bare recognition) envers l’environnement. L’objet est là, accessible, utilisable mais transparent. Il sert d’autres projets. Les habitudes perceptives intériorisées fonctionnent ici à plein régime. Mais il existe des situations de notre vie où cette idée de stricte reconnaissance n’est pas suffisante pour rendre compte de ce qui se passe. L’exemple proposé par Dewey est éclairant. « En mode de reconnaissance nous nous replions sur certains schèmes formés précédemment, comme sur des stéréotypes. Certains détails ou agencement de détails nous servent d’indice pour une identification brute. En mode de reconnaissance il suffit d’appliquer ce profil brut comme un stencil sur l’objet présent. Parfois, en contact avec d’autres êtres humains, nous sommes frappés par des traits, peut-être juste des caractéristiques physiques, auxquelles nous n’avions pas été attentifs auparavant. Nous réalisons que nous n’avions jamais vraiment connu cette personne ; nous ne l’avions pas regardée de manière approfondie. Nous commençons maintenant à l’étudier et à la “comprendre”. La perception remplace la reconnaissance brute » (Dewey 1934 : 52-53).

39 Dans bien des domaines de la vie sociale qu’ils investissent volontairement ou non, les acteurs sont conscients du basculement de leurs habitudes perceptives d’un régime de simple reconnaissance vers un régime de perception plus créatif qui implique non seulement que l’objet se plie aux attentes des acteurs mais aussi que ces attentes soient suffisamment vagues pour se laisser plier par les saillances d’un objet qu’une attention revigorée fait proliférer. La dynamique des plis et des prises est alors mieux à même de rendre compte de ce travail de production conjointe de nouvelles manières d’entendre (qui peuvent devenir de nouvelles habitudes) et de nouveaux objets. Les plis sont dans la matière (les notes étouffées, le son rond et ample, les balancements sur les temps deux et quatre) mais ils émergent grâce au travail que des collectifs mettent en œuvre pour les atteindre. C’est là un retour au paradoxe évoqué dans l’introduction de cet article : s’abandonner aux plis de l’objet nécessite un travail intense (Dewey 1934 : 53 ; Hennion 2000 : 194-196) de mise en place. C’est ce que j’ai appelé à la suite d’Emmanuel Belin des « logiques dispositives ».

40 J’ai décrit la manière dont ce groupe d’amateurs organise et dispose son environnement dans l’espoir toujours incertain de l’avènement d’une expérience esthétique. Mon intention n’a pas été d’ériger ce collectif particulier en modèle sociologique du comportement des fans de jazz mais plutôt d’attirer l’attention sur les logiques dispositives présentes, à mon sens, chaque fois que nous investissons des domaines de la vie sociale sur un mode autre que celui de la stricte reconnaissance. Un mode par lequel l’acteur devient particulièrement attentif aux liens qui unissent les différentes facettes de l’activité qu’il déploie pour se saisir d’un objet de son environnement et les retours que cet objet (ou plus précisément certaines des qualités de cet objet) lui fournit. Un passage de La Peau de chagrin de Balzac illustre à merveille

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cette notion de logique dispositive moins tournée vers l’analyse d’un but à atteindre que vers celle d’un état à faire surgir : « La débauche est certainement un art comme la poésie, et veut des âmes fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit en quelque sorte s’adonner à des consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante, épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les plus rares, les résument, les lui fertilisent, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces » (Balzac [1831] 1974 : 227-228).

41 L’attachement à la musique (Hennion 2000), la débauche ou toute autre activité investie par les acteurs au sein d’un collectif et en relation avec des objets peut tomber sous le coup d’une analyse en termes de logique dispositive. La seule erreur que Balzac ait commise à mes yeux est de ne pas avoir vu que « les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les plus rares » et conduit l’homme à ses grands plaisirs, ces systèmes sont fondés sur des jouissances de détail. Atteindre ces détails qui vont tout changer, plier l’objet mais en retour se laisser modeler par ses qualités, c’est tout le travail des logiques dispositives que les amateurs mettent savamment au point pour goûter mieux et toujours plus l’objet de leur passion.

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NOTES

1. Dans cet article, je reprendrai à mon compte les contours qu’Antoine Hennion donne à cette figure de l’amateur « […] sont amateurs tous ceux qui entretiennent avec la musique un rapport suivi, recherché, élaboré, quels qu’en soient les médiums ou les modalités » (2002 : 29). 2. Le philistinisme méthodologique consiste dans les grandes lignes à « […] adopter une attitude d’indifférence résolue par rapport à la valeur esthétique des travaux artistiques – des valeurs esthétiques qu’ils possèdent soit en rapport à une esthétique indigène, soit du point de vue de l’esthétique universelle » (Gell 1992 : 42). 3. Même si, placées l’une en face de l’autre, ces personnes ne pourraient probablement pas s’accorder sur la définition de l’objet « jazz ». 4. La praxéologie de Pierre Bourdieu, héritière des vues de Merleau-Ponty, reprendra cette idée en proposant notamment que nos habitus cherchent à reproduire les conditions de leur félicité (Bourdieu 1972 : 175 ; 1997 : 178). 5. Peut-être faudrait-il compléter les contours de la dimension esthétique de l’expérience en ajoutant à la suite de Schaeffer que le principe régulateur y est le plaisir (ou le déplaisir) alors que dans l’expérience commune le principe de plaisir est une tentative d’achèvement (Schaeffer 1996 : 168). Mais pour Schaeffer également, « […] n’importe quoi peut devenir un objet esthétique puisque n’importe quoi peut devenir le point focal d’une conduite esthétique » (Ibid : 128). 6. II-V-I est une cadence de résolution harmonique (autrement nommée « Turn around ») très souvent employée dans les grilles d’accords de standard pour retourner vers la fondamentale. 7. Mais connaître nos goûts, que cela voulait-il dire au juste ? Établir le programme de nos écoutes préalables en tentant de cerner au mieux les repères généraux qui peuvent définir le concert du soir à partir de traits esthétiques (« le concert de ce soir sera énergique »), stylistiques (« il nous faut des trucs qui sentent le blues […] »), d’une sonorité ou d’un instrument (la basse, la guitare), d’une ligne de filiation musicale (qui a enseigné le jazz aux protagonistes du soir ?), confronter ces repères à des préférences que l’on pense présentes chez d’autres membres du groupe, se rendre à la médiathèque, chercher les albums disponibles. Connaître le goût des autres est une « connaissance en transit » (James [1912] 2005 : 76) qui ne trouvera sa pleine réalisation et sa confirmation qu’a posteriori lorsque le disque sera joué et remportera l’adhésion de tous. Il ne s’agit en aucun cas de la connaissance préalable d’un objet défini, fixe et stable. La place me manque ici pour rendre compte ethnogra-phiquement d’une recherche dans les services de prêt de la médiathèque. 8. Les jazzmen contemporains utilisent aussi le terme de projet pour désigner ces formations. Le jazz-rock a modifié cette logique. Les formations se sont stabilisées et sont devenues moins éphémères (Ribac 2004 : 92).

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9. Geoff Dyer donne par exemple une belle description de la relation ( « […] de véritables batailles rangées […] ») entre le batteur Elvin Jones et le « Coltrane des dernières années » (Dyer 1991/1995 : 216). 10. Denis Laborde met en évidence la pérennité de ce rapport à l’œuvre d’art dans nos sociétés. Celle-ci est toujours considérée comme « la part irréductible de l’homme » ou encore « la manifestation sensible d’un contenu spirituel » (Laborde 1994 : 1). 11. C’est l’un des traits qui rend la convivialité des amateurs excluante (Apprill 1998). Ceux qui ne sont pas « dans la musique » trouvent que ces discussions sont dénuées d’intérêt. 12. Dénomination que je donnerai à ces fines perceptions dans la suite du texte. Je m’expliquerai plus avant sur le choix de ce terme dans la section « Plis et replis ». 13. Daniel Romeo est un ancien guitariste reconverti à la basse électrique depuis sa rencontre avec le jazz-rock et certains bassistes de funk contemporains http://www.myspace.com/ danielromeo. 14. On appelle « effets » tous les dispositifs techniques qui se trouvent entre l’instrument et le baffle qui amplifiera le son de l’instrument. Ces effets ont pour but de modifier le son propre de l’instrument. 15. J’ai préféré « habitude perceptive » à « schème de perception » parce qu’à mon sens il est utile de faire jouer l’opposition entre habitude et attention. L’exemple ci-dessus montre clairement que l’attention est un préalable important pour comprendre les variations en situation comme les changements durables de nos schèmes perceptifs. Ce préalable est à ma connaissance fort peu étudié en sciences sociales. 16. Bel exemple de ce que l’on appelle communément une « private joke ». Elle fait référence à un album de Stanley Clarke, musicien que Thierry ne porte pas dans son cœur, dont l’album s’intitule If this bass could only talk. Le jeu fretless (instrument duquel on a ôté les frettes, ces petites barres métalliques qui strient le manche des instruments à cordes) de Pastorius est souvent décrit comme déployant des sonorités proches de la voix humaine. Avoir une basse « qui parle » est devenu un des éloges classiques faits à un bassiste. 17. Parfois appeler l’« inventeur de la basse électrique » tant il en a révolutionné l’usage, Jaco Pastorius l’« homme aux mains qui chantent » est à nouveau une de ces figures emblématiques de l’histoire du jazz. En concert, Daniel Romeo joue sur le même modèle de basse que Pastorius, une Fender Jazz Bass dont il a fait retirer les frettes pour obtenir le même son « lié » que sur une contrebasse. Selon le discours en vigueur, Pastorius serait l’instigateur de cette innovation. 18. Michel Hadzigeogiou est le bassiste d’Aka Moon. Il fut l’élève de Pastorius et le professeur de Daniel Romeo. 19. Pour Deleuze « [...] chaque perception consciente implique cette infinité de petites perceptions qui la préparent, la composent ou la suivent » (1988 : 116, voir aussi Bessy & Chateauraynaud 1995 : 289). « Et ce sont ces petites perceptions obscures, confuses qui composent nos macro perceptions, nos aperceptions conscientes, claires et distinctes : jamais une perception consciente n’arriverait si elle n’intégrait un ensemble infini de petites perceptions qui déséquilibrent la macro perception précédente et préparent la suivante » (Deleuze 1988 : 115 cité dans Bessy & Châteauraynaud 1995 : 288). 20. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty défend avec force cette idée. « Percevoir […] c’est voir jaillir d’une constellation de données un sens immanent sans lequel aucun rappel aux souvenirs n’est possible » (1945 : 30). 21. Melodies bring Memories comme le chantait Ray Charles. Dans un bel article revisitant la puissance évocatrice de Georgia On My Mind, Bernard Lortat-Jacob écrit : « […] la musique est consubstantiellement liée au souvenir » (2006 : 61). 22. Comme l’écrivent Clarke et Miller : « l’unité esthétique clé est rarement un seul objet, pas plus qu’une seule personne » (1999 : 22). 23. Cette dernière tournure de phrase est également empruntée à Merleau-Ponty (1945 : 36).

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RÉSUMÉS

L’art de se faire surprendre.Comment se faire surprendre par une musique que l’on connaît déjà ? Cet article pose la question de l’organisation collective de la surprise dans le milieu des amateurs de musique. Plus spécifiquement c’est en suivant un groupe d’amateurs de jazz dans des réunions précédant les concerts que la question s’est posée à moi. Pour offrir des perspectives de réponse, je détaille ici la mise en place savamment orchestrée de manières de faire pour se mettre en condition, pour se préparer au mieux et espérer ainsi que le jazz soit au rendez-vous le soir venu. Ces perspectives m’obligent à discuter le rôle créatif de la perception lorsqu’elle s’exprime sur une modalité autre que la stricte reconnaissance.

The Art of Getting Surprised. How can we be surprised by a music that we knows already well ? This article raises the question of the collective organization of surprise in the world of music lovers. More specifically the question arise in my mind while following a group of jazz lovers who used to meet each others one hour before concerts to listen to some relevant pieces of music. To offer some lines of understanding, I describe the highly organized set up for conditioning onseself so hoping that the jazz will be present, at least at some point, during the concert. This perspective will shed light on the creative role of perception when its process is not confine to bare recognition.

INDEX

Mots-clés : jazz, logiques dispositives, mémoire, mise en condition, perception Keywords : habits, jazz, memory, perception, surprise

AUTEUR

LAURENT LEGRAIN Université Libre de Bruxelles [email protected]

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De chair, d’encre et de quotidien Une ethnographie du corps tatoué Flesh, Ink and Everyday Life

Sébastien Lo Sardo

NOTE DE L’ÉDITEUR

Plutôt que l’émanation d’une intériorité coupée d’autrui, les marques tatouées apparaissent comme les traces de trajectoires sociales particulières, des cristallisations d’expériences interactives et collectives.

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Sébastien Lo Sardo

Au cours des dernières décennies, le statut et les représentations liés au corps occidental tatoué semblent s’être considérablement modifiés. L’organisation de prestigieuses expositions consacrées au tatouage, telles que celle de New York en 1999 ou de Bruxelles en 2005, est révélatrice de la légitimité artistique désormais accordée à une pratique corporelle ayant longtemps fait figure de stigmate social1. L’intitulé d’un article de l’anthropologue américaine Margo De Mello, publié en 1995, illustre lui aussi cette tendance : « Not Just for Bikers Anymore ».

1 En 1988, l’historien de l’art Arnold Rubin utilise le terme de « renaissance » pour désigner les glissements techniques, esthétiques et sociaux qui, dès la fin des années 1960, vont profondément remodeler le corps occidental tatoué et l’imaginaire lui étant attaché.

2 D’un point de vue formel, la renaissance constitue une rupture avec l’esthétique du « badge », caractéristique du tatouage occidental depuis la fin du XVIIIe siècle : tatouages de taille restreinte, motifs standardisés et stéréotypés, éclatés sur le corps sans réel souci d’homogénéité. L’emprunt de principes iconographiques et esthétiques à des formes non occidentales de tatouage, essentiellement japonaises et océaniennes, va permettre la production de motifs idéalement personnalisés et de formes visuellement plus complexes, épousant de larges surfaces corporelles. L’appropriation de référents exotiques permettra également, et souvent dans une ambiance néo- primitiviste très « bon sauvage », de configurer le tatouage en une forme d’expression artistiquement et spirituellement signifiante.

3 La principale conséquence de ces dynamiques tient à une visibilité sans précédent du corps tatoué. Les années 1990 vont connaître une prolifération d’images de corps marqués : usages publicitaires multiples, présence médiatique du tatouage sur les corps des célébrités en vue et, avant tout, diffusion de la pratique du tatouage au-delà

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des frontières construites du genre, des groupes sociaux et des subcultures l’ayant jusqu’alors abrité. À cet égard, la nette féminisation et l’appropriation par les classes moyennes d’une pratique corporelle pourtant longtemps emblématique d’une certaine masculinité working class sont remarquables (pour ces questions, voir Atkinson 2002, 2003 ; De Mello 1995, 2000) (figure 1).

Tattooing goes mainstream

Sébastien Lo Sardo Ce type particulier de tatouage, dérivé des formes océaniennes de la pratique, est exemplaire à plus d’un titre. Souvent dénigré par les tatoueurs ou les adeptes de pratiques plus « radicales », il peut être compris comme l’emblème d’une certaine banalisation du tatouage vers le milieu des années 1990, période à laquelle il se répand comme une traînée de poudre sur les chutes des reins des jeunes Occidentales. Ce faisant, il illustre également la sensible féminisation, à la même période, d’une pratique corporelle pourtant profondément ancrée dans un certain imaginaire de la masculinité. (Fig. 1)

4 Cette visibilité nouvelle se déploie également vers les sciences sociales avec l’émergence, dans le courant des années 1990, de travaux interrogeant les liens unissant les pratiques de marquage corporel à la construction des identités contemporaines (voir Atkinson 2002, 2003 ; Benson 2000 ; De Mello 1995, 2000 ; Le Breton 2002 ; Mifflin 1998 ; Rosenblatt 1997 ; Sanders 1989 ; Sweetman 1999).

5 Cet intérêt académique pour le corps marqué s’inscrit dans la déferlante de travaux qui, dès le courant des années 1980 et sous l’impulsion théorique des gender studies, du postmodernisme et du poststructuralisme, feront « jaillir » le corps et ses pratiques hors des limbes de la théorie sociale (voir, par exemple, Butler 1993 ; Shillings 1993). 6 Pourtant, tout le paradoxe de ce « tournant corporel » est d’avoir, au final, préféré le signe à la chair, la déconstruction textuelle au geste. Sous le couvert de le penser, on en vient à occulter ce que le corps a de matériel et de concret, de vivant et de mouvant. La

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corporéité est réduite au rôle de réceptacle passif – à la manière d’une surface, d’un canevas ou d’un texte – de significations qui lui préexistent ou de logiques socio- culturelles qui le dépassent (pour une lecture critique, voir Ingold 2000 ; Turner 1994 ; Wacquant 2003 ; Warnier 2001). 7 La « socio-anthropologie » du tatouage contemporain illustre bien les ambiguïtés de ces corps finalement très peu corporels – ces « anti-corps » pour reprendre la formule de Terrence Turner (1994).

8 La pratique du tatouage y est essentiellement définie comme un acte d’inscription symbolique, une manière de signifier la chair. Centrées sur des théories du signe et du discours, ces approches en viennent à évacuer toute la spécificité matérielle, visuelle et pratique du tatouage. Ce faisant, elles ne se préoccupent que fort peu de ce qui est concrètement tatoué sur le corps des personnes concernées et de la façon dont le tatouage est pratiqué.

9 Or, par-delà le processus d’inscription du sens, le tatouage est une technique d’ornementation qui travaille la peau de manière à lui donner une saillance visuelle particulière. Avant d’être des « signes d’identité » (Le Breton 2002), des « inscriptions du self » (Benson 2000) ou des « signifiants flottants » (Sweetman 1999), les tatouages sont des réalités matérielles concrètes, (semi-)permanentes et qui, suivant les personnes, sont individualisés par leur taille, leur emplacement et leur motif. Plus encore, les tatouages possèdent une vie sociale bien après le moment du marquage corporel. En tant que réalités matérielles, ils affectent le quotidien des personnes, se confrontent au regard public, induisent des stratégies de posture et de vêtement qui visent, selon les situations, à exposer, à négocier ou à dissimuler leur saillance visuelle.

10 Dissoudre ces spécificités matérielles et pratiques dans l’idée générale d’une forme d’inscription symbolique équivaut à s’interdire de comprendre comment le marquage du corps et les artefacts qui en résultent contribuent, au quotidien, à façonner l’identité.

11 C’est là l’autre versant théorique très discutable des approches du tatouage contemporain : faire du corps l’instrument d’une autodétermination de soi, d’une production autonome de l’identité personnelle.

12 David Le Breton est particulièrement explicite lorsqu’il oppose les formes anciennes ou « traditionnelles » du marquage corporel à leurs modalités contemporaines : « La marque contemporaine est individualisante, elle signe un sujet singulier dont le corps n’est pas relieur à la communauté et au cosmos, comme il l’est dans ces sociétés [traditionnelles] où l’homme cherche à se dissoudre dans le groupe, elle est à l’inverse une affirmation de son irréductible individualité, son corps n’appartient qu’à lui. Il dit sa dissidence d’individu là où le membre d’une société traditionnelle proclame son affiliation au sein d’une totalité symbolique » (Le Breton 2002 : 158-9).

13 On retrouve ici un énième avatar, corporel cette fois, des logiques de « grand partage » culturel fustigées ailleurs (Gosselain 2009 ; Ingold 2000 ; Latour 1991) : d’un côté, des peuplades exotiques, rapidement rangées dans un même sac, qui, en se tatouant, prient, socialisent ou reproduisent des structures culturelles ; de l’autre, des Occidentaux postmodernes inlassablement engagés dans des opérations de singularisation identitaire.

14 Si le holisme simpliste de ces visions du corps « exotique » ou « traditionnel » est largement remis en cause (par exemple, Gell 1993 ; Erikson 1996 ; Turner 1980), le

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corps occidental demeure, pour l’essentiel, pensé sous un angle strictement individualiste. La pratique contemporaine du tatouage serait « identitaire » dans la mesure où elle constituerait un acte de ré-appropriation de soi, une manière de signifier une individualité singulière face au social, au collectif et à autrui (Benson 2000 ; De Mello 2000 ; Le Breton 2002 ; Pitts 2003). 15 Selon certains, le tatouage occidental contemporain devrait, en raison de son caractère profondément syncrétique, se comprendre comme une collection de fragments arrachés à la culture de l’Autre, marchandisés et vidés de tout sens (De Mello 2000 : 12). Selon ces auteurs en vogue, les motifs tatoués semblent ainsi errer à la manière de « signifiants flottants », librement appropriés par des individus isolés qui les investissent de significations strictement personnelles (Benson 2000 ; Le Breton 2002 : 15-22 ; Sweetman 1999). 16 Le principal défaut de telles approches est de ne s’accorder que fort peu avec la façon dont les personnes concernées expriment le sens d’une démarche d’encrage du corps. Plutôt qu’un objet d’investigation empirique approfondie, le corps contemporain marqué semble jouer le rôle d’alibi à des préoccupations théoriques prédéfinies, qu’elles soient féministes, queer ou postmodernes 2 (Atkinson 2003 : 60). 17 À l’inverse, une ethnographie ancrée dans les pratiques, la matérialité du corps et de l’objet permet de battre en brèche cette fiction tenace qui voudrait que les subjectivités soient autant d’atomes distincts et séparés, d’autant plus si elles sont occidentales et contemporaines (pour une perspective critique, voir Elias 1991 ; Kaufmann 2001).

Comment l’objet fait le sujet

La critique théorique qui précède et les analyses qui suivent découlent de deux années d’enquêtes de terrain effectuées, entre 2003 et 2005, au sein de différents studios professionnels de tatouage de la ville de Liège et auprès d’une quinzaine de tatoués, dont certains sont également praticiens. 18 Dans un premier temps, ce travail de terrain a comporté deux volets : d’une part, une suite d’entretiens semi-directifs répétés, de l’autre, une série d’observations ethnographiques. Les entretiens visaient à tracer une sorte de biographie sociale du ou des tatouage(s) d’une personne. Les studios de tatouage ont permis d’observer, in situ, les premières étapes de ces biographies de tatouages (conception des motifs, évolutions des projets au fil des rendez-vous, etc.). Plus généralement, il s’agissait d’observer les interactions liant les praticiens du tatouage à leurs clients et aux accompagnateurs de ceux-ci (figures 2 et 3).

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Sébastien Lo Sardo

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Sébastien Lo Sardo Une rapide visite dans un studio de tatouage suffit à infirmer le parti pris radicalement individualiste qui, pour l’essentiel, caractérise les tentatives de socio-anthropologie du tatouage contemporain. Loin d’être un processus purement individuel, la production d’un tatouage s’inscrit dans un nœud serré d’interrelations. Chaque étape de la conception d’un tatouage – qu’il s’agisse des choix de motifs, de taille et d’emplacement, comme des modalités pratiques de sa réalisation – est longuement discutée et négociée entre le praticien, le client et les éventuels accompagnateurs de celui-ci. (Fig. 2 et 3)

19 Au fil des rencontres, ce travail s’est déplacé vers des domaines plus privés : les foyers des personnes concernées, leurs bars de prédilection ou certaines fêtes auxquelles ils participaient.

20 Ce déplacement a permis de réorienter les entretiens et d’observer « sur le vif » des expériences et des usages du corps tatoué.

21 Les enquêtes ont rapidement fait apparaître à quel point la marque tatouée, malgré sa permanence, ne constitue pas un cul-de-sac dans la production de sens et d’identité. Pour que ses potentialités identitaires soient effectives, un tatouage doit certes être marqué, mais également se manifester au sein de rapports sociaux ultérieurs : être vu, discuté, pensé ou ressenti. Au sein de ces dynamiques interactives, la marque tatouée ne se contente pas de signifier, de symboliser ou de représenter l’identité personnelle. Elle se fait active, elle en vient à façonner le rapport quotidien à soi et à autrui. Sandra, tatoueur professionnel de 27 ans, l’exprime bien : « C’est quelque chose qui te change, parce que ça va changer le regard des gens […]. Ça change tout, au niveau de la façon dont tu dois t’habiller, comment tu bouges même, tout, même au niveau de ton boulot ou de ta famille. Je veux dire qu’il faut savoir vivre avec et il faut apprendre à s’assumer avec. Tu dois presque le domestiquer ».

22 Ce que Sandra évoque ici, ce sont les dynamiques de constitution mutuelle du sujet et de l’objet : les créations par lesquelles nous matérialisons nos intentions en viennent, à leur tour, à nous façonner, en circulant et en étant réceptionnées par autrui (voir Latour 1999 ; Miller 2005). Ces dynamiques sont au cœur d’une anthropologie de la

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culture matérielle particulièrement active depuis la fin des années 1980 (par exemple, Buchli 2002). Parmi ces approches, et en regard d’une pratique dont la spécificité est d’orner la peau vivante, les travaux d’Alfred Gell (1992, 1998) s’avèrent tout particulièrement stimulants. Gell vise à dépasser le présupposé récurent qui voudrait que l’art soit un système symbolique de communication, une sorte de doublure ou de substitut du langage, pour l’appréhender sous l’angle de l’action et de ses médiations. Une anthropologie de l’art ne peut se cantonner à la seule question de la signification. Elle se doit d’explorer l’efficacité sociale et psychologique de l’objet et celle de ses propriétés visuelles et ornementales. Cette perspective ouvre à une ethnographie du pouvoir des artefacts à faire et à faire faire, à provoquer des effets sociaux et cognitifs – tels la peur, la fascination ou le désir – au sein de systèmes de pratiques.

23 Ce faisant, elle permet d’approcher les manières par lesquelles la saillance visuelle du corps marqué façonne l’identité et la personne. Les spécificités visuelles et esthétiques d’un tatouage matérialisent l’intentionnalité de leur porteur. En étant confrontées au regard, elles deviennent un dispositif matériel d’« enchantement », une manière d’affecter les dispositions affectives, cognitives et comportementales d’autrui. Par là, elles sont susceptibles d’orienter ses actions dans des voies désirées, comme de provoquer des effets échappant à tout contrôle3.

24 L’analyse des pouvoirs sociaux et cognitifs des objets doit s’accompagner de celle des dynamiques du geste et du mouvement par lesquels ils sont pratiqués, manipulés et incorporés aux habitudes quotidiennes. À mesure qu’ils médiatisent nos formes d’efficacité sociale, à mesure que nous les pratiquons et que leur matérialité est incorporée à nos routines quotidiennes, les objets se font garants d’un « être au monde », d’une continuité comportementale et identitaire (voir Kaufmann 2001 ; Warnier 2001).

25 Cet argument est d’autant plus sensible au vu de la matérialité intimement corporelle du tatouage et des jeux quotidiens de la posture et des habitudes vestimentaires qui permettent de révéler ou de dissimuler sa saillance et ses pouvoirs visuels.

26 Avant d’explorer ces usages quotidiens des tatouages, il convient d’interroger la production de leurs spécificités matérielles et visuelles, car ces spécificités s’inscrivent dans une trajectoire biographique particulière. Elles possèdent, dès lors, une épaisseur sociale et collective très différente, nous le verrons, des pratiques purement individualistes décrites par une certaine littérature. Plutôt que de procéder par généralisation, le texte est ponctué d’extraits d’entretiens. Ces propos retranscrits n’ont pas uniquement fonction d’illustrations, ils visent également à faire émerger toute la pluralité des pratiques contemporaines du corps tatoué.

Conception des tatouages : un processus collectif

Le studio professionnel de tatouage, objet d’une poignée d’ethnographies détaillées (Atkinson 2003 ; Sanders 1989), fait rapidement apparaître le caractère intrinsèquement collectif de la production d’un tatouage. Le motif tatoué, la taille et l’emplacement de la marque sont discutés, négociés et résultent au final de l’interaction entre l’envie et le projet du client, les conseils, le savoir-faire et la « griffe » du praticien et les avis des accompagnateurs éventuels.

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27 Ces dynamiques collectives de conception, cependant, ne sont pas confinées aux seuls espaces professionnels de la pratique. Cet article vise à montrer leur ancrage au sein de cadres de participation quotidienne et de réseaux d’interdépendances infiniment plus divers. Ces différentes formes de participation sociale offrent et contraignent les ressources – matérielles, esthétiques et conceptuelles – qui permettent de produire les spécificités stylistiques du corps tatoué comme d’en construire le sens.

28 La conception du néo-tribal, inspiré du tatouage polynésien,qui orne la chute des reins de Natacha (26 ans, aide-soignante) offre un point de départ intéressant. Elle illustre comment des principes esthétiques « exotiques » et des référents véhiculés par les mass media et l’industrie du divertissement n’ont rien de « signifiants flottants ». Au contraire, en étant appropriés au sein de contextes sociaux particuliers, en l’occurrence une relation de couple, ils acquirent une matérialité toute palpable : « [...] moi, mon idée, ça a toujours été un tribal, mais c’est vrai qu’au départ, je le voulais sur le bras. Bon, c’est un peu con, mais tu vois la chanteuse Zazie ? Ben voilà, c’était un comme ça. Ce qui s’est passé, c’est qu’Arnaud [son compagnon] n’était pas trop chaud pour ça. Et il avait pas tort non plus, un tatouage sur le bras, c’est beau sur un mec quoi, sur une fille, ça fait tout de suite un peu camionneuse, et voilà, c’est vrai que le tatouage peut être féminin et sexy, mais c’est pour faire plaisir à mon mec, c’est à lui que je dois plaire quoi. Et le bas du dos, c’est vraiment un bon choix pour ça ».

29 Le corps marqué de Natacha renvoie à l’une des formes les plus standardisées du tatouage contemporain. Pour autant, le caractère collectif de sa production n’est pas fondamentalement différent de ce que l’on observe pour des pratiques qui précédent la professionnalisation et le tournant esthétisant du tatouage occidental depuis les années 1970 (figures 4 et 5).

Des formes do-it-yourself du tatouage

Sébastien Lo Sardo

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Sébastien Lo Sardo Ces formes précèdent le tournant professionnel et esthétisant de la pratique. La figure 5 montre des exemples de codes de points tatoués, apparus dans le courant du XIXe siècle comme signes de reconnaissance entre détenus : trois points en triangle pour « Mort aux vaches », quatre points en carré et en cinquième au centre pour « Seul entre quatre murs », etc. Ce type de tatouage demeure fortement ancré dans les représentations du système carcéral et, plus récemment, de la toxicomanie. Au-delà de codes subversifs, cependant, ces « tatouages de rue » possèdent des fonctions complexes et peuvent être chargés d’affectivité. Intimement liées à des contextes relationnels particuliers, ces marques cristallisent autant d’histoires de participation et d’attachement. (Fig. 4 et 5)

30 Hors de tout contexte professionnel, le corps peut être orné d’inscriptions littérales ou de motifs marqués à l’aide d’aiguilles de fortune et de matériel bricolé. Ce type de tatouage renvoie à l’imaginaire du système carcéral et à celui de la toxicomanie.

31 C’est, par exemple, à l’âge de 17 ans que Manu (40 ans, artiste de rue) se tatouera le code du « Mort aux vaches » : trois points disposés en triangle (les vaches en question étant les agents de police, voir Pierrat & Guillon 2000 : 184). Bien au-delà de la seule signification du code, le corps marqué fait sens parce qu’il cristallise la participation de Manu aux dynamiques collectives des jeunes du quartier : « ils se tatouaient tous l’un l’autre, ils se tatouaient le prénom de la même fille sur les bras, de la frime, quoi [...]. Alors moi, comme on faisait ça avec des aiguilles, eh ben j’ai trouvé trois aiguilles, un bout de fil en coton, je les ai attachées ensemble pour avoir mon propre matériel et comme ça, j’étais très content. J’avais un petit matériel de tatoueur, j’allais pouvoir tatouer partout et sur tous mes potes. Puis, comme il a bien fallu que je l’essaie, j’ai fait trois points, les trois points de “Mort aux vaches”. Et c’était pour la frime quoi. Les flics, à ce moment-là… Moi, j’ai attendu d’être majeur pour faire des trucs qui t’amènent en taule. Mais attention, j’en étais fier de mes trois points, je les montrais à qui voulait bien les voir [...] ».

32 Maria (42 ans, sans emploi) est jeune adolescente lorsqu’elle se fait tatouer l’avant-bras des trois points en triangle, qu’elle effacera sept ans plus tard par brûlure de cigarettes.

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Ici encore, le marquage du corps par un symbole subversif s’inscrit dans le cadre de relations interpersonnelles et affectives : « le premier, j’avais 13 ans et c’est mon amoureux qui me l’a fait. C’est tout con, quoi, à 13 ans, tu avais le droit d’entrer dans une maison de jeunes qu’il y avait dans mon quartier. Ceux qui étaient un peu plus âgés, ils avaient tous le “Mort aux vaches” sur la main, ou des tatouages comme ça, quoi. Voilà, moi, j’étais devenue une grande et pour marquer le coup, j’ai fait le tatouage. Je ne l’ai pas fait là [entre le pouce et l’index], parce que sur l’avant-bras, je pouvais le cacher à mon père [...] Maintenant, c’était pas contre les flics ou quoi, c’était vraiment parce que c’était la mode chez les gens un peu hippies qui traînaient au Pot d’Or. Tu sais, les flics, quand t’as 13 ans [...] ».

33 Ces exemples invitent également à questionner certaines démarches plus radicales de marquage corporel. Plusieurs informateurs, proches des mouvements punk ou pratiquant les modifications corporelles dites « extrêmes », qualifient certains tatouages situés au niveau du visage de formes de « suicide social ». Toutefois, ces pratiques n’entretiennent que peu de rapports avec l’individualisme forcené vanté dans la littérature. En effet, si de telles marques peuvent médiatiser une mise à l’écart volontaire de certains réseaux sociaux (induisant, par exemple, des difficultés certaines dans la recherche d’un emploi) elles sont, en même temps, les matérialisations de l’attachement à des communautés de pratiques particulières et les instruments qui permettent d’y approfondir une participation.

34 Par exemple, la démarche intensive de tatouage de Martin (35 ans, tatoueur) trouve son origine dans une adolescence marquée par les mouvances punk et skinhead, par la participation à leurs pratiques musicales et à une esthétique do-it-yourself de tatouages artisanaux. Ces dynamiques collectives l’entraînent à rompre avec le système scolaire et à partir pour Berlin en vue d’y apprendre la profession de tatoueur. Cette formation lui offrira l’occasion d’échapper à un « [...] circuit classique de l’emploi » qu’il considère comme insupportable. Le corps tatoué, construit au long de ses années de pratique, en mobilisant un univers iconographique punk‑rock, devient aujourd’hui une manière de rendre effective et de forger la continuité de soi. Au-delà du « suicide social », les motifs ostensibles et provocants tatoués sur le cou, les tempes et la gorge sont : « [...] un moyen de rester dans mon milieu, la musique, le rock’n roll, etc. C’est un moyen de ne pas trop vieillir quoi ».

35 Ces différentes observations indiquent comment ces formes, relativement radicales, de tatouage ne se réduisent pas à l’assertion d’une dissidence individuelle ou à une rupture affichée avec le monde social (Le Breton 2002 : 154). Ces marques, au-delà de leur crudité et des positions politiques qu’elles symbolisent, apparaissent intimement liées aux contextes dans lesquels elles émergent. Elles y possèdent des fonctions complexes et chargées d’affectivité. Par ailleurs, le caractère souvent collectif et relationnel du tatouage n’autorise pas à conclure qu’il soit affaire de « tribus urbaines » (par exemple, Maffesoli 1988). Tout au contraire, c’est dans la tension entre les différentes communautés de pratiques que semble se construire le corps tatoué.

36 Ainsi, c’est dans l’optique de pouvoir négocier la visibilité du tatouage au sein du contexte familial que Maria choisira de marquer son avant-bras en dépit du fait que porter le « Mort aux vaches » tatoué entre le pouce et l’index eût été à l’époque « le top ».

37 Cette tension est particulièrement apparente dans la démarche de Sandra (27 ans, tatoueur). Celle-ci oscille entre une volonté, liée à ses choix professionnels, d’afficher

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ses tatouages de manière visible et celle de parvenir à maintenir une certaine exigence de féminité. Ce sont les motifs, vécus comme les matérialisations d’une esthétique féminine, qui permettent de négocier le caractère ostensible des marques. Son projet de tatouage actuel vise à investir une surface de peau dont le marquage est associé à des démarches radicales et plus volontiers masculines : le côté de la gorge, qu’elle souhaite orner d’une paire de cerises : « les cerises, c’est purement esthétique, ça n’a aucune connotation, vraiment aucune signification, j’ai juste envie de les faire parce qu’elles sont belles. Je trouve que c’est joli, je trouve que ça donne bien pour une fille et voilà. C’est un motif qui est féminin, et c’est important parce qu’elles se verront tout le temps, quoi [...]. Je crois que les cerises et le fait qu’elles se voient, ça ne me rendra que d’autant plus féminine ».

38 Les spécificités matérielles et esthétiques du corps tatoué deviennent ici un moyen de concilier différentes formes de participation sociale (professionnelle, familiale, affective) et d’y maintenir une certaine cohérence identitaire : celle d’une praticienne tout autant féminine « jusqu’au bout des ongles » que totalement impliquée dans une pratique qui, malgré une sensible féminisation, reste ancrée dans un certain imaginaire de la masculinité (voir Atkinson 2002).

39 Plutôt que l’émanation d’une intériorité coupée d’autrui, les marques tatouées apparaissent comme les traces de trajectoires sociales particulières, les cristallisations d’expériences interactives et collectives. En dépit de leurs dissemblances, les différents parcours évoqués montrent comment la pratique du tatouage permet de rendre le corps visuellement adéquat dans le cadre de communautés de pratiques particulières et des tensions existant entre elles (voir Wenger 1998)4.

40 Bien qu’utile, en regard de la littérature existante, l’idée d’une construction sociale du corps tatoué reste somme toute fort banale. Elle ne rend pas réellement compte de l’« efficacité » des marques tatouées, de leur capacité à façonner les identités et à orienter les trajectoires de vie.

Une médiation visuelle de l’action

Un tatouage n’est pas tant une « cicatrice qui parle » (Benson 2000 : 252) qu’une cicatrice injectée d’encre, ouvragée dans un souci de saillance visuelle du corps. L’ornementation intentionnelle du corps et son objet, loin de se réduire à une inscription de sens ou à un substitut de discours, est matière d’action sur autrui et sur le monde (Gell 1992 ; 1998).

41 La question des pratiques carcérales du tatouage offre un point de départ intéressant à cette discussion. L’imaginaire attaché au milieu carcéral renvoie fréquemment à l’idée d’un langage codé tatoué sur les corps des détenus (voir Le Breton 2002 : 51-5 ; Schrader 2000). Le corps tatoué y fait pourtant bien plus que de véhiculer certaines significations préexistantes telles que « vengeance », « à découper » ou « Mort aux Vaches ».

42 Dans un contexte à ce point douloureux, fait d’enfermement, d’exiguïté et de dépossession, tatouer le corps est un acte de ré-appropriation de soi, d’autant que la pratique du tatouage y est prohibée. Le corps marqué permet d’y médiatiser une certaine efficience sociale dans la mesure où il est une modalité visuelle de l’action, une manière d’affecter les dispositions et les actions d’autrui (voir Phillips 2001). Manu (40

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ans, artiste de rue) l’exprime bien. Parmi les corps – ornés de serpents, de poignards, de collections complètes des points, etc. – auxquels son séjour en milieu carcéral l’a confronté, un type de tatouage, fortement exposé au regard d’autrui, semble avoir particulièrement marqué sa mémoire : une série de traits tatoués autour du cou de certains détenus, manière de dire « à découper suivant les pointillés » : « tu voyais ça et tu savais que ces gars-là, ils étaient là depuis longtemps et qu’ils allaient y rester encore longtemps. Tu imagines bien que le gars avec un tatouage comme ça, ben tu n’as pas envie d’aller l’embêter. Moi, avec mes deux petits machins, ça le faisait moins [...] ».

43 Les potentialités d’action et d’effet du corps marqué sont plurielles, variant selon les cadres des pratiques et les modes d’interaction. L’étude que Susan Phillips (2001) consacre au corps marqué et à la trajectoire biographique d’un dénommé Gallo, membre d’un gang chicano de Los Angeles, le montre parfaitement. Au sein des dynamiques du gang et du quartier, le tatouage est l’un des principaux attributs de la masculinité et des identités de membre (voir aussi Govenar 1988). Lors d’une longue période d’incarcération, le corps marqué, confronté au regard des codétenus, assure la protection de Gallo dans la mesure où les motifs tatoués donnent à voir tout le poids de ses alliances et de ses affiliations. Hors des dynamiques carcérales ou de celles de gang, cependant, la donne est différente. Ainsi, si le corps marqué fait de Gallo la cible toute désignée de la suspicion et des contrôles policiers, il oriente également sa vie dans des voies plus inattendues en suscitant des offres d’emploi dans une industrie pornographique friande de la masculinité agressive véhiculée par un corps saturé de l’imagerie des gangs urbains.

44 Le pouvoir identitaire et la capacité d’action du tatouage se déclinent dans des tonalités plus banales et quotidiennes. Nous avons, par exemple, évoqué comment le tribal de Natacha (26 ans, aide soignante) est le résultat d’une négociation au sein du couple. Au sein de cette relation hétérosexuelle, le marquage du corps se veut une manière de modeler le corps féminin en un artefact sexy et désirable. Le tatouage de Natacha a, dès lors, tout ce qu’il faut pour être interprété, selon les standards des gender studies, comme un projet corporel caricatural visant à rendre le corps féminin conforme à l’idéologie patriarcale (voir, par exemple, Bordo 1989). Si nous y regardons de plus près, cette interprétation est restrictive. La chute des reins tatouée est également vécue et exprimée comme la matérialisation d’une rupture familiale, plus spécifiquement par rapport au père, survenue à l’âge de 18 ans. Dans le cadre de visites ponctuelles au domicile familial, où la marque est ignorée et dissimulée, elle semble acquérir un sens et des fonctions tout autres. Elle se voit exprimée par des propos crus qui contrastent avec ceux qui définissaient ce tatouage comme artefact esthétique. Le tatouage devient ici une sorte d’arme psychologique dans le cadre d’une confrontation au père : « [...] mon père, il tomberait là s’il le voyait. D’ailleurs, je pense parfois lui montrer, tu vois, quand il m’énerve trop, genre, regarde, ta fille perdue est tatouée sur le cul [...] ».

45 Nous avons également évoqué comment, au-delà du code, le marquage de symboles subversifs peut cristalliser des expériences partagées et être chargé d’affectivité. Ceci n’empêche pas que le potentiel de provocation de ces marques puisse se déployer et être exploité dans des cadres de pratiques différents. Ainsi, lors du service militaire, Manu (40 ans, artiste de rue) dit : « [...] j’avais toujours des problèmes avec le sergent instructeur, parce que pas du tout d’accord d’être là-bas et puis, j’avais bien l’intention de foutre la merde. D’ailleurs, je lui rappelais tous les jours que je n’étais pas là de mon plein gré. Et un

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jour, il me demande ce que c’est que ce tatouage, puis je lui explique, c’est l’anarchie : “ni Dieu, ni Maître”. Donc, chaque fois qu’il l’aboyait je ne sais quel ordre, je n’avais qu’à lever la main comme ça et tu vois où je me la mets ton autorité [...]. Bon, un jour il a fini par en avoir marre de mes conneries et là il a fait mettre un bandage autour de mon tatouage pour qu’on ne le voie pas, mais c’est un bandage qui ne recouvre que le tatouage, qui fait un peu comme les bracelets de poignet en cuir, ça ne sert à rien, ça ne soutient pas l’articulation ni rien, donc, automatiquement quand tu croises un supérieur, il te demande ce que tu as, il suppose que tu t’es ouvert les veines, par exemple, ça pourrait être un bandage pour cacher une plaie. Si un milicien s’ouvre les veines, c’est une tentative de suicide trop sérieuse, c’est toute la chambrée qui risque d’être réformée. Mais moi, j’explique à l’officier “Non, non, c’est juste parce que mon sergent ne supporte pas mon tatouage”, sergent qui s’est fait méchamment engueuler, un sale savon. Et moi, je pouvais continuer à l’emmerder avec le tatouage ; tout allait bien quoi [...] ». 46 C’est en étant confronté au regard et en devenant une manière d’orienter les actions d’autrui que ce tatouage libertaire permet à ce « gamin politisé et voleur de bagnoles » de maintenir une certaine continuité de soi par-delà une participation forcée.

47 Les potentialités d’action du corps tatoué ne peuvent pas être réduites à des connotations de peur ou de subversion. Par exemple, Sandra (27 ans, tatoueur) qualifie le motif étoilé de son avant-bras de « potentiel sympathie » dans sa manière d’orienter les relations à autrui. L’un des informateurs évoque de la manière suivante le tatouage qui orne de façon visible le côté de son cou : « [...] oui, ça peut aider à briser la glace. Quand quelqu’un voit mon 69 dans le cou, comme tout le monde sait, une position sexuelle bien connue, donc des fois, ça aide un petit peu à briser la glace. Ça peut conduire à des rencontres agréables, on va dire ».

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Sébastien Lo Sardo Le potentiel identitaire d’un tatouage ne se noue pas uniquement, ni même essentiellement, dans l’inscription du sens sur la peau. C’est au quotidien que le tatouage contribue à façonner l’identité de son porteur : dans le regard d’autrui et dans les multiples stratégies de la posture corporelle et du vêtement qui permettent, selon les situations, d’exposer, de dissimuler ou de négocier la saillance visuelle du tatouage.

Pratique et incorporation

Le pouvoir agentiel de ses tatouages affecte l’« être au monde » de la personne, oriente ses gestes, ses routines et ses habitudes les plus ancrées. Sandra décrit bien cette incorporation du tatouage et les effets qu’elle provoque sur la perception de soi et sur les pratiques quotidiennes : « Je suis quelqu’un d’introverti, en fait, et le tatouage m’aide à assumer le regard des gens. Alors, si justement, si j’y fais attention, c’est pour les mettre en valeur. Voilà, mon sweat, normalement, c’est à manches longues [les manches de Sandra sont retroussées jusqu’aux coudes], mais c’est plus une mise en valeur. Et c’est vrai aussi que depuis que j’ai l’avant-bras [tatoué], je montre plus mes bras, quoi. Mais c’est pas que je me dis “tiens, il faut que je montre mon tattoo”, c’est plus l’habitude, ça devient naturel au bout d’un temps et c’est par rapport à ce que je viens de te dire aussi. Ça m’aide, je ne me dis pas qu’on me regarde moi, mais parce que j’ai des tattoos, c’est pas la même chose [...] ».

48 Cette incorporation est progressive et semble procéder d’une sorte d’apprentissage : « [...]l’habitude, ça devient naturel au bout d’un temps ». Les propos évoquent souvent ce temps de latence pendant lequel la marque nouvellement tatouée, fréquemment regardée et palpée, n’est pas encore pleinement intégrée (pour le piercing, voir Le Breton 2002 : 140-1). Cette appropriation de l’objet par le geste et le regard (voir Tisseron 1999) s’inscrit dans les exigences du processus de guérison du tatouage. Les

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premiers temps d’un tatouage sont ceux d’une attention constante et de gestes qui perturbent les routines quotidiennes : passer une pommade cicatrisante, gérer le frottement des vêtements sur la plaie encore douloureuse, adapter les gestes de l’hygiène à l’interdiction de mouiller le tatouage, etc.

49 L’appropriation passe également par le regard d’autrui et par l’anticipation des effets produits qui sont autant désirés que craints : « une fois qu’il a été fait, j’ai eu peur des réactions, c’était assez stressant. Quand je marchais en rue, j’avais l’impression que tout le monde me regardait, des moments où je n’osais pas le montrer, assez stressant, quoi. Puis, en fait, les trois quarts m’ont dit “ça te va super bien”, quoi. Évidemment, ça dé-stresse. Bon, voilà, c’est une étape et après un moment, tu t’habitues et tu finis par… tu n’y penses plus, quoi [...] » (Sandra).

50 La capacité qu’ont nos mises en objet à agir en notre nom ne procède pas d’un rapport instrumental pleinement contrôlé. Au contraire, elles sont susceptibles de trahir une intention, d’induire des conséquences non souhaitées, de menacer l’identité. Les personnes tatouées sont conscientes de l’ambivalence de leurs marques corporelles et des effets contrastés qu’elles sont susceptibles de provoquer. Selon la taille et l’emplacement de la marque, la mise en place de stratégies de vêtement (coupe, longueur, opacité ou transparence des matières) et de maintien corporel permet de négocier, de neutraliser ou de jouer de ce pouvoir d’action du tatouage. Pour le dire autrement, apprendre à gérer la visibilité d’un tatouage équivaut à en incorporer le potentiel d’action sociale, à domestiquer sa capacité à façonner l’identité (voir Sanders 1989 : 174). Sans surprise, les contraintes professionnelles de présentation de soi rendent ce processus particulièrement sensible.

51 Un tatouage dissimulé, plutôt qu’exposé, ne continue pas moins à agir et à orienter l’échange social5. Même lorsqu’il n’est pas exhibé comme « signe d’identité » ou consciemment envisagé comme tel, un tatouage contribue à la cohérence identitaire parce que, incorporé aux habitudes quotidiennes, il assure le suivi d’une ligne d’action et de comportement.

52 Par exemple, Michelle (24 ans, étudiante) est tatouée par deux fois (la cheville et le côté du ventre). Ses répertoires vestimentaires quotidiens, en l’absence de contraintes professionnelles, tendent à exposer ses tatouages au regard d’autrui. Des séjours au domicile familial la forcent cependant à réapprendre la mise en place de stratégies vestimentaires, motrices et horaires, destinées à prévenir tout dévoilement des marques à une famille qui en ignore l’existence : « la cheville, ça va encore, il suffit de choisir les vêtements le matin. Bon, les jupes ou les pantalons courts, c’est interdit, quoi. Le tatouage sur le ventre, c’est plus compliqué, je dois faire attention à tout. Si je m’étire en regardant la télé, ça devient dangereux au cas où ma mère entrerait dans le salon. En été, le soleil, c’est que pendant les heures de boulot, et encore c’est risqué, que des petits détails comme ça que tu dois gérer [...] ».

53 Ces enchevêtrements de cadres de participation (Wenger 1998), aux exigences de présentation de soi parfois contradictoires, ne vont pas sans soulever certaines difficultés. Ainsi, nous avons évoqué comment Maria tatouera les trois points disposés en triangle du « Mort aux Vaches » sur l’avant-bras – plutôt qu’entre le pouce et l’index – de manière à pouvoir en négocier la visibilité. Si dans le contexte familial, Maria doit rendre le tatouage invisible, dans les relations avec ses pairs l’exigence est inverse. Cette contradiction semble avoir entraîné certaines interférences motrices :

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« chez moi, c’était obligatoire, c’était toujours les manches jusque-là [les poignets] sinon mon père […]. Je devais aussi faire gaffe dans le quartier, si une voisine me voyait avec le tatouage, elle aurait été leur dire. Le problème, c’est qu’avec les copines et les copains, c’était le contraire. Ben, oui, c’était la classe, il fallait bien le montrer. Ce qui fait que c’était toujours les manches jusque-là [elle désigne le coude], au bout d’un moment, tu fais plus attention, tu mélanges tout [...] c’est comme ça que ma mère a fini par le savoir, j’ai pas fait attention, je devais être en tee-shirt ou quoi, ou je suis rentrée les bras à l’air, et voilà quoi ».

54 Dire que l’incorporation de la matérialité du tatouage contribue, dans les cas de Maria et Michelle, à maintenir les manches baissées sur les poignets ou à positionner le corps de telle ou telle manière sur le sofa dépasse le cadre de l’anecdote. Dans le cadre particulier du foyer familial, le suivi de cette ligne de comportement est tout à fait crucial : il est garant de la continuité de soi, du maintien d’une identité de participant.

Continuités et discontinuités identitaires

Le sens d’un tatouage et ses potentialités d’action ne sont pas tant « gelés » dans la chair que contextuels, variables selon les cadres de pratiques et d’interaction. Ceci n’empêche pas le tatouage d’être ressenti pour ce qu’il est : un artefact quasi- permanent. Par sa permanence intimement corporelle, le tatouage touche au cœur de la construction identitaire : ce travail constant qui vise à maintenir une certaine cohésion du soi par-delà une trajectoire biographique et des nœuds d’appartenances et de participations multiples (Kaufmann 2001 ; Wenger 1998). 55 Dispositif visuel de l’action sur autrui, le corps marqué constitue également une manière d’agir sur ses propres dispositions, de donner sens et d’orienter l’expérience vécue au présent. Le large motif étoilé qui orne l’avant-bras de Sandra a été conçu, il y a quelques années, comme le souvenir de l’ouverture de son propre studio de tatouage. Aujourd’hui, le fait d’observer et de palper ce bras marqué est une manière de réaffirmer une identité professionnelle durement construite : « Je pense que j’ai mon salon, que j’ai galéré, mais que j’ai mon studio et ça, ça a l’air de couillonnades, mais ça m’aide, tu vois. Cela me persuade qu’à force j’aurai vraiment le statut que je veux, être reconnue pour moi et mon travail ».

56 Ces mots font écho à ceux de Daniel (37 ans, délégué commercial) lorsqu’il exprime le sens et l’histoire du dragon qui orne son pectoral droit : « À l’époque où je l’ai fait, ben, j’étais marié, j’étais papa d’une petite fille. Enfin papa, je le suis toujours, mais je ne suis plus marié. Et c’est vrai que quand je le regarde dans la glace, c’est à tout ça que je pense surtout, et maintenant, peut-être où c’est un peu plus difficile, avec les périodes de garde et tout ça. Voilà quoi ! Le fait que tu m’en as parlé, je sais qu’à l’époque où je l’ai fait, c’est quand j’étais encore avec mon ex-femme, quoi. Voilà, mais sans plus, je ne l’ai pas fait pour quelque chose de bien concret, pour sceller quelque chose [...] ».

57 La marque tatouée cristallise, dans sa permanence, une part de soi, les traces sociales d’une trajectoire vécue. Elle ne se contente pas de symboliser ces expériences passées, elle contribue à les rendre présentes et effectives. Le sens d’un tatouage se conjugue au présent à mesure que sa matérialité se fond dans les habitudes motrices les plus quotidiennes ou qu’elle se voit appréhendée comme un « objet biographique », faisant jaillir à la conscience la mémoire et le sens de soi (voir Hoskins 1998).

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58 Pour ces mêmes raisons, la continuité de soi induite par un tatouage peut être vécue comme forcée, comme menaçant une identité présente et compromettant la volonté de se construire au futur. Les démarches de destruction ou de recouvrement de tatouages le disent bien.

59 Le corps intensément tatoué de Mike (36 ans, ouvrier du bâtiment) est fait d’un jeu complexe de tatouages enchevêtrés, résultant de recouvrements successifs et répétés. Ces couches picturales, intriquant cristallisations affectives, sociales et politiques, peuvent se comprendre comme la succession de couches biographiques. Par là, elles donnent à voir toute la complexité d’un parcours vécu. La démarche d’encrage de Mike débute lorsque, jeune homme de 17 ans se qualifiant de nationaliste non violent, il se voit offrir par sa mère la somme d’argent nécessaire à la réalisation d’un premier tatouage. Par la suite, il entreprend d’orner son corps de tatouages vikings, soit un ensemble de motifs heroic-fantasy inspirés d’un certain imaginaire celte et scandinave, via l’iconographie de groupes heavy metal. À l’âge de 19 ans, Mike quitte le domicile familial pour évoluer au sein du milieu des squats punks de Liège. Cette construction identitaire se matérialise au travers de divers tatouages faisant référence à l’anarchisme libertaire : les points en triangle de « Mort aux Vaches », la lettre A entourée d’un cercle, tatouée de manière ostensible sur la main. Une rupture sociale et politique entraînera le recouvrement de ces conneries de punk sous une suite de références explicites ou cryptées à l’idéologie hitlérienne, expression de l’engagement de Mike au sein des mouvements skinheads néo-nazis. Ironiquement, le symbole libertaire disparaîtra sous une large croix gammée. À la suite d’une période d’incarcération et dans le cadre d’une relation amoureuse, Mike va rompre avec les mouvements d’extrême droite. Là encore, cette rupture se donne à voir sur le corps, puisqu’il entreprend de couvrir les références hitlériennes sous une nouvelle salve de tatouages vikings. À l’époque de notre rencontre, il conceptualise cette boucle stylistique comme un retour à la normale, à une identité de nationaliste non plus violent comme l’a été le « Mike Skin » ou politiquement égaré comme a pu l’être le « Mike Punk ».

60 Ce parcours illustre, une fois de plus, l’importance du collectif dans la production du corps tatoué et des manières par lesquelles il est vécu et ressenti. Les entreprises de recouvrement de Mike sont concomitantes à son immersion au sein de différentes communautés de pratiques, qu’il s’agisse d’une relation affective ou de groupe, caractérisées par des cultures visuelles spécifiques. Pour Mike, se construire une identité semble impliquer le fait de devoir effacer les marques du passé, de les enfouir sous les références autour desquelles s’organise le présent.

61 Maria (42 ans, sans emploi) a, quant à elle, eu recours à la brûlure de cigarette pour supprimer les trois points disposés en triangle sur son avant-bras : « [...] c’est à 19 ans que je les ai brûlés, quand j’étais enceinte de ma fille. Voilà, je voulais pas les garder, parce que… J’allais devenir mère et que je trouvais qu’un tatouage comme ça, quand t’es maman, non quoi. Puis à l’époque aussi, j’étais retournée chez mes parents. J’étais enceinte, et il fallait que je sorte de la rue quoi. Donc, c’était aussi une manière de marquer la fin, de devenir maman et tout ça [...] ».

62 Plusieurs années plus tard, pendant une période d’incarcération, Maria se fera tatouer la fesse par une codétenue, manière de gage à une partie de poker perdue. À la différence de celui de « Mort aux vaches », Maria dit ne pas réellement regretter ce

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tatouage « absolument affreux » et, bien qu’il soit la cristallisation d’expériences douloureuses et un rappel de celles-ci, ne pas souhaiter le recouvrir ou l’effacer : « [...] on va dire que c’est pas un trèfle qui m’a porté chance. Bon, il ne me rappelle pas de super souvenirs, si tu veux. Mais, c’est pas comme là [elle désigne son avant- bras] où tout le monde le voit. La fesse, ça reste discret. Ça reste comme un secret quoi. Donc, l’enlever, je m’en fous. Finalement, c’est plus marrant qu’autre chose. Parce que, bon, mon cul, je ne le montre pas à grand monde [...] ». 63 Les propos de Maria le disent bien : le sens et le potentiel identitaire d’un tatouage se concrétisent à mesure que sa matérialité est pratiquée par les jeux du corps et du vêtement et qu’elle s’inscrit dans le regard – potentiel ou effectif – d’autrui.

64 & Dans un article intitulé « Inscriptions of the Self », Susan Benson expose de manière radicale ce qui s’écrit habituellement sur les formes contemporaines de marquage corporel : « Les tatouages sont peut-être des cicatrices qui parlent mais qui ne demandent pas de réponse : ils sont une assertion de ce qui est figé dans la chair, pas une invitation à communiquer [...] [le tatouage] n’est pas une révélation visant à conduire à la sociabilité, la connexion ou l’échange : elle est établie [...] dans le mépris même de la connexion entre le soi et le monde » (Benson 2000 : 252, ma traduction). 65 L’ethnographie permet de dépasser la super sémiotisation du corps évoquée en introduction. Ces conceptions, en réduisant le tatouage à une manière de signifier l’identité personnelle, n’offrent au corps qu’un simple rôle de canevas, passivement soumis à l’inscription de sens. En restant prisonnières du sens du signe, elles occultent les réseaux de relations sociales dans lesquels est pris le corps et débouchent sur la célébration d’un individualisme, pourtant largement fantasmé.

66 Notre expérience du monde ne cesse de contredire cette passivité imposée au corps. Produire une ethnographie qui rend au corps sa capacité de mouvement, d’action et d’engagement pratique implique, en premier lieu, de le réinscrire dans les réseaux d’interdépendance et les cadres collectifs de pratiques auxquels il participe ; en d’autres termes, de lui rendre ses dimensions proprement sociales.

67 En interrogeant la production de marques tatouées, en les rendant au quotidien des personnes concernées et en explorant leurs usages et leurs effets, il devient difficile de souscrire à l’idée que le corps tatoué soit le domaine strictement privé et personnel d’individus coupés d’autrui. Le corps tatoué apparaît, au contraire, comme une production intrinsèquement collective. De même, c’est dans le rapport à autrui, ou dans la perspective de ce rapport, que sa saillance visuelle contribue à façonner la personne et l’identité.

68 Confrontés au corps tatoué, nous ne sommes pas uniquement en présence de signes ou d’inscriptions identitaires mais bien face à des techniques concrètes du corps et de l’objet. L’anthropologie se doit d’appréhender ces pratiques corporelles pour ce qu’elles sont et non pas d’en rester à une lecture sémiologisante ou à de vastes généralisations sur le « corps contemporain ».

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NOTES

1. L’idée du tatouage comme pratique culturellement intégrée est communément admise pour ce qui est de diverses sociétés non-occidentales. Il en va tout autrement pour un Occident marqué par l’interdiction du tatouage par l’Église, l’exhibition de corps tatoués dans les zoos humains ou les freak shows entre 1830 et 1930, sa prégnance au sein des contextes carcéraux ou encore son usage par des groupes sociaux borderline tels ceux qui s’articulent autour des cultures punk et skinhead, biker ou, au sud-ouest des États-Unis, du gang chicano. La production d’un imaginaire de la déviance attaché à la pratique du tatouage, cependant, doit surtout être cherchée auprès de l’anthropologie criminelle européenne. Au tournant du XIXe-XXe siècles, celle-ci, en travaillant la question de l’atavisme sur la base des archives de prisons, va puissamment contribuer à stigmatiser une pratique corporelle profondément ancrée au sein des classes populaires (pour ces questions, voir les contributions réunies dans Caplan 2000). 2. L’idée que le marquage corporel soit l’instrument d’un auto-engendrement de soi résonne, par contre, avec l’agenda de certains artistes engagés dans des formes radicales de modifications corporelles. Ainsi, l’Américain Fakir Musafar, initiateur du mouvement des Modern Primitives, ou le Français Lukas Spira, travaillant la notion de Cyborg, sont sans cesse cités dans la littérature traitant du marquage corporel contemporain. Ces pratiques cependant, fondées sur la pose d’implants sous-cutanés, le branding, la scarification ou la mise en performance publique de la douleur, n’en restent pas moins très éloignées de ce que l’on observe à l’heure actuelle au sein des pratiques populaires courantes. 3. Ces propos renvoient aux situations les plus courantes et quotidiennes. La dynamique à l’œuvre est en fait plus complexe puisque la marque tatouée peut également médiatiser l’intentionnalité du tatoueur qui l’a réalisée. Par exemple dans les situations où le savoir-faire de l’artiste-tatoueur est évalué – conventions ou concours professionnels – c’est en son nom, plutôt qu’en celui du porteur, que la marque agit sur autrui et produit des conséquences (sur la question des intentionnalités multiples matérialisées par un même objet, voir Gell 1998 : 51-65). 4. Etienne Wenger, par le concept de communauté de pratique initialement développé avec Jean Lave, met en exergue le caractère nécessairement collectif de notre expérience du monde. Il s’agit de montrer comment la personne individuelle et le collectif social sont pris dans une dynamique de constitution mutuelle. C’est par notre engagement au sein de collectifs particuliers que nous expérimentons le monde, en construisant le sens, et y définissons nos identités. Dans ce cadre, le terme de communauté de pratique renvoie à tout groupe de personnes partageant un engagement mutuel, une entreprise commune et un répertoire de ressources, matérielles et symboliques permettant la poursuite de cette entreprise (Wenger 1998 : 72-3). Dès lors, un individu appartient simultanément à plusieurs communautés de pratiques, qu’elles soient situées dans le domaine professionnel, familial ou dans celui des loisirs par exemple. C’est dans la tension entre ces multiples appartenances que se construit la personne (Ibid : 158-61). 5. Les propos du musicien et performer anglais Genesis P. Orridge à propos du « prince Albert », une forme de piercing génital masculin (cité dans Le Breton 2002 : 117) le disent bien : « Je me revois ricanant et heureux, presque imbu de moi-même sur un escalator après avoir eu le premier prince Albert. Il était invisible, mais je savais combien il choquerait s’il était mis au jour ».

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RÉSUMÉS

De chair, d’encre et de quotidien. Fondé sur un travail de terrain de deux années, cet article vise à rendre compte des liens qui unissent les pratiques contemporaines de tatouage à la construction des identités sociales. Depuis une quinzaine d’années, le tatouage occidental est l’objet d’un nombre croissant de recherches en sciences sociales. Pour l’essentiel, cependant, ces travaux demeurent prisonniers d’une approche sémiotisante qui réduit le corps à une surface symbolique, passivement soumise à l’inscription de sens. Notre approche, au contraire, se veut empiriquement ancrée dans ce que les pratiques corporelles ont de concret et de matériel. Il s’agit de proposer une ethnographie centrée sur la pragmatique des usages quotidiens (corporels, vestimentaires ou discursifs) des marques tatouées. Cette perspective ouvre à une critique de l’individualisme, souvent fantasmé, qui caractérise une large part des tentatives de « socio- anthropologie » du corps contemporain. Elle permet de rendre aux subjectivités et aux corporéités contemporaines, trop souvent réduites au seul ordre de l’individuel, leur caractère proprement collectif.

Flesh, Ink and Everyday Life. Drawing upon a two-year fieldwork, this article aims at bringing together the contemporary practice of tattooing and the construction of social identities. Since the early 1990s, Western tattooing has been increasingly scrutinized by social sciences. These works, however, remain largely trapped in the semiotic trends that reduce the body to a symbolic surface, passively subjected to the inscription of meaning. Our perspective, on the contrary, seeks to be empirically grounded on the materiality of the body and its practices. Our ethnography focuses on the pragmatic and daily uses of the tattooed marks. Such a focus leads to a critique of the individualistic trends, largely fallacious, that characterize most of the current « socio-anthropology » of the body. It also highlights the collective nature of contemporary bodies and subjectivities, too often reduced to strictly personal realms.

INDEX

Keywords : aesthetics, biographies, bodily practices, material culture, social identities, tattooing Mots-clés : biographies, culture matérielle, esthétique, identité sociale, pratiques corporelles, tatouage

AUTEUR

SÉBASTIEN LO SARDO Aspirant du FNRS/Université Libre de Bruxelles [email protected]

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Les instruments de l’alpiniste The Climber’s Tools

Jean-Baptiste Duez

NOTE DE L’ÉDITEUR

Dans cet article, Jean-Baptiste Duez évoque l’évolution des pratiques de l’alpinisme en relation avec les changements techniques et instrumentaux. Le choix de la photo d’ouverture appartient à la rédaction.

© Iamato

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Il existe plusieurs définitions de l’alpinisme qui suscitent des controverses que l’on peut qualifier comme étant celles des anciens et des modernes. Au sein de celles-ci, les techniques qui permettent l’évolution des pratiques de l’alpinisme occupent une place importante.

1 À côté des courses classiques, différentes pratiques sont apparues, qui sont considérées comme des variantes des simples ascensions en montagne. Ce sont par exemple l’ascension des cascades de glace, l’escalade ou le ski alpin. Les frontières entre ces pratiques et les courses classiques sont souvent ténues, étant donné qu’au fur et à mesure que l’on s’adonne à des courses plus difficiles, de nouvelles difficultés apparaissent. Ces dernières sont liées à l’ascension en rocher ou sur la glace, par exemple, et leurs variantes ne constituent que des spécialisa-tions. Des grandes et lourdes expéditions scientifiques des débuts, comme l’ascension du Mont-Blanc, en 1786, jusqu’aux « directissimes » actuelles, le matériel a permis cette élévation du niveau, tout autant qu’il a modifié les représentations en vigueur.

2 L’étude de ce matériel est un élément indispensable dans la compréhension de l’alpinisme, lequel a constitué un fait social « total » en Europe, dont l’apparition est liée à l’émergence du tourisme mais aussi à la période de la révolution industrielle et à la constitution des États-nations. Les -pratiques contiennent de nombreuses dimensions liées à l’organisation sociale, au plaisir, au danger et à la mort et, plus largement, à l’économie alpine.

3 L’ascension de la plupart des sommets alpins a été effectuée au XIXe siècle, principalement par des alpinistes anglais. Le ski a été importé de Norvège à la fin du XIXe siècle et, avec l’escalade et les autres sports de glisse, c’est la pratique qui a rencontré le plus grand succès auprès du tourisme de masse. De nos jours, on s’adonne généralement à un ensemble de pratiques plus ou moins accessibles ou engagées et plus ou moins dangereuses, qui s’exercent au moyen d’instruments variés, comme les skis, qui se sont imposés tout d’abord dans les pratiques hivernales et printanières, et qui font désormais partie de l’alpinisme puisqu’ils s’emploient également en altitude. L’ensemble de ces pratiques est désigné par le terme course. Ce terme, qui vient de l’italien corsa, doit être associé à un champ lexical où se définissent les comportements, voire les fantasmes liés à la territorialité.

4 La contemporanéité de l’alpinisme s’inscrit enfin dans une diversification des outils et des instruments. On s’adonne aux pratiques à ski, à surf, à pied ; avec une corde, des piolets et des crampons ; en ski-alpinisme, en surf-alpinisme, en escalade… Il y a également des pratiques proches de l’alpinisme, comme le canyoning, le parapente, ou encore le saut en parachute du haut des montagnes, désigné par les termes « paralpinisme » ou base jump,pratiqué uniquement par quelques rares personnes en raison de sa dangerosité.

5 L’ascension des couloirs et des cascades de glace, dont provient également la forme dérivée du dry tooling qui désigne la grimpe au moyen de piolets « ancreurs » dans les voies où le rocher alterne avec la glace, est la variante la plus récente de l’alpinisme classique. Elle constitue une suite logique dans une progression à travers une recherche constante de la difficulté, même si elle se retrouve depuis longtemps déjà dans certains passages en face nord par exemple, où la glace et la neige glacée peuvent alterner avec la roche, au fur et à mesure de la montée.

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6 La multiplication de ces pratiques suscite deux questions essentielles qui sont, d’une part, celle des différences entre pratiques sportives et sports, que nous traiterons plus loin, et, d’autre part, celle de la complémentarité des pratiques sportives. Ainsi l’ensemble des pratiques alpines apparaît comme particulièrement cohérent puisqu’elles engagent des gestes et un travail du corps similaires. Les rapports entre les pratiques suscitent également des discours. Roland Frandini, un guide du massif des Écrins, interviewé en 20021, trouve par exemple que l’intérêt de l’escalade, qui s’est énormément développée depuis l’après-guerre est essentiel pour l’évolution de l’alpinisme, mais constitue également un problème pour les jeunes qui, trop sûrs de leur niveau physique et technique, minimisent les problèmes propres aux pratiques plus aériennes de l’altitude : « Une certaine évolution est dangereuse : on ne peut pas faire une course difficile en face nord avec un à deux ans d’entraînement, si l’on ne va que dans des écoles d’escalade. Ce n’est pas un gros engagement. Une falaise et une face nord sont deux choses très différentes. On peut avoir une évolution très rapide en falaise, ce qu’on peut voir aujourd’hui chez des jeunes de 17 ou 18 ans, mais c’est impossible en montagne ».

7 Certains sports peuvent encore être jugés peu complémentaires entre eux et une différenciation existe entre les sports apparentés et les autres. Certains estiment que la natation et l’alpinisme, par exemple, sont très peu compatibles, malgré le travail des bras, des jambes et du souffle qui est prépondérant dans certaines nages et permet la préparation physique en dehors du temps passé en alpinisme. Pour eux, le développement musculaire différerait ainsi dans l’eau et serait moins intéressant que la course à pied et, a fortiori, que l’escalade en falaise artificielle.

8 Mais parmi les alpinistes, il apparaît avant tout une appréhension de ces pratiques en soi et sans comparaison avec les autres sports où l’on retrouve un ensemble de degrés de difficulté et d’étapes correspondantes2.

9 Je présenterai ici une étude réalisée à partir de terrains de thèse dans les Alpes. Celle-ci vise notamment à embrasser les représentations propres à l’alpinisme dans l’ensemble des pays européens alpins, où ces pratiques sont nées et ont commencé à se développer.

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Au pied du couloir du Coup de Sabre dans le massif des Écrins

© Duez Après les séracs, le passage de la rimaye est une traversée nécessaire pour atteindre le bas du couloir. L’ascension débute par une alternance de glace, de neige et de rochers. La pratique du dry tooling consiste en une recherche systématique de ce genre de passages.

Chaussures, cordes, piolets et crampons

Les pratiques et leurs techniques ne vont pas sans discours. La corde qui assure et qui peut se rompre – quoique l’on parle de rompre une cordée et non pas une corde – évoque l’idée et le terme de religion. L’attachement implique une confiance partagée et un engagement mutuel. Par extension, cette idée va apparaître dans l’intégralité de l’alpinisme et non pas -seulement dans la fonction et la symbolique de la corde.

10 L’escalade sur de longues distances implique le fait de pouvoir parer aux chutes. Aussi s’attache-t-on à une corde que l’on attache ensuite avec des moyens « d’assurage », un terme utilisé par les grimpeurs qui sert à désigner l’assurance physique de son ou de sa partenaire, avec la corde, dans les parois. Et les idées d’assurance et de confiance dans les techniques ont conféré leur sens aux pratiques. L’assurance physique et directe est exercée à tour de rôle par les membres de la cordée ou bien par le premier de -cordée tout au long de la course.

11 L’évolution du matériel d’assurance que l’on porte sur soi et de celui que l’on fixe sur la paroi a radicalement transformé l’appréhension des difficultés depuis les débuts de l’alpinisme. Un équipement spécifique s’est développé : la corde, les piolets, les chaussures et les vêtements adéquats, le casque, les lunettes dites de glacier, tout un matériel qui a été inventé et perfectionné au cours de la conquête des Alpes et de l’évolution des pratiques.

12 La première grande évolution dans les techniques est probablement apparue dans la conception des chaussures de montagne avec l’invention des semelles vibram « qui reproduisent en caoutchouc moulé le relief du classique cloutage alpin ». Ces chaussures auxquelles peuvent être fixés, en fonction des besoins, des crampons amovibles, ont enterré l’association de tricounis, c’est-à-dire des clous sur lesquels étaient fixés une lame et des crampons, des « ailes de mouches » et des gros clous

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ordinaires, dont étaient munies les chaussures à semelles solides jusqu’alors. Les traditionnelles chaussures en cuir, qui étaient les premières à posséder des semelles en système vibram, toujours utilisées dans la fabrication des chaussures les plus modernes, ont cédé la place à de nouveaux modèles : Le cuir a tout d’abord été remplacé par les « coques » en plastique rigide, puis par des mélanges de fibre de carbone, de cuir, et de tissu thinsulate, par exemple. Ces derniers modèles associent enfin la rigidité nécessaire pour faire tenir les crampons et un confort permettant aux pieds de ne plus se couvrir d’ampoules. Dans le ski de randonnée, les chaussures ont également beaucoup progressé. Toujours en plastique, elles se sont considérablement allégées et adaptées à la forme du pied. On peut ainsi les employer en hiver ou au printemps pour gravir des couloirs avec des crampons, avant de descendre à skis.

Le couloir du Coup de Sabre

S’il offre une dénivelée moindre que les 900 mètres de la voie Bonatti au Pic Coolidge tout proche, ou a fortiori que les 1700 mètres de la face Nord de l’Eiger, les 500 mètres de dénivelée du Coup de Sabre constituent une voie accessible seulement après plusieurs années de pratique.

13 Philippe Amiguet attribuait l’invention des crampons à l’Autrichien Eckenstein (Amiguet 1936). Un vieux guide se souvient d’avoir commencé « avec les fameux crampons autrichiens avec les pointes pyramidales ». Les crampons à dix pointes avec lesquels enseignait le professeur de l’École nationale de ski et d’alpinisme Armand Charlet dans les années 1930 sont parfois encore employés lors de la formation des guides. Ils ne pardonnent pas les faux mouvements et requièrent l’apprentissage d’une position de marche adaptée à la déclivité de la pente. Mais ils sont -généralement abandonnés aujourd’hui, au profit de l’utilisation en marche glaciaire de crampons réglables, à douze pointes. Sur les glaciers, les pointes avant servent -notamment à éviter les chutes en provoquant un retournement vers le sol. Les crampons à quatorze pointes, dont il existe plusieurs modèles, possèdent, quant à eux, des pointes plus

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longues et asymétriques. Ils permettent de faire l’ascension des couloirs et des cascades de glace.

14 Les modèles utilisés en cascade de glace, apparus au début des années 2000, présentent des pointes avant plus longues. Les premiers de cette génération, comme les terminators, avaient également une pointe arrière supplémentaire au niveau du talon pour faire des crochetages de talon et offraient ainsi des possibilités de mouvements qui s’apparentent aux jeux de pied de l’escalade en falaises, où l’on travaille l’équilibre avec la pointe, en quart tournant ou dans une moindre mesure avec le talon. Les deux pointes derrière les talons ont cependant été abandonnées par les alpinistes et par les fabricants actuels parce que cette évolution enlevait les difficultés qui suscitent aussi l’intérêt des ascensions. Les crampons automatiques et semi-automatiques se fixent aujourd’hui comme des fixations de skis. Les crampons à lanières nécessitent un temps de chausse plus long mais se détachent moins aisément s’ils sont mal réglés. Les instruments de l’alpinisme ont ainsi contribué à transformer les pratiques.

15 Les instruments permettent ainsi, pour ceux d’entre eux qui concernent l’assurance et la protection des alpinistes, d’élaborer une marge de progression et, par extension, une culture de la sécurité en regard de laquelle seulement pourront s’inscrire les cultures du danger et de la mort.

16 La sécurité est par exemple établie en respectant un certain nombre de lois physiques. La force d’une chute peut se mesurer par une équation qui permet d’évaluer le risque dans une situation donnée. On la calcule par la hauteur divisée par la longueur de la corde qui absorbe. Une chute de 20 mètres sur une corde qui en fait quarante sera de facteur « un demi », c’est-à-dire anodine. Le choc entre le grimpeur et la chaîne d’assurage sera peut-être de 500 kilos. Par contre, si un relais (c’est-à-dire l’endroit en bout de corde, en montée ou en descente, où le premier de cordée -s’arrête, s’assure et assure celui ou ceux qui le suivent, pour pouvoir ensuite repartir vers un autre relais ou vers la fin d’une voie) est installé en falaise à deux mètres en dessous du grimpeur, et s’il décroche et tombe ainsi de quatre mètres, le facteur est de deux. La force de choc peut alors dépasser une tonne et être dangereuse. On peut a priori supporter un choc allant jusqu’à 1 200 kilos. Au-delà, des lésions létales se font dans la région de la colonne et/ou du bassin, provoquant des hémorragies internes (entretien du 23/02/2001 avec Sébastien Hugues, guide de haute montagne dans le massif des Écrins).

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Un relais dans le couloir du Coup de Sabre

© Duez Dans les faces gelées ou enneigées, les relais sont des étapes tout aussi indispensables que sur le rocher. Ils sont parfois l’occasion de s’assurer d’une autre façon qu’au moyen des seules vis à glace, comme ici par exemple au moyen de piolets et d’un coinceur.

17 L’utilisation des cordes comme des objets rattachant à la vie trouve son sens même dans la polysémie de l’un des termes employés pour décrire leur constitution. Autrefois constituées de simples torons tressés, les cordes possèdent aujourd’hui en leur milieu une « âme », qui peut être tressée ou torsadée, plusieurs procédés de fabrication coexistant chez les différents fabricants. Elles sont faites depuis 1965 en nylon et depuis peu en d’autres matières synthétiques, plus élastiques, plus légères, plus vite sèches.

18 Raymond Paquet, un vieux guide français, se souvient de la pratique de l’escalade avant l’arrivée des cordes « nylon » : « Les cordes en chanvre du Piémont, on disait que c’était les meilleures cordes. C’est ce qu’on disait ! La corde, entourée d’un filet vert ou rouge, mesurait 12 millimètres. Quand le filet était usé ou quand des traces de moisissure apparaissaient à l’intérieur, il fallait en changer. Quand la corde cassait, c’était d’un coup sec. Cela faisait une détonation, comme un coup de fusil ».

19 L’alpiniste Pierre Allain mentionnait à propos de ces cordes en chanvre d’Italie, encore en vigueur dans les années 1950, dont il soulignait le -danger dû à une résistance deux à trois fois plus faible, alors que les cordes en nylon étaient déjà apparues sur le marché, que le tressage leur était « prohibé pour la seule mais importante raison qu’il est difficile de déceler une possible et dangereuse putréfaction de cette matière » (Allain 1956). Les cordes en soie des années 1920 étaient plus solides, mais en raison de leur prix elles n’ont pas rencontré de succès chez les alpinistes. Les évolutions techniques et les normes de fabrication se sont imposées progressivement de cette manière, en étant associées à la pratique et aux expériences des grimpeurs, à leur praticité et aussi aux réalités financières. Le guide Léon Pfister se souvient de l’arrivée en Suisse des premières cordes en nylon : « L’évolution venait un peu au fur et à mesure des touristes qui venaient visiter. Les Anglais ont amené leurs premières cordes en nylon ici. Mon père en avait une en 1947, 1948, il avait une corde en nylon qu’un client lui avait rapportée de Londres. C’était léger, c’était solide, elle était blanche, elle était fantastique ! Une corde

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torsadée, pas encore une corde gainée. Les cordes gainées sont venues beaucoup plus tard ».

20 Alors que les cordes tressées sont constituées d’un seul toron, les cordes câblées en possèdent trois. C’est selon ce dernier procédé et de ses dérivés que sont fabriquées les cordes actuelles. Les cordes utilisées aujourd’hui en alpinisme sont dites « dynamiques ». Celles dites « d’attache » possèdent un diamètre compris entre dix et onze millimètres, sauf en alpinisme de haut niveau, où il est inférieur à dix millimètres.

21 L’invention de la technique du rappel de corde a également suscité le développement des cordes de rappel, souvent dites « à double », parce qu’elles sont marquées au milieu ou par l’utilisation de couleurs différentes, afin de pouvoir facilement dédoubler la corde avant la descente. Ces cordes jumelées que l’on passe toujours en double lorsque l’on « mousquetonne » sont condamnées à disparaître au profit des cordes classiques, où l’on passe seulement un brin dans le mousqueton. De la même manière, pour nombre d’entre elles, les cordes en chanvre possédaient déjà au début du XXe siècle un repère visuel en leur milieu. Mais on faisait peu de rappels et il fallait que celui qui assure absorbe les chocs. La démarche la plus répandue était alors de « désescalader » les voies à la descente.

22 La situation est différente actuellement : même usagée, la corde dynamique actuelle est conçue pour que la force de choc n’excède pas 1 200 kilos. La plupart du matériel répond à ces critères de sécurité. La corde avec laquelle on assurera un premier de cordée doit être élastique et absorber les chocs bien au-delà de toutes les normes. Or, les cordes possèdent une date de péremption fixée par le fabriquant et s’allongent après chaque chute importante. Elles ne servent plus ensuite qu’à s’assurer sur un glacier, puis à fabriquer des relais que l’on garde ou que l’on abandonne sur les cimes lors d’une descente en rappel.

23 La corde a longtemps été en chanvre. On l’attachait à la taille, et elle était fixée à l’aide d’un matériel sommaire. Ce dispositif rendait la chute dangereuse. Il en est allé ainsi des premières ascensions du Mont-Blanc à la fin du XVIIIe siècle, jusqu’à l’invention des cordes dynamiques, des cuissards et des mousquetons légers dans les années 1960. Avant, on s’assurait au-dessus des côtes flottantes et on utilisait des anneaux autour du buste qui permettaient d’éviter l’étouffement et d’assurer un certain confort.

24 Dans les Dolomites, on relate aujourd’hui que les premiers baudriers étaient de fabrication artisanale. C’était le cas de ceux employés par Jürgen Masiero : « Les baudriers, nous nous les sommes faits, mon cousin était très technicien. Lui a construit les premiers baudriers. Nous allions ainsi. Avant encore [avec les cordes nouées autour de la taille], puis comme ça, les bretelles. Mais les premiers nous les avons construits en 1975, 1976 ».

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Une descente en rappel

© S. Barbier

Inventée en 1876 lors d’une tentative en solitaire par le guide Jean Esteril Charlet-Straton au Petit Dru, les descentes en rappel sont autant de passages. Ici un rappel posé sur la Meije.

Les techniques d’assurage

Les premiers pitons que l’on plante dans la roche pour s’arrimer à la paroi datent du XIXe siècle. Olivier Hoibian attribue l’invention et les premières utilisations des pitons et des mousquetons, qui dateraient quant à eux des années 1920 ou 1930, à Emilio Còmici, guide et alpiniste dans les Dolomites, où les parois abruptes exigent plus qu’ailleurs dans les Alpes peut-être une méthode d’assurage sur la falaise (Hoibian 2000). Còmici avait écrit un article, traduit par un membre du Groupe de haute montagne dans les années 1930, dans lequel il relatait l’utilisation des pitons et des mousquetons pour franchir un surplomb (Hoibian 2000). Frison-Roche attribue à Alfred Couttet, qui pratiquait l’alpinisme et l’escalade dans toutes les Alpes, l’introduction à Chamonix des premiers pitons et mousquetons, venus des Dolomites (Frison-Roche & Jouty 2003). Pourtant, le pionnier de l’escalade « libre », c’est-à-dire – quoique les définitions de ce terme diffèrent – sans assurage, Paul Preuss, fait déjà mention des pitons en 1911 dans un article publié dans le Deutsche Alpenzeitung (Preuss 1911, cité in Messner, 2000). La querelle entre celui-ci et Tita Piaz, tout aussi amicale et nuancée qu’elle fut passionnée, a véritablement été à l’origine de la polémique sur l’utilisation des moyens d’assurance.

25 Paul Preuss a abordé la question des techniques, tout en étant le premier à essayer de la théoriser, parce que celles-ci popularisaient, pour le plus grand nombre, les espaces privilégiés. Mais pour les meilleurs des alpinistes, et parce qu’ils se pensaient

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invincibles, trop s’entourer de matériel était perçu comme une manière pour les hommes de s’abaisser dans leur virilité (Preuss 1911). Preuss déclarait alors : « Loin de moi l’idée de prêcher pour l’abolition des moyens d’assurance dans les passages rocheux ; pas un alpiniste raisonnable ne contestera leur valeur pour la grande majorité du public amoureux des montagnes et de la nature. Mais s’agissant de l’alpiniste ou du grimpeur sportif, c’est l’inverse qui me paraît important, en bref : l’assurance par des pitons qu’on plante, de même que la descente en rappel (qu’elles soient l’unique moyen de réussir une escalade ou accessoirement utilisées au cours de cette escalade) ou toute autre manœuvre de corde, sont pour moi des “moyens artificiels” critiquables et injustifiables, aussi bien au point de vue de l’alpinisme que de celui du sport » (Piaz 1999).

26 Il citait également un guide qui se rangeait à son avis : « Voici, tiré du récit d’une escalade moderne, un exemple significatif (c’est le célèbre guide Fiechtl, tombé plus tard dans le Kaisergebirge, qui parle) : “Il est impossible de se tromper, car l’itinéraire est direct et marqué par vingt pitons.” Avec l’aide des pitons et de la corde, on “fait” les passages les plus bizarres, les plusinvraisemblables. Sur les murailles les plus lisses, on imite le balancier de l’horloge et c’est avec de telles acrobaties qu’on conquiert des montagnes » (Piaz 1999).

27 Cette évolution du rapport aux moyens d’assurage a marqué l’ensemble de l’histoire de l’alpinisme, aussi bien dans les courses glaciaires que dans les variantes anciennes et récentes. Elle procède du rapport entre nature et culture qui va contribuer à définir le sens des pratiques. Si la connaissance des instruments associe les alpinistes au rapport à la nature, le rapport au « sauvage » et celui attenant à la « nature sauvage », par opposition à « l’homme machine », est induit de façon plus proéminente dès lors que ces techniques ne sont pas utilisées. Pour certains, l’escalade libre désigne plus volontiers le fait de ne pas poser de moyens d’assurage entre les relais. Le très haut niveau atteint par des grimpeurs comme Catherine Destivelle ou Patrick Edlinger qui ont franchi des voies sans aucun instrument reste cependant l’apanage d’un petit nombre de champions. Mais cette mode s’est également imposée à travers le succès de la pratique du bouldering ou du bloc, où l’on grimpe sur des longueurs très courtes, de quelques mètres tout au plus, des voies présentant des difficultés importantes, avec comme seul outil de protection un crashpad, c’est-à-dire un matelas pour parer aux chutes.

28 Le choix de s’assurer ou de ne pas le faire, de poser ou de ne pas poser de relais, voire de doubler les techniques d’assurage à travers une longueur de corde ou lors d’un relais, par exemple en utilisant à la fois un coinceur et des piolets ou un coinceur et une sangle de rappel, se pose en revanche de façon fréquente en alpinisme d’altitude. Il relève de plusieurs facteurs qui ont trait à la fois à la solidité d’un moyen d’assurage donné et à la confiance que les grimpeurs vont lui accorder, et qui peut augmenter lorsque l’on multiplie les techniques différentes. La sécurité relative qu’offre chacun d’entre eux et la confiance établie entre les membres d’une cordée sont liées. C’est notamment le cas lorsque l’on décide d’avancer en corde tendue dans un couloir, par exemple, ce qui permet d’avancer plus rapidement mais n’autorise pas les chutes. L’évaluation de la difficulté, du temps passé dans le froid quand il s’agit d’attendre son tour lorsque des relais sont posés, ce qui peut avoir pour conséquence des gelures des doigts des mains et des pieds au premier degré, parfois des plus graves, sont autant d’éléments qui entrent en ligne de compte dans l’interaction de la cordée pour juger de la prise de risque et des possibilités d’« engagement »3.

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29 Les techniques d’assurage ont ainsi marqué l’ensemble de l’histoire de l’alpinisme. Tiapa Langevin rappelle qu’un piton avait déjà été planté à la Meije, dans le massif des Écrins, par la cordée autrichienne d’Emil Zsigmondy dans les années 1880, au lieu-dit « la dalle des Autrichiens ». Olivier Hoibian mentionne encore des « crochets à muraille » dépourvus de mousqueton et destinés seulement à la descente en rappel, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient jamais servir pour s’assurer pendant la montée (Hoibian 2000). 30 Ce matériel forgé en fer-blanc était très lourd. En Suisse, on relate que : « on a forgé les premiers crampons comme on a forgé les premiers pitons. Le piton qui existe encore à l’arête nord de la Dent Blanche est celui qui a été posé quand Joseph George, le skieur, l’a faite pour la première fois en 1923. C’est lui qui l’a fait, avec son frère qui était forgeron » (entretien du 20/08/2004 avec Léon Pfister, guide de haute montagne dans le Val d’Hérens).

31 Les pitons sont à lame plate, en forme de cornière ou encore vrillés. Ils se plantent dans la roche et l’on y attache une sangle et un mousqueton pour s’y assurer. Les premiers mousquetons utilisés en montagne étaient quant à eux les mêmes que ceux employés habituellement pour les harnais des chevaux. Ils se sont considérablement allégés en même temps que les pitons ont la plupart du temps cédé la place à d’autres techniques.

32 Auparavant, Edward Whymper avait déjà inventé pour des excursions solitaires un grappin et un anneau qui permettait de poser une corde fixe et de la récupérer ensuite : « Long d’environ 12 centimètres, en acier bien trempé, épais de 50 millimètres […] Il devait me servir dans les passages difficiles où il n’y aurait aucun point d’appui à la portée de la main, mais où je trouverais à peu de distance au-dessus une fissure ou une aspérité quelconque. Solidement fixé à l’extrémité du bâton ferré (alpenstock), on pouvait le placer aux endroits les plus favorables, et, dans ces circonstances extrêmes, je devais le lancer jusqu’à ce qu’il restât accroché à quelque obstacle suffisant pour l’arrêter. Les pointes tranchantes qui le retenaient aux rochers étaient dentelées afin d’avoir plus de prise ; enfin l’autre extrémité de ce grappin se terminait par un anneau dans lequel une corde était passée » (Whymper 1873).

33 Gino Buscaini note dans son livre sur les courses dans les Dolomites, à propos de la face nord de la Cima Grande di Lavaredo, dont la première ascension a été accomplie par Emilio Còmici et les frères Dimaï en août 1933, comment le piton a accompagné certains exploits : « Pendant quelques années, la limite atteinte par Steger et Wiesinger parut infranchissable ; leur mouchoir abandonné dans les surplombs, et qui continuait à flotter, constituait un défi historique ».

34 Buscaini compare également les pratiques telles qu’elles se déroulent dans les années 1980 avec celles, plus engagées, des années 1930 (Buscaini 1983). Aux particularités des Alpes occidentales et orientales se sont associées des difficultés et des étapes de progression spécifiques et différentes. Le plus haut degré de difficulté dans les Alpes occidentales sera celui des grandes faces nord des Grandes Jorasses, du Cervin, de l’Eiger… Dans les Dolomites, ce sera au contraire celui des surplombs et des toits dans les grandes voies d’escalade en faces nord de ces cimes vertigineuses restées inviolées plus longtemps que les autres.

35 À propos de la face nord-ouest de la Civetta, Buscaini rappelle que Lettenbauer et Solleder n’utilisèrent que douze pitons lorsqu’ils en firent la première ascension le 7 août 1925 (Buscaini 1983). Enfin, il rapporte que le Viennois Philipp, qui a ouvert avec Flamm une variante par le dièdre sur la paroi nord-ouest de la Civetta, a ensuite fait

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une chute de quarante mètres sur la voie directe de la face nord de la Cima Grande, où tous les pitons ont sauté les uns après les autres et seul le dernier a tenu bon et lui a sauvé la vie. Il s’est contenté par la suite de la pratique des courses glaciaires. Pour Reinhold Messner, c’est l’utilisation d’un grand nombre de pitons qui abaisse le niveau des voies (Messner 1975).

Des modifications des techniques à l’apparition d’une réflexion sur la manière et les moyens

La progression en course est, en ce sens, une écoute commune de soi et de l’autre ou bien des autres. Cette écoute reste une condition de la réussite ou la cause de l’échec ou de l’accident, à l’instar de la chute mortelle des compagnons d’Edward Whymper lors de la première ascension réussie au Cervin. Cette dimension psychologique est enseignée aux enfants, en escalade par exemple, aussi bien qu’aux adolescents, en ski de randonnée, à la montée ou bien à la descente, en escalade, en cordée sur un glacier. C’est là le début de l’apprentissage d’un savoir que l’on ne peut pas aisément transcrire.

36 La question des techniques d’assurage et de leur utilisation fait toujours l’objet d’une réflexion et d’un référentiel commun. Les techniques ont transformé les pratiques. Les pitons ont été scellés avec du ciment ou bien de la résine, confirmant l’existence d’une « escalade artificielle » par opposition à l’escalade libre. L’une des révolutions dans la pratique de l’escalade a été l’apparition vers 1970 des spits de la marque Spit roc, qui ont transformé le rapport à la grimpe et aux fissures dans les parois. Il s’agit de chevilles auto-foreuses qui se posent au moyen d’un marteau et d’un tamponnoir. Le goujon à auto-expansion est un autre moyen d’assurage. Il peut être posé au moyen d’un tamponnoir ou, plus généralement, d’une perceuse. Associés aux cordes dynamiques, dont l’élasticité amortit la chute, aux mousquetons légers et résistants, et aux baudriers, ils ont contribué à normaliser l’escalade au sein des pratiques. Tandis qu’une chute dans le cadre de l’escalade était déjà désignée par le terme « dévissage », l’introduction de telles techniques ne pouvait pas ne pas induire de débats sur ce qu’elles modifiaient dans les comportements. Pour les anciens, qui voyaient se vaincre des voies considérées comme infranchissables jusqu’alors, les jeunes étaient devenus peureux. Pour Maurice Rebetaz, un ancien guide suisse : « La plupart de ceux qui ont vaincu les grandes faces, ils les faisaient presque toutes en artificielle. Alors on disait : “au lieu de planter des pitons ils s’amusent à forer quand il n’y a pas de fissure”. Sinon ils utilisaient les fissures pour planter des pitons et pour se tirer dessus. Finalement on pourrait apporter des échelles aussi. Une succession d’échelles et puis grimper comme ça ».

37 L’utilisation d’étriers, à partir des années 1950, et de cordes « à double » pour faire par exemple des mouvements de pendules, a également contribué à établir la définition de l’escalade artificielle. Tita Piaz raconte qu’au début du XXe siècle, un certain Garbari avait fait hisser sur le Campanile Basso une perche de bois pour forcer le dernier mur, jusqu’alors invaincu (Piaz 1999). Piaz évoque également l’utilisation, du temps d’un dénommé Winkler, de lancers de cordes et de grappins, manœuvres également - effectuées par Edward Whymper.

38 Dans les Dolomites, les voies munies de spits sont très rares par -rapport aux voies traditionnelles avec des pitons, voire de vieux pitons. Les voies équipées se trouvent surtout dans les falaises, en escalade sportive. Reinhold Messner a par exemple défini

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les voies du septième degré de difficulté par le rejet des pitons à expansion et des spits, qui rendent les voies difficiles aisément franchissables (Messner 1975). Le choix de cette difficulté a ensuite été une définition structurante en alpinisme d’altitude et en escalade pendant la seconde moitié du XXe siècle. D’autres facteurs liés aux techniques ont aussi apporté une plus grande sécurité en montagne. L’amélioration des cordes et de l’habillement, l’apparition des casques et des baudriers ont également contribué à diminuer le nombre d’accidents, qui ont souvent lieu de nos jours sur les sentiers de randonnées ou dans les viae ferratae fréquentées par les touristes.

39 Dans les Alpes, l’utilisation des spits suscite cependant une polémique, qui poursuit celle entamée dans l’après-guerre par des gens comme Lucien Devies (Hoibian 2004) à propos des pitons. On la retrouvait également en Suisse, où Léon Pfister se souvient : « Le fils de Maurice Couttet, quand il a su que quelqu’un avait planté dans la Javel un piton pour s’assurer à la montée, il est parti de nuit l’arracher et le lancer en bas puisqu’on ne salit pas les montagnes avec des bouts de fer. Il faut se replacer dans le contexte, se situer dans le moment ».

40 Les guides de montagne, par exemple ceux des Dolomites, veillent aujourd’hui à préserver les voies classiques d’une « mise en sécurité » trop importante. Le débat concerne en Autriche également la face nord de la Laliderer, une grande voie en 6b+ qui n’a pas été équipée jusqu’à présent de spits.

41 L’« engagement » prôné par les alpinistes peut se définir comme un modèle de valeur et d’action, cristallisé dans l’idée qu’il est propre aux alpinistes plus âgés qui ont fait de l’alpinisme à une époque où les conditions de sécurité actuelles n’existaient pas et continuent de le pratiquer de la même manière. Les voies engagées sont ainsi considérées de la sorte essentiellement pour leur difficulté, mais aussi pour l’état dans lequel elles se trouvent. C’est-à-dire que l’engagement va essentiellement servir à définir des voies difficiles, cotées « TD » dans l’échelle de difficulté des voies, comme la face sud de la barre des Écrins, les faces nord de l’Eiger, du Cervin, ou des Grandes Jorasses, mais il peut aussi définir des voies moins dures mais dangereuses parce qu’elles présentent une roche fragile. Le Pic Gaspard à côté de la Meije ne présente par exemple pas de grandes difficultés d’escalade mais reste une voie engagée étant donné qu’il présente un rocher friable, du schiste, à gravir parfois à l’aplomb de 1 500 mètres de vide, un peu au-dessous de 4 000 mètres d’altitude. 42 Si les difficultés techniques contribuent essentiellement à classer les voies, ce danger objectif introduit également cette notion d’engagement et renvoie aux conditions d’escalade des générations précédentes. Le matériel actuel offre la possibilité d’une mise en sécurité plus importante mais l’appréhension du danger est ainsi perçue de façon globale, car ce danger est toujours présent. Les guides ont transmis cette conception qui confère l’unicité aux pratiques. En dehors de la compétition, les voies classiques sont encore « répétées » selon le modèle des alpinistes de la première moitié du XXe siècle qui a parachevé la définition de l’alpinisme moderne. Chaque pays exige des candidats au concours d’aspirant guide dix courses de niveau difficile, à partir du 6a en montagne, réalisées en « alpine », c’est-à-dire dans les Alpes, sans spits, alors qu’en Himalaya le terme désigne une ascension légère par opposition aux expéditions lourdes, à partir de 2 500 mètres d’altitude, sur au moins 350 mètres de dénivelée. Une course jugée très difficile est nécessaire pour l’obtention du diplôme de guide en France. L’École nationale de ski et d’alpinisme donne parmi les exemples de ces voies

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désignées dans la rubrique « engagement » la face nord de l’Eiger, la face nord directe de la Meije ou la face nord de l’Ailefroide.

43 L’apparition des spits a également fait augmenter le nombre de parois artificielles. Le sentiment écologique se retrouve également aujourd’hui chez les alpinistes de tous les pays, autour de la thématique de l’utilisation des pitons, des spits et des coinceurs. Entre la sécurité des êtres humains (les pitons comme les coinceurs peuvent se détacher) et la préservation de la nature (les pitons et les spits abîment les parois), le comportement des Anglais a été déterminant en imposant avant les autres l’utilisation des friends (coinceurs qui sont des systèmes d’assurage amovibles). L’anglicisme friends, qui désigne originellement les coinceurs, n’est pas non plus innocent étant donné la grande implication des Anglais dans la conquête des Alpes au XIXe siècle et aussi dans cette manière alternative qu’ils ont développée pour s’assurer, qui a forgé leur réputation. Sylvain Conche mentionne dans un manuel d’escalade : « L’ancêtre du coinceur que nous connaissons aujourd’hui est un écrou traversé par un anneau de cordelette, de sangle ou de câble. Il a vu le jour en Grande-Bretagne, pays où depuis toujours les grimpeurs ont une conception de l’escalade extrêmement engagée, pour ne pas dire exposée, et très respectueuse du milieu naturel » (Conche 2004).

44 Le coinceur a remplacé en quelque sorte le coin de bois, celui qui ressemble le plus à un écrou est appelé nut, noisette. À face crantée, on peut en poser un ou deux, que l’on jumelle, dans une anfractuosité. Différentes formes existent, eccentric, offset à tête polygonale irrégulière… Roger Frison-Roche affirme à ce propos : « Les premiers coinceurs d’escalade spécifiques (en plastique ou en métal) n’apparaissent qu’en 1969 en Europe continentale. Puis viennent les coinceurs à came, et enfin, en 1974, l’Américain Ray Jardine invente les friends, coinceurs à ressort qui peuvent tenir et supporter une chute jusque dans une fissure à angle obtus » (Frison-Roche & Jouty 2003).

45 Chaque technique comporte son risque afférent. Celui du coinceur réside dans l’utilisation que l’on fait de cet objet amovible. Le guide Benjamin Thevenaz évoquait en 2003 un accident mortel qui a eu lieu en Suisse cette année-là, suite à la mauvaise utilisation d’un coinceur : « Deux jeunes candidats à l’aspi, ils n’étaient encore pas aspis ni l’un ni l’autre, pas fils de guides, rien du tout, ils partent d’ici, ils vont faire les Douves Blanches, ils attrapent la grêle. L’un des deux, ils avaient -exactement le même niveau donc ils ont décidé conjointement de partir, pose un -coinceur dans une fissure pour tirer un rappel, c’est lui qui met le coinceur, il se pose sur la corde, il descend au bout du rappel. Son copain, pris de panique avec l’orage, la foudre, la grêle et compagnie, il vient, il prend la corde, malheureusement il la soulève cinq centimètres de trop. Le coinceur sort et il part à la renverse dans la paroi ».

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Un coinceur

© Duez Les coinceurs, ou friends, ont été employés en Angleterre pour remplacer les spits et autres pitons sur les parois rocheuses. Ils se sont ensuite répandus dans tout l’arc alpin. Ils rendent possible une mise en sécurité relativement importante quand ils peuvent être posés correctement et permettent également de s’assurer bien plus vite qu’en plantant un piton, un spit ou encore une vis à glace.

46 Enfin, on « mousquetonne » de la même manière, sur chacun des systèmes d’assurage, avec des « dégaines », pour s’attacher. La dégaine est une courte sangle munie de deux mousquetons. Le terme évoque le geste que l’on doit faire pour la poser en la décrochant du baudrier au niveau de la ceinture, en allant l’accrocher sur un spit ou un piton et en tirant sur la corde pour la fixer au second mousqueton. Elle fait correspondre l’imaginaire de l’alpinisme à celui des westerns, tout comme die Karabiner désigne le mousqueton en allemand, alors que le masculin désigne la carabine. Pour la plupart des alpinistes sur rocher et en salles d’escalades, la grimpe se pratique en revanche exclusivement au moyen d’un assurage sur des spits, où l’on assure la corde tous les quelques mètres au fur et à mesure de la progression.

47 Entre le corps et le prolongement d’un objet dont le corps est l’hôte et dont dépend aussi bien la réussite de la course que la vie de l’homme pendant son ascension, les différents moyens de s’attacher et les parois, il y a une relation intriquée qu’il est difficile d’exprimer ici. Si cette participation étroite ne va pas jusqu’à la fusion, la bonne utilisation des instruments sera au contraire l’occasion d’une formation de la personne. Quelle que soit la technique employée, la dimension la plus importante, mis à part la condition physique et la connaissance des techniques propres à chacun des outils ou des instruments, est l’état psychologique.

48 Si l’on peut leur associer un symbole de puissance, d’autant plus accru que les formes actuelles permettent de réaliser des progressions de plus en plus difficiles et s’ils ont fait l’objet de l’appropriation de la part des guides qui en ont fait, avec la corde, « leur instrument » ou tout au moins leur emblème, les piolets sont employés uniquement dans le cadre des pratiques alpines. Ils rejoignent cependant les connotations prêtées aux autres instruments des alpinistes, comme le baudrier dont le terme désignait déjà auparavant la ceinture qui sert à maintenir les épées.

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© F. Pecchio

49 Les premières évolutions du piolet avaient déjà suivi cette progression, depuis sa naissance : « Le piolet était une invention chamoniarde, une combinaison d’une sorte de hache courte utilisée par les cristalliers et de l’alpenstock. […] Les personnes natives du Haut Valais qui voulaient se rendre au Val d’Aoste devaient traverser un col sur un glacier : les paysans de Chamonix pouvaient aller sur le Mont-Blanc mais ils avaient besoin d’un outil pour extraire le cristal dont la recherche s’était transformée en une industrie locale » (Freshfield 1920).

50 La marque chamoniarde Simond rappelle encore aujourd’hui que cette tradition familiale est née en 1860, lorsque François Simond, un forgeron qui fabriquait avec son frère des outils agricoles, conçut les premiers piolets alors que les Anglais découvraient Chamonix. Les frères Simond se sont ensuite consacrés à la fabrication de ces instruments pour la montagne. Pour Lucien Devies, il y avait ainsi deux écoles pour la tenue du piolet dans les années 1930 : « À l’exemple de Welzenbach, les Allemands étaient pour ce qu’on appelle aujourd’hui le piolet appui, le piolet étant tenu par sa partie supérieure à hauteur de la hanche. Par contre, la technique française, à l’exemple de Jacques Lagarde, était ce que vous appelez le piolet traction. Le piolet servait à la fois à se tirer […] et à maintenir l’équilibre. Une main se plaçait à l’extrémité inférieure du manche, l’autre au milieu du manche et on faisait mordre le piolet assez haut » (Hoibian 2004).

51 Les premiers piolets étaient constitués d’une tête en fer forgé, semblable à un marteau mais plus fine et beaucoup plus longue, hybride entre le marteau et la lame d’un couteau. Le piolet est apparu par la combinaison de l’alpenstock, bâton de télémark (le télémark étant une ancienne technique de ski où l’on soulève le talon et l’on abaisse le genou près du ski dans les virages) et du pic à glace utilisé par les chasseurs cristalliers pour détacher les cristaux. Au cours du XXe siècle, des dents à l’avant de la pointe sont

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également apparues pour permettre une plus grande accroche. Les piolets ont considérablement évolué. Le premier piolet court au manche recourbé, adapté par sa forme aux parois de glace verticales, est né vers 1975. Baptisé « chacal », il a permis l’apparition de l’ascension des cascades de glace. Cette pratique s’est répandue à partir des Icefalls écossais, dans les cascades de glace et les séracs des Alpes.

Entre pratiques sportives et sports

L’analyse de ces instruments et de leur utilisation nous a permis de constater que l’alpinisme est ainsi caractérisé par des dangers objectifs et subjectifs. C’est avant tout l’amélioration des techniques qui a contribué à la « maîtrise partielle de la violence », pour reprendre l’expression de Norbert Elias et Eric Dunning (Elias & Dunning 1994), qui apparaît plus précisément en ce qui concerne l’alpinisme, dans les rapports entre les hommes et les éléments, à travers les accidents. Par cette maîtrise partielle de la violence des chutes et des avalanches, l’alpinisme quitte le statut de pratique sportive, dont on retrouve l’idée similaire en pays germaniques dans l’utilisation du terme Sportart, pour celui de sport. Les risques inhérents à ce sport sont élevés pour les alpinistes eux-mêmes ou à l’encontre des autres alpinistes. Peut-être la référence à Ernest Hemingway qui compare la corrida à d’autres pratiques violentes et non- violentes pouvant inclure la sexualité ou la mort sera une manière de mettre en exergue l’intérêt que les alpinistes confèrent à leurs pratiques, même si la sexualité apparaîtra presque toujours de façon uniquement métaphorique à l’intérieur des pratiques (Hemingway 1960).

52 Entre nature et culture, les outils sont le prolongement des membres et des actions humaines, lesquelles prennent sens au travers des instruments et des « terrains » qui définissent les pratiques. C’est dans ce sens-là que les outils induisent un rapport particulier. Ils ne sont pas tant des objets magiques que des objets bénéfiques puisqu’ils permettent des pratiques spécifiques. Ce sont leur forme et leur transformation qui ont contribué à définir les démarches des alpinistes, étant donné qu’elles ont induit de nouvelles possibilités depuis l’invention de l’alpinisme et ont permis ce développement de la pratique classique tout autant que le développement des variantes de celle-ci. C’est une dimension que l’on retrouve également dans leur entretien.

53 Les instruments épousent ainsi les évolutions qui ont eu lieu tout au long l’histoire de l’alpinisme, des premières ascensions du Mont-Blanc jusqu’à celles des séracs, des cascades de glace ou des bivouacs dans les parois verticales. Ils permettent d’imaginer les voies les plus directes franchies par les meilleurs alpinistes, voies que l’on imaginait impraticables dans les années 1950.

54 Les vieux guides considèrent aujourd’hui avec plaisir le matériel léger, solide, ergonomique et fiable qui permet, tout autant que les progrès dans le développement physique et mental et la connaissance de l’environnement, d’augmenter les performances et de conférer une légitimité aux alpinistes d’aujourd’hui. Ainsi, la progression du matériel ne représente pas seulement une réduction des difficultés, mais permet plutôt une transformation de cet « engagement » défini par les guides. L’alpinisme est une pratique où le danger reste consubstantiel au plaisir.

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Zsigmondy, Emil, 1886 [1835], Les Dangers de la montagne. Indications pratiques pour les ascensionnistes, Paris, Librairie Fischbacher, traduction par A. Lemercier.

NOTES

1. Par souci et engagement d’anonymat, les noms et prénoms employés dans les citations sont fictifs. Ils ont été choisis parmi des prénoms et des noms de famille courants dans chacun des quatre pays étudiés, et toute homonymie serait fortuite. Les noms d’autres alpinistes et guides cités, qui n’ont pas été interviewés au cours de la thèse, ont été conservés. J’emploie indifféremment les termes de « guides », « guides de montagne », et « guides de haute montagne » pour désigner le seul métier existant aujourd’hui et concernant l’alpinisme qui est celui de guide de haute montagne, avec son passage par l’état d’apprenti auquel correspond l’appellation d’aspirant-guide. 2. À l’exception des viae ferratae et des randonnées à pied ou en raquettes à neige qui sont, comme les sports d’hiver en stations, surtout destinées au grand tourisme. Elles sont encadrées par les accompagnateurs en moyenne montagne, auxquels l’utilisation de la corde et du matériel

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d’alpinisme est défendue puisqu’elle est réservée chez les professionnels aux guides de haute montagne. 3. Les petites gelures abîment ou font tomber les ongles, et ne nécessitent qu’une prise de médicaments légers, tel l’Aspégic qui permet de réactiver légèrement la circulation sanguine. Les expositions prolongées au froid, notamment lorsque des cordées se retrouvent bloquées dans une voie, peuvent occasionner des gelures plus graves. Un médicament mis au point à l’hôpital de Chamonix permet désormais d’éviter plus fréquemment les amputations lorsque ces accidents surviennent. Ce médicament occasionne alors des maux de tête passagers mais douloureux et ne sont utilisés par les chirurgiens qu’en cas de gelures importantes.

RÉSUMÉS

Les Instruments de l’alpiniste. Entre la découverte ou la pratique encadrée de l’alpinisme, qui peut être faite avec l’accompagnement d’un guide de haute montagne, et les pratiques engagées, les instruments sont les supports de pratiques auxquelles ils contribuent à conférer un sens. Une analyse de ces instruments permet ainsi de comprendre les pratiques, ainsi que les représentations qui leur sont associées. La corde, les chaussures, les crampons, les piolets, les moyens d’assurages comme les spits et les coinceurs, les vis à glace, le casque ou encore les skis dans le cadre des pratiques hivernales, constituent l’essentiel de ces instruments qui n’ont pas toujours été aussi sûrs que de nos jours. Les pratiques se sont également modifiées, et leur appréhension permet aussi de comprendre comment le rapport, ou plutôt le recours à la sécurité dans l’alpinisme s’est transformé en quelques générations. Les risques encourus sont généralement moindres dans le cadre des pratiques correspondant à un cadre « normatif », tandis que les limites physiques sont constamment repoussées. Le questionnement de cette histoire de l’évolution des techniques apparaît ainsi comme une préoccupation constante des pratiquants eux-mêmes : on renvoie volontiers aux anciens guides de montagne et aux pratiques du XIXe siècle jusqu’aux années 1930 pour rappeler que l’on grimpait alors sans moyens d’assurage et qu’une fois gravies, il fallait savoir franchir les voies en désescalade à la descente. Mais l’ascension des grandes faces nord, avec ou sans pitons, spits ou vis à glace, se pratique encore de façon exposée, quand ce n’est pas en corde tendue, ou sans assurage, et la chute reste alors interdite.

The Climber’s Tools. From the discovery or supervised practice of alpinism with a mountain guide, to more engaged practices, the instruments are the supports of practices to which they contribute to confer a direction. An analysis of these instruments thus makes it possible to understand the practices as well as the associated representations. The rope, the shoes, the cramps, the ice axes, the means of insurance like Spits and Friends, the ice-screws, the helmet or the skis within the framework of the winter practices, constitute the core of these instruments which were not always as sure as nowadays. The practices also changed and their apprehension makes it possible to understand the recourse, to security in alpinism was transformed in just a few generations. The incurred risks are generally less in the practices corresponding to a normative framework, eventhough the physical limits are constantly pushed back. The questioning of this history of technological developments seems a constant concern of the practitioners themselves : one returns readily to the old mountain guides and the practices of the 19th century up to the 1930’s to recall that one climbed then without any means of insurance,

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and that once climbed-up, it was necessary to climb-down. But the ascent of the large Northen mountain walls, with or without pitons, Spits or ice screw, is still practised in an exposed way, when it is not tended rope or without insurance and the fall remains prohibited.

INDEX

Keywords : alpinism, means of insurance, normative framework, practices, risk, technological development Mots-clés : alpinisme, cadre normatif, danger, évolution des techniques, moyens d’assurance, pratiques

AUTEUR

JEAN-BAPTISTE DUEZ Docteur de l’EHESS [email protected]

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Le peloton cycliste De la culture technique à la sous-culture sportive The Cyclist Bunch. From technical culture to sports subculture

Xavier Garnotel

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le corps du cycliste, façonné et sculpté, est l’instrument malléable des normes techniques du peloton. Il se présente également comme l’incarnation, le moteur dynamique d’une culture technique en évolution continuelle.

NOTE DE L'AUTEUR

Je tiens à remercier Mme Jeanjean et M. Biache pour leurs conseils avisés.

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© X. Garnotel

L’initiation d’un jeune cycliste aux coutumes du peloton se caractérise par des traitements corporels spécifiques, comme le rasage des jambes, par « l’affûtage » de la musculature ou encore par l’accoutumance à une souffrance liée à la longueur des épreuves et à l’intensité des efforts. Ces techniques corporelles sont codifiées depuis la fin du XIXe siècle, ce dont témoignent les archives photographiques et journalistiques de cette époque. Plus qu’un agrégat de compétiteurs ou qu’un rassemblement de rivaux, le peloton regroupe des individus qui partagent la même façon de vivre et qui respectent également des codes sociaux transmis par une tradition orale.

1 La compréhension de ces pratiques et de ces représentations propres au peloton nécessite une méthodologie compréhensive, car l’appropriation et les reconstructions culturelles de l’activité par les pratiquants sont parfois en décalage avec les règlements officiels. Ainsi les outils de l’ethnologie apparaissent-ils pertinents pour appréhender ces phénomènes sociaux. J’ai intégré un peloton cycliste amateur en participant aux épreuves afin d’observer les pratiques des coureurs in situ, pendant les courses, mais aussi au sein de l’équipe en partageant son quotidien1.

2 La démarche inductive de mon enquête de terrain m’a amené à constater que la plupart des théorisations classiques des cultures sportives semblaient inopérantes et incapables d’expliquer ce qui se joue véritablement au sein du peloton. L’interprétation théorique a donc été formulée à la suite de l’observation participante, à partir d’un travail comparatif avec d’autres études portant sur les pratiques corporelles.

3 Cet article a pour but de comprendre ce qui caractérise l’existence d’un cycliste et d’analyser les mécanismes de construction de cette pratique. La problématique consiste à étudier comment les pratiquants l’ont élaborée, en s’adaptant pragmatiquement aux « propriétés »2 techniques de l’engin et aux propriétés physiques des épreuves. Il apparaît dès lors que « vivre cycliste » nécessite une ascèse normée par des techniques corporelles inscrites dans une temporalité précise et soumise à une organisation sociale. Ce façonnage technique s’accompagne de jugements de valeur sur l’esthétique du mouvement et du corps. Les marqueurs corporels de cette esthétique sont liés à leur

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aspect fonctionnel et à leur efficacité. Ils ont ainsi pris une dimension stylistique qui doit être mise en relation avec le système hiérarchique du peloton.

Les propriétés physiques, techniques et réglementaires du sport cycliste

Les propriétés techniques de l’engin

Les structures techniques de la bicyclette favorisent le rendement des déplacements. La bicyclette actuelle n’est pas un simple outil qui ne ferait qu’augmenter une fonction anatomique humaine. Elle n’est pas non plus une machine qui permettrait d’accomplir des actions autonomes sans effort ni volonté constante de la part de son utilisateur. Elle augmente donc le rendement de l’effort mais ne s’y substitue pas. Les propriétés physiques et réglementaires des courses cyclistes découlent des caractéristiques techniques de cet engin. Il aurait été en effet impossible de proposer des épreuves de plusieurs centaines de kilomètres avec un engin comme la draisienne, une « machine à rouler » inventée en 1818, qui permettait à son utilisateur de pousser avec ses jambes et de se laisser rouler par le système basique de la roue, connu depuis l’Antiquité. En revanche, avec l’invention des pédales par les frères Michaux en 1861, le système de transmission par le pédalier permit d’augmenter le rendement de la force motrice. Cette innovation induisit rapidement une adaptation technique. En effet, le pédalier, fixé sur la roue avant permettait de réaliser un déplacement égal à la circonférence de la roue avant à chaque tour de pédale. La démarche des industriels consista alors à augmenter la circonférence de la roue avant pour accroître la distance parcourue à chaque tour de pédale par le vélocipédiste : ce fut l’essor des grand-bi qui fleurirent à la fin du XIXe siècle. Cet engin, malgré son instabilité, due à sa hauteur, augmentait le rendement et la vitesse du déplacement. Ainsi la première course de vitesse officielle eut lieu en mai 1868 sur un circuit de 1 200 mètres à Saint-Cloud dans les Hauts-de- Seine. Puis, les sciences et les procédés techniques de l’ère industrielle permirent de réaliser la chaîne articulée grâce aux technologies de l’acier (Gille 1966). La transmission du mouvement par la chaîne a rendu motrice la roue arrière (Vigarello 1988). Elle a également permis la mise en place de la démultiplication de la force par le choix du braquet. Parés de la transmission puis de la démultiplication de la force, les engins possédaient une fiabilité et un rendement supérieurs. Le grand-bi a alors disparu au profit des bicyclettes « traditionnelles », ayant deux roues d’égal diamètre.

4 Les structures techniques du vélo de course étaient alors définies et réglementées par des textes institutionnels. En effet, depuis leur création, l’Union vélocipédique de France, fondée en 1881 (qui deviendra la Fédération française de cyclisme en 1941), et l’Union cycliste internationale (U.C.I. fondée le 14 avril 1900) régulent les innovations techniques pour conserver la valeur essentielle du « cyclisme traditionnel » : conserver le primat de l’homme sur la machine.

5 La bicyclette possède dès lors des propriétés de rendement et de vitesse par le roulement, la démultiplication de la force motrice et l’ensemble des autres éléments techniques qui contribuent à son confort et à sa stabilité (le système de freinage, les pneumatiques, puis le dérailleur permettant de changer de développement…). Les organisateurs et les coureurs ont défié depuis la distance à travers de grands périples. Le premier Bordeaux-Paris fut couru le 23 mai 1891 sur une distance de 580 km à

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22,3 km/h, et du 6 au 9 septembre 1891, le célèbre Paris-Brest-Paris de 1 200 kilomètres a été remporté par Charles Terront en plus de 71 heures (Paturle & Rebière 1997).

Le contexte socio-économique et les propriétés physiques des saisons cyclistes

Les courses cyclistes constituent depuis leur origine des vitrines commerciales pour les industriels. Ainsi leur multiplication relève pour une grande part d’une volonté de promotion commerciale. Il s’agit en effet d’une surenchère d’exploits physiques qui a été orchestrée par des promoteurs sportifs dans le but de se faire connaître du grand public et de vendre leurs produits (journaux, matériels de cycles…). Par exemple, le Tour de France, la plus grande épreuve cycliste mondiale, est né d’une scission du journal Le Vélo et du journal L’Auto. Le Vélo était tiré à plus de 80 000 exemplaires jusqu’en 1900. C’est alors qu’il prit position pour les dreyfusards, sous la plume de Pierre Giffard. Le comte de Dion décida alors de fonder un journal concurrent « apolitique » : L’Auto. La conjoncture se prêtait à l’instauration de ce deuxième journal spécialisé puisque la popularité des courses cyclistes était croissante. L’Auto prendra définitivement l’ascendant en lançant le Tour de France du 1er au 19 juillet 1903, lequel proposait alors un parcours de 2 428 kilomètres en huit étapes (Gaboriau 1995). La quasi-totalité des grandes épreuves cyclistes internationales datent de cette époque : Liège–Bastogne–Liège « la doyenne » en 1892, Paris-Roubaix « l’enfer du Nord » en 1896, Milan-San Remo en 1907, le Tour d’Italie. « Giro » fut fondé, quant à lui, le 13 mai 1909 avec 2 448 kilomètres en six étapes.

6 Ces courses, devenues des épreuves sportives internationales, se caractérisent toujours par leur longueur (entre 200 et 300 kilomètres parcourus à plus de 40 km/h pour les épreuves professionnelles actuelles). Elles exigent une grande endurance ainsi qu’une importante résistance physique. La dramaturgie intrinsèque du spectacle mis en scène par les organisateurs repose sur les contraintes imposées aux « forçats de la route » (Londres 1924).

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© X. Garnotel 2004, sur la Ronde de l’Izard, le masseur de l’équipe de Roanne enduit les jambes d’un coureur d’huile camphrée avant le départ d’une course pluvieuse.

7 Les propriétés de longueur et d’exigence physique des courses cyclistes constituent un construit technique, économique et social. En plus de la distance des épreuves, une saison cycliste se caractérise par la répétition des compétitions. Cela correspond également à une surenchère médiatique et organisationnelle de la part des promoteurs qui ont densifié le calendrier en multipliant les dates de compétitions. Cela est vrai à partir du niveau régional, où l’on retrouve plusieurs courses champêtres et villageoises chaque dimanche et pendant les jours fériés. Cette fréquence est également liée à un paramètre physique. En effet, même si la demande de spectacles était identique pour le marathon, par exemple, il serait physiquement impossible pour un athlète de cumuler plus de trois à cinq marathons dans l’année. Le contact avec le sol de la course à pied engendre des traumatismes tendino-articulaires qui nécessitent deux à trois mois de régénération et d’entraînement modéré. Ce facteur n’existe pas en cyclisme, lequel ne présente aucun risque de traumatisme de ce type, si l’on exclut les tendinites liées aux mauvais réglages de position sur l’engin et les blessures liées aux chutes. Il est ainsi physiquement possible d’accumuler un nombre très élevé de journées de courses, entre 120 et 160 à l’année pour les professionnels. Si cela ne provoque pas de traumatismes articulaires, cette cadence s’apparente parfois aux travaux forcés et épuise l’organisme qui peut tomber en syndrome de surentraînement ou d’épuisement chronique.

8 Le peloton, que nous entendons comme ce regroupement de compétiteurs et, plus encore, comme cette sous-culture sportive composée de tout l’encadrement des équipes qui partagent la même façon de vivre, a élaboré, depuis plus d’un siècle, une tradition technique pour encaisser ces charges de travail (qui représentent près de 20 000 kilomètres pour les meilleurs amateurs et plus de 35 000 à 40 000 kilomètres parcourus à vélo, par an, pour les professionnels).

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Les techniques corporelles du « métier »

Des techniques du corps qui façonnent l’organisme

« C’est l’ensemble de toute une saison, en fin de compte si tu veux faire une bonne saison, faut partir sur de bonnes bases, et la base tu la fais l’hiver, donc en fait ce qui te pousse à y aller c’est que tu te projettes dans la saison. Tu te dis, si je veux que ça marche, c’est maintenant. C’est peut-être aussi une préparation mentale, braver le froid, la pluie, faire des intervalles, je sais pas si physiquement, enfin ça doit quand même t’apporter quelque chose, mais au niveau du mental tu te dis j’ai fait tout ce qu’y avait à faire, t’as pas de doute » (S.M., coureur Élite 2).

9 Un coureur cycliste s’emploie au quotidien à respecter les normes du« métier ». Ce terme du jargon cycliste renvoie à la culture technique du peloton et à ses contraintes alimentaires, à ses exigences de repos et d’entraînement. Il s’agit d’une véritable ascèse rythmée par des techniques correspondant aux entraînements prescrits. Au-delà des heures de préparation physique, le corps est façonné par un ensemble de « techniques du corps » (Mauss 1968), destinées à accroître la récupération, afin d’augmenter la capacité à reproduire des charges d’entraînement et de compétition. Ces techniques du corps sont également codifiées temporellement. La préparation technique suit généralement un scénario cyclique qu’il faut respecter pour se présenter dans les meilleures conditions, selon la tradition du peloton. Cette codification des techniques du quotidien s’apparente ainsi à une sorte de « chaîne opératoire » (Leroi-Gourhan 1945) dont l’objet est le corps. Bromberger la définit comme une « syntaxe organisée d’actions, associant gestes, outils, connaissances, aboutissant à la transformation d’une matière première en un produit fabriqué » (1986).

10 Le coureur doit en effet mettre en correspondance le temps du corps, avec ses aléas, ses troubles physiques, son rythme propre et le temps social, celui du calendrier, des épreuves à répétition, et atteindre les grands objectifs où il faut essayer d’arriver au summum de ses capacités. Le cycliste s’inscrit dans une temporalité cyclique à différentes échelles. Celle des saisons avec une mise en action progressive lors de la période hivernale où il faut « manger de la borne » en réalisant une préparation foncière pour travailler l’endurance de base, en augmentant le rythme des séances à l’approche des compétitions. Ensuite, la saison sportive est rythmée par des cycles avec les classiques printanières, les tours estivaux pour se terminer par des critériums3. À une échelle temporelle plus courte, la semaine suit également un cycle composé de techniques qui permettent d’équilibrer le relâchement du tonus lors des « sorties de décontraction, de décrassage » et la mise en tension progressive afin de se présenter au mieux à la compétition, qui a le plus souvent lieu le week-end.

11 Ainsi, il existe une multitude de techniques de soin du corps, comme celle de se couvrir les jambes au repos. À l’entraînement, les coureurs ne se les découvrent que rarement avant les mois de mars, avril. Au-delà de l’aspect fonctionnel, le cuissard long ou les jambières (descendant jusqu’aux chevilles) représentent la protection, les coureurs les mettent en début de saison, la veille des courses, à l’échauffement avant de les enlever quelques minutes avant l’épreuve pour se mettre « en court ». Le cuissard court, ce vêtement aérodynamique moulant les cuisses du coureur, constitue un élément caractéristique du statut de cycliste, son usage technique et -fonctionnel s’associant également à l’appropriation sociale et stylistique de cet objet.

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12 Les onctions occupent également une place importante dans ces soins corporels. Avant chaque course pluvieuse ou par temps froid, les techniciens des équipes ou les membres de la famille massent les coureurs avec des crèmes chauffantes et des huiles à base de camphre dont l’odeur donne un parfum caractéristique sur la ligne de départ. Ces onctions ont également lieu après les étapes avec des crèmes hydratantes, notamment au niveau de l’aine afin d’éviter les irritations dues aux frottements avec la selle, malgré la peau de chamois du cuissard (une protection cousue à l’intérieur du cuissard pour améliorer le confort du coureur).

13 Les cyclistes essayent de ménager leur corps à tous les instants de leur vie quotidienne par l’intermédiaire de techniques de repos et de sommeil : « Reste assis, faut que tu fasses du jus » dit un entraîneur d’un club amateur à l’un de « ses jeunes ». On observe que plus un coureur supporte de charges d’entraînement élevées, plus les techniques de repos et de sommeil deviennent importantes. Pour le cycliste, le repos et le sommeil renvoient à une activité du « métier » : la récupération. Les techniques de sommeil dans les déplacements des courses par étapes professionnelles font l’objet d’attentions particulières : il faut que les coureurs rentrent le plus vite possible à l’hôtel, pour se faire masser, se restaurer et se coucher tôt. Les cars sont aménagés pour permettre d’avoir les jambes surélevées et couvertes. L’ambiance dans les hôtels, lors des courses par étapes professionnelles et au bout de deux semaines, est d’un calme absolu. Les coureurs marchent doucement, sans brusquer leurs muscles, se protègent le corps contre le froid, procèdent à des soins corporels méticuleux. Certes, les coureurs transgressent parfois cette règle de vie. Certains récits ont romancé les victoires de grands champions aux lendemains de sorties nocturnes (à propos de Jacques Anquetil par exemple). Mais ces écarts sont suffisamment occasionnels pour être narrés dans la littérature et être racontés de façon facétieuse par les coureurs.

© X. Garnotel Les dernières préparations corporelles avant le départ.

14 En effet, l’humour est très présent dans les équipes cyclistes. Il possède une fonction cathartique en permettant d’évacuer les tensions physiques et psychiques. La

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monotonie, la rigueur et la souffrance en sont ainsi adoucies et atténuées. De nombreuses enquêtes ethnologiques ont également identifié cette fonction cathartique de l’humour dans des sociétés où le quotidien est difficile et éprouvant. Le rire permet « à la fois [de] parler de choses graves et [de] faire rire ceux qui les écoutent » (Clastres 1974). L’ascèse facétieuse des cyclistes ironise ainsi sur les rapports hiérarchiques. Cela permet de mettre, en quelque sorte, de l’huile dans les rouages des équipes où les ambitions de pouvoir et de leadership sont omniprésentes. L’humour des cyclistes utilise abondamment les éléments naturels et du quotidien pour créer des moments de convivialité et de rire. Ainsi, l’hygiène des besoins naturels fait l’objet d’attentions particulières. La vie collective, et quasi exclusivement masculine, des équipes, rassemblées dans les hôtels ou dans des dortoirs collectifs tend à faire partager l’intimité de chacun et à utiliser avec abondance l’humour scatologique. Les différents états de la défécation et des flatulences apparaissent codifiés comme des « signes de forme » ou au contraire de déclin physique : « Ça c’est le chef, j’le reconnais à l’odeur », « T’es pas trop en forme en ce moment », « Salop, si tu marches pas avec ça ! »

15 Les activités sexuelles sont également évoquées et soumises à la plaisanterie. Il est généralement conseillé de ne pas avoir de rapport sexuel à la veille d’une course car cela couperait « l’influx nerveux ». À cet effet, il faut noter la séparation des sexes lors des courses par étapes isolant les coureurs de leur compagne. La coutume incite également à ne pas se raser et à ne pas se doucher le jour de l’épreuve, car une nouvelle fois, cela couperait « l’influx ». Cette expression récurrente du jargon, notamment utilisée par les entraîneurs, est un terme scientifique (caractérisant la tonicité musculaire et son innervation) sorti de son contexte. (C’est le cas d’autres notions comme par exemple celle d’« acide lactique »).

Le corps et ses croyances

Devant la longueur des saisons et l’incertitude qui demeure autour de chaque préparation physique, le corps préserve son mystère et laisse parfois place à de soudaines défaillances. Cela fait partie de l’expérience du cycliste qui tente alors de modifier ses entraînements et d’adapter son rapport au temps. « En fait, on est toujours sur une corde raide, y suffit qu’y ait un petit truc qui te dérègle et tu t’enfonces de plus en plus. Ça fait depuis le Béda que je sens que ça va pas trop, et j’ai insisté, au Val d’Allier, j’me suis dépouillé pour faire quatrième et là je sens bien que suis complètement sec. Je sens comme des pics dans les jambes aux moments où ça embraye, j’ai mal au dos et j’ai plus le goût. Pourtant j’ai fait une prise de sang et les docteurs ont rien trouvé, j’ai jamais eu d’aussi bonnes analyses. Donc j’vais couper, faire de la promenade, pour revenir plus tard et on verra » (S.M.).

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© X. Garnotel L’ambiance sur la ligne de départ : Odeur de camphre, discussions et facéties pour évacuer la tension et l’enjeu.

16 Certaines pratiques spécifiques au peloton et certaines sensations corporelles se justifient donc à travers des termes issus des sciences. Ils sont intégrés dans le jargon, aux côtés d’expressions imagées et métaphoriques comme « des pics dans les jambes » pour la douleur provoquée par l’acide lactique, des « socquettes en titane », caractérisant la bonne forme physique ou à l’inverse des « jambes en guimauve », illustrant le peu de dynamisme du moment.

17 Ces termes se distinguent donc des croyances clairement empiriques qui sont transmises par la tradition orale du peloton, sans aucun recours aux sciences. Il s’agit là de « la vieille école », des « savoirs des anciens » qui sont toujours à l’œuvre au sein du peloton et que les termes mentionnés du jargon illustrent. Mais les discours apparemment scientifiques des préparateurs et des « coachs » modernes ne le sont que rarement de part en part. Tout comme dans les discours des entraîneurs et des enseignants de gymnastique, il apparaît que « Théorie et empirie se croisent mutuellement dans un processus réciproque de renforcement de la croyance. Ce renforcement consiste, d’une part, en un “remplissement” empirique de l’argument théorique permettant de le déterminer (non pas conceptuellement, mais métaphoriquement le plus souvent), et d’autre part, en une caution intellectuellement élaborée, allusivement scientifique et socialement finalisée, fournie à la proposition empirique. Ce processus de renforcement réciproque permet de mieux comprendre comment un ensemble de croyances peut prendre une certaine consistance, s’indurer en tant que système » (Cizeron 2009 : 166).

18 Il existe ainsi au sein du peloton des interdictions alimentaires et sexuelles, des traitements du corps et de la pilosité que l’on retrouve dans un grand nombre de

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sociétés avant une épreuve physique ou un rite de passage. Segalen a d’ailleurs illustré la dimension rituelle des pratiques corporelles contemporaines en caractérisant leurs rapports particuliers au corps, à autrui et à l’espace-temps (1998). Les pratiques du peloton fonctionnent et se transmettent de façon traditionnelle. La légitimation s’effectue sur le registre de la croyance par l’intermédiaire de certitudes affirmées par les entraîneurs et les familles. Au-delà des bienfaits physiologiques de ces techniques du corps, la croyance en leur efficacité « donne de la confiance » au coureur. Les mystères du corps et de la forme laissent place à des habitudes associées à un système de représentation qui intègre les techniques dans une temporalité précise.

Des techniques intégrées dans une organisation coutumière

En ce qui concerne les techniques de consommation alimentaire, on s’aperçoit que la dimension gustative est écartée au profit de la dimension fonctionnelle. Le respect de ces préceptes techniques est évidemment plus ou moins assidu selon le niveau de pratique. En principe, à la veille de la course, un coureur absorbe des quantités très importantes de pâtes : 200 grammes la veille au soir : « c’est le carburant ». Le jour de la course, il faut prendre un petit-déjeuner riche en sucres lents et un repas très léger, trois heures avant la course. En revanche, les viandes rouges sont déconseillées car elles présenteraient « des toxines » et les cyclistes n’absorbent que des viandes blanches lors des deux ou trois repas précédant la course.

19 Malgré toutes ces attentions portées au corps, les charges d’entraînement sont colossales. Cette pratique est « anormale » sur le plan physiologique et l’organisme ne peut se régénérer avec une alimentation usuelle. Ainsi, l’utilisation de compléments alimentaires sous formes de gélules et même de piqûres intramusculaires au niveau des muscles fessiers (notamment pour les carences en fer) est fréquente, même chez les juniors (âgés de 17 à 18 ans). Ces prises de cachets ou de « fléchettes » s’intègrent dans les us des pratiquants. Il faut alors dissocier la prise occasionnelle d’adjuvants du dopage organisé. La première forme que le jargon nomme « bricolage » utilise principalement des produits comme la cortisone, les anabolisants ou les euphorisants. Il s’agit principalement de coureurs amateurs qui « chargent la mule » en connaissant plus ou moins bien les subtilités de la posologie de ces remèdes. La seconde nécessite, quant à elle, des moyens et une organisation importants. Les techniques corporelles quotidiennes sont alors associées aux prises de ces produits interdits par les règlements : « “J” moins trois semaines : toujours mes injections de fer, de B12, de Prefolic et d’EPO, ces dernières en sous-cutané dans le ventre, avec les mêmes fréquences. Je commençais en outre ma cure d’hormones de croissance, deux unités quotidiennes sur huit jours injectées en intramusculaire » (Chiotti 2001).

20 De nombreuses autres révélations éditées décrivent les prises de différentes substances telles le « pot belge » (un concentré de caféine, d’éphédrine, de cocaïne…) ou encore l’E.P.O. (Voet 1999). Ces témoignages dévoilent une organisation sociale de pratiques de dopage utilisant des biotechnologies (et donc moins accessibles aux instances de contrôles) présente dans certaines équipes ou groupuscules professionnels qui nécessite une logistique complexe et des soigneurs, qu’ils soient anciens coureurs, kinésithérapeutes ou médecins. De plus, ce dopage ajoute une dimension sociale à la technique de consommation :

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« Je me souviens exactement ce que j’ai ressenti juste après. C’est triste à dire, mais j’étais fier d’avoir fait cette piqûre. Je venais de franchir le pas, j’étais devenu un vrai pro, un homme. J’éprouvais vraiment de la satisfaction à avoir fait tomber cette barrière. Derrière, il y a une notion de courage. D’ailleurs, j’étais tout de suite allé voir quelques coureurs [...] pour leur dire : “Ça y est ! J’ai fait mon premier Kenacort !” » (Gaumont 2005 : 108).

21 Cet extrait met en lumière l’aspect initiatique de l’absorption d’un produit interdit ou réservé aux malades (hormones de croissance, E.P.O…). Il donne à voir un mécanisme d’intégration au sein de ce que la sociologie catégorise justement comme une forme de société secrète. Pour le nouvel initié apparaît un sentiment de fierté, de passage vers un statut d’adulte et d’appartenance à un groupe d’élite. Il exprime le sentiment d’assumer ses responsabilités et d’exploiter ses dons naturels : « j’étais devenu un vrai pro, un homme ».

22 Il est évident que ces techniques de dopage s’inscrivent dans le contexte économique global des sports spectacles contemporains utilisant, au plus haut niveau mondial, les biotechnologies les plus récentes. Pourtant, il existe des particularités propres au milieu cycliste4. La prise d’adjuvants et de substances classées comme illicites remonte ainsi aux origines des compétitions cyclistes. En effet, les frères Pélissier en témoignent dès 1924 dans le célèbre article d’Albert Londres « Les Forçats de la route » : « Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez… De son sac, il sort une fiole : - Ça, c’est de la cocaïne pour les yeux, ça, c’est du chloroforme pour les gencives… - Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c’est de la pommade pour me chauffer les genoux. - Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules Ils en sortent trois boîtes chacun. - Bref, dit Francis, nous marchons à la dynamite » (Londres 1924).

© X. Garnotel Les coureurs d’une échappée « tournent » en se passant des relais.

23 Cette pratique de dopage, qui focalise les attentions journalistiques et populaires en suscitant des questions morales sur les notions d’équité ou de santé publique, s’intègre

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plus largement dans un ensemble technique et social au sein des équipes. Les techniques de dopage du peloton sont nécessairement liées aux propriétés d’un sport qui tend inexorablement à repousser les limites physiologiques du corps humain. En effet, il y a un « étiquetage » (au sens de Becker) arbitraire et institutionnel de certaines substances « dopantes », alors que le processus de consommation d’adjuvants suit une initiation au fur et à mesure de la « carrière » de cycliste : incorporation des normes techniques, optimisation des techniques d’entraînement et perfectionnement au sein de l’élite.

24 De plus, cette logique s’insère dans l’organisation coutumière du peloton, celle d’une régulation spontanée qui a construit des codes sociaux et des régulations économiques particulières. La construction de ces organisations sociales propres au peloton a été structurée par l’adaptation des pratiquants aux propriétés physiques et techniques de ce sport. En effet, le vélo démultiplie la force motrice et améliore le rendement. Ainsi, un cycliste se déplace plus rapidement et à moindre coût énergétique qu’un coureur à pied. La résistance à l’avancement est donc plus importante en cyclisme que dans les autres sports de courses libres (si ce n’est le roller de vitesse où l’on observe également des organisations collectives adaptées au vent et au phénomène d’aspiration puisque les patins à roulettes améliorent également le rendement et la vitesse de déplacement). La différence d’énergie dépensée entre un cycliste qui mène un groupe et ceux qui sont « abrités » (dans le sillage d’un concurrent) est très importante, environ 30 % de différence à 40 km/h (Monod & Flandrois 2003).

25 Les coureurs ont alors construit des codes et des valeurs qui permettent de réguler ces temps de passage. Ils ont codifié des organisations hiérarchiques au sein des équipes pour protéger les leaders en faisant travailler les équipiers aux avants du peloton. Il se forme parfois même sur certains critériums cyclistes des « mafias », terme utilisé par le peloton pour caractériser des ententes illicites entre des coureurs qui contrôlent tactiquement la course pour faire gagner un coureur qui achète sa victoire. Cela fait partie des arrangements et de la réappropriation de la pratique par les coureurs, au- delà des règlements officiels et des règles institutionnelles (Garnotel 2009b). Ces éléments techniques et sociaux sont en conflit avec les valeurs morales des institutions sportives. Elles sont ainsi considérées comme déviantes par rapport au modèle dominant. Il s’agit là de l’une des caractéristiques majeures de la notion de sous- culture. Cette culture cycliste se caractérise également par des codes sociaux qui permettent aux membres d’une équipe de coopérer.

Une organisation technique et sociale au sein des équipes

L’organisation d’une équipe est sous la responsabilité du directeur sportif, un chef, généralement charismatique et expérimenté, fort d’une carrière reconnue par ses coureurs. Certains directeurs sportifs sont d’anciens grands professionnels, d’autres, dont la carrière fut plus modeste, font leur réputation progressivement en tant qu’accompagnateurs. « On a aucun lien de parenté, on est simplement obligé de monter un groupe pour vivre dans les meilleures conditions, pendant des laps de temps longs, de février à octobre sur les différents circuits et les différentes courses par étapes. [...] Le directeur sportif a affaire à des personnes en difficulté, face à une certaine souffrance, en train d’encaisser du mauvais temps, du froid, de la pluie, nous, on est la béquille, la personne sécurisante. Le coureur il n’a plus personne, il a une maison, sur quatre roues qui suit la course, il faut qu’il ait tout son confort, même si c’est

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qu’une voiture. Faire de la place aux coureurs, leur donner la priorité. Quand on a un transfert, arrivée d’étape à l’hôtel, garer les véhicules ensemble, le plus près possible de la chambre d’hôtel pour éviter que le groupe fatigué se disperse » (Y.G., directeur sportif d’équipes de division nationale amateur).

26 Le directeur sportif encadre un groupe composé de plus de 35 personnes chez les professionnels. Il définit aussi les stratégies d’équipe, le leadership5, et veille au confort de ses protégés. Un coach6 a également la responsabilité de coordonner le travail des différents techniciens de l’équipe. Parmi eux, le masseur entretient un rapport particulier avec le coureur. « La plupart des masseurs d’équipes sont d’anciens coureurs, et quand t’as eu de bonnes sensations de massage, t’as envie de les retransmettre en tout cas c’est pas évident. [...] C’est plus des sensations que l’on a ressenties comme coureur, le mal de jambes, moi j’ai l’impression d’avoir couru hier encore, le mal de jambes, il est dans ma tête pour la vie, incroyable. [...] Une course par étapes sans massage c’est impossible, vous allez tenir trois jours et après les muscles n’ont plus leurs qualités. Mais certaines fois on a l’impression qu’il y a une poignée de cailloux dans les muscles, c’est noué, c’est très difficile à sortir. » XG : « À sortir, c’est sortir quoi ? » PL : « À sortir les toxines. Tu sens vraiment des bosses dans le muscle. C’est très dur quand ils sont vraiment toxinés, surtout quand il a eu des étapes de montagne avec le froid, la pluie c’est sûr que c’est beaucoup plus dur, beaucoup plus fatigant qu’une journée au soleil » (P.L., masseur au sein de l’équipe professionnelle AG2R).

© X. Garnotel Le calme et la quiétude d’une séance de massage.

27 La technique du massage consiste à chauffer le muscle afin de l’assouplir, de favoriser le retour veineux et lymphatique pour l’élimination des déchets liés à la contraction musculaire (notamment de l’acide lactique cristallisé dans les microfibrilles à la suite d’efforts anaérobies lactiques). Pour cela les gestes du masseur parcourent l’architecture musculaire en suivant les limites de chaque groupe musculaire en allant toujours vers le cœur (donc toujours de bas en haut pour les jambes). Mais une séance de massage ne se réduit pas à cet aspect anatomique. Chaque masseur expérimenté a

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son « toucher », ses formes de savoir corporel et technique, qui ne se verbalisent pas forcément. Les coureurs ont généralement un masseur attitré, qui les suit parfois depuis des années et auxquels ils se livrent avec confiance. Le massage a lieu chaque soir d’étape et est pratiqué depuis plus d’un siècle au sein du peloton. Il est chargé de représentations sur la façon d’évacuer le mal physique. Il s’agit d’un phénomène d’expulsion à la fois physique et symbolique que l’on peut déceler derrière le terme « sortir les toxines ». Cette pratique possède une efficacité physiologique et une « efficacité symbolique » (Lévi-Strauss 1958) qui agit sur les structures organiques par un apaisement et un relâchement du tonus. Cette confiance et cette sérénité quant à l’état du corps favorisent la relaxation du tonus lors des phases préparatoires. Elles permettent également de stimuler la volonté et la motivation. Le peloton a donc construit un système de techniques du corps précis selon le cycle temporel de la saison, qui obéit à une répartition sociale des tâches. Ces techniques du corps, inscrites dans un système d’organisation sociale, donnent du sens aux actes quotidiens et permettent d’endurer l’ascèse, la rigueur et la longueur d’une saison et d’une carrière. Elles façonnent immanquablement le corps qui en devient reconnaissable et porteur de représentations propres au peloton.

Efficacité technique, esthétique fonctionnelle et style corporel

« Je pense que si t’aimes pas la douleur tu fais pas de vélo. Parce que c’est un sport très dur. T’es obligé d’avoir toujours la douleur, t’as tout le temps mal aux jambes. La douleur ça fait partie du cycliste en fait, tu aimes ça ». « Quand j’étais cyclo, j’avais pas d’objectifs, je faisais ça simplement pour mon plaisir. Quand t’as le goût de la compétition, on peut quand même réussir dans ce sport, donc on est obligé de passer par là, par la douleur. Ça te fait du bien à ton corps, ça te le sculpte. T’es obligé quoi, sinon t’es pas cycliste, ça fait partie de toi. En fait c’est du mal pour du bien » (D.C., coureur Élite 2).

Transmissions et appropriations individuelles des normes techniques

Les habiletés du coureur s’acquièrent sous différentes formes. Cela peut provenir de prescriptions, c’est-à-dire par la transmission de conseils puis de la répétition de gestes techniques normés par les entraîneurs. L’apprentissage moteur demande du temps pour être automatisé et assimilé. Même le geste apparemment simple de pédalage est soumis à un apprentissage, dès l’école de cyclisme. Cela passe en principe par des exercices d’adresse. Les coureurs en herbe réalisent pour cela des parcours balisés avec des plots où il faut slalomer, lâcher les mains, attraper un bidon au sol, accélérer et freiner, descendre du vélo en patinette et remonter en sautant directement sur la selle… Ensuite, la maîtrise du « bon coup de pédale » demande des années de pratique : choisir un braquet adapté à sa force et à ses caractéristiques musculaires, savoir « tourner les jambes sans emmener trop gros », réussir « à tirer sur les pédales pour pédaler rond ». Le peloton a codifié des principes techniques dans la préparation afin de construire le « beau coup de pédale », « rond » et fluide. L’imitation de styles faisant références à (et représentant) des modèles de pédalage ou de position est également à l’œuvre dans les apprentissages moteurs au sein du peloton. Tout comme dans la danse, « regarder, observer attentivement ou furtivement pour imiter, est une modalité d’apprentissage

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essentielle » (Faure 2000 : 120). Cette modalité de transmission des techniques par l’imitation est également à l’œuvre dans le savoir-faire artisanal (Martinelli 1996).

28 Mais tout ne relève pas des prescriptions et de l’imitation, chaque coureur chevronné trouvant sa manière de faire en fonction de ses capacités physiques et musculaires. En effet, l’efficacité du pédalage consiste à trouver le meilleur compromis entre la vitesse et la force de pédalage. Ceci est relatif aux qualités musculaires du cycliste : certains pédalent plus en force (gros braquets utilisés) d’autres en vélocité. L’expertise technique consiste à adapter sa fréquence de pédalage à ses qualités physiques. Il existe ainsi des normes techniques transmises par les entraîneurs, mais également des adaptations spontanées selon la morphologie et les caractéristiques physiques de chaque coureur. Il existe une appropriation phénoménale, une incorporation de cette motricité atypique. Ainsi, le cycliste assimile le vélo dans son schéma corporel. Ses sensations sont liées aux paramètres du vélo : « Avoir gros » (c’est-à-dire utiliser un grand développement) procure une douleur spécifique liée à la contraction en force des muscles, « avoir petit » engendre la sensation « d’enrouler ses jambes autour de son cou », selon l’expression métaphorique du jargon. Un coureur est capable d’identifier sur son vélo les nuances des grains du bitume, la qualité du revêtement et bien évidemment la direction et la force du vent. Il y a simultanément à l’œuvre des prescriptions, des techniques du corps transmises oralement par les entraîneurs, mais aussi des adaptations et des appropriations individuelles. Le corps du cycliste, façonné et sculpté, est l’instrument malléable des normes techniques du peloton. Mais il se présente également comme l’incarnation, le moteur dynamique d’une culture technique qui évolue continuellement.

L’esthétique fonctionnelle et le style corporel du peloton

L’efficacité de ces techniques du corps façonne l’enveloppe charnelle des coureurs. Le peloton a construit des normes esthétiques basées sur la fonctionnalité. Ce qui est efficace procure une satisfaction au coureur et est jugé beau par les connaisseurs. « L’Esthétique fonctionnelle »7 (Leroi-Gourhan 1965) du geste permet de comprendre pourquoi les sportifs peuvent passer des heures à répéter leurs gestes techniques, là où le profane ne trouve qu’ennui, pénibilité et lassitude. Ils prennent un certain plaisir dans la réalisation du bon mouvement, que ce soit « à enrouler du braquet » en cyclisme ou à trouver les « appuis » en natation ou en athlétisme. Cette répétition des gestes techniques façonne l’organisme et il est alors possible de distinguer des styles corporels propres à chaque discipline (terme qui traduit à la fois la dimension institutionnelle et comportementale).

29 Le style corporel8 du cycliste se caractérise par un marqueur très codifié : le rasage des jambes. Cette pratique possède une légitimité fonctionnelle puisqu’elle permet une meilleure cicatrisation en cas de chute et qu’elle favorise les séances de massage. Mais progressivement, la raison fonctionnelle est devenue anecdotique au profit de la valeur esthétique. Un coureur ayant des jambes hirsutes au départ d’une course serait immédiatement la risée du peloton. Le rasage, associé à une musculature sèche et « affûtée », correspond à une norme esthétique et caractérise l’appartenance sociale d’un coureur. Ce rasage s’accompagne, comme nous l’avons vu, d’onctions d’huiles camphrées au départ des courses. Cela fait briller les jambes en faisant ressortir la musculature.

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© X. Garnotel

Un « puncheur affûté »

30 Bromberger relève dans ses « trichologiques » des fonctions contradictoires concernant les traitements de la pilosité à travers les cultures si bien que l’on ne peut établir d’invariances : « d’une culture ou d’un contexte à l’autre, les mêmes signes peuvent recouvrir des significations opposées » (2005 : 12). Il précise toutefois que le traitement des poils renseigne constamment sur les registres du genre, des statuts sociaux et des appartenances ethniques, de l’expérience spirituelle et du sacré et enfin sur l’esthétique dominante. Le traitement de la pilosité dans le peloton renforce « la difficulté qu’il y a à élaborer une “trichologie” générale où, à chaque signe pileux, correspondrait une signification invariante » (2005 : 13). En effet, le rasage des jambes est une pratique féminine au sein des sociétés occidentales, alors que la pratique cycliste féminine de compétition est très marginale et que le cyclisme renvoie indiscutablement, pour les représentations sociales, à des valeurs identifiées comme masculines telles la force, la puissance ou encore l’abnégation. Les jambes constituent le fer de lance du corps du cycliste : « avoir de bonnes jambes », expression métonymique du peloton, signifie que le coureur est en forme. Elles traduisent, à elles seules, l’état du corps en général. Le rasage spécifique de cette partie fonctionnelle du corps du cycliste caractérise donc l’ascèse du coureur, qui met en avant les codes esthétiques du peloton. Cette technique du rasage illustre le passage d’une pratique fonctionnelle à un élément de distinction stylistique qui définit l’appartenance au milieu cycliste. Cela correspond ainsi à la notion de marqueur qui « sert à désigner, assigner et identifier autrui » (Martinelli 2005 : 42). Il ne s’agit pas d’une identité ethnique qui se transmet nécessairement, mais d’un choix individuel de pratiquer un sport et de se définir comme cycliste (même s’il existe évidemment des influences familiales et sociales qui peuvent conditionner cet engagement avec plus ou moins de déterminismes). Ce rasage

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constitue ainsi le marqueur essentiel de cette appartenance, si bien que d’anciens coureurs et cyclotouristes procèdent également à cette technique corporelle.

L’esthétique corporelle

L’esthétique corporelle du cyclisme s’exprime métaphoriquement avec la notion de muscle « affûté ». Ce terme est normalement utilisé pour caractériser un couteau ou une lame aiguisée par l’action d’un artisan, afin que son outil soit plus efficace pour trancher, couper, fendre. Cette analogie traduit une esthétique de la forme rectiligne, droite, acérée, de la consistance dure et sèche à l’opposé du flasque et du mou. La volonté d’être « affûté » fait apparaître une fascination pour l’inscription de la douleur dans les tissus organiques : « T’es obligé d’avoir toujours la douleur, t’as tout le temps mal aux jambes. [...] Ça fait du bien à ton corps, ça te le sculpte » (D.C.). L’esthétique de la douleur « sculpte » le corps du cycliste. Un muscle « affûté » est esthétique pour le peloton, car il est efficace et fonctionnel : la musculature est saillante donc puissante et le tissu adipeux réduit au minimum. Il représente donc un coureur aguerri, préparé et consciencieux. Pour obtenir cet aspect, il faut nécessairement « faire le métier » que ce soit au niveau de l’entraînement ou des techniques du corps au quotidien. Parfois, chez certains coureurs, « l’affûtage » est tellement accompli qu’on le devine jusqu’aux traits du visage. Il donne une image de labeur et devient synonyme de « dur au mal ».

31 L’esthétique corporelle du cyclisme sur route est composée d’autres éléments qui définissent ce style. Le bronzage important des bras et des jambes tranche avec la pâleur du buste. Les marques nettes de séparation de ce bronzage traduisent l’ascèse d’un coureur qui ne s’expose au soleil que pour aller rouler, à l’inverse d’un bronzage uniforme du corps qui pourrait être un signe de loisir et de vacances. On observe également une répartition asymétrique de la musculature d’un coureur qui a généralement des épaules chétives, des bras fluets, des pectoraux peu développés, un buste frêle et des jambes musclées, parfois volumineuses. Cela s’explique encore du point de vue de la fonctionnalité. Une musculature excessive des membres supérieurs est plus nuisible qu’utile pour un coureur, car cela augmente la masse et consomme de l’oxygène inutilement dans l’effort cycliste.

32 Martinelli définit le style de la façon suivante : « Ensemble ou système de caractères et d’informations, qui confèrent aux choses une valeur signalétique du point de vue d’identités, de statuts, de positions sociales, le tout pour des lieux et des temps déterminés. Il est reconnaissable de manière le plus souvent contrastive, pour les membres du groupe comme pour des observateurs extérieurs. Jouant de petites ou grandes variations, il fournit un principe d’articulation double entre des normes internes et des critères externes de définition. (...) Induit par des objets, activités ou comportements, le style constitue alors le substrat d’expressions et de production, voire de modes d’existence » (Martinelli 2005 : 7).

33 Ainsi, l’esthétique corporelle du cyclisme ne renvoie pas aux canons esthétiques occidentaux de l’athlète qui, depuis la Grèce antique et ses sculptures, magnifient la force et la puissance à travers une musculature imposante, notamment au niveau du buste, des pectoraux et des épaules. L’esthétique corporelle du cyclisme est liée à l’esthétique fonctionnelle du geste, c’est-à-dire à l’efficacité, au rendement et à la performance. Les adaptations techniques vis-à-vis des propriétés de l’activité et de la tradition technique du peloton façonnent le corps. L’exigence de cette ascèse se matérialise corporellement et il est souvent possible, pour un connaisseur, de

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distinguer les différences de niveaux des pratiquants à partir de l’observation de leur corps. En effet, les marqueurs corporels du cycliste correspondent à des éléments de distinction stylistique permettant de définir ce que c’est que d’« être cycliste », pour les initiés et par rapport aux autres. Le corps, ses vêtements et le matériel du coureur sont également des éléments de distinction hiérarchique au sein du peloton. La codification très précise de ce dernier permet d’identifier immédiatement le niveau des coureurs par les couleurs distinctives de leurs vélos, de leurs maillots et de leurs éventuels liserés témoignant du palmarès et de l’appartenance à une équipe prestigieuse ou non. L’allure et le style individuel renseignent enfin sur les qualités du coureur et sur ses fonctions au sein de l’équipe. Ils permettent de distinguer rapidement un leader « dégageant la classe » du simple équipier, « domestique », au potentiel banal, destiné à « porter les bidons ».

34 &

35 « Vivre cycliste » nécessite une véritable ascèse imposant des techniques du corps, normées par la culture technique du peloton. Il se dégage indiscutablement une sous- culture sportive qui se caractérise par une tradition orale, une organisation sociale parfois en décalage avec les institutions réglementaires et par des codes et des traitements corporels spécifiques.

36 Cet ensemble d’éléments techniques et esthétiques résulte d’adaptations pragmatiques aux contraintes naturelles de l’organisme et des propriétés de l’activité. Les pratiquants ont ainsi construit des techniques corporelles et collectives afin d’être plus efficaces dans leur métier. Ces techniques façonnent l’organisme et engendrent des valeurs et des normes esthétiques. Cette codification sociale passe par des marqueurs corporels ayant une valeur stylistique qui permet de distinguer les initiés et, parmi eux, d’identifier la hiérarchie et l’organisation de cette sous-culture sportive.

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NOTES

1. La méthodologie a reposé sur une observation participante de deux années (saisons 2002 et 2003) au sein du peloton cycliste amateur de série « élite 2 » (l’équivalent de la deuxième division pour les sports collectifs). Des entretiens semi-directifs ont également été réalisés avec des membres de nombreuses équipes professionnelles lors du Tour de France 2001 alors que j’étais membre de la caravane Michelin, accompagnant le responsable du partenariat de l’enseigne de pneumatique avec certaines équipes (Garnotel 2009a). Les descriptions sont accompagnées d’un grand nombre d’entretiens informels et d’expressions propres au jargon cycliste. 2. Dans leurs études sur le football et le rugby, Bromberger (1995) et Darbon (2002) ont montré « l’extraordinaire pouvoir qu’ont les propriétés formelles d’un sport donné de façonner, par elles-mêmes, des comportements et des pratiques, de les renforcer et de les constituer en système de référence [...] comme moteur d’élaboration et de consolidation d’une culture sportive » (Darbon). Ce modèle théorique met en avant les reconstructions de codes sociaux de la part des pratiquants par adaptation entre les propriétés de la pratique et les contraintes naturelles de l’espèce. Il s’inscrit ainsi plus largement dans une anthropologie des techniques humaines et interroge le processus de construction culturelle « de la culture matérielle à la culture ? » (Lemonnier 1991). Cette perspective anthropologique illustre le dynamisme des créations culturelles par les adaptations techniques du pragmatisme humain : de la préhistoire et de l’impact des industries lithiques sur l’organisation sociale des communautés de chasseurs- cueilleurs aux sous-cultures contemporaines comme il en est question dans cet article. 3. Le calendrier des compétitions cyclistes est organisé de façon traditionnelle et respecte un ordre précis. On retrouve chaque année les mêmes compétitions aux mêmes périodes. Elles sont derechef rassemblées en groupes d’épreuves caractéristiques, comme les classique flandriennes (Paris-Roubaix, le Tour des Flandres) du mois de mars, exigeant force et robustesse ; les classiques ardennaises (Flèche Wallonne, Liège-Bastogne-Liège), propices aux « puncheurs », puis les courses par étapes pour les coureurs complets. Enfin, les critériums estivaux sont des courses en circuits, généralement organisées autour d’évènements festifs. Ils permettent au public de voir les coureurs qui se sont illustrés sur des courses médiatisées. Ils n’ont pas la même valeur en terme de palmarès mais présentent un intérêt financier pour les coureurs grâce aux primes et aux prix des courses. 4. Sur le plan historique, l’éthique amateuriste coubertinienne reposait sur la volonté aristocratique de maintenir une distinction sociale en se faisant garante d’une mentalité sportive « noble et désintéressée . Mais le sport cycliste s’est démarqué dès la fin du XIXe siècle par l’émergence d’une forte dynamique professionnelle sous l’impulsion des célèbres marques de cycles qui parrainaient les grandes épreuves à des fins de notoriété. Si bien que l’amateurisme a rapidement été substitué par une culture populaire plus pragmatique. En effet, en favorisant des systèmes de récompenses généreux, l’Union vélocipédique de France, créée en 1890, a incité les coureurs des classes populaires à participer aux épreuves et à remporter ces gains. Par exemple, le Grand Prix de l’Union Vélocipédique de France offrait 10 000 francs au vainqueur, alors qu’à titre indicatif, le salaire annuel d’un instituteur était d’environ de 1000 francs (Lagrue P. 2004). Ce système de récompense et cette appropriation populaire de la pratique ne sont sans doute pas étrangers à la régulation spontanée du cyclisme sur route. En effet, le sport cycliste se caractérise

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sociologiquement par l’origine populaire de ses pratiquants et également par une faible emprise institutionnelle des fédérations, si on le compare à d’autres sports comme l’athlétisme (Brissonneau, Aubel & Ohl 2008). Les récentes affaires de dopage, depuis 1998, marquent tout de même un tournant dans les pratiques des coureurs et les politiques institutionnelles. Il faut noter une baisse évidente des pratiques amateurs de « bricolage », liée à une lutte anti-dopage drastique de la F.F.C. (Fédération française de cyclisme). Il est très difficile de connaître les substances du dopage au plus haut niveau mondial puisque les générations de biotechnologies évoluent rapidement, et ce, dans la plupart des grands sports spectacles. Certains biotechnologues évoquent l’utilisation à venir de thérapies génétiques permettant d’augmenter les capacités motrices, les champions d’aujourd’hui préfigurant alors peut-être l’humain de demain… 5. Le statut d’un coureur de l’élite passe principalement par ses fonctions au sein de son équipe. La hiérarchie d’une équipe s’effectue à partir du potentiel de chaque individu, d’où l’adage « le cyclisme est un sport individuel qui se pratique en équipe ». Il s’agit de soumettre les plus forts ou les plus adaptés à un type d’épreuve dans les meilleures conditions pour s’imposer. Ainsi, avant une compétition, chaque équipe possède généralement un « leader » déterminé. Les « équipiers » lui apportent de l’eau, l’aident à « remonter le peloton » et l’accompagnent en cas d’incident mécanique ou de chute. Il faut noter que le statut de leader peut évoluer au cours de la saison. En fonction des caractéristiques physiques d’une épreuve (plate, vallonnée ou montagneuse), ainsi que des aptitudes physiques des membres de l’équipe et de leur état physique du moment, le directeur sportif détermine un leader qui dispose des privilèges de ce statut. Le corps témoigne de ces qualités respectives. Tels des animaux racés, les spécialistes d’une de ces compétences cyclistes se repèrent immédiatement. Le « routier-sprinter » est généralement puissant et musculeux, le « puncheur » est tonique et dynamique, alors que le « grimpeur » est en principe fin et élancé. 6. Il faut noter une évolution quant aux fonctions et au statut de coach. À la « belle époque », les aristocrates ou les bourgeois encadraient souvent leurs « poulains ». En effet, ils trouvaient un certain prestige dans la gestion des sportifs « professionnels ». Sur le modèle équestre, ces notables possédaient leurs « bêtes de courses » (Vigarello 1997) et ils s’occupaient de leur préparation. Progressivement, avec la popularisation de ce sport et son appropriation par les pratiquants, d’anciens coureurs charismatiques sont devenus à leur tour des directeurs sportifs comme ce fut le cas de Geminiani pour Anquetil ou encore de Guimard pour Hinault. L’organisation s’est complexifiée à partir des années 80 et de l’apparition des sciences du sport et de l’augmentation des budgets des équipes sponsorisées au sein de la société de spectacle et de consommation moderne. Il faut alors noter une division et une spécialisation des tâches avec un « coach », qui est le directeur sportif ou le chef, et des mécaniciens, des masseurs, des médecins et des préparateurs physiques (pour l’entraînement, la diététique…). 7. Même si Leroi-Gourhan s’inscrit dans une perspective évolutionniste et que l’anthropologie a réalisé des découvertes depuis les écrits de cet auteur, ce concept « d’esthétique fonctionnelle » doit être conservé comme un élément central, permettant de comprendre le lien existant entre l’efficacité technique et la satisfaction, le plaisir esthétique ressenti par l’artisan, l’artiste ou le sportif lors d’une réalisation matérielle ou technique. 8. Lechtman utilise le terme de « style technologique » pour caractériser des « dispositifs matériels solidifiés par un modelage culturel latent » (1977 : 4- 7).

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RÉSUMÉS

Le Peloton cycliste.De la culture technique à la sous-culture sportive. Les structures techniques de la bicyclette ainsi que le contexte socio-économique des sociétés industrielles ont façonné les propriétés du cyclisme sur route. Les pratiquants se sont adaptés pragmatiquement aux contraintes physiques de ce sport en construisant des organisations collectives, des techniques corporelles et des codes sociaux. Ainsi, l’objectif de cet article est d’étudier comment ces éléments techniques se sont cristallisés en marqueurs stylistiques intégrant une esthétique corporelle et révélant des codes hiérarchiques propres au peloton.

The Cyclist Bunch. From technical culture to sports subculture. The technical structures of the bicycle as well as the economic and social context of the industrial societies have shaped the properties of road cycling. The followers adapted themselves to the physical constraints of this sport by constructing collective organizations, body techniques and social codes. Thus, the object of this article consists in studying how these technical elements crystallized in stylistic codes integrating a corporeal aesthetic and revealing hierarchical codes typical of the bunch.

INDEX

Keywords : aesthtics, anthropology, body, sports, style, technical Mots-clés : anthropologie, corps, esthétique, sports, style, techniques

AUTEUR

XAVIER GARNOTEL IDEMEC UMR 6591 [email protected]

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Méta-chaîne opératoire et transmission culturelle Meta-operational Sequence and Cultural Transmission

Eric Ripoll

NOTE DE L’ÉDITEUR

Riche de son expérience d’instructeur paramoteur, Eric Ripoll analyse dans cet article l’apparition de chaînes opératoires atypiques, « des méta-chaînes opératoires », vecteurs privilégiés d’une culture de la sécurité.

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© E. Ripoll

« Bonjour, j’espère que je vais apprendre quelque chose… ». Cet apprenti-instructeur paramoteur ne fait guère preuve de modestie, pour le premier jour de sa formation ! Je constate très vite qu’il maîtrise les « chaînes opératoires » du pilote et une bonne partie de celles de l’instructeur. Pourtant, le soir de ce premier jour : « Au revoir. J’ai été c… ce matin ». Qu’est-ce que ce stagiaire – peu diplomate mais honnête – a bien pu découvrir en quelques heures, qui ne fait partie ni des chaînes opératoires du pratiquant ni de celles du formateur ? C’est ce que nous allons tenter de mettre en évidence dans ce bref article1.

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© E. Ripoll

Image3 © E. Ripoll La partie délicate à maîtriser est surtout le décollage, qui demande - outre un gros effort physique - des gestes adaptés, dans le bon débattement et au bon moment. « En paramoteur t’es pas en l’air par hasard ».

Qu’est-ce que le paramoteur ?

C’est le plus petit des ULM2. Le pilote décolle en courant sur quelques mètres, poussé par un moteur dorsal et porté par une aile souple de type parapente. Certains modèles sont biplaces et/ou équipés d’un « chariot ». Un brevet de pilote est nécessaire pour la pratique autonome. La formation ne peut être légalement effectuée que par un instructeur d’ULM, classe paramoteur3. Tant pour les pilotes que pour les instructeurs, un examen national sanctionne la partie théorique commune de la qualification. La pratique et la théorie spécifiques à chaque classe sont évaluées par les instructeurs de pilotes et les centres de formation d’instructeurs. Le brevet est ensuite délivré par l’Aviation civile.

1 La formation initiale des débutants s’effectue auprès d’une population hétérogène du point de vue de l’âge, du sexe, du niveau de pratique, du vécu personnel, des capacités physiques, des styles cognitifs, de la disponibilité temporelle, etc. Les caractéristiques de l’objet matériel dont il est ici question impliquent un important investissement du corps propre (mise en œuvre au décollage, pilotage, atterrissage). Par exemple, le « train d’atterrissage » est constitué des jambes du pilote. Par ailleurs, l’aile est « souple », ce qui demande un « gonflage » de celle-ci par le pratiquant. Ces facteurs

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rendent la pratique « biplace décollage à pied » très délicate, alors que le chariot – bien plus facile en biplace – permet surtout de former… au chariot.

2 Ces spécificités de l’objet matériel ont des conséquences sur la formation même : la partie délicate à maîtriser est surtout le décollage, qui demande – outre un gros effort physique – des gestes adaptés, effectués dans le bon débattement et au bon moment. Comme le précise un instructeur chevronné d’une catégorie plus classique d’aéronef : « En paramoteur, t’es pas en l’air par hasard ! ». L’apprentissage a donc lieu principalement au sol et en groupe. En revanche, dès le premier vol, l’élève est la plupart du temps en solo, sans instructeur à bord.

3 Les espaces physiques de l’enseignement et des rapports sociaux qui s’y tissent présentent également de grandes disparités : salle de classe, véhicule aménagé, « troquet » mais surtout « pelouse », en lieu et place des usuels club-houses, hangars et pistes du reste de l’aéronautique.

© M. Ruet

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© E. Ripoll

© E. Ripoll Pelouse, portique et balançoire, véhicule aménagé, les espaces sociaux et les supports matériels de la transmission sont variés.

4 L’instructeur paramoteur est un véritable « homme-orchestre » : travailleur indépendant, formateur, vendeur de matériel, mécanicien, gestionnaire de terrain,

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animateur de groupe, psychothérapeute, etc. Cette multi-activité est fortement liée à l’objet matériel de la pratique. Par exemple, les modèles étant nombreux et très variés, l’acheteur se tournera naturellement vers un matériel qu’il connaît, avec lequel il a été formé, auprès d’un instructeur en qui il a confiance.

5 Par ailleurs, les relations interpersonnelles dépassent fréquemment le simple cadre de la formation ou du commerce. La proximité spatiale, l’investissement du corps propre et les périodes non-productives (vent, pluie, aérologie turbulente, etc.) font partie des facteurs qui expliquent l’importance des affects dans la relation instructeur-élève. Il n’est pas rare que des questions d’ordre privé soient abordées. Ce qui fait partie intégrante du travail du formateur : les « facteurs humains » prennent de plus en plus d’importance en aviation4.

6 La quête identitaire, l’implication du corps propre et la hiérarchisation virile (Pénin 2006) étant fortes dans cette activité, le rôle d’animateur de l’instructeur dépasse donc souvent le simple cadre pédagogique. Il subit également des contraintes météorologiques, économiques (concurrence des autres instructeurs, par exemple), psychologiques (stress, horaires), sociologiques. Parmi ces dernières, citons les contraintes administratives, mais aussi la stigmatisation d’une profession à risques aux revenus aléatoires et générant du bruit, sans oublier la survalorisation du statut « d’aventurier ». Physiquement, nerveusement et émotivement, la position charismatique du formateur en paramoteur est exigeante.

7 Test de matériels (parfois délicats), démonstrations en vol, prises de décisions, prises de risques et de responsabilités forment le lot quotidien de l’instructeur. Seul maître à bord sur son terrain, il est souvent isolé. Les échanges entre pairs instructeurs, qui sont aussi des concurrents, concernent peu la pédagogie.

8 Les origines sociales et les niveaux de diplôme des instructeurs sont fortement hétérogènes et de grande amplitude. En revanche, la profession est très majoritairement masculine : on compte trois femmes en France, soit environ 2 % des instructeurs en activité5. L’âge moyen dépasse quarante ans. L’activité est récente (vingt ans) et en croissance (beaucoup de nouveaux instructeurs) ; la moyenne d’expérience pédagogique est donc inférieure à dix ans. Peu d’instructeurs viennent de l’enseignement (au sens large), et la formation paramoteur est très courte (aussi bien pour les pilotes que pour leurs formateurs).

9 Les méthodes pédagogiques sont peu théorisées et encore moins algorithmisées6. La résistance au savoir livresque est importante et la tendance est encore nettement à la focalisation sur la transmission du savoir-faire incorporé plutôt que sur les cours de navigation, altimétrie ou mécanique de vol. L’élève s’entend parfois dire : « Tiens, voilà un bouquin de théorie, tu viens me voir si tu as des questions ».

10 Si les instructeurs ont des origines variées, il en va de même des objets concrets de la pratique. Les ailes et les moteurs utilisés par les écoles sont nettement plus différenciés que dans d’autres activités aéronautiques. De plus, la rotation des objets matériels est importante : sur un plan diachronique, par l’évolution constante des modèles, l’usure (petits moteurs tournant à haut régime et tissus d’aile très légers) et la progression des pilotes (ou des représentations que ceux-ci s’en font…), mais également par la possibilité et l’usage très courant d’interchanger aile et moteur (deux mousquetons à dévisser). Les pratiques liées à ces objets matériels sont hétérogènes.

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11 Les supports pédagogiques présentent également de fortes disparités, en lien avec de multiples variables : la personnalité de l’instructeur, l’appartenance de celui-ci à une communauté de pratiques « paramoteur » (amicale, professionnelle ou commerciale), le choix technique de l’objet matériel, les formes sociales de l’espace, l’utilisation de l’informatique en fonction des compétences, la formation avec des paramoteurs d’un certain type, les cours dispensés dans une salle équipée (tableau, projecteur) ou sur une pelouse, etc.

12 La formation des pilotes (qui sont aussi des acheteurs de matériels) et celle des instructeurs (vendeurs de matériels et prescripteurs de pratiques) font l’objet de « luttes à l’intérieur du champ »7, au sens économique et sociologique de ce syntagme8. Plusieurs tentatives de mise en place de normes fédérales, voire ISO, ont eu lieu, sans succès jusqu’ici.

13 Enfin, la compacité du paramoteur, l’inutilité d’un terrain d’aviation pour décoller ou d’un hangar pour stocker, réduisent les espaces sociaux des pratiques adjacentes au vol. Rares sont les écoles ou les clubs qui disposent d’un club-house, lieu de rencontre privilégié dans de nombreuses autres activités aéronautiques (avion, planeur, parachutisme, etc.). Ce manque, ainsi que la concomitance temporelle du développement du paramoteur et de la micro-informatique ont fait d’Internet un espace social conséquent, dans lequel une part du savoir transite en dehors de la transmission du savoir-faire opératoire de l’instructeur.

La « vicariance » en paramoteur

En paramoteur, la durée et le contenu des formations, les objets matériels, les techniques du corps, les chaînes opératoires, les pratiques et la transmission du savoir sont ainsi caractérisés par la vicariance, terme polysémique dont je retiens deux acceptions : la variabilité des chaînes opératoires et l’apprentissage dit « apprentissage vicariant ».

14 La variabilité des chaînes opératoires : « La vicariance des modes opératoires correspond à la possibilité qui est donnée à celui qui réalise une tâche de la réaliser selon différentes façons, sans devoir se conformer entièrement au mode de réalisation prescrit » (Lancry 2009 : 53).

15 Ce choix de l’acteur paramotoriste présente au moins deux aspects. D’histoire récente, le paramoteur fait l’objet de choix techniques très divers (puissance du groupe moto- propulseur, surface et profil de l’aile, type d’accrochage, décollage à pied ou chariot, etc.) et les chaînes opératoires de sa mise en œuvre sont éminemment variées (tant au sol pour la mise en œuvre, qu’en l’air). Ensuite, le « mode de réalisation prescrit »9 est institutionnellement laissé dans une large mesure à l’appréciation de l’instructeur (en école) et au pratiquant. En paramoteur et en U.L.M. en général, le carnet de vol10n’est pas obligatoire, et une très grande liberté est accordée aux méthodes d’apprentissage et de pratique. Par exemple, le contrôle technique du matériel est très réduit11, et il y a peu de contraintes sur la pédagogie elle-même (hormis les limites légales de lieu, de diplôme ou d’assurance).

16 L’apprentissage vicariant : « L’apprentissage serait excessivement laborieux, pour ne pas dire hasardeux, si chacun devait s’en remettre exclusivement au résultat de ses propres actions pour savoir quoi faire. Heureusement, de nombreux comportements humains sont appris

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par observation de modèles : en observant les autres, chacun se fait une idée sur la façon de réaliser de nouveaux comportements, et en d’autres occasions, cette information codifiée sert de guide pour l’action » (Bandura 1977).

17 Bien avant la remise en cause par Bandura – dans sa théorie sociale cognitive – du behaviorisme fondamentaliste12, le système d’essais-erreurs du pilote solitaire, qui cherche à réinventer l’aviation, s’était avéré peu efficace13. L’apprentissage vicariant – par observation de « l’autre » au sens large – permet une gestion optimum du temps et des risques de l’apprentissage.

18 En paramoteur, le copiage n’est pas stigmatisé comme dans une formation scolaire. Bien au contraire, un des objectifs de l’instructeur est de gagner du temps (principalement pour des raisons économiques14), en encourageant les échanges et en diffusant le savoir non seulement auprès de chaque individu, mais dans le groupe de ses élèves, et si possible au-delà. Dans cette démarche, il se trouve souvent en conflit avec d’autres instructeurs ainsi qu’avec des entités professionnelles, associatives ou virtuelles (forums Internet en particulier) aux motivations et objectifs divergents.

19 Dans cette lutte pour la transmission, le formateur en paramoteur dispose cependant d’un atout important : l’école est un lieu privilégié d’aperception sociologique et d’adhésion aux valeurs d’un groupe sur lequel il peut exercer une domination. Celle-ci – souvent charismatique15 – permet d’établir des relations d’intimité et de respect, dans le cadre desquelles l’imitation des comportements d’autrui (apprentissage vicariant) est rendue possible et prend toute sa dimension de vecteur culturel.

© E. Ripoll Les exercices au sol impliquent le corps, préparent à l’efficacité de l’action sur la matière et permettent l’apprentissage vicariant.

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De la chaîne opératoire à la méta-chaîne opératoire

Ma première préoccupation, lors de ma recherche sur la transmission du savoir en paramoteur, fut de décrire finement les objets et les techniques du corps, puis de tenter d’observer et de décrire les chaînes opératoires. « Pour qui prend au sérieux la proposition générale de Mauss (1968) d’élargir le champ de l’ethnologie à ces humbles et triviaux comportements humains que sont les techniques du corps, et, a fortiori à toute action technique, comprendre en quoi une opération matérielle est propre à un groupe particulier, c’est d’abord tenter de déchiffrer la manière dont divers éléments (énergies, outils, gestes, connaissances, acteurs, matériaux) sont mis en relation au cours de processus qui modifient un système matériel : disons la fabrication d’une poterie, la mise en vol d’un aéroplane ou la préparation du café du matin […] » (Lemonnier 2004). Mais aussi : « se pencher sur les dimensions les plus matérielles des objets, comprendre leur fabrication ou leur fonctionnement permet surtout de mettre au jour des pans entiers de systèmes de pensée ou de logiques sociales qu’on ne saurait repérer et comprendre autrement » (Ibid.).

20 J’ai pourtant été confronté à une limite, lors de l’étude de ces « dimensions les plus matérielles des objets », en particulier dans les phases de formation. Impliqué scientifiquement sur mon terrain depuis 2005 – mais professionnellement depuis vingt ans – je repérais dans la transmission du savoir, des chaînes opératoires superfétatoires, fugaces, camouflées, versatiles… qu’un technologue culturel non impliqué16 aurait eu bien du mal à saisir, ou au moins à expliquer.

© E. Ripoll Les paramotoristes « essaient » souvent les ailes et les moteurs des autres pratiquants.

21 Ma réflexion a porté en particulier sur la mécanique de vol du paramoteur ; sur les rapports entre l’économique et le technique (en paramoteur, le pédagogue est aussi un commerçant), mais également sur un questionnement épistémologique du rapport altérité-implication17 du chercheur (qui est un point secondaire de cet article mais que je souhaite rappeler). Enfin, j’ai été amené à ressentir la nécessité d’un outil permettant

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d’affiner cette « chaîne opératoire [qui] constitue la matière première de l’ethnologie des techniques »(Ibid.), en particulier dans les situations de transmission de savoir.

22 J’appelle « méta-chaîne opératoire », la démarche physique et mentale qu’effectue – dans et hors l’action – celui dont le but est de transmettre un savoir, avec une intentionnalité qui va au-delà de l’action sur la matière. En d’autres termes, il s’agit de prendre en compte – lors de la description d’une activité technique – la réflexivité, l’acceptation et la gestion des risques par l’instructeur, pour lui-même et pour l’autre, avec un investissement affectif.

23 Dans cette méta-chaîne opératoire, l’instructeur gère l’entourage physique et humain, et la condition physique et psychique de l’élève. Il doit faire effectuer l’exercice dans un créneau météorologique compatible avec l’activité prévue, avec le matériel adapté, etc. Il doit également choisir un créneau horaire compatible avec la chronopsychologie humaine (essayez donc de faire un cours de réglementation après le repas de midi, c’est la sieste assurée !). Enfin, il doit positionner l’exercice sur un plan diachronique, en s’assurant que l’élève a intégré les pré-requis nécessaires à l’activité en cours. En effet, la transmission du savoir concernant une action sur la matière exige fréquemment la maîtrise d’une action précédente. Par exemple, le décollage nécessite une certaine compétence en gonflage de l’aile.

© M. Ruet La pratique du biplace reste une exception. L’enseignement au sol a lieu en groupe, alors que l’élève est le plus souvent seul à bord dès le premier vol.

24 Le formateur porte donc son regard de l’extérieur de l’action et de l’intérieur de l’action ; il prend en compte des humains, des objets matériels et un environnement physique et social ; il fait des choix temporels et matériels, etc. Tout ceci place l’instructeur paramoteur dans une situation autrement plus complexe que la « simple » application d’une chaîne opératoire concernant les seules techniques directement liées aux phases du vol. C’est d’autant plus vrai dans le cas de méta-chaînes opératoires « à long terme », quand la motivation de transmettre des représentations dépasse l’objectif à court terme d’une action sur la matière.

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25 L’intentionnalité du formateur peut donc aller jusqu’à une volonté consciente d’enculturation de l’élève. Toutefois, son habitus personnel impose également une transmission culturelle inconsciente. Prenons l’exemple de la transmission (primordiale en aviation) des représentations de « ce qui est possible » : nous savons que les représentations familiales ont une influence déterminante sur les aspirations des étudiants en ce qui concerne les diplômes18. Il en va exactement de même pour la formation des élèves en paramoteur. Les représentations de l’instructeur l’amèneront à effectuer des méta-chaînes opératoires inconscientes qui détermineront des comportements chez ses élèves. Par exemple, voler en conditions orageuses devant ses élèves, les conduiront à envisager que c’est possible.

26 Dans l’action, la chaîne opératoire de l’instructeur peut être homothétique19 de celle demandée à l’élève : par exemple, j’incite les instructeurs à effectuer dans leur école exactement les mêmes types de vols que ceux qu’ils demandent à leurs élèves. Nous sommes alors dans la monstration. Ce niveau de transmission du savoir est couramment observé dans les pratiques ne disposant pas de « formateurs » : jeux de billes, sexualité, cuisine familiale, etc., mais aussi dans les débuts de pratiques aéronautiques comme le parapente ou le paramoteur.

© E. Ripoll L’école en paramoteur est un lieu privilégié d’aperception sociologique et d’adhésion aux valeurs d’un groupe.

27 Avec l’institutionnalisation (création du brevet de pilote et de la qualification d’instructeur), un deuxième niveau apparaît. L’élève-instructeur apprend alors, d’une part, à transmettre un savoir « algorithmisé », c’est-à-dire déposé concrètement sur des supports physiques : mode d’emploi, aide-mémoire, manuel, check-list, ouvrage de référence, etc. D’autre part, le stagiaire acquiert des techniques pédagogiques concernant l’action sur la matière et l’acquisition de savoir-faire incorporés. L’élève- instructeur va ainsi apprendre à montrer en décomposant et en exagérant, à expliquer,

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à répéter, à faire effectuer, à renforcer positivement, à corriger, à recommencer en variant les approches et les méthodes, à adapter continuellement le fond et la forme de son discours aux élèves présents et au contexte, à mettre en relation les savoir-faire « algorithmisés » et incorporés.

28 Le troisième niveau – celui que je propose d’appeler la méta-chaîne opératoire – est peu discernable à première vue de la méthode « explication / monstration / exécution par l’apprenti / correction ». Mon objectif est de démontrer qu’elle est pourtant un facteur d’enculturation déterminant, en particulier dans la gestion ultérieure du risque par les acteurs, en relation directe avec les techniques, les pratiques et les représentations transmises par, pour et à travers l’objet matériel.

© E. Ripoll L’apprentissage vicariant - par observation de « l’autre » au sens large - permet une gestion optimale du temps et des risques de l’apprentissage.

Une méta-chaîne opératoire de l’instructeur

Imaginons un instructeur-revendeur faisant effectuer une tentative de décollage à un élève, avec une aile de modèle A. Nous sommes en présence d’une action sur la matière dont la finalité semble univoque : l’élève a déjà fait plusieurs vols, mais le désir d’acheter du matériel n’a pas été exprimé ; le discours des deux interactants, leurs pratiques et une part de leurs représentations positionnent l’exercice dans une relation de transmission de savoir. Pourtant, la motivation des deux parties est tacitement « mixte ». L’élève est très près d’obtenir son brevet, et il est averti de l’impossibilité de louer du matériel. Il est donc « mûr » pour investir, et l’instructeur le sait. L’efficacité de cette action sur la matière, totalement identique à celle des précédents vols, comporte donc une dimension économique. Une longue observation participante permet de discerner cette subtilité liée à la chronologie de la formation. En revanche, il faut un œil extrêmement exercé et une expérience individuelle longue du matériel et de l’enseignement pour repérer une méta-chaîne opératoire. En effet, le réglage de l’aile (positionnement des trims20) n’est pas tout à fait optimum ; le « top gonflage »21est

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donné par l’instructeur une fraction de seconde après le petit souffle de vent idéal. La tentative échoue. Plusieurs heures plus tard22, un autre essai est effectué avec une autre aile, de modèle B. Cette fois, les données matérielles et immatérielles sont subtilement différentes : réglage parfait, choix du meilleur créneau et empathie plus enthousiaste de l’instructeur. L’élève réussit son gonflage et l’instructeur face à lui donne l’autorisation de décollage (par radio et/ou en faisant tourner son bras au-dessus de sa tête). Dans le soleil couchant, l’élève effectue un vol magnifique et lors du posé, il reçoit l’accolade de son maître : « Je crois que ce soir tu paies le coup ». Ce qui veut dire que le brevet va être signé. Que croyez-vous qu’il advienne ? C’est cette dernière aile qui est vendue dans la foulée…, or c’est également sur celle-ci que l’instructeur réalise sa meilleure marge commerciale. La méta-chaîne opératoire peut s’arrêter là. Il n’est d’ailleurs parfois même pas nécessaire de la mettre en action : certains instructeurs- revendeurs font acheter l’aile avant la formation. Dans d’autres écoles, celui qui n’a pas encore acheté « attend son tour » beaucoup plus que les autres (et finit par comprendre qu’il doit investir). À l’inverse, certains instructeurs sont de si piètres revendeurs qu’ils se font « souffler » leurs clients par des collègues. Jusqu’ici, rien de spécifique à cette pratique. La méta-chaîne opératoire va au-delà de la chaîne opératoire dans la mesure où elle correspond tout à la fois à une intégration des savoirs et des pratiques et à une mise à distance réflexive et affective. Mais qu’en est-il de la transmission culturelle ?

© E. Ripoll Démarche physique et mentale dans et hors l’action, la méta-chaîne opératoire est plus difficile à décrire que les chaînes opératoires.

Une « tâche stratégique »23de la transmission culturelle

Une connaissance approfondie de l’objet matériel va amener le chercheur à affiner sa première conclusion strictement limitée à l’aspect économique. En effet, l’instructeur

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observé dans le cadre de mon étude effectue un choix technique des moteurs associés aux ailes. Les caractéristiques de la première aile essayée (de type A) justifieraient le fait de proposer une motorisation plus puissante, laquelle offrirait une meilleure marge commerciale. Il y a donc dans les deux cas, une contradiction des intérêts économiques entre le choix technique de l’aile et celui du moteur. Le chercheur doit faire preuve de patience et chercher des résurgences de la première méta-chaîne opératoire observée.

29 Lors d’un cours théorique sur les profils, il peut constater que l’instructeur explique clairement la nécessité d’un réglage plus précis des trims sur le type de profil du modèle A par rapport à celui du modèle B. Cette contrainte pour réussir un gonflage de l’aile par vent faible est compensée par la plus grande capacité du profil du modèle A en situation de vent fort (et donc en aérologie plus turbulente). Sommes-nous alors en présence d’une autre étape de la « manipulation », visant en fin de compte à convaincre les élèves (futurs acheteurs), de porter leur choix sur l’aile la plus facile à régler (et fournissant la meilleure marge commerciale) ? Pas forcément, car un autre cours sur les effets-moteur24 montre que l’instructeur-revendeur incite clairement ses élèves- clients à s’orienter vers des moteurs modérément puissants, adaptés aux ailes de type B, et moins chers. La confrontation de plusieurs méta-chaînes opératoires de cet instructeur, à différents moments, met donc au jour un rapport direct entre le choix technique (modèle B et moteur modérément puissant) et un objectif à plus long terme : inciter ses pilotes à préférer les conditions de vent faible. Dans ce cas, aux dimensions « apprentissage du vol » et « vente de matériel » s’ajoutent d’autres considérations ou intentionnalités relatives à la sécurité.

© E. Ripoll Proximité corporelle, lors d’un exercice délicat de poussée moteur. L’instructeur enseigne l’efficacité d’une action sur la matière, mais transmet également des comportements et une culture de la sécurité, « par, pour et au travers de l’objet matériel ». Nous sommes même, dans ce cas précis, à un niveau « au-dessus » : cette image montre une transmission de méta-chaîne opératoire, l’un des intervenants étant instructeur stagiaire et l’autre, son formateur.

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30 Les entretiens (à condition de poser les bonnes questions) et les comparaisons entre écoles permettent également de moduler une vision strictement économique de la méta-chaîne opératoire étudiée. L’instructeur observé déclare : « Oui, je gagne plus sur chaque modèle B vendu, mais si je vendais des modèles A, je perdrais moins de temps à expliquer le gonflage : avec du vent, tout le monde y arrive, et ils croient qu’ils vont être de meilleurs pilotes en volant par vent fort, alors qu’en apprenant à gonfler correctement et à voler par vent faible, ils seraient plus en sécurité ! ».

31 Nous avons donc plusieurs cultures de vol25, de vente et d’enseignement, dans lesquelles les phénomènes de mode et les motivations des « prescripteurs » (en particulier les instructeurs et les intervenants des forums Internet) s’opposent et déterminent des choix techniques.

32 En aval26 de ces choix techniques, les fabricants d’ailes conçoivent, commercialisent et établissent leur communication sur des modèles « demandés » ; alors qu’en amont, la demande est partiellement le résultat de méta-chaînes opératoires des instructeurs. Au bout du compte, quand la meilleure marge commerciale apparaît sur un produit, elle est la conséquence de luttes sociales qui déterminent une hiérarchisation des fabricants. Celle-ci est bien sûr le résultat de la concurrence entre constructeurs, mais également entre instructeurs qui vendent des produits différents. S’y rajoute l’influence des forums Internet. Sur ces derniers interviennent des pratiquants de niveaux très variables, ainsi que des pilotes plus ou moins impliqués avec des professionnels ; mais aussi parfois des instructeurs, et plus rarement des fabricants.

33 Les constructeurs qui ont le vent en poupe disposent d’un meilleur chiffre d’affaires, et peuvent ainsi proposer de meilleures conditions aux instructeurs-revendeurs- prescripteurs. En effet, cette hiérarchisation a pour conséquence un volume de vente plus important pour les leaders, permettant en retour de meilleures marges commerciales et des investissements (utilisés pour les homologations, la conception, la publicité, etc.) qui participent à leur tour au volume de vente.

34 Cependant, la situation de leadership est fragile. Dans un marché restreint, où les relations interpersonnelles jouent un rôle décisif, l’entretien d’une position dominante par un fabricant fait appel à des choix qui touchent autant le social que le technique : publicité ou contacts personnels ; influence sur les formations ou prise en compte de l’avis des instructeurs ; image de marque « père tranquille » ou « aventurier » ; interventions dans les forums, sur les salons ou dans les écoles ; adhésion à la « mode » de voler vite par vent fort, ou promotion27 de pratiques de vol plus « traditionnelles » ; enfin et surtout, les fabricants de matériel sont continuellement dans l’interrogation : « tendance ou fait » (Leroi-Gourhan 1943 : 27-35). En effet, la demande de la clientèle semble parfois s’orienter vers une catégorie de produits (surface et/ou profil d’aile, puissance ou type du moteur, etc.), mais sommes-nous alors devant un phénomène durable (tendance) ou plus ponctuel (fait) ? La faible profondeur temporelle de cette pratique ne nous permet guère de trancher cette question aujourd’hui.

35 Les fabricants dominés ou les outsiders n’ont d’autres choix que d’appliquer des « stratégies de subversion », en prônant une autre « culture » (par exemple, le vol par vent fort et les ailes de type A). Des stratégies du même ordre peuvent être décelées dans des chaînes opératoires d’instructeurs et peuvent permettre d’établir une typologie de styles d’enseignement. Sans entrer dans les détails, je retiendrai deux idéaux-types au sens wébérien :

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X : « Un instructeur doit montrer à l’élève ce qu’il doit faire, tout ce qu’il doit faire, et rien que ce qu’il doit faire. » Y : « Je montre à l’élève tout ce qu’il ne faut pas faire et que moi je sais faire ».

36 En dehors des jugements de valeur et de la hiérarchisation virile (Pénin 2006) (X considérant Y comme un « bras cassé », et Y jugeant X comme un « vole petit »), chacun transmet des normes (ou des transgressions de normes), des valeurs et des prescriptions (en particulier de choix techniques).

37 Les institutions au sens large ne sont pas étrangères aux conflits internes qui sillonnent la pratique : l’école est le moment clé de l’enculturation, où des « tâches stratégiques » effectuées par des instructeurs indépendants difficiles à gérer vont déterminer des flux d’adhérents, du chiffre d’affaires et des comportements. Fédération, fabricants et Aviation civile sont donc fortement désireux d’être parties prenantes de la formation des pilotes et des instructeurs, lesquels adhèrent, luttent ou ignorent, selon des convictions qui furent partiellement forgées au cours de leur propre formation.

38 Les enquêtes existantes – ou les institutions qui tentent de gérer le mouvement ULM et le paramoteur en particulier – présentent une caractéristique commune : la dimension matérielle de l’objet et l’importance culturelle de la transmission du savoir ne sont guère prises en compte. Par ailleurs, les intervenants ne sont souvent des spécialistes ni de l’enseignement ni de la technologie culturelle… ni même parfois du paramoteur.

39 Pourtant, le pratiquant a parfois une compréhension étonnamment claire des méta- chaînes opératoires qu’applique l’instructeur. Ce qui devrait inciter certains « spécialistes » à plus de modestie. L’exemple suivant illustre cette compétence et, dans le même temps, une méta-chaîne opératoire dans un autre domaine : « C’était une de mes toutes premières interventions de pompier volontaire : “Départ FPT, feu d’établissement industriel”… me retrouver en binôme avec un ancien d’une telle importance, en devient presque un honneur… dans le fourgon, il prend ses gants et se les met sur la tête et commence à aboyer... j’éclate de rire. Mais comment un homme qui possède un tel vécu, peut-il partir en intervention… et faire “le cocker” ? Et il continue. Il m’attrape par le ceinturon de sécurité, me tire un grand coup et je tombe à terre la tête sur ses genoux, et là c’est parti, il me chatouille sans plus s’arrêter, j’en peux plus, les larmes aux yeux j’arrive à reprendre mon souffle et le regarde tirer la langue comme un chien qui bronze au soleil. Je ne trouve pas ça très sérieux, un mythe commence à dégringoler. “Regarde j’habite la maison qu’on voit au loin”. Et comme un imbécile j’exécute les ordres, je pose mon regard sur le paysage qui défile à toute allure, j’ai à peine le temps de comprendre qu’il n’y a aucune maison à l’horizon, je me retrouve la gueule contre le carreau. D’un air super sérieux il me dit : “T’avais qu’à mettre ton casque !” Pendant que j’étais sur ses genoux, il a eu le temps de voir si j’avais ma cagoule. Comment je le sais ? Parce que je me souviens l’avoir mise dans le mauvais sens en entrant dans l’engin. Il m’a tiré sur le ceinturon, pour savoir s’il était bien accroché comme il faut, et m’a mis la tronche sur le carreau, maintenant, j’ai toujours le casque quand je monte dans l’engin. Ce jour-là, je suis parti dans la précipitation, mais lui était sûr que mon équipement était bon. L’intervention s’est très bien passée, mais maintenant, je sais qu’avant de mettre le pied à terre, avant même de penser à le faire, avant même de réfléchir à ce que je vais faire ce week-end, je dois savoir si je suis prêt »28.

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© D. Dréano Le vol est un moment magique… qui se mérite. Voler en sécurité est la conséquence d'une transmission de savoir et de culture.

Caractéristiques de la méta-chaîne opératoire

40 Dans l’état actuel de ma recherche, j’ai relevé sur mon terrain d’étude les propriétés suivantes d’une méta-chaîne opératoire :

41 Elle est souvent fugace (ce peut être un simple regard, ou une action extrêmement brève), difficile à observer sans une très longue implication et une connaissance fine du terrain, des objets matériels et des chaînes opératoires.

42 Elle est sujette à des résurgences dans le temps, tout aussi fugaces et versatiles. Par exemple, un cours sur la motorisation – plusieurs jours après – peut subtilement appuyer une méta-chaîne opératoire qui concernait une aile.

43 Elle fait appel à des intentions de l’instructeur qui sont parfois difficilement verbalisables et/ou observables. Par exemple sur des objectifs à long terme portant sur la sécurité et/ou l’économique.

44 Elle présente des formes extrêmement variées selon le contenu, les apprenants, le contexte… mais surtout selon la personnalité, l’expérience et les motivations de l’instructeur.

45 Elle peut être « en creux ». Par exemple, la rétention d’informations de la part de l’instructeur : ne pas parler d’un matériel concurrent ; éviter de conseiller un élève dans un but (éventuellement) pédagogique, afin que celui-ci découvre par lui-même, etc.

46 Elle ne correspond pas obligatoirement à une démarche spontanée et consciente du pédagogue.

47 Elle est sensible aux contraintes extrinsèques : économiques, institutionnelles, matérielles, météorologiques, interindividuelles…

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48 Son résultat est aléatoire. Par exemple, un instructeur qui effectue devant ses élèves exclusivement le type de vol qu’il leur demande, pourra être considéré par certains comme un « vole petit ». Inversement, il découvrira – parfois sur le long terme – qu’il y a gagné une réputation de professionnel raisonnable, laquelle peut avoir des conséquences positives sur la vente de matériel.

49 Elle évolue dans un continuum, qui va de la monstration stricto sensu à la transmission désintéressée d’un savoir-faire apportant l’autonomie à l’élève… en passant par des stratégies de distinction ou de domination, des actes à visées économiques ou idéologiques, etc.

50 Elle suscite des interrogations éthiques sur les rapports de domination.

51 Située, elle est très difficilement gérable par les institutions, ou algorithmisable sous forme de programme.

52 Il lui arrive pourtant de ne pas être camouflée : on aborde alors la métacognition (c’est une part de mon travail de formateur d’instructeurs)

53 Elle me pose en tant que chercheur des questions méthodologiques et épistémologiques : certaines méta-chaînes opératoires que j’ai observées résultent de formations que j’ai dispensées au cours des années précédentes !

L’anthropologie des techniques peut-elle fournir des outils concrets à l’enseignement ?

Mon implication dans le champ du paramoteur m’a conduit à adopter une position pragmatique, dans un objectif de recherche-action. Décrire, analyser et comprendre… devait aussi me permettre d’apporter du concret aux futurs instructeurs et même à ceux déjà en place, puisqu’une réactualisation des connaissances est obligatoire tous les deux ans, en centre de formation d’instructeurs. Or, la formation paramoteur n’est qu’un cas particulier de la formation continue qui fait l’objet d’une forte demande sociale. Mes incursions dans les domaines des sciences de l’éducation, de la sociologie de l’éducation ou de l’ingénierie de la formation m’ont amené à constater les faits suivants :

54 La prévalence des contraintes économiques et le peu d’intérêt porté aux facteurs culturels : « L’incidence forte des outils de gestion, le passage au premier plan des pratiques d’achat, l’entrée en scène de procédures de normalisation et standardisation des démarches, tout cela risque en effet de modifier non seulement les rôles, mais aussi la culture spécifique de la formation continue » (Layole 1994).

55 Comme les autres formateurs en paramoteur (que ce soit d’instructeurs ou de pilotes) je suis personnellement confronté à ces pressions en tant que responsable d’un organisme de formation qui dépend de l’Aviation civile, ou en tant que membre d’une fédération et même en tant que partie prenante d’un système technique qui comporte des acteurs aux motivations économiques ou politiques fort éloignées de la pédagogie.

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© M. Ruet Les choix techniques (par exemple le port du casque) sont grandement des conséquences de l'apprentissage vicariant et des méta-chaînes opératoires de l'instructeur.

56 La centration des recherches sur l’apprenant : « Les styles pédagogiques ont reçu moins d’attention de la part des praticiens et des chercheurs que les styles d’apprentissage. Deux des causes en sont sans doute d’une part la difficulté matérielle à observer les conduites des enseignants sans les modifier par l’observation et d’autre part la réticence, souvent constatée, des enseignants à se prêter à l’observation de leurs pratiques » (Chartier 2003 : 23).

57 En 2008, la parution de l’ouvrage d’Yves Guégan, Les Ruses éducatives, 100 stratégies pour mobiliser les élèves, m’a apporté une mine de données empiriques et la confirmation que le savoir-faire artisanal du formateur n’est pas en odeur de sainteté dans l’enseignement « classique », ce que j’avais par ailleurs constaté dans mes recherches bibliographiques sur la formation des formateurs. Pourtant, si cet ouvrage présente un panel étonnant de « ruses » et une riche réflexion épistémologique, il manque encore une méthode de recueil des données qui dépasse la démarche ethnométhodologique du recueil de discours des acteurs.

58 Enfin, la notion de curriculum caché29 et son rôle dans la transmission culturelle disposent également de bien peu d’outils de recherche.

59 La formation en paramoteur diffère de la formation scolaire initiale, par la légèreté du curriculum formel : point de « valeurs républicaines » en exergue30, pas de public captif, assez grande liberté pour le contenu et les méthodes, absence d’horaires (même quantitativement). Par ailleurs, les caractéristiques de cette pratique induisent des curricula réels très variés : formations courtes d’adultes, concurrence économique, matériels très différents, etc., ce qui peut être découvert par l’étude des chaînes opératoires. En revanche – et les particularités de mon terrain m’ont aidé à le découvrir – le curriculum caché et ses variations locales peuvent partiellement être mis

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en évidence par l’étude des méta-chaînes opératoires du formateur, des prescripteurs, voire des apprenants. Ce qui permet d’envisager la mise au jour de transmissions culturelles « non programmées ».

60 La difficulté d’observation des pratiques d’enseignement et le peu de considération qui leur est accordée font courir le risque d’une déperdition lors de la normalisation et de la standardisation des procédures en formation continue. Ce qui est en jeu, c’est la mètis de celui qui transmet du savoir mais également des normes et des valeurs.

61 Savoir-faire de l’artisan qui agit bien plus qu’il ne théorise, la mètis (cf. Detienne & Vernant 1989) est restée dans l’ombre de la rationalité discursive du logos. Par exemple, la formation des adultes s’est constituée autour d’une ingénierie qui s’est insuffisamment préoccupée de la didactique professionnelle : « Mais l’institution de cette ingénierie de la formation, qui est peut-être l’invention spécifique de la formation professionnelle continue dans ses trente ans d’existence instituée, a laissé sur le bord de la route un autre projet, tout aussi important, mais sans doute moins urgent : la constitution d’une ingénierie didactique professionnelle, dont l’objectif est d’utiliser l’analyse du travail pour construire des contenus et des méthodes, visant à la formation des compétences professionnelles […] » (Pastré 2004 : 465). « Pourtant, malgré sa centralité, la dimension immergée des savoir-faire […] n’est devenue que très récemment un objet de recherche. Si les études sur ce thème sont encore rares, c’est sans doute parce que les difficultés méthodologiques sont redoutables mais aussi parce qu’il existe, chez les responsables hiérarchiques en général, une volonté d’ignorer les ajustements opérés par les travailleurs dans l’activité – c’est-à-dire leur intelligence pratique – et, au-delà, de reconnaître leur investissement subjectif dans le travail » (Jobert 2004 : 355).

62 Aux difficultés méthodologiques et aux réticences des responsables hiérarchiques, il faut encore ajouter le « laconisme des experts », que ceux-ci soient artisans ou formateurs : « […] ils savent faire, mais ils ne savent plus toujours expliquer comment ils font. C’est probablement une des raisons pour lesquelles l’analyse de l’activité est une entreprise difficile : certains la croient impossible, parce qu’ils se heurtent à ce laconisme des experts » (Pastré 2006 : 116).

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© E. Ripoll À la fin de la formation chacun doit ranger son matériel.

63 &

64 Outil-concept pour le chercheur, le formateur et le formateur de formateurs, la méta- chaîne opératoire peut être un complément qui va au-delà de la connaissance des « méthodes pédagogiques », des pratiques artisanales ou de celle de l’objet matériel (sa fonction, son usage, son style, ses détournements, etc.).

65 La mètis de l’instructeur lui permet de transmettre une culture par le biais d’un curriculum caché, hors de portée des institutions. En donnant accès à cette zone d’ombre de la transmission du savoir, l’outil « méta-chaîne opératoire » pourrait permettre une distanciation du formateur par rapport à ses propres pratiques et un regard plus objectif sur les transmissions culturelles et comportementales consécutives de la relation pédagogique.

66 Loin d’une vision mécaniste de la formation, elle constitue également – au moins sur le terrain du paramoteur – le « Fort Alamo » de l’acteur face aux tentatives de normalisation « par le haut ».

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NOTES

1. Tiré de mon mémoire de master de l’EHESS.

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2. Sont qualifiés ultra-légers motorisés (ULM) les aéronefs monoplaces ou biplaces faiblement motorisés répondant à certaines limitations de masse, de vitesse minimale, de puissance, etc. La réglementation leur concède certains allègements. 3. Les cinq classes d’ULM sont : le paramoteur, le pendulaire, le multi-axes, l’autogire et l’aérostat ULM. Le paramoteur à décollage à pied a pris son essor en 1988. 4. Le terme « Facteurs Humains » provient de l’ergonomie. En aviation, ceux-ci représentent une matière de plus en plus présente lors des examens et que les instructeurs doivent enseigner. Les influences des facteurs biologiques et psychologiques sur les comportements sont – pour le moment – nettement favorisées par rapport aux facteurs sociaux et culturels. 5. Il est difficile d’être précis sur le nombre d’instructeurs paramoteur actifs. Les entrées et sorties de la profession sont nombreuses, certains ont le statut d’indépendants à temps complet, d’autres sont bénévoles ou ont une occupation professionnelle complémentaire, etc. 6. Le savoir-faire algorithmisé est déposé en un support (ouvrage, manuel, fiche, etc.). 7. Les termes « lutte » et « champ » sont empruntés à la sociologie critique (Bourdieu 1984 : 114-120 ; Accardo 1997 : 43-69). 8. Voir infra : Une « tâche stratégique » de la transmission culturelle. 9. « Mode opératoire » et « mode de réalisation prescrit » sont des formulations qu’utilisent Lancry (2009) et certains ergonomes. 10. Véritable biographie, le carnet de vol accompagne obligatoirement la carrière de l’élève- pilote et du pilote dans les catégories autres que l’ULM. Chaque étape ou qualification y est mentionnée et signée par l’instructeur. Voir les arrêtés du 13 juillet 1998 et du 31 juillet 1981, et en particulier l’article 13.8.1. « Carnet de vol. Le stagiaire ou le titulaire de l’une des licences définies par le présent arrêté, à l’exception toutefois de la licence de pilote d’ULM, doit être détenteur d’un carnet de vol sur lequel sont inscrites la nature et la durée des vols qu’il effectue, au plus tard en fin de journée. Le carnet de vol à jour doit être communiqué sans retard par l’intéressé aux services de contrôle sur simple demande de ceux-ci aux fins de vérification et, en tout cas, au moment de la délivrance ou du renouvellement d’une licence. L’intéressé doit déclarer sur l’honneur que les renseignements portés sur son carnet de vol sont exacts. » 11. Le système est déclaratif. Le propriétaire décrit son appareil sur une fiche d’identification, dans les limites légales de poids et de puissance propres à chaque catégorie d’ULM. Par exemple, pour un paramoteur monoplace de catégorie 1A : la puissance maximale continue est inférieure ou égale à 25 kW et la puissance maximale est inférieure ou égale à 30 kW ; la masse maximale est inférieure ou égale à 170 kg ; la charge alaire à la masse maximale est inférieure à 30 kg/m². 12. Selon lequel un processus cognitif est le résultat d’une réponse immédiate à un stimulus, sans considération de l’environnement. La théorie sociale cognitive estime au contraire que prédomine l’imitation des comportements d’autres individus (apprentissage vicariant). 13. Les pionniers payent souvent très cher le manque de modèles : « Des sacrifices doivent être faits » (Otto Lilienthal, précurseur de l’aviation, après son dramatique accident en 1896). 14. Mais pas uniquement dans un but de rentabilité : la clientèle a tendance à préférer les écoles qui proposent des formations courtes présentant le paramoteur comme une « mobylette de l’air ». L’instructeur qui souhaite former ses élèves sur le long terme doit user de stratégies… qu’il est possible de mettre en évidence par l’étude de méta-chaînes opératoires. 15. Quelques surnoms d’instructeur : « Tonton », « Gourou », « Papa », « El Jefe », « Maître »… 16. Et ce, sur le long terme, comme instructeur. 17. J’ai formé une bonne partie de la profession des instructeurs et j’ai progressivement pris conscience que je leur enseigne depuis longtemps des méta-chaînes opératoires. 18. Voir par exemple : Numéro spécial d’Économie et Statistique 1996, ou Bourdieu 1979. 19. … mais parfois en totale opposition avec ce qui est demandé à l’élève ! Voir infra. 20. Les trims sont un dispositif permettant de modifier le calage et/ou le profil de l’aile.

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21. L’instructeur, à quelques mètres face à l’élève, donne un signal quand il estime que les meilleures conditions sont réunies (vent, autres pilotes dans la zone, etc.). Le paramoteur étant encombrant et l’aspiration de l’hélice gênant l’observation des variations du vent, cette pratique est même fréquente entre pilotes confirmés. Le « top gonflage » peut être transmis par radio ou par gestes plus ou moins codifiés, et parfois avec des accessoires comme les raquettes, qu’utilisent également le personnel de piste sur les aéroports ou les porte-avions. 22. En paramoteur, et a fortiori en école, on vole surtout le matin tôt et le soir, quand les conditions aérologiques sont calmes. 23. Sur les tâches stratégiques, voir Lemonnier 1976. 24. Puissance appliquée, sens de rotation, type d’hélice, etc., génèrent des effets non désirés en tangage, roulis et lacet. Sommairement, plus le moteur est puissant, plus les effets sont marqués. 25. Avec des choix techniques parfois opposés. Il est par exemple tout à fait possible de prôner la sécurité avec des modèles A, en usant d’autres arguments, et de méta-chaînes opératoires adaptées. 26. …ou « en amont », dans une perspective structuro-constructiviste. 27. Et là, on se retrouve « en amont » du choix technique ! 28. Entretien avec un jeune pompier débutant en paramoteur. 29. Courant de recherche qui s’est développé depuis les années 70, la sociologie du curriculum étudie la construction sociale des savoirs scolaires. Selon cette approche, l’institution propose ou impose un curriculum formel (sommairement, le programme et les méthodes). Le formateur effectue un curriculum réel (sommairement, les choix, la forme et le fond de ce qui se passe en cours). Le curriculum caché représente tout ce qui est transmis sans être formellement exprimé (en particulier au niveau des valeurs). Le curriculum caché est présent dans les deux premiers (idéologie par exemple), mais il est également le fait des apprenants eux-mêmes (langage, normes non-institutionnelles, valeurs, etc.). Voir Forquin 2008. 30. « Le professeur des écoles est un fonctionnaire porteur des valeurs de la République » : première phrase du préambule du « Référentiel des compétences et capacités caractéristiques d’un professeur des écoles », cité par Pelpel 2005 : 369.

RÉSUMÉS

Méta-chaîne opératoire et transmission culturelle. Le paramoteur est le plus petit des ULM et se caractérise par la polyvalence des formateurs, la variabilité des modes opératoires et de celle des objets matériels de la pratique. L’apprentissage a lieu en groupe et l’observation de l’autre y tient une place importante. L’instructeur-revendeur est un prescripteur de matériels, de pratiques et d’adhésions aux valeurs de fabricants, clubs, fédérations, forums Internet, etc. Il subit des pressions météorologiques, sociales et psychologiques. Enjeu de luttes politiques et économiques, la formation des pilotes et des instructeurs fait l’objet de tentatives de normalisation. Au-delà de l’efficacité de l’action sur la matière les rapports qu’entretiennent le social et le technique peuvent être observés au cours de la formation au pilotage, par l’étude des chaînes opératoires. Cependant, le chercheur – impliqué sur un très long terme – a pu mettre au jour des « méta- chaînes opératoires » fugaces, variables, mêlant des aspects techniques, pédagogiques et économiques. Par leur influence déterminante sur les comportements à long terme des pratiquants, ces méta-chaînes opératoires sont les vecteurs privilégiés de la transmission d’une

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culture de la sécurité. Elles sont pourtant difficiles à observer, à quantifier et à normaliser. Décrivant le savoir-faire artisanal du formateur – sa mètis – l’outil-concept « méta-chaîne opératoire » permet de mieux cerner cette zone d’ombre de la transmission du savoir et son rôle dans la sécurité des pratiquants. Dans une démarche plus générale, l’étude des méta-chaînes opératoires pourrait également apporter une aide méthodologique à l’ingénierie de la formation ou à la sociologie du curriculum et valoriser le savoir-faire de l’acteur face aux normes édictées par les institutions.

Meta-operational Sequence and Cultural Transmission. Paramotor is the smallest micro-light aircraft and is characterized by the versatility of the instructor, the changeability of the operationnal sequences and of the material objects of practice. Learning takes place in a group and observing others one holds an important place. The instructor-seller is a prescriber of equipments, practices and values of manufacturers, clubs, confederations, Internet forums, etc. It is subjected to meteorological, social, psychological pressures. Training of the pilots and the instructors is a stake of political and economic conflicts, even whitin trials of normalization. Beyond effective action on material, reports between social and technics can be noticed in the course of training, by the study of operationnal sequences. However, the researcher – implicated on very long-term – can discover « meta operationnal sequences », which are fleeting and variable, blending technical, pedagogic and economic aspects. By their decisive influence on the long-term behaviours of the pilots, these meta operationnal sequences are the privileged vectors of the transmission of a culture of security. They are however difficult to notice, to quantify and to normalize. Describing the craft know-how of the instructor, the tool and concept « meta operationnal sequences » allows to fathom this black hole of the transmission of knowledge and its role in the security of the pilots. In a more general step, the study of operationnal sequences can also bring a methodological help to the instructional Design or to the sociology of the curriculum, and promote the know-how of the actor facing norms issued by institutions.

INDEX

Keywords : apprentissage vicariant, craft know-how, ingénierie de la formation, instructional design, métacognition, metacognition, normalisation, normalization, savoir-faire artisanal, transmission du savoir, Transmission of knowledge, vicariant learning

AUTEUR

ERIC RIPOLL

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CURIOSA N°52-53

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Jeans des rues La photographie à l’épreuve du jean Street Jeans

Fleur Beauvieux, Justine Blanckaert et Claudia Coppola

© F. Beauvieux, J. Blanckaert & C. Coppola

1 La série d’images présentées ici a été conçue tout à la fois comme un exercice inédit de terrain, une réflexion et une enquête collective menée dans le cadre d’une recherche plus large sur l’utilisation de la photographie comme instrument heuristique adapté aux sciences sociales et l’invite à dépasser l’espace trop contraint de l’illustration de terrain.

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2 En mettant la photographie au service de nos expérimentations réflexives et méthodiques, nous avons élaboré un travail collectif1 fondé sur la construction d’un micro-terrain avec comme point de départ, dans le cas présent, l’article de Daniel Miller, présenté dans ce Thema, « Le Blue-jean. Pourquoi la technique vient en dernier » que nous avons matérialisé et mis à l’épreuve, en images.

3 Comment dépasser un travail illustratif ? Comment faire nôtre la démarche analytique et explicative de l’auteur, l’éprouver dans la rue avec une technique (la photographie numérique) tout à la fois nouvelle et largement disséminée ? Comprenons-nous bien, la photographie n’est pas nouvelle dans les sciences sociales, mais son utilisation a été longtemps cantonnée à la seule fonction illustrative. Ici, nous avons essayé de mobiliser les concepts de cadrage, de champ, de distance, d’angle, de lumière, etc. dans un travail de micro-ethnographie de terrain. La photographie peut jouer une médiation entre théorie abstraite et chose écrite. Par la figuration et la mise en images, elle permet la description fine. De même, par l’analyse des subjectivités en présence, celle des représentés, celle du photographe, elle permet de générer un nouvel espace d’objectivation. La position des photographes serait alors (si nous en avions la latitude) la première chose à décrire ; elle est princeps à la démarche scientifique.

4 Dans son article sur les jeans, Daniel Miller, se fondant sur les pratiques et sur les usages des jeans, nous invite à une observation subtile et raisonnée. Il parle de ses terrains, notamment dans les rues de Londres où il a interviewé des personnes portant des jeans. Dans le temps bref qui nous était imparti, nous avons rebondi sur son approche et sommes allées plus loin dans une démarche active et constructiviste en sollicitant les passants dans le centre-ville de Marseille et en les interrogeant à propos de leurs jeans. Nous leur avons demandé s’ils accepteraient de poser avec leurs jeans et de choisir un mot qui illustrerait cette représentation, leur relation aux jeans, à leur jean, ce jour-là.

5 En mouvement, nous avons improvisé des prises de vue et chaque personne était libre de jouer le jeu à sa façon.

6 Nous souhaitions en outre observer cette mise en scène personnelle. Cela constituait l’expérience photographique spontanément mise en place. Les cadrages ne variaient guère, et, dans un souci de respect du droit à l’image, incontournable dans la photographie contemporaine, nous n’avons pas photographié les visages.

7 Dans ce dispositif quasi expérimental, mais éphémère et en situation « naturelle » – le temps d’un entretien et de sa validation par l’image d’un mot et d’un objet – l’individu photographié est acteur, il se met en scène. Il élabore sa représentation à travers sa posture et l’expression qu’il y attache. C’est sa marge de manœuvre, le « jeu » entre eux, nous et le reste de la ville que nos photographies tentent d’objectiver. Les acteurs se montrent, s’exposent et caractérisent un lien à un objet, tout à la fois intime et public.

8 Les photos qui suivent sont les reflets d’une opération pragmatique originale et d’une esthétique ordinaire. Elles constituent une esquisse de réponse à notre questionnement expérimental sur une des façons d’utiliser la photo en ethnologie. À ce titre, elles sont les données empiriques « coproduites », par les personnes interrogées et nous-mêmes. Elles sont les matériaux bruts (nous en avons sélectionné un nombre très réduit) et nous les avons disposés afin de créer une narration imagée qui, nous l’espérons, peut également ouvrir un espace d’interprétations multiples.

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© F. Beauvieux, J. Blanckaert & C. Coppola

© F. Beauvieux, J. Blanckaert & C. Coppola

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© F. Beauvieux, J. Blanckaert & C. Coppola

© F. Beauvieux, J. Blanckaert & C. Coppola

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© F. Beauvieux, J. Blanckaert & C. Coppola

© F. Beauvieux, J. Blanckaert & C. Coppola

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NOTES

1. Séminaire «Pratiques photographiques» 2008-2010, F. Joulian de l’EHESS Marseille.

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