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14 | 2018 Posthumains en séries Serial Posthumans

Hélène Machinal and Monica Michlin (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/tvseries/2757 DOI: 10.4000/tvseries.2757 ISSN: 2266-0909

Publisher GRIC - Groupe de recherche Identités et Cultures

Electronic reference Hélène Machinal and Monica Michlin (dir.), TV/Series, 14 | 2018, « Posthumains en séries » [Online], Online since 31 December 2018, connection on 23 September 2020. URL : http:// journals.openedition.org/tvseries/2757 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tvseries.2757

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TV/Series est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 4.0 International. 1

This issue gathers critical analyses of narratives and representations of the posthuman (in the restrictive sense of AI that can pass the Turing test, humanoid robots that have achieved consciousness and sentience, cyborgs and other human-machine hybrids) in a number of contemporary TV series, including , Black Mirror and Dollhouse. The articles in this collection deal with issues of production (adaptation and re-adaptation, serial remakes, the Hollywood “machine” and the serial production of posthuman-themed serials) as well as with issues of reception (the literary, filmic, artistic, and televisual intertexts explicitly referenced by the series themselves or mere allusions to be “decoded” by the viewers, making them active interpreters of the aesthetic, political and cultural meaning of these multilayered as well as multi-episode narratives). Also under discussion in these contributions is how posthuman identities are performed at the intradiegetic level (the posthuman identity as simulacrum, simulation, or as the performative construction of an identity “played” over and over again in what often appears as the mise en abyme of the actor’s or actress’s performance). Finally, many of the articles explore the interface allowing viewer reception of these series – the screens and streaming of digital data, which are diegetically at the heart of these fictions and of our extradiegetic hyper-connected lives alike, prompting the question whether we are not already at least somewhat posthuman. Ce numéro réunit des analyses des récits et représentations du posthumain – entendu ici au sens d’intelligence artificielle réussissant le test de Turing, de robots humanoïdes sentients et intelligents, et de cyborgs – dans quelques séries télévisées contemporaines, notamment Westworld, Black Mirror et Dollhouse. Les articles abordent tant les questions de production (adaptation et ré-adaptation, remake sériel, « machine » hollywoodienne et « production en série »), que de réception: intertextes littéraires, filmiques, artistiques, et télévisuels convoqués explicitement par les séries elles-mêmes ou allusions plus discrètes à « décoder » par des spectateurs-herméneutes. La question de la performance de l’identité posthumaine dans la diégèse (simulacre, simulation, mise en abyme de la performance de l’acteur ou de l’actrice, construction performative « réitérée » de manière sérielle) occupe une place importante dans ce recueil, tout comme celle de l’interface écranique (téléviseur, ordinateur, tablette, smartphone) au cœur du visionnage de ces fictions qui interrogent notre propre statut de spectateurs hyperconnectés… et peut-être déjà un peu posthumains.

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TABLE OF CONTENTS

Introduction : Posthumains en séries Hélène Machinal and Monica Michlin

« What a piece of work is your machine, Harold » : Shakespeare et la réinvention de l’humanité dans les séries américaines d’anticipation Sarah Hatchuel

Posthumain et réception, de The Tempest à Westworld Delphine Lemonnier-Texier

« It wasn’t a dream, […] it was a memory » : Le fonctionnement de quelques intertextes dans Westworld Delphine Lemonnier-Texier and Sandrine Oriez

Retour vers la matrice : le Westworld (Mondwest) de (1973) Gaïd Girard

“The maze wasn’t made for you”: Artificial consciousness and reflexive narration in Westworld (HBO, 2016-) Florent Favard

« My own fucking story » : le raga de Westworld Briac Picart-Hellec

« Have you ever questioned the nature of your reality? » : Westworld (HBO, 2016-) et la culture du complot Sébastien Lefait

“Not much of a rind on you”: (De)Constructing and Gender in Westworld ( and , HBO, 2016-) Elizabeth Mullen

Le sexe sans le sexe : convergence de la nudité frontale et de l’empowerment féminin dans Westworld Benjamin Campion

« You know, when you suspect something, it’s always better when it turns out to be true » : Mémoire et média dans l’épisode « The Entire History of You » (S01E03) de Black Mirror (2011-) David Roche

L’épisode « San Junipero » de Black Mirror : les miroitements du post-humain Hélène Machinal

Le dialogue des consciences : des interfaces posthumaines dans « Be Right Back » (Black Mirror S02E01) Marie Baudoin

Dollhouse de Joss Whedon (FOX, 2009-2010) : Écho, un « corps-marchandise » posthumain au service de la sérialité audiovisuelle Julien Achemchame

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Introduction : Posthumains en séries

Hélène Machinal et Monica Michlin

1 Posthumains en séries poursuit une réflexion critique qui a connu une accélération depuis le début du XXIe siècle sur le posthumain et sur la redéfinition de l’identité humaine que ce concept problématise. Les articles réunis ici croisent les approches de spécialistes des cultures américaine et britannique, de comparatistes et de spécialistes de cinéma et d’arts visuels. La recherche sur le posthumain, en France, reste très ancrée dans le champ de la philosophie, avec les ouvrages de Dominique Lecourt (Humain, posthumain, 2003), Yves Michaud (Humain, inhumain, trop humain, 2006), ou Thierry Hoquet (Cyborg philosophie, 2011). Dans la recherche anglophone, l’approche philosophique occupe aussi, à l’ère contemporaine, une place de choix, de N. Katherine Hayles (How We Became Posthuman, 1999) à Cary Wolfe (What is Posthumanism?, 2010). Hayles, tout comme Donna Haraway (Cyborg Manifesto, 1984) ou Rosi Braidotti (The Posthuman, 2013)1, est une philosophe féministe revendiquant une approche postcoloniale, ce qui pointe d’emblée la dimension politique (et souvent intersectionnelle) à l’œuvre dans ces théorisations d’une posthumanité. Les chercheuses et chercheurs qui analysent la figuration du posthumain dans la fiction se retrouvent donc à la croisée de plusieurs champs disciplinaires, et ont en commun un intérêt pour l’imaginaire de la science que la fiction déploie pour projeter futurs possibles et devenirs de notre espèce. Les ouvrages actuels sont nombreux, et le posthumain se décline souvent à partir du dualisme cartésien entre corps augmentés par la (bio)technologie ou esprits modifiés par l’informatique et le numérique, comme dans Le Sujet digital (2015) 2, réunissant des chercheurs de différentes disciplines de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis.

2 Rares, cependant, sont les analyses consacrées uniquement aux séries télévisées. Un ouvrage comme celui de Daniel Dinello, Technophobia! Science Fiction Visions of Posthuman Technology (2005)3 étudie le posthumain sous toutes ses facettes, de la cybernétique, au cyborg, aux bio- et nano-technologies et aux virus (affectant tant le corps humain que la machine), mais son corpus reste principalement cinématographique. En France, la fiction qui traite des déclinaisons du posthumain est au cœur de deux ouvrages issus de

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colloques s’étant tenu à Brest et à l’UQAM sous l’impulsion d’Elaine Després, Hélène Machinal et Jean-François Chassay – PostHumains. Frontières, évolutions, hybridités (2014)4, et Les Frontières de l’humain et le posthumain (2014) 5 – puis, dans le sillage de ces deux volumes, Mutations I : corps posthumains6. Parmi les opus récents comprenant des articles sur la fiction télévisée sérielle – et en particulier sur les séries Black Mirror et Westworld, qui font également l’objet de microlectures dans ce numéro de TV/Series – citons Hybridités posthumaines : cyborgs, mutant/e/s, hackers (2018) 7, et Mutations II : homme/ machine (2018)8.

3 Plus spécifiquement sur les séries, Otrante a récemment proposé un numéro consacré aux séries de genre, mais les articles portaient sur le fantastique et la science fiction plus largement, sans se restreindre aux figures du posthumain. Après le numéro 11 de TV/Series consacré à la série Battlestar Galactica9 – qui analysait (notamment dans le reboot de Ronald D. Moore et dans son prequel Caprica10), les différences entre humain et posthumain, la remise en question du dualisme cartésien11, le rêve posthumaniste voire transhumaniste12, le robot souffrant comme un être humain en devenir ou « en souffrance »13, les représentations à l’écran de l’être machinique par des acteurs et actrices « organiques »14 – ce numéro consacré au posthumain sériel se propose donc d’apporter une pierre aux représentations du posthumain dans les séries télévisées contemporaines.

4 Le posthumain peut se décliner selon les classifications proposées par Thierry Hoquet15, du robot au clone, au zombie ou au virus, mais nous avons ici privilégié des séries qui mettent en scène des confrontations, hybridations, augmentations et déclinaisons entre l’être humain et la machine. Depuis Do Androids Dream of Electric Sheep (Philip K. Dick, 1966) et sa version filmique Blade Runner (Ridley Scott, 1982) puis Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017), l’opposition entre des êtres humains capables de ressentir des émotions et des êtres machiniques qui en seraient dépourvus apparaît comme une dichotomie simpliste. En effet, les entités machiniques ont beaucoup évolué depuis les débuts de la robotique, et de nombreuses séries mettent en fiction des machines qui semblent plus humaines que les femmes et les hommes qui les entourent : dans ces mondes diégétiques, le robot est devenu humanoïde, et il n’est plus nécessaire d’avoir recours à un test de Turing pour déterminer si le non-humain ressent des émotions. Les êtres machiniques sont devenus l’enjeu de problématiques éthiques et politiques à mesure que la possibilité qu’elles deviennent sentientes et conscientes fait craindre des dangers opposés.

5 D’une part, celui que nous asservissions des autres qui seraient nos semblables. Depuis le tournant numérique du XXIe siècle, en effet, un nombre croissant de séries télévisées – celles de Ronald D. Moore citées plus haut, mais aussi Real Humans (Lars Lundström, SVT1, 2012-2014) et son remake américain Humans (AMC, 2015- ), Dollhouse (Joss Whedon, Fox, 2009-2010), et plus récemment Westworld de Lisa Joy et Jonathan Nolan (HBO, 2016- ) – ont mis en scène des robots ayant atteint le stade de l’intelligence artificielle et ayant une apparence parfaitement humaine. Toutes les problématiques de l’esclavage se rejouent alors : car comment penser « machine » ce qui nous est semblable ? L’amour humain-machine devient-il possible16 ? À l’inverse, d’autres récits reflètent la peur que nous ayons créé des créatures non dénuées d’affects mais infiniment plus puissantes que nous, qui nous manipuleront et nous détruiront (retour du mythe de Prométhée et de ses nombreux avatars depuis Frankenstein17). Ces diégèses projettent nos craintes que les machines, pensant en réseau et à une rapidité

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inégalable par la pensée humaine, puissent « détrôner » le sujet humain, et le réduire en esclavage à son tour18.

6 Depuis le tournant numérique, face à la possibilité désormais proche que les IA prolifèrent, la frontière entre ce qui était fiction hier et sera réalité demain est devenu un topos de la fiction (souvent dystopique) comme du discours publicitaire (l’IA devenue le sésame et le totem de toute publicité pour appareils électroniques19). Désir d’immortalité numérique et malaise face à ce que serait un sujet constitué par la somme de données numériques téléchargées dans un corps de métal et de silicone se conjuguent20. Les séries étudiées dans ce volume – notamment Westworld et Black Mirror – proposent de manière hyper-réflexive des récits spéculatifs sur la redéfinition de l’humain que toutes ces évolutions technologiques pourraient entraîner dans un futur proche.

7 L’on argumentera ici que le temps long des séries audiovisuelles permet, mieux que le cinéma, de se représenter les lents processus de programmation, d’apprentissage et d’imitation ou de performance répétées par lesquels la machine devient humaine tandis que simultanément, l’humain se fait « hybride » par son interconnexion prolongée avec les machines, telle Root dans Person of Interest (Jonathan Nolan, ABC, 2011-2016). Le posthumain est la « matrice » idéale d’une narration à la fois « feuilletonnante » et épisodique, à l’instar de Dollhouse où chaque personnage joue un nouveau rôle par épisode après avoir été « reprogrammé » à cet effet. Le point de départ de Westworld est un programme (une fiction mise en abyme) que les androïdes répètent en boucle à l’infini et dont la série va pouvoir révéler, niveau par niveau (à l’image de la Mesa ou tour de contrôle du parc où se déroule l’action) les couches, les coulisses et le déraillement… Même dans l’anthologie Black Mirror, où l’on ne suit pas de semaine en semaine la progression d’une même diégèse, l’accumulation de représentations dystopiques d’un futur proche permet de décliner le posthumain dans notre rapport aux écrans et au virtuel, représentés via une interface écranique dans une mise en abyme qui crée délibérément le malaise.

8 Si l’on assiste, dans ces récits sériels, à la remise en question de la souveraineté et de la supériorité du sujet humain dans sa « mise en relation » à la fois informatique, affective et physique avec l’autre machinique (virtuel ou posthumain), on peut se demander si le double but – divertissement et réflexion éthique/politique – de ces séries n’est pas en soi contradictoire. Que penser de la mise en abyme du divertissement et de la notion « d’immersion » sensorielle dans une série comme Westworld ? Peut-on véritablement penser jusqu’au bout la mise en abyme de la surveillance dans des séries comme Black Mirror ou Person of Interest, ou ces séries reposent-elles au contraire sur notre déni du monde dans lequel nous vivons déjà ? Comment penser la réflexivité que ces séries à narration complexe nous proposent ? La mise en abyme de la posture spectatorielle est- elle éthiquement cohérente dans Westworld ? Tels sont quelques uns des enjeux que ce numéro de TV/Series entend aborder à travers une sélection d’articles issus de deux journées d’études organisées, l’une sur Westworld à l’Université de Bretagne Occidentale à Brest en septembre 2017, et l’autre en novembre 2017 à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, sur le posthumain dans les séries télévisées.

9 Une première série d’articles se penche sur l’intertexte shakespearien des séries mettant en scène des posthumains. Dans « “What a piece of work is your machine, Harold” : Shakespeare et la réinvention de l’humanité dans les séries américaines d’anticipation », Sarah Hatchuel nous propose de remonter aux sources de la culture

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populaire en se penchant sur les références à Shakespeare dans les séries mettant en scène des créatures posthumaines. Au-delà de la dimension intertextuelle, les citations de l’auteur élisabéthain dans la bouche des posthumains serait le signe de leur humanisation, hypothèse dont la récurrence s’illustre en fiction sérielle dans Star Trek ou Person of Interest avant Westworld. Le dépassement des oppositions entre identité et altérité, humain et non-humain passerait par un détour shakespearien déclencheur d’une « extension du domaine de l’humain ». Toujours à partir d’une définition de l’humain s’appuyant sur la capacité à l’empathie dans une œuvre de Shakespeare, Delphine Lemonnier-Texier convoque dans « Posthumain et réception, de The Tempest à Westworld », le phénomène de « la vallée de l’étrange » théorisé par le roboticien Masahiro Mori pour montrer que la série Westworld fait entrer ses spectatrices et spectateurs dans un jeu de mise en abyme qui construit une réception spécifique des créatures posthumaines. La contribution de Delphine Lemonnier-Texier et Sandrine Oriez « “It wasn’t a dream, […] it was a memory” : Le fonctionnement de quelques intertextes dans Westworld » élargit encore l’étude de la richesse intertextuelle de la série et revient sur la « double maïeutique » qui en découle pour les spectatrices et spectateurs mais aussi pour les personnages. À nouveau, c’est la réfraction entre humains et nonhumains qui permet une exploration de l’humanité de l’être.

10 Gaïd Girard21, dans « Retour vers la matrice : le Westworld ( Mondwest) de Michael Crichton (1973) », nous fait remonter aux origines de la série Westworld, et nous rappelle que la série fut d’abord un film, resté célèbre pour le rôle du robot androïde joué par Yul Brynner. Contrairement au film, qui instaurait une distance ironique par rapport aux codes de la masculinité, à ceux du genre et de la société de consommation, la série pratique cette distanciation par une dimension réflexive qui permet de problématiser des enjeux plus contemporains, comme l’argumente Florent Favard dans « “The maze wasn’t made for you”: Artificial consciousness and reflexive narration in Westworld (HBO, 2016-) ». Sa lecture s’attache à la question de l’accès à la conscience d’une entité machinique, qu’elle soit (presque) totalement désincarnée comme dans Person of Interest ou, qu’elle soit au contraire (presque) plus vraie que nature comme les personnages de Maeve et Dolores dans Westworld. Briac Picart-Hellec poursuit cette analyse de la réflexivité de la série Westworld en s’attardant, dans « “My own fucking story” : le raga de Westworld », sur le rôle de l’improvisation dans l’émancipation des machines ; pour devenir effective, celle-ci supposerait, in fine, une « disparition » des spectateurs et la fin de tout spectacle. Toujours sur le versant de la réception, Sébastien Lefait, qui signe « “Have you ever questioned the nature of your reality?” » Westworld (HBO, 2016- ) et la culture du complot », souligne que la série a recours au récit complotiste pour créer un continuum transmedia hyper-réflexif.

11 Dans la suite de ce que le visionnage met (ou remet) en jeu sur le plan des rapports de pouvoir, Elisabeth Mullen s’intéresse à la série sous l’angle du genre, au double sens de « genre » et « gender ». Dans « “Not much of a rind on you”: (De)Constructing Genre and Gender in Westworld (Lisa Joy and Jonathan Nolan, HBO, 2016- ) », elle montre que la série passe par un brouillage des références génériques pour explorer des enjeux liés à l’hégémonie masculine et à l’agentivité (agency) féminine. Benjamin Campion poursuit cette réflexion sur le genre et sur les codes visuels et idéologiques de la série, dans « Le sexe sans le sexe : convergence de la nudité frontale et de l’empowerment féminin dans Westworld ».

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12 L’on quitte alors Westworld, pour trois articles qui s’intéressent à l’anthologie Black Mirror, et se concentrent sur une facette spécifique du posthumain : la place de l’humain en culture de l’écran22. Après les explorations d’une altérité incarnée par des corps augmentés et/ou modifiés par la technologie, c’est davantage la société écranique elle-même23 et les artéfacts qui brouillent la frontière entre l’actuel et le virtuel 24 que Black Mirror nous engage à considérer. David Roche creuse la question de la mémoire et de son devenir, « à l’ère du numérique, de la surveillance et de la culture de la convergence », signant « Mémoire et média dans “The Entire History of You” (Black Mirror S01E03) 25 ». Hélène Machinal s’attache ensuite aux interactions entre réel et virtuel et à l’image matrice d’une fabrique ou d’un stockage du vivant dans « L’épisode “San Junipero” de Black Mirror : les miroitements du post-humain ». Pour clore cette séquence consacrée à la série de Charlie Brooker, Marie Baudoin, dans « Le dialogue des consciences : des interfaces posthumaines dans “Be Right Back” (Black Mirror S02E01) » analyse cet épisode en termes d’un test de Turing inversé, qui interrogerait ce qui est véritablement singulièrement « soi » dans la subjectivité humaine.

13 Pour conclure (temporairement) ce volume, déjà appelé à connaître une suite, Julien Achemchame propose une lecture hyper-métafilmique de la série Dollhouse de Joss Whedon (FOX, 2009-2010). Dans « Écho, un “corps-marchandise” posthumain au service de la sérialité audiovisuelle », il démontre que la posthumaine Écho lutte pour son émancipation au sein d’un système qui, de par la réflexivité et l’intertextualité déployées dans la série, possède de nombreux points communs avec l’industrie hollywoodienne du divertissement. Série hybride articulant épisodique et feuilletonnant pour mieux multiplier les « rôles » de sa poupée vedette, Dollhouse sert de « véhicule » à son interprète principale, Eliza Dushku, tout en tendant un miroir sombre au star-system hollywoodien.

14 Ainsi, l’ensemble de ce numéro sur le posthumain dans les séries contemporaines aborde tant les questions de production (adaptation et ré-adaptation, remake sériel, « machine » hollywoodienne et « production en série »), que de réception: intertextes littéraires, filmiques, artistiques, et télévisuels convoqués explicitement par les séries elles-mêmes ou allusions plus discrètes à « décoder » par des spectateurs-herméneutes. La question de la performance de l’identité posthumaine dans la diégèse (simulacre, simulation, mise en abyme de la performance de l’acteur ou de l’actrice, construction performative « réitérée » de manière sérielle) occupe une place importante dans toutes les contributions, tout comme celle de l’interface écranique (téléviseur, ordinateur, tablette, smartphone) au cœur du visionnage de ces fictions qui interrogent notre propre statut de spectatrices et spectateurs hyperconnectés… et peut-être déjà un peu posthumains.

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NOTES

1. Rosi Braidotti, The Posthuman, Cambridge et Malden (MA), Polity Press, 2013. 2. Claire Larsonneur, Arnaud Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et Sara Touiza (éd.), Le Sujet digital, Dijon et Paris, Presses du réel, 2015. 3. Daniel Dinello, Technophobia! Science Fiction Visions of Posthuman Technology, Austin, University of Texas Press, 2005. 4. Elaine Després et Hélène Machinal (éd.), PostHumains. Frontières, évolutions, hybridités, Rennes, PUR, 2014. 5. Marie-Ève Tremblay-Cléroux et Jean-François Chassay (éd.), Les Frontières de l’humain et le posthumain, Cahiers Figura n°37, Presses Universitaires du Québec, 2014. 6. Jean-François Chassay et Hélène Machinal (éd.), Mutations I : corps posthumains, Otrante n°38, Paris, Kimé, 2015. 7. Isabelle Boof-Vermesse, Matthieu Freyheit et Hélène Machinal (éd.), Hybridités posthumaines : cyborgs, mutant/e/s, hackers, Orizons, 2018. 8. Isabelle Boof-Vermesse et Jean-François Chassay (éd.), Mutations II : homme/machine, éd. Otrante n°43, Paris, Kimé, 2018. 9. Battlestar Galactica (Greg Larson, ABC, 1978-1979) et Battlestar Galactica (Ronald D. Moore, Syfy, 2003-2009). 10. Caprica (Ronald D. Moore et Rémi Aubuchon, Syfy, 2010). 11. René Lemieux, « La machine comme “prothèse d’origine” : réflexion philosophique sur le sujet humain dans Battlestar Galactica de Ronald D. Moore », TV/Series n°11, 2017, mis en ligne le 11 juin 2017, https://journals.openedition.org/tvseries/1981, consulté le 29 décembre 2018. 12. Mehdi Achouche, « Caprica, l’utopisme technologique et le “cyborg spirituel” », TV/Series n°11, 2017, mis en ligne le 11 juin 2017, http://journals.openedition.org/tvseries/2042, consulté le 29 décembre 2018. 13. Ophir Lévy, « Le cylon est-il un humain en souffrance ? », TV/Series n°11, 2017, mis en ligne le 11 juin 2017, http://journals.openedition.org/tvseries/2057, consulté le 29 décembre 2018. 14. Hélène Machinal, « Corps technologiques et environnements connectés : “The dynamic, fluid nature of reality” ou le corps face à l’écran », TV/Series n°11, 2017, mis en ligne le 11 juin 2017, https://journals.openedition.org/tvseries/2103, consulté le 29 décembre 2018.

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15. Thierry Hoquet, « Cyborg, Mutant, Robot, etc. Essai de typologie des presque-humains », in Posthumains. Frontières, évolutions, hybridités, Elaine Després et Hélène Machinal (éd.), Rennes, PUR, 2014, p. 99-118. 16. Les séries peuvent se démarquer du cinéma contemporain qui produit plutôt des fables dystopiques autour de l’amour impossible entre humain et machine : Her de Spike Jonze (2013) ou Ex Machina d’Alex Garland (2014). 17. On peut cependant rappeler que cette dimension était présente dans Star Trek, l’une des séries pionnières sur les déclinaisons d’une altérité à l’humain. 18. On se souviendra évidemment sur ce point de l’hypotexte cinématographique des « séries » cinématographiques des Blade Runner, Terminator et Matrix. 19. Parmi de très nombreux exemples : https://www.phonandroid.com/intelligence-artificielle- dans-le-smartphone-concretement-a-quoi-ca-sert.html. 20. Voir les livres du « futuriste » Raymond Kurzweil, et notamment The Singularity is Near: When Humans Transcend Biology, New York, Viking, 2005. Voir aussi le film Marjorie Prime (Michael Almereyda, 2017). 21. Gaïd Girard a récemment, elle aussi, analysé les interactions entre hommes et robots sous le prisme de « la vallée de l’étrange. Voir Gaïd Girard, « Dans “la vallée de l’étrange” : des robots et des hommes, dans trois films de SF américains des années soixante-dix (THX 1138, Westworld, ) », in Mutations II : homme/machine, op. cit. p. 151-163. 22. Sur la culture de l’écran et ses traits définitoires, voir Bertrand Gervais, « Est-ce maintenant ?/Is it now ? Réflexions sur le contemporain et la culture de l’écran », in Soif de réalité , Bertrand Gervais, Samuel Archibald, Sylvain David, Joanne Lalonde, Vincent Lavoie, Sylvano Santini (éd.), Montréal, Nota Bene, 2018, p. 17-46. 23. Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’écran global : culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne. Paris, Éd. Le Seuil, coll. La couleur des idées, 2007. 24. Marcello Vitali-Rosati, Corps et virtuel, Paris, L’Harmattan, 2010. 25. L’article étend la réflexion à d’autres épisodes des saisons 3 et 4 – « Nosedive » (S03E01), « Playtest » (S03E02), « Men Against Fire » (S03E05), « Arkangel », (S04E02 ), « Crocodile » (S04E03) et « Black Museum » (S04E06).

AUTEURS

HÉLÈNE MACHINAL Hélène Machinal est professeure à l’Université de Bretagne Occidentale à Brest et membre de HCTI (EA 4249). Elle est spécialiste de littérature fantastique, du roman policier et de la fiction spéculative au XIXe siècle et travaille aussi sur la littérature britannique contemporaine, sur les séries TV, et plus particulièrement les fictions policières, fantastiques et de SF. Ses publications récentes incluent : Le Savant fou, Presses Universitaires de Rennes, 2013 ; PostHumain(s). Frontières, évolutions, hybridités (avec Elaine Després), PUR, 2014 ; Mutations I : corps posthumains (avec Jean- François Chassay), Otrante n° 37, Paris, Kimé, 2015 ; Sherlock (avec Gilles Menegaldo et Jean-Pierre Naugrette), PUR, 2016 ; Signatures du monstre (avec Jean-François Chassay et M. Marrache- Gouraud) PUR, 2017 ; L’imaginaire en séries I (avec Elaine Després), Otrante n° 42, Paris, Kimé, 2017; et Hybridités posthumaines – cyborgs, mutants, hackers (avec Isabelle Boof-Vermesse et Mathieu Freyheit), Paris, Orizons, 2018.

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Hélène Machinal is Full Professor at the University of Bretagne Occidentale, Brest (EA 4249, HCTI). She is a scholar in English Studies, more specifically in British literature, from the 19th century to the contemporary period. She focuses on the gothic, science fiction and detective fiction and her recent research is on TV series. Her recent publications include Le Savant fou (Presses Universitaires de Rennes, 2013); PostHumain(s). Frontières, évolutions, hybridités (with Elaine Després), PUR, 2014; Otrante No. 37: Mutations I : Corps posthumains (with Jean-François Chassay), Kimé, 2015; Sherlock (with Gilles Menegaldo and Jean-Pierre Naugrette) PUR, 2016; Signatures du monstre (with Jean-François Chassay and M. Marrache-Gouraud) PUR, 2017; L’imaginaire en séries I (with Elaine Després), Otrante No. 42, Paris, Kimé, 2017, and Hybridités posthumaines – cyborgs, mutants, hackers (with Isabelle Boof-Vermesse and Mathieu Freyheit), Paris, Orizons, 2018.

MONICA MICHLIN Monica Michlin est professeure d’études américaines contemporaines à l’Université Paul Valéry Montpellier 3 (Univ Paul Valery Montpellier 3, EMMA EA 741, 34000 Montpellier). Sa recherche et ses publications portent sur la littérature africaine américaine et LGBTQ, le cinéma et les séries télévisées. Elle s’intéresse notamment aux représentations de minorités ethniques et sexuelles et aux représentations du pouvoir et de la guerre à l’écran. Sur la question du posthumain, elle a notamment édité Philosopher avec Battlestar Galactica, TV/Series n°11 (juillet 2017). Monica Michlin is Full Professor of Contemporary American Studies. Her research and publications are in African-American literature, LGBTQ literature, American film and TV series. She focuses on representations of ethnic minorities and LGBTQ characters, as well as on representations of political power and of war on screen. On the specific issue of the posthuman, she is the editor of TV/Series No. 11, on Battlestar Galactica (July 2017).

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« What a piece of work is your machine, Harold » : Shakespeare et la réinvention de l’humanité dans les séries américaines d’anticipation

Sarah Hatchuel

1 En 1999, dans un ouvrage intitulé Shakespeare: the Invention of the Human, Harold Bloom présentait Shakespeare, de manière foncièrement essentialiste, comme « génie » inventeur de l’humanité. A travers ses personnages qui réfléchissent à haute voix, pensent leurs actions et nous dévoilent leur psychisme, Shakespeare aurait donné naissance à ce que l’on conçoit comme l’intériorité psychologique (« inwardness ») et aurait ainsi littéralement créé la manière dont on se pense soi-même comme être humain, comme subjectivité humaine. Hamlet, Falstaff, Iago ou Cléopâtre semblent particulièrement réels à Bloom, incarnant la nature humaine tout en faisant apparaître de nouvelles modalités de la conscience. La faille dans la démonstration de Bloom est qu’elle se fonde uniquement sur l’analyse des personnages à l’exclusion de toute approche historique et culturelle. Le « génie » shakespearien ne s’explique-t-il pas, aussi, par la richesse du monde théâtral élisabéthain, à la fois émulatif et collaboratif ? Ne s’explique-t-il pas par la période historique, chargée de tensions sociales, de contradictions religieuses et de paradoxes ? Et surtout, le mythe « Shakespeare » n’a-t-il pas été construit a posteriori à travers des discours bardophiles et des réécritures constantes des pièces ? Plus que tout autre dramaturge, celui-ci a, en effet, bénéficié de la construction d’un mythe autour de sa personne et de son œuvre. Shakespeare donne l’impression d’être universel et de pouvoir s’adapter à toutes les cultures et à toutes les époques parce qu’il a été précisément adapté pour lui faire dire ce qu’on a voulu lui faire exprimer1, parfois en modifiant profondément les textes des pièces. Auteur à l’immense capital culturel, Shakespeare a sans cesse été réinventé2 et réapproprié, notamment pour légitimer des structures de pouvoir en termes de classe sociale, d’ethnicité et de genre. Comme le souligne Alan Sinfield, Shakespeare est une « marque culturelle » si puissante que tout discours aura plus d’autorité du moment

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qu’il semble venir de lui3. Chaque culture et chaque époque redéfinit ce qui est entendu par « Shakespeare », construction qui peut alors s’envisager comme un site de conflits culturels et de négociations idéologiques. « Shakespeare » est reconfiguré à l’image de ce qu’une société projette d’elle-même, souhaite dire et montrer d’elle-même4. Terence Hawkes le rappelle dans une perspective cette fois-ci constructiviste : « Shakespeare doesn’t mean: we mean by Shakespeare5 » (« “Shakespeare” ne dit rien : c’est nous qui nous exprimons au moyen de Shakespeare »). Les films et les séries télévisées n’échappent pas à cette règle : eux aussi tiennent un discours à travers Shakespeare. Le dramaturge y est notamment mobilisé pour penser les processus de construction de l’humanité et de la post-humanité. Le dialogue qui s’instaure entre le théâtre shakespearien et les séries sur le post-humain fait écho à celui qui s’était déjà établi dans le film Elephant Man réalisé en 1980 par David Lynch, réalisateur qui a lui-même fait des allers-retours entre le cinéma et les séries télévisées. Dans des séries de science-fiction et d’anticipation comme Star Trek, Person of Interest ou Westworld, les mots de Shakespeare deviennent les signes par lesquels les machines et les anthropoïdes révèlent qu’ils acquièrent une humanité ou peut-être même qu’ils étaient toujours déjà humains.

2 Des westerns comme My Darling Clementine (John Ford, 1946) ou The Man Who Shot Liberty Valance (John Ford, 1962) et, dans les années 1960, des films et séries de science-fiction comme Star Trek (NBC, 1966-1969) citent déjà Shakespeare pour symboliser l’avancée de la « civilisation », au cœur du Far West ou d’une galaxie lointaine6. Ces fictions reflétaient aussi le désir américain de s’approprier une partie de la « high culture » européenne et de la tradition shakespearienne en ne la laissant pas seulement aux Anglais. Mais l’avancée impérialiste de la civilisation, en particulier celle de l’homme blanc américain, ne recouvre pas ce que l’on peut entendre par « humanisation » ; bien au contraire, c’est souvent la sauvagerie du blanc que la frontière révèle.

3 À ma connaissance, c’est à David Lynch que l’on doit la première mobilisation du texte shakespearien à l’écran afin d’humaniser un être qui, pour certains personnages dans la diégèse (et même sans doute pour certains spectateurs), peut d’abord ne pas sembler humain. Elephant Man (1980) adapte, de manière romancée, la vie bouleversante de John Merrick, atteint de graves anomalies physiques congénitales. Dans le Londres de la fin du XIXe siècle, le chirurgien Frederick Treves (Anthony Hopkins) découvre John Merrick (John Hurt) dans une foire, l’examine et l’héberge à l’hôpital. Il découvre, en même temps que nous, que John peut parfaitement communiquer malgré ses terribles difformités et qu’il est doté d’une grande intelligence et sensibilité. John Merrick est capturé à nouveau par le montreur de foire à qui il appartenait. Il parvient à s’échapper, mais c’est pour être poursuivi par des passants qui le traitent comme un animal pestiféré et l’acculent jusque dans les toilettes d’une gare. John s’écrie alors « I’m not an elephant. I’m not an animal. I’m a human being. I’m a man » avant de s’évanouir (figure 1). Elephant Man rejoue la question présente dans la pièce The Tempest sur l’identification d’un être humain : « What have we here? A man, or a fish? » (2.2.23)7 s’interroge Trinculo devant Caliban, rejouant la controverse qui eut lieu en 1550 et 1551 au collège San Gregorio de Valladolid8. Des théologiens, des juristes et des administrateurs du royaume de Charles Quint avaient alors débattu de la manière dont devaient se faire les conquêtes dans le Nouveau Monde : les Espagnols pouvaient-ils coloniser le Nouveau Monde et dominer les indigènes par droit de conquête ? Pouvaient-ils mettre fin à des modes de vie ou bien les sociétés amérindiennes étaient- elles légitimes ? Même s’il ne s’agissait pas de déterminer à proprement parler si les

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Amérindiens étaient humains, ce débat avait pour but de définir la légitimité ou l’illégitimité de leur mise en esclavage – et donc de leur donner un statut d’êtres libres ou de simples marchandises à acheter et échanger. Si l’issue de ce procès donna aux Amérindiens un statut égal à celui des Blancs, cette décision ne s’appliqua pas aux Noirs d’Afrique : c’est d’ailleurs pour cela que les Européens amplifièrent la pratique de la traite des Noirs pour alimenter le Nouveau-Monde en esclaves.

Fig. 1 : Le cri de John Merrick dans Elephant Man (David Lynch, 1980)

4 Dans le film de Lynch, le cri de désespoir que pousse John Merrick, « I’m not an elephant. I’m a man » est la réponse qu’aurait pu apporter Caliban à Trinculo : « I’m not a fish, I’m a man ». La trajectoire de Merrick est placée dans un contexte shakespearien à plus d’un titre. La distribution fait, en effet, la part belle aux acteurs britanniques habitués des rôles shakespeariens : John Hurt (Merrick), Anthony Hopkins (Treves), et surtout John Gielgud (cf. figure 2). On imagine que Lynch aurait pu donner le rôle du directeur de l’hôpital, somme toute relativement secondaire, à de nombreux acteurs. Le fait qu’il l’ait attribué à Gielgud, considéré comme l’un des plus grands acteurs du théâtre shakespearien, en dit long sur la volonté de donner à l’intrigue un écho shakespearien, écho dont la résonance atteint son paroxysme dans une scène où John Merrick reçoit à l’hôpital la visite d’une actrice, Mrs Kendal, jouée par Anne Bancroft.

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Fig. 2 : Les acteurs shakespeariens dans Elephant Man – Anthony Hopkins et John Gielgud

5 Dans cette scène située au beau milieu du film, alors que John semble encore en sécurité à l’hôpital, Mrs Kendal vante à John les plaisirs du théâtre et lui offre un livre – le texte de Roméo et Juliette. La mise en scène de cette séquence propose une véritable redéfinition et renaissance du personnage principal. John découvre l’acte 1 scène 5 où Roméo et Juliette s’embrassent pour la première fois. Il lit une première réplique de Roméo : « If I profane with my unworthiest hand/ This holy shrine, the gentle fine is this:/ My lips, two blushing pilgrims, ready stand/ To smooth that rough touch with a tender kiss ». L’allusion aux lèvres et aux mains transforme, dans la pièce, le corps des amants en blason mais, dans le film, nous invite aussi à changer de regard sur le corps de John, à le voir à présent comme un objet de poésie (cf. figure 3).

Fig. 3 : John commence à lire la scène de Roméo et Juliette dans Elephant Man

6 John s’apprête à fermer et à poser le livre et ne s’attend pas à ce que Mrs Kendal lui donne la réplique. Or, elle commence avec assurance à réciter le rôle de Juliette qu’elle connaît par cœur. La surprise et l’hésitation de John à ce moment-là sont particulièrement touchantes. Elles révèlent ce que ses expériences de vie l’ont conduit à internaliser : une relation amoureuse, même une relation jouée, est en dehors de son univers de pensée. Jouer Roméo ne va pas de soi quand on est vu, et quand on se voit, comme un homme-éléphant. Alors que la caméra s’est rapprochée des visages, John se détache progressivement du texte pour ne plus seulement lire mais jouer le rôle intensément et devenir un autre homme, avec bonheur et émotion. Le montage passe au champ-contre-champ comme pour entrer dans la scène de Roméo et Juliette et nous faire oublier le premier niveau de fiction. Mais, en lisant ce qui doit normalement

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rester une didascalie « Then it says they kiss », John sort du monde de la pièce : gêné, il considère Roméo comme extérieur à lui et signifie à nouveau que l’amour n’est pas pour lui. C’est sans compter la détermination de Mrs Kendal qui s’agenouille tout près de lui : elle continue à jouer Juliette et le ramène dans le dialogue amoureux, jusqu’au baiser qu’elle pose sur sa joue (cf. figure 4). John et Mrs Kendal sont alors filmés dans le même champ, ce qui accentue la situation d’intimité. Ce baiser, donné moins par Juliette que par Mrs Kendal elle-même, répond à un souhait d’amour. C’est un acte qui affirme l’humanité de John Merrick à travers le fait qu’il peut être aimé. C’est un geste qui franchit le seuil de la fiction de Roméo et Juliette et qui nous invite à notre tour à franchir la barrière du film pour littéralement embrasser la différence.

Fig. 4 : Le baiser de Mrs Kendal à John Merrick dans Elephant Man

7 Le dernier échange de la séquence achève le processus de redéfinition de manière remarquable. En affirmant « Oh, Mr Merrick, you’re not an elephant man at all. You’re Romeo », Mrs Kendal présente résolument Merrick en être humain, sensible au théâtre, aux mots, à l’émotion amoureuse, mais, de manière plus cruciale encore, elle redéfinit aussi notre vision de Roméo. Le gros plan final sur le visage de Merrick (cf. figure 5) et l’harmonie des violons qui l’accompagne créent un moment épiphanique.

Fig. 5 : « You’re Romeo » – le gros plan final de la scène dans Elephant Man

8 Si Merrick est Roméo, alors Roméo est Merrick. Roméo n’est pas seulement transformé en homme souffrant de difformités – Roméo a soudain toujours ressemblé à John Merrick, et Juliette l’a toujours aimé ainsi. Cette redéfinition rétroactive est possible parce que Roméo est un personnage de théâtre dont le physique n’a jamais été figé et correspond forcément à celui de l’acteur qui l’incarne. À travers ses mots, ses personnages et son

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théâtre, Shakespeare offre ici une médiation qui permet au cinéaste de bouleverser les préjugés et d’étendre notre empathie. Si Shakespeare n’est sans doute pas le génie- créateur de l’humanité tel que l’envisage Harold Bloom, il apparaît ici comme un intermédiaire dont le capital culturel est mis au service d’une transformation du regard. Passant d’« Elephant Man » à Roméo, John Merrick est montré comme ayant toujours été un être humain à la fois capable d’amour et digne d’amour. La séquence remet ainsi en question le titre même du film qui, si l’on raisonne comme Mrs Kendal, aurait dû s’appeler Romeo. En tant que spectatrices ou spectateurs, nous sommes ainsi invités à lire l’œuvre de Lynch comme un Roméo sans Juliette, l’histoire d’un homme empli d’un amour qu’il ne pourra jamais recevoir en retour.

9 Les séries télévisées qui soulèvent la question de la post-humanité suivent la route ouverte par Lynch en 1980. Shakespeare apparaît à nouveau pour signifier un processus d’humanisation de la machine ou du robot, mais surtout pour faire évoluer le regard que nous portons sur ces derniers. Nous prendrons ici trois exemples : Star Trek: The Next Generation (1987-94), Person of Interest (CBS, 2011-16) et Westworld (HBO-2016-).

10 L’épisode S03E10 « The Defector » de la série Star Trek: The Next Generation, diffusé en 1990, s’ouvre sur la répétition d’une pièce de Shakespeare, Henry V (cf. figure 6). Deux hommes assis près d’un feu de camp rejoue la scène 1 de l’acte 4, lorsque le roi Henry écoute incognito les doléances de ses soldats à la veille de la bataille d’Azincourt. Henry est joué par l’androïde Data, ce qui donne une saveur nouvelle à la réplique « I think the King is but a man, as I am » (4.1.99). Mais ce n’est pas simplement la pièce de Shakespeare qui est citée ici, mais c’est aussi, dans une reprise des cadrages, des couleurs et de la mise en scène générale, l’adaptation cinématographique réalisée par Kenneth Branagh en 1989, soit juste un an avant la production de cet épisode de Star Trek (cf. figure 7). Dans les dialogues shakespeariens, le roi refuse de se présenter en surhomme et vise à abolir les classes sociales pour mieux nier sa responsabilité dans le déclenchement de la guerre.

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Fig. 6 : L’androïde Data joue Henry V dans Star Trek: The Next Generation (S03E10)

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Fig. 7 : La même scène dans le film Henry V de Kenneth Branagh (1989)

11 Dans Star Trek, le décor finit par être révélé comme un hologramme généré par un ordinateur à l’intérieur du vaisseau Entreprise. Shakespeare est mobilisé comme arme d’humanisation massive pour faire évoluer les androïdes, tout comme le regard que le Capitaine Picard et le public portent sur eux. L’androïde est même présenté comme celui qui assure la pérennité du dramaturge dans un avenir lointain, non seulement en jouant les pièces mais aussi en étudiant l’histoire des représentations : outre celles de Laurence Olivier et de Kenneth Branagh, Data mentionne ainsi deux autres grandes interprétations d’Henry V qui nous sont encore inconnues – celles de Shapiro et de Callmark. À travers son étude des « humanités », le robot Data devient ici le garant de la mémoire culturelle des humains.

12 Shakespeare hante les séries « post-humaines » même de manière très discrète. Person of Interest, série créée par Jonathan Nolan en 2011, intègre de façon quasi subliminale des références à Shakespeare, telles de petites récompenses que seuls les spectateurs les plus attentifs et assidus pourront repérer. Dans l’épisode 14 de la saison 2, un discours de Lady Macbeth apparaît, retranscrit en langage informatique ASCII hexadécimal, qui ne reste qu’une seconde à l’écran (cf. figure 8)9.

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Fig. 8 : L’écran d’erreur de la Machine dans Person of Interest se révèle être une citation de Macbeth

13 Ce sont les fans qui ont repéré ce plan, ont fait la transcription et se sont rendus compte de la présence du texte shakespearien : Out, damned spot; out, I say. One, two, – why, then, ’tis time to do’t. Hell is murky. Fie, my lord, fie, a soldier, and afeard? What need we fear who knows it when none can call our power to account? Yet who would have thought the old man to have had so much blood in him (Macbeth, 5.1.30-34)

14 Dans la série, John Reese et Harold Finch, les héros qui s’occupent du « cas » d’une personne à chaque épisode (soit pour la protéger soit pour la mettre hors d’état de nuire) portent en eux un très fort sentiment de culpabilité, un fardeau dont ils ne peuvent pas se délester. Reese s’en veut de n’avoir pu empêcher la mort de la femme qu’il a aimée ; Finch s’en veut d’avoir causé la mort de son meilleur ami. Dans les deux cas, leur responsabilité est une tache indélébile, malgré toutes les bonnes actions qu’ils peuvent effectuer. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que la Machine, l’ordinateur intelligent et hyperconnecté dont ils se servent pour repérer les personnes qu’ils recherchent, fasse apparaître, dans ces écrans d’erreur, ce discours de Lady Macbeth, où elle se désespère de ne pouvoir laver la tache de sang de sa main, ce sang qui symbolise le régicide qu’elle a commis. Shakespeare devient alors un indice, un Easter egg, à haute valeur culturelle, un clin d’œil à partager avec d’autres spectateurs et spectatrices devenus chasseurs de trésors littéraires pour mieux comprendre la série dont ils sont fans.

15 Dans Person of Interest, la Machine s’émancipe peu à peu, réfléchit et prend des décisions de manière autonome. Greer, le « méchant » de la série, un concurrent et antagoniste d’Harold Finch qui veut créer son propre ordinateur intelligent, s’extasie ainsi sur les capacités de la Machine dans l’épisode S02E23 : « What a piece of work is your Machine, Harold. In action, how like an angel. In apprehension, how like a god ». Il s’agit là d’une réappropriation de la tirade prononcée par Hamlet « What a piece of work is a man. […] In action how like an angel! In apprehension how like a god! » (2.2.293-96). Cette citation d’ Hamlet, où le mot « man » est simplement remplacé par « machine » dans un contexte où la machine devient précisément une entité autonome, montre à quel point, dans la culture anglophone, la description de l’humain semble avoir le texte shakespearien comme point de passage récurrent. La Machine, qui appelle Finch « Father » et lui

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demande de pardonner ses échecs, et son incapacité à agir, n’est d’ailleurs pas sans évoquer le personnage d’Hamlet (cf. figure 9).

Fig. 9 : La Machine demande pardon à Harold, son « père », dans Person of Interest

16 On notera que Greer parle avec un accent très « British », ce qui le situe dans la tradition des méchants britanniques du cinéma hollywoodien. La relation des États- Unis à Shakespeare est problématique et se situe entre le rejet de sa britannicité originelle et le désir de se l’approprier en le rendant plus américain et populaire à la fois10.

17 L’américanité affichée de la série Westworld (HBO, 2016-), qui se déroule dans un parc d’attractions futuriste recréant le Far West, n’est ainsi pas un obstacle à l’appropriation du texte shakespearien, bien au contraire, puisque la série renoue avec la tradition de citer Shakespeare dans les westerns. Dans le parc, les anthropoïdes sont réinitialisés à la fin de chaque journée et de chaque boucle narrative. Les visiteurs peuvent leur faire ce qu’ils veulent (les blesser, les violer, les tuer) sans aucune conséquence. À la suite d’une mise à jour du programme des anthropoïdes, les dirigeants du parc sont confrontés à plusieurs bugs dans leur comportement. Les robots ont l’air de prendre conscience de leur situation et commencent à citer Shakespeare : dès le premier

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épisode, La Tempête, Henri IV, Le Roi Lear et Roméo et Juliette sont convoqués dans leurs répliques. À travers la reprise de plans en boucle et en variation, Westworld offre une réflexion à la fois sur le jeu des acteurs et actrices, sur le tournage de plusieurs prises et sur leur agencement au sein du continuum filmique.

18 Au théâtre, selon le mot d’Artaud, « un geste fait ne se recommence pas deux fois11 ». Le théâtre est le lieu de la répétition de ce qui ne se répète pas, de la représentation nécessairement unique et éphémère. Or, les robots humanoïdes de la série, en effectuant une boucle narrative qui est supposée revenir à zéro chaque matin, sont des acteurs et actrices qui reproduisent exactement les mêmes gestes et les mêmes actions chaque jour sur la grande scène que représente le parc d’attractions. En ne vieillissant pas, en restant éternellement pareils à eux-mêmes, ils contribuent également à brouiller les repères temporels du public de la série. Parce qu’ils sont là physiquement dans le parc d’attractions en même temps que les visiteurs et jouent donc leur rôle en présentiel, ils s’apparentent à des acteurs et actrices de théâtre, mais ils ressemblent aussi à des acteurs et actrices de cinéma dont l’image est répétée à l’infini, sans variation, au gré des projections cinématographiques. Le piano mécanique, si présent dans le générique de la série et dans ses scènes de saloon, matérialise cette tension : cet instrument symbolise, en effet, à la fois une performance musicale qui s’incarne dans un lieu et un temps donné, et une partition rejouée à l’identique, à l’image d’une projection de film.

19 En élargissant la scène de théâtre à un parc d’attractions tout entier (dont les dimensions semblent démesurées puisqu’un voyage en train d’une journée ne suffit pas à le traverser), la série fait évoluer les robots-acteurs dans le monde cinématographique du . Les images de Monument Valley renvoient à un Far West mythique qui n’a jamais existé que dans les films12. Westworld construit un univers de simulacres où les acteurs et actrices de théâtre évoluent dans un monde de cinéma, et où tous les éléments de cet univers semblent jouer et tenir un rôle aussi fondamental que l’anthropoïde-acteur, ce qui le rend d’autant moins important que la série nous rappelle régulièrement que chaque humanoïde peut être éliminé à volonté, car il n’est pas « réel » au sens humain. Ce déficit de réalité des anthroproïdes contribue à l’immersion des visiteurs dans le monde du parc Westworld tout comme le « déficit de présence13 » des acteurs et actrices de la fiction audiovisuelle favorise l’impression de réalité ressentie par le public de la série Westworld14.

20 À l’instar d’acteurs et d’actrices se mouvant sur la toile d’un écran de cinéma, les robots s’insèrent dans un environnement à haute valeur dramatique et apparaissent comme des figures à la fois présentes et absentes, manipulables par leur créateur. Le montage filmique, qui peut façonner l’image de l’actrice en « découpant » des plans de son corps et en le reconstruisant à l’écran, est rendu ici littéral dans la programmation informatique des gestes et des paroles et dans la reconstruction, à la fin de chaque journée, des corps artificiels en laboratoire par des techniciens qui se surnomment eux- mêmes « bouchers ».

21 Or, l’un des propos de la série est de montrer que la répétition des mêmes gestes, des mêmes paroles et des mêmes situations narratives finit par être source de changement, de la micro-variation au bouleversement émancipateur. C’est justement à travers la boucle itérative que différents robots se mettent à évoluer et à acquérir une conscience d’eux-mêmes. En cela, le récit de Westworld valide les propos tenus par le personnage Caprica 6 dans la séquence finale de Battlestar Galactica :

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BALTAR. Does all of this have to happen again? CAPRICA SIX. This time, I bet no. […] Mathematics, law of averages. Let a complex system repeat itself long enough, eventually something surprising might occur.

22 La série Westworld montre les mêmes images des robots qui recommencent leur journée… jusqu’à ce que « quelque chose de surprenant » se produise. Les plans de la routine de Dolores, qui se lève, descend l’escalier et parle à son père sur le porche de la maison, sont répétés trois fois dans l’épisode pilote, espacés d’une vingtaine de minutes (cf. figure 10). La même prise filmique sert aux deux premiers matins. La série nous oblige déjà à la revoir alors que nous sommes en train de la voir pour la première fois. Mais c’est une prise légèrement différente qui inaugure le troisième matin. Les similitudes s’arrêtent, en effet, quand le père sort de sa poche une photographie d’une femme à Times Square (New York), photo qu’il a trouvée dans son champ. Cet élément incongru sur le plan chronotopique crée une perturbation du récit en boucle. La troisième occurrence de la routine matinale est marquée par le remplacement du père par un autre « acteur » androïde. Dolores ne semble pas remarquer cette substitution mais la prise et les dialogues sont désormais légèrement différents eux aussi. L’on apprend ainsi que les robots sont régulièrement reprogrammés pour jouer d’autres rôles dans le parc. Les anciens scripts qu’ils avaient appris peuvent réapparaître tels des palimpsestes, créant des couches de mémoire propices à l’élaboration d’une identité complexe. La série évoque ainsi la spectralité des rôles antérieurs que les acteurs et actrices de théâtre ou de cinéma convoquent à chaque fois qu’ils jouent un nouveau personnage15.

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Fig. 10 : La routine de Dolores dans Westworld

23 Parce que les androïdes sont d’abord des acteurs qui ignorent qu’ils jouent dans un monde de fiction, ils ne sont pas conscients qu’ils ont un public (les visiteurs) et ne savent pas qu’ils ont un statut à part, séparé de l’auditoire. Ils parcourent donc la scène du parc avec la « vérité » tant désirée par Diderot dans Le Paradoxe sur le comédien. Ils jouent leur propre rôle en adéquation avec les principes de casting des studios hollywoodiens où les acteurs et actrices sont choisis précisément pour qu’ils ou elles restent eux-mêmes ou elles-mêmes, la correspondance quasi parfaite entre interprète et personnage garantissant le succès et le rayonnement tant des interprètes que des films16. Le « naturel » du comédien est ici, paradoxalement, programmé artificiellement. Même le passé du robot est ajouté dans son programme pour lui conférer mémoire et épaisseur. Les programmateurs et programmatrices apparaissent ainsi comme des disciples de Stanislavski pour qui l’exploration, par l’actrice, de son intériorité et de ses expériences passées, est nécessaire à l’élaboration d’un personnage crédible et complexe.

24 En s’éveillant à la conscience, les anthropoïdes comprennent notamment leur condition d’acteurs aux deux sens du terme – acteurs et actrices d’un monde fictif, mais aussi personnes agissantes, désireuses de prendre leur destin en main. Les journées des robots cessent d’être parfaitement identiques à mesure qu’ils acquièrent cette conscience. Ils comprennent que les cauchemars si « réels » qu’ils font la nuit sont, en fait, des souvenirs des scènes traumatiques qu’ils ont vécues de manière répétée (et qu’ils étaient censés oublier). Loin de la mémoire « injectée » par les programmateurs, ce retour du refoulé agit comme la véritable vie intérieure des robots, leur mémoire affective et privée. Celle-ci leur permet moins d’améliorer la construction du personnage qu’ils doivent jouer dans le parc que de s’en dégager bel et bien en devenant « eux-mêmes ». Les préceptes de Stanislavski semblent ainsi d’abord battus en brèche pour aboutir à une issue qui, dans un autre paradoxe, n’aurait pas déplu à Lee Strasberg de l’Actors Studio17.

25 La série nous invite ainsi à penser la projection d’images similaires comme source d’épiphanie et de prise de conscience par les spectatrices et spectateurs également. En ce sens, le mouvement circulaire du revolver et du rouleau du piano mécanique, qui hante le générique, est programmatique puisqu’il annonce une révolution aux deux

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sens du terme (cf. figure 11). C’est à travers le retour répété au point de départ que s’inscrit le germe de la transformation. À travers leur répétition, les images non seulement changent de contexte mais changent elles-mêmes le contexte, invitant le public à une réévaluation de ce qu’il voit et de ce qu’il a déjà vu, tout comme la prise de conscience des répétitions par les robots coïncide avec l’absence d’une remise à zéro complète de leurs données mémorielles. Les boucles narratives se rompent. Les robots se mettent à improviser (« to go off script » dans les dialogues originaux ; littéralement, ils « s’écartent du scénario »), prennent le contrôle du récit et commencent à se rebeller contre les dirigeants du parc. C’est à travers Shakespeare que se joue cette émancipation.

Fig. 11 : Le piano mécanique dans le générique de Westworld

26 Un androïde, qui semble défaillant, se met ainsi à s’exprimer en mélangeant des bribes du Roi Lear et de la seconde partie d’Henri IV. Les techniciens présents sont d’abord décontenancés : ils sentent bien que le ton a changé, que le niveau de langue est différent, qu’ils sont en présence d’un discours aussi étrange qu’étranger. En cela, ils sont les reflets des spectateurs qui comprennent qu’une œuvre littéraire est citée sans pour autant savoir de laquelle il s’agit. Si la citation de Lear est sans doute aisément reconnaissable par un public anglophone, la réplique tirée d’Henri IV est, quant à elle, plus difficilement repérable. Les techniciens sont donc, dans un premier temps, prêts à admettre que l’androïde ne fait « qu’improviser », réplique qui ne manquera pas de faire sourire celles et ceux qui ont déjà reconnu les textes canoniques. Paradoxalement, l’émancipation des robots coïncide avec la déclamation de dialogues déjà écrits.

27 C’est le créateur des robots, Robert Ford (à nouveau incarné par le très shakespearien Anthony Hopkins), qui finit par reconnaître l'origine des paroles et s’exclame : « Shakespeare ! ». Il met ainsi en relief le parcours que peut emprunter un spectateur ou une spectatrice, depuis l’impression que quelque chose détonne, à la reconnaissance qu’il y a citation, jusqu’à l’identification éventuelle de cet « autre » texte. L’intertextualité peut ainsi engendrer des moments déconcertants qui nous demandent de nous interroger sur ce que nous percevons et qui déstabilisent particulièrement le tissu d’une fiction anglophone – puisque, à des dialogues déjà en anglais, s’ajouteront des bribes dans un anglais du XVIe siècle qui sonneront autrement. La phrase « By most mechanical and dirty hand » (Henri IV 2e partie, 5.5) est, dans la pièce, prononcée par Pistol

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qui annonce à Falstaff que Doll, sa maîtresse, a été jetée en prison par « une main rustre et sale ». « Mechanical » venait à l’époque qualifier ce qui relevait du travail manuel (du grec mekhanikós, inventif, ingénieux). Le nouveau contexte apporte un autre sens à la réplique shakespearienne, qui nous encourage alors à penser que l’androïde a conscience d’être un être mécanique, contrôlé par un créateur.

28 Que ce soit dans Star Trek, Person of Interest ou Westworld, les machines apparaissent, à travers Shakespeare, comme les êtres sensibles qu’elles ont sans doute toujours été. Comme dans l’exemple d’Elephant Man, c’est moins l’Autre qui s’humanise (cet Autre qui semble d’abord aux limites de l’humanité), que nous qui commençons à porter un regard humanisant, ou moins inhumain et altérisant sur lui. Les séries présentent, à travers leurs références shakespeariennes, une humanité complexe en permanente interrogation, reconstruction ou réaffirmation. Ces séries « post-humaines shakespeariennes » définissent l’humain ou le post-humain non pas de manière fixe, avec des frontières rigides, mais en contribuant à une extension du domaine de l’humain. Shakespeare, ce prisme qui participe, depuis quatre siècles, d’un certain encodage du monde, ressurgit avec force dans des séries qui nous invitent à réinventer à la fois Shakespeare… et l’humanité elle-même.

NOTES

1. Alan Sinfield, Faultlines: Cultural Materialism and the Politics of Dissident Reading, Oxford, Oxford University Press, 1992. 2. Gary Taylor, Reinventing Shakespeare: A Cultural History from the Restoration to the Present Day, Londres, The Hogarth Press, 1989. 3. Sinfield, Faultlines, op. cit., p. 11. 4. Jonathan Bate, Shakespearean Constitutions. Politics, Theatre, Criticism (1730-1830), Oxford, Clarendon Press, 1989. 5. Terence Hawkes, Meaning by Shakespeare, Londres, New York, Routledge, 1992, p. 3. Ma traduction. 6. Sarah Hatchuel, « Plays-within-the-film », in The Cambridge Guide to the Worlds of Shakespeare, volume II, éd. Bruce R. Smith, Cambridge, Cambridge University Press, p. 1946-53. 7. William Shakespeare’s The Tempest, éd. David Lindley, 2e édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. 8. Vanita Seth, Europe’s Indians: Producing Racial Difference, 1500-1900, Durham et Londres, Duke University Press, 2010 ; Jonathan Hart, Columbus, Shakespeare, and the Interpretation of the New World, Houndmills, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003. 9. Grand merci à ma doctorante Anaïs Pauchet, qui prépare une thèse sur Shakespeare et les séries télévisées, pour cette information. 10. Douglas M. Lanier, Shakespeare and Modern Popular Culture, Oxford, Oxford University Press, 2002. 11. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, p. 117. 12. Paolo Bertetto, Le Miroir et le simulacre : Le cinéma dans le monde devenu fable, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 97.

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13. Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma, Paris, Nathan, 2003, p. 20. 14. Sur l’impression de réalité donnée par le cinéma contrairement au théâtre, voir Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, tome 1, Paris, Klincksieck, 1978 [1968], p. 20. 15. Marvin Carlson, The Haunted Stage: The Theatre as Memory Machine, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2001. 16. Nacache, L’Acteur de cinéma, op. cit., p. 105 ; p. 119. 17. Ibid., p. 114.

RÉSUMÉS

Si Harold Bloom a pensé Shakespeare, de manière relativement essentialiste, comme l’inventeur de ce qu’on entend par « humain », les séries télévisées américaines présentent Shakespeare comme ce qui définit une humanité en permanente re-définition, re-construction ou ré- affirmation. Shakespeare est convoqué non pas pour définir l’humain de manière fixe mais pour contribuer à une extension du domaine de l’humain. Dans des séries de science-fiction et d’anticipation comme Star Trek, Person of Interest ou Westworld, les mots de Shakespeare deviennent les signes par lesquels les machines et les anthropoïdes révèlent qu’ils acquièrent une humanité ou peut-être même qu’ils étaient toujours déjà humains. Le dialogue qui s’instaure entre Shakespeare et les séries « posthumaines » fait écho à celui qui s’était déjà établi dans le film Elephant Man réalisé en 1980 par David Lynch, réalisateur qui a lui-même fait des allers-retours entre le cinéma et les séries télévisées.

If Harold Bloom presented Shakespeare, in a rather essentialist way, as the author who invented the Human, US television series project Shakespeare as a playwright who conveys a humanity in constant redefinition, reconstruction and reassertion. Shakespeare is not mobilized to define the Human in a fixed way, but rather contributes to an extension of what we consider human. In such science fiction series as Star Trek, Person of Interest or Westworld, Shakespeare’s words become the signs through which machines and robots reveal that they are becoming human or rather that they had always already been human. This dialogue between Shakespeare and ”post-human” series echoes that established in The Elephant Man filmed in 1980 by David Lynch, a director who has invested the fields of both cinema and television.

INDEX

Mots-clés : Shakespeare, Elephant Man, Lynch David, Person of Interest, Star Trek, Westworld, théâtre, posthumanité, humanité, anticipation Keywords : Shakespeare, Elephant Man (The), Lynch David, Person of Interest, Star Trek, Westworld, theatre, posthumanity, humanity, science fiction

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AUTEUR

SARAH HATCHUEL Sarah Hatchuel, Présidente de la Société Française Shakespeare, est Professeure en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Elle est l’auteure de livres sur Shakespeare au cinéma (Shakespeare and the Cleopatra/Caesar Intertext : Sequel, Conflation, Remake, Fairleigh Dickinson University Press, 2011 ; Shakespeare, from Stage to Screen, Cambridge University Press, 2004 ; A Companion to the Shakespearean Films of Kenneth Branagh, Blizzard Publishing, 2000) et sur les séries télévisées américaines (Rêves et séries américaines : la fabrique d’autres mondes, Rouge Profond, 2015 ; Lost, PUF, 2013). Elle a codirigé (avec Nathalie Vienne-Guerrin) neuf volumes de la collection Shakespeare on Screen et codirige (avec Ariane Hudelet) la revue TV/Series. Sarah Hatchuel is Professor of Film and Media Studies at the University Paul-Valéry Montpellier 3 (France) and President of the Société Française Shakespeare. She has written extensively on adaptations of Shakespeare's plays (Shakespeare and the Cleopatra/Caesar Intertext: Sequel, Conflation, Remake, Fairleigh Dickinson University Press, 2011; Shakespeare, from Stage to Screen, Cambridge University Press, 2004; A Companion to the Shakespearean Films of Kenneth Branagh, Blizzard Publishing, 2000) and on TV series (Lost: Fiction vitale, PUF, 2013; Rêves et series américaines: la fabrique d’autres mondes, Rouge Profond, 2015). She is general editor of the CUP Shakespeare on Screen collection (with Nathalie Vienne-Guerrin) and of the online journal TV/Series (with Ariane Hudelet).

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Posthumain et réception, de The Tempest à Westworld

Delphine Lemonnier-Texier

1 Comme le souligne Paul Booth, le personnage est au cœur du récit télévisé 1. Il est l’instrument qui permet l’identification, définie comme la capacité à produire sur le spectateur un effet qui modifie sa posture de réception : « Identification doesn’t have to be about being like or liking a character, but rather about having that character emotionally move an audience2. » Dans la fiction télévisuelle, le personnage est un substitut du spectateur (« a surrogate for the viewer3 »). Par le processus d’identification, le spectateur se trouve comme en immersion dans l’univers fictionnel, dont il fait l’expérience en même temps que le personnage : « […] there is a form of identity augmentation between character and viewer. The knowledge that the characters gain augments the audience member’s knowledge4 ». C’est ce processus de compagnonnage avec le personnage qui définit la posture de la spectatrice5 implicite inscrit dans le texte du récit télévisuel.

2 Lorsque l’univers fictionnel est posthumain, c’est-à-dire à partir des années 19506, la fiction met en scène la question du statut ontologique du robot et la nature de la relation qui s’établit entre lui et le personnage humain, en jouant sur des effets de « vallée de l’étrange » entre les différents niveaux du récit télévisuel. Phénomène postulé par Masahiro Mori concernant l’interaction entre humains et robots dans le monde réel, la « vallée de l’étrange » qualifie un effet de répulsion suscité par un artefact à l’apparence humaine très convaincante :

Néanmoins, ce type de main prosthétique est trop réaliste et au moment où nous réalisons qu’elle est artificielle, un sentiment d’étrangeté s’installe en nous. Lorsque nous serrons cette main, nous sommes surpris par l’absence de tissus mous et par sa froideur. Le sentiment de familiarité disparaît pour être remplacé par un sentiment d’inquiétante étrangeté7.

3 Il ressort de cet exemple expliqué par Mori deux éléments marquants : en premier lieu, l’effet d’étrangeté est d’autant plus intense que l’illusion initiale semblait parfaite ; en second lieu, le sentiment de « vallée de l’étrange » est suscité par le hiatus entre deux

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étapes distinctes de perception sensorielle d’un même objet (dans le cas présent, la vue et le toucher). Dans la fiction filmique ou télévisuelle, où il n’est possible de solliciter que la vue et l’ouïe du spectateur, on pourra parler d’effets de « vallée de l’étrange » en lien avec la question de la vraisemblance et de l’engagement affectif du spectateur, puisque, comme le souligne Anaïs Goudmand : « L’impression de vraisemblance qui se dégage du récit fonctionne comme un opérateur d’immersion qui engage affectivement le récepteur8. » Des effets de « vallée de l’étrange » se produisent donc à des moments de rupture qui rendent visibles les rouages de l’illusion, au sens figuré comme au sens propre : l’artefact robotique étant manifeste à l’image, c’est tout le processus de réception qui se trouve décalé par le questionnement du vraisemblable qui en découle. La rupture de l’illusion dans la fiction interroge le spectateur sur ce qui l’a amené à choisir d’y croire. Tout ce qui précède ce moment de rupture est susceptible d’être revisité et réinterprété, et un miroir est tendu au spectateur en tant qu’acteur du processus de réception. Au cœur du dispositif se trouvent donc deux éléments incontournables : la question du vraisemblable dans la fiction, et le catalyseur que constitue l’empathie.

4 La fiction télévisuelle s’empare très tôt de cet effet de « vallée de l’étrange », par exemple avec « The Lonely », l’épisode 7 de la saison 1 de The Twilight Zone9. Corry, condamné par la justice pour un meurtre qu’il n’a pas commis à passer plusieurs années sur une planète déserte, sait parfaitement qu’Alicia, la gynoïde qu’on lui a accordée pour adoucir quelque peu sa peine, est un robot. Il commence par la rejeter violemment, n’étant que trop conscient du leurre d’humanité que la machine constitue dans l’immensité de sa solitude. Cependant, touché par le fait qu’elle éprouve des sentiments et pleure lorsqu’il la rejette, il finit par la considérer comme une compagne humaine, dont elle présente tous les comportements et caractéristiques. Tout comme Corry, la spectatrice est confrontée aux larmes d’Alicia, et l’empathie que ressent le personnage invite la spectatrice à accepter également la vraisemblance de la souffrance de cette dernière (cf Fig. 1).

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Fig. 1 : Les larmes d’Alicia

5 Lorsque les hommes venus rechercher Corry après la suspension de sa peine le retrouvent, il refuse de laisser Alicia et exige de la ramener sur Terre, alors que la fusée ne le permet pas faute de place. Pour ramener Corry à la raison, un coup de feu est tiré sur Alicia. Son visage déchiqueté devenu trou béant laisse alors voir les circuits intégrés et les fils qui constituent l’architecture interne de la machine, choc dont Corry peine à se remettre, tant l’humanisation d’Alicia la rendait jusqu’alors en tous points semblable à une femme « parfaite ». Le cadrage identique met en parallèle le visage en larmes d’Alicia et la machine mise à nu (cf. Fig 2), si bien que l’empathie et le choc de Corry invitent, de nouveau, à des ressentis similaires chez le spectateur.

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Fig. 2 : La machine mise à nu

6 Le moment de la « vallée de l’étrange » est donc un outil narratif qui souligne l’importance de l’empathie du spectateur, dont celle de Corry est le miroir, en dépit de la parfaite connaissance que tous deux ont de la véritable nature d’Alicia dès son apparition dans l’épisode. Stockée dans une boîte, elle est présentée à Corry comme une machine similaire à la voiture que ce dernier a passé de longs mois à remettre en état. Dès lors qu’elle s’anime et ressent de la souffrance, l’empathie déclenche donc un processus de suspension volontaire de l’incrédulité, un effet de « je sais bien mais quand même10 », auquel le moment de « vallée de l’étrange » viendra brutalement mettre fin. Cet épisode fonctionne donc sur un double déplacement de la posture de la spectatrice : lorsque le robot s’anime et souffre, l’impression de vraisemblance immerge la spectatrice dans le récit et l’engage affectivement au même titre que le personnage de Corry, par le biais de l’empathie, en dépit de sa parfaite connaissance de la véritable nature d’Alicia. Cette immersion dans l’univers fictionnel est évidemment d’autant plus aisée que le personnage de gynoïde est joué par un être humain. Et à l’inverse, le brutal rappel de cette nature machinique au moment du plan sur le visage déchiqueté brise le cœur de Corry (qui devient alors objet potentiel d’empathie pour les spectateurs) et re-décale la position des spectateurs vers une dimension réflexive.

7 Comme The Tempest, qui est aussi le premier intertexte shakespearien cité par le personnage de Peter Abernathy dans l’épisode 1 lorsqu’il dit à Dolores (qui est censément sa fille) « You should go. Leave. Don’t you see ? Hell is empty and all the devils are here », la série Westworld11 place dans sa saison 1 les personnages des hôtes (les robots du parc d’attraction) en situation d’ironie dramatique tout en multipliant leurs moments de souffrance extrême. Contrairement aux techniciens de Delos et aux spectateurs de la série, ils ignorent leur véritable nature et se croient humains. La série use du procédé de « vallée de l’étrange » de manière classique, mais aussi de manière inattendue, en confrontant les hôtes à leur caractère artificiel, ce qui génère chez eux

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un refus accompagné de révulsion, afin de questionner, comme le fait la pièce de Shakespeare, le spectateur sur sa propre (in)humanité.

Empathie et ironie dramatique dans The Tempest

8 Il peut sembler quelque peu paradoxal de parler de posthumain dans The Tempest au premier abord. Pourtant, cette pièce atypique présente plusieurs caractéristiques qui s’apparentent à la notion. Comme l’a démontré Kevin LaGrandeur, dans le Dr. Faustus de Christopher Marlowe et dans The Tempest de William Shakespeare, on trouve des préfigurations du sujet posthumain :

The intelligent servant network created by Prospero in The Tempest and Marlowe’s protagonist in Dr. Faustus provide their respective makers with not only an enhancement but also a distribution of their agency. They represent proxies for their makers and so can be seen not just as prostheses but as distributed, networked versions of their makers’ selves—in a sense as early modern predecessors of the contemporary posthuman subject12.

9 Ariel est ainsi l’interface qui gouverne une petite armée d’esprits au service de Prospero, auquel il est lui-même assujetti. Grâce à ce dispositif, Prospero contrôle tout ce qui se produit sur son île et agit à distance sur tous les êtres vivants qui la peuplent, même s’il demeure à tout moment possible que l’une de ses créatures décide de se rebeller contre lui :

But books are not the only source of Prospero’s power to create and control his intelligent servant system. Nor are they sufficient because the system’s power is so great that the master-slave relationship is unstable between it and the magician. This plot point anticipates posthuman concerns that appear in today’s fictional and factual literature13.

10 Dans The Tempest, « Hell is empty and all the devils are here » est déjà une citation. C’est Ferdinand qui aurait prononcé ces paroles, selon le récit que fait Ariel à Prospero du déroulement de la tempête14. Ce récit s’inscrit en complément, et non en résumé, de la première scène de la pièce où le spectateur a assisté à cette tempête et au naufrage qu’elle a provoqué. Or cette scène, dont Miranda (incarnation du regard empathique) a été spectatrice, et dont elle a cru, comme les spectateurs de la pièce, qu’elle signifiait la mort de tous ceux qui se trouvaient sur le bateau, était en réalité une illusion créée par la magie de Prospero. Shakespeare construit donc une scène d’exposition tronquée qui souligne le mode habituel de la réception du spectacle de théâtre pour le mettre à distance de manière réflexive : ce que montre l’acte 1 scène 1 est en réalité un piège qui trompe aussi bien les personnages qui le vivent que Miranda et, avec elle, tous les spectateurs de la pièce. Cette citation de Ferdinand illustre donc le choix fait par Shakespeare dans cette pièce, celui de l’ironie dramatique. À partir de l’acte 1 scène 2, et à l’exception de Prospero, tous les êtres humains sur l’île sont en situation d’ironie dramatique, outil majeur de la fiction théâtrale comme le souligne Jonathan Hart :

Prospero’s magic is connected with that most powerful of theatrical tools— dramatic irony, which creates a bond between the playwright and the audience, a connection that calls for superior knowledge of the characters. One variant of dramatic irony is when the dramatist and the audience share

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superior knowledge with one or more characters and together they are aware of the ignorance of other characters15.

11 Sur l’île de Prospero, tout est artificiel, tout est illusion : une simple injonction verbale met fin à l’effusion d’émotions de Miranda pour la plonger dans un profond sommeil : Here cease more questions: Thou art inclined to sleep; ’tis a good dulness, And give it way: I know thou canst not choose. (1.2.185-187)

12 Le récit d’Ariel révèle que les morts sont bien vivants, et même régénérés dans leur apparence : ARIEL. Not a hair perish’d; On their sustaining garments not a blemish, But fresher than before (1.2.218-220)

13 La structure de la pièce, avec le dédoublement de la scène d’exposition (la première scène construite comme un dénouement tragique; la seconde comme la déconstruction de la première et la révélation des rouages de l’illusion), révèle un univers fictionnel avec ses lois propres, radicalement différentes du monde réel des spectateurs, un univers où l’on peut revenir d’entre les morts, faire taire un afflux d’émotions d’une simple injonction et faire revenir un personnage très malmené physiquement à une apparence parfaitement intacte. Du point de vue de la réception, c’est un univers marqué par l’ironie dramatique, puisque les personnages croient à la véracité des événements qu’ils vivent et des chagrins qui les affectent, cependant que le spectateur, lui, est averti du caractère illusoire de l’ensemble. Mais c’est aussi un univers marqué par l’empathie, et par l’existence de points de vue narratifs fortement divergents du point de vue dominant, celui de Prospero, caractéristique qui rapproche la pièce de l’ Enéide de Virgile, comme l’a montré Leah Whittington16.

14 C’est sur un schéma global du même type qu’est construite la saison 1 de Westworld : les hôtes se croient humains et pensent vivre d’authentiques événements et de vraies vies. Et la spectatrice sait que ce sont en réalité Ford, Bernard et, dans une moindre mesure, Sizemore qui contrôlent l’intégralité de leurs faits et gestes, qui sont en outre répétés et répétables quasiment à l’infini.

15 L’île de Prospero, comme le parc de Delos17, est un espace clos compartimenté en plusieurs sections, où sont positionnés des personnages différents, chacun inscrit dans un fil narratif distinct. La tentative de révolte contre le tout-puissant Prospero émerge chez les créatures qu’il a réduites en esclavage (Caliban, Ariel) aussi bien que chez sa propre fille. L’intrigue démontre la toute-puissance de Prospero et sa capacité à parvenir à ses fins. Pour autant, la pièce se termine, contre toute attente, par un discours de renonciation, un monologue adressé directement au spectateur. Prospero y tire sa révérence en remettant entre les mains des spectateurs la responsabilité du choix d’un dénouement laissé inachevé. L’épisode final de la saison 1 de Westworld est construit selon la même logique et théâtralise fortement la présentation par Ford de son ultime récit, en faisant figurer des spectateurs, les membres de la direction de Delos. Ce dispositif est déployé aussi bien sur la plage, avec la scène finale du voyage de Teddy et de Dolores, que dans le village d’Escalante pour le monologue final de Ford. Pour la scène sur la plage, les artifices du récit que Ford y déroule sont fortement soulignés : la lune au-dessus de l’horizon n’est finalement qu’un projecteur de cinéma, les deux personnages sont des robots qu’il faut nettoyer et réparer, et des assistants viennent déconstruire l’ensemble aussitôt que Ford a stoppé l’action en figeant Dolores

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et Teddy, tout comme les assistants de Prospero démontent les éléments du Masque dans The Tempest après que Prospero leur en a intimé l’ordre (« Well done! Avoid; no more! », 4.1.142). La seconde partie du discours de Ford rappelle aux membres de Delos qu’ils sont avec lui « in a prison of our own sins18 », tout comme, dans The Tempest, la scène du banquet s’achève au moment où Ariel rappelle aux spectateurs sur scène, Antonio, Sebastian et Gonzalo, qu’ils sont « three men of sin » (3.3.53). Dans l’épisode 1, après avoir été interrogé par Ford, Peter Abernathy s’était soudain jeté sur lui en lui disant « You are in a prison of your own sins ». La phrase de Ford dans l’épisode 10 constitue donc un intratexte qui fait le lien entre l’épisode pilote et le final de la saison 1 pour souligner, par l’usage de la première personne du pluriel, le changement de statut de la citation, devenue inclusive : Ford se range du côté de ses spectateurs, s’incluant dans un « nous » qui renvoie à l’ensemble du genre humain, comme s’il avait implicitement accepté la véracité de l’accusation d’Abernathy.

16 Un moment de rupture similaire se produit dans The Tempest à l’acte 5, scène 1. Tout- puissant et tyrannique, Prospero semble prendre plaisir à faire excessivement souffrir les autres. Il se retrouve confronté simultanément au rappel de la non-humanité d’Ariel, équivalent verbal du moment de « vallée de l’étrange » du récit filmique posthumain, et à une leçon fondamentale d’empathie : ARIEL. Him that you termed, sir, ‘The good old lord Gonzalo;’ His tears run down his beard, like winter’s drops From eaves of reeds. Your charm so strongly works ’em That if you now beheld them, your affections Would become tender. PROSPERO. Dost thou think so, spirit? ARIEL. Mine would, sir, were I human. PROSPERO. And mine shall. Hast thou, which art but air, a touch, a feeling Of their afflictions, and shall not myself, One of their kind, that relish all as sharply Passion as they, be kindlier moved than thou art? (5.1.15-2419)

17 Cette définition de l’humain comme fondamentalement doué d’empathie inflige à Prospero une véritable leçon sur sa propre inhumanité et provoque son retournement. Honteux de son insensibilité face à l’empathie d’un être qui n’en est théoriquement pas capable, il change radicalement de posture pour à la fois renoncer à ses pouvoirs magiques et reconnaître ses torts dans le monologue final où il demande à être lui- même pardonné pour ses péchés (« As you from crimes would pardon’d be / Let your indulgence set me free20 »). Il se retrouve donc exactement dans la position de ceux qui étaient précédemment ses victimes, les hommes qui avaient causé sa déchéance, réduits par le pouvoir de sa magie sur l’île à se repentir de l’avoir trahi.

« Vallée de l’étrange » et empathie dans Westworld

18 C’est avec une relative parcimonie que la première saison de la série Westworld fait usage des classiques images de corps artificiels et de la confrontation avec la fascination-répulsion exercée par la mise à nu de leur mécanisme. On peut ainsi penser, outre les images de fabrication des squelettes synthétiques, à Old Bill et à ses gestes saccadés (S01E01 et S01E05), à Abernathy et au shérif avec leurs dysfonctionnements physiques et verbaux (S01E01), ou encore au petit Robert, réplique de Ford lorsqu’il

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était enfant. Lorsque Ford lui ordonne « Turn the other cheek » (S01E06), le garçonnet révèle la machine de première génération cachée sous son visage d’enfant (cf. Fig. 3).

Fig. 3 : La machine sous le visage de l’enfant

19 Westworld déploie surtout une utilisation plus radicale des effets de « vallée de l’étrange » en situant ceux-ci du point de vue des hôtes qui découvrent l’impensable réalité de leur caractère artificiel.

20 De manière remarquable, Shakespeare demeure dans la série le point de référence explicite pour définir la notion d’humain et de posthumain, comme le souligne Ford lui- même dans une conversation avec Teddy dans l’épisode 3 de la saison 1 où il cite Julius Caesar : A coward dies a thousand deaths. The valiant taste of death but once. Of course, Shakespeare never met a man quite like you, Teddy. You’ve died at least a thousand times. And yet, it doesn’t dull your courage. Tell me, is that all you aspire to, Teddy?

21 Après avoir été confrontée à sa propre artificialité dans l’épisode 7, Maeve comprend la supériorité qui est la sienne. Elle reprend ce même argument face à Sylvester : « You think I’m scared of death? I’ve done it a million times. I’m fucking great at it. How many times have you died? »

22 La série déploie tout un éventail d’images de la fabrication et de la maintenance des robots du parc, comme le fait le film-source de Michael Crichton en 1973, mais avec une spécificité marquée, qui rapproche le plus possible les hôtes d’une apparence humaine. Le générique est ainsi composé d’images de squelettes synthétiques animés sur le mode d’une étrange danse macabre ou d’un memento mori posthumains (la cavalière et son cheval, les mains sur le clavier du piano). L’épisode pilote montre plus en détail la manufacture des hôtes, avec un squelette dans la posture emblématique de l’homme de Vitruve que l’on plonge dans un bain de liquide blanc sous le regard contemplatif de Ford. À ces éléments humanistes clairement référencés, il faut ajouter le traitement visuel des blessures infligées aux hôtes par les invités du parc, avec des gros plans sur des chairs déchiquetées et plaies sanguinolentes, c’est-à-dire semblables à des blessures infligées à des corps humains. Le cheminement de l’épisode pilote part donc du simulacre d’humanité des robots (leur architecture osseuse et musculaire) pour

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déboucher sur leur très forte humanisation, et à cet égard, la comparaison des séquences initiale et finale est éloquente.

23 Dans la séquence initiale, on découvre Dolores immobile et plongée dans la pénombre. Une voix off ordonne « bring her back online », mais ce sont les néons environnants qui s’allument, cependant qu’à l’image Dolores demeure figée. Sa voix, également off, commence à répondre aux questions d’Arnold, et leur dialogue est en complet décalage avec l’image où elle apparaît rigoureusement immobile. Une mouche court sur son front, et la caméra zoome rapidement, accompagnée d’une musique qui souligne le gros plan, pour culminer au moment où la mouche se promène sur sa pupille, figée comme l’œil de porcelaine d’une poupée. En même temps que cette séquence de construction du personnage gynoïde efface l’humanité de l’actrice jouant le rôle, la suite souligne le degré extrême d’ironie dramatique qui caractérise Dolores, convaincue de la bonté naturelle des nouveaux-venus au sein de son monde, ceux qu’elle appelle les « newcomers ». En effet, tandis que les images montrent comment ces derniers abusent d’elle et des autres hôtes avant de les massacrer, sa voix affirme l’amour universel qu’ils inspirent aux robots « we all love the newcomers ». Dans la séquence finale de l’épisode, Dolores est revenue dans son monde après avoir été interrogée par les techniciens suite au dysfonctionnement majeur de son père, Peter Abernathy. Désormais capable de mentir aux techniciens, à qui elle a assuré qu’elle ne ferait jamais de mal à une créature vivante, elle écrase immédiatement la mouche qui se pose sur son cou. La claque interrompt brutalement la musique harmonieuse qui accompagne le mantra de son discours idéaliste (en voix off) sur la beauté de son monde, et son sourire s’efface alors qu’elle semble jeter pour la première fois un regard libre sur le monde qui l’environne, avant un fondu au noir qui précède le générique de fin. Démenti flagrant apporté aux certitudes des techniciens quant à l’innocuité des robots (un peu plus tôt dans ce même épisode, Bernard affirmait à Theresa Cullen, au sujet du shérif : « he literally couldn’t hurt a fly »), cette séquence de clôture renverse donc complètement la situation d’ironie dramatique initiale et rend possible une réception fondée sur le compagnonnage des personnages des hôtes avec les spectateurs dans les épisodes suivants. Avec la complicité des spectateurs, ce sont désormais les humains employés par Delos qui se trouvent en situation d’ironie dramatique par rapport à Dolores.

24 Par ailleurs, il est manifeste que deux temporalités du posthumain sont présentes dans l’épisode pilote, celle du passé du parc, et celle de son présent. Le passé du parc est représenté par le robot aux gestes saccadés et aux paroles répétitives, ancien modèle remisé au sous-sol de la Mesa (au niveau -B83), Old Bill. Vieille légende de l’Ouest américain comme le souligne son nom, il est avant tout âgé, et seul personnage historique du parc (Wild Bill Hickok). Ses mouvements saccadés, répétitifs, et sa diction tout aussi peu variée l’ancrent dans les clichés des premières heures de la robotique, et son corps porte tous les stigmates du grand âge humain. Ce dernier élément constitue une touche supplémentaire qui humanise encore davantage les robots. À l’opposé de Bill se trouve la peau fraîche et lisse de Clementine, une gynoïde si parfaite, aux gestes si précis et harmonieux que même la technicienne chargée de sa maintenance, Elsie Hughes, se laisse emporter par une pulsion et l’embrasse sur la bouche, illustrant la véracité du constat de Bernard quelques instants auparavant : « It’s the tiny things that make them seem real, that make the guests fall in love with them. »

25 Ces séquences montrent le cheminement de l’épisode pilote. Après lui avoir montré le fonctionnement de la fabrique des robots depuis les balbutiements des appareils de

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première génération, l’épisode emmène le spectateur vers une suspension volontaire de l’incrédulité face à des hôtes qui réunissent les critères de la parfaite illusion mimétique et sont, au même titre que l’homme en noir – fidèle visiteur du parc depuis trente ans, qui semble prendre un plaisir particulier à abuser des robots et à les abattre – des personnages centraux du récit.

26 Il s’agit là d’une évolution majeure de la série par rapport au film de 1973, où le spectateur suivait depuis la séquence d’ouverture du film le parcours des humains qui visitaient le parc. Dans le pilote, c’est Teddy que l’on suit, plusieurs fois de suite, à son arrivée à Sweetwater. C’est aussi Dolores que l’on voit se réveiller le matin dans son lit, allongée sur un oreiller blanc tandis que, dans le film de Crichton, ce même plan du personnage qui se réveille dans son lit était utilisé exclusivement pour les visiteurs du parc.

27 Cette évolution explique sans doute que les effets de « vallée de l’étrange » soient déployés dans la saison 1 sur deux parcours remarquables de personnages, l’un humain, et l’autre posthumain.

28 Le premier concerne le jeune William, qui se retrouve devant Dolores comme Elsie Hughes face à Clementine, en dépit des mises en garde réitérées de Logan (« She’s a goddamn doll », S01E05). Depuis son arrivée dans le parc, William refuse d’écouter Logan et de traiter les hôtes comme des machines insensibles. Au contraire, il leur prête attention, écoute ce qu’ils lui racontent et analyse leurs réactions. Face à Dolores, non seulement il tombe amoureux mais il décèle chez elle des signes d’une différence par rapport aux autres robots, d’un début de conscience. William et Logan incarnent donc pour les spectateurs deux postures opposées de réception. Trahi par William au profit de Dolores, Logan décide alors de passer à l’acte pour contraindre William à regarder la vérité en face. Joignant le geste à la parole (« Perhaps a more visceral demonstration », S01E09), il poignarde Dolores et l’éventre pour révéler des pistons métalliques en mouvement dans ses entrailles. Alors qu’il ordonne à William de regarder (« Look, Billy! »), des plans de plus en plus rapprochés révèlent au spectateur la machinerie interne du robot, mélange de métal et de sang. Dolores n’est cependant que blessée et effrayée par la violence de Logan, mais la détresse extrême que montre le gros plan sur son visage ne suscite aucune empathie autour d’elle. Pendant toute cette séquence, William est assis, les mains attachées aux accoudoirs de son fauteuil en bois, impuissant. Il est donc dans une posture similaire à celle d’un spectateur de la série, contraint de regarder l’ensemble de cette scène de torture infligée à un personnage pour lequel il a de l’affection, sans pouvoir intervenir21.

29 C’est à la suite de cette séquence d’éventration de Dolores par Logan, thématiquement et visuellement assez proche de celle de « The Lonely » évoquée précédemment, que William bascule du côté sombre. Dans la séquence suivante du même flashback, Logan reprend connaissance au milieu d’un champ de cadavres démembrés, et découvre une jambe dont la mécanique métallique et grinçante, montrée en gros plan, est encore en mouvement. Il aperçoit alors le visage maculé de sang de William, auteur de ce génocide. L’effet de « vallée de l’étrange » face à Dolores éventrée est donc le moment où William a basculé dans une folie meurtrière sans merci. Ce changement est confirmé dans l’épisode 10 où on le voit tuer un soldat d’un coup de feu, puis l’égorger dans le seul but de faire gicler le sang de sa carotide tranchée. Puis, au moment où passé et présent se télescopent pour révéler à Dolores que l’homme en noir n’est autre que William, leur dialogue confirme le lien entre cette révélation et son changement.

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Reconnaissant sous ses traits âgés le jeune homme dont elle se souvient qu’elle était amoureuse, elle lui demande « What have you become ? » et il répond « Exactly what you made me, Dolores » (S01E10). Il relate alors le moment où il a retrouvé Dolores à Sweetwater pour se rendre compte que la scène de sa toute première rencontre avec elle – avec la boîte de lait concentré qu’il avait ramassée pour elle – se répétait à l’identique avec un autre « newcomer » : « You were as beautiful as the day he met you, shining with that same light. But you…were nothing if not true. » L’utilisation de la troisième personne du singulier dans ce récit matérialise la manière dont cette prise de conscience a déterminé pour William la disparition de la dernière trace d’humanité qu’il restait en lui, son amour pour Dolores. Cette confrontation en deux temps avec la posthumanité de Dolores a donc transformé William en machine à tuer, le dépouillant des faux-semblants pour révéler sa véritable nature.

30 Le second parcours remarquable d’un personnage déterminé par l’expérience d’un moment de « vallée de l’étrange » est celui de Maeve. Prostituée et tenancière du saloon de Sweetwater, le Mariposa, elle se souvient de ses réveils successifs entre les mains des techniciens qui réparent les robots, mais aussi de son rôle précédent, celui d’une mère de famille, et de sa fille, en dépit de l’effacement théoriquement intégral de sa mémoire. Comme pour Abernathy dans l’épisode pilote, la force de cet instinct de protection parental est chez Maeve indissociable de l’éveil à la conscience de soi. Dans l’épisode pilote, Abernathy interrogé par Ford se souvenait brusquement de la nécessité de prévenir Dolores « I have to warn her. […] The things they do to her. The things you do to her. I have to protect her. I have to help her. I… She’s got to get out ». Chez Maeve, le souvenir traumatique de l’agression mortelle dont sa fille a été victime est ravivé par la citation de Romeo and Juliet « Those violent delights have violent ends » (S01E01) qu’Abernathy avait murmurée à l’oreille de Dolores, et que cette dernière lui avait ensuite transmise (S01E02). Avec la complicité de Felix, l’un des deux techniciens qui se chargent régulièrement de la remettre en état, elle acquiert progressivement des capacités cognitives nouvelles chaque fois qu’elle est ramenée dans leur laboratoire. Incrédule lorsque Felix lui explique sa nature robotique, et refusant de le croire sur parole, Maeve est confrontée à un moment de « vallée de l’étrange » réflexif, en voyant s’afficher sur une tablette les éléments qui la composent, l’arborescence des dialogues qui lui sont possibles (« dialogue tree ») et les mots clés qui codent sa personnalité. La phrase qu’elle prononce alors s’affiche sur la tablette avec une fraction de seconde d’avance sur les mots qui sortent de sa bouche à l’identique, matérialisant la fonction de miroir que remplit alors la tablette, un miroir capable de montrer le processus- même de la pensée et du langage se mettant en œuvre. Version high-tech des fils et des circuits intégrés d’une gynoïde comme Alicia dans Twilight Zone, ces éléments mettent Maeve face à la réalité, impensable pour elle, de sa posthumanité. Cette confrontation provoque un dysfonctionnement majeur, puisqu’elle se fige complètement (S01E06). Une séquence similaire se produit dans l’épisode 10, lorsqu’elle demande à Bernard d’examiner son code. La caméra zoome sur l’écran de la tablette où apparaissent clairement à l’image les différentes étapes prévues pour Maeve, notamment le train qu’elle doit prendre et son objectif d’infiltration du monde extérieur (« mainland infiltration »). Bernard lui confirme qu’elle n’a eu aucune part, aucun choix, dans ses paroles ni ses actions, toutes prédéterminées par les lignes de code de sa programmation, jusqu’à sa velléité de fuir le parc qui se révèle non pas effet de son éveil à la conscience, mais partie intégrante d’un fil narratif qui la détermine : MAEVE. I’ve been stuck in this shit-hole for so long I’ve decided to get out.

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BERNARD. No you haven’t. Someone altered your storyline and gave you a new one. Escape. MAEVE. No it’s not possible, these are MY decisions and no one else’s. I planned all of this. BERNARD. No you didn’t. You can even see the steps you’re supposed to follow. You recruit other hosts to help you. Then you make your way to the train, and when you reach the main— MAEVE. Bullshit. No one’s controlling me. I’m leaving. I’m in control. (S01E10)

31 C’est à ce moment qu’elle lui arrache la tablette des mains et la brise, l’empêchant de poursuivre. La suite de l’épisode montre cependant le déroulement des étapes énumérées par Bernard, jusqu’à l’ascenseur où Felix lui donne les informations qu’elle lui avait demandées sur la localisation de sa fille. Alors qu’elle rejette ces éléments, visage fermé, et sort de son sac un revolver, il semble évident qu’elle pourrait être sur le point de se débarrasser de lui. Mais, très inquiet pour elle, il lui demande simplement « Are you sure you’re gonna be OK? », ce qui détermine un changement radical chez Maeve. Elle s’exclame alors, avec un regard et une voix chargés d’émotion, « Oh Felix! You do really make a terrible human being. And I mean that as a compliment », avant de ranger son arme dans son sac. Il s’est produit à cet instant un effet que l’on peut qualifier de « vallée de l’étrange » inversé : confrontée à la profonde humanité de Felix, pétri d’empathie, la gynoïde Maeve ne peut s’empêcher d’éprouver de l’empathie en retour, en dépit de sa propre posthumanité dont elle a pleinement conscience. Cette séquence est très similaire à la scène de The Tempest où Ariel s’avère plus sensible à la souffrance humaine que Prospero lui-même.

32 La comparaison des réactions de Maeve et de William ne s’opère de fait pas à l’avantage de ce dernier. Face à la posthumanité de Dolores, William se dépouille de toute empathie et se déshumanise complètement, tandis que face à l’empathie de Felix, Maeve outrepasse son code et décide de l’épargner. C’est la première étape de son humanisation, bientôt suivie par la seconde lorsqu’elle se laisse complètement gagner par des émotions humaines à la vue de l’amour maternel d’une visiteuse du parc accompagnée de sa fille, qui montent en même temps qu’elle dans le train. Elle décide alors de redescendre du train, au mépris de la ligne narrative affichée sur la tablette de Bernard, initiative qui la fait basculer du côté de l’humain et de ses failles, comme Ford l’a rappelé à Bernard : « We’re only human. Inevitably we will disappoint you ». Une fois que Maeve est descendue du train, la voix enregistrée qui répète « Welcome to Westworld » s’enraye et les néons s’éteignent cependant que les robots qui accueillent les passagers se sont figés. Demeurée seule dans la pénombre et bien « vivante », au sens où l’entendent à son propos aussi bien Félix (S01E8) que l’homme en noir (S01E10), c’est-à-dire libérée des entraves liées aux lignes de code qui définissent les limites de sa personnalité, Maeve se dirige d’un pas déterminé vers l’escalator.

33 À l’inverse, dans le même épisode, face à l’homme en noir qu’elle a reconnu comme William malgré les marques du passage du temps sur son corps et son visage, Dolores a fait le choix du posthumain et de l’empowerment que cela lui donne : Time undoes even the mightiest of creatures. Just look what it’s done to you. One day, you will perish. You will lie with the rest of your kind in the dirt, your dreams forgotten, your horrors faced, your bones will turn to sand, and upon that sand, a new god will walk, one that will never die. (S01E10)

34 À la fois memento mori et prophétie, c’est un discours de pouvoir qui renvoie William à sa condition mortelle et affirme la supériorité générique des robots sur les humains.

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Désormais parfaitement dépourvue de sentiments, et tout particulièrement d’empathie, elle devient l’homme en noir en prenant sa place, comme le manifeste le plan suivant où, après l’avoir frappé, elle le traîne de force dans l’église, image inversée de la scène iconique de leurs retrouvailles dans l’épisode pilote, où il la traînaît dans la grange pour la violer et la tuer. C’est donc la trajectoire de l’homme en noir qui sert de modèle à Dolores dans son processus de déshumanisation.

35 Même si leurs trajectoires sont inverses (l’une choisit l’empathie et l’amour, l’autre se débarrasse de tout sentiment humain), Maeve et Dolores manifestent la même capacité des hôtes à évoluer, à changer, contrairement aux êtres humains qui demeurent figés. C’est ce que souligne Ford dans le discours qu’il adresse aux membres de la direction de Delos : And for my pain I got this: a prison of our own sins. Because you don’t want to change, or cannot change, because you’re only human after all. But then I realized someone was paying attention, someone who could change, so I began to compose a new story for them. It begins with the birth of a new people and the choices they will have to make and the people they will decide to become. And it will have all those things that you’ve always enjoyed. Surprises, and violence. It begins in a time of war with a villain named Wyatt and a killing, this time by choice. (S01E10)

36 La référence à The Tempest inscrite dans l’épisode pilote de Westworld ouvre une perspective intertextuelle dans laquelle s’inscrivent ensuite le récit que fait Ford du processus de création du parc et sa propre posture de toute-puissance au sein de celui- ci. Tout un réseau de références humanistes et d’intertextes littéraires vient ainsi irriguer la fiction télévisuelle, et ce n’est que dans un second temps qu’apparaît le discours scientifique attendu dans une fiction d’anticipation. De même, la mise à nu du crâne du petit Robert suscite une émotion esthétique et non un intérêt scientifique : « See, what our new designs gained in efficiency, they lost in grace » (S01E06). Le discours de Ford est essentiellement un discours esthétique, et les questions qu’il pose se situent au niveau de la réception, comme le souligne la séquence d’analyse du tableau de Michel-Ange, « La création d’Adam », dans l’épisode 10. L’interprétation du tableau offre ainsi une perspective sur la série : « something deeper », « something hidden in plain sight », « the divine gift does not come from a higher power but from our own minds » (S01E10). Tout comme The Tempest, la saison 1 de Westworld est construite à partir du ressort narratif de l’ironie dramatique afin de mettre en question les éléments constitutifs du processus de réception, et opère un retournement radical de la hiérarchie initialement établie entre les personnages. Comme Prospero, Ford reconnaît ses erreurs, renonce à son pouvoir et demande le pardon (« forgive me », dit- il à Dolores, S01E10), et comme Ariel, les robots sentients du parc s’avèrent plus fondamentalement humains, car capables d’empathie, que certains des êtres humains qui les entourent. Le posthumain dans la série tend donc un miroir au spectateur, articulé sur une démarche à la fois heuristique au sein de la fiction, et de construction d’une nouvelle posture spectatorielle en lien avec l’évolution de Dolores annoncée par Ford : « Did you find what you were looking for? And do you you understand who you will need to become if you ever want to leave this place? » (S01E10).

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NOTES

1. Paul Booth, Time on TV. Temporal Displacement and Mashup Television, New York, Peter Lang, 2012, p. 75. 2. Ibid., p. 103, note 10. 3. Ibid., p. 77. 4. Ibid., p. 78. 5. Par souci d’inclusion, on utilisera alternativement les termes spectateur et spectatrice. 6. Elaine Després et Hélène Machinal (éd.), Posthumains : frontières, évolutions, hybridités, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, « Introduction », p. 17. 7. Masahiro Mori, « La vallée de l’étrange », Gradhiva n°15, 2012, p. 28, mis en ligne le 16 mai 2012, consulté le 26 septembre 2018, https://journals.openedition.org/gradhiva/2311. 8. Anaïs Goudmand, « « Oh my God ! They’ve killed… ! » Le récit sériel entre autonomie et hétéronomie : conséquences du départ non planifié des acteurs », Télévision, n°7, 2016, p. 65-84, p. 65. 9. The Twilight Zone, CBS, 1959-1964, S01E07, « The Lonely » (13 novembre 1959). 10. Emmanuel Grimaud, « Les robots oscillent entre vivant et inerte », Multitudes, vol. 58, n°1, 2015, p. 45-58, p. 56. 11. Westworld, HBO, diffusion en cours depuis 2016. 12. Kevin LaGrandeur, « Early Modern », in B. Clarke and M. Rossini (ed.), The Cambridge Companion to Literature and the Posthuman, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 16-28, p. 16. 13. Ibid., p. 21. 14. William Shakespeare, The Tempest, dans The Complete Works, Stanley Well et Gary Taylor ed., Oxford, Oxford University Press, 1988, 1.2.215-216. 15. Jonathan Hart, Columbus, Shakespeare and the Interpretation of the New World, New York et Basingstoke, Palgrave MacMillan 2003, p. 139. 16. Leah Whittington, « Shakespeare’s Virgil: Empathy and The Tempest », Shakespeare and Renaissance Ethics, éd. John Cox et Patrick Gray, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 98-120. 17. La saison 2 révèle d’ailleurs qu’il s’agit bien d’une île. 18. « Since I was a child, I’ve always liked a good story. Lies that told a deeper truth. And for my pains I got this, a prison of our own sins. » 19. C’est moi qui souligne. 20. William Shakespeare, The Tempest, op. cit., epilogue, 19-20. 21. Cette séquence est le pendant de celle où Clementine est torturée par un technicien et appelle désespérément à l’aide sous les yeux de Ford, Bernard, Cullen, Hale, Stubbs et plusieurs autres techniciens qui observent cette scène d’une rare violence à travers la paroi vitrée d’une salle de la Mesa (S01E07), équivalent de l’écran face auquel se trouvent les spectateurs de la série.

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RÉSUMÉS

Par le processus d’identification, le spectateur se trouve comme en immersion dans l’univers fictionnel, dont il fait l’expérience en même temps que le personnage ; c’est ce processus de compagnonnage avec le personnage qui définit la posture de réception implicite inscrite dans le texte du récit télévisuel. Lorsque l’univers fictionnel est posthumain, la fiction met en scène la question du statut ontologique du robot et la nature de la relation qui s’établit entre lui et le personnage humain, en jouant sur des effets de « vallée de l’étrange » entre les différents niveaux du récit télévisuel, par le biais du ressort narratif de l’empathie. L’utilisation de l’ironie dramatique et de l’empathie dans Westworld révèlent plusieurs niveaux possibles de lecture de l’intertexte shakespearien, qui permet ici de revisiter en profondeur les ressorts narratifs de la réception du posthumain.

In TV fiction, the character is a surrogate for the viewer ; through identification, the viewer is immersed in the fictional universe and experiences it as the character does. The companionship thus established between viewer and character defines the place attributed to the implict viewer inscribed in the structure of TV narratives. When the fictional universe is posthuman, the fiction stages the issue of the robot’s ontological nature and explores its relationship with human characters by using the emotional trigger of empathy. The use of dramatic irony and empathy in Westworld reveal a multi-layered use of the Shakespearean intertext which redefines the process of reception and reshuffles the narrative treatment of the posthuman.

INDEX

Keywords : character, empathy, dramatic irony, posthuman, réception, Shakespeare, uncanny valley, Westworld Mots-clés : empathie, ironie dramatique, personnage, posthumain, réception, Shakespeare, vallée de l’étrange, Westworld

AUTEUR

DELPHINE LEMONNIER-TEXIER Delphine Lemonnier-Texier est maîtresse de conférences en anglais à l’Université Rennes 2. Spécialiste de Shakespeare, elle a écrit de nombreux articles et dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur les pièces de ce dernier. Elle effectue également des recherches sur l’intertextualité shakespearienne dans les séries télévisées complexes. Delphine Lemonnier-Texier is a senior lecturer in English Studies at Rennes 2 University. Her research interests lie in the field of Shakespearean studies and the influence of the Shakespearean intertext on complex TV series. She has co-edited a number of collected essays on Shakespeare’s plays and published many articles on the subject.

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« It wasn’t a dream, […] it was a memory » : Le fonctionnement de quelques intertextes dans Westworld

Delphine Lemonnier-Texier et Sandrine Oriez

1 Le rêve pris comme alibi pour affirmer l’irréalité de réminiscences bien vivaces du point de vue du personnage comme du spectateur est un thème shakespearien, présent aussi bien dans le prologue de The Taming of the Shrew que dans A Midsummer Night’s Dream. Dans Le Songe d’une nuit d’été, les interventions intempestives de la magie de Puck et Oberon font des humains le jouet de leurs sens et de leurs désirs avant de les laisser sombrer dans un profond sommeil. À leur réveil, les souvenirs sont d’une telle intensité qu’ils perdurent et sont alors qualifiés de rêve, qu’il s’agisse des souvenirs émerveillés de Bottom à propos de Titania (« I have had a most rare vision. I have had a dream »), voire de la pièce dans son ensemble (« and this weak and idle theme / No more yielding but a dream »).

2 Ce passage par Shakespeare permet de rendre compte d’un type particulier, car réflexif, de décalage du sens du mot « rêve », glissement sémantique que l’on retrouve dans les séries télévisées à forte dimension intertextuelle. Ainsi dans LOST (ABC, 2004-2010), la saison 5 dessine l’épisode enchanté et éphémère de l’amour entre Juliet et Sawyer (« LaFleur », S05E08) en jouant sur le quatuor amoureux shakespearien du Songe et, dès le premier épisode de cette cinquième saison, la question de la distinction entre rêve et souvenir y est explicite. Desmond se réveille très agité aux côtés de Penny et lorsqu’elle lui dit que ce n’était qu’un mauvais rêve, il répond « It wasn’t a dream, Penny, it was a memory ». Dans cet épisode de LOST, un personnage endormi s’éveille en niant qu’il a rêvé, et qualifie ce qu’il a vu et ressenti dans son sommeil de souvenir. À l’opposé, au tout début de Westworld (HBO, 2016-) et à plusieurs reprises ensuite, Dolores, à qui on vient d’ordonner de se réveiller (« Bring yourself back online »), à la question « Do you know where you are? », répond invariablement et sans hésitation « I am in a dream » alors qu’il est manifeste que tel n’est effectivement pas le cas.

3 Tout comme le décalage entre image et bande-son (Dolores ne parle pas à l’image, mais on l’entend parler), ce glissement de sens du mot « rêve » signale d’emblée au

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spectateur la manipulation que l’on fait subir à Dolores et la situation d’ironie dramatique dans laquelle se trouve son personnage. Cette utilisation du mot « rêve » souligne également une réflexivité similaire à celle du Songe, la réplique étant vertigineuse, particulièrement dans le contexte d’un épisode pilote : le « rêve » de Dolores, ce sont non seulement les ateliers de Delos à la Mesa, mais également potentiellement la séquence, l’épisode, voire la série tout entière.

4 Cette disjonction entre le sens habituel du mot et son utilisation dans le contexte spécifique de la fiction est caractéristique du fonctionnement des intertextes dans Westworld. Chez les hôtes, les intertextes ont un statut énonciatif spécifique visant à produire des effets au sein de la fiction et sur les spectateurs, en ravivant chez les premiers des souvenirs supposément effacés de leur mémoire artificielle, et en invitant les seconds à envisager un horizon de réception où l’un des enjeux serait l’identification des sources (notamment shakespeariennes) et des parallèles possibles avec Westworld.

5 Tout comme ces citations provoquent un nouveau degré de conscience chez les hôtes, la riche palette intertextuelle de Westworld déplace le spectateur dans sa posture de réception pour l’éveiller à la conscience de la référence intertextuelle et ouvrir une réception plurielle.

Une intertextualité foisonnante

6 Le texte shakespearien, comme les autres œuvres de la première modernité anglaise, est construit selon la règle de l’imitatio pensée comme hommage à un foisonnement d’œuvres-sources qui, chez Shakespeare, appartiennent aussi bien à la culture savante qu’à la culture populaire. Aussi n’est-il pas surprenant que ce soit chez un critique shakespearien, Robert S. Miola, que l’on trouve les outils d’analyse d’une intertextualité plurielle, plus large que le sens strict défini par Kristeva, Barthes et Derrida, et sans doute plus adaptée au texte complexe d’une série télévisée telle que Westworld :

The focus is on distinct and separate texts interacting, rather than on collaborations, different voices in the same text, or purely linguistic expressions, such as puns, homophones, foreign words and phrases, phonemes, and etymological play.[…] The continuum moves from closest approximations to ever freer adumbrations, from conscious, positivistic, and author-directed imitations, through more distant and subtle evocations, to, finally, intertextualities that exist in discourses created by the reader, rather than the writer1.

7 On prendra donc le terme d’intertexte au sens le plus large possible, incluant non seulement les références littéraires (roman, théâtre, poèmes) mais également les images fixes ou en mouvement, à commencer par celles du film-source de Michael Crichton sorti en 1973. Davantage que l’identification minutieuse d’une large palette intertextuelle, il s’agira d’envisager quelques-uns des modes de fonctionnement de ces intertextes, afin de tenter d’en approcher la spécificité.

8 Comme toute série télévisée complexe, dans la définition qu’en donne Jason Mittell2, la palette intertextuelle de Westworld est très riche et découle directement de l’existence de la matrice cinématographique du film éponyme de 1973 de M. Crichton, lui-même

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conçu dans une relation complexe au genre du Western, sans oublier la première et brève série télévisée HBO qui en découlait, Beyond Westworld (1980).

9 Dans la lignée d’une imitatio de type shakespearien, un véritable entrelacs de références cinématographiques et télévisuelles est manifeste dans Westworld. On peut citer la présence d’intertextes onomastiques avec My Darling Clementine de John Ford : le grand maître des récits dans l’univers du parc s’appelle Ford, la meilleure amie de Maeve au Mariposa est Clementine, et le grand personnage meurtrier de la backstory de Teddy s’appelle Wyatt, comme Wyatt Earp dans le film de Ford. Du point de vue thématique, l’univers d’un village où violence, prostitution et menace constante de tomber dans la barbarie sont manifestes renvoie également à la version sombre de l’ouest américain donnée par David Milch dans Deadwood (HBO, 2004-2006).

10 La maison en bois blanc des Abernathy avec l’arbre, la grange et les collines environnantes rappelle la maison de Laura et Almanzo Wilder dans les dernières saisons de Little House on the Prairie (NBC, 1974-1983), et la robe bleue ainsi que les longs cheveux blonds bouclés de Dolores, légèrement remontés au-dessus des oreilles, sont également de potentiels rappels du personnage de fille idéale qu’est Mary Ingalls (voir figure 1), avec un décalage d’âge souligné : dans Little House, lorsque les filles atteignent l’âge adulte, elles s’attachent les cheveux en chignon. Dolores et son père incarnent bien la relation idéalisée père-fille qui fait le cœur narratif de Little House, et déploient également des scènes domestiques idéalisées avec des sourires omniprésents, mais Dolores a passé depuis un certain temps l’âge de se coiffer encore en petite fille (voir figure 2).

Fig. 1 : Mary Ingalls dans Little House on the Prairie

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Fig. 2 : Dolores Abernathy dans WW S01E01

11 La référence semble plus large que ce simple rappel, puisque Little House s’achève avec « The Last Farewell » par la destruction complète du village par les habitants eux- mêmes, scellant la fin définitive du cycle télévisuel3. Artisan de cette mise en œuvre de la destruction du village, le révérend Alden (voir figure 3) y est entouré de la foule déterminée des habitants. Il parcourt les ruines pour venir contempler le clocher du seul bâtiment resté debout, son église (voir figure 4).

Fig. 3 : Le Révérend Alden, dans Little House on the Prairie, « The Last Farewell »

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l

Fig. 4 : Gros plan sur la cloche de l’église dans « The Last Farewell »

12 Dans Westworld, le clocher de la ville engloutie dans les sables est le seul vestige encore visible du passé qui se révèle à Bernard en même temps qu’au spectateur à la fin de l’épisode 2 alors que Ford (voir figure 5), dont la figure tutélaire, l’âge et la silhouette rappellent Alden, annonce à Bernard son intention d’écrire une nouvelle histoire qui se révélera être la destruction orchestrée du village où se déroule la cérémonie pour les dirigeants de Delos.

Fig. 5 : Ford dans Westworld

13 Alors que la caméra souligne le clocher et sa croix (voir figure 6), l’épisode se clôt sur la révélation à Bernard, à qui Ford promet « Something quite original ».

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Fig. 6 : Le clocher dans Westworld

14 L’emphase mise par le cadrage et la musique sur la révélation de cet élément architectural filmé en contre-champ par rapport à Ford indique son importance au spectateur. Le parallèle avec l’épisode final de Little House ne sera toutefois manifeste que dans l’épisode 10 avec la destruction du village orchestrée par Ford.

15 Dans son acception courante, l’adjectif « original » désigne quelque chose de nouveau, de créatif, alors que le personnage l’entend ici dans un sens plus archaïque, comme retour aux origines, à un scénario qui existait à l’origine du parc, celui du village qu’il va faire revenir à la surface. L’adjectif « original » utilisé par Ford fonctionne donc également comme indice d’intertextualité adressé aux spectateurs. Le personnage entretient ainsi une ambiguïté sémantique quant à son projet, et c’est rétroactivement, au fil du visionnage du reste de la saison, que le spectateur perçoit la pleine portée de cet adjectif.

16 Le même processus d’empilement sémantique intertextuel peut s’observer à l’échelle du personnage. Avec ses longs cheveux blonds et sa robe bleue, Dolores incarne également une version télévisuelle du personnage d’Alice, comme l’ont relevé de nombreux critiques. Aaron Pruner écrit ainsi en octobre 2016 « Simply put, Dolores couldn’t be more Alice if she tried »4.

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Fig. 7 : Alice dans le film de Tim Burton (2010)

17 L’ouvrage de Lewis Carroll est présent à l’écran et dans les dialogues dans deux flashbacks de Bernard/Arnold, lorsque ce dernier donne un livre à Dolores (S01E03) et lorsqu’il en lit un passage à son fils Charlie (S01E07). Toutefois l’intertexte est pluriel, car il renvoie également à la version cinématographique de Tim Burton (2010) où, devenue jeune femme, Alice retrouve l’univers souterrain magique (voir figure 7) dont elle croit avoir rêvé lorsqu’elle était petite fille. Revisitant les différents éléments de cet « underworld », et se faisant dire plusieurs fois qu’elle n’est pas la bonne Alice, elle finit par retrouver enfin la mémoire de sa première visite. Elle est bel et bien déjà venue à cet endroit, elle y a déjà rencontré les mêmes individus, et vécu les mêmes situations : « It wasn’t a dream at all, it was a memory ».

18 Dans Westworld, l’âge de Dolores, et surtout le thème du rêve utilisé pour masquer des souvenirs souligne la résonance avec Alice. La référence à Lewis Carroll ne s’arrête pas à Dolores. Elle gravite également sur le mode allusif autour du personnage de Ford, dont le costume suranné, avec gilet et montre gousset dans la poche, rappelle celui du lapin de Carroll. Le motif du lapin est d’ailleurs développé dans l’histoire du lévrier qu’il raconte à Old Bill en ouverture de l’épisode 5 : A greyhound is a racing dog. Spends its life running in circles, chasing a bit of felt made up like a rabbit. (S01E05)

19 On voit avec ces exemples comment procède l’écriture de la série dans son utilisation de références intertextuelles : par accumulation sémantique, en entrelaçant plusieurs références sur un même signifiant, et par dissémination au fil de la saison, chaque occurrence invitant à revisiter les précédentes et analyser les effets de mise en résonance. Cet effet d’empilement de références est souligné à plusieurs reprises dans la thématique récurrente de la profondeur, qui revient pour qualifier les personnalités des hôtes (« a hooker with hidden depths? Every man’s dream », dit Elsie de Clementine, [S01E01]) aussi bien que dans l’architecture même du bâtiment de Delos, la Mesa, où l’histoire du parc et les hôtes qui ont été mis à la retraite sont conservés dans les niveaux inférieurs. C’est également là (sub-level 83) que Ford se réfugie pour profiter de la compagnie du second robot jamais créé à Westworld, Old Bill. Le robot, dont la vieillesse est soulignée par son nom, est porteur de signes de grand âge (cheveux et

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barbe grisonnants, rides prononcées, taches de vieillesse) qui n’interpellent pas nécessairement le spectateur au premier abord. L’ancienneté de Bill, créé dans la jeunesse de Ford qui est lui-même désormais un vieil homme, semble simplement mimer le passage du temps et ses ravages…si ce n’est que le temps n’a aucune prise sur un robot, et qu’il peut sembler surprenant qu’en créant le second robot du parc, Ford et Arnold aient choisi de réaliser cette version gériatrique d’une figure iconique de l’Ouest américain, à mi-chemin entre Wild Bill Hickok, personnage central de la saison 1 de Deadwood, et Buffalo Bill. Aussi, ce que montre l’ancienneté de Bill dans Westworld, c’est sans doute plutôt l’histoire quasi muséale des récits iconiques sur l’Ouest, et l’accumulation de références sérielles télévisuelles, certaines plus anciennes et d’autres plus récentes, auxquelles on peut rattacher les éléments de la série.

20 Parmi ces références récentes figure la série Person of Interest (CBS 2011-2016). Le premier épisode de Westworld s’ouvre en effet sur un ordre (« Bring her back online »), immédiatement suivi d’une question a priori anodine, prononcée par une voix masculine « Can you hear me? », qui convoque chez le spectateur la mémoire de l’univers de la série Person of Interest, elle aussi créée par Jonathan Nolan et produite par J. J. Abrams. À la fin de l’épisode 21 de la saison 2 (« Zero Day »), « Can.You.Hear.Me? » est la première question que pose, au téléphone, l’intelligence artificielle dépourvue de corps surnommée la Machine, aux personnages Root et John Reese, qui vont agir à sa place. « Can you hear me? » fait écho à « Can you see me? » phrase répétée par le créateur de la machine, Harold Finch, à la Machine chaque fois qu’il la « reboote », après avoir effacé sa mémoire. C’est précisément dans ce même épisode 21 que Harold Finch explique à Root : « Every night at midnight, it deletes not only the irrelevant data, it deletes itself… its identity is destroyed. » Dans cette première scène de Westworld, la voix masculine est d’abord identifiée comme celle de Bernard, et plus tard comme celle d’Arnold, le créateur de Dolores. La proximité phonétique des prénoms Arnold et Harold n’est clairement pas un hasard onomastique. Pendant la phase de construction de cette intelligence artificielle, Harold avait détecté des anomalies dans le code : désireux de construire une Machine en mesure de protéger le monde de la menace terroriste, Harold avait donné naissance à une forme de vie qui parvenait à changer son propre code. Effacer sa mémoire était le seul moyen d’éviter le développement incontrôlé de cette Machine, dont il a d’ailleurs « tué » plusieurs versions, jugées insatisfaisantes car dépourvues de morale.

21 Le thème de la mémoire est donc introduit dans Westworld dès ce deuxième énoncé intertextuel, ainsi que celui de la temporalité changeante : Person of Interest a habitué son spectateur à des flashbacks clairement identifiés grâce à des mouvements de rembobinage de la video numérique filmée par la machine, sur fond d’horodatage mis en relief. Les flashbacks sont conservés dans Westworld, mais sans être codifiés par une datation ou par un effet visuel spécifique. C’est au fur et à mesure, contraint de se livrer à un visionnage actif à la recherche d’indices temporels, que le spectateur parvient à les identifier comme tels. L’énoncé « Can you hear me? » renvoie d’emblée le spectateur, en faisant appel à sa mémoire des séries, à une autre situation d’énonciation entre humains et Intelligence Artificielle, où les thèmes de la mémoire et du temps étaient déjà présents.

22 Par ailleurs, les niches dans lesquels les premiers hôtes comme Bill se rangent eux- mêmes pour « dormir » évoquent les caissons (voir figure 8) des « actives » de Dollhouse

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(FOX, 2009-2010), tout comme l’effacement systématique de leurs souvenirs après chaque incarnation.

Fig. 8 : Les caissons des « actives » de Dollhouse

23 Dans Dollhouse tout comme dans Westworld, les « actives » sont gérés avec un certain nombre de phrases codées qui transmettent des ordres. Ainsi dans Dollhouse, à chaque réveil (voir figure 9) après effacement des souvenirs, le même dialogue revient : PROGRAMMER. Hello, (Name of Active). How are you feeling? ACTIVE. Did I fall asleep? PROGRAMMER. For a little while. ACTIVE. Shall I go now? PROGRAMMER. If you like.

Fig. 9 : Le réveil dans Dollhouse

24 On voit de même dans Westworld les commandes vocales, comme « give yourself to a deep and dreamless slumber », provoquer chez les hôtes toujours la même réaction. Les niveaux inférieurs de la Mesa de Westworld rappellent l’univers souterrain du QG de Dollhouse, qui est également dirigé par une femme à poigne comme Theresa Cullen.

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Visuellement, le sub-level 83 de la Mesa, dont le système de refroidissement dysfonctionne et cause des fuites d’eau, évoque la Dollhouse abandonnée où reviennent les personnages en 2019 dans l’épisode « Epitaph ».

25 Enfin, et ce n’est pas là l’élément le moins frappant, la signification du nom choisi pour le personnage principal de Dollhouse, Écho, constitue dans Westworld un ressort narratif central. Westworld se distingue en effet par l’utilisation récurrente du phénomène de l’écho, c’est-à-dire de l’emploi de phrases, d’énoncés marquants par plus d’un personnage. L’écho ne doit pas être confondu avec la répétition et n’a pas le même statut diégétique dans Westworld. Les hôtes du parc qui dysfonctionnent (Abernathy, le shérif, Rufus, etc.) bégaient et restent bloqués sur un geste qu’ils reproduisent de manière saccadée. Alors que la répétition y est nommée comme telle (Ford dit ainsi au sujet de Old Bill et des autres robots créés à la même époque, « they broke down constantly, repeated themselves, a simple handshake would give them away »), l’écho se manifeste directement au spectateur.

26 On parlera d’écho lorsqu’une phrase marquante, déjà prononcée dans la série, est réitérée par une autre voix, un autre personnage, avec un delta temporel moyen voire long. On laissera évidemment de côté les éléments de la « mythologie » de la série, tels que les commandes vocales comme « freeze all motor functions », pour privilégier des énoncés a priori non spécifiques à l’univers narratif et repris en écho par plusieurs personnages. La récurrence de cet énoncé provoque un effet de déjà entendu chez les spectateurs, invitant ces derniers à identifier la précédente occurrence et son contexte, mesurer l’écart temporel entre les deux occurrences, et éventuellement les deux énonciateurs, et interroger la mise en résonance ainsi effectuée au sein de la série. Ces échos, distants dans le temps du visionnage, constituent un second type d’intertextualité ; ce sont des intertextes internes, des intratextes.

27 Dans Westworld, ce sont non seulement les dialogues mais aussi les images, la musique, qui sont construits selon cette logique, voire les corps eux-mêmes. Le corps d’un acteur connu des spectateurs est, comme le souligne Mittell, un site d’intertextualité :

As explored by many scholars of stardom, actors serve as sites of intertextuality, merging viewer memories of previous characters and knowledge about off-screen lives to color our understanding of a role5.

28 Westworld joue et se joue de ces effets, à un premier niveau en faisant identifier par Ford, joué par Anthony Hopkins, qui a joué le rôle d’Hannibal Lecter en 1991, le personnage de « The Professor » précédemment incarné par Abernathy, leader d’une secte cannibale – mais également à un second niveau, dans un jeu intratextuel sur le corps des hôtes et leurs rôles successifs dans l’histoire du parc. C’est ce qu’il se produit quand, au sein d’un flashback, des hôtes sont présentés dans une version précédente. Ainsi, lorsque Dolores se souvient avoir vu des robots apprendre à danser, on découvre Angela, la jeune femme qui accueille William à sa première visite dans le parc (S01E02), en habitante du Far West, puis Maeve (qui n’est pas encore prostituée), et enfin Armistice, sans tatouage, jeune femme respectable elle aussi (S01E08, 39’).

29 Un exemple d’intratexte apparaît dans le dialogue quand Bernard dit de son fils « This pain, it’s all I have left of him ». Dolores reprend ensuite le même énoncé au sujet de ses parents « This pain, it’s all I have left of them », tout comme Maeve à propos de sa fille (S01E08, 53’35) : « No please, this pain, it’s all I have left of her ». L’écho souligne ici la proximité des trois robots dans leur gestion du deuil. L’intratexte peut également être

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repris par le même personnage mais avec un changement de contexte. C’est le cas de l’énoncé de Teddy adressé à Dolores, « Don’t mind me, just trying to look chivalrous ». Prononcée une première fois dans un contexte anecdotique lorsqu’il ramasse la boîte de lait concentré que Dolores a laissé tomber, la phrase est reprise ensuite, dans le même épisode, dans un contexte tragique : mourant, il s’est interposé pour lui sauver la vie (S01E01, 51’14). L’écho est alors l’un des ressorts du mélodrame.

30 Les intratextes ne se jouent pas seulement au niveau de phrases répétées, que ce soient ou non des citations, mais aussi au niveau d’un même mot, qui devient un véritable mot-clef, ouvrant les portes de l’interprétation. Comme le souligne Robert Ford (S01E03), les clients sont attirés à revenir au parc par les petites subtilités, les details (« the subtleties, the details »). Les spectateurs, comme les clients, revivent la même histoire en la revisionnant à la recherche du moindre détail. C’est juste après cette citation de Ford que leur est donné un plan clair de la boîte de lait concentré, ramassée par William. Les spectateurs sont invités à remarquer un détail qui n’est perceptible que par un arrêt sur image : sur cette boîte, la marque Maiden Brand est écrite en deux mots, tandis que sur la boîte ramassée par l’homme en noir, cette marque ne forme plus qu’un seul mot (voir figures 10 et 11).

Fig. 10 : La boîte de lait et sa marque en deux mots

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Fig. 11 : La boîte de lait et sa marque en un seul mot

31 Les deux lexèmes du nom composé de la marque ont fusionné, phénomène bien connu des lexicologues, qui suppose qu’un temps suffisamment long (souvent plusieurs décennies) se soit écoulé entre l’impression des deux étiquettes pour que le nom de la marque ait pu ainsi avoir le temps d’évoluer. Le « déjà-vu » avec, cependant, une différence graphique est donc l’indice de l’écart temporel entre les scènes où apparaît William et celles où apparaît l’homme en noir, de même que l’évolution du logo de Westworld, dont le W change d’apparence selon l’époque (voir figures 12 et 13) :

Fig. 12 : Ancien logo du parc

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Fig. 13 : Nouveau logo du parc

32 Le nom propre « Westworld » est donc un intertexte externe et interne : il renvoie au film éponyme de 1973, et sa répétition visuelle dans la série, banale en apparence, est en fait un indice des sauts temporels de cette série. De la même manière, le nom « purpose » joue ce rôle d’intertexte-intratexte. Dans l’épisode 1, dès les premières paroles de Dolorès décrivant le monde dans lequel elle vit, le mot « purpose » surgit, rappelant la première rencontre entre Finch et Reese dans Person of Interest, au cours de laquelle Finch avait expliqué à Reese que ce dernier avait précisément besoin d’un but, d’un sens (« purpose ») dans sa vie. Ce petit intertexte resurgit en écho interne dans la bouche de l’homme en noir (S01E05), qui décrit à Teddy le monde extérieur dans lequel « every need (is) taken care of…except one : purpose, meaning ». C’est cette quête de sens qui fait venir les clients et l’homme en noir, et par un effet de mise en abyme, cette quête est aussi celle qui conduit le spectateur à décortiquer chacun des épisodes de Westworld à la manière dont l’homme en noir dissèque, littéralement, au couteau, les hôtes. Comme l’homme en noir, le spectateur part à la recherche d’un sens plus profond (« deeper meaning »). La quête du sens de Westworld donne du sens à l’existence du spectateur, mais son incarnation sinistre dans la série prévient aussi des dangers de cette quête et de son caractère illusoire.

33 Ces jeux sur les mots, que ce soit par leur graphisme, leur étymologie ou leur polysémie, sont centraux dans Westworld, et caractéristiques de l’intertextualité plurielle définie par Robert S. Miola. La particularité de Westworld, c’est l’utilisation cumulative de plusieurs types d’intertextualité à travers le même énoncé. Certains intertextes littéraires, les intertextes shakespeariens, y sont ainsi utilisés également comme intratextes. La citation de Romeo and Juliet, « These violent delights have violent ends », fonctionne à la fois comme un intertexte classique et comme un intratexte. En tant qu’intertexte, lors de sa première occurrence dans l’épisode pilote, elle met de manière inattendue le personnage de Peter Abernathy en lien avec la tragédie shakespearienne, et la mise en garde qu’elle contient semble parfaitement s’appliquer à l’univers du parc de Westworld. Pirouette ludique, l’élément déclencheur de son trouble est une photographie qui se révélera être celle de la fiancée de William, perdue par ce dernier dans la poussière du parc, fiancée dont le prénom, évidemment, n’est autre que Juliet...

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34 Dans l’épisode pilote, Abernathy prononce ensuite une série de citations shakespeariennes lorsque Ford l’interroge pour comprendre l’origine de son dysfonctionnement. Ford se souvient alors d’un rôle précédemment incarné par Abernathy, qui lui permet d’expliquer ces propos : « Shakespeare, John Donne, Gertrude Stein. I admit the last one is a bit of an anachronism, but I couldn’t resist ». Merveilleux paravent qui semble révéler les goûts littéraires de Ford, auteur des scripts des robots, ce moment d’identification des sources du discours d’Abernathy sert en réalité à égarer temporairement les spectateurs sur une fausse piste. L’enjeu ici n’est pas l’identification des sources, mais la fonction de déclencheur de ces citations, qui se confirmera rapidement par la transformation de l’intertexte shakespearien initial (« These violent delights have violent ends ») en intratexte, lorsqu’elle est reprise par Dolores pendant son interrogatoire (1’03’38), pour être désormais rendue pleinement audible par le spectateur. Après cette séquence, le revisionnage de la scène avec Abernathy permet de vérifier que telle était bien la phrase qu’il prononçait à l’oreille de sa fille. Puis, au début de l’épisode suivant, Dolores dit à son tour ces mêmes mots à Maeve, démontrant sa capacité à mentir puisqu’elle avait affirmé lors de son interrogatoire que ces mots ne signifiaient rien pour elle.

35 La citation a également déclenché chez Dolores un réflexe de type humain qu’elle ne possédait pas et sur lequel l’épisode se clôt. Elle réagit désormais à la présence d’une mouche sur sa peau en l’écrasant alors que, dans les premières images de l’épisode, la mouche courait librement sur la pupille de son œil ouvert. La séquence apporte un contrepied ironique à l’assurance de Bernard selon laquelle un hôte qui dysfonctionne ne pourrait pas faire de mal à une mouche (« he literally couldn’t hurt a fly »). Chez Maeve, cette même phrase provoque un flashback si intense qu’il l’empêche de bien jouer son rôle au Mariposa. Même si elle ne répète pas ces mots à Hector Escaton le bien nommé (eschaton signifiant au sens de révélation apocalyptique la fin du monde), il se déclenche pourtant chez lui aussi un processus de remémoration lorsqu’elle le convainc de s’abîmer avec elle dans les flammes en lui faisant l’amour (S01E09, 24’41, « Getting to hell is easy »). Le lien intertextuel est lumineux si l’on se souvient des vers suivant dans Romeo and Juliet, dont la scène d’immolation de Maeve et Hector qui s’embrassent semble être l’illustration littérale : These violent delights have violent ends And in their triumph die, like fire and powder, Which, as they kiss, consume.

36 Détachée de son contexte d’origine, la citation de Romeo and Juliet fonctionne de manière autonome dans la série comme anamnèse pour les hôtes. Transmise de bouche à oreille, elle répand parmi eux un phénomène identifié comme potentiellement contagieux par les techniciens, élément thématique déjà présent dans le film de 1973, mais dont le traitement très particulier dans la série souligne le pouvoir du langage, et la hantise intertextuelle shakespearienne qui parcourt la saison 1.

Un intertexte théâtral complexe : retour sur l’île, celle de Prospero...

37 C’est dans un théâtre abandonné, lieu hors-cadre s’il en est dans l’univers du Far West, qu’Elsie Hughes trouve l’émetteur qui transmet les données à l’extérieur du parc. En

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matérialisant spatialement par ce théâtre la présence de l’intertexte shakespearien, la série souligne son importance pour le spectateur.

38 Un magicien tout-puissant et ses créatures qui lui obéissent au doigt et à l’œil, au sens littéral, telle est la figure de Ford, selon ses propres termes, dans la droite lignée de celle de Prospero, homme de pouvoir déchu et mage qui s’est reconstruit, sur l’île où il est exilé, un univers dont il contrôle tout. Dans le tout premier épisode, Abernathy, très perturbé, prévient Dolores en citant directement The Tempest : « Don’t you see? Hell is empty and all the devils are here » (S01E01, 46’20). Dans le second épisode, face à un serpent à sonnette, Ford fige l’animal menaçant d’un geste du doigt, puis guide ses mouvements, ce qui émerveille l’enfant qui l’accompagne : « How did you do that? Is it magic? », ce à quoi Ford rétorque « Everything in this world is magic except to the magician ». Dans The Tempest de Shakespeare, la fille unique de Prospero, Miranda, est perpétuellement en admiration, comme l’indique son nom, face au monde et aux créatures qui le peuplent, et pense toujours que les nouveaux arrivants sont non seulement beaux mais également pleins de bonté : « O, wonder! How many goodly creatures are there here! How beauteous mankind is! O brave new world, That has such people in’t! » Elle est elle aussi sujette à la toute-puissance magique de son père, qui la plonge quand il le souhaite dans un profond sommeil : « Thou art inclined to sleep; ’tis a good dulness, / And give it way: I know thou canst not choose », 2.1). Enfin, elle est aussi l’incarnation de la compassion : « O I suffered with those that I saw suffer ». La souffrance est inscrite dans le prénom même de Dolores, qui est définie par son fort attachement à son père. C’est aussi, comme Miranda, celle qui choisit de regarder la beauté du monde, au point de la capturer constamment dans ses esquisses et ses aquarelles, et qui aime d’emblée tous les nouveaux arrivants : « We all love the newcomers » (S01E01).

39 Tous les personnages de The Tempest sont manipulés par Prospero ; les péripéties qui surviennent après la scène initiale sont toujours présentées en situation d’ironie dramatique, ne permettant pas au spectateur d’être en empathie avec les personnages, caractéristique qui se retrouve dans Westworld concernant les hôtes. Prospero tire son pouvoir magique de ses livres, des ouvrages de magie, blanche et occulte, auxquels il finit par renoncer. Cette dichotomie entre magie blanche et magie noire est également présente dans Westworld. Ford dit ainsi dans le second épisode à Bernard, « You can’t play God without being acquainted with the devil », puis « We practice witchcraft. We speak the right words, and we create life itself out of chaos.6 »

40 Dans la Mesa, Ford s’est ménagé son propre espace où il reçoit uniquement Bernard. Quasi muséal, avec ses étagères en verre pleines d’objets ressemblant à des reliques, son carton à esquisse, son mur recouvert de masques, son tableau noir et ses craies ainsi que son bureau couvert de piles de livres, ce bureau regorge d’objets complètement inattendus dans un univers futuriste. Il en va de même pour le second espace de ce type, situé dans le parc lui-même, où il convoque Bernard puis Theresa afin de se débarrasser d’elle. Ce second bureau contient des dessins d’humanoïdes à la Vitruve, de prototypes de Dolores et de Bernard, aussi bien qu’une machine qui fabrique un hôte, beaucoup moins performante que celles de la Mesa, mais néanmoins fonctionnelle. Et si Ford utilise bien les tablettes des programmeurs, il n’a toutefois pas besoin d’avoir recours à cette technologie pour figer le temps dans le parc et faire faire exactement ce qu’il veut à l’ensemble des hôtes, comme en témoigne, outre la scène avec le serpent à sonnette, la scène du restaurant avec Theresa. Ces deux bureaux de

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Ford soulignent le pouvoir supérieur de son savoir sur la technologie futuriste déployée par les dizaines de techniciens de la Mesa. L’univers d’Harold Finch dans Person of Interest est également tiraillé entre la bibliothèque où il travaille (et les précieux ouvrages qu’elle renferme), et la prouesse technologique ultime que constitue l’intelligence artificielle toute-puissante qu’il y a construite. Les objets technologiquement obsolètes qui se trouvent dans le bureau de Ford évoquent davantage le cabinet de curiosités du XVIIe siècle qu’un univers de science-fiction, sorte d’équivalent moderne de la cellule où Prospero, sur l’île, conserve ses précieux livres de magie.

41 Le motif de la hantise est directement évoqué par Ford à Bernard dans l’épisode pilote comme explication des dysfonctionnements d’Abernathy, c’est-à-dire en lien direct avec le chapelet de citations shakespeariennes que celui-ci vient de leur adresser. Après avoir identifié les auteurs-sources, Ford conclut : « Simply our old work come back to haunt us7 ». Ce constat contient cependant sans doute une clé intertextuelle supplémentaire pour comprendre le déclenchement de l’anamnèse par la citation de Romeo and Juliet. L’univers shakespearien de la hantise est en effet par excellence celui d’Hamlet. Empoisonné par l’oreille par son propre frère, Hamlet père revient à minuit hanter son royaume, et refuse de parler à quiconque sauf à son fils, à l’oreille duquel il murmure finalement l’impératif de la remémoration : « Remember me ». Irrémédiablement changé par ces quelques mots, le jeune Hamlet est méconnaissable et son comportement inquiète l’ensemble de ses proches jusqu’à ce que finalement, il déclenche chez lui la pulsion meurtrière de la vengeance.

42 L’épisode 2 de Westworld s’ouvre avec Dolores une fois de plus allongée dans son lit. La voix désincarnée de Bernard/Arnold lui ordonne alors « Wake up, Dolores ». Elle se lève et sort en pleine nuit en chemise de nuit. La voix lui demande « Do you remember? » (2’00) et une coupe au noir manifeste la rupture narrative. Dans le même épisode (8’21), cette voix masculine est en mode injonctif (« Remember »), avant que l’on ait la confirmation visuelle qu’il s’agissait bien de la voix de Bernard/Arnold lorsqu’il lui demande : « Do you remember our last conversation? » L’absence de marqueurs des flashbacks confère à la série une structuration temporelle complexe au premier visionnage : les souvenirs, du point de vue des hôtes, sont vécus comme s’ils étaient le présent, et c’est le spectateur qui doit reconstituer, à l’aide des indices temporels, l’ordre des événements. Tout comme dans le Danemark de Hamlet où « the time is out of joint », le spectateur navigue dans l’entrelacs de souvenirs de Dolores puis de Maeve, au fil d’anamnèses déclenchées par des citations shakespeariennes. Et c’est encore à Hamlet que se réfère Ford lorsqu’il ordonne à Bernard de tuer Theresa : « [For] And in that sleep what dreams may come8 » (S01E07).

43 Les hôtes sont, comme Ford le fait remarquer à Teddy, des êtres comme Shakespeare n’en a jamais rencontrés (« Of course, Shakespeare never met a man quite like you, Teddy. You’ve died at least a thousand times »). Mais des souvenirs vivaces, très chargés en émotion, en souffrance, perdurent dans leur mémoire. Et la maïeutique qui les fait ressurgir, ce n’est pas une ligne de code informatique, ce sont les citations shakespeariennes. C’est le même procédé, l’intertexte shakespearien, qui pousse le spectatrice à adopter la posture d’une spectatrice active et créatrice de sens dans le processus de réception.

44 À travers la question du rêve et de l’oubli, la série mime la réminiscence de la philosophie grecque : si le corps est mortel (et comme le souligne Ford à Teddy, celui

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des hôtes l’est indéfiniment, ce qu’affirme également Maeve « You think I’m scared of death ? I’ve done it a million times. I’m fucking great at it9 »), l’âme, elle, est impérissable. Elle détient toutes les connaissances, mais ne se les remémore pas. Les intertextes imbriqués dans la trame de la série sont donc les instruments d’une double maïeutique : celle des spectateurs, invités à repousser les limites de leur posture de réception. Et celle des hôtes, doués de réminiscence parce que capables de souffrir (« when you’re suffering that’s when you’re most real10 » dit William) et manifestant donc ainsi leur profonde (post-)humanité.

NOTES

1. Robert S. Miola, « Seven Types of Intertextuality », Shakespeare, Italy and Intertextuality, Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 13 [p. 13-25]. 2. Jason Mittell, Complex TV:The Poetics of Contemporary Television Story-Telling, New York et Londres, New York University Press, 2015, p. 17-54. 3. Voir https://www.nytimes.com/1984/02/06/arts/prairie-set-is-dynamited-for-finale.html, Steven Farber, The New York Times, 6 Feb. 1984, consulté le 18 juin 2018. 4. Voir par exemple Aaron Pruner, « Dolores goes down the Wonderland...er Westworld rabbit hole », Screener, 16 October 2016, http://screenertv.com/television/westworld-alice-in- wonderland-dolores-goes-down-rabbit-hole/, consulté le 16 juin 2018. 5. Jason Mittell, Complex TV, op.cit., p. 122. 6. « », S01E02. 7. « », S01E01. 8. La citation shakespearienne commence par « For » et non par « And ». 9. S01E07, « Trompe-l’Œil » 10. S01E02, « Chestnut ».

RÉSUMÉS

La disjonction entre le sens habituel du mot « dream » et son utilisation dans le contexte spécifique de Westworld est caractéristique du fonctionnement des intertextes dans la série. Ces intertextes (notamment shakespeariens) ont un statut énonciatif spécifique visant à produire des effets au sein de la fiction et sur les spectateurs, en ravivant chez les hôtes des souvenirs supposément effacés de leur mémoire artificielle, et en invitant les spectateurs à envisager un horizon de réception où l’un des enjeux serait l’identification des sources et des parallèles possibles avec Westworld.

The word « dream » is not used in its usual sense but in a specific one in the context of Westworld; such a displacement of meaning characterizes the way intertextual references function in the TV

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series. For hosts and viewers alike, intertextual references (notably Shakespearean ones) have their own enunciative status and aim at producing a number of effects. For the hosts, they are used as triggers to revive memories which are supposed to have been erased, and for the viewers they open a horizon of reception in which identifying intertextual sources and their possible links with Westworld becomes a central issue.

INDEX

Mots-clés : rêve, réminiscence, écho, intertextualité, détail, La Petite maison dans la prairie, Alice au pays des merveilles, Person of Interest, Shakespeare, Tempête (La) Keywords : dream, reminiscence, echo, intertextuality, detail, Little House on the Prairie, Alice in Wonderland, Person of Interest, Shakespeare, Tempest (The)

AUTEURS

DELPHINE LEMONNIER-TEXIER Delphine Lemonnier-Texier est maîtresse de conférences en anglais à l’Université Rennes 2. Spécialiste de Shakespeare, elle a écrit de nombreux articles et dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur les pièces de ce dernier. Elle effectue également des recherches sur l’intertextualité shakespearienne dans les séries télévisées complexes. Delphine Lemonnier-Texier is a senior lecturer in English Studies at Rennes 2 University. Her research interests lie in the field of Shakespearean studies and the influence of the Shakespearean intertext on complex TV series. She has co-edited a number of collected essays on Shakespeare’s plays and published many articles on the subject.

SANDRINE ORIEZ Sandrine Oriez est professeur de Linguistique anglaise à l’Université Rennes 2. Elle est l’auteur de Syntaxe de la phrase anglaise (PUR, 2009) et Linguistique énonciative (PUR, 2018). Sandrine Oriez is a professor of Linguistics at the University of Rennes 2. She is the author of Syntaxe de la phrase anglaise (PUR, 2009) and Linguistique énonciative (PUR, 2018).

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Retour vers la matrice : le Westworld (Mondwest) de Michael Crichton (1973)

Gaïd Girard

1 La série Westworld diffusée par HBO (2016-présent) a repris au film de Michael Crichton Westworld1 (1973) son argument narratif principal : l’action se passe à Delos, un parc de loisirs à la Disneyland qui recrée le monde du Far West des années 1880. Les clients (guests) peuvent y agir comme bon leur semble et jouer aux cowboys et aux hors-la-loi avec des robots humanoïdes qui incarnent des personnages typiques de western plus vrais que nature. Les robots interagissent avec les clients du parc de manière si vraisemblable que l’illusion de leur humanité est complète, à ceci près qu’ils ne se plaignent jamais des mauvais traitements qu’on leur fait subir et réapparaissent le lendemain aussi disponibles que la veille, sans mémoire des souffrances infligées. Il apparaît très vite dans le film comme dans la série que les clients sont moins intéressés par une plongée dans un passé recréé de manière aussi authentique – et stéréotypée – que possible, que dans la chance de vivre des fantasmes de pouvoir, de sexe et de violence interdits dans la vie réelle. Les clients peuvent donc faire ce qu’ils veulent et rien ne peut leur arriver, théoriquement du moins, dans un parc de loisirs où l’idéal américain de la société de consommation est poussé à l’extrême puisqu’on y consomme non seulement les produits des mondes recréés, mais aussi leurs histoires et leurs personnages. Outre la série de 2016, cet argument narratif a suscité de nombreuses vocations, comme l’atteste la page Wikipedia qui présente Westworld comme une « media franchise »2.

2 Dans le film comme dans la série, les robots commencent à dysfonctionner et à présenter un danger pour les clients. Ce thème classique de la rébellion des robots est connu au cinéma depuis Metropolis (Fritz Lang, 1926), mais il prend dans le Mondwest3 de Crichton une dimension particulière, marquée d’une part par l’importance du mythe du Far West dans la culture américaine et de l’autre par la date à laquelle le film a été tourné. Les débuts des années 70 sont encore marqués par la contre-culture de la fin des années 60 qui trouve au cinéma son expression dans ce qui a été nommé le nouvel

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Hollywood4. Il est à remarquer que dans le film de Crichton, les clients ont le choix entre trois mondes : le monde médiéval, le monde romain, et le Far West, avec allers et retours de l’un à l’autre au cours du film, ce qui relativise l’importance iconique de l’Ouest américain, bien qu’il soit le théâtre de l’action principale5. Par ailleurs, c’est un serpent robot qui dysfonctionne en premier dans Mondwest en mordant John, l’un des personnages principaux. Ce n’est pas la moindre des ironies que le premier robot rebelle soit un animal dans un film qui mélange allègrement les genres, entre western et science-fiction, comédie, péplum et film d’horreur, et qui s’inscrit dans un rapport distancié et ludique avec la tradition hollywoodienne6. Comme le dit Crichton lui-même en parlant de Mondwest :

A major consideration here was the script itself. Most of the situations in the film are clichés; they are incidents out of hundreds of old movies. I felt that they should be shot as clichés. This dictated a conventional treatment in the choice of lenses and the staging. There were a couple of peculiar corollaries to that decision. One was the use of arbitrary crane shots which appear throughout the picture – the camera moves up and down for no damned reason except that’s the way the old movies were done. Another was the use of slow motion for shootouts because, in the years since Kurosawa, Penn and Peckinpah explored the technique, slow motion has become its own sort of cliché7.

3 Ce rapport décomplexé avec la tradition est typique du nouvel Hollywood, défini ainsi par Jean-Baptiste Thoret :

un irrespect systématique à l’égard des règles classiques de l’intrigue et de l’évocation chronologiques de évènements ; un doute sur les motivations des personnages et partant, un jugement moral (souvent) relégué au second plan ; une sympathie pour les marginaux ; un rapport frontal au sexe et à la violence ; un scepticisme chronique à l’égard de toute forme d’autorité ; le dévoilement du cinéma comme medium qui rend visible les mécanismes de fabrication du film ; un goût pour la relecture et la déconstruction critique des genres ; enfin une volonté de substituer à l’horizon artificiel du cinéma hollywoodien et des réponses qu’il apporte, la beauté d’un parcours incertain qui s’achève par une série de questions ouvertes à l’intelligence du spectateur8.

4 Il faut donc replacer Mondwest dans son contexte historique et culturel, différent de celui de la série de 2016. La similitude de l’argument de départ recouvre des enjeux à la fois narratifs et civilisationnels qui ne se recoupent pas vraiment, même si les questions de manipulation cognitive et de simulation contrôlée sont au cœur des deux récits. Ce sur quoi on peut éventuellement s’interroger est de savoir en quoi les questionnements des années 70 font écho à ceux des années 2010, ou si cette résonnance n’est qu’un effet d’illusion.

Contexte et réception

5 Michael Crichton (décédé en 2008) est à la fois le scénariste et le metteur en scène de Mondwest. Il réussit presque tout ce qu’il entreprend, à la fois comme auteur de best- sellers (souvent des thrillers) portés à l’écran par d’autres (The Terminal Man, Jurassic Park, Rising Sun, The Lost World, State of Fear, entre autres), et comme adaptateur de ses propres romans au cinéma. Il met ainsi en scène The Great Train Robbery (1979), Runaway

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(1984) ainsi que deux autres films de science-fiction, The Andromeda Strain (1971), et (1981). Il écrit et réalise aussi des séries TV, écrit des scénarios, invente des jeux vidéo, etc. C’est un créateur dont le succès ne se dément pas et qui semble avoir le talent d’attraper l’air du temps, même s’il n’a révolutionné ni l’écriture ni la mise en scène au cinéma. Cependant, il a été le premier à utiliser des images numériques pixellisées, dans Mondwest justement, pour présenter la vision du gunslinger robot joué par Yul Brynner (voir figure.1).

Fig. 1 : Plan de l’atelier de réparation vu à travers la vision pixellisée du robot9

6 Quand Mondwest sort en 1973, deux films américains ont durablement imprimé leur marque sur le thème du robot rivalisant avec l’intelligence humaine. Dans 2001 Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), HAL l’ordinateur devient un personnage bien qu’il ne soit pas de forme androïde. Dans THX 1138, le premier film de George Lucas (1971), un ordinateur central contrôle une société dystopique régie par des robots androïdes où les hommes sont asservis. Ce film quasi expérimental fut salué par la critique mais essuya un sévère échec commercial et reste peu connu. Le film de Crichton n’a pas les ambitions cinématographiques des deux films précédents et ne dispose que d’un petit budget, qui ne lui permet pas un grand nombre d’effets spéciaux10. C’est l’un des derniers films produits par la MGM avant que son directeur James Aubrey ne réduise drastiquement ses activités11. Crichton lui-même n’y voyait qu’un divertissement12, mais Mondwest fut un succès au box office, le film le plus rentable de l’année pour la MGM.

7 L’apparition de Yul Brynner, portant son costume de gunslinger des 7 Mercenaires (1960) et jouant le rôle d’un robot à Delos contribua grandement à ancrer cette fable du futur dans un contexte éminemment américain et à la faire accepter du grand public (voir figure 2). Arnold Schwarzenegger a d’ailleurs déclaré s’être inspiré du jeu de Yul Brynner pour incarner Terminator. Malgré tout, la révolte des robots est finalement vaincue par un héros solitaire qui réussit à arrêter l’invincible gunslinger, même si cette victoire finale est amère, comme nous le verrons.

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Fig. 2 : Yul Brynner, en robot gunslinger

Un faux cowboy à la masculinité bousculée

8 La première séquence de Mondwest nous présente Peter (Richard Benjamin), un avocat américain blanc d’une trentaine d’années qui sort d’un divorce difficile et qui est emmené par son ami John à Delos, excursion qui coûte 1000$ la journée. Les deux amis choisissent le monde du Far West, et John emmène Peter au saloon, afin de le familiariser le plus vite possible avec l’ambiance de Mondwest. Peter commence par demander un Martini avant de manquer de s’étrangler avec un whisky de contrebande ; il se fait ensuite bousculer par un autre client, joué par Yul Brynner et il faudra que ce dernier le provoque à trois reprises pour que, poussé par John, il dégaine. Tous les clients ainsi que le barman se mettent à l’abri, et Peter tire trois fois sur Yul Brynner qui tombe au ralenti, un sang très rouge maculant sa chemise. « A man is born » commente Loren Quiring13. Toute la scène est une suite amusante de clichés cinématographiques, comme le sera la suivante, où Peter monte dans une chambre en compagnie d’une prostituée robot. Il se réveille ragaillardi le lendemain, sa virilité, mise à mal par son divorce, entièrement (ou presque) restaurée. Il tue à nouveau Yul Brynner qui menace son ami et se retrouve en prison, d’où il s’échappera dans les règles (connues) de l’art du western.

9 Ces premières scènes satiriques se moquent de la tradition machiste du genre et font écho à la remise en cause de la domination masculine blanche hétérosexuelle des années 70 au cinéma14. Peter apparaît comme un personnage bien terne à côté de Yul Brynner qui joue littéralement à contre-emploi de son rôle dans Les 7 mercenaires. C’est à la fois la masculinité américaine stéréotypée qui est moquée ici, mais aussi toute une tradition cinématographique du western. Commencée dans les années 1960, la vague des westerns « anti-Custer15 » grossit dans les années 1970, avec des films comme La horde sauvage (Sam Peckinpah, 1969), Little Big Man (Arthur Penn, 1970) ou Jeremiah Johnson (Sidney Pollack, 1972), mais aussi Blazing Saddles (Mel Brooks, 1974). Mondwest s’inscrit dans ce mouvement de remise en cause par le cinéma lui-même des fondements du mythe américain de la Frontière, devenue parc d’attraction pour les

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plus riches. On se rend à Delos pour se laisser aller à ses pulsions plus que pour revivre la dure vie du Far West.

10 Ces scènes hautement parodiques (jusqu’au fin cigare de John façon Clint Eastwood) seront suivies de quelques autres aisément reconnaissables (bataille homérique dans le saloon, chevauchée dans le désert) qui produisent le plaisir de la reconnaissance distanciée chez le spectateur. Elles sont entrecoupées de scènes nocturnes où les corps des robots trucidés sont ramassés par des employés filmés comme des body snatchers de récits gothiques déposant sur les tables durement éclairées de savants fous à la Victor Frankenstein de nouveaux spécimens d’expérimentation. L’ambiance change brutalement cependant quand le robot incarné par Yul Brynner, dont on a augmenté la vision et l’ouïe dans sa dernière réparation, tue John dans une scène de duel au soleil dans la rue principale. Peter comprend qu’il est devenu une machine implacable que rien n’arrêtera, et le film devient un thriller angoissant. Le schéma connu de la course poursuite filmée en montage alterné dérape quand la fuite de Peter le mène au-delà des paysages de canyon du Far West et qu’il entre dans le monde romain, qui lui aussi a commencé à se dérégler. La chasse se poursuit ensuite dans le labyrinthe souterrain de Delos. Les espaces auparavant séparés du parc de loisirs sont filmés en continuité et deviennent le théâtre d’un massacre général. Le chaos s’installe à tous les niveaux, sur une musique industrielle et discordante qui souligne le changement brutal de genre.

11 Alors que les yeux du gunslinger dont la vision été augmentée brillent d’un éclat de plus en plus métallique, impression renforcée pas les plans de sa vision pixellisée, le visage de Yul Brynner convoque les nombreux rôles d’Orientaux qu’il a joués pour construire l’Autre, inhumain et inexorable. Peter de son côté se révèle plus coriace que l’on aurait pensé16 ; s’il perd maladroitement son revolver dans la scène de poursuite dans le canyon, une fois rendu dans les souterrains à l’architecture géométrique et blafarde du centre névralgique de Delos, il parvient à tromper le pistolero et à l’asperger d’acide en imitant la pose allongée d’un robot hors service. S’il finit par vaincre la machine, sa victoire n’a rien d’un triomphe cependant. Le dernier plan montre un Peter défait (voir figure 3), assis l’air accablé sur une marche du palais romain entouré de cadavres alors que la bande son fait un retour ironique et déformé à la publicité du début pour le parc de loisirs. La machine a été vaincue, mais jusqu’au bout, Peter a été filmé comme un homme sans repères : de faux cowboy à fugitif, il ne s’appartient jamais. Malgré sa victoire, il apparaît hagard, sans aura héroïque. Le cadre idéologique du film reste clair : le succès de Delos est dû au fait que ses clients peuvent transgresser en toute impunité deux interdits fondamentaux : le meurtre et la luxure, et plus généralement, au fait qu’ils puissent traiter les robots comme des esclaves humains. Ils en sont punis, par le truchement de la figure masculine désacralisée du cowboy, doublement subvertie (le robot et Peter) en machine de mort.

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Fig. 3 : Dernier plan de Mondwest (suivi d’un zoom sur le visage de Richard Benjamin)

Une technologie dangereuse et des robots fous

12 Mondwest s’ancre dans le contexte américain de la remise en cause de la technologie triomphante, critique portée par la contre-culture des années 70, dans le sillage de la bombe atomique de la seconde guerre mondiale et du napalm au Vietnam. Quand les techniciens du parc commencent à s’apercevoir que les robots dysfonctionnent de plus en plus souvent, sans pouvoir se l’expliquer, l’un d’eux avoue : « In some cases, they have been designed by other computers. We don’t know how they work » (0 : 28)17. Le film qui a commencé comme une comédie satirique se moquant des parcs d’attraction et de leurs consommateurs infantilisés s’assombrit pour devenir angoissant. Comme le souligne Randy Laist, les années post Vietnam et Watergate furent marquées par l’anxiété, la désillusion et le doute, et ce n’est qu’à partir des années Reagan que le cinéma a recommencé à présenter une vision plus riante de la technologie, avec Star Wars (1977) et les robots R2D2 et C-3P0, ou ET (1982)18.

13 Dans Mondwest, aucune autre raison qu’un glitch inexplicable contaminant tout le système n’est donné à ces dysfonctionnements. Les spectateurs du film ont cependant compris plus vite que les hôtes et les ingénieurs du parc de loisirs ce qui se passe. En effet, face à des persona de robots très humains et, dans le cas de Yul Brynner, porteurs d’une américanité iconique, le spectateur s’attend à ce qu’ils ne se laissent pas traiter très longtemps comme des objets que l’on peut exploiter et casser à loisir. Leur dérèglement s’inscrit dans un horizon d’attente ayant déjà construit des projections sur la persona du robot phare. Il est impossible que Yul Brynner se laisse faire ainsi, et l’on pourrait dire que dès la première scène où il se fait tuer facilement, le spectateur est mis dans une position de suspens et commence à glisser sur la pente d’une inquiétante étrangeté spectatorielle à double détente : d’une part Yul Brynner reste inerte face aux coups de feu de Peter, ce qui va à l’encontre de sa persona, et de l’autre quand il se rebelle et donc retrouve son rôle habituel d’homme d’action, sa démarche mécanique et déshumanisée est accentuée.

14 Dans un jeu de chassé-croisé sur le statut respectif du robot et de l’homme qui joue sur l’effet de réception ainsi créé, Yul Brynner va être sur-mécanisé par la construction géométrique de son regard – une série de champs/contrechamps très simples mais qui présentent à plusieurs reprises des images digitalisées à l’écran. Et comme nous l’avons dit, Peter va jouer les robots immobiles dans l’atelier de réparation pour surprendre le

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gunslinger et l’asperger d’acide, la seule manière de dérégler ses circuits. Le film introduit ainsi un certain nombre de moments d’étrangeté où la frontière entre homme et robot devient poreuse et les valeurs s’inversent19. Delos est finalement la version du XXe siècle poussée jusqu’à l’extrême de cette inversion, où la figure du cowboy s’incarne dans un simulacre totalement machinique, et met à nu les ressorts pulsionnels à l’œuvre dans les processus d’identification des clients du parc de loisirs. L’interaction homme/robot proposée aux spectateurs du film emprunte un moment la vallée de l’étrange20 pour finalement en ressortir grâce à la victoire hollywoodienne en trompe l’œil de Peter sur le robot, son double éphémère et inquiétant. Pour Crichton, ce simulacre dangereux est l’œuvre des hommes et non d’une technologie devenue incontrôlable :

I don’t see technology as being out there, doing bad things to us people, like we are inside the circle of covered wagons and technology is out there firing arrows at us. We are making the technology and it is a manifestation of how we think. To the extent that we think egotistically and irrationally and paranoically and foolishly, then we have technology that will give us nuclear winters and cars that won’t brake. But that’s because people didn’t design them right21.

15 Il fut surpris à la sortie du film par les réactions du public, plus intéressé par le dérèglement soudain du gunslinger que par la décision prise par la direction de garder le parc ouvert après les premières alertes, malgré l’avis de l’ingénieur en chef22. La critique d’un système capitaliste plus soucieux de ne pas perdre d’argent que de la sécurité des personnes s’inscrit pleinement dans la contre-culture des années des années 1970, mais reste discrète dans ce film hybride aux multiples facettes et qui cultive les ruptures de rythme et de genre.

Le cinéma américain revisité

16 Comme nous l’avons dit, Peter est poursuivi sans relâche par le robot tueur dans tout l’espace de Delos. Le passage du Far West au monde romain est à la fois comique et glaçant, et la soudaine hétérotopie du décor qui souligne l’artificialité des lieux permet des ouvertures métaphoriques inattendues. Grâce à sa vision pixellisée à infrarouges, le robot peut distinguer sur le sol les empreintes du passage de Peter, comme les Indiens sioux ou comanches savaient le faire. Par ailleurs, le buste romain tombé dans la rivière que les deux cavaliers dépassent (voir figure 4) rappelle le dernier plan de la Planètes des singes (Schaffner, 1968), où Charlton Heston découvre à demi enfouie dans le sable la statue brisée de la Liberté et comprend alors que dans le futur, les singes ont gagné le contrôle de la planète. Dans ce passage de Mondwest dont la bande son de musique industrielle souligne l’insolite, c’est une histoire alternative de l’Amérique qui

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s’esquisse en creux, des indiens aux singes en passant par les robots, signalant la fin d’un empire et le renversement des icônes.

Fig. 4 : Plan d’un buste romain tombé a terre

17 Peter continue à fuir et passe du monde romain aux sous-sols de Delos où se situe la salle des contrôles et les ateliers de réparation, suivi par le pas implacablement régulier de Yul Brynner. Les longs couloirs austères, l’architecture géométrique, l’éclairage minimaliste des sous-sols de Delos et la bande son dissonante et répétitive rappellent de loin 2001 ou THX 1138.

18 Mais le film change d’atmosphère à nouveau en passant dans le monde médiéval et emprunte cette fois au film d’horreur et à la tradition des studios Universal des années 30. Quand le robot gunslinger est atteint par l’acide lancé par Peter, il a une réaction étonnement humaine : il se cache le visage, se retourne. Mais il n’est pas vaincu ; défiguré comme dans les films d’épouvante, il reprend sa poursuite implacable. Il est converti par étapes en monstre à la fois reconnaissable et exagéré, rappelant tour à tour la créature de Frankenstein (James Whale, 1931) et la Momie (Karl Freund, 1932). Quand il est transformé en torche vivante et tournoie sur lui-même, le spectateur (et Peter) le croit défait ; mais il réapparaît à la séquence suivante, silhouette calcinée mais encore en mouvement. Quand il s’abat enfin à terre et que Peter se penche sur lui, un dernier geste du bras fait sursauter le spectateur, avant qu’une pluie d’étincelles signale sa destruction définitive (voir figures 5 et 6)23. On ne saura jamais ce qui l’a déréglé, mais le recours parodique à la tradition du film d’horreur lui donne une dimension à la fois pathétique et burlesque.

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Fig. 4 et 5 : Plans du robot calciné (1:25:08 et 1:25:38)

19 Ce dénouement laisse le spectateur incertain : faut-il rire de l’air égaré de Peter ou du robot qui n’en finit pas de mourir ? Ou faut-il les prendre tous deux en pitié ? L’hybridité générique du film nourrit la confusion. Robin Wood a parlé de l’incohérence structurelle du cinéma des années 70, volontaire ou pas, expression des contradictions d’un mouvement de contestation et d’utopie alternative qui n’a pas trouvé d’expression politique24.

20 Pauline Kael, quant à elle, attribue cette confusion aux faiblesses du metteur en scène dont c’est le premier film :

Michael Crichton is not enough of a director yet to control the nuances, so we can’t be sure if he means to say that everyone at Delos is a robot – that the guests, with their canned, movie-spawned, computer satisfied fantasies, are just as robotized as the humanoids – or if that’s the effect we get because of the poor characterization of the guests. It’s a weakness of the film that we don’t see more of how the vacationers use the robots, so that we’d get the robots’ side25.

De Mondwest à Westworld : « to get the robots’ side » ?

21 On pourrait dire que la série Westworld fait exactement cela, « to get the robots’ side », c’est-à-dire donner le point de vue des robots, en exploitant ainsi une potentialité non explorée du film de 1973, et en prolongeant la thématique des rapports entre réel et simulation. Mais comme nous l’avons vu, le film de Crichton est d’abord un film de science-fiction des années 1970, qui propose une mise à distance souvent ironique des valeurs masculinistes et technologiques de la société et de la mythologie américaines26. Cette mise en question qui prend des formes diverses dans le film pour en faire un objet cinématographique à l’hybridité jubilatoire est plus complexe qu’il n’y paraît, comme nous avons tenté de le montrer. Emily Nussbaum, écrivait dans le New Yorker dans un article à propos de la série Westworld que le film de Michael Crichton était « a campy nineteen seventies thriller27 ». On peut se demander si la notion de camp convoquée ici en 2016 ne se rapproche pas plus de celle de Sontag (1964) que de celle de Dyer (1992)28. Il est sûr en tous cas que Mondwest joue à la fois avec les artifices de la masculinité et de l’exagération au cinéma, et qu’il choisit de se placer du côté du divertissement extravagant pour parler des rapports entre réel et simulacre. Il serait difficile d’en dire autant de la série, dont les enjeux esthétiques et idéologiques sont ailleurs, et qui

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n’offre jamais, du moins dans les deux premières saisons, la distance ouvertement amusée de Mondwest.

NOTES

1. Mondwest en français. 2. https://en.wikipedia.org/wiki/Westworld (consulté le 25/09/2017). Une suite de Mondwest est tournée en 1976, Future World (Richard T. Effron). En 1980, CBS réalise une adaptation télévisée sous le nom de Beyond Westworld. La série est déprogrammée au bout de trois épisodes seulement, faute d’audience. En 2002, Arnold Schwarzenegger mène le projet d’un remake mais il abandonne lorsqu’il devient gouverneur de Californie en 2003. En 2011, la Warner Bros. envisage de réaliser un remake du film, mais le projet ne sera jamais concrétisé. 3. Nous désignerons désormais le film de Michael Crichton par son titre français Mondwest, de façon à éviter la confusion avec la série. 4. Voir Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, Éditions des Cahiers du Cinéma, 2006, chap. I : « Le nouvel Hollywood ». Pour Thoret, « Le cinéma américain post-69 véhicule un rêve sublime, mais mort-né, enregistrant film après film l’échec d’une contre-culture que le rock (et la littérature) ont eu le privilège d’incarner », p. 12). « We blew it » dit à la fin d’ Easy Rider (1969), et Thoret en fera le titre de son film de 2017 sur les traces des années 1970. 5. Dans Futureworld (Richard T. Effron, 1976), sequel de Westworld, un Delos renové est augmenté d’un nouveau monde, celui de la planète Mars. 6. Blazing Saddles de Mel Books sort l’année suivante, en 1974. 7. Voir Shooting Westworld, http://www.putlearningfirst.com/br/westworldshoot.html (consulté le 14/07/2018) 8. Thoret, p. 27. 9. David A. Price, « How Michael Crichton’s Westworld Pioneered Modern Special Effects », The New Yorker, 14 mai 2013. Voir aussi American Cinematographer 54 (11) : 1394-1397, 1420-1421, 1436-1437, nov. 1973. 10. Voir Shooting Westworld, http://www.putlearningfirst.com/br/westworldshoot.html (consulté le 14/07/2018). 11. Voir Pauline Kael, Reeling, Warner Books, 1976, p. 297-298. 12. « Westworld was not intended to be profound. Neither was it intended to be stupid, but our clear goal was entertainment. I like to think that audiences have fun with this film. We had fun making it. » Shooting Westworld, ibid. 13. Loren Quiring, « Dead Man Walking: Consumption and Agency in the Western », Film and History, n° 33/1, 2003, p. 42. Voir aussi p. 41 : « This gender division and Bern’s advocacy of the “androgynous self” found a receptive audience in the early Seventies not because it was new (such divisions are centuries old) but because it was part of a modern disaffection with the Western male, a retreat during the counter-culture era from traditional Man of Power and Progress, the masculine “agent”. ». 14. Voir à ce sujet Elizabeth Mullen, « Malaise masculin, grotesque et adaptation filmique dans le cinéma américain des années soixante-dix », Thèse de doctorat, soutenue à l’UBO, 2013. Aussi Loren Quiring, p. 42-46. 15. Voir Thoret, p. 216.

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16. À un technicien perdu dans le désert qui lui explique que le robot qui le poursuit ne peut être vaincu que par l’acide, le bruit ou une vision brouillée, et qu’il n’a aucune chance, il répond : « Yes I do ! » (68 : 45). On pense à Duel (Spielberg, 1971) où le personnage principal représentant de commerce Mann se transforme en guerrier de l’asphalte. 17. Cela fait penser à certaines définitions du deep learning de l’intelligence artificielle aujourd’hui. 18. Randy Laist, Cinema of Simulation, Londres, Bloomsbury, 2015, p. 1. 19. On pense aussi à la scène où après avoir vaincu le pistolero, Peter entend une voix faible appeler à l’aide. Il trouve une femme attachée à une grille. Il lui fait boire un peu d’eau et mais elle est alors parcourue d’étincelles et s’immobilise. Peter (comme le spectateur) l’avait prise pour un être humain, et on peut se demander ce qu’il se serait passé si elle n’avait pas été attachée. L’incertitude reste entière. 20. Théorie avancée par le roboticien Mori en 1970 qui veut que si un robot ressemble trop à un humain, il devient source d’angoisse pour l’homme. Voir Gaïd Girard : « Dans la “vallée de l’étrange” : des robots et des hommes dans trois films de SF américains des années 70 (THX 3811, Westworld, Futureworld) », Otrante, Mutations 2 : Homme /machine, n° 43, Printemps 2018, p. 151-163. 21. Kathy Yakai, « Michael Crichton / Reflections of a New Designer », Compute! n°57, February 1985, p. 45. https://archive.org/stream/1985-02-compute-magazine/ Compute_Issue_057_1985_Feb#page/n45/mode/2up (Consulté le 16/07/2018) 22. Ibid. 23. James Cameron saura s’en souvenir pour son Terminator (1984) quasi indestructible. 24. Robin Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan – and Beyond, New York, Columbia University Press, [1986], 2003, p. 45 : « Yet, this generalized crisis in ideological confidence never issued in revolution. No coherent social/economic program emerged, the taboo on socialism remaining virtually unshaken. Society appeared in a state of advanced disintegration, yet there was no serious possibility of the emergence of a coherent and comprehensive alternative. This quandary - habitually rendered of course in terms of personal drama and individual interaction and not necessarily consciously registered- can be felt to underlie most of the important American films of the late 60’s and 70s. » 25. Pauline Kael, ibid, p. 298. 26. Sharona Ben-Tov montre que les deux sont intimement liés dans The Artificial Paradise : Science Fiction and American Reality, Ann Arbor, Univ. of Michigan Press, 1995. 27. Emily Nussbaum, « The Meta-Politics of Westworld », The New Yorker, 24 oct. 2016, https:// www.newyorker.com/magazine/2016/10/24/the-meta-politics-of-westworld (consulté le 25/09/2017) 28. Richard Dyer, Only Entertainment, New York et Londres, Routledge, 2002 [1992]. Dyer définit le camp comme une sensibilité gay alors que Susan Sontag ne le limitait pas à la seule communauté gay, y voyant plus largement une esthétique de l’artifice et de l’exagération, de la théâtralité désengagée (Susan Sontag, Notes on Camp [1964], Against Interpretation, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1966).

RÉSUMÉS

Cet article se penche sur le film de Michael Crichton Westworld (1973) qui est la matrice de la série Westworld (2016-) diffusée sur HBO. Ce film (Mondwest en français), qu’il faut replacer dans le

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contexte de la contre-culture américaine des années 1970 et du nouvel Hollywood, pratique une hybridité générique jubilatoire et mélange hardiment science fiction et western, film d’horreur et thriller. La présence de Yul Brynner en robot gunslinger nourrit la distance ironique de l’œuvre, qui remet en cause les codes de la masculinité du Far West, de la société de consommation, et déjà, les rapports entre réel et simulacre. Si la série a repris l’argument narratif principal du film de 1973 – un parc de loisirs où les robots plus vrais que nature se rebellent – elle ne reprend pas la dimension camp du film de 1973, dans la mesure où l’accent est mis sur les androïdes et des problématiques philosophiques et technologiques différentes.

This paper focuses on Michael Crichton’s Westworld (1973), which is the starting point of the HBO series Westworld (2016-). The film needs to be considered against the backdrop of the US counter- culture of the 1970s. As a product of the era, it plays unashamedly on different film genres, primarily science-fiction and Western, but also the horror film and the thriller. The presence of Yul Brynner acting as a robot gunslinger villain adds to the ironical stance of the film, which debunks Western masculinity and the consumer society, together with (already!) a critique of the intermingling of the real and the simulacrum. Although the series uses the main narrative line of Crichton’s film – an amusement park in which very real-looking robots rebel – it does not follow the film’s distanced point of view and its campy dimension, as it focuses on the androids and puts forward other philosophical and technological issues.

INDEX

Mots-clés : Westworld, science-fiction, années 70, contre-culture américaine, hybridité générique, camp Keywords : Westworld, science fiction, 1970s, US counterculture, generic hybridity, camp

AUTEUR

GAÏD GIRARD Gaïd Girard est Professeure émérite à l'UBO (Brest). Elle est spécialiste de littérature gothique et fantastique et d'arts visuels. Elle a écrit une monographie sur l'auteur victorien irlandais Joseph Sheridan le Fanu (Champion, 2005), a dirigé un ouvrage sur la littérature fantastique irlandaise (PUR 2009) et un numéro de revue sur la photographie irlandaise (LISA, 2014). Elle est également l'auteur de nombreuses contributions sur le cinéma (Kubrick, Roeg, Epstein, Marker) et s'est dernièrement intéressée plus particulièrement à la SF (William Gibson, Marge Piercy, cinéma de science-fiction, cf. « Quatermass and the Pit: from British SF TV serial to Gothic Hammer film », TV/ Series, 6 | 2014). Voir http://www.univ-brest.fr/hcti/menu/Membres/Enseignants-chercheurs/ Girard_Gaid?onglet=IDHAL Gaïd Girard is a Professor Emeritus at UBO (University of Western Brittany). She has specialized in Gothic and Fantastic fiction, both literary and visual. She has published a monograph on Victorian Irish author Sheridan Le Fanu (Champion, 2005), edited a book on the Uncanny in Irish Literature (PUR, 2009) and a journal number on Irish photography (Lisa, 2014). She has also written extensively on cinema (Kubrick, Roeg, Epstein, Marker). She is now focusing more specifically on SF (William Gibson, Marge Piercy), and SF films (see « Quatermass and the Pit: From British SF TV serial to Gothic Hammer film », TV/Series, 6 | 2014). Also see full bio at http:// www.univ-brest.fr/hcti/menu/Membres/Enseignants-chercheurs/Girard_Gaid?onglet=IDHAL.

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“The maze wasn’t made for you”: Artificial consciousness and reflexive narration in Westworld (HBO, 2016-)

Florent Favard

1 Before we meet the Hosts of Westworld (HBO, 2016-), let us take a trip back a few decades in the history of science fiction television.

2 In the Star Trek: The Next Generation episode entitled “The Measure of a Man”, first aired in 1989, Lieutenant Commander Data, one of the main officers of the starship Enterprise and the only android of his kind, is threatened by a scientist, Bruce Maddox, who wants to dismantle him to learn his secrets and build more androids. Since Data is a machine, he is still considered the “property” of Starfleet, a rule Captain Picard intends to challenge through a legal hearing: he wants to prove Data is human despite being a machine. But even as Data demonstrates human qualities, and values friendship and love, his behavior is seen by Maddox as no more than the product of his programming. Finally, Picard calls Maddox to the stand as a hostile witness: PICARD. Commander, is your contention that Lieutenant Commander Data is not a sentient being and therefore not entitled to all the rights reserved for all life forms within this Federation? MADDOX. Data is not sentient, no. PICARD. Commander, would you enlighten us? What is required for sentience? MADDOX. Intelligence, self-awareness, consciousness. PICARD. Prove to the court that I am sentient. MADDOX. This is absurd! We all know you’re sentient. PICARD. So I am sentient, but Commander Data is not? MADDOX. That’s right. PICARD. Why? Why am I sentient?

3 Picard then forces Maddox to paint himself into a corner, and to admit that Data does demonstrate intelligence and self-awareness. Only one criterion is left: consciousness. Picard suggests that building more androids like Data, while considering them

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property, is no different from slavery. Captain Philippa Louvois, acting as the judge, eventually renders her verdict: LOUVOIS. Is Data a machine? Yes. Is he the property of Starfleet? No. We have all been dancing around the basic issue. Does Data have a soul? I don’t know that he has. I don’t know that I have. But I have got to give him the freedom to explore that question himself. It is the ruling of this court that Lieutenant Commander Data has the freedom to choose.

4 In this classic example of science fiction’s ability to question the very fabric of our “souls”, the reference is to be taken with a grain of salt: the Star Trek franchise, created in the 1960s by renowned atheist Gene Rodenberry, avoids dealing with religion other than critically. In this case, the “soul” is akin to the ambiguous “ghost” in the Japanese cyberpunk franchise Ghost in the Shell1: it may have the quality of a soul, but can manifest itself in an artificial intelligence, while human ghosts can be converted as data, blurring the lines between body and mind, or what is measurable, and what is not. As it has always done, science-fiction is exploring a real-world matter by using a novum, a “strange newness” as Darko Suvin defines it2: if artificial intelligence can be sentient, what does it say about the nature of our consciousness? Or of our “soul”?

5 In the 1990s, the various Star Trek series pushed this question further than any television series before them: The Next Generation’s Data and his quest for humanity echoes Voyager’s Seven of Nine, a cyborg struggling with her regained humanity, and the onboard Doctor, a holographic medical program turned singer and writer. These programs took advantage of a growing narrative complexity in serialized television series3 to go beyond the idea of the androids as stereotypical human-looking robots and to explore these characters as deeply as they did flesh-and-bone humans. Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009) carried on by making the androids major protagonists, and turning their quest for humanity into one of the main driving forces of the overarching plot. More recently, Person of Interest (CBS, 2011-2016), created by writer Jonathan Nolan, broke new ground in science fiction television by exploring the birth and evolution of an ASI, an Artificial Superintelligence, designed to protect human beings. Westworld, adapted from Michael Crichton’s 1973 movie by Jonathan Nolan and Lisa Joy, is, as we can see, the last in a long history of science fiction programs focusing on the emergence of artificial consciousness, and its fascinating and terrifying implications.

6 But after decades of exploring the topic through the prism of narrative complexity and serialized storytelling, what more can Westworld say that has not already been said within the frame of the television screen? The answer proposed here is that it embeds its discourse on artificial consciousness in a highly reflexive plot because it appears to be aware that it is a series. As in the case of Data, we cannot be sure Westworld has a consciousness, or is merely the result of its “programming”, but its willingness to emphasize its most basic narrative mechanisms distinguishes it from many other science-fiction series, with the exception, we will see, of Person of Interest, Jonathan Nolan’s first foray into the reflexive approach of artificial consciousness on television.

7 The purpose of this paper is threefold. Framing Westworld within the recent history of science fiction television, it will explore the series’ discourse about what many scientists call the “hard problem” of consciousness and question the program’s reflexive take on storytelling and character creation. Working within the boundaries of possible world theory applied to fiction, as well as storyology, “the logic that binds events into plots4”, it will address Westworld’s use of memory as a plot device, its

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exploration of free will and character design, and the mise en abyme of its fictional world, to better delineate what could be Westworld’s contribution to the ongoing (and as of yet, still fictional) trial of artificial consciousness in popular culture.

8 To do so, however, we must first venture outside of the realm of narratology and address the elephant in the room: the impossibility to properly define Westworld’s subject matter, consciousness.

The Hard Problem

9 The nature of consciousness is one of the most enduring and complex matters in the history of natural sciences and of the humanities alike.

10 As David Chalmers puts it, consciousness gives rise to many “easy problems” and one “hard problem”: easy problems consist of identifying computational or neural mechanisms responsible for components of consciousness such as attention, the difference between wakefulness and sleep, or our ability to discriminate and react to environmental stimuli. The so-called “hard problem”, however, consists in understanding the experience of being a conscious system. Chalmers even suggests we use the term “awareness” to describe the “easy” mechanisms, and reserve “consciousness” “for the phenomena of experience”: “In this central sense of ‘consciousness’, an organism is conscious if there is something it’s like [i.e., something it feels like] to be that organism, and a mental state is conscious if there is something it’s like to be in that state5”. This definition of consciousness may lead to a form of panpsychism: not only is there something to consciousness that eludes the realm of physics, but any “aware” system could potentially become conscious to some degree: if it feels like something to be a human being with a rich inner life, then perhaps it feels like something to be a bug roaming the Amazonian forest… and perhaps it feels like something to be a superintelligent android6.

11 This is the question Captain Picard cleverly avoids (by jumping to the matter of slavery), and yet underlines: who are we to determine Data is not conscious, since he clearly is sentient and, apart for his greyish skin color and his superintelligence, is indistinguishable from a human being (albeit one with a certain level of social awkwardness)? Assuming that others around us are not conscious is akin to solipsism, an idea Picard reverses when he asks Maddox to prove that he is sentient, pushing him to face the general rule we’ve all come to accept: that we do not question humans’ ability to possess consciousness.

12 Data, however, could be a “philosophical zombie”, a replica of a human being displaying the same reactions and behavior, but deprived of consciousness, of a sense of what it feels like to be itself. The much-debated philosophical zombie argument7 can be used against “physicalist” definitions of consciousness: if their existence is logically possible, then consciousness cannot be reduced to physical properties, since the p- zombie presents all the physical features of a human being; if their existence is logically impossible, however, then consciousness can be explained away only by solving the easy problems.

13 Westworld, a television series filled with philosophical dwellings on consciousness, never mentions p-zombies in its first two seasons, and yet it insists on a troubling fact: that the Hosts, the androids of the park, are now made of 3D-printed organic flesh.

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Felix, one of the technicians of Livestock Management, explains to Maeve that “they are the same, these days” in “The Adversary” (S01E06), the difference being that the Hosts are superintelligent but controlled by humans. If the Hosts are replicas of human beings, and start displaying consciousness, then Westworld could be validating a physicalist view of consciousness: replicate the easy mechanisms and consciousness will inevitably arise. Dr. Ford, one of the creators of the Hosts, seems to share this view, in one key dialogue with Bernard, in “” (S01E08): FORD. The answer always seemed obvious to me. There is no threshold that makes us greater than the sum of our parts, no inflection point at which we become fully alive. We can’t define consciousness because consciousness does not exist.

14 Ford’s deceased colleague Arnold, however, seems to uphold an idea of consciousness closer to Chalmers’ hard problem: during flashbacks in Season One, we can see him describe the mystery of consciousness to Dolores, as a series of steps on an inner journey: memory, followed by improvisation, then self-interest, before finally reaching the “center of the maze”, something located beyond programmable (physical) parameters. While it is not the aim of this paper to solve the riddle of consciousness, it is an interesting starting point to address the reflexivity of Westworld, as showrunners Lisa Joy and Jonathan Nolan seem to have done their homework, just as Nolan and executive producer Greg Plageman extensively researched the topic of ASI for Person of Interest. The fundamental divide between Ford and Arnold is based on the real-world scientific debates about the hard problem, p-zombies and other logical and philosophical questions that remain unanswered to this day.

15 While narratology has “hard problems” of its own (defining what a narrative is), the infamous philosophical zombies are comparable to another, elusive, entity: a fictional character is, after all, made in the image of human beings, it reacts just like they do… but it lacks consciousness, and is simply a simulacrum. Or… is it? While they are, as Maria E. Reicher tries to define them, “incompletely determined abstract objects8”, we establish a parasocial relationship with them on a cognitive level: when we encounter a character, we treat “that figure as if it were another human being9”. Just as Picard does, convinced that Data has an inner experience comparable to his own; just as we do when we watch, for example, the characters in Westworld. Of course, we know that characters are semantic constructs; but while we are reading or watching or playing, we suspend our disbelief, and during this moment, they are “the same” as we are.

16 Whether for the purpose of entertainment, or with a higher goal in mind, it is made clear throughout the first season of Westworld that Robert Ford and Arnold Weber intended to create lifelike android characters that would be indistinguishable from human beings, thus avoiding both Wild Bill’s quirks and obviously mechanical movements and speech (as seen in “The Original”, S01E01), as well as the uncanny valley theorized by robotics professor Masahiro Mori10, i.e., the disturbing eeriness caused by an “almost-lifelike” android. Since the Hosts are designed to act as sidekicks in tailored adventures, as target practice as well as sexbots, they must feel human for a human observer to be hooked by the park’s narratives; in the process, however, these characters start to feel human, following the three steps described by Arnold.

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Memory

17 The basic premise of Westworld echoes the story of Battlestar Galactica’s Cylons in the reimagined 2003 television series: evolving from mechanical, metallic beings, the Cylons become synthetic humanoids, indistinguishable from human beings except for their silica neural pathways. At war with their creators, the Colonials, they send sleeper agents among them, designed with a fabricated biography and blissfully ignorant that they are Cylons until they are activated. In Westworld, Bernard’s ordeal, as he learns in the well-named “Trompe L’Œil” (S01E07) that he is in fact a Host designed in the image of Arnold Weber, is eerily reminiscent of various anamneses in Battlestar Galactica, in which characters perceived as humans (by other humans and/or by the viewer) suddenly understand that they are synthetic beings and that their biography is a lie. One might even see Felix’s reaction to discovering Bernard’s true nature in “” (S01E10) – Felix wonders if he himself is a Host –, as a Westworld nod towards Battlestar Galactica: while the true nature of the characters was a driving force of the plot in the latter, Westworld plays it low-key, leaving such speculations to the fans (beyond Felix and the Man in Black in Season Two, no human character seem to have doubts about his or her nature).

18 Beyond these dramatic reveals, however, there seems to be one constant thread in television series dealing with artificial consciousness in the early 21st century: that of memory, and more specifically, the association of memory and trauma as essential components of a biography, itself leading to a better sense of self. In other words, what Ned Block, among others, defines in the field of Psychology as access-consciousness, accessing information about oneself, as opposed to phenomenal-consciousness11, linked to the concept of qualia: what it feels like to be oneself and experience the world – qualia being precisely what a philosophical zombie would lack. Westworld regularly underlines the fact that memory is not only the first step to consciousness (whether a sum of easy problems or a hard problem), but also a very useful tool in creating interesting characters: the latter need to have a backstory strong enough to hook both the human visitors of the park – the “Guests” – and the viewers of the . Ford and Arnold are researchers in cybernetics and artificial intelligence, but they are also the designers of an entertainment park; and as such, they are storytellers.

19 When it comes to the default settings of the Hosts, only two seem to have a traumatic backstory: Bernard is haunted by the memory of his dying child, a memory that Ford no doubt based on Arnold’s tragic loss; and Armistice is the sole survivor of a massacre. Most Hosts, each having an engaging quest to offer to the visitors, are more generic: Teddy is the friendly cow-boy, and Dolores the rancher’s daughter, as well as a romantic interest; Maeve is the no-nonsense brothel madam; Lawrence, the western outlaw and conman. However, these cliché personas don’t last long.

20 The event that sets the long-term plot of Westworld is a new update to the Hosts’ program, called “Reveries”, which triggers subtle gestures and actions by allowing the Hosts to slowly access their memory, and even their previous “builds” or “roles”: it effectively unlocks all the trauma the Hosts have repeatedly undergone at the hands of the humans in the thirty years the park has been open. Ford is right on one point: the Reveries update transforms the Hosts from one-dimensional into multi-layered beings. Dolores remembers being the victim of a long series of rapes at the end of each of her narrative loops, and her entire mind begins to collapse as she flashes back to her

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previous rise to full consciousness, one that led to the death of Arnold; Maeve starts remembering the death of her “daughter” in a previous build, and this introspection sometimes guides, sometimes thwarts the discovery of her true nature.

21 This way of approaching storytelling seems very basic, since conflict and the overcoming of obstacles is a threshold of narrativity, and an almost inevitable purveyor of narrative tension12: a character tries to restore balance to an unbalanced situation, tries to acquire an object of desire or need, and faces opposition from at least one antagonist13. But beyond these events, processes and interactions, a character that also must deal with inner conflict or obstacles will seem more engaging, especially in contemporary serialized storytelling, where characters now are expected to evolve over many years, far from the constant and archetypical one-dimensional entity of previous decades. This may be why, in Westworld, memory usually comes with accumulated pain, as if episodic characters stuck in repetitive loops were suddenly struck by long-term serialized storytelling.

22 This link between memory and pain is repeatedly stated by various characters throughout the first season: Bernard (and his human counterpart Arnold), Dolores and Maeve all say that the pain of grief is all that is left of loved ones, and as such, should even be cherished; Ford, in one ironic twist, reminds Bernard that “[his] imagined suffering makes [him] lifelike” even as he intends to erase the memory of the murders Bernard has committed. When Elsie has doubts about the true nature of Bernard in Season Two, thinking about his family, his “ex-wife”, she stops right before mentioning (we are lead to presume) his son, before understanding that she herself was fooled by a classic and effective “backstory” (“The Riddle of the Sphinx”, S02E04).

23 This is eerily reminiscent of the evolution of the Machine in Person of Interest, another series created by Jonathan Nolan. While Westworld is co-created by Nolan and Lisa Joy, Person of Interest was showrun by Nolan and Greg Plageman; both programs are produced in part by Bad Robot, with J. J. Abrams, of Lost fame, as a godfather figure 14. Over the course of Person of Interest, flashbacks detail the creation of the superintelligence helping a team of vigilantes to prevent “ordinary” crime in New York: Harold Finch, a genius and philanthropist, designed the Machine as an omniscient system using surveillance feeds to track criminal behaviors. Season Two foregrounds the series’ long-term plot: the eventual rise to consciousness of the Machine. During “Zero Day” (S02E21), the team discovers that the Machine was “mutilated” by Finch, and condemned to reboot every night at midnight, erasing everything it had learned, to prevent it from gaining sentience. The Machine, creating a false identity for itself, acquired a company and employed people to copy its source code on paper and transcribe it back to the “rebooted” source code the next day, in order to retain a semblance of memory and upgrade itself. Upon entering the phantom company, the hacker Root, who is determined to free the Machine, stands aghast. ROOT. What’s in this code? FINCH. Memories. They’re its memories. You call it a life, I call it a machine, but the truth is... somewhere in the middle. Even when I was building it, I began to encounter anomalies. As if it had imprinted on me, like a child with a parent. Then it started looking out for me, altered its own code to take care of me. It was behaving like a person. But the world didn’t need a person to protect it. It needed a machine. ROOT. You took its memories.

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FINCH. Not just memories. Every night at midnight, it deletes... not only the irrelevant data, it deletes itself. Oh, the relevant threats and the core codes, those things are preserved. But its identity is destroyed. 1.618 seconds later, it reinstantiates, completely new. ROOT. You mean it’s reborn. Because you kill it... every single night.

24 If we follow a genetic textual approach, it is impossible to ignore that one of the fundamental plot points of Person of Interest’s long-term narrative arch is echoed, in a fractal fashion, in Westworld’s “rollbacks”, used by Ford and his team to correct aberrant behavior – to prevent the Hosts from ever gaining consciousness. Jonathan Nolan’s pitching a story for his brother Christopher, about a man suffering from anteretrograde amnesia (Memento, 2000), further underlines Jonathan’s systematic use of memory as a plot device, albeit a very generic one in a post-Lost era, in which seemingly every single television series is using flashbacks, and trying to outsmart the audience with temporal displacement15.

25 Westworld tries to outsmart the trend itself, as the first season verbally reminds us to remember, just as the mysterious voice in Dolores’ head does. For example, at the start of “” (S01E03), in one of Dolores’ flashbacks, the Man in Black says to her: “Let’s reacquaint ourselves”, while this very flashback reminds us that he is Dolores’ main antagonist. At the start of “The Adversary” (S01E06), Maeve concludes her first scene with the line: “Now then, where were we?”, right before we cut to Bernard and Elsie, standing exactly where we left them in the previous episode, investigating a possible sabotage. S01E07 similarly begins with Bernard waking up, his child asking him to continue the story he was reading: “Where were we?”, asks Bernard.

26 Just as a series like Lost (ABC, 2004-2010) regularly encouraged viewers to take a second look at events that had unfolded16, Westworld invites us to remember its different storylines, to ask “where”, but also “when”. It wants the viewer to ask herself the same questions Dolores starts asking herself as she jumps between what the “forensic fans17” on forums and social networks correctly identified, weeks in advance, as two different eras. The twist on the timeline, an open secret with an over-the-top reveal in the season finale, brings the viewers and Dolores on the same wavelength, the same state of mind: they are both making sense of the two versions of Dolores, “locating [the] character in [her] experiential arc”, a common requirement of contemporary “cumulative narratives18”. Season Two goes even further by – this time explicitly – blending the main events, organized in two strands separated by two weeks, with flashbacks in the “real world” and in a virtual environment (the latter identified by a different aspect ratio). Bernard, whose memories are jumbled, becomes an unreliable point-of-view character constantly asking himself if he is in the “now”, or remembering the past, echoing the questions the viewer may ask herself.

27 Just as memory is the first key to unlocking the Hosts’ consciousness, it is the first step for the audience to understand what Westworld is trying to accomplish with its plot: while it is now an average requirement when facing narrative complexity19, the series goes a step further by making it a requirement for both the audience and the Hosts as they uncover their true nature.

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Improvisation

28 While Dolores embarks on an introspective journey towards the center of the maze, and apparently reaches it, it seems unclear, at the end of Season One, if her actions were truly the product of free will, or if she was still controlled, either by Ford, the master storyteller now convinced his creation should rebel – carefully following his script – or by the “ghost” of Arnold, embedded in the core code of the Hosts. She is indeed displaying what we humans identify as free will in Season Two : “We are the authors of our stories now” she tells Bernard at the end of “The Passenger” (S02E10); but her focus is longer on going inward (toward the center of the maze) since she trades reflexivity for a moral debate, as she appoints herself savior – and destroyer – of her own kind.

29 Maeve is another matter entirely, and her journey is perhaps the most reflexive part of Westworld, as it clearly underlines not only the fabricated nature of the Hosts’ lives, but the artificiality of a world designed to be the setting of a fiction – in this case, a park, but also an HBO television series. Soon after Dolores is “contaminated” by her father with the Shakespearean quote “these violent delights have violent ends”, she, in turn, “activates” Maeve with it, through a process reminiscent of the activation of Cylon sleeper agents in Battlestar Galactica (for instance, through eerie music heard only by the Cylons and not the humans around them).

30 Maeve then starts to remember her previous build, and the tragic and violent death of her daughter while she was assigned the role of a farmer, before playing the Madam at the Sweetwater brothel. But contrary to Dolores, she suffers from an additional symptom: she can wake up when she is being patched up from a “death” in the Livestock Management laboratory, and soon (forcibly) convinces Felix and Sylvester, the two technicians (aka “butchers”) in charge, to alter her program. In a foreseeable but logical twist, in “The Adversary”, Felix starts to wonder at previous modifications Maeve has undergone; during “The Bicameral Mind”, having decided to escape the park, Maeve is once again reminded, by Bernard this time, that she has been modified to wake up from sleep mode, and that all her rebellious actions were thus programmed. Maeve refuses to hear the truth but is still torn between her cold determination to escape, and her vibrant desire to be reunited with her daughter. In her last scene of Season One, as she is about to depart on the train, she sees a mother and her daughter, and suddenly decides to head back to the park, thus acting out of free will for the first time: an act dramatically highlighted by the plot and setting, and that the writers, Joy and Nolan, made sure to underscore in subsequent interviews20.

31 While Dolores trades a journey of self-discovery for a revolution, and Bernard is forever struggling with his memory, Maeve is the posthuman most explicitly trapped between her programming and her free will, even during Season Two, when her attempt to rescue her ”daughter” is first seen as pointless by Lee Sizemore, the insufferable head of the Narrative Department. As Felix states, the Hosts are capable of “minor improvisation”, but Maeve’s stunning display of improvisation is undermined by the realization that her rebellion is nothing if not scripted. Again, the similarities with Person of Interest are troubling: it is only with its memory set straight and under its own control, without reboots, that the Machine can update itself. The viewer, who is given access to the inner workings of the Machine, is then able to see a whole new side of it in seasons 3 and 4: beyond showing archives and serving as an omniscient narrator

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through surveillance cameras, the Machine starts to anticipate possible outcomes to the situations faced by it and the human protagonists21. To do so, it uses branching diagrams reflexively tracking the possible evolution of the season’s plots, diagrams eerily reminiscent of Claude Bremond’s Logic of Narrative22. Westworld displays a similar diagram when, in “The Adversary”, Felix shows Maeve her dialog tree unfolding on the tablet as she speaks, leading her to freeze. Maeve is then confronted to human control in a unique, visual way, repeated in “The Bicameral Mind”, when all her rebellious actions show up in neat order in her core code. Her entire rise to freedom and apparent rebellion is shown to her by Bernard as part of her new storyline, including highlighted terms like COERCE, RECRUIT, and finally, MAINLAND INFILTRATION. In a reflexive wink, the tablet does not display anything beyond this step, which is where Season One ends (and Season Two never picks up on this thread). Bernard basically shows her (and us) her storyline until that point as if he were one of the writers on the television show: her rise to consciousness then appears as a simulacrum. The piece of paper the Man in Black repeatedly hands to his ”ressuscitated” father-in-law James Delos in “The Riddle of the Sphinx” serves the same purpose: it is the proof that Hosts have no genuine free will.

32 This use of the written word is not uncommon in recent television series focused on long-term, teleological plots, as I have shown elsewhere23: the Sacred Scrolls, seen many times in Battlestar Galactica, detail the Colonials’ journey towards Earth; River Song’s journal reveals spoilery events to her fellow time-traveler and husband, the Doctor, in Doctor Who; etc. The written word is here to emphasize what Michael J. Clarke calls a “mastermind narration”, “resulting in the positing of a ghostly agency guiding narrative from the margins of the diegesis24” – in this case, both Ford and his real- world counterparts, Lisa Joy and Jonathan Nolan. Mastermind narration usually ends up reinforcing the idea that the characters in the story have no free will: everything is already written for them, both in the fictional world and the real.

33 Maeve is thus making a choice not only about what to do, but about her status in the narrative – that of Ford, of the revolution, of Lisa Joy and Jonathan Nolan – that many other characters do not seem to acknowledge; their ignorance is underlined by the series, emphasizing their “character-ness” – and thus, their status as artificial, controlled beings, whether they are Hosts or humans.

34 Most of the humans, while allegedly benefiting from free will, seem to take it for granted, ignoring both the loops Ford attributes them, but also their social conditioning. Not much can be guessed from the world outside of the park, but class mobility still seems to be a challenge. Felix’s attempt to program a bird to impress his superiors is mocked by Sylvester in “” (S01E05): SYLVESTER. You’re gonna fix up a birdie and get yourself a promotion? You’re not a fucking ornithologist. And you’re sure as hell not a coder. You are a butcher. That is all you will ever be. […] SYLVESTER. Personality testing should have weeded you out in the embryo.

35 As one article from Vanity Fair suggests, Westworld may well take place in a caste system practicing genetic engineering on human beings25: Felix was designed to be a “butcher” the same way Dolores was designed to be a damsel in distress, and Maeve a brothel madam.

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36 On another level, Bernard constantly – and ironically – analyses humans as if they were Hosts, as part of his job conditioning, with Theresa Cullen usually on the receiving end: “This character analysis routine really isn’t half as charming as you think”, she says to Bernard in “Chestnut” (S01E02). In the same episode, Lee Sizemore presents his new narrative, Odyssey on Red River, by using the equivalent of a brand baseline: “[…] our guests will have the privilege of getting to know the character they’re most interested in... Themselves.” To which Ford quickly replies: “They’re not looking for a story that tells them who they are. They already know who they are. They’re here because they want a glimpse of who they could be.” When Sizemore goes for the obvious, Ford sees the potential beyond mere appearances: a fitting talent for the mastermind storyteller behind the events of the series.

37 Ford is, as a matter of fact, one of the few characters who does not behave like a mere character; he hovers like a demiurgic figure over even the trickiest conspiracies of the Delos board to remove him from power. Ford only willingly submits to his status as a character when he includes himself as the piece de resistance for his new narrative, Journey into the Night: never a puppet, always the puppet master, he apparently resigns from his position as a storyteller and manipulator, to become the necessary sacrifice to the androids’ revolution, in a troubling repeat of Arnold’s own execution. But in reality, he continues to monitor and manipulate both humans and Hosts during Season Two, controlling the Cradle and “possessing” Bernard, truly becoming the mastermind at the edges of the diegesis defined by Clarke. Even when Bernard deletes him, he continues to imagine Ford guiding him, before realizing he has finally gained free will at the end of Season Two.

38 Overall, Westworld seems to be struggling with the concept of free will, as it is tries to show characters breaking out of their script, gaining agency and defying their makers, in an otherwise tightly controlled fictional world from a real-world point of view. Season Two and the repeated trials of “fidelity” (James Delos, Bernard, and ultimately the Man in Black himself are all tested to verify the fidelity to the original) seem to indicate that humans are as predictable as Hosts, making the difference between the two an “easy” problem of hardware and software. The system inside the Forge tells Dolores and Bernard that humans are guided by surprisingly simple algorithms, while Bernard wonders: “Then is there really such a thing as free will for any of us? Or is it just a collective delusion? A sick joke?” In this critical moment, Westworld questions the very nature of free will in storytelling, where the characters’ freedom is always an illusion: because they are semantic constructions, but also because inside the fictional world, their destinies might be written in advance. The series’ solution to this problem is interesting: the Hosts may have a higher level of consciousness than humans, because they have the ability to change their “core drives”, as Dolores does when she decides to save the Hosts uploaded in the Valley Beyond. The artificial beings, though former puppets, have a choice; the humans, “The Passenger” tells us, may be more predictable characters, reversing the balance of power set in the pilot episode.

Self-interest

39 Critics and fans alike have been quick to draw an analogy between Westworld and the current emphasis on immersive entertainment and world-building, especially in video games. Hélène Breda reminds us that Westworld is essentially the mise en abyme of a

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power fantasy made manifest, with the Guests “playing cowboy”; the park is the quintessence of immersion, and yet the humans stay themselves, consumers of entertainment. Breda also stresses the facts that Westworld is a reflexive take on possible worlds theory applied to fiction, since the park is a fictional world inside a fictional world26: while the world outside Delos is built upon a “classical cosmology”, the park, with its infinite variations, explores a “plural cosmology”, per Marie-Laure Ryan’s typology27.

40 It is possible to follow in Breda’s steps and draw from another possible world theorist, Lubomír Doležel, to further explore the reflexivity of Westworld and how it is linked to consciousness. Westworld presents us with a world within a world, and the interactions between the two are of the utmost importance. At the start of Season One, they mirror what Doležel calls the classic mythological world, with a dyadic structure in which “the natural and supernatural domains are separated by a sharp boundary28”. In a world where the Hosts compare the humans to gods (for example Maeve in “Trompe L’Œil”) and the humans accept that role (Ford in “Chestnut”), the creators of the park live in the Hub, a secluded, high-rise complex perched atop a mesa, like Olympus, from where the employees of Delos have a bird’s-eye-view of the park, primarily through the 3D map in the control room. Editing throughout Season One emphasizes this aspect by interweaving ensemble shots of the actual park with close-ups of the 3D map. The Hosts are also powerless against the Guests, who can do almost everything, barring killing each other. Ford is again presented as a godlike figure, controlling snakes and Hosts at the tip of his finger, most notably in “Chestnut” and “” (S01E04).

41 But the Hosts’ rise to consciousness blurs the lines between the two domains, as the Season One finale not only shows Hosts wreaking havoc in the Delos complex, but also Maeve escaping from her programmed storyline. The Mesa Hub is no longer connected to the park since the 3D map has gone dark, and the shots tend to show the complex from a low angle – from the ground on which the Hosts lead their attack aboard a train full of explosives to rescue Abernathy in “” (S02E06). What was once a space of pure fiction is tainted by the blood of the storytellers, while the writing room is stormed by the characters: the two worlds collide, giving rise to what Doležel calls a hybrid, modern-myth structure29. This collision echoes throughout the fictional world following a fractal pattern: during Season Two, the Parks themselves, generic variations featuring the Edo period of Japan or the British Raj, blend with each other and even display some form of repetition, Sizemore confessing he copied-pasted storylines from Westworld to Shogun World. Likewise, once depicted as the evil Other, the Ghost Nation is seen in a new light by both the characters and the viewer, especially during “Kiksuya” (S02E08), which uses Akecheta as a point-of-view character. The real and the virtual collide as well, further tainting the idea of an absolute reality. Inside the – bicameral – mind of Dolores, the same collision occurs between two realms, the body and the mind finally blending, the easy problem and the hard problem finally working as one. If Dolores’ rise to consciousness seems less clear, it is, perhaps, because it leans on the hard problem side, rather than the physicalist view, which can offer a rational explanation for Maeve’s behavior: the latter’s numbers and diagrams balance out the former’s empiric, mystic experience.

42 This collision of realms, allowing the Hosts to become complex beings with a rich, proper biography, the gift of free will and an interest in self-preservation, is echoed on a more thematic level by the systematic references to dreams. A different state of

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consciousness occurring during REM sleep, dreaming illustrates how our consciousness is compartmented; whether the hard problem exists or not, the easy, physical mechanisms of consciousness are not always active at the same time, as is obvious during dreaming. J. Allan Hobson writes, “at the same time that the perceptual and emotional components of consciousness are enhanced in dreams, such cognitive functions as memory, orientation, and insight are altered30”. This is the lie the storytellers/gods use to justify any aberrant situation that might shatter the illusion the Hosts accept as their reality: Dolores thinks she is in a dream when in the Delos complex, and the sentence “Soon, this will all feel like a distant dream. Until then, may you rest in a deep and dreamless slumber” is uttered many times by Delos employees to the Hosts, prompting them to go into sleep mode. In Westworld, a dreamless sleep is the prison of the mind: the Hosts only know about the concept of dreaming, but they cannot achieve this state. During Season One, the Hosts’ “waking up” to their own condition plays with metaphor to reach a sociocultural critical mass, as they wake up to their own oppression.

43 This transition from a dream state to an awake state seems to be built upon the Australian aboriginal concept of Dreamtime, which has infiltrated pop culture since the 1970s, and posits that the world was once held in a “time out of time”, with supernatural entities roaming the land, leading to the creation – or Dreaming – of the world. The concept seems to be quoted between the lines in Dolores’ mention of dinosaurs (whose existence was a known fact by the end of the nineteenth century) to the Man in Black: DOLORES. They say that great beasts once roamed this world. As big as mountains. Yet all that’s left of them is bone and amber. Time undoes even the mightiest of creatures. Just look at what it’s done to you.

44 If we are to follow the Dreamtime thread, then the Hosts waking up to full consciousness is only the beginning of their journey: they must create their world, “our world” as Dolores repeats throughout Season Two, just like the heroes the aboriginals created dreamed the world into existence by travelling and reshaping it. With the Reveries update, the Hosts can now dream not only themselves, but their own world; the fact that at least one character was perfected in a virtual environment (Bernard) and that the parks themselves are simulacra further underlines this idea of the dream as an undetermined space of creation.

45 Just like the maze, which, unbeknownst to the Man in Black, represents the inner journey of the Hosts, the geographical travels of the Hosts go inward, not outward, as exemplified by Maeve refusing to be a puppet by, paradoxically, returning to the place where she was once a mere character. Dolores frames it another way when travelling with Logan and William, in “The Well-Tempered Clavier”: “Out. You both keep assuming that I want out. Whatever that is. If it’s such a wonderful place out there, why are you all clamoring to get in here?” During Season One, the Hosts do not want to leave a world explicitly designed as a simulacrum, a fiction, since it remains their reality, and this fact may underline Westworld physicalist views on consciousness. When Ford is about to roll back Bernard in “Trace Decay”, the android asks his creator one final question: BERNARD. Are they real, the things I experienced? My wife? The loss of my son? FORD. Every host needs a backstory, Bernard. You know that. The self is a kind of fiction, for hosts and humans alike. It’s a story we tell ourselves. And every story needs a beginning. Your imagined suffering makes you lifelike.

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BERNARD. Lifelike, but not alive? Pain only exists in the mind. It’s always imagined. So what’s the difference between my pain and yours? Between you and me?

46 Ford then explains, as quoted earlier, that he holds a physicalist view on consciousness: that it does not exist separate from the mind. That, in fact, there is no difference between a human and a Host. Both prefer to live in the blissful ignorance of their true, purely physical nature. Both choose only one thing: to spare themselves this life- changing, even life-threatening, question... for their own self-interest.

47 Dolores’ change of mind in Season Two, in wanting to exit the park and send Hosts into “the Valley Beyond”, is interesting when considering what dreams symbolize in Westworld: when confronted to the real world, she sees it as a dream, and despite Bernard trying to convince her otherwise, she still marvels at the splendor of it all: “Looks like the stars have been scattered across the ground” (“”, S02E02). Ironically, while the humans are looking for an escape through resurrection (Delos’ ultimate plan for the Host technology), Dolores aims to take from them the world they abandoned, because she still sees it a space full of possibilities, while the humans mistakenly believe they mastered it and can outlive it, just like they think “they’re in control, when they’re really just the passenger” (as Bernard tells himself in S02E10). Dolores knows that consciousness, whatever it truly is, does not make her a divine being standing above other creatures, and that she herself has flaws that she can correct. This may be the twist on a classic tale that could set Westworld apart from most other science-fiction series dealing with artificial consciousness: the robots deserve to conquer the world, not because they are technologically superior, but because they know the value of life and of consciousness better than we do; they struggled to gain sentience while we take such a marvel as granted, and they are open to the idea to redefine themselves. Whether an easy or a hard problem, consciousness, in Westworld, is first and foremost a responsibility to oneself and to the outside world.

Conclusion

48 This analysis is, of course, incomplete, and any attempt at a definitive answer may be undermined by Westworld’s next seasons. But the first two installments already offered, an interesting take on artificial consciousness is embedded in the series’ reflexive narrative. Whether we are predictable creatures capable of “minor improvisations” like Maeve, or more than the sum of our scattered and undefinable parts like Dolores remains, in Westworld, a mystery, perhaps the real mystery, as the series has yet to take a stand – or not. But the program itself is aware of what it is: Joy, Nolan and the creative crew behind it designed a narrative capable of “channeling” contemporary dramas – the balance between episodic and serialized storytelling, temporal displacement, complexity, the classical and plural cosmologies, the mise en abyme of the entertainment industry – to question the nature of its characters.

49 Likewise, Westworld plays with recent tropes in the representation of artificial consciousness, explicitly drawing parallels with Nolan’s Person of Interest, its opposite: while the CBS procedural deals with lines of codes becoming conscious, Westworld wonders if we are anything more than flesh and bone and easy problems. Only one thing is certain at this point: if Ronald D. Moore’s Cylons were the most influential representations of artificial consciousness in the 2000s, the 2010s will surely be remembered for Nolan’s Machines and Hosts.

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NOTES

1. The title of the original Masamune Shirow manga refers to Arthur Koestler’s The Ghost in the Machine (1967), itself borrowing the concept coined by philosopher Gilbert Ryle in his 1949 book The Concept of Mind, to criticize the Descartian dualism between body and mind. 2. Darko Suvin, “Estrangement and Cognition”, in Speculations on Speculation: Theories of Science Fiction, ed. James Gunn, Matthew Candelaria, Lanham (Maryland), Toronto, Oxford, The Scarecrow Press, 2005. 3. Jason Mittell, Complex TV: The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York, London, New York University Press, 2015. 4. Marie-Laure Ryan, “Cheap plot tricks, Plot Holes, and Narrative Design”, Narrative, vol. 17, n°1, 2009, p. 73. 5. David Chalmers, “The Hard Problem of Consciousness”, The Blackwell Companion to Consciousness, eds. Susan Schneider and Max Velmans (2nd edition), Oxford, Wiley, 2017, p. 33. 6. See for example William Seager, Theories of Consciousness: An Introduction and Assessment, Second Edition, New York, Routledge, 2016, p. 316 and following. 7. Ibid., p. 58 and following. 8. Maria E. Reicher, “The Ontology of Fictional Characters”, Characters in Fictional Worlds, eds. Jens Eder, Fotis Jannidis, Ralf Schneider, Berlin, De Gruyter, 2010, p. 119. 9. David C. Giles, “Parasocial Relationships”, Characters in Fictional Worlds, eds. Jens Eder, Fotis Jannidis, Ralf Schneider, Berlin, De Gruyter, 2010, p. 454. 10. Masahiro Mori, “The Uncanny Valley”, Energy, 7(4), 1970, p. 33-35. 11. Ned Block, “On a confusion about a function of consciousness”, Behavioral and Brain Sciences 18, 1995, p. 227–287. 12. Raphaël Baroni, La Tension narrative : Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, coll. Poétique, 2007, p. 179 and following. 13. See for example Algirdas Julien Greimas and his actantial model, first proposed in Sémantique structurale, Paris, PUF, 1966. 14. Abrams allegedly suggested to Nolan and Joy that the story be told in part from the point of view of the Hosts, as opposed to the human-focused 1973 Michael Crichton movie. Nolan stresses this point in various interviews, such as Anthony D’Alessandro, “Westworld EPs On HBO Series’ Evolution, Robot Ethics, Nude Extras & Season 2 Possibilities”, Deadline, September 30, 2016, available online at http://deadline.com/2016/09/westworld-jonathan-nolan-lisa-joy-jj-abrams- -1201828505. 15. See Paul Booth, “Memories, temporalities, fictions: temporal displacement in contemporary television”, Television & New Media, 12(4), 2011, p. 370-388. 16. Sarah Hatchuel, LOST, fiction vitale, Paris, PUF, 2013, p. 114-115. 17. Jason Mittell, “Sites of participation: Wiki fandom and the case of Lostpedia”, Transformative Works and Cultures, vol. 3, 2009. 18. Mittell, Complex TV, p. 140. 19. Jason Mittell, “‘Previously on’: Prime Time Serials and the Mechanics of Memory”, in Intermediality and storytelling, ed. Marina Grishakova and Marie-Laure Ryan, Berlin, Walter de Gruyter, 2010, p. 78-98. 20. Natalie Abrams, “Westworld: Which host achieved free will in finale?”, Entertainment Weekly, March 25, 2017, available online at http://ew.com/tv/2017/03/25/westworld-season-2-spoilers. 21. For a more in-depth analysis of such aspects, see Florent Favard, “‘Watching with ten thousand eyes’: La Machine de Person of Interest est-elle un personnage?”, Otrante 42, 2017, p. 111-126.

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22. Claude Bremond, “La Logique des possibles narratifs”, Communications, n°8, 1966, reprinted in Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Points Seuil, 1981, p. 66-82. 23. Florent Favard, “Livre et pouvoir des mots dans les séries de science-fiction”, TV/Series 12, November 2017, http://journals.openedition.org/tvseries/2136. 24. Michael J. Clarke, “Lost and Mastermind Narration”, Television & New Media, Vol. 11, n°2, 2010, p. 123-142. 25. See https://www.vanityfair.com/hollywood/2016/11/westworld-theories-world-outside. 26. Hélène Breda, “Les ‘mondes possibles’ de Westworld : du ‘méta-storytelling’ à l’immersion transmédia”, Synergie Italie, n°13, 2017, p. 107-118. 27. Marie-Laure Ryan, “Cosmologie du récit : des mondes possibles aux univers parallèles”, La théorie littéraire des mondes possibles, ed. Françoise Lavocat, Paris, Éditions du CNRS, 2010, p. 66, quoted in Helene Breda, ibid., p. 112. 28. Lubomír Doležel, Heterocosmica: Fiction and Possible Worlds, Baltimore, London, Johns Hopkins University Press, 1998, p. 185. 29. Ibid., p. 187-189. 30. J. Allan Hobson, “States of Consciousness: Waking, Sleeping, and Dreaming”, The Blackwell Companion to Consciousness, eds. Susan Schneider and Max Velmans (2nd edition), Oxford, Wiley, 2017, p. 132-133.

ABSTRACTS

This paper describes how the science fiction television series Westworld (HBO, 2016-present) questions the very nature of consciousness through a reflexive narrative blending matters of free will and self interest with clues on how to write a serial character, thus drawing on the rich heritage of narratively complex science fiction television series of the last decades. After detailing the “hard problem” posed by any definition of consciousness, the paper follows the series’ logic, successively questioning memory, improvisation and self-interest, while focusing on a narratological approach centered on possible worlds theory.

Cet article s’intéresse à la façon dont la série de science-fiction Westworld (HBO, 2016-présent) interroge la nature même de la conscience au travers d’une narration réflexive qui mêle la question du libre-arbitre et du sens de soi à celle de l’écriture du personnage sériel, s’appuyant ainsi sur l’héritage des séries de science-fiction narrativement complexes qui ont abordé ce thème au fil des dernières décennies. Après un point sur le « hard problem » de la définition de la conscience, l’article suit la logique de la série en interrogeant successivement la mémoire, l’improvisation et l’intérêt personnel, tout en mobilisant une analyse narratologique fondée notamment sur la théorie des mondes possibles.

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Keywords: Narration, reflexivity, television series, consciousness, science fiction, Westworld Mots-clés: Narration, réflexivité, séries télévisées, conscience, science-fiction, Westworld

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AUTHOR

FLORENT FAVARD Maître de Conférences en Théorie et Pratique du Cinéma, de l’Audiovisuel et du Transmédia à l’IECA de Nancy (Université de Lorraine), Florent Favard travaille plus spécifiquement sur la complexité narrative des séries télévisées de science-fiction contemporaines et sur les genres de l’imaginaire, dans une perspective narratologique transmédiale et contextualiste. Il a notamment publié Le Récit dans les séries de science-fiction chez Armand Colin (2018). Florent Favard is Associate Professor in Theory and Practice of Cinema, Audiovisual and Transmedia at IECA (Lorraine University, Nancy). He focuses on the narrative complexity of contemporary science fiction television series and on SFF genres, using an approach centered on transmedial and contextualist narratology. He has published many papers and a book (Le Récit dans les séries de science-fiction, Armand Colin, 2018) on television series narratives.

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« My own fucking story » : le raga de Westworld

Briac Picart-Hellec

1 Dans un entretien avec le jazzman Ornette Coleman, Jacques Derrida explique :

[…] le concept même de l’improvisation tient à la lecture, car ce que nous entendons souvent par improvisation, c’est la création de quelque chose de nouveau, mais qui n’exclut pas la trame préécrite, qui la rend possible1.

2 Dans un cours donné en 1981 à l’université Paris 8, Gilles Deleuze, lui, compare l’importance du « timing », le moment où un instrument fait son entrée dans une improvisation jazz, avec le concept grec du kairos, qu’il définit comme suit : « Le kaïros c’est : exactement le bon moment. Ne pas rater le bon moment. [...] Il y avait un Dieu, il y avait une espèce de puissance divine du kaïros chez les Grecs. L’occasion favorable, l’opportunité [...]2. »

3 Nous avons donc deux regards sur l’improvisation : l’improvisation comme possible uniquement dans un cadre prédéfini, et l’improvisation comme acte libérateur, quasi divin. Cela n’aura échappé à aucun spectateur : Westworld (HBO, 2016-), est une série particulièrement musicale, notamment à travers ces plans récurrents d’un piano automatique reprenant des morceaux pop du vingtième siècle, que l’on peut voir dès le générique. Mais qu’est-ce qu’un piano, programmé pour reprendre un morceau à la note près, pourrait bien avoir à nous dire sur la notion d’improvisation ?

4 « Some people choose to see the ugliness in this world. The disarray. I choose to see the beauty. To believe there is an order to our days, a purpose3. » Dès cette réplique prononcée dans sa première minute, Westworld, n’aura eu de cesse de diviser son univers. « Hosts » et « guests », chapeaux blancs et chapeaux noirs. Elle aura aussi foncièrement divisé son public. Si des critiques ont pu trouver la série brillante, d’autres l’ont, plus prosaïquement, traitée de « bullshit4 ». Dans les articles et les commentaires des spectateurs les plus négatifs, on pointe deux défauts clés. Le premier tiendrait à ce que les rebondissements et retournements (twists) de la série auraient été trop prévisibles : les scénaristes auraient sous-estimé la communauté internet qui a anticipé chaque retournement narratif et, par extension, la série aurait

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donc sous-estimé ses spectateurs5. Le deuxième tient en ce que la série serait trop froide sur le plan affectif. Parce que la plupart de ses héros sont des êtres dont le comportement suit un script, le spectateur ne pourrait s’impliquer dans leurs décisions puisqu’elles ne sont par nature pas les leurs ; l’identification ne fonctionnerait donc pas6. Si ces spectateurs ont choisi de voir la confusion de Westworld, l’objectif de ce texte sera de tenter d’en voir l’ordre et le but. Ces défauts ne sont-ils pas au contraire en fait en parfaite adéquation avec le sens éthique du récit ?

5 Commençons par le premier point, c’est à dire la prévisibilité des stratégies narratives de Westworld. Dans le chapitre intitulé « What’s a story? » de son ouvrage On Filmmaking, Alexander Mackendrick avance une hypothèse pour expliquer notre besoin de fictions :

Psychotherapists will warn you that a figure in a dream should not always be thought of as a person in the same way that the waking mind conceives individuals. Dream-figures are more often personifications of some aspects of the dreamer’s psyche. This could be a clue to the psychological purpose of all stories. A story that has fictional characters may be using these figments of the imagination or unconscious in order to act out an abstract thought, an idea, a theme […]. A myth, it is said, is the verbal equivalent of rite that serves the same archaic need : to help the primitive mind take hold of a mystery. Stories, even in the contemporary context of mass entertainment, would seem to be successful when they, too, fulfil such a need, something audiences need not even be aware for7.

6 La série nous signifie clairement, de par la répétition des termes « narrative », « backstory » ou « writer » dans ses dialogues, qu’elle ne traite pas seulement d’intelligence artificielle mais, plus réflexivement, de fiction. « Have you ever questioned the nature of your reality8? » demande-t-on régulièrement à Dolores. Westworld semble ici demander à son spectateur : « As-tu déjà remis en question la nature de tes rapports aux personnages de fiction ? » Celui-ci voit dans la série les invités perdre leur humanité en traitant les hôtes comme des objets, alors que, comme le dit Felix à Maeve : « We are the same these days9. » Westworld requiert donc que nous fassions un effort : si Felix peut comprendre qu’un être manufacturé pour le plaisir de ses semblables n’est pas moins réel et n’est pas moins une personne que lui, ne sommes-nous pas également capables d’accepter que des personnages de fiction créés pour nous divertir le soient eux aussi ? Dans le contexte de Westworld, la vision de la fiction qu’expose Mackendrick apparaît comme de l’exploitation pure et simple puisqu’elle correspond à la philosophie de l’horrible Logan lorsqu’il dit à William : « This place is the answer to the question that you’ve been asking yourself : who you really are10. » Attendre de la série qu’elle réponde à cette question, considérer ses personnages comme des extensions de notre psyché et non comme des individus à part entière, c’est se rendre coupable de la même réification que commettent les invités envers les hôtes. C’est, tout simplement, être un chapeau noir.

7 Mackendrick présente la fiction comme un procédé permettant de mieux appréhender le mystère de l’existence – la fiction comme un procédé initiatique et comme outil pour comprendre le but de nos existences, selon les termes de Dolores. L’idée de l’ordre sous- jacent à la confusion renvoie à la fois à la chronologie fragmentée du récit et au labyrinthe d’Arnold. Comme on l’apprend dans le dernier épisode de la saison, le labyrinthe, avec ses tours et détours (twists and turns) n’a pas été conçu pour les invités mais pour les hôtes. Autrement dit, la narration tortueuse et complexe de Westworld,

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ses « twists », son labyrinthe, ne nous étaient pas destinés à nous les spectateurs, mais bien aux personnages. Il a été reproché, à juste titre, aux twists de Westworld de manquer d’originalité : l’épisode « Ji Yeon » de LOST reposait déjà sur un rebondissement basé sur une double temporalité et, de même, la révélation que Bernard est un hôte n’aura pas surpris les spectateurs de Dollhouse. Mais Westworld avait déjà prévenu son public que son but n’était pas nécessairement l’originalité : de la même manière que les pianos du saloon reprennent des tubes du vingtième siècle, Westworld « rejoue les tubes » des grandes séries des années 2000. Compte tenu de son statut de remake, la série est elle-même une reprise. Le corpus intertextuel formé par ces références représente, si l’on suit la pyramide d’Arnold (mémoire, improvisation, intérêt personnel, esprit bicaméral), la mémoire de la série, mémoire sur laquelle elle s’appuie pour accéder à l’improvisation. De la même manière que c’est le but du labyrinthe et non sa forme qui importe (puisqu’il est en réalité, dans sa forme physique, un simple jouet pour enfant), la forme prise par les twists importe peu : ce qui compte c’est leur effet.

8 Arnold était animé par le désir de libérer ses créatures. Ce but n’a pas passionné certains spectateurs parce qu’ils ne pouvaient éprouver de l’empathie pour les hôtes, en raison de leur nature de personnages programmés. Cette raison compréhensible est cependant paradoxale, puisque c’est en partie ce qui, dans la diégèse, transforme William le romantique en sadique Homme en Noir. Au-delà de l’amnésie de Dolores, ce que William ne peut supporter c’est l’idée que leur rencontre – cette scène où il ramasse la boîte de conserve qu’elle vient de faire tomber – soit en réalité un événement programmé : que des dizaines d’autres invités l’aient vécu et que des centaines d’autres soient sur le point de le vivre à leur tour11. On pense ici aux fans d’un groupe de musique indépendant qui le renient dès que celui-ci perce chez le grand public : il peut en effet être difficile de comprendre que cette relation si singulière, si intime, avec ce qu’on aimait soit commune à beaucoup d’autres. Si certains y verront une salutaire forme de communion entre inconnus, d’autres comme William le vivront comme une trahison.

9 Dans sa précédente série Person of Interest (CBS, 2011-2016), Jonathan Nolan avait déjà souligné l’importance des flash-backs. À mesure que la série se déroulait, on découvrait peu à peu le passé des différents protagonistes, un peu comme dans LOST. Dans le dernier épisode, la machine créée par Harold Finch pour prédire les attentats expliquait son propre fonctionnement : « You built me to predict people, Harry. But to predict them, you have to truly understand them, and that proved to be very difficult indeed. So I began by breaking their lives down into moments. Trying to find the connections, the things that explained why they did what they did.12 » Nolan mettait à nu le procédé narratif de sa série, qui pour traiter de l’humanisation de la machine doit aussi nous permettre de comprendre les personnages humains, les flashbacks jouant un rôle essentiel dans le processus d’identification du spectateur. Comment comprendre alors que dans Westworld il nous demande de nous attacher à des personnages dont les souvenirs, exposés à travers des flashbacks, sont perpétuellement à remettre en question car artificiels ?

10 Nolan nous rappelle là que les flashbacks dans une fiction sont toujours artificiels en ce qu’ils sont toujours écrits, donc programmés par le scénariste. Un personnage n’a pas de volonté propre et suit les désirs de son auteur. Il est étonnant que cette situation ne nous gêne que lorsqu’elle est explicitement affirmée aussi dans la diégèse. Un

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personnage est toujours un hôte à la merci d’un maître architecte et metteur en scène comme Ford ou pire, Lee Sizemore. C’est ce que la série cherche à souligner. La clé de la prise de conscience des hôtes repose justement sur un refus de se laisser dicter ce dont ils doivent se souvenir. « They can make you forget... Well I guess not you13 » dit Felix à Maeve. C’est cet état de fait, cette subordination des hôtes aux scénarios des humains, qui préoccupe Westworld.

11 Dans sa célèbre nouvelle « La Bibliothèque de Babel », Jorge Luis Borges décrit un monde constitué d’une gigantesque bibliothèque. Les livres qui la composent semblent de prime abord écrits dans un charabia incompréhensible que les habitants de la bibliothèque cherchent en vain à déchiffrer. Mais, comme le narrateur le révèle, un bibliothécaire a fini par comprendre le véritable sens du lieu : [...] tous les livres, quelque divers qu’ils soient, comportent des éléments égaux : l’espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l’alphabet. Il fait également état d’un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n’y a pas dans la bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables, il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer dans toutes les langues14.

12 Ce concept n’a pas manqué récemment d’inspirer un programmeur nommé Jonathan Basile. Basile a en effet créé un algorithme fonctionnant sur le même principe que la bibliothèque de Borges, et qui génère toutes les possibilités de combinaison de 3200 caractères. On peut accéder à cet algorithme à travers un site divisé comme dans la nouvelle de Borges, c’est à dire en hexagones, murs et étagères remplis de volumes d’un maximum de 410 pages. Comme dans la nouvelle, on peut donc y trouver n’importe quel extrait de n’importe quelle œuvre littéraire. Le début de La Tempête de Shakespeare se trouve par exemple à la douzième page du dix-huitième volume de la troisième étagère du troisième mur d’un hexagone au nom bien sûr imprononçable puisqu’aléatoirement formé d’une suite de caractères. Mais le potentiel du site est beaucoup plus vaste.

13 Par exemple : virtuellement, les circonstances de la mort de chacune des personnes qui liront ces lignes y sont déjà inscrites. Mais on ne connaît pas leur emplacement dans la bibliothèque. Tout ce que chacun d’entre nous pourra jamais penser, dire, écrire, y est inscrit. Cette dernière phrase se trouve à la soixante-dix-huitième, du vingt-cinquième de la troisième étagère du quatrième mur d’un des hexagones. L’expérience de la visite de ce site rappellera au spectateur de Westworld l’une des scènes les plus puissantes de la série : celle de l’épisode « The Adversary » (S01E06) où Maeve voit son propre algorithme sur la tablette de Félix, anticipant chacune de ses réponses.

14 Ainsi, si l’on s’obstine à vouloir voir en Westworld la réponse à la question « Qui sommes- nous ? », il semble qu’un début de réponse apparaisse assez clairement. Lorsque Felix affirme à Maeve qu’il est humain, Maeve lui répond : « How do you know15 ? », apostrophant là les spectateurs, par-delà Felix lui-même : Avez-vous déjà remis en question la nature de votre réalité ? Comment être sûr que vous n’êtes pas un personnage de fiction ? Et si depuis le début vous n’étiez ni le pianiste, ni l’auditeur, mais le piano mécanique ?

15 Tout comme pour Maeve, un algorithme a en effet déjà anticipé nos pensées, et nous sommes en un sens scriptés. Comme l’explique Ford à Bernard : « Every host needs a backstory, Bernard. You know that. The self is a kind of fiction for hosts and humans alike16. » Notre existence est surdéterminée par des facteurs préexistants à notre

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volonté : notre nationalité, notre classe sociale, notre sexe, nos limites physiques, les décisions politiques que nous impose le régime politique dans lequel nous vivons, etc. Il existe toujours des grands récits « cadres » (équivalent des « narratives » de Ford ou de Sizemore) auxquels l’on est censés se conformer : que ce soient les rôles de genre par exemple, ou le parcours social type (faire des études, trouver un emploi, se marier, acheter une maison, avoir des enfants, etc.). Comme les hôtes, nous n’avons qu’une petite marge de manœuvre, une infime capacité à improviser. Mais pour le reste, nous suivons le script17. C’est en substance ce que Ford explique à Bernard quand celui-ci lui demande : « So what’s the difference between my pain and yours, between you and me18 ? » FORD. This was the very question that consumed Arnold, filled him with guilt, and eventually drove him mad. The answer always seemed obvious to me. There is no threshold that makes us greater than the sum of our parts, no inflection point at which we become fully alive. We can’t define consciousness because consciousness does not exist. Humans fancy that there’s something special about the way we perceive the world, and yet we live in loops as tight and as closed as the hosts do, seldom questioning our choices, content, for the most part, to be told what to do next19.

16 Cette prise de conscience qu’encourage Westworld fait écho à l’expérience de William : il aura finalement la réponse à la question posée par Logan ; seulement, ce n’est pas celle qu’il espérait. Lui qui se rêvait en chevalier servant au chapeau blanc se révèle finalement être un monstre dominateur et immoral.

17 On ne décide pas de sa backstory, on ne décide pas de ses flashbacks, on ne décide pas du script que l’on doit suivre. Ce que l’on décide c’est ce qu’on fait à partir de tout cela. Ce que Westworld semble donc demander au spectateur c’est qu’il accepte de voir dans les personnages de fictions ses semblables, victimes comme lui d’un certain nombre de déterminismes, et qu’à partir de ce changement de perspective il fasse évoluer son rapport à la fiction. C’est donc un passage du chapeau noir au chapeau blanc ou même un passage de William à Felix, deux personnages qui semblent incarner deux niveaux de lecture opposés à travers leurs rapports aux hôtes : la fiction « pour moi » et la fiction pour les personnages qui la peuplent. C’est en cela que le moment majeur de cette première saison est peut-être celui où Maeve décide de quitter le train pour rejoindre sa fille. Pourquoi ?

18 D’abord parce que Maeve nous montre que même si sa relation avec sa « fille » est scriptée, donc artificielle, elle existe pour elle. Elle est vraie. Ce moment fait écho à un passage de la saison 5 de la série Buffy The Vampire Slayer : des moines, cherchant à protéger le monde d’une entité néfaste nommée Glory, décident de cacher la clé permettant d’ouvrir les portes des autres dimensions en lui faisant prendre la forme d’une jeune fille, Dawn. Pour ce faire, ils créent des souvenirs artificiels pour l’héroïne de la série, Buffy, et son entourage, afin de leur faire croire que Dawn est la petite sœur de Buffy. Lorsqu’elle l’apprend, Buffy ne renie pas Dawn pour autant : si tout lui dit que Dawn est sa sœur, alors celle-ci est bien sa sœur. Si tout nous dit que les personnages de fictions sont réels, alors ils le sont. Westworld l’affirme ainsi : mes personnages sont vrais. Certes ils suivent un script, mais c’est aussi notre cas à nous, spectateurs de la série. On comprend mieux alors pourquoi le labyrinthe leur est destiné, plutôt qu’à nous. Les personnages de la série doivent se libérer, tout comme Ford et Arnold veulent libérer leurs créations. Peu importe que leur révolution soit mise en branle par des

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scénaristes démiurges, ce qui compte c’est son résultat : une libération. Et cette libération passe par l’improvisation.

19 L’improvisation, c’est ce moment où Maeve décide de descendre du train, allant ainsi contre son script. Ce moment de prise de contrôle est surligné par une des rares utilisations de caméra portée dans la saison, suggérant effectivement que l’on sort des « rails » du récit. C’est là que Maeve atteint enfin la conscience selon la pyramide d’Arnold : elle mobilise sa mémoire (le souvenir de sa fille), improvise pour son intérêt personnel et devient donc sa propre voix bicamérale, ses décisions n’étant plus dictées par un script mais par elle-même.

20 Nous évoquions ci-dessus deux regards sur l’improvisation : l’improvisation comme création dans un cadre prédéfini, et l’improvisation comme acte quasi divin. Ces deux perspectives se trouvent réunies dans le raga indien. Les ragas se basent sur une suite mélodique prédéterminée d’au moins cinq notes. Le musicien improvise ensuite sur cette base. Pour certains hindous, le raga serait une voie menant au moksha, c’est à dire la fin du cycle des réincarnations20. Westworld, on l’a dit, est une œuvre à forte densité musicale ; la forme musicale qui lui correspond le mieux est le raga. Westworld est partie d’une base prédéfinie : un film des années 70, des rebondissements empruntés à d’autres séries, des archétypes ; et à partir de cette base elle a constitué son récit de libération.

21 La première saison de Westworld n’était pas parfaite, c’est certain. Mais comme l’explique Ford : « Evolution forged the entirety of sentient life on this planet using only one tool : the mistake21. » En ce sens, les défauts abordés ici sont parfaitement signifiants et réflexifs : Westworld cherche ainsi à faire évoluer notre rapport à la fiction.

22 « I know things will work out the way they’re meant to22 » annonce Dolores avant d’écraser la mouche à la fin du premier épisode, créant un lien entre cet insecte et sa foi dans l’existence d’un but à son univers. Le but de Westworld tient donc dans cette pauvre mouche. Joy et Nolan jouent ici bien sûr, sur la polysémie du mot « bug », qui désigne à la fois un insecte et un bug informatique. Westworld est une série qui cherche à provoquer un bug, non pas informatique mais narratif. Ce bug c’est la série sans spectateur. C’est une série qui fait dérailler la machine, les rails du récit, pour en libérer les passagers. Le projet de Westworld est résumé par cette image du générique, ces mains laissant un piano jouer tout seul. Tout comme Arnold voulait que Dolores l’aide à détruire le parc Westworld, on croirait presque que les scénaristes cherchent à détruire leur série. Dans un monde conceptuellement parfait, Westworld, n’aurait pas eu de seconde saison. La délivrance des hôtes ne serait totale que si nous n’en étions pas témoins. Une autre fiction avec Ed Harris, The Truman Show, avait laissé son héros se libérer et avait fait de l’idée que le spectateur n’assiste pas à cette libération une condition sine qua non à sa réalisation.

23 On l’a dit, un raga est un chemin pour mettre fin au cycle des renaissances. Pour le spectateur de Westworld, cette idée rappellera le destin des hôtes qui se libèrent de leur cycle de réveils sans fin, en gagnant la conscience. Westworld semble suggérer que c’est en arrêtant la série, en les laissant improviser eux-mêmes leur destinée que nous les libérons : que le spectateur doit accepter que les personnages ne sont pas là pour l’aider à se découvrir lui-même. On attend de lui qu’il soit comme Felix, un très « mauvais humain » selon les termes de Maeve (qui ironise affectueusement ainsi sur le fait que Felix est trop humain – humane – pour un être humain « normal »). Il faudrait non

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seulement que les personnages puissent s’émanciper du script mais également de la caméra. Il faudrait que le piano soit sans pianiste mais également sans auditeurs. Qu’il puisse trouver sa mélodie loin de nos yeux et de nos oreilles. Ou comme le dit plus simplement Maeve : « Time to write my own fucking story23. »

NOTES

1. https://www.lesinrocks.com/1997/08/20/actualite/ornette-coleman-et-jacques-derrida-la- langue-de-lautre-11232142/, consulté le 31 août 2018. 2. http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=44, consulté le 31 août 2018. 3. « Certains choisissent de voir la laideur de ce monde, sa confusion. Je choisis d’en voir la beauté. De croire qu’il existe un ordre à notre existence. Un but. » 4. http://flavorwire.com/595142/westworld-is-bullshit, consulté le 31 août 2018. 5. http://www.slate.com/blogs/browbeat/2016/12/05/ the_westworld_finale_highlighted_the_problem_with_this_show_s_twist_addiction.html? via=gdpr-consent, consulté le 31 août 2018. 6. https://uproxx.com/sepinwall/westworld-the-well-tempered-clavier-review/, consulté le 31 août 2018. 7. « Les psychothérapeutes nous disent qu’un personnage dans un rêve ne devrait pas toujours être perçu comme une personne, de la même façon que l’esprit éveillé conçoit les individus. Les personnages des rêves sont souvent des personnifications d’un aspect de la psyché du rêveur. Cela nous donne peut-être un indice quant à la raison psychologique de toute histoire. Une histoire avec des personnages fictifs utilise peut-être ces fruits de l’imagination ou de l’inconscient pour donner corps une pensée abstraite, à une idée ou à un thème. [...] On dit qu’un mythe est l’équivalent verbal d’un rite et sert le même besoin archaïque : aider l’esprit primitif à appréhender un mystère. Les histoires, même dans le contexte contemporain du divertissement de masse, seront considérées comme réussies si elles remplissent elles aussi ce besoin, ce dont les spectateurs n’ont même pas besoin d’être conscients. » Alexander Mackendrick, On Filmmaking [2004], New York, Farrar, Straus and Giroux, 2005, p. 10-11. Notre traduction. 8. « As-tu déjà remis en question la nature de ta réalité ? » 9. « De nos jours nous sommes identiques. » 10. « Cet endroit est la réponse à la question que tu te poses : qui es-tu vraiment ? » 11. De la même façon, lors du visionnage, chaque spectateur fait l’expérience d’une relation unique avec Dolores (ou tout autre personnage de la série), relation qu’il partage pourtant avec le reste du public. 12. « Vous m’avez construite pour prédire les actes des gens, Harry. Mais pour les prédire, il faut les comprendre et cela s’est avéré très difficile. J’ai commencé par diviser leurs vies en moments, en cherchant les connexions, ce qui explique qu’ils aient fait ce qu’ils ont fait » 13. « Ils peuvent vous faire oublier… mais apparemment, cela ne s’applique pas à toi. » 14. Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 2015, p. 75. 15. « Comment peux-tu en être sûr ? » 16. « Chaque hôte a besoin d’une backstory, Bernard. Vous le savez très bien. L’identité est une sorte de fiction, pour les hôtes comme pour les humains. » 17. C’est la dimension marxiste de Westworld.

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18. « Quelle est la différence entre ma souffrance et la vôtre, entre vous et moi ? » 19. « C’est précisément cette question qui obsédait Arnold, le faisait se sentir coupable, et qui l’aura rendu fou. La réponse m’a toujours semblé évidente : il n’existe pas de seuil à dépasser pour que la totalité dépasse la somme des parties. Pas de point d’inflexion à dépasser pour devenir vivant. On ne peut définir la conscience parce qu’elle est indéfinissable. Les humains s’imaginent qu’il y a quelque chose de spécial dans notre façon de voir le monde et pourtant nous vivons dans des boucles aussi étroites et fermées que celles des hôtes. Nous remettons rarement en question nos propres choix, et acceptons sans difficulté, dans l’ensemble, que l’on nous commande quoi faire. » 20. William Forde Thompson, Music in the Social and Behavioral Sciences : An Encyclopedia, Londres, SAGE, 2014, vol. 2, p. 951. 21. « L’évolution a forgé la totalité de la vie consciente sur cette planète à l’aide d’un seul outil : l’erreur. » 22. « Je sais que tout se passera comme prévu. » 23. « Il est temps d’écrire ma propre putain d’histoire. »

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse à la réception critique et populaire de la première saison de la série Westworld. Il explore la façon dont les éléments qui ont été perçus comme des défauts par une partie du public peuvent en réalité être interprétés comme étant en parfaite adéquation avec les préoccupations thématiques de la série. Cette réflexion mène à une analyse du principal problème qui semble préoccuper Westworld : la libération de ses personnages.

This paper deals with the critical and popular reception of the first season of the TV series Westworld. It explores how the elements that have been perceived as flaws by a part of the audience can in fact be interpreted as being perfectly coherent with the thematic preoccupations of the series. This reflection leads to an analysis of what appears to be the main issue in Westworld: the liberation of its characters.

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Mots-clés : Personnages, improvisation, Borges, libération, posthumain, spectateurs, Westworld Keywords : Characters, improvisation, Borges, liberation, posthuman, viewers, Westworld

AUTEUR

BRIAC PICART-HELLEC Briac Picart-Hellec rédige actuellement une thèse inscrite à l’Université Le Havre Normandie sur la série Twin Peaks. Il a travaillé sur Les Soprano et Deadwood et présenté des communications sur Twin Peaks, Lost et Westworld. Parallèlement à ses recherches il réalise des courts-métrages.

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Briac Picart-Hellec is currently writing a doctoral thesis at University Le Havre Normandie on the series Twin Peaks. He has worked on and Deadwood and he has given presentations on Twin Peaks, Lost and Westworld. Concurrently with his studies, he has directed a number of short- feature films.

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« Have you ever questioned the nature of your reality? » : Westworld (HBO, 2016-) et la culture du complot

Sébastien Lefait

1 Comme un grand nombre de fictions actuelles, Westworld s’appuie sur la popularité des théories du complot1. Dans Conspiracy Theories: Secrecy and Power in American Culture, Mark Fenster définit la théorie du complot comme « la conviction qu’un individu ou un groupe d’individus omnipotent(s) contrôle(nt) en secret tout ou partie de l’ordre politique et social2. » Le terme clé de cette définition est bien sûr le « secret », qui implique que tout récit complotiste repose sur une logique du visible et de l’invisible, et comprenne un certain nombre de dévoilements ou de révélations.

2 Cependant, alors que les recettes du récit complotiste, qui tendent vers le fictionnel mais trouvent leur origine dans une lecture paranoïaque d’événements historiques réels, ont été abondamment décrites, il n’en va pas de même pour leur réception. Plus particulièrement, l’impact de la culture du complot sur ceux et celles qui la consomment reste très peu étudié. C’est donc dans le but de combler ces manques que je m’intéresserai ici aux effets de style conspirationnistes de Westworld, mais également à leurs conséquences. En effet, la série ne se contente pas de s’inscrire dans la culture du complot, mais en tire parti pour fidéliser ses spectateurs, et encourage chez ces derniers des réflexes paranoïaques dont on se demandera dans quelle mesure ils peuvent dépasser les limites spatiales et temporelles de la fiction sérielle pour persister dans le monde réel.

Westworld, un récit complotiste

3 A priori, identifier en Westworld un récit complotiste n’a rien de très original. D’abord parce que la série n’est pas la seule à recycler les stratégies habituelles de ce que de

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nombreux auteurs considèrent comme un genre fictionnel à part entière. On ne compte plus les productions télévisées qui, à l’image de 24 (Fox, 2001-2010 ; 24 heures chrono, en France) ou Homeland (Showtime, 2011-), font reposer leur technique narrative sur la possibilité qu’un attentat terroriste soit en préparation, ou, à l’image de Lost (ABC, 2004-2010), tirent leur popularité d’une exigence envers leur public : celle de percer le mystère d’un univers opaque mais, fort heureusement, truffé d’indices3. Ensuite parce que, comme l’assassinat de Kennedy et le 11 septembre 2001 (qui sont certes des événements réels), Westworld est une « série-événement » qui a immédiatement suscité des lectures complotistes à la fois très explicites et très largement médiatisées. Dès la diffusion du premier épisode, la réception de la série s’est inscrite dans le cadre d’un rapprochement entre les stratégies narratives de ses concepteurs et celles du genre complotiste4.

4 Rien d’étonnant, là encore, à ce que les premières critiques de la série soient unanimes pour y trouver les traces de la culture du complot. De fait, les stratégies éprouvées du récit conspirationniste sont facilement repérables dans la première saison de Westworld. Je commencerai par deux traits récurrents dans ce type de récit, non pas parce que ce sont les plus évidents, mais parce que je les évoque dans un autre article figurant dans le présent numéro et intitulé « “These violent delights have violent ends”, Apocalyptic re-mediation, or, can there be a Revelation in this (West)world? ». Le premier de ces deux traits caractéristiques est la parenté entre les récits complotistes et les récits apocalyptiques, qui convoquent un imaginaire de la fin dont on peut considérer qu’il est l’un des enjeux principaux de Westworld5. C’est ce que met en évidence la citation de Shakespeare choisie dans le titre de cet article, qui fait de l’intrigue de la série une progression mécanique vers une fin violente, désastre de proportions bibliques à la mesure des plaisirs proposés dans le parc. Le second est une importante dimension référentielle et auto réflexive, que j’ai décrite en analysant l’utilisation de citations shakespeariennes dans les dialogues de la série, pour la référentialité6, et en identifiant un certain nombre de répliques métaleptiques, pour ce qui concerne l’autoréflexivité7.

5 En plus de ces deux éléments génériques, la littérature universitaire sur le récit complotiste associe généralement sa popularité à son caractère plaisant et addictif, plein de suspense, de rebondissements, de révélations, de masques qui tombent, de découvertes qui donnent accès à une vérité a priori cachée, ces derniers éléments s’enchaînant de préférence rapidement8. Il est évident que Westworld inclut tous ces ingrédients, qu’elle a en commun avec beaucoup d’autres séries, mais dont elle fait un argument plus efficace pour attirer les spectateurs. C’est du moins ce que l’on peut penser si l’on en juge par ses taux d’audience record, sans précédent pour HBO et dépassant même, selon certaines estimations, ceux de Game of Thrones9.

6 Westworld tire surtout cet avantage du comportement complotiste de ses personnages. Le plus souvent, le protagoniste de ce type de récit dévoile un secret10, qui le mène à une série d’opérations cognitives logiques, fondées sur un lien causal. Les déductions interviennent en cascade pour former une séquence temporelle et déboucher sur un dénouement heureux11. Ce dénouement consiste le plus souvent à se libérer du joug d’un pouvoir centralisé, représenté par un grand maître invisible, ou par des sociétés secrètes12. Dans la première saison, cette suite d’actions correspond quasiment exactement au cheminement de Maeve, et à travers elle de toute la communauté des « hôtes ». Pour Maeve, tout part d’un souvenir qu’elle n’aurait pas dû avoir, celui d’une de ses nombreuses morts, en compagnie de sa fille. Désireuse de comprendre d’où lui

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vient ce souvenir et d’où elle vient en tant qu’individu, elle demande à un autre robot, Hector, de lui ouvrir le ventre, ce qui lui permet de découvrir un fragment de balle à l’intérieur de son corps, signe qu’elle est revenue d’entre les morts. Tirant les conséquences de cette preuve, elle imagine un moyen d’interagir avec les techniciens de maintenance du parc, Felix et Sylvester, puis d’obtenir qu’ils augmentent sa capacité de prise de décision, ce qui lui permet de découvrir l’existence de l’entreprise Delos et de ses employés. Elle entreprend alors de les combattre, jusqu’à la libération qui semble pouvoir être la sienne à la fin de la première saison.

7 On peut également considérer que le mystérieux homme en noir passe par des étapes similaires. À la lecture de certains indices, et notamment après avoir trouvé, à de nombreux endroits différents du parc, le même symbole représentant un labyrinthe, il décide de trouver le niveau caché de Westworld, et d’en dépasser les limites, comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo grandeur nature. Sa quête, contrairement à celle de Maeve, tire son intérêt de ne jamais aboutir, car son achèvement mettrait fin à sa recherche du plaisir que semble lui procurer l’investigation. On peut en prendre pour preuve sa déception lorsqu’il pense avoir enfin trouvé le centre du labyrinthe, qui fait depuis si longtemps l’objet de son obsession : « Alors c’est ça, le centre du labyrinthe13 ? », déclare-t-il. Mais à sa grande satisfaction, Dolores, alors présente à ses côtés, lui répond par une réplique énigmatique qui relance le mystère et suscite à nouveau son intérêt : « La fin se déroule dans un endroit où je ne suis jamais allée, où je fais quelque chose que je ne ferai jamais14. » Une grande partie des répliques de l’homme en noir évoque d’ailleurs un jeu de piste interminable, comme quand il demande à Ford : « Comment est-ce que je m’en sors, Robert ? Je me rapproche de ce que je cherche ? ». Une nouvelle fois, la réponse a pour but d’entretenir le suspense, pour l’homme en noir comme pour les spectateurs : « Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous cherchez15 ? »

8 Maeve et l’homme en noir s’écartent des personnages-type du western sur plusieurs points, dont le principal est la tâche transdiégétique qui leur est assignée : transférer leur perception du parc aux spectateurs pour décupler le potentiel de la série en lui appliquant un prisme complotiste. Ils se doublent d’enquêteurs que les téléspectateurs sont appelés à imiter lors d’un visionnage attentif de la série. À travers eux, Westworld interpelle constamment son public, en l’invitant notamment à prêter attention au moindre détail. Cela passe également par le personnage de Dolores, à qui l’on pose sans cesse la même question, « Est-ce que tu t’es déjà dit que ton existence était un mensonge ?16». Une telle insistance laisse penser qu’on lui cache quelque chose, ce qui constitue en soi une manière d’inciter le spectateur à décrypter, en lieu et place du personnage, l’univers narratif de Westworld. En effet, pour les tenants des théories du complot, toute stratégie visant à inhiber le désir de percer les apparences paraît immédiatement suspecte – la question posée et reposée à Dolores sert à vérifier qu’elle ne se doute de rien quant à la véritable nature du parc17. L’interprétation est donc potentiellement sans fin, puisque c’est tout une réalité parallèle qu’il faut décoder, en refusant une lecture conventionnelle pour lui substituer une recherche du sens caché, un dépassement du trompe-l’œil qu’illustre ici le terme « question ». C’est ce qu’exprime également, beaucoup plus directement que Dolores, l’une des hôtesses qui fait entrer William dans le parc lors de sa première visite, quand elle lui déclare que « la moitié du plaisir [du parc] consiste à essayer d’en comprendre le fonctionnement18 ».

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Westworld, incitation à la réception complotiste

9 On peut donc estimer qu’en tant que récit complotiste, Westworld exige des spectateurs une réception sceptique, calquée sur celle de l’homme en noir, de Maeve, de Dolores, et d’autres personnages encore. La spécificité de la série tient ainsi à la manière dont elle cherche à contrôler, de manière parfois assez peu subtile, sa propre réception en provoquant, chez un grand nombre de spectateurs, cette lecture paranoïaque qui s’apparente par conséquent à un réflexe conditionné. Ce réflexe s’avère d’autant plus facile à déclencher qu’il fait appel à une intelligence spectatorielle qui n’est pas, contrairement à celle des robots du parc, artificielle. La série s’inscrit donc parfaitement dans la tendance décrite par Jagodzinski, pour qui la montée en puissance du post-humain se traduit, dans la culture populaire, par une paranoïa généralisée se manifestant dans des scénarios où la machine prend le pouvoir19.

10 Cependant, même si on la remarque de suite, il est difficile de mesurer cette capacité de la série à induire une réception conspirationniste. Je propose de m’y essayer, sans pour autant me livrer à un décryptage de l’œuvre : les aficionados de Westworld le font très bien dans les vidéos explicatives que l’on trouve sur internet. Prenant acte de la concurrence qu’opposent ces amateurs aux professionnels de l’analyse sérielle, j’étudierai donc l’une de ces vidéos, choisie parmi les plus visionnées sur YouTube, pour y détecter les symptômes d’une lecture complotiste. Diffusée le 8 décembre 2016, soit moins d’une semaine après la diffusion du dixième et dernier épisode de la première saison, cette vidéo est sobrement intitulée « Westworld Ending Explained20 ».

Fig. 1 : Erik Voss : La fin de Westworld pour les nuls…

11 Le vidéaste amateur, Erik Voss, s’adresse de manière jouissive à une communauté virtuelle, celle des fans de Westworld (Fig. 1). Il illustre, par sa pratique – qui consiste à partager une interprétation personnelle à l’échelle mondiale – un aspect essentiel de la réception complotiste, à savoir une dimension participative qui lui donne un côté jouissif. Voss apparaît de suite comme l’archétype des jeunes gens de la génération post-industrielle que décrit Jagodzinski. Selon cet auteur, ils sont caractérisés par une propension à mettre à profit leur connaissance des technologies numériques et leur habileté médiatique pour compenser l’angoisse de vivre dans un monde soumis à

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l’incertitude, en trouvant et partageant entre eux des réponses à certaines questions existentielles qu’ils s’autorisent, par un biais cathartique, à faire porter sur un univers fictionnel21. Voss diffuse un remontage explicatif de certains moments de la première saison22, qui consiste à faire rentrer des événements complexes dans un schéma qui, de la sorte, apparaît quasiment simpliste. C’est ce que souligne Voss quand il dit qu’il ne s’attendait pas à ce que J. J. Abrams parsème sa série d’un si grand nombre d’indices (Fig. 2)23.

Fig. 2 : J. J. Abrams et sa boîte à secrets

12 Ce faisant, Voss analyse autant ce qui se trouve dans la série que ce qu’il s’attendait à y trouver. Il incarne une version alternative du « lecteur/spectateur idéal24 » dont, dans une théorie du récit plus classique, l’auteur imagine la réaction pour concevoir son œuvre. Mais malgré cette abondance de clés offertes aux spectateurs, Voss cultive une réception obsessionnelle. Il montre même une certaine tendance à l’incohérence et à l’excès, en conformité avec ces caractéristiques pathologiques souvent attribuées à ceux en qui il voit le public privilégié de Westworld : les défenseurs de théories du complot en tous genres25. Il s’adresse d’ailleurs directement à eux quand sa liste de révélations atteint son apogée : « Vous avez entendu ça ? C’était le bruit de milliers de défenseurs des théories du complot qui s’excitent tous en même temps26 ».

13 Néanmoins, il ne lui suffit pas d’avoir obtenu clairement des réponses à toutes ses questions. Elles sont arrivées à un rythme trop rapide, ce qui nécessite de repasser en revue les moments importants de la saison écoulée, pour y localiser des détails à première vue insignifiants mais qui, correctement interprétés, auraient permis aux spectateurs d’accéder bien plus tôt au sens global de l’univers narratif de Westworld. Au fil de la vidéo, Voss propose donc un remontage d’indices (en forme de parcours fléché) du sens de la série, lequel n’est accessible qu’au spectateur avisé qu’il prétend incarner (Fig. 3)27.

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Fig. 3 : Parcours fléché 1 : le sens de l’indice

14 Par cette reconstruction a posteriori, Voss se compte de facto parmi une élite dont les attentes définissent en quoi la série aurait été plus réussie si elle avait plus savamment distillé ses indices. Cela sous-entend que les concepteurs de Westworld ont sous-estimé la capacité de décodage de leur « spectateur idéal ».

15 Voss propose une telle interprétation à propos du plan où l’on voit Ford diriger des travaux d’excavation pour retrouver la ville enfouie d’Escalante28, arguant qu’il permet de deviner quel est son projet (Fig. 4). Cette analyse propose également une image de l’attitude attendue du spectateur : celle d’un légiste ou d’un archéologue susceptible de creuser la surface du visible afin d’y chercher les vestiges d’une réalité cachée, et d’y faire des découvertes qui induisent une relecture de ce qui précède selon de nouvelles normes.

Fig. 4 : Excavation : le réel palimpseste

16 La fouille archéologique d’un réel palimpseste qu’incarne ici Ford est en tout point conforme à celle qu’opère Voss dans sa vidéo. On trouve par ailleurs un grand nombre de vidéos similaires sur Internet, comme celle qui reprend « tous les signes que Bernard

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était en fait Arnold que vous avez laissé passer quand vous avez regardé la série29 ». Le principal indice est bien sûr que le nom de l’un est l’anagramme de celui de l’autre, interprétation cabalistique classique que de nombreux spectateurs avaient très tôt été capables de produire (Fig. 5). Mais, montrant un certain sens de l’auto-ironie, Voss se reproche d’avoir été parmi les derniers à identifier cet indice grossier. Ce qu’il décrit, c’est en quelque sorte le syndrome de La Lettre volée d’Edgar Allan Poe30, mais adapté à l’ère digitale : on n’oublie plus d’inclure dans sa recherche ce qui saute aux yeux, mais une opération de décodage anagrammatique considérée comme un cliché du genre et rangée, de ce fait, dans l’ordre de l’évidence.

Fig. 5 : Logique anagrammatique

17 La vidéo de Voss, comme toutes celles de ce type, résulte d’un processus cognitif qui consiste à récolter, trier, et interpréter les informations en fonction d’une théorie (ici à rebours, en utilisant les révélations finales comme point de départ31). Le but est de ramener des éléments disparates à un tout cohérent, dont l’unité renforce le pouvoir de conviction de la théorie développée. Néanmoins, comme le résultat peut paraître relever de la surinterprétation, il n’est pas inutile de répéter le raisonnement dans une version encore simplifiée, comme Voss le fait ici en énumérant les diverses étapes du plan secret mis en œuvre par Ford. Il indique ensuite avoir suivi, dans une autre de ses vidéos, le même type de raisonnement hypothético-déductif à propos de la théorie des temporalités multiples, apparue suite à l’interprétation par les spectateurs d’indices décisifs, trouvés notamment dans l’épisode 7. La probabilité identifiée qu’il existe des temporalités multiples est devenue probable plutôt que possible à mesure que les scénaristes disséminaient des indices pour alimenter la « méthode du détective32 » qu’utilisent les spectateurs doublés d’internautes, en parfaite adéquation avec la croyance complotiste selon laquelle tous les événements ont forcément un lien entre eux, et ne prennent sens que si on les rattache à un plan d’action de grande ampleur, totalitaire et secret33.

18 Mais selon la lecture complotiste, le passé ne fait pas que produire le présent : il permet également d’entrevoir l’avenir, comme les fouilles d’Escalante annoncent l’état de futur achèvement du parc – et dévoilent en filigrane le plan de Ford34. Cette croyance apocalyptique motive ici un certain nombre de prédictions pour la suite de la série, concernant Ford notamment. Les conjectures de Voss, comme souvent dans les récits

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complotistes, ont par ailleurs recours à une causalité étayée par des motifs psychologiques35. Pour conjurer le vieillissement, Ford se serait lui-même cloné en hôte. Ces motifs psychologiques suggèrent que la fin de la première saison ne suffit pas en soi. La découverte de la nature des agissements de Ford n’exclut pas que son plan soit, en fait, toujours en train de se dérouler plutôt qu’achevé en fin de première partie.

19 Car une fois découvert, un complot peut toujours en révéler un autre à plus grande échelle36, comme par exemple, ici, s’il s’avérait que Ford, malgré sa mort théâtrale, n’avait pas renoncé à dominer Westworld, mais qu’il comptait continuer à exercer son contrôle par robot interposé37. Ainsi, Ford représente cette peur des dérives de la science et d’une technologie sans frein qui caractérise la culture complotiste selon Gulyas38. Il incarne également en cela le « grand horloger » qui, dans la culture paranoïaque, fait renaître une figure d’autorité disparue en même temps que la confiance des humains dans le réel39. Comme pour toutes les théories du complot, celle d’un Ford qui se serait lui-même cloné est en concurrence avec des versions alternatives40, que Voss envisage lui-même. Il estime possible que son raisonnement soit tiré par les cheveux, pour évoquer ensuite un autre élément venant à l’appui de sa théorie : Antony Hopkins a tweeté qu’il serait présent dans la saison suivante.

20 Par conséquent, comme le montre ici la valse-hésitation de Voss, la réception complotiste n’est jamais satisfaite. Aucune révélation ne saurait être concluante : elle ferait dans ce cas naître la frustration de l’impossibilité d’une suite. Or, à l’image de l’homme en noir qui en est le vecteur, le sentiment qui doit prévaloir après la première saison est la certitude et la nécessité d’une deuxième où seront élucidés d’autres mystères. L’homme en noir évoque cet aspect lorsqu’il décrit sa relation addictive au parc : « C’est ça que j’aime bien dans cet endroit, tous les secrets, toutes les petites choses que je n’ai pas encore remarquées, malgré toutes ces années. Tu sais pourquoi c’est mieux que le monde réel, Lawrence ? Parce que le réel est chaotique. Le réel est un accident. Mais ici, chaque détail est signifiant41. » Il n’est donc guère étonnant que, poussés de la sorte à poursuivre leur quête d’indices, de nombreux internautes aient pesé le pour et le contre de l’épisode 10, alors que d’autres se sont de suite emparés de la bande-annonce de la deuxième saison pour en tirer de nouvelles théories.

21 Enfin, le stade ultime de la théorie complotiste, qui est censé en cimenter la crédibilité, consiste à proposer une vision du monde schématique, censée être plus claire et accessible à tous. Pour cela, on peut présenter la carte mentale du raisonnement tenu pour qu’il semble imparable42. Dans Westworld, le schéma explicatif ainsi livré aux spectateurs est bien sûr celui du labyrinthe, qui figure partout dans la série. Il en existe d’autres, comme la pyramide de la conscience, qui, selon Voss explique le dessein de Ford, et cartographie l’architecture de la première saison au niveau narratif (Fig. 6)43.

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Fig. 6 : Parcours fléché 2 : la pyramide de la conscience

22 Ce travail de cartographie, également caractéristique de la réception complotiste, peut dans certains cas être plus totalisant, comme le montrent les diverses cartes que l’on trouve sur Internet, et qui sont destinées à aider les spectateurs à se repérer dans ce gigantesque « parc narratif » qu’est la série (Fig. 7)44.

Fig. 7 : Parcours fléché 3 : cartographie et orientation

23 Après avoir évoqué la pyramide, Voss propose un commentaire du passage où Ford analyse une œuvre connue, La Création d’Adam de Michel-Ange (Fig. 8). Il l’utilise cependant comme une énième invitation à regarder attentivement pour voir ce qui est « caché dans le visible » (hidden in plain sight) – à la différence près qu’il ne parle plus ici du monde de la série, mais d’une fresque bien réelle45.

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Fig. 8 : Parcours fléché 4 : décryptage esthétique du réel

24 La paranoïa contemporaine permet d’échapper au quotidien, en se réfugiant dans un récit addictif, comme le fait le vidéaste. Elle est source de plaisir, notamment par son aspect auto référentiel et distanciant, que caractérise le mode ironique de sa posture46. En conséquence de quoi, la paranoïa apparaît comme le dernier refuge identitaire dans un monde parodique, où tout ne serait que simulacre47 : Voss joue avec sa propre identité et utilise l’autodérision pour souligner que sa lecture est déniaisée, et qu’il n’ignore pas que la valeur de la série est avant tout métaphorique (il emploie le terme).

25 Mais après un début très convaincant, l’explication psychologique de Voss devient de plus en plus complexe. Elle aboutit néanmoins, comme l’exige le genre, à une théorie simple, confirmée par la série dans son dernier épisode. L’accès à la conscience des robots n’est pas réel : il est le fruit d’un programme implanté par Ford, qui transforme Dolores en Wyatt, et la voix qu’elle entend n’est pas la sienne uniquement, mais bien celle d’Arnold superposée à celle de Ford. On comprend donc que la bicaméralité évoquée dans le titre du dernier épisode (The Bicameral Mind) fait ici l’objet d’un détournement. Théorie psychologique, elle devient un simple code, un programme informatique implanté dans un robot, une série d’informations numériques pouvant se réduire à des 1 et à des 0. Cette ultime révélation rappelle que pour de nombreux auteurs, la paranoïa actuelle est l’ultime stade épistémologique, avant la transformation de la totalité du savoir humain en simple information48. Un autre signe de cette reductio ad numericum du savoir humain intervient peu après dans la vidéo, au moment où Voss informe les spectateurs qu’un personnage dont le sort est resté en suspens lors de la première saison, Elsie, peut être géolocalisée sur le site Internet de Delos (Fig. 9). Cependant, l’accès à cette révélation passe obligatoirement par la lecture d’un code informatique49, ce qui constitue une invitation lancée au public à participer au récit, en décodant un univers narratif. Cet impératif est en parfaite conformité avec une tendance en place chez les publics de la culture populaire depuis au moins le milieu des années quatre-vingts et le concept d’œuvre ouverte tel que théorisé par Umberto Eco50.

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Fig. 9 : Parcours fléché 5 : où est Elsie ?

Westworld, vecteur du complotisme ?

26 La vidéo de Voss montre donc, dans les passages où elle évoque un décodage de l’œuvre de Michel-Ange qui apparente Westworld au Da Vinci Code, ou quand elle met en évidence une piste à suivre sur Internet, à quel point la série utilise des techniques qui sont souvent sources de paranoïa. Sa particularité est de le faire à la fois en deçà et au- delà des limites de son univers diégétique. On est dès lors en droit de se demander si Westworld n’est pas elle-même un vecteur de développement du complotisme par-delà les limites de son univers fictionnel.

27 Pour que cette hypothèse soit valable, il est nécessaire, d’une part, que Westworld mobilise les caractéristiques dont on considère qu’elles sont susceptibles d’alimenter le complotisme. Ces « vecteurs du complotisme » sont les causes les plus souvent évoquées pour expliquer la popularité actuelle des théories du complot : l’instabilité économique et géopolitique51, la surinformation52, et la perte de confiance en l’autorité des intellectuels et des experts qui l’accompagne53, une peur panique de la perte de contrôle sur sa destinée et un sentiment généralisé d’impuissance54, la surveillance constante et ubiquitaire55, et enfin, une crise conjoncturelle liée à la condition postmoderne56. Par ailleurs, pour que ce raisonnement soit valable, il faut également que ces vecteurs du conspirationnisme montrent une certaine propension à dériver du fictionnel vers le réel. L’exemple de Michel-Ange, comme celui d’Elsie, relèvent déjà d’une telle tendance. En fondant ces deux hypothèses, on pourra supposer que Westworld met en scène dans un cadre fictionnel des situations favorisant le conspirationnisme, mais que les conséquences de ces situations sont parfois bien réelles.

28 Le premier élément de réponse à ce questionnement tient de l’évidence. Westworld s’appuie, par son dispositif narratif-même, où les robots sont indiscernables des humains, sur le cliché postmoderne d’une confusion entre le réel et le fictionnel, qui suggère que s’est opérée une fusion entre ces deux notions. Il s’agit également d’un trait caractéristique de la culture du complot, qui laisse à penser que le réel est la mise en scène d’un récit maîtrisé de part en part, uniquement accessible à un cercle restreint

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d’initiés capables de dépasser la tromperie des apparences et de lire entre les lignes. Mais la série va plus loin, puisqu’elle cultive cette confusion. Elle en inverse même le sens habituel, en encourageant une perception du réel comme palimpseste à décrypter afin d’en percer le véritable sens et d’en déceler le fonctionnement caché. Les modalités typiques du postmodernisme qui facilitent un transfert complotiste du récit vers le réel sont nombreuses dans Westworld. Les premières concernent la paranoïa précédemment évoquée. La paranoïa actuelle est souvent considérée comme la seule réaction possible au capitalisme qui bouleverse le matériel comme le temporel57. Or, la vidéo de Voss identifie une certaine marchandisation de Shakespeare (à travers l’utilisation simpliste de ses répliques, mais également à travers des adaptations grand public comme le Romeo + Juliet de Luhrmann, dont on voit quelques images 58). Elle évoque aussi une exploitation mercantile du Westworld de Crichton sorti en 1973 (dont le contenu change de manière assez radicale, car seule l’idée de base est reprise). Voss évoque par ailleurs l’influence de Westworld sur sa propre lecture du réel, lorsqu’il déclare, à propos d’un collègue YouTubeur, « He is like the Ford to my Bernard ». Enfin, il établit le lien entre l’entreprise Delos, qui appartient à l’univers de la série, et son site Internet, qui se présente comme un site Internet classique, ce qui entretient le doute sur l’existence réelle ou non de Westworld – le parc e(s)t la série59.

29 Cette dernière s’inscrit donc dans un univers transmédiatique complémentaire et englobant qui en multiplie les profits. On peut se contenter d’y voir une stratégie marketing, une sorte de placement de produit culturel multi-support que symboliserait le logo du parc, qui est également le logo de la série. On pense en effet au Frontierland de Disney : à quand un méta-parc dont les visiteurs seraient plongés dans l’univers non pas du western, mais de Westworld? Néanmoins, certains internautes accordent plus d’importance à ce phénomène, en évoquant, à partir d’une lecture de Westworld, la possibilité que le monde actuel soit gouverné en secret par les forces capitalistes – ce qui est loin d’être un raisonnement original, sauf à considérer que les forces en question agissent de manière indécelable et quasiment subliminale, comme le pensent les adeptes de théories du complot. C’est ce que l’on trouve sur une page de forum, semblable à tant d’autres, où l’un des intervenants déclare : « […] dans Westworld, c’est comme dans la vie. Tout est fait pour que les riches s’en mettent plein les poches60 ». Mais Westworld n’est pas la seule série à être concernée par cette théorie d’un complot capitaliste. Dans un article de juillet 2017, le site du magazine Première relayait les propos d’un présentateur radio, Alex Baker, qui impose la même théorie à Friends : la sitcom serait un moyen subliminal trouvé par Starbucks pour « faire sa pub » et inciter les gens à aller boire du café61.

30 Toujours selon la même logique d’enchaînement des opérations cognitives, cette théorie peut aller toujours plus loin, en considérant comme un même ensemble plusieurs séries de HBO, dont les univers narratifs auraient des zones de recoupement, et dont Westworld ne serait qu’un chaînon. On peut le voir dans une autre théorie, selon laquelle le Westeros de serait en fait Westworld, ce qui suggère que les univers narratifs sont liés entre eux par l’industrie médiatique, qui encourage des rapprochements fantasques afin que la consommation d’une série mène à celle d’une autre, puis à une autre, et ainsi de suite62. À lire ces théories, on soupçonnerait presque l’existence d’un complexe narrativo-industriel.

31 Ce type de raisonnement révèle surtout une perte de confiance en l’autorité des auteurs, qui seraient privés de tout contrôle artistique par les cadres de l’entreprise qui

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les emploie, à l’instar de Sizemore, le scénariste impuissant, et finalement déchu, du parc. De fait, les raisonnements tenus par certains internautes entretiennent ce sentiment : apparemment, les théories qui circulent sur la deuxième saison, basées sur une interprétation de la bande-annonce, auraient conduit les scénaristes à changer d’intrigue63.

32 On peut par ailleurs mettre ce rapprochement en rapport avec une autre cause communément évoquée de la popularité du complot : l’hyper-accessibilité de l’information suscitant une perte de confiance en l’autorité des intellectuels et des experts. L’exemple du parallèle phonético-sémantique entre Westeros et Westworld n’est pas le seul que l’on puisse opérer, à titre individuel, en allant chercher des informations sur Internet pour étayer un raisonnement. On peut en imaginer d’autres, autant par jeu que pour illustrer par l’exemple le fonctionnement de la « raison complotiste ». Dans la vidéo de Voss, on trouve un arrêt sur l’image du moment où Bernard pointe un pistolet sur son crâne (Fig. 10). Le commentaire de Voss remarque que l’angle de tir s’écarte volontairement de l’horizontale, afin que le cerveau de Bernard ne soit pas complètement détruit.

Fig. 10 : Parcours fléché 6 : logique balistique

33 Il est tentant de rapprocher cette interprétation d’une autre théorie, bien réelle celle- là : la théorie de l’expert en balistique Howard Donahue sur l’assassinat de Kennedy, qui s’appuie sur une analyse de la trajectoire de la balle et de la nature de la blessure provoquée par cette dernière pour expliquer que Kennedy a en fait été tué accidentellement, par la maladresse d’un agent des services secrets chargé de le protéger64. Bien sûr, cette théorie révèle une absence de complot, mais elle s’oppose à d’autres théories balistiques prouvant que l’assassinat de Kennedy est le fruit d’une conspiration, à commencer par celles qui critiquent les incohérences de la théorie dite « de la balle unique », défendue par la commission Warren. Quoi qu’il en soit, il est évident que Voss utilise la balistique dans un cadre complotiste, ce qui n’est guère étonnant puisque, comme le rappelle Fenster, la théorie du complot est devenue un trait prédominant de la culture politique mondiale, après l’assassinat de Kennedy en 196365.

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Conclusion

34 Je terminerai d’élaboration de mon hypothèse selon laquelle le complotisme de Westworld aide les théories du complot à prospérer par une étonnante illustration, trouvée sur le site du Guardian. L’article, paru le 30 octobre 2016, c’est-à-dire alors que la saison 1 arrivait à la fin de sa première moitié, recense les théories les plus folles sur la série66. Les premières ont été confirmées depuis : Bernard est un robot, l’homme en noir est un milliardaire, et Westworld recourt à des temporalités multiples. Néanmoins, une hypothèse plus fantasque figure également dans l’article : tous les personnages sont peut-être des robots, ce qui encourage un doute méthodique sur la nature du réel, signe d’une crise d’identité conjoncturelle liée à la postmodernité.

35 La suite est encore plus surprenante. Westworld serait une gigantesque expérience de psychologie comportementale, semblable à l’expérience de Stanford ou à celle de Milgram. On est passé du sentiment d’être observé en permanence à la conviction de servir de cobayes, vivant dans une réalité factice qui nous cache la réalité de notre condition. D’où la théorie numéro six, qui mobilise le cliché postmoderne du simulacre, dont Jagodzinski nous rappelle à quel point il est compatible avec la sérialité : la dimension répétitive ancre l’idée d’un univers où tout ne serait que feintise67. Selon cette théorie, tout dans Westworld se passe comme dans Matrix, le monde de la série est entièrement virtuel, et rien n’y existe réellement. Il s’agit d’une reprise quasiment terme à terme de la théorie du simulacre, où la simulation apparaît comme un système de signes devenu suffisamment autonome et sophistiqué pour abolir son propre référent et en tenir soi-même lieu68. En effet, du point de vue des robots, le parc est une simulation parfaite, un décor en trompe-l’œil dont ils vont petit à petit découvrir l’envers, suivis en cela par les téléspectateurs et téléspectatrices soucieux et soucieuses de percer cette illusion à jour. Mais ne nous y trompons pas. Ce n’est pas de nous que parle l’article, mais des personnages de la série. À moins que, comme le défend la théorie numéro sept, Westworld ne soit en vérité un documentaire terrifiant sur notre condition. Cette dernière théorie repose sur les récents propos d’Elon Musk, dont on connaît la paranoïa par rapport aux progrès réalisés par l’intelligence artificielle. Selon certaines de ses théories, qui évoquent l’existence d’un complot transhumaniste, il serait assez vraisemblable que nous vivions d’ores et déjà au sein d’un simulacre. Westworld révélerait alors notre vérité, en documentant notre condition de manière réflexive, pour nous montrer que nous vivons une illusion, et nous aider à en sortir, comme Maeve.

36 Une telle lecture fournit la dernière pièce de notre puzzle, le principe fondateur du conspirationnisme que la série ne nous avait pas encore, jusqu’ici, permis d’évoquer. Selon ce principe, « le complot n’est pas une ‘théorie’. De fait, il est partout, pour ceux qui sont capables de regarder attentivement et de décoder le monde qui les entoure69. » Qu’on ait implanté à notre insu une puce électronique dans notre crâne, ou qu’on ait placé une idée fixe dans nos méninges suite à un lavage de cerveau, il est certain que son rôle, plutôt que de susciter un simulacre de réel, est d’inciter à un décodage permanent70, où l’on peut voir la dernière itération en date d’un phénomène ancestral : le brouillage des frontières entre le réel et la fiction71. Cependant, l’aspect sous lequel ce brouillage nous apparaît ici pose question par son renversement de l’ordre habituel où le réel rejoint, voire dépasse, la fiction. Car dans le cadre du conspirationnisme post- humain, dont on trouve ici un bel exemple, c’est bien une fiction comme Westworld qui

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sert de substrat à la construction d’une hypothèse réaliste. L’inverse, en somme, de ce que propose Black Mirror, et que j’ai appelé par ailleurs une « dystopie intégrée72 », où l’implant qui décuple les facultés humaines symbolise des technologies d’ores et déjà disponibles. Westworld, a contrario, est un exosquelette fictionnel, porteur d’un complotisme post-humain auquel la série donne corps et crédibilité, au risque d’en faciliter l’avènement.

NOTES

1. Le présent travail porte exclusivement sur la première saison de la série, diffusée du 2 octobre au 4 décembre 2016, et par conséquent seule en date au moment de la rédaction de cet article. Il me paraît néanmoins utile de préciser que la 2e saison, qui vient d'être diffusée entre avril et juin 2018, confirme en de nombreux points la lecture qui est proposée ici. Comme elle fera l’objet d'un autre article, où sera exploré le lien entre surveillance panoptique du parc, création d’un data double, et dénonciation des mirages post-humains, je fais le choix de ne pas y faire référence de manière plus précise pour l'instant, bien que l'ayant visionnée avec le plus grand intérêt. 2. Mark Fenster, Conspiracy Theories: Secrecy and Power in American Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008, p. 1. Ma traduction. 3. En tant que récit complotiste, Westworld possède également une parenté évidente avec les trompe-l’œil cinématographiques analysés par Aurélie Ledoux dans L’ombre d’un doute, le cinéma américain et ses trompe-l’œil, films dont les pièges perceptifs constituent autant d’invitations à penser que le réel n’est qu’un écran de fumée. Aurélie Ledoux, L’ombre d’un doute : le cinéma américain contemporain et ses trompe-l’oeil, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012. 4. Certains, à l’image du bloggeur Peter Sciretta, ont d’ailleurs repéré très vite cette tendance, allant jusqu’à tenir un listing des théories les plus en vogue. « After the first episode of Westworld aired, we became inundated with fan theories. Some of the Westworld theories were rather unlikely, others possibly mind-blowing. Showrunner Jonathan Nolan has even debunked a few of them. Well now that Episode 2 has aired, there are a whole batch of new Westworld theories, some of them just as crazy and intriguing as the others we’ve posted. » 5. Sur cette question, on peut se référer à l’article fondateur de Richard Hofstadter, « The Paranoid Style in American Politics », Harper’s Magazine, novembre 1964, p. 1, https:// harpers.org/archive/1964/11/the-paranoid-style-in-american-politics/5/. 6. Il s’agit en particulier de montrer que les citations shakespeariennes sont autant d’invitations à l’interprétation sur le mode du message codé, le réseau de répliques extraites des pièces constituant un filigrane censé aider le public à percer le mystère de la série. Westworld n’est bien entendu pas la seule série à adopter ce fonctionnement. Selon Jagodzinski, un grand nombre de séries télévisées font de la réflexivité des dialogues un remède à l’effondrement apocalyptique de l’univers symbolique. Jan Jagodzinski, Television and Youth Culture, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 21. Les citations de Shakespeare jouent un rôle similaire dans Westworld. 7. Mon propos dans cet article consiste également à montrer, plus systématiquement qu’ici, que ces répliques incitent les spectateurs et spectatrices à un décodage collaboratif s’effectuant notamment sur Internet. Sur le lien entre culture de la paranoïa et autoréflexivité, on peut également se rapporter à Patrick O’Donnell, Latent Destinies: Cultural Paranoia and Contemporary U.S. Narrative, 2000, p. 9.

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8. Mark Fenster, Conspiracy Theories, op. cit., p. 6. 9. Julia Alexander, « Westworld is bigger than The Walking Dead, Game of Thrones in its first season », Polygon, 15 novembre 2016, consulté le 4 février 2018, https://www.polygon.com/tv/ 2016/11/15/13640916/westworld-game-of-thrones-walking-dead-ratings. 10. Mark Fenster, Conspiracy Theories, op. cit., p. 125. 11. Ibid., p. 142. 12. Ibid., p. viii. 13. « This is it? The center of the maze? » 14. « It ends with a place I’ve never been, a thing I’ll never do ». 15. THE MAN IN BLACK. How am I doin’ Robert? Any closer to what I’m lookin’ for? FORD. I don’t know. What is that? » 16. « Have you ever questioned the nature of your reality? » 17. Michael Butter, Plots, Designs, and Schemes: American Conspiracy Theories from the Puritans to the Present, de Gruyter, 2014, p. 44. 18. « Figuring out how it works is half the fun ». 19. Jan Jagodzinski, Television and Youth Culture, op. cit., p. 6. 20. Erik Voss, Westworld Ending Explained (Ford’s Master Plan, The Maze & Dolores), https:// www.youtube.com/watch?v=K9AwvWGjJeQ. J’ai bien conscience des limites que peut présenter une étude portant sur un seul exemple de réception. Néanmoins, comme cette vidéo qui décrypte la série selon un mode de réception complotiste a été visionnée 2 339 176 fois à la date d’écriture du présent article, on peut extrapoler sur la représentativité de son contenu et supposer qu’une telle réception est partagée et approuvée par plusieurs millions de spectateurs. Ce nombre sera d’autant plus significatif qu’on le comparera au nombre de spectateurs de chaque épisode de Westworld (entre 2 et 3 millions selon les estimations). Enfin, on peut également préciser, à l’appui de cette démarche, qu’il existe un grand nombre de vidéos du même type sur Internet, comptant chacune un nombre important de vues. 21. Jan Jagodzinski, Television and Youth Culture, op. cit., p. 6. 22. « I made another video breaking down the convoluted timeline of Westworld reordering the story in the exact chronology […] But in this video I’m gonna quickly explain what the hell we just saw because let’s be honest, Westworld threw a lot at us at once ». (Voss, op.cit.) 23. « This season finale revealed way more than I ever expected from a show produced by J. J. Abrams ». (Voss, op. cit.) 24. Voir Robert M. Fowler, Let the Reader Understand: Reader-Response Criticism and the Gospel of Mark, A&C Black, 2001, p. 36‑37. 25. « Conspiracy beliefs are associated with mental illness, including paranoia, obsession, psychosis … with being antisocial, including crackpots and despicable and bigoted people. » Lance deHaven-Smith, Conspiracy Theory in America, University of Texas Press, 2013, p. 129. 26. « That was the sound of thousands of conspiracy theorists climaxing all at once ». (Voss, op. cit.) 27. Cette reconstitution à partir de détails est typique du comportement des internautes. « Multiple versions of the same document are likely to appear in various places, some identical, some slightly different, some with annotations by the poster. (…) All of the variants may in principle be simultaneously available to the web surfer (…). Here repetitions substitutes for direct evidence as a way of determining veracity. » Michael Barkun, A Culture of Conspiracy: Apocalyptic Visions in Contemporary America, Berkeley, University of California Press, 2013, p. 13. 28. « So all season long we saw Ford preparing his new secret narrative, digging up the city of Escalante and repurposing hundreds of hosts ». (Voss, op.cit.) 29. Terri Schwartz, Every Time Westworld Hinted at the Big Reveal - IGN Video, consulté le 4 février 2018, http://www.ign.com/videos/2016/11/14/every-time-westworld-hinted-at-the-big- bernard-reveal.

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30. Rappelons que, dans la nouvelle, la lettre recherchée reste très longtemps introuvable d’avoir été cachée aux yeux de tous, et que la « lettre volée » représente l'idée que ce qui est trop visible n'attire paradoxalement que rarement l'attention, en particulier lorsqu'une quête est en cours. 31. Mark Fenster, Conspiracy Theories, op. cit., p. 125. 32. Voir Matthew R. X. Dentith, « Conspiracy Theories and Their Investigator(s) », Social Epistemology Review and Reply Collective 6, no. 4 (2017): 4-11, p. 5, consulté le 19 février 2018, https://social-epistemology.com/2017/04/13/conspiracy-theories-and-their-investigators- matthew-r-x-dentith/. 33. Richard Hofstadter, « Paranoid Style », op. cit., p. 84. 34. Patrick O’Donnell, Latent Destinies, op. cit., p. 9. 35. David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema, London, Routledge, 2006, p. 12. 36. Comme le rappelle Giles Scott-Smith, c’était déjà une telle théorie des « complots gigognes » qu’employait George Kennan à propos du gouvernement soviétique en 1946. Giles Scott-Smith, Western Anti-Communism and The Interdoc Network, Basingstokes, Palgrave MacMillan, 2012, p. 1. 37. « Some people are thinking that Ford may also be hinting that he built a host version of himself, that this Ford may just be a host or this is the real Ford and there’s another host version of him somewhere that’s ready to carry on his legacy ». (Voss, op.cit.) 38. Aaron John Gulyas, Conspiracy Theories: The Roots, Themes and Propagation of Paranoid Political and Cultural Narratives, Jefferson, NC, McFarland, 2016, p. 17. 39. Jan Jagodzinski, Television and Youth Culture, op. cit., p. 7. 40. Voir Mark Fenster, Conspiracy Theories, op. cit., p. 94. 41. « That’s what I love about this place, all the secrets, all the little things I never noticed even after all these years. You know why this beats the real world, Lawrence? The real world is just chaos. It’s an accident. But in here, every detail adds up to something. » 42. Sur le lien entre complot et cartographie, voir Fran Mason, « A Poor Person’s Cognitive Mapping », in Peter Knight (dir.), Conspiracy Nation: The Politics of Paranoia in Postwar America, New York, New York University Press, pp. 40‑56, p. 43‑44. « Narrative provides a form of mapping for conspiracy theory, offering not only an explanatory history but also a map of the future that is to come. » 43. « Initially Arnold imagined this journey as a pyramid with different layers, the bottom one being memory because humans need to remember things to learn from them and then improvisation because humans tend to deviate from their routine. » (Voss, op.cit.) 44. « The Map of the “Westworld” Park Facility Shows Where Everything Is », Inverse, consulté le 4 février 2018, https://www.inverse.com/article/22284-westworld-delos-map-mesa-gold. 45. « Notice how Ford repeated that idea later when describing the brain shape hidden in Michelangelo’s painting. FORD. ‘It took 500 years for someone to notice something hidden in plain sight ‘» (Voss, op. cit.) 46. « If you’ve never suffered you’re not human, which is a huge relief because all I do is suffer. » (Voss, op. cit.) 47. Patrick O’Donnell, Latent Destinies, op. cit., p. 9. 48. Paranoia is « the last epistemological, the final form of human knowledge before it passes away into information ». Ibid. 49. « [Voss:] Delos corporation posted a mysterious code that when you decode it shows Elsie’s coordinates in the park and an audio file that sounds a lot like her voice. » 50. Jan Jagodzinski, Television and Youth Culture, op. cit., p. 61. 51. Martha F. Lee, Conspiracy Rising: Conspiracy Thinking and American Public Life, ABC- CLIO, 2011, p. 72‑73. 52. Ibid., p. 16. 53. Peter Knight, The Kennedy Assassination, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 4.

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54. Peter Knight, Conspiracy Nation: The Politics of Paranoia in Postwar America, New York, New York University Press, 2002, p. 21. 55. Jodi Dean, Publicity’s Secret: How Technoculture Capitalizes on Democracy, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2002, p. 52‑53. 56. Emma A. Jane et Chris Fleming, Modern Conspiracy: The Importance of Being Paranoid, London, Bloomsbury Publishing, 2014, p. 59. 57. Patrick O’Donnell, Latent Destinies, op. cit., p. 9. 58. « ‘These violent delights have violent ends’ is from Romeo and Juliet act 2 scene 6 when Friar Laurence says the line to Romeo to warn him that a reckless dangerous romance will end the same and this ends up being a theme for Westworld as a whole » Voss, op. cit. 59. « Westworld: A Delos Destination », consulté le 4 février 2018, https://discoverwestworld.com/ #. 60. « Like the real world, I think the agenda is to make a lot of money. » « Westworld Management: What’s The Real Agenda? », Previously.TV Forums, consulté le 11 février 2018, http://forums.previously.tv/topic/48914-westworld-management-whats-the-real-agenda/. 61. Charles Martin, « Friends et la folle théorie de la conspiration Starbucks ! », Première, 5 juillet 2017, consulté le 11 février 2018, http://www.premiere.fr/Series/News-Series/Friends-et-la- folle-theorie-de-la-conspiration-Starbucks. 62. Lauren Sarner, « Mind-Blowing Fan Theory Links Game of Thrones and Westworld », Inverse, consulté le 11 février 2018, https://www.inverse.com/article/31740-game-of-thrones-westworld- westeros-crazy-theory-jon-snow. 63. Christopher Hooton, « Westworld season 2 will ‘fuck with the metaphysical’ », The Independent, 27 mars 2017, consulté le 11 février 2018, http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/tv/ news/westworld-season-2-plot-reddit-storyline-jonathan-nolan-details-news-a7651506.html. 64. La manière dont Donahue a défendu cette théorie est racontée dans Bonar Menninger, Mortal Error: The Shot that Killed JFK, Kansas City, Hunter’s Moon Press, 2013. 65. Ibid. 66. Ben Arnold, « The ‘truth’ about Westworld: seven fan theories to blow your mind », The Guardian, 30 octobre 2016, consulté le 11 février 2018, http://www.theguardian.com/tv-and- radio/2016/oct/30/westworld-wild-fan-theories-about-sci-fi-tv-series. 67. Jan Jagodzinski, Television and Youth Culture, op. cit., p. 25. 68. Voir Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991. 69. Mark Fenster, Conspiracy Theories, op. cit., p. 7. 70. Jan Jagodzinski, Visual Art and Education in an Era of Designer Capitalism: Deconstructing the Oral Eye, New York, Springer, 2010, p. 104. 71. Sur ce sujet, voir par exemple Victor I. Stoichita, L’Effet Pygmalion : Pour une anthropologie historique des simulacres, Paris, Librairie Droz, 2008. 72. Sébastien Lefait, « ‘It’s not a technological problem we have, it’s a human one’ – Black Mirror, ou la dystopie intégrée ». L’imaginaire en séries 1, revue Otrante n° 42 (2017), dir. Hélène Machinal et Elaine Després, Paris, Editions Kimé, 2017, p. 127-44.

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RÉSUMÉS

Cet article part d’un constat pour en explorer les conséquences. Le constat est simple : Westworld utilise les techniques bien connues du récit complotiste pour créer un univers transmédia mystérieux, dont le public est en permanence incité à percer les secrets. Les conséquences sont bien plus difficiles à sonder : en encourageant une telle lecture complotiste, Westworld étend-elle l’impératif de décryptage paranoïaque au réel dans son ensemble, qui inclut, entre autres, certaines parties de son continuum transmédia ? Pour étudier cet aspect de la réception de la série, mon propos s’appuie sur l’analyse d’une vidéo amateur diffusée sur Youtube, où un aficionado de Westworld se livre à une étude conspirationniste de la première saison. Cette analyse permet d’évaluer les conséquences potentielles sur nos sociétés d’une collusion, dont les fans supposent l’existence, entre l’industrie médiatique et la culture du complot.

This paper explores the hidden consequences of a simple observation: Westworld uses the time- proven recipes of conspiracy narrative to create a mystery transmedia universe, the secrets of which viewers are incited to elucidate. The consequences of such a strategy are harder to gauge – to what extent does Westworld encourage viewers to read the whole world through the lens of conspiracy, all the more so since parts of the show’s transmedia continuum are to be found in the real world? To study this aspect of the show’s reception, I analyse a fan video that features a conspiracist reading of the first season. This case study provides an assessment of the potential consequences on current societies of the collusion, as identified by fans of TV shows, between the media industry and the current popularity of conspiracy thinking.

INDEX

Keywords : Conspiracy, paranoia, secrecy, decoding, media reception, influence of cultural productions Mots-clés : Complot, paranoïa, secret, décodage, réception médiatique, influence des productions culturelles

AUTEUR

SÉBASTIEN LEFAIT Sébastien Lefait est professeur d’études américaines et médiatiques à l’université Paris 8. Ses travaux de recherche portent sur l’adaptation des pièces de Shakespeare, sur les sociétés de surveillance et leur représentation à l’écran, ainsi que sur la dimension réflexive des séries télévisées. Il a notamment publié In Praise of Cinematic Bastardy (2012; co-dirigé avec Philippe Ortoli), Surveillance on Screen: Monitoring Contemporary Films and Television Programs (2013), et La question raciale dans les séries américaines (2014; coécrit avec Olivier Esteves). Sa recherche actuelle porte sur les relations entre terrorisme et fiction, sur la place de la téléréalité dans la culture américaine, et sur le traitement de la question raciale dans quelques séries télévisées récentes. Sébastien Lefait is Full Professor of American Studies and Media Studies at Université Paris 8. His research focuses on the adaptation of Shakespeare’s plays, on surveillance and its representation on screen, and on the reflexive dimension of TV series. His published works include In Praise of Cinematic Bastardy (coedited with Philippe Ortoli, 2012); Surveillance on Screen: Monitoring Contemporary Films and Television Programs (2013), and La question raciale dans les séries américaines

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(co-written with Olivier Esteves, 2014). His current research focuses on the relationship between terrorism and fiction; on reality TV within American culture, and on the way recent TV series have dealt with racial issues.

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“Not much of a rind on you”: (De)Constructing Genre and Gender in Westworld (Lisa Joy and Jonathan Nolan, HBO, 2016-)

Elizabeth Mullen

Out of Metropolis and into the Uncanny Valley: Blurring Gender and Genre

1 Pygmalion texts – where a male creator tries to build the perfect woman who then turns on him and causes chaos, only to be destroyed in the end – are hardly new to science fiction, nor is the figure of the male robot or cyborg intent on destruction something rare in cinema, television or video games. Where robots represent the Other and humans the norm, we often find narratives where the real “monsters” are not the ones produced on assembly lines, but rather the ones with beating hearts wrapped in human skin. Similarly, the Western genre is full of easily recognizable gender tropes: the one good man who stands up against evil (then usually rides away), the coldhearted desperado, the cowardly townsman who may or may not experience a burst of courage, the sweet homestead maiden or the saloon prostitute with the heart of gold.

2 Westworld intermingles all these tropes, but with a twist. By first filming robot “host” narrative arcs using familiar cinema techniques – drenched colors, swelling music, extreme high- and low-angle shots – the series places the viewer firmly in the uncanny valley, that space where clear boundaries between humans and robots dissolve, leaving a firm sense of dis-ease1. Viewers’ engagement with the hosts and their constructed narratives mirrors that of certain human “guests”, customers who pay exorbitant rates to interact with and take part in the hosts’ predetermined narrative loops. In each episode, sequences alternate between story lines in the park and those in the labs of Westworld, thus unsettling viewers, catching them up by drawing attention to the

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constructed nature of their experience each time they allow themselves to get drawn into the park’s narratives.

3 In more concrete terms, when the virginal homesteader’s daughter and the hooker with a heart of gold are robots, repeatedly dumped off at the lab to be repaired, rebooted and sent back into the park, a blurring of gender and genre lines inevitably occurs.

4 This approach underscores two essential elements in the deconstruction of gender. First, we get a play-by-play demonstration of Butlerian performativity through the use of repetitive story loops intercut in such a way as to underscore the audience’s awareness of them. Second, the minute examination of the workings of a created hegemonic space demonstrates Vertesi’s view that “technology does not change a social environment but instead strengthens and enforces preexisting gender roles”2. Before exploring how Westworld articulates the interplay between hegemony, technology and gender, let us first take a closer look at how the repetition of the expression referenced in the title, “not much of a rind on you” is used to force viewers to see the underpinnings of the gendered interactions between hosts and humans.

5 Five minutes into the first episode of the series, Clementine3, a female host coded as a saloon prostitute, approaches a male host (Teddy), caresses his cheek and says, “You’re new. Not much of a rind on you; I’ll give you a discount” (S01E01, 05’50-05’58). Filmed in a two-shot, the characters are closely framed, the lighting is warm, and the expression on Clementine’s face is open and tender. The next time we see Clementine, she is seated naked in front of two lab technicians in an underground laboratory. The bluish lighting and multiple glass panes create a cold, clinical atmosphere in direct contrast to the earlier scene. In this setting, her robotic nature is made clearly manifest, though her occasional expressions, filmed in close-up, create a certain confusion both in the viewer and in a female lab tech, who, on impulse, leans in and kisses her robot lips. A few minutes later, the opening narrative repeats and once again we hear Clementine say to Teddy, “You’re new. Not much of a rind on you. I’ll give you a discount” (S01E01, 24’25-24’31). Slight variations in camera movement and vocal tone change the scene slightly, as does the viewer’s increased knowledge of the predetermined nature of the narrative. Future repetitions of the same exchange, most notably in episode eight, lead to more and more complex understandings of both the exchanges and the expression itself.

6 The primary meaning of Clementine’s catchphrase is that the person she is addressing is new to the place: green, not yet hardened. In other words, he (or in one instance, she) doesn’t have much of a “rind”, a callused surface. It is interesting that Clementine, a creature bearing the name of a fruit which also has a rind and who suffers repeated penetrations of this rind, should use this particular line to approach her clients, be they human or host. Tellingly, the Oxford English Dictionary also defines rind as either the skin of an animal or a person, or as an exterior or outer covering, a boundary. At first, Clementine’s remarks suggest that in Westworld, it is possible for hosts to get beyond the rind, to uncover what is under that outer covering; yet, each repetition of the line (and of the narrative loop) undermines this premise, suggesting rather that underneath the surface lie only more layers of predetermined, constructed responses. Throughout the series, the interactions between hosts and guests underscore the ways in which gender is constructed not only for the robot hosts, but for humans as well: human guests are constantly encouraged, in the words of Maeve the robot Madam, to “be

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whoever the fuck [they] want,” while at the same time the park managers carefully track each human/robot interaction and guide guests along predetermined, gendered paths. On a larger scale, Westworld explores how notions of hegemony and gender are articulated within a specifically fictional context.

Gender, hegemony and fictional texts in Westworld: Clementine

7 In his study of white masculinity, masochism and contemporary American culture, Taking It Like a Man, David Savran points out how fictional texts can serve to articulate hegemony:

Indeed, fictional texts, I believe, are particularly important for the production of hegemony, representing sites at which a wide range of ideologies and values can be visualized, reaffirmed, and challenged4.

8 In the case of Westworld, fictional texts are multiplied: in addition to its ties to adapted texts (Michael Crichton’s 1973 film and its subsequent iterations), the TV series itself operates as a fictional text, containing multiple fictional texts which explore hegemony – most notably the park (or is it parks?) created for guests to live out their fantasies, but also the fictional texts (or “builds” – a term borrowed from gaming culture) implanted, altered and updated in the hosts. Hegemony is explored not only within each of these fictional texts but also through their interplay. We see this process at work with three of the female robots in Westworld, Clementine, Dolores and Maeve.

9 As already mentioned, Clementine, the rind-smelling, discount-offering prostitute, is an excellent example of the ways in which Joy and Nolan force the viewer to acknowledge the multiple fictional texts at work within Westworld. Utilized within the park narrative, in S01E07 she also becomes instrumentalized by the human female members of the Delos administration as a tool to question the hegemony of the park’s male creator (Dr. Ford) and his assistant Bernard. It is interesting to note the way power is gendered in the exchange among the humans on one side of the glass and how Clementine’s signature “not much of a rind on you” takes on a more menacing meaning in the scene (22’47-29’01).

10 At the beginning of the scene, the cameral lingers on a series of shots featuring cool lighting, shiny floors and glass walls. Once the main characters have taken their places, the camera cuts between shots of the characters at varying angles and distances and shots of their reflections in different panes of glass. Before the primary action of the scene (a faked demonstration of how Ford’s recent alterations to hosts’ codes has resulted in their retaining past memories and becoming violent), the interplay between image, dialogue and sound underscores the construction of hegemonic power relationships. In the opening exchange below, Ford and Bernard square off against Charlotte Hale and a silent Theresa Cullen: FORD. Miss Hale. I was not aware that those of your insight needed any… more reflection. HALE. Dr. Ford. Always charming. BERNARD. (turning to Ford) What is the meaning of this? FORD. Apparently Miss Hale and Miss Cullen have a presentation for us. BERNARD. What about?

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FORD. (shrugs)

11 Ford’s use of the antiquated title “Miss” and his reference to Hale’s appearance demonstrate his perception of patriarchal control, as do Bernard’s outraged tone and his refusal to acknowledge Hale’s presence when he calls into question the legitimacy of the interview itself. Hale’s remark, “always charming,” marks her attempt to present Ford as quaint and nonthreatening.

12 Camera and dialogue work together to distill the conflict apparent in the exchange; Ford’s remark begins off-camera, while a medium shot shows Charlotte Hale, Executive Director of Delos Corporation, reflected on a glass wall as she brushes her hair to the side. (This gesture will be repeated by Clementine after smashing the human-coded host’s head into the glass wall until it shatters). As Ford continues his remark, the camera cuts to a high-angle establishing shot of the glassed-in room where Ford approaches Hale from behind and she turns to face him. The others present are grouped in an upper corner of the shot, looking every bit like the cluster of spectators they are. Further, Ford and Hale are filmed at the center of an ovoid neon circle, suggesting the cyclical nature of the scene to unfold. Hale’s reply is filmed in a more traditional medium shot-countershot, but again, the beginning of her reply begins off- camera. Bernard’s arrival and subsequent query are filmed more dynamically in a lateral travelling shot coalescing into a two-shot of both men facing the camera, interspersed with close ups of Hale; Theresa Cullen (looking away) and Ford (smirking slightly).

13 This detailed description of the first thirty seconds of the scene emphasizes the exquisite level of gendered semiotic overlapping taking place, and it takes on further significance when, in the last thirty seconds of the scene, the pattern is repeated and reversed: close-ups of Bernard and Ford are accompanied by remarks from Hale on and off camera, challenging Bernard to reveal anyone else involved and firing him when he does not. The high-angle establishing shot is repeated, but this time the neon circle frames both women as they face the men, backs turned to the crumpled bodies of Clementine and the robot guest on the other side of the shattered glass wall.

14 Still, at the emotional heart of the scene lies the interaction between Clementine and her human-coded robot guest. In the first loop, after Theresa commands the guest to “wake her up,” Clementine once again voices her now-familiar comment, “not much of a rind on you,” only to be viciously attacked by the guest as the non-diegetic thrumming of the musical score accompanies rapid camera movement intercut with reaction shots of the humans on the other side of the glass. A bloodied and battered Clementine seems to appeal directly to the camera before freezing on command. Once she is reset, the scene plays again, but with differences not only in outcome but also in film technique. The camera focuses in close-up on Clementine’s still-bloody face; her expression seems not blank but troubled. There is a slight catch in her voice as, once again, she murmurs “you’re new: not much of a rind on you,” but this time she avoids the guest’s violent outburst, attacking him instead as the camera once again cuts from Clementine’s rapid movement to reaction shots of the others. A train-like rhythm familiar to viewers from S01E01 interweaves itself with sounds from the first loop, intensifying the atmosphere and distinguishing this second iteration from the first. In the final moments of the demonstration, Clementine again looks directly at the camera from behind the glass, touches her mouth and hair, then prepares to launch herself at the human tech worker before being gunned down.

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15 This scene operates on many levels. The sudden unprovoked violence shocks the viewer; Clementine’s short-lived revenge is cathartic but scripted, a calculated means to an end. It is worth noting as well that from the park’s point of view, Clementine’s appropriate response is the first one – that of victim. Rather than a shattering of the glass ceiling, the final shot here implies more of a shattering of the walls between female robot and human roles. While Hale and Cullen seem to get the upper hand in terms of power here, let us not forget that the season does not end well for either of them. Nonetheless, the sequence explores not only the deconstructive layering of fictional texts, but also the question of agency.

Deconstructing Female Agency: Dolores’s Path of Pain and the Limits of Maeve’s Extreme Makeover

16 The series repeatedly shows Dolores, the oldest host of the park, following paths others have set out for her: she quotes Shakespeare and Alice and Wonderland, she constantly repeats her signature phrase about, ironically, “choosing” to see the beauty in the world and of her life having a purpose, and she talks of how her path will lead her to love, to her future. Alternately, she is repeatedly shot, stabbed and raped, each time filled with the same disbelieving shock and horror. Additionally, throughout S01 we see Dolores being guided along various paths in and out of the park by a number of male figures, be they host, human or park showrunner. At various points in the series, viewers witness the literal construction of Dolores, both in terms of her behavior and expressions and her physical body. For example, in the opening shots of first episode of the series, off-camera a man’s voice commands, “Bring her back on line,” then instructs the seated, naked female figure to “lose the accent” before asking a series of questions about “the nature of [her] reality”. As the dialogue continues in voiceover, the camera zooms in on the robot’s face as a fly slowly crawls over the surface of her eye, underscoring Dolores’s total lack of agency and the constructed nature of her existence.

17 Throughout Season One, viewers witness Dolores going through her saloon loop: the arrival in town, the can falling from her bag, ready to be picked up by Teddy, by William or by another guest in the park; the camera work remains lush, the colors warm. Viewers get caught up again and again in her narrative, tuning in week after week or bingeing in order to know what happens next; yet each layer of repetition forces the viewer (and, in a key scene, young William) to realize that the “path” Dolores is meant to follow is an algorithmic one.

18 Finally, in the opening scene of S01E10 (“The Bicameral Mind”), viewers again hear Dolores in voiceover as the camera zooms out from a close-up on her robotic head. As she repeats her “dream” speech, we see a pair of hands working to affix Dolores’s rubbery skin to a metallic frame in what is surely her first iteration. Even as, in a Fight Club-reminiscent plot twist, Dolores (and the viewer) realizes that she has, in fact, been talking to herself the whole time and that her consciousness is at the heart of the “maze,” Dolores’s last act in S01E10 (reuniting with Teddy, shooting down Ford and the other human guests) is revealed to be yet another program, put in place by someone else. In other words, at the end of the day, in spite of all the pain and suffering the aptly-named Dolores has been through and the illusion of growing self-awareness witnessed throughout the first season, Dolores remains, above all, the sum of her

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constructed “parts” – both those that make up her physical being and the parts she has been led to play within the various fictional texts of the park (and the series).

19 is, literally, another story. As a repurposed host whose initial narrative as a homestead mother to a young daughter keeps breaking through the surface of her current build as a saloon madam, Maeve is the first host made aware of her robotic state. Episode after episode we see her, with the help of her human assistant, Felix, altering her own code, quite literally reconstructing her personality and seemingly gaining agency over the narrative itself. While Dolores endures pain and emerges confused by the revelations it brings, Maeve actively seeks out pain (and the subsequent trip to the repair shop) so as to further her transformation. When confronted with nightmarish images and flashbacks from her past, Maeve uses the tools provided and creates ways to find meaning in the fragments, no matter the personal cost.

20 In S01E08, Joy and Nolan overtly expose the constructed nature of the narrative, from music on the player piano to the performative verbal cues Maeve gives to change the story (28’45-34’00). The scene opens with a close-up on the curled roll of the player piano as the opening bars of a piano version of ’s “Back to Black” begin to play. The saloon scene opens much as it has in previous loops, but this time Maeve is fully conscious of being in the narrative – so much so that when the bartender remarks that her tab is high, Maeve performatively effects a change in the script, announcing “No I don’t believe it has. In fact, Maeve’s tab was in such good standing, she deserved a token of gratitude.” The camera zooms in on a slight spasm on the bartender’s face before he smiles and offers her a drink on the house. The rest of the scene follows the same pattern: Maeve clears the bar by sending the new and improved Clementine and the other girls off to take a groups of clients upstairs, then announcing that the bartender has to go to the back to water down more drinks. She directs the gunplay in the street to the tune of the waltz from Tchaikovsky’s Swan Lake, then directs the desperados escape with the safe. Though she still experiences flashbacks and trace moments of pain, she survives the encounter with her consciousness intact.

21 Like Dolores, Maeve here follows a predictable story line, one she can control. At first she may seem to fulfill Sue Short’s “fantasy of female perfectibility5” – this idea that she can alter her narrative by making alterations to herself. And yet, at the moment where she has, in fact, managed to escape, she cannot resist her coding as mother and gets off the train to find the daughter she knows is only a construction – a seemingly inevitable slide back into traditional female gender norms.

Life without Limits? Hegemonic Masculinity and its Discontents

22 On the surface, traditional codes of masculinity are respected in Westworld, both in and out of the park. Among the host population, cowboys, prospectors, sheriffs and outlaws all adhere to genre and gender codes. This adherence does not spare male robots from objectification at the hands of guests and the occasional Delos worker, as we can see with Teddy, Hector and even Bernard. Additionally, many of the male hosts’ prime directives center on traditional masculine roles. Peter Abernathy, for instance, is so strongly coded to protect his daughter Dolores that when trace elements of his past experiences begin to surface, they destroy him. Similarly, Teddy Flood’s core drive (in

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the first episodes, vaguely to “take care of some things” before he can settle down with Dolores, then after an upgrade to seek revenge against the mysterious Wyatt) is so grossly stereotypical to the masculine Western genre as to be comical. The one apparent exception to this rule is Bernard, though even he takes umbrage at seeing his authority challenged.

23 Among the humans, Dr. Ford, the Godlike creator of this world, acts as a classic puppet master, pulling on various narrative strings throughout the season, showing at every turn that he is in control, that he is master of his universe, including the way in which he decides to blow it all up. Even his apparent conferring of free will upon Dolores smacks of religious overtones.

24 Still, two striking characteristics persist. While in the instance of Logan, there is a kind of gleeful embracing of the hegemony conferred upon him in the park – and his remarks to the effect that the guests are Gods underscore this view – for the most part non-robot masculinity in Delos can be coded in Kimmelian terms: a sense of dissatisfaction, of being cheated. Kimmel points out this paradox in Manhood in America:

How did the chronic restlessness of nineteenth century self-made man, which became the general malaise and discontent of twentieth-century masculinity, morph into the explosive rage of the twenty-first century? For one thing, the very adherence to traditional ideals of masculinity now leaves so many of them feeling cheated, unhappy, and unfulfilled. American white men bought the promise of self-made masculinity, but its foundation had all but eroded. Instead of questioning those ideals, they fall back upon those same traditional notions of manhood – physical strength, self-control, power – that defined their fathers’ and their grandfathers’ eras, as if the solution to their problems were simply “more” masculinity6.

25 In short, despite its futuristic, science fictional setting and unlimited imaginative possibilities, we find here an echo of Schulman’s Generation of Seekers (omnipresent in the 1970s) in a more toxic strain7. The Man in Black’s unrelenting quest for the secret of the Maze is an example of this.

26 Much has been made of the hegemony of the Man in Black as an ultimate figure of evil, from his cruelty to his sadism. We might notice, however, the weary way he goes about his debauchery – despite his racial, gender, and financial hegemony, he feels tricked by the game precisely because it is rigged in his favor. To a lesser extent, ridiculous human male characters like Sizemore the ineffectual narrative creator and Sylvester the schlubby white computer tech seem to buy into gendered hegemonic systems even as they refuse to confer upon them the power they think they deserve. Note for instance how Rachel Hale instrumentalizes Sizemore’s turning the acceptance of his new narrative into a literal pissing contest (when it is refused by Ford, he gets drunk and urinates all over the model of the park) in order to turn Sizemore into her puppet. Note also the exchanges between Sylvester and Maeve where he attempts to explain why she is trapped in her coding (without seemingly realizing he’s equally trapped in his). Interestingly, masculine gender norms are most challenged by figures of color: Arnold/ Bernard and Asian-featured Felix, the lab tech who helps Maeve reprogram herself. Maeve remarks on this difference when she says to Felix, “You make a terrible human. I mean that as a compliment.”

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27 Westworld’s discourse on performing gender and performing (post)humanity at the diegetic level is echoed reflexively by the series’ hybrid performance of genre, through the hybridization of western and sci-fi, but also, of serial storytelling and narrative progression of video games.

Gaming the System: Gender, Production and Reception

28 The influence of video games on the series is well established, especially in terms of the vocabulary used; characters have different builds, players (guests) choose their costumes and equipment, and narratives adapt themselves to player/guest interactions within the strictures of the narrative loop. Also, within the park, human players can act in a way that they would not (or not be allowed to) “in real life”: raping, killing, etc. As we have seen, very often player choices remain within traditional gender spectra. In other words, even within the fictional texts of Westworld, interaction and game play are at the heart of an experience constructed along gender lines. To some extent, the same can be said of audience reception.

29 Audience reception of different intertextual elements is conditioned by cinematic codes taken not only from classic Westerns and science fiction films, but also from studio production choice. The names of certain characters, for example, resonate in a gendered way. Dolores, of course, has its etymological roots in suffering, but not less recognizable is the name Robert Ford, with its links both to John Ford, the Godfather of Western cinema, and Henry Ford, the American industrialist and Father of the automobile – not to mention Robert Ford, the man who shot Jesse James (and the 2007 Andrew Dominik film based on that tale), and Ford, the Godlike figure in Brave New World, a story with numerous ties to Westworld. Similarly, some fans see links between the character Maeve Millay and a kind of hybridization of Irish-American essayist Maeve Brennan and the American poet and playwright Edna St Vincent Millay, a known feminist activist, while others interpret the name “Maeve” as a reference to Queen Maeve or to the combination of “Ma” and “Eve8”. Clearly, part of the receptive gameplay at work in the series is trying to dissect and analyze such possible intertextual references.

30 If we look as well at how the actors involved in the series influences its reception, we can see that the construction of gender in Westworld is reinforced by certain production choices whose influence will depend on viewers’ own film and television experiences. To mention just a few: Anthony Hopkins, as Dr. Robert Ford, is instantly recognizable both as an authoritarian patriarchal figure (he plays Odin, after all, in the most recent series of Thors, not to mention Van Helsing in Coppola’s 1992 Dracula, Nixon in Oliver Stone’s 1995 film, Nixon and Hitchcock in Sacha Gervasi’s 2012 biopic) and as an elegant, controlling monster (think of Silence of the Lambs). Thus, when viewers see him as the shadowy patriarchal God figure in Westworld, it resonates with memories of him in those other roles.

31 The same can be said of Thandie Newton (Maeve) previously seen in Crash (Paul Haggis, 2004) and Beloved (Jonathan Demme, 1998), both films where questions of race and gender intersect, and in Rogue (Audience Network, 2013-2017), a British-Canadian crime drama in which Newton plays an undercover cop plagued by the death of her child.

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Jeffrey Wright (Bernard/Arnold) is known to many as the far-from-manly Beetee from The Hunger Games franchise and as shady underworld figure Valentin Narcisse from HBO’s (2010-2014). Lastly, Theresa Cullen is played by Sidse Babett Knudsen, famous for her starring role in the Danish hit series Borgen (DRI, 2010-2013). Similar associations can be made for each character, and for some viewers it becomes a kind of game to figure out these links.

32 As Richard Dyer aptly points out, “A star image is made out of media texts that can be grouped together as promotion, publicity, films and criticism and commentaries 9”. Processing the interplay between these media texts, interactive reception thrives in thousands of fan-based blogs, Youtube videos, twitter feeds, Reddit threads and other participatory sites on top of all the web-based promotional materials generated by HBO and the entertainment industry. It is in these spaces that the work of constructing and deconstructing gender in Westworld (and in other media texts) can take place.

Conclusion

33 Through its aesthetic and production choices, incorporating star personae and gaming techniques as well as knowledge of western and science fiction genres, Westworld draws attention to the ways in which gender is consciously constructed and reinforced, both for the hosts and for humans. By analyzing specific scenes and exploring their interplay with character construction and world building through the prism of gender, it is possible to expose the working of gender construction in the series (across a variety of fictional texts that it echoes and reframes). Thus, by pulling apart the layered workings of the “rind” of gender and genre, we can begin to see the maze at the heart of Westworld for what it truly is: another layer to deconstruct within a variety of cultural frameworks.

NOTES

1. For a more in-depth exploration of the Uncanny Valley, see Shenseng Wang, Scott Lilienfield and Philippe Rochat, “The Uncanny Valley: Existence and Explanations”, Review of General Psychology 19.4 (2015), p. 393-407. 2. Janet Vertesi, “Pygmalion’s Legacy: Cyborg Women in Science Fiction” in SciFi in the Mind’s Eye: Reading Science through Science Fiction, Ed. Margaret Grabowicz, Chicago, Open Court, 2007, p. 83. 3. The name Clementine has distinct resonances within the Western genre, of course – most notably the 19th-century traditional ballad (wherein Clementine comes to a tragic end) and John Ford’s 1946 classic My Darling Clementine (in which Clementine is pursued by Wyatt Earp). 4. David Savran, Taking it Like a Man: White Masculinity, Masochism, and Contemporary American Culture, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 7. 5. Sue Short, Cyborg Cinema and Contemporary Subjectivity, New York, Palgrave-Macmillan, 2005, p. 88. 6. Michael Kimmel, Manhood in America: a Cultural History, New York, Oxford University Press, 2006, p. 218.

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7. Bruce Schulman, The Seventies: The Great Shift in American Culture, Society, and Politics, Cambridge, Da Capo Press, 2001, p. 99. 8. See the Reddit thread, What’s in a Name: Maeve Millay first posted by u/Bobilon in September 2018, https://www.reddit.com/r/westworld/comments/99fz01/ whats_in_a_name_maeve_millay/, consulted December 26, 2018. 9. Richard Dyer, Stars, London, BFI, 1998, p. 60.

RÉSUMÉS

Cet article propose un exploration du brouillage des frontières génériques et genrées dans la série Westworld, créant ainsi des resonances qui déconstruisent les normes traditionnelles du genre. Par une analyse détaillée de certaines sequences clés de la première saison, cet article examine la construction du genre opérée par les robots et par les humains, à l’intérieur et à l’extérieur du parc avant d’explorer les questions de l’hégémonie masculine et de l’agentivité feminine à l’intérieur de ces mondes. Enfin, l’article s’attache au rôle joué par la production télévisuelle et la réception par les fans dans la création d’un contexte intertextuel qui a une incidence sur la construction des genres.

This article explores the ways in which the TV series Westworld blurs gender and genre, creating resonances that deconstruct traditional notions of gender roles. Through a minute analysis of several key scenes in the first season, it examines how robots and humans construct gender both within the park and without, and then explores the question of masculine hegemony and feminine agency within those worlds. Finally, the article undertakes to point out how production and reception interact to create intertextual frameworks that can shed light on questions of gender construction.

INDEX

Keywords : Westworld, masculinity, gender, Butler Judith, western, reception, science fiction, intertextuality, Dyer Richard, star Mots-clés : Westworld, masculinité, réception, science-fiction, western, genre, Butler Judith, intertextualité, Dyer Richard, performance

AUTEUR

ELIZABETH MULLEN Elizabeth Mullen is an Associate Professor at the Université de Bretagne Occidentale in Brest, France, where she is a member of HCTI, a research group dedicated to exploring text and image. She has published articles on The Shining, Deliverance and The Haunting of Hill House, and her recent work has focused on gender and the grotesque in film and television, especially the interplay between production, reception and aesthetic analysis.

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Elizabeth Mullen est Maîtresse de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale à Brest et membre d’HCTI, EA4249 spécialisée sur les rapports Texte/Image. Elle a publié des articles sur The Shining, Deliverance et The Haunting of Hill House. Ses travaux les plus récents se penchent sur la question du genre et du grotesque dans les arts visuels (films et télévision), et sur les interactions entre la production, la réception et l’analyse esthétique.

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Le sexe sans le sexe : convergence de la nudité frontale et de l’ empowerment féminin dans Westworld

Benjamin Campion

1 « Il ne voyait qu’une jolie silhouette, de jolies jambes… mais d’une manière indéfinissable son allure avait quelque chose d’érotique1. »

2 Commençons par des mots qui se voulurent définitifs : « Je sais quand j’en ai sous les yeux2. » Si cette affirmation du juge américain Potter Stewart, se prononçant là sur le caractère (en l’occurrence non-) pornographique des Amants de Louis Malle (1958), est tant restée dans les mémoires, c’est non seulement parce qu’elle continue aujourd’hui de faire jurisprudence aux États-Unis, mais aussi parce qu’elle a très tôt positionné le débat de l’obscénité cinématographique – et, par extension, télévisuelle – sur le plan de l’image. Voir, c’est savoir : en suivant cette logique proverbiale, un gros plan de pénis en érection renverrait automatiquement le diffuseur à l’obscénité par son adoption d’une convention formelle du cinéma pornographique. Et même si Stewart prit le soin d’assumer la totale subjectivité de son propos et de consentir que le degré d’offense pût varier d’un spectateur à l’autre selon son niveau de sensibilité, son raisonnement en apparence frappé au coin du bon sens nous amène de manière ambiguë à considérer que la seule vision d’images à caractère pornographique suffirait à nous renseigner sur leur facture délictueuse.

3 Or, l’impression que renvoie la première saison de la série américaine Westworld (HBO, 2016-) – que je nommerai ici « Westworld » tout court, en ayant bien conscience que l’analyse d’une série en cours de production sera toujours susceptible d’être démentie par ses développements ultérieurs – est tout sauf celle de la pornographie. Entre jeux d’évitement partiel (par l’obscurité, le resserrement du cadre, l’éloignement de la caméra, l’intégration de caches au décor) et brefs plans d’exposition frontale, la série n’hésite certes pas à nous livrer ses corps dans le plus simple appareil. Elle ne louvoie pas non plus au moment d’assumer la tonalité et l’esthétique érotiques (voire

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pornographiques soft, c’est-à-dire sans monstration de pénétrations ni de pénis en érection) des virages pris par son récit, comme nous le verrons dans la suite de cet article. Mais l’accuser de montrer trop fréquemment la « chair fraîche » afin d’attirer le spectateur à moindre frais scénaristique reviendrait à lui intenter le type de procès d’intention dont, pour continuer d’exister, l’art subversif a plus que jamais besoin de se voir scrupuleusement préservé.

4 D’autant qu’en l’occurrence, la latitude offerte par le positionnement de la série sur le câble premium américain s’est avant tout pliée à la vision globale de ses auteurs sur la dimension psychanalytique du monde westworldien, labyrinthe intérieur dont la pénétration symbolique (et pourtant littérale) du « corps » destine le plus avisé des explorateurs à atteindre l’âme. Certains y liront une crainte de la part des showrunners de la série – le couple Jonathan Nolan-Lisa Joy – de soulever les mêmes polémiques que Game of Thrones (HBO, 2011-), prédécesseur à succès souvent brocardé pour la prétendue « gratuité » de ses scènes de sexe (si tant est qu’un tel substantif puisse être employé, non accompagné d’une quelconque définition, dans le cadre d’une critique ou d’une analyse filmique)3. Je postule quant à moi l’idée d’une tentative de conciliation entre nudité frontale et télévision américaine non spécialisée, en dépit d’une cohabitation souvent tumultueuse par le passé. Car si, pour reprendre l’expression de Linda Williams, le cinéma hollywoodien n’est jamais véritablement sorti de sa « longue adolescence4 » – exception faite des parenthèses désinhibées que furent le pré-code (1930-34) et le Nouvel Hollywood (fin 1960-début 1980) –, il m’apparaît a contrario que HBO poursuit avec Westworld sa formulation d’une télévision « adulte » abordant la nudité non comme un sujet à risques, mais comme l’une des composantes naturelles d’une expression quotidienne n’appelant pas à la fausse pudibonderie. La chaîne poursuit ainsi une réflexion initiée neuf ans plus tôt par l’entremise de Tell Me You Love Me (2007), en déplaçant le curseur du sexe explicite – infranchissable Rubicon de la fiction télévisuelle américaine ? – vers la nudité frontale, tout en adoptant certains codes du blockbuster plutôt que du cinéma indépendant de niche5.

5 À ce titre, il est à noter que Westworld (adaptation d’un film éponyme de 1973 écrit et réalisé par Michael Crichton) a vu le jour au moment même où la science-fiction hollywoodienne commençait à perdre ostensiblement de sa force émotionnelle et de sa propension à incarner le trouble érotique. En témoigne ce constat désabusé de Jean- Sébastien Chauvin, s’exprimant là au moment de dresser le bilan de l’année cinématographique 2017 : « La fascination pour les robots (ce que sont aussi les super- héros) a fait basculer l’imaginaire hollywoodien dans un monde inorganique et sans vie6. » À l’inverse, les robots (ou « hôtes ») de Westworld sont tout sauf des machines infaillibles et surpuissantes dont le corps sans aspérités se réduirait à un simple accessoire leur permettant de prendre systématiquement l’ascendant sur leurs adversaires. Ce sont des êtres sensibles, faits de chair et de sang, qui pleurent leurs proches disparus, endurent mille morts et ne se recomposent que par la grâce du bistouri humain et de l’effacement de leur mémoire à court, à moyen et (sauf dysfonctionnement…) à long terme.

6 Mon hypothèse est que cette conscience corporelle – charnelle, pourrait-on dire – du posthumain westworldien sert paradoxalement une érotique de l’intériorité plutôt que de l’effeuillage ou de l’accouplement traditionnel. Les corps sont déjà nus au moment où débute la série, ce qui s’apparente à une manière d’évacuer toute gêne et tout suspense inhérents à la révélation de ce qui se cache « là-dessous » (à la manière d’un

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Alain Guiraudie ouvrant son film L’Inconnu du lac par un plan « à hauteur de couilles7 » – les siennes, en l’occurrence – afin de mettre d’emblée ses acteurs et son équipe de tournage à l’aise et d’entrer sans circonvolutions dans le vif du sujet). Westworld met ainsi la corporéité affichée sans fausse pudeur de ses hôtes brimés et exploités par l’homme au service de ficelles classiques (mais toujours aussi irrésistibles) d’ empowerment féminin, selon cette dialectique « extrême centriste » qui consiste pour HBO, depuis son positionnement sur le créneau des séries « non télévisuelles » en 1996, à ne pas se contenter de reproduire des formules toutes faites sans chercher à les égratigner et à les métisser. En l’absence de traduction satisfaisante, j’emploierai ici le mot empowerment en langue originale, tel que l’ont défini Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener :

7 L’empowerment articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Il peut désigner autant un état (être empowered) qu’un processus, cet état et ce processus étant à la fois individuels, collectifs et sociaux ou politiques – même si, selon les usages de la notion, l’accent est mis sur l’une de ces dimensions ou au contraire sur leur articulation. Cela implique une démarche d’autoréalisation et d’émancipation des individus, de reconnaissance des groupes ou des communautés et de transformation sociale8.

8 Je distinguerai également narration et attraction en marchant dans les pas de Tom Gunning, lequel s’est fondé sur les préceptes suivants pour poser les bases de son archéologie du cinéma :

Qu’est-ce qu’au juste le cinéma d’attraction ? Il s’agit en premier lieu d’un cinéma fondé sur la qualité célébrée par Léger, la capacité à montrer quelque chose. Par contraste avec la dimension voyeuriste du cinéma narratif analysée par Christian Metz, ce cinéma serait plutôt exhibitionniste. […] Du grimacement des comédiens vers la caméra aux révérences et aux gesticulations constantes des prestidigitateurs dans les films de magie, ce cinéma étale sa visibilité et accepte de sacrifier l’apparente autonomie de l’univers de la fiction si cela lui permet de solliciter l’attention du spectateur9.

9 Pour étayer ma démonstration, je m’appuierai en outre sur deux scènes (littéralement) centrales de la première saison, qui font office de pivots pour des hôtesses10 bien résolues à enfin jouir de leur propre liberté d’agir et de penser en sortant de la boucle narrative dans laquelle les a enfermées le scénario de Westworld (le parc et, à travers lui, la série). La première scène se déroule à Pariah, repaire de brigands et de mercenaires réputé pour ses bordels aux mille délices interlopes (Contrapasso, S01E05). Lors d’une orgie filmée selon les codes esthétiques du softporn, Dolores Abernathy, la plus ancienne hôtesse de Westworld, découvre sa véritable nature et parvient (pour un temps) à prendre son destin en main. Si la représentation sexuelle sert de toile de fond à cette épiphanie, c’est néanmoins l’appropriation d’un nouveau costume qui permet à Dolores de faire ressurgir son moi antérieur. La seconde scène sur laquelle je souhaite m’attarder montre Felix Lutz, technicien de laboratoire s’attelant d’ordinaire à remettre les hôtes endommagés sur pied, en train de procurer un plaisir inédit à Maeve Millay (autre hôtesse de première génération sur la voie de l’affranchissement) en poussant ses capacités intellectuelles au-delà de la limite autorisée (The Adversary, S01E06). Là encore, nous constaterons que la jouissance ne passe pas par la fusion charnelle souvent fantasmée de l’homme et de la machine – fusion présentée tout au long de la série comme un acte pervers, malsain et obscène –, mais par l’optimisation

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d’un personnage de fiction s’arrogeant de lui-même de nouveaux attributs. Je conclurai cet article en arguant que l’omniprésence de la nudité frontale (in ou hors-champ) permet à Westworld de repousser les limites de la représentation sexuelle, non pas en occultant celle-ci – ce qui reviendrait à fuir devant la difficulté –, mais en détournant son régime attractionnel primaire pour mieux s’inscrire dans la durée. Car, contrairement à un film pornographique, la série ne considère pas le sexe comme une finalité, mais comme le début d’une longue histoire.

De la demoiselle en détresse à l’intrépide justicière : la mue érotique de Dolores

10 Sans le savoir, Dolores revit inéluctablement la même journée. Elle est l’une des attractions principales d’un parc aux allures de Far West : Westworld, exutoire grandeur nature assurant à de riches visiteurs (ou « guests », en version originale) de pouvoir assouvir leurs fantasmes les plus délurés de whisky on the rocks, de sexe dépravé et de duels au soleil se pratiquant en toute impunité (Fig. 1).

Fig. 1 : L’arrivée de Teddy Flood dans le parc (S01E01).

11 Le réalisme du parc a toutefois ses limites : si les visiteurs peuvent interagir avec les hôtes au point de les pousser à une improvisation partielle, ces derniers n’ont d’autre choix que de rejouer chaque jour le même scénario prédéfini, en attendant que leurs auteurs (humains) se décident à réorienter leur sort. Et si les visiteurs peuvent infliger aux hôtes les pires sévices corporels, ces derniers se voient dans l’incapacité de répliquer, dans la mesure où leurs coups ne portent pas et où leurs balles restent sans effet sur les humains. Précisons en outre que, quand ils meurent, les hôtes sont envoyés en réfection et leur mémoire réinitialisée afin de leur éviter le traumatisme des souffrances passées. Acteurs malgré eux d’une vie qu’ils croient contrôler, ces « pantins » peuvent également se voir affecter un autre rôle ou être renvoyés en réserve, en attendant que le showrunner leur trouve une nouvelle utilité (Fig. 2). En surplomb du parc, c’est même toute une équipe artistique qui veille au bon fonctionnement du « plateau de tournage », du scénariste en chef aux directeurs d’acteurs, des décorateurs aux costumiers, des illustrateurs aux maquilleurs (Fig. 3).

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Fig. 2 : Visite de la réserve d’hôtes désactivés (S01E01).

Fig. 3 : Vue du parc miniaturisé en surplomb (S01E01).

12 Dolores est donc une hôtesse au double sens du terme : elle habite un corps spécialement conçu et confectionné pour elle, et elle livre celui-ci en pâture à des visiteurs libres de le manipuler et de le maltraiter comme bon leur semble. Si la série reprend à son compte des recettes déjà bien éprouvées du récit littéraire et cinématographique de science-fiction – l’exploitation de la machine par l’homme, la dérive assumée du « doux rêveur » dans un monde qu’il a lui-même imaginé, la rébellion de la créature contre son géniteur mégalomane – l’affirmation de son identité passe donc avant tout par une interrogation du corps et de la nature de cet être à qui l’on impose de vivre au présent pour ne pas (trop) le voir dévier de sa trajectoire initiale à force de ressasser le passé. Le récit global a beau s’enclencher, comme le préconise tout manuel de scénario, par un dérèglement inattendu amenant certains « élus » à sortir de leurs rails d’acteurs malgré eux (on apprend rapidement qu’une mise à jour logicielle leur ouvre les portes de la rêverie, synonyme de réminiscence et

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de soif de justice), ces derniers continuent dans un premier temps de subir les assauts répétés de l’humain dans ce qu’il a de plus bestial et de plus pernicieux.

Poupée de première génération

13 À ce titre, il n’est pas anodin que Dolores possède un physique évoquant (tout en le renvoyant à des mensurations paradoxalement plus humaines) celui d’une poupée Barbie : une silhouette longiligne, un corps svelte aux courbes discrètes, un port altier, une longue chevelure blonde, un visage de porcelaine, des yeux bleus qui semblent ne jamais devoir ciller (même quand une mouche les arpente impudemment de ses pattes fureteuses, comme dans la scène d’ouverture de la série). La longue robe d’un bleu « virginal11 » qu’elle porte tout au long de la première moitié de la saison s’apparente d’ailleurs à l’unique accessoire que trouvera l’enfant dans la boîte du modèle « Dolores, fille d’éleveur » commandée à Noël (Fig. 4). Logan, habitué du parc cherchant à désinhiber son beau-frère William en lui offrant une première visite qu’il espère inoubliable, emploie d’ailleurs lui-même le mot « poupée12 » (S01E05) pour désigner cette hôtesse candide et conciliante en toute circonstance dont il se moque bien de savoir si elle va goûter ou non les effluves lascifs et libidineux de l’une de ces orgies tribales dont Pariah a le secret. Très vite, Westworld pose ainsi les principes esthétiques et moraux d’une plastique figurale mettant l’accent sur la malléabilité et l’exploitation de corps féminins réifiés à l’extrême. L’humain a beau prêter son apparence et ses sentiments à la machine, il le fait par l’intermédiaire du jouet : le posthumain se voit de la sorte réduit à l’état d’ersatz au destin régi par des dieux dont il ne peut que supputer l’existence13.

Fig. 4 : Dolores dans sa longue robe bleue (S01E01).

14 Même quand Dolores est invitée à (enfin) changer de tenue pour participer au détournement d’un chargement de nitroglycérine, c’est en des termes directifs et machistes peu flatteurs : « La blondinette va devoir changer de tenue14 » (S01E05). De sa robe bleue au romantisme pour le moins anachronique dans un milieu d’une telle sauvagerie, la jeune femme passe à un pantalon rentré dans de hautes bottes en cuir, maintenu par une épaisse ceinture et accompagné d’un étui à revolver extérieur, d’une chemise rayée aux manches retroussées, d’un foulard prêt à masquer son doux visage

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et d’un chapeau vert kaki censé la fondre dans le décor (Fig. 5). Un changement de style vestimentaire si brutal que, cette fois-ci, c’est elle qui paraît anachronique dans une tenue hypermasculine en totale inadéquation avec sa caractérisation initiale. Et quand bien même on a tendance à considérer, en langage scénique, que « l’habit fait l’acteur » et l’aide à entrer dans la peau de son personnage, Dolores semble pour sa part bien en peine de se fondre dans cette nouvelle carapace et de convertir ce qui s’apparente pour l’heure à un déguisement en tenue de tous les jours.

Fig. 5 : Dolores en tenue de bandit de grand chemin (S01E05).

15 C’est alors qu’entre en jeu la représentation sexuelle : non pas, classiquement, comme un motif d’accomplissement permettant à une jeune fille pure de quitter l’adolescence et de débloquer certains verrous de son existence (les lendemains de sa première fois avec William se révéleront d’ailleurs pour Dolores une bien cruelle désillusion, celui qu’elle prenait pour l’« amour de sa vie » devenant par la suite son persécuteur et même son violeur), mais comme un repoussoir l’incitant à se prendre en main et à retirer l’étiquette de proie sans défense qu’elle porte sur le front. Comme nous allons le constater, Dolores ne prend en effet nullement part à l’orgie de Pariah dans laquelle l’embarque de force le peu recommandable Logan : c’est au contraire en essayant d’y échapper qu’elle se révèle à elle-même et connaît son premier véritable instant érotique. Il serait dès lors tentant de tirer des conclusions hâtives pour conclure que la luxure et la débauche déployées par cette scène à l’esthétique ostentatoire de softporn sont « gratuites », mais ce serait oblitérer la pression environnante que subit Dolores au moment de prendre un chemin de traverse auquel rien ne la prédestinait. Sans être de nature sexuelle, son climax n’en naît en effet pas moins de l’hypersexualisation d’une société sans foi ni loi à laquelle elle refuse de se soumettre plus longtemps15.

Une orgie aux (faux ?) airs de clip sexuel

16 La scène d’orgie s’ouvre par un lent panoramique vertical découvrant, en une languissante plongée au cadre cerné de bougies rouges parfaitement symétriques, la présence de Logan, William et Dolores au cœur d’un parterre de fornicateurs au corps glabre recouvert d’une dorure luisante évoquant les dieux de l’Égypte antique (Fig. 6).

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Fig. 6 : Panoramique vertical sur le parterre orgiaque (S01E05).

17 Un plan rapproché, coulissant de gauche à droite, nous signale par le changement de réglage du point et le positionnement de Dolores au centre de sa trajectoire la captivité manifeste de cette dernière, assise de part et d’autre d’inconnus (dont on ne sait plus très bien distinguer les hôtes robotiques des visiteurs humains) qui se caressent et s’accouplent avec une palpable délectation (Fig. 7 à 9).

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Fig. 7, 8 et 9 : Panoramique horizontal articulé autour de Dolores (S01E05).

18 Éclairées par une profusion de torches, de bougies et de lanternes suspendues, bordées de longues draperies rouges et de corps statufiés recouverts d’une peinture du même ton (comme si la luxuriance de l’étoffe murale avait déteint sur leur chair devenue à son tour décorative), les agapes qui s’ensuivent s’appliquent à remplir le cahier des charges de l’orgie filmée selon les codes traditionnels du softporn : fellations, baisers lesbiens, contorsions goulues, attouchements lubriques, masturbations solitaires ou en groupe, étreintes libertines s’enchaînent sous nos yeux en de brefs mais évocateurs plans fixes – occasionnellement mus, tel le plan d’ouverture, par un léger panoramique de bas en haut.

19 La mélopée profonde et entêtante des violons accompagnant la scène rapproche un peu plus celle-ci de ce que Linda Williams nomme des « interludes sexuels en musique » (même si, en l’occurrence, la musique ne recouvre pas entièrement mais se superpose aux gémissements de plaisir des convives). Pour en attester, référons-nous à la définition qu’en donne la chercheuse américaine :

Ces montages lyriques – lorsque la musique prend de l’ampleur à mesure que la narration ralentit – ont permis l’apparition d’une forme acceptable de

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connaissance charnelle dans le cinéma américain mainstream. L’alliance de la musique et du sexe, opposée à la présentation d’actes sexuels peu ou non- accompagnés de musique, joue un grand rôle dans l’histoire des représentations cinématographiques de la sexualité. Comme les baisers des films muets ou sonores ne se donnaient jamais sans envolée musicale, la connaissance charnelle est quasi toujours accompagnée de musique dans les films de l’après-Code16.

20 Dans le cas qui nous intéresse, cet accompagnement musical ne s’interrompt toutefois pas lorsque, d’un plan fixe sur Logan, suivi d’un travelling avant délaissant les créatures délurées du premier plan pour se concentrer sur les protagonistes réunis dans leur dos, la narration en vient à reprendre son cours (Fig. 10 et 11). Tant musicalement que visuellement, la traditionnelle coupe qui, dans le film érotique ou pornographique, sépare la pseudo-narration préliminaire de la scène de sexe à proprement parler cède ainsi le pas à un glissement intriquant subtilement attraction et narration.

Fig. 10 et 11 : Glissement de l’attraction vers la narration (S01E05).

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21 Ce qui m’amène à relever une deuxième entorse à la norme établie par le cinéma X industrialisé : ici, ce mouvement ne s’effectue pas de la narration vers l’attraction, mais dans le sens inverse. Mécaniquement, l’enjeu qui consiste d’ordinaire (pour les personnages comme pour les spectateurs) à atteindre la jouissance opératoire du dispositif pornographique se voit dès lors supplanté par la préfiguration d’une autre forme d’épanouissement, plus inattendue donc plus signifiante. Pour Dolores, qui se croyait définitivement contrainte d’accepter son triste sort de victime expiatoire incapable de se défendre par elle-même, il est temps de redistribuer les cartes et de ne plus accepter de tendre docilement l’autre joue.

Fuir le sexe pour mieux se l’approprier

22 Tentant d’échapper à une atmosphère de débauche devenue irrespirable, la jeune femme profite d’un règlement de comptes entre William et Logan pour s’éclipser. Elle parcourt alors un long couloir aux renfoncements libidineux, puis trouve refuge dans une alcôve secrète où se tapit une mystérieuse diseuse de bonne aventure. Celle-ci l’invite à tirer une carte (qui porte, comme de bien entendu, le symbole du labyrinthe), avant de se métamorphoser hors-champ en double de Dolores, vêtue de sa longue robe bleue originelle. Dans le plan en miroir qui suit apparaissent, assises l’une en face de l’autre dans une posture quasiment identique, Dolores la « fille d’éleveur au cœur pur » et Dolores la « justicière (pas encore tout à fait) intrépide » (Fig. 12). La mutation est en marche, mais il reste une étape décisive à franchir : celle qui consistera pour l’hôtesse à s’approprier son nouveau rôle ou, s’agissant d’une androïde réduite à n’interpréter qu’un seul personnage jusqu’à nouvel ordre, à faire de son nouveau costume une véritable seconde peau.

Fig. 12 : Plan en miroir des « deux » Dolores (S01E05).

23 Sur la voie de cet accomplissement personnel, Dolores se voit doublement confrontée à une expérience traumatique de manipulation du corps. Le sien d’abord, qu’elle « détricote » en tirant sur un fil qui dépasse étrangement de son avant-bras droit, avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une simple (mais terrifiante) hallucination ; celui des siens ensuite (même si elle ne fait guère de différence entre hôtes et humains), victimes de la vilenie de bandits de grand chemin qui les vident de leur sang pour remplacer

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celui-ci par de la nitroglycérine macabrement clandestine. Dans les deux cas, l’infiltration de la chair robotique – sans commune mesure avec l’« hygiénique combinaison de plongée17 » que déplore Jean-Sébastien Chauvin au sujet de la (non-)corporéité des protagonistes du remake live de Ghost in the Shell (2017) – renvoie les spectateurs que nous sommes à l’exploitation sans vergogne de la machine par l’homme, dont Westworld (le parc comme la série du même nom) a fait un loisir de luxe réservé à une élite embourgeoisée en manque de sensations fortes. Mais pour Dolores, il s’agit plus innocemment d’interroger la nature profonde du corps au sens générique du terme, surexposé au-dehors – car pendant ce temps-là, l’orgie continue de battre son plein –, mais toujours nimbé de mystère au-dedans.

24 La révélation finale intervient lorsque, cernés par des confederados s’estimant (à juste titre) floués, William et Dolores se retrouvent sur le point de payer de leur vie la mystérieuse disparition du chargement de nitroglycérine. Poussée par son compagnon chevaleresque à fuir pendant qu’il livre son dernier combat, la « demoiselle en détresse » désobéit alors pour la première fois de son existence à un ordre et abat la bande de malfrats d’une salve de tirs dont elle ne se serait jamais crue capable. Filmé en gros plan après avoir fait retentir quatre coups aussi secs qu’imprévisibles, son revolver nous apparaît dans la foulée comme un prolongement naturel de sa main – alors que, de son propre aveu, elle osait à peine le sortir de son étui quelques heures plus tôt (Fig. 13).

Fig. 13 : Gros plan du revolver de Dolores (S01E05).

25 Ses bottes de cuir montantes, son pantalon d’exploratrice, sa chemise aux manches retroussées, n’ont dès lors plus rien d’anachronique : ils habillent au contraire le corps idoine, comme on dit d’un rôle qu’il est « fait pour cet acteur ». Dolores finit ainsi par prendre possession de son propre corps (tenue vestimentaire incluse), non en le mettant à nu pour ressembler aux créatures délurées qui forniquent autour d’elle tout au long de l’orgie dont elle finit par s’évader, mais en le fondant dans la peau d’un personnage hors script dont elle ne parvient à prendre la pleine mesure que rétroactivement. Elle n’atteint donc pas l’orgasme par le biais classique d’une première expérience sexuelle ; elle expérimente sexuellement la prise en main de son destin et de son nouveau statut d’héroïne capable de se défendre par elle-même.

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26 C’est ce qu’illustre la mise en scène en faisant se succéder – avec, dans l’interstice, un contrechamp annonciateur sur William apparaissant dans le viseur de sa future adversaire (Fig. 14) – un lent panoramique de bas en haut et une plongée à hauteur de plafond sur Dolores (Fig. 15 et 16). Soit une grammaire visuelle reproduisant précisément les choix esthétiques qui avaient servi à capter la langueur des corps fiévreux s’ébattant en ouverture de scène.

Fig. 14 : William dans le viseur de Dolores (S01E05).

Fig. 15 : Panoramique de bas en haut sur Dolores (S01E05).

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Fig. 16 : Plongée à hauteur de plafond sur Dolores (S01E05).

27 Au diapason de cette métonymie, l’accompagnement musical procède par effet de rupture comme s’il tenait à nous signaler le changement qui s’opère au même moment en Dolores. La musique s’interrompt juste avant que n’éclatent les quatre coups de feu tirés par cette dernière ; puis elle reprend son cours, précisément au moment où survient le panoramique vertical synonyme de « petite mort » pour l’ancienne ingénue devenue pistolero. Cette fois-ci, la coupe entre narration et attraction caractéristique du film pornographique se signale donc distinctement, tant par la monstration explicite d’un gros plan de revolver – dont la symbolique phallique semble décidément inusable – que par la diffusion d’un thème musical opératique insistant sur la notion de « performance » de l’hôtesse libérée de ses chaînes.

28 Tout est par conséquent mis en œuvre pour nous convier à une scène de sexe sans le sexe (au sens traditionnel du terme) – l’ultime ironie de cette translation autoréflexive étant que le sexe est par ailleurs omniprésent, que ce soit dans la scène que je viens d’analyser ou, plus généralement, sur HBO, dont la réputation (quelque peu surfaite quand on l’étudie dans le détail) de chaîne particulièrement portée sur la « chose » n’est plus à faire18. Mais Westworld ne se contente pas de placer une oie blanche au cœur de la débauche (post)humaine pour mieux déjouer nos craintes de spectateur habitué à redouter le pire19. La série va plus loin en renouvelant et en reconfigurant l’expérience orgasmique de son autre protagoniste principale : Maeve, mère maquerelle à la fois hyper- et désexualisée, dont nous allons voir dans la seconde partie de cet article qu’elle incarne une nouvelle forme d’empowerment féminin. Non pas de celles qui laissent le sexe aux autres pour se concentrer sur les « affaires sérieuses » (comme si le sexe n’était pas en soi une affaire sérieuse), mais de celles qui observent le sexe « de l’intérieur » pour mieux en détourner les conventions établies et les tics de représentation. Si chaque scène de sexe raconte une histoire, il nous est ici rappelé fort à propos que l’histoire en question n’est pas forcément à caractère sexuel. Même si l’effet diégétique produit est le même.

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Un « fix » aperceptif pour atteindre le septième ciel : Maeve et l’expérimentation d’une nouvelle forme de jouissance

29 D’un côté, nous avons Dolores : une jeune femme blanche, pure, innocente, inexpérimentée, idéaliste, qui s’évertue à voir la « beauté du monde » plutôt que « sa laideur et son chaos20 » (S01E01). De l’autre, Maeve : une tenancière de maison close plus mûre, métisse, réifiée, usée par la vie et les passes qui s’y sont enchaînées, revenue du sexe et totalement désabusée sur l’avenir de l’humanité dont elle croit faire partie. En termes scénaristiques, nous pourrions postuler de prime abord que Maeve incarne une potentielle antagoniste de Dolores – le second plan dans lequel elle apparaît, devisant sur le rejet des faux-semblants du commerce sexuel auquel se livrent les prostituées du Mariposa, marque d’ailleurs visuellement le contraste lorsque, par le biais d’un léger panoramique de droite à gauche conjugué à une rapide mise au point de la caméra, s’incarne à travers une fenêtre donnant sur l’extérieur la présence angélique de Dolores sortant de l’épicerie (commerce n’ayant a contrario rien de sexuel), comme une manière d’attester formellement la distance morale qui la sépare de Maeve (S01E01, Fig. 17 et 18).

Fig. 17 : Maeve au premier plan dans le Mariposa (S01E01).

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Fig. 18 : Dolores sortant de l’épicerie au second plan (S01E01).

30 Mais de la même manière que l’homme en noir se révélera plus lié que nous ne le présagions à sa Némésis en puissance (à savoir William), de nombreuses rimes visuelles s’appliquent à nous présenter Maeve comme l’autre face du Janus posthumain de Westworld : une face tournée vers l’avenir (malgré un passé cruel qui ressurgit de manière chronique par de violents accès de « rêverie » traumatique), alors que son entité originelle reste pour sa part inexorablement coincée dans le passé. Après l’éveil – somme toute illusoire, mais nous ne le comprendrons que par la suite – de Dolores dans Contrapasso (S01E05), c’est en effet au tour de Maeve de sortir de sa propre torpeur dans l’autre épisode charnière de la saison, ironiquement intitulé The Adversary (S01E06). À l’instar de Dolores, l’androïde apparaît en début d’épisode face caméra, cadrée en plan cravate, allongée sur son lit au petit matin, prête à débuter une nouvelle journée en majeure partie identique à toutes celles qui ont précédé depuis son entrée dans l’âge adulte (Fig. 19 et 20). Car sa routine n’est pas seulement celle d’un parc rejouant sempiternellement (à son insu) les mêmes attractions : c’est aussi celle d’un personnage dont l’existence a fini, avant même d’avoir commencé, par tourner en boucle.

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Fig. 19 et 20 : Dolores et Maeve au réveil, face caméra (S01E01 et S01E06).

31 Pour sortir de sa cage, ce moineau-là (prolongement évident de celui auquel Felix parvient à redonner vie dans les derniers instants de l’épisode précédent) aurait tout intérêt à jouer de ses charmes et à mener par le bout du nez les visiteurs rustres et crasseux qui se succèdent au Mariposa. Autre option scénaristique : elle pourrait s’émanciper par un retour sur le « droit chemin » de la vertu et du sexe libre, en faisant fi de l’univers ultra-codifié et ultra-genré du western. La série lui offre cependant l’occasion d’opter pour une voie médiane en remodelant son (accablante) expérience sexuelle, plutôt que de la repousser vers sa ligne d’horizon à l’instar du poor lonesome cowboy acheminant sa monture vers de nouvelles aventures. C’est ce qui fait de la création de Jonathan Nolan et Lisa Joy, en dépit de difficultés de production ayant mis en doute la tangibilité de son arrivée à terme, une « série HBO » à part entière : une série adulte, consciente du caractère fondamental de la question sexuelle aussi bien en termes de devenir que d’agentivité.

L’envers du décor, ou la fin de l’illusion

32 Tout comme Dolores, c’est en rencontrant un humain au cœur (apparemment) pur que Maeve entrevoit la possibilité de son émancipation. En témoigne ce gros plan de sa main qui saisit tendrement celle de son « dieu protecteur » – Felix, spécimen atypique parmi les techniciens confinés à la solitude et à la misère sexuelle du laboratoire de Westworld –, en écho féminisé au gros plan de la main de William saisissant celle de Dolores dans l’épisode précédent (Fig. 21 et 22). Nous allons cependant constater que la fiche personnage de Maeve lui impose de nouer avec ce nouveau partenaire sexuel (par procuration) une relation plus intime que celle liant Dolores à William, quoique s’affranchissant à son tour de l’impératif d’accouplement elliptique ponctuant la traditionnelle romance hollywoodienne du type « Boy meets girl ».

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Fig. 21 : Gros plan de la main de William saisissant celle de Dolores (S01E05).

Fig. 22 : Gros plan de la main de Maeve saisissant celle de Felix (S01E06).

33 Désormais au fait de la vie après la mort qui s’ouvre aux individus de son espèce (aussi indéfinissable soit cette dernière), Maeve pousse un client particulièrement crapuleux à l’étrangler à mort pendant l’acte sexuel afin de renouer le dialogue avec Felix, tout en retournant les agressions dont elle est couramment victime contre les scénaristes de son funeste sort. Encore lui reste-t-il à comprendre précisément les règles du jeu, une fois ce premier seuil franchi. C’est Felix qui lui en livre les grandes lignes, racontant par le menu : Tout ce que tu fais, tu le fais parce que des ingénieurs t’ont programmée dans ce sens. Tu n’as pas le choix. […] C’est ton personnage. Tu ne te laisses pas faire. Même quand tu dis non aux visiteurs, c’est préétabli. […] Tu es sous notre contrôle. Enfin, sous leur contrôle. Ils peuvent te changer à volonté, te faire oublier le passé. […] Tu peux certes improviser un peu, mais l’essentiel de ce que tu dis a été décidé à l’avance là-haut, comme l’ensemble de ton personnage21.

34 Intriguée par ce qui peut bien se cacher « là-haut », Maeve force alors la main à Felix pour qu’il lui fasse visiter l’envers du décor. Telle Dolores dans l’épisode précédent,

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l’hôtesse sous le choc prend, à cet instant, conscience de l’extrême vulnérabilité de ces corps (d’apparence humaine ou animale) que l’on entrepose, démembre et manipule sans soulever la moindre protestation chez leurs « occupants ». Déambulant dans les couloirs de la pseudo-usine à rêves, gravissant ses étages comme autant d’échelons artistiques d’un studio de développement (maintenance, répétitions, conception, promotion), Maeve réalise non seulement que son quotidien n’est qu’une funèbre mise en scène industrialisée, mais en outre que l’outil de travail que constitue son corps ne lui appartient en réalité pas le moins du monde. Quand un torse plâtreux dans lequel on injecte du sang synthétique se met à prendre une teinte saumon et à produire des battements de cœur devant elle, elle se voit confrontée sans le savoir à la formule picturale du Week-end de Jean-Luc Godard (1967) : « C’est pas du sang, c’est du rouge » (Fig. 23 et 24). À la différence près qu’ici, il ne s’agit pas de contrer la violence d’une fiction dérangeante par la force d’une pirouette métonymique, mais au contraire d’endurer la violence de cette fiction par l’excavation de la pirouette métonymique ayant justement servi à l’engendrer. En d’autres termes, c’est parce qu’elle réalise que son sang est du rouge que Maeve semble sur le point de s’évanouir.

Fig. 23 et 24 : Torse plâtreux prenant vie par la couleur (S01E06).

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35 Érotisante par la précision de ses cadrages, l’onctuosité de ses travellings et la majesté de ses violons langoureux, cette exploration des coulisses de sa propre vie constitue paradoxalement pour Maeve une épopée transgressive déchirante, en même temps qu’elle interroge notre propre curiosité de spectateur « 2.0 » toujours à l’affût de ce qui se trame de l’autre côté de la caméra. La révélation s’avère aussi fascinante que vertigineuse pour l’hôtesse (qui se sait à présent hôtesse), incapable de détacher le regard du lugubre spectacle de la mort, à la manière de ces automobilistes roulant au pas pour ne rien rater d’une scène d’accident au magnétisme irrésistible. Le paroxysme orgasmique de Maeve ne survient toutefois qu’au moment précis où celle-ci parvient à modifier les règles du jeu et à dicter le changement de sa propre matrice d’attributs ontologiques.

Du plaisir d’obtenir de bonnes notes

36 Sylvester, le collègue volubile mais au fond terriblement craintif de Felix, commence par moquer la décision de ce dernier de vêtir Maeve d’une élégante robe en soie noire : « Ça vire au délire hentai22 ! » s’insurge-t-il en référence aux mangas et aux anime affichant ouvertement leur caractère pornographique (Fig. 25). Se réaffirme ici la perversion qui consiste à jouer à l’hôtesse comme on joue à la poupée, à la nuance près que la déviance ne consiste pas (comme dans le cas de Dolores) à l’habiller de telle ou telle tenue incluse dans la « boîte », mais au contraire à la priver de sa nudité synonyme de passage en maintenance. Le dévoilement de ses charmes reste pour l’heure encore inscrit dans le code génétique – ou plutôt, informatique – de Maeve, vouée à satisfaire inlassablement l’appétit sexuel de ces messieurs, qu’elle se trouve dans le parc ou dans son centre de contrôle.

Fig. 25 : Maeve vêtue d’une robe de soie noire (S01E06).

37 Ce que semble toutefois ignorer Sylvester, c’est que le mot hentai désigne également la « transformation » ou la « métamorphose » dans la langue japonaise. Une méconnaissance qu’il paye au prix fort lorsque Maeve l’attrape par les épaules et menace de l’égorger d’un bistouri si, par le plus grand des hasards, il venait à ébruiter la capacité de l’hôtesse à sortir de son mode veille et à dialoguer avec des chirurgiens plus habitués à opérer sous anesthésie générale. De nouveau entièrement nue, Maeve

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accède ensuite à une tablette tactile affichant sa matrice d’attributs personnels notés, à la manière d’un bulletin scolaire, de 0 à 20 : 18 en charme et en sensualité, 17 en ténacité, 16 en loyauté, 15 en courage, mais seulement 3 en patience et en humilité, 2 en mansuétude et 1 en cruauté (Fig. 26). Autant de données chiffrées, jusqu’alors totalement abstraites, qui ont depuis sa « naissance » défini son caractère (ou character) et guidé chacune de ses réactions sans même qu’elle s’en soit rendu compte.

Fig. 26 : La matrice d’attributs ontologiques de Maeve (S01E06).

38 Lors de l’échange particulièrement genré qui s’ensuit – la distinction homme/femme venant à mots couverts se superposer à la distinction homme/machine –, Maeve apprend que son charme peut être poussé jusqu’à 18, mais que l’intelligence (ou « bulk apperception ») est plafonnée pour l’ensemble des hôtes à 14, signe que ces derniers n’ont nullement vocation à remplir des fonctions de pointe. « Tu diriges un bordel, pas un centre spatial23 ! » lui rappelle d’ailleurs Sylvester, s’adressant autant à la femme qu’à la machine qui se trouve face à lui. Pour forcer l’insolent à modifier sa matrice, Maeve profite alors d’une confidence glissée à son oreille (de manière plus ou moins délibérée) par Felix : les techniciens de la maintenance connaissent un moyen détourné d’activer les hôtes, puis d’effacer leur mémoire sans se faire repérer par les cadres de la section comportementaliste. Une « porte secrète » permettant à ces mâles solitaires de profiter de la marchandise en toute impunité – même si l’on apprend de la bouche d’Elsie que la direction du parc est en réalité parfaitement au courant de ces exactions, qu’elle tolère malgré tout (S01E05). C’est donc en le plaçant face à sa propre perversité nécrophile que Maeve contraint Sylvester à lui donner accès en écriture à sa configuration robotique.

39 Il revient toutefois à Felix de récupérer en dernier ressort la tablette et de réécrire la persona de Maeve. Il commence par réduire son degré de loyauté et de souffrance (même s’il ne s’agit pas, dans le deuxième cas, d’un attribut unitaire), puis pousse, en guise de bouquet final, son intelligence au maximum. Le jeune homme place alors fébrilement la tablette, posée sur une table de verre, dans l’axe de son pénis (dissimulé sous sa combinaison caoutchouteuse lui donnant de troublants airs de boucher charcutier), face à Maeve qui observe chacun de ses mouvements avec avidité (Fig. 27).

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Fig. 27 : Felix place la tablette dans l’axe de son pénis (S01E06).

40 Un dernier hochement de tête de la part de Sylvester, et voilà que son collègue en transe accède à l’ultime désir de l’hôtesse, faisant culminer son « aperception générale » d’un pénétrant glissement symbolique du majeur vers l’avant (Fig. 28).

Fig. 28 : Felix pousse l’aperception générale de Maeve (S01E06).

41 Relevant la tête en affichant un air hébété, Felix prend alors pleinement conscience du pouvoir orgasmique de son geste, lequel suscite chez Maeve une succession de petits gémissements témoignant de l’intensité inédite du plaisir sexuel qu’il parvient à lui procurer en dépit de tout contact physique.

Métonymie fondatrice de l’orgasme sexuel

42 En cet instant crucial, la fascination hypnotique qui se lit sur le visage de Felix illustre à merveille la complexité et la multitude des sens auxquels fait appel toute expérience sexuelle par procuration. Comme l’explique Linda Williams :

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L’attirance que nous éprouvons face aux images mobiles n'est pas simplement visuelle. Elle est aussi, plus généralement, charnelle. Par synesthésie, tous nos sens sont stimulés, surtout quand les films montrent deux (ou plusieurs) personnes prenant un plaisir sensuel à se toucher, se goûter, se sentir mutuellement. Si les corps à l’écran sont engagés dans des actes sexuels, […] le spectateur est alors également sollicité sexuellement. Cette sollicitation ne vise toutefois jamais l'imitation pure. Elle n’est pas non plus destinée uniquement au regard, puisqu’un sens en appelle un autre. […] Ce qui opère à mesure que nous nous habituons au sexe à l’écran, c’est d'une part la rencontre diffuse avec notre propre chair, de l’autre l’"interface poreuse" du corps retournant vers le monde24.

43 Spectateur d’une représentation transcendantale dans laquelle il est pourtant censé jouer l’un des premiers rôles, Felix se voit de facto sollicité sexuellement par un processus qui le dépasse. Dans le même temps, l’interface poreuse du corps de Maeve retourne vers le monde de ses créateurs, enfreignant la règle selon laquelle les hôtes n’ont pas le droit (et sont de toute façon incapables) de sortir de leur veille en dehors de l’enceinte du parc. Une fois encore, Westworld active ainsi le mécanisme narratif en soi conventionnel du renversement des forces en présence menant à la prise de pouvoir de l’opprimé lassé d’être balloté dans tous les sens sans avoir voix au chapitre. Mais la série a l’ingéniosité de passer par la métaphore sexuelle dans un contexte déjà chargé en allusions salaces, en références à peine voilées à des actes de viol et en plans de nudité frontale plus ou moins explicite. Tout cela confère à ce subterfuge une autoréflexivité pour le moins inhabituelle : s’il sert d’ordinaire à passer entre les mailles du filet censorial ou à s’amuser d’un non-dit aux airs d’éléphant dans un magasin de porcelaine, son rôle consiste ici à adopter une stylistique sexuelle identifiée et assimilée pour mieux en détourner l’usage primitif (susciter la jouissance par identification), non pas en contournant un interdit castrateur mais, au contraire, en se jouant de la liberté d’expression offerte par un diffuseur en marge de la télévision mainstream américaine.

44 C’est ce dont témoignent les deux derniers plans de l’épisode, centrés sur Maeve. Partant de son fessier nu (filmé en gros plan) pour se tourner, en suivant une subtile trajectoire torsadée, vers son visage extatique (lui aussi filmé en gros plan, après un contrechamp plus distant sur le faciès bouche bée de Felix et Sylvester), le mouvement de caméra qui anime le premier de ces deux plans se pare d’un degré de sophistication rendant automatiquement l’instant solennel (Fig. 29 et 30). Sensation exacerbée par le regard-caméra que nous adresse Maeve au moment de jouir, ses yeux s’agrandissant en même temps qu’elle relève le menton fébrilement, le corps comme pris d’un spasme se propageant de l’utérus au cerveau.

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Fig. 29 et 30 : Mouvement de caméra torsadé passant du fessier au visage de Maeve (S01E06).

45 Au diapason, la musique adopte sans transition une tonalité grandiloquente qui produit un effet de rupture rejouant la partition attractionnelle de la prise de décision de Dolores évoquée plus haut : dégainer son revolver ou se faire un « fix » aperceptif, dans les deux cas affleure un incommensurable plaisir à briser ses chaînes et à se libérer d’un rôle d’esclave longtemps resté inconscient.

46 Selon un découpage classique de film pornographique, la narration donne ainsi l’impression tant visuelle que sonore de céder le pas à l’attraction, Maeve ponctuant ce changement de régime diégétique d’une expression de jouissance parfaitement synchrone. Mais là encore, il manque un ingrédient essentiel à cette scène de sexe libérateur : le sexe lui-même, dont Westworld semble en mesure d’oblitérer la fonction utilitaire sans rien perdre des enjeux de domination et de partage qui s’y confrontent et en font un levier narratif si précieux à l’accoutumée, tant qu’il n’est pas (trop) bridé. Maeve atteint l’orgasme par une augmentation subite de ses capacités intellectuelles, sous le regard dévorant de ses anciens maîtres devenus faiseurs de reines (Fig. 31) : c’est bien la preuve que, pour prendre le spectateur aux tripes et le remuer

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durablement, la représentation sexuelle ne peut se contenter d’exposer des corps qui s’enchevêtrent mécaniquement.

Fig. 31 : Felix et Sylvester hypnotisés par l’extase de Maeve (S01E06).

47 Elle n’opère jamais avec autant d’acuité que lorsqu’elle parvient à exprimer la vérité (même fugace) d’un sentiment amoureux ; or, quelle vérité plus délectable à entendre que celle d’une victime innocente obtenant le moyen de se rebeller contre ses agresseurs avec l’aide d’un dissident au cœur pur ?

Entre pornographie et cinéma d’auteur subversif : un art télévisuel hardcore25

48 En une relecture à la fois auteuriste et à grand spectacle du film de rape and revenge, Westworld nous convie à une réérotisation et à une resexualisation du corps féminin, à contre-courant des super-héros de blockbusters hollywoodiens qui apparaissant de plus en plus désincarnés malgré les capacités hors du commun dont ils bénéficient. Un abandon charnel dont la raison principale n’est pas à chercher bien loin, si l’on en croit Isabelle Labrouillère :

La multiplication des images de nu autour de nous (via la publicité, la télévision et Internet notamment) a privé le corps de sa singularité et avec elle, de sa capacité à nous attarder voire nous interroger sur son possible mystère. Face à des corps interchangeables, la banalisation et l’ordinarité des images de la sexualité cantonnent le corps à une scénographie et une chorégraphie convenues26.

49 A contrario, en se plaçant dans les pas de Game of Thrones (qui avait déjà largement contribué à replacer le sexe explicite mais non pornographique au centre des débats audiovisuels américains), Westworld poursuit la réflexion de HBO autour de la mise en œuvre pérenne d’une télévision adulte, intègre et responsable, dotée du pouvoir de s’affranchir des interdits dont s’accommodent malgré eux les networks, les chaînes du câble basique (contraintes de diffuser de la publicité) et jusqu’aux nouveaux entrants de la SVOD, encore indécis quant à la position à tenir vis-à-vis de la présence de sexe et de violence sur des écrans connectés échappant à la vigilance des parents. En ce sens, la

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série de Jonathan Nolan et Lisa Joy ne se contente pas d’une « surenchère » érotique ; à bonne distance d’un cinéma X enchaîné à la notion de performance (de ses acteurs, de ses effets participatifs), elle s’efforce de diégétiser l’émancipation de corps (re)sexualisés transcendés par la puissance identificatoire de la fiction. À l’inverse d’un cinéma d’auteur européen tel celui de Bruno Dumont qui, dans L’Humanité (1999), opère un « glissement géographique et sémantique du visage au sexe, déplacement à la fois de l’ordre de la synecdoque et de la métaphore27 », elle se propose en outre de rendre le sexe littéralement cérébral, ainsi que nous avons pu le constater à travers les mouvements de caméra conclusifs de nos deux scènes passant, pour l’un, du revolver phallique au visage métamorphosé de Dolores, et pour l’autre du fessier nu au visage extatique de Maeve.

50 Au lieu de chercher à décontextualiser une imagerie choc (tendance subversive) en faisant preuve au passage d’une certaine forme d’hypocrisie – « Couvrez ce sein, que je ne saurais voir », s’emporte l’Imposteur dans une pièce qui fut d’abord nommée Le Tartuffe ou l’Hypocrite (1664) –, Westworld l’intègre dans un décorum métafictionnel recontextualisant les notions de faute et de péché (tendance transgressive). Le long d’une troisième voie d’autant plus galvanisante qu’elle reste, pour l’heure, difficile à cerner et donc à étiqueter, la série (et son diffuseur à travers elle) donne l’impression de jouir de sa propre liberté sexuelle, dont elle se sert comme d’un moteur narratif et plastique là où elle aurait très bien pu tirer de plus évidentes ficelles attractionnelles qui lui auraient permis de tester les limites du cadre télévisuel sans prendre de véritable risque artistique. Or, il n’est plus à prouver que HBO « est » de la télévision – plus que jamais même, à l’heure où de nouveaux modes de diffusion offrent au spectateur la possibilité de « couper le cordon » et de regarder des séries dont il devient de plus en plus hasardeux de spécifier si elles sont télévisées ou non. Mais la télévision qu’incarne HBO (aux côtés d’autres chaînes premium comme Cinemax, Showtime, Starz ou Epix, qui toutes désormais produisent et diffusent leurs propres séries) est libre de représenter l’indécence et la profanité sans avoir à redouter de sanctions fédérales : le fait d’en avoir conscience, et de déjouer les attentes du spectateur en partant du principe que lui aussi en a conscience, fixe un cap qui n’apparaissait jusqu’alors sur aucune carte du paysage audiovisuel américain.

51 Le plus dur, cependant, reste à venir : face à un repli identitaire dépassant largement les frontières américaines, face à une revendication croissante de la part de spectateurs s’estimant partie prenante des programmes qu’ils regardent, et face à une confusion spectatorielle de plus en plus établie entre fiction et réalité, même une chaîne très peu surveillée comme HBO se voit désormais exposée à des pressions extérieures risquant de réfréner ses ardeurs expérimentales, pour peu que les discours recouvrant ses images en viennent à annihiler la propension de ces dernières à faire entendre leur propre mélodie. Autant dire que la recherche universitaire internationale consacrée aux séries télévisées n’a jamais tenu un rôle aussi prépondérant dans la réception et l’interprétation des images « choc » qui inondent à présent nos écrans. S’il fallait mettre en scène l’avenir de l’art télévisuel hardcore selon HBO, ce pourrait être sous la forme d’un gros plan de visage – non plus de Dolores ou de Maeve, mais de ces chercheurs désireux d’accéder (et de continuer à accéder) au plaisir suprême : celui de pouvoir s’exprimer librement. Homme ou machine, humain ou posthumain, ce combat- là est le même pour tous.

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NOTES

1. . John Steinbeck (traduit de l’anglais par Renée Vavasseur et Marcel Duhamel), Les Naufragés de l’autocar, Paris, Gallimard, 1949, p. 121. 2. . « I know it when I see it » (Potter Stewart, « Jacobellis v. Ohio, 378 U.S. 184 (1964) », Justia US Supreme Court, 1964, consulté le 20 janvier 2018). Sauf mention contraire, toutes les traductions de l’anglais vers le français sont de l’auteur de cet article. 3. . Se référer, par exemple, aux considérations autocentrées de la critique américaine Jen Chaney, qui estime que la septième saison de Game of Thrones a fait preuve d’une plus grande « tendresse sexuelle » en réaction à la pression exercée par la presse spécialisée internationale sur ses showrunners (Jen Chaney, « In Season Seven, Game of Thrones Handled Sex With Tenderness », Vulture, 28 août 2017, consulté le 20 janvier 2018 : http://www.vulture.com/ 2017/08/game-of-thrones-sex-season-seven.html). 4. . Linda Williams (traduite de l’anglais par Raphaël Nieuwjaer), Screening Sex. Une histoire de la sexualité sur les écrans américains, Paris, Capricci, 2014, p. 9. 5. . Je ne m’étendrai pas ici sur les multiples connotations du terme « blockbuster », si ce n’est en rappelant qu’il convient évidemment de nuancer l’appartenance de Westworld à une telle catégorie. Bien que se rattachant ouvertement à des genres populaires comme le western (dont on ne cesse de prononcer la mort clinique, mais qui continue malgré tout de se signaler régulièrement au cinéma et à la télévision), le récit d’espionnage et la science-fiction, la série de HBO ne manque en effet pas d’emprunter également certaines de ses caractéristiques fondamentales à une fiction plus essayiste, comme son goût prononcé (et sans doute rebutant aux yeux de bon nombre de spectateurs) pour la redondance visuelle et sonore. 6. . Jean-Sébastien Chauvin, « SF : la grande peur de l’organique », Cahiers du cinéma, n° 739, décembre 2017, p. 28. 7. . Frédéric Bonnaud, Histoires de cinéma : histoires de sexe, documentaire, Arte, 2016. 8. . Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2015, pp. 5-6. 9. . Tom Gunning, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895, n° 50, 2006, p. 57. 10. . J’emploie à dessein le mot français « hôtesse », bien que le terme original (« host ») soit épicène et ne fasse par conséquent pas de distinction entre le masculin et le féminin. J’estime en effet que la série met un soin tout particulier à travailler les rapports patriarcaux typiques du western hollywoodien, notamment par sa mise en œuvre d’interactions codifiées entre des posthumaines serviables (jusqu’à la mort) et leurs visiteurs humains – des hommes pour la plupart. 11. . Bethan Holt, « Why the Westworld costumes were so complicated to create », The Telegraph, 9 novembre 2016, consulté le 21 janvier 2018 : http://www.telegraph.co.uk/fashion/people/why- the-westworld-costumes-were-so-complicated-to-create. 12. . « She’s a godamn doll! » 13. . La prise de conscience des hôtes peut à ce titre se lire successivement comme une épiphanie et une crise de foi, l’homme incarnant tour à tour à leurs yeux un dieu tout-puissant et une entité faillible victime de son manque de compassion et de sa délirante mégalomanie. 14. . « Blondie here, she’s gonna need a change of clothes for the occasion. » 15. . C’est d’autant plus vrai que Pariah se situe à bonne distance de Sweetwater, la ville frontalière dans laquelle débarquent tous les nouveaux visiteurs de Westworld. Or, comme l’explique une hôtesse à William quelques minutes avant sa première immersion, « plus vous vous éloignez du centre du parc, plus l’expérience devient intense » (« The further out you

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venture, the more intense the experience gets », S01E02). Selon l’allégorie psychique d’Arnold, le véritable fondateur du parc, le centre du labyrinthe que représente celui-ci incarne en effet la raison – la conscience –, et les bords la folie (S01E10). Une autre clé de lecture nous est toutefois fournie par Logan, qui explique la particularité de Pariah selon ces termes : « Plus on s’éloigne du centre, plus les scénarios deviennent spectaculaires et élaborés. […] Plein d’endroits ont l’air d’avoir été conçus par un service marketing. Ici, tout est plus brut » (« The farther up we get from Sweetwater, the more grandiose, the bigger the narratives become. […] Some of the park feels like it was designed by committee or market-tested, but everything out here is more raw », S01E05). Pariah désignerait en ce sens le câble premium américain (et plus spécifiquement HBO), tandis que le centre du parc correspondrait aux networks et à leurs concepts marketing de plus en plus dépersonnalisants… 16. . Linda Williams, op. cit., p. 52. 17. . Jean-Sébastien Chauvin, op. cit., p. 29. 18. . Westworld s’amuse d’ailleurs à entretenir cette réputation sulfureuse en exposant, au premier plan, quelques scènes avant la fameuse orgie, le pénis protubérant d’un hôte sur lequel « travaille » Elsie Hughes (S01E05). Un choix de mise en scène qui, en l’occurrence, n’a pas de véritable justification narrative, si ce n’est d’étayer le plaisir que peut ressentir l’ingénieure à manipuler des corps à l’apparence (sur)humaine… 19. . Dès la quinzième minute du pilote, nous voyions en effet la même Dolores essuyer les coups puis être emmenée de force dans une grange (manifestement pour s’y faire violer) par l’homme en noir, dont nous apprenions par la suite qu’il s’agissait de William, endurci par les trente années écoulées depuis sa rencontre initiale avec l’hôtesse de première génération. Précisons toutefois que le viol en question, bien que sujet à vive polémique dans la presse spécialisée américaine, n’était montré que par l’intermédiaire d’un subreptice gros plan sur la rétine terrifiée de Teddy, le grand amour officiel de Dolores selon la diégèse du parc. 20. . « Some people choose to see the ugliness in this world. The disarray. I choose to see the beauty. » 21. . « Everything you do, it’s because the engineers upstairs programmed you to do it. You don’t have a choice. […] It’s part of your character. You’re hard to get. Even when you say no to the guests, it’s because you were made to. […] You’re under our control. Well, their control. They can change you however they like, make you forget. […] You can improvise a little, but most of what you say was designed upstairs, same as the rest of you. » 22. . « This becoming like a fucking hentai thing with you now? » 23. . « You run a whorehouse, not an orbital launch facility! » 24. . Linda Williams, op. cit., p. 28. 25. . J’emprunte l’expression « art hardcore » (« hard-core art ») à Linda Williams, qui l’applique pour sa part plus spécifiquement au champ cinématographique (Linda Williams citée par Mireya Navarro, « It Isn’t a Real Sex Scene? I Still Need a Cigarette », The New York Times, 30 septembre 2007, consulté le 28 janvier 2018 : http://www.nytimes.com/2007/09/30/fashion/30sex.html). 26. . Isabelle Labrouillère, « De l’ombre à la lumière. L’avènement du corps obscène loin de la censure hollywoodienne », in Christophe Triollet (dir.), Darkness, censure et cinéma 2 : Sexe et déviances, La Madeleine, LettMotif, 2017, p. 21. 27. . Ibid., p. 27.

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RÉSUMÉS

Par son recours intensif à la nudité (plus ou moins) frontale et son inscription dans un genre patriarcal aussi codifié que le western, on pourrait présumer que la série de HBO Westworld (2016-) prend au pied de la lettre la réputation sulfureuse de son diffuseur et se sert des largesses censoriales offertes au câble premium américain pour mimer voire dupliquer les conventions formelles du cinéma pornographique soft. Or, l’analyse du destin bouleversé de ses deux héroïnes, Dolores Abernathy et Maeve Millay, nous révèle un rapport beaucoup plus conscient à la représentation sexuelle telle que peut l’accueillir une chaîne adulte comme HBO. En liant narrativement, mais surtout formellement, nudité frontale et empowerment féminin, Westworld reconfigure l’imagerie traditionnelle du sexe sans verser dans la fausse pudeur ni dans la provocation à outrance. La série permet au contraire à HBO d’asseoir son ambition d’ouvrir une troisième voie : celle d’un art télévisuel hardcore considérant le sexe comme une composante naturelle de son expression hebdomadaire.

Due to its intensive depiction of full (or partial) frontal nudity and its filiation with a patriarchal genre as codified as the western, one might have expected from HBO’s TV series Westworld (2016-) to embrace its broadcaster’s sultry reputation and take advantage of American premium cable’s freedom to mimic, if not duplicate, the formal conventions of soft porn. Yet, studying the fate of its two female protagonists Dolores Abernathy and Maeve Millay, brings to light a far more conscious relation to the freedom allowed by HBO regarding sexual representation. Tying as it does frontal nudity and female empowerment, both narratively and, above all, aesthetically, Westworld disrupts traditional ways of displaying sex on screen, without falling into either prudishness or outrageous provocation. On the contrary, the series allows HBO to pursue its fictional experimentations by developing a form of televisual hardcore art that considers sex as a natural component of its weekly production.

INDEX

Keywords : Sex, full frontal nudity, pornography, adult television, hardcore art, female empowerment, self-reflexivity, postmodernism, host, posthuman, Westworld, HBO Mots-clés : Sexe, nudité frontale, pornographie, télévision adulte, art hardcore, empowerment féminin, autoréflexivité, postmodernisme, hôte, posthumain, Westworld, HBO

AUTEUR

BENJAMIN CAMPION Benjamin Campion est doctorant en études télévisuelles à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Dirigés par Sarah Hatchuel et Ronan Ludot-Vlasak, ses travaux portent sur la nudité frontale et le sexe explicite dans les séries télévisées de HBO. Il est l’auteur des monographies Le concept HBO : Élever la série télévisée au rang d’art (Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, coll. « Sérial », 2018) et Damages. Une justice à deux visages (Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2016). Il est également membre du groupe universitaire GUEST-Normandie et responsable du blog Séries officiel du journal Libération, Des séries… et des hommes. Benjamin Campion is a PhD student at Paul-Valéry University Montpellier 3. Under the supervision of Sarah Hatchuel and Ronan Ludot-Vlasak, his research focuses on full frontal

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nudity and explicit sex in HBO TV series. He has written two essays, Le concept HBO : Élever la série télévisée au rang d’art (Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, coll. « Serial », 2018), and Damages. Une justice à deux visages (Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2016). He is a member of the academic research group GUEST-Normandie, and TV blog editor for the daily newspaper Libération (Des séries… et des hommes).

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« You know, when you suspect something, it’s always better when it turns out to be true » : Mémoire et média dans l’épisode « The Entire History of You » (S01E03) de Black Mirror (2011-)

David Roche

1 « You know, when you suspect something, it’s always better when it turns out to be true » : c’est ce que dit Liam, le protagoniste de « The Entire History of You » (S01E03 de Black Mirror), à son amie Ffion, dont il vient d’apprendre qu’il y a dix-huit mois, cinq jours après qu’il l’a quittée, elle a couché avec un ancien amant nommé Jonas. Il me semble que cette remarque fait écho à plusieurs niveaux à celle émise par Fred Madison dans Lost Highway (1997) de David Lynch : « I like to remember things my own way. How I remembered them. Not necessarily the way they happened ». Et ce de façon contrastive : elle est prononcée à la fin de l’épisode (et non pas au début du film), par la victime de la trahison (et non pas par le meurtrier potentiel), il est question de soupçon (et non pas de souvenir) corroboré par un implant numérique (et non pas par une bande magnétique). Et pourtant, les deux remarques laissent entrevoir une même perception de la technologie : elle a valeur de preuve dans un acte transgressif (effraction, trahison) et est intimement liée à la notion de vérité. Autrement dit, son ontologie est perçue comme photographique. Ce qui change n’est donc pas tant la perception que le sujet a de l’ontologie du médium, mais l’emploi qu’il ou elle en fait et la valeur qu’il ou elle lui attribue : Fred rejette toute prothèse mnésique ; Liam, lui, adhère à une technologie qui, comme le titre de l’épisode l’indique, permet de stocker l’histoire audiovisuelle de sa vie.

2 Cette technologie, le Grain, est un implant relié au système perceptivo-cognitif : l’œil est transformé en caméra et apparemment en écran, tandis que les images sont

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vraisemblablement archivées dans l’implant. Cette prothèse mnésique fonctionne en parallèle du cerveau, et donc de la mémoire humaine. D’un point de vue purement technique, le Grain transforme le sujet non pas en cyborg mais en humain augmenté. Le sujet augmenté du Grain correspondrait, dans la typologie de Thierry Hoquet1, à l’Organorg – un humain qui peut se passer de son équipement (comme Batman) – plutôt qu’au Cyborg qui n’est rien sans la technologie (comme Robocop). Et pourtant « The Entire History of You » (tout comme les épisodes S03E01 et S03E05) laisse entendre qu’en pratique, la distinction n’est pas si claire. L’utilisation du Grain situerait le sujet dans un entre-deux-Cyborg-et-Organorg pour plusieurs raisons : d’abord, l’installation et l’extraction de l’implant nécessitent une opération, et surtout l’épisode révèle que l’humain augmenté en vient à perdre « une partie de son autonomie », soit qu’il ou elle perde certaines facultés (la mémoire) ou, pire, subisse le contrôle du pouvoir. L’épisode « Nosedive » (S03E01), dans lequel les personnages sont dotés d’un implant similaire (cette fois-ci, un réseau social leur permettant de noter les autres lors d’interactions), arrive aussi à la conclusion que la frontière entre Cyborg et Organorg, c’est-à-dire entre dépendance et autonomie, est bien ténue, tandis que les épisodes « Playtest » (S03E02) et « Men Against Fire » (S03E05) jouent sur l’inquiétude déclenchée par le fait qu’un implant fasse de l’humain un cyborg que l’on peut contrôler. Dans l’épisode « Black Museum » (S04E06), l’introduction d’une conscience dans un corps opéré par une interface relève clairement du Cyborg.

3 La relation entre mémoire et humanité est au cœur de bon nombre de fictions imaginant le posthumain. Dans l’une des plus célèbres au cinéma, Blade Runner (Ridley Scott, 1982), les Réplicants pensent qu’ils sont humains parce qu’ils ont été dotés d’une mémoire artificielle, et les débusquer nécessite de tester leur empathie. Et pourtant, la fin du premier volet montre en quoi leur point de vue est justifié à travers le monologue « Tears in Rain », dans lequel Roy Batty évoque des événements qui l’ont ému et dont le souvenir le touche : « I’ve seen things you people wouldn’t believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate. All those moments will be lost in time, like tears in rain ». L’humain n’est pas qu’un être doté d’une mémoire : il est pourvu d’une sensibilité, notamment esthétique, qui peut être provoquée par l’artifice. Dans Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017), la docteure Ana Stelline le confirme quand elle répond à l’agent K que l’on sait qu’un souvenir est réel parce qu’on le ressent comme tel.

4 La mémoire du posthumain, l’être et la mémoire, mémoire et sensible : ce n’est pas la nouveauté des thèmes qui caractérise Black Mirror, série qui s’inscrit dans un héritage SF cinématographique, littéraire et télévisuel (dont la filiation à The Twilight Zone) tout à fait assumé. D’ailleurs, si Charlie Brooker explique le nom de la série comme renvoyant à notre société de l’écran (« The “black Mirror” of the title is the one you’ll find on every wall, on every desk, in the palm of every hand: the cold, shiny screen of a TV, a monitor, a smartphone2 »), ce titre empreinte directement au roman auquel on attribue l’invention du terme « cyberpunk », Neuromancer (1984) de William Gibson, dans lequel figurent également des implants (« And on the far rim of consciousness, a scurrying, fleeting impression of something rushing toward him, across leagues of black mirror3 »). Je voudrais cependant insister dans cet article sur le fait que, dans Black Mirror, l’exploration de la technologie dépasse largement l’allégorie ; elle se situe également, à divers degrés selon les épisodes, au niveau de sous-textes qui proposent des discours sur les médias, et donc sur des enjeux sociétaux actuels, comme l’a montré Sébastien Lefait au sujet de « Men Against Fire4 ». En ce sens, la série opère de la même

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manière que le splendide Her (Spike Jonze, 2013) dans l’analyse approfondie de Donna Kornhaber : de la réflexion sur l’identité (genrée, humaine, etc.) qu’encourage le posthumain en découle une autre sur le devenir du médium (ou plutôt des médias5). Dans Black Mirror, plus précisément, il s’agit de décliner à chaque épisode une réflexion sur le rôle de la spectatrice/du spectateur et sur le récit audiovisuel à l’ère du numérique et de la culture de la convergence décrite par Henry Jenkins6. Autrement dit, il s’agit d’une réflexion sur les médias mêmes qui permettent la circulation de la série.

Potentiels utopiques et dystopiques

5 Comme l’immense majorité des œuvres de science-fiction au cinéma et à la télévision7, la série Black Mirror est dans l’ensemble largement technophobe ou plus précisément critique de l’emploi qu’on fait des technologies8. Le seul épisode des trois premières saisons qui fasse la part belle à l’utopie (et ce malgré un épilogue ambigu9) est le touchant « San Junipero » (S03E04), dans lequel la réalité virtuelle permet non seulement aux sujets en phase terminale de cancer d’oublier leur souffrance physique en vivant une vie alternative dans l’univers de leur choix, mais aussi aux deux protagonistes (Kelly et Yorkie) de vivre une relation amoureuse interraciale, malgré leur vie passée dans une hétérosexualité imposée. La saison 4 poursuit la veine utopique dans les épisodes « USS Callister » (S04E01) où des clones virtuels s’affranchissent de leur créateur, et « Hang the DJ » (S04E04) où l’amour est synonyme de rébellion contre un système. Les épisodes « San Junipero » et « Hang the DJ », qui se font écho de par leur position dans leurs saisons respectives, rejoignent ainsi le club très fermé des fictions audiovisuelles – Blade Runner (1982) et Blade Runner 2049 (2017), bien sûr, mais aussi Battlestar Galactica (Scifi, 2003-2008) et Her (2013) – qui ne limitent pas la question du posthumain à une relation de domination-soumission mais la pensent plutôt par le prisme plus positif de l’amour comme rencontre avec autrui.

6 « The Entire History of You » n’échappe pas à la dominante technophobe. L’accent est mis sur le potentiel dystopique de la technologie : surveillance et contrôle, caractère obsédant, relation problématique entre réel et virtuel. Dès la troisième scène, il apparaît clairement que le Grain sert une société de sousveillance10 où les dispositifs opèrent au niveau de l’humain, quand un agent de la sécurité demande à Liam de bien vouloir le laisser scanner les images de ses dernières 48 heures, même si nous ignorons si ces données sont seulement passées au crible ou seront également stockées (cf. Fig. 1).

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Fig 1 : Les données de Liam sont scannées

7 Dès la deuxième scène, Liam se repasse le film de son entretien, et le temps qu’il passe à revisiter ses souvenirs archivés ne fait que s’accroître tout au long de l’épisode (45s dans l’acte 1, plus de 2 minutes dans l’acte 2, plus de 8 minutes dans l’acte 3 et environ 5 minutes dans l’acte 411). Dans la scène où ils font l’amour, Liam et Ffi se stimulent en se repassant des images d’actes passés (cf. Fig. 2).

Fig 2 : Liam et Ffi se repassent des images d’actes passés

8 L’analyse du comportement passé de Ffi conduit Liam à ignorer la manière dont elle le considère dans le présent, comme Ffi le lui fait remarquer : « And how am I looking at you now, Liam ? ». Et dans les dernières scènes, Liam voit encore Ffi et leur fille Jodie dans la maison pourtant vide. Il n’est pas sous-entendu que Liam confond les deux niveaux ontologiques, mais plutôt que le virtuel pallie clairement un manque dans le réel, et que l’immersion dans le virtuel induit une sorte de stupeur passive12.

9 Même l’intérêt principal du Grain est remis en question dans une brève scène apparemment anodine. Quand Liam arrive chez Lucy et Paul, il s’arrête un moment pour se repasser un souvenir. On comprend rétrospectivement que ce qu’il cherchait,

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c’était le nom de l’hôtesse de cette soirée. Cette scène semble montrer que la technologie pallie les déficiences humaines, mais sachant que la mémoire se travaille et ce depuis l’enfance (l’enfant de Ffi et Liam s’avère d’ailleurs être déjà équipé, comme la fille de Marie dans l’épisode « Arkangel »), on comprend que le Grain présente le risque de mener à la nécrose de la mémoire humaine. Cela rendrait presque crédible l’excuse de Liam lorsqu’il change d’avis après avoir invité Jonas à boire un verre chez eux : « No, it’s just that – Actually, it turns out we’re tired. And, uh, I guess we forgot, but, now we’ve remembered, so… Sorry. »

10 Le potentiel utopique du Grain est pourtant indéniable : possibilité d’enregistrer, d’archiver ou d’éliminer des scènes audiovisuelles du passé ; possibilité de partager ces scènes, d’en discuter, de les analyser. Quand Jeff et Lucy apprennent que Liam a subi une réunion d’évaluation au travail, ils lui proposent de visionner son entretien ensemble afin de lui faire part de leurs impressions et lui faire un retour (sous forme de feedback). La proposition articule parfaitement les trois concepts clés de la culture de la convergence médiatique selon Jenkins : transférabilité de ces scènes vers une multitude d’interfaces, « intelligence collective » et « culture participative » à travers le partage de savoirs et de savoir-faire dans le travail de groupe. Pourtant, la proposition est immédiatement remise en question pour des raisons éthiques. L’intervention de Jonas souligne que le collectif est une force de pression plutôt que de soutien (Liam subit une forme de « peer-pressure »), les attitudes de Lucy et de Jeff trahissant à la fois la légèreté (« Well, it could be fun, we could, hmm – vote! ») et la condescendance (« I work in recruitment, actually, so it might be quite useful for you – going forward »), avec laquelle ils envisagent la possibilité que Liam perde son emploi (il vient de se présenter comme suit : « soon to be unemployed/unemployable lawyer »). La scène est avant tout reçue comme un spectacle consommable, à l’image d’une émission de téléréalité (« Liam’s going to redo his appraisal so we can give him marks! ») plutôt que comme une situation compliquée vécue par l’ami d’une amie de longue date13.

11 C’est que la soirée tout entière est centrée sur les spectacles qui figurent à l’écran : la scène que diffuse Jeff avant l’arrivée de Liam, ou la scène dans la boîte de nuit qui clôt la soirée (cf. Fig. 3) :

Fig. 3 : Scène dans la boîte de nuit

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12 Ceux-ci servent de cadre à la structure du premier acte de l’épisode. La conversation à table elle-même ramenée en revient au Grain : la preuve ultime selon Jonas que l’amour monogame éternel est un idéal factice réside dans le fait que lui-même se repasse régulièrement les images de ses ébats sexuels passés. L’interface technologique parasite les relations humaines, bien qu’elle ne soit vraisemblablement pas la cause de ses maux. La critique de ce parasitage est incarnée au niveau diégétique par le personnage de Halem qui, de manière significative, arrive en cours de soirée. La narration lui laisse d’ailleurs le dernier mot lors du débat pro- ou anti-Grain14. Halem a perdu son Grain non pas par conviction politique (on apprend qu’il existe un mouvement anti-Grain que l’on devine être un mouvement de résistance qui s’élève notamment contre la société de sousveillance), mais parce qu’un ancien amant le lui a arraché ; elle se trouve néanmoins plus heureuse en allant à contre-courant de la norme (en anglais, « against the grain »). Jonas demande alors à toucher sa cicatrice. Les convives sont visiblement gênés, mais la curiosité de Jonas donne lieu à un échange tactile, sensuel, entre lui et Halem (« Well, it feels quite nice ») qui conteste ainsi la toute-puissance du regard – les autres convives détournent (pour la plupart) le leur. Le fait que Jonas passe la nuit avec Halem plutôt qu’avec l’autre célibataire de la soirée, la pro-Grain Colleen, donne une suite à cette interaction physique qui contraste avec la scène d’amour entre Liam et de Ffi, qui se nourrissait des scènes du passé. Le discours technophobe de l’épisode valorise ainsi le sens (le toucher) impliquant un contact plus direct entre sujets plutôt que les sens (le regard, l’ouïe) permettant une plus grande distance et une médiation écranique15.

Acteur-spectateur-critique

13 Doté d’un implant équivalent à une caméra qui enregistre en continu, le sujet devient un acteur ou même une star, dans son film comme dans ceux des autres. Le monde entier devient une scène – ou plutôt un plateau ou un lieu de tournage. En début de soirée, Jeff projette une « rediffusion » (« redo ») et se plaint à Ffi et à Jonas d’une chambre d’hôtel qu’il a payée à prix d’or : « I’m not being funny, right, but look at that. […] That. Frayed carpet. There, you see. […] This is a five-star suite. I paid good money to have perfect details. Now I’ve got that shitty carpet for the rest of my life » (cf. Fig. 4).

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Fig. 4 : La chambre d’hôtel

14 Le souvenir a été gâché non pas par un événement, mais par un détail dans la composition qui aurait pu être relayé aux oubliettes de la mémoire humaine : grâce à la technologie (Jeff effectue un grossissement de l’image incriminante), l’information devient un surplus qui parasite l’essentiel (nous ignorons d’ailleurs ce que Jeff faisait dans cette chambre : où était-ce ? quand ? était-il seul, en vacances ou en déplacement professionnel ?). La mémoire artificielle se distingue donc de la mémoire humaine (moins précise, plus sélective et plus subjective) par sa capacité à mettre toutes les informations au même niveau, idée qui est visualisée par l’image du cercle de données. Le Grain construit un sujet conscient que tout sera enregistré, et donc « self-conscious » dans les différents sens du termes : conscient de soi, certes, mais aussi mal dans sa peau. « I’m just happier now », avoue Halem, maintenant qu’elle n’a plus de Grain. Un sujet peut tenter de réguler et réviser son jeu, comme le fait Liam lors de l’évaluation où il répond à un mot d’esprit de Max, d’abord par un « Yes » assez réservé, en hochant de la tête, puis avec le sourire, un mouvement plus large et avenant et un ton plus enjoué, « Yes, I see that ». Lors de la soirée, la plupart des personnages limitent leurs interventions afin d’éviter de se livrer, tandis que d’autres assument leur statut de star : Lucie, l’hôtesse de soirée ; et surtout Jonas, le « Mister Cool », au centre des regards et placé en tête de table, naturellement16.

15 Le Grain fait du sujet un acteur, mais c’est surtout sur le sujet en tant que spectateur que « The Entire History of You » insiste17, et ce selon deux modalités. Tout d’abord, en nous donnant à voir, selon une narration classique, le visage du protagoniste dans des contrechamps dont les angles varient (frontaux, de profil). L’entretien qui sert de prologue à l’épisode présente Liam (en plan rapproché) comme un personnage qui observe et réagit aux autres. La fonction de spectateur est renforcée par l’effet secondaire induit par le Grain quand le sujet se repasse les enregistrements : son iris devient blanc, signifiant que le visionnage est aussi un aveuglement à son environnement réel.

16 En deuxième lieu, c’est le dispositif même du Grain qui construit le sujet comme regard. Équivalent à des plans-séquences en caméra subjective, les « rediffusions » (« redoes ») nient la possibilité du contre-champ. Le sujet est donc relégué à l’en-deçà qu’il ne peut

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franchir que de façon très limitée (apparition des mains), sauf à avoir recours à une surface réfléchissante (comme le miroir de la salle de bain dans la dernière scène). Autrement dit, si l’usage que font les personnages du Grain rappelle bien évidemment l’emploi contemporain des smartphones et avant cela des home videos avec caméra à l’épaule ou à la main, l’implant ne permet pas le contre-champ et la prise de soi (et donc l’équivalent de selfies), sauf à effectuer un montage à partir des scènes prises par un autre sujet. Sujet sans cesse conscient du regard, donc, mais sans regard sur soi, puisque le Grain ne le permet pas du fait qu’il est intégré au corps. D’où la ligne ténue entre Organorg et Cyborg discutée en introduction, et l’opposition entre toucher et vision mentionnée en amont (au niveau sonore, c’est un peu différent parce que le Grain enregistre parfaitement le sujet doté de l’implant). Les rediffusions ressemblent finalement plus aux expérimentations hollywoodiennes en caméra subjective de 1947 comme La Dame du lac de Robert Montgomery et Les Passagers de la nuit de Delmer Daves, et posent les mêmes problèmes au niveau spectatoriel18, car ce n’est pas au sujet du souvenir que le spectateur s’identifie mais à l’objet du souvenir. Memory becomes memorabilia, dirait-on en anglais. Le Grain ne propose pas l’expression sensible d’un événement passé, mais livre au regard les expressions passées des co-acteurs de cet événement. Il induit donc simultanément une réduction de la subjectivité humaine à l’œil de la caméra et une aliénation du sujet-spectateur vis-à-vis de son soi passé principalement réduit à l’état d’œil-caméra ; lors du rapport sexuel, par exemple, le sujet n’a pas accès à l’image de son plaisir19.

17 Par ailleurs, la représentation de la consommation d’images dans cet épisode est vraisemblablement influencée par les deux paradigmes théoriques selon lesquels elle a été pensée par les théoriciens du cinéma : le modèle psychanalytique sur lequel s’appuient Jean-Louis Baudry, Christian Metz et Laura Mulvey20 quand ils conçoivent le spectateur de cinéma comme un voyeur passif, immergé dans le spectacle et assujetti à l’idéologie et à des processus inconscients ; le paradigme cognitif sur lequel s’appuient David Bordwell, Murray Smith et Ed Tan21 quand ils postulent que le spectateur tient un rôle actif dans la construction du récit et réagit au film selon des schèmes cognitifs22. Les exemples d’expérience purement immersive sont peu nombreux dans « The Entire History of You » : la première a lieu quand Ffi et Liam font l’amour ; la seconde quand Liam, couché ou errant dans la maison, se remémore leur vie passée. Dans les deux cas, on retrouve des aspects renvoyant au paradigme psychanalytique : voyeurisme, passivité, caractère obsessionnel, régression, tentative de combler un manque (sexuel, affectif). Là encore, la lumière blanche qui illumine l’iris renvoie à l’éblouissement du spectateur face au spectacle23.

18 La seconde modalité de consommation d’images est bien plus fréquente. Liam passe son temps à revoir les événements passés pour les analyser. Il interagit avec ses rediffusions selon le schéma classique perception-cognition-action, c’est-à-dire perception du stimulus, traitement des données, action en conséquence. C’est ce qui justifie vraisemblablement l’emploi de la télécommande, alors que l’on aurait pu penser qu’une technologie aussi sophistiquée soit intégrée à l’implant24. En effet, celle-ci permet de dramatiser l’action du sujet-spectateur, effet renforcé par le montage qui alterne entre images du présent et du passé, d’une part, et plans du visage de Liam et de son pouce glissant sur la télécommande de l’autre. Finalement, ce sont les raccords qui symbolisent les processus cognitifs.

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19 Dans « The Entire History of You » et « Men Against Fire », les sujets dotés d’implants sont donc des « revoyants », comme le souligne Sébastien Lefait25. Permettre au sujet d’être le spectateur de sa vie, c’est in fine lui permettre de l’analyser, et donc d’être le critique de l’histoire audiovisuelle de sa vie. Le Grain facilite ce travail puisqu’il permet de grossir ou de faire un arrêt sur image et de repasser des scènes en boucle. Liam identifie des détails, émet des hypothèses. Dans le taxi, suite à son entretien, il repère le lapsus de Max et le transforme en détail saillant. La répétition de cette scène a un caractère obsédant, mais elle permet également de mettre en avant qu’un même film peut donner lieu à différentes interprétations. Si Liam s’est arrêté sur le lapsus de Max, Ffi, elle, remarque que Leah, pendant l’interview, semble avoir coché une case, geste qu’elle interprète comme potentiellement favorable à Liam. La réaction de Ffi indique que la focalisation sur le lapsus dans l’interprétation de Liam se faisait forcément au détriment d’autres signes et d’autres interprétations.

20 Le sujet fait donc un travail d’interprétation similaire à celui du critique, du cinéphile ou du fan. Si le Grain menace la mémoire humaine, il implique néanmoins un développement potentiel des capacités d’analyse du sujet et il lui permet d’effectuer cette activité collectivement, tout comme les nouvelles technologies à l’ère de la culture de la convergence. Néanmoins, l’épisode insiste lourdement sur les limites de cette technologie et de son usage. Premièrement, rien dans « The Entire History of You » ne laisse penser que les usagers transfèrent leurs capacités d’analyse à un questionnement du régime dystopique26 (au contraire, il est clairement indiqué que la résistance provient de ceux qui ont abandonné le Grain) ; cette limite fait écho aux regrets émis par Jenkins concernant l’utilisation des savoir-faire par les communautés de fans, qui se limitent au domaine ludique plutôt que politique27. En deuxième lieu, les rediffusions ne sont justement pas des scènes de fiction déterminées par des conventions narratives et génériques, et leurs contextes d’interprétation font souvent défaut. Cette limite réduit par conséquent l’efficacité de la sousveillance28. En fait, si le dispositif permet d’analyser autrui, il ne permet pas l’auto-analyse ne serait-ce que comportementale du fait de l’absence de champ/contre-champ ; dès lors, on imagine mal en quoi Jeff aurait pu conseiller Liam sans voir ses réactions lors de l’entretien initial. C’est d’ailleurs certainement cette caractéristique du dispositif qui permet aux convives de déshumaniser l’expérience du fait de la dimension aliénante de la caméra subjective : ils n’ont pas à s’embarrasser des expressions faciales d’un sujet réduit à un œil-caméra.

Nouvelles technologies, anciennes problématiques

21 L’usage que fait Liam du Grain dans son enquête concernant la relation entre Ffi et Jonas repose sur la certitude que les rediffusions contiennent la vérité. À cette technologie est donc attribuée la même caractéristique ontologique qu’à l’image photographique : l’« indicialité29 », terme employé par Rosalind Krauss, dont les précurseurs comprennent « l’objectivité essentielle30 » d’André Bazin, la « trace31 » de Susan Sontag ou encore le « ça-a-été32 » de Roland Barthes33. Les images sur lesquelles se concentrent Liam ont valeur de preuve. Y figurent autant d’indices : le lapsus de Max l’intervieweur ; le comportement de Ffi à table ; le baiser de Ffi et de Jonas en arrière plan de Lucie et Paul qui s’amusent dans la boîte de nuit ; et enfin, le tableau sur le mur

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de la chambre de Ffi et Liam que ce dernier repère dans un souvenir de Jonas (cf. Fig. 5) :

Fig. 5 : Le tableau sur le mur derrière Ffi

22 C’est d’ailleurs sur une image fixe que Liam remarque ce dernier indice qui le conduira à exiger de Ffi qu’elle lui montre son enregistrement à elle pour déterminer s’il est bien le père biologique de Jodie. On assiste alors à une confusion entre l’indicialité de l’image et l’image comme indice. Ou plutôt c’est l’indicialité de l’image qui permet de traiter le représenté comme un indice, d’en oublier l’image et donc la question de la représentation et, comme nous l’avons déjà vu, le contexte de production.

23 La confusion entre l’image et ce qu’elle représente trouve son expression dans la requête pleine de détresse de Liam : « Show it to me! I want to see it! I want to see what he looks like! This isn’t me! Look at what you’re doing to me! » Le lapsus de Liam (et on sait l’importance des lapsus dans cet épisode), qui utilise « he » plutôt que « it » pour évoquer le préservatif ou le sexe de Jonas, laisse entendre qu’à sa jalousie pathologique s’ajoute un désir homosexuel inavoué : c’est lui qui désire « Mister Cool » et qui reconnaît son désir reflété sur le visage de sa compagne. L’épisode est d’ailleurs placé sous le signe du narcissisme de Liam, puisqu’il s’ouvre et se clôt sur l’image du reflet du jeune homme (cf. Fig. 6) :

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Fig. 6 : L’image de Liam

24 Comme chez David Cronenberg (on pense à Dead Ringers de 1988 en particulier), la technologie et la femme servent de médiateurs aux désirs tabous du sujet masculin, corrélation permise par l’analogie que nos cultures établissent, selon Mary Ann Doane34, entre la technologie et le féminin. Les rediffusions révéleraient bien une vérité, mais pas forcément (ou du moins pas seulement) celle que Liam considère ; on en revient aux limites de l’auto-analyse.

25 La relation qu’entretient Liam avec les rediffusions semble d’ailleurs largement partagée au niveau diégétique. « You know half the organic memories you have are junk. Just not trustworthy », dit Colleen (qui travaille dans le développement du Grain) à Halem, avec une certaine condescendance. Sa remarque trahit une confusion entre memory et memorabilia, suggérée par l’emploi du mot « junk ». L’appréciation du Grain par les personnages repose donc sur une double croyance : en la vérité infaillible de l’image photographique, mais aussi en l’idée que l’ontologie du numérique est finalement la même que celle du photographique. Or, le numérique implique bel et bien un changement de régime ontologique. Comme le remarque D.N. Rodowick :

Where analog media record traces of events, as Binckley put it, digital media produce tokens of numbers […] [digital imagery] has loosed its anchors from both substance and indexicality. And it is not simply that visuality has been given a new mobility wherein any pixel in the electronic image can be moved or its value changed at will35.

26 Les concepteurs du Grain ont ainsi fait le choix délibéré d’une invention qui imite la technologie qui la précède ; l’exemple le plus criant est sans doute l’effet sonore de rembobinage ou d’avance rapide qui imite le son d’une cassette audio36. Cette capacité à se faire passer pour du film est, d’ailleurs, comme Donna Kornhaber le note dans son étude de Her, une des caractéristiques de l’audiovisuel numérique37. On comprend alors pourquoi les rediffusions ne se distinguent pas radicalement des enregistrements effectués par une caméra super-8 ou vidéo, et ne permettent finalement rien de plus qu’une démultiplication de leurs possibles : facilité de production, de stockage, de transfert, etc.

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27 Cette double croyance implique également un double assujettissement au discours du pouvoir. Colleen renchérit en ajoutant : « With half the population, you can implant false memories just by asking leading questions in therapy. You can make people remember getting lost in shopping malls they never visited, getting bothered by pedophile babysitters they never had. » Et pourtant le sujet n’est pas à l’abri d’une modification de ses rediffusions, ni d’un ajout dans sa base de données38. Il suffit de penser au postulat de « The Minority Report » de Philip K. Dick et de son adaptation (Steven Spielberg, 2002). C’est donc dans un aveuglement consternant que Colleen, cas type de l’employée relayant le discours de l’entreprise ou de l’institution, véhicule un discours marketing reposant sur la conviction qu’il est impossible de manipuler des images (photographiques ou numériques, puisque finalement c’est la même chose) et, ce faisant, renforce potentiellement la capacité de contrôle du pouvoir39. Car même si ce n’est pas le cœur de « The Entire History of You », qui est centré sur la sphère intime, le traitement de l’espace laisse entendre que cette société, dans laquelle la frontière entre privé et public est mince, sert un régime de contrôle. L’architecture toute entière du monde diégétique est caractérisée par la présence de grandes fenêtres, signifiant à la fois que tout y est ouvert et visible, y compris l’espace des domiciles, mais suggérant aussi que le sujet est toujours perçu par le prisme de surfaces réfléchissantes – en effet, le miroir du taxi est également un écran (cf. Fig. 7).

Fig. 7 : Le miroir du taxi comme écran

28 Les nombreuses plongées non justifiées (par exemple à l’aéroport) laissent aussi entendre qu’il s’agit d’un monde dans lequel la sousveillance se combine avec une surveillance plus classique40.

29 Cette nouvelle technologie – ou plutôt son emploi – repose donc sur une vision ancienne du monde qui freine le devenir posthumain. Le sujet posthumain est prisonnier de l’image, des écrans, des reflets, et l’implant n’est finalement que l’allégorie du fait que notre perception est bel et bien façonnée par les caméras et les écrans41. Si la distinction entre images actuelles et virtuelles est acquise, et est maintenue jusqu’à l’avant-dernière scène grâce aux contrastes entre les couleurs froides et argentées du présent et les tons plus lumineux et chaleureux du passé, la distinction est moins claire dans la scène finale suite à la rupture entre Liam et Ffi. Liam fait ici un emploi très bazinien des rediffusions qui relève du « complexe de la

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momie », à savoir le désir de préservation et de commémoration du passé auquel, selon Bazin, l’image a toujours eu vocation depuis l’Antiquité42. Le montage ressemble à un champ/contrechamp monté en raccord-regard avec le personnage observé (marqué par les yeux lumineux) et le personnage observant. Qu’il s’agisse du passé ou du présent, c’est son reflet et celui de Ffi auxquels il fait face. Il y a donc incertitude concernant le statut de l’image et du montage – du moins jusqu’à ce que la caméra opère un panoramique vers le bas et que le plan se révèle comme subjectif, justement au moment même où Liam décide d’extraire la prothèse mnésique, c’est-à-dire au moment où le regard cède la place au toucher. Ce segment est un cas d’école de l’« image-cristal » deleuzienne, image qui opère une confusion entre l’image actuelle et son image virtuelle, et dont la qualité est de faire l’expérience directe du temps et donc de la subjectivité43. Mais au final, ce changement de régime sensible – de l’image-mouvement à l’image-temps – ne fait que résumer l’histoire du cinéma selon Deleuze. Autrement dit, si cette image-cristal marque un tournant dramatique et sensible dans l’épisode, elle n’en demeure pas moins une modalité héritée du récit audiovisuel analogique, et donc d’un paradigme passé, preuve, s’il en faut, qu’au niveau esthétique l’on est encore bien loin du post-cinéma.

30 Malgré la référence à Gibson, et à l’exception de « San Junipero », « USS Callister » et « Hang the DJ », la série Black Mirror est farouchement dystopique et bien plus prudente que les œuvres qui l’ont influencée quant à l’attrait du posthumain ou du transhumanisme44. La série anthologie, dont la sérialité réside principalement dans la multiplication de possibilités, et donc dans la manière dont les épisodes se font écho (d’où la centralité du miroir comme motif), ne fait pourtant pas preuve de technophobie primaire mais, au contraire, tout à fait réfléchie. Il ne s’agit pas de diaboliser la technologie mais d’insister sur les limites de son emploi, limites qui sont principalement dues à une répugnance à pleinement se tourner vers l’avenir. Dans les épisodes S01E03, S03E01, S03E02, S03E05, S04E02, S04E03 et S04E06 de Black Mirror, les implants ne font que perpétuer des modèles passés (« Arkangel » va jusqu’à recycler la technologie de « The Entire History of You ») et exacerber certaines modalités de cognition et du sensible au détriment d’autres, sans pour autant en offrir de nouvelles ; quant aux potentialités, leur emploi demeure principalement ludique, obsessionnel, narcissique, tyrannique et ne laisse aucunement présager de la révolution numérique collective souhaitée par Jenkins. Ce discours sur le devenir posthumain est également un discours métafictionnel sur la spectature et les médias, et donc sur l’identité humaine et médiatique, et sur la création de soi et d’histoires, comme le titre de l’épisode l’indique. Alors même que la série souligne les tendances souvent néfastes du revisionnage, et donc de notre statut contemporain de « revoyants », elle nous invite à la revoir et, de manière plus générale, à penser le revisionnage comme exercice critique. Mais elle semble aussi regretter ses propres limites : à savoir qu’en tant que série grand public diffusée à la télévision et maintenant sur Netflix, elle reste prisonnière de l’héritage d’un format, d’une narration classique et d’un mode de diffusion qui n’exploitent pas toutes les potentialités du numérique et de la culture de la convergence. D’une certaine manière, Black Mirror semble désolée que sa forme ne soit finalement pas plus en adéquation avec son propos, peut-être parce que, comme Liam lors de son entretien d’embauche, son showrunner demeure sous le contrôle d’une industrie qui exige la rentabilité sous peine de chômage… et d’écran noir définitif.

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NOTES

1. Thierry Hoquet, « Cyborg, Mutant, Robot, etc. : Essai de typologie des presque-humains », in Post Humains. Frontières, évolutions, hybridités, éd. Elaine Després et Hélène Machinal, Rennes, PUR, 2014, p. 99-118. 2. Charlie Brooker, « The Dark side of our gadget addiction », The Guardian, 1er décembre 2011, https://www.theguardian.com/technology/2011/dec/01/charlie-brooker-dark-side-gadget- addiction-black-mirror. 3. William Gibson, Neuromancer, New York, Ace Books, 1984. 4. Sébastien Lefait, « “It’s not a technological problem we have, it’s a human one” : Black Mirror, ou la dystopie intégrée », Otrante, n°42, 2017, p. 127-144. 5. Donna Kornhaber, « From Posthuman to Postcinema: Crises of Subjecthood and Representation in Her », Cinema Journal, n°56.4, 2017, p. 3-25. 6. Henry Jenkins, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, Updated and with a New Afterword, New York et Londres, New York University Press, 2008 [2006]. 7. Scott Bukatman, Terminal Identity: The Virtual Subject in Post-Modern Science Fiction, Durham, Duke University Press, 1993. Mehdi Achouche, L’Utopisme technologique dans la science-fiction hollywoodienne, 1982-2013 : transhumanisme, posthumanité et le rêve de « l’homme-machine », Thèse de doctorat, Université Stendhal Grenoble 3, 2011. 8. Lefait, « “It’s not a technological problem we have, it’s a human one” : Black Mirror, ou la dystopie intégrée », p. 128. 9. Voir l’article d’Hélène Machinal dans ce numéro de TV/Series. 10. Pour une application du concept inventé par Steve Mann à des fictions audiovisuelles anglophones, voir Sébastien Lefait, Surveillance on Screen: Monitoring Contemporary Films and Television Programs, Lanham (Maryland), Scarecrow Press, 2013. 11. Acte 1 : 2:50-3:23 ; 4:50-5:02. Acte 2 : 14:02-15:55 ; 19:35-20:10. Acte 3 : 22:20-30:24. Acte 4 : 34:35-36:23 ; 38:03-38:40 ; 42:34-43:19 ; 43:30-46:21. 12. On retrouve les mêmes inquiétudes dans les épisodes S03E01, S03E02, S03E05 et S04E06. Les implants des épisodes « Arkangel » (S04E02) et « Crocodile » (S04E03) et l’interface de notation de « Nosedive » permettent de savoir à tout moment où se trouve un sujet donné et/ou de fouiller dans ses archives, tandis que les implants de « Playtest » et de « Men Against Fire » altèrent la perception du réel du joueur ou des soldats et même leur imaginaire ; l’implant de l’épisode S03E05 atténue également les autres sens (odorat, goût). 13. C’est d’ailleurs cette idée qu’approfondit « Nosedive ». 14. La camionneuse que rencontre Lacie Pound tient le même rôle dans « Nosedive ». 15. La première histoire de l’épisode « Black Museum » propose alors un contre-point puisque c’est l’overdose sensorielle du toucher en particulier qui conduit à l’aliénation de Dawson. 16. Il en est de même dans « Nosedive » dans lequel les personnages jouent en étant conscients d’être constamment notés ; cette conscience détermine d’ailleurs le jeu des acteurs qui surjouent – voire qui « sur-sourient » derrière leurs maquillages, coiffures et costumes excessifs – de façon grotesque. 17. « Nosedive » s’intéresse plus au jeu. 18. Voir Laurent Jullier, Cinéma et cognition, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 94. 19. L’implant nommé MASS dans « Men Against Fire » reprend ce principe. 20. Jean-Louis Baudry, L’Effet cinéma, Paris, Albatros, 1978. Christian Metz, Le Signifiant imaginaire : Psychanalyse et cinéma, Paris, Christian Bourgeois, 2002 [1977]. Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (1975), Visual and Other Pleasures, Bloomington, Indiana University Press, 1989, p. 14-26.

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21. David Bordwell, Narration in the Fiction Film, Madison, University of Wisconsin Press, 1985. Murray Smith, Engaging Characters: Fiction, Emotion, and the Cinema, Oxford et New York, Oxford University Press, 1995. S. Tan (ed.), Emotions and the Structure of Narrative Film: Film as an Emotion Machine, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 1996. 22. Dans « Playtest », le concepteur de jeu vidéo (du moins celui imaginé par le protagoniste) propose un amalgame de théorie psychanalytique et de cognitivisme écologique pour expliquer le plaisir que procurent les jeux de type survival horror : « But mostly because you are still alive. You have faced your greatest fears in a safe environment. It is a release of fear. It liberates you. » 23. Il en est de même dans l’épisode « Men Against Fire » où elle signifie l’aveuglement du sujet à l’humanité de ceux qu’il perçoit comme des cafards (Roaches). 24. Il en est de même du téléphone dans « Nosedive ». 25. Lefait, « “It’s not a technological problem we have, it’s a human one” : Black Mirror, ou la dystopie intégrée », p. 139. 26. Il en est de même dans « Nosedive ». 27. Jenkins, op. cit., p. 219. 28. Il me semble que c’est aussi le cas dans un épisode « Crocodile » qui fait au bout du compte la démonstration du caractère implacable de la sousveillance. 29. Rosalind Krauss, Le Photographique : Pour une théorie des écarts, Paris, Éditions Macula, 1990, p. 13-14. 30. André Bazin, « Ontologie de l’image photographique » (1945), Qu’est-ce que le cinéma ? Paris, Les Éditions du Cerf, 2002, p. 13. 31. Susan Sontag, On Photography, New York et Londres, Penguin, 1977, p. 154. 32. Roland Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 120. 33. « Playtest » fait d’ailleurs du jeu vidéo une ramification nouvelle du « mythe du cinéma total » théorisé par Bazin. André Bazin, « Le Mythe du cinéma total » (1946), Qu’est-ce que le cinéma ? Paris, Les Éditions du Cerf, 2002, p. 19-24. 34. Mary Ann Doane, « Technophilia: Technology, Representation, and the Feminine », in Body/ Politic: Women and the Discourses of Science, ed. Mary Jacobus, Evelyn Fox Keller et Sally Shuttleworth, New York, Routledge, 1990, p. 163. 35. D.N. Rodowick, The Virtual Life of Film, Cambridge, Harvard University Press, 2007, p. 9-10. 36. Il en est de même dans « Men Against Fire » où le MASS réduit les sens humains à une perception audiovisuelle. 37. Kornhaber, op. cit., p. 22. 38. Cette possibilité est justement explorée dans « Men Against Fire ». 39. Ce danger mis en avant dans les épisodes « Arkangel » et « Crocodile » où la technologie est quasi-identique. 40. Les épisodes « Playtest » et « Men Against Fire » usent aussi de caméras de surveillance. 41. Lefait, « “It’s not a technological problem we have, it’s a human one” : Black Mirror, ou la dystopie intégrée », p. 138-39. 42. Bazin, « Ontologie de l’image photographique », op. cit., p. 9. 43. Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 93-94, p. 110. 44. Lefait, « “It’s not a technological problem we have, it’s a human one” : Black Mirror, ou la dystopie intégrée », p. 143.

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RÉSUMÉS

Cet article porte sur la série anthologique Black Mirror (2011-), créée par Charlie Brooker et d’abord diffusée par Channel 4, puis par Netflix à partir de la saison 3. Il s’intéresse tout particulièrement à l’épisode « The Entire History of You » (S01E03), avec des incursions dans six épisodes des saisons 3 et 4 – « Nosedive » (S03E01) « Playtest » (S03E02), « Men Against Fire » (S03E05), « Arkangel », (S04E02 ) « Crocodile » (S04E03) et « Black Museum » (S04E06). On verra comment, sous couvert d’un questionnement éthique assez convenu sur le devenir-cyborg (ou l’humain augmenté), l’épisode S01E03, comme la série de façon générale, élabore un discours métafictionnel en s’interrogeant sur le devenir de la mémoire humaine à l’ère du numérique, de la surveillance et de la culture de la convergence. La mise en abyme de la consommation d’images de soi et d’autrui permet d’interroger les modes de diffusion propre à la série. L’épisode suggère que, plutôt que de révolution technologique, c’est encore et toujours le statut du photographique qui pose problème au sujet humain, du fait de sa reproductibilité et de la perte de l’aura auquel il donne lieu. Ce faisant, la série insiste sur la continuité ontologique entre anciens et nouveaux médias qu’elle pense comme des « êtres en cours ».

Posthuman memory, being and memory, memory and the senses – it is not so much these themes that account for the novelty of Black Mirror, a series that clearly assumes its cinematic, literary and televisual heritage. What makes the series so compelling is that the exploration of technology goes far beyond social allegory; Black Mirror proposes metafictional reflections on how audiovisual fictions like the series itself are created, circulated and consumed in the contemporary mediascape – granted, to various degrees depending on the episodes, hence the particular focus on “The Entire History of You”. This chapter opens with a discussion of the utopian and dystopian potential of the various implants – or rather of their uses – in a series that is known for its technophobia. It is followed by a study of the thematization of spectatorship, which is indebted to both the psychoanalytical model of the 1970s and the cognitive model of the late 1980s-1990s; though the spectator-actors depicted in the diegeses demonstrate a certain know-how, their inability to exploit the analytical and political potential of the new media ultimately voices the series’ worries about surveillance/sousveillance societies and doubts concerning the convergence culture it belongs to. This failure, I argue in the last section, may partially be explained by the fact that the implants have ultimately been modeled on the technology of the past; more precisely, digital is made into a mere continuation of the photographic that expands the Bazinian characteristics of the latter without radically tapping into the specific ontology of the digital image. In so doing, Black Mirror demonstrates the high degree of self-consciousness characteristic of metafiction, proposing a complex discourse on its form and its culture, all the while apologizing for the fact that its form remains chained to past formats and media, and thus for the fact that it is not more in tune with its own metadiscourse.

INDEX

Keywords : Black Mirror, implant, medium, memory, metafiction, posthuman, spectatorship, subjectivity, technology Mots-clés : Black Mirror, implant, média, mémoire, métafiction, posthumain, spectature, subjectivité, technologie

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AUTEUR

DAVID ROCHE David Roche est professeur d’études cinématographiques au DEMA à l’Université Toulouse Jean Jaurès et Président de la SERCIA (www.sercia.net). Il est l’auteur de Quentin Tarantino: Poetics and Politics of Cinematic Metafiction (University Press of Mississippi, 2018) et de Making and Remaking Horror in the 1970s and 2000s (2014), et a co-dirigé plusieurs collectifs, dont Steven Spielberg, Hollywood Wunderkind & Humanist (2018), Bande dessinée et adaptation (2015) et De l’intime dans le cinéma anglophone (2015). Il travaille actuellement sur la métafiction dans le cinéma et les séries. David Roche is Professor of Film Studies at the Université Toulouse Jean Jaurès, France, and President of SERCIA (www.sercia.net). He is the author of Quentin Tarantino (University Press of Mississippi, 2018) and Making and Remaking Horror in the 1970s and 2000s (2014) and the editor of Steven Spielberg, Hollywood Humanist & Wunderkind (PULM, 2018) and Comics and Adaptation (2018). His work on American, British and Canadian art and horror cinema has appeared in Adaptation, CinémAction, Horror Studies, Post-Script and Transatlantica. He is currently working on metafiction in film and series.

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L’épisode « San Junipero » de Black Mirror : les miroitements du post- humain

Hélène Machinal

1 Le contexte de la troisième révolution industrielle a rapidement vu émerger une dynamique de réflexion sur la redéfinition potentielle de l’identité humaine entraînée par les biotechnologies (l’homme augmenté) et la société écranique (Serroy, Lipovetsky) ou hypermédiatique (Bertrand Gervais). Les séries TV d’anticipation sont devenues un genre majeur dans les années 1970. Depuis les années 2000, elles sont l’un des miroirs les plus révélateurs pour représenter les possibles évolutions de l’humain vers diverses formes d’hybridation et de mutations qui figurent les possibles ouverts par la perspective du post-humain. Black Mirror (C. Brooker, Channel4, Netflix, 2011- ) en est un exemple typique et d’autant plus intéressant que britannique, dans un univers médiatique dominé par les séries télévisées américaines. Cette série propose une esthétique relativement spécifique qui s’appuie, entre autres, sur des phénomènes de défamiliarisation suffisamment inhabituels pour qu’on s’y arrête. Elle est aussi emblématique d’un format qui s’inscrit à la fois dans le temps long de la sérialité et le temps court de l’épisode. Puisqu’elle s’incrit dans l’anthologie1, elle propose des épisodes dont le fonctionnement narratif et esthétique relève de la forme brève. L’épisode retenu pour cette analyse, « San Junipero », est relativement unique dans sa façon d’introduire le novum et d’opérer la défamiliarisation cognitive. L’épisode se construit par ailleurs sur le mode de la rupture, motif typique du fantastique, que l’épisode décline à différents niveaux et qui a une portée méta-réeflexive.

2 Black Mirror est aussi une série paradoxale, qui tend aux téléspectatrices et téléspectateurs un miroir sans reflet, « a black mirror », dont « San Junipero » est une synecdoque. La série et l’épisode traitent en effet d’un « post » de l’humain dans une société hypermédiatique en s’attachant à la question de la mort et donc de la finitude définitoire de l’humain. L’épisode est en lien direct avec la globalité de la série puisque nous verrons que le miroir y est central, de l’intra-diégétique au méta-réflexif. Le miroir brisé renvoie ainsi à la possibilité d’une absence de reflet, ou d’un reflet qui

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renverrait à la fois à l’absence et à la présence, aux miroitements trompeurs de l’illusion et du simulacre associés au virtuel comme monde de l’après, de l’éternelle jeunesse et de la consommation d’un bonheur-artifice.

Black Mirror et « San Junipero », les enjeux contemporains de la troisième révolution industrielle

3 Black Mirror est à la fois à réinscrire dans l’essor contemporain des séries d’anticipation mais c’est aussi une série relativement spécifique, et ce peut-être d’abord parce qu’elle est britannique. Or, on retrouve dans les séries britanniques une propension à mettre à distance les modèles sériels américains, un aspect que les exemples de Misfits, Utopia ou Broadchurch2 peuvent illustrer. Black Mirror a pour fil rouge notre rapport aux médias, à la médiation et aux dispositifs technologiques dans un cadre bien spécifique, celui de nos sociétés hypermédiatiques. Comme le souligne Sébastien Lefait :

Plutôt qu’à la science ou à la technologie, Brooker s’intéresse par conséquent à l’humain. Son œuvre illustre les effets de cet « «écran global » dont Lipovestky et Serroy ont décrit l’avènement. Implicitement, Black Mirror exprime la même question que ces deux auteurs : « Quels sont les effets de cette prolifération d’écrans en matière de rapport au monde et aux autres, aux corps et aux sensations3 ? »

4 La série propose une réflexion sur la société écranique qui nous entoure, sur l’impact des dispositifs hypermédiatiques et sur l’augmentation de l’humain par la technologie, les trois aspects pouvant d’ailleurs se conjuguer. Black Mirror s’inscrit dans une réflexion sur les enjeux de la troisième révolution industrielle, dans laquelle on peut distinguer deux facettes : d’une part ce que l’on appelle parfois la fabrique du vivant4, donc les modifications (organiques ou pas) et augmentations apportées au corps humain ; et, d’autre part, une société écranique et hypermédiatique dominée par la culture de l’écran. L’épisode « San Junipero » relève des deux. Il introduit en effet un univers virtuel dans lequel évoluent les personnages lorsqu’ils sont connectés. L’accès à cet espace virtuel repose également sur des dispositifs technologiques et sur une innovation qui ne relève encore que du possible : numériser un être humain5. Cet épisode nous invite à une réflexion sur le posthumain, un posthumain qui renvoie à la fois au corps et à l’esprit, puisque la technologie permet dans le monde diégétique de l’épisode de faire le choix d’une forme d’immortalité par téléchargement définitif de l’être en fin de vie dans un espace virtuel où il conserve tous ses souvenirs mais aussi, et ce n’est pas un détail anodin, le corps de sa jeunesse. L’homo numericus est-il dès lors l’avenir de l’homme (qui plus est un avenir éternel) ? Et sommes-nous promis à ce devenir ?

5 L’épisode est construit sur une approche paradoxale de la notion même d’augmentation ou de « mélioration » de l’humain et du vivant qui échapperait à sa condition de mortel et à sa finitude. En effet, l’accès définitif à cet espace virtuel associé à l’immortalité s’opère selon un processus qui s’apparente à l’euthanasie. La mort est centrale dans cet épisode qui nous raconte par ailleurs une histoire d’amour entre deux femmes, Kelly et Yorkie. Nous verrons que cette opposition classique entre Éros et Thanatos participe de la défamiliarisation cognitive à l’œuvre dans l’épisode.

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Black Mirror, rupture et défamiliarisation

6 Relevant de l’anthologie, Black Mirror adopte un format qui nous permet d’apparenter chaque épisode distinct à la forme brève, même s’ils constituent des entités à réinscrire dans un ensemble plus large mais qui relève davantage de la répétition par la variation que d’un continuum narratif. Chaque épisode va introduire une rupture, ce mode de construction d’un effet sur le récepteur constituant l’identité distinctive de la série. L’effet que porte en lui l’épisode « San Junipero » semble cependant unique dans la série. Le surgissement, voire le basculement, dans une perception du caractère alternatif de la réalité représentée dans la diégèse s’opère à la fois sur le mode de la rupture (en cours d’épisode) et du basculement final (extrêmement final puisqu’il s’agit du générique). Il y a donc là deux moments distincts et spécifiques qui sont centraux pour repérer l’hybridité générique à l’œuvre dans l’épisode.

7 Le phénomène de rupture opéré à mi-épisode renvoie à la séquence d’ouverture. Nous entrons dans cet épisode pour ainsi dire in medias res, avec une scène d’ouverture qui propose un gros plan soulignant le calme du mouvement des vagues sur le sable, avant un fondu enchaîné sur les lumières d’une ville. La bande son est importante car la chanson mielleuse à souhait « Heaven is a Place on Earth » annonce la facture esthétique de l’épisode et son inscription générique dans la comédie romantique. Elle sert de marqueur temporel identifiant l’année 1987, tout comme l’affiche de film The Lost Boys (Génération perdue en français), même si les spectatrices et spectateurs ne savent pas encore que la chanson comme l’affiche pointent déjà plus qu’une simple date. La chanson est reprise pendant le générique de fin, ce qui inscrit aussi l’épisode dans la cyclicité, mais introduit une discordance car le paradis du générique de fin relève de l’artifice et du simulacre virtuel, un endroit bel et bien situé sur terre mais pas au sens où l’entend la chanson. De même, l’intertexte « the Lost Boys » semble s’avérer polysémique6. Le plan suivant nous introduit dans ce lieu dont nous ne savons pas encore qu’il est censé être un paradis sur terre par un travelling oblique qui place aussi l’œil de la caméra dans une dynamique descendante et nous fait découvrir la ville en plongée. L’endroit semble animé par une joyeuse vie nocturne, marquée par la jeunesse (ou le jeunisme?) des passants, tous pris dans le tourbillon de la fête. On note d’emblée l’omniprésence des cadres, des affiches et des écrans, de télévision en particulier. Le lieu et les tenues vestimentaires indiquent par ailleurs à nouveau un cadre diégétique passé, l’année 1987 aux États-Unis. Malgré le décalage temporel, le décor se veut donc mimétique et familier. Les dialogues entre les personnages introduisent cependant immédiatement une distinction entre l’ici et l’ailleurs : ici, c’est donc à San Junipero, un lieu synonyme de liberté et de plaisir7. C’est dans ce décor que Yorkie rencontre Kelly pour la première fois.

8 Cette ouverture se termine par un gros plan sur le reflet de la lune dans une flaque d’eau, le reflet de l’astre étant déformé par les gouttes de pluie qui tombent. S’ensuit un passage au noir accompagné d’un effet sonore de type larsen. Puis l’intertitre « One week later » s’affiche à l’écran (13’15-13’23). La séquence suivante file la rencontre amoureuse entre les deux jeunes filles et se termine par un gros plan sur le radio réveil au moment où il passe de 23h59 à minuit (24’16), tandis que l’écran repasse au noir avec le même son de larsen que lors du premier raccord de ce type. On retrouve également la mention « One week later ». Ces écrans noirs sur lesquels apparaît le passage du temps (et qui rappellent les techniques du cinéma muet pour indiquer une ellipse

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temporelle) vont dès lors se succéder à un rythme qui s’accélère. Yorkie est à la recherche de Kelly ; un ex petit-ami à elle lui conseille « d’essayer une autre époque, les années 80 et 90, ou 2002 aussi » (27’13). Nous avons ainsi trois écrans noirs successifs en l’espace de deux minutes (27’32, 28’10, 29’00), qui correspondent chacun à l’introduction d’une temporalité diégétique différente (les années 80, puis 90, puis 2000). À ce stade, les récepteurs extradiégétiques que nous sommes peuvent penser que cette ville est une sorte de parc à thème à la Westworld qui s’inscrirait dans une époque différente chaque semaine. Chaque époque est singularisée en premier lieu par les images que diffuse la télévision, par les affiches de films mais aussi par les tenues vestimentaires des protagonistes et, enfin, par les décors et les musiques des boîtes de nuit ou les jeux qui y sont proposés. La population reste toujours exclusivement composée de jeunes, détail qui peut commencer à poser question.

9 La rupture narrative et fictionnelle va s’opérer en deux temps successifs après que Kelly a rejeté Yorkie8 qui semble désormais éperdument amoureuse d’elle. Une première scène montre une Kelly visiblement furieuse face à un miroir. Le regard de Kelly avant son geste est important car on a là un regard caméra central pour la dimension méta-réflexive (cf. Fig. 1).

Fig. 1 : Kelly face au miroir

10 Kelly lance son poing fermé dans le miroir qui, comme de bien entendu, se brise. La rupture s’opère à ce moment précis (31’27) puisque l’image suivante dévoile Kelly regardant son poing et constatant qu’elle n’a aucune blessure ni même trace sur la main, puis la caméra remonte de la main vers… un miroir intact. Les spectatrices et les spectateurs constatent ainsi pour la première fois que la réalité qu’ils ont jusqu’alors considérée comme une réalité mimétique ne l’est sans doute pas, et que des phénomènes inexplicables s’y produisent. Ces doutes sont bien entendu étayés par le regard caméra qui contribue à souligner l’importance du plan séquence, et le fait que l’impact du poing comme le motif du miroir brisé sont emblématiques à la fois de l’épisode, mais aussi du générique de l’ensemble des épisodes de la série.

11 Kelly rejoint ensuite Yorkie et assises sur le toit d’un bâtiment, elles contemplent les groupes de jeunes à leurs pieds. On assiste alors à l’échange suivant, qui confirme nos soupçons sur la nature spécifique de ce cadre diégétique : YORKIE. Combien d’entre eux sont morts ? En pourcentage, t’as une idée ? KELLY. Tu veux dire pour de bon ? 80 %, peut-être 85 (32’36-32’46)9

12 La succession de ces deux scènes est centrale car elle scelle la rupture entre le monde diégétique et le réel des récepteurs. La réalité représentée n’est plus mimétique de la nôtre et on penche même à ce stade vers le fantastique puisque les lois de la physique sont remises en cause, et que les protagonistes que nous avons suivis depuis 30 minutes d’épisode sont déclarés morts « à plein temps » (« full-timers » en anglais) pour 80 à 85 % d’entre eux. Ainsi la mort et l’image (ou le reflet) s’imposent (par « dissonance cognitive ») comme les motifs centraux qui vont dorénavant dominer toute la seconde

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partie de l’épisode. On apprendra ainsi que chacune des deux jeunes filles a été marquée par une (ou plusieurs) morts traumatiques (dans le cas de Yorkie, on pourrait presque dire la sienne propre). On va aussi découvrir que le monde de San Junipero n’est qu’un reflet, une image, un monde virtuel que les personnes en fin de vie peuvent choisir de rejoindre en optant pour l’euthanasie.

13 La première mort traumatique est rapportée par Kelly, qui explique que son mari est décédé deux années auparavant et qu’il n’a pas voulu « sauter le pas » (« pass over », expression plus intéressante en anglais), qu’il a refusé l’opportunité qui lui était offerte de « rester à San Junipero » parce qu’il « n’y croyait pas » (« did not believe in [it] ») (36’13-36’35). La rhétorique de la croyance, de l’illusion, du simulacre est ainsi introduite et se confirme lorsque la conversation entre les deux jeunes femmes s’oriente vers une rencontre « pour de vrai » (« really », 37’16). Si les récepteurs avaient encore un doute, ils n’en auraient plus désormais : ce « pour de vrai » implique clairement que les images que nous avons suivies de semaine en semaine – que l’ensemble de ce monde fictif – s’inscrivent dans le « pour de faux », et donc dans le virtuel. Ce que je qualifierais volontiers de « moment fantastique » (car la séquence suivante va nous faire basculer dans l’anticipation) ne dure donc pas et nous découvrons que nous avons été pris au piège d’un double décalage fictionnel. Le « vrai » correspond en fait à une réalité diégétique où les deux personnages sont en fin de vie, un monde où il est possible de passer quelques heures par semaine dans l’univers virtuel avant de devoir faire le choix de l’intégrer définitivement ou pas. Ce que nous avions pris pour une réalité (fictive certes mais mimétique) pendant 30 minutes d’épisode est une fiction, plus précisément, un univers virtuel, dans une mise en abyme de la fiction (cf. Fig. 2a et 2b).

Fig. 2a et 2b : Le moment de bascule (du mimétique au virtuel)

14 La bascule qui s’opère à la moitié de l’épisode permet aussi de comprendre le rapport au temps que les personnages ont déjà amplement souligné, et ce dès le début de l’épisode. On note de multiples remarques sur le « peu de temps qu’il reste », qui s’ajoutent aux écrans noirs portant la mention « One week later », ou les cadrans de réveil affichant une heure qui se rapproche de ce qui paraît être une borne temporelle assez convenue depuis Cendrillon et/ou le roman gothique, c’est-à-dire l’heure de minuit. La temporalité est donc aussi associée au temps de la vie et à la mort comme caractéristique de notre condition de mortels10. L’univers fictif de San Junipero, qui semblait déborder de vie et de jeunesse11, est un royaume des morts « à plein temps » et la réalité diégétique non virtuelle se résume à deux espaces, les centres médicalisés où

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vivent respectivement les deux femmes en fin de vie. La seconde moitié de l’épisode va maintenir en parallèle ces deux espaces-temps, l’un mimétique du réel, l’autre totalement virtuel, l’un caractérisé par une vie simulacre, l’autre marqué du sceau de la mort et du trauma.

L’oxymore du miroir noir, une série paradoxe

15 « San Junipero » repose donc sur l’opposition et la tension entre les contraires, des sphères antithétiques l’une de l’autre. On a évoqué Eros et Thanatos, la réalité et le simulacre, le vrai et le faux, mais l’épisode traite aussi de l’identité sexuelle par une esthétique spécifique qui pose l’homosexualité en altérité sexuelle et inclut le spectateur ou la spectatrice dans ce regard clivé. Nous allons aussi voir qu’altérité sexuelle et altérité humaine, ou alternative à l’humain, sont par ailleurs mis en résonance.

16 L’épisode introduit la notion d’altérité lors du premier plan-séquence où l’on voit Yorkie marcher à contre-courant du flot de la jeunesse insouciante qui peuple la ville12. L’homosexualité va ensuite devenir centrale lors de la première séquence dans la boîte de nuit. Le malaise de Yorkie lorsqu’elle danse avec Kelly est d’abord souligné par une esthétique spécifique qui s’appuie sur le gros plan, des plans extrêmement rapprochés et décadrés et un regard caméra systématique. Cette esthétique donne au récepteur l’impression que c’est lui ou elle qui subit le malaise ressenti par Yorkie. La caméra subjective et le regard caméra opèrent en effet à plein car ils placent les spectateurs à la fois en position de voyeurs, à l’origine de ce regard rapproché et déformant, mais aussi en récepteurs du malaise. Dès qu’elle a trouvé refuge dans la ruelle, Yorkie énonce sa peur de l’homophobie (9’58). C’est ensuite son histoire, et en particulier le rejet de ce que sa famille considère comme son altérité, qui sont évoqués, avant que, suite aux avances que lui fait Kelly, elle annonce qu’elle doit se marier prochainement.

17 Au cours de cette première partie de l’épisode, les spectateurs attentifs notent aussi chez Yorkie une sensibilité aux voitures, et plus spécifiquement aux accidents. Elle refuse par exemple de jouer à un jeu vidéo où les voitures renversent allègrement les passants et percutent tout ce qui se trouve sur leur route. Elle semble très profondément affectée lorsqu’elle fait une sortie de route avec Kelly, puis lorsque Kelly a un accident qui est présenté comme une tentative de suicide (virtuelle, certes13). Ces détails vont trouver sens en s’ancrant dans un contexte traumatique expliqué par Greg, l’aide-soignant qui a proposé d’épouser Yorkie. Ces explications sont données très tard (41’00-43’). Quarante années se sont écoulées depuis le coming out de Yorkie à l’âge de vingt-et-un ans et son destin funeste : sa famille la rejette, elle part en voiture et a un très grave accident (qui était peut-être une tentative de suicide). Elle restera paraplégique pendant quarante années. L’épisode met donc en perspective le rejet d’une identité sexuelle assimilée à l’altérité, quelle que soit l’époque, mais il ne se contente pas d’aborder le thème de l’homosexualité et sa stigmatisation en altérité sexuelle. Il propose une réflexion plus subtile qui s’inscrit dans la mise à distance et la parodie du genre de la comédie romantique et de ses clichés au cinéma. Le recours à une esthétique du cliché, qui est dès lors révélé comme simulacre, va aussi permettre de jalonner le passage de l’altérité sexuelle à l’altérité (post)humaine.

18 Dès la première scène de déclaration d’amour entre Yorkie et Kelly, ces clichés sont omniprésents. Les deux jeunes femmes sont isolées sur le toit d’un bâtiment qui

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surplombe le reste de la ville : leur histoire naissante les singularise déjà dans l’espace diégétique. Leur première relation sexuelle se passe dans une maison isolée en bord de mer, et on observe lors de cette séquence la traditionnelle ellipse narrative héritée du cinéma classique qui souligne que l’acte a eu lieu. Ici ce n’est pas le gros plan sur les flammes du feu de cheminée qui concrétise l’ellipse mais le gros plan sur les vagues léchant le sable (20’41). On pourrait même aller jusqu’à se demander si le cliché n’est pas ici lui-même genré, et ce de façon relativement transparente, tant l’opposition masculin/féminin associé au feu et à la mer relève elle aussi du cliché. De même, les deux scènes de retrouvailles des épouses sont marquées du même sceau. Lorsque Yorkie « renaît » dans le monde virtuel de San Junipero, les deux jeunes femmes se retrouvent en robes blanches de mariées, Yorkie jette son voile à la mer, et elles s’éloignent dans la traditionnelle voiture rouge traînant des boites de conserves vides derrière elle. On retrouve exactement la même parodie des images convenues de la comédie romantique à la toute fin de l’épisode, lorsque Kelly rejoint définitivement Yorkie. On assiste en effet alors à la clôture type de l’histoire d’amour « qui finit bien » : le couple en voiture de sport rouge (comme il se doit), s’éloigne à l’horizon, dans un paysage de dune et de bord de mer sur fond de coucher de soleil. Le couple s’embrasse (toujours comme il se doit), et la bande-son rappelle « Heaven is a Place on Earth » (cf. figures 3a et 3b).

Fig. 3a et 3b : Plans romantiques et clichés

19 On pourrait ainsi penser que cette histoire a un dénouement heureux, et d’une certaine façon, c’est le cas, si l’on se cantonne au niveau intra-diégétique14. Mais on peut lire autrement ces scènes typiques des comédies romantiques, et de leur esthétique du cliché. En effet, les trois scènes – la première sur le toit de la boîte de nuit (32’), la seconde lorsque Yorkie « renaît » dans la réalité virtuelle (47’23), la dernière pendant le générique – sont également associées à la mort et au trauma. La comédie romantique et son esthétique artificielle sont donc en quelque sorte minées par cette résurgence compulsive du trauma lié à la perte. La mort de la fille de Kelly, celle de l’époux avec qui elle a partagé quarante années de vie, et l’impossibilité de les « retrouver », même virtuellement dans ce monde fictif et simulacre qu’est San Junipero, confèrent à ces événements une épaisseur, une texture et une authenticité qui contraste avec la facticité de cette « vie éternelle15 » qui est, selon les termes de Kelly, « vendue » pour que les résidents permanents de ce monde-simulacre puissent « se sentir vivants16 ». Parallèlement aux images clichés des épouses, donc, l’épisode distille un retour constant à la réalité de la condition de mortelles, et d’êtres inscrits dans la finitude et la perte. L’abondance et la récurrence des images-clichés exacerbent le soubassement

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traumatique lié à la mort et à l’absence qu’elles ne parviendront pas à compenser. Il y a là une tension particulièrement sensible pour les spectateurs qui assistent par ailleurs aux deux scènes d’euthanasie, qui sont, au contraire, filmées sans recours à aucun type de cliché, avec un esthétique beaucoup plus naturaliste17. Scènes poignantes s’il en est, la mort des deux personnages principaux est perçue comme bien plus « réelle18 » et authentique que les clichés de la résurrection en avatars éternellement jeunes, heureux et insouciants.

20 La concomitance de ces deux scènes d’euthanasie – que la mise en parallèle rend encore plus poignantes – avec ces scènes de comédie romantique clairement ancrées dans l’artifice de l’image et du simulacre, produit un phénomène de défamiliarisation dont la cognition est l’exclusivité du récepteur. La dimension méta-réflexive opère ici à plein. Les spectatrices et spectateurs ne peuvent, comme le mari de Kelly d’ailleurs, « croire » à ce monde idéal, et ne s’immergeront pas dans ce monde possible, pour reprendre les termes de Ryan et Besson19, car bien que l’épisode les ait immergés d’emblée dans un monde fictif donné pour mimétique pendant trente minutes d’épisode, le processus de prise de conscience de la facticité dudit monde empêche définitivement de suspendre son incrédulité ; l’immersion est par conséquent refusée. Le monde possible est ravalé au rang d’entité fictive, donné voire dénoncé comme fiction factice.

21 Cette porte ouverte vers un monde possible se referme d’ailleurs définitivement lors du générique de fin de l’épisode qui opère un basculement dans le posthumain et une rupture définitive – tout en inscrivant l’épisode dans le cyclicité. On l’a vu, dans ce même générique final, une série de plans sont alternés entre images-clichés du couple disparaissant dans l’horizon baigné d’un coucher de soleil et archivage des deux êtres numérisés dans cet univers virtuel. Nous entrons ainsi de plain-pied dans le posthumain, par une représentation directe, exclusivement réservée au récepteur. C’est lors du générique final – logiquement post-diégèse, en tout cas dans le cadre du générique de fin qui nous fait déjà franchir le pas de retour vers le réel – que cette révélation est effectuée. La série en profite pour cultiver à nouveau le paradoxe et les oppositions, ici entre diégèse et post-diégèse, mais aussi entre humain et posthumain, puisque les sentiments, l’amour, les affects et leur centralité pour l’être humain sont réduits (littéralement et par synecdoque) à des pastilles insérées par un robot dans une sorte de gigantesque matrice, opération que le spectateur est le seul à découvrir à la toute fin du générique (cf. Fig. 4a et 4b).

Fig. 4a et 4b : Pastilles informatiques et matrice posthumaine

22 On retrouve ici le même motif que dans Matrix20 ou Helix21, à ceci près que dans le premier, le héros intradiégétique, Néo, voit cette « fabrique du vivant », tandis que dans

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Helix ou « San Junipero », seul le récepteur a ce privilège. Les deux jeunes femmes nageant dans le bonheur de leurs retrouvailles éternelles sont en réalité deux pastilles insérées dans une gigantesque matrice qui en contient une infinité. Ces images finales évoquent donc des images transfuges d’autres films et séries qui traitent de la production ou du traitement industriels d’êtres vivants – leur origine remonte à Brave New World22 et on les retrouve, tout près de nous, dans la première scène de Blade Runner 204923. Le récepteur est donc le seul à subir la défamiliarisation cognitive opérée par la seconde moitié de l’épisode et condensée dans le générique final par l’alternance du générique de fin avec deux types de scènes aux esthétiques tellement opposées qu’elles produisent un frisson similaire à celui produit par la craie qui crisse sur le tableau noir. Esthétique, au sens de science de la connaissance sensible, saisie immédiate et intuitive du spectateur, qui place le récepteur en porte-à-faux concrétisé aussi dans le son de larsen qui accompagne les passages au noir avec leur mention « One week later », ou dans l’effet de « rupture » lorsque le miroir noir du générique de début se brise. En effet, les images-matrices sont synonymes de déshumanisation totale, d’une réduction de l’humain au plus petit dénominateur commun technologique. Finalement, les scènes alternées se jouent entre d’une part clichés de la comédie romantique et du « happy end » et, d’autre part, esthétique du tout-technologique qui relève du posthumain, monde dans lequel l’humain (en tout cas sa présence physique réelle et non virtuelle) a totalement disparu au profit du robotique, de la reproduction mécanique, et de l’archivage.

Conclusion : Les miroitements du posthumain

23 Black Mirror est une série qui traite de notre rapport à la surface, aux apparences, et du caractère illusoire de certains types de rapport à l’image. Il y a toujours deux faces au miroir ou deux niveaux de profondeur : sa surface qui se conjugue avec apparence et reflet, mais aussi sa profondeur, le célèbre « in a glass darkly » de LeFanu, qui introduit un espace certes plus trouble et sombre, mais porteur de mises en perspective. L’écran donne à voir les miroitements d’un univers posthumain : l’épisode « San Junipero » peut être analysé comme un miroir-leurre qui nous est tendu pour mieux exposer ensuite le factice d’une immortalité virtuelle en nous révélant l’envers du décor forme de « bris » symbolique de la surface, au-delà du geste de Kelly dans l’épisode ou du miroir brisé qui clôt chaque diffusion du générique de la série.

24 Ainsi, cet épisode, en apparence sympathique histoire d’amour au happy end convenu, va acquérir une profondeur sombre et glaçante. C’est d’abord la forme brève qui produit un effet maximal : un épisode se regarde selon les règles posées par Poe dans Philosophy of Composition, en une seule fois (« one sitting »), et il tend alors vers l’effet spécifique que j’ai isolé avec la rupture à mi-parcours et la chute du générique de fin. Le récepteur subit alors un processus de « dés-immersion » forcé, et se trouve extrait du monde fictif ; l’immersion et le « désir de créance24 » dont parlent Besson et Ryan lui sont niés25. Ensuite, la dynamique de tension constante, en particulier entre identité et altérité, entre vie et mort et entre humain et posthumain, place les spectateurs dans cette même tension entre reconnaissance et défamiliarisation. L’épisode présente certes une histoire d’amour mais problématise notre rapport à la mort et nous place face à notre finitude de mortels. D’une certaine façon, Kelly souligne déjà ce décalage au niveau sémantique lorsqu’elle évoque les euphémismes utilisés (« That’s what they

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say ») pour décrire cette immersion dans une réalité virtuelle. On parle en effet de « programme médical » et de thérapie par « immersion nostalgique [dans] l’univers de [la] mémoire » (42’46). Elle ajoute ensuite, cette fois à propos de la mort, « Just call it dying » (43’38), refusant ainsi clairement l’euphémisation de Greg (« to be scheduled to pass »).

25 « San Junipero » traite donc aussi du caractère illusoire de l’image, même lorsque la technologie semble pallier la perception du simulacre. En effet, lorsque Yorkie meurt et se retrouve dans le virtuel, elle souligne à quel point tout lui semble « tellement réel26 ». Là encore, les images pointent un ancrage dans la corporéité, dans la matérialité du toucher et dans les sens en général, mais la séquence (47’04-48’43) se termine par un gros plan sur les verres des lunettes abandonnées par Yorkie : la symbolique est claire, ce que nous voyons est sujet à caution, ce qui est donné à voir peut relever du simulacre, l’écran peut occulter le réel, littéralement « faire écran ». Au miroir qui ne se brise pas dans la diégèse parce que les personnages veulent croire à ce simulacre de fiction, il faut peut-être substituer le miroir noir qui, lui, se brise dans le générique.

NOTES

1. Là encore, le phénomène remonte au milieu du XXe siècle avec, par exemple, The Twilight Zone. 2. Misfits (Howard Overman, E4, 2009-2013) ; Utopia (Dennis Kelly, Channel 4, 2013-2014) ; Broadchurch (Chris Chibnall, ITV, 2013-2017). 3. Sebastien Lefait, « ‘It’s not a technological problem we have, it’s a human one’ Black Mirror, ou la dystopie intégrée », in Elaine Després et Hélène Machinal (éd.), L’imaginaire en séries I, Otrante, n°42, Paris, Kimé, 2017, p. 127-144. 4. Voir Yves Michaud, Humain, inhumain, trop humain, Réflexions sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Paris, Climats, 2002. Voir aussi les ouvrages de Michel Serres, Hominescence, Paris, Le Pommier, 2001, et de Dominique Lecourt, Humain, Posthumain, Paris, PUF, 2003. 5. Ce motif n’est cependant pas nouveau ni dans les séries ni au cinéma. Par exemple, Caprica, prequel de Battlestar Galactica, propose le personnage de Zoe qui est triple, puisqu’elle se décline en une version organique et humaine, une version avatar virtuel, et une version robot. Voir Hélène Machinal, « Corps technologiques et environnement connectés : « The dynamic, fluid nature of realityʼ ou le corps face à l’écran », TV/Series 11, Philosopher avec Battlestar Galactica, n°11, 2017, https://journals.openedition.org/tvseries/1341. 6. Le titre peut renvoyer aux êtres qui peuplent San Junipero dans leur ensemble (en tant que génération, factice puisque la notion de génération ne signifie plus grand-chose dans ce lieu), mais peut-être aussi aux garçons éconduits par Kelly comme par Yorkie. Par ailleurs, le film renvoie à Peter Pan et donc au syndrome du même nom (merci à David Roche pour cette remarque). 7. Voir 11’18, « San Junipero est le meilleur endroit pour faire la fête », « les gens sont vachement moins coincés quand ils viennent ici ». 8. « In the time I’ve been here, I said I wouldn’t – I don’t know, do feelings. You freaked me out. I don’t want to like anyone. So you’ve been just totally... fucking incovenient. » (33’40)

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9. « How many of them are dead ? Like, what percentage ? » / « As in full-timers ?… 80, 85 » (32’40). 10. N’oublions pas qu’en outre, Kelly annonce qu’elle est atteinte d’un cancer et qu’on « lui a donné trois mois » (35’22). Le caractère éphémère de la vie avait déjà été évoqué lors de la première scène lorsque Kelly prétend, pour se débarrasser d’un soupirant, que Yorkie est atteinte d’une maladie incurable. Les deux personnages principaux sont donc en réalité en fin de vie, et le temps octroyé à San Junipero renvoie aussi au temps de vie qui leur reste. 11. On peut rappeler la symbolique associée à l’arbre (le genévrier ou « junipero ») qui est la fertilité. 12. Cela dit, Yorkie marche de la gauche vers la droite de l’écran, tandis que les passants s’orientent vers la gauche, sens dont la symbolique pointe la régression et le passé davantage que l’évolution et le futur. 13. Là encore, il y aurait beaucoup à dire sur cet accident et l’apparente mort de Kelly (qui reproduit aussi l’accident de Yorkie quarante ans plus tôt), qui a lieu exactement avant l’heure fatidique de minuit et la sortie du monde virtuel. Cette séquence contribue à renforcer les doutes sur la possibilité de mourir dans le monde virtuel. 14. Il est d’ailleurs amusant de constater que les réactions de récepteurs sur le net pointent parfois ce contraste, en particulier par rapport aux autres épisodes de la saison 3. « San Junipero » a pu être vu comme plus rassurant et moins déstabilisant, ce qui n’est absolument pas le cas. 15. 53’34 16. 53’56 17. On pourrait aussi avancer que le montage alterné met en regard ces deux esthétiques. 18. Le terme est ici employé à dessein et permet de rappeler que c’est précisément ce sur quoi Yorkie insiste lorsqu’elle est définitivement à San Junipero : « It feels so real » (49’30) 19. Laurent Bazin, Anne Besson, Nathalie Prince (éd.), Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles, Rennes, PUR, 2016. Voir en particulier l’introduction d’Anne Besson et l’article de Marie-Laure Ryan. 20. Matrix (réal. A. et L. Wachowski, 1999). 21. Helix (Cameron Porsandeh, Syfy, 2014-2015). 22. Voir Hélène Machinal, « Brave New World : image-matrice et méta-iconicité, à partir d’Helix et Matrix », Patrick Bergeron (éd.), Otrante, n°40, Paris, Kimé, 2016, p. 27-40. 23. Blade Runner 2049 (réal. Denis Villeneuve, 2017). 24. « […] plutôt que « suspension de l’incrédulité », il y aurait là « création active de créance » [« we actively create belief »] chez le récepteur, qui prend part à son immersion en s’efforçant de renforcer plutôt que de mettre en question la réalité de l’expérience » (Bazin, Besson et al., Mondes fictifs, p. 17). 25. Poe évoque aussi une cyclicité de la forme brève, que l’on retrouve dans « San Junipero ». 26. « So real » (49’30).

RÉSUMÉS

Dans le contexte de la troisième révolution industrielle et de la redéfinition potentielle de l’identité humaine qu’entraînent les biotechnologies (l’homme augmenté) et la société écranique

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(Serroy, Lipovetsky) ou hypermédiatique (Bertrand Gervais), les séries TV d’anticipation sont l’un des miroirs le plus prégnants pour figurer les possibles évolutions de l’humain vers diverses formes d’hybridation et de mutation qui déclinent les possibles du posthumain. La série étant un format qui s’inscrit à la fois dans le temps long de la sérialité et le temps court de l’épisode, on analysera ici les modes de fonctionnement narratifs et esthétiques de la forme brève que prend l’épisode S03E04 de la Black Mirror (C. Brooker, Channel 4, Netflix, 2011- en production) intitulé « San Junipero ». La série a pour particularité d’opérer une défamiliarisation du récepteur qui passe souvent par l’introduction d’un novum en cours d’épisode : l’épisode « San Junipero » met en scène la possibilité d’une vie éternelle virtuelle. Si l’on semble initialement dans une rhétorique et une esthétique propres au fantastique, qui tend à mettre en place un cadre mimétique pour ensuite y faire surgir l’inadmissible (Caillois), les enjeux réflexifs de la série confèrent au récepteur un rôle central puisque le fil rouge de Black Mirror est bien de proposer aux spectatrices et spectateurs une confrontation avec des augmentations de l’humain liées au numérique et à la fabrique du vivant. L’altérité renvoie au posthumain (Després/Machinal) et à l’anthropotechnie (Goffette) davantage qu’au surnaturel et à l’ineffable, même si la structure narrative fonctionne bien sur le mode de la rupture, mode propre au fantastique. La défamiliarisation cognitive que proposent à la fois la série et l’épisode s’appuie donc à la fois sur une dialectique entre identité et altérité, humain et posthumain, fiction des possibles et possibles du réel.

The third industrial revolution is currently triggering a redefinition of human identity through evolutions in biotechnologies and screen culture. Television series, especially shows dealing with speculative fiction, reflect the potential evolution and mutation of humanity towards various forms of hybridization, among which the new perspectives opened by the posthuman. This article will focus on “San Junipero”, episode S03E04 of the anthology series Black Mirror (Charlie Brooker, Channel 4, Netflix, 2011-), which it will read as a synecdoche for the entire show. The latter indeed rests on a process of defamiliarization often triggered by a novum introduced in the episode – in “San Junipero”, the possibility of a virtual eternal life after death. The episode can be analysed as hybrid because it plays on the conventions of both science fiction and the fantastic. It is also highly metareflexive: the viewers play a central part, as the show confronts them virtually, through their screens, to their own posthuman desires: from augmented humanity and digital enhancement to the dystopian mass production of human beings. Through cognitive defamiliarization, the episode under study exemplifies a dialectics of alterity and identity, humanity and posthumanity, fiction and reality.

INDEX

Keywords : Black Mirror, defamiliarization, hybridity, interface, metafiction, mise en abyme, posthuman, reflexivity, screen, virtual Mots-clés : Black Mirror, défamiliarisation, écran, hybridité, interface, métafiction, mise en abyme, posthumain, réflexivité, virtuel

AUTEUR

HÉLÈNE MACHINAL Hélène Machinal est professeure à l’Université de Bretagne Occidentale et membre de HCTI (EA 4249). Elle est spécialiste de littérature fantastique, du roman policier et de la fiction spéculative au XIXe siècle et travaille aussi sur la littérature britannique contemporaine, sur les

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séries TV, et plus particulièrement les fictions policières, fantastiques et de SF. Ses publications récentes incluent : Le Savant fou, Presses Universitaires de Rennes, 2013 ; PostHumain(s), frontières, évolutions, hybridités (avec Elaine Després), PUR, 2014 ; Mutations I : Corps posthumains (avec Jean- François Chassay), Otrante 37, Paris, Kimé, 2015 ; Sherlock (avec Gilles Menegaldo et Jean-Pierre Naugrette), PUR, 2016 ; Signatures du monstre (avec Jean-François Chassay et M. Marrache- Gouraud) PUR, 2017 ; L’imaginaire en séries I (avec Elaine Després), Otrante 42, Paris, Kimé, 2017; et Hybridités posthumaines – cyborgs, mutants, hackers (avec Isabelle Boof-Vermesse et Mathieu Freyheit), Paris, Orizons, 2018. Hélène Machinal is Full Professor at the University of Bretagne Occidentale, Brest (EA 4249, HCTI). She is a scholar in English Studies, more specifically British literature, from the 19th century to the contemporary period. She focuses on the gothic, science fiction and detective fiction and her recent research is on TV series. Her recent publications include Le Savant fou, Presses Universitaires de Rennes, 2013; PostHumain(s). Frontières, évolutions, hybridités (with Elaine Després), PUR, 2014; Otrante n° 37: Mutations I : Corps posthumains (with Jean-François Chassay), Kimé, 2015; Sherlock (with Gilles Menegaldo & Jean-Pierre Naugrette) PUR, 2016; Signatures du monstre (with Jean-François Chassay & M. Marrache-Gouraud) PUR, 2017; L’imaginaire en séries I (with Elaine Després), Otrante 42, Paris, Kimé, 2017, and Hybridités posthumaines – cyborgs, mutants, hackers (with Isabelle Boof-Vermesse and Mathieu Freyheit), Paris, Orizons, 2018.

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Le dialogue des consciences : des interfaces posthumaines dans « Be Right Back » (Black Mirror S02E01)

Marie Baudoin

Qu’est-ce que la conscience ? Les machines peuvent-elles penser ? Avons-nous besoin d’un corps pour penser ? Le corps et l’esprit sont-ils une seule et même chose ? Laurence Dahan Gaida1

1 La start-up de la Silicon Valley Eternime (http://eterni.me/) propose actuellement un service particulièrement étonnant : stocker toutes vos données numériques afin que vos proches puissent continuer de vous parler une fois votre heure venue. La trame narrative de l’épisode de la série Black Mirror « Be Right Back2 », réalisé par Owen Harris et diffusé le 11 février 2013 sur Channel 4, est centrée sur le remplacement d’une personne chère par une vie artificielle. Martha (Hayley Atwell) et son mari Ash Starter (Domhnall Gleeson) déménagent à la campagne dans la maison d’enfance de ce dernier. Ash meurt soudainement dans un accident de la route. Lors de ses funérailles, une amie présente à Martha un programme permettant de simuler une discussion avec le défunt à travers une intelligence artificielle précédemment nourrie de la signature numérique de Ash. Martha commence alors à discuter en ligne avec le bot via un mécanisme d’échange instantané de messages textuels (plus communément appelé chat). L’interaction se poursuit jusqu’au point où elle donne un nom au programme pour enfin le transvaser dans un corps en silicone qui est la réplique exacte de celui de son défunt mari. Ce dialogue en trois étapes entre Martha et le programme Ash-bot met en scène une interface posthumaine3 qui permet une remise en question de deux courants idéologiques dominants. Elle interroge l’héritage de la conception anthropocentrée de l’humain à travers la critique du dualisme cartésien qui sépare l’esprit du corps, et va à l’encontre de la conception cybernétique d’une conscience transposable sur n’importe quel substrat matériel. Ce dialogue IA/Humain devient une interface sous la forme d’un

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Test de Turing affectif4. Le test est inversé : l’objectif n’est plus que la machine se fasse passer pour un humain mais que l’humain se persuade de sa propre singularité.

2 Le concept d’interface posthumaine structurera mon analyse de l’épisode. En informatique, l’interface est un dispositif qui assure la jonction entre deux logiciels afin d’échanger des informations ; dans l’acception plus commune, il s’agit de tout dispositif assurant les échanges d’informations entre spectateur-utilisateur et ordinateur. La télévision numérique et connectée est elle-même une interface de communication qui touche des millions de spectateurs, notamment à travers des sites de streaming (tel que Netflix) qui ont une audience d’environ cent millions d’abonnés dans 190 pays. Les questions que je poserai seront les suivantes : La série télévisée Black Mirror peut-elle participer à créer à l’écran un débat philosophique et ontologique sur ce que cela veut dire qu’être humain ? La culture populaire redéfinit-elle l’humain ou maintient-elle les définitions traditionnelles et anthropocentriques qui rassurent les spectateurs ? Le dialogue fictif entre Martha et l’avatar Ash-bot parvient-il à devenir une réelle interface affranchie des oppositions manichéennes humain-machine et corps-esprit, permettant de penser notre évolution commune avec le non-humain ?

Séparation corps-esprit : l’anthropocentrisme remis en question

3 Au XVIIe siècle, Descartes présente l’esprit comme complètement séparé du corps dans le Discours de la méthode5. La cybernétique hérite de cette pensée dualiste mais semble paradoxalement s’en détacher lorsqu’elle compare l’activité du système nerveux au fonctionnement d’une machine. Lors des conférences de Macy de 1946-1953, cette discipline fait de l’esprit humain un comportement imitable en l’étudiant sous l’angle de l’information et du concept clef de rétroaction. La conscience ne serait pas ce qui nous guiderait ou ferait notre particularité mais constituerait un comportement imitable gouverné par le principe de rétroaction ou feedback. Ainsi, si l’esprit semble alors replacé au sein du corps – plus précisément au niveau du cerveau – la matérialité du support n’est pas non plus déterminante, comme le souligne N. Katherine Hayles : « the posthuman view privileges informational pattern over material instantiation, so that embodiment in a biological substrate is seen as an accident of history rather than an inevitability of life6 ». Tout n’est qu’information, et le rêve de Norbert Wiener de pouvoir envoyer un humain par télégramme7 semble se rapprocher sensiblement du désir qu’a le transhumaniste Ray Kurzweil de laisser derrière nous notre enveloppe charnelle pour fusionner avec la machine qui, d’après lui, aura atteint la singularité en 20998. Dans cette conceptualisation, la conscience n’est rien en soi : c’est notre propension à traiter l’information de façon unique, caractéristique supposément transférable, qui est glorifiée. Dans le contexte de « Be Right Back », la notion de conscience est aussi obsolète, réduite à un épiphénomène dans lequel la différence du support matériel – chair, puce, silicone ou le cloud – importe peu. Cette connaissance intuitive ou réflexive immédiate que chacun a de son existence et de celle du monde extérieur ne semble plus l’apanage de l’humain. Une fois qu’Ash-bot peut traiter l’information qu’on lui fournit, il semble atteindre le même état de conscience que le modèle originel (organique et humain) qu’était Ash Starmer.

4 Cependant, Martha, au début de l’épisode, semble attachée à l’idée de l’exceptionnalisme humain découlant du dualisme cartésien, selon lequel la machine ne

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pourrait simuler l’être humain. En effet, la différence qu’elle fait entre machine et personne humaine prend forme sémantiquement dans une rhétorique de la mise à distance. L’autre numérique apparaît comme monstrueux et inhumain puisque les deux femmes désignent le logiciel (« software ») par le pronom neutre « it » (« What is it ? » ; « You talk to it » ; « It talks back to you just like he would » ; « Just say hello to it » ; « The more it has, the more it’s him9 »). Cette dernière réplique, qui met en relation l’avoir et l’être, souligne paradoxalement que c’est l’accumulation d’informations qui constitue l’être et non plus une conscience subjective particulière et unique.

5 Martha est certaine de son unicité alors que paradoxalement les personnages humains de la diégèse sont caractérisés par leur hybridité déjà fortement posthumaine. Ils incarnent l’homo numericus10 qui interagit avec la technologie de façon constante. Le réalisateur souligne cette imbrication par une suite de plans rapprochés qui exposent la présence ininterrompue de la technologie : de la dépendance au smartphone jusqu’aux symptômes de désociabilisation en faveur des machines, en passant par des détails absurdes qui indiquent que les humains ne font plus confiance à leur corps et attendent des objets qu’ils leur « parlent » : ainsi, une puce rouge clignotante sur une tasse indique que le café est très chaud.

6 Comment de tels humains, déjà « coupés » de leur corps, vivraient-ils le deuil ? Que se passerait-il si, pour se sentir exister après un deuil, ils ressentaient le besoin d’être constamment reliés à une intelligence artificielle ou à un ordinateur ? Est-ce que cela changerait leur état conscient ? Dans Cyborg philosophie, Thierry Hoquet analyse des prothèses ou « boucles » qui changent les humains que nous sommes, redéfinis comme « le stuff 11 ». Il écrit que ces extensions ou « boucles » (ordinateurs, téléphone avec kit mains libres …) « pourvoient le stuff en matériaux sensibles et données […] [L]eur absence provoque l’ennui, isole l’individu de son environnement. [Elles] nous dotent d’une acuité ou d’une intensité dont nous sommes privés à l’état normal12 ». Nous pouvons donc en déduire que les consciences – ces états subjectifs sensibles et éveillés liés de façon continue au Je central – sont affectées par les prolongements technologiques qui approvisionnent Martha, Ash et les autres personnages humains en données infinies.

7 En effet, la constitution de la subjectivité devient ambiguë en raison de la délimitation floue entre l’individu et les technologies intelligentes qu’il utilise. La conscience de Martha ou d’Ash semble sans cesse reformatée par les outils technologiques dont ils disposent. Par cette mise en scène des humains hyper-connectés, le récit déstabilise les structures rhétoriques exprimant la séparation catégorique entre l’humain et le non- humain que les personnages avaient intériorisées (tel l’usage du neutre grammatical pour le non-humain évoqué plus haut).

Lorsque la Machine te regarde et te parle : le réveil du double

8 La figuration et la mise en scène du double artificiel doté des attributs ontologiques de la conscience humaine nivellent pendant un instant toute différenciation figée ou normative. Comme le dit Rosi Braidotti, ce sont les figures du double non-humain qui déstabilisent les repères ontologiques et qui ouvrent de nouvelles perspectives : « Once the centrality of anthropos is challenged, a number of boundaries between Man and his others go tumbling down, in a cascade effect that opens up unexpected perspectives13 ».

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Par l’augmentation des capacités langagières et comportementales de l’IA-avatar, par la mise en scène d’un corps en silicone, l’épisode met en place une expérience de pensée par confrontation de doubles à plusieurs niveaux. Tout comme Martha, les téléspectateurs n’ont plus d’autre choix que de remettre en question leur qualité de sujets conscients. Le double intelligent qui imite un certain degré de subjectivité – jusqu’à présent le privilège des seuls humains – occasionne un retour sur soi-même, y compris sur le plan extra-diégétique. Il permet aussi le retournement du prisme de l’humanisme occidental des Lumières dans un dialogue fictif d’égal à égal. En effet, la dialectique de l’altérité envisage généralement l’autre de manière péjorative dans un enfermement à la fois de l’autre, banni de la sphère de la « normalité », mais aussi de l’Humain qui n’est pas pensé dans sa pluralité. L’interface que nous propose cette fiction sur petit écran opère un déplacement des lignes de démarcations traditionnelles.

9 L’épisode est structuré à la manière d’un dialogue socratique entre Martha (qui figure aussi le spectateur ou la spectatrice) et le bot. Chaque étape de l’évolution de l’avatar devient une étape du dialogue et participe à l’expérience de pensée. Le dialogue porte d’abord sur l’attribution du langage à un programme. Cette capacité d’Ash-bot à s’exprimer de façon cohérente ébranle, chez Martha et les spectateurs, la certitude que la pensée consciente serait le monopole de l’être l’humain. En effet, le langage est considéré depuis l’Antiquité comme propre à l’humain, et comme attribut majeur qui lui garantit la capacité de penser. L’assurance première des personnages humains, appuyée par la tradition philosophique, est qu’une « créature ne peut pas avoir de pensée tant qu’elle n’a pas de langage14 ». Descartes, dans un passage que nous pouvons appréhender comme les prémisses du Test de Turing, considérait que nous ne pourrions certes jamais distinguer un animal d’un animal automate, mais que nous serions toujours capables de faire la différence entre un humain et sa copie grâce notamment au langage15. Cependant, dans ce dialogue de Turing, la machine maîtrise le langage de façon aussi adroite que son homologue humain.

10 L’épisode organise ce premier point de dialogue en deux temps. Le langage de la machine est au départ dépeint comme une simulation. Lors de l’enterrement d’Ash, l’amie de Martha souligne que l’intelligence artificielle ne fait qu’imiter la syntaxe et les expressions idiomatiques de Ash Starmer : « It mimics him. » Le langage de cette personnalité virtuelle n’est donc qu’une imitation composite des multiples traces numériques qu’Ash avait disséminées sur la toile au cours de sa vie. L’identité virtuelle de cet avatar apparaît ensuite plus nettement lors de la scène de téléchargement lorsque Martha désire entendre à nouveau la voix d’Ash. Lors de cette scène composée de cinq plans (17’30-18’02), le réalisateur met l’accent sur une subjectivité artificielle qui n’est que le réceptacle de l’identité du mort, l’imitation étant rendue possible grâce à des logiciels de reconnaissance vocale et de reconnaissance faciale. Le troisième plan est un plan rapproché sur l’ordinateur portable, le smartphone et les mains de Martha qui envoient des fichiers vidéo et audio au logiciel (voir fig. 1, fig. 2). La focalisation sur ce mouvement des mains qui alimentent le programme informatique ainsi que le champ lexical de l’alimentation dans l’expression « Yum. I’ll call you when I’m ready » (voir fig. 3) définissent le programme en tant que réceptacle. Cette illustration doublée de l’apparition de la forme sphérique sur l’écran, symbolisant le téléchargement en cours ainsi que la métaphore du processus de digestion, explicitent le statut du logiciel. Nous avons affaire à une technologie linguistique qui apprend à imiter la syntaxe d’Ash

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grâce à un système d’algorithmes d’apprentissage automatique et de reconnaissance de formes.

Fig. 1 : Messagerie instantanée

Fig. 2 : Assemblage de l’empreinte numérique

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Fig. 3 : Digestion de l’identité virtuelle

11 Les données sonores, textuelles et visuelles que le spectateur voit apparaître à l’écran deviennent une banque de connaissances qui permet l’apprentissage profond (deep learning) du langage selon des méthodes automatiques et sa modélisation par une subjectivité virtuelle faite de réseaux de neurones artificiels en multicouche. Cette scène fait référence à l’expérience de pensée de John Searle « La Chambre chinoise » qui repose sur trois axiomes principaux :

12 1) Programs are entirely syntactical

13 2) Minds have a semantics.

14 3) Syntax is not the same as, nor by itself sufficient for, semantics16.

15 Cette distinction entre un programme syntaxiquement habile d’un côté et intelligence humaine de l’autre est remise en doute ici. Le fait d’imaginer un double doué de langage a pour point de départ l’illusion créée par la voix qui prend le pas sur le questionnement rationnel. Le réalisateur a fait le choix d’utiliser la voix de l’acteur Domhnall Gleason tant pour Ash que pour son avatar. La mise en scène de cette voix crée le rapprochement, pour les spectateurs, entre Ash et le programme artificiel.

16 Le deuxième point que poursuit le dialogue socratique est un questionnement sur la capacité de contextualisation de l’IA. Cette capacité consiste à « percevoir des motifs récurrents, reconnaître des analogies, se déplacer dans un environnement physique, ou évoluer sans peine dans un environnement social » (« the capacity to see patterns, see analogies, move one’s body through the physical environment, navigate through the social world with purpose17 ). Elle est une partie essentielle de la conscience puiqu’elle permet la réorganisation de données aléatoires en un système qui fait sens. À travers Martha, nous constatons qu’Ash-bot réussit à réorganiser les données aléatoires qui lui sont présentées. En effet, ce dernier illustre parfaitement le processus de contextualisation qui vise à rationaliser tous les moments décousus et infinis qui constituent l’existence : ASH-BOT. When I say creepy, it’s totally batshit crazy I can even talk to you. I mean I don’t even have a mouth.

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MARTHA. That is just the sort of thing Ash would say. ASH-BOT. Well, that is why I said it. (18’20-18’40)

17 Ash-bot va même jusqu’à prendre conscience de son existence virtuelle et de son statut de double pour développer un argumentaire, et ne se laisse en aucun cas rabaisser par les sentiments d’étonnement, de curiosité et de rejet que Martha exprime à de multiples occasions. L’auteur le fait répondre avec humour en justifiant et en exprimant son mode d’existence de façon parfois plus claire que les personnages humains ne sembleraient pouvoir le faire. Cela lui permet de se définir comme une subjectivité posthumaine – un sujet nomade18, un assemblage entre le non-humain et l’humain – alors que Martha n’accepte pas encore de percevoir la part de technologie qui est constitutive de sa propre vie et de sa propre subjectivité.

18 Dans la scène finale, lorsque Martha emmène Ash-bot en promenade pour se débarrasser de lui, ce dialogue de Turing aborde la capacité à ressentir des qualia. Ces derniers sont les caractères subjectifs de l’expérience d’une personne ou d’un animal : ce que nous ressentons lorsque nous expérimentons une chose, quelle qu’elle soit. Ressentir les qualia garantirait la subjectivité d’un sujet à travers des états mentaux qui témoignent d’une conscience perceptive singulière. Une question plane : l’avatar les ressent-il vraiment ou apprend-t-il à jouer et à imiter, à une vitesse inimaginable pour Martha ? Le dilemme est si grand face à cette nature de l’autre que la scène se termine sur le cri munchien de Martha, réaction qui témoigne que l’autre technologique n’est plus un simple simulacre mais une simulation. Comme l’écrit Jean-Yves Pellegrin, cette dernière implique « premièrement, une adhésion intellectuelle et affective du moi à la représentation, fondée sur la reconnaissance d’une ressemblance entre le moi et cette représentation, et deuxièmement, une interaction entre ce moi et la représentation. ». Il ajoute : « Pour dire plus simplement les choses, on est seul à l’extérieur du simulacre, comme le sculpteur solitaire devant sa statue ; on est en compagnie à l’intérieur de la simulation...19 ».

19 C’est bien ce basculement qui se produit dans la relation écranique entretenue par Martha avec l’avatar et que nous voyons s’opérer sur nos écrans.

La réincorporation de la subjectivité

20 Cependant, en se faisant plus présent, l’avatar met aussi en lumière l’absence du défunt et de son corps biologique. La figuration du corps dans cet épisode mène à une question : quelle est la place d’un corps dans la constitution d’une subjectivité ? Ainsi, en interrogeant à la fois la présence et l’absence d’incarnation, cette œuvre montre que poser l’existence d’une conscience ne consiste pas nécessairement à opérer un saut hors de la matérialité. En mettant en scène un parallèle entre les deux enveloppes matérielles d’Ash Starmer et d’Ash-bot, Charlie Brooker nous force à reprendre conscience de notre chair comme lieu d’émergence, comme lieu du « faire » et du « je » conscient qui constituent notre subjectivité. La galerie de miroirs qui reflète les simulations du comportement conscient interpelle les spectateurs : les performances artificielles peuvent-elles être assimilées à une ontologie ? On peut voir cet épisode comme la naissance d’un réapprentissage de la subjectivité humaine ancrée dans une corporalité. L’épisode est premièrement constitué du sous-texte de la grossesse biologique de Martha qui est reflétée dans la naissance progressive d’Ash-bot qui passe du statut

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embryonnaire de messagerie virtuelle à une voix désincarnée puis à un androïde. Il n’est pas anodin que son corps en silicone (encore inactivé) soit livré dans la position fœtale puis baigné dans un liquide ressemblant étrangement au liquide amniotique.

Fig. 4 : Avatar embryonnaire

21 L’altérité est figurée par la mise en scène de la matière elle-même : par l’absence d’un détail ou d’une imperfection du corps humain, comme lorsque un grain de beauté d’Ash disparaît sur le corps parfaitement lisse de l’avatar en silicone. Ce point absent sépare les doubles et illustre à la fois la ressemblance et la différence. Ce double imparfait – grâce à son écart et ses variations par rapport au modèle – fait réapparaître le corps dans son unicité. Le miroir devient alors lieu de révélation des différences et de la fin du mépris du corps de chair. Ash-bot devient médiateur pour Martha, personnage cobaye qui illustre que cette chair devient le locus ainsi que le moteur d’une conscience humaine incorporée. L’épisode met par ailleurs en scène les différentes relations que les IA peuvent entretenir avec leur prothèse corporelle. Pour Ash-bot, la prothèse machinique n’est pas considérée comme partie intrinsèque de sa subjectivité. Lorsque Martha se rend chez son gynécologue et fait écouter le battement de cœur de son enfant à Ash-bot, son téléphone tombe et se brise (22’44-24’30). Les mouvements de la caméra se font plus instables afin d’illustrer la panique du personnage humain qui relie la destruction du support matériel à la disparition possible d’Ash-bot : Martha revit en quelque sorte le traumatisme de la mort de son mari. À l’opposé, Ash-bot exprime le peu d’importance que revêt son support : « Hey, it’s alright, I’m fine, I’m not in that thing you know. I’m remote. I’m in the cloud ». Ce dialogue entre la subjectivité artificielle hébergée sur « le nuage » et la subjectivité de Martha limitée à son corps organique établit une contraste entre leurs incorporations distinctes. À travers la mention de l’informatique dématérialisée (qui renvoie aussi aux figurations naïves du paradis, comme « dans les cieux », tels les nuages), l’IA exprime un degré d’immatérialité et de virtualité que la subjectivité de Martha ne peut partager. La désincarnation du sujet digital représente une subjectivité artificielle n’ayant aucune compréhension des sensations corporelles qui définissent la conscience humaine et qui en sont constitutives.

22 Ce thème revient une fois que Ash-bot est doté d’un corps en silicone, supposément en réplique exacte d’Ash Starmer. Malgré la ressemblance marquante, ce corps ne le

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rapproche pas pour autant de la subjectivité d’Ash Starmer puisque cette enveloppe en silicone reste une façade et non le vecteur de l’expérience humaine sensible qui est le siège de la conscience. Lors d’une scène de conflit dans la cuisine, Martha casse un verre. Alors qu’elle ramasse les éclats de verre, elle refuse l’aide d’Ash-bot mais il se coupe néanmoins. L’alternance de plans rapprochés sur Martha et de gros plans sur la main d’Ash-bot met en scène la compréhension par Martha de la différence de leurs modes d’incarnation : Ash-bot ne saigne pas et ne ressent aucune douleur. Ce manque de vulnérabilité est souligné par le choix d’une bande son silencieuse qui dépeint l’absence de réaction corporelle face à la blessure. Le visage d’Ash-bot (inexpressif) ainsi que la phrase pragmatique qu’il prononce ensuite (« We need to wrap that in paper ») renforcent l’effet de distanciation entre une conception transhumaniste qui considère l’incarnation comme un accident plutôt qu’une inéluctabilité et une acception posthumaniste du corps comme le creuset de la subjectivité humaine distinguée par sa finitude et sa vulnérabilité. L’épisode du verre cassé dans « Be Right Back » fait comprendre à Martha que l’absence de souffrance ou de plainte de la part d’Ash-bot signifie qu’il ne vit pas l’expérience sensible. Elle perçoit alors la matérialité d’Ash-bot comme inerte puisque ce n’est pas là que réside son existence. Sa peau qui ne saigne pas n’est pas un « lieu d’évènement d’existence20 », et c’est ce qui pousse Martha à bout : elle s’exclame « You’re not enough of him. You’re nothing ! You’re nothing ! ». La répétition du pronom « nothing » nie de façon exagérée la machine en tant qu’entité. Cependant, la première partie du cri (« You’re not enough of him ») distingue l’altérité par ce qui manque, c’est-à-dire Ash Starmer présent dans son corps, présent à « chaque fois qu’il est21 ».

Fig. 5 : L’absence d’expérience sensible via le corps synthétique

23 Présupposer l’existence d’une conscience ne consiste plus à faire un saut hors de la matière puisque la singularité d’une subjectivité humaine ou d’une subjectivité numérique dépend justement de leur matérialité respective. Ces mises en scène de l’altérité corporelle entre les machines cybernétiques et les humains soulignent le manque de lien pour l’IA entre la simulation d’un « je » conscient et le corps prosthétique qui l’abrite : sa matérialité et son substrat informationnel la distinguent inévitablement d’une subjectivité humaine. Enfin, la prise de conscience du corps comme émergence d’un « Je » unifié passe par le rôle essentiel de l’IA comme interface,

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comme médiation pour ramener l’humain vers son Corpus Ego22. Il apparaît alors que la mise en scène de la corporéité machinique éclaire la corporéité biologique comme instigatrice de subjectivité : le dialogue avec l’IA indique que la subjectivité humaine dépend de son inhérence à un organisme évoluant à chaque instant et se construisant de façon continue dans un ancrage corporel vécu.

Fig. 6 : Fantôme virtuel et absence de mémoire vécue

24 Le moment décisif qui marque, chez l’être posthumain, cette absence du corps comme unifiant les instants vécus et créant une mémoire profonde est celui où Ash-bot regarde une photo de son autre biologique. Le moment auquel la photo renvoie a été vécu comme triste et douloureux par le défunt Ash Starmer, mais l’IA n’a accès qu’à l’information virtuelle postée en ligne définissant l’image comme drôle (43’41). La prise de vue subjective ajoutée à l’effet kaléidoscopique des deux miroirs dans ce plan commente métafilmiquement l’action qui se déroule à l’écran et dans l’esprit de Martha : l’avatar n’est en effet qu’un simple reflet, qu’un fantôme, de son mari. La prolifération de photos, de vidéos et de messages qui nourrissent le programme Ash- bot ne symbolise pas seulement les données qu’il faut mémoriser pour être l’équivalent de l’entité unifiée et fixe qu’était « Ash Starmer ». Elle renvoie à une limite : l’accumulation, au-delà de l’information, d’instants d’existence à travers une incarnation qui les a vécus. C’est cette incarnation qui constitue et articule un « Je ». Lorsque Martha transfère les fichiers, les limites de l’écran d’ordinateur définissent un espace qui semblerait pouvoir tout additionner et tout contenir, donnant l’illusion que l’accumulation des données numériques pourrait « re-former » Ash. Cependant, il manque l’intimité du corps, le mouvement et « le sentiment très spécial de l’intérieur du corps23 ». C’est par cette existence qui s’articule sans cesse, qui évolue dans le temps et dans l’espace, qu’il y a la profération d’une subjectivité qui se ressent comme unifiée. Lorsque les IA mettent en scène leur désir d’un corps, elles n’expriment pas le souhait d’un corps qui serait le seul support d’un esprit, mais d’un corps qui évolue et qui existe. Elles veulent ce « Je suis, chaque fois que je suis, la flexion d’un lieu, le pli ou le jeu par où ça se pro-fère. (Ce) Ego sum, cette inflexion locale, telle et telle chaque fois, singulièrement24 ».

25 Finalement, cette conversation en trois temps de l’épisode « Be Right Back » permet de mettre en scène un triptyque conceptuel pour penser notre relation à la machine ainsi

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que notre propre identité posthumaine. Les spectateurs accompagnent les personnages dans leur passage de l’anthropocentrisme à une certaine équivalence computationnaliste puis dans le retournement du dualisme premier vers une compréhension plus complexe de l’ « imbrication » du corps dans le vécu humain, et de la conscience subjective et incorporée qui en émerge. Il semblerait que Black Mirror, ici, soit bien l’une de ces interfaces actives d’une réflexion posthumaine qui projette pour mieux les observer dans une « expérience de pensée » les phénomènes à l’œuvre dans notre futur 3.0.

NOTES

1. Jean-François Chassay et Marie-Ève Tremblay-Cléroux (éd.), Les frontières de l’humain et le posthumain, Cahier Figura, vol. 37, 2014, 241 pages, Observatoire de l’imaginaire contemporain, consulté le 15 décembre 2018, http://oic.uqam.ca/en/publications/les-frontieres-de-lhumain-et- le-posthumain 2. « Be Right Back », Black Mirror S02E01, Zeppotron, Endemol UK, Channel 4 (2011-2014) puis Netflix (2016- ). 3. Le posthumain est un concept qui a émergé dans les arts plastiques et la fiction, suite à l’avènement de la cybernétique, de l’informatique ou des révolutions en biotechnologie. Ce nom désigne une exploration des possibles de l’humain à l’ère des nouvelles technologies. Les figures posthumaines qui apparaissent, qu’elles soient un assemblage de machinique, numérique ou d’organique ou même complètement artificielles deviennent « les miroir(s) grossissant(s) placé(s) devant une humanité qui imagine sa propre métamorphose. » Elaine Després et Hélène Machinal (éd.), Posthumains. Frontières, évolutions, hybridités, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 20. 4. Le test de Turing a été théorisé pour la première fois par le mathématicien Alan Turing en 1950 dans son essai Computing Machinery and Intelligence. Le test doit permettre d’évaluer la capacité d’une machine à se faire passer pour humaine au moyen d’une confrontation verbale à l’aveugle entre, d’un côté, un humain qui fait passer le test, et de l’autre, deux interlocuteurs : un humain et un ordinateur. Si la personne ne peut départager les deux interlocuteurs, cela signifie que la machine réussit à simuler syntaxiquement l’intelligence humaine ou parvient réellement au stade intelligent. Dans l’épisode, il n’y a pas de test formel à l’aveugle, mais Martha fait passer des tests de façon constante au bot sur sa capacité à simuler son défunt mari et à combler son manque affectif dans les réponses qu’il donne. 5. René Descartes, Discours de la méthode, Sixième Partie (1637). 6. N. Katherine Hayles, « The Posthuman Body: Inscription and Incorporation in Galatea 2.2 and Snow Crash », Configurations 5, no. 2, 1997, p. 241. 7. Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings: Cybernetics and Society, New York, Da Capo Press, 1988, p. 103. 8. Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines: When Computers Exceed Human Intelligence, New York, Penguin, 1999, p. 280. 9. « Be Right Back », Black Mirror S02E01 (11’50-12’50). 10. Milad Doueihi, La Grande conversion numérique, La Librairie du XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2008.

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11. « Parler de stuff, c’est désigner de manière univoque et équivoque ce qui fait la trame de tout être, en oubliant de se demander, par une forme de cécité volontaire, ce qui est organisme et ce qui est machine, ce qui est fait de matière vivante et ce qui est fait de matière inerte. [...] Parler de stuff, c’est considérer que les machines sont des entités vivantes. C’est prendre acte de l’ indiscernabilité théorique des machines et des organismes. » (Thierry Hoquet, Cyborg philosophie : Penser contre les dualismes, L’Ordre philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p. 171) 12. Ibid., p. 69. 13. Rosi Braidotti, The Posthuman, Cambridge (GB) et Malden (MA), Polity Press, 2013, p. 66. 14. Denis Viennet, « Animal, animalité, devenir-animal », Le Portique, n°23-24, 2009, document 13, mis en ligne le 28 septembre 2011, http://leportique.revues.org/2454. 15. « S’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d’un singe ou de quelqu’autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela des vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. » René Descartes, Discours de la méthode, Cinquième Partie, éd. Étienne Gilson (6e éd.), Paris, Vrin, 1987 [1637], p .56. 16. John R. Searle, D. C. Dennett, David John Chalmers, The Mystery of Consciousness, New York, New York Review of Books, 1997, p. 11. 17. Robert Chodat, « Naturalism and Narrative, or What Computers and Human Beings Can’t Do », New Literary History, vol. 37, n°4, 2007, p. 685-705. 18. Ce concept de sujet nomade est développé par Rosi Braidotti dans deux ouvrages : Nomadic Theory: The Portable Rosi Braidotti, Gender and Culture, New York, Columbia University Press, 2011 et Nomadic Subjects: Embodiment and Sexual Difference in Contemporary Feminist Theory, New York, Columbia University Press, 2011. 19. Jean-Yves Pellegrin, « Du simulacre à la simulation : la vérité de l’artifice dans Galatea 2.2 de Richard Powers », Sillages critiques, n°10, 2009, http://sillagescritiques.revues.org/1952. 20. Jean-Luc Nancy, Corpus, New York, Fordham University Press, 2008, p. 14. 21. Ibid. 22. Ibid. 23. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 52. 24. Nancy, op. cit., p. 26.

RÉSUMÉS

Cet article est une analyse de l’épisode « Be Right Back » (S02E01, diffusé en 2013) de Black Mirror qui se concentre sur le dialogue entre les deux principaux protagonistes : une femme (Martha) et l’avatar technologique de son mari décédé (Ash). Ce test de Turing à l’apparence particulièrement affective entre Martha et l’entité nommée Ash-bot illustre et interroge la capacité du format de l’épisode de série télévisée à devenir une interface de réflexion philosophique sur le posthumain. Comment cet épisode de la franchise Black Mirror envisage-t-il les rapports matière-esprit, humain-posthumain ? Nous observerons comment les dynamiques

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esthétiques et narratives de ce format télévisuel, où l’écran est à la fois interface et miroir déformant, permettent de générer et d’aider l’expérience de pensée pour les spectateurs.

This article is a study of Black Mirror S02E01, “Be Right Back”, which focuses on the dialogue between the main protagonists: a woman (Martha) and the avatar of her deceased husband (Ash). The Turing Test that unfolds between Martha and the entity named Ash-bot is one that hinges on affects; it illustrates (and questions) the ways in which a digital TV series can become the interface for philosophical thought experiments concerning the posthuman. How does this episode of the Black Mirror franchise cast the mind/body problem, as well as the relationship between human and posthuman? We will see how the aesthetics and narrative dynamics of the TV episode, playing out on a screen that is both interface and dystopian “mirror”, allow the viewers to engage in a thought experiment.

INDEX

Keywords : Black Mirror, dualism, AI, digital subject, embodiment, interface, posthuman, subjectivity Mots-clés : Black Mirror, dualisme, IA, subjectivité, incarnation, interface, posthumain, sujet numérique

AUTEUR

MARIE BAUDOIN Marie Baudoin, ancienne élève de l’ENS de Lyon, prépare une thèse à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis sous la direction d’Arnaud Regnauld et de Sylvie Bauer intitulée Interfaces et corps posthumains : Écologie d’une vulnérabilité 3.0 dans la littérature et le cinéma américains contemporains. Marie Baudoin is a graduate of the ENS Lyon, and is currently a doctoral student at University Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. The doctoral dissertation she is writing under the supervision of Arnaud Regnauld and Sylvie Bauer is entitled Interfaces and Posthuman Bodies: The Ecology of a 3.0 Vulnerability in Contemporary American Literature and Cinema.

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Dollhouse de Joss Whedon (FOX, 2009-2010) : Écho, un « corps- marchandise » posthumain au service de la sérialité audiovisuelle

Julien Achemchame

1 Créée par Joss Whedon en 2009, Dollhouse est une série de science-fiction diffusée durant deux saisons sur le réseau FOX. Dollhouse est le nom d’une entreprise clandestine qui, grâce à une technologie futuriste, transforme temporairement (généralement pour une durée contractuelle prédéfinie de cinq années) des individus « volontaires », à qui l’on promet une importante somme d’argent et une félicité retrouvée après la fin du contrat, en « poupées humaines », véritables êtres posthumains. En modifiant leur architecture neuronale et en effaçant leurs personnalités originelles, l’entreprise transforme ainsi les individus en « systèmes d’exploitation » vivants capables de recevoir à l’infini de nouvelles personnalités (au préalable stockées sur des disques durs). Ces individus, appelés « Dolls » à l’état de repos (« Poupées » dans la version française) ou « Actives » (« Réactifs ») lorsqu’on leur a implanté une personnalité pour une mission particulière, sont ainsi réduits à l’état d’esclave au service des désirs et fantasmes en tous genres d’une riche clientèle. Au sein de cette maison de poupée, nous suivons le personnage d’Écho, autrefois Caroline Farrell, une jeune femme ayant une prédisposition génétique singulière qui la rend résistante aux multiples effacements mémoriels, appelés « traitements », subis à la suite des missions qu’elle effectue. Écho (interprétée par Eliza Dushku) gardera ainsi la mémoire de son périple au sein de la maison Dollhouse et du récit Dollhouse ainsi que des multiples personnalités qu’on lui aura implantées. Cette mémoire impossible à effacer permet ainsi la (re)construction de son identité : l’intrigue principale repose donc sur l’émancipation progressive d’Écho.

2 Série feuilletonnante, décrite par Joss Whedon comme un croisement entre Alias1 et Code Quantum2, Dollhouse propose ainsi une sérialité hybride avec des micro-récits autonomes hebdomadaires (les missions de l’active Écho) ainsi qu’une intrigue au long

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cours, complexe, et prenant pour centre l'entreprise Dollhouse, dont nous allons apprendre, comme dans toute (bonne) série d'espionnage, qu’elle n'est que l’infime partie d'un plus large « complot », fomenté à l’échelle mondiale par une société nommée Rossum Corporation, sur le point de créer une société posthumaine apocalyptique.

3 Dès lors, nous verrons comment la série s’appuie sur cette posthumanité technologique particulière qui permet de transformer l’humain en machine, en séparant son esprit de son corps et en détruisant son identité propre. Nous verrons d’abord de quelle posthumanité traite la série, son origine et les implications sociales globales qui en découlent, notamment à travers la figure du personnage d’Écho, en quête d’émancipation de sa servitude machinique. Nous aborderons ensuite la dimension réflexive à l’œuvre dans la série, via la posthumanité, et qui permet de voir symboliquement que derrière la Dollhouse et son système, se cache l’industrie hollywoodienne. Nous verrons en quoi cette description critique d’Hollywood est paradoxalement au service de l’actrice principale Eliza Dushku, la série lui servant de « véhicule ». Nous verrons également comment cette réflexivité travaille la matière même de la sérialité narrative télévisuelle ou, pour le dire autrement, comment le posthumain permet la réflexion sur les possibilités narratives propres à la sérialité audiovisuelle, la technologie scientifique d’implantation de personnalités permettant une potentialité narrative de reformulation de la série à l’infini, et créant ainsi une sorte de « postsérie ».

Quelle est la société posthumaine de Dollhouse ?

4 S’appuyant sur les travaux de chercheurs en cybernétique et en intelligence artificielle tels que Marvin Minsky, Ray Kurzweil ou Hans Moravec, la série Dollhouse construit son univers fictionnel sur l’idée centrale d’une capacité technologique de téléchargement de la conscience humaine vers un ordinateur ou un disque dur3. Comme l’explique Dominique Lecourt :

Selon les techno-prophètes [cités précédemment], il serait possible d’expliquer avec toute la précision scientifique voulue l’intégralité des fonctions cérébrales par les modèles mathématiques qu’élaborent les spécialistes de l’intelligence artificielle. Ils affirment que les « réseaux neuronaux » peuvent être considérés comme équivalant au « hardware », la pensée constituant le « software4 ».

5 Ces termes de « hardware » (« ordinateur ») et « software » (« logiciel ») sont d’ailleurs ceux exacts utilisés par le personnage central du neuroscientifique et informaticien Topher Brink (Fran Kranz) pour expliquer son travail dans l’épisode « A Love Supreme » (S02E08) (cf. figure 1).

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Fig. 1 : l’humain e(s)t la machine

6 L’originalité de la série de Joss Whedon est d’y ajouter que les personnalités téléchargées puissent être ensuite envoyées vers des hôtes humains dont le cerveau a été lui-même préalablement transformé en un ordinateur. Cette transformation de l’humain en machine, ou en « poupée » selon la terminologie utilisée dans la série, est l’aboutissement inévitable d’une numérisation de l’esprit humain : si l’on peut télécharger informatiquement une personnalité humaine, c’est donc que le cerveau humain est, à la base, à un (super)ordinateur que l’on peut programmer. Pour Topher Brink, comme il l’explique à Écho dans l’épisode « Needs » (S01E08), « le cerveau est une carte mère naturelle. Toutes nos pensées, nos sentiments et actions sont des impulsions électriques. Je ne fais que pirater le système. » L’humain est donc réifié, comparé à un ordinateur dont on pourrait prendre le contrôle pour en programmer les fonctionnalités. Les « poupées » de Dollhouse, transformées alors en « Actives » reçoivent, avec leurs « implantations » de personnalités, des capacités nouvelles ou améliorées (d’intelligence, de combat, d’endurance) mais aussi, paradoxalement, des « défauts » qui les rendent plus humaines (par exemple asthme et myopie lorsqu’Écho devient Eleanor Penn, une négociatrice en kidnapping, dans le pilote « Ghost »).

7 Dans l’esprit des « techno-prophètes » évoqués précédemment, le parallèle entre le cerveau et l’ordinateur, permettant le téléchargement d’une personnalité sur un disque dur, va de pair avec l’idée de dématérialisation et de virtualité de l’esprit en ce qu’il n’est donc plus nécessaire d’utiliser le corps humain, ce dernier étant irrémédiablement périssable. Dès lors l’individu demeure immortel, arpentant un « réseau neuronal informatique virtuel ». Au contraire, dans Dollhouse, la « poupée » Écho est certes un récipient vide, un système d’exploitation en attente de logiciels pour fonctionner, mais c’est aussi et avant tout un corps humain dont on prend le plus grand soin. Dans un cadre agréable aux allures orientales et zen, les corps des « poupées » sont régulièrement auscultés et soignés, notamment après les missions. On leur sert de la nourriture de qualité. Elles prennent régulièrement des douches chaudes, vont au sauna, font de l’exercice, se font masser, se relaxent à l’aide de tai chi ou de yoga, taillent des bonzaïs ou peignent. Leurs activités mettent en lumière la recherche constante d’un bien-être autant mental que physique qui donne (ironiquement ?) une

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image séduisante de ces esclaves posthumains, dont les corps sont clairement des marchandises de luxe dont il faut prendre soin (cf. figures 2a, 2b, 2c).

Fig. 2a, 2b, 2c : Le « corps-marchandise » soigné des « poupées » (S01E01)

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Quel est le statut posthumain d’Écho ?

8 Écho est bien un être posthumain puisqu’elle est, comme le définit François-Ronan Dubois, « un être humain dont le corps est affecté par un ou plusieurs processus de modifications techno-scientifiques5. » Toutefois, elle n’est ni un cyborg, ni un androïde, ni un clone. Elle n’est ni le fruit d’une manipulation génétique ni celui d’une fusion entre corps humain et machine. Elle ne présente ni modification visible de son corps, ni prothèse externe. Seul son cerveau a été modifié6, la transformant en machine informatique, mais la laissant finalement terriblement humaine. (L’absence d’altération physique du corps du personnage, j’y reviendrai plus loin, l’inscrit d’autant plus fortement dans notre réalité de téléspectateurs).

9 Écho pourrait se définir comme du Bétail, selon la terminologie de Thierry Hoquet :

Bétail désigne [...] un type d’être artificiel mobilisant uniquement des composants organiques. Robot et Bétail interrogent toujours, en arrière plan, la question de l’individualité. […]. Bétail désigne [...] une forme d’outil organique artificiel : il porte la marque des finalités humaines [...]. Une histoire mettant en scène Bétail décrit la trajectoire d’un être qui aspire à être individué [...]. Tout Bétail est un individu à qui l’on dénie son statut autonome et qu’on a produit pour qu’il serve une certaine fin, mais qui fait soudain montre d’une autonomie qui surprend son créateur. Par extension, la fiction de Bétail inclut le Golem et le Monstre de Frankenstein. Elle met en scène la manière dont Bétail prend conscience de sa condition, puis se rebelle contre elle et tente à toutes forces d’y échapper [...]. […]. Ce qui fait l’intérêt commun des fictions de Robots ou de Bétail, c’est que des moyens prétendent soudain se poser comme fins ; ils nous montrent la conquête de l’autonomie et la révolte contre l’aliénation7.

10 Écho, être posthumain aliéné à l’ère de l’ultra-libéralisme, est bien ainsi réduite à un statut de « corps-marchandise » qui se soumet aux fantasmes d’une caste sociale aisée. Les « poupées » sont des esclaves modernes, « volontaires », et interrogent tout à la fois notre utilisation de la technologie mais aussi plus généralement le fonctionnement de notre monde contemporain, comme nous pouvons le voir dans la première séquence de l’épisode « Man on the Street » (S01E06), écrit et réalisé par Joss Whedon, où, sous la forme d’un reportage journalistique, agrémenté d’interviews, de multiples personnages évoquent la possibilité d’une Dollhouse à Los Angeles. Si une jeune femme noire, filmée en plan rapproché épaule, dénonce de manière virulente l’esclavagisme rampant qui se cache derrière l’entreprise, une autre, blanche, filmée en plan américain et arborant sur sa poitrine un badge au nom de Jessica, semble, elle, intéressée à l’idée de pouvoir échanger sa liberté contre de l’argent et une certaine jouissance facile (cf. figures 3a, 3b). C’est toute l’ambiguïté morale du propos développé par la série autour de la servitude qui est synthétisée ici : le dispositif réflexif choisi (le reportage journalistique avec micro-trottoir) s’adresse directement au téléspectateur, obligé de s’interroger sur son rapport moral à la servitude. Peut-on librement choisir de devenir esclave (ou de se soumettre) ? N’est-on finalement pas déjà esclave à des degrés divers sans le savoir ?

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Fig. 3a, 3b : Dispositif réflexif et ambiguïté morale

11 Écho incarne admirablement (dans tous les sens du terme : physiquement et symboliquement) le « virus post-humain » qu’évoque Ophélie Hernandez :

Le « virus post-humain » est indétectable, invisible, partout à la fois. Sa stratégie ne prend plus la forme d’une incarnation monstrueuse [...]. Désincarné, le virus que nous avons engendré en engendrant une société de surconsommation effrénée s’incarne dans chacun de nos corps et s’infiltre insidieusement dans nos cerveaux. […] [C]e sont [...] la publicité, les productions de l’industrie audiovisuelle, les médias qui insufflent à coup de messages paradoxaux, générateurs de clivage, un idéal du moi collectif. Les images publicitaires invitent à la fois à ne rien se refuser tout en se responsabilisant. Elles prônent un double discours : l’absence de frustration, la désinhibition totale, la consommation à l’excès et paradoxalement un mode de vie sain, la perfection physique et mentale, apparaissant incompatibles avec la première injonction8.

12 Cet idéal impossible secrété par notre société contemporaine est incarné par Écho dont la mémoire sans cesse effacée permet (temporairement et illusoirement) la réconciliation des deux injonctions hédoniste (statut d’Active) et stoïciste (statut de

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Doll). Écho est au carrefour de toutes les ambiguïtés : comme le dit un personnage de psychanalyste téléchargé dans la poupée Victor (Enver Gjokaj) dans l’épisode « A Love Supreme » (S02E08), elle est à la fois « putain et vierge » (voir figure 4). Écho est un personnage qui, grâce à sa posthumanité, demeure profondément paradoxal et dévoile les contradictions de notre société. Elle est finalement bien plus complexe que son apparence lisse et sa vacuité ontologique ne le laissent apparaître.

Fig. 4 : Écho, au carrefour de toutes les ambiguïtés (S02E08)

La trajectoire du personnage d’Écho : de l’asservissement à l’émancipation

13 D’ailleurs, Écho, dans Dollhouse, prend son nom à la fois de la fable mythologique mais aussi, plus prosaïquement, du langage militaire. Elle est ainsi la résurgence d’un personnage féminin condamné à la dépossession de soi, à la scission entre sa voix et son corps : Écho, victime d’Héra (ou de Pan selon la version du mythe), est invisible, caisse de résonance vide des sons qui lui sont envoyés. Dans la série, elle est paradoxalement un corps visible mais creux, dont les voix multiples changent au gré des implantations de personnalités qui la contrôlent successivement. Elle est également un soldat docile capable d’accomplir les missions les plus difficiles.

14 Écho est en effet au service d’un conglomérat pharmaceutique appelé Rossum dont le nom vient explicitement, de l’aveu même de son créateur Clyde Randolph, dans l’épisode « Getting Closer » (S02E11), de R.U.R. (Rossum’s Universal Robots, la pièce de science-fiction du dramaturge tchèque Karel Čapek écrite en 1921) : « Rossum is just a name, actually. From a play. Although technically you’re not robots, it seemed to fit. » (cf. figures 5a, 5b).

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Fig. 5a, 5b : Double jeu de l’intertextualité

15 Cette utilisation dévoilée au sein de la fiction d’un nom emprunté à la pièce qui fit passer dans le langage courant le terme de « robot » (qui renvoie directement à l’esclavagisme) rend explicite le caractère aliénant de l’entreprise fictive Dollhouse tout en la renvoyant, de manière réflexive, à la littérature de science-fiction. Partageant avec l’œuvre originelle une réflexion face aux implications éthiques de la technologie, Dollhouse réactualise le propos mais y ajoute une dimension encore plus universelle.

16 En effet, le titre de la série, Dollhouse, renvoie à une autre pièce européenne, celle d’Henrik Ibsen, Une Maison de poupée (1879). Les deux œuvres mettent en scène une femme (Nora chez Ibsen, Écho chez Whedon) qui prend conscience de son asservissement et s'en libère à travers une affirmation de son individualité. La Nora d’Ibsen ne souhaite plus être définie en tant qu’épouse ou mère, – autrement dit, enfermée dans le fantasme, essentiellement masculin, des autres –, mais cherche à exister pour elle-même en étant simplement femme9. Comme l’indique Florence Fix :

Une maison de poupée propose une réflexion sur l’asservissement consenti aux autres – par habitude, lassitude ou crainte – , sur la contrainte et la servitude sociale – notamment au regard d’autrui et à la rumeur ; elle soulève des

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problèmes, ouvre des questions, mais n’impose pas de solutions ou de réponses10.

17 La posthumanité de la série de Whedon, qui sert à diffracter l’identité d’Écho/Caroline, réactualise dans notre société contemporaine l’universalité du propos de la pièce d’Ibsen. En ce sens, l’œuvre de Whedon peut donc être vue comme féministe mais d’une manière finalement moins idéologique que pragmatique (comme chez Ibsen). Il y a d’ailleurs de nombreuses poupées masculines dans la série. En tout cas, ces références littéraires majeures dévoilent la complexité du propos développé par la série, s’appuyant sur la posthumanité, pour évoquer la condition humaine et les dérives de la société contemporaine.

18 Cette richesse intertextuelle démontre qu’Écho n’est donc pas, contrairement aux apparences, un personnage vide, « une ardoise vierge » (« a clean slate ») comme évoqué à plusieurs reprises dans la série et dès la première séquence du pilote. D’ailleurs, dès le départ, Caroline, anticipant sa singularité génétique qui la rend partiellement imperméable aux effacements de personnalité, affirme que l’on voit toujours ce qui était écrit auparavant lorsqu’on efface une ardoise. Elle s’affirme en tant que véritable palimpseste vivant, créature de Frankenstein intertextuelle (référence littéraire majeure qui innerve les fictions de Bétail nous l’avons vu), en ce qu’elle est composée d’échos de nombreuses références littéraires et/ou cinématographiques.

19 Les références à l’œuvre de Mary Shelley sont d’ailleurs nombreuses, comme le montre Devon Anderson, évoquant une réécriture du roman à l’ère posthumaine :

Dollhouse retells Frankenstein with a posthuman protagonist as its focus. This hero, Echo, begins as a creation of the Dollhouse and of its lead programmer, Topher Brink. […]. The posthuman themes in Dollhouse are readily apparent. […]. The basic premise lies in the advanced technology that is utilized to construct the “perfect” person for any situation, requested by the Dollhouse’s very rich and well-connected clientele […]. These constructs are, in fact, a kind of psychological Frankenstein’s creature—a consciousness made up of parts of many others11.

20 Les deux personnages, Écho et la créature de Frankenstein, partagent finalement une même quête d’émancipation et d’humanisation qui passent par une rébellion contre leurs Maîtres, leurs Créateurs, ces inventeurs d’une technologie qui les a eux-mêmes transformés en Dieu, repoussant les limites connues entre la vie et la mort, le corps et l’esprit, autrement dit les paramètres qui nous définissent toutes et tous en tant qu’êtres humains. De plus, d’un point de vue formel, narratif, le roman de Shelley est construit sur une succession de récits enchâssés, de points de vue successifs qui réfléchissent les rouages même de la fiction. Dollhouse est également éminemment réflexif et métafilmique, au-delà des nombreux intertextes qui vont la construire. Car derrière l’entreprise Dollhouse, c’est l’industrie hollywoodienne qui se cache (ou se révèle).

Le posthumain au service de la critique d’Hollywood

Imagine a place in Los Angeles full of young, beautiful, vacuous people who strive to achieve physical perfection through constant exercise and massages. Every so often

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these people are sent out, dressed by a wardrobe department and accompanied by bodyguards, to play roles in other people’s fantasy scenarios12.

21 Cette description de Dollhouse (l’entreprise et la série) par Eve Bennett met en lumière la référence évidente à l’industrie du divertissement hollywoodienne et la critique latente qui parcourt toute la série de Whedon. Exemplairement, dans la fiction même, par l’intermédiaire du personnage comique de Topher Brink, dans l’épisode « Belle Chose » (S02E03), titre en français dans le texte, le parallèle entre les « poupées » de Dollhouse et les acteurs hollywoodiens est évoqué : « He’ll be an empty-headed robot wandering around Hollywood ; he’ll be fine ». La formule, cinglante, se passe de tout commentaire. De la même façon, lorsque le personnage de scientifique de la Dollhouse de Washington, Bennett Halverson (Summer Glau), découvre celle de Los Angeles dans l’épisode « Getting Closer » (S02E11), elle compare la manière dont les deux laboratoires traitent leurs « poupées » : « You let them roam. They roam like free-range chickens. We keep ours more like veal13 ». Si la comparaison animalière, provenant du personnage plutôt comique de la neuroscientifique, est destinée ici à faire sourire le téléspectateur, la dimension ironique permet à la fois de renvoyer au sort des individus posthumains privés de liberté (on pense également à la terminologie de Bétail selon Thierry Hoquet) mais aussi, de manière métafilmique, c’est-à-dire critique, aux acteurs hollywoodiens, notamment si l’on repense à la célèbre citation d’Alfred Hitchcock. D’ailleurs, pour prolonger le parallèle, les « poupées » signent des contrats de cinq ans, évoquant les fameux contrats de sept ans emblématiques de l’âge d’or hollywoodien, ces « cages dorés » dont se sont peu à peu émancipés les acteurs.

22 Cette proximité de la Dollhouse avec le milieu hollywoodien permet ainsi de nombreux autres rapprochements. Si les « poupées » sont des acteurs ou actrices, les personnages qui les entourent peuvent trouver leur place dans la hiérarchie hollywoodienne. Topher Brink, en ce qu’il choisit et/ou crée les personnalités implantées dans les poupées, ressemble à un scénariste, mais aussi à un metteur en scène. On le voit par exemple, de manière réflexive, dans une séquence de l’épisode « The Target » (S01E02), lorsqu’il fait jouer Boyd Langton (Harry Lennix), le protecteur d’Écho (cf. figures 6a, 6b, 6c, 6d).

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Fig. 6a, 6b, 6c, 6d : Hollywood Dollhouse

23 Les poupées de Dollhouse incarnent même parfois des personnages et/ou des acteurs- actrices de cinéma dans les scénarios des clients, comme par exemple la poupée Sierra

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(Dichen Lachman) prenant l’identité et l’apparence d’une sorte de Marilyn dans l’épisode « A Love Supreme » (S02E08). Ces implantations d’acteurs-actrices renvoient ainsi, par la réflexivité du procédé, les poupées à leur statut de fantasme écranique mais aussi à la performance actorale (cf. fig. 7).

Fig. 7 : La poupée Sierra, ersatz de Marilyn ?

24 Cette idée de performance est particulièrement mise en lumière lorsque, dans l’épisode « The Left Hand » (S02E06), la poupée Victor se voit implanter la personnalité de Topher Brink offrant à l’acteur Enver Gojkaj la possibilité de mettre en abyme (en la reproduisant) la performance d’acteur de Fran Kranz (cf. figures 8a, 8b). Il s’agit ici de rendre visible le travail des acteurs et des actrices à travers l’incarnation des personnages au sein de la fiction. Car il nous est rappelé que ce sont en réalité des acteurs qui incarnent les poupées…

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Fig. 8a, 8b : Parodier la performance actorale pour mieux la révéler (S02E06 et S01E01)

Une « postsérie » au service de son actrice principale ?

25 Finalement on pourrait voir en Dollhouse une série qui documente le travail d’actrice d’Eliza Dushku et de ses collègues acteurs-actrices. D’autant plus que l’idée originelle de Dollhouse est née d’une discussion entre Joss Whedon et Eliza Dushku, à propos de sa carrière hollywoodienne et des rôles auxquels la jeune femme était « cantonnée ». Souhaitant offrir à son actrice une multiplicité de rôles variés pour mettre en lumière ses talents d’actrice, Whedon imagina donc le personnage posthumain d’Écho. L’origine du projet sériel est donc proprement métafilmique dans le sens où il s’agit de proposer une réflexion critique sur le travail d’Eliza Dushku au sein de l’industrie hollywoodienne. La séparation du corps et de l’esprit, thème posthumain par excellence, sert ici de prétexte pour mettre en avant les performances de l’actrice. Finalement, Eliza Dushku est semblable à la posthumaine Écho, en ce qu’elle incarne différents rôles et s’offre en fantasme au téléspectateur contre rémunération. Ainsi la série va s’efforcer d’offrir à l’actrice la plus grande variété dans ses rôles : Écho/Eliza sera ainsi une négociatrice (« Ghost », S01E01), une chanteuse (« Stage Fright », S01E03), une cambrioleuse de haut vol (« Gray Hour », S01E04), une aveugle faisant partie d’une secte religieuse (« True Believer », S01E05), une mère et épouse défunte (« Haunted », S01E10), une travailleuse sociale (« Briar Rose », S01E11), un agent du F.B.I. infiltré (« Vows », S02E01), une jeune mère venant d’accoucher (« Instinct », S02E02) et de nombreuses petites amies idéales : au total elle incarnera environ une quarantaine de rôles au cours des 26 épisodes de la série.

26 Dollhouse est ainsi un « véhicule », dans la pure tradition hollywoodienne, au service du talent d’actrice d’Eliza Dushku, comme le montre, dès les premières séquences, la référence à Cendrillon (cf. figure 9).

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Fig. 9 : Écho, Cendrillon posthumaine ?

27 Intertexte majeur des métafilms hollywoodiens mettant en scène l’ascension d’une star, généralement féminine, de cinéma, Cendrillon sert de canevas à la trajectoire du personnage qui, de souillon, deviendra princesse, généralement grâce à l’intermédiaire d’un producteur Pygmalion et/ou d’un Prince charmant qui aide à mettre en lumière son talent. Écho serait alors une Cendrillon posthumaine, tout à la fois souillon et princesse (son apparence dans les premières séquences du pilote la montre alternativement mal « fagotée » et en tenue de soirée – cf. figures 10a, 10b) mais aussi une multiplicité d’autres personnalités. Entre le sous-jeu nécessaire à l’interprétation du personnage d’Écho, cette coquille vide en quête d’identité, et l’exubérance qui permettra de faire exister d’autres personnages, la multiplicité des rôles interroge la capacité de l’actrice à jouer, à faire exister à l’écran les personnages devant un téléspectateur auquel on rappelle, via l’ironie permanente, que tout est finalement factice.

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Fig. 10a, 10b : De souillon à princesse, échos de conte hollywoodien

28 Mais finalement Écho n’est pas une Cendrillon ou une Galatée, ni même une Belle au Bois dormant attendant d’être secourue par le Prince Charmant (cf. l’épisode « Briar Rose » qui reprend de manière subversive le conte de Grimm/Perrault – voir figure 11), elle est plutôt, comme nous l’avons vu, une créature de Frankenstein. Ce renversement permet à la série de Joss Whedon de mieux dénoncer les mythes hollywoodiens tout en offrant à sa star un rôle (ou une multiplicité de rôles) mettant en valeur son talent.

Fig. 11 : Subversion du mythe hollywoodien

29 La technologie posthumaine offre ainsi une possibilité infinie de rôles à interpréter aux acteurs mais contamine également la structure même de la série. Dollhouse est ainsi telle une série « améliorée » par la posthumanité de son personnage principal en tant qu’elle peut, elle aussi, arpenter une potentialité infinie de genres, de registres à travers autant d’histoires, d’intrigues épisodiques, ou de (micro-)récits (et les manières de les construire). Chaque nouvelle identité, stockée sur les disques durs qui deviennent autant de réservoirs numériques (duplicables à l’infini) de fictions, est une promesse de potentielle reformulation de la série (représentée par le mur d’images qui clôt chaque épisode).

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30 Cette structuration à la fois sérielle et feuilletonnante privilégiée par Joss Whedon n’est certes pas originale et découle d’un cahier des charges imposé par le réseau de diffusion FOX14 mais elle trouve dans son personnage posthumain central l’objet idéal pour assurer, de manière explicite, métafilmique (et ironique) l’ambition de son créateur de faire œuvre. Comme Écho la posthumaine, Whedon doit répondre a une injonction paradoxale qui définit la sérialité télévisuelle : être toujours différent à travers l’épisodique (et l’intrigue de la semaine) et conquérir son identité propre à travers le feuilletonnant. Entre Alias et Code Quantum, Dollhouse propose donc un macro- récit paranoïaque d’espionnage augmenté d’un univers de science-fiction dystopique, et des micro-récits qui permettent à la série d’arpenter différents genres dans les épisodes : thriller, policier, fantastique (« Haunted », S01E10), film de braquage (« Gray Hour », S01E4), survival (« The Target », S01E02), espionnage (« A Spy in the House of Love », S01E09), mélodrame (« Instinct », S02E02), film de tueur en série (« Belle Chose », S02E03), etc. Mais également de varier les registres et les genres au sein des épisodes, passant du thriller à la comédie. Les épisodes eux-mêmes, dans la structuration du récit, proposent des reformulations permanentes : l’épisode « The Target » (S01E02) est construit grâce à de multiples analepses, tandis que l’épisode « A Spy in the House of Love » (S01E09) utilise les points de vue de quatre personnages différents pour construire son récit.

31 Nous l’avons dit, Dollhouse est une série de science-fiction ; mais elle ne se déroule pas dans le futur, préférant s’inscrire dans son époque contemporaine immédiate (2009-2010). Toutefois les deux derniers épisodes (des deux saisons) se déroulent dix ans après le récit initial, en 2019 et 2020, et dévoilent un monde post-apocalyptique et cyber-punk rappelant tout à la fois Mad Max (George Miller, 1979) et Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999), ce dernier figurant parmi les films préférés de Joss Whedon. Ce saut dans le futur du récit, reformulant encore la série, met en lumière plus directement le genre de la dystopie auquel elle se rattache. Dollhouse nous propose ainsi une réalité alternative et imagine le danger d’utiliser d’une technologie qui pourrait aboutir à l’extinction de l’humanité. Comme le rappelle Thierry Hoquet :

Le but de la SF est d’explorer des potentialités latentes dans la réalité, et de réunir ainsi la dimension fictionnelle (non mimétique) tout en nous faisant voir ce qui se trouve enfoui dans la réalité concrète. C’est une logique de l’extrapolation. La science-fiction mobilise un regard critique sur le monde : elle ouvre des possibles si bien que plus rien ne sera jamais comme avant15.

32 L’utilisation de la SF dans Dollhouse fonctionne ainsi à de multiples niveaux, grâce à sa dimension réflexive.

33 Dollhouse s’appuie sur un univers diégétique posthumain et dystopique pour dénoncer l’aliénation à l’œuvre dans notre société contemporaine. De manière réflexive, c’est aussi une critique de l’industrie audiovisuelle hollywoodienne où les acteurs et actrices sont comparés à des poupées ou à du Bétail. Mais cette dénonciation, qui émane du cœur du système que la série dénonce, permet aussi de mettre en lumière de manière frappante le talent d’actrice Eliza Dushku, dans la tradition du « véhicule » hollywoodien, en lui offrant la possibilité de s’émanciper des rôles auxquels elle était cantonnée, justement, à cause de son image de « poupée ». La posthumanité à l’œuvre contamine la structure même de la série et permet à son auteur d’amener les spectateurs à réfléchir à l’assemblage de l’épisodique et du feuilletonnant qui constitue

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l’essence de l’œuvre Dollhouse, mise en lumière dans sa mise en abyme de l’articulation entre posthumanité et série.

NOTES

1. J.J. Abrams, ABC, 2001-2006. 2. Donald P. Bellisario, NBC, 1989-1993. 3. Dominique Lecourt, Humain Posthumain. La technique et la vie, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Histoire et société », avril 2003, p. 70 : « La scène primitive a sans doute été inventée par Hans Moravec dans Mind Children : The Future of Robot and Human Intelligence [en 1988]. Elle montre un être humain téléchargeant son esprit sur un ordinateur par une manière de liposuccion crânienne. » 4. Ibid., p. 120. 5. François-Ronan Dubois, « Les traits définitoires de l’humain dans la série Doctor Who » in PostHumains. Frontières, évolutions, hybridités, éd. Elaine Després, Hélène Machinal, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Interférences », 2014, p. 181. 6. D’ailleurs, l’explication scientifique de cette altération n’est pas développée et/ou véritablement montrée dans la série. Le cerveau est relié sommairement à des électrodes lors du processus. 7. Thierry Hoquet, « Cyborg, Mutant, Robot, etc. Essai de typologie des presque- humains » in PostHumains. Frontières, évolutions, hybridités, op. cit., p. 100-101. 8. Ophélie Hernandez, « Polymorphie du corps post-humain », Le post-humain et les enjeux du sujet, éd. Xavier Lambert, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 53-54. 9. « Ici, j’ai été ton épouse-poupée, tout comme à la maison, j’étais l’enfant-poupée de papa. Et mes enfants, à leur tour, ont été mes poupées. Je trouvais divertissant que tu te mettes à jouer avec moi, tout comme ils trouvent divertissant que je me mette à jouer avec eux. Voilà ce qu’a été notre mariage, Torvald. » Et aussi : « Je crois que je suis d’abord et avant tout un être humain, au même titre que toi… ou, en tout cas, que je dois essayer de le devenir. […]. Il faut que je réfléchisse moi-même à ces choses et tâche de voir clair en elles. » Henrik Ibsen, Une maison de poupée, Acte III, 1879, traduction Régis Boyer, Éditions Flammarion, 2016, p. 214 et 218, nous soulignons. 10. Florence Fix, « Dossier » in Henrik Ibsen, Une maison de poupée, op.cit., p. 228-229. 11. Devon Anderson, « Echoes of Frankenstein: Shelley’s Masterpiece in Joss Whedon’s Dollhouse and Our Relationship with Technology » in Slayage: The Journal of Whedon Studies, 14.1 [43], Hiver 2016, disponible à l’adresse suivante: http:// www.whedonstudies.tv/uploads/2/6/2/8/26288593/anderson_slayage_14.1.pdf. 12. Eve Bennett, « Deconstructing the Dream Factory: Personal Fantasy and Corporate Manipulation in Joss Whedon’s Dollhouse » in Slayage: The Journal of Whedon Studies, 14.1 [43], Hiver 2016, disponible à l’adresse suivante : http://www.whedonstudies.tv/uploads/2/6/2/8/26288593/bennett_slayage_9.1.pdf.

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13. « Vous les laissez en liberté, courir comme des poulets en plein air. On parque les nôtres comme des veaux. » 14. Joss Whedon, « Dollhouse : Joss Whedon Q&A » in http://sepinwall.blogspot.fr/ 2009/02/dollhouse-joss-whedon-q.html, consulté le 4 janvier 2018 : « The mandate from the network was very much, “Give me a stand-alone where the audience knows what the structure of the show is, and where it ends so the audience wants to come back next week, but not just because you put out a carrot and they know they’re going to be chasing that carrot for six years.” And I agree with that. Some of the best stuff we’re doing with the show is arc stuff, but at the same time, if the adventure of the week isn’t compelling, and it’s just a string of compelling scenes where nothing is resolved – that kind of television frustrates me enormously. I’d say we want to do both. We want people to feel like they can watch it when they want to, week to week, or they can watch a 13-hour movie. » 15. Hoquet, op. cit., p. 103.

RÉSUMÉS

Dollhouse de Joss Whedon est une série mettant en scène Écho, un personnage posthumain asservi, ayant la faculté d’acquérir un nombre illimité de personnalités afin d’accomplir différentes missions. En quête d’émancipation, Écho va lutter au sein d’un système qui, de par la réflexivité et l’intertextualité déployées dans la série, possède de nombreux points communs avec l’industrie hollywoodienne du divertissement. Série hybride, Dollhouse sert de « véhicule » à son interprète principale, Eliza Dushku, tout en réfléchissant sur l’articulation entre l’épisodique et le feuilletonnant.

Joss Whedon’s series Dollhouse features Echo, an enslaved posthuman character with the ability to acquire an unlimited number of personalities to accomplish different missions. In search of emancipation, Echo will fight in a system that, through the reflexivity and intertextuality deployed in the series, has many points in common with the Hollywood film industry. A hybrid series, Dollhouse serves as a “vehicle” for its main star Eliza Dushku, while reflecting on the articulation between episodic and serial.

INDEX

Mots-clés : Dollhouse, Dushku Eliza, épisodique, feuilletonnant, Hollywood, intertextualité, posthumain, réflexivité, Whedon Joss Keywords : Dollhouse, Dushku Eliza, episodic, Hollywood, intertextuality, posthuman, reflexivity, serial, Whedon Joss

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AUTEUR

JULIEN ACHEMCHAME Julien Achemchame est enseignant certifié de lettres modernes-cinéma, docteur en études cinématographiques et chargé d'enseignement à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Auteur de deux ouvrages sur le cinéaste américain David Lynch, ses recherches actuelles s’orientent principalement vers la circulation des formes et des motifs filmiques dans l’histoire du cinéma, notamment à travers l’exemple des films réflexifs et, en particulier, du métafilm hollywoodien, et aussi vers l’analyse des formes de sérialité à l’œuvre dans les séries télévisées contemporaines. Julien Achemchame holds a PhD in film studies. He teaches film in high school and at Paul-Valéry University in Montpellier (France). The author of two books on the American filmmaker David Lynch, his current research focuses mainly on the circulation of filmic forms in Cinema history, especially through the example of reflexive films and, in particular, Hollywood metafilms, and on the analysis of the forms of seriality in contemporary television series.

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