Un Tüchlein Flamand De La Renaissance Au Château De Peralada Et Le Maître De La Madone (RF 46 Du Louvre)
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LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 115-128 Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone (RF 46 du Louvre) Didier Martens Chargé de cours Université Libre de Bruxelles Faculté de Philosophie et Lettres CP.175 50, av. Roosevelt B-1050 Bruxelles Résumé Le Museu del Castell de Peralada possède un Tüchlein flamand de la Renaissance (42 x 59 cm). Peinte à la détrempe sur une fine toile de lin, cette Déploration inédite peut être rapprochée d’un groupe d’images réalisées dans la même technique, probablement à Anvers, dans les années 1520-1530. La peinture qui sert de référence pour ce groupe est une Madone en vue frontale, conservée au Louvre (RF 46). Le Maître de la Madone RF 46 est, selon toute probabilité, l’au- teur du Tüchlein de Peralada. On y retrouve le goût pour la frontalité, ainsi que le rendu calli- graphique des yeux et de la chevelure, caractéristiques de l’anonyme. Mots-clés: Anvers, flamand, Madone, Renaissance, Tüchlein Abstract A Flemish Renaissance Tüchlein in the Peralada Castle and the Master of the Louvre Madonna RF 46 The Castle Museum at Peralada owns a Flemish Renaissance Tüchlein (42 x 59 cm). This hi- therto unknown Lamentation, painted in the tempera technique on a thin linen canvas, can be linked up with a group of similar works, produced in Antwerp in the years 1520-1530. The re- ference painting of this group is a frontally looking Madonna, belonging to the Louvre (cat.no. RF 46). Its author, the Master of the Louvre Madonna RF 46, has probably painted the Peralada Tüchlein. Both works share the same use of frontality and the same calligraphic rendering of eyes and ears, which are characteristic of this anonymous master. Key-words: Antwerp, Flemish, Madonna, Renaissance, Tüchlein. 116 LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 Didier Martens * Je souhaite remercier ici tous ans l’ancienne collection du financier cata- Hans Memling. On le vit, récemment, dans la ré- ceux qui m’ont aidé dans la pré- 1 2 paration de cet article: Jaume Bar- lan Miquel Mateu (1898-1972) , dont une trospective consacrée à ce maître, en 1994, à Bruges . rachina Navarro (Peralada), soeur part orne aujourd’hui les murs du châ- D’autres, au contraire, n’ont fait l’objet jusqu’ici Christine (Soleilmont), Ghislaine D Courtet (Besançon), Peter Eike- teau-musée de Peralada (Alt Empordà, province de d’aucune tentative d’attribution. Dans les lignes qui meier (Munich), Rainald Gros- Gérone), se trouvent plusieurs peintures réalisées vont suivre, je me concentrerai sur l’une de ces oeu- shans (Berlin), Hélène Mund (Bruxelles), Giovanna Piancastelli dans les anciens Pays-Bas aux xvème et xvième siè- vres. Il s’agit d’une toile sans doute anversoise, re- Politi (Pise) et Karl Schütz (Vien- cles. La chose ne saurait surprendre outre mesure. montant au deuxième quart du xvième siècle. Elle ne). Comme de coutume, Bruno Bernaerts, Georges Hupin, Jac- Dès la fin du Moyen Âge, les élites sociales de la peut être attribuée à un anonyme, dont le catalogue ques de Landsberg, Thierry Le- péninsule ibérique ont manifesté un intérêt parti- a été reconstitué par la méthode de la critique de nain et Monique Renault, ainsi que mon frère François-René culier pour l’art des «Primitifs flamands» et de style: le Maître de la Madone RF 46 du Louvre. Martens, ont relu mon texte et leurs successeurs immédiats. Elles en firent un l’ont fait bénéficier de leurs obs- ervations. objet de prestige. Ce goût «flamand» suscita la création de collections où les artistes du Nord do- 1. Voir, sur Miquel Mateu i Pla et sa collection, «Miquel Mateu i minaient largement. La collection d’Isabelle la Une Lamentation flamande Pla, señor de Peralada», dans: La Catholique, léguée en 1504 à la Chapelle Royale de Vanguardia domingo, 21 déc. de la Renaissance 1986, pp. 117-132. Grenade, puis celle rassemblée à l’Escurial par Philippe II, grand amateur des tableaux de Jérôme La toile, pourvue d’une bordure florale sur fond 2. Dirk de Vos, dans: Hans Memling. Catalogus (cat. d’exp.), Bosch, sont bien connues des historiens. Au- doré, mesure 42 cm de hauteur sur 59 de largeur Bruges, Groeningemuseum, jourd’hui encore, malgré les pillages napoléoniens, (fig. 1). Elle a dû être acquise après 1940, car elle 1994, n° 27. puis les achats massifs opérés depuis le milieu du n’apparaît pas dans les archives photographiques 3. Information fournie par Jau- siècle dernier par les marchands des nations préco- de la collection Mateu, qui furent constituées dans me Barrachina Navarro, conser- 3 vateur du Museu del Castell de cement industrialisées du nord de l’Europe et de les années 1930 . Il s’agit d’une Lamentation. Les Peralada (lettre à l’auteur, 1er fé- l’Amérique, nombreux sont les «Primitifs» des an- personnages sont vus à mi-corps. À gauche, on vrier 1997). ciens Pays-Bas dans les collections privées espa- aperçoit la Madeleine, reconnaissable à son pot à 4. Hans Belting; Christiane gnoles. On verra dans ce fait l’indice d’une conti- onguent. Elle est coiffée d’un turban rouge et revê- Kruse, Die Erfindung des Ge- mäldes. Das erste Jahrhundert nuité. Les classes dominant l’Espagne moderne, is- tue d’une robe de brocart jaune orangé, à manches der niederländischen Malerei, sues le plus souvent de la bourgeoisie, ont repris à courtes. Sa taille est ceinte d’une chaîne en métal, Munich, 1994, n°s 82-85. leur compte les choix esthétiques des élites sociales comparable à celle portée par la même sainte dans 5. Cyriel Stroo; Pascale Syfer- traditionnelles: la Maison royale, l’aristocratie et le le retable de la Descente de croix de Rogier de la D’Olne, Royal Museums of Fi- 4 ne Arts of Belgium. The Flemish haut clergé. En dépit des bouleversements poli- Pasture . Un large décolleté rectangulaire permet Primitives, I: The Master of Flé- tiques que connut le pays depuis la fin de l’Ancien d’entrevoir une fine chemise de lin. Au-dessous de malle/Rogier van der Weyden, Bruxelles, 1996, n° 6. Régime, la possession de tableaux flamands des sa robe de brocart, la Madeleine porte un vêtement xvème et xvième siècles y est visiblement demeurée de satin de couleur rose-bleuté, dont émergent des un signe de supériorité personnelle. manches vertes. On remarquera que les arabesques Il ne saurait être question de présenter ici la to- du brocart se retrouvent en partie dans le décor du talité de la collection de «Primitifs flamands» cons- couvercle du pot à onguent. Une même «texture tituée par Miquel Mateu. Certaines pièces sont optique» unit donc sainte Madeleine à l’orfèvrerie d’ailleurs bien connues, tel le Christ à la colonne de précieuse qui lui sert d’attribut. Un Tüchlein flamand de la Renaissance au château de Peralada et le Maître de la Madone LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 117 Figure 1. Maître de la Madone RF 46: Lamentation; Peralada, Museu del Castell (photo musée). La Vierge, au centre de la composition, est ha- des outrages physiques qu’a subis le Fils de Dieu. billée d’un manteau bleu, dont le revers est rouge. Par cette retenue, l’auteur de la toile se différen- Au-dessous, elle porte une robe, également bleue. cie également de ses prédécesseurs du xvème siè- Celle-ci recouvre un vêtement rouge, dont émerge cle. Dans leurs représentations de la Lamen- la manche droite, au niveau du poignet. Le visage tation, ces derniers ne perdaient jamais une occa- de Marie est encadré par un voile blanc. À droite, sion de donner à voir les plaies du Christ saignant on reconnaît saint Jean. Il est revêtu d’un habit vert abondamment. C’est ce que fit, par exemple, Ro- et de son traditionnel manteau rouge. gier de la Pasture, dans la Lamentation conservée Marie serre entre ses bras le corps de son Fils aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles5 mort. Celui-ci est dénudé. Ses plaies sont évoquées (fig. 2). Dans la toile de Peralada, au contraire, les avec une extrême discrétion. L’influence de l’art blessures des mains, comme celles des pieds, sont antique et de sa tendance à faire de la beauté cor- invisibles, et celles laissées par la couronne d’épines porelle un attribut divin, est ici bien perceptible et sont en grande partie dissimulées par la chevelure permet de qualifier l’oeuvre de «renaissante’. À la du Christ. Seule la blessure au flanc droit apparaît suite de Jean Gossart et de Bernard van Orley, les clairement. Le sang qui s’en échappe est toutefois premiers à avoir introduit les musculatures puis- rendu par quelques fines lignes d’un rouge très santes dans l’art des anciens Pays-Bas, le peintre a dilué, de sorte qu’il tend à échapper au regard. donné au Christ l’apparence d’un athlète. Il rompt Le peintre a confié à un substitut métaphorique ainsi délibérément avec les anatomies émaciées des la tâche d’évoquer dans l’image, de manière adé- Christ du xvème siècle. quate, le sang versé par le Christ. Ce substitut mé- Ce corps idéal que le peintre présente au spec- taphorique, c’est le revers rouge du manteau de la tateur, il a tenu à ne pas en compromettre la jouis- Vierge: il dessine, dans le prolongement du flanc sance optique par une évocation trop insistante droit du Christ, une configuration qui évoque un 118 LOCVS AMŒNVS 6, 2002-2003 Didier Martens Figure 2. Rogier de la Pasture: Lamenta- tion; Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts (photo IRPA, Bruxelles).