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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

39 | 2003 Pyrotechnies. Une histoire du cinéma incendiaire

Thierry Lefebvre, Laurent Le Forestier et Philippe-Alain Michaud (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/157 DOI : 10.4000/1895.157 ISBN : 978-2-8218-1024-2 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 février 2003 ISBN : 2-913758-31-2 ISSN : 0769-0959

Référence électronique Thierry Lefebvre, Laurent Le Forestier et Philippe-Alain Michaud (dir.), 1895. Mille huit cent quatre-vingt- quinze, 39 | 2003, « Pyrotechnies. Une histoire du cinéma incendiaire » [En ligne], mis en ligne le 17 janvier 2007, consulté le 13 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/157 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/1895.157

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© AFRHC 1

SOMMAIRE

Feux artificiels de joie et de récréation

Stylistique des fantômes Philippe-Alain Michaud

Prométhée électrique ou « le tableau lancé dans l'espace » Marcella Lista

Sur les montagnes de Zu Lorenzo Codelli

« Sur la pyrotechnie » Léonard de Vinci

« La manière de dresser en un bateau un artifice de plaisir » Jean Appier Hanzelet

Traicté des feux artificielz de joye & de récréation Anonyme, Paris, 1649

L’âge de l’explosion

Un feu d'artifice improvisé ? Les effets pyrotechniques chez Méliès Jacques Malthête

Le cinématographe scientifique et industriel (extrait) Jacques Ducom

Burlesque et pyrotechnie Laurent Le Forestier

L'histoire des films comiques Buster Keaton

Comique et pyrotechnie Ou pourquoi une histoire du bruitage du feu d'artifice au cinéma ne devrait pas se passer du stratagème de Jacques Tati Hendrik Feindt

Le sublime héroïque

Our Heroic Firemen Nos pompiers héroïques

Wings Kevin Brownlow

« Bel effroi » Walter Benjamin

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Le sublime naturel

L'éruption du cinéma : Aux sources des Rendez-vous du Diable Thierry Lefebvre

Témoignage de Pierre Bichet Un tour du monde des volcans avec Haroun Tazieff Thierry Lefebvre

Filmer la bombe A : Premières images, premiers usages Thierry Lefebvre

Le cinéma cosmique de Jordan Belson Gene Youngblood

Our sun in action

Avant-propos Thierry Lefebvre, Laurent Le Forestier et Philippe-Alain Michaud

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Feux artificiels de joie et de récréation

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Stylistique des fantômes

Philippe-Alain Michaud

Un feu d'artifice ne dure pas plus que le baiser d'un amant à sa maîtresse - moins encore peut- être. Vanoccio Biringuccio, La Pirotechnia,Venise, 1540

1 William Randolph Hearst avait un cœur d'artichaut. De 1912 à 1944, malgré les réticences de ses rédacteurs qui en dénonçaient le caractère énigmatique, il s'entêta à publier le Krazy Kat de George Herriman dans les différentes éditions de ses journaux en Strips quotidiens et en Plates hebdomadaires. Krazy Kat est une interminable variation sur les rapports amoureux d'un chat sentimental (Krazy) pour une souris (Ignatz) qui adore le détester. Le récit se déroule dans le désert d'Arizona, sur fond de mythologie Navajo et Hopi. La Sunday Page en couleur du 22 novembre 1936 développe un argument pyrotechnique. Elle met en scène, au pied de I'Enchanted Mesa, dans le Painted Desert, une joute entre Krazy et Ignatz. En dessous d'un cartouche réservé au titre, la planche est constituée de deux cadres superposés. Dans le cadre supérieur, une cigogne, guidée par Ignatz, trace dans le ciel diurne au moyen d'une pipe allumée un signau de fumée formant les lettres : « Elect Ignatz Mouse. » Dans le cadre inférieur, Krazy réplique en lançant des lucioles dans la nuit. Les insectes lumineux dessinent dans le babil de Krazy l'inscription suivante : Illekk krazy ket, où l'on entend elect (ricity ?) -mais aussi / like, et par suite, / light [Fig. 2]. Action magique 2 La planche imaginée par Herriman est un festival d'effets pyrotechniques, un catalogue des propriétés symboliques et plastiques des spectacles de feu dont, au commencement des années soixante-dix, on retrouve la trace dans le contexte du Land Art : à partir de 1974, avec les Mind Twist Series, Dennis Oppenheim photographie une série d'inscriptions en lettres de feu réalisées avec des torches au strontium insérées entre les rails de la voie ferrée (Narrow Mind) ou inscrites à flanc de montagne (Radicality) où l'on retrouve l'efficacité sémiologique des interventions d'Ignatz et de Krazy [Fig. 3].

3 Entre 1981 et 1985, Oppenheim développe une série de Fireworks dans laquelle s'affirme, comme sur la planche de Krazy Kat, le caractère strictement processuel et désubjectivé de l'œuvre, allant jusqu'à déclarer : « I want to make an Art that verges on being out of

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control ». En mai 1982, dans la Bonlow Galery à New York, Launching Structure #2 - an armature for Projection devait effectivement échapper au contrôle de l'artiste lorsqu'il la mit à feu, menaçant les spectateurs et générant un épais nuage de fumée qui devait provoquer l'intervention des pompiers.

4 La double performance d'Ignatz et de Krazy qui se déroule sur fond de ciel, à l'échelle du paysage, est une imitation de phénomènes météorologiques : en haut, une imago lucida, une traînée nuageuse sur fond de ciel crépusculaire orangé ; en bas, une imago obscura, le scintillement des constellations dans l'obscurité de la nuit. On retrouve cette partition entre projection diurne et projection nocturne, entre opacité et phosphorescence (elles sont en fait le revers l'une de l'autre) dans deux pièces pyrotechniques précoces de Oppenheim : en 1973, dans Whirlpool. Eye of the Storm, une pièce réalisée en Californie du Sud, à El Mirage Dry Lake, hommage ou réponse atmosphérique au Spiral Jetty de Robert Smithson, Oppenheim fait tracer pendant une heure sur 1,2 x 6,5 km par un avion guidé depuis le sol par radio un tourbillon de fumée en forme de tornade [Fig. 5].

5 Symétriquement, dans une pièce légèrement antérieure intitulée Polarities (1972), Oppenheim reproduisait dans un champ à grande échelle à l'aide de lampes à arc très puissantes équipées de filtres rouges le dernier dessin griffonné avant sa mort par son père, David, pendant qu'il téléphonait et retrouvé sur son bureau le lendemain de son décès [Fig. 4]. Dans une performance intitulée Shadow Projection, qui prolonge Polarities, Oppenheim employait une nouvelle fois les pouvoirs incantatoires de l'illumination nocturne : Cette pièce concerne mon père. Lorsqu'il est mort en novembre 1971, j'ai conçu cette action que j'ai réalisée quatre mois plus tard. La nuit, dans un champ très plat, j'ai utilisé un phare très puissant dont le faisceau portait à une distance de 800 mètres. Je me tenais moi-même au centre du faisceau projetant ainsi une ombre. L'action était simple: en partant de la position debout, je m'acroupissais lentement pour me redresser progressivement ensuite et, ce faisant, mon ombre s'allongeait et se contractait. En même temps, je soufflais dans une trompette-une seule note - introduisant ainsi une extension sonore à la pièce. Celle-ci fut filmée d'un avion. Le concept consistait à me répandre à travers le paysage [Fig. 6].

6 L'ombre de Dennis décollant du sol et voyageant à travers le faisceau était une image, selon ses propres mots, de son corps « transporté au-delà d'une certaine limite ». Comme dans la planche de Krazy Kat où Ignatz et Krazy contrôlent et manipulent les puissances de la nature (les oiseaux et les insectes, l'alternance du jour et de la nuit), Oppenheim explore la dimension chamanique du spectacle de feu. Dans Whirlpool..., il reproduit une tornade comme une conjuration des forces élémentaires par le moyen de l'imitation ; dans Polarities puis dans Shadow Projection, il s'aventure dans le royaume des morts et communique, sous forme d'ombre, avec le fantôme de son père.

7 Oppenheim reconnaissait intuitivement, comme Herriman à sa manière, la signification magique qui s'attache aux projections de fumée et de feu. Aux pétards que l'on lance à l'occasion des événements heureux et des deuils la tradition chinoise a toujours reconnu une valeur apotropaïque: leur bruit doit chasser les mauvais esprits. Chao Hsûeh Min, l'auteur d'Outlines of Pyrotechnics, un manuel de pyrotechnie chinois publié en anglais en 1753, écrit: « Les fusées sont les yeux des feux d'artifice et sont tirés en ouverture pour tranquilliser l'assistance. » Chao Hsüeh Min recommande par ailleurs un emploi mimétique des substances pour la fabrication des fusées qui suppose une conception sympathique des forces de la nature : le charbon de grillon possède, dit-il, la

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propriété de « s'élancer dans l'air et en avant »; celui des noix de coco produit « des bruits d'éclaboussure » et celui de feuilles de bambou « un sifflement »1

8 Dans la tradition occidentale aussi les spectacles pyrotechniques procèdent d'une interprétation animiste des forces élémentaires dont ils reproduisent le déploiement et les effets. Les feux d'artifice visent à représenter tous les états de la nature et l'échange de leurs propriétés. Amédée-François Frézier, dans son Traité des feux d'artifice pour les spectacles (Paris, 1706), distingue ainsi les feux qui s'étirent ou sont portés dans l'air: fusées, serpentaux, pluies de feu, étoiles, balles, étincelles ; les feux qui brûlent sur la terre : lances et jets de feu, soleils, girandoles, gerbes, pyramides, cloches ; les feux préparés pour l'eau: trompes, jattes, fontaines. La combinaison de ces différents éléments doit permettre de reconstruire le monde sous forme de pure émanation lumineuse privée d'effectivité.

9 Entre bien des exemples, les architectures de lumière et les feux d'artifice tirés pour la naissance du Dauphin le 24 janvier 1730 suggéraient une inversion du jour et de la nuit, des éléments (feu et eau) et des lieux (air, sol et eau) : un jardin était installé au milieu de la rivière, jonché de rochers artificiels. Sur des parterres étaient installés des arbres fruitiers chargés de lumières. À une certaine distance, on distinguait des jardins bordés de terrasses lumineuses, tels que l'« on croyait voir des nappes et des cascades de feu ». Les jardins étaient flanqués de tours lumineuses, couvertes de lampions à plaques de fer blanc qui augmentaient considérablement leur brillance. Au terme du spectacle, les tours et les montagnes s'embrasaient.2 Et ces jours artificiels se prolongeront longtemps dans l'histoire des spectacles de lumière, des Pleasure Gardens du XVIIIe et du XIXe siècle (Vauxhall, Crystal Palace...) jusqu'au Luna Park de Coney Island où les badauds pouvaient circuler et les baigneurs nager sous l'éclairage électrique comme en plein jour, ce fantasme d'un jour permanent relevant indissociablement d'un principe économique et du désir démiurgique d'annuler le temps.3 Les feux d'artifice donnent à voir le spectacle de Vinstabile materia ou du chaos transformé en harmonie, la volatilité des états et les échanges entre les éléments, transformant la flamme en jet ou le brasier en fontaine et ce n'est pas un hasard si la grande époque des feux d'artifice coïncide avec l'apogée de la culture baroque en Europe qui devait trouver dans la pyrotechnie un modèle stylistique général - Leibniz ira jusqu'à faire du feu d'artifice le modèle de la pensée en définissant celle-ci comme « une fulguration d'instant en instant ». Action politique 10 La planche de Herriman, construite dans un style affichiste, sans doute en écho à une échéance électorale locale ou nationale, fait de la démonstration pyrotechnique un moyen de communication de masse. L'histoire des feux d'artifice, jusque dans les systèmes politiques modernes, est indissociable de la représentation que le pouvoir a cherché à donner de lui-même. Pour la fête du Carousel qui se tint à Paris sur la place royale en 1612 à l'occasion du mariage de Louis XIII et d'Anne d'Autriche, tandis que les maisons s'illuminaient tout autour de la place, au centre se dressait une architecture éphémère, « Le Palais de la Félicité », entouré de flammes et couronné d'étoiles: des lampions rouges soulignaient les balustres de toile dorée, les clochetons aigus et le portail à pilastres toscans, des lances à feu se croisaient dans le ciel au-dessus du palais, des roues incandescentes tournoyaient, des pétards multicolores éclataient et l'on vit brusquement les portraits de feu des souverains apparaître et se consumer lentement dans la nuit, comme en un rite évéhmériste donnant à l'union royale une dimension cosmique.

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11 Au XXe siècle, si Walter Benjamin voyait dans les feux d'artifices républicains la commémoration des secousses révolutionnaires4, les totalitarismes continueront d'utiliser les spectacles pyrotechniques et les architectures de lumière pour exprimer leur nature transcendante et mystique. Albert Speer, s'inspirant d'un projet de Naum Gabo pour l'illumination d'un quartier de Berlin (Light Festival, 1929), créera ainsi un environnement lumineux à Nuremberg, en 1938, pour le jour du Parti, installant plus de cent projecteurs de défense antiaérienne afin de créer « une cathédrale de lumière » : Le résultat dépassa tout ce que j'avais imaginé. Les 130 projecteurs placés tout autour de l'esplanade, à 12 mètres seulement les uns des autres, illuminaient le cil de leurs faisceaux qui, d'abord bien détachés, se fondaient à une hauteur de 6 à 8 kilomètres en une vaste nappe lumineuse. On avait ainsi l'impression de se trouver dans une immense pièce aux murs d'une hauteur infinie soutenus par de puissants piliers lumineux. Parfois un nuage traversait cette couronne de lumière et ajoutait au spectacle grandiose un élément d'irréalité surréaliste.5 Action Painting

12 La fusée s'élève en laissant une trace lumineuse derrière elle: elle est du côté du suspense. L'étoile au contraire s'élève de manière presque invisible dans l'obscurité et explose avec un bruit de tonnerre : elle appartient au registre de la surprise. Fusées et étoiles, qui se répondent et se superposent dans un système de traits et de taches comme dans la planche d'Herriman la fumée de la cigogne s'oppose au scintillement des lucioles, sont les deux éléments syntaxiques fondamentaux auxquels les artistes ont recours dans la représentation des feux d'artifice et dont la combinatoire permet de reproduire les phénomènes naturels de la génération et de la corruption: éclosions, écoulements, flétrissures, éruptions [Fig. 1]...

13 Les premiers spectacles pyrrhiques qui apparaissent en Europe dans l'Italie du XVIe siècle étaient conçus comme des installations. Selon Biringuccio (La Pirotecnia, Venise, 1540), ce sont les Siennois et les Florentins qui, les premiers, inventèrent d'illuminer des théâtres en bois peint et de les orner de statues qui jetaient du feu par les yeux et par la bouche. Au XVIIIe siècle, dans l'article « Feux d'artifices » de l'Encyclopédie, Jean- Louis Cahuzac défendant, contre ce type de dispositifs statiques, le caractère projectif des spectacles pyrrhiques, emploie, pour décrire le travail des artificiers, le terme de « peinture par action »: Ces feux d'artifice qui représentent seulement et comme en répétition, par les différents effets des couleurs, des mouvements, des brillants du feu, la décoration sur laquelle ils sont posés, fût-elle du plus ingénieux dessein, n'auront jamais que le frivole mérite des découpures. Il faut peindre dans tous les Arts ; & dans ce que l'on nomme spectacle, il faut peindre par les actions.

14 Les artistes de la Renaissance et de l'âge classique ont fait preuve d'une extraordinaire inventivité formelle dans leurs tentatives pour capturer le caractère instantané, transitoire et évanescent et pour traduire la déstructuration de l'espace de la représentation produite par les spectacles pyrrhiques6: refus des espaces encadrés et de la focalisation au profit de compositions tabulaires, ouvertes et décentrées ; ruptures d'échelle, recherche d'une transposition graphique du caractère éphémère des figures qui conduit à substituer à la forme de l'objet la configuration de sa trajectoire... Dans la gravure réalisée d'après le feu d'artifice tiré à Dresde le 28 février 1678 et représentant les travaux d'Hercule, on remarque l'aura qui entoure chacune des corolles de feu, comme si l'artiste avait voulu retenir la trace de la persistance de la fumée après l'explosion de lumière [Fig. 7]. Le travail de la gravure permet d'exprimer des effets texturels particuliers - le mousseux, le filandreux, le plumeux, le vitrifié [Fig. 8]... ou

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encore les effets de rayonnement [Fig. 9]. Dans la représentation du feu d'artifice tiré en 1579 depuis le château Saint-Ange, spectacle qui sera régulièrement représenté par les dessinateurs, les graveurs et les peintres jusqu'au XVIIIe siècle, la vibration des trois geysers de flammes est rendue par des séries de tresses composées de traits minuscules et parsemées de gouttelettes à peine visibles à l'œil nu [Fig. 10]. La gravure réalisée d'après le feu d'artifice tiré par Morel, artificier du roi pour la naissance du duc de Bourgogne le 13 septembre 1756 restitue la texture floconneuse et le poudroiement des soleils et montre, dans la partie supérieure de l'image, où apparaissent les fusées et les étoiles, des superpositions de semis et de treillis [Fig. 11].

15 À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, en peinture, la représentation des feux d'artifice, comme celle des éruptions volcaniques et des incendies, dans la mouvance de l'esthétique du sublime, sera l'occasion pour les artistes d'explorer les pouvoirs expressifs des chromatismes en exaspérant les contrastes et en traitant la surface du tableau en aplats de couleurs magmatiques. Action ! 16 Enfin la planche de Krazy Kat repose sur le contraste d'un cadre clair et d'un cadre obscur, de surfaces égales, qui s'opposent l'un à l'autre comme un extérieur jour à un extérieur nuit. Dans ce battement de lumière intermittente, c'est l'espace du cinéma qui s'ouvre: le bandeau de titre, où le nom de Krazy Kat se détache sur un rideau de fumée qui laisse découvrir l'action par ouverture en fondu vient encore souligner le caractère cinématographique de la planche.

17 Envisagés rétrospectivement, les spectacles pyrrhiques appartiennent à la préhistoire du cinéma et les effets spéciaux pyrotechniques (guerres, explosions, incendies ou éruptions volcaniques) sont les lointains souvenirs des spectacles de feu transposés à l'ère de la reproductibilité technique. Dans La Pyrotechnie de Jean Appier Hanzelet (Pont-à-Mousson, 1630), les spectacles de feu faits « pour la récréation » sont traités en annexe des chapitres consacrés à la guerre: ils sont la dérivation festive des techniques d'artillerie privées de leur finalité destructrice mais constituent, comme la guerre, une pure économie de la dépense.7 Cependant, les spectacles pyrotechniques obéissent aux lois du sublime et se fondent sur la peur jusque dans leur transfiguration ludique: c'est ainsi qu'en 1748, à Paris, un feu d'artifice fit quarante morts et trois cent blessés à cause d'une querelle de préséance qui éclata entre artificiers français et italiens ; le feu de nitrate reste, y compris après l'abandon de la pellicule flamme et l'adoption des pellicules safety (acétate de cellulose puis polystyrène) son horizon imaginaire et l'incendie du bazar de la Charité, son traumatisme originel.

18 Gladiator (Ridley Scott, 2001 ) s'ouvre sur une évocation de la conquête de la Germanie par les armées romaines, conquête présentée comme une « guerre de pacification » (sic !). Contre les barbares hirsutes vêtus de peaux de bêtes qui, très probablement, n'ont pas inventé l'eau chaude, les romains utilisent des catapultes qui les noient sous une pluie incendiaire. Les projectiles romains explosent sur les forêts germaniques en nappes de feu gluant comme hier le napalm sur les campagnes vietnamiennes: indépendante de tout argument historique et de la fiction qui la porte, la stylistique de l'explosion ne trompe pas. Dans Gladiator, l'Amérique impérialiste prenait enfin sa revanche en transposant son passé immédiat dans une Antiquité allégorique afin de transformer le traumatisme de sa défaite en victoire.

19 Des fumigènes du cinéma primitif aux explosions numériques du cinéma contemporain, la technologie pyrotechnique se développe selon une histoire autonome à laquelle le

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cinéma narratif ne fait que servir de véhicule: films d'action, de guerre ou de science- fiction reprennent les mêmes effets de feu indéfiniment réagencés dans des récits différents, de sorte que le spectateur de cinéma moderne se trouve dans une situation identique à celle du spectateur des feux d'artifices de la Renaissance et de l'Âge classique, découvrant une collection d'effets interchangeables portés par un récit mythologique ou historique, qui se consume dans le temps même de son évocation.

20 En 1613, pour le mariage d'Elisabeth d'Angleterre et du Prince Palatin, le feu d'artifice tiré sur la Tamise obéissait ainsi à tous les principes de la construction narrative: en ouverture du spectacle, pour accueillir les spectateurs, une terrible canonnade retentissait dans les airs comme un bruit de tonnerre. Une seconde salve suivit, tandis que d'inquiétants éclairs striaient le ciel, de sorte qu'il paraissait s'embraser... On vit alors voler une figure ignée, sous la forme d'un dragon ailé, face à laquelle apparut une seconde figure représentant saint Georges sur un cheval: un combat s'engagea entre eux qui devait durer plus d'un quart d'heure. À la fin, le dragon vaincu émettait un rugissement de tonnerre, se disloquait en morceaux et disparaissait, tandis que le cavalier de feu continuait de briller quelques instants avant de s'éteindre à son tour. À cet instant, on entendit un nouveau bruit de canon, l'air se remplit de feu et de fumée et, d'un promontoire artificiel édifié sur le fleuve surgit un astre rayonnant, suivi d'une série de comètes lancées à une telle altitude que l'art semblait dépasser la nature, « tant l'artifice était réussi » (« So artificially were they performed »). Et tandis qu'au sol des musiciens jouaient et que le son de leurs instruments se mêlait à celui des couleuvrines, étoiles et serpentins dansaient dans les airs pour le plus grand plaisir des Princes. De la même colline artificielle surgit alors une nouvelle figure de feu surprenante, un cerf courant rapidement sur les eaux: derrière lui sortirent de la colline une meute de chiens embrasés poursuivant le cerf en sautant et en virevoltant dans les airs comme ils l'auraient fait sur la terre [Fig. 12]...8

21 Les spectacles de feux n'ont pas seulement survécu comme une trace figurative dans le cinéma épique: défini comme projection de lumière intermittente dans l'obscurité, le spectacle cinématographique relève du pyrotechnique jusque dans sa structure. C'est ainsi qu'en 1973, Anthony Mc Call, avec Line Describing a Cone, proposait une véritable reconceptualisation du cinéma à partir de la tradition pyrrhique. Le film obéit à un rigoureux principe d'économie (maximum d'effets pour un minimum de moyens): un cercle parfait tracé (probablement au rotring) sur une surface blanche, filmé image par image, met une trentaine de minutes à se former (soit, en 16 mm, un peu plus de 320 mètres). Sur le tirage positif, à la projection, un cercle de lumière apparaît sur fond noir. Le film est projeté sur une surface quelconque, dans un espace clos déhiérarchisé (non gradiné, sans sièges et sans division), dans lequel un fumigène est répandu. Les spectateurs sont invités à circuler librement autour du projecteur et, interdit majeur de la projection classique, à couper le faisceau lumineux. L'événement n'est plus la formation progressive du cercle de lumière sur la surface de projection, mais la projection elle-même qui se matérialise peu à peu dans la formation du cône de lumière, donnant à voir l'expérience géométrico-astronomique de l'engendrement d'un solide à partir d'une ligne telle que Platon la décrit dans le Timée. Dans la construction de Mc Call, le cinéma n'est plus pensé à partir du phénomène d'inscription, mais à partir de celui de la projection : le photographique n'apparaît dès lors que comme une application du cinéma et non comme un élément nécessaire à sa définition. À travers le nuage satiné du Line describing a Cone comme à la lumière du Arnulf Rainer de Peter Kubelka (1960), alternance métrique d'amorce noire et transparente et de sons saturés,

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ou vides ou du Flicker Film de Beverly et Tony Conrad (1966), clignotement de couleurs pures, le cinéma apparaît comme une conjonction d'une double tradition luministe et cinétique qui est venu converger, au XXe siècle, pour se rassembler de manière provisoire dans l'espace théâtral de la projection publique.

22 Le cinéma nous donne à voir, comme les feux d'artifice, des phénomènes de « brillance », c'est-à-dire la formation de spectres se séparant de leur masse.9 Si l'apparition des figures au cinéma est indissociable de la disparition des corps, l'analyse de ses images devra se transformer à son tour en stylistique des fantômes.

NOTES

1. Cité dans Alan St. H. Brock, A History of Fireworks, Londres, 1949. 2. Cité par M. F. Christout, « Les feux d'artifice en France de 1606 à 1628 », Les fêtes de la Renaissance I, éd. Jean Jacquet, Paris, CNRS, 1973. 3. Rem Koolhaas, Delirious New York : A Retroactive Manifesto for Manhattan, Rotterdam, 1994. 4. Voir infra, p. 105. 5. Albert Speer, Au cœur du troisième Reich, trad. M. Brottier, Paris, Fayard, 1971, p. 84-85. Je remercie Éric Michaud qui m'a procuré cette référence. 6. Kevin Salatino, Incendiary Art: The Representation of Fireworks in Early Modern Europe, The Getty Research Institute for the History of Art and the Humanities, Los Angeles, 1997. 7. Dans la tradition chinoise, les choses semblent s'inverser : John Bell, en 1719, accompagnant une ambassade de Pierre le Grand à la Cour de Chine et rencontrant un tartare qui commandait l'artillerie de l'empereur, celui-ci lui déclara que les Chinois connaissaient la poudre à canon et l'employaient dans les feux d'artifice depuis deux mille ans et que ce n'est que récemment qu'ils l'employaient pour la guerre. A. Brock, op. cit. 8. Alan St. H. Brock, A History of Fireworks, Londres, 1949, p. 36. 9. Flare, en anglais, désigne à la fois le spectre et la fusée.

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Prométhée électrique ou « le tableau lancé dans l'espace »

Marcella Lista

1 Prendre en compte l'héritage de la tradition pyrotechnique dans les arts d'avant-garde revient à tracer une généalogie occulte. Dès sa diffusion en Occident, au XIVe siècle, l'art de la lumière a naturellement pris place parmi les arts mécaniques. Les premiers manuels d'artificiers mentionnant un ars ludens distinct de l'usage militaire des explosifs paraissent dans la première moitié du XVIe siècle en Toscane. 1 Depuis l'irruption des machines pyrotechniques dans le théâtre de la Commedia dell'Arte au XVIe siècle, jusqu'aux somptueuses fêtes de lumière qui triomphent dans les grandes villes européennes au XVIIIe, on assiste à la progressive codification d'un langage visuel. Les traités consacrés à l'usage festif de l'art pyrotechnique attribuent alors aux feux d'artifice le rôle de signifier, ou du moins de s'inscrire dans un contexte représentatif qui leur confère un sens, et canalise leur action au sein d'une situation narrative et symbolique dont ils offrent le climax.2 L'emploi d'architectures éphémères, de décors peints en trompe-l'œil, de machines et de personnages en papier mâché, l'ajout de dispositifs lumineux aux feux d'artifices eux-mêmes, constituent à cet égard des points essentiels. Ils parviennent à doter le spectacle de pyrotechnie de deux qualités déterminantes. Tout d'abord, ces éléments lui apportent une polychromie qui, jusqu'au XIXe siècle, lui fait défaut. Ensuite, ils lui offrent une profondeur optique et des effets d'atmosphère susceptibles de créer un espace perspectif complet, représentation symbolique de l'espace social et politique de la cité. Si les pyrotechnies parviennent ainsi, dès la Renaissance et plus encore à l'âge baroque, à une totalisation festive des arts, l'art de l'artificier en lui-même, demeure de fait une tekné incomplète, l'un des ingrédients seulement du spectacle de lumière.

2 Les pyrotechnies se sont pourtant révélées un terrain d'inspiration fécond dans l'histoire des arts de l'image. Vision fugitive produite par l'explosion et la dispersion des corps chimiques, le feu d'artifice s'apparente à une forme de pré-cinéma, entendu comme un langage articulé sur l'apparition et la disparition alternées de la lumière. Dès les XVIIIe et XIXe siècles, cet artifice spectaculaire se voit en quelque sorte concurrencer par une utopie qui se fait jour en 1725, formulée par le Père jésuite Louis Bertrand

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Castel : celle d'un instrument exact, spécifiquement voué à une « musique pour les yeux » - alliance de la couleur et du mouvement -, le Clavecin Oculaire. Dans le principe de cet instrument, alors resté inachevé, se joue l'idée d'une image en mouvement, produite dans l'éphémère d'une interprétation manuelle comparable au jeu d'un musicien. À l'évidence, le projet du Père Castel se positionne d'emblée dans le champ des arts libéraux, en cherchant à rapprocher la peinture de cet art lié par excellence aux mathématiques qu'est la musique. La tradition des instruments conçus pour la « musique chromatique », qui procède de l'invention de Castel, restera très attachée à cet enjeu essentiel : hisser l'art pictural au niveau de la musique, en écartant toute référence aux arts mécaniques - les feux d'artifice de même que les arts d'ornementation -, où les potentialités de la forme pure se sont révélées de manière anticipée. Un tel positionnement théorique est encore sensible dans certains aspects de la première abstraction qui font de la musique l'objet idéal du paragone. Il se trouve en revanche profondément remis en cause dans les courants artistiques qui prônent une fusion directe de l'art et de la vie, ou s'engagent vers une nouvelle acception, populaire, de la culture d'avant-garde. Les corps lumineux et la musique oculaire 3 L'un des aspects les plus significatifs du Clavecin Oculaire est sa vocation à surpasser toute forme de divertissement populaire. Dans les écrits que le Père Castel consacre à cet instrument utopique il n'est pas fait mention des spectacles de pyrotechnie pratiqués à la Cour. Dans un passage de son texte fondateur, la lettre ouverte publiée au Mercure de France en 1725, le père jésuite laisse clairement entendre, en revanche, l'esprit profondément baroque de sa « musique oculaire », appelée à toucher l'esprit par l'agrément des sens. « On aime à voir les couleurs jetées au hasard sur un marbre, sur une tapisserie, & jusque sur un papier marbré, affirme-t-il : laissons ce plaisir au peuple ignorant ; je vous parle ici d'un plaisir qui ne laissera pas d'être fort sensible pour l'ignorant, mais qui sera plein d'intelligence et d'instruction pour l'esprit le plus savant et le plus profond. »3 Issu d'une esthétique des « passions » éprise de lois d'harmonie universelle, le Clavecin Oculaire doit, selon les termes mêmes de son inventeur, permettre aux « affections de la lumière » d'être en tout point comparables à celles du son.4 Si l'on en comprend la portée dans le cadre du système des arts développé par Castel dans son traité de Mathématique Universelle, il s'agit d'unir un « art de justesse » qui « imite les substances » (la peinture) à un « art de caractère » qui « imite les choses spirituelles » (la musique).5 Plus significative encore est l'envergure sociale que le jésuite imagine donner à ce nouvel art. « Le peuple aime le spectacle : le clavecin est un spectacle ; et tout l'univers est peuple à cet égard »6, affirme-t-il dans un texte ultérieur consacré à son invention inachevée. S'avançant encore davantage sur le terrain utopique, il réclame un peu plus loin : « Que tout Paris ait des clavecins de couleurs, au nombre de huit cent mille, on peut, sans se mettre beaucoup en frais d'invention et d'imagination, faire qu'il n'y en ait pas deux qui se ressemblent [...]. Les sourds pourront voir la musique auriculaire, les aveugles pourront entendre la musique oculaire & ceux qui auront yeux et oreilles, jouiront mieux de chacune en jouissant des deux. »7

4 À l'évidence, Castel brigue pour l'instrument idéal de la « musique oculaire » une propriété qui est alors l'apanage des corps lumineux mis en œuvre dans les feux d'artifice. Il aspire à une dispersion spatiale, opérant une communion généralisée : la communion du ciel et de la terre, par des étoiles faites de la main de l'homme, la communion universaliste du corps social, absorbé dans la contemplation du

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merveilleux. Toute sa vie, Castel restera hanté par un écueil apparu dans sa comparaison entre la couleur et le son, qui est sans doute l'un des motifs essentiels de l'inachèvement du Clavecin Oculaire. Il s'agit de cet écart irréductible entre la matérialité de la couleur et l'évanescence du son, qu'il expose dans son Optique des Couleurs en 1740, ultime démarche vouée à légitimer sa quête d'une application spectaculaire des correspondances : « La couleur assujettie au lieu, est fixe et permanente comme lui. Elle brille dans le repos, sur une toile, sur une fleur, sur un corps en un mot. Toutes les propriétés, quelque parallèles qu'elles soient aux sons, le sont dans le repos, lors même qu'on les assujettit au mouvement. Car on peut rendre une couleur mobile ; mais mobile avec le corps qui l'assujettit, & toujours en repos dans ce corps ou sur ce corps. »8

5 C'est au XIXe siècle, au moment où l'art pyrotechnique entreprend d'étendre sa palette, ajoutant les rouges et les verts aux dorés et argentés auxquels il était limité jusqu'alors, que l'on commence à le voir définir comme « musique oculaire ». Parmi les nombreux témoignages de l'impact des théories de Castel dans l'Europe entière, figure un traité du peintre italien Pietro di Gonzaga. Peintre de vedute et scénographe formé à Venise, ce dernier avait pris les fonctions de Directeur des Théâtres Impériaux à la Cour de Catherine II de Russie en 1792, après avoir dirigé les scénographies du Théâtre de la Scala à Milan. En 1800, il publie en langue française l'un de ses principaux ouvrages consacrés à la décoration théâtrale : La Musique pour les yeux et l'optique théâtrale, véritable plaidoyer pour une approche visuelle et ornementale des arts de la scène. Ce texte s'achève par une identification directe de la « musique oculaire » aux feux d'artifice : « Il vaut donc mieux revenir aux effets gais, amusants et de finir ce chapitre par un feu de joie ; car ce serait une bévue bien grossière, que de terminer un discours de musique visible, sans toucher à un artifice qui a la plus grande ressemblance avec la musique proprement dite. Les feux de joie unissent aux autres propriétés musicales, que nous avons observées, le grand avantage que rien n'est permanent, et que les combinaisons de leurs formes et de leurs couleurs s'écoulent dans le temps, changent et passent rapidement, comme les sons, les modulations et le rythme musical. Ici la progression successive et le mouvement sont essentiels à la chose, et coopèrent au plaisir instantané des variations. C'est enfin, le clavecin oculaire et la musique des yeux par excellence. »9

6 Ce processus de perméabilité entre les arts majeurs et les arts mineurs, caractéristique de l'époque romantique, s'observe quelques années plus tard jusque dans les manuels d'artificiers, tel le traité pratique Istituzioni di Pirotecnia publié en 1819 par Marcello Calà Ossorio, l'artificier de la Cour de Naples. Parmi les planches de son ouvrage décrivant les techniques du feu d'artifice en Italie, Ossorio insère une figure qui pose l'hypothèse d'un art pyrotechnique parvenu à la précision de la musique : une portée où des fusées prêtes à l'emploi se rangent en suivant le rythme et les intervalles des notes musicales qui les accompagnent [ill. 2].10 Or à cette époque, les seuls « clavecins oculaires » qui semblent avoir été construits et montrés sont encore loin de la couleur évanescente que Castel appelait de ses vœux. Ils fonctionnent avec une rangée de verres contenant du liquide coloré, rétro-éclairés par des chandelles, apparaissant ou disparaissant par l'action de clapets que l'interprète contrôle au niveau des touches.11

7 Alors que les feux d'artifices se réclament de la musique visuelle, la tradition des orgues de couleurs, elle, continuera, pendant un autre siècle, à se tenir à l'écart d'un art jugé mineur, voué au divertissement. C'est encore le cas lors de la diffusion des moyens

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électriques, à partir de 1880. Aucune mention n'est faite des feux d'artifice dans l'essai de l'américain Bainbridge Bishop, réputé avoir construit en 1882 le premier orgue chromatique fonctionnant avec une lampe à arc.12 Les diverses publications successives du paysagiste anglais Alexander Wallace Rimington, qui fait breveter son propre instrument en 1893, révèlent quant à elles une démarche presque anachronique, aux prises avec une codification académique de la « Colour Music. »13 Explosion de la peinture, cinétisme de la couleur 8 Si les feux d'artifice apparaissent parmi les métaphores dominantes de la première abstraction, tant dans le champ de la peinture que dans celui du cinéma, c'est précisément en raison de cette propriété unique que le Père Castel recherchait à atteindre dans la musique des couleurs : la mobilité de la couleur elle-même, plutôt que celle de son support. Le processus explosif de l'image pyrotechnique, qui libère la couleur dans l'acte même de destruction du corps qui la contient, est sans doute ce qui la rapproche le plus des enjeux picturaux qui se font jour au tournant du XXe siècle. La métaphore de l'embrasement, déjà présente dans la peinture de la fin du XVIIIe siècle, qui se référait à la notion de « sublime » à travers une multitude de thèmes liés au feu, cède alors le pas à une métaphore de l'explosion. Dans le premier cas, la représentation picturale se consume. Dans le second, elle vole en éclats pour libérer de son support une couleur pure, atomisée.

9 Il y aurait beaucoup à dire sur le principe du « décollement » optique de la couleur, qui figure parmi les premiers outils de l'abstraction. L'usage du fond noir comme « repoussoir » de la couleur s'est notamment affirmé comme trait caractéristique, entre 1905 et 1907 chez l'un des fondateurs de la théorie abstraite moderne, Vassily Kandinsky. Dans un ensemble d'oeuvres figuratives de thématique symboliste, traitées en points de couleurs sur fond sombre, le peintre russe s'est appliqué à faire naître le motif sans l'intervention du dessin, par de simples effets d'agglomération des points colorés [ill. 3]. « Le noir, affirme-t-il dans Du spirituel dans l'art publié en 1912, est extérieurement la couleur qui manque le plus totalement de sonorité, sur laquelle toute autre couleur, même celle dont la résonance est la plus faible, sonne plus forte et plus précise. »14 Et de constater que, sur un fond noir, une couleur particulièrement lumineuse tel le jaune « se détache littéralement de l'arrière-plan, plane et saute aux yeux. »15 Autrement dit, l'abandon du dessin et l'atomisation de la couleur sur fond sombre ramènent la représentation à une vision qui oscille constamment entre figuration et abstraction. Comparables aux effets de l'explosion pyrotechnique, les images symbolistes de Kandinsky mettent en œuvre les facteurs d'un nouveau langage chromatique. C'est une propriété sonore qu'il s'agit pour la peinture de s'annexer, propriété conduisant à désolidariser la couleur de l'objet fixe et circonscrit.

10 Si le positionnement théorique de Kandinsky, ancré dans la tradition humaniste des traités de peinture, exclut a priori une équivalence terme à terme entre la peinture « sans objet » et les arts mineurs (l'ornementation en particulier), son œuvre ne manque pas d'être lue, quelques années plus tard, à la lumière de la tradition pyrotechnique. Il est intéressant de relever que ce détournement naît d'un regard américain porté sur la modernité picturale européenne. En 1913, lors de la tournée américaine de la fameuse Armory Show, de New York à Chicago puis à Boston, l'un des tableaux les plus remarqués est la peinture de Kandinsky, actuellement conservée au Metropolitan Museum, Improvisation n° 27, de 1912. Le collectionneur et critique d'art Arthur Jerome Eddy, qui s'en porte immédiatement acquéreur, déclare son admiration

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pour le peintre russe d'une manière inattendue, lors d'une conférence publique. Prenant le contre-pied de l'opinion commune, Eddy se livre à une lecture vigoureusement populaire d'un art qui passait alors pour une élucubration hermétique : « À mon sens, clame-t-il, ces peintures sont comme une explosion de feux d'artifice. Et comme j'aime les feux d'artifice, j'ai acheté une ou deux chandelles romaines. J'ai l'intention de passer un grand moment en les faisant exploser devant mes amis. »16

11 La métaphore d'une destruction festive, faisant éclater le carcan de la représentation, est aussi portée, chez Kandinsky, par la notion d'« improvisation » et le caractère performatif qui lui est associé. C'est sur ces deux aspects, la « musique visuelle » et l'« improvisation » que Arthur Jerome Eddy articulera plus sérieusement son argumentation, dans l'essai qu'il consacrera à la peinture moderne européenne, Cubism and Post-Impressionism, l'année suivante.17 On peut relever que la division de la couleur en particules sur fond noir a aussi été utilisée par d'autres peintres concernés par la création d'une nouvelle vision picturale, quoique de manière moins systématique. Robert Delaunay, en phase de dépassement de la technique néo-impressionniste, offrait par exemple en 1906 avec Paysage Nocturne (Le Fiacre) [ill. 4], une déréalisation des lumières de la ville. Le compatriote de Kandinsky, Mikhaïl Matiouchine, développera quant à lui, en 1918, des Constructions Picturo-musicales [ill. 5] basées sur la dispersion bord à bord d'une couleur atomisée.

12 Quant aux réalisations précoces du cinéma abstrait, elles adhèrent pleinement aux modèles formels de la plus archaïque des « musiques oculaires ». Les premières tentatives de films abstraits colorés à la main à même la pellicule, menées par les frères Arnaldo et Bruno Ginanni-Corradini vers 1910, participent de cet idéal. Les deux comtes italiens, établis près de Ravenne, se sont livrés tout d'abord à la construction d'un orgue chromatique, passant dans un deuxième temps au médium cinématographique. Avant de s'associer au mouvement futuriste, ils élaborent ainsi une « musique chromatique » qui rappelle en tous points le principe totalisant des fêtes baroques. Cette activité ne s'inscrit pas dans l'esprit du cinématographe d'alors, mais laisse plutôt s'opérer un glissement spontané entre les deux médias, avec pour but premier la concrétisation d'une totalité lumineuse. Différentes expériences ont été essayées à cette fin, focalisées sur les jeux optiques de la texture du support des projections : « pour l'écran, nous avons expérimenté successivement une toile blanche simple - une toile blanche assouplie à la glycérine, une surface d'étain - une toile blanche ouverte d'un mélange créant, par réflexion, une sorte de phosphorescence - une enveloppe, à peu près cubique, de gaze très légère à travers laquelle le rayon de lumière pouvait pénétrer et qui aurait dû donner, de bas en haut, l'effet d'un nuage de fumée blanche. Enfin [...] on revint à la toile que l'on étendit sur un mur entier, on enleva tous les meubles, on couvrit toute la pièce de blanc, murs, plafond et sol, et l'on revêtit durant les projections des peignoirs blancs. À ce propos, lorsque la musique chromatique se sera imposée, par notre œuvre ou celle d'autrui, une mode vestimentaire de la couleur consistera sans aucun doute, pour le public élégant, à aller au théâtre de la couleur en habit blanc. Les tailleurs peuvent déjà commencer à s'en occuper. »18 Cette recherche d'un environnement faisant fusionner l'œuvre et le spectateur était parachevée par l'utilisation de sept lampes des couleurs du spectre de Newton, rendues mobiles grâce à des roues. Jointes à la projection filmique, celles-ci étaient destinées à « créer successivement des ambiances de couleurs, qui, pour être en accord avec l'intonation

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générale des thèmes développés au fur et à mesure, devaient introduire d'une certaine manière le spectateur dans l'intimité même de la sensation. »19

13 Les références savantes qui alimentent les traités de Arnaldo et Bruno Ginanni- Corradini, L'Art de l'Avenir, paru en 1910 et Musica chromatica, paru en 1912, sont tournées vers Pythagore et Wagner. Rien d'étonnant, cependant, à ce que leurs créations filmiques, aujourd'hui perdues, aient été interprétées dans une optique autrement moderniste par le groupe futuriste, plus soucieux d'abattre les cloisons établies par l'académie entre l'art et la rue, entre les genres majeurs et mineurs, que de spéculer sur la forme pure. En 1912, Marinetti s'inspirait donc de l'idée d'un nouvel art total basé sur le mouvement, la lumière et la couleur, en appelant de ses vœux une conquête picturale de l'espace aérien : « Le jour viendra où le tableau ne suffira plus. [...] Les couleurs, en se multipliant, n'auront absolument pas besoin de formes pour être perçues et comprises. Nous nous passerons de toiles et de pinceaux ; nous offrirons au monde - au lieu de tableaux - de géantes peintures éphémères, formées par des falots brasillant, des réflecteurs électriques et des gaz polychromes, qui, en harmonisant leurs gerbes, leurs spirales et leurs réseaux sur l'arc de l'horizon, rempliront d'enthousiasme l'âme complexe des foules futures. »20

14 Guillaume Apollinaire, deux années plus tard, met à son tour en évidence la métaphore pyrotechnique, dans son commentaire du Rythme coloré de Leopold Survage [ill. 6]. Le poète voit dans ce projet de dessin animé, présenté à la Société Gaumont pour le procédé à trois couleurs lancé en 1913, le chronochrome, une « nouvelle muse », en phase avec les accélérations électriques de la vie moderne : « [Le rythme coloré] tire son origine de la pyrotechnie, des fontaines, des enseignes lumineuses et de ces palais de féerie qui, dans chaque exposition, habituent les yeux à jouir des changements kaléidoscopiques des nuances. Nous aurons ainsi, hors de la peinture statique, hors de la représentation cinématographique, un art auquel on s'accoutumera vite et qui aura ses dilettantes infiniment sensibles au mouvement des couleurs, à leur compénétration, à leurs changements brusques ou lents, à leur rapprochement ou à leur fuite, etc. ».21 L'entreprise de Survage, si elle n'est pas marquée par le principe d'environnement, restitue au sein de l'image elle-même le principe de l'énergie pyrotechnique : le déploiement des sept couleurs de l'arc-en-ciel sur le fond noir de l'espace cosmique, applique les ressorts même du feu d'artifice, les fulgurances lumineuses contre la voûte illimitée du ciel.

15 Un autre élément formel se manifeste également dans les aquarelles peintes par Survage pour le Rythme coloré. On y retrouve la notion d'atomisation de la couleur, qui est ici une fois de plus liée au fond noir. Parmi la série de planches conservées au MoMA, particulièrement, figure un certain nombre d'images où le mouvement coloré se fragmente en particules éparses, telle une pluie de confettis [ill. 7].22 C'est sans doute dans le cinéma d'Oskar Fischinger, et plus spécifiquement dans sa série de Studien en noir et blanc réalisée au début des années trente, que cette dynamique trouvera son expression la plus puissante. Se référant directement au processus de séparation des atomes, et même à leur scission, Fischinger donnera de l'explosion pyrotechnique une vision paroxystique, restituant dans toute sa magie primitive le mystère de la vie chimique de la matière. L'exemple le plus abouti de cette recherche est Studie n. 8. Synchronisé sur le scherzo symphonique La Ballade de l'Apprenti Sorcier de Paul Dukas, lui-même inspiré de la célèbre fable du même titre popularisée par Goethe, ce chef

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d'oeuvre de musique optique renvoie directement à la lutte ancestrale de l'homme visant à maîtriser, par la magie, les forces agissantes de la nature [ill. 8]. La nouvelle ville-lumière 16 Si les pyrotechnies offrent à la première abstraction la métaphore d'une destruction créatrice, les glissements qui s'opèrent entre la peinture et les jeunes médias électriques renouvellent, en retour, les potentialités spectaculaires de la lumière. La mythologie de la lumière électrique, conquête prométhéenne de l'homme sur la nature, invite à penser un nouvel « art total » technologique, à l'esprit festif et universel, ouvert sur l'espace difracté de la métropole moderne. Entre les lumières colorées de la symphonie d'Alexandre Scriabine, Prométhée - Le Poème du Feu de 1911, et la fantaisie pour orchestre d'Igor Stravinsky, Feu d'artifice, achevée dès 1908, on observe une différence déjà relevée dans le domaine pictural, entre un feu qui embrase et consume et un feu qui se manifeste de façon explosive.

17 L'aspect ludique et énergétique de l'écriture musicale de Stravinsky est précisément ce qui a conduit Serge de Diaghilev à s'associer un peintre futuriste, Giacomo Balla, pour l'interprétation scénique de cette composition dans le cadre des Ballets Russes. Le spectacle, créé en avril 1917 à Rome, laissait les spectateurs devant une scène sans aucun danseur. La perspective abstraite adoptée par Balla, avec pour seul acteur une construction de volumes géométriques bariolés qui accueillaient et libéraient des rayons colorés, est assez représentative d'une esthétique de l'éphémère [ill. 9].

18 Tandis que Balla travaillait à cette œuvre alors inédite en son genre, son collègue futuriste Fortunato Depero concevait pour un autre spectacle, Mimismagia (Mimique de la magie, 1916) des costumes cartonnés tranchant l'espace, d'où émanaient toutes sortes de rayons colorés [ill. 10]. Offrant un commentaire ironique des orgues chromatiques inspirés du Père Castel, ce dernier était allé jusqu'à esquisser les plans d'une machine synes-thésique qui prendrait modèle sur les sensations brutes issues de la rue. Appelée Complexe plastique motobruitiste à lumières colorées et vaporisateurs (1915) [ill. 11], celle-ci n'est pas sans rappeler les chars pyrotechniques de l'âge baroque. Une fois en mouvement, cet assemblage devait non seulement émettre des bruits, des gaz et des lumières colorés, mais encore diffuser des parfums. Le manifeste signé par Balla et Depero en 1915, « Reconstruction futuriste de l'univers », est à l'origine de cette polysensorialité explosive, dont les moyens sonores, visuels et cinétiques sont appelés à s'annexer « pyrotechnie, eaux, feu, fumées. »23

19 C'est dans l'après-guerre que le groupe futuriste propose la pure et simple réhabilitation de la pyrotechnie parmi les arts de l'avenir. En 1920, l'artiste Gino Cantarelli publie en Italie un manifeste futuriste dédié aux feux d'artifice : « La Pyrotechnie comme moyen artistique ». Convoquant simultanément le mythe de l'aviateur, la musique bruitiste de Luigi Russolo et le dynamisme pictural cher aux artistes du groupe, le texte résume une certaine idée de l'art total futuriste : « Dans chacune des zones du ciel, annonce-t-il, nous saurons donner des visions composées de théâtre aérien + complexes pyrotechniques + bruiteurs. [...] Le laboratoire pyrotechnique prépare la composition picturale, et, un soir, le tableau est dynamiquement lancé dans l'espace. »24 Le propos, renvoyant à des aspirations exprimées dès le début des années 1910, évoque de manière très significative le double héritage de la tradition des feux d'artifices dans la première avant-garde. D'un côté, celle-ci aspire à brasser les différentes formes d'art (lumière, couleur, mouvement, son) dans une totalité festive qui procède de manière syncrétique. De l'autre, elle s'interroge

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sur le statut de la peinture comme image fixe, et aspire à une composition éphémère de couleurs mouvantes, douée d'une faculté nouvelle de dispersion spatiale.

20 La réhabilitation historique des pyrotechnies, au cours du XXe siècle, a partie liée avec la prise de conscience progressive des moyens cinétiques, tant dans le domaine de l'image projetée que dans celui des nouveaux corps lumineux issus de l'électricité : notamment les enseignes lumineuses de la rue et les projecteurs mobiles qui font alors leur apparition au théâtre. Cette réhabilitation est le fruit d'un décloisonnement multidirectionnel. Au brassage technique des médias, qui permet de penser la couleur hors de son support, s'ajoute un brassage culturel où pointe une nouvelle idée de l'universalité.

21 De ce point de vue, le legs de l'avant-garde européenne aux États-Unis trouve un terrain favorable à l'acception d'un art traditionnellement « mineur » parmi les outils les plus inventifs de la création moderne. Le peintre synchromiste Morgan Russell, par exemple, fait des feux d'artifice une forme de référence lorsqu'il songe à une extension lumineuse du tableau dans l'espace réel. Dans sa première exposition personnelle, à la galerie parisienne La Licorne, en 1923, le peintre américain présente une série de cinq toiles intitulées Eidos (thèmes-synchromatiques) pour une synchromie à la Vue. Une note de sa main, publiée dans le catalogue, en explique l'origine : « Chaque Eidos représente l'ensemble des impressions qui resteront en nous après avoir vu leurs détails se dérouler sur un écran lumineux ou dans l'air même par un gigantesque jeu de pyrotechnie. On peut les comparer à ce qu'est pour un musicien quelques pages de musique écrite, celui-ci entend imaginativement [sic] l'ensemble de ces pages après y avoir jeté un coup d'œil. La pyrotechnie, qui émerveille déjà, élevée à la puissance d'un art sublime - puis, un art plus modeste de moyens, par l'écran lumineux - arts d'une puissance inouïe, endormant, puis éclairant la raison par l'ivresse divine des sens - but réel de tout art supérieur -voilà de quoi il s'agit. [...] Nous attendons un "fou" sublime, tel ce roi Ludwig II, pour nous accoucher de cet art ultime : l'Art de la Lumière »25

22 C'est un enivrement des sens que Morgan Russell revendique, par l'alternance apparition/disparition qui est le propre de la vision pyrotechnique. La machine lumineuse conçue en corrélation avec les Eidos devait projeter des rayons colorés mobiles, contrôlés par un rhéostat26. Les tableaux, sorte de vision imaginaire de ce spectacle lumineux, auraient dès lors fonction d'une transcription synthétique et subjective d'un processus temporel.27 Au sein du parcours de Russell, ces toiles sont en fait les premiers exemples d'une combinaison entièrement libre de couleurs. Le synchromisme s'était en effet bâti, autour de 1912-1913, sur le fondement d'une harmonie scientifique, invoquée tantôt par le principe d'une gamme chromatique prédéfinie, tantôt par le jeu des contrastes de complémentaires. Les Eidos peints par Russell au début des années vingt, s'ils n'inspirent pas l'adhésion immédiate que remportent des chefs d'oeuvre telle la monumentale Synchromy in Blue-Violer (1913), ouvrent en revanche la porte à une harmonie subjective, issue d'un nouvel idéal d'improvisation performative.

23 Aux États-Unis, une entreprise de grande envergure est lancée à cette époque par Thomas Wilfred, artiste d'origine danoise. Ce dernier entend populariser un « Art de la lumière » autonome, aspirant à se libérer de la tutelle pluriséculaire de la musique. Après avoir construit un instrument semi-automatique doté d'un clavier en 1919, sous le nom de Clavilux, il s'attache à concevoir des machines moins connotées en termes musicaux. Avec ses compositions intitulées Lumia, au début des années trente, il

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cherche à fixer un art de l'éphémère dont il fait remonter l'origine, au-delà des fêtes baroques, aux usages tribaux du feu dans les sociétés préhistoriques.28 Les Lumia, appareils dont les dimensions peuvent varier, de celles d'un téléviseur avant la lettre jusqu'aux murs entiers des salles de spectacle, engagent ainsi des images abstraites enregistrées, produites par différents systèmes de projection et de diffraction de lumières derrière un écran opalescent. La perspective transhistorique de Wilfred pose les bases d'une histoire universelle de l'art de la lumière. Parallèlement, elle livre celui- ci à une recette démocratique, adaptée aux lois de I'entertainment de masse.29 En dépouillant son art lumineux de toute argumentation liée à l'harmonie musicale, l'inventeur de Lumia écarte du même coup la notion de performance et la figure de l'instrumentiste. Cela ne l'empêchera pas de continuer à jouer publiquement sur de telles figures. Des photographies des années trente le montrent posant de façon solennelle, un grand bâton à la main, devant ses images en mouvement [ill. 12].

24 C'est une tout autre approche que privilégie au même moment l'artiste tchèque Zdenëk Pesének, que l'on peut considérer, au même titre et plus encore que Thomas Wilfred, comme l'un des premiers théoriciens de l'art cinétique. Pesének s'est formé à la sculpture au cours des années dix, lors du plein essor d'une avant-garde pragoise, marquée par le cubisme et le futurisme. Son traité Kinetismus, paru à Prague en 1941, s'avère être le premier essai réellement analytique à proposer, par-delà la défense d'une démarche artistique individuelle, une réflexion historique prenant en compte tous les médias, les formes et les genres sans différentiation. Rédigé en grande partie au cours des années vingt, ce texte accompagne la gestation d'œuvres qui sont longtemps restées sous silence dans l'histoire de l'art moderne.30 La raison en est qu'elles se présentent, à rebours de toute lecture formaliste, comme un intermédiaire historique entre la conception symboliste des « correspondances » et l'usage pionnier de matériaux inédits en art, tels que la peinture fluorescente ou le néon. Assumant la promotion d'une esthétique de l'hétérogène, Pesének établit un lien direct entre les fêtes baroques et les conquêtes électriques de l'ère moderne. Le cinétisme est bien issu, à ses yeux, de la tradition visionnaire de la « musique des couleurs ».

25 En 1924, l'artiste entreprend en effet la construction d'un instrument synesthésique : le Spectrophone [ill. 13]. Considérée comme une recherche préliminaire visant des applications pratiques, cette machine servira de fondement à ses réalisations autrement plus audacieuses, comme la sculpture translucide de 4 mètres de hauteur réalisée en 1929-1930 pour orner la corniche externe de la station de transformation Edison à Prague [ill. 14]. Diffusant une polychromie en mouvement perpétuel, YEdisonka est la première sculpture lumineuse et cinétique installée durablement dans un espace public. Par sa technique et par son iconographie (les volumes désarticulés d'un avion), elle expose à la ville entière la conquête prométhéenne de l'homme moderne. De même, la première et la troisième version du Spectrophone avaient pour singularité d'émettre la « musique des couleurs » par des ampoules colorées à travers les volumes translucides d'une guitare, aux contours schématisés dans un style cubiste. Pourtant, la récurrence d'une certaine redondance iconographique ne diminue en rien l'apport spécifique de Pesânek dans le cadre du cinétisme moderne. En présentant son instrument au deuxième Congrès de Recherche Couleur-Son, organisé à Hambourg en 1930, Zdenëk Pesânek exposait sa théorie d'un cinétisme spatial opposé au cinétisme de surface désormais intronisé par le film. Ces deux catégories issues de la « musique en images » se déclinaient comme suit :

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26 Sur la surface : 1. Le film 2. Le clavier à couleurs 3. Les jeux de lumières réfléchies31

27 Dans l'espace : 1. Le feu d'artifice et les fontaines, avec un jaillissement de forme arbitraire réglable 2. La sculpture lumineuse 3. Les fontaines avec une forme arbitraire non maîtrisée 4. Les illuminations colorées de l'architecture 5. Les jeux de lumières réfléchies dans l'atmosphère32

28 Pour Pesânek, il est un élément tout à fait majeur dans le « cinétisme d'espace » qu'il dit issu des feux d'artifice. Il s'agit de l'aspect performatif, qui permet à l'artiste de renouveler éternellement la magie de l'éphémère, dans une interprétation qui ne sera jamais identique à la précédente. Face à Ludwig Hirchfeld-Mack et Oskar Fischinger, qui participaient eux aussi au Congrès, l'artiste tchèque défend un médium de l'« expression ». Il oppose ainsi sa résistance aux médias enregistrés tels que le film, forme technologique achevée qui abolit toute communion immédiate entre l'artiste et le public. En guise de transition avec sa propre performance lumineuse, il souligne : « Si cette pièce de couleur - par suite, aussi, de l'insuffisance des "moyens de production" d'aujourd'hui - s'avère primitive, c'est alors un avantage logique. Car c'est bien ici un avantage logique que d'aller vers un accroissement du pouvoir absolu de l'expression. » 33

29 À travers cette notion psychologique, c'est le principe d'énergie en acte que cherche à préserver Pesének. Les assemblages abstraits qu'il réalise par la suite, en hommage à l'électricité, pour le poste de transformation Zenger à Prague entre 1931 et 1936, intègrent, sans doute pour la première fois dans le domaine artistique, des néons colorés pliés en courbes énergiques, et des surfaces de peinture fluorescente [ill. 1]. En 1937, à l'Exposition Internationale des Arts et Techniques de Paris, il reprend ces mêmes matériaux pour un projet de Fontaine lumino-cinétique, qui n'a pas été réalisé. Au même titre que les projets constructivistes les plus ambitieux, tel celui du Monument à la IIIe Internationale de Vladimir Tatline, les propositions de Pesének cherchent à établir un lien à la fois physique, formel et métaphorique, entre le corps lumineux et l'espace de la ville. L'œuvre cinétique devient l'expression d'une énergie sans cesse renouvelée, où la communauté unifiée du monde moderne est appelée à se reconnaître. « Ce que l'on enseigne du caractère statique des arts plastiques, explique Pesânek dans son traité de 1941, est une erreur sur laquelle l'histoire s'arrêtera, pleine d'incompréhension pour cette persistance des traditions, particulièrement si l'on considère la date à laquelle furent allumées les premières fusées de feux d'artifice, face à des foules plongées, par la sensation de ce mouvement de lumière, dans une extase comparable à celle des croyants face aux madones miraculeuses. »34

30 Avec Zdenek Pesânek, les feux d'artifices accèdent à une nouvelle historiographie. L'art pyrotechnique, hissé au rang de précurseur du cinétisme électrique, devient la référence fondatrice d'une filiation parallèle à la théorie dominante des arts libéraux. En contradiction avec la hiérarchie des genres, les feux d'artifice échappent de fait, par la nature même de leur apparition matérielle et de leur processus de signification, à la

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discrimination établie entre arts de l'espace et arts du temps. Si l'on pense le Clavecin Oculaire du Père Castel comme le catalyseur d'une nouvelle théorie esthétique, alliant image et mouvement, il faut admettre que ce projet porte en lui l'achèvement spectaculaire des feux de Cour. Au tournant du XXe siècle, la diffusion des moyens électriques accélère la destruction définitive des cloisons académiques. La fascination pour l'énergie explosive et évanescente de la lumière, l'adhésion instinctive à la mobilité de la couleur qui se font jour de manière explicite dans l'art moderne trouvent un précédent dans les pratiques pyrotechniques du XVIIIe siècle. Le modèle sémantique que celles-ci offrent aux avant-gardes invite à penser une généalogie baroque de la modernité.

NOTES

1. Voir sur ce point le résumé de Claudio di Lorenzo, Il teatro del fuoco : storie, vicende e architetture delia pirotecnia, Padoue, Franco Munzio & c. Editore, 1990. 2. Deux études récentes, en particulier, mettent en évidence les modalités de cette codification : Kevin Salatino, Incendiary Art, op. cit. ; et Patrick Desile, Généalogie de la lumière : du panorama au cinéma, Paris, Montréal, L'Harmattan, 2000. 3. Louis Bertrand Castel, « Clavecin pour les yeux, avec l'art de Peindre les sons, et toutes sortes de Pièces de Musique. Lettre écrite de Paris le 20 février 1725 par le R. P. Castel, Jésuite, à M. Decourt, à Amien », Mercure de France, novembre 1725, tome IX, p. 2558. 4. L. B. Castel, ibid., pp. 2552-2577. 5. L. B. Castel, Mathématique Universelle, abrégée à l'usage et à la portée de tout le monde, Paris, P. Simon, 1728, pp. 40-41. 6. Texte paru dans le recueil posthume : Abbé Joseph de La Porte, Esprit, saillies et singularités du P. Castel, Amsterdam et Paris, Vincent, 1763, p. 334. 7. Ibid., pp. 343-345. 8. L. B. Castel, L'Optique des Couleurs, fondée sur les simples observations et tournée surtout à la pratique de la Peinture, de la Teinture et des autres arts coloristes, Pans, Briasson, 1740, pp. 302-303. 9. Pietro di Gonzaga, La Musique pour les yeux et l'optique théâtrale - opuscules tirés d'un plus grand ouvrage sur le sens commun par Sire Thomas Witth. Traduit de N. Al., Saint- Pétersbourg, Imprimerie Nationale [1800], seconde édition 1807. Il semble cependant que Sire Thomas Witth soit un jeu d'esprit de Gonzaga. Les seuls exemplaires connus de ces deux éditions sont conservés à Saint-Pétersbourg. Je remercie vivement la Professoressa Maria Ida Biggi, de l'Université de Venise, qui prépare une traduction italienne des écrits de Gonzaga et a eu l'extrême gentillesse de me communiquer la version originale de ce passage. Dans l'attente de sa publication, on peut se référer au catalogue Omaggio a Pietro Gonzaga, a cura di Carlo Manfio, Centre Culturale, Longarone, 27 septembre-12 octobre 1986 ; ainsi qu'à l'imposante étude de Flora Syrkina et Alexandr Movsenson, Pietro di Gonzaga, 1751-1831 : zizn i tvorcestvo ; socineniâ, Moscou, Iskusstvo, 1974, qui contient en annexe une traduction russe du traité La Musique pour les yeux.

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10. D. Marcello Calà Ossorio di Villanuova, Istituzioni di Pirotecnia. Per istruzione di coloro che vogliono apprendere a lavorare i Fochi d'Artifizio, Naples, Stamperia Reale, 1819, Planche xvii. 11. Parmi les premières descriptions de ce procédé figure celle du mystique allemand Karl von Eckartshausen, dans Mistische Nachte oder der Schlùssel zu den Geheimnissen des Wunderbaren. Ein Nachtrag zu den Aufschlussen ùber Magie, Munich, Joseph Lentner, 1791. 12. Bainbridge Bishop, A Souvenir of the Color Organ, with some suggestions in Regard of the Soul of the Rainbow and the Harmony of Light, New York, De Vinne Press, 1893. 13. Rimington a enregistré en 1893, à Londres, son brevet pour un Colour Organ. Après divers concerts chromatiques, donnés dans les années 1890, il perfectionne son instrument et publie un long traité théorique, en 1911 : Colour Music, The Art of Mobile Colour, Londres, Hutchinson & Co. 14. V. Kandinsky, Du Spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, édition établie et présentée par Philippe Sers, Paris, Denoël, 1989, p. 156. Kandinsky souligne. La traduction est légèrement modifiée d'après l'édition originale : Kandinsky, Uber das Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei, Munich, R. Piper & Co Verlag, 1912, p. 68. 15. Ibid. 16. A. J. Eddy, « "I see it", Says Major at Cubists Art Show », Chicago Record-Herald, 28 mars 1913. 17. A. J. Eddy, Cubism and Post-Impressionism, Chicago, A. C. McClurg & Co, 1914. 18. Bruno Corra, « Musica chromatica », essai paru dans le recueil du même auteur : Il Pastore, il gregge e la zampogna, Bologne, Libreria Beltrami, 1912, et repris dans Bruno Corra, Manifesti futuristi e scritti storici (ed. Mario Verdone), Ravenne, Longo Editore, 1984, p. 162. Dans ce texte, l'artiste, qui avait abrégé son nom en 1912 sous l'influence du futurisme, précise encore que des projecteurs colorés, déplacés dans la pièce au cours de la projection filmique, achevaient de combler l'espace par la couleur. 19. Ibid., p. 164. 20. Filippo Tommaso Marinetti, « La peinture futuriste », Excelsior, 15 février 1912, Paris. Marinetti est entré en contact avec les frères Ginanni-Corradini en 1910. Il faut souligner que ce texte reprend presque à la lettre celui d'une conférence donnée en italien par le peintre futuriste Umberto Boccioni au Circolo Internazionale de Rome, le 29 mai 1911. Voir U. Boccioni, Gli Scritti editi e inediti, a cura di Zeno Birolli, Milan, Feltrinelli, 1972, vol. II, p. 11. 21. Guillaume Apollinaire, « Le Rythme coloré », Paris-Journal, 15 juillet 1914, Paris, repris dans Léopold Survage, Écrits sur la peinture, textes réunis et présentés par Hélène Seyrès, Paris, L'Archipel, 1992, p. 150. 22. Voir le catalogue Survage : Rythmes colorés, 1912-1913, Musée d'Art et d'Industrie, Saint Etienne, Musée de l'Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d'Olonne, 1973, n. p, n° 66. 23. G. Balla et F. Depero, « Ricostruzione futurista dell'universo », placard replié, traduit par Giovanni Lista dans son anthologie Futurisme : Manifestes, proclamations, documents, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1973, pp. 202-204. 24. Gino Cantarelli, « La Pirotecnica corne mezzo d'arte », Procellaria, n° 5, Mantoue, février 1920. 25. Note datée « Aigremont par Poilly (Yonne), mars 1923 », dans Morgan Russell, introduction par Elie Faure, Galerie La Licorne, Paris, 1923. 26. M. Russell, notes datées « Paris, 1924 », Fonds Morgan Russell, MoMA, pp. 88-90. 27. Dans sa monographie de référence, par ailleurs très bien informée, Marilyn S. Kuchner suggère que les tableaux auraient dû être éclairés par la machine lumineuse et

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accompagnés de musique : M. S. Kushner, Morgan Russell, introduction by William C. Agee, New York, Hudson Hills Press, in association with the Montclair Art Museum, 1990, p. 106. Les descriptions que l'artiste a fait de ses divers projets de machines sont souvent très confuses en termes techniques. Si l'idée de doubler la peinture de projections colorées a pu être envisagée par Russell, la description qu'il donne de l'Eidos, dans le catalogue de 1923, nous fait pencher en faveur d'une interprétation picturale d'un cinétisme imaginé (et encore à concrétiser) dans cette série d'oeuvres. 28. Thomas Wilfred, « Lumia : the Eighth Fine Art », Westchester County Fair, hiver 1932, pp. 10-13. 29. Nous renvoyons sur point à l'analyse de Pascal Rousseau, dans « The Art of Light : Couleurs, sons et technologies de la lumière dans l'art des synchromistes », Made in USA : L'Art américain, 1908-1947, sous la direction d'Eric de Chassey, Bordeaux, Rennes, Montpellier, 2001-2202, RMN, 2002, pp. 69-81. 30. La première monographie parue sur Zdenëk Pesânek est le catalogue de l'exposition Zdenëk Pesének, 1896-1965, dirigé par Jiri Zemanek, Prague, Nârodni Galerie, 1996. 31. Pesànek se réfère ici aux expériences menées par Kurt Schwertfeger et Ludwig Hischfeld-Mack au Bauhaus. 32. Zdenëk Pesânek, « Bildende Kunst vom Futurismus zur Farben- und Formkinetik ; (Mit Vorfùhrung eines Farbe-Ton-Klaviers) », Farbe-Ton-Forschungen, hrsg. Von Georg Anschütz, Hambourg, 1-5 octobre 1930, Hambourg, Psychologisch-âsthetische Forschungsgesellschaft, 1931, pp. 193-204. 33. Ibid. 34. Z. Pesânek, Kinetismus (Kinetika ve vytvarnictvi - barevnâ hudba) [Le cinétisme (La cinétique dans l'an - la musique des couleurs), Prague, Ceske grafickâ unie, 1941, fragments traduits (anonyme) dans Lanterna Magika : Nouvelles technologies dans l'art tchèque du XXe siècle, Paris, Espace EDF Electra, 26 octobre 2002-19 janvier 2003, Paris Musées, 2002, pp. 51-52.

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Sur les montagnes de Zu

Lorenzo Codelli

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction de Paul-Louis Thirard Réussirons-nous à surmonter orgueil et jalousie sur les montagnes de Zu ? Pour des milliers d'années la Force du Bien et la Force du Mal ne vivront jamais en paix. Aube (), qui dirige la secte Kun Lun, tombe amoureuse de son disciple Roi-Ciel (Ekin Cheng). Mais Insomnia, chef de la Force du Mal, attaque Kun Lun et détruit Zaube et la secte tout entière. Deux cents ans plus tard, la Force du Mal est de nouveau à l'attaque. Roi-Ciel jure de détruire Insomnia, mais rencontre Enigma (Cecilia Cheung), une disciple d'Omei, qui ressemble beaucoup à son ex- enseignante Aube. Roi-Ciel et Enigma se sentent attirés l'un vers l'autre. Sourcils- Blancs () s'aperçoit qu'Omei a perdu sa seule chance de passer à la contre-attaque. Il met donc sur pied un nouveau plan pour rechercher une autre arme puissante, alors qu'lnsomnia est blessé pendant un exercice dans la Grotte de Sang. Rouge (), resté un instant sans défense hors de la Grotte de Sang, tombe amoureux d'Amnesia (Kelly Linn). Enigma doit essayer son épée contre Ying (Wu Jing), qui a été créé à partir des cendres de Vide (Wu Gang). Tonnerre (Patrick Tarn) tombe amoureux de Joie (Zhang Zi Yi), une citoyenne ordinaire, et quitte Omei pour partir avec elle. À ce moment, les Nuages de Sang d'Insomnia s'apprêtent à détruire Zu. [...]

1 Cela vaut la peine de citer in extenso le synopsis officiel1 de The Legend of Zu, le film dirigé par Tsui Hark en 2001, une des intrigues les plus embrouillées et les moins résumables de l'Histoire du cinéma. L'action embrasse quelques siècles d'un Olympe qu'on imagine placé au sommet des montagnes de la province chinoise de Sichuan. Là, un conflit perpétuel oppose les dieux aux demi-dieux, belligérants munis d'armes et de pouvoirs hyperboliques.

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2 D'une part, le réalisateur a voulu reproduire, dans une nouvelle version mise à jour, son succès de 1983, The Warriors of the Magic Mountains ; et d'autre part, il a cherché explicitement à défier « Zeus » George Lucas, dans la recréation complète d'un univers de substitution. Face à l'épopée constructive, positive, de Star Wars, The Legend of Zu propose une vision moins rassurante de ce qui a été et sera toujours. Chez Lucas, les références figuratives sont solides et limitées. L'iconographie des serials de science- fiction des années 1930, conçus pour les adolescents américains, les géométries hitlériennes de Leni Riefenstahl. Chez Tsui Hark, c'est un tourbillon effréné de références - citations et pillages de siècles de traditions artistiques, surtout orientales mais aussi occidentales. Pour les figures des divinités, innombrables sont les références à la hiérarchie taoïste, telle qu'elle figure par exemple dans les décorations murales du temple de Ruicheng, dans le Shanxi (1325). Les montagnes menaçantes du peintre Shan Zu (1400), et d'autres paysagistes de l'époque Ming, annoncent les parois abruptes et pleines de pièges de Zu. Mais ces murailles sont aussi des réminiscences de la peinture romantique allemande, de Magritte ou encore de Gustave Doré. Les peintures chinoises anciennes et récentes, réalisées sur de longs rouleaux, inspirent de leur côté cette rapidité flash, en horizontale ou en verticale, des mouvements de caméra, des sauts de montage, d'un angle à l'autre de l'espace. Mais il y a aussi les mangas japonais, qui débordent des limites des vignettes2, les vidéogames du genre heroic fantasy ou wu xia pian, parmi les milles sources auxquelles s'alimente la joyeuse boulimie esthétique de Tsui Hark.

3 Ses studios de la « » - que j'ai pu visiter en août 2000 alors que The Legend of Zu était en phase de post-production - sont une bibliothèque de Babel, débordant de volumes illustrés de toutes origines, et les rangées d'ordinateurs renferment d'énormes bases de données d'images. Le réalisateur-producteur transfère - personnellement ou par l'intermédiaire de ses collaborateurs - ses propres esquisses et ses storyboards sur les ordinateurs, ou les crée en utilisant des programmes électroniques sophistiqués, et les anime en y incluant les acteurs en chair et en os, en même temps que les rares extérieurs naturels.3

4 Aussi bien Zu Warriors, film encore brut mais très brillant, fondé sur les actions des humains et non sur celles de leurs dieux, que The Legend of Zu, appartiennent de façon originale au prolifique courant cinématographique des arts martiaux, qui prend ses origines dans les mythes et les vieilles légendes transmises par la littérature écrite autant que par les spectacles théâtraux ou les exhibitions de conteurs errants.4 Tsui Hark avait porté à l'écran des esprits et des surnaturelles dans Green Snake (1993) et dans A Chinese Ghost Story (1987), et il avait doué d'une force immortelle le personnage de Wong Fei-hung, pilier de la série de films à succès Once Upon a Time in China (1991-1997).5 Les dons surhumains des héros et des héroïnes, acteurs-athlètes capables de combattre réellement dans l'air avec d'incroyables cabrioles67, ont été très amplifiés par l'avènement des technologies numériques. Il y a plus de 1500 images de synthèse dans The Legend of Zu ?

5 Il y a bien des niveaux d'interprétation possibles de ce film. J'aimerais proposer celui- ci : il s'agit d'une gigantesque allégorie sur les millénaires d'évolution chaotique de la Chine, sur la désagrégation redoutée de la nation et de la civilisation chinoise elle- même. Derrière les apparences changeantes, mais jamais « humaines », du monstrueux personnage d'Insomnia, émergent les plaies ataviques et contemporaines du peuple chinois : un torrent de lave en éruption, un ciel de sang, qui ne donnent aucun répit à la

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placide sagesse du paternel Sourcils-Blancs. Ce vieillard représente le croisement ironique d'un empereur, d'un prophète et d'un Mao Tse Toung débonnaire, rendu plus séduisant encore par l'allure et la chaleur charismatique du célèbre acteur Sammo Hung. Dans une optique occidentale, Sourcils-Blancs représenterait la Raison qui essaie d'endiguer les poussées de l'irrationnel. Mais cette interprétation est contredite par les croyances et les impératifs éthiques bouddhistes.

6 L'explosion répétée, en mille fragments, du parfait visage d'Aube - symbole de l'éternel féminin - souligne l'obsession de Tsui Hark pour la fragilité de la beauté, de l'harmonie, valeurs qu'il faut recomposer comme sur une mosaïque byzantine, avec toutes ses pièces minuscules, à n'importe quel prix, en luttant contre le Temps, contre le Mal.

7 Face aux armes indéfiniment tournoyantes du démoniaque Insomnia, les supermen du Bien combattent avec des glaives traditionnels, soumis à des perfectionnement technologiques sans limites : comme le glaive à 72 lames de Rouge, ou celui de Roi-Ciel, forgé à la ressemblance de l'orbite du Soleil et de la Lune, ou encore celui, paradisiaque, d'Aube-Enigma. Dans ces armes effilées s'exalte l'art de « spadassin » de Tsui Hark, fondateur, dès ses débuts, d'un idiosyncratique jiang hu (l'univers parallèle et chevaleresque des arts martiaux) clairement théorisé par son exégète Sam Ho.8 Exemple : dans la conception de Tsui Hark, « les Épées duelles Pourpre et Verte de Huanzhu Louzhou [auteur du roman dont est tiré Zu], sont les projections de la condition spirituelle de l'homme, un état transcendantal qu'il atteint durant les entraînements. »9 Au cours des duels incessants, le cinéaste-démiurge ne cesse d'altérer les décors, ciel, nuages, terre, entrailles de la terre, et d'entretenir le mystère sur l'issue des combats et la position respective des adversaires. Les éclairs, les traces de feu qui anéantissent et purifient, bombardent et restaurent, se répandent dans les airs, contribuent à transformer ces luttes en ballets abstraits athlétiques. Dans tous ses mouvements, on admire la stylisation caractéristique du chevronné action director Yuen Woo-ping, qui avait chorégraphié diverses œuvres de Tsui Hark, ainsi que Matrix (1999) et Tigre et dragon (2000).

8 Le film a coûté 90 millions de HK$, environ 11 620000 euros, dont la moitié pour les effets spéciaux ; il a été financé par les capitaux de la firme chinoise China Star Entertainment Group10, mais il n'a rapporté, en Chine, que 12 millions de HK$. La compagnie américaine Miramax, qui l'a coproduit, devrait le distribuer à l'extérieur dans une version doublée en anglais et remontée. Ce film en dehors de toutes les règles financières ou artistiques (comme The Legend of Zu) n'a pu être réalisé que grâce au boom des films hongkongais fantastiques basés sur les effets numériques.11 Et aussi grâce au fait que Johnny To, cinéaste éclairé, avait été nommé, pour deux années trop brèves, à la tête du département production du China Star Entertainment Group.12

9 Les réactions de la critique hongkongaise ont probablement contribué au relatif échec commercial. L'historien et vétéran de la critique Paul Fonoroff a regretté par exemple que Tsui Hark « n'ait pas passé plus de temps à développer l'intrigue et les personnages ».13 En outre il y eut peu de réactions chaleureuses des fans, comme on peut l'observer dans les commentaires rapportés sur le populaire site hong-kongais hkmdb.com. Le scénariste Liu Damu, qui avait collaboré à plusieurs films précédents de Tsui Hark, y compris le premier Zu, a affirmé à son tour que « The Legend of Zu représentait peut-être un échec, mais qu'expérimenter vaillamment était héroïque ».14 Effectivement, ce maelstrom antinarratif, ce non-sens divaguant sur les sommets de Zu, constitue une expérience visionnaire comparable aux libres excursions de Fellini dans

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l'inconscient et, comme celles-ci, est destinée à l'incompréhension et aux réévaluations successives, au fur et à mesure que les ères géologiques se succèderont.

NOTES

1. Ibid. 2. Sur sa passion de Tsui Hark pour les manga futuristes, voir J. Carbon, «Astro Tsui ! », HK Orient Extrême Cinéma, n°6, p. 30-31. 3. Voir ses croquis et ses storyboards en noir et blanc et en couleurs, et les entretiens avec ses techniciens d'effets spéciaux, dans The Swordsman and His Jiang Hu : Tsui Hark and Hong Kong Film, textes réunis par Sam Ho, Hong Kong, Hong Kong Film Archive, 2002. 4. Sur ce genre et ses racines, il existe une vaste bibliographie internationale. Voir l'entrée « Martial Arts Film » dans Y. Zhang et Z. Xiao (eds), Encyclopedia of Chinese Film, Londres, New York, Routledge, 1998. 5. Voir le dossier sur cette série in HK Orient Extrême Cinéma, n° 6, p. 34-74. 6. Sur ces techniques de combat et d'interprétation, voir le catalogue The Making of Martial Arts Films - As Told by Filmmakers and Stars, Hong Kong, Hong Kong Film Archive, 1999. 7. The Swordsman and His Jiang Hu : Tsui Hark and Hong Kong Film, op. cit., p. 146. 8. Ibid., p. VIII-XIV. 9. Ibid., p. 188. 10. Voir L. Codelli, « Hong Kong, cinema in forte ripresa », Il Giornale dello Spectacolo, 15 février 2002, p. 26. 11. Par exemple, le spectaculaire Stormriders (1998) d'Andrew Lau, interprété par Ekin Cheng (qui allait devenir le Roi-Ciel de The Legend of Zu). Sur ce film et sur le filon qu'il a engendré, voir Y. Dahan, « En quête de virtualité », HK Orient Extrême Cinéma, n° 12, p. 38-45. 12. Johnnie To a créé, au sein du China Star Entertainment Group, une ligne de production ambitieuse et diversifiée, baptisée « One Hundred Years of Films », dont The Legend of Zu constituait l'œuvre la plus élaborée. 13. South China Morning Post, Hong Kong, 16 août 2001. 14. The Swordsman and his Jiang Hu [...], op. cit., p. 193.

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« Sur la pyrotechnie »

Léonard de Vinci

Sur les effets pyrotechniques dans la réalité

1 Si tu veux allumer dans une vaste pièce une flambée qui ne cause aucun dommage, fais ainsi : d'abord, parfume l'air avec une épaisse vapeur d'encens ou quelque autre senteur fortement odorante, puis souffle, ou fait bouillir, et réduis à l'état de vapeur, dix livres d'eau-de-vie.

2 Prends garde toutefois que la pièce soit bien close, et jette à travers la fumée, du vernis pulvérisé, qui flottera au-dessus d'elle ; puis, muni d'une torche, entre brusquement dans la pièce, et aussitôt tout ne sera plus qu'une nappe de feu.1 Sur les effet pyrotechniques en peinture 3 Si tu veux [...] figurer une scène nocturne, tu y introduiras un grand feu ; les choses les plus rapprochées du feu se teinteront davantage de sa couleur, car ce qui est le plus proche de l'objet participe plus complètement de sa nature ; le feu rougeâtre colorera toutes les choses qu'il éclaire d'une teinte tirant sur le feu rouge, et celles qui sont les plus éloignées auront la couleur noire de la nuit. Les figures qui sont entre toi et le feu apparaîtront obscures quand elles se détachent sur la clarté de la flamme, les parties que tu en perçois empruntant leur couleur aux ténèbres nocturnes et non à l'éclat du feu ; celles qui sont sur le côté devront être moitié dans l'ombre et moitié dans la clarté rougeoyante ; celles qui sont au-delà de la pointe des flammes s'illumineront de rouge sur un fond noir.2

NOTES

1. Léonard De Vinci, Carnets, Paris, Gallimard, 1942 (9e édition), p. 131. 2. Ibid., p. 201.

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« La manière de dresser en un bateau un artifice de plaisir1 »

Jean Appier Hanzelet

1 Ordinairement on fait volontiers les feux sur les eaux, afin que les spectateurs les puissent aisément voir par les fenêtres de quelque logis, ou sur un pont : si j'en avais un à faire, je le disposerais selon la figure suivante qui contient au haut d'un mât ou entre deux voiles un soleil ou autre chose comme le nom de quelque Prince ou grand Seigneur qui se peuvent voir bien clarteusement et de longue durée, par le moyen de peaux de parchemin ointes de part et d'autre en forme de tambour de basque, sur lesquelles sera peint ce que vous désirez en épargne ; comme si vous vouliez faire des lettres, il faut toutes les jambes doubles, et le fond bien noir en détrempe avec du noir bien collé : étant sec il faut huiler le tout auprès du feu, et quand vouys avez envie de les voir la nuit il faut y poser entre deux, quelque chandelle ou flambeau et ce qui est épargné comme j'ai dit paraîtra fort bien, au surplus vous aurez des hommes combattants avec des rondaches à feu, coutelas, masses, d'autres qui tireront mousquets, arquebuses, mortiers, étoiles pétantes, balles en l'eau de diverses sortes, comme il est dit en leur lieu ; les autres tireront des fusées en l'air par douzaines, des grosses par demi douzaines ou l'une après l'autre, selon que votre jugement dirigera, ayant dans votre vaisseau des tambours, haut-bois, trompettes qui pourront jouer des fanfares, ou des alarmes selon les actions que vous désirez faire. La figure suivante vous donnera toute intelligence du fait, et à la fin de votre feu vous pouvez mettre le feu à cent ou deux cent patereaux de papier, qui seront tous cloués après des aix, par les bouts des ficelles avec lesquelles ils sont liés, et c'est pour dire à Dieu, et les spectateurs croient que tout est brisé ou brûlé par le tintamarre desdits pétards.

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NOTES

1. La Pyrotechnie : Machines, Artifices de feu pour la guerre & la récréation, Pont-à-Mousson, 1630, p. 251-253.

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Traicté des feux artificielz de joye & de récréation Anonyme, Paris, 1649

NOTE DE L’ÉDITEUR

Dessins aquarellés de Stefano della Bella Chapitre VII : Pour représenter plusieurs sortes d'effets d'artifices par les fusées volantes 1. Fusée à serpenteaux 2. Étoiles 3. Pluie d'or. 4. Fusée prête à tirer en l'air. 5. Saucisson.

1 Pour faire qu'une fusée pète plusieurs coups en montant, faut y attacher des petits saucissons ou bien des pétards chacun à part autour de votre fusée, ainsi que montre la figure E avec de la ficelle, en sorte que quand le saucisson crève donnant son coup il n'endommage la fusée. En après vous ferez aller une étoupe autour de vos pétards ou saucissons pour leur donner feu. Chapitre XVI : La méthode de faire un bonnet chargé de feu d'artifice lequel se tire l'ayant sur la tête et dure longtemps en jetant feu d'artifice 2 Ayant un pot en tête ou chapeau de fer de même que celui dont se sert un homme armé, lequel vous ferez bien doubler de forte futaine et rembourrer par le dedans afin que la tête ne soit étonnée lorsque l'artifice tirera, alors vous ferez des pots bien forts comme montre la figure A autant qu'il en pourra tenir autour dudit chapeau de fer marqué B ayant lesdits deux pots de diamètre la largeur du bord et de longueur la hauteur dudit chapeau, en après vous ferez un second pot fort mince, lequel entre aisément dans le précédant y ajoutant au fond un sac à poudre de deux gros et demi de poudre grenée pour chasser les fusées que l'on mettra dedans de même que montre la figure C mettant un peu de bourre au fond du grand pot pour adoucir le contre coup du moyen pot qui

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est emboîté dedans. Cela fait vous aurez autant de porte feux et de lances que vous aurez de pots à feu, lesquelles lances seront entrées avec ledit porte feu l'un dans l'autre collant une bande de papier autour pour les faire tenir tous deux ensemble les dites lances à feu doivent être toutes de différentes longueurs en sorte qu'étant toutes allumées, à la fois par les toupies, les pots à feu ne laissent pourtant pas de prendre l'un après l'autre, et lorsque vous désirerez changer vos dits pots à feu prenez des serpenteaux tant qu'il y en pourra tenir dans chacun mettant le porte feu au [...] d'iceux posant les bouts amorcés dessus le sac à poudre qui est au fond du pot, tous vos pots étant ainsi chargés vous les tirez autour dudit chapeau le plus ferme et droit que pourrez et y mettrez de la bourre par dessus avec un petit rond de carte du diamètre du pot pour empêcher que les étincelles qui tombent des lances n'y mettent le feu durant le temps qu'il y doit être, le tout étant ainsi fait vous aurez un chapeau ou bonnet d'artifice tout achevé de même que montre la figure D lequel se couvre ordinairement d'or [...] afin de cacher l'artifice et lui donner plus belle forme. La lettre F vous montre un homme qui en a un tout allumé sur la tête et lorsque désirerez le tirer il sera besoin que celui sur la tête duquel on le mettra ait un capuchon ou domino de la façon de ceux que portent ordinairement les prêtres afin d'empêcher que les étincelles ne brûlent ses cheveux ou son habit. Chapitre XVII : les feux d'artifice de table. - Comme l'on fait des chandelles d'artifice lesquelles jettent plusieurs petites fusées. 3 Pour faire les chandelles à feu, il faut avoir un rouleau tourné de la grosseur du pouce sur lequel roulerez votre grande cartouche faite de carton, ou bien en ferez faire une de fer blanc de la grosseur d'une grosse chandelle ainsi que vous montre la figure A. En après, vous aurez un rouleau plus menu que l'autre, en sorte que les petits pots roulés dessus entrent à l'aise dans la grande cartouche. A. Et lorsque vous aurez plusieurs petits pots de faits ayant deux tours de carton seulement vous en prendrez un auquel attacherez un petit sac à poudre rempli de poudre grenue la plus fine pour chasser les petits serpenteaux comme le marque B. Puis vous y ajouterez par dessus ce pot D. mettant les petits serpenteaux autour du porte feu du second pot C. Après vous prendrez encore un pot que vous ajouterez par-dessus celui C et ainsi l'un après l'autre tant qu'il y en ait assez pour emplir le grand carton les emboîtant l'un sur l'autre comme F dans D et G dans F. Cela étant ainsi il faut ajouter au bout non égorgé de la grande cartouche un morceau de chandelle soit de suie ou de cire, de la longueur d'un pouce faisant en sorte qu'un des bouts du lumignon entre dans le bout du dernier porte feu jusques à la poudre de peur qu'il ne manque à prendre feu, l'autre bout de dessus du lumignon servira pour l'allumer. Tout cela étant proprement fait faut la tremper depuis un bout jusqu'à l'autre dans du suif ou de la cire en sorte qu'elle ait la façon d'une vraie chandelle. Et alors que désirerez vous en servir faut la mettre sur la table avec d'autres véritables chandelles et le feu ayant consommé le petit bout de chandelle ajouté et gagné la poudre du porte feu fait sortir les fusées en l'air au grand étonnement de toute l'assemblée comme le montre la figure H. L'on peut faire souder quatre de fer blanc ensemble en forme de flambeau de cire pour jeter davantage d'artifices. Chapitre XXVIII : L'ordre qu'il faut tenir et observer pour construire bien un feu de joie 4 Premièrement pour faire votre échafaud soit sur terre ou sur l'eau le batissant sur des bateaux lui donnant telle grandeur et forme que vous semblera, soit carré, rond, en triangle ou telle autre forme qui vous plaira. Cela fait vous placerez dessus vos figures ou machines comme il est représenté par les figures A et C, un Persée qui descend des

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nues afin de délivrer Andromède lesquelles figures doivent être bien peintes, faites de telle étoffe que bon vous semblera, [ ?] les formes d'osier couvertes de papier ou toile.

5 Alors il sera à propos de disposer et placer vos pièces d'artifice, et pour faire un beau feu je voudrais mettre tout autour en dedans votre échafaud des tables en orgues en sorte que l'une étant finie donnerait feu à la suivante ce qui serait pour durer un grand temps comme la figure D vous représente. Vous attacherez vos brains doubles couchés chargés de pots à vétilles pour tirer par terre comme montre la figure E. Vos lances à feu seront clouées tout autour de l'échafaud par dehors attachant l'une droite l'autre couchée, même vous pouvez en mettre triple rang et en attacher aux piliers de l'échafaud si bon vous semble. Vos parte-mens en graisse seront placés en dedans de l'échafaud aux coins ou le long des saucissons volants s'il y en a beaucoup ainsi que montre la figure F. Les petits partemens s'attachent en dehors. Les girandoles s'attachent d'ordinaire aux coins ou à la face du feu comme la figure G. Tout cela étant ainsi bien disposé alors la corde amorce doit être en usage qui doit être un peu grosse la quelle vous ferez passer et tenir à toutes les lances à feu qui doivent avoir chacune un saucisson revêtu, la même étoupe y doit aussi passer (ce que l'on appelle étoupiller) par toutes les autres grandes pièces du feu comme orgues, pots à feu, partements, girandoles et autres si ce n'est quelques pièces où désiriez mettre le feu à la main. Maintenant votre feu étant allumé tout à la fois ne laissera pas de tirer d'ordinaire lequel fera un grand effet et réussira selon votre dessein, les choses ayant été faites comme il a été enseigné ci-devant, l'on peut faire et inventer grand nombre de changements dans un feu d'artifice comme de faire avancer, reculer et tourner des figures par le moyen des fusées et roues à feu.

6 L'on peut faire représenter un phénix, qui allumera le feu avec ses ailes.

7 L'on peut armer des hommes lesquels se combattront dans un feu avec des rondaches en forme de girandoles, des coutelas et masses de bois creux garnies de fusées proprement la tête de l'un contre le col de l'autre.

8 L'on fait allumer souvent les feux par des figures conduites avec les fusées sur des cordes ainsi que la figure de ce chapitre montre un cavalier tirant une lance.

9 Vous pouvez faire un dragon ou aigle qui descend et mette le feu au château.

10 Faire un Cupidon qui tire de bas en haut le long d'une corde, une flèche attachée avec une fusée pour envoyer à un lieu désiré, il faut que la corde soit bien frottée de savon et plus raide et bandée que celles qui descendent de haut en bas [ ?] vont si vite et doucement que l'on veut étant retenues par quelqu'un à la senestre d'une seconde corde.

11 Vos fusées doivent être bien attachées à la canonnière qui entre dans la corde, l'on y attache quelquefois deux fusées la tête de l'une contre la gorge de l'autre liées ensemble au canon de bois creux l'une étant allumée et finie en courant le long de la corde donnera feu à l'autre qui la fait retourner en son premier endroit, l'on peut former sur les fusées telle figure que bon vous semblera.

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L’âge de l’explosion

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Un feu d'artifice improvisé ? Les effets pyrotechniques chez Méliès

Jacques Malthête

NOTE DE L’ÉDITEUR

Remerciements à Abdul Alafrez et Patrick Vautrin. Un jour, ils ont mis le feu au jardin, avec la boîte à poudre. Celui qui tenait la boîte a eu la figure toute roussie Jehanne d'Alcy (Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française, 17 juin 1944)

1 Durant l'été 1905, Georges Méliès réalise un film comique de 60 mètres - Un feu d'artifice improvisé1 -, que son fils, André, alors âgé de quatre ans, lui aurait inspiré. L'histoire est assez sommaire : de mauvais plaisants entourent de pièces d'artifice un ivrogne qui cuve son vin au pied d'un réverbère. Après la mise à feu et l'explosion des fusées, le clochard (joué par Méliès) se réveille, affolé, et exécute pirouettes et cabrioles.

2 Il ne faudrait pas croire pour autant que les effets pyrotechniques imaginés par les premiers cinématographistes n'étaient pas soigneusement préparés ni introduits à bon escient. Ils peuvent même fonctionner, comme chez Méliès, selon des codes assez précis ; c'est ce que démontre une analyse de ses films sauvegardés2. Pour permettre au lecteur de confronter nos conclusions avec les films eux-mêmes, nous détaillerons quelques exemples pris dans le montage, aisément accessible, que la chaîne Arte a récemment édité en cassette vidéo3.

3 Rappelons tout d'abord que les spectateurs des premières bandes cinématographiques ont tout de suite été fascinés par cet écran magique où les images s'animent comme dans la vie, où se trouvent restitués l'écume des vagues qui déferlent, le frémissement des feuilles dans les arbres, les tourbillons de fumées et de vapeurs, les flammes qui

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dansent... En mettant ses talents d'artificier4 - qu'il exerce, depuis huit ans déjà, sur la scène du théâtre Robert-Houdin5 - au service du spectacle cinématographique, Méliès va brillamment entretenir le pouvoir d'attraction des effets pyrotechniques : fumées, explosions, flammes et feux follets vont, en effet, pimenter ses sketches magiques, ses films comiques et ses féeries depuis le Manoir du diable en 1896 jusqu'au Chevalier des Neiges en 1912, sans oublier quelques-unes de ses actualités reconstituées comme Combat naval en Grèce (1897) ou Éruption volcanique à la Martinique (1902, copie non repérée).

4 Méliès n'a cependant presque rien livré de cet aspect de son art ; toujours très avare de détails sur la manière dont il réalisait ses « effets spéciaux », il ne fera qu'évoquer - à trois reprises -l'emploi de la pyrotechnie, bien après l'achèvement de sa carrière cinématographique.

5 En 1925, en répondant à une interview de G.-Michel Coissac : Je fis appel à des moyens qui peuvent se répartir en six grandes classes : les trucs par arrêt, les truquages photographiques, les trucs de machinerie théâtrale, les trucs de prestidigitation, les trucs de pyrotechnie, les trucs de chimie6. [...] J'ai employé le feu sous toutes ses formes dans les effets d'incendie, les explosions et les scènes diaboliques [...].7

6 Quelques mois plus tard, dans un article publié dans Ciné-Journal : J'employai en même temps le feu sous toutes ses formes dans les scènes diaboliques. 8

7 Enfin en 1935, dans ses fameux « Mémoires », écrits à la troisième personne : À la fin de sa carrière, en employant simultanément la machinerie théâtrale, bien dissimulée, certains procédés de prestidigitation, tous les truquages photographiques qu'il avait trouvés l'un après l'autre, les surimpressions, les fondus, également de son invention, ainsi que tous les effets de feu que peut produire la pyrotechnie, il était arrivé à dérouter complètement l'esprit des spectateurs les plus perspicaces, et prenait réellement figure de sorcier réalisant l'impossible avec la plus grande facilité.9

8 De fait, les effets pyrotechniques ont chez Méliès le statut des trucages : conçus et cinématographiés sur la scène du studio de Montreuil, ils sont ensuite systématiquement ajustés avec une grande précision au montage du négatif. En voici l'inventaire raisonné, dans l'ordre de fréquence décroissante. Fumées 9 Le nuage de fumée constitue de loin l'effet le plus récurrent. Il peut être produit instantanément par une petite explosion, probablement avec du pulvérin (une poudre à canon finement divisée qui s'enflamme très facilement), ou bien diffusé copieusement à partir du sol du studio à l'aide d'un dispositif fumigène. Les pièces fumigènes utilisées dans ce cas - outre les feux d'artifice proprement dits qui dégagent parfois d'abondantes fumées - étaient à l'époque composées de divers ingrédients, en général de la poudre de zinc mélangée à un comburant10. Pour les petites émissions de fumées, on devait se contenter de mettre classiquement en contact des vapeurs d'acide chlorhydrique et d'ammoniaque qui produisent une fumée blanche formée de particules solides de chlorure d'ammonium11. Effet de fumée instantané 10 Il est toujours introduit après un arrêt de caméra quand il se substitue au personnage - ou à l'objet - qui disparaît (une coupe permet souvent d'abréger la présence du nuage qui masque la scène12). Les diables, diablotins, gnomes et autres génies sont les plus

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nombreux à disparaître de la sorte ; puis ce sont les illusionnistes, sorciers et autres enchanteurs qui s'évaporent ainsi.

11 Citons le Manoir du diable (disparition de Satan, d'après les catalogues Méliès anglais et français, à la fin du film dont l'unique copie subsistante est mutilée), Illusions fantasmagoriques (1898, disparition de l'illusionniste), le Diable au couvent (1899, disparition du diable), la Pyramide de Triboulet (1899, disparition de marquises, d'après le catalogue Méliès de 1900, film non sauvegardé), Cendrillon (1899, disparition d'un gnome), l'Homme-Orchestre (1900, à la fin du film, l'acteur éponyme - Méliès - disparaît dans un nuage de fumée), Barbe-Bleue (1901, chassé par une fée, le diable apparu dans le cauchemar de la femme de Barbe-Bleue, s'escamote dans un nuage de fumée), la Flamme merveilleuse (1903, disparition d'un valet de scène), le Royaume des fées (1903, disparition d'un démon), l'Enchanteur Alcofrisbas (1903, disparition de l'enchanteur), Faust aux enfers (1903, disparition de Faust), Damnation du docteur Faust (1904, disparition de Méphisto qui s'est emparé du corps de Marguerite) ; le Diable noir (1905, disparition du personnage éponyme) ; le Palais des mille et une nuits (1905, disparition des génies du feu) ; les Quat' Cents Farces du diable (1906, disparition de Satan et de Crackford) ; Satan en prison (1907, disparition de quatre chaises) ; le Génie du feu (1908, disparition d'une femme) ; le Chevalier des Neiges (disparition de diablotins).

12 Inversement, et moins fréquemment, la fumée est produite avant la substitution lorsqu'il s'agit de faire apparaître un diable ou une fée ; mais là encore, pour des raisons de commodité scénographique13, l'explosion du mélange pyrotechnique qui produit la fumée précédant l'apparition, est elle-même introduite sur la bande après un arrêt de caméra. À l'instar des disparitions, ce sont les diables et les gnomes qui surgissent le plus souvent des fumées, suivis de près par les fées.

13 Citons - encore - le Manoir du diable (apparition d'un gnome), les Rayons X (1898, apparition d'une fée, d'après le catalogue Méliès de 1900 ; film non sauvegardé), la Lune à un mètre (1898, apparition d'un diable), Cendrillon (apparition de la fée-marraine), Barbe-Bleue (dans la chambre interdite, le diable apparaît sur un billot, dans un nuage de fumée), la Guirlande merveilleuse (1902, apparition d'un diable), le Tonnerre de Jupiter (1903, apparition de Jupiter), les Quat' Cents Farces du diable (apparition d'une malle). Pauvre John (1907, apparition d'une femme), Hallucinations pharmaceutiques (1908, apparition d'un fantôme), le Chevalier des Neiges (apparition d'un dragon).

14 Ces disparitions et apparitions instantanées se déclinent donc de la façon suivante : • la disparition, qui précède le nuage de fumée, nécessite deux collures de retouche (une première, associée à un arrêt de caméra, pour substituer le nuage de fumée au personnage ou à l'objet qui disparaît et, le plus souvent, une autre pour écourter la présence de la fumée dans le champ de la caméra)14 ; • l'apparition, qui suit le nuage de fumée, nécessite également deux collures de retouche associées à des arrêts de caméra (l'une pour faire apparaître le nuage de fumée, l'autre pour faire apparaître le personnage ou l'objet). Autres fumées

15 Lorsqu'elles sont très abondantes, les fumées sont associées à des situations « brûlantes », comme des incendies (fumée du château en feu dans le Royaume des fées ; fumée lors de l'arrivée sur le Soleil, 22e tableau de Voyage à travers l'impossible), les fumées et vapeurs des hauts fourneaux (Voyage dans la lune, 1902, dans le plan consacré à la fonte du canon géant ; et Voyage à travers l'impossible) et les scènes infernales (fumée qui s'élève du sol au début du Cake-Walk infernal, 1903, ainsi que la grosse fumée finale,

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écourtée par une coupe) ; elles sont coloriées entièrement en rouge dans les rares copies couleurs sauvegardées.

16 Parfois, elles se font plus discrètes. Produites par la cassolette du magicien, elles sont douées d'un pouvoir magique qui fait mystérieusement apparaître une dame de cœur en chair et en os dans les Cartes vivantes (1904, l'illusionniste - Méliès-fait brûler les morceaux de la dame de cœur d'un jeu de cartes, qu'il a fait grandir puis déchiré), surgir un sorcier dans le Palais des mille et une nuits, s'élever dans les airs un brahmine (les Miracles du Brahmine, 1900) ou des bulles de savons (les Bulles de savon animées, 1906).

17 Elles sont les vapeurs et les gaz d'échappement de divers engins : une locomotive dans Voyage à travers l'impossible et dans Robert Macaire et Bertrand (1906), l'Automabouloff et le sous-marin de Voyage à travers l'impossible, la locomotive du train diabolique des Quat' Cents Farces du diable. Un examen attentif de ce dernier film permet même de relever un petit effet scatologique lorsque le cheval apocalyptique, mis à rude épreuve, est victime d'une flatulence.

18 Certaines fumées peuvent, enfin, donner lieu à d'intéressants effets de couleurs comme dans la Fée Carabosse (1906) où la fumée produite par le brasier, dans lequel Carabosse vient de faire rougir la lame d'un poignard, passe du rouge au vert, lorsque la sorcière charge l'arme fatale d'aller frapper le troubadour qui s'est moqué d'elle. Explosions 19 En dehors des petites explosions fumigènes déjà mentionnées, d'autres explosions servent à expulser violemment des charges de poudre de riz15 associées à des coups de feu : le nuage de poudre, exagérément abondant, est là pour suppléer l'absence du bruit - très prisé au théâtre - du coup d'arme de poing (Attentat contre maître Labori, 1899 ; l'Hôtel des voyageurs de commerce, 1906), d'arquebuse (Jeanne d'Arc, 1900), de fusil (Jacket Jim, 1903 ; les Incendiaires, 1906 ; Robert Macaire et Bertrand ; la Douche d'eau bouillante, 1907 ; À la conquête du Pôle, 1911) ou du coup de canon (le Cabinet de Méphistophélès, 1897, d'après les catalogues Méliès anglais et français16, film non sauvegardé ; Combat naval en Grèce ; Voyage dans la Lune, à la fin du plan montrant la mise à feu du canon géant17 ; les Hallucinations du baron de Munchausen, 1911 ; À la Conquête du Pôle) ; dans la plupart des cas, cet équivalent visuel du bruit du coup de feu devait de toute façon être souligné par un bruitage à la projection.

20 Des explosions fumigènes plus comiques - et parfois plus importantes -, que celles qui accompagnent les apparitions et disparitions magiques et féeriques précédemment évoquées, font éclater des corps (le corps du gros lutteur sur lequel saute son adversaire dans Nouvelles Luttes extravagantes, 1900 ; les carapaces des six Sélénites, vaporisées dans Voyage dans la Lune ; le diable contrefait du Cake-Walk infernal (ce diable extravagant - joué par Méliès - explose après avoir exécuté une danse comico- acrobatique ; on distingue le support de la pièce pyrotechnique après l'explosion) ; un agent de police et un douanier dans le Raid Paris - Monte-Carlo en deux heures, 1905) ; des têtes (la tête en caoutchouc de l'apothicaire dans l'Homme à la tête en caoutchouc, 1901 ; le ballon transformé en tête de mort dans Bob Kick, l'Enfant terrible, 1903) ; des engins (le moteur du sous-marin dans Voyage à travers l'impossible, une goudronneuse dans le Raid Paris - Monte-Carlo en deux heures) ; divers ustensiles (une bougie dans l'Auberge ensorcelée, 1897 ; la table de nuit ensorcelée du Locataire diabolique, 1909).

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21 D'autres fumées soudaines, et plus dramatiques, soulignent l'éclatement d'un obus (les Dernières Cartouches, 1897) ou d'un aérostat (Catastrophe du ballon « le Pax », 1902, d'après deux photographies de plateau de ce film non sauvegardé18). Feux de Bengale et soleils 22 Il faut bien reconnaître que, chez Méliès, les pièces d'artifice lumineuses proprement dites sont finalement assez rares ; on en dénombre deux types seulement : le feu de Bengale (composition fusante dégageant de nombreuses étincelles) et le soleil (roue mobile autour d'un axe horizontal, sur la circonférence de laquelle sont fixées des cartouches chargées d'une composition fusante qui produit également des étincelles), ces pièces étant composées des constituants de la poudre en diverses proportions (un mélange de charbon, de soufre et de salpêtre), avec parfois l'adjonction de métaux pour produire des gerbes d'étincelles19.

23 Citons Voyage à travers l'impossible (tête solaire crachant du feu après avoir avalé le train) ; la Cascade de feu (1904, pluie d'étincelles) ; le Palais des mille et une nuits (dragon crachant du feu) ; le Dirigeable fantastique (1905, étoile filante et pluie d'étincelles) ; les Quat' Cents Farces du diable (feux suivant la disparition de Satan, éruption du Vésuve, pluie d'étincelles à la fin du film) ; l'Alchimiste Parafaragaramus (1906, pluie d'étincelles crachée par une cornue) ; la Fée Carabosse (dragon crachant du feu ; poignard ensorcelé) ; Éclipse de Soleil en pleine Lune (1907, pluie d'étincelles) ; Pauvre John (gargouilles crachant du feu) ; le Génie du feu (pluie d'étincelles) ; les Hallucinations du baron de Munchausen (dragon crachant du feu) ; Cendrillon (1912, disparition d'un chaudron entouré d'étincelles) ; le Chevalier des Neiges (dragon crachant du feu).

24 Le soleil - pièce d'artifice - ne se rencontre, apparemment, qu'à partir de 1904 : dans le 19e tableau (« La traversée des astres ») de Voyage à travers l'impossible, dans le 28e tableau (« Un orage de feu ») des Quat' Cents Farces du diable et dans le 23e tableau de À la conquête du Pôle, lorsque l'aérobus passe près du Soleil20. Éruption volcanique à la Martinique (1902) 25 Bien que ce film soit considéré comme perdu, il est l'une des actualités reconstituées de Méliès les plus citées, et mérite à ce titre qu'on s'y arrête dans le cadre de cette étude.

26 D'après les photographies de plateau conservées21, on peut raisonnablement supposer que Méliès a fait brûler un feu de Bengale, riche en métaux finement divisés22, au sommet de la maquette de la montagne Pelée, comme il le fera quatre ans plus tard pour représenter une éruption du Vésuve dans les Quat' Cents Farces du diable, selon une pertinente supposition de Georges Sadoul23.

27 Sans citer précisément leurs sources, René Jeanne et Charles Ford24 nous indiquent que l'éruption fut réalisée à l'aide de « quelques mètres de toile, quelques litres d'eau colorée, des cendres et du blanc d'Espagne [carbonate de calcium naturel très pur, réduit en poudre] » ; pour Madeleine Malthête-Méliès25, de l'empois d'amidon était versé « tout doucement en partant du haut de la maquette [pour] figurer la lave en fusion. [...] [Des] petits bouts de papier, et du bois vert [étaient brûlés de façon à ce] que la fumée sorte par le trou percé au faîte de la montagne », et pour John Frazer26, « [the] model of Mount Pelée was constructed of cardboard and plaster ; the eruption created by a combination of flashing lights, powdered chalk, and cinders » (la maquette de la montagne Pelée était faite de carton et de plâtre ; l'éruption était reproduite en combinant une flamme de Bengale, de la craie et des cendres, traduction J. M.).

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28 Zecca fit le même film - une copie est conservée par la Cinémathèque française - pour Pathé (Catastrophe de la Martinique, n° 544 du catalogue Pathé, mai 190227). Dans une interview qu'il accorda en 1932 à Francis Ambrière, Zecca raconte comment il reconstitua l'éruption. Une vaste toile de fond représentait la ville de Saint-Pierre et, au-dessus d'elle, le Mont Pelé en plein ciel ; au premier plan, un vaste baquet d'eau jouait le rôle de la mer. Quand tout fut prêt, je disposai mes hommes : l'un d'eux, caché derrière le Mont, devait faire brûler du soufre ; un autre, sur une échelle, hors de l'objectif, surveillait un grand plateau destiné à rabattre la fumée sur le décor, pour mieux simuler la lave ; un troisième, également perché sur une échelle, jetait habilement des poignées de sciure de bois qui figuraient la pluie des cendres ; un quatrième secouait le baquet pour imiter les vagues et, à la fin, il précipitait son contenu sur le bas de la toile de fond : c'était le raz de marée !28 Flammes

29 Les flammes peuvent avoir le même pouvoir magique que les fumées sortant de la cassolette de l'illusionniste ou du sorcier, pour faire apparaître la photographie d'une femme (le Portrait spirite, 1903), faire monter dans les airs une femme en catalepsie (l'Enchanteur Alcofrisbas) ou faire sortir quelques poules d'un gros œuf (le Fakir de Singapour, 1908). En surimpression, elles permettent à une femme de danser dans le feu (le Revenant, 1903), à un ange et à deux fées d'apparaître dans le Chevalier des Neiges. Comme les nuages de fumée qui suivent une disparition, les flammes sont, par exemple, l'avatar d'un voile et des deux diablotins qui se le disputent (le Cake-Walk infernal) ou d'une sorcière qui se transforme en flammèches (le Royaume des fées), tous ces trucages étant, bien sûr, réglés avec précision par de judicieux arrêts de caméras. Grandes flammes 30 S'il a, comme on l'a vu, une préférence marquée pour les effets de fumée, Méliès n'hésite

31 cependant pas à recourir à des flammes de grande taille - dont l'attrait est magnifiquement rehaussé par l'application de coloris - dans les scènes diaboliques {Danse du feu, 1899 ; les flammes accompagnant la farandole formée par la troupe de danseurs et de diables dans le Cake-Walk infernal ; grande flamme sortant d'un seau dans le Puits fantastique, 1903 ; grande flamme sur un tabouret dans la Flamme merveilleuse, 1903 ; le Chaudron infernal, 1903, qui crache une grande flamme à chaque fois que le diable y jette le corps d'une femme et lorsque celui-ci y plonge lui-même ; grandes flammes dans les tableaux « Les déesses antiques » et « La descente aux enfers » de Faust aux enfers ; grande flamme sortant d'un cuveau dans le Baquet de Mesmer, 1905) et dans les tableaux représentant des éruptions (Voyage dans la Lune, après que les astronomes ont observé un magnifique clair de Terre ; Voyage à travers l'impossible, lors de l'arrivée sur le Soleil).

32 Dans les copies couleurs sauvegardées, les flammes sont, de fait, d'un « effet saisissant » 29 et présentent les mêmes caractéristiques : elles sont coloriées en rouge vif avec un pourtour jaune, ce qui résulte très probablement de l'application d'un jaune vif sur toute la surface occupée par la flamme, puis d'un magenta en son centre30. Feux follets 33 Il s'agit toujours de surimpressions : des torches sont tenues par des personnages revêtus de noir, qui circulent sur la scène à la manière des modèles de Marey entièrement recouverts de noir, dont seuls les lignes et les points brillants, marquant sur leur corps les principales parties du squelette, impressionnaient l'émulsion de la

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plaque photographique31. Citons le Cake-Walk infernal (des feux follets sont présents pendant une bonne partie du film, ainsi que de petites flammes qui se déplacent au ras du sol à la fin du film, après que le diable a disparu dans la fosse de scène) ; les feux follets du 17e tableau du Palais des mille et une nuits ; ceux du Chevalier des Neiges. Flambeaux, torches 34 Enfin, flambeaux et torches se rencontrent assez banalement dans quelques films tels que le Cake-Walk infernal (quatre diables portant des torches viennent gesticuler à l'avant-scène, au début du film), le Royaume des fées (deux diables tiennent des flambeaux), le Palais des mille et une nuits (la fée de l'or guide le prince, un flambeau à la main ; des fantômes se déplacent avec des flambeaux), ainsi que dans le Génie du feu et les Hallucinations du baron de Munchausen.

35 Au terme de ce rapide recensement, on aura remarqué que les pièces d'artifices utilisées par Méliès sont, somme toute, assez peu variées, comme l'étaient du reste celles des scènes de théâtre à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Cependant, en grand praticien de l'arsenal pyrotechnique au théâtre Robert-Houdin depuis 1888, il a su adapter ses compétences aux scènes enregistrées pour le spectacle cinématographique, en privilégiant les effets de fumée, introduits et ajustés avec la précision qui caractérisent tous ses trucages. L'analyse de ces effets montre, en outre, que les disparitions fumigènes l'emportent de beaucoup sur les apparitions enfumées. Méliès avait aussi, mais dans une moindre mesure, une prédilection pour les flammes, parfois énormes, si propices aux effets de couleurs éblouissants.

36 Il reste, bien sûr, à étendre cette étude préliminaire aux éditeurs de films contemporains de Méliès.

BIBLIOGRAPHIE

A M. J. Moynet, l'Envers du théâtre. Machines et décorations, coll. Bibliothèque des merveilles, 2e édition, Paris, Librairie Hachette et 0e, 1874.

Georges Moynet, la Machinerie théâtrale. Trucs et décors, Paris, À la librairie illustrée, s.d. [1893].

« Artifices. II. Technologie » in Marcellin Berthelot (dir), la Grande Encyclopédie. Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une société de savants et de gens de lettres (31 vol.), Paris, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, 1885-1902, vol. 4, p. 16-17.

John Conkling, « Les feux d'artifices », Pour la science, n° 155, septembre 1990, p. 32-38.

Didier Mandin, Yann Métayer, la Pyrotechnie, coll. Les mémentos du spectacle, Asdec, éd. As et Irma, Paris, 1997.

NOTES

1. Un clin d'œil aux cinématographistes, amateurs d'artifices ? Ce film a été déposé à la Library of Congress (Washington) le 22 juillet 1905 ; n° 753-755 du catalogue Méliès ;

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titre anglais : Unexpected fireworks ; film sauvegardé (voir Essai de reconstitution du catalogue français de la Star-Film, suivi d'une analyse catalographique des films de Georges Méliès recensés en France, Service des Archives du film, CNC, Paris, 1981, p. 232-233). 2. Pour notre part, nous recensons - au 1er janvier 2001 - 194 titres conservés sur les 520 ± 5 édités par Méliès de 1896 à 1913, soit 38 % de la totalité de sa production et 46 % de ses films de fiction. 3. Jacques Mény, « Une séance Méliès », Méliès, le cinémagicien, La SeptA/idéo, Paris, 1997. Ce montage comprend les 15 titres suivants (les films comportant des effets pyrotechniques sont marqués d'un astérisque) : Un homme de têtes (1898), Voyage dans la Lune* (1902), le Cake-Walk infernal* (1903), te Tripot clandestin (1905), te Mélomane (1903), te Chaudron infernal* (1903), l'Homme à la tête en caoutchouc* (1901), les Cartes vivantes* (1904), tes Affiches en goguette (1905), te Locataire diabolique* (1909), te Roi du maquillage (1904), te Thaumaturge chinois (1904), Barbe-Bleue* (1901), Nouvelles Luttes extravagantes* (1900), l'Homme-Orchestre* (1900). 4. « Cette question d'éclairage était singulièrement gênante pour tourner ce genre de films où s'accumulaient les truquages : photographiques, mécaniques, même pyrotechniques (mon père composait lui-même les feux d'artifice qu'il employait fréquemment). » André Méliès, Souvenirs sur mon père, chapitre V- « Les prises de vue » (manuscrit écrit à la demande d'Henri Langlois, secrétaire général de la Cinémathèque française, dans le cadre de la commémoration du centenaire de la naissance de Georges Méliès, Paris, 1961). Un texte légèrement différent a été publié dans le Bulletin de l'association « Les Amis de Georges Méliès - Cinémathèque Méliès », n° 17, 2e semestre 1990, p. 21-22. 5. On relève des coups de feu dans la Stroubaïka persane en 1888 ; en 1890, dans /e Valet de trèfle vivant et le Nain jaune (le personnage éponyme apparaissait dans un nuage de fumée) ; en 1891, dans te Décapité récalcitrant. En 1892, John Patt de Cok éclate dans te Charlatan fin de siècle, et l'on note une autre explosion dans te Daï Kang. En 1894, des feux follets courent sur scène dans te Château de Mesmer (voir Jacques Malthête, Méliès, images et illusions, Paris, Exporégie, 1996, p. 33-41). 6. La distinction que fait ici Méliès entre pyrotechnie et chimie n'est pas claire. 7. G.-Michel Coissac, Histoire du Cinématographe. De ses origines jusqu'à nos jours, Paris, Éditions du « Cinéopse », Librairie Gauthier-Villars et Cie, 1925, p. 379-380. D'après Maurice Noverre (Le Nouvel Art cinématographique, 2e série, n° 5, Brest, janvier 1930, p. 86), te Cabinet de Méphistophélès (1897, film non sauvegardé) serait le « premier film à effets de feu ». D'après les catalogues anglais et français qui subsistent, ce film de trois minutes commençait par nous montrer Méphistophélès affairé autour d'un feu. Après s'être changé en vieux devin pour dire la bonne aventure à un seigneur venu avec son domestique, il disparaissait dans un nuage de fumée pour reparaître sous la forme d'un spectre, dont la tête voltigeait à travers la pièce. Redevenu devin, il présentait aux deux hommes une jeune princesse, les mettait en face du Temps, déplaçait, sans la toucher, une table qu'il transformait en canon. Pointé sur le domestique, le canon déshabillait ce dernier en crachant flammes et fumées, le changeait en un énorme cruchon et l'enfermait avec le seigneur dans une cage apparue mystérieusement au milieu de la pièce. Une bonne fée les délivrait, et, grâce au talisman qu'elle leur donnait, leur permettait d'enfermer Méphisto dans la cage et de le changer en âne. Le seigneur et son domestique s'en allaient, et la cage disparaissait brusquement, ainsi que Méphisto. 8. Ciné-Journal, Paris, 1926, n° 888, 3 septembre, p. 9, 11, 12 ; article reproduit in Jacques Malthête, op. cit., 1996 (le passage cité figure p. 139).

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9. Georges Méliès, « Mes mémoires » in Maurice Bessy et Giuseppe Maria Lo Duca, Georges Méliès, mage, Paris, Prisma, 1945 ; réédition (édition du centenaire) : Maurice Bessy et Giuseppe Maria Lo Duca, Georges Méliès, mage, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1961, p. 189. 10. Généralement du nitrate de potassium ; la fumée est alors majoritairement formée de fines particules blanches d'oxyde de zinc. De nos jours, c'est plutôt le tétrachlorure de titane seul qui est utilisé : exposé à l'air humide, il s'hydrolyse en oxychlo-rures solides et finement divisés, qui produisent d'épaisses fumées blanches. 11. Le chlorure d'ammonium était parfois directement ajouté au mélange zinc-salpêtre susmentionné pour renforcer l'effet de fumée. 12. À la fin de l'Homme à la tête en caoutchouc, par exemple, la fumée qui suit l'explosion de la tête disparaît précocement (voir Jacques Malthête, « Méliès, technicien du collage », in Madeleine Malthête-Méliès, dir., Méliès et la naissance du spectacle cinématographique, Paris, Klincksieck, 1984, p. 179). 13. II était à l'évidence plus simple - et plus rentable étant donné les possibles ratés - de filmer l'explosion à part, ce qui permettait en outre d'éliminer les images indésirables de début de prise, comme un cordeau d'allumage apparent ou un éclair éblouissant produit par l'explosion. Sur ce sujet, on pourra se reporter à Jacques Ducom, Le Cinématographe scientifique et industriel - Traité pratique de cinématographie, 2e édition, Paris, Albin Michel, s.d. [1924], p. 294-295 (« 4°. Apparition ou disparition des personnages au milieu des fumées, des flammes : moyen de préparer ces dernières »). 14. Sur les différents types de coupes et de collages, voir Jacques Malthête, « Le collage magique chez Edison et Méliès avant 1901 », Ciném Action, n° 102, Condé-sur-Noireau, Corlet/Paris, Télérama, 1er trimestre 2002, p. 96-109, et références citées. 15. Témoignage d'André Méliès (1980). 16. Voir supra le texte descriptif (note 7). 17. La fumée du canon est invisible dans la plupart des copies acétate recadrées. 18. Jacques Malthête, Méliès, images et illusions, op. cit., p. 108. 19. La nature et la proportion des composants des feux de Bengale et des soleils varient bien sûr selon l'effet souhaité. Les comburants sont principalement le nitrate (salpêtre) ou le chlorate de potassium, les combustibles les plus courants sont le charbon de bois, le soufre, la gomme laque, et, pour obtenir des gerbes d'étincelles, des métaux comme le magnésium, le zinc ou le fer, sont ajoutés sous forme de poudre, de tournure ou de limaille, la durée de combustion dans l'oxygène de l'air, et donc l'incandescence, étant proportionnelle à la grosseur des particules métalliques (cf. note 21 ). Si ces pièces d'artifice peuvent prendre toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, on imagine bien que les feux blancs suffisent lorsqu'on filme en noir et blanc. Il n'est cependant pas exclu que Méliès et ses contemporains se soient également servis de feux bleus (obtenus, entre autres, à l'aide de sels de cuivre) pour obtenir une forte luminosité, les émulsions de l'époque (orthochromatiques) n'étant sensibles qu'aux courtes longueurs d'onde. Voir Jacques Ducom, op. cit., p. 313 (« 17°. Les Lumières artificielles, effets que l'on peut obtenir ; reproduction des feux d'artifices »). 20. Dans ce dernier film, la pièce d'artifice s'arrête malencontreusement de fonctionner avant la fin du panorama. 21. Deux photos différentes ont été conservées : l'une est reproduite dans Maurice Bessy et Giuseppe Maria Lo Duca, op. cit., p. 73 et Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, vol. 2, « Les pionniers du cinéma (de Méliès à Pathé), 1897-1909 », Paris, Denoël,

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1978, p. 199, l'autre dans John Frazer, Artificially Arranged Scenes, G.K. Hall and Co., Boston, 1980, p. 94. 22. Ces projections incandescentes étaient classiquement obtenues avec un mélange de magnésium, de zinc, de limaille de fer, de poudre de charbon de bois, de nitrate de potassium et de fleur de soufre, que l'on allumait à l'aide d'une mèche, préalablement trempée dans une solution de nitrate de potassium et séchée. On ne peut toutefois pas exclure une autre manière, toute simple, de simuler une éruption volcanique : la combustion d'un petit tas conique de bichromate de potassium en poudre, allumé avec une mèche trempée dans l'alcool, produit des particules incandescentes d'oxyde chromique dont certaines s'élèvent à plusieurs dizaines de centimètres en l'air, tandis que d'autres coulent sur les flancs du cône de poudre. Ces deux expériences sont encore proposées de nos jours dans les ouvrages de « chimie amusante » (voir, par exemple, L.A. Ford, Cent Expériences de chimie magique, Paris, Dunod, 1964, p. 120-121 et 136-137, traduction française de l'ouvrage publié en langue anglaise sous le titre Chemical Magic, Minneapolis, T.S. Denison & Co., Inc.). 23. Georges Sadoul, op. cit., p. 273. 24. René Jeanne et Charles Ford, Histoire encyclopédique du cinéma, vol. 1, « Le cinéma français, 1895-1929 », Paris, Robert Laffont, 1947, p. 46, note 3. 25. Madeleine Malthête-Méliès, Méliès l'enchanteur, Paris, Hachette, 1973, p. 271. 26. John Frazer, op. cit., p. 94. À propos de ce film, Bessy et Lo Duca rapportent (op. cit., p. 46-47) - sans mentionner leur source - une réflexion peu modeste d'Apollinaire, souvent reprise par la suite : « Georges Méliès reçut un jour la visite déjeunes poètes curieux de savoir comment on avait filmé l'éruption du Mont-Pelé, actualité "truquée" qui faisait alors sensation sur les boulevards par son caractère "vécu". — Mais, dit Méliès, avec des photographies, des cendres et du blanc d'Espagne... — Eh bien ! tu vois, monsieur et moi, nous faisons à peu près le même métier : nous enchantons la vulgaire matière, fit remarquer Guillaume Apollinaire à son compagnon René Dalize... » (voir également Pierre Leprohon, Le cinéma, cette aventure - collection « Les grands documentaires illustrés » -, Paris, Éditions André Bonne, 1970, p. 61 ; René Jeanne et Charles Ford, Histoire illustrée du cinéma muet, Paris, Marabout université, 1966, p. 20 ; Paul Hammond, Marvellous Méliès, Londres, Gordon Frazer, p. 92 ; John Frazer, op. cit., p. 95, citant Pierre Leprohon, Histoire du cinéma, Paris, Éditions du Cerf, 1961, p. 36). 27. Henri Bousquet, Catalogue Pathé des années 1896 à 1914, « 1896 à 1906 », Henri Bousquet, 1996, p. 869-870. 28. Henri Bousquet, op. cit., p. 869-870 ; Georges Sadoul, op. cit., p. 200. 29. Les catalogues Méliès ventent ainsi l'effet : « Vues qui, mises en couleurs, sont d'un effet saisissant : Danse du feu, la Crémation, la Pyramide de Triboulet. » 30. Jacques Malthête, « Les bandes cinématographiques en couleurs artificielles - Un exemple : les films de Georges Méliès coloriés à la main », 1895, n° 2, avril 1987, p. 3-10 (cette étude a été réactualisée en août 1997 et éditée sur le site internet de l'Afrhc (www.dsi.cnrs.fr/AFRHC/AFRHC.html, octobre-novembre 1997) dans une version révisée bilingue, française et anglaise. 31. Voir Laurent Mannoni, Étienne-Jules Marey, la mémoire de l'oeil, Milan, Edizioni Gabriele Mazzotta, 1999, p. 190.

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Le cinématographe scientifique et industriel (extrait1)

Jacques Ducom

1 Apparition ou disparition des personnages au milieu des fumées, des flammes : moyen de préparer ces dernières. - Par ces moyens on augmente beaucoup l'effet produit. Pour faire apparaître un personnage au milieu d'une fumée intense, mais qui se dissipe rapidement, on exécute d'abord un arrêt. Le ou les acteurs en scène gardent l'immobilité, un aide apporte et pose à la place où doit avoir lieu l'apparition une plaque de tôle ;

2 Sur cette plaque de tôle on a placé 3 ou 4 grammes de poudre noire. Sous cette poudre on a mis un petit tampon de coton poudre. Ce tampon est attaché à une mèche de coton poudre également qui va jusqu'à l'endroit où l'aide peut l'allumer sans être pris dans la scène. L'opérateur se remet à tourner et l'aide allume la mèche ; la poudre en prenant feu ne fait pas explosion, mais brûle en produisant un nuage intense de fumée qui disparaît en s'élevant très rapidement après, l'acteur entre en scène, vient se placer à l'endroit d'où est partie la fumée, fait les gestes ou les mouvements que comporte la scène et l'action continue. Une fois la bande développée on la coupe une première fois pour raccorder la partie enregistrée avant le premier arrêt avec la partie où la fumée apparaît réellement. On coupe une deuxième fois le négatif au moment où la fumée s'enlève pour coller cette partie avec l'image où l'acteur fait le mouvement correspondant à son apparition sur le théâtre. Pour faire disparaître le personnage dans la fumée on cinématographic jusqu'au moment où l'acteur fait le geste de disparaître, puis on fait arrêter ; l'acteur sort de scène, les autres conservent la position et l'aide vient faire partir la poudre à l'endroit où était l'acteur qui a disparu. L'opérateur a commencé à tourner avant que la poudre ne brûle et l'action continue pendant que le nuage de fumée se produit. Sur le négatif, pour les coller ensemble, on cherche les images représentant l'acteur faisant le geste de disparaître et celles représentant la fumée en mouvement et allant s'épaississant.

3 Pour que l'acteur paraisse réellement entouré de fumée, on fait souvent partir la poudre derrière lui au moment où il fait le geste d'apparaître ou de disparaître ; on évite ainsi une deuxième coupure.

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4 Si c'est au milieu des flammes que l'acteur doit apparaître ou disparaître, on procède comme pour la fumée, mais pour produire les flammes on se sert d'une matière que l'on trouve facilement dans tous les endroits où l'on fait du cinématographe : il s'agit de la pellicule manquée et bonne à jeter. En brûlant, le celluloïd produit des flammes très grandes et très claires qui s'enregistrent bien photographiquement, même en plein jour. Pour obtenir de belles flammes, il faut mettre suffisamment de pellicule, mais alors on doit être très prudent, car ce sont des flammes qui ne s'éteignent pas facilement et qui pourraient mettre le feu aux objets environnants. Le lycopode ne produit pas de flammes suffisamment blanches pour être enregistrées comme il faut ; on peut produire un effet utile avec de la poudre de magnésium insufflée dans la flamme d'une lampe à alcool. Chez les artificiers, on trouve des flammes de Bengale qui sont très photogéniques et qui font peu de fumée ; dans certains cas ces flammes rendent de grands services pour éclairer certaines scènes d'une façon fantastique ; on peut les employer pour les apparitions.[...]

5 Les lumières artificielles, effets que l'on peut obtenir ; reproduction des feux d'artifice. - Nous avons déjà indiqué le parti que l'on pouvait tirer de la lumière électrique, pour éclairer les ateliers trop sombres ou produire des éclairages partiels et artistiques. Nous avons déjà dit aussi que l'on pouvait se servir de certaines flammes de Bengale qui ne font pas par trop de fumée, mais dans les scènes à trucs cette fumée peut être favorable ; par exemple, on arrive ainsi à éclairer de vieilles carrières, d'anciens souterrains ; en dissimulant les sources lumineuses derrière les piliers, s'il y en a, on peut produire de très beaux effets. Des démons peuvent être porteurs de torches lumineuses ainsi produites, et la coloration du positif aidant on aura une bonne reproduction des milieux infernaux.

6 Pour simuler un incendie, soit à l'intérieur ou à l'extérieur d'une maison, la fumée et la lumière de ces flammes sont indispensables.

7 Certaines pièces de feux d'artifice font très bien en cinématographic les soleils sont reproduits tournants et entourés de leurs gerbes d'étincelles lumineuses en mouvement. Les pluies de feu font également très bon effet, on en prépare qui contiennent beaucoup de magnésium et qui sont très facilement reproduites ; colorées par le positif, leur image est encore plus intéressante. Certaines gerbes d'étincelles lumineuses placées sur l'eau imitent mieux que l'eau elle-même les jets de celle-ci, le peu de fumée qui sort de l'eau dans ce cas augmente l'effet.

NOTES

1. Le Cinématographe scientifique et industriel - Traité pratique de cinématographie, Paris, Librairie des sciences et de l'industrie, L. Geisler, Imprimeur-éditeur, 1911.

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Burlesque et pyrotechnie

Laurent Le Forestier

1 Dans un court article écrit en 1924, Buster Keaton s'est essayé à une fantaisiste « histoire des films comiques »1, qui aurait débuté par « l'âge de l'explosion », avant de se poursuivre avec « l'âge du fromage blanc », « l'âge du policeman », « l'âge de l'automobile », « l'âge du costume de bain » et, enfin, « l'âge actuel ». Cette histoire commence avant la Première Guerre mondiale : évoquant « l'âge du fromage blanc », Keaton note avec ironie que le lancer de tartes à la crème a formé « d'excellents lanceurs de grenade dont les talents firent merveille pendant la dernière guerre ». S'il ne pouvait savoir en 1924 que « l'âge du fromage blanc « connaîtrait tout à la fois une sorte d'acmé et de terme glorieux en 1927 avec Battle of the Century, interprété par Laurel et Hardy, il n'ignorait évidemment pas que l'un des ses courts-métrages, The Balloonatic, tourné fin 1922 et sorti début 1923, présentait d'importants effets pyrotechniques, perpétuant ainsi, à sa manière, « l'âge de l'explosion ».

2 Les six âges définis par Keaton marquent moins les étapes d'une progression qu'une tentative de gradation qualitative des effets comiques. D'évidence, Keaton ne s'intéresse guère aux cinq premiers âges, tels qu'ils furent largement pratiqués, parce qu'ils représentent une certaine forme de facilité comique. L'âge de l'explosion constitue, selon lui, une période primitive au double sens du terme : d'abord parce qu'il concerne « les premiers films comiques », ensuite parce qu'il repose sur un burlesque rudimentaire et restrictif dans lequel « on ne voyait que maisons dynamitées, bombes et cordeaux bickford »2. « L'âge actuel » s'opposerait aux précédents, en ce qu'il marquerait une prise de conscience importante : « Ce n'est pas tâche aisée que de rendre la vie plus drôle qu'elle ne l'est ». Pour Keaton, la dimension intrinsèquement tragique du comique moderne lui interdit de recourir à la futilité des effets pyrotechniques et des lancers de tarte à la crème. Est-ce à dire que toute utilisation de la pyrotechnie dans un film burlesque est vouée à l'inanité et à l'insignifiance ? Effets pyrotechniques et linéarité comique 3 Léontine garde la maison appartient pleinement à l'âge de l'explosion, au sens que Keaton a donné à cette expression. Produit par Pathé avant la Grande Guerre (en 1912), il repose sur des procédés comiques très simples. L'argument est lapidaire : une adolescente3, restée seule au foyer, doit veiller sur le bébé, garder le chien et s'acquitter

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de quelques tâches domestiques (le ménage, la vaisselle, etc.). Dans la cuisine, elle déclenche un incendie en approchant malencontreusement un torchon du poêle. Le feu se propage pendant qu'elle nettoie la vaisselle et qu'elle provoque maladroitement un début d'inondation. Plus que par sa forme, assimilable à une sorte d'oxymore (le feu et l'eau ne se neutralisent pas mais se multiplient : l'incendie se propage en même temps que l'inondation censée l'éteindre), l'effet comique frappe par le caractère paradoxal de son déploiement. Les plans de cette séquence (qui se poursuit dans la chambre de l'adolescente) se définissent par une très forte autarcie : ils n'entretiennent aucune relation de continuité ou de contiguïté spatiale et/ou temporelle les uns avec les autres. Les effets comiques s'enchaînent selon un principe d'accumulation, sans créer une véritable dynamique narrative.

4 Pourtant, une forme de linéarisation naît de cette séquence. Inondation et incendie sont des phénomènes structurés de manière semblable, reposant sur une durée identique et se développant selon un parallélisme strict. Lorsque la mère rentre à la maison débute la deuxième partie du récit, symétrique à la première : la mère découvre les bêtises de sa fille et les mêmes pièces réapparaissent donc dans le même ordre. De la première à la seconde partie, rien ne change hormis l'ampleur de l'incendie et le niveau de l'inondation, ainsi que les cadrages choisis pour les représenter. Cette gradation, sur laquelle repose l'effet comique principal du film, induit une relation de consolidation réciproque entre les plans et les deux volets du récit : les plans de la deuxième partie sur ces deux sinistres ne sont plus totalement autarciques puisqu'ils fonctionnent grâce à l'antériorité des plans de l'incendie et de l'inondation figurant dans la première partie. Dans cette évolution, l'incendie acquiert même une dimension (à la fois dramatique et structurelle) plus importante que l'inondation. Car si les meubles de la cuisine ne sont guère plus consumés lors du retour de la mère, l'incendie a progressé en investissant une autre pièce. Alors que l'inondation ne construit la linéarisation du récit que dans l'ordre temporel instauré entre deux plans non consécutifs, le feu développe une forme de consécutivité spatiale dans la succession entre les plans (il permet de « raccorder » les diverses pièces de la maison). Les procédés pyrotechniques auraient pu ne constituer, dans ce film, qu'un effet comique parmi d'autres alors qu'ils confèrent, au final, une véritable structure au récit tout en accentuant sa portée burlesque. Si l'âge de l'explosion compte une multitude de films aux effets faciles, il a pu aussi parfois marquer une étape importante dans le processus d'institutionnalisation du mode de représentation4. Effets pyrotechniques et mise en scène du personnage comique 5 Parmi les acteurs et les cinéastes du burlesque, Chaplin a peu utilisé d'effets pyrotechniques. Sans doute a-t-il construit un univers si fortement imprégné de valeurs humanistes qu'il laissait peu de place au comique d'explosions et d'incendies, à un comique reposant sur des procédés techniques plus que sur des figures. Chez Chaplin, plus que chez tout autre, le gag vient du personnage et non d'un effet extérieur. Francis Bordat définit ainsi l'esthétique comique de Chaplin : Tout un pan du travail de Chaplin cinéaste consiste à contenir (dans les deux sens du mot, c'est-à-dire à la fois « garder dans le champ » et « discipliner ») la dépense centrifuge du personnage. Toute la dynamique de l'œuvre me semble d'ailleurs relever de cette contradiction dialectique, toujours recommencée, entre ce que j'ai nommé la « dépense charlotienne » et l'« économie chaplinienne ».5

6 La séquence finale de l'incendie, dans Chariot pompier (The Fireman, 1916), s'inscrit parfaitement dans ce dispositif. Chariot, pompier paresseux et maladroit, et le capitaine

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de la brigade (Eric Campbell) sont amoureux de la même jeune femme. Le père de celle- ci passe un accord secret avec le capitaine : en échange de la main de sa fille, il lui demande de ne pas intervenir, quoi qu'il arrive, lorsque sa maison brûlera. Ainsi, il pourra toucher la prime d'assurance. Mais, le moment venu, le père constate que sa fille est prisonnière de l'incendie qu'il a lui-même déclenché. Il part alors en quête des pompiers, qui se trouvent sur un autre sinistre.

7 La présence consécutive de deux incendies dans le récit invite à en comparer les occurrences respectives. Le premier est dénué d'enjeux dramatiques : le bâtiment en proie aux flammes est un édifice anonyme et le feu ne menace que des biens, non des personnes. À l'instar de ce qui se produit dans la première partie du récit, Chariot est représenté dans cette scène comme une figure secondaire, à l'écart des autres pompiers (il est le seul à ne jamais figurer dans le champ avec le feu) et dépense beaucoup d'énergie dans des actions vouées à l'échec, pour la plupart liées à des aspersions de liquides (dans la première partie du film, il renverse la soupière sur la tête du capitaine ; dans le premier incendie, au commencement de la seconde partie, il arrose non pas le feu mais ses collègues avec sa lance). 3 : Le tournage de l'avant-dernière scène de The Fireman de Charlie Chaplin (en haut à droite).

8 Le second incendie fait évoluer la situation qui ne joue plus sur la mise à l'écart du personnage mais sur son exposition directe au sinistre. Le film paraît alors basculer vers un récit pyrotechnique traditionnel. Jusqu'alors, l'économie chaplinienne semblait l'emporter sur la dépense charlotienne : les cadrages, essentiellement fixes (hormis quelques légers mouvements d'accompagnement et surtout de recadrage, dans les scènes d'extérieur) et souvent autarciques, parvenaient sans peine à délimiter les actions et les déplacements de Chariot, même lorsqu'il était victime de dispositifs centrifuges (le capitaine tentant, sans succès, de l'expulser du champ pour récupérer la lance). Avec ce second incendie, la dépense charlotienne s'accroît, au point que le découpage donne volontairement l'impression de ne plus parvenir à contenir les mouvements du personnage : lorsque Chariot arpente le champ dans la profondeur, semblant prendre son élan pour partir à l'assaut de la façade embrasée, il finit par sortir brusquement du cadre. Comme si sa volonté d'engagement physique dans la lutte contre le feu ne pouvait plus être contenue dans (et par) les cadrages de Chaplin. À cet instant précis, la dépense charlotienne prend le pas sur l'économie chaplinienne, le personnage l'emporte sur le système de mise en scène : preuve que Chaplin n'entend pas construire un simple récit pyrotechnique mais plutôt utiliser l'incendie pour opérer un retour vers l'humain, son sujet de prédilection. Ce basculement induit un rééquilibrage entre ces deux axes (« charlotien » et « chaplinien »), qui se traduit par l'ascension de la façade filmée en un long panoramique : le découpage se met au service de l'activité centrifuge de Chariot.

9 Si le procédé pyrotechnique s'inscrit si parfaitement dans l'univers comique de Chaplin, c'est aussi parce qu'en toute dernière extrémité, la situation s'efface au profit du personnage. Une nouvelle fois, l'humain l'emporte sur l'effet. Durant presque toute la fin du film. Chariot réagit face au feu, que ce soit par une initiative qui échoue (sa maladresse avec la lance à incendie) ou par un élan qui réussit (le sauvetage de la jeune femme). L'événement domine le personnage. Le dernier plan retourne la proposition : cette fois. Chariot agit grâce au feu. Il feint d'être asphyxié par la fumée et de s'évanouir, afin d'éloigner les pompiers et leur capitaine, qui espère toujours obtenir la main de la jeune femme. Ce subterfuge lui permet de rester seul avec elle et de

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l'entraîner définitivement hors champ. En permettant à la jeune femme d'échapper aux flammes, Chariot/Chaplin la soustrait, en même temps que le film, au scénario pyrotechnique et la réintègre dans le contexte humaniste qui lui est cher. Par cette ultime pirouette, Chaplin remet l'effet au service du personnage et clôt logiquement son récit comique non sur la chute d'une situation mais sur la réussite du plan initial de Chariot (séduire la jeune femme) : in fine, et à la différence de ce qui se produit dans de nombreux burlesques, le procédé (pyrotechnique) s'avère être un moyen et non une fin. Effets pyrotechniques et récit comique explosif 10 Jean-Marc Defays remarque que le texte comique peut être soit implosif, soit explosif. Selon lui, le récit explosif se construirait sur le modèle suivant : Au fur et à mesure de leur déroulement s'établissent des réseaux de signification (des « isoto-pies ») qui, au lieu d'entrer en composition pour former un ensemble cohérent, entrent en conflit à la fin du texte, à la chute, au moment où le récit (ou l'argumentation) « déraille », c'est-à-dire où il passe, à la faveur d'un élément commun, de la signification plus ou moins évidente à une autre plus ou moins inattendue.6

11 Cette structure s'applique à un certain nombre de courts-métrages burlesques comme, par exemple, Enfers d'Afrique (1923), une production Hal Roach avec Stan Laurel et James Finlayson, dirigée par Ralph Ceder. Le film s'ouvre sur un plan de Stan Laurel, perdu dans la brousse, lors du tournage d'un film animalier. Assis au milieu des singes, il déplie une carte du continent africain. Un intertitre indique que son épouse a abandonné l'expédition à Hollywood. Le plan suivant représente celle-ci allongée dans un hamac tendu dans un luxueux jardin occidental. À cet instant, Laurel fait irruption dans le jardin, désamorçant la fiction africaine. Cette ouverture annonce la structure explosive adoptée pour l'ensemble du récit : le premier plan (le deuxième du film) construit une signification (Laurel en Afrique) pulvérisée par celle du plan suivant (sa femme est à Hollywood), elle-même pulvérisée à son tour par l'entrée de Laurel dans le champ.

12 La suite immédiate du film paraît contredire cette ouverture. Les effets comiques qui s'enchaînent reposent sur des causalités simples, soit vraisemblables (Laurel s'asseyant sur un porc-épic) soit reposant sur des conventions burlesques (Laurel tire par mégarde sur James Finlayson qui, touché, sursaute mais ne saigne pas). Magnifique coïncidence : il faut attendre un effet pyrotechnique pour que le court-métrage revienne à un récit explosif. Laurel se retrouve face à un éléphant mais il regarde dans des jumelles qui l'empêchent de le discerner. L'animal est tellement grand qu'il en devient invisible pour Laurel. Décidé à mettre l'éléphant à son tableau de chasse, il lui tire dessus, sans résultat. Si l'animal est invisible, il est aussi intouchable : sa masse l'empêche de ressentir l'impact d'une si petite balle. Un « autochtone » conseille alors à Laurel de tirer entre les yeux, mais l'éléphant se retourne. Laurel lui passe une corde au cou, et l'attache à son automobile. Il tente de la faire démarrer mais seul le bloc moteur s'en va. La carrosserie reste sur place, arrimée à l'éléphant immobile. À l'issue de cette longue séquence le récit explose littéralement : Laurel propose un pistolet à l'éléphant, comme s'il s'agissait d'une friandise, en prenant soin de conserver un fil relié à la détente. L'animal avale l'arme et Laurel tire sur le fil : une fumée intense opacifie le champ. Lorsqu'elle se disperse, l'éléphant a disparu. Une ombre mouvante laisse à penser qu'il a été projeté au-dessus de Laurel : l'animal massif est devenu aussi léger qu'une plume. L'éléphant retombe alors à terre sans que son corps ait été disloqué : il a

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été soufflé mais non déchiqueté. L'explosif fait transiter le corps de l'éléphant d'un état solide à un état gazeux et le transforme ainsi en figure pyrotechnique. À partir de ce point, le film enchaîne les situations absurdes : Laurel part à la chasse au lion non à l'arc mais... à la contrebasse ! Ainsi, le procédé pyrotechnique produit en quelque sorte un double effet : le premier est littéral (l'éléphant est soufflé), tandis que le second est figuré (le récit explose).

13 L'explosion du récit peut aussi déboucher sur un assemblage totalement discontinu et hétérogène de séquences. Bull and Sand (Mack Sennett, 1924) en est un exemple. Le film débute par une scène tauromachique (des toreros confrontés à un taureau déchaîné), suivie d'une séquence sans rapport apparent avec la première : une fusée décolle dans une grande explosion, qui symbolise en un sens la structure éclatée du récit. Celui-ci bascule provisoirement dans une autre direction (le voyage raté d'un inventeur farfelu vers Mars). Et c'est finalement une nouvelle explosion qui recolle les morceaux épars de l'histoire et assemble les deux séries d'événements : l'inventeur retombe sur terre dans une déflagration qui le propulse directement en prison, accompagné du personnage principal, torero par amour (Sid Smith). Les deux hommes sont ensuite livrés dans l'arène au taureau déchaîné, et le récit, se refermant en boucle, retrouve une certaine unité. La description rapide de ce film laisse entrevoir les raisons de la réticence de Keaton envers l'« âge de l'explosion » : la pyrotechnie est utilisée, dans Bull and Sand, uniquement pour résoudre des difficultés scénaristiques ou, à tout le moins, pour obtenir un effet comique facile en faisant interagir deux séries autonomes7. Effets pyrotechniques et récit comique implosif 14 Le récit implosif se différencie du récit explosif de la manière suivante : Le déroulement « normal » du discours vers sa fin (terme et objectif) [...] est au contraire, dans d'autres textes ou scénarios comiques, contrarié, et même supplanté par une série de manœuvres d'ajournement, de détournement, de diversion [...]. Le lecteur a alors l'impression, comme l'énonciateur et les personnages, de ne plus savoir où cela le mènera, comment l'histoire se terminera [...]. [...] le texte, qui se déploie plus qu'il ne se déroule, finit par se déstructurer au point d'imploser, pour se reconstituer peu après, et de nouveau s'autodétruire.8

15 Ce type de récit est souvent utilisé dans le cinéma comique. Toute l'histoire du Gros Bonnet (The Big Shot, Les Goodwins, 1927) repose sur ce principe de détournement et de retardement. Le personnage de Snub Pollard, photographe de presse, doit interviewer, avec un comparse, un milliardaire écossais. Ils obtiennent un rendez-vous, mais deux incidents les empêchent de parvenir à leurs fins : le stylo du complice de Snub éclate au visage de l'Écossais, le maculant d'encre ; puis au moment où Snub va prendre son cliché, un jet d'eau jaillit d'une bouche d'incendie et arrose le milliardaire, provoquant sa fureur. L'entretien pour le journal est remis sine die. Durant toute la suite du récit, les deux héros vont tenter de reconstruire ce qui a été détruit, c'est-à-dire de revenir à la situation initiale. Les premières implosions du récit peuvent, en un sens, être assimilées à des effets pyrotechniques : le stylo, que le comparse de Snub tente de dévisser en le portant à sa bouche n'est pas sans évoquer les cigares explosifs et le jet d'eau sorti de la borne d'incendie imite une figure pyrotechnique par inversion des propriétés élémentaires (l'eau et le feu) caractéristiques des pyrrhiques.

16 De plus, le film fourmille de figures d'implosion, parfois inutiles au récit : Snub ramasse dans la rue la valise d'une jeune femme, range consciencieusement son contenu et la lui rend, sans s'apercevoir que le fond a cédé. Plus tard, c'est la base d'une caisse qui s'effondre lorsque les deux reporters s'y glissent pour monter clandestinement à bord

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d'un navire. Sur ce modèle, chaque action est généralement inhibée, faisant régresser les personnages à un stade antérieur du récit. Le cadre (du récit, de l'image) implose régulièrement, à l'instar du navire qui ne peut plus contenir Snub : au moment où il recule pour photographier son sujet, il tombe à la renverse dans la mer et sa chute fait s'élever une gerbe de gouttelettes, comme une projection d'étincelles. De nouveau, Snub doit monter à bord et repartir à l'assaut du milliardaire. Une fois encore, le récit s'est momentanément autodétruit.

17 L'ultime pirouette de ce récit implosif est évidemment une explosion (c'est-à-dire une implosion d'implosion). L'effet pyrotechnique n'est plus métaphorique : il se réalise concrètement dans une véritable déflagration. Au moment où le récit va trouver son terme logique dans la réalisation du cliché photographique espéré, un surdosage de magnésium provoque l'explosion du flash. La destruction finale du récit coïncide avec celle de l'appareil photographique, qui n'enregistrera jamais l'image de l'Écossais. Cette fois, l'implosion du récit ne se matérialise plus dans la rupture du bord inférieur d'un réceptacle (la valise, la caisse) mais par l'explosion du bord supérieur du cadre : Snub, expulsé du champ par la déflagration, se retrouve accroché en haut d'un mât, au point qu'un panoramique ascendant est nécessaire pour le réintégrer dans l'image. On voit ainsi comment, dans ce film, l'effet pyrotechnique final, longuement préparé par les figures présentes dans le récit, constitue la forme ultime de destruction de ce récit implosif. Effets pyrotechniques et « consumation » du récit 18 Dans certains cas extrêmes, les effets pyrotechniques finissent par se confondre avec la structure même du récit. Ce phénomène se produit dans Le Bungalow galopant (Galloping Bungalows), une production Mack Sennett de 1924 avec Billy Bevan. Une riche héritière et sa mère sont kidnappées dans un bungalow monté sur roues. S'ensuit une longue poursuite durant laquelle un incendie se déclare dans le bungalow. Le protagoniste (Billy Bevan) doit alors rattraper le Mobile Home pour délivrer les deux femmes et les sauver de l'incendie. Tout se passe comme si l'évolution dramatique se réduisait alors à un effet de combustion pure (l'incendie du bungalow, qui se propage à la charrette d'un marchand, aux égouts...) : le récit fonctionne un peu comme la mèche d'un explosif puisqu'il se consume rapidement jusqu'à l'explosion finale, que le spectateur attend sans savoir à quel moment elle se produira. Tant et si bien qu'il devient vite évident que la fin de la poursuite marquera également le terme du récit. En ce sens, il faudrait que le bungalow ne s'arrête jamais afin que le flux narratif ne se brise pas. Cette course (comme d'autres dans le cinéma burlesque) constitue la parfaite illustration de la remarque de Kant selon laquelle « Le rire est un affect qui résulte du soudain anéantissement de la tension d'une attente »9.

19 En multipliant les situations d'anéantissement, le récit donne l'illusion de continuer à progresser, alors qu'il se désagrège dans une sorte de sur-place mouvementé, tout comme « le feu consume ce qui le nourrit et se consume lui-même avec son aliment »10 : à force de vouloir durer, le récit se répète et s'étiole, et seul le feu marque une progression entre les passages successifs devant des décors identiques de rue. C'est d'ailleurs là le véritable rôle de l'incendie : l'intensité croissante des flammes est l'indice que la poursuite ne s'installe pas dans une mécanique répétitive. Cette fonction s'affirme particulièrement dans les gros plans du visage de la jeune femme criant par la fenêtre du bungalow au milieu des flammes. Le cadre de la fenêtre apparaît alors

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comme un écran en feu : à ce moment particulier, l'incendie du bungalow métaphorise la « consumation »11 du récit.

20 Dans ce film, les procédés pyrotechniques ne sont presque jamais sources de comique. Les effets burlesques naissent plutôt du ballet mécanique des voitures lancées dans le mouvement de la poursuite. En ce sens, Keaton a raison de dénoncer l'aspect « primitif » de l'explosion dans le burlesque. D'ailleurs, ce court-métrage s'achève non sur la combustion totale du bungalow mais sur sa destruction après qu'il est rentré en collision avec un train. La fumée noire de la locomotive remplace alors la fumée blanche de l'incendie. L'embrasement du décor n'aura donc servi, dans Le Bungalow galopant, qu'à allumer la mèche d'un récit qui, finalement, fait long feu. Effets pyrotechniques intégrés à l'univers burlesque 21 Malec aéronaute (The Balloonatic, 1923), avant-dernier court-métrage de Keaton, s'ouvre sur un gros plan de Malec éclairé par la flamme d'une allumette. La première séquence énonce les thèmes et les figures développés dans le film. Malec se trouve dans une attraction foraine, un enfer allégorique baptisé « Le Palais de l'épouvante ». Son allumette s'éteint et le plonge dans l'obscurité. Il cherche une issue, ouvre des portes, et les referme aussitôt. La première laisse apparaître un squelette, la deuxième libère un nuage de fumée dans lequel se dissimule un mystérieux personnage et de la dernière surgit une gigantesque tête de dragon crachant de la fumée. Paniqué, Malec ne peut s'échapper. Une trappe s'ouvre alors sous ses pieds et il se retrouve expulsé par un toboggan, comme par une force de propulsion : Malec, devenu une sorte de projectile dans le canon d'un fusil, est renvoyé simultanément de l'histoire et du champ12.

22 La deuxième partie de la séquence d'ouverture joue non plus sur le feu, mais sur l'eau. Dans le parc d'attraction, Malec tente d'attirer l'attention d'une jeune femme en déposant son veston dans une flaque pour lui éviter de se mouiller les pieds en traversant. Une voiture s'arrête dessus. La jeune femme y monte et disparaît. Malec jette alors son dévolu sur une autre demoiselle qu'il aperçoit montant dans un canoë sur une rivière artificielle. Il la rejoint et l'embarcation, suivant le petit cours d'eau, pénètre dans un tunnel. Lorsque le canoë ressort à l'air libre, l'œil de Keaton présente un coquard et sa tenue déchirée suggère que le contact a été « explosif ». La scène de l'eau comme la scène du feu s'achève sur un échec : Malec est renvoyé à sa solitude et le court-métrage se poursuit, scandé par un principe d'exclusion ou d'éjection.

23 Après le feu et l'eau, l'air : Malec se retrouve par hasard sur (et non pas dans) une montgolfière équipée d'une nacelle sans fond, volant à haute altitude. Malec parvient pourtant à organiser à bord du ballon une vie presque normale : un bac rempli d'eau prolonge la nacelle, lui permettant de laver du linge, et il se sert d'une carabine pour chasser et se nourrir. Mais c'est un bonheur illusoire : voulant abattre un oiseau perché sur le ballon, Keaton en crève la toile. Le ballon éclate, dans un nuage de fumigènes. Cet événement pyrotechnique provoque une nouvelle éviction du champ : le ballon descend vertigineusement, laissant l'image vide durant quelques secondes.

24 À terre, les ennuis continuent. Malec atterrit près de la fille au canoë en train de pêcher tranquillement. Malec, lui, est toujours mal à l'aise avec l'élément liquide. Pour attraper des poissons, il doit assécher un bras de la rivière. L'eau et le feu constituent, pour le personnage de Keaton, les symboles de son incompétence et de son inadaptation aux situations qu'il rencontre. D'ailleurs, eau et pyrotechnie finissent par se conjuguer : le barrage érigé sur la rivière pour pêcher explose littéralement et Malec est emporté par le flux. Ses rapports difficiles avec ces deux éléments cristallisent aussi

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les bases de son antagonisme avec la jeune femme qui, elle, parvient aisément à les maîtriser. Peu après la pêche, elle cuit son poisson au-dessus d'un feu. Cet acte simple devient une gageure pour Malec. Il allume un feu dans son canoë et glisse son poisson entre deux raquettes de tennis censées servir de grils. Bien évidemment, les flammes embrasent les raquettes et ouvrent une voie d'eau dans l'embarcation. Là encore, l'histoire, anéantie par l'eau et le feu, ne parvient pas à se construire : les velléités du personnage sont réduites à néant.

25 La suite du film ne fait que décliner le même scénario. La jeune fille du canoë tombe nez à nez avec un buffle. De l'autre côté de la rivière, Malec saisit un fusil et se précipite à son secours. Il plonge en avant, nageant de toute la vitesse dont il est capable, sans se rendre compte qu'il est échoué sur un banc de sable. Enfin parvenu sur l'autre rive, il met en joue l'animal. Mais du fusil sort un jet d'eau qui asperge sa partenaire. Deuxième tentative : le fusil libère un projectile, qui explose dans un nuage de fumée à quelques centimètres de Malec. Un dernier tir ne donne pas plus de résultats : le projectile s'élève à la perpendiculaire, manquant l'atteindre en retombant. Cependant, à la fin du film, la logique du récit s'inverse et Malec parvient à dominer les éléments. Il réussit en effet à faire un usage productif de son arme à feu : l'ours qui menaçait la jeune femme est abattu. Mais le coup est parti par hasard, en tentant d'assommer un autre ours. Grâce à ce fait d'arme, la jeune femme accepte de partir avec Malec dans son canoë. Voguant sur la rivière auprès de l'être aimé, Malec paraît avoir domestiqué l'élément liquide. De fait, à l'instant où des chutes d'eau menacent d'emporter l'embarcation et de réduire une nouvelle fois la construction narrative et affective à néant, le canoë transformé en dirigeable continue de flotter, suspendu dans les airs.

26 Du point de vue des effets pyrotechniques, tout l'intérêt du film réside dans la capacité de Keaton à intégrer à son récit ce qui, dans d'autres films burlesques, n'est qu'une commodité. Chez Keaton, la pyrotechnie vaut moins pour sa dimension spectaculaire que pour son importance dramatique. The Balloonatic constitue, de ce point de vue, une véritable réflexion sur la signification et la fonction des effets de feu dans le burlesque. Ce que Keaton dénonce dans « l'âge de l'explosion » c'est probablement moins son caractère primitif et chaotique que son aversion pour un cinéma burlesque qui refuserait de s'interroger sur l'articulation entre les effets et la narration, pour s'en tenir à un pur comique de destruction restant en deçà de toute élaboration formelle. Les films de Keaton se sont souvent éloignés de ce type de burlesque qui le vit pourtant débuter (voir la séquence de bataille dans l'épicerie de The Butcher Boy, son premier court métrage comme comédien en 1917). Ses rares retours au comique de destruction peuvent être interprétés comme une tentative de renouvellement (voire de destruction, justement) du genre : si les maisons de Steamboat Bill Jr (1927) explosent, ce n'est plus grâce à des procédés pyrotechniques mais à cause de la tempête. Ce faisant, Keaton a probablement inauguré, dans les films comiques, l'usage de formes pyrotechniques sans pyrotechnie. Le jet d'eau de Jerry Lewis, qui détruit partiellement un quartier résidentiel (dans Rock-a-bye Baby I Trois bébés sur les bras de Frank Tashlin en 1958), la mousse envahissante de la piscine, à la fin de The Party (Blake Edwards, 1968) montrent que cette conception formelle de la destruction a trouvé un écho original dans le cinéma burlesque moderne.

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NOTES

1. Il s'agit là du titre français donné par Cinémagazine (n° 8, 20 février 1925, p. 365-366) à cet article. Cette version (à laquelle nous nous référons ici) est une traduction très libre d'un texte écrit par Keaton l'année précédente et intitulé « What are the six ages of comedy » (voir Jean-Pierre Coursodon, Buster Keaton, Paris, Éditions Atlas / Lherminier, 1986, p. 332. Coursodon indique d'ailleurs une mauvaise référence pour l'article français, évoquant Cinémagazine n° 5). Précisons que ce texte a connu une autre traduction (par Michel Bouvier et Jean-Louis Leutrat) pour une nouvelle édition dans les Cahiers du cinéma, n° 296, janvier 1979. 2. Toutes les citations entre guillemets sont tirées de l'article de Keaton reproduit infra p. 52. 3. Il est difficile de donner un âge au personnage, habillé comme une fillette mais interprété par une adulte. 4. Nous nous référons, bien sûr, à la notion de Mode de représentation institutionnel telle que Noël Burch l'a définie dans La lucarne de l'infini, Paris, Nathan, 1991. 5. Francis Bordat, « Réflexion sur le gag », in Francis Ramirez, Christian Rolot (dir), Le Genre comique, Montpellier, Centre d'Étude du XXe siècle et Université Paul-Valéry (Montpellier III), 1997, p. 72. 6. Jean-Marc Defays, Le Comique, Paris, Édition du Seuil, 1996, p. 40. 7. La notion d'interférence de séries dans le comique renvoie évidemment à Henri Bergson, Le Rire, essai sur la signification du comique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1900. 8. Jean-Marc Defays, op. cit., p. 40-41. 9. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1985, p. 292. 10. Les Carnets de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1942 (9e édition), p. 134. 11. Nous empruntons ce néologisme à Georges Bataille pour qui « le rire [...] constitue l'expérience extrême de la « consumation » ». Cette citation est tirée de sa conférence du 9 février 1953, « Non-savoir, rire et larmes », publiée dans Œwres comp/ètes, vol. VIII, Paris, NRF, 1973-1987, p. 220. 12. Sur le thème de l'éjection chez Keaton, voir notamment Jean-Pierre Coursodon, op. cit., p. 275-277.

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L'histoire des films comiques1

Buster Keaton

L'âge de l'explosion

1 Les premiers films comiques étaient basés sur des effets d'explosion. On ne voyait que des maisons dynamitées, bombes et cordeaux bickford. C'est à cette période que nous devons l'habitude d'employer des doublures pour remplacer les vedettes, qui se souciaient peu d'être expédiées dans le ciel pour flirter avec les anges, par la force de l'explosion. L'âge du fromage blanc 2 Ce fut l'âge où l'on ne pouvait voir un film comique dont les acteurs ne se bombardaient pas de projectiles divers, tartes à la crème, pâte de guimauve et surtout fromages blancs. Cette période eut du moins un résultat utile : elle forma d'excellents lanceurs de grenade dont les talents firent merveille pendant la dernière guerre. L'âge du policeman 3 Un beau jour on s'aperçut que l'homme le plus sérieux, vêtu en policeman, devenait immédiatement d'une drôlerie irrésistible. Les films comiques alors ne mirent plus en scène que des policemen, et leurs aventures faisaient rire aux larmes ceux-là même qui auraient dû considérer les agents d'un œil plein de respect.

4 On dut à ce genre de films une recrudescence d'agressions nocturnes. Les malandrins, en sortant du cinéma, dévalisaient, le sourire aux lèvres, les personnes mêmes qui s'étaient réjouies à côté d'eux au spectacle, des malheurs des « cops ». L'âge de l'automobile 5 En dehors de l'invention du cinéma lui-même, rien n'a été plus utile au développement du film comique que l'automobile.

6 Ce fut la période des films montrant les plus invraisemblables « tacots » et les déboires des malheureux qui se risquaient à en prendre le volant.

7 À ce moment l'industrie automobile enregistra dans ses statistiques une augmentation sensible dans la vente des voitures automobiles et les statistiques officielles accusèrent une diminution de la natalité. Les gens préféraient acheter une voiture qui pouvait les conduire au cinéma, plutôt que d'avoir des enfants qui les obligeaient à rester à la maison.

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L'âge du costume de bain 8 Vous preniez à cette époque deux jolies filles, trois jolies filles, ou quatre, ou plus, vous les « dévêtiez » d'un maillot de bain et vous leur suggériez d'imaginer un instant qu'elles avaient six ans et qu'elles devaient s'amuser comme telles, et vous aviez un film comique.

9 Les marchands de maillots de bains firent des affaires d'or et les compagnies de chemins de fer aboutissant en Californie aussi.

10 Toutes les jeunes filles bien faites achetaient un maillot, prenaient un ticket pour Los Angeles et se croyaient déjà consacrées étoiles. L'âge actuel 11 On a compris que le film comique demandait autre chose : l'humour.

12 On a compris que pour faire un bon film comique, il fallait, non seulement un bon artiste et un bon scénario, mais encore de l'humour et toujours de l'humour.

13 Ce n'est pas tâche aisée que de rendre la vie plus drôle qu'elle ne l'est. Mais les comiques américains ont compris qu'il y avait quelque chose de nouveau à trouver dans le domaine du film comique et ils cherchent.

NOTES

1. Ce texte reproduit l'article de Cinémagazine, n° 8, 20 février 1925, p. 365-366.

RÉSUMÉS

Buster Keaton, l'excellent comique, dont un des derniers films, Les Lois de l'Hospitalité, vient de remporter un très grand succès, s'est amusé à retracer l'histoire des films comiques, depuis l'invention du cinéma. Cette histoire ne forme pas un volume imposant, comme on pourrait le croire.Buster Keaton s'est contenté de la résumer en six chapitres, dont chacun ne dépasse guère une dizaine de lignes, mais qui désignent clairement les différentes phases par lesquelles est passée l'évolution du film comique.

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Comique et pyrotechnie Ou pourquoi une histoire du bruitage du feu d'artifice au cinéma ne devrait pas se passer du stratagème de Jacques Tati

Hendrik Feindt

1 Le feu d'artifice qui se déroule à la fin des Vacances de Monsieur Hulot compte parmi les plus frustrants de l'histoire du cinéma. Il éclate prématurément. Sa chorégraphie se déploie dans une incoordination totale. Et dans l'absence, puisque son public est plongé dans le sommeil. Le son même est parasité par des bruits de tirs, de canonnades et de bombardements qui tirent le spectacle vers le registre guerrier. Cette congruence dissonante (ou encore ce « relief moral », dirait André Bazin) suscite une triple réflexion.

2 En premier lieu, moyennant une règle de trois qui identifie d'une part la dimension visuelle de la pyrotechnie à celle du cinéma et d'autre part la dimension acoustique de l'artillerie à celle du feu d'artifice, se réaffirme l'ancienne équivalence entre guerre et cinéma (laquelle trouve un prolongement contemporain dans un travail récent de Cai Guo-Quang filmant un feu d'artifice comme des explosions sur les maisons d'une métropole : No Destruction, No Construction : Bombing the Taiwan Museum of Art).

3 En second lieu, la séquence des Vacances ressuscite la peur qui s'attache aux célébrations pyrotechniques et qui s'est trouvée réactivée, tout au long du XXe siècle, par les traumatismes engendrés par les guerres. Et est-ce qu'on ne retrouve pas, dans cette peur, le sentiment que faisaient naître les feux d'artifice à l'issue de la guerre de Trente Ans, lorsque la pyrotechnie, comme en témoignent les relations de fêtes de l'époque, était un champ d'exercice ouvert à la diplomatie avant que les traités de paix ne fussent conclus et ratifiés.

4 Enfin, par principe, Tati refuse la dimension spectaculaire censée caractériser le feu d'artifice. Le Beau, qui aurait dû se manifester dans la mise en scène calculée d'un ordre éphémère, est brutalement mis en question. Il est remplacé par un humour qui se manifeste de façon anarchique et aléatoire. Mais le comique n'étant communément pas la qualité propre de la fête pyrotechnique, quel est le véhicule employé par Tati pour faire éclater le rire ? Le décor (une cabane sur la plage à la place du château des artificiers) ? la gestuelle (les tentatives réitérées de Hulot pour éteindre le feu qu'il a

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déclenché ? ou plutôt l'irruption d'un troisième son (les gouttes d'eau recueillies en vain par un arrosoir en fer-blanc) ?

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Le sublime héroïque

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Our Heroic Firemen Nos pompiers héroïques

NOTE DE L’ÉDITEUR

Conférence accompagnée d'une projection de lanterne magique Plaque 1 : Feu dans Tooley Street depuis le pont de Londres

1 En juin 1861, l'un des incendies les plus vastes et les plus destructeurs se produisit à Tooley Street, à Londres, dans un entrepôt de jute. Il s'étendit à une vitesse affolante d'un entrepôt à l'autre et comme ils contenaient, pour la plupart, des matières inflammables - coton, suif, chanvre, sucre, etc. - l'intervention de la brigade des pompiers semblait à peu près sans espoir. Ils travaillèrent sans relâche sous le commandement avisé de James Braidwood, un capitaine extrêmement compétent. Son nom est associé à la naissance de la brigade des pompiers. Il a écrit un ouvrage sur la construction des pompes à incendie et a reçu la médaille d'argent de la London Society of Arts pour son invention d'une échelle d'incendie. C'était un homme d'une grande présence d'esprit et d'un courage inébranlable. Lors d'un incendie à Edinburgh, sa ville natale, il transporta plusieurs barils de poudre hors de portée des flammes, en prenant de terribles risques avec un flegme parfait. Plaque 2 : Le feu s'étend à la rivière 2 Toute la troupe sous le commandement de Braidwood et les pompes à incendie sur terre et sur la rivière déversèrent bientôt des torrents d'eau sur les flammes. Le capitaine semblait être partout, dirigeant et motivant ses hommes, envisageant toutes les hypothèses pour empêcher le feu de se communiquer à d'autres bâtiments. Vers le soir, il visita une section de sapeurs-pompiers reclus de fatigue et dont les efforts pour dompter le sinistre semblaient voués à l'échec. Il était en train de distribuer des rafraîchissements et d'encourager ses troupes lorsqu'une terrible explosion se produisit. Plaque 3 : La mort de Breadwood 3 « Sauve qui peut ! » À ce cri, tous les hommes se mirent à courir. Tous parvinrent à s'échapper à l'exception de deux, dont le courageux capitaine Breadwood lorsque, dans

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un énorme fracas, la façade entière d'un entrepôt s'effondra, les enterrant sous ses ruines. Les hommes continuèrent à combattre le feu malgré la tristesse d'avoir perdu leur chef bien-aimé, et il semblait que la moitié de la ville allait être réduite en cendres. Quand le feu fut enfin sous contrôle, il continua de brûler pendant des semaines.

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Wings

Kevin Brownlow

NOTE DE L’ÉDITEUR

Tiré de l'ouvrage The War, the West and the Wilderness (Londres, Secker 8 Warburg, 1978). Traduction de Christine Monnatte.

1 Parmi les anciens combattants, les aviateurs formaient une communauté particulièrement pittoresque. Le marasme de l'après-guerre en obligea beaucoup à repartir dans les airs, dans l'espoir d'y gagner leur vie. Ceux qui pouvaient rassembler 300 à 600 dollars achetaient un avion dans les surplus de l'armée, tout emballé et flambant neuf.

2 En 1917, le Congrès avait alloué d'énormes crédits à la production aéronautique. Cependant, un film industriel tourné par Universal dans l'usine Dayton-Wright, en 19Î8, The Yanks Are Corning (Les Yankees arrivent), qui faisait les louanges de l'industrie aéronautique, fut interdit par George Creel, le président du Committee on Public Information (CPI). Les accusations « d'avions du mensonge » lancées par le CPI ne s'avérèrent finalement que trop vraies. En effet, le rapport interne du 66e Congrès établit que, malgré le budget de plus d'un milliard de dollars consacré aux avions de combat, pas un seul appareil n'avait atteint la zone des hostilités. Avec la levée de l'interdiction des vols civils en temps de guerre, beaucoup d'anciens pilotes militaires décidèrent d'acquérir les avions restés dans les surplus. Un grand nombre était disponible, mais il s'agissait en majorité d'avions-écoles. On envoyait les appareils de combat à la casse pour les retirer du marché.

3 Les pilotes, devenus acteurs ambulants, gagnaient leur vie en exécutant des acrobaties dans les foires locales et en prenant des passagers à un dollar la minute. Ils montaient des scènes de haute voltige pour attirer les clients sur le terrain d'aviation. Les plus habiles tournaient des séries et des mélodrames pour les studios de cinéma. Le capitaine Nungesser, as de l'aviation française, qui avait officiellement abattu cent cinq avions allemands, signa un contrat avec l'Arcadia Pictures Company de Philadelphie.il

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tourna The Sky Raider (1925) sous la direction de T. Hayes Hunter, avant de disparaître en 1927 en tentant de traverser l'Atlantique. Thomas Ince décida d'encourager l'aviation civile en promettant un prix de 50000 dollars à celui qui réussirait le premier vol au-dessus du Pacifique. Mais le meilleur encouragement fut, en 1926, l'annonce du tournage par la Paramount d'une gigantesque épopée de la Grande Guerre dans les airs. Wings.

4 Zeppelin's Last Raid (1917), de Irwin Willed, fut l'un des rares films tournés sur l'aviation pendant la guerre ; la plupart des extérieurs avaient été réalisés avec des maquettes. En 1918, le lieutenant Bert Hall, l'un des deux seuls survivants américains de l'Escadrille Lafayette, joua dans The Romance of the Air. Le deuxième, le commandant William Thaw, refusa d'apparaître dans le film, laissant Herbert Standing interpréter son rôle. Adapté par Franklin B. Coates du roman de Bert Hall, En l'air [en français dans le texte], le film fut mis en scène par Harry Revier ; il reçut l'aide du gouvernement qui fournit les avions de combat, les ballons d'observation et des hydravions. Le film fut entrecoupé de prises filmées par l'observateur du lieutenant Hall, montrant la destruction d'un biplan allemand et l'explosion d'un ballon d'observation. Selon le Moving Picture World, ce n'était là guère autre chose que le moyen pour Hall de faire sa propre publicité : « Le lieutenant Hall, écrivait le rédacteur, sonne juste, mais l'histoire ne passe pas. »

5 John Monk Saunders, devenu pilote de combat à dix-neuf ans, joua un rôle capital dans la genèse de Wings. La Paramount tenait à réaliser sa propre épopée sur la guerre et, en février 1926, Jesse Lasky rencontra Saunders dans un hôtel new-yorkais. Lasky sut lui transmettre tout son enthousiasme et Saunders lui dit : « Allez à Washington et parlez au gouvernement. S'il est prêt à nous aider à tourner ce film, nous le ferons. »

6 Un accord officiel fut finalement signé, soumis à plusieurs conditions auxquelles la Paramount devait répondre : prise en charge de tous les dommages survenant lors de la réalisation du film, financement d'une assurance de 10000 dollars pour chaque homme engagé sur le tournage, diffusion retardée tant que le film ne serait pas approuvé par le ministère de la Guerre ; tout devait également être fait pour éviter, aussi longtemps que possible, l'évocation par les journaux de la collaboration du gouvernement, afin de ne pas éveiller la suspicion des pays étrangers. En outre, le film devait servir d'entraînement pour les hommes.

7 La Paramount accepta et l'histoire fut confiée aux scénaristes Louis D. Lighton et Hope Loring. C'était une production de la Côte Ouest, ce qui signifiait que B.P. Schulberg en était le responsable. Schulberg était entré à la Paramount avec Clara Bow, qui reçut le premier rôle féminin, aux côtés de l'ex-aviateur Richard Atlen, Charles « Buddy » Rogers et Jobyna Ralston. Un jeune homme venu d'un ranch du Montana, Gary Cooper, obtint un petit rôle. En choisissant William Wellman comme metteur en scène, Schulberg prenait un risque. Mais, malgré une relative inexpérience, Wellman avait déjà réalisé un succès commercial, salué par la critique, You Never Know Women. Et il avait un avantage sur les autres metteurs en scène : il avait été aviateur pendant la guerre1. Avant d'accepter cette tâche monumentale, Wellman verra plusieurs fois La Grande Parade, tout comme Howard Hugues visionnera maintes et maintes fois Wings avant d'entreprendre la réalisation de Hell's Angels, autre grande épopée de l'aviation2.

8 Harry Perry, qui avait réalisé plusieurs films pour Schulberg quand il était indépendant et avait travaillé sur The Vanishing American avec le producteur exécutif de Wings (Lucien Hubbard) fut chargé de la prise de vue. On lui donna plusieurs semaines pour

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les essais. Pour filmer des scènes aériennes, la méthode habituelle consistait à prendre d'abord les avions dans le ciel, puis à insérer des gros plans tournés au sol. Mais Wellman refusa tout compromis ; les gros plans sur les pilotes dans les airs devaient être tournés dans les airs. Pour ces essais, Perry était assisté du capitaine Bill Taylor (qui deviendra général) et du capitaine Harry Reynolds. Ils firent l'acquisition d'une tourelle, un support de mitrailleuse qu'ils fixèrent sur le cockpit de l'avion transportant la caméra. De même, on fabriqua un support de caméra pour assurer une totale liberté à l'opérateur. Filmer les acteurs s'annonçait plus complexe. Nous avions des caméras filmant à l'avant et à l'arrière, raconte Lucien Hubbard. Pour beaucoup de scènes, nous avons filmé au-dessus de la tête d'Arien pendant qu'il faisait un piqué. En ajoutant un tel poids dans un endroit inhabituel, l'avion risquait de s'écraser. Vous faites une chose qui n'a encore jamais été faite, vous la faites sans vous écraser et en plus vous filmez ! C'était vraiment extraordinaire.

9 On plaça les caméras sur l'avion à l'aide de supports en forme de selle, fixés par deux sangles autour de la carlingue et installés à l'arrière du cockpit. Ces supports servaient surtout pour les caméras équipées d'un moteur, qui filmaient à l'avant par-dessus la tête du pilote, comme s'il était seul à l'intérieur de l'appareil.

10 L'un des trucages utilisés souleva de nombreux commentaires et, pendant un certain temps, la Paramount refusa de divulguer la manière dont il avait été réalisé (d'ailleurs dans les bureaux, personne probablement n'en savait rien). On avait demandé à Frank Clarke, qui interprète un Allemand, de s'élever à près de 2000 mètres d'altitude et de se laisser tomber en vrille, après avoir perdu les commandes, dans un avion en feu. C'était relativement aisé à filmer en plan-séquence. Ce qui surprit le public - et les techniciens - fut que la caméra restât sur lui en gros plan, tandis que les nuages tourbillonnaient tout autour. Clarke filmait avec une caméra Mitchell équipée d'un moteur et actionnée par un bouton, fonctionnant sur trois batteries de 45 volts. Arrivé à la hauteur requise, il fit démarrer la caméra, se crispa comme si une balle venait de l'atteindre, débloqua le couvercle d'une boîte pleine de noir de fumée, lâcha le manche à balai et fit descendre l'avion en vrille.

11 Pour les aviateurs, c'est l'une des acrobaties les plus difficiles à réaliser : rester assis sans bouger, pendant que l'avion fait ce que d'habitude on cherche à éviter à tout prix.

12 Pour les scènes aériennes dans lesquelles apparaissaient des acteurs qui n'étaient pas pilotes, un grand appui-tête cachait le pilote à l'arrière du cockpit. Ce dispositif exigeait que la mise au point soit faite au sol, à partir de l'expérience des essais précédents. On n'utilisait pas de filtres, afin que les lentilles fonctionnent avec une faible ouverture permettant de faire le point sur l'arrière-plan. Harry Perry se souvient qu'après avoir réalisé deux prises de l'attaque d'une voiture de l'état-major, une scène dans laquelle apparaissaient des centaines de soldats, on découvrit une mouche écrasée au milieu de la lentille.

13 Perry dirigeait une véritable armée de caméramans. L'un des meilleurs était un grand spécialiste de l'Akeley, E. Burton Steene, ancien opérateur de films d'actualité qui avait travaillé au Mexique ; en 1921, il avait filmé les scènes aériennes d'un film allemand glorifiant la suprématie de l'aviation germanique pendant la guerre. Steene volait depuis 1912, mais Wings fut la plus grande émotion de sa vie.

14 En plus de son Akeley, Steene avait trois Eyemos. Harry Perry, Faxon Dean et Paul Perry filmaient à partir d'un autre groupe d'avions, à 3 500 mètres d'altitude. Le pilote, le capitaine Stribling, se servait d'une fine cordelette pour signaler à Steene qu'il pouvait

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commencer à tourner la manivelle : il lâchait une bombe déchargée pour en repérer la portée, avant de tirer deux petits coups sur la corde. « C'était merveilleux de voir ces messagers de la mort foncer vers la terre ; et les explosions survenaient toujours au bon moment, grâce à l'œil et à la main infaillibles du capitaine Stribling. L'appareil était secoué et tremblait à chaque explosion pendant quelques secondes, au point que j'avais la sensation d'avoir perdu tout contrôle. L'impression d'être remué et bringuebalé dans un bombardier géant à moins de 2000 mètres au-dessus du sol, tout en lâchant 600 kg de TNT, n'est pas donnée à tout le monde. Coincé dans mon habitacle, il m'aurait été très difficile, voire impossible, de m'extraire avec mon parachute, mais je faisais entièrement confiance au pilote. »

15 Lucien Hubbard raconte : On a perdu un homme. Arrivant au-dessus d'une colline, des avions devaient plonger sur les soldats. D'une plate-forme en contrebas, Wellman et moi regardions la scène. Tout d'un coup, Wellman s'est détourné en s'exclamant : « Oh ! mon Dieu, non ! » Moi, je me demandais ce qui se passait. Il venait de voir arriver un avion sous un angle tel qu'il lui serait impossible de reprendre de l'altitude, et qui s'écrasa juste derrière nous, sur la ligne de faîte. Le pilote a été tué. Nous sommes repartis en voiture et au coucher du soleil, nous avons entendu la sonnerie aux morts. Nous ne l'oublierons jamais. Nous pensions qu'ils allaient arrêter le tournage, mais l'officier de service à Kelly Field nous a dit : « Ouest le problème ? Pourquoi êtes- vous si abattus ? Ce qui vient de se passer ne signifie rien. Il y en a toujours qui se tuent à l'entraînement. C'était de sa faute. Nous lui avons dit d'arriver sous un certain angle, il ne l'a pas fait. Ce sont des choses qui arrivent. Personne n'en saura rien. » Personne, effectivement, n'en a jamais rien su.

16 La participation du gouvernement américain se traduisait par la présence de milliers de soldats et de presque tous les avions de chasse des forces aériennes - pour plusieurs milliards de dollars de matériel... sans oublier des pilotes militaires parmi les meilleurs du pays. Parmi ceux qui volèrent dans Wings, plusieurs sont devenus généraux pendant la Seconde Guerre mondiale : Hoyt Vanderberg, Frank Andrews, Hal George, Earl E. Partridge, Clarence Irvine, Rod Rogers, Bill Taylor. L'Air Service Ground School de Brooks Field et l'école supérieure de Kelly Field, toutes deux près de San Antonio, étaient mises à disposition pour le tournage, et les pilotes venaient de loin, de San Francisco et même de Virginie.

17 Pour la prise de Saint-Mihiel, on fit appel à la 2e division de l'armée américaine qui avait participé au tournage de La Grande Parade, celle-là même qui avait participé à la libération de cette petite ville du nord-est de la France. Pour filmer l'épisode, une bande de terrain d'un kilomètre et demi fut choisie dans les environs de San Antonio. L'herbe était si haute que Wellman dut monter sur les épaules d'un soldat pour examiner les alentours. Peu de temps après, l'endroit fut bombardé par des canons chargés de vrais projectiles, ce qui permit aux artificiers de s'entraîner. Puis des quantités de travailleurs mexicains se mirent à creuser des tranchées selon des indications bien précises. L'effet produit était si saisissant, qu'en survolant le décor pour la première fois, Wellman se sentit mal et murmura : « Mon Dieu, me revoilà en France. »

18 L'endroit avait été choisi pour les prises de vue aériennes, mais après quelques essais, Perry s'aperçut qu'à une vitesse de vol normale, l'avion allait trop vite pour saisir les détails. C'est ainsi que l'on construisit une tour de 300 mètres de haut, aménagée de plates-formes tous les soixante mètres. Depuis cette immense tour, une batterie de

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caméras devait filmer l'attaque ; ce qui n'empêcha pas Wellman de placer également des Eyemos portées à l'épaule en différents points stratégiques.

19 À Washington, la colère montait face à ce qui apparaissait comme un gigantesque gaspillage. Les militaires qui, dans un premier temps se prêtèrent de bonne grâce à cette reconstitution d'un épisode marquant de la guerre, s'assombrissaient au fil des prises. Et les fantassins se plaignaient de la confiscation de l'image par les aviateurs.

20 La plus grande scène de bataille fut préparée avec autant de soins qu'une véritable opération militaire ; on se rendit compte que l'intensité des explosions mettait réellement la vie des hommes en danger. Après la première journée de tournage, les généraux, les officiers et les ingénieurs tinrent une conférence avec Wellman et Hubbard. À l'aide de plans et de cartes, ils planifièrent la journée du lendemain, élaborant un ordre de bataille complet pour la défense, l'attaque, les mouvements, calculant précisément les distances, le nombre d'hommes et l'équipement nécessaire. Cet ordre fut transmis aux sous-officiers, qui le présentèrent aux chefs d'escadrille. Ceux-ci désignèrent les « morts » et les survivants. Quand le metteur en scène ne travaillait pas sur le film, lisait-on dans Motion Picture Magazine, il était avec le producteur pour résoudre des problèmes ; il apaisait les jalousies qui s'élevaient entre les différents services et calmait l'impatience des soldats en leur livrant des tonneaux de bière et en organisant des séances de cinéma, offrant aux aviateurs des dîners dansants, apaisant la colère des officiers en déployant des trésors de diplomatie qui auraient suffit à éviter la Grande Guerre. On n'achète pas le gouvernement, mais à la fin du tournage, Wellman fit un don de cinquante mille dollars au mess des officiers.

21 À sa sortie. Wings comptait quatorze bobines. Mais la Paramount décida de réduire le film à un peu moins de 40000 mètres et l'avant-première, prévue à San Antonio, fut annulée. La première eut lieu à New York le 12 août 1927. On utilisa le procédé Magnascope pour projeter les scènes de bravoure dans un format nettement agrandi. Certains affirment qu'une bande d'effets sonores conçue par la General Electric fut diffusée à la première, mais il semblerait que celle-ci n'ait vu le jour que l'année suivante (des bruitages imiteront le bruit des canons et des moteurs d'avion jusqu'à ce que cette bande-son soit disponible).

22 Les critiques, quel que soit le jugement qu'ils portaient sur le récit, restèrent stupéfaits face aux séquences aériennes et aux scènes d'action. Il y avait peu d'erreurs techniques et le film fut considéré dans l'ensemble comme une réussite, y compris par les aviateurs. La critique principale concernait le bombardier Gotha, en réalité un Martin MB4, qui volait à une basse altitude suicidaire (faute de quoi, on n'aurait pas pu le montrer dans le même cadre que le village).

23 Le Moving Picture World interrogea d'anciens pilotes de l'armée, leur demandant de dresser la liste des erreurs qu'ils relevaient dans le film. Donald Hudson (DSC, Croix de Guerre, 27th Aero Squadron, 1st Pursuit Group, AEF) en trouva quelques-unes, mais il déclara que l'action était si convaincante qu'aucune erreur ne détruisait l'illusion d'un combat réel. « La meilleure démonstration a été faite par celui qui était assis à côté de moi, qui avait servi plusieurs mois comme pilote sur le front : à voix haute, il a dit au pilote sur l'écran de faire une « manoeuvre », voyant qu'il n'y parvenait pas alors qu'il était attaqué. Quand un avion s'écrase, c'est comme si on y était et le sang se glace dans nos veines. »

24 Charles Porter (DSC, Croix de Guerre, 147th Aero Squadron, 1st Pursuit Group, AEF) était franchement sceptique à l'idée d'un film montrant des combats aériens. « J'avais vu des

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images officielles de l'armée de l'air prises en France par le service américain des Transmissions. Non seulement, elles ne présentaient aucun intérêt, mais, de plus, elles n'étaient pas convaincantes malgré tous les efforts et l'expérience des photographes. Pourtant, avec Wings, il me semble que tout le monde peut réellement voir la manière dont nos forces aériennes ont mené les offensives en France. »

25 Selon Porter, les détails étaient si justes que seule une personne connaissant les aérodromes de la zone du front aurait pu déceler une erreur. Il fit cependant remarquer que, quand un avion était abattu, il prenait rarement feu. Il avait le sentiment que, après avoir été attaqué par Rogers, Arlen aurait dû essayer de s'en sortir. « Il pouvait facilement tomber en vrille ou glisser sur l'aile et s'échapper par un atterrissage forcé. » Et les pilotes furent tous déçus par la fin du film, qu'ils trouvèrent « peu convaincante et guère probable ».

26 Avec le temps, Wings s'est encore apprécié. Des notations qui paraissaient trop sentimentales apparaissent aujourd'hui en phase avec leur époque et n'irritent plus personne. Tout au long de Wings, l'aspect sinistre de la guerre est gommé au profit de cette ardeur romantique dont font état tant d'anciens combattants, même si à la fin du film Buddy Rogers abat son ami (Richard Arlen) fuyant les lignes ennemies à bord d'un avion allemand, atterrit devant un cimetière où reposent des soldats morts au combat et sort de son avion face à des milliers de croix blanches.

NOTES

1. Dans le Lafayette Flying Corps. Pour en savoir plus sur l'histoire de Wellman, voir Kevin Brownlow, The Parade's Gone By..., New York, Knopf, 1968, p. 169. 2. King Vidor raconte que Wellmann lui donna une idée pour The Big Parade (La Grande Parade) dans l'épisode où un avion allemand pique sur une colonne de soldats et rase de ses roues les casques. Wellman avait lui-même accomplit une telle acrobatie pendant la guerre.

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« Bel effroi »1

Walter Benjamin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction de François Poirier

1 Le 14 juillet. Du Sacré-Cœur les feux de Bengale se répandent sur Montmartre. L'horizon rougeoie derrière la Seine. Des gerbes de feu s'élèvent dans les airs et s'éteignent au-dessus de la plaine. Des dizaines de milliers de gens se pressent sur le flanc escarpé et suivent le spectacle. Et un murmure fait continuellement onduler cette foule comme les plis d'un manteau où le vent joue. Prête-t-on davantage l'oreille, il y résonne encore autre chose que l'attente des fusées et des boules de feu. Cette foule amortie n'attend-elle pas un désastre suffisamment grand pour faire jaillir de sa tension des étincelles ; incendie ou fin de monde, quelque chose qui retournerait le chuchotement velouté de ces mille voix en un unique cri, comme un coup de vent découvre la doublure écarlate du manteau ? Car le cri retentissant de l'effroi, la terreur panique est le revers de toute véritable fête de masse. Le léger frisson qui court sur d'innombrables épaules en est le fiévreux désir. Pour l'existence inconsciente la plus profonde de la masse, les réjouissances et les incendies sont seulement un jeu qui la prépare à l'instant de son émancipation, à l'heure où panique et fête se reconnaissant comme des frères après une longue séparation s'étreignent dans l'insurrection révolutionnaire. C'est à juste titre qu'on célèbre en France la nuit du 14 juillet par un feu d'artifice.

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NOTES

1. Walter Benjamin, Images de pensée, Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits ». Initialement ce texte faisait partie de « Brèves ombres » paru en novembre 1929 dans la Neue Schweizer Rundschau, mais il fut retiré avec l'accord de Benjamin et ne parut que le 6 avril 1934 dans Der Ôffentliche Dienst, Zurich.

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Le sublime naturel

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L'éruption du cinéma : Aux sources des Rendez-vous du Diable

Thierry Lefebvre

NOTE DE L’ÉDITEUR

Remerciements à Thaïs Bullard et Richard Millet

1 La première mondiale des Rendez-vous du Diable1 le 14 janvier 1959, marqua un tournant dans les rapports jusqu'alors discrets entre volcanologie et cinéma. Pour la première fois, un long-métrage explorait l'intimité des cratères, s'attachant à vulgariser auprès du grand public les phénomènes spectaculaires qui y prenaient naissance. Et le grand public, littéralement subjugué, accueillit avec enthousiasme cette innovation.

2 Né de la volonté farouche de Haroun Tazieff (1914-1998), Les Rendez-vous du Diable avait été précédé, il est vrai, par d'autres expériences documentaires similaires, à commencer par le Monde du silence de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle. En 1956, le succès critique et commercial de ce film, qui lui aussi faisait appel à des « fibres encore vierges de nos sens2 », avait en quelque sorte légitimé le projet de Tazieff et attiré à lui quelques investisseurs alléchés, en premier lieu desquels l'Union générale cinématographique. Tous souhaitaient voir rééditer la performance commerciale de Cousteau. Tazieff pouvait d'ailleurs se prévaloir d'avoir participé, en 1951-1952, à la première campagne de la Calypso. Et malgré quelques accrocs relationnels3, l'influence de l'entreprenant commandant sur la carrière ultérieure du géologue ne devait pas se démentir.

3 Haroun Tazieff avait découvert la volcanologie, et par la même occasion le cinéma, une dizaine d'années avant la sortie des Rendez-vous du Diable. Le jeune homme s'efforçait à l'époque de dresser une carte géologique du nord-est du Congo pour le compte de son employeur, l'État belge, lorsqu'un jour de mars 1948 il reçut l'ordre de se rendre dans les monts Virunga, non loin de Goma et du lac Kivu, afin d'y observer l'éruption du volcan Gituro.

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4 Son premier contact avec le phénomène éruptif fut nocturne et le marqua à tout jamais : Au débouché du dernier virage, une gerbe de feu immense déchirait la nuit, trois fois plus haute que large, écarlate, soulignée à la base d'un trait d'un jaune intense. Observé à la jumelle, le spectacle était fantastique. Je distinguais le mouvement continuel de la gerbe, fait de myriades de particules incandescentes sans cesse projetées, qui progressivement s'éteignaient au cours de leur ascension. Des projectiles parvenus moins haut, à cause de leur forte taille sans doute, retombaient ardents encore, criblant de leur grenaille ignée les flancs sombres du cône. Par- dessus le bord de gauche, un flot d'un jaune étincelant s'écoulait, secoué par moments de vivants soubresauts. De tous côtés, autour du volcan, la brousse était en flammes. Et d'immenses serpents pourpres s'éparpillaient, scellés de milliers de taches orangées...4

5 D'emblée, Tazieff fut stupéfait par « l'impression terrible du spectacle » : le ciel était « de sang, et l'horizon nord, gigantesque incendie, se terminait vers l'orient par la prodigieuse colonne de feu du volcan5 ». Plus tard, il écrivit : « Le spectacle seul d'une éruption est tellement extraordinaire, tellement formidable au sens étymologique du terme, qu'il envoûte ceux à qui il est donné de le contempler.6 »

6 Comment retranscrire un tel prodige ? Les mots seuls sont-ils suffisants ? Dans sa postface à la réédition de Cratères en feu, le géologue rappelait les circonstances qui l'avaient conduit à coucher tardivement (en 1950) son témoignage sur le papier. Il cédait en l'occurrence aux sollicitations de Raymond Latarjet7, « qui trouvait, avec raison peut-être, que quels que soient les dons ou les insuffisances littéraires d'un bonhomme, il serait regrettable qu'il ne communique pas aux autres l'expérience exceptionnelle qu'il a pu avoir la bonne fortune d'acquérir8 ».

7 Cette tentative de transcription littéraire, même si elle devait faire beaucoup pour la renommée de Tazieff, le laissa néanmoins sur sa faim. Dans son livre éponyme, Les Rendez-vous du Diable, sorti en 1959, il s'interrogeait : « Mais, comment donner au lecteur l'idée de ce que représente l'intimité grandiose d'un volcan en gésine ? Comment utiliser ici la litote qu'autrement j'affectionne ? Il y faudrait le génie d'un très grand poète. C'est pourquoi d'ailleurs dès le premier contact [...], je me suis rabattu sur la facilité offerte par la cinémato-graphie en couleurs.9 »

8 Dès avril 1948 :en effet, Tazieff avait fait l'acquisition d'un Rolleiflex et d'une caméra 16 mm, sans doute une Paillard Bolex. De retour sur les pentes du Kituro muni de ce matériel, il découvrit par le plus grand hasard « une espèce de cuve où clapotait de la lave liquide. [...] C'était la substance même de la Terre, clapotant avec une terrible placidité à la surface d'un puits que je sentais, dans mes entrailles, hors de l'échelle humaine, sans fond10 ». Cette trouvaille vertigineuse fut à l'origine de tout : dorénavant, il lui faudrait « fixer par le dessin et la photo ce [qu'il] avait la rarissime faveur de voir ». La caméra enclenchée se mit à dévorer la scène, comme s'il s'agissait d'aspirer le magma remontant des profondeurs. Brusquement, la paisible mare se mit à gonfler, elle « [demeura] un instant dans un état de turgescence, surplombant de quelques décimètres les lèvres de la cuve, puis, brusquement, [déborda] en deux torrents qui foncèrent l'un à ma gauche, l'autre à ma droite, à plus de vingt kilomètres à l'heure ». Cerné de toutes parts par la lave, Tazieff n'en garda pas moins son sang froid : « Il fallait pourtant filmer la chose, profiter de ce que le chargeur de la caméra n'était pas vide encore.11 »

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9 Ce bras-le-corps avec les éléments allait caractériser, au moins jusqu'à la fin des années 1950, la méthode Tazieff. La couverture de son premier livre, Cratères en feu, est à ce titre emblématique : la photographie cadrait en plongée le cratère rougeoyant du Nyiragongo ; sur un rebord, minuscule, dérisoire, la silhouette d'un homme coiffé d'un chapeau semblait prête à chavirer dans l'océan de lave.

10 Le côtoiement obstiné du danger, tel que l'instituait d'instinct Haroun Tazieff, révolutionna les rapports distanciés que le cinéma entretenait jusqu'alors avec les volcans. Il s'agissait à vrai dire, le plus souvent, de films d'actualité motivés par un paroxysme éruptif. On se rappelle qu'en 1925, Pathé avait demandé à Jean Epstein de filmer une éruption spectaculaire de l'Etna. Le court-métrage qui en résulta - La Montagne infidèle - est malheureusement considéré comme perdu, mais on imagine mal le réalisateur de Cœur fidèle sautillant avec sa caméra 35 mm entre les coulées de lave.

11 Les vrais débuts du cinéma volcanologique semblent remonter à 1943. Cette année-là, le 23 février, un nouveau volcan naquit au Mexique, dans la région du Michoacan, à quelque 320 km de Mexico12. L'éruption du Paricutin se poursuivit jusqu'en mars 1952 et fit culminer le sommet du nouveau-né à 424 mètres d'altitude. Ce fut un événement scientifique considérable qui passionna de nombreux géologues états-uniens. Apprenant la nouvelle, Fred M. Bullard, qui enseignait à l'époque à l'Université nationale de Mexico, téléphona au sénateur Lyndon B. Johnson afin d'obtenir la pellicule couleur qui lui permit par la suite de filmer la croissance du volcan en 16 mm. Hill of Fire fut présenté quelques mois plus tard à l'auditorium du Geology Building de l'Université du Texas13. En avril 1943, William Foshag, du Smithsonian Institution, projeta son film Eruption of Paricutin devant les membres de la Geological Society of Washington. Tourné un mois après l'éruption, le moyen-métrage incluait également des séquences nocturnes tournées en couleurs par Fred Poe.

12 D'autres films furent réalisés après la guerre sur le continent américain et au Japon. La démocratisation du cinéma en couleurs favorisa ces initiatives. Mais cette production demeura sporadique et en tout cas réservée à des cercles étroits de spécialistes.

13 En 1950, Tazieff démissionnait de son poste de fonctionnaire du Bureau géologique du Congo. Privé de salaire régulier, il opta pour un élargissement de son auditoire et devint écrivain, puis conférencier. « Heureusement, les droits des livres, puis des films que je rapportais de mes expéditions prirent peu à peu le relais des pouvoirs publics défaillants.14 » Projetés dans le cadre de « Connaissance du Monde » et d'autres circuits documentaires, ces fragments disparates lui donnèrent peu à peu l'idée d'un tour du monde en images des volcans.

14 Le projet fou des Rendez-vous du Diable était né...

NOTES

1. « Les Rendez-vous du Diable, un film de Haroun Tazieff. Images de Haroun Tazieff avec la collaboration de Pierre Bichet, Aldo Cavarda, Wawo Runtu. Conseiller technique : René Le Hénaff. Montage : Jean Hamon, Michel Leroy, Monique Fardoulis, Josée

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Matarasso. Schémas animés : équipe Arcady. Ingénieurs du son : René Sarazin, Antoine Petitjean. Directeur de production : Jean Élie Dominique. Laboratoires Éclair. Couleurs par Agfacolor et Kodachrome. Enregistrement : Westrex. Visa de contrôle cinématographique : n° 18 609. Remerciements : Unesco, corps diplomatique de Belgique, d'Italie, de France, les gouvernements du Chili et de l'Indonésie. Co- production : Union générale cinématographique, Jacques Constant, Haroun Tazieff. » [Extrait du générique d'origine.) 2. La formule est de Robert-Louis Stevenson. 3. H. Tazieff, Vingt-cinq ans sur les volcans du globe. 1 -Apprentissage, Paris, Fernand Nathan, 1974, p. 29. Tazieff et Cousteau signèrent à cette occasion une publication commune : H. Tazieff, J.-Y. Cousteau, W. Nesteroff, « Coupes transversales de la mer Rouge », Congrès géologique international d'Alger, IV, p. 75-78. 4. H. Tazieff, Cratères en feu, Paris, Arthaud, 1967 [1re éd. : 1951 ], p. 43. 5. Ibid., p. 44. 6. H. Tazieff, Les Rendez-vous du Diable, Paris, Hachette [« Bibliothèque Verte »], 1961 [1re éd. : 1959], p. 11. 7. R. Latarjet (1911-1998), chercheur en photobiologie et futur membre de l'Académie des sciences. 8. H. Tazieff, Cratères en feu, op. cit., p. 223. 9. H. Tazieff, Les Rendez-vous du Diable, op. cit., p. 129. 10. H. Tazieff, Cratères en feu, op. cit., p. 129-130. Cette « cuve » de lave apparaît dans le générique des Rendez-vous du Diable. 11. Ibid., p. 132. 12. A. Scarth, Vulcan's Fury. Man against the Volcano, New Haven, London, Press, 1999, p. 191-209. 13. F.M. Bullard, « Studies on the Paricutin Volcano, Michoacan, Mexico », Geological Society of America Bulletin, vol. 58, 1947, p. 433-449. 14. H. Tazieff, Volcans, Paris, Bordas, 1996, p. 18.

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Témoignage de Pierre Bichet Un tour du monde des volcans avec Haroun Tazieff

Thierry Lefebvre

NOTE DE L’ÉDITEUR

Né en 1922, peintre de vocation, Pierre Bichet accompagna Haroun Tazieff dans son périple autour du monde des volcans1 et se chargea des prises de vues 35 mm. Il nous a accordé un entretien le 14 octobre 2002.

1 Le tournage du film débute en 1956. Que faisiez-vous à l'époque ? Et comment avez-vous rencontré Haroun Tazieff ? L'affaire est très simple. J'ai étudié la peinture à Paris pendant un certain temps, avant de me replier en Franche-Comté. Je pratiquais avec beaucoup d'enthousiasme et d'assiduité la spéléologie. C'est la raison qui a fait que quelqu'un - je ne sais plus qui - a dit à Tazieff, qui faisait un film sur les eaux souterraines pour le ministère de l'Éducation nationale belge : « Écoutez, si vous allez en Franche-Comté où il y a des cavités, allez voir mon ami Bichet. » Donc, je l'ai découvert comme ça, et il m'a découvert comme ça. J'étais marié, j'avais déjà deux enfants. Je vivais paisiblement et assez bourgeoisement chez moi. On est devenus très amis comme ça. Je l'ai aidé - c'est là ma découverte du cinéma -, il ne pouvait pas filmer tout seul sous terre. J'étais un bon spéléologue, mais je n'étais pas cinéaste. Il m'a confié des caméras. Je lui ai dit : « Je suis peintre. Je pense être un bon cadreur. Je ferai mon possible. » Il a été très content du résultat et une très grande amitié est née entre nous. On s'est revus et, quelque temps plus tard, il m'a confié qu'il avait un grand but, c'était de faire le tour du monde des grands volcans. Ce qui me paraissait un peu ahurissant et grandiose. Je l'admirais beaucoup, j'étais très attaché à lui et je le suis resté jusqu'à sa disparition. Il a eu des propositions. Cousteau venait de sortir peu de temps avant Le Monde du silence qui était une opération commerciale extrêmement réussie, qui avait très bien marché. Les producteurs de cinéma cherchaient un autre aventurier capable de faire quelque chose sur un autre sujet. Garouk2 me tenait au courant. Donc, il me dit : « Ils sont très gentils. Je vais faire mon tour du monde des grands volcans. Les producteurs me proposent de

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me fournir une équipe de tournage. » Et il ajoute : « Je suis un peu effrayé. Ce n'est pas mon genre de voyager avec une équipe de techniciens qui ne sont pas toujours à la hauteur du point de vue de l'aventure et du point de vue de la résistance physique. » Moi, je faisais beaucoup de montagne, beaucoup de ski, j'étais en bonne forme et Garouk le savait. Il me dit : « J'aimerais mieux n'avoir qu'un gars. C'est toi ! » Ça m'a flatté, et en même temps ça m'a surtout tenté pour le voyage. Je n'avais pas prévu que ça prendrait une telle importance dans ma vie et que ça me laisserait de tels souvenirs. Et donc, on s'est mis d'accord. Il m'a dit : « On va tourner en 35 mm. » Moi, je n'avais fait que du 16 mm, mais je lui ai dit : « Tu sais, presser un bouton, me servir d'une caméra, cadrer, ce n'est pas un problème. »

2 Le tournage du premier film - Les Eaux souterraines - a lieu à quelle époque ? Il a dû avoir lieu dans les années 1954-1955.

3 Et là, le tournage se faisait en 16 mm. Oui, en 16 mm.

4 Vous vous souvenez des caméras utilisées ? Je ne me souviens plus. Ça a été fait par petits bouts. Tazieff a filmé certaines choses, j'en ai filmé d'autres. Je lui ai donné un coup de main. Je pense qu'il appréciait mon sens de l'image. C'est normal. Je ne sais même plus qui finançait. Je crois que c'était le ministère de l'Éducation nationale belge. Donc, en 1956, il m'a dit : « Écoute, si tu veux, je t'emmène comme opérateur. Viens me retrouver, je t'attendrai dans un mois à Tokyo. » Et voilà, j'ai embarqué pour mon grand tour du monde avec lui.

5 Passer du 16 mm au 35 mm, c'était déjà plus compliqué ? Ce n'est pas plus compliqué. C'est plus lourd. C'est plus cher. Si on perd une bobine, on se fait engueuler beaucoup plus.

6 Les producteurs sont Haroun Tazieff, l'Union générale cinématographique et un troisième larron, Jacques Constans. Qui était Jacques Constans ? Écoutez, je ne peux pas vous dire. Garouk me téléphone un jour et il me dit : « Tout change, parce que j'ai été invité à dîner dans un restaurant à Paris. Il y avait plusieurs personnes que je ne connaissais pas, en particulier un monsieur qui s'appelait Jacques Constans, très disert, qui servait un peu d'intermédiaire dans tout ça. » C'était à l'époque un satellite important des milieux du cinéma. Il a dû avoir des intérêts dans la production. Il nous a recrutés. Il nous a mis en confiance avec la production. Et il a dû palper quelque chose là-dedans.

7 Et donc, le financement va porter sur votre voyage... Le problème, c'était qu'on ne pouvait pas déposer un script au préalable. On ne savait pas ce qu'on allait voir. Tazieff m'a dit : « Écoute, c'est mon rêve. Je vis mon rêve, je vais voir les grands volcans du monde. Comment seront-ils ? Où allons-nous ? Je ne sais pas. » Il m'a fait une totale confiance. Comme j'avais un métier un peu aléatoire qui me laissait libre, comme je n'avais pas de problèmes matériels si je partais, j'ai accepté volontiers. Je ne pensais pas que ça prendrait une telle importance. Nous nous sommes retrouvés au Japon, et notre premier volcan commun, ça a été le Sakurajima. Puis le Fuji-Yama, etc.

8 Oui. Que l'on retrouve d'ailleurs au début du film. On a dû suivre une espèce de logique géographique. Je suis parti de France avec toute la charge de matériel, c'est-à-dire les caméras 35 mm, de la pellicule. On ne peut pas faire un film autour du monde avec une seule caméra. S'il y a un rouage qui casse, on est

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foutu ! Tazieff travaillait en 16 mm, moi en 35 mm avec une Arriflex. Et puis on avait une caméra de réserve autant que je me souvienne. Et de la pellicule. Je suis parti de Marseille par bateau. À l'époque, c'était ce qu'il y avait de moins cher avec beaucoup de matériel. Le fret aérien était très cher. J'ai retrouvé d'abord Tazieff - me semble-t-il - aux Philippines. Ou plutôt à Singapour. Il savait quand mon bateau arrivait là-bas. Mais notre aventure cinématographique n'a commencé qu'au Japon.

9 Et ensuite ? On n'avait pas vraiment de plan préétabli. Il fallait d'abord qu'on se connaisse bien l'un l'autre pour travailler ensemble. Il fallait qu'il m'initie aux volcans. Ça s'est fait assez vite d'ailleurs, je n'avais pas le choix.

10 Parce que c'était la première fois que vous voyiez des volcans en activité. Mes premiers volcans, oui. J'étais très rassuré par la présence de Tazieff en qui j'avais toute confiance. C'était un homme qui inspirait la confiance par son enthousiasme, son niveau scientifique qui n'était quand même pas négligeable, et puis ses qualités d'homme. Autant il a pu être quelquefois agressif avec des gens qui lui déplaisaient, autant il était plein de charme pour ceux qu'il aimait bien. Donc, on a continué notre voyage ensemble et de là, on s'est retrouvés en Amérique du Nord, etc. On a fait la Cordillère des Andes jusqu'au Chili. Ensuite, l'Afrique...

11 Et ensuite, retour vers l'Europe. On a fini avec les volcans européens, parce qu'on savait qu'ils fonctionnaient régulièrement. En cas de manque, on pouvait compter sur eux pour ramener quelque chose.

12 Techniquement, si j'ai bien compris le dispositif de tournage, Tazieff tournait régulièrement en 16 mm. Oui. On peut dire qu'il était en pointe. En pointe avec une caméra plus légère. Je suis un peu en retrait de lui. Il me sert de cible avec en fond le cratère.

13 L'objectif, c'était de montrer les dimensions extraordinaires de ces volcans... Ce n'était pas facile. Il y avait peu de films, ou peut-être tournés par des Américains ou des Japonais. Mais c'était des documents d'actualités. Ce n'était pas l'intimité - si l'on peut dire -des cratères.

14 Est-ce que vous en aviez visionnés quelques-uns avant de partir ? Non. Après. On nous a montré des films au cours de nos pérégrinations autour du monde. Avant de partir, je n'avais vu que des documents que Tazieff avait filmés, des éruptions de l'Etna tout de suite après la guerre, des choses comme ça.

15 Vous vous retrouviez parfois avec de faibles luminosités, parfois avec des jeux de poussières, de fumées... On a travaillé dans des conditions absolument limites dans la mesure où notre pellicule faisait 12 ASA. En travaillant en 35 mm à 24 images par seconde, c'est une lutte permanente avec la lumière.

16 Vous aviez reçu une formation avant ? Absolument pas. J'étais artiste peintre. Je dominais de façon ironique la situation en disant à Garouk : « Écoute, c'est bien plus facile de faire des images avec un bouton qu'avec un pinceau. » Je pense avoir eu de bonnes qualités de cadreur. J'ai travaillé toute ma vie professionnelle en tant que peintre, en organisant un rectangle. Le cadrage ne m'a jamais posé vraiment de problème. Quant au reste, comme on ne savait pas quel film on faisait (il n'y avait pas de découpage préalable), il fallait accumuler des

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images au gré de nos aventures ou de nos rencontres. Après, c'est une question de technique : il suffit d'un posemètre pour connaître la durée d'exposition. On était obligés de travailler un petit peu en aveugle pour ce film. Je disais : « Bon, qu'est-ce qu'on fait ? » Garouk me répondait : « Écoute, je ne sais pas... Prends tout le matériel, on monte sur le volcan, on va coucher là-haut, on va bivouaquer, on verra bien comment ça se passe. Tu te tiens toujours prêt. » J'étais toujours prêt.

17 Ces images que vous tourniez sur les volcans, vous les visionniez sur place ? Ça a été terrifiant pour moi, parce que j'avais des coups de téléphone du producteur qui me disait : « Attention ! Vous avez des plans surexposés. » Ou sous-exposés le plus souvent, parce que je n'avais pas assez de lumière.

18 Vous envoyiez vos bobines par la poste ? On les envoyait par la Poste à Paris. Nous, on ne les revoyait pas. Il fallait les envoyer dès qu'on faisait une escale un peu importante où on pouvait poster un courrier par avion. C'étaient des bobines lourdes. Ce n'était pas toujours facile. Je me souviens d'une histoire en Argentine où, chargé d'une dizaine de précieuses bobines de cent mètres de pellicule, les douaniers argentins voulaient ouvrir les boîtes pour contrôler. Je luttais désespérément, assis sur mes piles de films, en disant : « J'appelle l'ambassadeur, j'appelle l'ONU, c'est un scandale ! Vous n'allez pas saisir ma pellicule ! »

19 Parce que c'était du négatif évidemment. Oui. Et ils voulaient ouvrir les boîtes ! C'était en 1956. Quand on disait qu'on était cinéastes, qu'on filmait des volcans, on passait plutôt pour des hurluberlus que pour des gens sérieux.

20 Donc, envoi des pellicules à la production, l'Union générale cinématographique, qui vous renvoie des informations, qui vous dit : « C'est un peu sous-exposé. Là, c'est surexposé... » De temps en temps, mais rarement. Quand on avait l'occasion de communiquer avec le producteur. On l'appelait, nous, ou il nous appelait s'il savait où on était. C'était extrêmement morcelé, si bien qu'on était un peu des aventuriers paumés, travaillant sur quelque chose d'imprécis, d'aléatoire. Et puis, on ne savait pas si on finirait. Il y avait en plus des aléas physiques. Si l'un de nous avait un pépin, il y avait une sorte d'accord tacite entre nous. On n'était que deux. On a toujours eu comme auxiliaires des gars qu'on prenait sur place.

21 Effectivement, il y a d'autres noms qui apparaissent au générique. Il y a Aldo Cavarda... Aldo Cavarda, c'est un Italien qui a travaillé à l'Etna. Et Wawo Runtu, qui apparaît également dans le générique, il a été là tout à fait occasionnellement. Il a travaillé pour nous comme cinéaste indonésien. Mais c'était rarissime. Comme ils avaient un contrat, ils sont au générique.

22 Au générique, une autre personne apparaît également : c'est le « conseiller technique », René Le Henaff. Oui. René Le Henaff a joué un grand rôle. Nous sommes rentrés en France avec une moisson incroyable d'images, c'était un peu bordélique. Le Henaff, c'est lui qui a donné un sens au film, qui a trouvé un ordre. C'était un très bon cinéaste, qui a fait gonfler par exemple du 16 en 35 mm pour certains plans qui nous manquaient, des choses comme ça. Techniquement, il était extrêmement compétent. Ce n'était pas un aventurier ni un coureur de volcans. René Le Henaff, c'était un monsieur du cinéma.

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23 C'est lui qui va coordonner les différents monteurs qui sont crédités au générique. Oui, c'est ça. Il va travailler sur tous les problèmes de laboratoire, de montage image puis par la suite de montage son. À ce moment-là, mon rôle s'efface. Je n'ai plus rien à voir là-dedans.

24 Vous avez quand même suivi cette étape ? J'ai suivi avec passion.

25 Je voulais revenir un petit peu sur le problème des émulsions. Vous m'avez parlé de 12 ASA. C'était de l'Agfacolor. L'Agfacolor n'était fabriquée à l'époque qu'en Allemagne de l'Est. On a eu des problèmes de ravitaillement, à cause des difficultés de l'Allemagne de l'Est. C'était une gageure de faire un film sur des volcans. Ils fournissent certes leur propre éclairage. Mais on ne pouvait pas utiliser des spots, ce n'était pas du studio. En plus, on ne savait pas ce qu'on allait voir. Il n'y avait pas de pré-scénario. On ne savait pas. On ne savait rien. On allait faire une moisson d'images, on essayait de coller sur l'histoire de deux gars qui vont courir le monde des volcans. C'était bien comme ça.

26 Comme l'écrit Haroun Tazieff dans ses livres, il y avait une certaine frustration, car tous les volcans n'étaient malheureusement pas en éruption. Hélas, les volcans, c'est une tombola formidable ! Ils ne nous préviennent pas. Je me souviens d'un jour où Garouk m'a téléphoné en me disant : « Il y a une éruption ! » Parce qu'on a fait le tour du monde d'abord. Ensuite, pour finir le film, il a fallu courir pendant deux ans à droite à gauche, au gré des éruptions. À l'époque, les voyages n'étaient pas aussi rapides que maintenant.

27 Ce tour du monde a duré huit mois, je crois... Vous vous souvenez des voyages qui ont suivi ? Il a fallu aller partout. On s'est retrouvés en Afrique, au Nyiragongo. Pas au Kamchatka, parce que politiquement ce n'était pas possible. On est allés en Amérique du Sud. Et pendant qu'on était en Amérique du Sud, c'était l'Etna qui se réveillait en Europe. Enfin, c'était n'importe quoi ! Les Rendez-vous du Diable, c'est un très beau titre, mais je me dis que Les Bordels du Diable aurait mieux convenu.

28 Et effectivement, comme vous le disiez tout à l'heure, le rôle de Le Henaff était très important, il s'efforçait de mettre de la cohérence dans tout ça... Il était extrêmement discret et il avait la vertu de n'avoir jamais vu de volcans. Pour nous qui en avions vus beaucoup, c'était insupportable les conseils que nous donnaient des gars qui étaient allés voir le Vésuve ou des trucs comme ça. Ils se croyaient obligés de nous dire de faire ceci, de faire cela. Nous, on était chasseurs d'images. On chassait des images, et Tazieff a été l'organisateur de cette gageure de faire un film sur les volcans du monde, ce qui était apparemment presque impossible à l'époque. Après se sont greffés là-dessus les textes du commentaire du film, de Paul Guimard, de René- Marie Arlaud.

29 Le commentaire s'est fait en collaboration ? Tazieff était très exigeant. Il voulait les faire lui-même. Mais les gens du cinéma, avec juste raison, avaient une plus grande expérience de ce qu'était un film grand public. Il fallait qu'il y ait une certaine résonance. Il a fallu faire rédiger, écrire ça, toujours en collaboration étroite avec Garouk qui a tout le temps veillé au montage. Il m'invitait souvent à aller le retrouver dans les salles de montage. On discutait de la musique, etc.

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30 Je crois qu'il était en désaccord avec certaines options musicales. Il était en désaccord très souvent. Parce qu'on avait affaire à des créateurs qui n'avaient jamais vu un volcan. C'était difficile pour nous de leur expliquer l'ambiance qui règne sur un volcan. Quelquefois, le silence dramatique qui précède une grosse explosion, ou d'autres fois des espèces de rumeurs incohérentes qui constituent la toile de fond sonore du volcan.

31 De la part de Tazieff, il y avait une certaine ambivalence, puisque, à côté, c'était déjà un volcanologue réputé... Il faisait des mesures scientifiques. Il essayait de comprendre et il y avait relativement peu de volcanologues de terrain à cette époque. Les volcanologues étaient des géologues, des géographes, des techniciens, qui parlaient des volcans suivant l'histoire des éruptions. Ils les fréquentaient relativement peu. Il y avait des limites à franchir que les gens n'osaient pas franchir. J'ai participé à cette aventure des frontières qui paraissent dangereuses, et qu'il fallait franchir. Ce n'était pas toujours drôle. Grâce à l'influence énorme qu'a eue Tazieff sur moi, je surmontais mes craintes et mes peurs. Et puis mon expérience de peintre me faisait être attiré par ce spectacle fabuleux, dont curieusement je n'ai jamais rien tiré en peinture.

32 Vous avez illustré cependant nombre d'ouvrages de Haroun Tazieff... Ce sont des petits dessins plutôt ironiques. Mais je n'ai jamais peint une grande toile sur un volcan. Ça me paraît dérisoire. Dérisoire et un peu mercantile. Moi qui ne peins que des montagnes, que des choses de mon pays, etc., je n'allais pas devenir une espèce de peintre exotique... J'ai eu beaucoup de propositions de galeries parisiennes qui me proposaient une exposition, à condition que je fasse des toiles sur les volcans au moment de la sortie du film. Je leur ai dit : « Pas question ! »

33 Avant de partir pour ce tour du monde, aviez-vous analysé les toiles qui avaient été peintes, en particulier autour de l'Etna et du Vésuve aux XVIIe-XVIIIe siècles ? Non. Absolument pas ! Ça ne me faisait rien. J'avais mon idée des volcans. On en a tous. Quand on pense volcans, on s'imagine des choses. Les choses étaient assez proches de ce que j'imaginais, sauf l'échelle qui était infiniment plus importante que je ne pensais.

34 Dans un de ses livres, Haroun Tazieff écrit que vous vous plongez dans le viseur de votre caméra afin d'évacuer une certaine angoisse. Ça a été pour moi une des sources de ma sérénité. Sérénité, c'est un bien grand mot, mais enfin, quand j'avais trop peur, je me réfugiais dans le viseur, j'étais protégé par quelque chose. Les phénomènes devenaient petits. C'était curieux !

35 Qu'est-ce qui vous marquait le plus sur l'instant ? Ce qui m'a marqué, c'était l'inquiétude que je me faisais pour Garouk. Il y avait une espèce d'accord tacite entre nous. Il me disait toujours : « N'oublie pas l'échelle humaine ! » Je lui disais alors : « Hé bien, va faire l'échelle ! » Alors, il passait devant, il avançait. Moi, je restais derrière. Parce qu'il fallait une échelle. Sinon, les gens n'imaginaient pas la grandeur des phénomènes. Il fallait qu'il aille se sacrifier, et il y allait. Quelquefois, il était un peu débordé par l'échelle de l'éruption. Moi-même, je n'étais pas toujours très tranquille. Petit à petit, j'ai fini par gagner une espèce de sérénité, je pourrais presque dire de résignation, je me disais : « On verra bien ! »

36 On peut donc définir ce film comme un film scientifique, mais également, et avant tout, comme un film d'aventures. C'est un film d'aventures. D'ailleurs, Garouk a toujours été d'une grande gentillesse

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avec moi. Il me disait : « Mon Dieu, quand je pense que si j'avais accepté d'avoir une équipe de cinéastes professionnels, je n'aurais rien pu faire ! » C'était compliqué. Au cours des quelques expéditions qu'on a faites par la suite, on a eu beaucoup de collaborateurs scientifiques, Américains, Anglais, Japonais, etc., plus des étudiants français : ça devenait d'une lourdeur terrible, et alors le risque était multiplié par x personnes.

37 C'est ce qui va se passer d'ailleurs au cours de l'expédition sur le Nyiragongo, en 1959 je crois... C'est ça.

38 ... à laquelle vous participez avec vos deux fils. Oui. Il y a des problèmes de choix humains. Au cours de la dernière descente, Garouk me dit : « Moi, je me sens un peu vieux. Toi, tu n'es plus tout jeune. Tes deux fils sont superbes, alors on les fait descendre au fond. » Je lui ai répondu : « Mais, nom de Dieu, ce sont les miens ! »

39 Faites-vous des croquis et des dessins pendant le voyage ? Non. Tous les dessins ont été faits après. J'en ai beaucoup, la plupart sous forme d'esquisses que je n'ai pas mises à jour. Des dessins ironiques. Garouk aimait beaucoup mon humour destructeur. Ça lui plaisait parce qu'il avait peur d'être trop sérieux.

40 Avez-vous suivi la diffusion du film ? Oui. Bien sûr. Il y a eu la première à l'Olympia, à Paris. C'était un grand truc. Ça ne m'a pas ébloui, parce que les images, je les connaissais, je les avais faites. Il y avait beaucoup de monde, le Tout-Paris. Il y avait des scientifiques avec lesquels on avait de bonnes relations, des Japonais, des Américains. On a toujours fréquenté beaucoup de laboratoires au cours de notre périple. On passait un peu pour des fous. Ils avaient des laboratoires sur les volcans, mais bien protégés, blindés, armés et confortables. Nous, avec nos sacs à dos, on passait un peu pour des hurluberlus. Ils ne nous accompagnaient pas toujours là où c'était dangereux. Alors on y allait seuls, tous les deux, comme ça...

41 Oui. Parce qu'il y avait des interdictions d'accès... Comme disait Garouk, « Il faut avancer vers le risque pas à pas, pas plus vite ! » On ne peut pas faire un film sur les volcans sans risques. On ne peut pas battre des records sans prendre des risques.

42 Quand on voit par exemple les époux Krafft... Oui. Je les ai bien connus. C'étaient de bons amis. Il y a un moment où on se croit à l'abri de tout, parce qu'on a de l'expérience. Mais les volcans ont des fantaisies telles que ça ne sert à rien. À propos de Maurice Krafft, Garouk m'a dit : « Comment a-t-il pu monter, avec une dizaine de personnes, par un talweg ? Il avait pourtant de l'expérience, il devait bien savoir que les nuées ardentes se comportent comme un fluide, qu'elles empruntent le couloir comme de l'eau, comme une avalanche... » Et ils se sont fait cravater par une absence de raisonnement scientifique ! La vision des ruines que j'ai vues partout autour des volcans ne m'impressionnait guère, dans la mesure où c'était du passé. Mais sa propre vie, ce n'est pas du passé. On est beaucoup plus sensible à la violence des phénomènes quand on est nez à nez avec. On est dépassé quelquefois. Le voisinage du risque vous conduit presque à une sorte d'indifférence. Moi, mon souci, avec ma caméra 35 mm, c'était de cadrer. Je voyais dans le viseur de ma caméra qu'il y avait une grosse explosion et d'énormes blocs qui montaient vers moi. J'ouvrais l'autre œil et je regardais les blocs qui passaient au-dessus. S'ils tombaient derrière, ça allait !

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43 Après Les Rendez-vous du Diable, Haroun Tazieff a-t-il continué son activité de conférencier ? Non. Il a arrêté à ce moment-là. Avant, il fallait qu'il finance cette expédition qui a coûté très cher. Pendant des années, il avait exploité les films qu'il avait faits ailleurs, en Afrique et en Italie, ce qui lui a permis de consacrer suffisamment d'argent à ce fabuleux voyage. J'ai eu la chance d'être son compagnon, ce qui n'était absolument pas prévu, parce que ce n'était pas ma vocation d'être cinéaste, et encore moins volcanologue. Montagnard à la limite. J'y ai pris goût quand même.

44 Je suppose qu'après le tournage de ce film, vous allez avoir un certain nombre de propositions en tant qu'opérateur ? Oui. J'ai eu des propositions. Mais je voulais rester peintre. Ce n'était qu'une parenthèse ouverte dans ma vie. Ma véritable vocation, c'était de peindre des images à la main. En revanche, par la suite, j'ai fait beaucoup de films pour mon usage personnel. Mais ce n'était pas ma vocation d'être cinéaste. Il y a eu trois facteurs qui m'ont conduit à participer à ce film : l'occasion de faire le tour du monde, ce qui n'était pas donné à tout le monde surtout à cette époque ; de plus, visiter les volcans, ça me tentait beaucoup ; et puis l'amitié profonde que j'ai toujours partagée avec Garouk. Plus que Tazieff, j'étais attiré par le rituel des volcans, la religiosité des populations. Par la suite, je suis allé voir, sans Garouk, l'Aso-San, la montagne sacrée, au nord du Japon. J'ai vécu avec les bonzes et je leur ai offert des exemplaires en japonais du livre Les Rendez-vous du Diable. Je suis rentré dans la congrégation en quelque sorte. J'ai été reçu par le père supérieur qui m'a remis une petite veste de religieux que je garde encore. Pour eux, le volcan, c'était la naissance de la vie et la disparition de l'homme. Quelques années plus tard, au Nyiragongo, on a eu avec Garouk jusqu'à 170 porteurs noirs. J'ai beaucoup discuté avec eux, je parlais un peu le swahili. Mal, mais enfin... Il y en avait un, Jean-Baptiste, qui me suivait partout. J'ai essayé maintes fois de le faire descendre dans le cratère. Il a toujours refusé. C'était tabou. Il me disait : « Je ne peux pas, c'est défendu... Il y a l'esprit de mes aïeux, de mon grand-père. » J'essayais de le convaincre. Je lui disais : « Tu as connu ton grand-père ? Il était gentil ? » « Oui. » « Alors il ne peut pas être méchant... Viens, descends avec moi ! Comme ça, tu seras le premier du village à le faire et tu seras le chef. » Rien à faire...

45 Ce que vous faisiez était donc perçu comme sacrilège ? On passait soit pour des fous, soit pour des impudents. On franchissait des barrières qui étaient interdites. Garouk avait assisté à une grosse éruption de l'Etna bien avant. Les défilés, les processions pour arrêter la colère du volcan, ça le rendait fou. Il disait : « Ils feraient mieux d'aller mesurer la température ! » Il était comme ça...

46 Dans le film, à côté des scènes « volcaniques », il y a des séquences où la caméra scrute la population ou des pratiques locales. C'était une idée de Haroun Tazieff ou ça venait de vous ? Je ne sais pas. J'étais peut-être plus attentif que Garouk au pittoresque. Je prenais parfois des images presque en douce. Par exemple, sur une petite fille qui en avait marre des volcanologues habillés en aluminium. Je n'étais pas du genre à rester sur un volcan à regarder ce qui allait se passer. J'aimais mieux l'alternance des saisons, la rigueur des climats, la beauté et la gentillesse des gens que je rencontrais.

47 Haroun Tazieff était donc, je ne dirais pas monomaniaque, mais tout du moins fasciné par les volcans au point d'occulter le reste ? Oui et non. Ce n'était pas un maniaque. Il était fasciné par les grandes énigmes de la

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Terre. J'ai souvent discuté avec lui, jusqu'à la fin de sa vie, de l'âge de la planète, d'astrophysique, de choses comme ça... Il m'envoyait souvent dans des pays en me disant : « Retrouve-moi des vieilles actualités sur les éruptions ! » Je suis allé comme ça au Japon pour lui ramener des images d'archives sur des sorcières qui vivaient dans un volcan. Ces images, on les a ensuite montrées à la Cinémathèque française.

48 Finalement, comment le public reçut-il Les Rendez-vous du Diable ? Très bien. Les Rendez-vous du Diable ont rendu la vision des volcans accessible. Quand le film est sorti, ça a été un événement. Les gens avaient tendance à exagérer les risques qu'on avait pris. Ils se demandaient si on n'était pas des miraculés.

49 Pour terminer, revenons un instant sur l'influence de Cousteau. On sait que Tazieff avait participé au premier voyage de La Calypso... Quelles étaient les relations entre les deux hommes ? Des relations amicales. Sans plus. Garouk était antimilitariste et anticapitaliste. Mais il appréciait quand même Cousteau. Le Monde du silence a ouvert une voie et a fait la promotion du cinéma documentaire grand public. Mais Tazieff, lui, n'avait qu'une envie : faire le tour du monde des grands volcans. Il avait mis de l'argent de côté pour ça. Il avait fait de nombreuses conférences avec « Connaissance du monde » et d'autres, qui avaient eu beaucoup de succès. En plus, ce n'était pas un homme dépensier. Il vivait de rien, et encore, pas tous les jours ! Alors il me disait : « S'il le faut, je le ferai tout seul ce tour du monde. Si tu viens avec moi, tant mieux ! Et si on arrive à en faire un film, ça paiera notre voyage ! » Et ça a donné Les Rendez-vous du Diable...

NOTES

1. Tazieff parle à plusieurs reprises de Pierre Bichet dans ses ouvrages. Lire en particulier : H. Tazieff, Sur l'Etna, Paris, Flammarion, 1984, p. 175-176. 2. « Dans l'intimité, ses amis appelaient Tazieff "Garouk". C'était Haroun prononcé avec l'accent russe. C'est sa mère qui l'avait appelé comme ça. » [P. Bichet]

RÉSUMÉS

Né en 1922, peintre de vocation, Pierre Bichet accompagna Haroun Tazieff dans son périple autour du monde des volcans1 et se chargea des prises de vues 35 mm. Il nous a accordé un entretien le 14 octobre 2002.

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Filmer la bombe A : Premières images, premiers usages

Thierry Lefebvre

NOTE DE L’ÉDITEUR

Remerciements à Oliver A. Gaycken, Lawrence B. Johnston, Joseph Papalia, Paul W. Tibbets et Gregory Walker. Alors ma terreur redoubla à l'aspect de l'abîme, car je vis des feux et j'entendis des pleurs, et, tout tremblant, je me ramassai sur moi-même. Et je compris alors, aux grandes douleurs qui s'approchaient de toutes parts, ce que je n'avais pas compris auparavant, que je tournais et que je descendais.1

1 Juillet-août 1945 : en l'espace de quelques jours, trois bombes atomiques explosèrent en trois points différents du globe, causant pour deux d'entre elles un nombre effrayant de victimes. Sans négliger les enjeux scientifiques, éthiques et stratégiques de ces « expérimentations », on s'intéressera ici plus particulièrement aux images qui furent (ou ne furent pas) tirées de ces explosions, ainsi qu'à leurs usages ultérieurs. Phénomène nouveau soumis à l'expertise cinématographique, la fission nucléaire se révéla d'emblée hautement spectaculaire et symbolique. Le test de 2 La première bombe atomique de l'Histoire fut expérimentée sur le site militaire américain de Trinity, au nord-ouest d'Alamogordo au Nouveau-Mexique, à une cinquantaine de kilomètres à l'est du Rio Grande. L'engin, dont le nom de code était « Gadget », explosa le 16 juillet 1945, à 5 h 29 min 45s précises. La puissance inusitée de la déflagration, qui atteignit l'équivalent de 19 kilotonnes de TNT, donna lieu jusqu'au dernier moment aux supputations les plus alarmistes. C'est ainsi que le concepteur de la première pile atomique, , avait envisagé publiquement l'hypothèse

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d'une « explosion généralisée de l'atmosphère qui aurait détruit le Nouveau-Mexique ou même la planète. »2

3 Sans aller jusque-là, Robert Oppenheimer et , les deux maîtres d'œuvre du , n'en menaient pas large. « Cette fois, nous jouons gros », aurait murmuré Oppenheimer quelques secondes avant la mise à feu3... Personne ne pouvait en effet prédire avec exactitude les conséquences d'une réaction en chaîne, et, en l'absence de certitude, le gouverneur du Nouveau-Mexique se tenait prêt à instaurer la loi martiale.

4 Événement inouï, sans précédent dans l'histoire de l'Humanité, l'explosion de Trinity bénéficia d'une mise en scène adaptée aux conditions drastiques que lui imposait le « secret défense ». Pour des raisons évidentes de discrétion et pour dissimuler l'énorme champignon atomique qui n'aurait pas manqué d'inquiéter les populations riveraines des localités de San Antonio, Alamogordo, Albuquerque et Santa Fe, l'essai nucléaire ne pouvait se dérouler que la nuit. Prévue à l'origine pour 4 h du matin, heure locale, la mise à feu dut être reportée d'une heure et demie à la suite d'un violent orage tropical. Elle put se dérouler néanmoins avant l'aube.

5 Ce test inaugural avait été programmé au mois de mars 1944 avec pour double objectif « d'étudier le souffle de l'explosion, la secousse terrestre, les radiations, et de procéder aux enregistrements photographiques complets de la déflagration et des phénomènes atmosphériques qui en résulteraient4 ». À cette fin, plusieurs équipes avaient été constituées et chacune s'était vue assigner un ensemble de tâches très précis. Le « Trinity Assembly Group » devait ainsi s'occuper de l'assemblage et de la mise à feu de la bombe au . En aval, sept sous-groupes (TR-1 à TR-7) avaient pour mission d'analyser les multiples conséquences de l'explosion. L'un d'eux, le « TR-5 », lui-même subdivisé en sous-unités, était chargé du recueil des données spectrographiques et photographiques5.

6 L'engin nucléaire avait été installé au sommet d'une tour d'une trentaine de mètres afin de ménager la visibilité sur un vaste périmètre. À l'heure H, comme le rappelle Michel Rival, « l'énergie libérée par la réaction en chaîne porta la température du Point Zéro au voisinage de celle qui règne au centre de l'astre solaire, soit au moins dix millions de degrés Celsius. La bombe et le pylône d'acier qui la portait se vaporisèrent instantanément.6 » Quoique les yeux protégés par d'épaisses lunettes de soudeur, les spectateurs avaient reçu pour consigne de détourner leurs regards du Point Zéro au moment de la mise à feu. « Lorsqu'il enleva les siennes, le physicien hongrois eut l'impression que "l'on écartait brutalement les rideaux d'une chambre et que le soleil y entrait à pleins flots". Le pays tout entier était inondé d'une lumière fulgurante, dont l'intensité dépassait plusieurs fois l'éclat du soleil à midi.7 »

7 L'explosion proprement dite ne dura qu'un millionième de seconde. Puis les événements s'enchaînèrent à une vitesse faramineuse. « Un peu moins d'une milliseconde plus tard, la pression, qui avait atteint plusieurs millions de tonnes par centimètre carré, redevint ordinaire. Une boule de feu hémisphérique de plusieurs centaines de mètres de diamètre apparut et elle répandit une intense lumière blanche pendant une seconde ou deux. Elle toucha le sol presque instantanément et le vitrifia. [...] La boule de feu continua à s'élargir, jusqu'à atteindre un diamètre d'à peu près 300 mètres. À 2 secondes, elle s'éleva tel un immense ballon d'air chaud et, à 3,5 secondes, une colonne de poussière et de fumée intensément radioactive apparut, qui la reliait au sol. Au fur et à mesure que la colonne s'élevait, les strato-cumulus situés directement

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au-dessous du Point Zéro s'illuminaient de rose, comme au lever du soleil, et la dispersion du front d'onde devint visible sous forme d'un gigantesque arc en expansion rapide dans le ciel. La puissance de la colonne était telle qu'elle traversa les couches d'air froid qui auraient dû normalement arrêter sa progression à 17000 pieds, pour s'écraser à 41 000 pieds. L'ensemble prit alors l'aspect d'un champignon géant.8 »

8 L'analyse de cet enchaînement de phénomènes ne pouvait se faire bien évidemment à l'œil nu. On fit donc appel au cinéma. Comme le rappelle Berlyn Brixner9, le Manhattan Engineer District ne disposait pas en 1943 de caméras capables de « décomposer » des phénomènes atomiques nécessitant une résolution minimale de l'ordre de la microseconde (10–6 sec). Les seuls appareils alors disponibles étaient la Mitchell (100 i/ s), la Fastax (10000 i/s) et la Marley (100000 i/s). Leader sur le marché de la cinématographie ultrarapide, la Wollensak Optical Company, basée à Rochester, avait lancé en 1934 la première Fastax, une caméra à prisme rotatif fonctionnant sur le principe de la compensation optique10. C'est cet appareil qui allait donner les meilleurs résultats et il fut privilégié par les scientifiques pendant plusieurs années11.

9 L'équipe TR-5 était dirigée par Julian Ellis Mack (1903-1966), professeur de physique à l'Université du Wisconsin et spécialiste de la spectroscopic et de la photographie12. Mack avait mis au point une caméra à miroir rotatif permettant d'obtenir des cadences de prises de vues de l'ordre de 10 millions d'images par seconde. Mais il ne semble pas que ce prototype ait fonctionné le jour J.

10 À l'aube du 16 juillet 1945, tandis que Mack et son adjoint, Ben Benjamin, s'affairaient dans un abri construit à l'ouest du Point Zéro13, une grande partie de l'activité cinématographique avait été confiée à un opérateur professionnel de 34 ans, Berlyn Brixner. Cet ancien employé du Service de préservation des terres d'Albuquerque avait été désigné quelques jours plus tôt pour enregistrer l'explosion nucléaire. Il disposait à cette fin d'une batterie de 37 caméras, parmi lesquelles des Fastax et des Kodak Ciné E 16 mm à déclenchement automatique, mais aussi d'une Mitchell 35 mm qui allait lui permettre de filmer le déploiement du champignon atomique en temps réel. Tout cet arsenal avait été installé dans un abri souterrain renforcé de ciment, situé à 9150 mètres au nord du Point Zéro14. Brixner faisait partie d'une équipe de vingt-sept techniciens placés ce matin-là sous le double commandement de R.R. Wilson et du Dr Henry Barnett. Par mesure de précaution, le matériel cinématographique avait été sécurisé dans deux petits bunkers d'acier et de plomb15 : il s'agissait en effet de protéger les appareils de prises de vues des radiations qui ne manqueraient pas de voiler les pellicules. À l'abri derrière leur rempart de métal, les caméras furent donc braquées vers le haut et enregistrèrent, à travers d'épais hublots de verre, la réflexion de la déflagration sur des miroirs inclinés implantés à l'extérieur. Souvent surexposées, en particulier au tout début de l'explosion16, ces images n'en fournirent pas moins de précieux enseignements sur l'enchaînement des événements.

11 Brixner a raconté à plusieurs reprises la stupeur qui s'empara de lui au moment de la mise à feu. Le viseur de sa Mitchell s'illumina brutalement et il dut détourner les yeux, à demi aveuglé. Autour de lui, les montagnes voisines étaient visibles comme en plein jour. « Je vis cette énorme boule de feu qui s'élevait. J'étais littéralement fasciné et me contentais de la regarder. Soudain, il me revint à l'esprit que j'étais là pour la filmer.17 » D'un geste brusque, il redressa sa caméra pour suivre l'ascension du champignon atomique. Ce violent à-coup, fixé une fois pour toutes sur la pellicule, témoigne

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aujourd'hui encore de façon indirecte de la stupeur qui s'empara à cet instant de l'assistance.

12 Quelques secondes après le déclenchement de la fission nucléaire, la plupart des caméras avaient déjà consommé leurs réserves de pellicule vierge. Tous les cas de figures avaient été envisagés : prises de vues variant du très gros plan au plan général, tournages à vitesse normale ou au ralenti, voire à l'ultra-ralenti. Les analystes disposèrent ainsi de toute une gamme d'outils descriptifs qui leur permirent ensuite de commenter l'expérience. Le début de l'explosion, filmé en très gros plan, avait ainsi été enregistré par une Fastax au rythme de 7143 i/s (une image toutes les 0,14 millisecondes) ; l'expansion rapide de la « boule de feu » donna lieu à un plan rapproché tourné à 30 i/s, etc.18

13 Emporté par les courants aériens, le nuage de poussières radioactives se propagea rapidement vers le Nord-Est. Douze minutes après la mise à feu, les appareils de détection révélèrent une rapide augmentation de la radioactivité dans l'abri Nord. Ordre fut donc donné d'évacuer de toute urgence les lieux. Pris en charge par des véhicules militaires, les techniciens contournèrent la zone contaminée et rejoignirent le camp de base situé 16 km au sud du Point Zéro19.

14 Dans les jours qui suivirent, Berlyn Brixner donna ses films à développer aux photographes de la base militaire de Wendover dans l'Utah. L'analyse des plans tournés à l'ultra-ralenti permit au physicien anglais Geoffrey Taylor de calculer l'énergie dégagée par la fission nucléaire, soit, nous l'avons vu, 19 kilotonnes d'équivalent TNT. Dans le même temps, Brixner confia le négatif 35 mm obtenu à l'aide de la caméra Mitchell en main propre au général Leslie Groves, quelques jours avant le bombardement de Hiroshima20. Conçue à l'origine comme un témoignage scientifique et comme un instrument d'analyse, la bande en question allait être dorénavant instrumentalisée par la propagande américaine. Les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki 15 Le 6 août 1945, à 8h 15 (heure japonaise), le B-29 américain Eno/a Gay, commandé par le colonel Paul W. Tibbets, larguait une bombe à l' 235, d'une puissance estimée entre 12,5 et 15 kilotonnes de TNT, à la verticale de Hiroshima. Quelques secondes plus tard, « » explosait à 580 mètres d'altitude. « Le flash radioactif aveuglant de lumière fut suivi immédiatement de l'onde thermique. Cette dernière fut estimée à près de 3 000 degrés Celsius pendant un bref espace de temps à environ 1 000 mètres du point zéro, soit une onde de chaleur suffisante pour provoquer de sérieuses déformations aux tuiles à cet endroit. Dans un rayon de 500 mètres, ce fut l'incinération pure et simple, tandis que la ville était entièrement rasée sur une surface de 30 km2. La cité avait disparu, sur les 78000 maisons et bâtiments, 70000 avaient été endommagés dont 48000 totalement.21 »

16 Présent à bord de The Great Artiste, l'une des deux superforteresses qui accompagnaient VEnola Gay ce matin-là, l'opérateur radio Abe M. Spitzer donna, quelques années plus tard, un témoignage bouleversant du bombardement : « [...] Lors de mon premier coup d'œil sur l'extérieur, les yeux encore clignotants de l'intensité de l'aveuglante lueur pourpre qui enveloppait la terre dessous et le ciel dessus, j'ai l'impression, l'impression tragique d'une effroyable hallucination. [...] Dessous, aussi loin que la vue peut s'étendre, un immense incendie, mais qui n'a pas l'aspect habituel d'un incendie. Il est fait d'une douzaine de couleurs, toutes d'un éclat violent ; il présente plus de teintes différentes qu'il n'en existe à ma connaissance. Au centre, plus éclatante encore que

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tout le reste, une gigantesque boule de feu rouge qui paraît plus grosse que le soleil. En vérité, l'impression est que le soleil est tombé des cieux pour s'abattre sur la terre et rebondir vers le zénith. [...] En même temps, l'énorme sphère s'épanouit au point de paraître couvrir toute la ville de Hiroshima. De toutes parts, la flamme est enveloppée, à demi-cachée, par une épaisse, une impénétrable colonne de fumée d'un gris blanchâtre, qui gagne les collines au-delà de la cité. Elle roule vers l'extérieur du brasier et s'élève vers nous à une incroyable vitesse.22 » Quatre mois après ce déluge de feu, les autorités japonaises recenseront quelque 140000 morts.

17 Deux jours avant le bombardement, les membres de VEnola Gay et des B-29 d'observation avaient été briefés sur la nature exacte de leur mission. À cette occasion, le capitaine William S. Parsons, représentant officiel du Manhattan Engineer District sur l'île (l'une des îles Mariannes où stationnaient les bombardiers), avait prévu de projeter quelques images du test de Trinity. Le projecteur ne fonctionna apparemment pas, et il semble bien que la plupart des équipiers (à l'exception notable de ) n'avaient qu'une idée très vague de la puissance inouïe de « Little Boy ».

18 Au cours de son raid sur Hiroshima, VEnola Gay était escorté, nous l'avons dit, par deux autres B-29, The Great Artiste et le N° 91 (ultérieurement rebaptisé Necessary Evil). Les deux forteresses volantes, chargées d'instruments scientifiques, photographiques et météorologiques, avaient pour mission d'enregistrer le maximum de données à l'attention du Manhattan Engineer District. Une caméra Fastax à grande vitesse avait été ainsi installée à l'avant du cockpit du N° 91, et le physicien , professeur à l'Université Notre Dame (Illinois) et collaborateur du Manhattan Project, avait été chargé de la prise de vues. Au moment de la déflagration, la superforteresse témoin se trouvait à quelque 27 km du Point Zéro et fonçait droit vers Hiroshima. « Waldman ne disposait que d'une minute de film avec sa caméra ultrarapide, et il avait compté à haute voix, à partir de l'instant où le signal avertisseur [précédant le largage de « Little Boy »] s'était arrêté. Courbé en deux dans le siège du tireur, il allait utiliser son appareil de prise de vues comme on se servait d'habitude du viseur pour lancer les bombes. À la quarantième seconde, soit trois secondes avant l'instant prévu pour la détonation, il mit la caméra en marche et enregistra ainsi la première apparition de la boule de feu, ainsi que la colonne de fumée.23 » Des images filmées au ralenti furent donc bel et bien tournées ce matin-là, mais un grave dysfonctionnement de l'unité de développement installée sur l'île Tinian endommagea le film par la suite : la pellicule se déchira et l'émul-sion aurait été en partie arrachée24.

19 Comme on peut le constater, une distance considérable séparait le B-29 N° 91 du Point Zéro au moment de l'enregistrement des images. Des incertitudes demeuraient en effet quant à l'impact de l'onde de choc sur un avion en vol. À l'occasion du test de Trinity, la zone d'Alamogordo avait bien été survolée par deux B-29 d'observation, chargés de fournir quelques données préliminaires à ce sujet. Le physicien Luis W. Alvarez (futur prix Nobel) se trouvait à bord de l'un d'eux et constata une onde de choc limitée, mais il est vrai que l'avion se trouvait alors à quelque 40 km de l'épicentre de l'explosion. La mission de Hiroshima était beaucoup plus risquée et le sort du bombardier vecteur - VEnola Gay- était plus qu'incertain. Robert Oppenheimer aurait ainsi confié à Paul Tibbets : « Le plus dur viendra quand vous aurez largué votre bombe. Les ondes de choc pourraient bien pulvériser votre appareil. Je suis désolé mais je ne puis vous garantir

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que vous survivrez. » Ce raid s'apparentait donc, par bien des aspects, à une mission suicide.

20 Malgré l'échec des prises de vues cinématographiques ultrarapides, les premières photographies aériennes d'une explosion atomique furent réalisées à l'occasion du bombardement de Hiroshima. Nous disposons à ce propos d'un curieux témoignage : présent dans la matinée du 6 août sur la base américaine de l'île Tinian, le journaliste James Holton eut soudain la surprise de voir débarquer un groupe d'aviateurs visiblement très excités. Il s'engouffra à leur suite dans une chambre noire. « L'un des aviateurs retira prestement la pellicule d'un appareil photo et la déposa dans un bac de produits chimiques. Pas un mot n'était prononcé. Le film fut développé, séché, puis mis sous un agrandisseur. Bientôt, l'aviateur tint dans ses mains une photographie encore humide. Dans le faible rougeoiement de la chambre noire, je vis ce qui allait devenir une des images les plus marquantes du XXe siècle : le champignon atomique au-dessus de Hiroshima.25 » L'auteur de cette photographie était George Robert Caron, l'artilleur installé à l'arrière de VEnola Gay26. Le jeune homme utilisa un simple Kodak 25, et cette image ne lui rapporta pas un sou. Publiée pour la première fois dans la presse le 11 août, la photographie accéda au rang d'icône et fit le tour du monde : comme nous le rappelle Vicki Goldberg, dans les mois qui suivirent, plus d'une cinquantaine d'entreprises de Manhattan l'adoptèrent en guise de logo27.

21 Il existe également un cliché signé par Thomas W. Ferebee, le bombardier de VEnola Gay et l'un des rares protagonistes avec Paul Tibbets à avoir été informé de la nature de « Little Boy » bien avant le déclenchement de la mission. Selon Joe Dudley, Ferebee aurait lui aussi pris cette photo depuis un hublot situé à l'arrière de l'appareil, peut- être avec l'appareil de Caron28. D'autres clichés auraient été également pris par le lieutenant Russel E. Gackenbach à bord du N° 91, et par le jeune physicien Harold M. Agnew qui, avec Luis W. Alvarez et Lawrence B. Johnston29, composait l'équipe scientifique de The Great Artiste. Les hublots du compartiment arrière du B-29 ayant été obturés « afin d'en faire une chambre noire pour les instruments de mesure de la déflagration »30, Agnew aurait opéré depuis le flanc de l'appareil. Selon ses propres dires, il aurait utilisé une banale caméra 16 mm qui lui aurait permis de filmer l'explosion à une distance de 13 km. Pourtant, dans l'état actuel de nos connaissances, il faut se rendre à l'évidence : il ne semble pas exister d'enregistrement cinématographique de la déflagration de Hiroshima31. Le film fut-il endommagé lui aussi, ou a-t-il été tout bonnement classifié par l'US Air Force ?

22 D'autres photographies furent prises depuis des avions d'observation arrivés tardivement sur les lieux du bombardement : l'une d'elles, célèbre entre toutes, représente le sommet étalé du champignon atomique. Prise une heure plus tard, à quelque 80 km de l'hypocentre, elle symbolise parfaitement la pesante menace qui continuera à planer, plusieurs jours durant, sur la ville de Hiroshima.

23 La nouvelle du bombardement fut solennellement annoncée par le président Harry Truman seize heures après le déclenchement de l'opération32. Le lendemain, le New York Herald Tribune titrait sur toute sa une : « Atomic bomb revolutionizes war ; hits Japan like 20,000 [sic] tons of TNT », tandis que Le Monde du 8 août annonçait froidement sur trois colonnes : « Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon ». Le même jour, France-Soir affirmait, non sans un certain cynisme : « Une découverte sensationnelle, qui motive les déclarations des hommes d'État saluant la plus formidable machine de mort que le génie humain ait inventée, "la bombe atomique", va

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écraser le Japon. Avant que celui-ci ne demande grâce, elle aura le temps de faire ses preuves et les techniciens pourront mesurer à loisir sa force explosive et établir d'édifiantes comparaisons. 31 Les assertions d' sont pourtant confirmées par Harlow W. Russ qui, lui aussi, faisait partie des scientifiques dépêchés sur l'île Tinian. Cf. H.W. Russ, Project Alberta : The Preparation of Atomic Bombs for Use in World War II, Exceptional Books Ltd, 1990.33 »

24 Le coup de force de Hiroshima leva paradoxalement l'embargo qui avait été décrété jusqu'alors sur l'explosion de Trinity. Dès le 7 août, tandis que Harry Truman menaçait le Japon d'une « pluie de ruines », le New York Herald Tribune révélait à ses lecteurs, sous couvert d'une dépêche de l'United Press, l'essai atomique du 16 juillet, en insistant sur la puissance exceptionnelle de la déflagration34. Le 13 août, Time Magazine offrait à ses lecteurs huit instantanés obtenus à l'aide de l'une des Fastax automatiques de Berlyn Brixner35. Les activités du Manhattan Engineer District devinrent ainsi l'objet d'une intense curiosité journalistique, et une visite du site de Trinity fut même organisée pour un groupe de journalistes, parmi lesquels des opérateurs du magazine d'actualités March of Time, le 11 septembre 1945. Une photographie célèbre représente Robert Oppenheimer, Leslie Groves et quelques-uns de ces reporters devant le Point Zéro de Trinity. Les images déclassifiées de la première explosion atomique furent même utilisées, quelques semaines plus tard, par Lew Landers en conclusion de son film d'espionnage Shadow of Terror36.

25 Le 9 août, l'US Air Force rééditait l'expérience de Hiroshima, mais cette fois-ci avec une bombe au plutonium 239 du même type que celle expérimentée quelques semaines plus tôt à Trinity. Il s'agissait en l'occurrence « de faire croire aux Japonais que les États- Unis disposaient d'un stock d'armes atomiques relativement important37 », ce qui n'était pas le cas à l'époque. Par ailleurs, on peut légitimement se demander si l'échec partiel de la mission scientifique précédente, en particulier l'impossibilité de calculer avec exactitude la puissance de la déflagration en l'absence d'images ultrarapides analysables, n'a pas joué un rôle, même secondaire, dans la prise de décision finale...

26 Toujours est-il qu'à 11 h 01, le B-29 , commandé par le major Charles W. Sweeney, larguait « » au-dessus de la banlieue de Nagasaki, après avoir vainement tenté une approche sur Kokura où la visibilité était trop mauvaise en raison d'une importante couverture nuageuse. Quelques secondes plus tard, l'engin nucléaire explosait à quelque 560 mètres d'altitude avec une puissance estimée à 22 kilotonnes de TNT. Les ravages furent considérables, mais néanmoins atténués par le relief tourmenté de la ville. À la fin 1945, le nombre de personnes décédées était estimé par les autorités japonaises à 74000.

27 Les deux B-29 qui accompagnaient le Bockscar étaient porteurs, comme leurs deux prédécesseurs de Hiroshima, d'appareils de mesure, d'instruments photographiques, mais aussi d'une caméra d'enregistrement à grande vitesse Fastax. Cette dernière devait être manipulée par le physicien , un autre représentant du Manhattan Engineer District sur l'île Tinian38. Serber a raconté sa mésaventure : comme il manquait un parachute dans l'appareil, il fut sommé de descendre peu avant le décollage. « C'était vraiment idiot : la mission de l'avion consistait à recueillir des images et j'étais le seul à bord à connaître le maniement de la caméra [ultrarapide]39 » Retardé par cet incident, le B-29 d'observation The Big Stink ne parvint jamais à retrouver Bockscar qui, de son côté, avait pour ordre de maintenir le silence radio, quoi qu'il arrive. La mission scientif ico-cinématographique se solda donc par un nouveau et

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retentissant fiasco. L'explosion fut néanmoins enregistrée au moyen d'une banale caméra 16 mm embarquée à bord de The Great Artiste. Son opérateur fut apparemment le lieutenant bombardier Charles Levy40. C'est cette image « d'amateur », tournée apparemment depuis le poste de pilotage de l'appareil puis depuis son flanc gauche, que l'Histoire devait retenir.

28 Présent dans The Great Artiste, le journaliste scientifique William L. Laurence a rédigé la version en quelque sorte officielle du bombardement. Nulle part il n'évoque la présence d'une caméra, mais son témoignage est du plus grand intérêt : « En dépit du fait que nous tournions le dos à Nagasaki et que notre cockpit baignait dans la lumière du jour, nous fûmes tous surpris par l'énorme flash qui transperça littéralement les filtres de nos lunettes de soudeur [...]. Nous avions retiré nos lunettes après le premier flash, mais la lumière persistait, une lumière vert bleuâtre qui embrasait le ciel. Une terrible onde de choc heurta notre appareil et le fit trembler de long en large. Ce premier choc fut suivi par quatre autres très rapprochés, chacun résonnant comme la détonation d'un canon. Des observateurs installés à l'arrière de l'avion virent une gigantesque boule de feu s'élevant comme des entrailles de la Terre. Puis ils virent une immense colonne de feu, violette et haute de 10000 pieds, fonçant vers le ciel à une vitesse phénoménale.41 » La déflagration fut sans doute enregistrée avec une caméra 16 mm fournie avant le décollage par Harold Agnew. The Atom Strikes ! (1945)

29 Après Nagasaki, la guerre s'était achevée par la reddition inconditionnelle du Japon le 15 août. Dès le 11 août, le général Leslie Groves avait ordonné la constitution d'un groupe d'investigation chargé d'évaluer les effets des deux attaques atomiques. Le « Manhattan Project Atomic Bomb Investigating Group », placé sous le commandement du général Thomas F. Farrell, accompagna les premières troupes américaines dans les deux villes sinistrées. À Hiroshima, les investigations débutèrent le 8 septembre et durèrent au total quatre jours. L'inspection de Nagasaki ne commença que le 13 septembre et se poursuivit jusqu'à la fin du mois42.

30 Les experts du groupe d'études étaient accompagnés par des opérateurs cinématographiques dépendant du Signal Corps. Les caméramans enregistrèrent l'étendue des dégâts et les images recueillies furent ensuite rassemblées au sein d'un moyen-métrage d'une trentaine de minutes. Intitulé The Atom Strikes !43, ce document constitue le premier témoignage officiel sur les deux missions atomiques d'août 1945.

31 Après une courte présentation rappelant les objectifs de la mission d'évaluation44, le film débutait par le rappel du test inaugural de Trinity : « July 16, 1945. This is the darkness on the desert's morning. » L'écran, obscur pendant une dizaine de secondes, s'illuminait brusquement. La fameuse séquence enregistrée par Berlyn Brixner depuis l'abri Nord de Trinity venait de débuter. Après le flash initial et ses images surexposées, les contrastes s'atténuaient, la boule de feu s'élevait rapidement vers le ciel au point de déborder du cadre. Au prix d'une manœuvre brusque, l'objectif était redressé et le champignon atomique se fondait bientôt dans l'obscurité peu à peu retrouvée de la nuit. Lui succédait ensuite le gros plan, spectaculaire et tourné légèrement au ralenti, de la boule de feu en expansion ; puis une troisième séquence, plus énigmatique et visiblement mal cadrée, représentant le développement du nuage radioactif, également filmé au ralenti. « Trois caméras différentes enregistrèrent, à la distance de 9 150 mètres, ces vues de la plus forte explosion jamais observée sur la Terre », précisait le

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commentaire. Sans doute pour renforcer leur aspect spectaculaire, ces trois plans avaient été sonorisés. Il est cependant peu probable qu'il se soit agi du son d'origine45.

32 The Atom Strikes ! s'intéressait ensuite à la première ville bombardée : Hiroshima. L'explosion nucléaire n'ayant apparemment pas été filmée, le montage se contentait de suggérer l'événement en montrant un B-29 en plein vol, puis une carte de la ville recadrée autour du Point Zéro. Faute d'avoir pu saisir l'événement primordial, le cinéma témoin se contentait de parcourir a posteriori des champs de ruines, sans d'ailleurs donner à voir le moindre blessé. L'unique témoignage recueilli était celui du père John A. Siemes, professeur de philosophie moderne à l'Université de Tokyo et présent, le 6 août, à Nagatsuke, petit bourg situé à deux kilomètres de Hiroshima.

33 La deuxième partie du film, plus courte, était consacrée à Nagasaki. Cette fois-ci, l'explosion nucléaire avait été enregistrée, même si sa continuité pouvait apparaître singulièrement tronquée46. Filmé en plongée depuis The Great Artiste, le développement du nuage radioactif donnait lieu à un commentaire on ne peut plus détaché : « Nous voyons le grand champignon s'élever de plus en plus haut jusqu'à la stratosphère. [...] La bombe ayant explosé en altitude, la plus grande partie des éléments radioactifs ont été disséminés dans la stratosphère. En conséquence de quoi, la région de Nagasaki a été relativement épargnée par la radioactivité. » Littéralement subjugué par les dimensions inouïes du panache nucléaire, le caméraman ne pouvait s'en détacher, opérant une manière de travelling circulaire autour des immenses volutes. Le drame qui se jouait quelques milliers de mètres plus bas était définitivement relégué dans le hors champ.

34 Les images qui suivaient avaient été tournées quelques jours plus tard, peut-être en septembre. Un avion survolait la ville à moyenne altitude, la caméra se contentant de filmer des quartiers entiers décimés. Au sol, les dégâts étaient considérables : des bâtiments industriels, comme ceux de Mitsubishi, avaient été dévastés, une église était réduite à un tas de pierres. Tout n'était que ruines. Le compte rendu s'achevait néanmoins sur une timide lueur d'espoir : « six semaines après l'explosion », les survivants s'activaient autour des décombres afin de restaurer leurs maisons ; un jeune Japonais s'efforçait d'extraire des gravats un morceau de tôle froissée. Soudain, sans transition aucune, par le seul fait d'un montage coercitif, la bombe de Trinity ré- explosait, la formidable boule de feu se redéployait comme dans un mauvais rêve. En guise de conclusion, la voix-off prenait un accent messianique : « Deux B-29. Deux bombes atomiques à trois jours d'intervalle. Deux villes. Cette image parle d'elle- même. » The Atom Strikes ! s'achevait ainsi par un avertissement à peine voilé : détenteurs du monopole atomique, les États-Unis pouvaient désormais réduire au silence toute velléité guerrière de la part de ses ennemis47. Déjà, les regards se tournaient vers l'Union Soviétique... La Guerre Froide 35 Le 29 août 1949, l'Union Soviétique procéda secrètement à son premier essai nucléaire dans le polygone de Semipalatinsk au Kazakhstan. Annoncée officiellement par Harry Truman le 23 septembre, la nouvelle eut un profond impact psychologique sur les foules américaines. « Reds have atom bomb », titrait par exemple en caractères énormes l'Herald American. Désormais, c'en était fini de la suprématie états-unienne dans le domaine de l'atome, et l'inquiétude devenait de mise. Le risque était pourtant largement surestimé : l'Union Soviétique ne disposait en effet à l'époque que d'un nombre extrêmement restreint d'armes nucléaires, alors que l'arsenal américain en

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comptait déjà plus de 15048 ; de plus, les communistes ne possédaient pas encore de gros avions porteurs ni de missiles susceptibles de présenter une menace pour le continent américain.

36 La psychose entretenue autour de l'hypothèque soviétique eut en pratique deux conséquences majeures. D'une part, les États-Unis se lancèrent dans la mise au point de l'arme thermonucléaire-ou bombe H-, mille à dix mille fois plus puissante que celle de Hiroshima49. D'autre part, la peur des « Rouges » renforça la légitimité du complexe militaro-industriel américain et, par effet miroir, celui de l'Union Soviétique. La « course aux armements » venait de naître. À partir de la guerre de Corée, les dépenses militaires américaines allaient représenter plus de 10 % du PNB, celles de l'Union Soviétique probablement beaucoup plus.

37 Plusieurs films de propagande produits aux États-Unis au début des années 1950 témoignèrent de l'inquiétude qui semblait s'être emparée de la population américaine. C'était en particulier le cas de You Can Beat the A-Bomb (Crystal Productions, 1950)50 et du très officiel Survival under Atomic Attack (Castle Films, 1951)51.

38 La construction de ces deux courts-métrages était similaire et en disait long sur l'état d'esprit qui prévalait alors. Il s'agissait dans un premier temps de présenter crûment le risque d'une attaque nucléaire contre les intérêts américains. Puis, dans un deuxième temps, de rassurer la population en leur enseignant quelques « techniques de survie ».

39 Le générique de Survival under Atomic Attack s'inscrivait ainsi sur une toile de fond représentant des navires de guerre croisant au large de New York. Un champignon atomique en expansion masquait partiellement les tours de Manhattan52. Venaient ensuite les premières images du film : des prises de vues aériennes sonorisées avec le vrombissement off d'un moteur d'avion. Il n'en fallait pas plus pour qu'une jeune femme, s'arrêtant d'étendre son linge, lève les yeux au ciel, et pour que son mari se mette à scruter avec inquiétude les nuages. Le commentaire en voix-off se voulait fataliste : « Il faut faire face, sans panique, aux réalités de notre temps. Une bombe atomique peut être larguée à tout moment sur nos villes. Si nous voulons en réchapper, il faut nous préparer et comprendre ces armes. » Suivaient, à titre de démonstration, quelques images du bombardement de Nagasaki : l'explosion filmée depuis The Great Artiste, puis un aspect plus tardif du nuage atomique.

40 Le commentateur rappelait ensuite les trois effets majeurs d'une déflagration nucléaire : le souffle (blast), la chaleur (heat) et la radioactivité (radioactivity). Chacun de ces aspects était illustré de manière très synthétique. Les ruines de Hiroshima démontraient la violence du souffle. La chaleur s'incarnait dans la boule de feu de Trinity. Pour ce qui était de la radioactivité, la présentation se voulait en revanche plus optimiste : après quelques plans sur des victimes japonaises hospitalisées à Hiroshima ou Nagasaki, la caméra s'attardait sur un groupe de convalescents souriants, puis sur une famille japonaise partageant le repas avec ce commentaire : « Ils vivent normalement. Ils ont donné naissance à des enfants et leurs enfants sont normaux. » Cette affirmation relevait bien entendu de la désinformation pure et simple, de nombreuses études attestant dès cette époque des gravissimes conséquences de ce qu'il était alors convenu d'appeler la « maladie des radiations ».

41 L'« invisibilité » de la bombe soviétique, que les autorités de Moscou avaient pris bien soin de dissimuler, obligea paradoxalement les producteurs états-uniens à recycler les seules images d'explosions nucléaires dont ils disposaient alors, à savoir celles de Trinity et de Nagasaki. Les premiers clichés surexposés du plan tourné par Berlyn

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Brixner en juillet 1945, devenaient ainsi le symbole du paroxysme thermique. La vue plongeante sur la déflagration de Nagasaki prouvait paradoxalement la vulnérabilité des villes américaines, comme d'ailleurs les quelques séquences tournées dans les ruines de Hiroshima. You Can Beat the A-Bomb, outre les mêmes plans fameux de Trinity, revisitait également les images du deuxième essai controversé de Bikini. Baptisé « Baker », il donna lieu à un phénomène « naturel » extrêmement spectaculaire : « Une immense colonne de quelques millions de tonnes d'écume, haute de deux kilomètres et demi et de sept cents mètres de large, [souleva] et [brisa] un cuirassé situé à quatre cents mètres du point zéro.53 » Le monde entier se reput de ces images d'apocalypse, comme il se repaîtra, cinquante-cinq ans plus tard, de l'embrasement des Twin Towers.

42 Le raisonnement de ces courts-métrages était simple : ce que les États-Unis avaient réalisé au Japon, d'autres pouvaient dorénavant le rééditer sur le sol américain, et en soi cela consistait une menace insidieuse dont il fallait à tout prix se prémunir. Les potentialités destructrices de la bombe atomique et des autres armes de destruction massive allaient désormais hanter -et pour longtemps ! - l'imaginaire sinon des masses américaines, du moins de leurs dirigeants54.

43 La deuxième partie de ces films s'efforçait au contraire de rassurer les spectateurs. Survival under Atomic Attack mettait ainsi en scène les préceptes d'une brochure officielle, éditée à l'époque à quelque seize millions d'exemplaires : où et comment s'abriter dans l'hypothèse d'une attaque surprise ? quelles précautions prendre au cas où il y aurait une alerte préalable ? et que faire après l'explosion ?55

44 Les cas de figure proposés relevaient, bien entendu, du leurre, le souffle de l'explosion se contentant de briser quelques vitres et de renverser une lampe ou un pot de fleurs. Les dégâts, tout à fait dérisoires, étaient à peine imputables à un pain de plastic... Situés à l'évidence à près d'une dizaine de kilomètres du point zéro, ces « lieux témoins » contrastaient étrangement avec les ruines de Hiroshima ou de Nagasaki, parfois entrevues dans la première partie des films.

45 Dans l'impossibilité de restituer le flash aveuglant d'une explosion nucléaire, les réalisateurs se contentaient de surexposer quelques images, soit au moment du tournage, soit à l'occasion du développement. Cet « effet spécial », systématiquement mis en œuvre dans les films de propagande que nous avons pu consulter, déclenchait les procédures d'urgence adéquates. Dans Survival under Atomic Attack, deux passants étaient surpris par un éclair éblouissant (« The sky was suddently lighting up ») : l'un se mettait à l'abri sous un porche providentiel, tandis que l'autre se jetait dans le caniveau, sa veste sur la tête en guise d'unique protection. Dans You Can Beat the A- Bomb, un paysan prenait le temps d'arrêter le moteur de son tracteur avant de plonger à plat ventre au pied de son véhicule, les mains couvrant sa nuque.

46 À peine plus naïf, le dessin animé Duck and Cover56 (littéralement « Se jeter par terre et se couvrir ») montrait une tortue se promenant tranquillement. Soudain, un singe lui tendait un bâton de dynamite suspendu au bout d'une canne à pêche. La tortue avait tout juste le temps de rentrer la tête dans sa carapace avant que le bâton n'explose, avec cette violence détonante qui caractérisait à la même époque les petits chefs- d'œuvre de Tex Avery.

47 Né sous le signe de Dante, le feu nucléaire se résorbait dans la placidité stylisée d'un cartoon. C'est sans doute ce qu'on entend par l'expression « dompter les forces de la nature »...

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NOTES

1. Dante Alighieri, L'Enfer [tr. P.-A. Fiorentino], Paris, Hachette, 1862, ch. XVII, v. 121-126. 2. P. Piérart, W. Jespers, D'Hiroshima à Sarajevo. La bombe, la guerre froide et l'armée européenne, Bruxelles, EPO, 1995, p. 35. 3. M. Rival, Robert Oppenheimer, Paris, Flammarion, 1995, p. 12. 4. Los Alamos Scientific Laboratory [Public Relations Office], Los Alamos : Beginning of an Era, 1943-1945, Los Alamos, LASL, 1967. Cité par C. Maag, S. Rohrer, Project Trinity, Defense Nuclear Agency, DNA 6028F, 1982. Cf. nuketesting.enviroweb.org/trinity/ prjtr10.txt 5. Ibid. 6. M. Rival, op. cit., p. 12-13. 7. Ibid., p. 13. 8. Id. 9. B. Brixner, « High-speed cameras at Los Alamos », SPIE Proceedings, vol. 2869, 22nd International Congress on High-Speed Photography and Photonics, 1997, p. 30-37. 10. Également exploré en France par Lucien Bull. Cf. L. Mannoni, Étienne-Jules Marey, la mémoire de l'œil, Paris, Mazzotta, 1999, p. 387. 11. Une brochure publicitaire non datée indique par exemple qu'une batterie de 57 caméras Fastax fut utilisée en 1946 pour cinématographier au ralenti les deux tests nucléaires de Bikini. Cf. Wollensak Optical Company, Fastax. High-Speed Motion Picture Cameras, s.d. [Cinémathèque française, collection des appareils.] 12. J.E. Mack, Application of the X-Ray Laws to Optical Spectra of Higher Rank, and the Classification of Ga IV and Ge V (thèse, Minneapolis, 1928) ; J.E. Mack, M.J. Martin, Photography for Students. A Textbook of Photographic Technique and its Scientific Basis, Milwaukee, University of Wisconsin Extension Division, s.d. [c. 1938] ; J.E. Mack, M.J. Martin, The Photographic Process, New York, London, McGraw-Hill Book Company, 1939. 13. C. Buroughs, « Trinity Test "brighter than 20 suns and the most spectacular sunrise ever seen", says Ben Benjamin », Sandia LabNews, vol. 52, n° 22, 3 novembre 2000. Des films furent également enregistrés par des caméras automatiques installées dans l'abri Ouest. Certains de ces appareils étaient braqués sur des tripodes qui devaient émettre des flashes au passage de l'onde de choc. Cela permit apparemment de calculer la vitesse de déplacement de cette dernière. 14. Outre les abris Nord et Ouest, un troisième « bunker » avait été construit 9 150 mètres au sud du Point Zéro. Le campement de base était situé 16 km au sud, et de nombreux spectateurs autorisés stationnaient au sommet de la Compania Hill, à quelque 32 km au nord-ouest du Point Zéro. 15. « Photographer "spellbound" by Trinity blast », Dateline Los Alamos, special issue [Los Alamos National Laboratory : a proud past, an exciting future], 1995, p. 13-15. 16. « Les observateurs furent frappés par l'intensité de l'éclair blanc jaune comparable à celui d'un flash au magnésium. L'éclair, d'un rayon de plus de trente kilomètres, avait une intensité équivalente à plusieurs fois celle du soleil en plein midi... Il fut perçu à El Paso, Santa Fe et Albuquerque, soit à plus de 300 km de distance. » (P. Pierart, W. Jespers, D'Hiroshima à Sarajevo. La bombe, la guerre froide et l'armée européenne, Bruxelles, EPO, 1995, p. 36.).

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17. Cité par L. Calloway, « The nuclear age's binding dawn », ABQ Journal (Albuquerque), juillet 1995. Article consultable à l'adresse internet suivante : www.abqjournal.com/ trinity/trinity1.htm 18. Ces images sont téléchargeables à l'adresse internet suivante : nuketesting.enviroweb.org/trinity 19. C. Maag, R. Rohrer, Project Trinity, loc. cit. 20. « Photographer "spellbound" by Trinity blast », Dateline Los Alamos, op. cit. 21. P. Piérart, W. Jaspers, op. cit., p. 49-50. 22. M. Miller, A. Spitzer, Nous avons lancé la bombe atomique, Paris, Le Sillage, s.d., p. 81-82. 23. F. Knebel, C.W. Bailey II, Hiroshima Bombe A, Paris, Arthème Fayard, 1962, p. 237-238. 24. J. Malik, The Yields of the Hiroshima and Nagasaki Explosions, Los Alamos National Laboratory Report n° LA-8819, 1985. Le document est consultable en PDF sur le site internet www.atomicarchive.com 25. J. Holton, « Big part in a big theater », American Heritage, vol. 51, n° 2, avril 2000. 26. Information fournie par Paul W. Tibbets, que nous remercions. 27. In M.-M. Robin, Les 100 Photos du siècle, Paris, Arte Éditions/Éditions du Chêne, 1999. Des appareils photographiques automatiques K17 échouèrent dans leur tentative de prendre des images à la verticale de Hiroshima. 28. D. Christenson, « Military memorabilia », The Old Times, juin 2000. 29. Qui aurait pris lui aussi des clichés en couleur selon. F. Knebel, Charles W. Bailey II, op. cit., p. 241. Information non confirmée par L. B. Johnston. 30. F. Knebel, C. W. Bailey II, op. cit., p. 237. 31. Les assertions d'Harold Agnew sont pourtant confirmées par Harlow W. Russ qui, lui aussi, faisait partie des scientifiques dépêchés sur l'île Tinian. Cf. H.W. Russ, Project Alberta : The Preparation of Atomic Bombs for Use in World War II, Exceptional Books Ltd, 1990. 32. « Il y a seize heures, un avion américain a largué une bombe sur Hiroshima, une importante base militaire japonaise. [...] C'est une bombe atomique. Elle exploite la puissance de base de l'Univers. La force qui vaut sa puissance au Soleil a été lâchée contre ceux qui ont mis l'Extrême-Orient à feu et à sang. [...] », Statement by the President of the United States, immediate release, August 6, 1945. 33. « Reddition dans les 48 heures ou destruction du Japon par la bombe atomique », France-Soir, 8 août 1945. Pour un aperçu des retombées journalistiques en France, voir B. Faillès, Hiroshima oublié, Paris, Édition°1, 1995. 34. « Atomic test made vapor of steel tower », New York Herald Tribune, 7 août 1945, p. 1. « Au moment prévu, il y eut un flash aveuglant irradiant le paysage d'une lumière plus brillante que la plus brillante des aurores. Les montagnes situées à trois miles du point d'observation apparurent avec la plus extrême netteté. » 35. « The first atomic bomb blast », Time Magazine, 13 août 1945. 36. M. Broderick, Nuc/ear Movies, Jefferson, McFarland & Co, 1991. 37. P. Piérart, W. Jaspers, op. cit., p. 65. 38. Protégé de Robert Oppenheimer, Serber avait été nommé, en mars 1944, responsable de la diffusion neutro-nique, du contrôle des expériences et des calculs sur IBM du Manhattan Project (cf. M. Rival, op. cit., p. 133). C'est donc lui qui supervisait, en dernier ressort, les contrôles photo-cinématographiques. 39. « Robert Serber, 1909-1997 », Los Alamos National Laboratory Daily News Bulletin, 3 juin 1997.

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40. R. Fermi, E. Samra, R. Rhodes, Picturing the Bomb. Photographs from the Secret World of the Manhattan Project, New York, Harry N. Abrams, 1995, p. 183. 41. War Department, Bureau of Public Relations, Press Branch, Eye witness [W.L Laurence ! account atomic bomb mission over Nagasaki, release Sunday, September 9, 1945. 42. The Manhattan Engineer District, The Atomic Bombings of Hiroshima and Nagasaki, rapport sous la responsabilité du général Leslie Groves, 29 juin 1946. 43. Littéralement : « L'atome attaque ! » Ce titre fait écho à un précédent film du Signal Corps supervisé par Frank Capra : The Nazis Strike (1943). Tne Atom Strikes !, « an official film of the War Department. Produced by Army Pictorial Service - Signal Corps ». À noter que le 8 septembre 1945, quelques jours donc avant l'arrivée de la commission, le lieutenant Daniel A. McGovern, de l'US Army, tourna à Nagasaki un film en couleur au moyen d'une caméra 16 mm Bell & Howell. Le film fut confisqué par les autorités militaires (cf. UFO Journal, n° 335, mars 1996). 44. « Peu après la fin de la guerre, une mission américaine fut envoyée au Japon pour témoigner des destructions causées par les bombes atomiques. La mission, organisée par le Manhattan Engineer District, était composée d'officiers ingénieurs et médecins, ainsi que de quelques scientifiques. Ce film montre quelques-unes des dévastations dont ils furent les témoins. » (Premiers sous-titres de The Atom Strike !) 45. La vitesse du son étant d'environ 340 m/s, le bruit de l'explosion ne parvint dans l'abri Nord que quelque 27 secondes après l'enregistrement visuel du début de la déflagration. Au mieux, image et son durent donc être postsynchronisés. 46. L'enregistrement comporte de nombreux arrêts de la caméra (des « reprises », pour employer la terminologie d'André Gaudreault). Par ailleurs, le début de l'explosion (le flash aveuglant) n'est pas enregistré : les premières images représentent le début de l'ascension du nuage de poussières radioactives. 47. « L'emploi, pour la première fois, en août 1945, de l'arme atomique contre les villes japonaises d'Hiroshima et de Nagasaki ne fut généralement considéré, par l'opinion des Nations alliées, que comme une démonstration décisive du génie et de la supériorité technique des Américains dans le domaine de l'armement. » Général P. Sthelin, « Les différents aspects de la guerre nucléaire », conférence au Cours supérieur interarmées, 20 septembre 1961. Cité par C. Delmas, La Stratégie nucléaire, Paris, PUF [« Que sais- je ? »], 1963, p. 52. 48. P. Piérart, W. Jaspers, op. cit., p. 85. 49. La bombe H, qui repose sur le principe de la fusion du deutérium et du tritium, fut taxée par Robert Oppenheimer d'« arme de génocide ». Cf. S. Cohen, La Bombe atomique. La stratégie de l'épouvante, Paris, Gallimard [« Découvertes »], 1995, p. 58. 50. You Can Beat the A-Bomb (Emerson Film Corporation and Crystal Productions, 1950). Scénario de Louis Alan, « based on an outline by Albert Gotlieb and Dr Robert B. Pettenoill. In collaboration with the Council on Atomic Implications. Directed by Walter Colmes ». 51. Survival under Atomic Attack (Castle Films, 1951). « An official United States civil defense film, produced in cooperation with the Federal Civil Defense Administration. » 52. L'image se référait indirectement aux deux essais nucléaires de Bikini (« opération Crossroads ») qui, à la fin juin et au tout début juillet 1946, avaient confronté des navires de guerre aux effets dévastateurs d'une explosion atomique. Très médiatisées, ces expérimentations grandeur nature furent l'occasion d'une véritable orgie cinématographique : les caméras avaient été installées sur des tours métalliques dressées sur l'atoll, ainsi que dans des ballons d'observation. Cinquante-sept Fastax

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furent utilisées pour l'occasion (cf. n. 10). Certains appareils prirent jusqu'à un million d'images en trente secondes (plus de 30000 i/s). Cf. « Bikini. Breath-holding before a blast. Could it split the Earth ? », Newsweek, 1er juillet 1946. 53. B. Goldschmidt, cité par S. Cohen, op. cit., p. 55. 54. En avril 1952 par exemple, Alfred E. Green tournait Invasion USA, un film de politique-fiction représentant les États-Unis sous domination soviétique : une bombe atomique rasait New York et l'effet spécial rappelait étonnamment les enregistrements de Trinity. 55. Survival under Atomic Bomb, Washington, US Government Print-Off, 1950, 31 p. « The secrets of survival are : Know the bomb's true dangers. Know the steps you can take to escape them. » Sur cette brochure et sur la campagne dont elle fit l'objet, lire : P. Boyer, By the Bomb's Early Light : American Thought and Culture at the Dawn of the Atomic Age, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994 ; L. Follow, V.W. Sidel, « Medicine and nuclear war. From Hiroshima to Mutual Assured Destruction to Abolition 2000 », JAMA, vol. 280, n° 5, 5 août 1998, p. 456-461. 56. Duck and Cover (Archer Productions, c. 1950). « Official civil defense film produced in cooperation with the Federal Civil Defense Administration and in consultation with the safety commission of the National Education Association ».

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Le cinéma cosmique de Jordan Belson1

Gene Youngblood

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction du Christine Monnatte.

1 Certains phénomènes réussissent à atteindre un coin de notre conscience si rarement sollicité que quand cela se produit, cela nous surprend et nous atteint profondément. Expérience d'auto-réalisation en même temps que rencontre avec le monde extérieur. Les films cosmiques de Jordan Belson possèdent ce pouvoir si rare et si énigmatique.

2 Cette énigme vient essentiellement du fait, fort déconcertant, que le travail de Belson semble apartenir à la fois, à parts égales, au monde de la physique et à celui de la métaphysique. Toute évaluation de ce cinéma devient aussitôt subjective et symbolique, comme nous allons le voir. Cependant, on ne saurait trop insister sur leur nature indéniablement concrète. Piet Mondrian : « Dans les arts plastiques, on ne peut exprimer la réalité que par l'équilibre du mouvement dynamique de la forme et de la couleur. Les moyens les plus purs sont aussi les plus efficaces. »2

3 L'essence du cinéma est précisément le « mouvement dynamique de la forme et de la couleur » et leur relation au son. De ce point de vue, Belson est le plus pur de tous les cinéastes. À quelques exceptions près, son travail n'a rien d'« abstrait ». Comme celui de Len Lye, Hans Richter, Oskar Fischinger et des Whitney, il est concret. Bien qu'une grande partie du sens en soit inévitablement simplifiée et bien qu'il ait des implications spécifiques sur la personnalité de Belson, ses films n'en restent pas moins des expériences objectives, concrètes, de dynamique optique et kinesthésique. Ils utilisent une imagerie visuelle permettant de communiquer des concepts abstraits et deviennent de pures confrontations expérimentales entre sujet et objet.

4 Dans ses images informes, gazeuses et nébuleuses, c'est la couleur, et non la ligne, qui définit les formes qui fluent et refluent à travers l'écran avec une puissance étrange.

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C'est cette puissance émotive fantastique qui élève le film, bien au-delà de toute « pureté », vers les dimensions métaphysiques de la vision et du son. Les films sont littéralement super-empiriques, de véritables expériences transcendantales. Ils créent pour le spectateur un état de réalité non-ordinaire similaire, du moins dans le concept, aux expériences décrites par l'anthropologue Carlos Castaneda quand il prenait des hallucinogènes.3

5 E.H. Gombrich : « L'appréhension de la couleur stimule une pensée plus profonde. C'est ce que montre l'expérience de la mescaline, sous l'influence de laquelle les contours des objets deviennent imprécis et semblent prêts à s'entremêler librement, loin de toute apparence formelle. D'un autre côté, les couleurs sont fortement accentuées et tendent à se détacher des objets pour assumer leur propre existence. »

6 On pourrait décrire le travail de Belson comme de la peinture cinétique si ce n'était ce fait incroyable : les images existent devant sa caméra, souvent en temps réel, et ne sont donc pas produites par animation. Il réalise ses images à partir de matériaux réels sur un banc-titre spécial installé dans son studio de North Beach, à San Francisco. Il s'agit d'un cadre en contre-plaqué qui entoure une vielle machine à rayons X équipée de tables rotatives, de moteurs tournant à différentes vitesses et de lumières de différentes intensités. Comparé à la machine de Trumbull ou à l'ordinateur des Whitney, c'est un système d'une grande simplicité. Belson ne divulgue pas ses procédés, non pas pour protéger un secret commercial (dans le domaine de l'optique, de nombreux spécialistes sont familiers de ces techniques), mais plutôt comme un magicien cherche à préserver le caractère magique de ses tours. Il a détruit des centaines de mètres de films, au demeurant remarquables, car il avait le sentiment que la technique y était trop visible. C'est l'interprétation ultrasensible que donne Belson de cette technologie qui fait son art.

7 On peut dire la même chose du son. Belson synthétise ses propres sons, d'origine essentiellement électronique, sur le matériel qu'il a chez lui. Les images sont si impressionnantes que bien souvent la bande son, création d'une grande originalité, est négligée par les critiques, il s'intègre si bien à l'image que, comme le dit Belson, « on ne sait plus si on le voit où si on l'entend. »

8 Il considère ses films non comme des entités extérieures mais littéralement comme le prolongement de sa propre conscience. « Il faut d'abord que je voie les images quelque part, dit-il, à l'intérieur, ou n'importe où. Je veux dire que je ne les invente pas. Toute mon esthétique repose sur la découverte de ce qui est là ; et j'essaie de découvrir ce que ça signifie à travers ma propre expérience dans le monde de la réalité objective. Je ne peux pas concevoir ces films comme un simple exercice audiovisuel. Évidemment, ils veulent dire quelque chose, et en un sens, comme pour tout ce que j'ai appris dans la vie, j'ai cherché à comprendre ce que cela signifiait. » [...] Allures : de la matière à l'esprit

9 Après avoir été un peintre à succès, Belson s'est tourné vers le cinéma en 1947 avec des animations sommaires dessinées sur des cartons, qu'il détruisit par la suite. Il revint à la peinture pendant quatre ans, avant de se remettre au cinéma en 1952 avec une série qui mêle cinéma et peinture au moyen de l'animation. Mambo, Caravan, Mandata et Bop Scotch sont les quatre films qu'il réalisa durant cette période, en 1952-1953. De 1957 à 1959, il travailla avec Henry Jacobs comme « directeur visuel » des Vortex Concerts, au Morrison Planetarium de San Francisco. Parallèlement, il réalisa trois autres films animés : Flight (1958), Raga (1959) et Seance (1959). Allures, terminé en 1961, marque le

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passage de Belson de l'animation image par image à la prise de vue en temps réel. C'est la première œuvre qui, selon lui, mérite d'être retenue. Il l'évoque comme un film « à la précision toute mathématique » sur le thème de la cosmogenèse ; ce mot utilisé par Teilhard de Chardin devait remplacer celui de cosmologie et indiquer que l'univers n'est pas un phénomène statique, mais un processus en devenir, évoluant vers d'autres niveaux d'existence et d'organisation. Cependant, Belson ajoute : « Il fait plus référence aux sensations physiques que mes autres films. C'est un retour par les sens vers l'intérieur de l'être. Il arrête le regard, retient physiquement l'attention. »

10 Au début d'Allures on entend un son de cloches éthéré. Une gerbe d'étincelles roses, jaunes et bleues surgit en tourbillonnant d'un grand vide noir. Ces points se rassemblent avant de disparaître. Le bruit des cloches se transforme en un étrange carillon et l'on sombre dans un vortex orange et noir insondable. Un mandala rose, particulièrement complexe, de motifs entrelacés se tisse rapidement dans le lointain. Un anneau semblable à une chenille inquiétante surgit de l'infini. On entend une mélodie électronique, des notes de piano menaçantes. Des étincelles roses et jaunes vibrent verticalement en haut de l'écran. Des nœuds reptiliens apparaissent et disparaissent dans le lointain. Un minuscule soleil entouré d'un énorme halo orange se désintègre. Des pétales en forme de comètes volent ça et là.

11 Des taches striées oscillent et bondissent à travers l'écran avec un jacassement métallique. Elles forment des grilles de motifs triangulaires et tétraèdriques complexes, rouges, jaunes et bleus. De là, naît un globe de feu jaune et blanc, palpitant, sans forme définie. Il disparaît et une barre bleue brillante comme un néon, tourne doucement à l'infini.

12 « Je vois Allures, déclare Belson, comme une combinaison de structures moléculaires et d'événements astronomiques mêlés à des événements inconscients et subjectifs - tout se produisant en même temps. Le début relève presque du sensible pur, la fin est complètement immatérielle. D'une certaine façon, tout semble aller de la matière à l'esprit. Allures est le premier de mes films qui s'ouvre réellement sur le plan spatial. Oskar Fischinger a fait des expériences sur les dimensions spatiales, mais Allures me semble relever de l'espace cosmique plutôt que de l'espace terrestre. Dans le film fini, celui que vous voyez, tout est calculé pour produire une impression spécifique. En fait, il m'a fallu un an et demi pour créer et assembler tous ces éléments de mille et une façons, et le produit final ne dure que cinq minutes. Allures s'est développé à partir des images sur lesquelles je travaillais dans les Vortex Concerts. Jusque-là, tous mes films avaient fait long feu. Ils étaient animés et n'avaient aucun rythme précis, si ce n'est un rythme frénétique ininterrompu. Étant donné que pour les Vortex j'ai pu travailler avec des équipements très perfectionnés, j'ai appris l'efficacité de choses aussi simples que les ouvertures et les fermetures en fondu très lents. Mais tout cela restait impersonnel. Il n'y a rien de très personnel dans les images de Allures.

13 Quand la barre bleu vif disparaît, l'écran reste noir et silencieux. De manière imperceptible, un ensemble de points bleus monte pour former des champs de force magnétique, qui composent une grille de motifs géométriques complexes se superposant les uns aux autres, jusqu'à ce que l'écran soit rempli d'une énergie dynamique et d'un mouvement mathématique. Une stridence électronique accentue la tension, alors que des galaxies de champs de force se heurtent, permutent et se transmutent de façon spectaculaire. Des myriades de particules se précipitent vers la caméra pendant que d'autres s'éloignent rapidement. Certaines avancent en diagonale,

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d'autres horizontalement ou verticalement. Tout cela fait penser à 2007, même si Allures a été tourné sept années auparavant. Plus loin dans le film, on entend le tonnerre gronder tandis que des étincelles volent, pour se rassembler dans des structures atomiques pivotantes, des noyaux d'où surgissent des tentacules de lumière multicolore. À la fin, on entend la musique éthérée d'une harpe, pendant qu'un soleil vibrant, en train de cracher des particules brillantes, apparaît dans une autre galaxie chatoyante. Re-entry : la mise à feu et le Bardo

14 Nombreux sont ceux qui considèrent Re-entry comme le chef-d'œuvre de Belson. Réalisé en 1964 avec une bourse de la Fondation Ford, c'est à la fois un film sur le thème de la réincarnation et le récit du retour d'un vaisseau spatial dans l'atmosphère terrestre. Comme le dit Belson, « c'est mon retour au cinéma, car j'avais tout abandonné après Allures. Essentiellement pour des raisons financières. Mais aussi parce que j'étais déçu par ce qui se passait autour du film expérimental. Il n'y avait aucun public, aucune distribution ; aucun avenir n'était possible à l'époque. »

15 Deux sources sont à l'origine de Re-entry : le premier voyage dans l'espace de John Glenn et le concept philosophique du Bardo tel qu'il apparaît dans le Bardo Thodol, le Livre tibétain des Morts, œuvre fondamentale du bouddhisme mahayana. Selon Jung, le Bardo s'apparente aux limbes, un état que l'on peut décrire symboliquement comme quarante-neuf jours intermédiaires entre la mort et la renaissance. Il se divise en trois phases : la première, Bardo Chikhaï, décrit ce qui se produit dans le psychisme au moment de la mort ; la deuxième, ou Bardo Chonyid, traite de l'état de rêve qui survient juste après la mort, avec ce que l'on appelle les illusions karmiques ; la troisième, Bardo Sidpa, concerne la naissance et ce qui se passe avant la naissance.4

16 Au moyen d'images parfaitement éloquentes, Belson aligne les trois stades du Bardo sur les trois étapes du vol spatial : le départ de l'atmosphère terrestre (la mort), le déplacement à travers l'espace (illusions karmiques) et le retour à l'atmosphère terrestre (renaissance).

17 Le film, affirme Belson, « montre un peu plus de choses que ce que les êtres humains sont supposés voir ». Tout commence par un vrombissement assourdissant (peut-être une mise à feu). Dans l'obscurité vide, on distingue des formes gazeuses bleus et roses centripètes ou implosantes, à peine visibles dans le mouvement de leur disparition. Le son baisse, comme si l'on quittait l'espace acoustique. Après un temps de silence, le son revient, venu d'un autre monde : un son électrique aigu, tandis que des masses gazeuses évanescentes rouges et jaunes se déplacent, sans forme, à travers l'écran. Tout à coup, sur une note suraigue, on voit une gigantesque proéminence solaire monter en spirale (l'une des deux séquences du film constituées d'images remployées), se diffracter à travers l'espace et passer du bleu au violet, puis au blanc et au rouge. Des éclairs blancs éblouissants apparaissent, comme si l'on passait près du soleil, et l'on se retrouve soudain sous une pluie d'étincelles blanches, qui se transforment en myriades de modules géométriques montant du bas de l'écran avant de se déformer et de se séparer, puis de retomber en arrivant à leur apogée. GENE - Certaines de vos images apparaissent dans chaque film, comme des motifs géométriques qui interfèrent dans la perspective. Elles sont très efficaces. Les créez-vous à partir de concepts mathématiques ? JORDAN - Les images dont vous parlez dérivent de la nature même du matériel que j'utilise. Mais celles qui apparaissent plus loin dans le film, plus nébuleuses et d'une plus grande magnitude, procèdent plutôt d'une vision personnelle. Lorsque je les

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recherche et que je parviens à les discerner, toutes sortes de possibilités se présentent que j'exploite avec ma caméra. GENE - Avez-vous utilisé d'autres stock shots en prise de vue réelle ? JORDAN - Oui, mais vous ne pouvez pas les repérer. Il y a des images de la Terre en train de passer, comme si elle était filmée d'une fusée. J'ai pris un extrait de ce film et je l'ai dupliqué : c'était comme un Rorschach en miroir. C'est le retour sur Terre. Le film repose beaucoup sur ce type de matériau. Sur la bande son, on entend la conversation radio de John Glenn avec la Terre. Il dit quelque chose comme ça : « ... Je vois une lumière... » C'était Perth, en Australie, qu'il était en train de survoler. Après, la caméra dépasse la terre et le soleil pour arriver dans un espace assez ambigu dans lequel il faut passer les barrières du temps et de l'espace, en même temps que des barrières mentales, psychologiques. Dans un sens, c'est une sorte d'effondrement de la personnalité. Tout se met à bouillonner et, d'un seul coup, vous vous retrouvez au ciel. Vous êtes surpris d'y être. Mais en même temps, vous savez que ça s'est vraiment produit.

18 Cette séquence de l'évaporation compte parmi les plus impressionnantes du cinéma de Belson. On entend soudain un grondement, dont l'intensité augmente jusqu'à ce que le bas de l'écran deviennent bleu manganèse et d'un cobalt violacé, formant un nuage gazeux bouillonnant, qui sort de l'écran et tourne à un magnifique cramoisi alizarine. On s'y engouffre comme s'il était propulsé par une poussée explosive. L'image et le son atteignent une intensité inimaginable, comme si l'on avançait à toute vitesse à travers des couches d'espace igné dans une boucle cosmique. Le vaisseau spatial quitte notre système solaire vers une autre dimension. La mort est survenue ; nous sommes au deuxième stade du Bardo.

19 À un point correspondant du Bardo des illusions karmiques, on peut lire dans le texte sanskrit : « La sagesse du Dharma-Dhatu, d'un bleu brillant, transparent, éclatant, éblouissant, venant du cœur de Vairuhana en tant que Père-Mère, jaillira et te frappera d'une lumière si rayonnante que tu pourras à peine la regarder. »5

20 On peut y voir une supernova, dont la luminosité maximale atteint une centaine de millions de fois celle de notre soleil. Dans le film de Belson, l'image ressemble à un ralenti sur des explosions atomiques au Nevada, au moment où le désert est balayé par une énorme onde de choc. À un autre moment, apparaît un ciel pommelé, soudain enflammé et disloqué par une force interstellaire. Des formes d'icebergs tremblotants, de toutes les teintes du spectre, dansent comme des stalactites galactiques sur un son grésillant. Tout change : un corridor géométrique vertigineux apparaît,-éclairé de lumières sinistres, qui ressemble au corridor de 2007, mais filmé quatre ans plus tôt.

21 Cari Jung décrit ainsi l'étape finale du Bardo : « Les lumières si lumineuses s'affaiblissent doucement et se diversifient, les visions deviennent de plus en plus effrayantes. Cette descente illustre la conscience s'éloignant de la vérité libératrice au fur et à mesure qu'elle approche de la renaissance physique. »6

22 Les images prennent une dimension majestueuse. Des millions de particules évoquant des mésons, ces rayons cosmiques qui ne brillent qu'un millionième de seconde dans l'atmosphère, tombent et remontent en cascades de feu grésillant, tels des tessons d'un rouge ultra-marine ou d'un bleu profond. On a un sentiment d'immensité incommensurable. Finalement, on aperçoit un soleil blanc entouré d'un halo rouge frémissant, que des vapeurs obscurcissent. « Le film réussit à transporter ceux qui le regardent, souligne Belson, au-delà des limites du moi, quand nos points d'appui se dérobent et que nous sommes brutalement ramenés sur terre. C'est comme le retour

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d'un vaisseau spatial. Tu es là-haut, libre, entièrement libre de toutes les limites liées aux distances terrestres, et tout d'un coup, tu es de retour, et c'est très douloureux. » Phenomena : des hommes aux dieux

23 Phenomena, terminé en 1965, a conduit Belson plus près d'une expérience métaphysique totale, qui allait culminer deux plus tard dans Samadhi. Phenomena est le premier film dans lequel il abandonne l'allégorie des vols dans l'espace et les sujets astronomiques pour une exploration bouddhiste de l'énergie psychique. Les déclarations du Bouddha dans le Soutra du Diamant et dans le Soutra du Cœur l'ont inspiré de façon décisive.

24 Le film commence sur une musique rock retraitée électroniquement, tandis que des formes curvilignes rouge cadmium, rouge cramoisi et bleu céruléen, se développent frénétiquement. Un néon rouge torsadé épouse les pulsations de la musique. On distingue alors (chose unique dans l'œuvre de Belson) la silhouette déformée mais identifiable d'un homme, puis d'une femme, filmées sur un poste de télévision à travers des verres déformants. L'image est obscurcie par une pluie de confettis se déversant en nuées rouges, blanches et bleues sur un fond noir. La musique se perd dans les cris d'une foule en délire. Soudain, un jaillissement d'étoiles rouges apparaît dans un ciel bleu cobalt, dont les anneaux se détachent en bouquets d'épines.

25 Belson voit cette séquence comme « une histoire extrêmement ramassée de la Création. À un certain niveau, il s'agit de l'histoire de l'homme, et de l'autre, d'une sorte d'expérience biologique, au sens physique du terme. Avec les œillères de l'humanité, on voit juste un être humain grognant à la surface du globe, qui agit puis meurt. Il y a même quelque chose de la Crucifixion, la brève suggestion d'une couronne d'épines, des anneaux rouges émettant chacun une gerbe de lumière pleine d'épines. L'homme et la femme, si tant est qu'ils représentent quelqu'un, sont Adam et Éve. Je les perçois plutôt comme des entités cosmiques. À la fin, bien sûr, ils sont pure conscience, ils sont comme des dieux. La fin du film est à l'opposé du début : c'est toujours la vie sur terre, elle n'est pas vue de l'intérieur, comme le sangsara, mais comme si on s'en approchait par l'extérieur de la conscience, pour ainsi dire. D'une conscience cosmique. Comme si l'on approchait un dieu. On voit la même chose, mais affectée d'une toute autre signification. »

26 Dans le bouddhisme, ce que l'on appelle sangsara est l'univers phénoménal de la matière physique, dont l'antithèse est le nirvana, ce qui est au-delà des phénomènes. À l'intérieur du sangsara, il y a la maya, le mot sanskrit qui désigne ce qui est magique ou illusoire, et se rapporte directement aux phénomènes de la nature. Dans le Soutra du Diamant, le Bouddha assimile le sangsara au nirvana, puisque tous deux contiennent des éléments « magiques » ; il affirme que tous deux sont illusoires.7 C'est la substance du film de Belson.

27 Soudain, de manière tout à fait inattendue, on entend des Lieder allemands (Belson : « La quintessence du moi »). Un orgue de lumière fait danser des formes à travers l'écran, un alignement interchangeable de colonnes striées de couleurs phosphorescentes, qui évoquent le travail de Thomas Wilfred8 et d'autres artistes luministes plus récents, comme Julio Le Parc. Bien que Belson en parle comme d'« un effet de juke-box lumineux », il est d'une beauté plus frappante que ce qui précédait : des rayons verticaux de lumière blanche, à travers lesquels se meuvent des couches de couleurs horizontales, émeraude, bleu de Prusse, rose et jaune pâle.

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28 Les colonnes de couleur se dissolvent dans un bourdonnement crépitant et, lentement, des gouttes de pigment liquide se solidifient dans l'une des images les plus spectaculaires du cinéma de Belson : une mosaïque faite de centaines de modules en forme de projectiles crée une grille sérielle dans laquelle chaque minuscule unité change continuellement de forme et de couleur, du violet au rouge Mars au bleu ultramarine au vert menthe et au jaune zinc. Le bourdonnement en staccato souligne parfaitement la géométrie de la composition, comme si les modules généraient le son au fur et à mesure qu'ils convergent et se transforment.

29 Brusquement, l'écran est secoué par un mugissement et une lumière violente apparaît dans des cieux de gaz multicolores bouillonnants : cette éruption sinistre suggère, selon Belson, « la dépersonnalisation, le bouleversement de la conscience limitée du moi, peut-être par la mort, peut-être par l'évolution ou la renaissance. » Cet orage céleste bleu manganèse et jaune zinc conduit à un état d'illusion karmique qu'illuminent les teintes glaciales d'une aurore boréale et les cascades liquides d'un arc-en-ciel rouge, jaune et blanc d'une exquise pureté.

30 Différents états de la matières s'élèvent, tels des icebergs, plongent et s'éloignent en flottant. Suit une intense séquence de lumière blanche, possédant la qualité éthérée de la nacre, image de la parfaite intégration à l'univers, d'une sur-conscience aveuglante. Elle se résout dans une énorme sphère mugissante de gaz enflammés. Dans la séquence finale, sur un bourdonnement descendant, le vide est troué par une lumière centrale qui envoie des arcs-en-ciel circulaires de couleur liquide suivant majestueusement le sens des aiguilles d'une montre, se rassemblant et repartant brutalement dans la direction opposée jusqu'au fondu final. Samadhi : Un documentaire sur l'âme humaine

31 Pendant deux ans, en 1966 et 1967, ayant obtenu une bourse du Guggenheim, Belson se mit à pratiquer le yoga avec une discipline rigoureuse. Il rompit tout lien amoureux et familial, réduisit toute stimulation ou excitation physique et inversa son processus sensoriel pour se concentrer exclusivement sur sa conscience intérieure et ses ressources physiques.

32 De cette recherche naquit Samadhi, l'un des états de la réalité les plus paradoxaux que l'on puisse saisir dans un film. « C'est un documentaire sur l'âme humaine, dit-il. L'expérience qui a conduit à la production de ce film, et l'expérience de sa réalisation, m'ont parfaitement convaincu que l'âme est une véritable entité physique et non une abstraction vague. J'ai été très heureux de découvrir à quel point Samadhi était concentré et intense, et j'ai compris que j'avais atteint la substance réelle de ce que je voulais décrire. Les forces naturelles ont cette intensité : non pas rêveuse, mais dure et féroce. Quand j'ai terminé, j'ai senti que j'aurais dû mourir. J'ai été plutôt surpris que cela ne se produise pas. »

33 Dans le bouddhisme mahayana, la mort apparaît comme une expérience libératrice, qui réunit le pur esprit à sa condition naturelle ou primaire. On dit d'un esprit incarné, uni à un corps humain, qu'il est dans un état surnaturel car les forces motrices des cinq sens le distraient en permanence dû processus d'élaboration de la pensée. Il se rapproche de sa nature uniquement quand il atteint le Samadhi, mot sanskrit pour désigner « cet état de conscience dans lequel l'âme individuelle se fond avec l'âme universelle ». Cet état est pensé, mais rarement atteint, par le dhyana, la méditation la plus intense. Dans le dhyana, il ne peut y avoir aucune « idée » de méditation, car l'idée,

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par son existence même, en annule l'expérience. Les étapes du dhyana sont marquées par l'apparition de lumières représentant différents niveaux de sagesse, jusqu'à la perception de la « Claire Lumière » ultime. Dans cet état quasi primordial de conscience suprême, le monde physique du sangsara et le monde spirituel du nirvana ne font plus qu'un. [...]

34 Samadhi marque pour Belson, de bien des façons, une rupture radicale avec tout son travail antérieur. Premièrement, au lieu d'un flux et reflux sur des rythmes réguliers, c'est un cyclone de formes et de couleurs, dont le tempo soutenu ne faiblit jamais. Deuxièmement, par dessus l'habituelle bande son électronique, on entend Belson inspirer et expirer pendant toute la durée du film, comme une représentation des années de discipline respiratoire pratiquée à travers le yoga. Enfin, tandis que les œuvres précédentes allaient de la réalité extérieure vers la réalité intérieure, Samadhi est concentré sur des sphères enflammées qui évoluent à partir de rien, éludant toute identification particulière.

35 Les différentes couleurs et l'intensité de ces sphères solaires correspondent directement aux descriptions que fait le Livre des Morts tibétain des lumières représentant les éléments, la Terre, l'Air, le Feu et l'Eau. Avec deux nuances supplémentaires : la kundalini qui s'élève à travers les chakras ; et l'inspiration- expiration de la force de vie, ou prana. Pour ceux qui ne sont pas familiers des concepts du yoga, les chakras sont les centres nerveux situés dans le corps, le long de la colonne vertébrale, en cinq ou six points : l'un se trouve dans la région du sexe, un autre dans celle du nombril, dans celle du cœur, de la gorge, des yeux, au milieu et au sommet de la tête. Seuls les clairvoyants peuvent les voir. Selon la théorie du yoga, la kundalini, cette force vitale qui anime le corps, réside sous une forme concentrée à la base de la colonne vertébrale, dans la région des organes sexuels. À travers une discipline physique et éthique, et par sa force morale, chacun peut élever son centre d'énergie vitale du bas de la colonne vertébrale, progressivement, par étapes, vers le cerveau.

36 C'est ainsi que l'une des implications de ce changement insaisissable des centres, dans le Samadhi, est un voyage à travers les chakras, du plus bas vers le plus élevé. L'analogie avec le rythme respiratoire fonctionne également. Quand on entend Belson inspirer, les sphères se mettent à briller plus fort pour indiquer que aprana, la force de vie dans l'air que l'on respire, s'introduit dans le flux sanguin et, par conséquent, dans la kundalini. Les zones sombres du film montrent non seulement les étapes parcourues entre les chakras, mais aussi la baisse de prana qui survient quand il expire.

37 Au commencement, un champ de matière gazeuse instable s'agrège autour d'un noyau central. Des langues de vapeur fusionnent dans un petit « joyau » central de flamme rose et rouge orangé, qui disparaît finalement dans la pénombre silencieuse. Le vide créé par cet arrêt résonne dans nos oreilles jusqu'à ce que, doucement, une sphère filamenteuse d'un bleu profond apparaisse et tourne avec élégance, avec des reflets orange cadmium, entourée d'un halo tournoyant. Elle se transforme en sphère bleue au milieu d'un univers rouge, crachant des anneaux de lumière d'un blanc brûlant.

38 Puis surgissent une série de visions solaires ou planétaires : une étoile d'un jaune scintillant aux six branches chatoyantes ; une planète d'un bleu violacé, entourée d'un halo rouge brillant ; un petit globe central écrasé par une énorme couronne ; un pâle soleil ocre jaune produisant des flammes qui tournent comme des chromosphères dans une tempête de plasma ; différents orbes stellaires tournant avec une grâce implacable sur un son de drones vacillants. Soudain, une explosion de lumière blanche d'une

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intensité aveuglante : une mer de gaz bleu foncé entre en mouvement ; de magnifiques vagues de brume traversent le vide. Un contact a été établi avec une réalité nouvelle.

39 Pour Belson, le cinéma est une matrice où peut s'établir une relation entre expérience extérieure et expérience intérieure. Il sait que cette relation s'est accomplie dans Samadhi : « J'ai atteint le point où tout ce que je produis à l'extérieur, avec des machines, correspond à ce que je vois à l'intérieur. Je peux fermer les yeux et voir ces images à l'intérieur de moi-même ; je peux regarder le ciel et voir les mêmes choses se produire là aussi. Et la plupart du temps, je les vois quand je regarde par le viseur de l'appareil photo que j'ai monté sur le banc titre. J'ai toujours considéré les machines à produire des images comme un prolongement de l'esprit. Le cerveau a produit ces images et il a créé l'équipement qui permet de les produire. C'est comme une projection de ce qui se passe à l'intérieur, la conscience projetant des phénomènes, qu'ensuite nous pouvons observer. En un sens, je fais quelque chose qui se rapproche de ce que fait le clairvoyant Ted Serios, qui sait projeter sa pensée sur un film Polaroid. Seulement moi, je dois filtrer ma conscience à travers un dispositif cinématographique lourd. Mais nous faisons la même chose. D'une certaine manière, Samadhi explore de nouveaux territoires. C'est comme si je rentrais de là-bas, ma caméra à la main ; et j'ai pu le filmer. » Momentum : le soleil comme atome

40 Si l'on devait isoler une qualité qui distingue les films de Belson des autres films « d'espace », on pourrait dire que son oeuvre est toujours héliocentrique, tandis que la plupart des autres, même 2007, sont géocentriques. La nature archétypale du soleil est telle pour Belson, que son obsession tend parfois vers un certain mysticisme, qui était sans doute inévitable. Il devait donc réaliser un jour un film exclusivement consacré au soleil ; que ce film soit la moins mystique de ses réalisations, c'est ce qui était tout à fait inattendu.

41 « Après Samadhi, je me demandais ce que serait le sujet de mon prochain film, raconte- t-il. Tout mon univers s'était effondré. Toutes les habitudes que j'avais créées pour développer l'état de conscience nécessaire à la production de ce film s'étaient évanouies. Il fallait donc que je continue à travailler pour maintenir le moment du Samadhi. Je n'avais aucune idée préconçue sur ce nouveau matériau, mais je l'ai appelé Momentum. Finalement, j'ai découvert que c'était le soleil. Je me suis précipité à la bibliothèque et plus je lisais de choses, plus je réalisais que c'était exactement ce dont traitait Momentum. Tout était très proche, pour ne pas dire identique, des phénomènes solaires, comme les phénomènes de couronne, de la photosphère, de la chromosphère, les taches solaires, les tempêtes de plasma ; j'arrivais même à d'intéressantes conjectures sur ce qui se passe à l'intérieur du soleil. Et puis j'ai compris que le film ne s'arrête pas au soleil, mais va jusqu'à son centre, à l'intérieur de l'atome. C'était donc un film sur le soleil comme atome. La fin montre l'identification paradoxale des phénomènes subatomiques et de l'infiniment grand. Tout se passe pendant la naissance d'une étoile. »

42 Momentum (voir planche IV) a été achevé en mai 1969, après dix-huit mois d'études et de travail laborieux. C'est, en un sens, l'épure de tous les procédés que Belson a développé à travers les années, distillés dans leur essence. Il y a aussi de nouveaux effets inspirés par ce sujet spécifique. Momentum est une expérience calme et objective sur une imagerie concrète qui parvient à suggérer des concepts abstraits sans devenir symbolique.

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43 Le film commence sur des images détournées d'une fusée en partance pour Saturne, dont la postcombustion flamboie dans un arc-en-ciel furieux. On entend une musique éthérée en écho et un doux bourdonnement cyclique. Puis on voit une image solaire dans les mauves et rouge rubis, d'énormes proéminences se dissipant lentement. Une série de gracieux fondus enchaînés nous rapprochent de la sphère, qui tourne avec une lourde dignité. En dépit d'un sujet tumultueux. Momentum est le film le plus serein et le plus doux de Belson après Allures. Ce traitement du soleil comme une expérience hallucinatoire, presque comme un rêve, est à la fois surprenant et d'un réalisme étrange - au point que l'on puisse même parler de « réalisme » en ce qui concerne les images solaires.

44 Les images ont une qualité viscérale, de plus en plus physique au fur et à mesure que l'on s'approche de la surface du soleil et que, avec un grondement sourd, l'on descend dans l'obscurité : apparemment l'évocation d'une tache solaire. Des nuages de gaz enflammés comme par du napalm surgissent de façon menaçante dans le vide, soudain embrasé de lumière opalescente. À mesure que l'on avance, les températures et les textures changent. Les techniques désormais familières de Beslon ont acquis une clarté et une précision parfaites. Les cascades de flammes sont d'une délicatesse particulière, les prismes de couleur luminescente qui tournent sur eux mêmes ont un effet hypnotique, l'impression de mouvement intérieur produite par les étendues translucides est difficilement descriptible.

45 En s'enfonçant dans la masse, les images deviennent plus uniformes, prennent une texture semblable à celle d'une mer de limon argenté. Des millions d'étincelles minuscules jaillissent au-dessus d'un champ de vapeur bleu profond. Tout mouvement et toute rupture brutale dans le tissu des couleurs semblent empêchés par une force puissante. Des formes indéfinies et d'innombrables particules nagent sur la mer agitée des couleurs.

46 « Et puis le film parvient au point de fusion, ajoute Belson. Un état d'interaction atomique plus intense que la fission. C'est ce qui est supposé se produire sur le soleil, la fusion. » Une boule de feu d'un rouge aveuglant explose en une étoile aux branches multiples de lumière-énergie, implosant et lançant des éclairs de plus en plus vifs, à l'intensité de plus en plus forte. Des images, semblables à celles du Lapis de James Whitney (des millions de minuscules particules s'agglutinant autour d'un noyau central étincelant), préparent l'instant du crescendo, toutes les couleurs de l'univers fondant dans une explosion d'une beauté intense, et l'on se retrouve soudain dans l'espace interstellaire, contemplant une lueur dans le lointain, le signe qu'un nouveau soleil est né.

47 « Tout le secret de la vie doit résider, d'une manière ou d'une autre, dans l'image du soleil, remarque Belson. Momentum est une sorte de révélation qui fait du soleil la source de la vie. Pas seulement dans notre système solaire, mais partout où il y a un soleil, il est la source de la vie dans cette partie de l'univers. C'est de là que nous venons, là que nous retournerons. Bien que nous voyions le soleil comme une chose gigantesque, je crois que tout atome est un petit soleil ; en fait, notre soleil est sans doute un atome dans une structure beaucoup plus grande. Cela est lié à l'essence de l'être. Si l'on devait évoquer une forme simple qui formerait la structure primaire de l'univers, cela ne pourrait être qu'un soleil. »

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 39 | 2003 110

NOTES

1. Extrait de Gene Youngbiood, Expanded Cinema, New York, 1970. 2. Piet Mondrian, Plastic Art and Pure Plastic Art, New York, Wittenborn, Chulz, 1945. 3. Carlos Castaneda, The Teachings of Don Juan - A Yaqui Way of Knowledge, Los Angeles, University of California Press, 1968 (éd. française : L'Herbe du diable et la petite fumée : une voie yaqui de la connaissance, Paris, Christian-Bourgois, 1993). 4. W. Y. Evans-Wentz, The Tibetan Book of the Dead, Londres, Oxford University Press, 1960 (éd. française : Bardo -Thôdol. Le livre tibétain des morts, Paris, Albin-Michel, 1982). 5. Ibid, p. 106. 6. Ibid, p. XXXVI. 7. Edward Conze, Buddhist Wisdom Books : The Diamon Sutra, The Heart Sutra, Londres, Geroge Allen & Unwin Ltd., 1958. 8. Voir supra, p. 39.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 39 | 2003 111

Our sun in action

Action SOlaire (3 x 10 min, muet)

1 Tempête solaire filmée le 29 mars 1956 depuis l'observatoire de Sacramento, Nouveau- Mexique. Our Sun in Action, constitué de plans fixes d'éruptions solaires scandées par des cartons descriptifs, contient le maximum d'énergie que l'on puisse cadrer dans une suite d'images. Le film est un lexique de toutes les figures que produit la force pure dans le mouvement même de son déploiement. • flare : flamboiement vacillant, fusée éclairante, spectre, évasement, godet • funnel : entonnoir, tuyau de cheminée • hedgerow : bordure, bordure formant une haie • knot : noeud, noyau, bouquet • limb : membre, branche, tison • loop : boucle, spire • plug : tampon, bouchon • spray : embrun, écume, vaporisation ; mais aussi chute de fleurs, aigrette de diamants • streamer : banderole, serpentin, lumière boréale.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 39 | 2003 112

Avant-propos

Thierry Lefebvre, Laurent Le Forestier et Philippe-Alain Michaud

NOTE DE L’ÉDITEUR

Remerciements pour leur précieuse contribution à Jean-Jacques et Nicole Meusy, Laura Minici Zotti, Laurent Mannoni, et à Antonie Bergmeier pour son travail de recherche iconographique.

1 Pour la troisième fois après Exotica, L'attraction des lointains (1996) et Le Relief au cinéma (1997), l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma s'associe à l'Auditorium du Louvre pour éditer un numéro de 7895 consacré cette fois à la pyrotechnie et aux effets de feu au cinéma. Intitulé « Pyrotechnies. Pour une histoire des arts incendiaires », ce nouveau cycle aborde du 27 février au 16 mars 2003, en trois conférences et une vingtaine de projections, les multiples facettes d'une thématique où se trouvent rassemblés et confrontés pré-cinéma, expérimentations, péplum, films de guerre, documentaires, vulgarisation scientifique...

2 Sans la refléter fidèlement, ce numéro de 1895 fait écho à cette manifestation par ses textes et son iconographie empruntée à l'imagerie filmique, mais aussi à l'histoire de l'art, à travers un corpus de gravures, de dessins et de peintures qui donnent au fait cinématographique une résonance particulière. Cette démarche résolument transversale se réclame d'une vision décloisonnée de l'histoire du cinéma qui, sans chercher à nier la spécificité de celle-ci, entend montrer qu'elle appartient aussi à une autre histoire qui la précède et dans une certaine mesure l'englobe, celle des spectacles et des systèmes de représentation.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 39 | 2003