Les événements d’Indochine, septembre 1944 – décembre 1946 : entre discours et contre discours

Louis RAYMOND

Mémoire de 4e année

Séminaire :Histoire contemporaine

Sous la direction de : Gilles RICHARD, professeur des Universités

Juin 2013 Le bateau de feu des Poils-Rouges

Un panache de fumée s'élève jusqu'à cent pieds, Serpentant comme un dragon en vol. Le vent a beau souffler, Notre timonier s'est levé, hagard, comme nos matelots. Je leur dis : «C'est un bateau d'Occident qui vient vers nos contrées ; Son mât est d'une hauteur vertigineuse, la rose des vents reste immobile ; De sa cheminée, la fumée sort en tourbillons Deux roues tournent, frappant les vagues dans un bruit de tonnerre ; Le bateau vire à droite, à gauche, rapide comme un coursier, Sans rame, sans voilure, sans haleurs ; Il file à cent lieues, dépassant les Cavernes rouges, les Dents du Dragon Hop ! Le voilà chevauchant les plus hautes vagues ! Des nuages noirs couvrent le ciel de Singapour ; À la passe du Roc blanc, la marée monte à toute vitesse. Ils hèlent les enfants, s'attroupant autour du mât : Pantalons blancs, chapeaux de parade, ils parlent, plaisantent, Étrangers, le savez-vous ? Là où l'abîme des mers entoure le Roc Ardent, Des colonnes de feu s'élèvent jusqu'au ciel. Si la boussole vous conduit vers l'Est, prenez garde ! Ce n'est pas comme en Occident où les marées ne sont guère méchantes. »

Cao Ba Quat (1809-1853) Remerciements

Mes remerciements vont à Monsieur Lacouture, pour m'avoir reçu à son domicile ; à Madame Lavallard et à Monsieur Copin, pour leur aide précieuse ; au personnel de la bibliothèque de l'IEP de Rennes pour m'avoir permis d'accéder à la revue Indochine française ; à l'équipe du service des archives du Musée de la Résistance Nationale à Champigny ; à Monsieur Richard pour son suivi ; à Paul Caudan, premier lecteur de ce mémoire ; à Théo Dupleich qui m'a aussi relu ; à Julien Renon pour m'avoir accueilli à Paris ; à mes parents et à ma famille, à mes tantes Thérèse, Marie et Lân, à mes oncles Thierry et Roger ; à Jean-Baptiste, Solène et Simon ; à mes amis. Sommaire

Liste des sigles et des abréviations...... 5

Introduction...... 7

Chapitre I : Jeux de massacre et reconfiguration ...... 17

Chapitre II : Le difficile retour des Français...... 35

Chapitre III : La paix n'aura pas lieu...... 59

Chapitre IV : Le tournant vers la guerre...... 80

Chapitre V : La revue Indochine française...... 101

Chapitre VI : L'idéologie coloniale dans la revue...... 117

Chapitre VII : Étude d'une représentation coloniale...... 150

Chapitre VIII : Les contre-discours...... 174

Conclusion...... 199

Table des sources...... 203

Bibliographie...... 204

Annexes...... 208

Index des personnes...... 218

Table des matières...... 221

4/223 Liste des sigles et abréviations

3 Ky : les trois « pays » qui composent historiquement le Viêt Nam : le Tonkin (Bac Bô), l'Annam (Trung Bô) et la Cochinchine (Nam Bô)

AEF : Afrique Équatoriale Française

ANIF : Association Nationale pour l'Indochine française

AFV : Association -Viêt Nam

CEFEO : Corps Expéditionnaire français d'Extrême-Orient

CNF : Comité National Français

COMININDO : Comité Inter-ministériel pour l'Indochine

DB : Division blindée

DMH : Dông Minh Hôi – Parti nationaliste Vietnamien pro-chinois

EFEO : Ecole Française d'Extrême-Orient

FFL : Forces Françaises Libres

GPC : Gouvernement provisoire de la Cochinchine

GPRF : Gouvernement provisoire de la République Française

Kempetai : Police Politique Japonaise

Komintern : Internationale communiste

Kuomintang : Parti Nationaliste Chinois

MRP : Mouvement Républicain Populaire

ONU : Organisation des Nations Unies

OSS : Office of Strategic Services – Bureau des services stratégiques, ancêtre de la CIA

5/223 PCF : Parti Communiste Français

PCI : Parti Communiste Indochinois

PCV : Parti Communiste Vietnamien

RDVN : République Démocratique du Viêt Nam

RIC / RMIC: Régiment d'infanterie coloniale

SEAC : South East Asia Command – Commandement pour l'Asie du Sud-Est, basé à Ceylan (Sri Lanka actuel) et dirigé par l'amiral anglais Louis Mountbatten

SFIO : Section Française de l'Internationale Ouvrière

Tông Bô : Comité directeur du Parti Communiste

Tu Ve : Miliciens d'auto-défense

URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques

Viêt-Minh : Viêt Nam Dôc Lap Dông Minh Hôi – Ligue pour l'indépendance du Viêt Nam

VNQDD : Viêt Nam Quôc Dân Dang – Parti Nationaliste Vietnamien

6/223 Introduction

Comment pouvais-je ne pas m'intéresser à cette Histoire ? Il ne serait pas exagéré de dire que j'en étais hanté, lorsqu'essuyant le soleil d'un pays qui en est inondé en remontant en moto le boulevard de la Révolution d'août à Hô Chi Minh Ville, je me suis rêvé l'affrontant. Le nom et le prénom que je porte viennent de cette entité montée de toutes pièces qu'était l'Indochine française. J'imaginais parfois que mon grand-père, enfant métis abandonné, élevé à la pagode, puis devenu au hasard de cette Histoire un médecin auquel l'on avait reconnu la nationalité française, arborant une mystérieuse croix de guerre, bourlinguant entre le Cambodge et le Viêt Nam, me toisait depuis les longues années qui séparent sa mort de ma naissance. Peut-être souhaitait-t-il que je cherche à savoir ? Puis, retournant là-bas, pour la première fois en étant adulte, au Sud Viêt Nam où habite ma famille, au Cambodge où mon père est né, j'ai ressenti à quel point cette guerre de trente ans avait déraciné des âmes, séparé des familles ; j'ai compris à quel point nous étions assujettis et impuissants devant l'engrenage qui s'impose au temps, que toutes nos petites histoires ne sont que résiduelles au regard de celle, la grande, qui s'affole.

Je ne suis pas l'homme secret, mystique et généreux qui prodiguait ses soins dans une cabane sur pilotis au milieu d'un village de pêcheurs ; je suis son petit-fils. Je ne suis pas l'enfant arraché à sa mère et à son village sur le Mékong, un matin de 1968, pour être jeté à l'autre bout du monde dans un orphelinat ; je suis son fils. Pour tout cela, j'ai voulu comprendre : cette Histoire est la mienne.

Je me suis heurté pourtant à l'impression tenace que les jeunes Vietnamiens et Vietnamiennes étaient dépris du parcours de leur nation. J'ai cru quelque temps, naïvement, qu'il s'agissait là d'une condition de la résilience ; c'était en tout cas le discours que l'on servait à l'étranger un peu trop curieux que j'étais au début. A mesure néanmoins du temps et des progrès linguistiques, l'on me confiait que la vérité était dans ce pays en constante recomposition. Qui imaginerait, devant les statues de propagande grandioses à la gloire de « l'oncle Hô », qu'il fut traité en 1946 de Viêt-Gian (traître à la nation) par les membres de son propre parti, le Viêt-Minh, et par une partie de son peuple ? La difficulté réside en ce que cette Histoire n'est pas apaisée, et devant un pouvoir autoritaire qui a la main-mise sur la vérité historique et politique, les Vietnamiens évaluent leur interlocuteur, pèsent chacun de leurs mots. Ainsi, l'étude de la période 1944-1946 me fut passionnante pour deux

7/223 raisons : d'abord parce qu'elle est la racine d'une guerre qui, s'ouvrant avec le coup de force japonais du 9 mars 1945, ne se termina que trente ans plus tard, le 30 avril 1975, lors de la prise de Saigon ; ensuite, parce qu'elle est la clef de compréhension de la légitimation du pouvoir du Parti Communiste Vietnamien (PCV), qui en a constitué une mythologie.

C'est en effet la pierre d'achoppement d'une historiographie en tension : considérant le PCV et la manière dont il tient depuis plus d'un demi-siècle sans discontinuer les rênes du pouvoir, l'on a tendance à porter un regard téléologique sur les faits historiques. L'historien vietnamien Nguyên Thê Anh écrivait ainsi que, du fait de la persistance de tensions entre le Nord et le Sud, entre les Vietnamiens du pays et ceux en exil, les Viêt-Kiêu, « les batailles d’historiens ont pris très tôt l’aspect de batailles politiques»1. L'on ne sera par exemple pas d'accord sur le sens, entendu ici dans sa double définition, (d'une direction et/ou d'une signification) de la Révolution d'août. Certains y voient les prémices d'une stalinisation du Viêt Nam, refusant ainsi au Viêt Minh la qualité de nationaliste et d'indépendantiste. D'autres y lisent un héroïsme certes heureux, mais inscrit dans une continuité de temps long, depuis les premiers mouvements nationalistes menés par le lettré Phan Boi Chau dans les années 1910 aux années de maquis 1942-1944, en passant par le mouvement de révolte Thanh Niên en 1925 ou la fondation du PCV en 1929. Ainsi, c'est tout naturellement que la figure de Hô Chi Minh est clivante. On le présente à loisir comme un lettré, charismatique, doué d'une grande finesse humaine et d'une intelligence politique certaine ou comme un usurpateur, agent du Komintern depuis les premières heures et manipulé par Moscou. Cependant, après 1946, les informations s'amenuisent petit à petit autour de « l'oncle ». Avait-il réellement le pouvoir ? Ou n'était-il pas réduit à son rôle d'icône, symbole de la bonhommie révolutionnaire, quand le pouvoir était confisqué par le Comité Central du Parti, ainsi que le suggère la romancière Dông Thu Huong dans son roman Au Zénith ? Ce sont ces tensions autour de l'homme que met en avant Pierre Brocheux, dans sa biographie de Hô Chi Minh2 . Il démontre qu'ici encore, dans le regard que nous portons sur lui, les passions ou les haines que l'Histoire de ce pays a fait éprouver au XXe siècle n'ont pas encore tout à fait décanté.

Pendant la phase américaine de la guerre, le monde s'est investi dans le Viêt Nam. Le

1 Le Viêt Nam : une société unique ? Article extrait de l'ouvrage Parcours d'un historien du Viêt Nam, recueil des articles de Nguyên Thê Anh, et publié dans La Revue des Ressources, janvier 2011. 2 Hô Chi Minh, Pierre Brocheux, Presses de Sciences Po, Paris, 2000. 229 pages.

8/223 symbole avait déjà été fort avec Diên Biên Phu ; la répercussion que pouvait avoir la victoire « d'indigènes » sur une puissance coloniale devait résonner jusqu'en Algérie, mais la disproportion et l'horreur de la guerre américaine ont fait qu'alors « à beaucoup d’égards, le Viêt Nam représent[ait] pour les socialistes radicaux en Occident ce que l’Espagne [avait représenté] dans les années trente pour leurs prédécesseurs : tout comme l’Espagne, le Viêt Nam appar[aissait] comme la scène sur laquelle s’[était] focalisée la lutte entre les forces révolutionnaires internationales et celles tenues pour « des résistances réactionnaires ».1

C'est ainsi que nous devons faire face à un problème épistémologique majeur dont l'historiographie française n'est pas exemptée : les historiens du Viêt Nam sont à la fois juges et parties. Jacques de Folin, lorsqu'il met en avant l'échec de l'endiguement du « communisme totalitaire » et le fait que la France ait échoué à aider Ngô Dinh Diêm au Sud, n'est-il pas influencé, même inconsciemment, par le fait qu'il ait été consul général de France à Saigon entre 1970 et 1973 ? De la même manière, Philippe Devillers n'est-il pas sujet à une sympathie particulière envers le Viêt Minh du fait qu'il ait été reçu par ses dirigeants2 dès 1946 et qu'il ait été un journaliste « unioniste » (comprendre à la fois pro- Union française et pro-Union des trois Ky) dès les premières heures ? La liste est longue de ces historiens qui ont été aussi acteurs, et l'on comprend à la fois leur appétence intellectuelle et l'orientation de leurs conclusions. Il faudrait ajouter Philippe Grandjean, Philippe Franchini, Georges Bourdarel, Jean Sainteny, Bernard Fall ou même Alain Ruscio qui, s'il n'a pas été un témoin direct de la guerre française, est un ami du général Vo Nguyên Giap. L'historien est ici aussi un témoin, une source, et le travail – souvent impressionnant – qu'il peut faire sur les archives n'ôte rien à sa difficulté de se départir de la compréhension subjective qu'il a eu des événements au moment où il les vivait. Il ne s'agit pas de dire que toute Histoire de la guerre d'Indochine est forcément orientée, engagée, mais qu'elle est, à l'instar de la vérité au Viêt Nam, affaire d'interprétation et de point de vue. Cela a produit des tensions notoires entre les historiens eux-même et a nourri nombre de débats et de colloques enflammés. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire Olivier Todd taxant Philippe Devillers de « crypto-communiste » dans sa préface à l'ouvrage de Jacques de Folin, ou de lire les esclandres verbaux entre généraux, témoins et historiens

1 Nguyên Thê Anh, Id. 2 Philippe Devillers n'a jamais rencontré Hô Chi Minh, mais a réalisé pour le journal Paris-Saigon une interview de Trân Huu Duc, futur président de l'Assemblée Nationale, en avril 1946 à Huê, dont il avoue qu'elle a contribué à transformer sa vision de « l'ennemi annamite » en un « interlocuteur vietnamien ».

9/223 lors du colloque d'octobre 1981 à l'Institut Charles de Gaulle. L'intérêt fut alors de découvrir des similitudes entre ces tensions historiographiques et l'opposition entre discours et contre-discours sur les événements qui menèrent à l'éclosion définitive de la guerre, le 19 décembre 1946, lorsque les Français de furent attaqués.

Quant à moi, je dois confesser une sympathie pour l'idée « décoloniale » et une forme d'admiration pour Hô Chi Minh, malgré mes tentatives d'être lucide sur les suites de cette Histoire. Je ne puis m'empêcher de repenser au témoignage de Vu Dinh Huynh, recueilli par Georges Bourdarel. Rendant visite aux prisonniers, quelques semaines après la révolution d'août, Hô Chi Minh décida de grâcier celui qui allait devenir le président de la République du Sud- quelques années plus tard, Ngô Dinh Diêm. Son entourage le désapprouva, Giap notamment, mais il leur répondit : « Si les impérialistes n'avaient pas ce Ngô Dinh Diêm sous la main, ils en fabriqueraient un autre. Si nous voulons réaliser l'union nationale, à quoi bon multiplier les arrestations ? »1 C'était peut-être là la faiblesse et la force du révolutionnaire qu'il était en 1945-1946, d'avoir été plus proche de Gandhi que de Staline.

Je ne suis pas à l'abri des passions, mais ne sont-elles pas un juste contre-poids à la raison, rappelant à l'homme débutant que je suis que, quand bien même elle espère parfois le contraire, notre espèce est imprévisible ? J'ai accepté par là le fait que je puis être influencé par des idées, que j'aurai toujours un avis, mais qu'il valait mieux pour moi le connaître, afin d'éviter consciemment qu'il ne transparaisse trop dans ce qu'il me fallait écrire. C'est donc par respect envers le lecteur que j'avoue préférer le général Leclerc à l'amiral d'Argenlieu, Jean Sainteny à Jean Cédile, Paul Mus à Rémy Roure. Pourtant, il faut à tous leur rendre justice et se rappeler que cette Histoire n'est pas manichéenne, mais que chacune de leur prise de position respective était le résultat de convictions, du vécu, des ordres reçus, et du hasard. Si j'ai cru distinguer des rôles et/ou des responsabilités, je n'ai aucunement la charge du purgatoire.

Choix du sujet

Je souhaitais travailler au début sur la question de la coopération intellectuelle entre les élites vietnamiennes et les élites coloniales françaises pendant les années 1930. J'avais

1 Georges BOURDAREL, NGUYEN Van Ky ; Hanoi, 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert. Ed. Autrement, Paris, 1997. pages 87-92

10/223 rencontré à Hué Monsieur Buu Y, professeur de littérature et écrivain, qui m'avait conté combien la rencontre syncrétique qui s'était jouée entre Français et « Annamites » avait eu une influence forte sur toute la culture vietnamienne. Il ne s'agissait peut-être que de la projection de mon propre métissage, mais je rêvais alors de côtoyer les poètes romantiques de la révolution littéraire des années 1930 ; j'imaginais Hàn Mac Tu1 récitant Lamartine avant de composer celui de ses poèmes qui devait consacrer la beauté et l'âme d'un pays, le hameau des roseaux. Aussi, la question de la reconstruction du nationalisme vietnamien m'intriguait. Quelques lignes de Duong Dinh Khuê sur les revues Nam Phong (Vent du Sud) et Dông Duong (Indochine), dans son anthologie de la Littérature vietnamienne, soulevaient alors un paradoxe :

« Fondées par des personnalités résolument francophiles, et même sur l'ordre des autorités coloniales, la Revue Indochinoise et le Vent du Sud ne pouvaient avoir d'autre ligne de conduite que celle du gouvernement français : gagner la masse du peuple à la culture occidentale tout en la maintenant dans la stricte discipline de la culture confucianiste. Il faut reconnaître pourtant que ces deux revues ont réalisé une chose que ne prévoyaient pas ni peut-être ne souhaitaient les autorités coloniales : édifier une culture nationale, une culture proprement viêtnamienne qui finirait par se libérer de la tutelle française aussi bien que de la chinoise. »2

C'était là une problématique conflictuelle, le rôle – inconscient – du colonisateur dans la voie vers l'émancipation des peuples colonisés, la question des « armes retournées » ainsi que les a définies André Nouschi dans son livre éponyme sur les décolonisations3, mais qui me passionnait. Je m'étais aussi procuré le Bulletin des Amis du Vieux Huê en intégralité, revue érudite sur la culture viêtnamienne publiée à Huê dans les années 1920 et 1930. Hélas, l'entreprise était trop vaste et le temps trop compté ! Je me suis souvenu ensuite qu'une amie, ancienne du séminaire, m'avait informé de l'existence de la revue France- Indochine dans les combles de la bibliothèque de l'IEP. J'ouvrais alors le premier volume : mon sujet de mémoire était tout trouvé.

1 Grand poète Vietnamien, mort de la lèpre à 28 ans, en 1940. 2 Duong Dinh Khuê, Anthologie de la littérature vietnamienne, publiée en ligne sur le site scribd.com par Phuoc Quê Thu Quan. 3 André Nouschi, Les Armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises, Paris, Belin, coll. Histoire et société, 2005. 447 pages.

11/223 Traitement des sources

La revue France-Indochine était en fait la revue Indochine française, elle ne changea de nom qu'après Diên Biên Phu.

Gêné souvent par les remarques néo-coloniales de quelques touristes occidentaux lors de mon séjour en Asie du Sud-Est, je gardais un malaise certain mais indicible, tant je me suis senti parfois désarmé à ne savoir donner de mots à la colère sourde que j'éprouvais. J'ai pu leur reprocher un portrait hâtif, superficiel et infondé des Vietnamiens, Cambodgiens ou Laotiens, qu'ils me répondaient là que c'était « leur expérience » qui les faisait parler. Et je me suis maudit alors de n'oser leur dire qu'une expérience ne signifie rien. Je doutais même qu'ils aient tenté d'apprendre ne serait-ce que quelques mots des langues locales et/ou nationales, j'aurais voulu leur asséner que leur voyage n'était que de la pacotille s'ils n'étaient pas capables de s'intéresser un peu aux gens. Lorsque Gilles Richard me proposa de travailler sur la question de la vision de « l'indigène » et des cultures indochinoises dans la revue, je m'empressai alors d'accepter. Etudier la représentation coloniale, c'était donner un contenu à la révolte que j'avais ressentie ! Et si ma révolte s'est pacifiée au rythme des heures égrénées dans les lectures, la posture intellectuelle est restée intacte.

Cependant, je comprenais que cette représentation ne pouvait s'inscrire que dans une phase historique, et ne pouvait faire sens que dans cette même phase historique. C'est pourquoi je délimitai finalement mon étude à la période allant de septembre 1944, date de la parution du premier numéro, au 19 décembre 1946, jour de l'attaque de Hanoi. Afin d'intégrer le traitement de cette attaque, de pouvoir dire – c'était là la rupture – que la guerre commençait pour de vrai, j'incluais le numéro de janvier 1947 dont l'éditorial, un appel solennel aux lecteurs et adhérents, consacrait la victoire de la guerre sur la paix. Ainsi, sur l'ensemble de cette période, j'ai étudié 27 numéros de la revue Indochine française.

Bien que très riche et variée, la revue ne me suffisait pas pour traiter le sujet et je souhaitais, pour mieux comprendre la période et intriquer l'idéologie aux évènements, diversifier et croiser les sources. Je commençais d'abord par lire les carnets de Philippe

12/223 Devillers1 puis les mémoires de l'amiral d'Argenlieu2, de Jean Sainteny3 4, ainsi qu'un article de Paul Mus publié dans la revue Politique Etrangère5. J'ai appris ensuite que Justin Godart avait fondé en 1946 une autre association, l'association France-Vietnam, et me suis rendu pour cela au Musée de la Résistance Nationale à Champigny sur Marne où se trouvent ses archives. J'ai aussi eu le privilège de rencontrer Jean Lacouture à son domicile parisien le 26 février 2013 pendant deux heures. A mon retour de Paris, je lisais pour compléter ces sources un livre d'entretien entre Alain Ruscio et le général Vo Nguyên Giap6 ainsi que le journal Le Monde, du 1er août 1945 au 21 décembre 1946. Enfin, s'il ne s'agit pas d'une source au sens strict du terme, mais plutôt d'un complément, les discussions que j'ai eu avec Monsieur Copin, Professeur de Lettres à Nantes et spécialiste de la littérature coloniale indochinoise, les conseils qu'il m'a donné, ont aiguillé ma réflexion.

Problématique

Au croisement de sources multiples s'est ainsi construite l'idée d'une opposition entre un discours, la revue Indochine française, et des contre-discours : les chroniques de Paul Mus dans la revue, l'association France-Vietnam et son bulletin d'information, les chroniqueurs libéraux dans le journal Le Monde et le journal Paris-Saigon, dont Jean Lacouture et Philippe Devillers furent des plumes primordiales. Seulement, la période septembre 1944 – décembre 1946 ne saurait se résumer à une bataille rangée entre intellectuels et/ou politiciens : il faut aussi souligner que le drame qui s'était noué, l'incompréhension profonde entre Français et Vietnamiens, avait produit des faits, des tensions palpables, des escarmouches, des attentats, des assassinats et nombre de remous politiques. Ces deux années avaient introduit une rupture véritable dans l'Histoire du Viêt Nam et sont, si l'on tente d'en dégager un sens, d'une complexité redoutable. Il s'agissait alors de faire le lien entre ce qui se disait et ce qui se passait, entre l'idéologie – du côté

1 Vingt ans et plus avec le Viêt-Nam (1945-1969). Philippe DEVILLERS. Éditions Les Indes Savantes, Paris, 2010. 2 Chronique d’Indochine 1945-1947. Amiral Thierry d'ARGENLIEU. Éditions Albin Michel, 1985, Paris. 3Histoire d’une paix manquée, Indochine 1945 – 1947. Jean SAINTENY. Éditions Fayard, 1967 , Paris. 4 Face à Hô Chi Minh. Jean SAINTENY. Éditions SEGHERS, Paris, 1970 5 L’Indochine en 1945 - Paul MUS in Politique Étrangère, année 1946, Volume 11, numéro 4, p 349-374. Article consulté sur Persee.fr 6 Une vie. Vo Nguyên GIAP, propos recueillis par Alain RUSCIO, Ed. Les Indes Savantes, Paris, 2010.

13/223 français1 – et les évènements.

Quelle influence eurent le discours et l'idéologie sur les évènements qui menèrent à l'éclosion de la guerre d'Indochine ?

Précisions lexicales et orthographiques

L'utilisation dans ce mémoire de certains mots pourra poser problème au lecteur et mérite quelques précisions. Les mots « indigène » ou « sauvage » sont reproduits dans le contexte de la revue et doivent être compris comme ils l'étaient en 1944-1945-1946, c'est à dire comme vecteurs de la représentation courante que l'on se faisait du colonisé. Afin de marquer ce contexte, ils seront toujours entourés de guillemets.

Le mot « propagande » n'avait pas encore opéré le glissement sémantique que la guerre froide lui a donné. Il est utilisé comme neutre, n'a pas de connotation péjorative. Ainsi, si l'ANIF se revendiquait être une « association de propagande », il ne s'agissait pas d'un « bourrage de crâne », mais bien de la propagation d'une idée, de servir une cause.

Les termes « Annamite », « Tonkinois » et « Cochinchinois » étaient les appellations que l'on donnait aux Vietnamiens, selon leur origine géographique, en vertu des trois noms français pour les trois grandes régions du Viêt Nam : le Tonkin (Nord), l'Annam (Centre) et la Cochinchine (Sud). Cependant, le terme « Annamite » avait fini par s'imposer comme générique pour appeler ceux qui devaient devenir les Vietnamiens. On parlait aussi, pour ce que l'on appelle communément aujourd'hui la langue vietnamienne, de « langue annamite ». Les mots « Viêt Nam » et « vietnamiens » ont mis du temps à s'imposer. Le nom « Viêt Nam » est donné pour la première fois au pays lors de la déclaration d'indépendance sous contrôle japonais du gouvernement Trân Trong Kim, deux jours après le coup de force du 9 mars 1945. Le Viêt Minh l'a repris à son compte par la suite, et Hô Chi Minh, le 2 septembre de la même année, proclamait lui l'indépendance de la République Démocratique du Viêt Nam (RDVN). Pour les Français, la reconnaissance de ces termes se fit tard, au printemps 1946. C'est seulement avec les accords du 6 mars 1946 que l'on accepta officiellement le nom de Viêt Nam. Quant au gentilé de « Vietnamien », il fut une invention de la presse française pour s'adapter à la nouvelle configuration politique.

1 Il eût été intéressant de confronter la revue Indochine française aux journaux vietnamiens de l'époque, mais l'accès à ces sources depuis la France est difficile.

14/223 Claude Madrolle proposait ainsi dans Le Monde du 21-22 avril 1946 une sémantique du mot « Viêt Nam » et de son gentilé, « qui peut-être [allait remplacer] l'expression annamite. »1

Le mot de « décolonisation » n'apparaît pas : c'est simplement qu'en 1946, il n'existe pas encore. Il ne s'est en effet imposé dans le jargon médiatique, puis historique, qu'avec la guerre d'Algérie. Si la guerre d'Indochine est difficile à qualifier, la période qui précède sa phase active l'est d'autant plus. L'on ne saurait parfois trancher avec justesse entre les notions de « pacification » - c'est ainsi que le général Leclerc lui-même qualifiait sa chevauchée en Cochinchine à l'automne 1945 – et de « reconquête coloniale », ou entre « tensions », « incidents » et « batailles ». Pourtant, chacun de ces mots transmet une représentation particulière de l'événement. Encore une fois, l'effort sera fait de les placer dans leur contexte, d'expliciter le sens qu'ils prennent dans leur emploi, de les faire correspondre à une réalité.

Enfin, les termes et noms propres vietnamiens sont francisés, afin de faciliter la compréhension du lecteur français. Les accents vietnamiens ne sont donc pas respectés : l'on écrira par exemple « Hanoi » en lieu et place de « Hà Nội » et « Hô Chi Minh » en lieu et place de « Hồ Chí Minh ».

Plan

Le corps de ce mémoire est divisé en huit chapitres, qui ont pour ambition de développer progressivement une réponse à la problématique.

Le premier chapitre, Jeux de massacres et reconfiguration est le récit de la période 1944-1945, depuis le gouvernement de l'amiral Decoux jusqu'aux conséquences du coup de force des Japonais. Le second chapitre tente d'expliquer les raisons du difficile retour des Français en Indochine. Le troisième chapitre, La paix n'aura pas lieu fait état des négociations entre Français et Vietnamiens, depuis les premiers contacts établis par Jean Sainteny à Hanoi jusqu'à l'ouverture de la conférence de Fontainebleau. Dans le quatrième chapitre, il s'agit finalement d'expliquer, outre l'échec de la paix, le tournant vers la guerre. Ces chapitres tenteront d'étudier le lien entre les idéologies et les événements.

1 Claude MADROLLE, Le Monde, 21-22 avril 1946, p.2

15/223 Le cinquième chapitre est un chapitre de présentation de la revue Indochine française et de l'ANIF. Y seront abordés ses buts, ses protagonistes, et ses modes d'actions. Les chapitres six et sept étudient respectivement l'idéologie et la représentation coloniale dans la revue, en tant que constitutives du corps du discours. Le huitième et dernier chapitre décrira enfin les contre-discours. Cette analyse discursive doit venir compléter la compréhension des raisons de l'éclosion de la guerre.

16/223 Chapitre I : jeux de massacre et reconfiguration (septembre 1944 – mars 1945)

L'Indochine a vécu la guerre du Pacifique à l'épicentre des combats, tout en en étant miraculeusement épargnée. Cette « petite France lointaine »1 s'est appliquée à survivre comme elle le pouvait, prise dans l'étau japonais, mais son chef, l'amiral Decoux, a su maintenir l'ordre, le calme et une souveraineté française réelle jusqu'au coup du 9 mars 1945. Jean Decoux (1884-1963), commandant en chef des forces navales en Extrême- Orient depuis 1939, avait en effet remplacé le général Catroux en date du 20 juillet 1940. Ce dernier avait été démis de ses fonctions par le gouvernement français, alors en errance entre Bordeaux et Vichy, le 25 juin, pour avoir exprimé l'impossibilité qu'avait l'Indochine à résister aux troupes nippones en cas d'invasion militaire. Georges Catroux ralliait le général de Gaulle en août 1940, tandis que pour Jean Decoux, héritier de cet imbroglio diplomatique, commençait une aventure extrêmement périlleuse.

I- L'Indochine de l'amiral Decoux

L'épée de Damoclès s'abattit pour la première fois sur l'Indochine à la fin de l'été 1940, lorsqu'après la multiplication des incidents à la frontière sino-tonkinoise, les Japonais attaquèrent la garnison de Langson le 22 septembre. Un télégramme du maréchal Pétain avait enjoint l'amiral Decoux à des négociations éventuelles avec le Japon dès le 31 août, mais les 25 000 soldats nippons qui venaient de traverser la frontière semblaient ne pas avoir la même conception de la diplomatie. Un ultimatum2 était envoyé à Decoux et celui- ci se retrouvait déjà dans la situation à laquelle il aurait à faire face quelques cinq années plus tard. Il réussissait là néanmoins un numéro d'équilibriste prodigieux, puisqu'en échange de l'accord d'un droit de passage aux troupes japonaises sur tout le territoire indochinois, la souveraineté française restait effective. Le 3 octobre, la mission nippone exprimait même « des regrets » quant à l'incident de Langson. La situation de l'Indochine, des Indochinois et des colons reposait alors sur un compromis, un équilibre ambigu.

1 Jean-Baptiste DUROSELLE, cité par Jacques de FOLIN. Indochine 1940-1955, la fin d'un rêve. Ed. Perrin, coll. Vérités et Légendes, Paris, 1993. p.27 2 Philippe GRANDJEAN, L'Indochine face au Japon, 1940 – 1945. Decoux – de Gaulle, un malentendu fatal. Ed. L'Harmattan. Coll. Recherches Asiatiques. Paris, 2004. pages 45-51

17/223 A- Un équilibre ambigu

C'est en effet à l'impossibilité du choix que les historiens – Philippe Grandjean, Jacques de Folin, Paul Isoart, Philippe Devillers – imputent le comportement et les décisions de l'amiral Decoux. Il fallait sauver la vie des 40 000 Français d'Indochine, et pour cela, ce dernier estimait qu'il n'avait d'autre possibilité que de rester fidèle à Vichy1. Si le général Catroux avait reçu pour mission en 1939, lorsqu'il remplaça le gouverneur général Joseph Jules Brévié, de mettre l'Indochine en ordre de bataille, l'armée coloniale n'était absolument pas de taille un an plus tard à combattre un ennemi extérieur et la débâcle eût été inéluctable, d'autant que les troupes coloniales anglaises de Birmanie et Malaisie ne pouvaient apporter leur aide, car elles s'apprêtaient elles aussi à de telles échauffourrées sur leur propre territoire. Quant à l'idée d'un ralliement à Londres et à la France libre, elle était tout aussi irréaliste en vue de la situation, sans compter que l'amiral Decoux ne portait ni le général de Gaulle ni ses camarades de galère dans son cœur. Ne devait-il pas déclarer2, que « profitant lâchement des circonstances, quelques individus, presque tous tarés, mus par l'intérêt, l'ambition, la rancune ou des motifs plus bas encore ont pu, par un véritable abus de confiance, vous [les Français du Pacifique] amener à la dissidence et vous incorporer ainsi parmi les ennemis de la France, dans cette triste légion d'égarés que l'on nomme gaullistes. »3 Il en résulta une certaine inimitié entre les deux hommes que d'Argenlieu fît sentir lors de son arrivée à Saigon: si bigot qu'il ait été, certains pardons étaient inconcevables.4

La défaite de 1940 avait distandu les liens entre la métropole et la colonie ; les Français d'Indochine se retrouvaient alors isolés, sans autres nouvelles de la France que celles, sporadiques, qui parvenaient de la radio « All India », émise depuis Ceylan. Le témoignage de François Morat, alors enfant, le confirme : « Plus aucun lien avec la France n’a fonctionné entre 1940 et 1945. Les premières nouvelles qu’on a reçues, c’est en 1945. »5 C'est ainsi que l'amiral Decoux fît partie des « 40 millions de pétainistes », selon la formule

1 Jacques de FOLIN. Indochine 1940 – 1955, la fin d'un rêve. Op. Cit. p.33 2 Dans une allocution radiodiffusée lors de laquelle il devait annoncer sa nomination par Vichy au poste de Haut-Commissaire de France, datée de janvier 1942. L'amiral d'Argenlieu représentait la France Libre en Nouvelle Calédonie au même moment. 3 Paul ISOART. De Gaulle et l'Indochine, 1940 – 1946. Ouvrage collectif dirigé par l'Institut Charles de Gaulle. Éditions Plon. Coll. Espoir. Paris, 1982. p.125 4 Amiral Thierry d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. 1945-1947. Éditions Albin Michel, Paris, 1985. p.62-63. 5 François MORAT in Indochine : destins français. Documentaire réalisé par Olivier Galy-Nadal. France, 2008. 1h08

18/223 d'Henri Amouroux. Decoux jouissait d'une autorité certaine à Saigon, il était dur mais respecté. Lorsqu'il décida d'emboîter le pas à Vichy, la colonie suivit ; la Révolution Nationale, dans les formes préconisées par le maréchal Pétain en 1940-1941, déferlait sur l'Indochine.

La cathédrale Notre-Dame de Saigon, flanquée d'un portrait du maréchal Pétain

Source : guerres-et-conflits.overblog.com - article L'Indochine dans la défaite, entretien avec Sébastien Verney

De Hanoi à Saigon furent alors installés des portraits du maréchal, tandis qu'étaient martelés continuellement à la radio les hymnes à la gloire de Vichy et le triptyque « Travail, Famille, Patrie ». Philippe Grandjean remarque que cette propagande eut un écho considérable auprès des annamites, en ce qu'elle faisait résonner les valeurs confucéennes. Jamais un chef d'Etat français n'avait reçu une telle admiration, une telle adoration de la part des colonisés1. Decoux confia au commandant Ducoroy l'organisation de l'exercice des corps : l'on multiplia les infrastructures sportives, le premier tour cycliste de l'Indochine fut organisé, et divers mouvements de jeunesse ou autres groupes scouts se mirent à pulluler2. L'idéologie Vichyste disposait au moins de structures d'expression.

La thèse de Sébastien Verney est cependant que l'amiral Decoux voulait démontrer à Vichy un attachement sans faille. Guidé par des convictions antisémites certaines, il mit en

1 Philippe GRANDJEAN ; L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.107 2 Pierre BROCHEUX ; Indochine, la colonisation ambiguë. Ed. La Découverte, Paris, 2001. p.332

19/223 place dès 1940 une politique fortement discriminatoire à l'égard des 140 adultes et 18 enfants juifs d'Indochine. Un acharnement à « l'aryanisation », c'est-à-dire à l'exclusion des juifs de l'économie, fut même observé, quand bien même ces mesures ne concernaient qu'un nombre infime de personnes et étaient difficiles à mettre en place1. Sur ce point, Philippe Grandjean évoque un chiffre moins important : 30 personnes, principalement persécutées pour leur appartenance à la loge maçonnique « Fraternité tonkinoise ».

L'équilibre sur lequel reposa l'Indochine pendant ces cinq années était fragile, il était susceptible d'être déstabilisé à tout moment par la volonté japonaise. Preuve s'il en est de cette dépendance fut le « diktat », imposé par l'entremise de Tokyo, sur la cession de trois provinces indochinoises au Siam : Battambang, Siem Reap, et la rive ouest du Mékong au Laos. En outre, à mesure que les troupes du Mikado vinrent à s'octroyer un droit de passage toujours plus important en direction de la Birmanie, les tensions grandissaient. Louis Legrand fait état d'une attitude globalement hostile tant des « Annamites » que des Français à l'égard des Japonais2. L'administration de Saigon s'est efforcée de ménager ces hostilités: elle savait que, quand bien même la charge de l'administration de l'Indochine eût été encombrante pour Tokyo, il valait mieux pour se maintenir et sauver la « face » faire au moins semblant d'aller en son sens.

B- La « face » est provisoirement sauvée

Le maintien de la souveraineté française avait été « une réalité et non une clause de style »3 : l'armée, l'administration et les institutions françaises étaient maintenues en l'état, il n'y avait pas de collaboration politique avec les Japonais ; la vie de la colonie, malgré sa nouvelle orientation maréchaliste, ressemblait étrangement à ce qu'elle avait pu connaître jusqu'alors. Devant les « Annamites », la « face » de l'autorité française était sauvée. Quels étaient ces diables blancs qui, écrasés à Langson en septembre 1940, avaient réussi à maintenir un quasi statu quo ante et qui obtenaient d'eux le respect dû à un égal ? L'ancienne journaliste et aujourd'hui galleriste Xuân Phuong souligne l'état d'esprit dans lequel se trouvaient les Viêtnamiens dès cet incident : « Il fa[llait] rester, attendre de voir ce qui [allait] venir, et mon père disait « les Français reviendront. »4 Y a-t-il eu pour autant une solidarité particulière entre Annamites et Français contre l'ennemi japonais,

1 Sébastien VERNEY. Article L'Indochine dans la défaite. Op.Cit. 2 Louis LEGRAND. Documentaire Indochine : destins français. Op.Cit. 1h10 3 Jacques de FOLIN, Indochine 1940 – 1955 : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.31 4 Xuân PHUONG, Documentaire Indochine : destins français, Op. Cit. 1h11

20/223 comme le soutient Louis Legrand ?1 Il semble plutôt que la relation de cohabitation se soit maintenue selon ses formes habituelles, mais que le prestige des Français auprès des colonisés ait grandi quelque peu eu égard aux prises de position de Decoux.2

La politique « indigène » pendant la guerre était plutôt libérale. Decoux fit abolir le mot « indigène » du vocabulaire officiel, remplaçant ainsi le nom de « garde indigène » par « garde indochinoise ». Dans un même élan fut interdit le tutoiement entre Français et Annamites3. A l'école, au lycée et à l'Université, où le nombre d'élèves et étudiants avait augmenté entre 1941 et 1944, l'on réintroduisit, en réaction aux vélléités d'expansion japonaises, l'étude de l'Histoire ancienne du Viêt Nam, et tout particulièrement celle des grandes figures de la résistance contre les Chinois : Trân Hung Dao, Lê Loi, ou les sœurs Trung, auxquels Jeanne d'Arc était naturellement associée.4 En fait, l'amiral, sur cette question, se plaça dans la continuité de la politique d'association engagée 20 ans auparavant par .

La sûreté coloniale n'était, parallèlement à cela, pas restée inactive. Elle procéda, au nez et à la barbe de la police politique japonaise, la Kempetai, à des arrestations et des emprisonnements parmi les nationalistes vietnamiens, principalement en Cochinchine. La Kempetai avait en effet tenté d'exacerber le nationalisme des Cao Dai et des Hoa Hao, deux sectes politico-militaires qui jouissaient d'une influence très forte dans leur région d'origine, respectivement les régions de Tây Ninh et de Châu Dôc. Leur visée commune était de soutenir le retour du prince Cuong Dê, en exil au Japon, sur le trône de Huê. En 1941, Decoux faisait interner Huynh Phu So, fondateur du mouvement Hoa Hao, en tant qu'aliéné mental, mais celui-ci réussit à convertir son psychiatre, le docteur Tam, à sa religion, et redoubla d'activités anti-françaises. Le pape des Cao Dai, Pham Công Tac, fut lui déporté à Madagascar pour avoir affiché un soutien trop marqué à l'idée japonaise de la grande Asie Orientale. Il n'en revint qu'en 1946, tandis que sa religion s'était vue pendant trois ans totalement interdite. Ce n'est qu'en 1944 que les agissements des Japonais, autrement préoccupés par la guerre du Pacifique, se firent plus modestes quant au soutien de ces mouvements.5 Pendant ce temps, Nguyên Ai Quôc, le futur Hô Chi Minh, avait été libéré de prison par les Chinois et reprenait le chemin de la Révolution, dont il avait été

1 Louis LEGRAND. Ibid. 1h10 2 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op. Cit. p. 203-204 3 Jean DESPIERRES. Documentaire Indochine : destins français. Op.Cit. 1h12 4 Pierre BROCHEUX. Indochine, la colonisation ambiguë. Op. Cit. p. 331-332 5 Philippe GRANDJEAN, L'Indochine face au Japon, Op.Cit. p.67

21/223 détourné en cours de route, en fondant le Viêt-Minh. Les partisans du Viêt-Minh s'appliquaient en effet depuis leur acte fondateur, à Pac Bô, près de la frontière chinoise, en mai 1941, à faire l'éducation politique des villageois et à se constituer, parfois par la terreur, des hinterlands de soutien dans la perspective d'une lutte de maquis. Nguyên Ai Quôc répétait alors sans cesse à ses lieutenants, dont étaient déjà Pham Van Dông et Vo Nguyên Giap : « La défaite du fascisme est inéluctable. Dans quatre ou cinq ans, Hitler et les Japonais seront vaincus. Viendra alors l'heure de la libération de notre patrie bien aimée. »1 C'est ici que, pour Jacques de Folin, Decoux et son administration ont péché : « On ne soupçonnait pas ni l'importance ni le communisme du Viêt-Minh, on l'a laissé prospéré depuis sa création. Pourtant, les Français avaient les armes en main pour le réprimer. »2

Le talon d'Achille de l'Indochine se situait cependant dans l'économie et l'approvisionnement. Le développement industriel de la colonie restait limité en 1940 puisque l'économie fonctionnait en grande partie sur un système d'importation depuis la métropole, à laquelle elle revendait en échange charbons et caoutchoucs. L'isolement et le blocus de la guerre du Pacifique amenèrent les denrées et les médicaments à manquer, et pour survivre, Français et Indochinois travaillèrent de pair à la création d'une industrie de substitution aux importations. Philippe Devillers écrivit dans Le Monde « De véritables industries furent ainsi créées, et cette fois non des industries d'ersatz temporaires, mais des répliques, à petite échelle ; des industries normales »3. Dans ce même article, il faisait état de l'utilisation des ressources indochinoises, de la création d'un haut fourneau de charbon de bois, de la production d'un alcool carburant pour véhicules fait à partir de riz et de maïs, de la fabrication de pneumatiques locaux, ou encore d'un effort quant à la production de denrées alimentaires locales telles qu'un pain de riz, « que les boulangers rendirent à la fin très mangeable. »4

La question subsiste de déterminer le rôle exact de l'Indochine de Decoux dans la guerre du Pacifique avant la mise en place d'une résistance à l'été et à l'automne 1944. Si elle semble avoir été tenue à l'écart des combats, à l'exception des escarmouches avec le Siam, une affaire esquisse tout de même une ambiguïté à l'origine de nombreux

1 Vo Nguyên GIAP, Une vie. Op. Cit. p.41-45 2 Jacques de FOLIN, Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.42 3 Philippe DEVILLERS, article L'Indochine, face au blocus, a créé son industrie. Le Monde, 7 mai 1946. 4 Philippe DEVILLERS. Ibid.

22/223 malentendus en 1945. Decoux voulut, en janvier 1941, mener une intervention militaire pour « libérer » la Nouvelle-Calédonie, au besoin avec l'aide des Japonais. C'est le gouvernement de Vichy qui, par un télégramme daté du 26 janvier 1941, lui interdit l'opération, car déjà « le gouvernement des Etats-Unis s'alarm[ait] à la pensée d'une action nippo-française en Nouvelle-Calédonie. »1 Decoux ne tenait dans ses jugements aucunement compte de la configuration internationale.

II- La mise en place d'une résistance : septembre 1944 – mars 1945

En septembre 1944, Paris martyrisé venait d'être libéré, mais la France, pour de Gaulle, n'avait pas encore recouvré son intégralité territoriale tant que l'Indochine n'était pas revenue à la France libre.

A- Le sang de l'Indochine doit aussi couler

Un Comité d'action pour l'Indochine sous la présidence de René Pleven, alors ministre des colonies, avait été mis en place à Alger dès septembre 1943. Après une première déclaration sur l'Indochine le 8 décembre 1943, celui-ci envoyait le commandant François de Langlade en mission afin de prendre contact avec Decoux pour organiser une résistance. Langlade, atterrit en parachute le 5 juillet 1944, flanqué du capitaine Milon. Ils rencontrèrent le général Eugène Mordant qui s'opposa à ce qu'ils voient Decoux, puis Mordant les convainquit que c'était par son propre chef que l'action devait s'organiser. Le lendemain, Langlade rencontrait le général Marcel Aymé, avec lequel ils décidèrent des modalités de cette future résistance, et des précautions qu'il y aurait à prendre.2 Pendant que Langlade rentrait en direction d'Alger, puis de Paris, au cours du mois d'août, pour faire son rapport, l'amiral Decoux, ignorant de la situation et isolé, devant faire face à l'épée de Damoclès japonaise qui à nouveau planait au dessus de son gouvernement. Il déclara le 20 août sa « volonté de maintenir, en toutes circonstances, l'état d'allégeance de la Fédération indochinoise à la France », ce qui revenait en une reconnaissance implicite du GPRF.3 Puis vint le « télégramme à trois » du 31 août 1944, signé par Decoux, Roland de Margerie (chargé d'affaires à Pékin) et Henri Cosme (ambassadeur à Tokyo). Decoux y

1 Paul ISOART. De Gaulle et l'Indochine. Op.Cit. p.124 2 Philippe GRANDJEAN, L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.138 3 Jacques de FOLIN, Indochine : la fin d'un rêve. Op. Cit. p.44

23/223 déclarait vouloir « sauvegarder l'essentiel de nos positions et de notre souveraineté par la neutralité de la France et de l'Indochine. » De Gaulle jugea l'idée indigne et dérisoire, et recevant Langlade, il lui jeta laconiquement : « Vous n'avez pas vu Decoux ? Et bien, retournez-y! »1 Il semble qu'il n'avait pas perdu espoir de le récupérer dans son camp.

Le général de Gaulle portait en effet une très haute importance à ce que la libération de l'Indochine se fasse par elle-même pour deux raisons : il devait d'une part faire face à la suspicion de Roosevelt quant aux intentions françaises sur l'Indochine et à la déconsidération que pouvaient avoir les américains sur le GPRF à la libération. Cette résistance était la condition sine qua non pour avoir voix au chapître dans les discussions lorsque la guerre du Pacifique serait terminée. D'autre part, il souhaitait, pour une question de symbole, que les Français d'Indochine aient aussi leur part du martyr ; si la métropole s'était sacrifiée en résistance face à la Gestapo, elle aurait quelques difficultés à accepter que l'Indochine restât passive devant la Kempetai. Paul Isoart résume cette volonté, à la suite de la déclaration gaullienne du 29 août 1944 de voir les troupes coloniales combattre les Japonais, ainsi : « Compromise aux yeux des Gaullistes par le gouvernement Decoux, la grandeur de la France ne pouvait être restaurée que par la force militaire. »2

Il faut ajouter ce que l'Indochine, « perle d'Orient », représentait pour la puissance symbolique de l'empire. Dès septembre 1944, dans son discours d'introduction à la revue Indochine française, René Pleven en appelait à la « libération du plus beau, du plus peuplé, du plus riche des territoires coloniaux français. »3 Les formes étaient entretenues pour que tout concertât à la réaffirmation progressive de la France en tant que puissance : il fallait prouver que le GPRF tenait son rang parmi les vainqueurs. Une propagande discrète mais efficace rappelait, sur les murs de Paris, combien les Indochinois avaient besoin de nous, combien le cœur devait être tourné vers cette colonie qui souffrait encore. Tout ce discours finit par aboutir dans la déclaration du général de Gaulle du 15 février 1945, à l'occasion de la fête du Têt, le 15 février 19454 : « La France ne se détourne à aucun moment des épreuves traversées par les peuples de sa chère Indochine, temporairement soumise à l'occupation ennemie, mais dont la libération, avec le concours croissant de nos armes, est désormais une certitude. »5 Continuant sur cette lancée, il affirmait que pour sa

1 François de LANGLADE. De Gaulle et l'Indochine. Op. Cit. p.97 2 Paul ISOART, cité par Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. p.34-35 3 René PLEVEN. Discours d'Introduction. Revue Indochine française. Numéro 1. 4 Nouvel an lunaire vietnamien, aux alentours de la mi-février. 5 Revue Indochine française. Numéro 6 – février 1945. Discours du général de Gaulle à

24/223 politique indochinoise, la France « [était] et [demeurerait] son propre mandataire. »1 Il s'agissait là d'un pur exercice de rhétorique, car à cette date, le coup de force japonais ne s'était pas encore produit, la souveraineté restait entre les mains de Decoux et a fortiori de la France. Cela, Paris l'avait-il compris ? Nombre de malentendus subsistaient, conséquence des maladresses de ce qui avait été mis en place.

B- Une résistance bien maladroite

Quelques prodromes et signes avant-coureurs d'une résistance avaient été observés dès 1942, dans une colonie que les services secrets américains eux-mêmes considéraient comme plutôt hostile aux Japonais : l'on signalait par exemple, innocemment, les positions des navires nippons au large des côtes de l'Annam aux radios américaines du Pacifique. Cela n'était resté néanmoins que marginal et passif au regard du projet que l'on déroulait à partir de l'été 1944.

La résistance en Indochine fut à 90% militaire et s'organisa autour des deux hommes que François de Langlade avait rencontrés en juillet : les généraux Mordant et Aymé. Mordant était nommé chef de la Résistance et était chargé de la direction et de la coordination des opérations, tandis qu'Aymé s'assurait du lien avec Paris. Dès le début, ils tentèrent de mettre à l'écart de leur action l'amiral Decoux, pour lequel, Mordant surtout, ils n'avaient que peu de sympathie. Quand bien même il ne puisse y avoir de bon et/ou de mauvais rôle dans une situation si complexe, ils avaient exclu l'idée que Decoux puisse être, ou plutôt venir à être de leur côté. Le 28 octobre 1944, Aymé demanda à Decoux de ne plus communiquer avec Paris que par l'intermédiaire de Mordant.2 L'amiral, stupéfait, évoqua une « confusion des pouvoirs qui lui enlev[ait] le poids nécessaire pour négocier avec l'étranger »3 et demanda au GPRF s'il avait toujours sa confiance ; il remettrait sinon ses pouvoirs au général Aymé dans les trois semaines. Le mois de novembre confirma ce qui avait été pressenti jusqu'alors : Mordant et Aymé œuvraient à ce que Decoux ne puisse être dans leur camp. Le 2 novembre, ils demandèrent l'exclusion de l'amiral de l'organisation de la résistance, sans attendre le retour de Langlade. Celui-ci s'en revint le 16 novembre, et rencontra l'amiral dans le palais du gouvernement général à Saigon le 19. Langlade avait reçu, dans un long télégramme signé René Pleven et daté du 14 novembre,

l'occasion de la fête du Têt. p.2 1 Général de GAULLE. Ibid. 2 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.48 3 Jacques de FOLIN. Ibid.

25/223 l'ordre d'intimer à Decoux qu'il devait rester à son poste avec des pouvoirs importants, dont celui de commandant en chef des armées, ce qui mettait Mordant sous ses ordres. Cependant, Langlade ne communiqua pas cet ordre à Decoux lors de leur entretien du 19 novembre, qui fut sans portée véritable. Pire, il fit changer le texte du télégramme et remit à Decoux sa propre version le 28, dans laquelle était exigé de lui qu'il fasse semblant d'ignorer les agissements de Mordant et Aymé pour maintenir une façade devant les Japonais, toutes les responsabilités importantes étant ainsi confiées aux deux généraux ! Langlade reconnut même, dans un entretien accordé à Jacques de Folin en 1987, avoir brouillé les communications pour ne pas recevoir de contre-ordre de Paris.1 La réaction de René Pleven fut violente, et l'on rappela Langlade pour qu'il réponde de ses actes devant le Comité d'Action pour l'Indochine le 13 janvier 1945. C'est ce qu'il fit, mais de Gaulle décida de protéger finalement cet homme qui avait été un rallié du 19 juin 1940, un fidèle de la première heure, tandis que Decoux était – il l'écrira a posteriori dans ses Mémoires – « trop compromis pour opérer le retournement. »2

En premier lieu, la résistance tenta de recueillir et de protéger les pilotes alliés abattus dans le ciel d'Indochine, puis l'on organisa un système de renseignement aux alliés autour de deux réseaux, le réseau Gordon au Tonkin, et le Bureau de Statistique Militaire du Capitaine Levain, qui permit notamment le bombardement par les Américains de la flotte japonaise à Saigon le 12 janvier 1945. Mordant, à l'automne 1944, voulut pour sa part s'inspirer du modèle de la résistance métropolitaine, c'est à dire qu'il imaginait des maquis avec un soutien aérien. S'il faut lui reconnaître une forme de courage désespéré, il n'avait pas prévu deux choses pourtant essentielles : les soutiens aériens américains (parachutage de vivres, d'armes et de munitions) ne devaient pas être suffisants d'une part, et d'autre part, ils n'avaient pas le soutien de la population. Au Tonkin, les villageois annamites qui recueillaient les armes s'empressaient d'aller les remettre soit au Viêt-Minh soit aux Japonais ! Le professeur Paul Mus, parachuté en novembre, avait eu pour mission de rallier des civils indochinois à la résistance. Ce fut un échec, cela n'était pas leur guerre.3 Enfin, l'on misait sur un débarquement allié auquel il suffirait de tendre la main. Ce n'était manifestement pas dans les plans d'un Roosevelt mourant, qui n'avait absolument pas l'intention d'aider les Français à se maintenir et/ou se rétablir en Indochine. La résistance

1 Jacques de FOLIN, Ibid. p.49-51. 2 Charles de GAULLE, cité par Jacques de FOLIN, Ibid. p.52 3 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op. Cit. p.213

26/223 militaire fit en tout 300 victimes, tués ou torturés à mort.1

Il existait néanmoins en parallèle – le mot n'est pas de trop à la vue des dissensions observées avec les militaires – une résistance civile qui, s'essayant à la clandestinité, fut encore plus maladroite et naïve. Son improvisation et son manque de discrétion donnèrent au général Sabattier, héros de la résistance militaire, à écrire « qu'il suffisait de se promener rue Paul Bert pour surprendre, en prêtant l'oreille, les propos les plus imprudents, depuis les allusions qui se croyaient voilées jusqu'aux rodomontades les plus extravagantes. »2 Quelques jeunes gens de Hanoi, se croyant investis d'une mission historique ou exaltés de la puissance que leur procurait la possession d'une arme, laissaient à deviner à la Kempetai leur hostilité. Pour Philippe Grandjean, témoin de ces heures tragiquement cocasses, « dans une sorte d'euphorie s'estomp[ait] la menace d'un coup de force nippon, qui [aurait laissé] peu de chances à une parade française. »3

Cette résistance avait-elle mis la puce à l'oreille des Japonais, leur avait-elle fait comprendre qu'il était l'heure de mettre au pas ces Français qui commençaient à être embarrassants ? Il faut dire que la physionomie de la colonie avait pu leur donner quelques indications : lorsque les portraits de Pétain furent décrochés en août 1944, Tokyo sentit déjà que la « colocation » discrète et froide des années de guerre touchait à sa fin. Fallait-il rassurer davantage les Japonais, dont la défaite dans le Pacifique se profilait peu à peu ? Les deux auteurs, Folin et Grandjean, sont en tout cas d'avis qu'une plus grande intégration de Decoux dans le jeu eût permis, si ce n'est d'éviter le coup, de temporiser. Ne télégraphiait-il pas à Paul Giacobbi, tout juste nommé ministre des colonies en remplacement de Pleven, le 23 février : « Le manque de pondération de l'organisation de la résistance me gêne grandement. Il peut avoir de graves conséquences. Notre intérêt est que des initiatives prématurées ne provoquent pas un coup de force japonais pouvant tout remettre en cause. »4 Télégramme auquel René Pleven répondit avec une certaine condescendance le 3 mars : « Votre affirmation que l'Indochine n'est pas soumise à l'occupation japonaise est une interprétation toute gratuite, à laquelle le gouvernement juge inutile de répondre. »5 Une semaine devait suffir pour que l'amiral Decoux, au bout d'une course de cinq ans, finisse par être le Cassandre de l'Indochine française.

1 Jacques de FOLIN. Ibid. p.52 2 Général SABATIER, cité par Jacques de FOLIN, Ibid. p.53 3 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.147 4 Télégramme DECOUX, cité par Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.55 5 Télégramme PLEVEN, cité par Jacques de FOLIN. Ibid. p.92

27/223 III- Le coup du 9 mars 1945, et après ?

C'est au cours de la nuit du 9 mars 1945 que cette Histoire bascula. Les Japonais, en une nuit, renversaient le gouvernement de Decoux et prenaient le pouvoir. L'homme blanc n'était bel et bien pas invincible : c'était le début d'une guerre de trente ans.

A- Récit d'une éviction totale

Il y avait eu d'importants prodromes à ce coup de force que les généraux Mordant et Aymé n'avaient su voir. À la fois engoncés dans l'aveuglement de leur héroïsme obstiné et manquant cruellement d'informations, ils livrèrent au soir du 9 mars aux troupes du pays du soleil levant une Indochine aux forces affaiblies et dispersées, pour avoir pris des dispositions bien malencontreuses. Les japonais avaient perdu la bataille des Philippines en décembre 1944 et décidèrent de replier leur état-major sur Saigon. Ils n'écartaient pas l'éventualité d'un débarquement allié sur les côtes indochinoises auquel, pensaient-ils, les troupes coloniales françaises donneraient la main.1 Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que Paris avait donné l'ordre à Decoux de rester neutre dans le cas d'un débarquement américain localisé.2 Ils adoptèrent dès janvier une posture militaire nouvelle : leurs troupes se mirent à « marquer » de près les unités françaises tandis qu'ils alourdissaient leur présence de 20 000 à 65 000 hommes au cours des deux premiers mois de l'année 1945.3 Le coup avait été décidé lors de la conférence suprême sur la conduite de la guerre à Tokyo le 1er février et, début mars, tout laissait à penser qu'il était imminent : les chinois du Tonkin s'étaient repliés vers la frontière et les troupes japonaises redoublaient d'exercices et recevaient double-ration de munitions et de vivres4. Seul le général Sabattier prenait ces signes au sérieux : il gagna son PC et assigna à résidence la garnison de Hanoi le 8 mars. Mordant et Aymé ne croyaient pas du tout à l'imminence de ce coup, et levèrent les dispositions prises par Sabattier au matin du 9 mars. Pis encore, Aymé refusa d'alerter les troupes et de transmettre l'information à Huê et Saigon. Lorsqu'à 18h45 parvint à Hanoi la nouvelle de l'attaque du 19ème RMIC de Hoa Binh par des troupes japonaises et que retentit le message d'attaque « Sarajevo », très peu de soldats étaient dans les casernements.5

1 Jacques de FOLIN. Ibid. p.57-58 2 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.148-149 3 Philippe GRANDJEAN. Ibid. 4 Philippe GRANDJEAN. Ibid. p.157 5 Philippe GRANDJEAN. Ibid. p.160

28/223 À Saigon, pendant ce temps là, le général japonais Matsumoto était venu rendre visite à Decoux pour régler une soi-disant affaire de livraison de riz. À 19 heures, il tomba le masque et remît à l'amiral un ultimatum, expirant à 21 heures, qui exigeait que toutes les forces et installations françaises soient placées sous son commandement. Decoux refusa, mais tenta de négocier. Matsumoto n'y prêta aucune attention, il n'avait entendu que le refus, et déclencha les opérations militaires dans toute l'Indochine à 21h15 ; Decoux était mis aux arrêts. En Cochinchine, la surprise fut totale et les Français n'opposèrent que peu de résistance, à l'exception notable du groupement Transbessac qui tint plusieurs jours dans la mangrove avant d'être décimé. Au Cambodge, au Laos, et dans les petites villes d'Annam, l'on finit aussi par céder après avoir opposé le plus de résistance possible. C'est à Hanoi et au Tonkin que les combats furent les plus violents. Pour Aymé et son entourage, ce fut la débandade, mais les citadelles de Hanoi et Langson devaient elles lutter avec acharnement contre un ennemi trois fois plus nombreux. La citadelle de Hanoi tint 20 heures. Il y eut un total de 200 morts et 260 blessés sur 1000 soldats présents, et les Japonais leur rendirent les honneurs de la guerre.1 À Langson, un petit détachement d'européens devait subir le martyr. Après une résistance opiniâtre de près de 20 heures, le fort Brière de L'Isle finit par tomber devant la 37ème division du général Naguno, tristement célèbre pour ses exactions. Tous les prisonniers furent exécutés, blessés y compris. Le lieutenant Chomette, miraculeux rescapé de ce carnage, témoigna dans la revue Indochine française que les prisonniers avaient chanté La Marseillaise avant d'être massacrés : « C'était poignant, jamais les mots des couplets que nous chantions ne nous avaient frappé comme à cette heure ; on sentait qu'il ne pouvait pas y en avoir d'autres à jeter à la face de ces sauvages. Ils ont cependant attendu que nous ayons achevé, puis le capitaine japonais ouvrait le feu. »2 Le 9 mars et dans les jours qui suivirent, 2119 Français devaient mourir, soit 17,65% d'un effectif total de 12 000 hommes : le pourcentage de tués le plus important de l'armée française pendant la Seconde Guerre Mondiale, tous fronts confondus !3 Les pertes des soldats indochinois ayant combattus avec les troupes françaises ne furent pas comptabilisées.

Seule la clairvoyance du général Sabattier avait permis à une partie des hommes de se replier vers la Chine puisqu'il avait transmis l'information à ses généraux de brigade. Ce sont ces hommes qui tirent à bout de bras une résistance que le GPRF glorifiait. Ils

1 Philippe GRANDJEAN. Ibid. p.167 2 Lieutenant CHOMETTE. Revue Indochine française. Numéro 16. Janvier 1946. Article « Témoignages ».p.18 3 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p. 192

29/223 n'avaient qu'un très maigre soutien des Américains, qui n'avaient répondu à la demande de soutien « immédiat » de Georges Bidault le 10 mars, alors ministre des Affaires Etrangères, que par obligation. Parmi ceux qui s'enfonçaient dans la jungle, le colonel Alessandri devait se distinguer. La résistance de sa colonne, pendant deux mois, à un contre quatre, depuis Son La, allait devenir, pour les Français d'Indochine et tous les amateurs de faits d'armes, légendaire.

Commencèrent alors pour les français d'Indochine de longs mois de souffrances, de frustrations et de vexations. L'on chiffra le coût de l'occupation militaire à 235 milliards de francs (anciens) de dommages1. Les prisonniers militaires des Japonais furent internés dans des camps de travail, dans la moyenne région, où la mortalité était très élevée. Ceux qui avaient tenté de résister furent torturés et gardés captifs pendant de longs mois par la Kempetai, sans aucun lien avec le monde extérieur.2 Ils furent 756 en tout : 242 à Hanoi dont 14 femmes, 150 à Saigon, 150 à Haïphong, 82 à Huê et 59 à Phnom Penh. 3 Quant aux civils, particulièrement ceux de Hanoi, ils furent soumis à des contrôles très stricts et à des vexations de la part des Japonais et des Vietnamiens. L'atmosphère était lourde et le sentiment de menace constant. François Morat se souvient que « quand on était dans une maison, on était obligés d'inscrire à l'entrée sur un grand panneau tous les noms des occupants. C'était un panneau qui était écrit en français, en anglais, et en japonais. »4 Les conditions sanitaires et l'hygiène enfin s'étaient elles aussi dégradées : un début de choléra était notamment déclaré parmi les Français. Mais dans cette même Hanoi où les Français subissaient l'attente d'un hypothétique retour de la France, une jeune femme, Yvonne Guiguen, faisait preuve d'une bravoure remarquable dans ce qui fut une preuve du patriotisme inconsidéré que pouvaient avoir parfois les « petits blancs », même dans les moments les plus difficiles. Secrétaire avant le 9 mars aux relations franco-japonaises, elle avait réussi lors de l'attaque à saisir le pavillon français qui flottait sur les locaux de la liaison. Elle le dissimula sur elle pour le mettre en lieu sûr, puis, douée d'une vigilance hors pair, elle échappa pendant de longs mois aux perquisitions japonaises et vietnamiennes. Lorsque Jean Sainteny arriva à Hanoi en tant que commissaire de France, elle se présenta à lui et, avec une flamme dans les yeux, lui remit sa précieuse relique.5 Envers et contre tout,

1 Le Monde, Article « Le coût de la guerre... » 19 juillet 1946, p.2 2 Philippe GRANDJEAN. Ibid. p.195 3 Article « D'un mois à l'autre ». Revue Indochine française. Numéro 22 - juillet 1946 4 François MORAT. Documentaire Indochine : destins français. Op.Cit. 1h20 5 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op. Cit. p.153

30/223 dans le cœur d'une femme au moins, la France avait survécu.

B- La silhouette de l'indépendance

L'idée japonaise de la Grande Asie Orientale avait devant elle un boulevard de cinq mois, sur lequel elle déroula avec une largesse qui n'allait pas sans permettre aux Indochinois d'exprimer leurs propres velléités d'indépendance. L'éviction du colonisateur avait été totale. De fait, le général Matsumoto accorda un soutien aux passions nationalistes, en encourageant la presse, et fit remplacer les fonctionnaires français par des Japonais, tandis que le personnel indochinois restait en place1. Le 9 mars donna aux Vietnamiens à prendre conscience que l'idée d'indépendance pouvait aboutir : c'est en cela que cet événement fut une rupture qui, brutale certes, engageait le pays dans une voie où le retour ne devait plus être possible. Deux témoignages dans le documentaire Indochine : destins français le confirment. L'oncle de Xuân Phuong lui a dit, au lendemain du 9 mars : « l'heure a sonné ! »2 ; Jean Despierres quant à lui se souvient qu' « à partir de ces évènements du 9 mars 1945, nous n’avons plus revu nos amis vietnamiens. Soit qu’ils aient eu eux-mêmes des idées nationalistes et qu’ils soient allés rejoindre le mouvement nationaliste, soit qu’ils aient eu peur de se compromettre, d’avoir des ennuis de leur côté. »3

L'empereur Bao Dai, éduqué en France et déposé sur le trône par le gouvernement colonial en 1932, surnommé par ses compatriotes nationalistes « Empereur Casino » pour son dilettantisme, déclara avec la bénédiction nippone le 11 mars 1945 qu'il renonçait au protectorat de la France sur l'Annam, et que le pays de Viêt Nam4 devenait ainsi indépendant. Cependant, cette indépendance n'en était pas vraiment une : le siège de Decoux était désormais occupé par le général japonais Minoda à Saigon et l'empereur se voyait imposer un conseiller suprême, le général Yokoyama. Bao Dai n'avait d'autre choix que de manger dans la main du Mikado, puisqu'il savait qu'il risquait sinon de disparaître. En exil à Tokyo, le prince Cuong Dê ne rêvait en effet que de prendre sa place. Bao Dai forma un nouveau gouvernement, à majorité composé par des membres du parti nationaliste de l'Annam, le Dai Viêt. Ce gouvernement était dirigé par Trân Trong Kim, et composé d'hommes de culture française au nationalisme pourtant intransigeant : Phan Anh

1 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op. Cit. p.76 2 Xuân PHUONG. Documentaire Indochine : destins français. Op. Cit. 1h19 3 Jean DESPIERRES. Ibid. 1h21 4 Bao Dai est le premier à proposer le terme. Cf. Nguyên The Anh. Ibid. 1h19

31/223 au ministère de la jeunesse, Trinh Dinh Thao à la justice, Tran Van Chuong aux affaires étrangères, ainsi que Phan Ke Toai au poste de vice-roi pour le Tonkin. Ils étaient pour la plupart issus de milieux bourgeois et/ou libéraux et savaient qu'on leur reprocherait leur collaboration avec les Japonais.1 S'il réussirent à mettre en place des mesures symboliques, à l'instar de l'adoption d'un nouveau drapeau ou du déboulonnage des statues françaises, ils se heurtèrent au fait que le pays était devenu en peu de temps presque impossible à gouverner. Philippe Devillers décrit ces mois comme des mois de chaos : « pour la masse des paysans, l'indépendance signifie avant tout la disparition de toute contrainte administrative : plus d'impôts, plus de réquisitions, plus de contrôles. »2 Les services publics ne tournaient quasiment plus depuis le départ des français, d'autant que les japonais s'étaient servis dans les caisses du Trésor à hauteur de 1 milliard 425 millions de piastres3 indochinoises !4 Mais le pire était sans doute au Tonkin où une famine effroyable fît plus d'un million de morts au printemps 1945. Cette famine avait eu trois causes : premièrement, le Tonkin surpeuplé n'était pas auto-suffisant et dépendait de la Cochinchine pour son approvisionnement en riz. La récolte de l'année précédente ayant été particulièrement mauvaise, le Nord n'en était que davantage réduit à son état de mendicité. Au surplus, les bombardements américains de janvier avaient coupé les routes maritimes, routières et ferroviaires d'approvisionnement : le commerce n'était plus possible. Ensuite, la précipitation des événements avait fait oublier de part et d'autre que les digues du Tonkin devaient être entretenues. Elles lâchèrent en février, engloutissant une partie des récoltes potentielles. Enfin, les Japonais avaient saisi une partie des stocks à Hanoi, et le nouveau gouvernement ne sut juguler ces changements.5 Des cortèges de paysans faméliques venaient mourir en petits tas dans les ruelles de la capitale, anonymes et impuissantes victimes, pour être jetés à l'oubli dans les fosses communes grossières des berges du fleuve Rouge.

En réaction aux évènements du 9 mars, passés relativement inaperçus sur le plan international, le GPRF proposa une déclaration relative au futur statut de l'Indochine le 24 mars 1945. Cette déclaration était prévue de longue date et fut rédigée par Henri

1 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.256-527 2 Philippe DEVILLERS, cité par Philippe GRANDJEAN. Ibid. p.258 3 Une piastre valait 10 francs anciens. 4 Article « D'un mois à l'autre ». Revue Indochine française. Numéro 22. Op.Cit 5 Philippe GRANDJEAN. Ibid. p.259-260

32/223 Laurentie.1 Elle se revendiquait être dans la continuité de la déclaration du 8 décembre 1943 et de la conférence de Brazzaville (février 1944), prévoyait une évolution « libérale » de la politique indochinoise et précisait les dispositions futures sur les points suivants : la constitution d'une Fédération Indochinoise, les institutions indochinoises, l'autonomie des États fédéraux, l'armée indochinoise, l'enseignement, le statut des travailleurs, et l'autonomie économique, l'Indochine se voyait dotée d'un statut de quasi-État, exception faite de sa dépendance à la France pour sa représentation diplomatique. La déclaration faisait suite à un discours que le général de Gaulle avait prononcé une semaine auparavant pour rendre hommage au lieutenant-colonel Lecoq, tombé héroïquement à Monkay, au cours duquel il avait prononcé une phrase qui devait occuper la couverture des différents numéros de la revue Indochine française pendant plusieurs mois : « Dans l'épreuve de tous et dans le sang des soldats est scellé en ce moment un pacte solennel entre la France et les peuples de l'Union Indochinoise ».2 La déclaration, en fait d'une volonté libérale, était plutôt dans la ligne d'un humanisme colonial qui était un retour en arrière par rapport à la politique « indigène » qu'avait menée l'amiral Decoux : on pouvait y lire par exemple, à propos du statut des travailleurs et de l'enseignement que « le progrès social et culturel ser[ait] poursuivi et accéléré dans le même sens que le progrès politique et administratif. » et, après avoir évoqué que l'école primaire serait obligatoire et les effectifs du secondaire et du supérieur renforcés, « l'étude de la langue et de la pensée locales y sera étroitement associée à la culture française. »3 Tout cela, Decoux l'avait déjà fait, et plus encore ! La stratégie du GPRF s'inscirt dans les conséquences de la conférence internationale de Hot Springs (États-Unis, janvier 1945) sur les colonies asiatiques. 150 délégués de neuf pays (Australie, Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Chine, Philippines, Royaume-Uni, France et Pays-Bas) ainsi que des représentants du Siam (la Thailande actuelle), de l'Inde, de la Corée, et des institutions internationales y avaient discuté de l'idée d'un trusteeship (une curatelle) international sur les différentes colonies européennes d'Asie du Sud-Est. Les délégués américains invoquèrent l'idée du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ce qui amena à quelques discussions animées sur la question du futur statut politique de ces colonies, cinq mois avant la conférence fondatrice de l'ONU à San Francisco.4 Il fallait donc, pour le GPRF, proposer une solution qui fasse à

1 Henri LAURENTIE. Annexe Témoignage du gouverneur Henri LAURENTIE. De Gaulle et l'Indochine. Op.Cit. p.236 2 Revue Indochine française. Numéro 8 – avril 1945. Article « Déclaration du gouvernement » et numéro 9 - mai 1945, couverture. 3 Revue Indochine française. Numéro 9 ; Ibid. 4 Revue Indochine française. Numéro 9. Article La Conférence de Hot Springs et les colonies

33/223 la fois écho aux préoccupations internationales et rassure les américains. Néanmoins, la déclaration, qui devait être la ligne de conduite pour toute l'année 1945, fut fortement critiquée sur la forme et le fond par les milieux vietnamiens de Paris. Deux universitaires du Cercle d'Etudes Annamites, Nguyên Quôc Dinh et Nguyên Dac Khê, firent circuler au cours du mois d'avril un article dans lequel ils critiquaient les zones d'ombres de la déclaration, notamment sur la question du vote et des institutions représentatives. Nguyên Quôc Dinh soulignait ainsi le risque que malgré l'esprit libéral, on en revienne à un règlement des rapports France-Indochine « sur une base traditionnelle, selon des méthodes traditionnelles. »1 Il doutait de savoir qui serait le bénéficiaire véritable de l'autonomie, et remarquait que le gouverneur général avait bien plus de chance de l'être que les indochinois.

L'occupation japonaise ne s'était cantonnée qu'aux grands axes et laissait beaucoup d'espace aux divers mouvements nationalistes, c'est ce leste que l'on a pu interpréter quelques fois comme une bienveillance. Ils fermèrent les yeux sur la plupart des agissements nationalistes au cours de la période qui, tournés contre les Français, participaient de leur « jeu » idéologique et politique. C'est le moment que choisirent les trois principaux partis exilés en Chine ou dans les maquis, le Viêt-Minh, le DMH et le VNQDD pour descendre peu à peu vers les plaines et les villes, pour s'emparer du terrain. C'est le Viêt-Minh qui tira le mieux son épingle du jeu, réussissant à approcher les Américains de l'OSS. Le général Giap fait remarquer qu'au cours de sa « marche vers le Sud »2, le Viêt-Minh enregistra « une croissance extrêmement rapide de [ses] forces organisées. »3 Début août, tout l'état-major du Viêt-Minh était réuni dans le petit village de Tân Trào, à la lisière du delta du fleuve Rouge. Hô Chi Minh donnait des conseils et jaugeait ses partisans, à une semaine du début de la révolution d'août. À 50 ans passés, il avait vu Paris, Londres, New York, Berlin, Pékin et Moscou, mais il n'avait encore jamais vu Hanoi.

asiatiques. 1 L'article avait été reproduit dans la revue Indochine française. Nguyên Quôc Dinh, Nguyên Dac Khê. Article « Le futur statut de l'Indochine. Commentaire sur la déclaration gouvernementale du 24 mars 1945 » Revue Indochine française. Numéro 11. Juillet-août 1945. 2 Marche depuis la frontière chinoise vers Hanoi. 3 Vo Nguyên GIAP. Une vie, propos recueillis par Alain Ruscio. Op.Cit. p.50

34/223 Chapitre II : le difficile retour des français (mars – septembre 1945)

« Vers l'Orient compliqué, je volais avec des idées simples. » Charles de Gaulle

À l'été 1945, le contexte international avait changé. Le 8 mai, le glas de la Seconde Guerre Mondiale sonnait en Europe. Dans le Pacifique, les forces alliées prenaient peu à peu le pas de Japonais isolés, la bataille d'Okinawa touchait à sa fin et le général Douglas MacArthur, fraîchement nommé commandant en chef des forces armées américaines dans le Pacifique, commençait à se rêver paradant dans Tokyo. Le président américain Roosevelt était mort le 12 avril. Harry Truman, plus disposé à négocier avec les français et les anglais sur la question des colonies asiatiques, avait pris sa place. Les français, quant à eux, préparaient leur retour en Indochine. Trois corps d'armée avaient été constitués à Ceylan1 au bon vouloir des anglais en mai et en juin 19452, et attendaient les ordres et les bateaux pour foncer sur l'Indochine. S'imaginaient-ils y rencontrer autant de difficultés ?

I- La Révolution d'août

La surprise pour les Français fut de trouver une Indochine extrêmement agitée. Au Tonkin, un groupe de 5000 hommes, le Viêt-Minh, avait profité du désordre provoqué par la capitulation japonaise du 15 août pour s'emparer du pouvoir et revendiquer l'indépendance pour les 3 Ky du Viêt Nam. Le 2 septembre, leur leader, Nguyên Ai Quôc devenu Hô Chi Minh, immortalisait cette indépendance dans un discours devant le peuple de Hanoi réuni place Ba Dinh. Les Français, qui pensaient revenir en libérateurs, se trouvèrent quelque peu désemparés devant cette situation.

A- Qu'est-ce-que le Viêt-Minh ?

Le Viêt Nam Dôc Lap Dông Minh Hôi (ligue pour l'indépendance du Viêt Nam), en abrégé Viêt-Minh, avait été fondé par un homme, Nguyên Ai Quôc, dans un petit village de

1 Sri Lanka actuel. 2 Patricia SOCKEEL- RICHARTE. De Gaulle et l'Indochine. Op.Cit. p.27-28

35/223 l'extrême nord du Tonkin, Pac Bô, en mai 1941. Cette ligue, constituée dans sa grande majorité de communistes, avait accepté de faire passer le programme social en second lieu derrière la lutte pour l'indépendance. Selon Giap, la naissance du Viêt-Minh est « l'édification d'un vaste mouvement national, regroupant toutes les forces décidées à lutter pour la libération de la patrie. »1. Pendant les années de maquis, il s'agissait pourtant d'un mouvement restreint à une centaine d'hommes qui tentait de rallier les populations du Haut-Tonkin à sa cause, selon des méthodes qui s'approchaient parfois de la terreur.2 En 1942, Nguyên Ai Quôc est arrêté en Chine par des membres du parti nationaliste chinois Kuomintang3 et jeté en prison. Il y passa quinze mois dont il tira son œuvre poétique la plus fameuse : Écrits en prison. En l'absence de son leader, le Viêt-Minh fut peu actif. Ce n'est qu'au retour de Hô Chi Minh de prison que les affaires reprirent. C'est à ce moment là qu'il adopta définitivement ce nom, qui signifie Celui qui éclaire. En mars 1944, Hô Chi Minh rassembla à Liou Tchéou (Chine) les différentes mouvances du nationalisme viêtnamien en exil et fonda un Gouvernement républicain provisoire du Viêt Nam, qui resta cependant simplement théorique.4 Il y eût ensuite la fondation des Tu Ve (miliciens d'auto-défense) du Viêt-Minh, puis, le 22 décembre 1944, la création de la brigade de propagande armée.5

Le Viêt-Minh était en fait l'héritier du Parti Communiste Indochinois, fondé en 1929 par Nguyên Ai Quôc, et qui avait réussi au cours des années 1930 à incarner la longue tradition de contestation nationaliste à la domination française. La formation de l'idée nationale et de ses mots (c'est l'invention d'une terminologie en Vietnamien pour les mots de révolution, nationalisme, patriotisme, etc.) remonte aux années 1900 et à l'action politique de deux lettrés : Phan Boi Chau et Phan Chu Trinh, penseurs respectivement d'un nationalisme d'État et d'un « réformisme ».6 Après un épisode de réformisme colonial conduit à la fin des années 1910 par Albert Sarraut, alors gouverneur général de l'Indochine, où les idées de Phan Chu Trinh avaient eu une certaine résonnance, l'on aboutit à partir de 1923 à une radicalisation de la contestation. Le 15 octobre de la même année, un jeune licencié en droit, Nguyên An Ninh, prononça à Saigon une conférence qui fît sensation : il y exaltait un individualisme vietnamien, en réaction à la fois au

1 Vo Nguyên GIAP. Une vie. Op.Cit. p.39 2 Philippe DEVILLERS, cité par Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.271 3 Article Hô Chi Minh, écrit par Jean LACOUTURE. Encyclopédie Universalis (en ligne). 4 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.271 5 Vo Nguyên GIAP. Une vie. Op.Cit. p.48 6 Daniel HEMERY. Indochine, la colonisation ambiguë. Op.Cit. p.287-288

36/223 confucianisme et à la « mission civilisatrice » de la France.1 Le 18 juin 1924, un attentat avait lieu contre le gouverneur général Merlin. Nguyên An Ninh retentit auprès des nouvelles élites, et Daniel Héméry écrit que « l'intelligentsia vietnamienne [avait] désormais un projet historique. »2 En 1925, l'on opéra un passage à un radicalisme politique dont le mouvemement Thanh Niên devait tirer son épingle du jeu. Le Thanh Niên est le premier mouvement fondé par Nguyên Ai Quôc, tout juste revenu de Paris et Moscou. Il marque le début du succès du communisme dans la jeunesse vietnamienne instruite, mais il faut souligner qu'il y avait déjà une tentative de conciliation entre nationalisme et communisme, l'on cherchait à « définir un programme neuf associant la libération nationale et la libération sociale »3. C'est sous l'impulsion de ce mouvement que naquit, le 17 juin 1929, le Parti Communiste Indochinois. Le début des années 1930 allait voir, au confluent des conséquences de la crise économique de 1929 et de la fermentation intellectuelle de la jeunesse instruite, une explosion de la violence. À Yên Bay, le 9 février 1930, le nationaliste Nguyên Thai Hoc mena une insurrection contre la garnison de la forteresse. 5 officiers français étaient tués, mais la répression française en représaille fut terrible et disproportionnée : 1086 accusés, dont 80 condamnés à mort. Nguyên Thai Hoc fut exécuté le 17 juin 1930, après avoir crié sur l'échafaud « Vive le Viêt Nam ! »4 À l'automne 1930, le PCI avait fomenté des soviets ruraux dans les provinces de Nghê An et Ha Tinh ; les révoltes paysannes durèrent plus de six mois, devant l'incapacité du PCI de les contrôler et de la sûreté à les éteindre. Il s'ensuivit à nouveau une grande répression que la journaliste Andrée Viollis, future membre de l'association France-Vietnam, dénonça dans un livre-reportage : Indochine SOS. Nguyên Ai Quôc devait subir cette répression et être arrêté par les Anglais à Hong Kong le 6 juin 1931.

Devant la crise de la colonisation au cours des années 1930, le mouvement communiste réussit à se reconstruire quand la plupart des autres mouvements nationalistes n'étaient plus que des clients du pouvoir colonial. Le Komintern réorganisa en 1935 le PCI autour de Lê Hong Phong, et rappelle Nguyên Ai Quôc à Moscou. La sûreté, pout la première fois, n'avait pu détruire son adversaire, d'autant qu'avec l'avènement du Front Populaire en France le PCI se voyait devenir légal et autorisé. Le 26 septembre 1939, quelques semaines après le début de la Seconde Guerre Mondiale, l'on décréta la dissolution de toutes les organisations communistes d'Indochine. Mais pour Daniel Héméry, « l'épreuve de force

1 Daniel HEMERY. Ibid. p.297 2 Daniel HEMERY. Ibid. 3 Daniel HEMERY. Ibid. p.303 4 Daniel HEMERY. Ibid. p.306

37/223 finale [n'était] que différée. »1

Le chef charismatique du Viêt Minh, Hô Chi Minh2, a fait couler beaucoup d'encre. Pierre Brocheux le décrit par exemple comme un « communiste déchiré », quand Yves Gras dénonce la duplicité de son personnage.3 Homme de grande culture, parlant sept langues, auteur de nombreux ouvrages révolutionnaires et d'oeuvres poétiques, il était, à l'orée de la révolution d'août encore largement inconnu de son peuple et des Français. La sûreté le pensait mort depuis son arrestation en 1931 à Hong Kong, mais son nom avait gardé quelque chose de légendaire pour les combattants communistes indochinois.

Hô Chi Minh est né d'un père mandarin révoqué par le pouvoir colonial français en 1890 dans le hameau de Kim Liên, situé à quelques kilomètres de la ville de Vinh, dans la province de Nghê Tinh.4 Après avoir étudié au lycée Quôc Hoc de Huê, il s'engagea à 21 ans à bord d'un paquebot français, par goût du voyage et de l'aventure. Il était à cette époque, en 1911, proche des idées de Phan Chau Trinh, et son périple s'inscrivait dans la perspective d'un « Tây Du » (voyage vers l'Ouest), qui peu à peu avait remplacé le « Dông Du » (voyage vers l'Est – i.e. La Chine et/ou le Japon), pour fonder intellectuellement ses idées nationalistes. Après six années où il vit Port-Saïd, Londres et New York, il amarra en France en 1917, où il reprit des activités politiques après avoir travaillé comme jardinier ou retoucheur photo. En 1919, il porta à la Conférence de Versailles les Revendications du peuple annamite, dans lesquelles, sur un ton modéré, il demandait un réformisme colonial.5 Le jeune Nguyên Ai Quôc n'était alors pas communiste. Preuve s'il en est, l'ouvrage qu'il commença à traduire en Vietnamien en 1919 n'est ni de Marx ni de Lénine, mais de Montesquieu : l'esprit des lois. Il opéra cependant un glissement au tournant de l'année 1919 lorsqu'il se rendit compte que c'était auprès de la gauche française que ses idées avaient le plus d'écho : le journal L 'Humanité lui offrait ses colonnes, tandis qu'il n'avait jamais reçu d'accueil aussi chaleureux qu'auprès de Marcel Cachin et Jean Longuet, futurs militants de la IIIe Internationale. Ses nouveaux amis l'amenèrent à lire Marx et Lénine afin qu'il trouvât dans les mots d'« impérialisme », de « prolétariat » et de « lutte des

1 Daniel HEMERY. Ibid. p.323 2 Hô Chi Minh a porté quatre noms différents : Nguyên Sinh Cung lorsqu'il était enfant, Nguyên Tat Thanh lorsqu'il s'engagea à bord d'une frégate française pour voyager, Nguyên Ai Quôc (le patriote) lorsqu'il arriva en France et commença à militer aux côtés du jeune PCF dans les années 1920, et enfin Hô Chi Minh, à partir de 1942-1943. 3 Yves GRAS, cité par Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.273-274 4 Cette province est aujourd'hui la province de Nghê An, dans le nord de l'Annam. Elle est l'une des plus grandes et des plus pauvres provinces du Viêt Nam. 5 Alain RUSCIO. Préface au Procès de la colonisation française. Éditions Le Temps des Cerises, Paris, 2012. p.10

38/223 classes » un sens nouveau à son engagement. C'est au cours de l'été 1920 que la conversion s'acheva, et le jeune militant pouvait alors prononcer en décembre de la même année un discours en tant que délégué de l'Indochine au Congrès de Tours, où le PCF fut fondé.1 Dans les deux années qui suivirent, Nguyên Ai Quôc rédigea un pamphlet violent contre le colonialisme : le procès de la colonisation française. Harcelé par la police française, il dut se résoudre à quitter Paris pour Moscou en 1923, où il acheva sa formation politique et dénonça le dédain que pouvaient avoir certains, dans le camp communiste, envers la question coloniale. Il regrettait que la révolution ne sût s'adapter aux pays sous-développés, que l'idée ne fût que construite sur l'histoire de l'Europe. Jean Lacouture, qui a rencontré le leader vietnamien à plusieurs reprises, écrit que c'est cette « dualité d'appartenances historiques qui lui valut une place à part dans le camp socialiste »2.

Hô Chi Minh, dans son parcours jusqu'à l'été 1945, avait réussi à allier l'idéal de la Révolution et de la libération nationale ; il représentait, selon la formule d'Alain Ruscio, « le nationalisme plus le communisme ».3 Enfin, sur la question de son rapport à la France, une anecdote racontée par Jean Sainteny – aucune anecdote n'est absolue, mais celle-ci est savoureuse – démontre un certain attachement à sa culture : quelques semaines avant sa mort, en 1969, il demanda à Pham Van Dông qu'on lui procurât la collection des disques de… Maurice Chevalier, « surtout ceux qui chantaient Paris. »4

C'est ainsi que le Viêt-Minh en 1945 se situe entre pragmatisme et idéologie, entre nationalisme et communisme, ayant des relations tant avec Moscou qu'avec la Chine, sans rejeter les Etats-Unis. Il était une nébuleuse qui devait entraîner Hanoi puis tout le pays dans ses traces.

B- Intelligence et heur de la Révolution

L'éviction de la France le 9 mars, la bienveillance des Japonais, l'incapacité du gouvernement Trân Trong Kim à faire régner l'ordre, le concert des événements internationaux du printemps et les agitations nationalistes diverses qui secouaient toute l'Asie du Sud-Est, de l'Inde aux Philippines en passant par les Indes Néerlandaises (Indonésie actuelle), offraient au Viêt Minh une opportunité historique inespérée. C'était un « vide providentiel », la formule est de Philippe Grandjean, dans lequel s'engouffrait le 1 Alain RUSCIO. Ibid. p.16-17 2 Jean LACOUTURE. Article Hô Chi Minh, encyclopédie Universalis. Op.Cit. 3 Alain RUSCIO. Préface au Procès de la colonisation française. Op.Cit. p.10 4 Jean SAINTENY. Face à Hô Chi Minh. Op.Cit. p.194

39/223 Viêt Minh. Y avait-il eu néanmoins une « complicité objective » des Japonais et des Américains pour porter au pouvoir les communistes, comme l'auteur le laisse entendre ?1 L'OSS américaine, représentée au Tonkin par le major Patti, était en effet très bien informée. Il semble que le Viêt-Minh avait su la séduire en faisant passer ses buts politiques au second plan, afin d'obtenir sa confiance et son aide matérielle dès le mois de juin.2 C'est encore elle qui fait porter à Jean Sainteny début juillet, alors chef de la mission française à Kunming (Chine), un message de revendications du Viêt-Minh, et transmets la réponse française en retour.3 Les Américains étaient assez infiltrés dans les maquis du Viêt- Minh pour que certains de ses membres croient à leur soutien. Au moment de prendre Hanoi, les partisans n'hésiteront d'ailleurs pas à crier à leurs compatriotes que « les Américains [étaient] avec [eux] », contrairement aux Français qui avaient échoué à la prise de contact. Hô Chi Minh était prêt à négocier une indépendance à échéance ! Jean Sainteny devait se rendre auprès du chef du Viêt-Minh fin juillet pour le rencontrer, mais les pluies diluviennes de la mousson l'en empêchèrent.4 Le 15 août, la capitulation japonaise à la suite des bombardements atomiques de Nagasaki et Hiroshima et de l'offensive soviétique, allait mettre le feu aux poudres. Hô Chi Minh avait compris que la chance se présentait enfin à lui, mais qu'il devrait faire vite.

Depuis le mois de juin, le Viêt-Minh avait réussi à approcher Phan Ke Toai, le vice-roi du Tonkin du gouvernement Trân Trong Kim. Il commença même à être particulièrement obséquieux à l'égard des délégués qui lui rendaient visite lorsque début août, il sentit le vent tourner. Le 13 août, Hô Chi Minh mit en place un « Comité de libération du peuple Vietnamien » composé de 14 membres, dont 11 étaient des anciens du PCI. On comptait déjà parmi eux trois jeunes lieutenants qui allaient être amenés au premier plan de l'Histoire : Vo Nguyên Giap, Pham Van Dông et Truong Chinh5. Giap et Chinh se rendirent à Thai Nguyên où ils appelèrent à l'insurrection générale. Le 15 août, le Viêt-Minh réussit à obtenir des Japonais qu'ils n'intervinssent pas après leur capitulation, soit, en d'autres termes, qu'ils le laissassent agir. Le 16, le général japonais Tsuchihashi remit ses pouvoirs politiques à Phan Ke Toai. À partir du 17, le Viêt-Minh organisa des manifestations

1 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.265 2 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.118 3 Jean SAINTENY. Ibid. p.67 4 Jean SAINTENY. Ibid. p.70 5 Truong Chinh, aussi connu sous le nom de plume de Sông Hông, est mois connu que Giap ou Dông à l'international. Il fût pourtant un rouage important de la révolution, et fût appelé à maintenir l'organisation du PCI après sa dissolution de façade en novembre 1945.

40/223 politiques de grande ampleur qui devinrent particulièrement violentes et anti-françaises le 20. De nombreux français de Hanoi furent molestés, frappés et parfois assassinés chez eux ou en pleine rue. Le 18, le vice-roi Phan Ke Toai, devant la tournure que prenaient les événements, remit ses pouvoirs au Comité de Direction Politique du Viêt-Minh. Le 19, les Tu Ve s'emparèrent des casernes et services publics de Hanoi. Le 22 août, le palais du Vice- Roi tombait ; la ville était entièrement aux mains du Viêt-Minh.1 L'empereur Bao Dai abdiquait le 25 août et redevenait le citoyen Vinh Thuy. Le Viêt-Minh lui proposa néanmoins de venir à Hanoi pour l'associer au gouvernement qu'il était en train de former. C'est le 28 août que l'on en déclara la composition, à majorité communiste, présidé par Hô, avec le citoyen Vinh Thuy comme conseiller suprême. Selon Giap, il s'agissait de « donner à notre Comité Révolutionnaire une autorité incontestable et de rendre le processus irréversible. »2 Enfin, un jour devait rester particulièrement dans les mémoires : le 2 septembre, Hô Chi Minh, pieds nus dans ses sandales et vêtu de sa veste kaki, déclarait l'indépendance de la République Démocratique du Viêt Nam devant un million de personnes (d'après Giap). Il appelait le peuple à « lutter jusqu'au bout contre toute tentative d'agression de la part des colonialistes français. »3 Le Viêt-Minh avait le pouvoir sans partage dans tout le Tonkin et disposait d'une longueur d'avance sur ses concurrents : VNQDD et Dông Minh Hôi. Le drapeau rouge à étoile jaune flottait impétueusement sur Hanoi, « la ville à l'intérieur du fleuve ».

Dans le même temps, le Viêt-Minh avait entrepris de s'installer au Centre et au Sud. En Annam, l'on remplaçait dans les villages les notables par des comités populaires et l'on faisait disparaître certains opposants politiques, dont Ngô Dinh Khôi (le frère de Ngô Dinh Diêm) et Pham Quynh, ancien conseiller auprès de Bao Dai. Mais c'était au Sud que se jouait la partition la plus délicate : le 25 août avait été mis en place un comité éxécutif provisoire, composé de 7 communistes sur 9 et présidé par Trân Van Giau. Le Viêt-Minh avait là encore devancé ses adversaires. Pendant les derniers jours du mois d'août, Trân Van Giau organisa des manifestations anti-françaises. Le 2 septembre, afin de célébrer la déclaration d'indépendance juste prononcée à Hanoi, un défilé de très grande ampleur eût lieu ; il dégénéra. Cinq français furent tués et de nombreux blessés tentaient de se réfugier en brancards dans leurs villas, soumises aux pillages de la population déchaînée. Un prêtre catholique, le père Tricoire, fût même tué sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame. Les

1 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.85-86 2 Vo Nguyên GIAP. Une vie, propos recueillis pas Alain RUSCIO. Op.Cit. p.52 3 Hô Chi Minh, cité par Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.87

41/223 Japonais, qui maintenaient toujours les militaires français prisonniers, décidèrent finalement de rétablir l'ordre, tandis que la population française craignait un massacre de grande ampleur à venir.1

La révolution d'août était pour le Viêt-Minh une réussite incontestable. Comment un petit groupe d'hommes, peu ou prou inconnus, avait pu se rendre si rapidement maître d'un pays si grand ? Le général Giap a développé a posteriori la thèse que le Viêt-Minh avait été la « minorité agissante » , l'avant garde d'un peuple qui attendait son heure depuis longtemps. Il tente ainsi d'inscrire la révolution dans le temps long : « cet événement a été un prolongement des traditions millénaires de notre nation »2 et développe par là l'idée d'une capacité insurrectionnelle structurelle du peuple vietnamien (« khoi nghia toàn dân ») qui remonterait à « des événements antérieurs au début de l'ère chrétienne »3, exaltant ainsi la capacité de tout le peuple à se dresser contre l'ennemi. Cette rhétorique est intéressante car elle démontre la maîtrise que Giap, professeur d'histoire de formation, a de l'Histoire de son pays.

L'ethnie kinh, qui compose plus de 90% de la population du Viêt Nam, a mythifié tout le long du second millénaire sa lutte et sa différence contre l'envahisseur chinois, dont elle est pourtant culturellement et ethniquement proche. Plus encore, elle tendait à affirmer une identité située dans la résistance au Goliath qu'était l'Empire du Milieu. Cela, la politique de l'amiral Decoux d'enseigner dans les écoles les grandes figures de cette Histoire l'a nourri, mais ce mouvement avait commencé bien avant, dès Albert Sarraut. Ce qui se cache derrière les mots de Giap, c'est que l'échec de la politique d'assimilation de « l'indigène » en Indochine et en cela l'acceptation par le colonisateur que le colonisé puisse avoir une Histoire, qu'elle puisse être enseignée, s'est retournée contre lui lors de la révolution d'août.

Dans les années 1920 et 1930, l'intelligentsia vietnamienne a cherché, travaillant en cela main dans la main avec les chercheurs français de l'Ecole française d'Extrême-Orient (EFEO) ou autres érudits amateurs de l'Association des amis du Vieux-Huê, à refonder les bases de la nation viêtnamienne. L'on assistait dans ces années à une prise de distance notoire d'avec le confucianisme et à une révolution littéraire qui se départissait des formes de la littérature chinoise pour recréer une culture originale, à la rencontre syncrétique des traditions et des influences françaises. Les nombreux journaux et les nombreuses revues de 1 Jacques de FOLIN. Ibid. p.89 2 Vo Nguyên GIAP. Une vie. Op.Cit. p.53 3 Vo Nguyên GIAP. Ibid.

42/223 l'époque en Quôc Ngu1 en furent le principal lieu d'expression. C'est aussi dans ces années que deux historiens et anthropologues, l'un Français élevé à Hanoi et l'autre vietnamien formé en France, Paul Mus et Nguyên Van Huyên2, travaillèrent de pair à la démonstration d'une civilisation indochinoise pré-existante aux influences indiennes et chinoises. De la même manière fut réintroduite la légende de An Duong Vuong3 : il fallait démontrer que l'Histoire du Viêt Nam était affaire de cycles historiques au bout desquels l'indépendance triomphait toujours.

Cela encore, les dirigeants du Viêt-Minh l'avaient compris : c'est de cette attente populaire de réalisation historique du destin de la nation qu'il se fît le héros, dans un heureux concours de circonstances. Il pouvait ainsi développer dans sa rhétorique la thématique des « masses » avec une résonnance particulière : si le peuple du Tonkin était loin d'être entièrement communiste, il se voyait investi d'une participation à son destin. Dans sa déclaration du 2 septembre 1945, Hô Chi Minh pouvait ainsi faire appel à « un peuple qui s'est obstinément opposé à la domination française pendant plus de quatre- vingt ans »4, quand bien même la résistance avait été affaire d'intellectuels, quand bien même la véritable masse, celle des « nha quê » (paysans) n'avait été que peu atteinte par la colonisation française, qu'elle n'avait fait que survivre difficilement à ses pénibles conditions de vie et de travail dans les rizières. Enfin, le Viêt-Minh avait développé la thématique d'un prolétariat indochinois ouvrier et paysan. Le prolétaire ouvrier était le « coolie », employé journalier d'une plantation ou d'une mine de charbon, et le prolétaire paysan était le « nha quê » des rizières. Philippe Grandjean, dans le documentaire Indochine : destins français, parle de ces « légendes noires » du colonialisme : « les communistes disaient que sous chaque hévéa, il y a[vait] le cadavre d'un coolie. C'[était] une éxagération, mais c'est vrai qu'il y a certainement eu pas mal de morts au moment où on a taillé dans la forêt pour faire tout cela. »5 A la sortie d'une famine terrible, tandis que l'économie tournait au ralenti, il va sans dire que ce discours sur l'exploitation a pu rencontrer un écho.

1 Nom de l'alphabet latin du Vietnamien, codifié par le prêtre Alexandre de Rhodes au XVIIe siècle. 2 Nguyên Van Huyên (1908-1975) avait été étudiant à l'école normale supérieure de la rue d'Ulm, où il fut l'élève de Marcel Mauss. De 1946 à sa mort, il fut ministre de l’Éducation Nationale de la RDVN. 3 An Duong Vuong, roi du Tonkin, fut trompé par le mari chinois de sa fille et perdit pour cela la bataille contre le général chinois Triêu Da au troisième siècle avant Jésus-Christ, d'où allait résulter un millénaire d'occupation. 4 Hô Chi Minh. Déclaration d'indépendance du 2 septembre 1945 in De la Révolution 1920-1966 Textes rassemblés par Bernard Fall. Éditions Plon, Paris, 1968. p.193 5 Philippe GRANDJEAN. Documentaire Indochine : destins français. Op.Cit. 53'min.

43/223 II- Laos et Cambodge:une histoire parallèle

Le Laos et le Cambodge, les deux autres pays qui composaient l'Indochine française, vécurent eux aussi une année 1945 agitée. Elle ne fut cependant pas semblable à celle des Vietnamiens : aucune révolution ne devait changer durablement le cours des choses. Au contraire, les deux rois, Sisavang Vong au Laos, et le jeune Norodom Sihanouk au Cambodge, trouvèrent un intérêt certain au retour de la France, cette même France qui les avait placé sur le trône.

Ces deux pays ont souvent été relégués au second plan, derrière un Viêt Nam qui monopolisait l'Histoire et l'information. Pourtant, ils eurent une importance tout aussi grande aux yeux des Français et ont, eux aussi, vécu à leur manière les prémices de la guerre d'Indochine. Si cela peut sembler étonnant au lecteur de les voir inclus ici, le rétablissement assez aisé que la France y a connu l'a sans doute conforté dans sa politique générale en Indochine et, à ce titre, on ne peut faire l'économie de leur Histoire au cours de la période.

A- Une histoire parallèle

Les deux pays avaient vécu jusqu'au coup du 9 mars 1945 dans un retrait relatif des événements. Ils avaient bien sûr soufferts du blocus, mais le rythme de la vie – paisible – ne semblait pas y avoir été affecté, à l'exception notable que l'on souffrait de l'amputation d'une partie du territoire par le Siam. Au Cambodge, il y eût même quelques tentatives de réformisme colonial, dont fut l'essai d'adoption d'un alphabet khmer romanisé, mis au point par le directeur de l'EFEO Georges Goedès, sous l'impulsion du résident supérieur Georges Gautier1. Cela fut néanmoins un échec, cet alphabet n'eût qu'une prise toute relative parmi les nouvelles élites cambodgiennes. Lorsque les Japonais renversèrent l'administration française, ils incitèrent les deux rois à des déclarations d'indépendance dans lesquelles ils renonçaient au protectorat français sur leur pays. Le 18 mars 1945, Norodom Sihanouk faisait sa déclaration, le 8 avril, c'était au tour de Sisavang Vong. Ainsi furent mis en place les gouvernements de Son Ngoc Thanh2 à Phnom Penh et de Pethsarath3, à Vientiane, qui

1 Article Cambodge nouveau. Revue Indochine française. Numéro 17. Février 1946 2 Son Ngoc Thanh (1908-1977), né dans une riche famille khmère de Cochinchine, avait étudié le droit à Saigon et en France. Il milita dès la fin des années 1930, quoique sur un ton modéré, pour une forme d'indépendance. 3 Fils du vice-roi, il fut élevé au titre de Tiao Maha Oupahat (prince régnant) par Decoux en 1942.

44/223 disposaient l'un comme l'autre de la confiance et de la largesse des japonais.

Ces deux gouvernements étaient cependant très largement impopulaires parmi les élites politiques et intellectuelles des deux pays, qui demeuraient pro-françaises. C'est ainsi qu'à la fin août, après la capitulation japonaise, le prince Kindavong du Laos faisait parvenir, sur décision du roi, à un général de Gaulle en voyage officiel aux États-Unis, un télégramme dans lequel il affirmait « l'indéfectible fidélité » de son pays à la France. Il demandait en outre, quelque peu obséquieux, que la France revienne au plus vite : « Le peuple laotien salue la victoire qui est sa délivrance et il vous demande que ce soient les Français, ses seuls compagnons d'armes, qui viennent désarmer les Japonais. »1 Le général de Gaulle « très sensible aux termes de ce message » y répondit dans une faconde qui lui était propre et qui annonçait la politique qu'il entendait mener en Indochine : « Voici le moment où la sollicitude de la France va s'exercer à nouveau, afin de conduire la nation laotienne au progrès social, économique et politique. »2 C'est cependant à Pethsarath que les Japonais remirent leurs armes le 27 août 1945, qui réaffirma la déclaration d'indépendance le 1er septembre, mais il n'osa pas opposer de résistance au colonel français Imfeld lorsqu'il arriva le lendemain dans la capitale laotienne. Destitué par le roi le 10 octobre, il décida de fonder, avec le soutien du Viêt-Minh, le parti Lao Issara (Laos libre) sur les bases duquel prit racine le Pathet Lao à partir de 1950, mouvement d'obédience communiste qui, arrivé au pouvoir en 1975, l'est encore aujourd'hui. Le 4 novembre, il réussissait un coup d'Etat, forçant le roi Sisavang à abdiquer, mais ce dernier fut rétabli par les français lorsque les chinois se retirèrent du Laos au mois de mai suivant. Le 28 août 1946, un modus vivendi avec la France était signé, le Laos devenait un État autonome sur la base de la déclaration du 24 mars 1945.

Au Cambodge, les choses se passèrent plus pacifiquement. Le 15 octobre, le général Leclerc déposait Son Ngoc Thanh ; le prince Monireth, oncle de Sihanouk, devenait Premier Ministre. Puis, un modus vivendi était signé entre le général Alessandri et le roi le 7 janvier 1946, la vieille monarchie khmère était appelée à devenir progressivement constitutionnelle. Norodom Sihanouk, le 13 avril 1946, en appelait à une « révolution pacifique » afin de doter le pays d'une constitution. Des élections eurent lieu au mois de

Les japonais, quant à eux, lui donnèrent le poste de Premier Ministre. Il était en conflit avec le roi Sisavang Vong et la cour de Luang Prabang sur la question des relations à adopter avec la France. En 1945, s'il n'était pas un anti-français vindicatif, il voulait néanmoins faire comprendre à la puissance coloniale que les temps avaient changé. 1 Prince KINDAVONG. Article Laos fidèle – Rubrique Informations. Revue Indochine française. Numéro 13. Octobre 1945 2 Général de GAULLE. Ibid.

45/223 septembre 1946. Philippe Devillers en fut témoin. Le parti démocrate y remporta 54 sièges sur les 66 en jeu. Il y avait alors un « espoir pour le paysan cambodgien. »1

Les personnalités respectives des deux rois, Sihanouk et Sisavang, sont intéressantes : ils incarnaient en 1945-1946 les ambiguïtés de leurs pays respectifs. Le jeune Norodom Sihanouk (1922-2012), fut installé, après des études à Saigon, sur le trône du Cambodge le 28 octobre 1941 par un pouvoir colonial qui espérait avoir trouvé en lui un souverain aussi docile que pouvait l'être Bao Dai. Lors de ses premières années de règne, il le fut effectivement, se contentant d'un rôle symbolique et se réfugiant – il était très pieux – dans la religion bouddhiste. Mais après l'arrivée de Son Ngoc Thanh, il se sentit contrit de son incapacité à peser dans le jeu politique de son pays et décida peu à peu de tenter d'y participer, en tant que « moderne » et « réformateur ». C'est en tout cas en ces mots que Philippe Devillers le décrivait en 1946.2 Il avait néanmoins envers la France une forme d'admiration qui s'intriquait de dépendance : elle lui avait donné le trône alors qu'il n'était pas favori3, il lui fallait le lui rendre. Ainsi, lors de son voyage officiel en France au printemps 1946, il prononça devant la présidence du gouvernement le 11 mai un discours qui allait parfaitement dans le sens des préoccupations françaises : « La nation française peut être assurée de l'indéfectible attachement du royaume khmer, attachement d'autant plus profond que la France se fait garante de la liberté cambodgienne et répondante du Cambodge dans l'Union indochinoise comme dans le monde. »4

Le roi Sisavang Vong (1885-1959) quant à lui était roi depuis 1904, et s'était tellement accomodé de la présence française qu'il lui semblait, face à Pethsarath, impossible de se maintenir sans elle. Durant toute la période 1945-1946, il ne cessa de lui proclamer son attachement. Ainsi, le 2 octobre, il fit prononcer à son ministre Outhong Savannavong une allocution dans laquelle la cour de Luang Prabang exprimait une confiance aveugle en de Gaulle, malgré que quelques griefs aient été formulés contre « quelques mauvais Français en Indochine. »5

1 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.134-135 2 Philippe DEVILLERS. Ibid. 3 La succession royale cambodgienne est élective. 4 Norodom SIHANOUK. Discours prononcé à la présidence du gouvernement le 11 mai 1946. Revue Indochine française. Numéro 22. Juillet 1946. 5 Article « Notre Roi a nommé la France... » Revue Indochine française, numéro 18, mars 1946.

46/223 B- La guerre avec le Siam

L'affaire qui occupa néanmoins le plus les esprits cambodgiens, laotiens et français fut l'état de guerre avec le voisin siamois. C'est une guerre peu connue, en ce qu'elle resta relativement insignifiante en nombre de batailles et de morts à côté des troubles que pouvaient subir le Viêt Nam, qu'elle se résuma à quelques altercations et escarmouches frontalières doublées de tensions diplomatiques. Cependant l'annexion des trois provinces cambodgiennes et laotiennes (provinces cambodgiennes de Battambang et Siem Reap, et province laotienne de la rive gauche du Laos) en 1941 par le Siam soutenu par le Japon n'en fut pas moins un traumatisme qui perdura cinq ans.

Les relations entre l'Indochine française et le Siam étaient régies depuis 1907 par un traité qui stipulait le retour au Cambodge des provinces de Battambang et Siem Reap, détenues par le Siam depuis 1863. Les frontières du Laos quant à elles étaient redessinées à l'Est et au Nord : quelques kilomètres carrés étaient offerts à la Chine en échange de la rive Ouest du Mékong. Le roi du Siam, Chulalongkorn1, était le grand perdant de cette affaire : son pays n'avait alors que peu de carrure diplomatique pour influer dans les négociations, même bilatérales. Les années 1930 donnèrent à observer au Siam de nombreux bouleversements politiques : un coup de force militaire en 1932 devait changer radicalement la face d'une monarchie qui survivait avec peine. Le pouvoir des aristocrates fut grandement limité et offert aux milieux d'affaires, qui signaient avec le Japon des traités économiques. Entre le 7 et le 9 décembre 1937 étaient définis les rapports de voisinage entre l'Indochine française et le Siam par un nouveau traité. En 1938, le maréchal Pibul devenait premier ministre et proposa le nom de Thailande pour son pays. Ce nom était en soi un projet politique, il contenait un irrédentisme certain : la Thaïlande devait être le pays de tous les peuples thaïs de le région.2

1 Rama V, ou Chulalongkorn(1853-1910) régna sur le Siam de 1868 à sa mort. 2 Maurice MEILLIER. Article Le Siam et l'Indochine. Revue Indochine française. Numéro 9, mai 1945.

47/223 L'Indochine coloniale - Carte des conquêtes

Les provinces hachurées sont la pomme de la discorde.

Source : ladocumentationfrancaise.fr C'est dans ce contexte que la jeune Thaïlande, encore connue à l'international sous le nom de Siam jusqu'en 1946, constatant la passivité de la Grande-Bretagne dans la région et se sachant forte du soutien de Tokyo, attaqua l'Indochine française affaiblie au début de l'année 1941. Quelques combats terrestres assez confus eurent lieu à la frontière à la fin de l'année 1940, mais c'est le 17 janvier 1941, avec l'escarmouche navale de Koh Chang que s'installa un véritable état d'hostilité réciproque. Une escadre française, menée par le croiseur Lamotte-Piquet, envoya par le fond l'essentiel de la flotte siamoise au large de cet îlot. Il s'agit là de la seule bataille navale remportée par les Français dans toute la seconde

48/223 guerre mondiale.1 Peu après furent engagés à Tokyo des pourparlers qui aboutirent le 9 mai 1941 à la cession des trois provinces en question à la Thaïlande : par l'entremise japonaise, le cours militaire des choses était inversé, mais Vichy reconnaissait cet accord. La Thaïlande était alors l'alliée du Japon, au côté duquel elle entra en guerre contre le Royaume-Uni et les États-Unis le 25 janvier 1942.

Les deux provinces de Battambang et Siem Reap étaient les deux provinces les plus productrices en riz du Cambodge. Les Français accusèrent le maréchal Pibul, tout juste débauché de son siège de Premier Ministre, d'être le détenteur de la société rizicole de Battambang. Outre l'intérêt politique, il y avait donc un véritable enjeu économique à les posséder, et l'annexion fut vécue par les Cambodgiens comme une amputation extrêmement douloureuse. La province de Siem Reap contenait de surcroît une grande partie du patrimoine historique du Cambodge, dont les temples d'Angkor, et avait une valeur symbolique très forte pour la monarchie. C'est ainsi que les élites khmères demandèrent le soutien et l'appui de la France contre leur intrusif voisin : seule la puissance coloniale leur semblait à même de les aider à recouvrir ces territoires. C'est en tout cas dans ce but que le prince Monireth, premier ministre du Cambodge, engagea à l'été 1946 une tournée mondiale qui l'amena à Paris et Washington pour dénoncer les « mensonges siamois pour tromper l'opinion mondiale et en particulier américaine. »2 La même demande était observée de la part de la cour de Luang Prabang. Dans la déclaration de fidélité à la France de la fin du mois d'août 1945 précédemment citée, le prince Kindavong implorait de Gaulle de l'aider pour « le retour de nos provinces perdues, où nos frères souffrent sous l'arbitraire de la domination siamoise. »3 En somme les deux pays, dont les capacités militaires étaient très restreintes, avaient intériorisé le rôle « protecteur » de la France.

C'est à partir du mois de mai 1946 que les choses s'envenimèrent, prirent une ampleur internationale, pour finalement se régler à l'automne. Quand les Français revinrent à Vientiane le 13 mai de nombreux échanges de coups de feu eurent lieu à la frontière avec les combattants du Lao Issara de Pethsarath, qui se réfugièrent de l'autre côté du Mékong, sur le territoire thaïlandais. Ils y bénéficièrent d'une certaine protection et, lorsque des troupes françaises mirent le pied sur la rive siamoise afin de tenter de rattraper les Lao Issaras en fuite, le Siam protesta contre une « violation de son territoire », rappelant que 1 Philippe GRANDJEAN. L'Indochine face au Japon. Op.Cit. p.26 2 Interview du prince MONIRETH. Revue Indochine française. Numéro 24. Octobre 1946. 3 Prince KINDAVONG. Article « Notre Roi a nommé la France... » Revue Indochine française, numéro 18. Op.cit.

49/223 « l'état de guerre exist[ait] toujours entre la France et le Siam » dans un télégramme envoyé à l'ONU. Le Ministère français des Affaires Étrangères y répondit en précisant la teneur exacte des événements, critiquant « un prétexte pour essayer d'éviter de rendre les provinces en question ».1

Le 10 juin, la Thaïlande était bouleversée par la mort mystérieuse de son jeune roi de 20 ans, Ananda Mahidol, que l'on présuma être un assassinat. Afin de détourner le peuple de son chagrin, les dirigeants politiques de Bangkok investirent une dimension symbolique en l'affaire des provinces annexées ; il eût été dramatique d'additionner deux grandes pertes dans une même année. C'est alors que commença l'escalade diplomatique de l'été et le conflit fut amené devant l'ONU le 16 juillet. Le Siam demanda à ce que l'affaire soit réglée devant la Cour Internationale de Justice ainsi que l'intervention des États-Unis. Le prince Wai Waithayakorn se rendit même à Washington début août dans le but de convaincre l'opinion mondiale de la bonne volonté de son pays. À cela, le ministère français opposa une attitude ferme. Il dénonça la « provocation du ministère siamois », et mit en avant le fait que malgré toutes ses protestations de bonne volonté le Siam ne pût avoir de crédit « en vue des attaques répétées au Laos et au Cambodge de bandes venues du Siam ».2 Le GPRF, en outre, ne reconnaissait pas les accords de cession des territoires conclus par Vichy en 1941, que de Gaulle à Londres avait déclarés dès lors nuls et non avenus.

Dans la presse française et en particulier dans le journal Le Monde, dont il était éditorialiste, et dans la revue Indochine française, Rémy Roure avait mené campagne pour le retour de ces territoires à la France. Il n'hésita pas, dans un éditorial de la revue, à écrire que « l'occupation des territoires indochinois pourrait en somme être assimilée à l'occupation et à l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine par les Allemands, consenties par Vichy. »3 En politique, c'était un autre personnage éminent de la revue Indochine française qui s'inquiétait de cette question, le ministre d'État Alexandre Varenne.

Dans une note datée du 1er octobre 1945, Truman avait fait savoir qu'il ne reconnaissait pas la validité du transfert, les États-Unis souhaitaient la restitution à la France des trois provinces en question. Les demandes diplomatiques thaïlandaises n'aboutirent donc pas, et à la mi-octobre la France remettait un memorandum sur la restitution des provinces devant

1 Article « D'un mois à l'autre » Revue Indochine française. Numéro 22. Op.Cit. 2 Article « D'un mois à l'autre » Revue Indochine française. Numéro 23 – août/septembre 1946 3 Rémy ROURE. Article « L'affaire du Siam ». Revue Indochine française. Numéro 25- novembre 1946

50/223 lequel Bangkok s'inclina. La rétrocession devait opérer au début de l'année 1947, une commission mixte étant alors mise en place. Un dernier remou néanmoins devait faire du bruit au cours du mois de novembre. Le 1er novembre 1946, une dépêche de l'agence américaine Associated Press avait relayé une information du ministère de l'Intérieur thaïlandais signifiant qu'il y avait eu dans tout le Cambodge des insurrections menées par les Khmers Issaraks1. Aussitôt après, l'Agence France Presse démentait. Rémy Roure exprima alors une interprétation sévère de l'affaire – laquelle n'eut pas de suites – dans la revue Indochine française : « Après les décisions de céder les territoires enlevés à la France, il s'agit en rééditant des incidents du même ordre, d'empêcher la réoccupation de ces territoires par nos forces et d'impressionner l'opinion internationale en laissant croire que la population de ces territoires ne désire pas être détachée du Siam. Il est caractérique que sur ces incidents le gouvernement de Bangkok se montre mieux renseigné que les autorités cambodgiennes locales elles-mêmes ».2 Le 18 novembre 1946, un accord de règlement définitif du litige entre les parties était signé.

III- Rétablir la souveraineté française en Indochine

C'est à la conférence de Potsdam, du 17 juillet au 2 août 1945 que Churchill (remplacé à la fin du mois de juillet par Attlee), Staline et Truman décidèrent du sort du monde. La France souffrait de ne pas avoir été invitée : elle avait toutes les raisons de le faire puisque l'Indochine, sa chère Indochine, y fut partagée pour la première fois de son Histoire en deux le long du 16ème parallèle, qui coupait le pays au niveau de la ville de Tourane (Da Nang actuelle). Au Nord, les troupes chinoises du général Lou Han étaient chargées de venir désarmer les Japonais. Au Sud, ce rôle fut donné aux Anglais, sous la direction de Lord Louis Mountbatten, amiral et commandant du South East Asia Command (SEAC – Commandement pour l'Asie du Sud-Est), basé à Ceylan.

A- De l'honneur et de l'image de la France dans le monde

Le général de Gaulle avait pensé la constitution du Corps Expéditionnaire d'Extrême-

1 Mouvement indépendantiste fondé en 1940, qui se divisa par la suite entre communistes et non-communistes. 2 Rémy ROURE. Article « Siam et Indochine ». Revue Indochine française. Numéro 26 - décembre 1946.

51/223 Orient en juin 1945, constitué sous l'autorité du général Blaizot, comme un soutien aux Alliés dans la guerre du Pacifique, dont on pensait alors qu'elle durerait encore un an. Les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août changèrent radicalement la donne. La capitulation du Japon s'annonçait dans un tel fracas que la France, les Alliés, le monde entier étaient pris de cours. « Nulle autorité occidentale n'est alors prête à faire face à l'ensemble des problèmes politiques, militaires, administratifs économiques et sociaux qui vont surgir instantanément, et combien brutalement. » écrit l'amiral d'Argenlieu,1 tandis que de Gaulle n'avait même pas encore désigné l'homme qui aurait pour mission d'effacer le camouflet de Postdam. La réaction des milieux français à la décision de la partition de l'Indochine en deux fut de dénoncer une décision irréfléchie, et simpliste. Jean Sainteny, en route pour la Chine, fut ainsi abasourdi lorsqu'on le lui annonça : « je ne cach[ais] pas mon émotion au commandant Barjot, soulignant la gravité de cette mesure qui sembl[ait] avoir été prise à la légère. Il dev[enait] clair que le nord de l'Indochine [était] livré en pâture à la Chine en compensation des dangereuses concessions faites à l'URSS aux frais de la Chine par le président Roosevelt au cours de la conférence de Yalta. »2 Les Chinois, ravis de cette décision, firent même obstruction à la colonne Alessandri stationnée à la frontière, et dont les ordres étaient de redescendre vers le Tonkin, quand bien même Sainteny avait compris que leur présence dès début août eût été indispensable.3

La France à l'été 1945 peinait à s'affirmer parmi les grands du Monde, Grande-Bretagne, États-Unis, URSS et Chine. Si la politique étatsunienne était devenue plus conciliante à son endroit après la mort de Roosevelt, elle restait faiblement audible parmi les vainqueurs et dans le concert international. C'est afin de réhabiliter la France en tant que puissance que le général de Gaulle entreprit du 22 au 29 août un voyage aux États-Unis et au Canada. Avec Truman, un malentendu s'installa au cours des entretiens des 23 et 24 août, où la question de l'Indochine et de l'indépendance des pays colonisés fut abordée. De Gaulle parla d'un « acheminement vers la libre disposition d'eux-mêmes » pour ces pays, ce à quoi Truman répondit que son gouvernement ne ferait pas opposition au retour de l'autorité française en Indochine. Truman laissait ainsi repartir de Gaulle avec l'idée que le chef du GPRF était pour « l'indépendance », ce qui n'était pas exactement le cas... Quant aux autorités chinoises, si le « généralissimo » Tchang Kai Shek avait assuré au général Pechkoff,

1 Amiral d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. Op.Cit. p.47 2 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.59-60. 3 Jean SAINTENY. Ibid.

52/223 représentant de Gaulle à Pékin, qu'il « aiderait la restauration de l'autorité française en Indochine », l'attitude ambiguë de ses troupes envers la colonne Alessandri laissait présager du contraire.1

C'est dans un contexte de fin des colonialismes en Asie du Sud-Est que se tissa ce malentendu. Aux Philippines, aux Indes Néerlandaises, en Birmanie et en Inde des mouvements nationalistes et/ou communistes s'étaient levés pour réclamer l'indépendance. L'exemple de chaque pays inspirant les autres, la région était au sortir de la Seconde Guerre Mondiale une véritable poudrière.

Aux Philippines, colonie étatsunienne occupée par les Nippons, après la mort du président Manuel L.Quezon en août 1944 et l'investiture de Sergio Osmena à la tête du gouvernement en exil, le mouvement communiste Huk (Hukbalahap), qui avait pris racine dans le pays et luttait pour l'indépendance, fut durement réprimé par les Américains. L'indépendance devait néanmoins être proclamée le 4 juillet 1946, après la signature du traité de Manille entre les deux gouvernements.

Aux Indes Néerlandaises, Soekarno avait joué depuis 1942 le jeu de l'occupant japonais. Il travailla pendant toute la guerre à la préparation de l'indépendance avec son mouvement Putera (Pusat Tenaga Rakyat – Centre du Pouvoir Populaire) et la procalama au lendemain de la capitulation du Mikado, le 17 août 1945. Il s'ensuivit une guerre de quatre ans contre la puissance coloniale, le Royaume des Pays-Bas.

En Birmanie, l'indépendance avait été proclamée le 1er août 1943 par le Japon. Cette indépendance, toute théorique car le pays était inclus dans la sphère de coprospérité de la Grande Asie Orientale dominée par Tokyo, avait porté au pouvoir Ba Maw, un ancien chef du gouvernement emprisonné par les Britanniques pour s'être opposé à la guerre. Son ministre de la guerre et numéro deux était Aung San, chef militaire communiste et père de l'opposante historique à la junte militaire et prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi. Aung San se rangea finalement du côté des Alliés et réussit à négocier l'indépendance avec les Britanniques en 1947.

En Inde britannique enfin, la période de la guerre avait vu se multiplier les mouvements violents et non-violents contre le pouvoir colonial. Dès les années 1920, le leader non- violent Gandhi avait engagé un mouvement de masse contre le pouvoir colonial autour du Parti du Congrès. Un leader en désaccord avec Gandhi, Subhas Chandra Bose, avait fondé

1 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p. 72-73

53/223 en 1943 un gouvernement en exil de l'Inde libre, disposant en cela de l'aide du Mikado et de l'Allemagne nazie. Bose est mort en 1945. C'est le parti du Congrès de Gandhi qui finalement obtint l'indépendance, par la voie de la non-violence et de la désobéissance civile, le 15 août 1947.

Le seul soutien véritable à la politique de la France vint donc des Anglais, qui étaient confrontés peu ou prou à une situation similaire dans leurs colonies. Ils furent les seuls après le 9 mars 1945 à mettre en place une aide aérienne réelle à la colonne Alessandri et devaient, au cours des mois d'août et septembre, concourir au retour de la France sur son balcon d'Extrême-Orient avec une grande bienveillance. À la mi-août, le général Leclerc se mit en route pour l'Indochine, mais il n'était pas au courant des décisions prises à Potsdam. Faisant étape à Ceylan, l'amiral Mountbatten l'arrêta pour l'informer de la situation sur place : il était impossible qu'il s'y rendit devant les troubles de Hanoi et Saigon et Mountbatten l'amena à temporiser et à réfléchir. L'amiral britannique lui suggéra même qu'afin d'apaiser la situation, la France fasse aux Indochinois une promesse formelle d'indépendance. Leclerc, embarrassé, prévoyait la réaction du général de Gaulle, qui fut effectivement violente : « Si j'écoutais des sornettes pareilles, bientôt la France n'aurait plus d'empire ! Relisez donc ma déclaration du 24 mars et tenez vous en à son texte. »1 Le général, traumatisé par l'affaire du Levant2, avait pour les Anglais une certaine défiance, quand bien même Mountbatten avait raison : la France était en août impuissante devant la situation, mais elle ne le savait pas encore. Au début du mois de septembre, l'amiral d'Argenlieu arriva à son tour en Inde. Il avait été nommé Haut-Commissaire pour l'Indochine par de Gaulle le 16 août avec la mission d'y rétablir la France, et avait donc sous son commandement le général Leclerc, commandant des Forces françaises du Pacifique. Ce dernier n'avait que modérément apprécié cette nouvelle. D'Argenlieu rencontra le Vice-Roi Wavell le 23 septembre, avec lequel il s'entretint de la politique qu'entendaient mener les Britanniques en Indochine du Sud : elle devait être sans équivoque et ne s'encombrerait pas de politique ; ils avaient assez à faire dans leurs propres colonies. Les ordres donnés par Attlee à Mountbatten, puis par Mountbatten au Général- Major Gracey, chargé de cette mission en Indochine, étaient simples : procéder à la reddition des Japonais, puis se retirer dans les plus courts délais.3 1 Télégramme de GAULLE, cité par Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.97 2 Intervention militaire des Alliés en Syrie en juin 1941, qui mena à une bataille fratricide entre Français libres et Français de Vichy. 3 Amiral d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. Op.Cit. p.56-57

54/223 Il n'y avait cependant pas de bateaux disponibles à la fin du mois d'août pour transporter les troupes anglaises, tandis que les Japonais avant le 2 septembre (jour de la signature de l'acte de capitulation par l'empereur Hirohito) continuaient de tirer sur les avions anglais dans le ciel de Cochinchine. C'est seulement à la fin du mois de septembre que Mountbatten envoya à Saigon la 20e division hindoue, tout juste rentrée de Birmanie. D'après le général Lecomte, qui était alors auprès de Leclerc à Ceylan, Mountbatten avait fait en attendant preuve de beaucoup de bonne volonté : « il nous a donnés tout ce dont nous avions besoin, aussi bien de la quinine que des moustiquaires, des Spit-Fires (petits avions de chasse) que de l'essence. »1 Puis, lorsque le « shipping » (transport maritime) vint à être disponible, « Il nous [donna] des places et nous avons envoyé alors vingt officiers pour mettre en place la base de Saigon, plus deux compagnies du 5e RIC et ceci par avion. »2 Les troupes britanniques concoururent ensuite grandement au retour à l'ordre en Cochinchine, ce que Jean Cédile confirme concernant la reprise de Saigon entre les 24 et 26 septembre : « Dans la première journée de cette affaire – petite affaire militaire mais de grande importance pour nous, en fonction de nos moyens – j'[étais] allé trouver le général Gracey. Il a vu que ça n'allait pas bien et il a tout de suite mis à notre disposition toutes les troupes dont il disposait [...]. »3 Cette aide fut primordiale.

B- L'incompréhension de Paris

Le lundi 13 août à 11 heures, l'amiral d'Argenlieu était reçu par le général de Gaulle dans son bureau de la rue Sainte-Dominique à Paris. L'amiral d'Argenlieu avait appris quelques jours auparavant la décision du Président du GPRF de l'envoyer en Extrême- Orient, mais il s'était donné quelques jours auprès de sa famille pour réfléchir. Son choix était fait désormais, il partirait ! Mais il négocia avec de Gaulle son titre : il préférait au titre de « Gouverneur Général » celui de « Haut-Commissaire », pour marquer la rupture avec le colonialisme et l'amiral Decoux. De Gaulle ne tenait pas au vocable, ce qui comptait pour lui c'était « de montrer que la France entend[ait] reprendre là-bas, dès aujourd'hui, ses anciennes prérogatives. »4 La partie était gagnée, le Haut-Commissaire d'Argenlieu pouvait partir avec une instruction qui plaçait le commandant supérieur des troupes d'Extrême-Orient Leclerc sous ses ordres, tandis qu'un corps expéditionnaire en

1 Général LECOMTE. De Gaulle et l'Indochine. Op.Cit. p.162 2 Général LECOMTE. Ibid. 3 Jean CEDILE. Ibid. p.163 4 Amiral d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. Op.Cit. p.28

55/223 métropole était en voie de constitution. Avant son départ, d'Argenlieu rencontrait Alexandre Varenne, ancien gouverneur général de l'Indochine, Langlade et Nguyên Quôc Dinh, juriste cochinchinois qui avait critiqué la déclaration du 24 mars, et Marius Moutet, l'ancien ministre des Colonies de Léon Blum qui ne l'était pas encore redevenu. Puis, il s'envola le 4 septembre, avec dans sa poche une courte lettre du général de Gaulle : « Il nous reste un gros morceau à reprendre, une grande partie à jouer. C'est à vous, en avant ! »1 Le général Leclerc était déjà auprès de Mountbatten et imaginait pouvoir reprendre progressivement en main le Nord, même contre les Chinois, dans un rapport daté du 24 août. Les deux militaires, si fidèles qu'ils aient voulu être à l'autorité du général de Gaulle, n'avaient pas encore compris que les choses ne pouvaient être aussi aisées. Ils pensaient que la voie vers un libéralisme politique s'ouvrirait tout naturellement après le rétablissement de l'autorité française. D'Argenlieu écrit d'ailleurs que c'était là « sa plus haute et secrète ambition » que d'établir des nouvelles relations entre « Indigènes » et Français, de se départir d'un « passé déjà vieux ».2 Il n'avait pas été informé de la situation réelle en Indochine. Le 5 septembre, les troupes du Corps Expéditionnaire (3000 hommes) embarquaient dans trois croiseurs au départ de Marseille, en direction de Saigon.

Plusieurs choses témoignèrent de l'incompréhension de Paris au début du mois de septembre 1945, à propos de ce qui était en train de se passer à Hanoi. D'abord, le général Leclerc, le 4 septembre, avait déclaré que « les autorités françaises, très au courant de la situation s'attend[aient] à ce que des troubles fomentés par des indigènes se produisent en Indochine française, au moment où les autorités françaises reprendront l'administration du pays, c'est-à-dire, sous peu. » Il disait cependant « pouvoir les maîtriser sans trop de difficultés ».3 Puis vint l'affaire du télégramme intercepté qui donna à croire aux Français qu'Hô Chi Minh était un agent des Japonais. Depuis Huê, un général nippon écrivait à ses compatriotes au Laos « Télégraphiez d'urgence aux conseillers japonais des provinces de Savannakhet, Vientiane, Pakse et Suravan de doubler les effectifs du Viêt Nam et de les doter de suffisamment d'armes et de munitions. »4 On tendait à croire, quand bien même le Viêt-Minh disposât après la capitulation d'une complicité effective des Japonais, qu'il n'était qu'un mouvement superficiel qui serait vite balayé. Il faut dire que Paris n'était que très mal informé de la situation réelle. Trois officiels français seulement étaient sur le terrain et tentaient de faire parvenir à d'Argenlieu et de Gaulle quelques bribes de ce qu'ils

1 Amiral d'Argenlieu. Ibid. p.38 2 Amiral d'Argenlieu. Ibid. p.35 3 Le Monde, 4 septembre 1945, p.1 4 Le Monde, 8 septembre 1945, p.1

56/223 avaient pu constater. En Cochinchine, Jean Cédile avait été nommé Commissaire et parachuté sur Saigon à la fin août. Il y trouva une ville agitée et tenta d'établir le dialogue avec le chef du Comité éxécutif provisoire du Nam Bô (la Cochinchine) du Viêt-Minh : Trân Van Giau, mais cela fut un échec. Devant une Saigon où les Japonais étaient encore bien présents, il ne put, esseulé, faire état à ses supérieurs que de son impuissance. Pierre Messmer avait été quant à lui nommé Commisaire pour le Tonkin et parachuté, mais il fut accueilli et emprisonné par le Viêt-Minh. Il ne leur échappa qu'en octobre, deux mois plus tard. Seul Jean Sainteny avait réussi à prendre pied à Hanoi et à établir un contact avec le Viêt Minh. À son arrivée à Hanoi, il télégraphia : « Situation politique pire quet out ce que nous avions pu prévoir. J'ai trouvé la ville pavoisée par le seul drapeau Viêt-Minh ». Quelques jours plus tard, après avoir rencontré Giap, il ajouta : « il faut que l'on comprenne que l'Indochine n'est plus française ».1 Le général de Gaulle, quoiqu'il ait pu en dire, voulait Hanoi. À Paris, il avait même hésité à renvoyer le gouverneur Laurentie après que celui-ci ait proposé de reconnaître la Révolution d'août au cours du mois de septembre, mais le garda rue Oudinot par amitié, après lui avoir conseillé par l'intermédiaire de sa femme « d'être sage ».2

De Gaulle avait néanmoins dans sa poche un tour imprévisible qui, s'il avait réussi, si la chance avait été au rendez-vous, aurait peut-être changé radicalement toute l'Histoire du Viêt Nam moderne. Un « Annamite fort intelligent qui jouissait d'une très grande considération auprès de ses camarades » avait été découvert par le général Legentilhomme alors qu'il travaillait comme radio à bord du croiseur Léopard. Cet homme, qui se faisait appeler Vinh San, avait été mystérieusement proscrit de tout engagement auprès de la France Libre alors qu'il en avait manifesté la volonté dès 1940. C'est René Pleven qui lui permit finalement d'entrer dans l'armée en 1942. On découvrit alors qu'il s'agissait de l'ancien empereur Duy Tân, fils de Thanh Thai et cousin de Bao Dai, qui avait, enfant, régné brièvement (de 1907 à 1916) et avait été déstitué et exilé à La Réunion pour avoir mené une insurrection contre les Français. Il y était redevenu le prince Vinh San, mais n'avait jamais renoncé à son trône. En mars 1945, de Gaulle décida de le faire venir à Paris pour le rencontrer, malgré la cabale du ministère des colonies, alors dirigé par Paul Giacobbi, contre ce « prince gauchiste et franc-maçon ». Il arriva en France au mois de mai, peu après l'armistice, avec le grade « d'aspirant indigène de réserve de l'infanterie coloniale ». Le général de Boissieu, sur ordre de de Gaulle, se battit pour le faire monter en

1 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. p.90 2 Charles-Robert AGERON. De Gaulle et l'Indochine. Op.Cit. p.14-15

57/223 grade. Au mois de septembre, Vinh San, devenu officier supérieur, publia dans le journal Combat son projet politique pour l'Indochine : unification des trois Ky, indépendance à terme, et constitution d'une Fédération indochinoise dans laquelle le Viêt Nam aurait des liens avec le Cambodge et le Laos. De Gaulle n'en fut pas effrayé, et décida de le recevoir pour le jauger. Il fut impressionné par cet homme courageux, qui n'avait jamais abandonné son trône. Il a écrit dans ses Mémoires : « Je le recev[ais] pour voir avec lui, d'homme à homme, ce que nous pou[vions] faire ensemble. »1 Quelques jours après cette rencontre, Vinh San dit à M. Thébault, directeur du cabinet du gouverneur de La Réunion : « c'est décidé, le gouvernement Français me rétablit sur le trône d'Annam » à échéance mars 1946. Il fallait entre temps préparer les opinions internationales, française, et annamite à ce retour. Vinh San, n'ayant jamais abdiqué, n'était-il pas après tout l'Empereur légal du Viêt Nam ? Mais le 24 décembre 1945, l'avion qui le ramenait à La Réunion fut touché par la foudre et s'écrasa au-dessus de Bangui. Le général de Gaulle, lorsqu'on lui apprit la nouvelle, se leva de toute sa hauteur, très affecté, et s'exclama : « Vraiment, la France n'a pas de chance. »2

1 Général de GAULLE, cité par le général de BOISSIEU. De Gaulle et l'Indochine. Op.Cit. p.179 2 Général de BOISSIEU. De Gaulle et l'Indochine. Ibid. p.174-181

58/223 Chapitre III : la paix n'aura pas lieu

« A posteriori, on peut considérer que la guerre a véritablement commencé le 23 septembre 1945 à Saigon. Mais durant une année et plus, la situation était étonnante. » Vo Nguyên Giap

C'est entre le 24 et le 26 septembre 1945 que les hommes du 11e RIC libérés par les Japonais reprirent Saigon des mains des forces annamites en place, avec l'aide des hommes du général anglais Gracey. Le mois de septembre avait été agité et la ville était menaçante. La veille de cette bataille, dans la nuit du 23 au 24, 150 français et métis franco-annamites avaient été massacrés à la Cité Héraud. Ils étaient pour la plupart des petits fonctionnaires qui avaient survécu avec peine à l'occupation japonaise. On disserta beaucoup de la question de savoir qui étaient les commanditaires de cet effroyable bain de sang. Les bourreaux étaient pour la plupart des bagnards libérés de l'île de Poulo Condore (Con Dao actuelle), mais si tant est qu'ils aient eu un désir de vengeance sanguinaire envers les Français, ils avaient bien reçu quelque ordre, ou quelques indications quant à cette cité résidentielle. On peut y voir la main du Viêt-Minh de Saigon qui, sentant sa prochaine éviction, s'essaya à une terreur dont il allait faire une application toute méthodologique par la suite, au cours de l'année 1946. Cependant, cette question, à défaut de preuves, est difficile à trancher : en août et septembre 1945 le Viêt-Minh n'était pas majoritaire en Cochinchine, il ne disposait que d'un petit noyau de militants organisés autour de Tran Van Giau. Il avait certes réussi à s'infiltrer à Saigon et à faire croire à sa puissance, mais il était auparavant totalement inconnu à la fois de la population et des bagnards libérés. Il n'avait une prise que superficielle parmi les mouvements nationalistes cochinchinois, et d'aucuns voulaient sur ce terrain le concurrencer. L'hypothèse la plus probable est néanmoins que la secte politico-militaire des Binh Xuyên, organisée autour de la figure de Ba Duong1 et ayant passé une alliance avec le Viêt-Minh, ait eu à y tremper. Les Binh Xuyên étaient une mafia disposant d'hommes remarquablement bien entraînés et recrutés pour leur nationalisme farouche dans les années 1940. Contrairement aux hommes de Tran Van Giau, ils étaient très bien implantés dans toute la Cochinchine, et en particulier dans le quartier de Cho Lon à Saigon. Pendant tout l'automne 1945 et jusqu'à la mort de leur chef

1 Ba Duong (1900-1946), de son vrai nom Duong Van Duong, était un brigand très puissant depuis les années 1930. Il est le premier, avant Lê Van Viên, à avoir fédéré les Binh Xuyên.

59/223 en février 1946, bien qu'anticommunistes, ils appuyèrent, soutinrent, et assistèrent le Viêt- Minh dans sa guérilla contre les Français.1

I- La pacification de la Cochinchine

Lorsque le corps expéditionnaire arriva début octobre, Saigon était donc reprise par les Français mais la ville était vidée de tous ses habitants annamites. Elle avait un aspect chaotique. Il était impossible par ailleurs à tout Européen d'en sortir sans risquer sa vie. Les Français eux non plus, dans la reprise de Saigon, n'avaient pas été exempts d'exactions. Le climat était d'une violence inouïe, et Gracey obtint entre les belligérants une trêve bienvenue début octobre, qui laissa le temps au Corps Expéditionnaire d'arriver.2

A- L'arrivée des « nouveaux » au Sud

Le 5 octobre arriva à Saigon le général Leclerc, avec à ses côtés le groupement Massu de sa légendaire 2e DB. Un mois plus tard, alors que les combats avaient repris, ils furent rejoints par le gros des troupes, le porte-avions Béarn le 28 octobre, puis, le 3 novembre, 3500 hommes provenant de divers Régiments d'Infanterie Coloniaux à bord d'un navire britannique, l'Orontes. Une petite section, le 5e bureau, attaché à l'autorité de Leclerc, contenait quelques jeunes journalistes chargés de rendre compte des événements à la métropole. Parmi eux étaient Jean Lacouture et Philippe Devillers.3 L'amiral d'Argenlieu quant à lui était arrivé le 31 octobre et prononçait le lendemain un discours dans lequel il exposa les raisons de ce retour : « Nous ne venons pas, je l'affirme, conquérir, dominer, exploiter, mais rétablir l'ordre dans la maison commune, au nom de la France nouvelle [...] »4. L'amiral prenait possession de ses nouveaux quartiers et faisait connaissance avec son Conseil fédéral de dix membres, promulgué par une ordonnance datée de ce même 1er novembre. Si néanmoins le Haut-Commissaire avait proclamé « qu'il n'y [avait] pas ici plusieurs catégories de Français et d'Indochinois. La France [appelait] tous les siens [...] »5, quelques frictions allaient se faire sentir entre les « Nouveaux » et les « Anciens ».

1 Yvan BARBE. Article « Binh Xuyên ». Encyclopédie Universalis en ligne. 2 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.106-107 3 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.25 4 Amiral d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. Op.Cit. p.78 5 Ibid. p.79

60/223 Pour Jean Lacouture, « les comportements pendant la guerre se sont faits peu sentir, et à une dizaine de personnes près, opportunistes ou japanophiles, il n’y a pas eu de chasse aux sorcières. »1 Le problème politique était en effet complexe : il n'y avait pas eu pendant la guerre de division analogue à celle de la métropole entre résistants et collaborateurs, il n'y avait pas eu en Indochine de « Gaullisme », et l'on s'était rallié en 1940 à Vichy, sans pour autant identifier l'État français à l'Allemagne nazie. Il n'y avait pas eu de collaboration active caractérisée, à l'exception de quelques affairistes à la petite semaine. Pourtant, Philippe Devillers note qu'en novembre, la colonie avait attrapé le « virus de l'épuration » et que l'on constatait quelques fissures dans le bloc français.2 Jacques de Folin estime que l'amiral d'Argenlieu avait donné priorité à l'épuration, ce qui était pour l'auteur un « sectarisme tout à fait déplacé ». Il renvoyait selon lui à fond de cale, ou dans des conditions humiliantes, des officiers ou des hauts fonctionnaires tout justes libérés pas les Japonais vers la France pour qu'ils y soient jetés en prison.3 L'amiral Decoux quant à lui avait été renvoyé à Paris dès le 3 octobre. Il n'eût pas à croiser l'amiral d'Argenlieu, mais leur inimitié resta profonde, depuis l'affaire de la Nouvelle-Calédonie jusqu'au non-lieu du procès Decoux en 1949.4 La question de l'épuration donna lieu à l'institution de la Cour de Justice pour l'Indochine, en vertu de la loi du 11 mai 1946, qui siégea à Paris à partir de l'automne 1946. Elle devait juger des faits de collaboration selon les mêmes principes juridictionnels que pour la métropole, soit « intelligence directe » ou « indirecte » avec l'ennemi. Elle était présidée par des magistrats coloniaux, et ses jurés étaient des Français ayant résidé en Indochine une année au moins depuis le 16 juin 1940.5

Il y avait néanmoins un fossé entre les nouveaux arrivants et l'armée d'Indochine. La reprise de contact avec la France, cinq ans après avoir été coupé d'elle, était difficile. Philippe Devillers parle d'un « complexe d'infériorité » des « anciens » par rapport aux « nouveaux », et souligne une « suspicion générale »6 qui amenait à des malentendus nombreux et une indécision quant à la politique à mener. Les « nouveaux » sa targuaient de n'avoir de conseils à recevoir de personne sur la politique qu'ils entendaient mener quand les « anciens » prétendaient pour leur part disposer d'une connaissance du terrain et de la psychologie de l'adversaire, les Vietnamiens, sur lesquels ils espéraient prendre une

1 Entretien avec Jean LACOUTURE, 26 février 2013, reproduit en intégralité en annexe. 2 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.37 3 Jacques de FOLIN, Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.111-115 4 Selon l'amiral d'Argenlieu, le non-lieu au procès Decoux engagea celui-ci dans une « campagne de polémiques, une mise en cause virulente » à l'encontre de celui qui avait été son successeur. Cf. Chronique d'Indochine, annexe 6, p.423 5 Le Monde. Article « Les Français qui ont collaboré... », 15 novembre 1946, p.4 6 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.38-39

61/223 revanche. Avec l'occupation japonaise, la plupart des domestiques ou autres employés vietnamiens avaient disparu ou s'étaient retournés contre leurs anciens maîtres ; c'est cela que les Français d'Indochine avaient compris comme une trahison. Pour Jean Lacouture, c'était là la raison pour laquelle ils plaidèrent l'affirmation de la force, qu'ils avaient envie de « casser la gueule du Viêt-Minh »1. Il ne faudrait pas croire cependant que la solution conservatrice – la démonstration de la force dans toute l'Indochine – n'ait eu de prise que parmi les anciens. On avait peur, dans une représentation quelque peu simpliste des « mentalités indigènes » que l'on pensait connaître, qu'une politique de négociation comme celle qu'avait tentée Jean Cédile avec les dirigeants du Viêt-Minh au Sud, soit interprétée par eux comme un signe de faiblesse. Cette politique officielle « d'amadouer » les Annamites faisait fulminer de part et d'autre. Et le général Leclerc lui-même, qui rappelait à ses hommes constamment qu'une ère nouvelle était engagée, qu'il fallait faire attention aux mots employés, que le temps du colonialisme était révolu, qui avait voulu limiter les excès de ses troupes, n'avait-il pas écrit à de Gaulle dans une lettre datée du 13 octobre 1945 : « Ce serait une erreur absolue de négocier d'une manière sérieuse avec des représentants du Viêt-Minh avant d'avoir montré notre force... J'estime qu'il n'y a qu'un moyen et un seul, c'est un débarquement en force au Tonkin... Les indigènes résisteront, mais la question sera vite résolue. »2

La ville de Saigon, au mois de novembre 1945, était surpeuplée en son centre ville de tous les réfugiés des provinces à l'entour. Dans un périmètre restreint, 26 000 des 40 000 Français de toute l'Indochine étaient regroupés. La plupart des habitants Annamites étaient partis, il ne restait en dehors des Européens que les Chinois et les Indiens. La ville, bombardée au début de l'année 1945 par les Américains visant les Japonais, devait faire face à une grande pénurie de denrées alimentaires diverses, de papier, de médicaments et de vêtements. Le pain était sévèrement rationné, l'économie tournait au ralenti et seuls les commerçants chinois réussissaient à se procurer et à vendre certains de ces biens rares ; les services publics fonctionnaient très mal ; les villas de banlieue avaient été pillées ; un couvre-feu était mis en place.3 Les Japonais étaient encore là, certains désarmés, d'autres pas encore, et des coups de feu claquaient chaque nuit à la lisière de la ville. Le Viêt-Minh et les Binh Xuyên s'étaient installés dans la campagne avoisinante et tentaient d'étendre leur influence à tout le delta du Mékong. Par l'attaque systématique de tout Européen isolé,

1 Entretien avec Jean LACOUTURE 2 Jacques de FOLIN, Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.131 3 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt-Nam. Op.Cit. p.32-34

62/223 par une guerilla incessante, ils entretenaient un climat de psychose sur toute la Cochinchine.

B- La chevauchée du général Leclerc

Les combats de la « pacification » de la Cochinchine furent difficiles. L'ennemi Viêt- Minh était invisible et fonctionnait par embuscades, il ne se laissait pas impressionner par l'arsenal militaire motorisé de la 2e DB et par les percées de la colonne Massu. En octobre, les Français tentèrent d'abord de reprendre le delta du Mékong, et tout particulièrement la localité de My Tho. Début novembre, c'est vers la Cochinchine occidentale qu'ils se dirigèrent et lorsqu'il vit les tanks avancer vers Tay Ninh, le Viêt-Minh ordonna que soient brûlés tous les stocks de caoutchouc avant de se replier dans la jungle, où il était imprenable.1 Dans la nuit du 19 au 20 novembre, les croiseurs Richelieu et Triomphant accostèrent à Nha Trang où quelques Français avaient de justesse évité d'être massacrés, dans une ville – elle était déjà la grande station balnéaire de l'Indochine – dévastée et pillée. Les Français vinrent à bout de leurs adversaires après une bataille de quelques jours : les positions du Viêt-Minh autour de la ville n'avaient rien d'improvisé, elles reprenaient méthodiquement celles que les Japonais avaient construites dans l'hypothèse d'un débarquement des Alliés, avec blockhaus et armes lourdes.2 Les combats dans le delta durèrent jusqu'en décembre, et l'on plaça des soldats Français dans chaque village repris. Ainsi, à Ben Tre, le lieutenant Lacase allait devenir un héros. Ses haut-faits sont racontés par Paul Mus :

« Une section du génie fut mise à Ben Tran et y demeura. L'action du jeune officier qui la commandait fut un facteur décisif. Le lieutenant Lacase mit rapidement en confiance la population du village par l'intérêt qu'il lui témoigna. On le reçut, on l'observa, on le jugea, on se confia à lui. Ces choses, normalement, prennent des années. Mais, même en Asie, quand les tempéraments y conviennent, l'urgence peut accélérer le processus. Le Lieutenant gagna la partie, le jour où on lui indiqua la retraite, dans le village même, de certains membres du Comité du Viêt-Minh. Ceux-ci le virent surgir devant eux, armé, certaine nuit où ils se croyaient dans un asile sûr. Il ne les tua, ni ne les arrêta. Il fit savoir que s'ils voulaient se battre, libre à eux : il était un guerrier, et il était là pour cela, s'il le fallait. Mais il ne pouvait admettre qu'ils vinssent se cacher au milieu du village, mettant en danger la vie de ceux qui les entouraient. Il leur donnait jusqu'au mardi suivant pour se décider, l'alternative étant soit de disparaître du village, soit de se soumettre. Une telle harangue n'est pas indigne de l'histoire romaine ! Ce petit Français avait su faire son

1 Philippe DEVILLERS. Ibid. p.45 2 Ibid. p.48-49

63/223 devoir sans trahir la confiance que ses amis du village avaient placé en lui. S'il avait frappé, pour se faire une gloire facile, il y aurait eu un épisode de répression de plus. Mais les villageois auraient eu le sentiment d'avoir livré leurs compatriotes, au lieu de s'en être remis à la sagesse d'un jeune chef. C'est de cette attitude loyale et humaine que date la soumission véritable, qui est l'adhésion des personnes (en gras dans le texte), quelle qu'en puisse être les manifestations extérieures. Mais la suite de l'histoire n'est pas moins belle : sous le couvert de patriotisme, quelques brigands terrorisaient la région. L'un d'entre eux venait d'enlever et d'assassiner une jeune fille. L'action fut prompte et exemplaire. Le Lieutenant traqua l'assassin et l'arrêta de sa main, malgré sa résistance armée. Le lendemain, le marché du village, déserté depuis des semaines, était peuplé de cent marchandes, et le Viet Minh local, le vrai, celui des honnêtes campagnards, était prêt à discuter. »1

En janvier, le Commandement privilégia les colonnes mobiles et celles-ci remontaient vers les hauts-plateaux du Centre, vers les territoires des Moïs et les villes de Thu Dau Môt et de Buôn Ma Thuôt. Le 27 janvier, la colonne Gufflet reprenait définitivement Dalat, avant de rallier Phan Thiêt au début du mois de février2. La chevauchée du général Leclerc fut une réussite, mais ses troupes avaient commis des excès qui furent critiqués en métropole. Le 6 février 1946, le général Leclerc déclarait à Saigon : « la pacification de la Cochinchine et du Sud-Annam est achevée, mais il y a encore des bandes rebelles ». Le 15 février, il faisait un bilan public des quatre mois d'opération. Ce rétablissement de la souveraineté française se fit au prix de 630 morts, mais 10 000 Viêt-Minhs s'étaient rendus.3

Le 9 décembre 1945, l'amiral d'Argenlieu avait prononcé à l'Hôtel de Ville de Saigon un discours dans lequel il définissait sa politique. Il y rompait, peut-être malgré lui, avec la volonté de conciliation et de dialogue avec le Viêt-Minh affichée auparavant et qu'il avait lui même affirmée lors de son discours du 1er novembre. Il se plaça en fait, dans ce discours, dans la continuité de la déclaration du 24 mars 1945, réaffirmant l'idée de Fédération indochinoise dans laquelle chaque pays devait trouver sa place, mais dans des formes maladroites. Il adopta par exemple un ton condescendant, presque agressif, à l'égard des Annamites présents dans l'auditoire : « Puis-je, en passant, demander aux Annamites très évolués où et de qui ils ont acquis leur culture supérieure, leur demander ce que deviendrait ce capital intellectuel laborieusement amassé le jour où, brusquement,

1 Paul MUS. Article « Un matin de décembre en Cochinchine » Revue Indochine française, numéro 20 – mai 1946 2 Guy GEOFFROY. Article « Colonne de paix en pays Moï » Revue Indochine française, numéro 19 – avril 1946 3 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.110

64/223 leur pays couperait, briserait tous ses liens avec l'Union française ? N'insistons pas ».1 Il en appela à « l'ordre » et à « l'autorité » française à plusieurs reprises, que désiraient selon lui « des populations paisibles et laborieuses, persécutées et parfois martyrisées par des hommes de main », faisant mine en cela d'ignorer la revendication politique qu'il pouvait y avoir derrière la guérilla Viêt-Minh. De sorte que « l'appui cordial d'une grande puissance » qu'il proposait au Viêt Nam (le Tonkin, et le Nord-Annam) était sujet à bien des équivoques. Déjà, par ailleurs, il entendait soutenir un autonomisme cochinchinois contre le Viêt Nam d'Hô Chi Minh, évoquant le risque d'un « impérialisme annamite » sur toute la péninsule : « la question du Viêt Nam n'est-elle point affaire à régler avant tout entre Annamites dans un climat de libertés restaurées et non de sectarismes exacerbés ? »2 Il donna à comprendre que chacun devait s'occuper de ses affaires, mais que la France s'occuperait des affaires de tous. Il vanta enfin l'oeuvre coloniale accomplie, dans le but de flatter les « anciens » d'Indochine parmi la foule, et d'apaiser les tensions avec les « nouveaux ». Somme toute, c'est la dernière phrase de son discours qui fut la plus maladroite, elle ne pouvait qu'envenimer la violence d'un Viêt-Minh du Sud persuadé qu'il n'y avait rien à attendre de la négociation : « Nous ne renoncerons jamais ».3

La vie tentait tant bien que mal de reprendre son cours à Saigon. L'agitation politique parmi les Français allait bon train, chacun ayant son mot à dire, son commentaire à faire sur la déclaration du 24 mars 1945, son jugement à prononcer sur tel ou tel personnage. Les « anciens » et les « nouveaux » vinrent à s'accepter et à fraterniser par accoutumance. Une vie journalistique nouvelle s'organisa : les reporters affluaient et de nouveaux journaux furent créés, à l'instar de Paris-Saigon. C'est cette agitation que décrit Antoine Audouard, dans un roman historique très réussi, intitulé Un pont d'oiseaux4. On se chamaillait sur la question de savoir où il fallait en venir dans cette guerre, s'il fallait ou non reconnaître le Viêt Nam, on se demandait ce qu'il fallait comprendre dans l'idée de l'Union française. Les tensions avaient pu escalader parfois en violence : deux incidents, suite à des critiques parues dans les journaux, secouèrent le mois de février 1946. D'abord, dans le journal Tuong Lai (Le Futur, journal vietnamien), 70 Français influents de Saigon, pour la plupart socialistes ou communistes, avaient publié une motion qui appelait à la cessation immédiate des hostilités et à la reconnaissance de l'indépendance du Viêt Nam. 1 Article « L'amiral d'Argenlieu définit sa politique en Indochine », discours du 9 décembre reproduit en intégralité. Revue Indochine française, numéro 16 – janvier 1946. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Antoine AUDOUARD. Un pont d'oiseaux. Ed. Gallimard, NRF, Paris, 2006.

65/223 Ensuite, le journal de la SFIO, Justice, critiqua violemment l'armée. Le 27 février, 500 hommes de la division Leclerc détruisirent en représaille l'imprimerie du journal et lynchèrent l'auteur des critiques, M. Metter. Il y avait un élan réactionnaire à la fois dans l'armée et dans la population civile.1 Pour Jean Lacouture néanmoins, la priorité était à la reprise des affaires, à la relance de l'économie. Selon lui, la société coloniale n'était pas effondrée, mais il n'y avait pas d'espoir d'un retour au statu quo ante non plus. Simplement, la confiance entre les Français et les Annamites avait disparu.2 Jean Despierres témoigne d'une tentative de retour à la normale : « Il y a eu reprise des cours au lycée. Il y a même eu une épreuve du baccalauréat qui a été organisée à ce moment là, et j’ai donc passé mon baccalauréat en décembre 1945 »3. Cependant, parmi les « anciens », beaucoup pensaient à rentrer en métropole. Il y avait le sentiment qu'une époque venait de se terminer. Pierre Bézard se souvient ainsi de son départ et de la dernière vision qu'il avait eue des tours de la cathédrale Notre-Dame de Saigon, depuis le pont du bateau, sinuant dans les méandres de la rivière pour rejoindre la mer : « les gens pleuraient. Ils disaient qu’ils ne reviendraient pas. Et beaucoup, si vous voulez, pensaient à leurs années passées, et à une grande déception. Parce que les gens lucides – quelques uns sont revenus, mais ils étaient très minoritaires – pensaient que c’était passé, c’était fini ».4

II- Saura-t-on négocier ?

Le Viêt-Minh avait constitué au Nord un gouvernement solide, si ce n'était un État : peu à peu les Français se rendaient compte qu'il leur serait impossible d'y revenir. Jean Lacouture, qui fut parmi les premiers journalistes à se rendre à Hanoi, le confirme : « il paraissait évident que la souveraineté Française y était impossible à rétablir puisque les Viêtnamiens étaient prêts à mourir pour ça »5 . Il allait falloir trouver une autre solution ; c'est pour cela que des négociations furent entreprises.

A- L'impossible retour au Nord

180 000 soldats chinois des troupes du général Lou-Han avaient pris position dans tout

1 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt-Nam. Op.Cit. p.80-81 2 Entretien avec Jean LACOUTURE. 3 Jean DESPIERRES. Documentaire Indochine : destins français. Op.Cit.1h25mn 4 Pierre BEZARD. Ibid. 1h27-1h28 5 Entretien avec Jean LACOUTURE

66/223 le Tonkin, le Nord-Annam et le Laos, en vertu des accords de Potsdam. Plus encore que le rôle qui leur avait été dévolu de désarmer les Japonais, envers lesquels ils se montrèrent « d'une incroyable mansuétude »1, ils étaient une armée d'occupation, et leur présence pesa énormément dans le jeu politique côté vietnamien et côté français. « L'ordre » chinois au Tonkin était en effet particulier : beaucoup d'indices donnaient à croire que leurs buts et leurs intérêts étaient tout autre que ce qu'ils affichaient officiellement. Le Tonkin, sur lequel l'Empire du Milieu lorgnait depuis plus d'un millénaire, venait de lui être offert sur un plateau.

Le général Lou-Han était le neveu du légendaire gouverneur du Yunnan et haut- dignitaire du Kuomintang, le seigneur de la guerre Long Yun.2 Il avait par conséquent naturellement tendance à soutenir le VNQDD à Hanoi.

Jean Sainteny fut témoin de deux exemples d'incidents particulièrement significatifs de cette ambiguïté dans le comportement des Chinois. Le premier fut l'affaire des billets de 500 piastres, que le Saigon de l'amiral d'Argenlieu, « dans un louable souci d'orthodoxie budgétaire » avait proclamé comme nuls. Par un hasard douteusement insondable, l'état- major et les gros commerçants chinois s'étaient retrouvés en possession de la quasi-totalité de ces grosses coupures. L'état-major chinois réprimanda Sainteny de cette décision, dont il était pourtant innocent, et fomenta des manifestations pour protester contre la mesure devant la Banque d'Indochine. Le peuple de Hanoi n'avait pourtant probablement jamais possédé le moindre specimen de cette grosse coupure. Une conférence fut tenue entre les autorités financières françaises et chinoises, et décida que toutes les coupures dont l'armée chinoise était détentrice seraient remboursées au pair. Un homme allait être la victime expiatoire de cette affaire: le directeur de la Banque de l'Indochine M.Baylin. Il fut assassiné début décembre alors qu'il se rendait à son travail. D'une manière générale, les questions monétaires et financières amenèrent entre Français et Chinois de nombreuses frictions, car de nombreux officiers de l'armée de Lou-Han était en fait en Indochine pour établir leurs intérêts commerciaux.3 L'autre incident démontre de toute l'absurdité de la relation entre Français et Chinois. Sainteny voulait faire évacuer par avion depuis Vinh (Centre-Nord) en direction de Saigon, à la mi-novembre, des blessés français. Il disposait pour cela de toutes les autorisations nécessaires, chinoises et vietnamiennes. Mais à l'atterrissage, l'avion Dakota fut immobilisé par l'armée de l'air chinoise pendant plus de 48 1 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.157 2 LEFLECH. Article « Le général Lou-Han », Revue Indochine française. Numéro 17, février 1946. 3 Jean Sainteny . Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p. 159-163

67/223 heures, forçant les membres de l'équipage à camper sous les ailes. Lou-Han se désola de l'incident et appela Vinh, mais il avoua qu'il était impuissant à le résoudre : ces hommes qui étaient normalement sous ses ordres ne voulaient plus répondre de lui depuis une brouille avec des membres de l'armée de terre chinoise ! Ils prétextèrent que l'avion était en règle pour atterrir et séjourner à Vinh, mais qu'ils n'avaient pas vu d'autorisation de décollage. L'équipage français réussit néanmoins à s'éclipser pendant la pause déjeuner du lieutenant aviateur chinois.1 D'une manière générale, les Chinois menèrent la vie dure aux Français et aux Vietnamiens pendant toute la période de leur occupation. Sainteny écrit ainsi que « les incidents de cet ordre furent quotidiens »2.

Au cours du mois de février, la France négocia avec la Chine un traité pour sortir de cette situation. Le général Salan fut envoyé à Tchoung King pour discuter avec les représentants du Kuomintang afin d'aboutir à une reconnaissance de la souveraineté française sur l'Indochine. L'accord fut trouvé le 28 février 1946, et signé, côté français, par René Meyrier (ambassadeur en Chine) et le général Salan. Il prévoyait des conditions extrêmement avantageuses pour la Chine : la France renonçait à ses droits d'extra- territorialité en Chine et devait restituer ses concessions ; la partie chinoise du chemin de fer du Yunnan passait sous propriété chinoise ; une zone franche chinoise était créée à Haïphong et les Chinois d'Indochine devaient y être traités comme les Français. En échange seulement, la souveraineté française était reconnue. La relève des troupes était prévue pour le mois de mars 1946, mais avant que celle-ci n'opérât, un important incident militaire entre les marins français et chinois fit une trentaine de morts en baie de Haïphong début mars.

Jean Sainteny (1907-1978) avait réussi, après avoir atterri à Hanoi à la fin du mois d'août 1945, à prendre ses quartiers dans le palais du Gouverneur Général et à représenter officiellement la France au Tonkin. Gendre d'Albert Sarraut, il avait travaillé pour la Banque d'Indochine quelques années avant de rentrer en France pour fonder sa propre entreprise. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il s'engagea dans la Résistance dans le réseau Alliance (Normandie) et, après s'être échappé de la prison de la rue des Saussaies à Paris où la Gestapo l'avait enfermé en 1944, et reprit le combat auprès des Alliés. Il fut nommé Compagnon de la Libération. Au début de l'année 1945, il devint chef de la

1 Jean SAINTENY. Ibid. p.157-158 2 Ibid . p.159

68/223 Mission militaire française en Chine1.

C'est après avoir rencontré d'Argenlieu à Chandernagor le 1er octobre qu'il accepta d'y rester avec le titre de Commissaire de la République, alors qu'il pensait rentrer en France pour y reprendre ses affaires personnelles2. À partir du 8 octobre, il tenta, avec l'aide de Léon Pignon qui le secondait, de protéger les Français du Tonkin et d'établir un dialogue avec Hô Chi Minh, qu'il tendait à considérer comme seul interlocuteur valable. Il avait là fort à faire : la propagande antifrançaise, souvent absurde, allait bon train de la part du Viêt-Minh, du DMH et du VNQDD3 et les Chinois, comme nous l'avons vu, ne lui facilitaient pas la tâche. Les ressortissants français portaient beaucoup d'espoir en son arrivée : « [ils] vivaient alors dans la situation d'apatrides, désarmés, pourchassés [...] »4 et attendaient la délivrance. Sainteny organisa à l'automne l'évacuation des malades et des enfants vers Saigon, et tenta de son mieux d'aider les autres à survivre dans un climat qui leur était hostile. En janvier 1946 par exemple, 145 crimes ou voies de faits furent commis contre des Français, dont six assassinats.5

Il avait rencontré Hô Chi Minh une première fois en septembre chez lui, dans sa villa près du square Paul Bert. Il s'ensuivit sept mois de conversations « secrètes » où le Commissaire de la République était accompagné de Léon Pignon, et le chef de la RDVN de Hoang Minh Giam, au cours desquelles ils discutèrent de la question de la reconnaissance du Viêt Nam. L'amitié et la confiance se nouèrent entre les deux hommes, d'autant que le Commissaire de la République avait décelé chez le leader vietnamien de la compréhension et de la diplomatie : « il [voulait] l'indépendance de son pays, mais c'est à la France elle-même qu'il [aurait aimé] la devoir »6. Hô Chi Minh se rapprochait de la France par intérêt, car il avait compris le rôle qu'elle pouvait avoir dans la construction d'un Viêt Nam indépendant et fort, mais nombreux étaient les opposants à sa politique à l'intérieur même de son parti. Le 15 octobre, dans une lettre adressée aux Français de Hanoi, il avait écrit par exemple : « Reconnaître l'indépendance du Viêt Nam, loin de faire perdre son prestige à la France, ne fera que le rehausser aux yeux du monde et devant

1 Charles-Louis FOULON. Encyclopédie Universalis (en ligne). Article « Jean Sainteny ». 2 Ibid. p. 127 3 On pouvait lire par exemple dans les journaux vietnamiens que le cuirassé Richelieu avait été coulé à Saigon par un kamikaze, ou que les avions américains qui survolaient Hanoi étaient la propriété de la RDVN. L'exemple le plus absurde rapporté par Sainteny est peut-être que les journaux aient affirmé que le révolutionnaires avaient réussi à fabriquer des « bombes atomiques anti-personnelles ». 4 Ibid. p.147 5 Ibid. p.153 6 Ibid. p.177

69/223 l'Histoire »1. Ces conversations néanmoins n'étaient qu'un secret de polichinelle à Hanoi, les Américains et les Chinois étant très bien informés.2 Sainteny disposa dans la négociation du soutien du général Leclerc, qui avait su, selon lui, « comprendre vite et voir loin », mais il se heurta au refus de certaines autorités françaises de reconnaître le terme « d'indépendance » (Doc Lap, en vietnamien), qui était pour le Viêt-Minh un leitmotiv et une obsession. Leclerc, lorsqu'il comprit que la reconquête du Tonkin était impossible, préconisa l'emploi de ce terme, proposant à Sainteny d'offrir à Hô Chi Minh une « indépendance à terme dans l'Union française ». C'était pour lui une solution raisonnable. L'amiral d'Argenlieu, en revanche, avait cette sémantique en horreur. Il avait été très ennuyé du départ du général de Gaulle du pouvoir le 20 janvier 1946, auprès duquel il prenait personnellement ses ordres, et ne savait que faire en son rôle d'arbitre définitif. Il fut davantage encore désemparé lorsque Marius Moutet (SFIO) fut nommé Ministre de la France d'Outre-Mer : il n'y avait aucune confiance entre les deux hommes. Les négociations opéraient donc dans un flou politique et sémantique, qui allait laisser la place à bien des équivoques.

B- Quelques accords sont conclus

Le général Leclerc et l'amiral d'Argenlieu avaient l'un pour l'autre une certaine inimitié. Si le premier avait déjà eu quelques difficultés à accepter que de Gaulle le plaçât en août sous l'autorité du second, c'est avec cette question de la reconnaissance du Viêt Nam que leurs divergences éclatèrent au grand jour, divergences que Jean Lacouture résume ainsi : « [ils] se partageaient à eux deux la pensée du général de Gaulle. Celui-ci ne voulait pas que la défaite de 1940 signifie la destruction de l’Empire Français »3. Le journaliste et historien y a vu deux courants opposés du Gaullisme : pour Leclerc, l'Union française et la reconnaissance du Viêt Nam représentaient un progrès, et pour d'Argenlieu, une capitulation. Outre ce désaccord de fond, Folin rapporte entre les deux hommes une mésentente, voire une détestation cordiale, qui poussa par la suite Leclerc à demander sa relève en juillet 1946. Le 26 avril, dans une lettre au général Juin, le chef de la 2e DB exprima à l'égard de l'amiral des jugements sévères. Il évoqua à son endroit « un manque de probité intellectuelle », une « vanité personnelle », un « égocentrisme considérable qui n'admet[tait] pas d'autre autorité que la sienne » avant de finalement le définir comme

1 Hô Chi Minh. Lettre aux Français de Hanoi, in Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.426 2 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.136 3 Entretien avec Jean LACOUTURE

70/223 « un autoritaire qui command[ait] peu »1 . Cette division se faisait ressentir aussi dans l'armée : la marine était du côté de l'amiral ; les armées de terre et de l'air du côté du général2. Au moment crucial de la négociation avec le Viêt-Minh, le Commandement était divisé.

Jean Sainteny néanmoins était, face à Hô Chi Minh, dans l'obligation de faire aboutir la négociation. Il ne pouvait désobéir à l'amiral d'Argenlieu en utilisant le mot d'indépendance, mais réussit à faire accepter à son interlocuteur l'idée de « self- governement » dans l'Union française. De la même manière, Saigon et Paris exprimèrent quelques réticences quant à l'utilisation du terme de « Viêt-Nam » (le pays des Viêts du Sud), souhait pourtant cher au Viêt-Minh car il était une référence à l'Histoire ancienne du pays, et à deux royaumes : le Nam Viêt, de l'ère antérieure à Jésus-Christ, et le Dai Viêt, nom que le Tonkin et l'Annam prirent à leur indépendance de la Chine en 939. Les milieux Français avaient peur du sens géographique de cette appellation, qui se voulait contenir aussi la Cochinchine. L'amiral d'Argenlieu déclara par la suite que l'usage de ce nom avait été fait « par courtoisie »3. Toutefois, c'est bien avec ce terme que fut signé le 6 mars à Hanoi par Sainteny, Hô Chi Minh, et Vu Hong Khanh (VNQDD) un premier texte, qui était une convention préliminaire à des discussions plus avancées sur les points qu'il abordait.4 Un accord annexe prévoyait les questions militaires. La France reconnaissait le Gouvernement du Viêt-Nam, et le Viêt-Nam adhérait à l'Union française. Les troupes françaises pourraient revenir pacifiquement au Tonkin, il y avait cessation des hostilités ; la question des 3 Ky serait réglée par référendum ; on prévoyait une autre conférence pour préciser les différentes dispositions de l'accord. De part et d'autre, c'était un soulagement. Les Français avaient l'impression d'avoir évité une guerre et étaient en avance sur les autres puissances coloniales d'Asie du Sud-Est, les Vietnamiens avaient la satisfaction d'être reconnus, à défaut d'être indépendants. Vo Nguyên Giap prononça le lendemain à Hanoi un discours dans lequel il justifia le choix de Hô Chi Minh devant son peuple, discours dans lequel, après avoir énoncé les dispositions de l'accord et rappelé l'impossibilité pour le Viêt Nam - à ce moment là – de mener une résistance de longue durée, il conclut ainsi : « En résumé, l'idée maîtresse du Gouvernement, c'est la paix pour le progrès, la voie ouverte par la convention est celle de l'indépendance prochaine et totale, qui est notre but »5. Côté

1 Jacques de FOLIN, Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.137 2 Entretien avec Jean LACOUTURE 3 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.139 4 Le texte de l'accord est reproduit en annexe. 5 Vo Nguyên GIAP, cité en annexe par Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.435

71/223 français, l'amiral d'Argenlieu lui même s'en félicita dans un télégramme à Alexandre Varenne.1 Le 18 mars, le général Leclerc entrait dans Hanoi avec sa 2e DB, flanqué de Jean Sainteny, et était accueilli par la foule française en libérateur. Ce même jour, le Ministre Moutet prononça un discours dans lequel il posait les bases de la future Fédération indochinoise.2 Enfin, le 24 mars, une importante rencontre eut lieu entre Hô Chi Minh et l'amiral d'Argenlieu à bord du croiseur Emile Bertin en baie de Ha Long. Les deux hommes, après une matinée de conversations, convinrent de l'envoi d'une délégation parlementaire vietnamienne à Paris, de l'organisation d'une conférence préliminaire à Dalat, suivie d'une conférence finale entre les deux pays à Paris au cours de l'été. Les bases d'un dialogue pacifique étaient posées.

La question du respect des accords fut, de part et d'autre, sujette à bien des échauffourées. De nombreux incidents contribuèrent à amener les deux camps à s'accuser respectivement de leur violation et l'on s'achemina vers les deux conférences prévues dans un climat où la violence sourdait. Quelques exemples de tensions civiles et militaires en témoignent. Le 29 mars, les Forces françaises de Savannakhet (Laos), qui avaient été désignées pour relever les troupes chinoises à Huê, avaient été sérieusement accrochées par des Vietnamiens alors qu'elles passaient la frontière, ceux-ci faisaient mine d'ignorer les accords. Dans la ville, la population vietnamienne badigeonnait sur les murs : « Le Nam Bo au Viêt Nam » et « Ouverture immédiate des négociations à Paris »3. À Saigon, Nguyên Binh avait remplacé Trân Van Giau à la tête du Comité Exécutif du Nam Bô, tandis que les attentats continuaient. Le Viêt-Minh éliminait méthodiquement les notables dans les villages pour les remplacer par des hommes de paille à son service. Cédile et d'Argenlieu avaient décidé par ailleurs de la formation d'un Conseil Consultatif de la Cochinchine en février, composés d'autonomistes cochinchinois et de personnalités françaises. Ils étaient pour Nguyên Binh des cibles privilégiées, en ce que leurs objectifs n'étaient pas à l'unification des trois Ky. Le 29 mars, le docteur Tran Van Phat, membre de ce conseil, était assassiné ; le 4 mai, c'était au tour de M. Nguyên Van Thach. Entre temps, un arsenal militaire français avait mystérieusement explosé le 8 avril. Ce sont ces trois « attaques terroristes » que l'amiral déplora dans son discours du 26 mai 1946.4 Les troupes françaises, de leur côté, n'étaient pas innocentes d'exactions et de bavures dans leur chasse

1 Article « La convention franco-annamite » Revue Indochine française, numéro 18 – mars 1946. 2 Maris MOUTET. Article « L'acte de naissance de la nouvelle Fédération », Revue Indochine française, numéro 19 – avril 1946 3 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.91 4 Article « L'amiral d'Argenlieu déclare », Revue Indochine française, numéro 22 – juillet 1946.

72/223 aux « bandes » terroristes : le 18 avril, à Hau Giang (Cochinchine), elles avaient bombardé un village, causant la mort de 23 civils ; le 26 avril, près de Ninh Hoa (Centre), des soldats avaient incendié un hameau, faisant disparaître les stocks de riz des habitants.1 Enfin, de nombreux échanges de coups de feu furent recensés tout le long du mois d'avril, à l'instar de l'incident du 27 avril entre soldats français et vietnamiens.

Il semble en fait que la violence, de part et d'autre, ne se soit jamais vraiment estompée, que malgré l'opportunité, l'on ne se soit jamais essayé à la paix. Il n'y avait pas de confiance entre Français et Vietnamiens car les accords du 6 mars n'étaient pas des accords entre deux peuples, mais des accords entre deux hommes : Jean Sainteny et Hô Chi Minh.

III- De Dalat à Fontainebleau

L'entente était difficile, mais possible. Pourtant, de Dalat à Fontainebleau, la situation s'envenima, chacun des deux camps accusant l'autre d'infidélité aux accords du 6 mars et s'en tenant à des positions rigides. Dès le mois d'avril, la question de la Cochinchine souleva une électricité dans les relations franco-vietnamiennes qui ne devait jamais retomber avant la fin de la guerre.

A- Concilier l'incompatible

La conférence préliminaire de Dalat entre le Viêt Nam et la France se tint du 19 avril au 11 mai 1946. Côté vietnamien, étaient présents le général Giap (ministre de la Défense de la RDVN), Nguyên Tuong Tam (ministre des Affaires Etrangères – VNQDD), Trinh Van Binh (directeur des douanes et des régies du Viêt Nam), Duong Bach Mai, Vu Van Hiên et Pham Ngoc Thach (représentant le Comité Exécutif du Nam Bô). Côté français, l'on comptait l'amiral d'Argenlieu, Max André (ancien directeur de la Banque d'Indochine, futur sénateur de la Seine), Léon Pignon, Pierre Messmer (secrétaire général du Comité pour l'Indochine, futur Premier Ministre), Gonon (conseiller financier), Bousquet (conseiller économique), le général Salan et Bourgoin (expert économique). La conférence avait pour but que les parties précisassent leurs positions sur la question de la Fédération Indochinoise, des pouvoirs de l'Etat vietnamien et de ses rapports avec la France, ainsi que

1 Bulletin de l'Association France-Vietnam, numéro 1 – juillet 1946. MRN, carton n°37

73/223 sur la question de la Cochinchine, afin que la conférence de Fontainebleau par la suite ne soit plus qu'une formalité. Les discussions furent tendues, mais ce n'était pour autant un échec retentissant. L'on avait du mal, de part et d'autre, à faire des concessions. Le ton monta parfois et, lors d'une session, le général Giap partit en furie et en claquant la porte, ce qui lui valut par la suite sa réputation de belliciste.1 Philippe Devillers rapporte pourtant que, malgré un démarrage froid, le travail fut actif et les procédures et méthodes rapidement fixées. Quatre commissions étaient mises en place : politique; culturelle ; économique ; militaire. L'on réussit à s'accorder le 26 avril sur la cessation des hostilités en Cochinchine et à mettre en place un comité mixte afin que celle-ci intervînt le plus rapidement possible, mais la France n'était pas dupe pour autant : Messmer prouva, documents en main, que l'origine des troubles était douteuse.2 Sur les questions économiques et culturelles, les négociations étaient fructueuses : Français et Vietnamiens s'entendirent sur la participation de la France au développement du Viêt Nam, la libre circulation des personnes et des marchandises dans la Fédération, et la création d'unions douanière et monétaire3. Quelques tensions néanmoins subsistaient quant à la propriété des entreprises et infrastructures françaises au Tonkin, mais elles étaient minimes au regard de celles qui concernaient les questions politiques : la Fédération Indochinoise, les attributs du nouvel État vietnamien, et surtout la question de l'unité des trois Ky, du référendum, et de la politique que la France entendait mener en Cochinchine : les vues étaient très divergentes. Pour Giap, « les Français se retranchaient derrière un soi disant particularisme cochinchinois »4. De fait, la position des deux camps était formelle quant à la Cochinchine : le Viêt Nam voulait un référendum au Sud qui ait un caractère administratif seulement, tandis que les Français voulaient un référendum politique afin que le peuple cochinchinois exprimât « sa libre volonté » ce qui était selon elle « un principe fondamental de droit naturel »5. Devillers concluait son article pour le journal Le Monde, publié les 25 et 26 juin 1946, en disant qu'il allait falloir de part et d'autre de sérieux efforts, mais qu'il n'y avait pas de raisons de sombrer dans le défaitisme. Les délégations avaient appris à se connaître et s'apprécier, ce qui était un « fait capital ». Le journaliste qu'il était faisait remarquer que la personnalité de Giap s'était démarquée par ses exceptionnelles qualités : « un rude jouteur, rompu à toutes les subtilités de la dialectique,

1 Vo Nguyên Giap. Une vie. Op.Cit. p.63 2 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.105-107 3 Ibid. p.109 4 Vo Nguyên Giap. Une vie. Op.Cit. p.65 5 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.107

74/223 animé d'un patriotisme ardent »1, ce même Giap qui, fulminant à son retour à Hanoi, jugeait déjà la guerre « probable ».

L'intransigeance de part et d'autre avait, outre les faits cochinchinois et les intérêts des deux camps, des raisons politiques exogènes. Au Tonkin, le Viêt-Minh devait s'affirmer devant la surenchère nationaliste de ses partis politiques concurrents. En France, l'on votait au mois de mai pour la première fois la Constitution de la IVe République (qui fut rejetée lors de ce premier vote) et devant l'incertitude politique, le Ministre des Affaires Étrangères et futur Président Georges Bidault avait verrouillé la négociation.2

La notion de « référendum » dans les accords du 6 mars, à laquelle était suspendue la réunion des trois Ky, laissait la place à bien des équivoques telle qu'elle avait été posée dans le texte : « le Gouvernement français s'engage à entériner les décisions prises par la population consultée par référendum »3.Quelle population ? Quelle question ? Surtout, il fallait à l'organisation d'une telle consultation populaire un climat pacifié, de l'ordre, ce qui n'arriva jamais réellement, malgré quelques éphémères accalmies. Les intérêts français et vietnamiens divergeaient quant aux réponses potentielles, tandis que le Haut-Commissariat avait lancé depuis février une politique de soutien à l'autonomisme cochinchinois en créant un Conseil Consultatif de la Cochinchine.

L'autonomisme cochinchinois était un mouvement réel, mais il semblait être un mouvement et un parti politique de cadres, contrairement au Viêt-Minh qui était un parti de masse et avait réussi à prendre position dans les campagnes. La plupart des cadres de l'autonomisme cochinchinois étaient issus de l'intelligentsia saïgonnaise : médecins, professeurs, avocats, etc. Ils étaient pour beaucoup des « retour de France » et avaient adopté un mode de vie à la française. À Saigon même, malgré leur activité politique intense, ils peinaient à rassembler les foules. Fin avril et début mai, des manifestations populaires eurent lieu, où l'on pouvait lire sur les banderoles « La Cochinchine aux Cochinchinois »4. Néanmoins, la plus grosse manifestation, celle du 1er mai à Saigon, ne rassembla que 10 000 personnes : c'était très loin des chiffres dont se targuait le Viêt-Minh à Hanoi. En outre, les longs mois de guérilla et l'élimination des notables opposants dans les villages avaient permis au Viêt-Minh d'opérer une mystification de la population : il lui promettait une protection contre une terreur dont il était responsable ! Les Français et les

1 Ibid. p.113 2 Entretien avec Jean LACOUTURE. 3 Accord du 6 mars, dont le texte est reproduit en annexe. 4 « D'un mois à l'autre », Revue Indochine française, numéro 21 – juin 1946

75/223 milices des autonomistes étaient impuissantes à assurer une protection efficace des paysans, car ils n'avaient pas la maîtrise du terrain qu'avaient acquis les hommes de Nguyên Binh. Jean Lacouture fait état pourtant d'un « patriotisme cochinchinois certain », mais rappelle qu'il s'agissait là d'un autonomisme et non d'un séparatisme : « ils voulaient être autonomes dans un grand Viêt Nam »1. Il est vrai que la Cochinchine, plus riche et développée que le Tonkin et l'Annam, avait à cela des motifs économiques.

Le Conseil Consultatif pour la Cochinchine avait été créé le 1er février 1946 et avait tenu sa première réunion quelques jours plus tard à Saigon, le 12, soutenu par Jean Cédile et par l'amiral d'Argenlieu. Deux personnages y étaient importants : le docteur Nguyên Van Thinh et le colonel Nguyên Van Xuân. Nguyên Van Thinh (1888-1946) était un médecin né dans une riche famille saigonnaise et fondateur du Parti Démocrate indochinois en 1937. Le colonel Xuân (1892-1989) était lui aussi issu d'une riche famille saigonnaise. Après avoir étudié en France à l'école Polytechnique, il fit carrière dans l'armée française et fut en 1947 le premier vietnamien à y être élevé au grade de général. Le Conseil Consultatif était, dans l'esprit de l'amiral d'Argenlieu, la réalisation logique de la déclaration du 24 mars 1945. Il associait des membres français, hautes personnalités de la colonie, et des membres annamites à tendance autonomiste, afin que les intérêts français fussent maintenus au mieux. Outre d'Argenlieu et Cédile, c'était tout le Comité inter-ministériel pour l'Indochine (COMININDO) qui l'appuyait, ainsi que l'exprimait le Ministre Marius Moutet dans un télégramme à l'amiral d'Argenlieu daté du 13 mars 1946 : « On me signale qu'il serait possible d'organiser avec des personnes connaissant bien la Cochinchine toute une propagande pour empêcher sa réunion avec le Tonkin, sous le slogan « La Cochinchine aux Cochinchinois ». Nous pourrions remporter à cet égard un grand succès politique »2. Le Conseil Consultatif avait un socle politique « indigène », mais celui-ci était diffus dans le lien qu'il entretenait avec les colons et le Gouvernement français. Ce lien, en effet, est sujet à bien des controverses, puisque c'est ici la question de l'origine de ce qui devint la République du Viêt Nam (Viêt Nam Công Hoa, République du Sud Viêt-Nam jusqu'à sa chute le 30 avril 1975) qui se joue. Une série de télégrammes, échangés entre les différents protagonistes au cours des mois d'avril et mai, tissa cette ambiguïté. Le 3 avril, le Haut- Commissaire répondit au télégramme du 13 mars du ministre en rappelant sa détermination à « appliquer la déclaration du 24 mars [1945] sans délai et dans l'esprit le plus libéral » et justifiait ainsi la création du Conseil Consultatif ; il prévoyait par ailleurs la

1 Entretien avec Jean LACOUTURE 2 Amiral d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. Op.Cit. p.207

76/223 transformation imminente de celui-ci en un gouvernement : « j'envisage pour l'instant comme moment le plus favorable celui du départ de la délégation du Viêt Nam pour Paris »1. Il s'agissait là pourtant d'une violation caractérisée des accords du 6 mars, l'amiral d'Argenlieu reconnaissait qu'il y avait là matière à fâcher Hô Chi Minh2. Le 21 avril, une réponse de Paris, signée Labrouquère, un nouveau venu au ministère, l'invita à limiter son action : « nous ne devons apparaître comme tenants d'aucune tendance »3, ce qui était en contradiction avec les instructions précédentes de Moutet. Le 26, l'amiral fit parvenir à Paris un rapport dans lequel il exigeait une prise de position claire, injonction à laquelle il estima n'avoir jamais eu de réponse précise. La responsabilité d'impulser ou non la création d'un Gouvernement en Cochinchine lui revenait donc totalement. Le 15 mai, il reçut deux télégrammes qui influencèrent sa décision. Le premier était d'Alexandre Varenne, retransféré par le ministère ; l'ancien gouverneur général exprimait un avis double :

« 1/ Remettre référendum jusqu'à rétablissement complet de la situation. 2/ Constituer sans retard un gouvernement provisoire annamite en Cochinchine ayant un prestige comparable à celui du Viêt Nam. » Le second télégramme venait du colonel Xuân :

« Suite entrevue ministre et personnalités du monde politique et de la presse, nous croyons avoir réussi à redresser opinion jusqu'ici touchée par seule propagande adverse. Sommes encouragés par hautes personnalités à poursuivre action en faveur rapide installation gouvernement provisoire de Cochinchine autonome. »4 La décision de l'amiral était prise. Il l'exprima dans un discours marathon le 26 mai, devant l'hôtel de ville de Saigon : « en Cochinchine nous n'avions à consulter personne, car, juridiquement et moralement, nous étions en famille et chez nous »5 et, comme il n'était jamais à l'abri de l'emphase, il loua, après quelques notes d'autosatisfecit, « la noblesse de cette politique hardie, mais bien humaine et sage »6. Le 1er juin, lendemain du départ d'Hô Chi Minh pour la France, le Gouvernement Provisoire de la Cochinchine (GPC) était créé.

B- Confiance ou défiance réciproque ?

Le 1er juin, Jean Cédile annonça donc la constitution d'une République cochinchinoise

1 Ibid. p. 268-269 2 Ibid. p.271 3 Ibid. p.272 4 Ibid. 5 Article « L'amiral d'Argenlieu déclare... » Revue Indochine française, numéro 22 – juillet 1946 6 Ibid.

77/223 indépendante, avec à sa tête le docteur Thinh, élu à la majorité des deux tiers des voix par le Conseil Consultatif. Le président Thinh disposait d'un conseil de huit ministres, responsables envers lui, et nommait les chefs de province. Le Commissaire de la République lui était cependant étroitement associé : il était son conseiller, le représentant de la France et de la Fédération indochinoise et le garant de la sécurité intérieure et extérieure de la Cochinchine.

Le Gouvernement de la Cochinchine lors de la seconde conférence de Dalat (août 1946)

Source : Revue Indochine française - numéro 24 (octobre 1946) Le GPC fut taxé à bien des reprises par la suite de n'être que « fantoche » dans les mains du Haut-Commissariat. En effet, s'il avait pour projet politique et économique de faire de la Cochinchine un havre démocratique face à la RDVN et de développer les infrastructures en maintenant les intérêts français, il n'était premièrement pas élu par son peuple, et deuxièmement la mainmise que gardait les Français sur lui était l'objet de suspicions. Il tenta bien de gagner en légitimité par un travail sérieux et par de nombreuses visites de terrain1, à faire un effort de distinction d'avec la RDVN, mais il n'avait que peu de prestige. Léon Pignon, adjoint de Sainteny à Hanoi, a reconnu « une erreur » dans l'expérience du

1 Reportage photographique : « le président Thinh visite la Cochinchine » Revue Indochine française, numéro 23 – août/septembre 1946

78/223 Gouvernement de la Cochinchine.1 La question de l'autonomisme cependant prenait sa source dans l'opposition au communisme du Viêt-Minh. Le colonel Xuân confia ainsi à Philippe Devillers, en marge de la seconde conférence de Dalat que « rien ne s'opposerait à l'union des 3 Ky si le gouvernement d'Hanoi était orienté moins à gauche »2.

Lorsqu'à bord du bateau qui le menait en France, Hô Chi Minh apprit la constitution du GPC, il déclara au général Salan : « Vous faites une nouvelle Alsace-Lorraine et nous irons à une guerre de Cent ans »3. Le Viêt-Minh s'attendait-il déjà à la guerre ? Nous avons vu que Giap l'estimait après la première conférence de Dalat comme probable : « nous voulions préserver notre peuple du fléau de la guerre, mais il eut été criminel de ne pas tout faire, simultanément, en prévision d'un échec de ces négociations et d'une agression des colonialistes »4. Il engagea pour cela des préparatifs militaires intenses au Tonkin, réorganisant les Tu Ve et accélérant l'entraînement de ses troupes. Le général Leclerc avait intercepté un télégramme de Hô Chi Minh à son gouvernement, envoyé à la veille de son départ, enjoignant ses hommes à « se préparer à toute éventualité », ce qui l'amena, dans une lettre adressée à Maurice Schumann et datée du 6 juin, à mettre en garde contre ce « grand ennemi de la France »5 : « tout est voulu et ordonné par lui »6. La délégation d'amitié franco-vietnamienne, dirigée par Pham Van Dông, était arrivée en France mi-avril, dans le but de préparer la conférence de Fontainebleau. Ce séjour avait été fructueux, et la délégation repartit de l'aéroport du Bourget le 16 mai en entamant une vibrante Marseillaise7. Seul Pham Van Dông resta à Paris en l'attente de son président, qui débarqua à Biarritz le 12 juin avec sa suite où Jean Sainteny, qui avait accompagné Dông en France en avril, était venu l'accueillir. Il lui demanda sans ambages s'il ne ferait pas mieux de repartir directement pour le Tonkin. En effet, la conférence projetée semblait désormais inutile aux Viêtnamiens : ils se demandaient si les accords du 6 mars n'étaient pas au fond une duperie visant à les éloigner de leur pays pour que la France se réinstallât mieux encore au Nord du 16e parallèle. Jean Sainteny eut beau s'efforcer de convaincre ses interlocuteurs que la décision de l'amiral d'Argenlieu n'était que provisoire et se plaçait dans la perspective d'un référendum, la confiance était perdue et le ton de la délégation vietnamienne changea8.

1 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.160 2 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.124 3 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.147 4 Vo Nguyên GIAP. Une vie. Op.Cit. p.57 5 Jacques DALLOZ. Georges Bidault : biographie politique. Ed. L'Harmattan. Paris, 1992. p.147 6 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.151 7 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.220 8 Ibid. p.221-222

79/223 Chapitre IV : le tournant vers la guerre

De l'été à l'automne 1946, la guerre se dessina avec une précision chaque jour plus effrayante et funeste. Les Vietnamiens arrivèrent à Paris avec le pressentiment d'avoir été piégés. De part et d'autre, l'on ne souhaitait se risquer aux concessions nécessaires à la paix car l'on avait trop peur de perdre la face dans son propre camp. La France était autrement préoccupée à ses affaires politiques, à la reconstruction et aux prodromes de la Guerre Froide. Giap, en l'absence de Hô Chi Minh, avait les rênes à Hanoi et armait ses troupes. Tout un jeu de faux-semblants ne devait pas suffire à enrayer un engrenage macabre.

I- Les échecs de l'été 1946

À bien des égards, avec la constitution du GPC, la conférence de Fontainebleau avait échoué avant même son ouverture. Au surplus, Georges Bidault (MRP) venait d'être élu, après le renversement du cabinet Félix Gouin, à la tête d'un gouvernement rassemblant les trois principales forces politiques de l'après-guerre : PCF, MRP et SFIO. Il y cumulait les fonctions de Président, de Ministre des Affaires Etrangères, et de député. Le 2 juillet, Bidault reçut Hô Chi Minh à déjeuner, en parallèle de la conférence à laquelle le leader de la RDVN ne participait pas. Le déjeuner fut cordial et les deux hommes échangèrent sur « l'amitié entre nos deux pays qui d[evait] redevenir plus forte, plus sincère »1. Le nouveau président s'était pourtant montré prudent, voire méfiant, depuis le début de l'affaire. Ses instructions quant à la première conférence de Dalat (il était alors seulement Ministre des Affaires Etrangères) avaient été à l'intransigeance avec le Viêt-Nam ; il les renouvela dans les mêmes termes pour Fontainebleau lors du Comité inter-ministériel du 29 juin.2

A- L'échec (prévisible) de Fontainebleau

La conférence de Fontainebleau se tint du 8 juillet au 12 septembre 1946 dans le château de Fontainebleau (région parisienne), à la suite de la première conférence de Dalat et en vertu de l'accord du 6 mars. La délégation française ressemblait dans sa composition à celle qui avait pris part aux premières conversations deux mois auparavant : elle était

1 Jacques DALLOZ. Georges Bidault : biographie politique. Op.Cit. p.144 2 Ibid. p.147

80/223 emmenée par Max André, et comptait dans ses rangs Léon Pignon, le général Salan, l'amiral Barjot, M. Bourgoin, Pierre Messmer et M. Juglas1. Georges Bidault n'assistait pas à la conférence, mais son gouvernement était représenté dans sa forme tripartite : derrière Max André (MRP), les députés Henri Lozeray (PCF) et Paul Rivet (SFIO) étaient aussi affairés aux négociations, mais Jacques Dalloz fait remarquer qu'ils n'ont pas fait d'opposition aux MRP, qui étaient majoritaires2. Paul Rivet démissionna néanmoins après deux semaines de débtas : « aucune solution positive ne se prés ente : j'entends n'être ni dupe, ni otage, ni complice »3. La délégation viêtnamienne était pour sa part emmenée par Pham Van Dông4 et composée notamment de Trinh Van Binh (Ministre des Finances) , Ta Quang Buu, Nguyên Manh Ha (Ministre de l'Economie), Hoang Minh Giam (l'homme lige de Hô Chi Minh), Duong Bach Mai (Comité provisoire du Nam Bô), Phan Anh, et Dang Phuc Thong (Directeur des Chemins de Fer du Viêt Nam). Hô Chi Minh était à Paris et influait sur les positions de ses diplomates, mais ne prenait pas personnellement part aux discussions.

La Conférence commença mal : dans une allocution que certains commentateurs français qualifièrent « d'exposé de revendications », « d'agressive » et « ne respectant pas la vérité historique »5 , Pham Van Dông traduisit le malaise vietnamien devant la création du GPC, qu'il avait qualifié peu avant devant la presse de « provocation de l'amiral d'Argenlieu »6. Malgré ce courant d'air froid à l'ouverture, les négociations débutèrent tant bien que mal au cours du mois de juillet. Les exigences politiques des deux camps restaient toutefois largement incompatibles : le statut du Viêt Nam dans l'Union française ne pouvait être défini tant que l'Union française elle-même ne l'était pas, ce qui laissait un flou considérable sur la question de la représentation diplomatique à l'étranger du Viêt Nam. Qu'est ce qu'était un « État libre » dans l'Union française ? Les exigences se heurtaient aux incertitudes car aucune qualification juridique n'existait et les Vietnamiens tentaient de grapiller des prérogatives pour atteindre un statut qui ressemblerait peu ou prou à une « indépendance ». De la même manière, la question de la perception des droits de douanes dans la Fédération indochinoise soulevait de fortes tensions. Le premier fruit de la discorde

1 Jean CARNAC. Article « Fontainebleau ou la conférence à surprise » Revue Indochine française, numéro 23 – août septembre 1946. 2 Jacques DALLOZ. Georges Bidault : biographie politique. Op.cit. p.147 3 Association France-Vietnam, bulletin numéro 1 – juillet 1946. MRN, carton numéro 38 4 Pham Van Dông avait réussi à s'imposer comme le bras droit politique de Hô Chi Minh. Il fut par la suite Premier Ministre du Viêt Nam de 1955 à 1987. 5 Jean CARNAC. Article « Fontainebleau ou la conférence à surprise » Revue Indochine française, numéro 23 – août septembre 1946. 6 Ibid.

81/223 était donc la souveraineté extérieure du Viêt Nam, dont les deux camps avaient des conceptions radicalement opposées. Venait ensuite la question naturellement épineuse des trois Ky, mais elle ne fut que peu discutée avant le début du mois d'août. Sainteny relate en outre que la question des indemnisations relatives aux biens français amena elle aussi l'atmosphère à devenir orageuse.1 Les positions étaient très difficiles à concilier, d'autant que les Vietnamiens se méfiaient beaucoup : « voyant dans toute proposition française le désir caché de « tourner » les accords du 6 mars, les Viêtnamiens se retranch[èrent] dans une obstruction presque systématique à toute tentative constructive de la part de la délégation française »2.

Malgré l'échec qui commençait à se nouer, la France était autrement préoccupée qu'à cette affaire qui lui semblait lointaine. Les débats de l'Assemblée Constituante et la reconstruction occupaient bien davantage les journaux que cette conférence franco- vietnamienne à laquelle aucun Ministre, aucune personnalité politique majeure ne prenait part, qui ne se tenait même pas à Paris et dont aucun calendrier n'avait été établi. Le président Bidault, surchargé de travail par sa triple fonction, avait peu de temps à accorder au problème vietnamien. L'opinion métropolitaine était elle curieuse quant à la figure de « l'oncle Hô », mais l'était beaucoup moins lorsqu'il s'agissait de connaître la teneur des débats. Ce désintérêt relatif ne fut que renforcé par l'organisation, en parallèle de Fontainebleau, de la Conférence de la paix (29 juillet -15 octobre 1946) qui réunit les 21 nations qui avaient pris part à la guerre contre l'Allemagne nazie au palais du Luxembourg. Dans un contexte où Churchill avait déjà prononcé son célèbre discours du « rideau de fer » à Fulton (États-Unis) le 5 mars, cette conférence était primordiale dans le jeu des relations internationales. C'est là que commença à se dessiner un « bloc oriental » en Europe ; on parlait alors de « groupe slave »3.

La rupture intervint avec l'annonce de l'ouverture à Dalat (Cochinchine) d'une autre Conférence qui réunissait, par la volonté de l'amiral d'Argenlieu et sous la présidence du général Alessandri, les délégations française, cambodgienne, cochinchinoise et laotienne. Le premier août, Pham Van Dông, en réaction, posa un ultimatum aux Français : les délégués Vietnamiens ne négocieraient plus si la seconde conférence de Dalat continuait.

Le général Leclerc avait demandé sa relève d'Indochine et avait été nommé inspecteur des Forces armées en Afrique du Nord. D'Argenlieu, jouissant de pouvoirs larges étant

1 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.cit. p.226 2 Ibid. 3 Jacques DALLOZ. Georges Bidault : biographie politique. Op.cit. p.132-134

82/223 donné son éloignement de la métropole, avait désormais les mains libres en Indochine en ce qu'il n'y avait plus de personnalité aussi charismatique que lui pour lui faire opposition et modérer ses choix. Déjà, au cours du mois de juillet, il n'avait guère aidé à la négociation ; le président Bidault le redoutait mais n'avait d'autre choix que de le garder : « À Saigon, le féal d'Argenlieu, toujours en liaison avec [de Gaulle], [était] prêt à dénoncer toute concession »1. Les intrigues de l'amiral étaient, il est vrai, la preuve de son extrême fidélité au chef de la France libre, alors en semi-retraite à Colombey-les-deux- églises. Le général de Gaulle, devant les péripéties de Fontainebleau, ne lui adressa t-il pas une lettre dans laquelle il lui intimait « de tenir et d'agir en dépit de tout. Si les choses tournaient finalement du côté de la lâcheté et de l'abandon, vous ne sauriez vous en faire l'instrument d'exécution »2 ? C'est ainsi que Dalat II, dont le but inavoué était de faire pression sur Fontainebleau, s'ouvrit. Il s'agissait d'une réplique à « l'atmosphère artificiellement favorable au Viêt Nam »3 et de traiter à égalité les trois autres pays qui formaient l'Indochine. Le Haut-Commissaire, dans ses mémoires, y évoque un « excellent travail pendant que les palinodies (sic) autour de Fontainebleau se poursuiv[aient] »4, travail par lequel il avait été décidé d'entériner une Fédération Indochinoise dont les attributs et les institutions étaient très favorables aux intérêts français.

Pour Georges Bidault, céder à l'ultimatum eut été une abdication. Le 3 août, il envoya un télégramme à d'Argenlieu : « pas de désaveu à votre égard » tout en lui sommant, pour éclaircir la situation, de dire que cette seconde conférence de Dalat n'était que « préparatoire »5. Les pourparlers de Fontainebleau étaient suspendus, et ne devaient reprendre que sporadiquement par la suite, grâce aux interventions de Jean Sainteny et d'Hô Chi Minh, pour consacrer l'échec définitif de la conférence. La position française était d'affirmer officiellement que la constitution du GPC et la seconde conférence de Dalat ne constituaient pas une violation des accords du 6 mars.

B- L'Union française, une réalisation difficile

Le débat sur l'Union française occupa l'Assemblée Constituante toute l'année 1946. Il fut houleux : le rapport des forces politiques était divisé entre trois partis, le PCF, la SFIO,

1 Ibid. p.144 2 Ibid. p.146 3 Philippe DEVILLERS. Entretien avec l'amiral d'Argenlieu. Vingt ans et plus avec le Viêt-Nam. Op.Cit. p.127 4 Amiral d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. Op.Cit. p.306 5 Jacques DALLOZ. Georges Bidault : biographie politique. Op.cit. p.148-149

83/223 et le MRP, qui se partageaient le gouvernement et l'Assemblée mais avaient des idées très divergentes sur cette question. L'Union française avait été inventée pour résoudre la crise vietnamienne, mais ce n'était pas tant le Viêt Nam qui intéressait les hommes politiques français que le jeu de pouvoir autour de la conception que l'on voulait se faire de la France et de sa puissance.

Le tripartisme du gouvernement Bidault était la base d'une cacophonie gouvernementale sur la politique à adopter qui ne fit que renforcer les pouvoirs du Haut-Commissaire à Saigon. Un télégramme provenant de l'Indochine allait par exemple dans sept organismes différents et envoyait en retour des réponses parfois contradictoires1, laissant libre choix à l'amiral d'exécuter celle qui lui convenait le mieux. Le général Valluy, qui avait remplacé Leclerc au poste de Commandant des troupes françaises en Extrême-Orient, rappela, de la même manière, dans un entretien en 1967, que « Paris [les] laissait patauger »2. Georges Bidault était opposé à l'idée d'une indépendance du Viêt Nam pour deux raisons : il invoquait la nature totalitaire du régime de Hanoi et craignait par ailleurs une contagion du « capiteux brevage de l'indépendance »3 dans l'Union française, mais n'excluait pas cependant la solution d'un règlement négocié et avait pour cela le soutien du journal Le Monde, par la plume de son éditorialiste Rémy Roure. La politique menée par l'amiral à Saigon était parfois en contradiction avec ses vues4.

Maurice Thorez, le secrétaire général du PCF depuis 1930, était lui aussi entré au gouvernement Bidault, sur le maroquin de vice-président du Conseil. La position de son parti avait été, lors de la conférence de Fontainebleau, de prendre fait et cause pour les Vietnamiens « dont les plus lucides n'acceptaient pas ce tapage sans une certaine inquiétude »5. En réaction, les partis de droite encouragèrent les délégués français à l'intransigeance6. La question vietnamienne était devenue une question de politique intérieure, un prétexte à la polarisation entre les partis dans la perspective du second référendum constitutionnel à venir.

C'est donc tout naturellement que ces dissensions se répercutèrent sur les débats autour de l'Union française, au cours des mois d'août et de septembre. Le premier article du texte discuté à l'Assemblée proposait par exemple, sur proposition socialiste, la dénonciation du

1 Ibid. p.154 2 Ibid. p.153 3 La formule est de l'amiral d'Argenlieu. 4 Ibid. p.154 5 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.227 6 Ibid.

84/223 « colonialisme » tel qu'il avait été avant la guerre. Rémy Roure émit de cela une critique violente dans le journal Le Monde : « Il serait en tout cas assez étrange que la IVe République débutât par favoriser et par « officialiser » l'oeuvre qu'un Jacques Doriot1 voulait accomplir avec Abd-el-Krim, après l'avoir tentée également en Extrême-Orient »2. Si la gauche entendait à cette nouvelle formule une relation différente avec les colonisés, l'on ne souhaitait pas non plus voir l'Empire et l'oeuvre de la IIIe République dilapidés. La question de la place de la France dans cette Union posait ainsi question : serait-elle aussi centrale qu'elle l'escomptait ? La rhétorique de la « mission » de la France était ainsi réactivée, et avait des relais nombreux pour convaincre l'opinion. Pour Roure, il s'agissait de « maintenir ou renoncer » pour le bien des peuples : « éliminez l'Occident et vous aurez ce que nous avons précisément trouvé : le chaos, souvent la barbarie, et l'exploitation de la faiblesse par la force brutale »3. Le 19 août, à La Rochelle, Marius Moutet prononça un discours dans lequel il esquissait une définition de l'Union française. À partir du 20 août, les critiques fusèrent à l'Assemblée. Elles eurent un retentissement particulier car elles provenaient de deux figures prestigieuses : Édouard Herriot et Charles de Gaulle virent dans le projet en l'état « la mort de l'Empire français »4. C'est finalement le ministre d'État Alexandre Varenne qui sortit l'affaire de l'impasse en rédigeant une Charte de l'Union française, dans laquelle il était précisé qu'un État associé, comme allait l'être le Viêt Nam, était différent d'un État indépendant. L'Union française fut votée avec la Constitution de la IVe République, le 27 octobre 1946.

C'est dans ce contexte qu'Hô Chi Minh signa in extremis avant son départ un modus vivendi avec Marius Moutet le 14 septembre 1946. La délégation viêtnamienne était sur la route du retour après avoir refusé de signer tout accord, mais « l'oncle » ne voulait pas rentrer dans son pays les mains vides. Il n'avait pas perdu l'espoir d'apaiser les esprits - ou plutôt, il ne voulait pas se résigner à la rupture. Le 2 septembre, il avait fait parvenir un télégramme officiel à son gouvernement où il demandait que les cérémonies organisées pour l'anniversaire de la proclamation de l'indépendance soient dépouillées de tout caractère inamical à l'égard de la France et que l'on permette à son représentant d'y participer5. Il redoutait déjà pourtant que la guerre fût inévitable, et dit lors d'un déjeuner à Sainteny et Moutet : « s'il faut nous battre, nous nous battrons. Vous nous tuerez dix

1 Fondateur du Parti Populaire Français en 1936, il devint pendant la guerre l'une des figures de proue de la collaboration avec l'occupant. 2 Rémy ROURE. Editorial « Où veut-on en venir ? » Le Monde, 28-29 juillet 1946, p.1 3 Rémy ROURE. Editorial « Maintenir ou renoncer » Le Monde, 25 juillet 1946, p.1 4 Jacques DALLOZ. Georges Bidault : biographie politique. Op.Cit. p.146-147 5 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.230

85/223 hommes, mais nous vous en tuerons un, et c'est vous qui finirez par vous lasser »1. Le modus vivendi fut rédigé hâtivement dans le bureau de Jean Sainteny. Il n'était qu'un accord limité qui, plutôt qu'un complément aux accords du 6 mars, ne faisait qu'en approfondir les silences et les ambiguïtés. Malgré les déclarations de bonne volonté des deux parties, sa portée n'était que moindre ; les « solutions provisoires aux principales questions d'intérêt immédiat qui se posent entre la France et le Viêt Nam »2 n'en étaient pas, en ce que les deux signataires étaient impuissants à les faire appliquer. Il y était prévu notamment la mise en place de comités mixtes pour la cessation des hostilités, de garder la piastre indochinoise comme monnaie unique, ainsi que de quelques dispositions relatives aux biens et entreprises français au Viêt Nam. Le texte devait entrer en vigueur le 30 octobre, et prévoyait la reprise des travaux de la conférence de Fontainebleau en janvier 1947. Ce compromis avait tenté de sauver les apparences d'un été jalonné d'échecs pour la paix mais l'engrenage avait déjà pris, et c'était un Hô Chi Minh désemparé qui quittait le port de Toulon le 19 septembre, à bord du croiseur Dumont-d'Urville, en direction d'une Hanoi dont il avait été absent près de quatre mois.

II- « Le général de Gaulle au pouvoir, Hô Chi Minh ne baguenauderait pas ainsi à Paris. » - Amiral d'Argenlieu

C'est au cours d'un entretien donné à Philippe Devillers en marge de la seconde conférence de Dalat que le Haut-Commissaire eut ce mot à l'égard du président de la RDVN. Le rôle et le comportement du leader vietnamien étaient en effet sujets à bien des ambiguïtés qui lui ont valu, dans une certaine historiographie, d'être taxé de duplicité. Quelle prise Hô Chi Minh avait-il vraiment sur les événements, les assassinats, les attentats au Viêt Nam pendant qu'il campait devant la France le personnage débonnaire de l'oncle Hô ? Quelle était son autorité veritable sur le jeu politique à Hanoi et à l'intérieur même de son parti, le Viêt-Minh ? Sainteny, Pignon et Leclerc vinrent rapidement à le considérer comme le seul interlocuteur valable au Tonkin, mais avaient-ils pensé que celui-ci pouvait être parfois dépassé par ses propres hommes, que sa posture, si charismatique fût-elle, ait pu parfois ne pas faire l'unanimité dans son propre camp ? Par ailleurs, l'homme avait la faculté des calculs politiciens et d'entretenir le flou quant à ce qu'il pensait vraiment. Il

1 Ibid. p.231 2 Ibid. Annexe 10 « Modus vivendi du 14 septembre 1946 » p.280

86/223 savait séduire et jouait de cette séduction auprès de ses interlocuteurs français, mais voulait-il vraiment la guerre pour autant, à l'instar de ce que laissent penser les travaux de Jacques de Folin ? Il semble que la France ait éprouvé pour ce petit homme frêle habillé d'un treillis un élan de confiance à l'été 1946, mais cet élan était-il justifié ?

A- Hô Chi Minh, grand chef d'État ?

Hô Chi Minh avait tenté dès le lendemain d'adopter une posture de chef d'État et de chef politique. Afin d'affirmer une position internationale forte face à la France, il avait envoyé aux États-Unis une série de lettres demandant leur aide dans la négociation, dont l'une, datée du 28 février 1946, était adressée directement au président Truman : « J'en appelle personnellement à vous et au peuple américain pour intervenir immédiatement et soutenir notre indépendance et aider à ce que les négociations correspondent davantage aux principes des chartes de l'Atlantique et de San Francisco »1. Il avait besoin de l'appui d'une grande puissance devant le désintérêt de Moscou2 et le soutien de Tchang Kai Shek à ses adversaires politiques, mais Washington resta neutre avant de se ranger finalement du côté des Français. En politique intérieure, il avait de la même manière fait en sorte de s'imposer en tant que leader national, s'élevant ainsi au-dessus du jeu de pouvoir entre les différents partis nationalistes. Le 8 septembre 1945, six jours après la proclamation de l'indépendance, la transformation de son régime en démocratie populaire était amorcée par la création de l'Assemblée Nationale et la mise en place dans les villages de comités populaires pour y remplacer les notables. Le programme social néanmoins, en vue du pacte formulé par le Viêt Minh lors de sa création en mai 1941, restait en retrait derrière l'idée de résurrection nationale. Georges Bourdarel écrit ainsi que « Hô Chi Minh [voulait] effacer Nguyên Ai Quôc »3 en se réclamant des anciennes dynasties. Il devait jouer dès lors sur trois terrains minés qu'étaient les relations internationales, la politique intérieure et la vie interne du communisme vietnamien. En novembre 1945, il décida de dissoudre le PCI, provoquant ainsi « la clandestinité d'une organisation au sein même du régime qu'elle contrôl[ait] »4. L'appareil restait néanmoins solidement en place entre les mains de Truong Chinh5, mais cela avait été un moyen pour lui de faire taire les critiques quant à ses

1 Archives nationales américaines (en ligne), télégramme du 28 février de 1946 signé Hô Chi Minh (en anglais). 2 La reconnaissance de la RDVN par l'URSS ne vint que le 30 janvier 1950. 3 Georges BOURDAREL. Hanoi, du drapeau rouge au billet vert. Op.Cit. p.94 4 Ibid. p.96 5 Vo Nguyên GIAP. Une vie. Op.Cit. p.56-57

87/223 priorités nationalistes du moment. Le Tông-Bô (comité directeur) du parti, composé en majorité de « retours de Moscou » avait en effet tendance à critiquer la volonté de conciliation du président Hô. Le 23 décembre, il fit entrer des ministres d'opposition dans son gouvernement, dont certains étaient violemment anti-français, à l'instar de Vu Hong Khanh (VNQDD) nommé co-ministre de la défense avec Giap et qui devait apposer la troisième signature aux accords du 6 mars. Il lui fallait jouer la partition de l'ouverture pour satisfaire aux desseins du général chinois Hsiao Wen, second du général Lou-Han, qui aimait à s'immiscer dans le jeu vietnamien en y soutenant les nationalistes (DMH1 principalement, et VNQDD dans une moindre mesure) dont il était idéologiquement proche2. Le 6 janvier 1946, des élections générales eurent lieu, au cours desquelles le Viêt- Minh obtint une majorité écrasante (90%). Ces élections, dont la régularité reste douteuse, furent un camouflet pour l'opposition, mais Hô Chi Minh poursuivit malgré tout sa politique d'ouverture en formant un gouvernement d'union3. Les accords du 6 mars lui valurent des critiques violentes : pour la première fois, le mot de « Viêt Gian » (traître à la nation) circulait et l'on pensait que le vieux lutteur s'était fait rouler par les Français.

Le départ de Hô Chi Minh pour Paris fut prétexte à un déchaînement contre lui au Tonkin, pendant que Vo Nguyên Giap assurait l'intérim. Giap (1912-...) était alors co- ministre de la Défense, et commençait à sortir de l'ombre de Hô Chi Minh depuis la première conférence de Dalat. Celui qui allait devenir le vainqueur de Diên Biên Phu en 1954, puis le stratège militaire de la phase américaine de la guerre, acquiérant ainsi un prestige inégalé dans son pays, si ce n'est par Hô Chi Minh lui-même, était né à Quang Binh (Annam) en 1912. Il avait fait de brillantes études à l'Ecole Normale Supérieure de Hué, puis à l'Université de Hanoi, dont il sortit avec le titre de Docteur en Droit et exerça ensuite quelques temps en tant que professeur d'Histoire à la fin des années 1930, date de son adhésion au PCI. Sainteny le décrit comme un homme de « personnalité violente » dans l'idée révolutionnaire, ce qui lui valut quelques mois de prison au début de ses études. L'événement qui devait bouleverser définitivement sa vie survint cependant en 1940 : dans un coup de filet à Saigon contre les communistes, la Sûreté française arrêta sa femme, Nguyên Thi Minh Thai, qui mourut quelques mois plus tard en prison, et exécuta sa belle- soeur, Nguyên Thi Minh Khai4. Giap était un homme doté d'une volonté ferme et d'une

1 Sainteny décrit le chef du Dông Minh Hôi, Nguyên Hai Than comme un personnage terne, ne jouissant d'aucune autorité et ne disposant d'aucun moyen. 2 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.cit. p.186 3 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.120-121 4 Nguyên Thi Minh Khai est célébrée aujourd'hui au Viêt Nam comme une martyre de la Révolution.

88/223 force de caractère peu commune. Après avoir fui en Chine en 1940, puis participé à la fondation du Viêt-Minh en mai 1941, il mena la guérilla dans le maquis « mêlant adroitement la propagande à un terrorisme sans faiblesse ». Après le 9 mars 1945, plutôt que de sacrifier ses combattants, il en intensifia le recrutement pour constituer une armée. Organisateur et orateur remarquable, il jouissait auprès des soldats d'une aura formidable1.

Lorsqu'il eut Hanoi entre les mains au départ de Hô Chi Minh, Giap eut à mater l'hostilité du DMH et du VNQDD envers Hô Chi Minh qui, dans certaines provinces, allait jusqu'à la lutte armée. Il le fit en exacerbant le nationalisme de ses troupes et en s'assurant l'appui du Tông Bô, par une politique d'émulation de l'opinion qui peut être résumée par le slogan « l'Indépendance ou la mort ». Face au choix de la négociation de Hô Chi Minh, Giap vint à incarner l'intransigeance et contribua, durant l'été 1946, à la radicalisation de l'opinion viêtnamienne. Dès le mois de juin, les manifestations se succédèrent en protestation à la présence des délégués vietnamiens à Fontainebleau, pour aboutir à une grève générale qui dura deux jours, entre le 23 et le 25. Le mot de Viêt Gian, pour Hô Chi Minh, était déjà prononcé, en ce qu'il était responsable de cela. On lui reprochait d'avoir été chercher des ordres en France 2! Les attentats reprirent de plus belle, visant les personnalités de meilleure volonté, à l'instar de la tentative d'assassinat contre le chef de la mission britannique au Tonkin, Simpson Jones, dans la nuit du 18 au 19 juin ; le « bon blanc » devait disparaître. Fin juin, Giap dissolvait les Tu Ve (miliciens d'auto-défense) dont une partie était membre du Dông Minh Hôi afin de les réorganiser sous sa coupe. Il profita de cette occasion pour mener des expéditions contre les soldats du VNQDD stationnés près de la frontière chinoise et porter un coup presque fatal à Vu Hong Khanh et Nguyên Tuong Tâm, qui se retirèrent finalement en Chine début novembre. Le 16 juillet, une opération de police était menée au siège du parti nationaliste : sous couvert de lutte contre le terrorisme, les opposants étaient liquidés méthodiquement3. Le 4 août, un convoi militaire français était attaqué par les troupes viêtnamiennes à Bac Ninh. Douze français y perdirent la vie, une vingtaine furent blessés. S'agissait-il d'une insubordination ou d'une provocation caractérisée ? Le rythme des meetings politiques et des appels à la violence à Hanoi au cours du mois d'août donne à présager de la réponse. Tous les prétextes étaient bons pour attiser l'excitation des foules, pendant qu'Hô Chi Minh s'en désolait, à 12 000

1 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. Annexe 6 : notice biographique sur Vo Nguyên Giap. p.271 2 Ibid. p.229 3 Article « Opérations de police à Hanoi contre les terroristes » in Le Monde, 16 juillet 1946, p.4

89/223 kilomètres de distance1.

Hô Chi Minh et Marius Moutet à l'aéroport du Bourget le 22 juin 1946

Source : Revue Indochine française, numéro 22 - juillet 1946 (couverture)

Le président viêtnamien avait reçu en France les honneurs dus à un chef d'État, lui qui, plus de vingt ans auparavant, avait quitté la terre de Victor Hugo pour celle de Fédor Dostoïevski en paria, traqué par la Sûreté parisienne. Après avoir débarqué à Biarritz, où on le fit patienter quelques temps2, Hô Chi Minh atterrit au Bourget le 22 juin à 16 heures où une foule considérable l'attendait. Marius Moutet représentait le gouvernement, avec

1 Ibid. p.230 2 Il y eut une latence entre le renversement du Cabinet Gouin et la constitution du gouvernement Bidault. On ne pouvait pas faire venir Hô Chi Minh à Paris tant qu'un gouvernement n'était pas constitué.

90/223 derrière lui une suite de personnalités civiles et militaires. Les hymnes français et viêtnamiens retentirent, puis l'on mena le président de la RDVN, selon un protocole réglé, de cérémonies officielles en cérémonies officielles, tandis qu'il était l'hôte du Gouvernement français à l'Hôtel Monceau sur l'avenue des Champs-Élysées.

Hô Chi Minh était informé de la situation à Hanoi, mais savait qu'il n'avait sur elle que peu de prise. Dès son départ, il avait été pris à partie par certains de ses compatriotes dans une lettre ouverte « au camarade Nguyên Ai Quôc » : « Nous nous inclinons à croire que le peuple vietnamien ne perd que provisoirement espoir. Tôt ou tard, il continuera la lutte que vous n'avez pas su mener jusqu'au bout »1. Il eut avec Jean Sainteny en août une explication au cours de laquelle les deux hommes tombèrent d'accord pour dire que son absence du Tonkin était dangereuse2, mais il ne voulait pas rentrer les « mains vides » face à ses opposants. Il dit à Moutet début septembre « armez mon bras contre ceux qui cherchent à me dépasser, vous n'aurez pas à le regretter », puis, après avoir signé le modus vivendi, soucieux : « je viens de signer ma condamnation à mort »3. Tout porte à croire que la rupture, la guerre, répugnait au Président de la RDVN, mais que, loin de Hanoi, il avait perdu le contrôle. Il refusa de rentrer en avion de peur d'un attentat contre sa personne, et l'un des derniers souvenirs qu'il emporta de la France fut les cris de « Viêt Gian » de ses compatriotes à Montélimar et à Marseille, ces mêmes travailleurs viêtnamiens « importés » de force pendant la guerre qui avaient acclamé l'intransigeance de Pham Van Dông et de la délégation de Fontainebleau quelques jours plus tôt4. Jean Sainteny résume ainsi la situation dans laquelle il se trouvait alors : « n'oublions jamais que Hô Chi Minh, à cette époque, ne jouissait pas dans son pays de la puissance et du prestige que lui conféra ensuite ce qu'il faut bien appeler sa victoire sur nous. Il n'était pas le seul maître du jeu »5.

B- À Paris, opération séduction

Tout au long de son séjour, Hô Chi Minh s'attacha à donner à la France une image de lui-même extraordinairement positive ; c'est au cours de l'été qu'il devint l'oncle Hô, personnage affable et débonnaire qui séduisit les Français par sa culture, son humour et sa simplicité désarmante. Il avait été convenu que ni Sainteny ni lui ne participeraient aux

1 Jean SAINTENY. Face à Hô Chi Minh. Op.Cit. p.90 2 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.230 3 Ibid. p.231 4 Ibid. p.232-233 5 Jean SAINTENY. Face à Hô Chi Minh. Op.Cit. p.108

91/223 débats de Fontainebleau. Un collaborateur du Commissaire de la République lui faisait par exemple remarquer, à constater l'attroupement des gens sur les Champs-Élysées, le succès qu'il avait. Il répondit : « Que voulez-vous, les gens sont venus voir le Charlot viêtnamien ! »

Le séjour de l'oncle Hô commença à Biarritz le 12 juin, où il fut pendant une dizaine de jours le plus parfait touriste, goûtant aux produits locaux et conversant avec les habitants. Il visita Lourdes, Hendaye, etc. À un pêcheur qui lui fit une allusion au mouvement séparatiste basque, il conseilla, non sans une certaine malice, de garder « une certaine prudence avant de s'engager dans une telle aventure »1. Sainteny lui fit rencontrer son beau-père, l'ancien Gouverneur Général de l'Indochine, Ministre des Colonies et Président du Conseil Albert Sarraut dans les bras duquel il tomba : « Ah ! Vous voilà enfin, vieux brigand ! Quand je pense que j'ai passé une bonne partie de ma vie à vous courir après ! »2. Hô Chi Minh jouait le jeu, quand bien même ses collaborateurs s'étaient envolés vers Paris dès leur débarquement en France. Son séjour officiel dura trois semaines, à partir du 22 juin. Il multiplia par la suite, au cours des mois de juillet et d'août, les rencontres avec les personnalités politiques, militaires et culturelles de la capitale, et notamment avec les membres de l'association France-Vietnam nouvellement créée par Justin Godart. Fin juillet, après avoir rencontré Raymond Aubrac, (le Résistant nourrissait pour sa personne et ses convictions une sympathie profonde), il s'invita à Soisy-sous-Montmorency, chez le couple Aubrac, et se proclama parrain de leur fille Élizabeth. Les héros du réseau Libération-Sud et Hô Chi Minh restèrent des amis fidèles et, en 1967, pendant la phase américaine de la guerre, Raymond Aubrac mena une mission diplomatique occidentale à Hanoi. Si Fontainebleau avait été un échec, le séjour du président de la RDVN à Paris était quant à lui une éclatante réussite. Il avait réussi à s'attirer la sympathie de l'opinion française et à rallier certains qui avaient pu être auparavant méfiants envers lui. Une chose néanmoins chagrina Hô Chi Minh : il n'avait pu rencontrer deux des Français pour lesquels il avait le plus d'admiration, Charles de Gaulle et le général Leclerc. De Gaulle, retiré dans sa propriété de Colombey, s'était il est vrai offert une semi-retraite depuis son départ du pouvoir le 20 janvier 1946, mais Hô Chi Minh regretta beaucoup son refus. De la même manière, le général Leclerc se déroba à revoir l'oncle Hô malgré ses invitations, après le franc contact qu'ils avaient eu lors de la signature des accords en mars. Ceci s'expliquait par le fait que Leclerc avait été très critiqué par ses pairs militaires pour sa politique

1 Ibid. p.92 2 Ibid. p.99

92/223 « libérale » en Indochine1 et qu'il souhaitait à son retour à Paris ne plus se mêler des affaires indochinoises. Hô Chi Minh ressentit ce double échec comme un désaveu et y vit le signe d'un revirement de l'attitude la France à son égard2.

Lorsqu'on lui demandait s'il était communiste, Hô Chi Minh répondait : « tout le monde a le droit d'étudier Marx »3. Il réussit à faire oublier à la France qu'il avait été un agent du Komintern et passa pour un patriote, posture qui faisait recette dans l'immédiat après guerre. Du fait de la popularité de leur Président, les délégués viêtnamiens, qui lisaient la presse française et comptaient beaucoup sur le fait que le nouveau Gouvernement fût composé à plus de la moitié par des Socialistes et des Communistes, eurent le sentiment qu'une partie de l'opinion française était prêt à les soutenir dans une éventuelle guerre d'indépendance. Les critiques pleuvaient dans les journaux français contre la politique de l'amiral d'Argenlieu, diatribes contre le colonialisme, à l'instar de cette tribune signée Paillet dans l'hebdomadaire La Défense du 12 juillet 1946, intitulée « Ne sacrifions pas l'Union française à des intérêts particuliers »4. Dans Le Monde, les articles de terrain de Philippe Devillers dénonçaient aussi un « séparatisme artificiel [de la Cochinchine] qui n'avait aucune base populaire et émanait de l'administration et des colons », et précisaient que ce dont il s'agissait, c'était d'un autonomisme dans le Viêt Nam qui n'aurait pas du, si l'on avait respecté à la lettre les accords du 6 mars, devenir la pierre de touche des relations franco-vietnamiennes5. La revue Esprit, fondée par le philosophe Emmanuel Mounier, avait elle aussi pris position par la plume de Joseph Rovan. Une partie de la gauche et de l'extrême-gauche française voyaient en l'Union française l'espoir de la fin du « colonialisme », le moyen de renouveler un humanisme français, autant par conviction que par nécessité de clivage avec la droite ; ils avaient devant eux un Hô Chi Minh qui ne demandait qu'à incarner leurs vœux.

Dès leur arrivée à Biarritz, les Viêtnamiens s'envolèrent donc pour Paris où ils multiplièrent les contacts avec les militants de la gauche française. Le 6 juillet, en marge de l'ouverture de la conférence de Fontainebleau, quelques diplomates de Hanoi rencontrèrent les délégués du « Manifeste Algérien » et échangèrent leurs points de vue respectifs sur l'Union française. Il en ressortit un communiqué de presse faisant état de « l'analogie des

1 Sainteny et Leclerc s'étaient vus affublés du surnom de « bradeurs d'Empire ». 2 Ibid. p.100 3 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.cit. p.150 4 MRN, carton numéro 37. G.Paillet in La Défense, du 12 au 18 juillet 1946. 5 Philippe DEVILLERS. Le Monde, articles « La situation en Cochinchine » 1er et 2 août 1946 p.1-2

93/223 problèmes de l'Algérie et du Viêt Nam »1. En faisant la promotion d'une solution négociée, Hô Chi Minh pensait-il le problème colonial dans son ensemble ?

Hô Chi Minh eut plusieurs entretiens avec Georges Bidault, mais sa compagnie la plus régulière était celle des hommes politiques de gauche. Le 11 juillet, une grande réception eut lieu au Musée de l'Homme, en présence de tout le gratin politique, diplomatique et intellectuel de la capitale : Paul Éluard, le général Juin, Maurice Thorez, Paul Mus, les ambassadeurs de Chine et de l'URSS, etc.). L'oncle Hô y déclara, avec une verve évidente, que « le vœu le plus cher du Viêt Nam [était] de marcher sur les traces de la France de 1789, de la Résistance et de la Libération »2. Le lendemain, il dîna avec Léon Blum pendant que les délégués viêtnamiens rencontraient les membres du Cercle de Coopération Intellectuelle internationale (ancêtre de l'Unesco). Le 21, il passa la soirée avec Justin Godart, Romain Rolland et Irène Joliot-Curie3, puis le 4 août, il rencontra le socialiste Daniel Mayer. Une proximité de fait s'était tissée entre une partie de la gauche et le Viêt- Minh, ce qui allait mettre Léon Blum dans l'embarras lorsqu'éclata au grand jour la guerre, une semaine après son accession au pouvoir en décembre 1946.

Enfin, il serait exagéré de dire que l'échec des négociations franco-viêtnamiennes ait été une conséquence directe des prodromes de la Guerre Froide, d'autant que Moscou avait en 1945-1946 bien d'autres préoccupations que la naissance de ce petit État, mais l'on avait pu pressentir une opposition de type droite/gauche quant à la volonté de discuter et de concilier avec un Gouvernement qui se revendiquait du communisme.

III- Pris dans l'engrenage

Hô Chi Minh arriva à Haïphong le 21 octobre et tenta de faire de son mieux pour conserver la barre. Sainteny, pour sa part, pensait en avoir fini avec l'Extrême-Orient et reprendre ses affaires, mais le tonnerre qui sourdait au Tonkin, la précipitation des événements en Cochinchine ainsi que l'instabilité politique de part et d'autre l'y ramenèrent encore une fois. Le modus vivendi signé le 14 septembre par Moutet et Hô Chi Minh ne fut jamais appliqué.

1 Jacques GUERIF. Article « L'ouverture de la Conférence de Fontainebleau », Le Monde, 7-8 juillet 1946, p.8 2 MRN, carton numéro 37. Association France-Vietnam, bulletin numéro 1 - juillet 1946 3 Ibid. Archives de police.

94/223 A- De toutes parts, l'instabilité politique

La situation politique française était particulièrement changeante à l'automne 1946 alors que l'opinion était obnubilée par le second référendum sur la constitution, le verdict du procès de Nuremberg et les tensions américano-soviétiques. Dans les médias, les derniers débats constitutionnels occupèrent bien plus de place que le drame qui était en train de se nouer en Extrême-Orient. La Constitution de la IVe République fut adoptée par référendum le 13 octobre 1946, et entra en vigueur deux semaines plus tard, le 27. Cette Constitution, dont le projet avait été porté par le gouvernement Bidault à la suite du renversement du cabinet Gouin et de l'élection d'une nouvelle Assemblée Constituante début juin 1946, où le MRP avait remporté le plus grand nombre de sièges, était un compromis entre les trois principales forces politiques : PCF, SFIO et MRP. Un premier projet de Constitution porté par les Socialistes et les Communistes avait été rejeté le 5 mai 1946. Il proposait d'établir un régime monocaméral, avec élection des députés pour cinq ans au suffrage universel direct, ce qui avait été vivement critiqué par la droite. Cependant, le « oui » au second projet constitutionnel (53%) lors du référendum du 13 octobre obtint un nombre de voix moins importants que le « oui » au premier projet ; l'abstention avait été importante. Selon la formule cinglante du général de Gaulle, on pouvait dire de cette constitution qu'elle était « approuvée à un tiers, rejetée à un tiers et ignorée à un tiers ». Les élections législatives du 10 novembre permirent au PCF de redevenir le premier parti de France, avec 168 députés, contre 160 pour le MRP, ce qui provoqua la démission du gouvernement Bidault un mois plus tard. À la mi-décembre, c'est Léon Blum (SFIO) qui était investi à la tête du gouvernement. Il y resta un mois, avec un gouvernement uniquement composé de socialistes1.

Au Viêt Nam, la République Démocratique opéra un tournant totalitaire définitif au cours des mois d'octobre et de novembre. Déjà, au cours de son voyage à Huê en avril 1946, Philippe Devillers avait pu constater l'endoctrinement et l'enrégimentation des jeunes viêtnamiens « coiffés du calot à étamine rouge à étoile jaune salu[ant] le poing levé » et la peur des paysans devant la police du régime, la Trinh Sat2, mais la volonté affichée de Hô Chi Minh de concilier avec ses adversaires et ses discours quant aux garanties accordées aux libertés de la personne laissaient à penser que tout cela n'était qu'une nécessité post- révolutionnaire provisoire. Pour Jean Lacouture, qui s'était rendu à Hanoi dès le mois de

1 Pierre BRECHON. Article « Quatrième République ». Encyclopédie Universalis (en ligne). 2 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.102

95/223 février 1946, «le régime de Hanoï était totalitaire, mais il était une réponse au système totalitaire colonial »1. Cela néanmoins n'était rien au regard de la confiscation du pouvoir par les communistes à partir du mois d'octobre. Le Tông Bô était devenu le véritable maître du pays et Hô Chi Minh, pour survivre politiquement (si ce n'est pour survivre tout court) allait devoir s'y rallier. Le président tenta bien de maintenir le cap de la négociation avec la France, lors de discours à Haïphong et Hai Duong, puis devant la gare de Hanoi où il fit entonner les hymnes français et viêtnamiens2, mais il dut rapidement se rendre à l'évidence qu'il était impuissant à enrayer l'engrenage qui menait dangereusement vers la rupture et la violence. Le 29 octobre, une rafle à Hanoi envoya 300 personnes, pour la plupart des opposants politiques, dans les camps de concentration. Le 8 novembre, l'Assemblée Nationale vota une nouvelle Constitution qui répudiait toute allégeance à la Fédération indochinoise et à l'Union française, et consacrait l'unicité du territoire viêtnamien, ce qui sous-tendait le ralliement de la Cochinchine au Viêt Nam. La plupart des députés et ministres d'opposition, à l'instar de Nguyên Tuong Tam, furent évincés. Des 70 élus nationalistes que comptait l'Assemblée avant le mois d'octobre, il n'en resta plus que deux le 9 novembre, ce qui amena le général Morlière (qui assurait l'intérim de Jean Sainteny) et Léon Pignon à prendre conscience du caractère totalitaire du régime3. La délégation de Fontainebleau se rallia tant bien que mal à la surenchère anti-française à son retour. Discrédités dès l'origine par le fait qu'ils avaient accepté de négocier avec la France, ils effectuèrent un revirement total afin de ne pas être à leur tour évincés. Le 11 novembre, les troupes françaises et viêtnamiennes devaient défiler conjointement pour les commémorations de l'armistice de la Première Guerre Mondiale, mais Giap s'y opposa au dernier moment. Tout annonçait une préparation militaire intense ; chaque matin à cinq heures, la sirène retentissait depuis le lac Hoan Kiêm pour appeler les Tu Ve à leur entraînement4. Le 3 décembre, Hô Chi Minh, très affaibli, laissa entendre à Jean Sainteny, dans leur dernier entretien avant 1954, que sa maladie n'était peut-être pas étrangère à l'agitation politique et aux événements violents qui redoublaient depuis son retour au pays5. Jacques de Folin présente le tournant totalitaire de Hanoï comme voulu par lui, comme l'ultime fourberie d'un manipulateur. Il semble plutôt qu'il n'ait rien voulu du tout, mais qu'il n'ait pas eu le choix.

1 Entretien avec Jean LACOUTURE. 2 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.234 3 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.168-169 4 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p.235 5 Ibid. p.237

96/223 En Cochinchine, les choses n'allaient guère mieux. Le 22 octobre, Nguyên Binh (chef du Comité Viêt Minh de la Cochinchine) fit massacrer 15 notables à Sadec et Bien Hoa. L'insécurité contre laquelle la colonne Massu s'était battue à l'hiver et au printemps regagnait du terrain, et les Français ne pouvaient à nouveau plus quitter Saigon sans risquer d'être assassinés. Le cessez-le-feu prévu par le modus vivendi entra en vigueur le 30 octobre, mais il n'arrêta en rien l'élan infernal du couple « attentat-répression ». Le président du GPC, Nguyên Van Thinh, n'avait pas réussi à gagner en légitimité auprès de la population cochinchinoise. Mal soutenu par d'Argenlieu, critiqué par les membres français du Conseil Consultatif, il essuya début novembre un désaveu officiel de la part de Marius Moutet, déplorant « l'étroitesse de la base démocratique du GPC »1. Excédé, il se donna la mort le 10 novembre 1946, et fut remplacé à la tête du GPC par Lê Van Hoach. Nguyên Van Thinh avait tenté, avec sincérité, de faire de son mieux pour la Cochinchine, mais entre les griffes du Haut-Commissaire, des colons, de la France, et lacéré par l'opposition violente du Viêt-Minh il n'était plus maître de son destin et passait devant son peuple pour le défenseur d'intérêts privés. L'amiral d'Argenlieu écrivit le jour de sa mort dans son journal quelques lignes où il se déchargeait : « le suicide pour un Annamite est un geste de suprême protestation contre l'injustice. De fait, Thinh a été maltraité par ses compatriotes du Nord, par Hanoi, le Viêt-Nam et les Français partisans du Groupe culturel marxiste, tout récemment encore. […] J'embrasse au front le bon serviteur de la Cochinchine et cet ami fidèle de la France »2. Le Haut-Commissaire était en désaccord avec l'idée du modus vivendi et voulait, en somme, qu'on le laissât tranquille avec la Cochinchine « qui finalement command[ait] tout ». Dans la même page de son journal, le 1er octobre, il avait écrit : « des membres du gouvernement ont voulu se servir de l'Indochine et du gouvernement de Hanoi comme des pièces maîtresses sur l'échiquier électoral métropolitain » et fustigeait l'absence d'orientation globale de la France pour la Cochinchine3. C'était pour obtenir un changement dans cette politique qu'il s'envola pour Paris le 12 novembre 1946, après avoir confié l'intérim au général Valluy.

B- L'engrenage de la violence

D'Argenlieu venait donc en France avec deux objectifs : dénoncer le modus vivendi et obtenir un durcissement de la politique militaire face à Hanoi. Le 18 octobre, il avait

1 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.161 2 Amiral d'ARGENLIEU. Chronique d'Indochine. Op.Cit. p. 288 3 Ibid. p.321

97/223 rencontré Hô Chi Minh en baie de Cam Ranh pour discuter des modalités d'application de l'accord partiel signé le 14 septembre, mais toute confiance entre les deux hommes, qui semblaient ne guère s'apprécier, avait disparu. Le 23 novembre, au cours d'une réunion du Comité inter-ministériel pour l'Indochine à l'Hôtel Matignon, il affronta Moutet et Bidault, mais n'obtint pas le renoncement de la France au modus vivendi. En revanche, la pleine liberté de manœuvre du point de vue militaire lui était accordé1. La situation avait en effet considérablement changé du fait de l'incident militaire grave qui survint à Haïphong entre le 20 et le 26 novembre. Haïphong était le port principal du Tonkin ; le Viêt Nam en était économiquement et militairement dépendant pour sa survie, tout comme l'était le Corps Expéditionnaire français pour son approvisionnement. Difficilement contrôlable du fait de sa situation géographique (à l'embouchure du delta du fleuve Rouge, le port est entouré d'une multitude de petites îles et d'arroyos qui annoncent la baie de Ha Long), de nombreux contrebandiers s'y livraient à des trafics divers qu'aucun des deux camps n'arrivaient à véritablement contrôler. Le 20, la marine française arraisonna une chaloupe chinoise. Les Viêtnamiens répliquèrent instantanément, et des combats s'engagèrent. Lorsque l'on s'accorda à un cessez-le-feu en fin de journée, 24 personnes avaient perdu la vie. Le lendemain, à Langson, un détachement français était pris dans une embuscade : 9 morts et 20 blessés. Le général Valluy envoya alors au colonel Dèbes un télégramme qui augurait de l'irréparable : « Par tous les moyens, vous devez vous rendre maîtres de Haïphong et amener le gouvernement et l'armée du Viêt Nam à résipiscence. Le moment est venu de donner une leçon à ceux qui nous ont traîtreusement attaqués »2. Après 5 jours de combats, au prix de 26 tués et 88 blessés, le colonel Dèbes contrôlait Haïphong, tandis que l'on estimait le nombre de morts militaires viêtnamiens à 300. La population, quant à elle, avait été gravement touchée, mais il était très difficile de comptabiliser le nombre de ses victimes. Lorsque les marins Français entrèrent dans la ville, elle était presque déserte ; l'immense majorité des habitants s'était réfugiée dans la campagne à l'entour. Paris soutint Valluy ; le gouvernement Bidault était démissionnaire et expédiait les affaires courantes, mais l'on rappela malgré tout Sainteny pour qu'il retourne à Hanoi, en dernier espoir de paix.

La tension n'était pas seulement militaire, mais aussi économique. Aucun accord n'ayant été trouvé à Fontainebleau, Français et Viêtnamiens s'entre-déchiraient pour la perception des droits de douanes aux frontières, et Hanoi avait commencé à frapper une nouvelle

1 Ibid. p.346 2 Jacques de FOLIN. Indochine : la fin d'un rêve. Op.Cit. p.175

98/223 monnaie à l'effigie de Hô Chi Minh.

C'est ainsi que lorsqu'il atterrit à l'aéroport de Gia Lam le 2 décembre, accueilli par Giap et non par Hô Chi Minh, Sainteny était pessimiste, ce qu'il confia à son beau-père dans une lettre datée du 8 décembre1. On le renvoyait, mais il n'avait de directives ni de Saigon ni de Paris, dans une situation confuse et extrêmement explosive. Depuis le 1er novembre, les attentats contre les Français à Hanoi étaient quasi quotidiens. La ville peu à peu se transformait en champ de bataille : des tranchées étaient creusées, des barricades élevées... Le seul espoir résidait dans l'amitié qui unissait le Commissaire de la République au Président de la RDVN, mais ce dernier, gravement malade, ne put le recevoir qu'une heure le 3 décembre. C'est son homme-lige, Hoang Minh Giam, qui fut chargé d'être l'intermédiaire des conversations, mais, malgré qu'il ne fût pas lui non plus un belliciste, les deux interlocuteurs ne pouvaient que constater combien la détente était impossible. En France aussi, l'on ressentait la tension. Dans le journal Le Monde, chaque jour des articles faisaient état du « raidissement » à Hanoi. Le 18 décembre, Léon Blum chargea Marius Moutet de se rendre au Tonkin pour une mission de paix. Est-ce la nouvelle de la venue du Ministre de la France d'Outre-Mer qui déclencha l'attaque ? Pour Sainteny, « ce voyage laissait présager de nouvelles négociations susceptibles d'aboutir à un nouveau compromis. Le Viêt-Minh laissa entendre qu'une fois encore l'indépendance viêtnamienne en ferait les frais »2. Le ton monta d'un cran et la rumeur d'une attaque imminente courait dans les ruelles. Le 19 décembre 1946, à 20 heures sonnantes, la ville était plongée dans un calme impressionnant. 4 minutes plus tard, un gigantesque fracas se faisait entendre. Exactement à la même heure et dans les mêmes conditions que le 9 mars 19453, la centrale électrique explosa et les premiers coups de feu crépitèrent.

***

Tel fut l'incipit de la guerre d'Indochine, un grondement sourd s'élevant des rizières infinies et des montagnes de roches célestes pour venir mourir dans le cœur des Tu Ve et des soldats français qui s'apprêtaient au combat. Le général Leclerc refusa la proposition qu'on lui fit de revenir à Saigon, l'amiral d'Argenlieu rentra définitivement en France au printemps pour s'en retourner au couvent des Carmes. Hô Chi Minh écrivit le 24 février 1947 une lettre à Jean Sainteny dans laquelle il regretta que « [leur] travail commun pour 1 Jean SAINTENY. Histoire d'une paix manquée. Op.Cit. p. 242 2 Ibid. p.246 3 Sainteny indique la présence de Japonais lors de l'attaque de Hanoi.

99/223 la paix [ait été] démoli par cette guerre fratricide » et lui affirma que « malgré ce qu'il [était] arrivé, [ils restaient] amis. »1 Il y avait en effet bien des regrets à avoir, mais il faut se rappeler, à l'instar de ce que montre Julien Gracq dans son Rivage des Syrtes, que lorsqu'une guerre éclate, c'est parce que certains l'ont voulu, parce que l'on a voulu se complaire dans l'absurdité qui la précède toujours. En 16 mois, Giap et le Tông Bô avaient réussi à hameçonner le peuple viêtnamien à l'idéologie du « khoi nghia toan dân » (structure insurrectionnelle du peuple viêtnamien). La France, de son côté, dans une certaine négligeance, avait laissé les bellicistes prendre les commandes et n'avait pu saisir que bien trop tard la complexité du jeu politique viêtnamien. Avait-elle eu trop foi en Hô Chi Minh ? Avec ou malgré lui, la guerre venait de commencer. Et le Commissaire de la République Sainteny, dans la nuit de Hanoi qui le blessa2, de penser peut-être en ces mots que l'écrivain et professeur d'Histoire français allait bientôt écrire : « Je marchais le cœur battant, la gorge sèche, et si parfait autour de moi était le silence de pierre, si compact le gel insipide et sonore de cette nuit bleue, si intriguants mes pas qui semblaient poser imperceptiblement au-dessus du sol de la rue, je croyais marcher au milieu de l'agencement bizarre et des flaques de lumière égarantes d'un théâtre vide – mais un écho dur éclairait longuement mon chemin et rebondissait contre les façades, un pas à la fin comblait l'attente de cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté »3.

1 Ibid. Annexe 13, p.292 2 Dans la nuit du 19 décembre, la voiture de Sainteny roula sur une mine, laissant le Commissaire de la République grièvement blessé. 3 Julien GRACQ. Le Rivage des Syrtes. Éd. José Corti. p.322

100/223 Chapitre V : la revue Indochine française

La revue Indochine française était la publication officielle de l'Association Nationale pour l'Indochine française (ANIF). À elles-deux, elles constituèrent ce que l'on peut établir comme un discours, c'est à dire qu'elles cherchaient à transmettre un argumentaire et une représentation particulière servant la cause du retour de la France en Indochine entre 1944 et 1946. Ce discours, s'il ne provenait pas toujours du gouvernement ni métropolitain ni colonial, allait en tout cas en son sens. Plus qu'un accompagnement, il était un soutien idéologique à la politique que l'on entendait mener devant la précipitation des événements. Il s'agit ici de tenter d'en analyser les ressorts, de déconstruire ses mots et ses images, d'expliciter ses positions.

I- Une association de propagande

Le mot de propagande, clairement revendiqué par l'ANIF, doit être compris dans son contexte : il s'agit de propager une idée dans l'opinion publique. La revue et l'association ont pu avoir une influence sur l'opinion car elles reposaient sur une structure de transmission organisée et efficace.

A- L'Association Nationale pour l'Indochine française, création et protagonistes

« Le 19 août 1943, six semaines à peine après sa constitution, le Comité Français de la Libération Nationale décidait d'accorder son patronage à la création de l'Association Nationale pour l'Indochine Française. Ainsi s'affirmait la volonté des pouvoirs publics de mener de pair la lutte pour la libération de la Métropole et celle pour la délivrance du plus beau, du plus peuplé, du plus riche des territoires coloniaux en Extrême-Orient. »1 C'est en ces mots que le Commissaire aux Colonies de la France Libre, René Pleven, introduisit en septembre 1944 le premier numéro d'une revue qui devait en compter 120 et couvrir toute la guerre d'Indochine. Le nom de l'ANIF n'était pas anodin : il contenait son projet, dont la revue devait être à la fois le moyen et le véhicule. C'est seulement après la défaite de Diên

1 René PLEVEN. Appel pour la libération de l'Indochine. Revue Indochine française. Numéro 1. Septembre 1944.

101/223 Biên Phu en 1954 qu'il changea. L'Indochine n'étant plus française, l'association et la revue devenaient France-Indochine.

C'est donc en août 1943, à Alger, que l'ANIF fut créée sous l'initiative du Commissaire aux Colonies René Pleven, qui en devint le président d'honneur. Elle jouissait là d'un patronage prestigieux. Le Français Libre qu'était Pleven, né à Rennes en 1901, ancien patron d'une entreprise de télécommunication avant la guerre, jouissait auprès du général de Gaulle d'une grande influence et d'un certain prestige. Il était un rallié de juin 1940 et avait depuis été l'homme à tout faire du chef des Français Libres. Deux mois après l'avoir rejoint à Londres, de Gaulle désignait Pleven et deux militaires le 4 août, le commandant Philippe de Hautecloque (futur général Leclerc) et le capitaine Hettier de Boislambert pour une mission cruciale : rallier l'Afrique Équatoriale Française (AEF).1 C'est ainsi que Pleven fut acteur des « Trois glorieuses africaines » : il réussit à rallier le Tchad de Félix Éboué au général de Gaulle le 26 août. Ce dernier lui adressa alors un télégramme qui devait sceller le début d'une longue coopération : « Je tiens à vous dire que je suis fier de vous en tant que Français et en tant que chef. Toutes mes amitiés. »2 Pleven fut alors tour à tour Secrétaire général de l'AEF, directeur des services extérieurs et économiques de la France libre, envoyé en mission aux États-Unis, membre du Comité National Français (CNF), puis occupa à l'intérieur du Comité le poste de Commissaire à l'Économie. Il était en fait le second de de Gaulle, son « premier ministre ».3 C'est le 7 juin 1943 qu'il fut investi de la lourde charge de l'Empire, quatre jours après la constitution du « Comité des 7 » à Alger. Après le ralliement de la Guyane et de la Martinique, respectivement en mars et juin 1943, il ne restait plus que l'Indochine. Il s'affaira alors à son retour à la France Libre en même temps qu'il préparait la conférence de Brazzaville (30 janvier – 8 février 1944), flanqué de quelques noms qui allaient avoir une grande importance dans l'avenir de la colonie d'Extrême-Orient : Jean Cédile et Henri Laurentie. La modération et l'ouverture d'esprit dont Pleven fit preuve à l'élaboration de ce qui fut, selon l'historien de la colonisation Charles-Robert Ageron, « un événement historique d'importance, un tournant de la politique coloniale française »4 assirent définitivement l'importance de ce Breton de 43 ans dans l'aventure de la France Libre. À l'automne 1944, après la libération de Paris, Pleven hérita d'un portefeuille nouveau : celui de Ministre des finances du GPRF. Il occupa ce

1 Christian BOUGEARD. René Pleven, un Français libre en politique. Ed. Presses Universitaires de Rennes. Coll. Histoire, 1994. p.90 2 Télégramme de GAULLE, cité par Christian BOUGEARD. Ibid. p.93 3 Christian BOUGEARD. Ibid. p.112 4 Charles-Robert AGERON, cité par Christian BOUGEARD. Ibid. p.129

102/223 maroquin jusqu'en janvier 1946, tout en restant membre du Comité d'Action pour l'Indochine appelé à devenir Comité Inter-Ministériel.

L'association siégait à sa création au 12 rue de la liberté à Alger. En 1944, elle revendiquait déjà plus de 150 000 adhérents dans toute l'Afrique du Nord, où elle disposait, outre le siège d'Alger, d'un batiment à Casablanca qui abritait le Foyer Indochinois. Le 20 mars 1945, le conseil d'Administration réuni à Alger procéda à deux choix importants. D'abord, le siège social devait déménager à Paris, au 20 rue de la Boétie dans le 8ème arrondissement. Ensuite, un nouveau président fut élu : le député, patron de presse et ancien gouverneur général de l'Indochine Alexandre Varenne. Dans son discours d'intronisation, il évoqua la création de l'association : « Il fallait provoquer un vaste mouvement d'opinion pour signifier au monde entier la volonté inébranlable de la France de faire rentrer l'Indochine dans la communauté française. » puis poursuivit en définissant ce qui devait être la doctrine de l'ANIF : « Dans les circonstances présentes, une telle solidarité apporte à la France, comme à l'Indochine, un précieux réconfort. On assiste ainsi à la naissance d'un véritable patriotisme d'empire. »1 Lors de son installation en métropole, l'ANIF n'avait encore que peu de comités provinciaux. C'est à Marseille que fut créé le premier comité local le 28 mars 1945, sous la présidence d'honneur de M. Paul Haag, commissaire de la République nommé par le GPRF en remplacement de Raymond Aubrac en janvier 1945. De fait, la direction effective de ce comité était assurée par M. Brenier, ancien secrétaire général de la Chambre de Commerce.

Sur le modèle de Marseille s'organisèrent au fur et à mesure des années 1945 et 1946 des comités dans la plupart des départements de France. Les postes importants étaient confiés à des notables disposants souvent d'une grande visibilité locale, afin d'organiser des événements de grande envergure. Militaires haut-gradés en retraite, tels le colonel Bossavy et les généraux Bernard et De la Baume en Dordogne, ou le colonel de Buissy dans les Pyrénées Orientales ; professeurs, tels M. Dardaine en Moselle ou Poucot dans le Nord ; membres de l'administration, tel le sous-préfet de Nogent le Rotrou M. De Saint-Michel- Dunetzat, président du comité d'Eure-et-Loir ou M. Humblot à Paris, Inspecteur des colonies en retraite... Le paroxysme de l'exemple devait être atteint avec la délégation de Bordeaux : présidée par Louis Proust, président de la Cour d'Appel, elle comptait dans ses réunions le préfet de la Gironde Monsieur Joanny, le procureur général Monsieur Crépin

1 Alexandre VARENNE. Article « Le siège social de l'ANIF est installé à Paris » Revue Indochine française, numéro 8 – avril 1945.

103/223 Leblond ou encore Monsieur Delmas, président de l'Institut colonial1.

Ces notables et haut notables étaient bien sûr des sympathisants de la cause de l'Indochine française, mais leur visibilité et leur importance sociale leur octroyaient surtout une grande force de conviction de l'opinion à tous les échelons, depuis le lycée jusqu'aux usines, par l'organisation de conférences, de soirées, de galas, de projections de films, d'expositions, etc. En vertu de son importance et de ses grandes ramifications, on peut estimer le nombre d'adhérents de l'ANIF à près d'un million en décembre 1946, en métropole et dans l'empire, au moment où la guerre d'Indochine vint à éclore.

Portrait d'Alexandre Varenne publié dans la revue Indochine française

Source : Numéro 22 - Juillet 1946

Le président de l'ANIF au niveau national, Alexandre Varenne, était né le 3 octobre 1870 à Clermont-Ferrand, dans une famille de petits commerçants. Après des études en droit, il devint avocat à la Cour d'Appel de Paris, mais se sentant une appétence particulière pour la politique, il s'en revint au Puy de Dôme où il organisa le Comité du Parti Socialiste en 1897. Élu député socialiste en 1906 à 36 ans, il fonda le journal local La Montagne dont il resta directeur et éditorialiste jusqu'à sa mort le 16 février 1947. En 1910, il subit un revers électoral dans sa circonscription. Redevenu simple militant, il organisa la reconquête d'un siège qu'il retrouva en 1914 puis garda sans discontinuer

1 Article « Activités de l'ANIF » Revue Indochine française. Numéro 24 – octobre 1946

104/223 jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale. En 1925, alors qu'il était vice-président de la Chambre depuis l'année précédente, le président du Conseil Painlevé le nomma gouverneur général de l'Indochine, où il resta trois ans.1 Il y fut alors, selon la formule de Patrice Morlat « un homme de gauche doté d'un charisme humaniste »2. Il entreprit une politique libérale qui ouvrit notamment aux Indochinois les postes de l'administration, mais fut exclu de la SFIO pour ce même engagement colonial ! Dans les années 1930, il fut membre du Parti Socialiste Français, de l'Union Socialiste Républicaine, puis du Parti Républicain Radical Socialiste. En 1946, il était Ministre d'État du gouvernement tripartite de Georges Bidault.

D'un tempérament actif et arborant une barbe sylvestre, Alexandre Varenne était un homme pragmatique, mais qui ne se refusait pas aux grands combats. Ainsi, s'il fut un ardent défenseur de l'introduction du scrutin proportionnel aux élections législatives ou le gardien des finances à l'Assemblée Nationale, il s'intéressa également aux questions militaires, aux thématiques sociales et s'engagea pour un humanisme colonial, dans la continuité de ce qu'il avait réalisé en Indochine entre 1925 et 1928.

B- Buts et modes d'actions

Les buts de l'ANIF pouvaient être résumés en cinq points, classés ici par ordre d'importance décroissant :

– Faire naître un mouvement d'opinion pour le retour de l'Indochine à la France

– Faire connaître cette colonie lointaine au grand public

– Participer d'un « patriotisme d'Empire » au moment où celui-ci est à un tournant de son Histoire.

– Soutenir la politique gouvernementale concernant l'Outre-Mer, et en particulier la politique adoptée en Indochine.

– Soutenir les œuvres d'entraide en faveur de l'Indochine

1 Dictionnaire des parlementaires français, sur le site web de l'Assemblée Nationale. Biographie d'Alexandre VARENNE écrite par Jean JOLLY. 2 Patrice MORLAT. Les Grands Commis de l'Empire colonial français. Ed. Les Indes Savantes, Paris, 2010. p.155

105/223 Encart d'adhésion : "Pour une Encart d'adhésion : "L'Indochine est entrée Indochine libre dans une Union dans la Résistance." française prospère"

Source : Numéro 7 - mars 1945 Source : Numéro 11 - juillet/août 1945

Encart d'adhésion : "La France reprend son œuvre interrompue"

Source : Numéro 19 - avril 1946

De fait, il s'agissait de créer un mouvement idéologique de masse. Ce sont ces buts que l'on retrouve dans les encarts d'adhésion à la revue, dont trois sont reproduits ci-dessus.

Les slogans dénotent d'une adaptation du discours aux événements, ils évoluent au fur et à mesure que ces derniers se précisent. Ainsi, dans l'encart du numéro 11 apparaissait le mot « d'Union française », dans celui du numéro 19 ceux « d'évolution politique libérale » ;

106/223 ils reprenaient en fait le langage du discours politique officiel. Au moment de la publication du numéro 11 (juillet 1945), l'Union française n'existait pas encore, elle était juste une idée. Quant à « l'euvre interrompue » dans l'encart du numéro 19 (avril 1946), la France venait juste de reprendre pied en Cochinchine et de signer les accords avec Hô Chi Minh. Enfin, les « accroches » avaient elles aussi une résonance toute idéologique : on en appelait au « devoir », à la « foi », à la « conviction », à la « grandeur de la mission », etc. Ces figures rhétoriques participaient toutes de l'opération de séduction de l'opinion publique en lui faisant croire qu'elle avait un rôle historique particulier à jouer.

Dans une lettre au préfet de police de Paris datée du 12 juillet 1945, Alexandre Varenne demandait l'appui de la police pour la propagande de l'association et le recrutement de membres en ces termes : « Il s'agit d'éclairer l'opinion publique sur la valeur de l'Indochine et de déterminer un mouvement qui seconde utilement le Gouvernement sur la défense de ses intérêts. » Il souhaitait que la diffusion de la propagande se fît, dans les personnels de la force publique et de la préfecture, via les fonctionnaires eux-mêmes, et paraphait « Pour la France, pour l'Empire, pour l'Indochine ». La demande n'avait même pas eu besoin d'être formulée : le préfet avait déjà dès avril enjoint son personnel à le faire !1 Par ailleurs, du 23 septembre au 5 octobre 1946, des bulletins d'adhésion à l'ANIF étaient disponibles à chaque guichet de Poste.2

Dès octobre 1945, l'on pouvait lire dans la revue que « la propagande entreprise dans toute la France par [l']association [commençait] à porter ses fruits. Dans de nombreux départements, les préfets [avaient]entendu [l'] appel [des dirigeants de l'association]. »3 Il faut dire que les comités étaient très actifs ; de nombreux événements étaient organisés chaque mois. Des expositions d'abord, telle celle d'octobre 1944 où des peintres indochinois furent exposés dans les locaux de l'association à Alger, celle consacrée à « la France d'Outre-Mer dans la guerre », inaugurée par le ministre des colonies Paul Giacobbi le 12 octobre 1945 au Grand Palais à Paris, la participation à la foire-exposition de Bordeaux de l'automne 1946, etc. Des cérémonies de souvenir ensuite, en partenariat avec le Souvenir Indochinois, à l'instar de celles organisées régulièrement à Nogent sur Marne autour du monument de l'Indochine, et dédiées aux Indochinois morts pour la France. Des conférences d'orateurs français, tel M.Humblot se produisant en Sorbonne le 21 mars 1946 sur le sujet « La situation actuelle en Indochine », ou Indochinois, tel M. Le Ky Huong 1 Lettre Alexandre VARENNE et archive de Police. Carton numéro 37 – Fonds Justin Godart. Musée de la Résistance Nationale. 2 Article « Activité de l'ANIF ». Revue Indochine française, numéro 25 – novembre 1946 3 Article « Activité de l'ANIF ». Revue Indochine française, numéro 13 – octobre 1945

107/223 dissertant sur l'âme annamite. L'exemple le plus significatif de conférence fut sans doute la conférence donnée par Maurice Meillier devant plus d'un millier d'ouvriers de l'usine Ford, à la mairie de Poissy (Yvelines), à la demande de la direction de celle-ci, en avril 1946. Des événements artistiques encore, telle à Alger en février 1945 cette « présentation d'une troupe d'artistes annamites et de danses cambodgiennes, dont l'intérêt de curiosité et d'exotisme parvint à retenir immobile pendant près de trois heures une salle comble de plus de 500 spectateurs. »1 Des galas, des cérémonies d'amitié, des banquets où l'on discutait de la cause, des projections de films... Le point où la propagande était sans doute la plus efficace fut sans doute lorsqu'elle parvenait à intervenir dans les écoles et les lycées, organisant des concours d'éloquence sur « l'oeuvre française en Indochine », appelant les élèves à « dessiner » l'Indochine afin que leurs œuvres fussent publiées dans la revue, ou simplement amenant les professeurs membres de l'ANIF à parler de l'Indochine dans leurs classes. À partir du début de l'année 1946, l'association disposa même de la complicité du ministère de l'Éducation Nationale pour la création de sections dans les Universités, les lycées et les collèges importants.

Enfin, l'ANIF publiait aussi des brochures, telle « l'Effort français en Indochine », signée Robert Davée et publiée en avril 1946, et levait des fonds pour des œuvres d'entraide. Le groupement des délégations d'Empire de l'association, présidée par le général Braive, remit ainsi en septembre 1946 une somme de 100 000 francs aux services de l'Entraide coloniale à Toulon, afin de venir en aide aux rapatriés civils d'Indochine.2

C- Une proximité certaine avec les cercles gouvernementaux et coloniaux

La proximité de l'ANIF avec les cercles gouvernementaux et coloniaux paraissait certaine dès sa création par René Pleven, dans la mesure où celui-ci avait réussi à agréger un noyau de sympathisants en Algérie autour de lui et de la politique coloniale qu'il entendait mener. Le général Catroux par ailleurs, ancien gouverneur général de l'Indochine et proche du général de Gaulle, en aurait été un membre influent dès sa création.3 Le maire

1 Article « Activité de l'ANIF ». Revue Indochine française, numéro 7 – mars 1945 2 Article « Activité de l'ANIF ». Revue Indochine française, numéro 24 – octobre 1946 3 Dossier ANIF. Carton numéro 37 - MRN

108/223 de Lyon et ancien président du conseil Edouard Herriot était lui aussi membre et soutenait les activités de l'ANIF dans sa ville. Le lien avec le gouvernement sembla d'autant plus évident lorsqu'Alexandre Varenne fut nommé en juin 1946 ministre d'État du gouvernement tripartite de Georges Bidault et qu'il fut appelé à traiter des questions directement liées à l'Indochine : la guerre avec le Siam et l'Union française. Il disposait donc d'informations et d'une hauteur de vue certaines sur ce qui pouvait se dire dans les hautes sphères de l'État, mais qui étaient néanmoins étroitement liées à sa posture d'homme politique. Ce n'était pas une compréhension approfondie qu'il entendait répandre, mais une ligne à suivre.

Lors de son bref séjour à Paris au mois de février 1946, l'amiral d'Argenlieu rendit visite à l'ANIF dans ses locaux parisiens. Il eut alors un long entretien avec Messieurs Francis Fonfreide (directeur de la revue) et Varenne, au cours duquel ils exposèrent au Haut- Commissaire les buts et l'activité de l'association. « En partant, l'amiral exprima à M.Varenne ses remerciements et ses félicitations pour l'oeuvre que l'association poursui[vait] inlassablement en faveur de l'Indochine. Il prit l'engagement de se tenir en liaison étroite avec elle, et de soutenir son effort. »1

Il y avait donc une collusion à la fois évidente et affichée de l'association, par sa composition, avec le gouvernement et les cercles coloniaux. Pourtant, le jeu politique français en 1945-1946 était complexe : le GPRF devait concilier avec toutes les forces politiques en présence au sortir de la guerre, dont les communistes. De Gaulle se retira le 20 janvier 1946, et toute l'année allait être agitée par le vote de la Constitution de la IVe République, les tensions inhérentes au tripartisme, le contexte international et les hésitations de la politique indochinoise. L'ANIF, au centre de cet échiquier proche d'être champ de bataille, avait-elle une position politique de prédilection ? Y avait-il une tendance de politique générale qui prévalait ?

L'ANIF semblait n'être ni de gauche ni de droite, au sens où l'on pouvait entendre ces deux notions à la sortie de la seconde guerre mondiale. Elle est créée par un homme à tendance plutôt centriste, René Pleven (membre de l'UDSR), présidée par un homme plutôt de gauche, Alexandre Varenne (Radical-socialiste), puis, à partir d'octobre 1946, une de ses figures de proue fut Rémy Roure, plutôt de droite (PDP – Démocratie chrétienne). Dans ses activités, elle ne se mêlait aucunement de politique générale et s'astreignait à ne

1 Article « L'amiral Thierry d'Argenlieu nous rend visite » Revue Indochine française, numéro 18 – mars 1946

109/223 traiter que de la question indochinoise. Cependant, il convient de remarquer l'absence parmi ses membres de communistes, quand bien même ils représentaient une force politique majeure, et de représentants de la droite nationaliste. Si l'ANIF n'est ni de droite ni de gauche, il y avait tout de même parmi ses membres un consensus autour de l'idée de l'Empire, et l'on portait un regard positif sur l'oeuvre coloniale de la IIIe République. De la même manière, les membres importants étaient pour la plupart issus des « Français libres » ou de la résistance, et la figure du général de Gaulle semblait être acceptée, voire admirée de tous. Il n'y avait ainsi, dans ses rangs, aucun opposant notoire à la politique internationale du (des) gouvernement(s).

II- Présentation de la revue

La revue Indochine française était l'organe officiel de l'ANIF et a fortiori le relais de sa politique. Mensuel diffusé à ses membres abonnés, elle était la clef de sa propagande. On pouvait néanmoins aussi l'acheter au numéro.

A- Présentation générale

Sur la période septembre 1944 - janvier 1947, 27 numéros furent publiés, au rythme de onze numéros par an. On peut estimer le tirage en 1946 à 100 000 exemplaires par numéro. La revue était dirigée par Francis Fonfreide, ancien Trésorier-payeur de Tunisie. D'abord éditée par les éditions Henrys à Oran, l'ANIF se chargea elle-même de ce travail une fois qu'elle emménagea à Paris en mars 1945. Elle eut trois imprimeurs différents sur la période : L.Fouque en Algérie, l'imprimerie Bellenand à Fontenay-aux-Roses puis Henri François à Paris à partir de 1946. Elle disposait pour cela des visas de censure numéro S7684 à S7390. Le coût initial d'un numéro était de cinq francs en septembre 1944. Il augmenta progressivement jusqu'à atteindre vingt francs en janvier 1947. De la même manière, l'abonnement atteignit 200 francs à la même date, sauf pour les enseignants, étudiants, élèves, et militaires qui disposaient d'une réduction de 50 francs. Le format adopté était 24/32cm pour des numéros qui, d'une dizaine de pages sur papier journal en 1944, passèrent à une trentaine de pages sur papier glacé en 1946. Sur la première page de chaque numéro, des caractères sino-vietnamiens étaient tracés. En 1944-1945, les

110/223 caractères signifiaient « Dai Nam Quôc », soit « le grand pays du Sud » ce qui voulait signifier « Indochine ». En 1946, ils devinrent « Dông Phap Hôi », soit « Association de l'Orient français », transcription du nom de l'ANIF en caractères. Les évolutions qu'avait pu connaître la revue attestaient de l'importance et des moyens financiers grandissants de l'ANIF au fil de la période.

Couverture du premier numéro de la revue Indochine française

La mise en page était resserée mais soignée, avec des articles dans une police de petite taille sur deux colonnes, qui s'étalaient sur deux ou trois pages. On en comptait une dizaine par numéro, agrémentés de photos en noir et blanc ou en couleur, de dessins et de caricatures. Parfois, on pouvait trouver des encarts « artistiques », à l'instar de la reproduction en aquarelle d'une jonque annamite ou du portrait d'un pêcheur. Il y avait en général peu de publicité, si ce n'était pour des livres ou des expositions en lien avec l'Indochine ou pour des bons de la Libération.

Dans les cinq premiers numéros, les articles étaient sous régime d'anonymat. Néanmoins, à partir du début de l'année 1945, ils furent de plus en plus souvent signés,

111/223 quoique parfois seulement par des initiales. Ils étaient écrits dans un style élaboré, parfois littéraire. Il s'agissait d'une vulgarisation sur l'Indochine mais pour un lectorat plutôt éduqué, tandis que le format laissait la place aux développements.

En somme, les buts de la revue peuvent être résumés ainsi : faire découvrir l'Indochine aux lecteurs, informer l'opinion sur les événements d'Extrême-Orient, servir la cause de l'Indochine française, développer un patriotisme d'Empire, faire le lien entre les Français d'Indochine et ceux de métropole et fédérer les membres de l'Association.

B- Les chroniqueurs

Afin d'établir leurs influences respectives et de faire ressortir leur diversité, ils convient d'établir une typologie des chroniqueurs.

D'abord, les éditorialistes et les collaborateurs « de marque ». On comptait parmi eux Francis Fonfreide et Alexandre Varenne, mais il faut souligner le rôle qu'ont pu avoir deux personnages plutôt opposés quant au diagnostic. D'abord, Paul Mus, historien, directeur de recherche à l'École des Hautes Études, membre de l'EFEO, directeur de l'École d'Outre- Mer, puis nommé en 1946 à la chaire de Civilisations de l'Extrême-Orient au Collège de France. S'il n'intervint qu'une fois dans la revue, on lui offrit tout de même 6 pages entières (sur 17) dans le numéro 20, daté de mai 1946, au long desquelles il développa une vision humaniste des événements de la « pacification » de la Cochinchine.1 Ensuite, Rémy Roure (PDP – Démocratie chrétienne), qui était dans une ligne plutôt opposée, méfiant à l'égard du Viêt-Minh et du terme d'indépendance, partisan de la défense de la souveraineté française. Rémy Roure (1885 – 1966) était un romancier et journaliste dont le nom faisait autorité à la Libération. Éditorialiste au journal Le Temps avant la guerre, puis au Monde après, il avait été combattant en 1914-1918 et interné avec les futurs généraux de Gaulle et Catroux à Ingolstadt en Allemagne. Après avoir mené pendant les années 1920 et 1930 sa carrière, il entra dans la résistance dès 1940 pour laquelle il rédigeait le Bulletin de la France Combattante. Blessé, il fut mis aux arrêts et déporté à Buchenwald en octobre 1943 par la Gestapo. Il perdit pendant la guerre sa femme, elle aussi déportée et morte à Ravensbruck, et son fils, André Roure, combattant des FFL tué par l'éclatement d'une grenade. Il était Officier de la Légion d'honneur, compagnon de la Libération, croix de

1 Paul MUS. Article « Un matin de décembre en Cochinchine » Revue Indochine française, numéro 20 – mai 1946

112/223 guerre 1914-1918 et 1939-1945.1 Rémy Roure commença à écrire pour la revue en octobre 1946. Il disposa dès lors de deux à trois pages pour chacun de ses articles, soit quatre à six colonnes.

Il y avait des plumes régulières dans la revue, qui publiaient au moins un article ou un bandeau dans chaque numéro. Ils étaient des membres actifs de l'ANIF et servaient ses objectifs. Quelques-uns d'entre eux étaient des « anciens » de l'Indochine, des colons revenus en métropole. Les noms revenant le plus souvent étaient ainsi ceux de Pierre Chambon, Henry Borjane, René Jouglet, Jean Carnac, Maurice Meillier, Louis-Ferdinand Eckert, Leflech et Robert Davée. Il est à supposer qu'ils étaient rémunérés pour ces collaborations.

Les chroniqueurs occasionnels, qui intervenaient sur des sujets précis, étaient nombreux. On peut citer le colonel Chassin, futur général et commandant de l'aviation en Indochine, qui écrivait des chroniques sur la situation militaire dans le Pacifique, ou les gouverneurs Laurentie ou Langlade, qui faisaient des exposés politiques relayés dans la revue ; Jacques Chazelle, jeune agrégé de Lettres, journaliste au Monde et futur diplomate ; Charles Robequain, Professeur à la Faculté de Lettres de Paris ; Eugène Eutrope, Résident Supérieur en Indochine en retraite ; Henri Marchal, conservateur des temples d'Angkor, etc. Quelques Académiciens divers proposèrent des chroniques sur des thèmes dont ils étaient spécialistes, tel le Professeur Fernand Besançon, ancien président de l'Académie de Médecine ; Maurice Besson, historien et juriste, membre de l'Académie des Sciences Coloniales, ou le romancier colonial Marius Leblond2, membre de cette même Académie. Enfin, Louis Longeaux, ingénieur et directeur de cabinet du l'amiral d'Argenlieu et Marcel Ner, professeur, responsable du service Éducation auprès de l'amiral, eurent eux aussi l'occasion de s'y exprimer.

La revue accordait une place importante à la reproduction des discours des militaires et hommes politiques qui faisaient la politique indochinoise : le général de Gaulle, René Pleven, Paul Giacobbi, Marius Moutet et l'amiral d'Argenlieu.

Enfin, outre les informations diverses qu'elles transmettaient, une page était réservée à la fin de la plupart des numéros à une revue de presse, nationale et internationale. Y furent

1 Article « Rémy Roure, notre nouveau collaborateur » Revue Indochine française, numéro 24 – octobre 1946 2 Marius Leblond était le nom de plume de Georges Athénas (1880-1953) qui écrivait en duo avec son cousin Alexandre Merlot (Ary Leblond). Ils obtinrent le prix de l'Académie Française en 1906 et le prix Goncourt en 1909 pour leurs œuvres « La Grande île de Madagascar » et « En France ».

113/223 reproduits et analysés des articles du Daily Mail et du Times de Londres, de The Economist, du New York Times, du New York Herald Tribune, du journal russe Krasnaïa Zvezda, de la Tribune de Lausanne (Suisse), de Combat ou de Témoignage Chrétien. À de rares occasions, l'on pouvait même lire des traductions d'articles de journaux de la presse viêtnamienne.

Somme toute, il y avait une place à la pluralité dans la revue, mais c'était une pluralité modérée et qui, s'il y eut entre les articles et les auteurs des nuances, allait globalement dans le sens de la politique gouvernementale. On n'y trouvait ni anti-colonialistes notoires, ni critiques violentes, ni auteurs d'Extrême-Gauche ni d'Extrême-Droite. Indochine française n'était donc pas représentative de toute l'opinion en 1945-1946, mais donne à en observer une tranche significative.

C- Thématiques, ruptures et continuités

Le sommaire type de la revue sur ces 27 numéros pourrait être résumé ainsi :

– Une analyse de la situation générale en Indochine. Exemple : « L'Indochine et les leçons de la guerre » par Jacques Chazelle, dans le numéro 11 ( juillet-août 1945)

– Un article sur un point spécifique de l'Indochine coloniale, le plus souvent sur une œuvre économique ou culturelle. Exemples : « L'oeuvre française d'Organisation Judiciaire en Indochine » par André Dureteste, dans le numéro 21 (juin 1946) ou « Le caoutchouc en Indochine », par Labord, dans le numéro 20 (mai 1946).

– Un article sur la situation internationale ou sur la relation de l'Indochine avec ses voisins, le Siam et la Chine. Exemple : « Le Siam et la capitulation du Japon » par Eugène Eutrope, dans le numéro 12 (septembre 1945).

– Un article sur la (les) culture(s) indochinoises, ou sur le folklore. Exemple : « La fête du Têt en Extrême-Orient » par Odile Kaltenmark-Guequier, dans le numéro 18 (mars 1946)

– Un portrait d'une grande figure actuelle ou passée, dans la rubrique « Figures de Jadis et d'aujourd'hui ». Exemple : Paul Pelliot, dans le numéro 15 (décembre 1945)

114/223 – Une déclaration politique, reproduite partiellement ou intégralement. Exemple : « L'amiral Thierry d'Argenlieu déclare... », discours du 26 mai 1946 à l'Hôtel de Ville de Saigon, reproduit intégralement dans le numéro 22 (juillet 1946).

– Des brèves sur les événements en métropole ayant un lien avec l'Indochine

– Deux pages de nouvelles sur les événements d'Indochine au jour le jour : la rubrique « D'un mois à l'autre ».

– Une revue de la presse internationale

– Un compte-rendu des activités mensuelles de l'ANIF

– Une bibliographie des livres nouvellement édités qui touchaient de près ou de loin à la cause de l'Association.

On peut distinguer tout au long de la période des thématiques générales qui formaient une continuité : la défense de la souveraineté française ; la solidarité avec les combattants d'Indochine ; le rapport positif, voire laudatif, à l'oeuvre coloniale accomplie ; la présentation et la découverte de l'Indochine par le prisme de l'exotisme. En effet, la revue Indochine française n'était pas une revue de proposition sur la politique à mener, elle se contentait d'un suivi des événements et developpait dans leur sillage une trame idéologique. Elle était, parfaitement en cela inscrite dans son temps, une adhésion à l'idée de l'Indochine colonisée, « notre » Indochine, mais dans sa forme nouvelle, rénovée, libérale : la Fédération indochinoise dans l'Union française. Cette adhésion semblait être « normale » à ses chroniqueurs comme à son lectorat, c'était une question de « bon sens » et de patriotisme. À de rares exceptions près, tel Paul Mus, il n'y avait donc pas de prise de distance critique avec la position et la politique de la France en 1945-1946 et l'on se contentait d'une compréhension simpliste de ce qui était en train de se passer.

En effet, un schéma narratif à propos des faits était développé, il atteignit son paroxysme dans le cas de la glorification de la résistance aux Japonais. Néanmoins, les ruptures événementielles et narratives dans la revue ne sont pas celles que l'historien définirait comme telles. La revue présentait par exemple, dans trois éditos correspondant aux dates de ces événements, les départs de Monsieur Pleven du ministère des colonies à la fin de l'année 1944, du général de Gaulle du gouvernement le 20 janvier 1946, et l'échec définitif de la conférence de Fontainebleau au début du mois de septembre 1946 comme des ruptures. Or, ils ne changèrent, avec le regard distancié que l'on peut avoir aujourd'hui sur

115/223 la dynamique des événements, pas grand chose ! En revanche, deux événements majeurs, le coup du 9 mars 1945 et la révolution d'août, ne furent pas traités comme des événements dans la revue, c'était tout juste s'ils étaient mentionnés entre deux lignes ! Était-ce par manque d'informations ou par volonté délibérée de cacher à l'opinion que le retour de la France n'allait pas être si facile ? Les deux raisons étaient probablement intriquées et complémentaires.

Seule l'attaque de Hanoi, rupture historique car début de la phase active de la guerre d'Indochine, fut traitée dans la revue comme telle. Un éditorial solennel adressé aux lecteurs et aux adhérents ainsi qu'un article de deux pages de Rémy Roure le proclamaient. Ce dernier conluait sa tribune en disant qu'il s'agissait là « d'un problème dont tout Français doit mesurer la gravité. Nous souhaitons que le nouveau Gouvernement le comprenne. M. Édouard Herriot a dit à la tribune son angoisse. Tous les français doivent avoir le même sentiment. »1 La guerre commença dans la revue au moment où lui parvint la nouvelle de l'attaque : elle commençait en même temps pour toute la France.

1 Rémy ROURE. Article « Le plus grave problème » Revue Indochine française, numéro 27 – janvier 1947

116/223 Chapitre VI : discours et idéologie dans la revue

La revue Indochine française a développé au long des 27 numéros une idéologie coloniale. Celle-ci s'articulait autour de quatre grands thèmes, dont les ressorts vont être analysés ici :

– La possession : comme l'indique le nom de la revue, l'Indochine était notre Indochine, une propriété inaliénable ; il fallait que l'opinion intériorise le fait qu'il était impossible d'abandonner une terre considérée comme française.

– L'humanisme colonial : il y a une mise en scène et en récit du « libéralisme » de la politique adoptée en Indochine, depuis la déclaration du 24 mars 1945 jusqu'à « l'offre » de self-government avec les accords du 6 mars 1946 et le modus vivendi Moutet-Hô Chi Minh, depuis l'éducation des colonisés en matière de civilisation, d'économie, de culture, jusqu'à la « protection » que la France « bienveillante » voulait bien leur accorder. Cette idéologie de l'humanisme colonial, héritière de la politique d'association mise en place par Albert Sarraut lors de ses mandats de Gouverneur Général de l'Indochine (1911-1914 et 1917-1919) puis de Ministre des Colonies (1920-1924 et 1932-1933), est présentée dans la revue comme la finalité de toutes les actions de la France.

– Le rapport entre colonisé et colonisateur que cet humanisme colonial impliquait. Il y eut, dans le discours pour le moins, un passage entre un dyptique domination-sujétion, qui correspondait au « colonialisme ancien » et un dyptique dépendance-pourvoyance, qui concordait davantage à l'idéologie nouvelle.

– La fidélité à l'idée coloniale et à l'oeuvre de la IIIe République. L'on considère l'idée d'Union française comme un progrès car elle est présentée comme la sauvegarde de tout ce qui a été accompli depuis la conquête. Cette fidélité est faite de justifications et de légendes : elle veut participer du patriotisme d'Empire qu'Alexandre Varenne appelait de ses vœux.

Pour cela, l'on développa un discours, avec des points sur lesquels l'on aimait insister et des ellipses, avec des mots particuliers, des figures rhétoriques et des images censées résonner dans le lectorat. C'était un soutien à l'amiral d'Argenlieu et aux décisions du gouvernement. Outre l'injonction de solidarité envers les Français d'Indochine, c'était un véritable bloc idéologique que l'on offrait à l'opinion dans l'espoir qu'elle s'en saisît. Il sera

117/223 étudié dans l'ordre des quatre grands thèmes énoncés plus haut.

Il s'agit ici d'étudier l'idéologie et le discours auxquels les Français ont été exposés en se rappelant, à la suite des travaux d'Alain Ruscio, que « la manière dont les Français ont vécu les événements coloniaux est aussi importante que les événements eux-même »1.

"Voici notre Indochine"

Quatrième de couverture du numéro 1 (septembre 1944) de la revue Indochine française

I- Du colonialisme à l'Union française

La revue suivait l'évolution des déclarations politiques et des événements de près afin d'adapter son discours. Toutefois, si les formes de la revendication ont pu être être amenées à changer, depuis l'espoir d'un retour au statu quo ante jusqu'au soutien à l'Union française, la défense de la souveraineté française faisait continuité.

1 Alain RUSCIO. Le credo de l'homme blanc : regards coloniaux français, XIXe et XXe siècles. Ed.Complexes, Bruxelles, 2002. p.15

118/223 A- L'immuable défense de la souveraineté française

Les premiers numéros de la revue s'attachèrent donc à démontrer la « propriété » de la France sur l'Indochine. D'abord, par de simples faits de langage : le pronom personnel « notre », ainsi que sur le document reproduit ci-avant, était systématiquement associé au nom « Indochine » ; quand il ne l'était pas, c'était par l'adjectif « française » qu'il était complété. Le choix des mots n'était pas innocent : il fallait amener le lecteur à intérioriser le lien indissoluble qui devait exister entre la métropole et les territoires coloniaux. La libération de l'Indochine des Japonais (la revue considérait, du fait du malentendu entre Decoux et de Gaulle, qu'avant même le coup du 9 mars 1945, l'Indochine était japonaise) était présentée comme la continuité de la récente libération de la France. Un sonnet de Pierre Redan, publié dans le numéro 2 (octobre 1944), est intéressant en ce qu'il démontre l'assimilation faite entre les destins historiques des Français et des Indochinois. Il est intitulé « Indochine 1940 » et dédié au général Derendinger :

J'ai relu notre histoire et j'ai compté nos morts. Du Mékong au Yunnan, des monts aux rizières, Marins, soldats, colons, aux héroïques sorts, Votre tombe a servi de socle à nos bannières. Je ne puis maintenant vous compter sans remords, Un tragique destin menace nos rivières ! Vos fils feraient-ils moins que vous fîtes naguère, Dans le cœur des vivants revit le cœur des morts. Laos, Tonkin, Annam, le Cambodge et la France, Unis comme jadis, dans les destins amers Doivent garder au cœur le chant de l'espérance. Car je sens revenir, ô justice éternelle, De la route d'Annam, à la route des Khmers Le renouveau futur de la France immortelle !

Outre la maigreur des qualités littéraires, la dernière strophe dénote de la croyance que le meilleur de l'Histoire est français, et que c'est en cela que le destin des pays d'Indochine doit y être associé.

Jusqu'à la déclaration du 24 mars 1945, qui amena une première rupture, la revue relayait autant que possible les discours politiques en lien avec l'affirmation de cette souveraineté française sur l'Indochine. Dans le n°4 (décembre 1944) était par exemple reproduite l'allocution de René Pleven lors de la séance inaugurale de l'Ecole Française d'Outre-Mer le 11 novembre 1944, où le Ministre affairmait la nécessité d'achever de

119/223 rassembler l'Empire en ramenant « sa fille d'Extrême-Orient dans la Communauté Française ». Puis, dans le n°6 (février 1945), un compte-rendu des différentes interventions (Paul Giacobbi1, Gaston Monnerville2 et le général de Gaulle) lors de la cérémonie pour la fête de Têt à Paris (15 février 1945) allait dans la même direction. Monnerville s'adressa à au chef de la France Libre : « Aujourd'hui, en cette circonstance si solennelle pour nos frères d'Indochine, venus nous entendre pour les vœux rituels du Têt, elle signifie de la part de celui qui a sauvé la France d'Europe, la volonté de libérer à son tour la France d'Asie ». En guise de justification, l'on développait une rhétorique du « loyalisme » des Indochinois. Paul Giacobbi, dans son discours d'inauguration des émissions vers l'Indochine3, déclarait ainsi : « notre patrie a pu mesurer la noblesse et la droiture des souverains régnants comme le loyalisme des peuples indochinois et leur attachement à la communauté française ». Il était question de développer l'idée d'une « famille française » coloniale : cela portait donc tout naturellement une critique à l'idée de « trusteeship international » voulu par les Américains après la Conférence de Hot Springs4. La revue Indochine française tendait donc, par cette pléiade de références politiques, à présenter la domination française sur l'Indochine comme un fait établi, quoiqu'éphémèrement interrompu.

Suite à la déclaration gouvernementale du 24 mars 1945 sur le statut de l'Indochine et à l'éviction de la France, le discours s'adapta pour démontrer que, dans un excès de générosité, la puissance coloniale accordait l'autonomie à des Indochinois qui la « méritaient », pour s'être tenus fidèlement à ses côtés. Il y a une véritable mise en scène de ce « mérite » qui vient compléter l'idée de « loyalisme » déjà introduite. Ainsi, après le coup du 9 mars 1945, le récit des faits de résistance s'accompagnait d'un constant rappel au comportement fidèle des Indochinois dans le combat, quand bien même il n'avait été que plutôt rare dans les faits. Jean Le Guével pouvait ainsi écrire que « si la résistance des nôtres a été immédiate et vigoureuse, la solidarité de la population lui a donné une valeur militaire, politique et morale qui n'étonne pas que l'ennemi »5, avançant le fait que dans la haute-région du Tonkin, les troupes étaient composées en majorité « d'indigènes ». Le général Sabattier, dans un appel aux lecteurs de la revue, utilisait quant à lui la

1 Paul Giacobbi remplaça René Pleven rue Oudinot en novembre 1944. Après avoir été sénateur radical-socialiste de Corse avant-guerre, il rallia le RPF à sa création. 2 Homme politique Guyanais, alors Président de la Commission d'Outre-Mer à l'Assemblée Consultative) 3 Paul GIACOBBI. « Discours d'inauguration... » Revue Indochine française, numéro 5, janvier 1945 4 Voir p.33 de ce mémoire. 5 Jean LE GUEVEL. Article « Français et Indochinois dans la bataille » Revue IF, n°8 – avril 1945

120/223 terminologie de « résistance franco-indochinoise » contre la « traîtrise japonaise »1. En parallèle, il s'agissait de démontrer le « mérite » intellectuel des « indigènes » et a fortiori leur aptitude au self-government. Tout un discours est présenté sur ceux que l'on dénomme les « Indochinois évolués » ; Robert Davée devait le résumer en un paragraphe quelque peu condescendant :

« Des Indochinois passent brillament les concours français les plus difficiles. L'un d'eux, ancien élève de l'École Normale Supérieure, vient d'être reçu premier au concours de l'agrégation de philosophie. Nous avons publié certains textes annamites. Nos lecteurs ne peuvent manquer d'avoir été frappés par la lucidité de l'analyse, la force de la dialectique et la fermeté du style, où nous nous permettons, avec malice, d'y voir un des meilleurs effets de la culture française. Ce que nous en retiendrons, c'est l'évidente aptitude à se gouverner soi-même dont témoignent de tels documents »2.

À partir du retour de la France en Indochine à l'automne 1945, la revue commença à développer un bloc de patriotisme, dans l'objectif que l'opinion vînt à « faire front » avec l'armée. L'humilitation de la défaite de 1940 ne devait pas être reproduite ; il en allait du moral des soldats que le peuple les soutînt. D'abord, la revue s'attacha à bien définir le sens de ce retour, qui était à la fois à la protection des populations, mais aussi à la jouissance d'un droit. Le combat que Leclerc et d'Argenlieu menaient devait paraître comme légitime. Une des critiques à ce retour s'inscrivait dans le contexte international : après la Conférence de San Francisco, les États-Unis poussaient leurs alliés à adopter leur projet de « trusteeship » international pour les colonies. Les chroniqueurs critiquèrent cette position américaine qu'ils assimilaient à une volonté de la (des) grande(s) puissance(s) de s'immiscer dans les affaires d'Indochine, qui étaient (pour eux) françaises de droit. Pierre Chambon dénonça par exemple les « préjugés solidement enracinés » des Américains, hérités de l'attitude de défiance du président Roosevelt « dont il n'est nullement certain qu'elle serait la sienne s'il vivait encore »3. Il s'agissait d'affirmer la nécessité de la présence française contre les « injustices criantes de ces griefs accumulés »4 par certaines opinions étrangères.

C'est néanmoins avec l'arrivée de Rémy Roure en octobre 1946 que cet appel au patriotisme prit une tournure plus évidente, parallèlement à la précipitation des événements, au vacarme des tambours de guerre qui tonnaient en crescendo. Dans son

1 Général SABATTIER. « L'Indochine et la France » Revue IF, n°10 – juin 1945 2 Robert DAVEE. « La politique français en Indochine » Revue IF, n°12 – septembre 1945 3 Pierre CHAMBON. « La libération de l'Indochine, question internationale » Revue IF, n°15 – décembre 1945 4 Ibid.

121/223 premier éditorial pour la revue, il publiait une lettre d'un soldat français combattant en Indochine, et datée du 29 août. Le troupier, après avoir exposé les raisons de son engagement, implorait « que les Français ne se laissent pas emporter par une propagande malsaine […], qu'ils retiennent que les soldats du général Valluy, digne successeur de Leclerc, continuent à porter bien haut le drapeau tricolore.[...] Qu'ils sachent surtout que ce sont les Annamites qui agissent sournoisement et que notre tâche est de nous défendre et non d'attaquer ». Rémy Roure, là-dessus, concluait doublement : « En aurons-nous bientôt fini de nous humilier et de nous abaisser devant le monde ? », puis, quelques lignes plus loin, « si la France perdait son Empire, elle se perdrait elle même »1. Peu à peu, les tensions grandissantes avec le Viêt Nam réactivaient une rhétorique agressive que, suite à l'attaque de Hanoi, l'éditorial de Rémy Roure devait parachever. Prônant la solution de force et soutenant l'amiral d'Argenlieu, il répondait à ceux qui s'interrogeaient sur le sens de cette guerre qui débutait2 qu'ils ne produisaient là que des « appels à la lâcheté » qui les « déshonoraient »3.

B- Un soutien à l'amiral d'Argenlieu

À partir de la nomination de l'amiral d'Argenlieu au poste de Haut-Commissaire de France à Saigon, la revue lui accorda un soutien sans faille, quand bien même il avait eu souvent à essuyer les critiques de la gauche française pour son action. Cependant, ce soutien ne vint pas ex nihilo, il trouvait déjà racine dans une fidélité et une admiration envers la figure du général de Gaulle déroulée dès les premiers numéros algériens. Cela allait bien sûr avec l'air du temps : Paris venait juste d'être libéré et l'auteur de l'appel du 18 juin venait de descendre triomphalement l'avenue des Champs-Élysées, mais au-delà du symbole, la revue tendait à être en proie à une forme de gaullisme colonial. Cela sous- tendait deux points importants : une cohérence avec l'esprit de la Conférence de Brazzaville, qui annonçait la déclaration du 24 mars 1945, mais aussi que les hommes qui assuraient la politique coloniale du GPRF fussent à l'image de leur chef, des Français nouveaux capables d'assumer la grandeur de la France.

Ainsi, les portraits des deux ministres des colonies du GPRF sous de Gaulle, René

1 Rémy ROURE. « L'Indochine et l'Union française », Revue IF, n°24 – octobre 1946 2 La deuxième légion de Gendarmerie de Lorrach avait publié un article dans un journal local pour dire leur refus de « se voir embarquer comme des veaux pour aller alimenter des tueries idiotes qui ont lieu en Indochine ». 3 Rémy ROURE. « Le plus grave problème », Revue IF, n°27 – janvier 1947

122/223 Pleven et Paul Giacobbi, furent dithyrambiques. Lors de départ de Pleven de la rue Oudinot, l'éloge qui lui fut adressé par le comité de rédaction allait tout naturellement dans le sens de la glorification de l'homme pour forcer l'admiration : « qu'il nous soit permis d'adresser un déférent salut à celui qui eut à l'heure fatidique l'infaillible instinct et la claire notion du devoir français »1, louant par ailleurs son « œuvre hardie ». Bien sûr, Pleven étant le parrain et l'initiateur de l'ANIF, il paraissait normal de lui rendre hommage, mais le portrait de Paul Giacobbi n'en fut pas moins élogieux. Sa nomination était « le triomphe de la continuité », et l'on vantait sa force de caractère, « ce qui a[vait] manqué à tant d'hommes politiques d'avant guerre »2. Le destin de l'Indochine était entre les mains d'hommes qui n'avaient jamais renoncé, ce qui laissait présumer d'une grandeur française à venir dont la colonie d'Extrême-Orient bientôt libérée ne pourrait être que davantage tirée vers le haut. Autant que par la défense de la souveraineté française, le gaullisme colonial de la revue se jouait en des symboles établis pour marquer la haute volonté de la France libérée et nouvelle. L'éditorial de la revue lors du départ du général de Gaulle du pouvoir (numéro 17 – février 1946) confirme cela, en ce qu'elle rappela l'appel gaullien du 30 juillet 1940 aux Français d'Outre-Mer et les Trois Glorieuses coloniales : il y avait une France qui n'avait jamais abandonné son Empire, c'était celle-ci qui revenait en Indochine.

Ainsi, lorsque l'amiral d'Argenlieu fut choisi par le général de Gaulle pour partir en direction de Saigon, on le présenta comme incarnant le prolongement de cette politique gaullienne, comme un homme représentant la France nouvelle et ses promesses. Il n'échappa pas à sa nomination au traditionnel portrait laudatif. Après avoir énuméré les faits d'arme du « Carme naval » pendant la Seconde Guerre Mondiale, l'auteur du portrait concluait : « noble et haute figure française, il restera, pour tous ceux qui ont servi sous ses ordres, un grand chef, et pour son pays un grand marin »3. Robert Davée, dans le même numéro, écrivait à son sujet : « ce nom nous assure une défense stricte de nos droits. Mais il est aussi la preuve que les déclarations françaises ne cachent aucune supercherie et qu'elles seront exécutées sous le regard d'une conscience scrupuleuse et droite »4. Le lien entre l'ANIF et d'Argenlieu était déjà pré-établi par la cordialité et la confiance que ce dernier entretenait avec Alexandre Varenne5 mais c'est Guy Rottier, reprenant un article du journal « Le Méridien », qui devait le mieux résumer la position de la revue à son égard :

1 Article « Monsieur Pleven nous quitte », Revue IF, n°4 – décembre 1944 2 « Figure de jadis et d'aujourd'hui - Paul Giacobbi » Revue IF, n°8 – avril 1945 3 « L'amiral G. Thierry d'Argenlieu » Revue IF, n°12 – septembre 1945 4 Robert DAVEE « La politique française en Indochine » Revue IF, n°12 – septembre 1945 5 Voir p.56 et p.110 de ce mémoire

123/223 « à nous la paille des mots, à lui le grain des choses »1.

Outre le relais de ses principaux discours politiques et l'éloge de ses prises de position, le point qui présente le plus d'intérêt est la publication de tribunes visant à convaincre l'opinion française de la légitimité de la revendication autonomiste cochinchinoise, en réponse à la « publicité incessante » faite « aux mandataires du gouvernement du Viêt Nam ». Leflech écrivit dans le numéro 23 (août-septembre 1946) un long article intitulé « La Cochinchine est-elle fondée à réclamer son autonomie ? » dans lequel il critiquait la volonté « d'hégémonie totalitaire » du Viêt Nam qu'était la réunion des trois Ky. Mais il ne s'agissait pas seulement d'une négation, l'auteur développait un argumentaire pour l'autonomie (voire l'indépendance) qui impliquait la thèse d'une différence raciale entre le cochinchinois et le tonkinois. Relatant l'origine du peuplement de la Cochinchine, à la rencontre des civilisations Cham, Malaise, Cambodgienne et Annamite, il écrit : « Ainsi s'est formé un type humain différent du Tonkinois, tant au point de vue morphologique qu'intellectuel ou culturel », avant de faire par la suite l'inventaire des différences de richesse et de développement entre le Ky méridien et le Ky septentrional. Il concluait sur le référendum, à l'instar de la position adoptée tout au long de l'année 1946, démontrant par là qu'il ne pouvait avoir de sens que si sa réponse correspondait aux intérêts français, qui étaient aussi, de son point de vue, ceux de la population cochinchinoise.

Le rapport au Viêt Nam dans la revue est divisé en quatre temps, qui correspondent peu ou prou aux évolutions de la vision du commandement militaire et politique français en Indochine. D'abord, la défiance : l'on pense que le Viêt Minh et les autres mouvements nationalistes ne sont que des agents des Japonais. En fait, la revue reflète la difficulté qu'avait la France à sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Pour Sylvain Pons, doctorant en histoire, dans ce premier temps, « les autorités militaires ont fabriqué le Viêt Minh à l'image de leurs ambitions stratégiques et de leur volonté de légitimer leur action en Indochine » ; les Français ont été « désorientés par la nouveauté que [le Viêt-Minh] représentait »2. D'Argenlieu pensait trouver un ennemi de la Seconde Guerre Mondiale, il fut surpris de constater que ce n'était pas le cas. La revue, à l'automne 1945, tenta de définir ce qui se passait au Tonkin. Pour Guy Rottier, les événements étaient donc le fait de « mouvements nationalistes auxquels se sont mêlés des Japonais pour menacer la tranquillité du pays »3, comme une dernière fourberie de soldats de l'Empire du Soleil 1 Guy ROTTIER.. « Nuages sur l'Indochine » Revue IF, n°13 – octobre 1945 2 Sylvain PONS. « Les visages d'un ennemi : la fabrication du Viêt-Minh » in PUF, Relations internationales, n°130, 2007. 3 Guy ROTTIER. « Nuages sur l'Indochine » Revue IF, Op.Cit.

124/223 Levant n'ayant pas digéré la capitulation de leur Mikado. Ensuite, lorsqu'il fut entendu que le retour au Tonkin ne serait pas aussi évident que prévu, l'on estima que le Viêt Nam avait malgré tout besoin de la France : « la présence française est d'autant plus nécessaire qu'au sein même de ce Viêt Nam si récemment formé – et si artificiellement, malgré l'appel à une longue histoire – risquent bientôt de se faire jour des aspirations divergentes, nostalgies d'habitudes contractées au cours de plusieurs siècles de particularismes »1. L'on passa ensuite, après les accords du 6 mars 1946, à une bienveillance qui n'excluait pas une certaine condescendance envers le jeune gouvernement. Louis Védrines, à propos de la première conférence de Dalat, écrivait ainsi : « en deux mots, la conception du Viêt Nam reflète une notion de nationalisme parfaitement respectable, mais un peu dépassée par la structure du monde moderne [...] »2. Enfin, l'intransigeance viêtnamienne lors de la conférence de Fontainebleau amena la revue à définir le gouvernement de Hanoi comme « hostile », à l'exception de son président, puis l'oncle Hô fut lui aussi touché par le retour à la défiance lorsqu'il rentra au Viêt Nam sans que le modus vivendi ne fût appliqué. Rémy Roure le taxa ainsi, à l'éclosion de la guerre, « d'ami de Doriot » et donna à la revue le ton de suspicion hostile que l'amiral d'Argenlieu avait déjà adopté avec ses interlocuteurs vietnamiens depuis l'été, revenant ainsi à la case départ : « en fait, la France s'est défendue contre des bandes organisées, conduites très souvent par des officiers japonais restés dans le pays et qui ont pris le maquis. En fait, le Viêt Nam fait tout ce qu'il peut pour éviter le référendum en Cochinchine dans des conditions normales »3.

C- Une compréhension particulière des événements

L'information dans la revue avait une visée : soutenir l'action que la France était en train de mener, et cela en prenant parfois certaines libertés avec les faits réels. L'exemple le plus représentatif de cette compréhension particulière est la glorification de la résistance française après le coup du 9 mars, menée par le général Sabattier. Pendant six mois (d'avril à septembre 1945), une phrase du général de Gaulle prononcée lors d'une élégie pour le colonel Lecoq4, resta en épigraphe des numéros : « dans l'épreuve de tous et dans le sang des soldats est scellé en ce moment un pacte solennel entre la France et les peuples de l'Union Indochinoise ». Il s'agissait de présenter la résistance française en Indochine

1 Pierre CHAMBON. « La libération de l'Indochine, question internationale » Revue IF, op.cit. 2 Louis VEDRINES. « La conférence de Dalat » Revue IF, n°21 – juin 1946 3 Rémy ROURE. « Le plus grave problème » Revue IF, n°27 – janvier 1947 4 Voir p.33 de ce mémoire

125/223 comme héroïque et dans la continuité de ce qu'avait été la résistance métropolitaine pendant la guerre. Pour cela, on usa du champ lexical du courage, relatant une lutte désespérée, présentant des « combats acharnés » contre un ennemi bien supérieur en nombre.

"Soyons dignes de nos combattants d'Indochine"

Quatrième de couverture du numéro huit (avril 1945)

Le problème résidait en ce que les journalistes de la revue n'avaient pour seules sources que les sources officielles, qui n'étaient pas très bien informées non plus. On approchait pour cette raison parfois de la désinformation, ainsi de Jean Le Guével, citant l'état-major de la Défense Nationale : « la résistance en Indochine se développe conformément au plan établi. Au Tonkin et au Laos, des zones importantes sont contrôlées par nos troupes. Au nord de la baie d'Along, la garnison japonaise de Ha Coi est encerclée »1. On pouvait presque croire que le coup du 9 mars avait été prévu par les Français et que les Japonais étaient en grande difficulté depuis ! Cette même source officielle persistait : « nos soldats écrivent à Moncay et à Ha Coi une nouvelle phase de l'épopée française comparable à

1 Jean LE GUEVEL « Français et Indochinois dans la bataille » Op.Cit.

126/223 Sidi-Brahim et à Bir-Akeim ». L'information offerte au lecteur de la revue était donc assujettie au but de l'état-major de glorifier la résistance plutôt qu'à la rigueur et à l'esprit critique du rédacteur de l'article, ce qui pouvait amener l'opinion à une mauvaise interprétation de la situation réelle. Mais c'était avec un article anonyme du numéro 13 (octobre 1945), intitulé « L'Empire dans la guerre » et sous-titré « Histoire et Légende de la Résistance Indochinoise » que l'on devait atteindre le paroxysme : « l'Histoire de la Résistance indochinoise se fera donc plus tard. On verra qu'elle est digne de ce qu'elle fut en France ». Il y avait de la part des chroniqueurs un biais idéologique et la volonté de convaincre plus que d'informer.

Le traitement de la conférence de Fontainebleau révèle par ailleurs des mêmes lacunes dans l'analyse. La revue et l'ANIF avaient souhaité en juillet 1946, au moment de l'ouverture de la conférence, se tenir à l'écart des débats pour ne pas gêner des négociations qui s'annonçaient âpres. Suite à la suspension des pourparlers, elle prit néanmoins position dans l'éditorial de son 23ème numéro (août/septembre 1946) : « Le Viêt Nam, dont le contrôle ne s'étend pas au-delà du Tonkin et du Nord-Annam est donc seul à avoir pris une attitude hostile », malgré qu'ait été reconnue « moins intransigeante » la position de Hô Chi Minh. Une conférence de presse d'Alexandre Varenne était par ailleurs retranscrite où il prônait la fin du colonialisme pour la naissance de l'Union française, promoteur de la solution des « États associés », et appelait de ses vœux une « solution à l'amiable » qui ne se fît cependant « pas dans la violence ». Le Ministre d'État mettait par ailleurs en garde contre « l'impérialisme annamite » sur l'Indochine. C'était cependant un troisième article, signé Jean Carnac, qui devait être le plus significatif du refus français de traiter à Fontainebleau d'égal à égal : « tout semblait devoir aboutir à un accord, après des discussions académiques qui toutefois laissaient l'impression déroutante que c'[était] le Viêt Nam qui voulait bien condescendre à faire à la France quelques concessions. Un tel renversement des rôles ne pouvait durer »1. Partisane de la négociation, certes, la revue ne développait pourtant pas de réflexion de fond quant au sens et à la portée des accords du 6 mars ; elle n'avait pas le recul nécessaire pour comprendre que les dissentiments exprimés à Fontainebleau provenaient des zones d'ombres situées entre les lignes de l'accord Hô- Sainteny, quand bien même cette analyse eut été de son rôle. Ce qu'elle proposait en somme à l'opinion était donc bien peu utile à la compréhension et la laissait au contraire en proie aux passions politiques qui se déchaînaient dans la presse métropolitaine.

1 Jean CARNAC. « Fontainebleau ou la conférence à surprises » Revue IF, n°23 – août/septembre 1946

127/223 Enfin, l'on constate une ellipse considérable dans le discours : aucun retour sur la révolution d'août vietnamienne ne fut publié. Cela était compréhensible au moment où les faits se produisirent, puisqu'il n'y avait alors que très peu d'informations disponibles. Mais même après que des journalistes se soient rendus à Hanoi, après que Leclerc y ait fait son entrée triomphale le 18 mars, aucun effort n'alla en ce sens. S'agissait-il d'une volonté délibérée de minorer le socle sur lequel reposait le Viêt-Minh ? Il a déjà été dit que l'on préférait, à la fois par manque de probité que dans un objectif de simplification, voir en lui un simple produit des Japonais.

II- Grandeur de la France libératrice

La France voulait s'affirmer dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale ; humiliée par la défaite de 1940, elle voulait défendre fermement une souveraineté autrefois bafouée et se refusait à capituler à nouveau. Le contexte international portant vers la remise en question du statut des colonies, du « colonialisme » autoritaire, elle raffermit pour s'adapter le vieil humanisme colonial des années 1930. L'idée de la mission humaine, humanitaire, trouvait un sens nouveau dans l'Union française. C'était en tout cas ce dont la revue souhaitait convaincre son lectorat.

A- De l'humanisme colonial

L'humanisme colonial est défini par l'historien Raoul Girardet comme la volonté de « défendre l'héritage colonial, affirmer sa légitimité, justifier son maintien, mais en même temps donner à son contenu idéologique une signification plus ample, mieux adaptée à l'évolution des faits et aux exigences de la conscience contemporaine »1. Il prit racine dans les années 1930 à la lumière des premières inquiétudes coloniales et des interrogations que l'Occident formulait sur la mission civilisatrice qu'il s'était arrogé, par les voix concordantes des opinions de gauche et catholique. C'était déjà la question du destin de l'Empire qui était posée ; peu à peu une partie de l'opinion se rendait compte que la colonisation n'était pas un droit intemporel, mais qu'il cessait avec l'émancipation des peuples colonisés, c'est à dire « avec l'accession des peuples colonisés à la pleine maturité,

1 Raoul GIRARDET. L'idée coloniale en France de 1871 à 1962. Ed. Hachette, Coll. Pluriel. Paris, 1972. p.253-254

128/223 au niveau de civilisation du peuple colonisateur »1. Les « indigènes » étaient appelés peu à peu à prendre part à la gestion de leurs intérêts collectifs. Ainsi, il y avait une « morale » coloniale, qui impliquait de plus en plus des devoirs pour le colonisateur : faire le « bien » du colonisé, faire la « juste » colonisation. Il ne s'agissait pas d'une remise en question du « droit » à la colonisation, qui puisait dans le jus communicationnis chrétien et le droit naturel en affirmant que tous les hommes étaient libres de jouir de toute la terre, mais d'une reformulation de ce que ce droit impliquait. Ainsi, l'on acta dès le Congrès de la Ligue des Droits de l'Homme à Vichy en 1931 qu'il fallait purifier la colonisation de ses abus et amener une évolution progressive : faire des colonisés des associés et non plus des sujets, à l'instar de la politique déjà lancée par Albert Sarraut dans les années 1910 en Indochine. Face à l'échec de la politique d'assimilation des colonisés, le radical Maurice Viollette proposait une « solution moralisatrice au problème colonial » (sic)2. Il y eut de cette manière dans les colonies françaises une redéfinition de la « politique indigène » à la lumière d'une volonté de compréhension, de rapprochement et d'amitié à l'égard des colonisés, et l'on espérait que ces derniers se l'appropriassent assez pour se considérer « redevables » de la France. L'on développa ainsi la thèse d'un « lien d'amour » entre la colonie et la métropole dans cette « œuvre de progrès » conjointement menée, en l'attente d'une maturité politique toujours à venir.

Cette humanisme colonial trouvait dans la revue, plus encore qu'une tribune, l'endroit d'un véritable matraquage sur l'opinion ; constamment les chroniqueurs arrivaient à y faire référence puisque c'était là pour eux le sens du retour en Indochine, reprendre une œuvre interrompue. Il y avait d'abord la défense de l'héritage, afin que l'Union française fût le prolongement de ce qui avait existé : « la IIIe République a créé au-delà des mers une œuvre magnifique, qui fait honneur au génie français. Allons-nous la renier et la détruire ? Ce serait pour la France un irréparable désastre », disait Alexandre Varenne dans une déclaration à la presse en marge de la conférence de Fontainebleau déjà citée3. Ou encore la question morale : « Nous n'avons jamais considéré que l'étalage de nos faits passés fût un titre valable à la poursuite de notre action. Avoir accompli son devoir ne suffit pas à créer un droit »4. Mais c'était surtout la perspective d'un « libéralisme éclairé » de la politique coloniale, après la déclaration gouvernementale du 24 mars 1945, qui faisait recette ; le retour des Français se faisait pour le bien politique des Indochinois, car la

1 Raoul GIRARDET. Ibid. p.259 2 Raoul GIRARDET. Ibid. p.264 3 « M.Alexandre VARENNE déclare à la presse » Revue IF, n°23 - août/septembre 1946 4 Pierre CHAMBON « La libération de l'Indochine, question internationale » Op.Cit.

129/223 puissance coloniale était la seule à même d'achever de les élever à la maturité politique. L'écrivain colonial Marius Leblond écrivait en ce but, après avoir présenté la France comme « une Puissance de Justice », comme la nation « qui donna à l'Humanisme une ampleur universelle », que « la France sa[vait] que l'occupation nippone et d'autres ferments [avaient] travaillé les jeunes peuples indochinois, mais elle a[vait] la certitude qu'il [avaient] semé plus d'esprit destructif que de génie constructif. Elle [savait] aussi que le sien [était] capable de déterminer et de répandre les sentiments de fraternité qui seuls rend[aient] humains les sens d'égalité et de fraternité »1. Enfin, les Indochinois (leurs élites, pour le moins) avaient tendance à être présentés comme reconnaissants envers la France : les discours de personnalités indochinoises dans la revue étaient de fait très soigneusement sélectionnés. Le discours du jeune Norodom Sihanouk à la présidence du gouvernement le 11 mai 1946 fut intégralement reproduit dans le numéro 22 (juillet 1946) en ce qu'il rentrait parfaitement dans ce que cette idéologie pouvait attendre d'un colonisé « évolué » : « la liberté que la France garantit ainsi à la nation khmère est la marque de l'estime qu'elle lui témoigne en reconnaissance de sa fidélité. Elle constitue aussi la confirmation de l'intérêt que le peuple français porte au plein épanouissement du bonheur et de la liberté de toutes les populations de la France d'Outre-Mer ».

Cependant, pour légitimer le retour, la revue avait tendance à présenter les Indochinois comme n'ayant pas encore acquis la maturité politique nécessaire à l'indépendance. Pierre Chambon pouvait ainsi écrire à la suite des quelques lignes citées à la page précédente :

« Ce n'est pourtant pas, encore une fois, sur cette action d'hier que se fonde la nécessité de la présence française, aujourd'hui, en Indochine. Elle ressort plutôt d'une simple comparaison entre la situation actuelle de la péninsule et ce qu'elle était à la veille de la guerre. Il suffit de considérer comment les Indochinois ont utilisé la situation provisoire où s'est trouvé leur pays entre le moment de la capitulation japonaise et celui où les troupes alliées commencèrent à y rétablir leur contrôle. L'on peut imaginer à quels désordres l'Union serait livrée demain si disparaissait la seule force capable de garantir la sécurité de chacune des populations diverses dont elle est composée ». Le discours était donc de dire que non, les Indochinois, malgré leur mérite, malgré leurs efforts, n'était pas encore capables de se gouverner, de s'émanciper, qu'il leur restait beaucoup de choses à apprendre de la France. Le Viêt-Minh à l'automne 1945, était fustigé pour son inexpérience et sa précipitation, ce à quoi la « générosité » de la France se proposait de pallier en apportant son concours avec l'Union française. Cela, ce décalage, Louis Védrines devait le résumer dans un article à propos des oppositions entre la France et le Viêt Nam lors de la première conférence de Dalat : « il ne s'agit pas du choc de deux

1 Marius LEBLOND « Puissances de l'Indochine » Revue IF, n°13 – octobre 1945

130/223 idéologies opposées, mais plutôt du reflet de conceptions témoignant d'un degré inégal d'évolution politique. Dans ces conditions, il est permis de manifester un réel optimisme, quant à l'issue des négociations définitives »1. Considérant les agitations du Tonkin et la fermeté de la revendication viêtnamienne comme des élucubrations adolescentes, l'on ne pouvait donc ni comprendre ni penser la complexité du jeu politique viêtnamien et l'idéologie (les idéologies) qui l'animait.

B- Mise en récit d'une politique « libérale »

L'adjectif « libérale » pour qualifier la politique française devait revenir fréquemment. Le libéralisme qui structurait la politique coloniale française depuis la conférence de Brazzaville était en en effet la nouvelle « mission » impartie à la nation. En fait, revenir pour instaurer une politique libérale était conçu comme une réponse à la perte de prestige de l'homme blanc en Asie depuis qu'il avait été sérieusement malmené par les Japonais. L- E. Paidge écrivait ainsi à l'automne 1945 à propos de « l'équilibre nouveau » qu'il fallait rechercher dans les colonies du fait de cette perte de prestige : « Ces considérations et ces faits montrent que pour ressaisir notre prestige et notre autorité en Indochine, l'époque des belles déclarations de principe est passée. […] Nous devons être prêts à aborder ces problèmes sans esprit préconçu, avec un désir sincère de renouvellement. À cette condition seulement, nous pourrons passer « le gué » et retrouver près de nous des millions d'hommes apaisés [...] »2.

La revue se fit le relais des discours politiques qui officialisaient ce libéralisme : ceux des membres du COMININDO François de Langlade et Henri Laurentie, des différents ministres de la rue Oudinot, et de l'amiral d'Argenlieu. Tout tendait à persuader l'opinion que la politique coloniale gaullienne de « libéralisme éclairé » était la bonne. Mais le promoteur sur le terrain de ce « libéralisme », le Commissaire de la République à Hanoi Jean Sainteny, n'avait pour sa part que très peu de publicité dans la revue, ce qui amène à s'interroger sur le traitement fait de la politique des accords, seule preuve d'un libéralisme véritable en ce que cela sous-tendait une certaine faculté de conciliation et un changement réel dans la situation de l'Indochine.

1 Louis VEDRINES. « La conférence de Dalat » Revue IF, Op.Cit. 2 L-E.Paidge. « Indochine 1945 » Revue IF, n°15 – décembre 1945

131/223 Ce que l'on appelle dans l'historiographie « la politique des accords » consiste en la série d'accords qui intervinrent en février et mars 1946 entre la France et les deux forces qui occupaient le Tonkin : le gouvernement du Viêt Nam et les troupes chinoises. L'accord franco-chinois fut considéré, malgré le prix lourd à payer, comme la réaffirmation de la présence française en Extrême-Orient « où notre position se fondait jusqu'ici sur des souvenirs ou des espérances plutôt que sur des réalités »1. L'accord franco-vietnamien du 6 mars fut quant à lui grandement salué. À la réception du télégramme de l'amiral d'Argenlieu annonçant la nouvelle, Alexandre Varenne répondit « vous avez sauvegardé l'essentiel. Venant après l'heureuse conclusion du traité franco-chinois, [la convention] devrait ouvrir de larges perspectives pour une collaboration féconde dans la paix et la réconciliation avec les populations indochinoises »2. Il y avait un vrai soulagement en France pour les milieux que représentaient l'ANIF et la revue Indochine française car la perspective d'une guerre semblait écartée. L'homme de gauche/centre-gauche qu'était Varenne accueillait donc à bras ouverts un tel accord, qui semblait être la consécration du libéralisme prôné depuis l'arrivée de Leclerc et d'Argenlieu sur place. Le discours opéra néanmoins une forme de reconstruction de la vérité historique dans le numéro suivant, sous la plume de Pierre Chambon : saluant un « événement capital » et critiquant le désintérêt de la presse métropolitaine, il présentait l'accord du 6 mars comme « le fruit longuement mûri d'une politique définie dès les premiers jours de la guerre par le général de Gaulle, ainsi que par la déclaration du 24 mars 1945, rendant à la France la traditionnelle amitié des peuples annamites », avançant qu'il « n'avait jamais été dans les intentions du Gouvernement français de reconquérir par la force une quelconque autorité coloniale »3. La politique française avait été à l'automne 1945 de revenir d'abord, puis de mettre en place les dispositions « libérales » de la déclaration du 24-Mars une fois la souveraineté bel et bien réaffirmée. Chambon, en ce cas, se gardait bien de dire que la négociation avec Hô Chi Minh s'était faite du fait de l'impossibilité du retour au Tonkin, et donnait à croire à ses lecteurs que l'accord avait été prévu de longue date ! Ce traitement des accords de mars 1946 démontre le malentendu qui a pu se répandre dans l'opinion française : on a pu croire que c'était la France qui concédait quelque chose au Viêt Nam par générosité.

1 Pierre CHAMBON « L'accord franco-chinois » Revue IF, n°18 – mars 1946 2 « La convention franco-annamite » Revue IF, n°18 – mars 1946 3 Pierre CHAMBON « L'accord entre la France et le Viêt Nam » Revue IF, n°19 – avril 1946

132/223 C- Le rôle libérateur de la France

La revue avait tendance à présenter le retour de la France comme la satisfaction à une demande des Indochinois. Il a été question précédemment de la rigoureuse sélection des interventions indochinoises dans la revue ; l'on tentait de donner à confondre la loyauté des « indigènes » à une demande de retour adressée à la France. En somme, le lecteur pouvait avoir l'impression d'une vassalité de la part des autorités royales et politiques principalement cambodgienne et laotienne.

L'exemple laotien est en ce cas le plus frappant. Deux documents furent publiés qui allaient en ce sens : le télégramme de prince Kindavong au général de Gaulle, daté de la fin du mois d'août 19451 et la lettre du ministre des Finances Outhong Savannavong adressée à Pethsarath, le Tiao Maha Oupahat de Vientiane. Dans ce second document, intitulé « Notre roi a nommé la France » et reproduit sur une double page dans le numéro 18 (mars 1946), le Ministre évoquait l'attachement du roi Sisavang et du peuple laotien à la puissance coloniale : « dans le moindre village comme dans les familles les plus humbles, le Français égaré dans la brousse était reçu comme un frère, chacun prie pour le retour des Français au Laos »2. La cour de Luang Prabang exprimait ouvertement le souhait d'être mise sous tutelle française, ce que s'empressait de commenter le chroniqueur Leflech à la page suivante : « tout commentaire affaiblirait la valeur d'une telle déclaration dont l'auteur, sans vouloir dissimuler les liens d'affection qui unissent le peuple laotien à la France, entend fonder cet attachement sur des motifs de pure raison »3.

Le cas du Cambodge diffèrait légérement. À l'exception de la reproduction du discours du jeune Norodom Sihanouk à la présidence du Gouvernement français le 11 mai 1946, il n'y eut pas de demande explicite de mise sous tutelle reproduite dans la revue, mais l'on tentait malgré tout de présenter le retour de la France comme une aide bienvenue au royaume khmer dans l'affaire qui l'opposait à la Thaïlande. L'interview de prince Monireth, Premier Ministre, dans le numéro 24 (octobre 1946), présentait en ce sens le rôle protecteur de la France comme intériorisé par les élites de ce pays4.

1 Voir p.45 de ce mémoire. 2 Outhong SAVANNAVONG « Notre Roi a nommé la France... » Revue IF, numéro 18 – mars 1946 3 LEFLECH « Quelques précisions touchant le Tiao Maha Oupahat » Revue IF, numéro 18 – mars 1946 4 Cet article n'était pas un procès verbal d'interview, mais un compte-rendu d'entretien écrit par Maurice Meillier.

133/223 C'est bien en effet la « protection » des populations indochinoises que le discours français érigeait en symbole de son rôle libérateur, en témoigne la qualification de « pacification » donnée aux opérations du général Leclerc en Cochinchine à l'automne et à l'hiver 1945-1946. La France voulait assurer l'ordre et la possibilité de jouir d'une vie simple aux habitants, qui étaient censés s'en remettre à elle pour le reste. Il s'agissait d'abord d'une protection des populations contre elles-mêmes ; le colonel Chassin accréditait ainsi l'idée que « nous n'avons pas le droit d'abandonner 33 millions d'hommes à la tutelle de quelques agitateurs inexpérimentés »1, mais aussi d'un devoir de protection contre les tensions qu'il y aurait entre les différentes populations indochinoises si le colonisateur n'était plus présent. Cela devait être consacré par l'amiral d'Argenlieu lui- même dans son discours du 26 mai 1946 à l'Hôtel de Ville de Saigon 2. Il s'était en effet rendu à Buon Ma Thuot, dans les hauts plateaux de la cordillère annamite, à l'occasion de la cérémonie du serment des populations moïs, et en avait ramené ces quelques mots : « Après la palabre du Résident de France, M.Ydjak, délégué officiellement par toutes les tribus et parlant en leur nom, proclamait solennellement leur volonté de demeurer exclusivement sous la protection française ». La revue relaya ce discours de « protection », tel Alexandre Varnne qui, après avoir fait l'analogie avec l'irrédentisme qui avait sous- tendu l'Anschluss, écrivait : « il ne saurait être question de soumettre à l'autorité du Viêt Nam des populations primitives comme celles des Hauts-Plateaux que notre présence garantit contre l'impérialisme annamite »3. La revue offrait une vue sur les persécutions des Annamites sur les ethnies minoritaires et développait la thèse d'une opposition de leurs chefs à être soumis à la domination du Viêt-Minh4. Ainsi, l'on publiait dans le numéro 19 (avril 1946) des extraits du journal de Guy Geoffroy, soldat de la colonne Gufflet, ayant pris part aux combats dans les Hauts-Plateaux en janvier et février 1946. Il relatait l'arrivée des Français dans un village moï et surtout de l'équipe de ravitaillement : « quand ces derniers arrivent, nos braves Moïs ne se sent[aient] plus de joie : enfin voilà du sel, ce sel qui, pour eux, [était] vital et dont le Viêt Minh les a[vait] systématiquement privés [...] »5.

Mais outre la protection des populations, c'était une protection à l'international que la France entendait proposer, contre la Chine, le Japon puis, à partir de l'automne 1946 et de

1 Colonel CHASSIN « Les conséquences de la défaite du Japon... » Revue IF, numéro 16 – janvier 1946 2 « L'amiral d'Argenlieu déclare... » Revue IF, numéro 22 – juillet 1946 3 « M.Alexandre Varenne déclare à la presse » Revue IF, numéro 23 – août/septembre 1946 4 Cette opposition, probablement instrumentalisée par les Français, trouvait néanmoins une preuve tangible dans l'engagement de combattants Moïs aux côtés des troupes de Leclerc, contre le Viêt-Minh. 5 Guy GEOFFROY « Colonne de paix en pays moï » Revue IF, numéro 19 – avril 1946

134/223 la multiplication des tensions américano-soviétiques, contre l'URSS. Cette idée s'exprimait dans la revue par la plume de Rémy Roure. Dès son premier éditorial, il en appelait au général de Gaulle afin que l'Union française ne fût pas offerte « à la dislocation et finalement à la domination étrangère » ; « croit-on que nos possessions d'Outre-Mer ne sont pas convoitées par d'autres grands Empires ? »1 Il réitérait peu ou prou dans son éditorial de janvier 1947 : « notre Indochine est une position stratégique de premier ordre. Dans la lutte larvée que se livrent de grands impérialismes, elle aurait une énorme valeur. De là l'espoir de nous éliminer, espoir que l'on couvre volontiers de voiles idéologiques, de déclamations généreuses, de chimères »2. Malgré la teneur intéressée du propos, il faut bien lui reconnaître la qualité de visionnaire.

III- De la dépendance

Il y avait dans la revue une exposition de l'individu « indigène » comme dépendant de la France pour la satisfaction de ses besoins. Si les besoins sont multiples, la dépendance est donc multiple, mais le pourvoyeur – la puissance coloniale – propose d'y remédier entièrement.

A- Le dyptique dépendance-pourvoyance

Albert Memmi propose dans son livre éponyme3 de définir la dépendance comme « une forme subtile de sujétion sans maître », qu'il lie étroitement avec son miroir qu'est la pourvoyance, soit « ce qui répond à l'attente du dépendant ». Il écrit : « la dépendance est une relation contraignante, plus ou moins acceptée, avec un être, un objet, un groupe ou une institution, réels ou irréels, et qui relève de la satisfaction d'un besoin »4. En situation coloniale, la dépendance s'applique par conséquent à la relation entre le colonisé, perçu et accepté comme dépendant, et le colonisateur, perçu et accepté comme pourvoyeur. Elle pose la question de ce qui relie, attache, les deux groupes. Pour cela, le dyptique dépendance-pourvoyance est proche d'un autre dyptique : domination-sujétion. La

1 Rémy ROURE. « L'Indochine et l'Union française » Revue IF, numéro 24 – octobre 1946 2 Rémy ROURE « Le plus grave problème » Revue IF, numéro 27 – janvier 1947 3 Albert MEMMI. La dépendance, esquisse pour un portrait du dépendant. Ed. Gallimard, Paris, 1979 4 Ibid. p.212

135/223 domination est « l'ensemble des contraintes imposées par le dominant sur le dominé », tandis que la sujétion est sa conséquence : « ensemble des réponses, actives ou passives, du dominé aux agressions du dominant ». Pour le théoricien des « subaltern studies » Ranajit Guha, la colonisation est ainsi une « domination sans hégémonie ». La différence entre les deux dyptiques est néanmoins que la domination implique une forme de contrainte, de violence physique et symbolique, quand la dépendance est plus insidieuse. C'était donc plutôt par une dialectique de type dépendance-pourvoyance que la revue Indochine française représentait les rapports entre Français et Indochinois. Parce que l'idéologie était à l'humanisme colonial, parce que l'idée de domination était trop liée au vieux « colonialisme », il ne pouvait y avoir de lien explicite entre la violence et le retour de la France en Indochine en 1945-1946. Il fallait plutôt le présenter comme une œuvre de paix à la demande des populations, comme un besoin que la France avait le devoir de satisfaire : l'on baptisa en ce sens l'opération Leclerc en Cochinchine par le mot de « pacification ». Le discours avait tendance à présenter la dépendance de « l'indigène » comme structurelle ; il y avait l'idée, critiquée par le psychiatre Frantz Fanon, que tous les peuples n'étaient pas aptes à être colonisés mais que seuls l'étaient ceux qui en possédaient le besoin.

La revue présentait des besoins politiques formulés par les populations (la protection, la sécurité, l'ordre) et des besoins économiques (ravitaillement, organisation, production) et relatait la capacité de la France à y pourvoir. La démonstration de la puissance, qu'elle soit économique ou militaire, était par ailleurs liée à cette même capacité de pourvoyance.

Le journal de bord de Guy Geoffroy1, soldat de la colonne Gufflet, qui « libéra » Dalat à la fin du mois de janvier 1946, donne un exemple intéressant du comportement des Français à l'égard des populations. Les mots de « dons » et de « promesses », même sous la plume d'un simple soldat, ne sont pas innocents tant ils montrent le rapport à l'indigène considéré comme dépendant. Un détachement, dont était le soldat Geoffroy, venait d'arriver dans un village moï. Ils remirent des « dons » à un Français qui faisait l'interprète afin que celui-ci les distribuât aux villageois :

« C'est à lui [M.Loucaire, l'interprète] que notre équipe d'assistance remet farine, cigarettes, biscuits et conserves, car plus important que de faire des dons anonymes est ici le fait de renforcer l'autorité française locale, et le prestige de ces Français qui, envers et contre tout n'ont pas abdiqué, ont fait à leurs indigènes des promesses dont quelquefois ils doutaient dans le secret de leurs alcôves durant les jours sombres, promesses dont cette

1 Guy GEOFFROY. « Colonne de paix en pays moï » Revue IF, n°19 – avril 1946

136/223 colonne est la première réalisation ; et c'est sans doute pourquoi, juste détente nerveuse, elle leur arrache quelques larmes ». Une lettre anonyme de Cochinchine1, datée de juin 1946, dans le numéro 22, vantait quant à elle explicitement les capacités de pourvoyance. Une caravane de camions chargés de vivres et de vêtements venait de « se tailler une grosse popularité » en sillonnant la Cochinchine pour les distribuer.

« Les notables des villages ont demandé à parler avec les officiers de la caravane, et pendant d'interminables soirées, ont tenu à s'enquérir de la France nouvelle, de ses aspirations, de ses projets. […] Ils ont vu les écoles ouvertes, les marchés achalandés, et constaté qu'ici au moins, tout danger de famine est désormais écarté, grâce à la présence française ». Dernier exemple enfin, la ravitaillement de l'Indochine après sa « libération ». Georges Couturier, secrétaire général du Centre des Approvisionnements de l'Indochine, publiait un article dans le numéro 16 (janvier 1946) pour vanter combien la métropole donnait à l'Indochine, malgré la pénurie dont elle était frappée à la sortie de la guerre :

« Dans le plan de ravitaillement fut inclus tout ce qui était indispensable au « dépannage » de l'Indochine, tant du point de vue médical, que du point de vue alimentaire et vestimentaire, ainsi que ce qui était nécessaire à la reprise de son activité économique dans tous les domaines. Pour donner une idée de l'importance du programme établi, il suffit de dire qu'il représente approximativement un tonnage de 450 000 tonnes et une valeur de huit milliards de francs ». Mais la dépendance comporte une ambiguïté fondamentale, elle est à la fois recherchée et condamnée. Albert Memmi s'interroge : « Qu'est ce qu'un conflit sinon un engluement dans des dépendances contradictoires ? »

B- Le complexe de dépendance

Le psychanalyste et philosophe français Octave Mannoni avait construit une théorie des rapports psychologiques entre le colonisé et le colonisateur à partir de l'observation de la situation malgache pendant la Seconde Guerre Mondiale, puis de la répression sanglante des insurrections qui y sévit en 1947-1948. Il en tirait un livre intitulé Psychologie de la colonisation dans lequel était développée une théorie sur la situation coloniale générale, et d'où émergeait la notion de complexe de dépendance du colonisé.

Le complexe de dépendance est un phénomène psychologique qui veut décrire

1 « On nous écrit de Cochinchine » Revue IF, n°22 – juillet 1946

137/223 l'expérience subjective du colonisé face à la volonté de domination de l'homme blanc colonisateur. Outre les conditions objectives et historiques auxquelles il a à faire face (la volonté de domination du colonisateur), l'homme a le choix d'assumer ou de nier la situation coloniale. La thèse d'un complexe de dépendance est de dire qu'une partie des colonisés ont accepté, se sont accomodés et ont participé de la domination du colonisateur. Ils se sont compris comme dépendants.

Cependant, la critique que Frantz Fanon adresse à Mannoni est qu'il ne faut pas oublier que ce sont la situation coloniale et la structure raciste qui créent le complexe. La situation coloniale est un système fait d'illusions au service de la domination de l'homme blanc : c'est elle qui provoque la réaction du colonisé. Fanon rappelle que le complexe de dépendance n'est donc en rien pré-existant ou naturel, qu'il n'est rien en dehors de la situation coloniale1.

Ainsi, la revue jouait sur ce complexe de dépendance des élites indochinoises dans le discours qu'elle adoptait à l'égard des « Retour de France » et des intellectuels « indigènes » ayant reçu une culture française. Il s'agissait de présenter ces élites comme acceptant le fait que leur culture n'était viable et légitime que si elle était conjuguée avec la culture française, comme s'ils avaient intériorisé le fait que toute évolution politique ne pût être due qu'à la France. Il y avait en effet une tension pour les élites viêtnamiennes de la période coloniale entre les deux éducations qu'elles avaient reçues, et entre les deux langues. C'est ce que Xuân Phuong, dans le documentaire Indochine : destins français, résume poétiquement : « Quand nous nous battions dans les zones de combat, nous étions tous des élèves, des étudiants, qui avaient reçu une culture française. Devant les dirigeants vietnamiens, on parlait vietnamien. Mais un soir, par exemple, on était dans une forêt, où il y a un lac. Alors un ami me dit : « Phuong, au lac suspend ton vol » On récitait Lamartine, mais d’une manière… C’[était] comme ça qu’on vivait, c'est-à-dire qu’on n’était pas coupé moralement de cette culture qu’on aim[ait], mais on était obligé d’agir comme si nous n’en connaissions rien »2. Le discours, néanmoins, s'accaparait cette tension pour y réintroduire les idées de domination et de dépendance. Raphaël Barquisseau, par exemple, écrivait ainsi à propos du rapport entre culture française et culture(s) indochinoise(s) :

« Toute union, sauf celles, rarement heureuse, que commande la froide raison, est la

1 Frantz FANON. Peau noire, masques blancs. Editions du Seuil, coll. Points, Essais. Paris, 1995. p.68 2 Xuân Phuong. Documentaire Indochine : destins français. Op. Cit. 1h26

138/223 consécration d'un acte de violence, d'un rapt, de la prise de possession d'un ou d'une faible par une ou par un plus fort, de par sa beauté ou son intelligence ou sa volonté. Le plus fort des époux prend le dessus. S'il est vraiment intelligent, il sait se faire aimer, n'être pas qu'un maître ou une maîtresse et tisser, par ses attentions et sa loyauté, les liens indestructibles de l'habitude, de la confiance, des intérêts communs, de l'œuvre commune, des enfants »1. Il s'agissait de dire que les « indigènes » ne pouvaient pas résister à l'influence de la culture française, parce qu'elle ne pouvait que leur être bénéfique. L'introduction du thème du sentiment, du rapport amoureux, n'est donc pas innocente : l'humanisme colonial se jouait dans le rapport affectif. C'est ce que Barquisseau, dans le même article, qualifiait de « domination spirituelle » des intellectuels français.

« Un universitaire qui n'est pas qu'un dresseur (c'est la majorité), un universitaire qui ne se cantonne pas dans sa chaire, peut avoir dans ce pays une influence presque invisible, mais considérable. Vis-à-vis de l'opinion indigène, il représente une forme purement spirituelle de la domination française. Il est naturel qu'on accorde plus de confiance au magister qu'au dominus ». On exposait alors les bienfaits de la collaboration franco-indochinoise, comment elle devait servir à ceux qui l'acceptaient. Dans un article de René Jouglet, intitulé « Souvenirs » et publié dans le numéro 13 (octobre 1945), on pouvait ainsi lire quelques lignes sur les « Retour de France » :

« Leur rôle, à ces jeunes Annamites, Cambodgiens, Laotiens, est important et il est grand, dans une époque d'où peut sortir le pire, aussi bien que le meilleur ; mais c'est à la communion des idées sinon à leur impossible fusion qu'il faut partout aboutir. Mes jeunes amis connaissent la littérature française comme je la connais moi-même ; les arts de la France ne leur sont pas mystérieux. De même qu'ils sont auprès de nous, en quelque sorte, les préfaciers parfaits d'une somme intellectuelle et morale asiatique, ils seront auprès des leurs, les porte-paroles de notre peuple et de ses élites ». Mais plus loin que ce regard bienveillant de Jouglet sur la rencontre entre l'Orient et l'Occident, certains pouvaient voir dans l'adoption de la culture et de la langue française une forme de révérence. Un commentateur discernait ainsi dans le recueil de Tran Van Tung, Annam pays du rêve et de la poésie, poète vietnamien écrivant en français, un « magnifique hommage à la culture française, à la langue française et à la France que d'écrire en français à l'époque où la France est tant calomniée » (sic)2.

C'est enfin en termes politiques que l'on présentait, avec, nous l'avons vu, une sélection rigoureuse, les réponses des colonisés à la volonté « libérale » de la France. Il y avait bien sûr eu la reproduction du discours obséquieux du jeune Sihanouk à la présidence du

1 Raphaël BARQUISSEAU. « Culture française et jeunesse indochinoise » Revue IF, n°27, Op.Cit. 2 Bibliographie, Revue IF, n°18 – mars 1946

139/223 Gouvernement le 11 mai 1946 – Sihanouk devait son trône à la France et n'avait pas encore pris de dimension politique dans son pays – mais quelques mots de Le Ky Huong, capitaine dans l'armée coloniale française, encourageaient davantage cette représentation. Les réactions de ce type étaient rares, mais elles trouvaient toujours un relais dans la revue.

« Il serait puéril et dangereux de feindre l'ignorance. L'opinion française sait que les indigènes demandent à travailler davantage à la prospérité et à l'administration de leur pays, à évoluer aussi selon leur génie propre dans la communauté impériale française. Cette voix, le général de Gaulle l'a entendue. Il a accordé à l'Indochine une charte nouvelle qui est le fondement d'une nouvelle politique coloniale. Beaucoup y trouvent la satisfaction de leurs désirs »1. La dépendance et le complexe de dépendance du colonisé quant à la France et à sa culture jouissaient ainsi d'une construction discursive qui enjolivait la réalité. Il n'était pas question ici de démontrer ce qu'il en fut dans les faits, mais ce qu'on disait de ces faits. C'est parce que l'idée de voir un colonisé dépendant et s'acceptant comme dépendant servait le prestige du colonisateur et légitimait son retour qu'elle fut véhiculée par la revue. L'homme blanc a voulu être aimé, la revue pouvait donner à croire qu'il l'était, c'était la condition de la réussite de son projet « libéral » et « nouveau ».

IV- Mythologies et justifications coloniales

L'humanisme colonial avait pour principe de défendre et de sauver l'héritage et « l'œuvre » coloniale de la IIIe République. Il lui fallait pour cela des mythes et des justifications afin d'établir des croyances et des références collectives, de faire rêver l'opinion par des histoires et des aventures héroïques. Le lecteur devait admirer les pères fondateurs d'une épopée historique débutée au siècle précédent, se reconnaître en eux, s'approprier leur pensée. La justification par ailleurs a un sens éminemment politique ; outre le fait d'assurer une continuité historique de l'idée de la grandeur de la France après la « parenthèse » vichyste, elle avait une clientèle qui attendait patiemment les flatteries, celle des « colons » et des « coloniaux » de tout l'Empire et de métropole. Il a ainsi déjà été avancé que l'ANIF revendiquait plus de 150 000 membres dans la seule Afrique du Nord.

1 « Conférence de M. Le Ky Huong » Revue IF, n°14 – novembre 1945

140/223 A- De la constitution d'une mythologie coloniale

La constitution d'une mythologie coloniale passait par les grands hommes et les grandes histoires. À ce titre, la rubrique « Figures de jadis et d'aujourd'hui » de la revue relevait de l'illustration parfaite ; l'entreprise de « panthéonisation » des « grands coloniaux » était particulièrement édifiante. Entre septembre 1944 et janvier 1947, 18 articles furent publiés dans cette rubrique :

– Francis Garnier1 (n°1) – Le Commandant Lyautey en Indochine (n°2) – Origine des conceptions de Lyautey en matière d'administration coloniale (n°3) – René Pleven (n°4) – Jules Ferry, le Tonkinois (n°5) – Pierre Pigneau de Behaine2 (n°6) – Henri Mouhot3 (n°7) – Paul Giacobbi (n°8) – Henri Maspero4 (n°9) – l'amiral d'Argenlieu (n°12) – Albert Calmette5 (n°13) – Paul Bert (n°13) – l'ambassadeur Harmand6 (n°14) – Paul Pelliot7 (n°15) – Marius Moutet (n°18) – le général MacArthur (n°19) – Alexandre Varenne (n°22) – le sergent Bobillot8 (n°26)

1 Marin, explorateur, premier Français à parvenir à Hanoi en 1873, il meurt la même année dans une attaque des « pavillons noirs ». 2 Evêque d'Adran, il aida le prince Nguyên Anh (futur empereur Gia Long) à conquérir son trône perdu après la révolte des Tây Son, à la fin du XVIIIe siècle. 3 Premier explorateur d'Angkor 4 Eminent sinologue, mort en déportation en mars 1945. 5 Médecin, fondateur de l'Institut Pasteur de Saigon, il a mis au point le premier vaccin contre la tuberculose. 6 Médecin, explorateur, il mena de nombreuses expéditions scientifiques en Indochine dans les années 1870. 7 Eminent sinologue, professeur au Collège de France. 8 Héros de la bataille de Tuyen Quang contre les Chinois en 1884-1885, il fut l'un des symboles du patriotisme de la IIIe République.

141/223 Estampe représentant le sergent Bobillot, réalisée par Lucien Boucher

Source : Revue IF, numéro 26 (décembre 1946)

Les articles consistaient en une hagiographie de ces hommes, qui s'intéressait plus particulièrement à leurs faits indochinois. Ils étaient écrits soit par des chroniqueurs de la revue (Henry Borjane, Maurice Meillier, etc.), soit par des sympathisants de l'ANIF ou des lecteurs de la revue qui avaient un lien particulier avec le personnage en question. Ainsi, l'article sur Paul Bert fut écrit par sa fille, Madame Klobukowski, celui sur Calmette par Fernand Besançon de l'Académie de Médecine ou encore celui sur le sergent Bobillot par Maurice Besson de l'Académie des Sciences Coloniales. Par la glorification des grands prédecesseurs, deux buts étaient recherchés : la fabrication d'un récit de l'Histoire coloniale assez vivant pour que le lecteur puisse s'y identifier – le style d'écriture était d'ailleurs littéraire - et la mise en avant de valeurs coloniales tel le courage, l'héroïsme, la soif d'aventure et le patriotisme. Enfin, en présentant des figures contemporaines au même rang que Francis Garnier ou Paul Bert, on affirmait que les Pleven, Moutet, d'Argenlieu ou autre Giacobbi étaient les dignes successeurs de cette Histoire que l'on voulait glorieuse. À titre d'exemple, voici le dernier paragraphe du portrait de Jules Ferry :

« Je me suis tu quand il fallait me taire et quand le devoir m'en était imposé » dira-t-il plus tard. Et c'est parce qu'il choisit de sacrifier son renom à l'intérêt national que, aux confins de l'Asie, put grandir une terre française. Désormais à l'abri derrière de solides

142/223 frontières, l'Indochine put en paix se développer sous l'égide de la France. Et si, parcourant du doigt la carte de l'Indochine française, semblable au corps étiré d'un félin, nous égrenons les noms des preux et des fervents qui la modelèrent de leurs doigts, n'oublions pas la grave ténacité et la souffrance silencieuse du « Tonkinois ».

Trois figures contemporaines se retrouvèrent, en héritage de cette mythologie, dans le discours : le chef, le héros et le martyr. La figure du chef d'abord se situe à la conjonction de deux dynamiques historiques que sont d'une part les valeurs coloniales « historiques » énumérées au paragraphe précédent, et le contexte de Libération récente de la France. Les personnages de Leclerc et de d'Argenlieu agrégaient parfaitement ces deux dynamiques ; ils étaient des chefs non seulement par leur grade militaire, mais par la symbolique historique qu'ils incarnaient. Il y avait eu d'une part dans l'épopée coloniale, depuis ses origines, la réhabilitation d'un esprit chevaleresque que l'on croyait disparu en Occident, réhabilitation portée par la littérature coloniale1. D'autre part, le chef, dans la France nouvelle, devait être un homme droit, patriote mais libéral, œuvrant pour le bien, n'ayant pas peur de prendre des décisions. D'Argenlieu et Leclerc étaient présentés comme les modèles ultimes de cette figure à laquelle il était bon de s'en remettre. Leur autorité était assise par les années de guerre, leur sagesse était présentée comme ce que l'on avait de mieux à offrir à l'Indochine. Ils devaient susciter la confiance et l'admiration dans le lectorat. Deux exemples iconographiques démontrent l'importance que pouvait avoir cette figure du chef pour les rédacteurs de la revue. Sur la couverture du numéro 20 (mai 1946), le général Leclerc, un sourire aux lèvres, sa canne au bras, donnait ses ordres à son état- major. Face à lui, un soldat de dos, le corps figé dans sa déférence, saluait le commandant des Forces d'Extrême-Orient. En arrière plan, une foule de soldats et de femmes semblaient contempler silencieusement la scène. L'autre exemple fut publié dans le numéro 16 (janvier 1946), en exergue de la reproduction du discours de l'amiral d'Argenlieu à Saigon le 9 décembre 1945. Le voici, avec sa légende, ci-dessous :

1 Raoul GIRARDET. L'idée coloniale en France. Op.Cit. p.246

143/223 Leclerc et d'Argenlieu : "Deux grands chefs"

Revue Indochine française, numéro 16 (janvier 1946) Les figures du martyr et du héros quant à elles se confondaient, résistant de toutes leurs forces contre les Japonais ou le Viêt-Minh, c'est selon. Il s'agissait de présenter, par des récits de combats, des hommes qui n'avaient pas peur de la mort, dans une certaine mise en scène de l'esprit de résistance. J-M Hertrich pouvait par exemple relater, dans le numéro 11 (juillet-août 1945) comment il avait pris le maquis avec ses élèves du lycée de Hanoi : « je puis surtout porter ce témoignage que s'ils furent parfois las, ils ne furent jamais lâches. Ils savaient parfaitement dès le départ que les tenailles nippones risquaient de se refermer sur nous. En cas de capture, des civils armés de mitraillettes parachutées ne pouvaient attendre que la torture et la mort ». L'on présenta les victimes du coup du 9 mars 1945 comme des martyrs héroïques et patriotes, dans la droite lignée du sergent Bobillot, et l'on en construisait peu à peu un martyrologe. Le témoignage lieutenant Chomette, miraculé survivant de la bataille de Langson le 10 mars 1945, était ainsi introduit comme « le pathétique récit de l'effroyable combat et du martyr de la garnison de Langson »1. 1 « Témoignages – Le drame de Langson » Revue IF, numéro 16 - janvier 1946

144/223 Le discours du général de Gaulle à l'occasion de la fête du Têt 1945 avait une pleine page dans le numéro 6 (février 1945). Il y prononçait ces mots lourds de sens : « s'il est vrai que la douleur est le maître des hommes, et par conséquent celui d'un grand peuple, nous pouvons dire pour qu'il l'entende que nous avons beaucoup appris, car nous avons beaucoup souffert ». Cette position très gaullienne de présenter la France comme un phénix toujours à renaître, plus resplendissant, eut un écho diffus dans la mythologie coloniale développée par la revue. Si le mot de « France immortelle » y est rarement prononcé, à l'exception du poème de Pierre Redan1, tout semblait pourtant conjurer à démontrer que l'éviction à la suite du coup de 9 mars 1945 n'était qu'un détail que l'on balayerait bien facilement, car la nation était bien plus forte que ces soubresauts passagers. On donnait à croire qu'il allait être facile au génie français de fleurir à nouveau en Indochine, après un temps ; répandre cette croyance était une erreur de jugement sur la situation qui allait être fatale.

B- De la justification de l’œuvre coloniale

La justification de l'œuvre accomplie était triple : civilisatrice, économique et culturelle. Dans chaque numéro, au moins un article venait rappeler combien la France avait « apporter » à l'Indochine.

Sur le plan civilisationnel, il était question d'affirmer le rôle que la France avait eu dans l'éducation des élites, l'apport des mœurs douces, l'endiguement de la barbarie et l'apport du progrès technique. Il fallait démontrer le travail, étalé sur 60 ans, depuis la conquête, d'élévation politique des « indigènes » à la capacité au self-government. Trois exemples d'articles « types » illustrent chacun un des points de justification de la mission civilisatrice. Le premier, publié dans le numéro 21, était rédigé par André Dureteste, avocat à la Cour de Paris, et concernait l'œuvre judiciaire2. La France avait apporté les mœurs douces et endigué la barbarie :

« L'article 28 du code de Gia-Long rendait le juge passible d'une peine s'il commettait une erreur judiciaire. Mais les satellites du mandarin n'observaient nuls ménagements à l'égard des témoins comme des prévenus. Les peines corporelles du rotin et du truong (bâton), encore que rachetables, sanctionnaient de nombreuses infractions civiles. Les règles de notre code d'instruction criminelle et les qualifications de notre codé pénale ont, en modernisant le droit criminel indigène, donné au juge une conscience plus sereine et

1 Voir p.120 de ce mémoire 2 André DURETESTE. « L'œuvre française d'organisation judiciaire en Indochine » Revue IF, n°21 – juin 1946

145/223 respectueuse de la dignité humaine ». Dans le même article, on pouvait lire : « Cette organisation a donné une réelle satisfaction aux Annamites puisqu'à aucun moment elle n'a éveillé leurs protestations, ni leur désir d'un retour au passé ». Le thème de l'éducation des élites était pour sa part développé sur un ton parfois condescendant. Il fallait, nous l'avons déjà vu, que les « indigènes » se sentent redevables du progrès intellectuel que la France leur avait apporté. Dans le numéro 24 (octobre 1946), Jean Carnac, observant les débats sur l'Union française1, écrivait de cette manière :

« Ne sont-ils pas cependant, ces délégués que j'ai vu à Fontainebleau – avocats, médecins, licenciés à titres divers, ingénieurs, etc. - des fils spirituels de la France ? N'ont-ils pas été nourris de sa substance intellectuelle au même titre que ces noirs que je viens de citer ? Sans la France, seraient-ils ce qu'ils sont? Ils savent bien cependant que l'éloignement de la France ne résoudrait pas le problème et que des maîtres s'imposeraient vite, qui leur feraient regretter cette tutelle généreuse de la France qui les a conduits à la majorité civique ». Enfin, l'apport du progrès technique était lui aussi abondamment rappelé. Paul Chambon, dans sa chronique du numéro 15 (décembre 1945) se chargeait de le faire :

« Il nous faut bien nous glorifier d'avoir donné à l'Indochine le plus beau réseau routier d'Asie, des chemins de fer, l'électricité à bas prix. Et cela moyennant des taux d'imposition parmi les moins élevés du monde […]. Il nous faut bien, comme le faisait ici-même le gouverneur de Langlade, mettre en lumière une fois de plus l'œuvre de nos médecins, de nos ingénieurs, de nos savants, de nos artistes... »

Le discours sur l'œuvre économique était un discours capitaliste. L'on ne se targuait pas seulement de la mise en exploitation des richesses naturelles de l'Indochine, mais d'avoir su leur trouver des débouchés sur les marchés français et asiatiques, d'avoir intégré l'Indochine à l'économie mondiale, d'avoir réussi à en dégager des profits. Les planteurs (caoutchouc, canne à sucre, etc. en Cochinchine) et les industries minières (charbons, minerais de fer, etc. au Tonkin) jouissaient bien sûr d'une publicité prépondérante, mais il n'était pas seulement question de l'œuvre économique privée ; une information quant à l'œuvre de ravitaillement et de remise à flots macro-économique était aussi disponible dans la revue, tandis que l'on trouvait parfois des brèves économiques dans la rubrique « D'un mois à l'autre ».

Gaston Varenne publiait par exemple à l'hiver 1945 une série d'articles concernant les richesses minières de l'Indochine. Dans la première, publiée dans le numéro 15, on trouvait

1 Jean CARNAC « En suivant les débats de la Constituante... » Revue IF, numéro 24 – octobre 1946

146/223 par exemple cet extrait, qui dénotait du rapport de la revue à l'organisation économique en situation coloniale :

« Grâce à l'esprit d'entreprise et à l'allant déployé par les exploitants, aussi bien sur le plan proprement minier que sur le plan commercial, la valeur sur carreau des mines des produits extraits a suivi, dans l'ensemble malgré les fléchissements dûs aux crises, une ascension remarquable qu'illustrent les chiffres suivants : [un tableau donnait les chiffres par année entre 1900 (1,3 millions de piastres) et 1939 (25 millions de piastres)]. Dans le même temps, la main d'œuvre employée aux mines et aux installations annexes, passait de 6000 ouvriers en 1900 à près de 100 000 en 1939 ». Les conditions de vie et de travail de la main-d'œuvre n'étaient que rarement évoquées, si ce n'étaient pour dire qu'elles avaient suivi la législation en vigueur et s'étaient améliorées à mesure des années. Labord, dans son article « Le caoutchouc indochinois » (numéro 20 – mai 1946), faisait tout juste référence à ces « coolies » pour souligner que les questions politiques et économiques étaient liées : les plantations du Sud avaient besoin de la main d'œuvre tonkinoise, qui était bloquée par les remous politiques. Un article signé « RIC » dans le numéro 21 (juin 1946), faisait quant à lui la démonstration de la fourmillante activité sucrière en Cochinchine par un reportage photographique montrant les installations industrielles et les logements des ouvriers. L'auteur concluait ainsi :

« En un mot, cette industrie sucrière en Indochine est une industrie menée suivant des qualités auxquelles la France continue d'attacher du prix : la mesure, le sens exact des possibilités, et un esprit de sympathie envers les indigènes qui supporterait la comparaison avec celui dont pourraient s'inspirer, à l'étranger, quelques-uns de nos plus sévères censeurs ».

La justification de l'œuvre culturelle enfin était au comptage du nombre d'écoles, de lycées, d'universités ouvert(e)s, depuis Paul Bert jusqu'à Marcel Ner, chargé de l'éducation auprès du Haut-Commissaire en 1945-1946, en passant par Paul Doumer et Albert Sarraut. Il y avait au surplus un inventaire des travaux des instituts de médecine, d'océanographie, ou de l'Ecole Française d'Extrême-Orient. Une certaine fierté était tirée des résultats de cet enseignement, et de la qualité de « bons élèves » des « indigènes », à l'instar de Tran Duc Thao, reçu cacique au concours de l'agrégation de philosophie en 1945. Dès le numéro 4 (décembre 1944), un long article anonyme faisait le bilan de ce qui avait été accompli, avec une profusion de chiffres à la clef : « Le personnel enseignant comprend plus de 500 Français et plus de 12 000 Indochinois. 650 000 élèves fréquentent les écoles de tous les degrés. Les dépenses d'enseignement dépassent 14 millions de piastres ». À l'autre extrêmité de la période, dans le numéro 27 (janvier 1947), Raphaël Barquisseau publiait un article intitulé « Culture française et jeunesse indochinoise » particulièrement représentatif

147/223 du discours adopté sur le mérite de la France pour son œuvre culturelle. Quelques lignes illustraient la mentalité « bienveillante » - ce qui inclut parfois une certaine morgue – qui adornait cette œuvre culturelle :

« Les Français, un grand nombre de Français, ont mis beaucoup de patience et de passion à comprendre et à mieux faire comprendre aux Indochinois leur propre culture ancestrale. […] J'ai vu les intellectuels Français d'Indochine tenir à exercer de cette façon leur droit d'aînesse. Ils consacrent ce que d'autres croient le plus précieux, leur temps et leur substance, sous un climat déprimant qui n'est pas le leur, à l'étude et à l'enseignement du patrimoine moral de nos protégés, comme à leur faire mieux connaître celui de la France. Ils se donnent à toutes les œuvres qui les sollicitent, sociétés savantes, conférences, associations d'enseignement, revues littéraires et scientifiques, journaux français et franco-indochinois, dont un nombre croissant se publie en langue française ».

Cette justification constante de l'œuvre fonctionnait à merveille dans l'opinion française, qui y voyait l'humanisme, sans toutefois en comprendre les atours et les artifices. Une preuve édifiante de ce succès de la propagande est un dessin de lycéens parvenu à la revue à l'occasion d'un concours national (moyennant récompenses) organisé à l'été 1946 par l'ANIF afin de « sensibiliser notre jeunesse à ce qui a fait la grandeur de la France »1 :

Dessins d'élèves français présentant l'œuvre coloniale en Indochine

Source : Revue IF, numéro 23 (août-septembre 1946)

1 L-F. ECKERT « L'Indochine vue par nos enfants » Revue IF, n°23 – août/septembre 1946

148/223 Cette « exposition » de l'œuvre coloniale en Indochine avait bien sûr une clientèle : le lectorat « colonial », soit à la fois les Français d'Afrique du Nord et de tout l'Empire, mais aussi ceux rentrés en métropole. Ils ne pouvaient qu'être flattés de cette épopée à laquelle ils avaient voulu participer, dans laquelle ils se reconnaissaient et dont ils se sentaient responsables.

Néanmoins, une constante justification n'est-elle pas le propre de ceux qui doutent de leur légitimité ?

149/223 Chapitre VII : étude d'une représentation coloniale

« Aujourd'hui encore, il n'est pas sûr que les lecteurs français ne se représentent pas l'Indochine comme le pays des bons sauvages chers à Bernardin de Saint-Pierre, comme une contrée favorisée de tous les dons de la nature, aux arbres partout gigantesques, au ciel éclatant, au soleil magicien ». Louis Malleret, L'exotisme indochinois dans la littérature française, 1934

L'étude de la représentation coloniale consiste en une déconstruction du regard porté par le colonisateur sur le colonisé. Il y avait un portrait des Indochinois et un tableau de l'Indochine qui se jouaient entre les lignes de la revue, transmis par le sens que l'on accordait aux mots (« exotisme », « pittoresque », etc.), aux traits de caractère que l'on prêtait volontiers aux « indigènes » (« l'indolence », « la duplicité », etc.) et par des documents iconographiques. La difficulté réside en ce que tout fait source dans une telle approche, tout est susceptible d'ajouter une pierre, même infime, à l'édifice de la représentation. C'est à la fois un mouvement intellectuel conscient et inconscient ; le lecteur s'appropriait le portrait pour le reproduire en suite dans ses conversations, dans ses prêches publics sur les événements indochinois, ou même, pour les enfants, dans leurs dessins et travaux d'écoliers. Qu'est ce qu'était un Indochinois dans l'imaginaire d'un Français en 1945-1946 ? L'idée à démontrer est que la revue avait construit une homologie de « l'indigène », c'est à dire une représentation englobant une totalité dont seules des exceptions différaient, et ce dans un environnement fantasmé.

Il a déjà été dit que l'humanisme colonial dans lequel étaient restés enfermés les Français après la Seconde Guerre Mondiale avait empêché de penser et de comprendre la situation politique réelle. La représentation coloniale était alors venue se greffer sur l'idéologie pour ajouter encore au malentendu et à l'incompréhension. N'était-il pas lieu commun de dire à Saigon, dans les cercles coloniaux, chez les « anciens », que l'on connaissait les Annamites et qu'ils ne comprenaient que la force ?1

L'analyse de discours est fondée ici sur la théorie post-coloniale. Le post-colonialisme en tant que théorie littéraire critique provient des travaux de Frantz Fanon, d'Edward Saïd et, dans une moindre mesure, d'Albert Memmi. Le cadre théorique est ici néanmoins donné par Alain Ruscio, dans son livre Le credo de l'homme blanc, en ce qu'il s'est intéressé plus particulièrement à ce qui constituait les mentalités collectives françaises.

1 Voir Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.40-41

150/223 C'est donc en tant qu'objet de récit plus qu'en tant qu'objet d'information que la revue est ici étudiée. Il faut considérer Indochine française comme appartenant à la littérature coloniale, avec ses personnages et ses décors, quand bien même celle-ci est très difficile à définir. Pour Raoul Girardet, c'était un « genre littéraire très divers, au contenu idéologique imprécis et souvent contradictoire » mais dans lequel on retrouvait la volonté de « faire vrai » lorsque l'on parlait des colonies. C'était une littérature d'évasion qui faisait appel au rêve exotique, à l'épopée et au thème du déracinement. Plus encore, la littérature coloniale relevait d'une forme de naturalisme psychologique : « le dépaysement n'[était] plus recherché dans l'étrangeté du paysage, mais dans une certaine vérité humaine, révélée par le contact des autres cultures et le heurt des civilisations »1. C'est dans l'imprécision de ce naturalisme psychologique que dansaient langoureusement les préjugés sur « l'Annamite », « l'indigène » ou le « sauvage ».

Néanmoins, il faut faire attention dans la déconstruction de la représentation à ne pas « tordre » le sens des mots, à ne pas sortir les phrases de leur contexte. Il ne faudrait pas tomber dans la surinterprétation de chaque description. Nous avons donc préféré reproduire des paragraphes entiers plutôt que des morceaux de phrases isolés. En somme, il faut garder à l'esprit ce que Pierre Brocheux appelle un « principe de réalité »2.

I- L'Indochinois, un indigène

Le dictionnaire Larousse définit le nom commun indigène comme « celui qui est originaire du pays où il vit ». Par extension, en situation coloniale, l'indigène désigne celui « qui était implanté dans un pays avant la colonisation (par opposition aux populations d'origine européenne) ». Pourtant, le mot véhiculait bien plus que ce que sa définition commune laissait à entendre.

A- De l'indigénat

D'abord, la construction de la représentation de l'indigène se fonda sur la figure du « sauvage », à l'instar de ce qu'elle était dans la mythologie collective du XIXe siècle. Le

1 Raoul GIRARDET. L'idée coloniale en France. Op.Cit. p.238-242 2 Pierre BROCHEUX. Compte-rendu de lecture sur le livre de Sébastien Verney « L'indochine sous Vichy ». Site internet Mémoires d'Indochine de François Guillemot : Indomemoires.hypotheses.org

151/223 sauvage, pour Raoul Girardet, était le négatif du civilisé1, une effigie renversée de la technique et de la raison occidentale. Le « sauvage » du XIXe, celui que l'on ne connaissait que par les romans et les images d'épinal, avait toutes les chances d'être un anthropophage aux mœurs arriérées. Les anthropologues du XIXe avaient ainsi construit la légitimité de la colonisation sur l'idée d'une stricte hiérarchie des races et des civilisations. En France, c'est sur cette mystique du « sauvage » que la génération de Jules Ferry et d'Alfred Rambaud forgea la « mission civilisatrice » des « races supérieures ». Mais peu à peu, à partir de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, il se substitua à ce présupposé l'image de sociétés organisées, régies pas des règles minutieuses et complexes. Une entreprise d'étude des sociétés indigènes fut menée – en Indochine, principalement par l'EFEO – et l'on reconnut la valeur des institutions politiques et administratives indigènes issues du passé pré- colonial.2 Reconnaître à cet homme du lointain une Histoire, des traditions, des croyances, une littérature, etc, c'était accepter qu'il fût autre chose qu'un simple « sauvage ». Les masses françaises pourtant n'avaient pas eu davantage accès à lui, elles restaient susceptibles d'être victimes des représentations simplistes qu'on voulait bien leur offrir.

"Sauvage" jouant du khên (sans légende dans la revue)

Couverture du numéro 14 - novembre 1945

1 Raoul GIRARDET. L'idée coloniale en France. Op.Cit. p.230 2 Ibid. p.229

152/223 Le regard que l'on portait sur les « sauvages » dans la revue peut se résumer dans ce court paragraphe de René Jouglet sur les Igorots des Philippines :

« Les Igorots, qui menaient entre eux jadis de belles guerres, se sont assagis. Ou plutôt l'arrivée des hommes blancs qui s'opposent à leurs bagarres, sans d'ailleurs limiter les leurs, les y a contraints. Ces sauvages sont païens. On rencontre chez eux des pratiques qui se trouvaient en honneur dans le Moyen-Âge occidental, qui, à tout prendre, sont moins dangereuses que la bombe atomique des civilisés »1. Le soldat Guy Geoffroy, dans son journal de bord, avait une impression similaire. Le « sauvage » était un homme de l'ancien temps :

« Bien sûr, on n'est pas un bleu ; on avait entendu parler des Moïs. Mais c'est égal, on ne pensait pas recontrer l'homme de Néanderthal. Les poitrines fort élogieuses des jeunes sauvageonnes à demi nues qui vacquent à leur travaux le long de la rivière distraient nos « marsouins », dont les commentaires vont bon train »2.

La figure de l'indigène indochinois se forgea en France lors de la Première Guerre Mondiale, à partir de l'aperçu que la métropole avait pu avoir des tirailleurs ou travailleurs amenés (souvent de force) entre 1914 et 1918. Il était alors, selon Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, « perçu comme un piètre combattant – un archétype qui ne s'évanouira qu'avec la guerre d'Indochine – et comme tel restant cantonné au rôle de main d'œuvre industrielle importée et supplétive, très peu utilisée au front »3. L'indigène indochinois appartenait au champ de l'espace économique et de l'invisibilité. Il était perçu comme besogneux, mais sans talent particulier. Cette figure se forgeait de préjugés et de stéréotypes pour infuser dans l'imaginaire social.

L'indigène était à son tour un miroir de l'homme blanc. Il était ce que l'homme blanc n'était pas. C'était dans la frontière que l'homme blanc mettait entre « lui-même » et « eux » que se renforçait l'identité collective de la nation colonisatrice. L'indigène avait un corps différent, des manières différentes, des mœurs et des coutumes différentes, et une religion différente. Les différences de l'indigène étaient disséquées et placées sur une échelle de valeur raciste et hiérarchisante ; on évaluait son degré de civilisation. L'indigène était alors défini par son infériorité. Le singulier d'indigène équivalait à son pluriel. L'ensemble des colonisés était assimilé à une masse homogène. Peu importait que le manœuvre fût Laotien, Cambodgien, Annamite ou originaire d'une ethnie minoritaire, il

1 René JOUGLET « Aux îles Philippines, avant et après la guerre ». Revue IF, n°25 – novembre 1946 2 Guy GEOFFROY « Colonne de paix en pays Moï » Revue IF, n°19 – avril 1946 3 Pascal BLANCHARD et Nicolas BANCEL. L'invention de l'indigène (1918-1940) in Culture coloniale en France. De la révolution à nos jours. Editions du CNRS, coll. Autrement. Paris, 2008. p.207-208.

153/223 était un indigène. Les différences entre les hommes étaient niées, ou plutôt, invisibles. Puis, avec la littérature et les expositions coloniales, l'indigène devint un fantasme de l'homme blanc, une altérité, une forme de vérité humaine du fait de sa différence, mais l'on ne voulait pas vraiment le connaître pour autant, on se satisfaisait de sa représentation.

Les années 1930 amenèrent une évolution des imaginaires coloniaux. Pour Blanchard et Bancel1, il se constitua peu à peu un « indigène type » au cœur de la culture coloniale française, « coopérant humblement à la construction de sa propre destinée sous les directives du colonisateur ». Les deux historiens définissent « l'indigène type » comme « celui dont les différences raciales et culturelles auraient été aplanies par le système colonial ». On donnait à « l'indigène type » la qualification « d'évolué ».

Dans la revue, le mot « indigène » recoupait les deux réalités : celui porté par les stéréotypes et celui « type », assimilé et dépendant. Nous verrons que jusqu'en 1945-1946, « l'indigène » restait parfois un « sauvage », comme en témoigne par exemple le regard porté par certains articles sur les Laotiens. Enfin, le mot implique une attitude et une relation entre l'homme blanc et « l'indigène ». C'est aussi cette relation qu'il faut, à partir du discours, tenter de déconstruire.

B- Un homme dominé

La représentation avait tendance à faire de « l'indigène » un enfant, portant en lui les caractéristiques de l'enfance que sont l'innocence, l'insouciance et l'immaturité. Cela se construisait en opposition au peuple européen qui, pour sa part, était considéré comme adulte. Ce n'était pas une différence de nature, mais une différence d'évolution. Dans le cas des Laotiens, par exemple, sous la plume de François Regnis dans le numéro 10, on pouvait avoir l'impression de lire un portrait du bon sauvage, de l'homme primitif 2. Son article s'intéressait plus particulièrement aux femmes :

« Mais la laotienne a un sens de l'humour si développé qu'elle a vite découvert le côté comique dans toute chose et l'exploite sans méchanceté au bénéfice de tous ses amis et connaissances. Cette attitude la fait souvent critiquer et traiter d'insouciante. Et insouciante elle l'est certes, mais pourquoi ne le serait-elle pas ? Le Laos semble être le seul endroit sur terre où l'homme pourrait prendre à la lettre les paroles du Christ dans la parabole du lys et des passereaux. Il suffit d'un si petit effort pour vivre au Laos, et vivre heureux, à condition de n'avoir aussi peu d'ambition, aussi peu le goût de la lutte, aussi peu de lucre que le Laotien ».

1 Ibid. p.216 2 Françoise REGNIS. « Femmes laotiennes », Revue IF, n°10 – juin 1945

154/223 Et quelques lignes plus loin : « A sa gaieté, elle joint une solide dose de bon sens et quoique ne prévoyant pas très loin dans l'avenir elle sait choisir la meilleure solution pour le présent ». L'historien Nguyên The Anh fait remarquer que depuis Henri Mouhot, qui avait été le premier Français à atteindre Luang Pra Bang en 1860, la plupart des écrivains ayant voyagé au Laos avaient reproduit cette vision d'un peuple doux et harmonieux, auquel l'on associait inconsciemment les notions d'insouciance et de paresse. Il fait état, citant en cela Louis Malleret, de l'incapacité des observateurs à dépouiller leur propre rationnalisme, à l'exception notable d'un seul romancier, Jean Ajalbert, auteur d'un récit en 1905 intitulé « Sao Van Di » où les personnages indigènes avaient une conscience et un esprit qui se démarquaient de la représentation habituelle des Laotiens1.

Il s'agissait bien, dans le cas de la revue Indochine française, de construire un personnage à l'opposé de ce qu'était l'homme blanc, qui, lui, vivait dans la raison, la logique et l'avenir. On laissait à penser que les fonctions mentales des « indigènes » laissés à leur mode de vie millénaire étaient non-évoluées, qu'elles ne connaissaient pas la logique, qu'elles étaient « pré-logiques », selon la terminologie qu'employait Levy-Bruhl dans ses premières études africaines. Le but du contact était alors de les faire évoluer vers la logique, de leur permettre de se départir de cette pensée que l'on considérait hors de la modernité. L'adulte, bien entendu, savait ce qui était bon pour l'enfant. Alain Ruscio fait remarquer l'incapacité qu'avait le colonisateur à comprendre que l'on pût lui refuser son « éducation » : « Lorsque, justement, les « protégés » refusent d'accepter les critères occidentaux du progrès, ne font-ils pas la preuve qu'ils sont des « barbares » ?2

On pensait des « indigènes » par exemple que, du fait même de leur mode de pensée « pré-logique », ils n'arrivaient pas à établir une frontière entre le possible et l'impossible et qu'ils s'en remettaient toujours au mystique pour interpréter le réel. Dans le numéro 16 (janvier 1946), un article intitulé « La vie sociale et religieuse en Annam » présentait les travaux de recherche de Gustave Langrand, professeur en poste à Huê, sur les croyances des pêcheurs de la région de Khanh Hoa (près de Nha Trang, en Cochinchine) :

« Selon M. Gustave Langrand, la foi de l'Annamite paraît réduite à une habitude de la crainte de ce que pourraient lui infliger comme peines les génies. Pour les pêcheurs, la religion [est] avant tout influencée par la mer et le labeur de marin ; ainsi la Baleine est devenue la grande divinité locale. Non moins attachantes sont pour le lecteur les indications fournies à propos des arts du village […]. [Les représentations théâtrales] sont 1 Nguyên The Anh. « La place du Laos dans la littérature coloniale » in La revue des ressources (en ligne), 2008. 2 Alain RUSCIO. Le credo de l'homme blanc. Op.Cit. p.59

155/223 un art populaire avec des personnages classiques ; ces pièces semblent une sorte d'exutoire à la misère du peuple annamite, une échappée à sa vie dure ». Il n'est pas à exclure qu'après cela l'Annamite fût compris par le lecteur comme un ésotérique hors du temps ; l'utilisation « d'attachantes » pour qualifier les coutumes traditionnelles souligne par ailleurs le côté surrané qu'elles pouvaient avoir dans l'esprit de l'auteur de l'article.

Un mode de relation s'installait entre le colonisé et le colonisateur. Il ne sous-tendait plus la méchanceté inhérente à la domination, mais la bienveillance et l'intérêt (réel ou feint) et leurs pendants : la condescendance et le paternalisme, voire un « fraternalisme ». « L'indigène » était en cours d'évolution, il fallait alors le traiter comme tel. Jacques Clos racontait dans la revue comment il avait fait passer des tests de sélection professionnelle aux ouvriers indochinois de métropole :

Ouvrier annamite au travail, illustration de l'article de Jacques Clos

Revue IF - numéro 12 (septembre 1945)

« Je jette un coup d'oeil sur les résultats de l'examen collectif. Toutes les opérations sont exactes. Pour déjouer une fraude possible, je demande à Tiep d'effectuer sous mes yeux la division la plus difficile : 471 : 7. Mopp, interprète major, sourit de ma méfiance.

156/223 « Personne ne l'a aidé. Il suit les cours du soir et sait lire et écrire en indochinois. » (sic) Tiep, appliqué, compte rapidement, non sur chaque doigt comme les écoliers européens, mais sur chaque phalange, à la manière chinoise. […] Làm tôt (bien joué) ! Puis-je lui assurer. Son visage s'éclaire, il a compris l'éloge ; il me salue de sa profonde inclinaison, me tend une main confiante. »1 Le tutoiement était marqué jusque dans l'écrit, et Tiep n'était rien d'autre qu'un élève malicieux mais méritant, quand bien même il devait avoir peu ou prou le même âge que son examinateur. Pourtant, il était peu question des relations inter-personnelles entre colonisé et colon dans la revue. Il y avait une observation du colonisé, mais l'interaction avec lui était rare ou inexistante. Indochine française n'était pas un roman : elle avait beau raconter beaucoup de choses, elle ne franchissait pas le pas de la fiction. Seuls quelques témoignages de certains chroniqueurs relataient une expérience, et celle-ci était parfois empreinte d'un réel respect ou même d'amitié. René Jouglet racontait ainsi comment il était reçu par un lettré de Huê, ancien ministre de Bao Dai, lorsqu'il enseignait en Indochine :

« Il m'invitait dans sa maison, nous nous asseyions côte à côte, il allumait sa pipe ; il n'était point question entre nous de politique. Mais, il ouvrait le recueil de ses écrits, et il lisait et traduisait à son confrère [l'auteur] les chants qui avaient été et sans doute demeuraient ceux de son âme. Belles haltes dans un climat de courtoisie, message de l'homme à l'homme, et sur quelque rivage que l'homme se tienne »2. Il y avait une différence entre le regard porté sur le lettré, et le regard porté sur l'ouvrier, le coolie. C'était là une réalité de la colonisation indochinoise : si l'on voulait faire taire les revendications nationalistes, on avait accepté pourtant que certains colonisés aient une dignité et une sagesse qui leur soient propre, en dehors de la situation coloniale, en dehors du rapport à l'homme blanc.

Pourtant, l'inégalité restait dans le rapport entre Français et Indochinois. La revue essayait de la taire – elle ne correspondait pas à son idéologie - mais on la sentait poindre entre les lignes, dans le ton adopté à l'endroit des revendications des colonisés. Le ministre des Finances du Laos avait glissé dans sa lettre à Pethsarath, publiée dans le revue et déjà mentionnée3, quelques reproches à l'encontre de la France, qui n'avait su formé les cadres nécessaires au développement du Laos. Leflech, à la page suivante, répondit ainsi à ce grief :

« Il n'existe point, ou pour ainsi dire pas, il est vrai, d'éléments laotiens dans les cadres techniques ; il nous a fallu recourir à un personnel annamite dans ce domaine. Les Laotiens connaissent mieux que quiconque les raisons de cette absence. Toutes les

1 Jacques CLOS « La sélection professionnelle des Indochinois » Revue IF, n°12, septembre 1945 2 René JOUGLET « Lettre de Paris » Revue IF, n°27 – janvier 1947 3 Outhong Savannavong « Notre roi a nommé le France » Revue IF, n°18 – mars 1946

157/223 tentatives faites dans cette voie ont échoué. Négligeance, nonchalance, indifférence, peu importe la cause ; ils savent qu'avec du temps et de la patience, grands maîtres de la réalisation en leur pays, nous parviendrons à surmonter les obstacles et à atteindre nos buts communs ». Le rapport de domination que l'on croyait écarté revenait au galop.

C- De la « duplicité » asiatique, portrait d'un indigène particulier

Le portrait physique de « l'indigène » indochinois échappait dans la revue aux comparaisons animalières, répandues pourtant à foison dans la littérature coloniale depuis le début du XXe siècle. Les rares descriptions physiques que l'on pouvait trouver dans la revue présentaient une beauté dans « l'exotisme » des traits et des parures. Madeleine Alexis commentait ainsi les femmes indochinoises et leurs modes, en marge d'une exposition parisienne qui leur était consacrée :

« Et de nouveau, nous retrouvons des beautés indochinoises rivalisant par la finesse de leurs traits et la délicatesse de leur charme avec les statuettes de Tanagra : fragiles objets d'art que l'homme n'ose toucher. […] Tous les modèles de la mode cambodgienne, laotienne, tonkinoise, annamite ou cochinchinoise sont largement représentés et l'on ne saurait auquel décerner la palme, tellement le « cai ao » [vêtement du haut du corps] de celle-ci ou le « cai quan » [pantalon] de celle-là a de chic et d'élégance »1. La représentation physique était transmise par une iconographie abondante plutôt que par les mots. Deux exemples : le premier est une estampe de l'illustrateur Pierre Falké représentant un pêcheur annamite, publiée dans le numéro 17 (février 1946). Sa légende et son trait alimentent l'idée d'un indigène bucolique :

« Brûlé de soleil, couleur de terre d'Asie, le pêcheur annamite rentre au logis après une journée d'attentive et subtile patience. Il a sa récompense : de beaux poissons incarnats aux chairs savoureuses qui complètement heureusement le simple et traditionnel bol de riez familial. Ce tableau respire la paix et bonheur qui marquaient les temps où l'ordre français régnait sur le pays. Ces jours, nous en sommes assurés, ne tarderont pas à luire à nouveau dans une atmosphère détendue de confiance et de compréhension retrouvées ».

1 Madeleine ALEXIS. « Modes parisiennes, modes indochinoises » Revue IF, n°17 – février 1946

158/223 Le pêcheur annamite - Pierre Falké

Revue IF - numéro 17 (février 1946)

L'autre exemple est un dessin d'enfant, publié à l'occasion d'un concours organisé par l'ANIF dans les écoles à l'été 1946. Il démontre à quel point le lectorat s'appropriait l'iconographie proposée par la revue. Le jeune Annamite dessiné correspond parfaitement à l'image qu'il y avait à se faire de lui : de petite taille, en robe d'apparat, portant un chapeau conique, et ce au milieu des palétuviers. Le problème n'est pas tant de dire que cette représentation était vraie ou fausse – les mandarins portaient effectivement des robes d'apparat comme celle-ci et les paysans des chapeaux coniques en Annam – mais de s'interroger sur le fait qu'aucune représentation différente n'émergeait. Il existait bien des « Annamites » habillés à l'Occidentale, mais ceux-là n'étaient jamais dessinés. Dans l'esprit du lecteur – et surtout, dans ce cas, de l'enfant – l'exotisme prenait toujours le dessus.

159/223 "L'Indochine vue par nos enfants"

Revue IF, n°23 (août-septembre 1946)

La revue donnait aussi une esquisse des traits de caractère des colonisés, à partir de présupposés, de généralités. « L'indigène » au singulier équivalant à son pluriel, la généralité allait parfois jusqu'à nier la différence entre individus, et tout un peuple se retrouvait jeté dans le même sac. Raphaël Barquisseau, qui avait décidément une plume particulièrement aiguisée en la matière, écrivait dans un court feuilleton la journée d'une lycéenne à Saigon et la concurrence que lui faisaient les Annamites pour l'obtention des meilleures notes : « mais les Annamites sont des concurrents coriaces avec leur mémoire d'entraînement héréditaire et leur application silencieuse qui va jusqu'à l'épuisement »1. Tous bons élèves, jusqu'à s'oublier eux-mêmes, tel était le premier préjugé que l'on avait des Annamites (l'utilisation systématique du pluriel est une condition importante dans la construction des préjugés sur un groupe).

Si les Annamites étaient besogneux, les Laotiens ou les Cambodgiens pouvaient quant à eux tomber dans l'indolence et la paresse, c'était là le contre-coup de leur « culture du sourire et de l'instant ». Françoise Régnis, dans son article sur les femmes laotiennes, écrivait ainsi :

« Si cette riante philosophie entraîne chez l'homme un penchant désastreux pour la paresse, il n'en est pas de même chez la femme qui a une vie bien remplie et sur laquelle retombent de nombreuses tâches. […] Il est vrai que pour [ces tâches] les femmes sont grandement aidées... les hommes accroupis au bord de l'aire, chantent au son du khène et 1 Raphaël BARQUISSEAU « Colette au lycée Chasseloup Laubat » Revue IF, n°19 – avril 1946

160/223 battent des mains pour encourager les travailleuses par le rythme de leurs chansons »1. Les caractéristiques qui revenaient le plus souvent pour parler des Annamites étaient le secret de leur âme, leur duplicité, et leur cruauté. Jacques Clos, après avoir félicité Tiep pour avoir réussi le test de sélection professionnelle, concluait ainsi : « C'est ma récompense que la joie silencieuse et calme de ces êtres si réservés qui s'extériorisent si peu »2. Cela entraînait une certaine méfiance de la part des Français qui, ne sachant les comprendre, avançaient à leur égard le mot de « duplicité », mot ô combien utilisé pour qualifier le jeu des négociateurs viêtnamiens et de Hô Chi Minh. C'est Paul Mus qui, dans la revue, se chargea de déconstruire brillamment cette représentation simpliste :

« La réserve asiatique, plus sensible encore en des milieux d'appartenance confucéenne, est précieuse et justifiée. Si ces villageois nous demeurent peu compréhensibles, c'est parce qu'ils sont différents de nous et non point par quelque qualité spéciale de dissimulation ou de mystère ; à charge de revanche, car nos propres réactions ne les heurtent pas moins que les leurs ne nous choquent. Ils laissent aux autres le soin de se faire eux-même une idée de ce qu'ils sont et de ce qu'ils veulent : ces ajustements réciproques sont la substance même de leur politesse comme de leur politique. Rien ne blesse un asiatique plus que les effusions de sentiment, si ce n'est peut-être d'avoir à constater ensuite que nous agissons pourtant, un peu comme lui, au mieux de nos intérêts. Ils prennent cela pour une duplicité occidentale, dans l'indiscrétion, réplique de ce que nous considérons comme la duplicité orientale ; dans la dissimulation »3. Pour Alain Ruscio, le problème, qui sous-tend la problématique de la représentation souvent faussée des colonisés par le colon, et vice-versa, réside dans l'incommunicabilité qu'il y avait en situation coloniale. Il s'interroge de savoir dans quelle mesure le colonialisme était une « cohabitation sans interpénétration »4.

La mise en scène de la « cruauté » des Annamites quant à elle apparaît relativement peu avant l'attaque de Hanoi. Ce n'est que lorsque l'on décida de faire du Viêt Nam officiellement un ennemi qu'elle s'activa. L'éditorial du numéro 27 donnait ainsi des détails sordides sur ce qui avait accompagné l'attaque de Hanoi : les « prisonniers blessés sciés en deux » ou les « membres de familles françaises jetés dans le feu »5.

1 Françoise REGNIS « Femmes laotiennes » Op.Cit. 2 Jacques CLOS « La sélection professionnelle des Indochinois » Op.Cit. 3 Paul MUS « Un matin de décembre en Cochinchine » Revue IF, n°20 – mai 1946 4 Alain RUSCIO « Le crédo de l'homme blanc » Op.Cit. p.147 5 Ce mouvement de mise en scène de la cruauté et cette fabrication discursive et non-discursive d'un ennemi allèrent par la suite croissants. La couverture du n°28 (février 1947) montrait par exemple un homme mutilé, la gorge coupée, des traces de torture sur la poitrine sous la légende « Victime de la cruauté du Viêt-Minh ».

161/223 II- Cultures et civilisations indochinoises dans la revue

Un tableau des cultures et civilisations indochinoises était lui aussi présenté. Souvent érudit et admiratif, il n'en restait pas moins l'idée que cela, cette « matière » du colonisé, était une chose du passé.

A- Le sauvetage de civilisations en décrépitude

Les colonnes de la revue donnaient à lire des articles – en général un par numéro – sur certains aspects des cultures et civilisations indochinoises : traditions, coutumes, folklore, monuments et Histoire. Dans les numéros 3 et 4 (novembre et décembre 1944), on pouvait ainsi lire la recette du Nuoc-Mam (sauce de poisson) ou la légende de Trau-Cau (légende du bétel et de l'arec) en français. De la même manière, chaque année, dans les numéros de février et mars, des articles étaient consacrés au Têt (nouvel an lunaire), et relataient avec respect ce que cela pouvait signifier pour les Annamites. Un poème de Jean Maillard, intitulé « La fête du Têt au Tonkin » et publié dans le numéro 6 (février 1945) tentait par exemple de faire saisir l'atmosphère qui régnait à son approche :

« L'Aube sur l'horizon, met son sourire blême... Le ciel enténébré pleure son crachin gris, Où se dissout la forme et jusqu'à l'âme même... Au loin, le chant d'un coq, seul, se grave, précis, Dans l'air humide et froid. Subitement explose, Trouant le matin calme engourdi de sommeil Un pétard, tôt suivi d'une trop courte pause Et de crépitement annonçant le Réveil... C'est la fête du Têt qui de façon bruyante, Marque, en pays d'Annam, qu'un an vient de mourir Et qu'un autre va naître... Et la foule grouillante En tuniques de soie, exhale son plaisir, Mêlant ses cries de joie aux chapelets des salves Qui, de même que l'eau s'écoule de deux valves, Egouttent sur les seuils leur ardent souvenir. » Les articles concernant le Têt consistaient pour la plupart en une description des rites du culte des ancêtres, mais s'abstenaient de jugements de valeurs. Il y avait dans la revue la reconnaissance d'une esthétique, voire une admiration érudite pour ce qu'avaient pu produire ces civilisations millénaires. Ainsi, dans le numéro 3, un article décrivait par

162/223 exemple un bas-relief d'Angkor représentant le prince légendaire indien Ravanah lors de la bataille de Lanka. Après avoir conté toute la légende en s'appuyant sur les travaux d'Henri Maspero, l'auteur (A.B.) faisait montre de relativisme : « Il ne faut pas juger ce morceau selon l'esthétique héritée des Grecs qui est de mesure et de sélection, mais selon celle des artistes d'Extrême-Orient. […] Grâce aux observances d'une esthétique très évoluée, cette mêlée ahurissante de coudes et de jarrets, de flèches et de crocs, est une harmonieuse réussite »1. Dans le numéro 5 (janvier 1945), une double-page était offerte au poète de langue française Pham Van Ky, afin qu'il décrive la symbolique architecturale de la ville de Huê. On touchait là à une question ambiguë de la colonisation française en Indochine ; cette admiration pour la culture et pour l'Histoire avait tendance à faire de ces pays des pays-musées, c'est à dire bons pour être admirés, mais dont la vie présente des « indigènes » n'avait que peu à offrir. Les cultures et les traditions semblaient figées dans le marbre. Une lettre parvenue du Cambodge résumait cette idée : « Le Cambodge aujourd'hui ne veut plus être un pays ou un peuple-musée. S'il désire garder l'âme de ses traditions, il n'entend pas que leurs rites l'écrasent »2.

Il résultait de cette conception l'impression qu'avec la colonisation, deux temporalités, l'ancien (les cultures « indigènes ») et le moderne (la culture occidentale) étaient amenées à cohabiter. Les cultures et les traditions « indigènes » semblaient être d'un désuet attachant et sympathique, mais peu viable. La représentation transmise par la revue offrait au lecteur le sentiment que le voyage dans l'espace vers les colonies était aussi un voyage dans le temps. Cela s'exprimait particulièrement bien avec la publication dans le numéro 3 du portrait d'un écrivain public annamite, que voici ici reproduit avec sa légende :

« Le voici en pleine besogne ; penché sur son écritoire il trace méticuleusement les caractères avec son pinceau, que en soit en langue mandarine ou en quôc ngu ; la langue française même lui est familière. Assis à la porte des maîtres de l'heure, il rédige tout le jour selon des formules toutes prêtes, requêtes, pétitions et réclamations pour l'analphabète. Aux yeux des solliciteurs, il apparaît comme un clerc, il le sait et semble fort imbu de la majesté de son sacerdoce. Il nous rappelle invinciblement un autre scribe très antique : celui du Musée du Louvre qui, dans la salle de l'art égyptien, atteste le caractère millénaire et universel de cette si pittoresque profession. Cependant, celui d'Égypte semble plus naïf, nous ne trouvons pas chez lui cette imperceptible expression d'ironie qui, chez l'Annamite, montre que le lettré se double d'un sage »3.

1 A.B. « Un bas-relief d'Angkor » Revue IF, n°3 – novembre 1944 2 « Cambodge nouveau » Revue IF, n°17 – février 1946 3 « L'écrivain public annamite » (en hors texte), Revue IF, n°3 – novembre 1944

163/223 "L'écrivain public annamite"

Revue IF - numéro 3 (novembre 1944) (en hors texte) Les mots « pittoresque » et « antique », la comparaison avec le scribe égyptien, tout offrait à croire que l'on avait là affaire à une survivance d'un passé millénaire et en passe d'être révolu. C'était là une « incapacité à comprendre que la vie est multiple » selon Louis Malleret, cité par Alain Ruscio1. De surcroît, il y avait là la tentation occidentale de considérer comme stationnaires toutes les Histoires qui n'étaient pas celles du progrès technique. L'anthropologue et père du structuralisme Claude Lévi-Strauss rappelle dans son livre Race et Histoire que la modernité est une question de critères et de point de vue 2. Si l'on prend par exemple la solidarité comme base de la modernité, l'écrivain public annamite est très moderne.

Dans l'article qu'il consacrait à Henri Mouhot, premier explorateur des temples d'Angkor, Henry Borjane écrivait : « [il] aperçut soudain les tours au-dessus des fondaisons luxuriantes, des pauvres cabanes où vivent des cultivateurs indolents, oublieux des traditions qui édifièrent ces palais »3. Il y avait un patrimoine à sauver face à des

1 Louis MALLERET, cité par Alain RUSCIO. Le crédo de l'homme blanc. Op. Cit. p.80 2 Claude LEVI-STRAUSS. Race et Histoire. Editions Gonthier, coll. Médiations, Paris, 1961. p. 46-47 3 Henry BORJANE « Henri Mouhot, premier explorateur d'Angkor » Revue IF, n°7 – mars 1946

164/223 « indigènes » oublieux de leur culture. La mission que l'homme blanc s'arrogeait était alors d'apporter la modernité tout en sauvegardant, voire en faisant revivre, ces pans entiers de civilisations considérés comme « oubliés ». Dans le même article, Henry Borjane citait un traité d'Histoire de 1601, attribué au Jésuite Espagnol Pedro de Ribadeneyra1, qui mentionnait Angkor : « antique cité, aujourd'hui écroulée, que l'on croit avoir été bâtie par les Romains ou Alexandre le Grand, dans laquelle nul indigène ne saurait subsister, repaire de bêtes sauvages, mais qui, affirment les habitants de la contrée, doit être un jour restaurée par une nation étrangère [en gras dans le texte] ». Il était évidemment pratique que cette mission française ait une fondation historique si lointaine. Il y avait donc une mise en scène de cette œuvre française de sauvegarde du patrimoine ; c'est la raison pour laquelle les orientalistes Paul Pelliot et Henri Maspero pouvaient figurer dans la rubrique figure de jadis et d'aujourd'hui en bonne place aux côtés de Lyautey ou autre Francis Garnier2. C'est encore le conservateur des temples d'Angkor, Henri Marchal, qui exposait son travail de restauration entre 1916 et 1936 sur trois pages dans le numéro 14 (novembre 1945) : il racontait qu'après avoir fait visiter les ruines à Charlie Chaplin, celui- ci lui avait dit qu'il « [était] heureux de voir que d'aussi splendides monuments soient tombés sous la tutelle de la France, qui a su réaliser une œuvre unique au monde pour les mettre en valeur »3.

B- L'apport du progrès

Le colonisateur avait la prétention d'apporter au colonisé un progrès civilisationnel ; la modernité devait permettre à « l'indigène » de se départir de tout ce qu'il y avait de suranné dans ses pratiques, survivances de l'ancien dans un monde qui n'en avait, croyait-on, plus guère besoin que dans les musées. L'exemple le plus frappant dans la colonisation française en Indochine fut le cas des tentatives de romanisation des alphabets. Au Viêt Nam, le Quôc Ngu, alphabet latin enrichi de signes diacritiques codifié par le missionnaire jésuite Alexandre de Rhodes au XVIIème siècle, avait été impulsé par les pouvoirs coloniaux dès le début du XXème siècle et avait progressivement remplacé l'alphabet en caractères

1 Il semble plutôt que ce traité d'Histoire soit apocryphe. Trân Minh Tiêt a beau faire remonter la première trace de missionnaires chrétiens en Indochine à 1533, il est peu probable que des Occidentaux se soient aventurés dès cette époque aussi loin dans la jungle. Pedro de Ribadeneyra, quant à lui, était avant tout un théologien et un hagiographe, peu porté sur la question orientale. 2 Voir p. 142 de ce mémoire. 3 Henri MARCHAL. « Angkor, l'œuvre d'un conservateur ». Revue IF, n°14 – novembre 1945

165/223 chinois, le Nôm. Cet alphabet latin a tellement pris racine qu'aujourd'hui, seule une poignée de personnes sait encore lire le Nôm au Viêt Nam. Le pouvoir colonial fit une tentative similaire au Laos et au Cambodge en 1944-1945, à partir des travaux de Goerges Goedès, directeur de l'EFEO dans les années 1930. La revue en faisait état ainsi, dans un paragraphe absolument édifiant quant à ce que pouvait signifier ce changement :

« Adoptée officiellement [en 1944], la romanisation est aussitôt entrée en usage dans l'administration. Bien entendu, pour la littérature ancienne et pour les textes sacrés, les caractères traditionnels continuent d'être employés et il ne s'agit en aucune façon, à cet égard, d'aller à l'encontre des habitudes les plus respectables. Mais à l'école, dans l'administration et, progressivement, dans la presse, on utilisera la romanisation qui prête à l'expression de la pensée le concours immédiat de toute une machinerie dactylographique et typographique, et qui donne à la lecture une aisance inconnue jusqu'alors. Car le texte cambodgien traditionnel, avec ses trois étages de caractères entrelacés, réclame du lecteur, fût-il un savant lettré cambodgien, un véritable déchiffrage, tandis que la page de romanisé se comprend globalement, d'un coup d'oeil. À ces avantages pratiques, s'en ajouteront d'autres, plus profonds : une expression claire et rapide de la pensée doit, le temps aidant, la rendre plus logique, plus nerveuse, et plus virile »1. La dernière phrase est un cas d'école pour qui souhaite étudier la représentation coloniale. L'idée d'une pensée « plus logique » renvoie à la conception de « l'indigène » comme ayant une pensée pré-logique, ainsi que nous l'avons déjà développé. Le « plus nerveuse » conforte le poncif de « l'indolence » du colonisé. Le « plus virile » fait appel à l'image d'un colonisateur conquérant et dominateur. Alain Ruscio note ainsi l'utilisation fréquente du champ lexical de la « fécondation » lorsqu'il était question de l'œuvre coloniale.2 Enfin, il y avait aussi l'idée que la langue cambodgienne était inadaptée au progrès technique (« la machinerie dactylographique et typographique » ici) : plutôt que d'adapter les machines, c'était la langue qu'il fallait changer.

L'idée que le colonisateur élevait la culture du colonisé était très répandue dans la revue, depuis la justification de l'œuvre culturelle accomplie jusqu'aux écrits de Raphaël Barquisseau sus-mentionnés. Les Français se présentaient en « cultivateurs » et en « guides spirituels » pour les « indigènes » et avaient la tentation de voir leur influence partout, jusque dans l'esthétique et dans les arts indochinois. Le discours tendait à introduire l'idée d'un syncrétisme culturel – le mot de syncrétisme n'était pas utilisé, c'est nous qui le proposons – heureux, comme si les relations avec la France avaient apporté un supplément

1 « Cambodge nouveau » Revue IF, n°17 – février 1946 2 Alain RUSCIO. Le crédo de l'homme blanc. Op. Cit. p.84

166/223 d'âme aux artistes. En octobre 1944, trois peintres annamites (Mai Thu, Le Pho et Vu Cao Dam) exposaient à Alger. Ad.B., dans le numéro 4 (décembre 1944) voyait dans la peinture de Vu Cao Dam l'influence des peintres impressionnistes français et de Cézanne en particulier. Il concluait :

« Ainsi, dans ces toiles, la technique est d'Extrême-Orient, les sujets et les attitudes le sont aussi. Et cependant, nulle des conquêtes de l'esthétique d'Occident n'en est absente. C'est qu'il y a eu assimilation au meilleur sens du terme, c'est-à-dire accueil sans abandon et progrès sans repentirs. Il y a eu dans le domaine de l'art, fusion heureuse de deux traditions. Il nous plaît de songer que cette réussite a eu lieu sous l'égide de la France. Nous y voyons l'annonce et le gage d'échanges intellectuels féconds. C'est par les élites que la France achèvera la conquête spirituelle de notre belle Colonie ». Ce syncrétisme, souvent réel, était pourtant à double tranchant. S'il pouvait être positif, comme dans le cas du mouvement de la Poésie Nouvelle (Tho Moi) au Viêt Nam, qui revendiquait ouvertement l'influence du romantisme français, il pouvait y avoir aussi le risque d'une perdition de l'identité que redoutaient les lettrés de tradition confucéenne. Quant à ces trois peintres exposés à Alger, Pierre Brocheux explique, à propos de ces influences françaises qui avaient séduit le critique de la revue, que « c'est sans doute la réussite de cette synthèse qui explique que cet art n'attira pas le public français des artistes, critiques, connaisseurs et collectionneurs, portés sur le « primitif », c'est à dire les arts africains et océaniens »1. La séduction opérait davantage sur ceux qui avaient au préalable quelques sympathies nourries pour l'idée coloniale.

III- De l'exotisme

Le dictionnaire Larousse définit l'exotisme comme le caractère de « ce qui évoque les mœurs, les habitants ou les paysages des pays lointains ». Cette acceptation courante du terme était néanmoins doublée, en contexte colonial, de tout l'imaginaire que l'on apposait aux colonies et venait, pour Alain Ruscio, en « couronnement de la pensée hiérarchisante »2. Le terme recouvrait une image faussée des pays lointains et jetait un voile d'illusion sur leurs peuples. Nourri par le rêve d'aventure des écrivains-voyageurs depuis Pierre Loti, l'exotisme était une représentation à la fois discursive et non-discursive de l'altérité et du lointain, jusqu'à s'échouer parfois dans « une prostitution du sentiment du Divers »3.

1 Pierre BROCHEUX. Indochine, la colonisation ambiguë. Op.Cit. p.335 2 Alain RUSCIO. Le crédo de l'homme blanc. Op. Cit. p.137 3 Ibid. p.139

167/223 A- Apsaras, sampans, éléphants et rizières : figures de l'exotisme

C'était avant tout par une iconographie abondante que la revue donnait au lecteur à se représenter l'Indochine comme un contrée luxuriante où cohabitaient des figures humaines « étranges » et des animaux sauvages étonnants. Trois exemples picturaux accompagnés de leur légende, publiés dans trois numéros différents dans la revue, chacun en hors texte et en pleine page, montrent que l'exotisme indochinois était avant tout affaire de figures : les danseuses cambogiennes Apsaras, les jonques, les sampans, les éléphants, les chapeaux coniques et les rizières étaient présentés comme ce qu'il y avait « à voir » de ces pays.

Exemple 1 : « Jadis, l'éléphant royal défendait les remparts impériaux menacés et opposait aux attaques ennemies le rempart de sa masse puissante. Mais les temps héroïques sont révolus et le vieux serviteur n'est plus qu'un symbole des combats passés. Somptueux, il promène dans les cortèges rituels de Hué sa solennelle nostalgie. Que sert-il d'avoir naguère tant de fois protégé la personne sacrée du Prince ? Tel est le sort de l'armure démodée reléguée au rang d'objet de parade ».

L'éléphant royal

Revue IF - numéro 6 (février 1945)

Exemple 2 : « Le soleil tropical darde ses derniers rayons ; il flamboie encore, mais l'heure douce et paisible précédant le crépuscule nimbe déjà le fleuve qui se teinte de nuances verdies. La jonque s'est immobilisée et le pêcheur va jeter ses filets ».

168/223 Jonque annamite dans le golfe du Tonkin – Aquarelle de Henry Borjane

Revue IF – numéro 9 (mai 1945)

Exemple 3 : « Danseuse khmère. Le visage impassible sous la lourde coiffure. Un costume rigide, des gestes hiératiques, elle est prêtresse de la danse et conservatrice des traditions ».

Danseuse khmère

Revue IF - numéro 15 (décembre 1945)

169/223 Le problème n'était pas tant dans le fait que ces photos ou représentations de ces figures de l'altérité, souvent fondées dans le réel, ou de ces coutumes qui « surprenaient » le lecteur, aient été diffusées dans la revue, bien au contraire. Il résidait dans le fait que son iconographie n'ait rien voulu montrer d'autre, tendant à faire croire que ces pays s'y résumaient. L'exotisme indochinois en ce cas n'est pas une représentation absolument fausse, mais plutôt une simplification, un regard superficiel sur des pays et des traditions complexes.

Les mots associés aux images reflétaient l'incapacité qu'il y avait à prendre la mesure de cette complexité. Les adjectifs « pittoresque », « étrange » et « curieux » revenaient régulièrement, comme un aveu d'impuissance à décrire ce qu'il en était vraiment de ces paysages et de ces pratiques sociales. L'Indochine appelait aussi à la « rêverie coloniale », endroit magique que l'on avait du mal à fixer rationnellement, comme si l'éloignement dans lequel elle se situait pour le lecteur laissait assez d'espace à une peuplade de fantasmes. Quelques mots des langues viêtnamienne, laotienne ou cambodgienne étaient aussi utilisés de temps à autre, pour faire « couleur locale ». Dans son article sur les femmes laotiennes1, Françoise Régnis écrivait ainsi les mots laotiens « bouns », « ban », « phu sao » et « phu bao » sans en donner de traduction, pour expliquer le jeu amoureux des jeunes adultes laotiens. Mais c'est le champ lexical du mysticisme qui était le plus présent : les mots « hiératique », « sacramentel », « cosmogénie » ou « superstition » étaient fréquemment employés, à l'instar de ces quelques lignes pour décrire l'insondable expression qu'il y avait à être dans la chambre d'un mandarin. Dans le cadre de l'exposition coloniale d'Alger à l'automne 1944, le « clou » du spectacle avait en effet été la reconstitution d'une chambre type de la cité impériale de Hué :

« Mais ce qui est intraduisible, c'est l'émotion étrange, quasi religieuse, ressentie par le visiteur devant une simple chambre à coucher. Elle est due, sans doute, au sens qu'on a en Extrême-Orient, non du mystère, mais de l'hiératique, du sacramentel, de ce qui, même dans le domaine le plus profane, a reçu une consécration séculaire. C'est comme-ci les hommes de là-bas avaient le souci d'épargner à leurs plus lointains ancêtres, s'ils revenaient dans leur demeure, la légère douleur d'un dépaysement »2.

B- La transmission de la représentation

La transmission de la représentation reposait sur des structures et des modes d'action, dont l'exposition coloniale est l'exemple le plus frappant. L'ANIF prenait part à toutes les

1 Françoise REGNIS. « Femmes laotiennes » Revue IF, n°10 – juin 1945 2 A.D. « Le pavillon de l'Indochine » Revue IF, n°2 – octobre 1944

170/223 expositions possibles pour diffuser sa propagande, et son activité dans ce domaine était fortement relayée par la revue. C'était à force d'avoir l'impression d'être exposé au lointain que le lectorat finissait par se l'approprier.

Il y avait en effet, derrière l'exposition, l'idée d'un voyage rapide et immobile, que les premières lignes de l'article sur le pavillon de l'Indochine lors de l'exposition d'Alger à l'automne 1944, déjà mentionné, illustraient parfaitement :

« Une porte franchie et nous voilà à trois mille lieues d'ici. Un souffle d'Extrême-Orient nous est apporté par les sons de la mandoline et du violon cambodgiens ; ces harmonies grêles crient la nostalgie de la terre lointaine ».

La chambre du mandarin - Exposition coloniale d'Alger, septembre 1944

Revue IF - numéro 2 (octobre 1944) Alain Ruscio remarque que les « indigènes » n'étaient pourtant quasiment jamais associés à ces reconstitutions1. Ce n'était pas tant par plaisir de l'exclusion ni par volonté délibérée d'enjoliver ou de détourner ce qui était présenté au public, mais parce que les Français voulaient reproduire le sentiment qu'ils avaient eu à la première contemplation de cet exotisme en Indochine. Ils considéraient cette impression leur était propre, et ne voulaient s'encombrer de trop de probité. Ainsi, il y avait une forme de sublimation, voire de confusion, dans ce que l'on représentait. Dans le cas de la chambre du mandarin ci-

1 Alain RUSCIO. Le crédo de l'homme blanc. Op.Cit. p.139

171/223 dessus, tous les « clichés » sont accumulés : la tête et la peau de tigre sur le lit, les statues de bouddha, les estampes chinoises au mur, les vases en porcelaine, etc. Ce n'était pas une chambre de mandarin, mais toute les figures de l'exotisme indochinois qui étaient amoncelées dans cette pièce. Associer les « indigènes » eut permis d'éviter de tomber dans le fantasme systématique.

Des expositions à visée de propagande étaient ainsi montées régulièrement par l'ANIF ou par ses sympathisants. Dans un Oflag (camp de prisonnier pour officiers) de Westphalie (Allemagne), le lieutenant Vincent avait de cette manière, avec les autres détenus des troupes coloniales françaises, réussi à organiser en 1944 une exposition portant sur l'Indochine pour la faire découvrir aux autres prisonniers. Avec des moyens de fortune, ils avaient produit des maquettes de jonques ou de temples, dont une reconstitution du Pô Nagar (temple cham) de Nha Trang en carton de boîtes à margarine : « si nous avons réussi à intéresser quelques camarades à notre Indochine, si nous avons provoqué quelques vocations, si nous avons préparé quelques-uns à mieux connaître, partant à mieux servir, nous n'aurons pas entièrement perdu notre temps en captivité »1.

L'activité de l'ANIF était impressionnante ; c'est par une surexposition à la représentation que l'opinion française vint à l'intérioriser. Elle participa à l'élaboration de l'exposition « La France d'Outre-Mer dans la guerre » au Grand-Palais, en octobre 1945, puis accueillit en son siège parisien les peintures de Marcelle-François Glaze en avril 1946, sous le titre « Types et paysages de l'Indochine française ». Dans chaque foire-exposition régionale, les comités locaux montaient un stand, comme lors de celle de Marseille entre le 14 et le 30 septembre 1946.

Il n'est donc pas étonnant que dans les activités scolaires organisées par l'ANIF (concours de dessin, d'éloquence, de nouvelles et de compositions) il y ait eu une reproduction des figures de cet exotisme, de cette représentation simplifiée. La plupart des dessins publiés dans le numéro 23 (août/septembre 1946) dépeignaient une Indochine illusoire, uniquement faite de buffles, de rizières, de chapeaux coniques et de sampans. Ces élèves, qui n'avaient probablement vu la colonie d'Extrême-Orient que dans la revue ou dans les expositions coloniales, ne pouvaient que reproduire ce modèle.

1 Lieutenant VINCENT « Dans un oflag de Westphalie » Revue IF, n°13 – octobre 1945

172/223 ***

Il faut répéter à nouveau que la critique que nous adressons à cette représentation coloniale n'est pas d'avoir été un mensonge. Il y avait et il y a toujours au Viêt Nam, au Cambodge et au Laos, ces paysages et ces scènes que les enfants dessinaient, de la même manière que les Apsaras et les éléphants n'étaient pas un fantasme du colonisateur. La critique est plutôt d'y avoir réduit des pays entiers, d'avoir été incapable de saisir la diversité de cette terre si grande, d'avoir donné aux Français à penser que les « indigènes » étaient tous comme cela, comme ces photos, homologues, indifférenciables les uns des autres. Cette réduction qu'opérait le regard colonial sur les peuples avait ainsi toutes les chances d'être projetée sur le politique. La France a cru trop vite que le Viêt Nam d'Hô Chi Minh était uni derrière l'autorité de ce seul leader, quand bien même celui-ci était quasiment inconnu de son peuple avant la révolution d'août. Le charisme historique de l'oncle Hô ne pouvait pas avoir pris toute sa mesure en une seule année. Personne, à l'exception peut-être de Paul Mus, n'avait saisi l'extraordinaire complexité du jeu de pouvoir qui s'y tramait. Personne n'avait compris que derrière la bannière du « Doc Lap » (l'indépendance), une multitude de nuances et de projets politiques différents se tenaient. C'est parce que les Français étaient enfermés dans une pensée simplificatrice, parce qu'ils pensaient connaître les Viêtnamiens, qu'ils se sont laissés surprendre par eux. La guerre a éclaté et ils ont fini par la perdre contre ceux – les communistes du Viêt-Minh – qui les connaissaient vraiment et avaient en outre réussi à éliminer tous leurs opposants.

C'était là toute l'illusion coloniale qui subissait un retour de bâton : l'on se rendit compte trop tard que dominer un pays n'était qu'une prise superficielle. Cela ne suffisait pas à le comprendre.

173/223 Chapitre VIII : les contre-discours

La revue Indochine française et l'ANIF, par leur structure, leur organisation, par le lien qu'elles entretenaient avec le pouvoir, donnent une idée du discours et de l'idéologie dominants en 1945-1946 sur l'Indochine et ses événements. La pensée d'humanisme colonial, le discours de défense de la souveraineté et la représentation qu'elles véhiculaient avaient toutes les chances de nidifier dans une opinion publique qui, bien que préoccupée en premier lieu par la reconstruction du pays et l'obtention de ses tickets de rationnement, avait une certaine sensibilité à l'endroit du patriotisme et restait traumatisée par la défaite et l'humiliation de 1940. Pourtant, des contre-discours avaient émergé, à l'intérieur même de la revue comme par la voix d'associations ou de journaux. Mais ceux-ci, face à l'arsenal de propagande déployé depuis 1944 par l'ANIF, restaient minoritaires.

Courageux, lucides, parfois visionnaires, ces contre-discours auraient pu avoir une influence sur le cours des événements, mais ils restaient relativement inaudibles dans le tumulte. Malgré leurs efforts, ils ne rallièrent pas autant de séides que ce dont l'ANIF et la revue Indochine française pouvaient se targuer. Cependant, à l'intérieur même de la revue, des voix plus nuancées, plus réalistes, offraient une analyse différente. Le discours n'était pas lisse, pas uniformisé. C'est devant l'absence de définition de l'Union française, et a fortiori d'une ligne gouvernementale claire que la revue aurait eu à suivre, qu'elles purent avoir voix au chapître et constituer un embryon de contre-discours.

I- Des contre-discours à l'intérieur de la revue Indochine française

Il y avait d'abord un effort de pluralité dans la revue. Des colonnes étaient offertes à des chroniqueurs plus « lucides », et leurs articles dénotèrent du rapport ambigu que le discours pouvait avoir avec l'Union française. Les revues de presse étrangère, par ailleurs, donnaient au lecteur un aperçu des opinions mondiales et celles-ci n'étaient pas toujours favorables à la France. L'apogée de ce regard plus « lucide » fut atteint avec la chronique de Paul Mus, dans le numéro 20 (mai 1946).

174/223 A- Un souci de pluralité

Bien que rares et quelque peu étouffées par la place prépondérante de Maurice Meillier, Henry Borjane, Rémy Roure et Pierre Chambon, des chroniques « lucides » et « libérales » furent aussi publiées, avant et après la signature des accords de mars 1946. Dès le numéro 11 (juillet/août 1945), Jacques Chazelle, jeune journaliste et agrégé de lettres, appelait par exemple à tirer les leçons des défaites essuyées en Extrême-Orient : « il ne peut plus s'agir, entre l'Indochine et la France, pour maintenir l'union, de faire appel à la contrainte. C'est une question d'intérêts mutuels : remercions le Japon de l'avoir démontré »1. Il ne s'agissait pas pour lui de remettre en question le rôle de la France, mais plutôt de rappeler que l'Indochine avait changé pendant la guerre. Si les Français ne prenaient pas ce fait en considération, ils risquaient d'échouer à nouveau. Plus encore, il faisait état de l'octroi d'une autonomie économique à la colonie d'Extrême-Orient dès 1940 et démontrait que cela avait enclenché un mouvement d'insertion de l'Indochine dans son espace asiatique (en contexte de guerre) et que l'idée de la sphère de commune prospérité nippone, si discutable qu'elle ait pu être pour ses résultats, avait encouragé une forme d'émancipation. L'auteur avait confiance en la déclaration gouvernementale du 24 mars 1945, mais espérait y voir le signe d'une « amitié » plutôt que d'une « contrainte ».

Certains auteurs avaient par ailleurs des mots sévères à l'endroit des colons. Les « Français nouveaux » pouvaient douter, en 1945, de leur volonté d'adaptation au statut nouveau que le GPRF proposait. En fait, on pouvait deviner les signes d'une réflexion sur le colonialisme dans sa forme d'avant-guerre, à l'instar de ces quelques lignes de L-E Paidge dans le numéro 15 ( décembre 1945) :

« Si les hommes de gouvernement n'ont guère de repos en matière de colonisation, encore doivent-ils se défendre par surcroît autant contre l'incompréhension coloniale de la plupart des métropolitains que contre le sentiment assez général de satisfaction que ressentent certains coloniaux devant l'œuvre civilisatrice accomplie. Ces derniers, en effet, par paresse d'esprit le plus souvent, s'endorment volontiers sur leurs lauriers. Il en résulte une attitude de stérile contemplation du passé, s'opposant à tout effort de renouvellement ou d'adaptation. Rien n'est plus n'éfaste qu'une telle cristallisation »2. Ces chroniques « critiques » étaient publiées dans la rubrique « pages libres » de la revue, donnant l'illusion d'un souci de pluralité. Nous nous permettons de qualifier la pluralité d'illusion, car, sur les plus de 300 articles que représentaient les 27 numéros, seuls

1 Jacques CHAZELLE « L'Indochine et les leçons de la guerre » Revue IF, n°11 – juillet/août 1945 2 L-E. Paidge « Indochine 1945 » Revue IF, n°15 – décembre 1945

175/223 cinq, en incluant Paul Mus et l'analyse de la déclaration du 24 mars par Nguyên Quôc Dinh, témoignaient de cette « lucidité » particulière.

Il n'en reste pas moins que le rapport de la revue à l'Union française était ambigu. Devant l'absence de définition de celle-ci avant octobre 1946, les spéculations sur ce qu'elle devait être allaient bon train. Certains chroniqueurs pensaient y voir le moyen d'une entente durable avec le Viêt Nam et d'autres, à l'instar de Rémy Roure, s'en méfiaient. D'une manière générale, il y avait un consensus sur la nécessité de sauvegarder l'Empire, mais la question du degré de souveraineté que la France devait y conserver faisait débat. Fidèle à son président Alexandre Varenne, l'on retrouvait les équivoques de l'homme entre les lignes la revue : ses idéaux de gauche et d'humanisme lui commandaient une prise en considération de la volonté des peuples colonisés, mais il partageait en même temps certaines valeurs avec les conservateurs, sur la question de la grandeur de la France et de la défense de sa souveraineté.

Les revues de presse étrangère, à la fin de chaque numéro, reprenaient en une page l'essentiel des opinions internationales sur la question de l'Indochine au cours du mois qui venait de s'écouler. Si les articles de la presse belge ou suisse étaient essentiellement pro- français et si les articles de la presse britannique partageaient globalement les mêmes vues que Paris sur la question du statut des colonies d'Asie du Sud-Est, il faut tout de même signaler la présence d'articles américains et soviétiques très critiques à l'encontre de la politique française en Indochine. Il y avait le souci d'exposer ces vues contraires pour alimenter le débat, même si c'était pour les réfuter par la suite. Dans le numéro 16 (janvier 1946) étaient par exemple reproduits deux articles d'Andrew Roth et A.T. Steel, respectivements extraits de l'hebdomadaire libéral The Nation et du New York Herald Tribune. Dans celui d'Andrew Roth, qui s'appuyait sur la critique que Roosevelt formulait de considérer l'Indochine comme la colonie la plus mal administrée d'Extrême-Orient, on pouvait par exemple lire :

« Le peuple indochinois n'a nulle voix au chapître de cette politique, car le Gouvernement est entièrement entre les mains des Français et de quelques notables indigènes puissants qui ont bénéficié largement de l'administration française. Au-dessus de toutes les organisations, la Banque de l'Indochine est un vrai monopole ». Le second article, quant à lui, avait quelque chose de visionnaire :

« Dans les régions où des forces militaires suffisantes pourront être employées, l'administration d'avant-guerre sera sans doute réinstallée, mais ce rétablissement ne sera ni stable ni permanent à moins qu'il ne soit soutenu par les baïonnettes pendant une période indéfinie ».

176/223 L'auteur de la revue de presse usait, pour discréditer ces articles, d'un procédé extrêmement malhonnête ; nous laissons au lecteur le loisir d'en juger :

« Sans vouloir tirer de conclusions hâtives d'un rapprochement facile, nous relevons dans le numéro du 5 janvier du même journal l'information suivante : 123 soldats nègres sont empêchés d'embarquer sur un Transport de la Marine, le « Croatian », sous prétexte d'absence de toute aménagement à bord permettant leur isolement. Seule il a été fait une exception pour 6 anciens vétérans ». La reproduction intégrale d'un article de la Krasnaya Zvezda (journal du ministère de la défense de l'URSS) dans le numéro 18 (mars 1946) doit aussi être signalée. Bien que particulièrement virulent à l'encontre de la politique indochinoise de la France, il fut néanmoins introduit par « la nécessité où se trouve le monde tout entier de savoir ce qu'en Russie Soviétique on pense et on dit des événements internationaux » :

« Le succès du mouvement national empêchait la mise en application des réformes, bien insignifiantes d'ailleurs, sur la base desquelles la France cherchait à rétablir sa souveraineté. En fait, ces réformes, non seulement ne ressemblaient en rien à un statut de dominion, mais conservaient intégralement le pouvoir à la métropole représentée par le Gouverneur général ».

Il y avait donc de temps à autre un effort de pluralité et des analyses plus « lucides », mais cela restait minime au regard du martèlement continu du discours, qui disposait pour sa part de la quasi-intégralité des colonnes.

B- L'exception Paul Mus

Un article fut une exception remarquable : la longue chronique de Paul Mus (6 pages, 12 colonnes, soit environ 6000 mots) intitulée « Un matin de décembre en Cochinchine », dans le numéro 20 (mai 1946).

Paul Mus était un universitaire de très haut-niveau, nommé professeur au Collège de France en 1946 à la chaire des Civilisations de l'Extrême-Orient. Né en 1902 à Bourges dans une famille d'enseignants, il passa son enfance en Indochine et ne rentra en France qu'à l'âge de 18 ans, pour faire ses études. Élève du philosophe Alain en khâgne au lycée Henri IV, il se tourna vers l'Orientalisme pour devenir le disciple de Sylvain Lévi en indologie, et de Paul Pelliot et d'Arnold Vissière en sinologie. Il parlait en outre couramment le viêtnamien et le siamois. Membre de l'EFEO dès 1927, il soutint en 1933

177/223 une thèse de doctorat très remarquée sur le temples indonésien de Borobodur. Devenu Directeur d'études à l'Ecole pratique des Hautes Etudes en 1937, il gagna dès 1940 Calcutta et la France Libre, pour laquelle il fut parachuté en 1944 au Tonkin. Lors du coup du 9 mars 1945, il réussit à échapper aux Japonais et rejoignit à pied Son La, puis Kunming. Il devint par la suite conseiller du général Leclerc, auprès duquel il intervint en faveur d'une reconnaissance explicite de l'indépendance du Viêt Nam, mais dut se retirer sur un échec. Il fut alors nommé directeur de l'Ecole Française d'Outre-Mer, quelques mois avant d'obtenir sa chaire au Collège de France. Paul Mus avait dans ses travaux comme dans ses prises de positions le souci de conjuguer la connaissance à l'expérience. Son exigence intellectuelle principale était « de ne pas prendre une bibliothèque pour l'équivalent d'un pays »1.

C'est ainsi que sa chronique dans le numéro 20 (mai 1946) relevait d'une compréhension profonde des événements en même temps que d'une prise en compte véritable du sort et de la volonté des populations. Bien que publiée en mai 1946, elle fut écrite en décembre 1945, à l'occasion du désarmement du Viêt-Minh dans le village de Bên Tran (dans le delta du Mékong). C'était là l'analyse la plus brillante et la plus lucide de la situation à l'automne 1945, que voici ici résumée.

Pour Paul Mus, le problème résidait dans le malentendu qui s'était noué depuis le coup du 9 mars 1945 et l'éviction de la France. Les Cochinchinois avaient alors eu la conviction que la France ne reviendrait pas, conviction d'autant renforcée par les décisions de la conférence de Postdam et par le fait que Hanoi et Saigon avaient suivi de près les affaires de Syrie2. La France payait le prix de la propagande Vichyste : elle apparaissait aux Cochinchinois « une et solidaire de ses erreurs », ils ne faisaient pas de distinction avec la France nouvelle. Ainsi, l'indépendance était pour les populations une réalité proche, qu'ils considéraient comme déjà acquise par la décision de Postdam d'exclure la France d'Indochine, mais pour laquelle il faudrait lutter encore quelques mois. C'est cela que la France n'avait pas compris, que ce désir d'indépendance était réel, qu'il était un mouvement populaire profond, une lame de fond, d'où le malentendu avec les populations lorsqu'elle revint en se présentant comme « libératrice ». Les Annamites pensaient que la France avait été éliminée par l'ONU et revenait par la ruse, dans les bagages des Anglais. L'auteur écrivait alors qu'il fallait se sortir de cette « perspective flatteuse pour nous » : « C'est là

1 Site internet de l'EFEO – notice bibliographique de Paul Mus. 2 En mai 1945, une crise éclata en Syrie. Les populations se révoltèrent contre les troupes françaises qui y stationnaient et demandèrent l'effectivité de l'indépendance promise par le général Catroux en 1941. Les troupes françaises ne se retirèrent qu'en 1946, après avoir réprimé durement le mouvement indépendantiste.

178/223 qu'un effort est nécessaire à l'homme de Béon les Bruyères ou de Noyon, pour effacer ces fantasmagories et pour se représenter avec clarté le point de vue de l'homme de Mytho ou de Thu Dau Mot – j'entends, pour voir ce que celui-ci a vu de ses yeux ».

Paul Mus était critique à l'égard de la satisfaction et de la vanité des Français, qui attendaient que les Annamites se sentent redevables de leur œuvre coloniale :

« Il faut se mettre en face des réalités. Routes, ponts, dispensaires, il y en a partout, maintenant, en Extrême-Orient. C'est devenu patrimoine commun. Le Siam n'en manque pas, qui n'a jamais perdu son indépendance et les Philippines n'en sont pas moins pourvues, qui viennent de reconquérir la leur. Notre départ n'y changerait rien, d'autant que l'on peut toujours se payer des techniciens étrangers, sans aliéner la souveraineté nationale. » De la même manière, il n'épargnait pas la réponse de la France, qui était de dire que l'armature moderne d'un pays ne s'improvisait pas. Il rappelait que si les intellectuels pouvaient avoir une certaine sensibilité à l'égard de cet argument, il n'en était rien de la masse du peuple qui, dans sa vie quotidienne, voyait la construction des ponts et des routes par des « indigènes » et n'avait affaire qu'à la main-d'œuvre indochinoise. Le peuple était tenté de penser que les Français en costume blanc, qui n'apparaissaient que de loin en loin, n'étaient plus un rouage indispensable. C'est pour cela que le peuple cochinchinois s'était soulevé aux côtés du Viêt Minh, par un « sentiment de solidarité nationale et la volonté de réduire le désordre apporté par les Français ». Les Cochinchinois avaient cru à l'inanité et à la faiblesse des Français, et le malentendu était double : il procédait à la fois des faits et de la compréhension de ces faits. Pour y pallier, Paul Mus préconisait une « révolution profonde » dans les rapports entretenus avec l'Indochine si la France voulait y garder une présence : « voilà ce dont nous avons aujouurd'hui à nous entretenir avec les dirigeants du Viêt Minh, et notre position est riche de possibilités à ne pas laisser perdre par un conservatisme timoré ». Il fallait pour lui que la France réussît à clarifier sa position au plus vite ; c'est ce dont il se fit l'avocat auprès de Leclerc en lui rapportant les mots d'un de ses amis d'enfance : « la France honore le général Leclerc pour les batailles qu'il a gagnées. Les Annamites lui élèveront des stèles pour celles qu'il n'aura pas livrées ».

Il rappelait enfin que la revendication pour l'indépendance, le ralliement des jeunes au Viêt Minh, était doublé d'un problème social : les jeunes hommes s'élevaient par là contre les notables des villages autrefois soutenus par les Français, portant un désir d'amélioration de leur condition. La place des Français, dans la complexité de ce problème n'était que celle « d'un élément déterminant, mais extérieur ». L'homme occidental avait beau vouloir être au centre de tout, il n'était ici que de passage.

179/223 Comprendre et satisfaire le patriotisme des populations et réussir à les rallier par l'honnêteté et la confiance était donc la clef, pour Paul Mus, de ce que devait être la « pacification » de la Cochinchine. Il était partisan d'un accord et estimait que le seul gagnant devait être de part et d'autre l'esprit de mesure. À Ben Tran, cela survint par les hauts faits du lieutenant Lacase1.

Une anecdote est particulièrement belle et représentative de la personnalité de l'auteur. Lors de la cérémonie dans le village, qui consacrait le retour de la France, une pancarte avait été placée sur l'estrade. On pouvait y lire :

VIVE LA FRANCE VIVE LA PAIX VIVE MONSIEUR L'ADMINISTRATEUR VIVE MONSIEUR LE LIEUTENANT Paul Mus fit effacer la seconde ligne pour inscrire à la place : VIVE LE VIET NAM

La cérémonie de Bên Tran

Revue IF - numéro 20 (mai 1946)

1 Voir p.63-64 de ce mémoire.

180/223 II- Conservateurs et libéraux dans le journal Le Monde

Le journal Le Monde, fondé en décembre 1944 par Hubert Beuve-Méry sur les cendres du journal Le Temps, avait vocation à s'intéresser aux questions internationales. Il ne manqua pas de traiter de la question de l'Indochine. Entre le 1er août 1945 et le 21 décembre 1946, 401 articles furent ainsi publiés. La plupart (304) étaient des dépêches courtes énonçant des faits en quelques lignes, mais les 97 restants, partagés entre les envoyés spéciaux, les correspondants et les analystes, étaient le lieu d'une tension entre différentes conceptions de la situation et de l'Union française.

A- Pour l'Union française, contre la guerre coloniale ?

L'information quant aux événements de l'Indochine depuis la capitulation du Japon jusqu'à l'attaque de Hanoi était principalement assurée par de courtes dépêches d'agences de presse. L'analyse et les articles de fond, éditoriaux inclus, représentèrent un quart des articles publiés (97 sur 401), et étaient quant à eux partagés entre six journalistes : Philippe Devillers (9 articles durant la période), Jean-Michel Hertrich (2 articles), André Blanchet (8 articles), Rémy Roure (6 articles), Jacques Chazelle (3 articles) et Jacques Guérif (15 articles), qui était chef du service Outre-Mer. La position d'Hubert Beuve-Méry était, selon les mots de Jean Lacouture (qui n'était pas encore entré au Monde), « modérément critique »1. Par principe, il était opposé à une guerre coloniale et soutenait la politique des accords dans ses éditoriaux (11 sur la période, non signés), mais il n'y eut pas de sa part de prise de position affirmée pour l'indépendance du Viêt Nam.

Entre septembre et décembre 1945, on peut constater un manque flagrant d'information quant à la situation réelle. La révolution d'août est relatée avec beaucoup de retard : ce n'est que le 15 septembre que le journal mentionne pour la première fois (en première page) le nom de Hô Chi Minh et de gouvernement du Viêt Nam. On avait tendance alors à prendre les informations auprès des sources « officielles », voire directement auprès de l'amiral d'Argenlieu. Cet état de fait est compréhensible : à l'exception de Jean Sainteny et de ses collaborateurs, affairés à établir un contact avec le Viêt Minh et à protéger les Français du

1 Jean LACOUTURE, Bernard GUETTA. Le Monde est mon métier. Editions Grasset, Paris 2007. p.51

181/223 Tonkin, aucun Européen, et a fortiori aucun journaliste, n'était à même de faire parvenir des informations en métropole. De la même manière, à Saigon, la ville était en grande tension avant l'arrivée du Corps Expéditionnaire ; il y régnait une atmosphère si lourde que Philippe Devillers, arrivé par le bateau l'Orontes le 2 novembre, écrivit à Hubert Beuve- Méry, dans une lettre datée du 26 novembre 1945, que « l'on cherch[ait] à éviter que ce qui se pass[ait] en Indochine soit connu du public français ». Il évoquait une censure du Ministère de la Guerre sur les câbles et les envois en direction de la France1. Ce n'est qu'après, à mesure de la progression de la « chevauchée » du général Leclerc, que la situation s'est détendue.

Trois journalistes étaient sur place, à Saigon ou à Hanoi. Jean-Michel Hertrich, ancien professeur en Indochine, était rentré en métropole en 1941 pour s'engager dans la résistance (il prit le dernier bateau qui relia Saigon à la France avant 1945) et revint en septembre 1945 en tant que correspondant de l'AFP. Ses deux articles, publiés à l'automne 1945, ne pesèrent que peu ; son témoignage le plus intéressant ne se situait pas dans le journal de la rue des Italiens, mais dans le livre « Doc Lap, l'indépendance ou la mort », qu'il publia en novembre 1946. En revanche, André Blanchet (envoyé spécial) et Philippe Devillers (correspondant particulier) avaient à partir de janvier 1945 un véritable ancrage sur le terrain et réalisèrent des interviews et des reportages qui donnaient un véritable aperçu des événements. Blanchet, futur lauréat du prix Albert Londres, resta en Indochine entre janvier et mai 1946, mois à partir duquel il se rendit en Thailande, en Birmanie, puis en Malaisie et en Indonésie pour y couvrir les événements qui présageaient des indépendances. Partisan d'un accord, il obtint un entretien de l'empereur déchu Bao Dai (publié le 23 février 1946) puis relata pour le journal le retour des Français à Hanoi et les incidents qui l'accompagnèrent. Philippe Devillers, pour sa part, s'était engagé dans le 5e bureau de la 2e DB (service de presse, rattaché à l'autorité du général Leclerc) et avait été recruté en parallèle par Beuve-Méry pour écrire sur la situation. Il resta 11 mois sur place.

Jacques Chazelle et Jacques Guérif, qui écrivaient depuis la France, s'intéressaient au statut de l'Indochine et de l'Union française. L'un comme l'autre, ils adoptèrent une position critique et refusèrent que la « pacification » de la Cochinchine devînt une guerre coloniale. Les 18 articles qu'ils publièrent à eux deux étaient donc proches d'être un contre-discours, partisans dès novembre 1945 d'une entente avec le Viêt Nam et de la reconnaissance d'une forme d'indépendance. Pourtant, ils ne pesaient que peu face à Rémy Roure, éditorialiste

1 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt-Nam. Op.Cit. p.50

182/223 « vedette » du Temps avant-guerre et dont le prestige ne fut que renforcé à la Libération. Roure ne publia que six articles en tout et pour tout, éditoriaux inclus, sur la question indochinoise, mais il faisait chaque fois la première page, quand Guérif et Chazelle étaient souvent relégués en page 2, 4, voire 8. Au surplus, Roure s'exprimait sur quasiment tous les « grands » sujets, depuis le procès de Nuremberg jusqu'aux débats sur la Constitution à l'Assemblée Nationale, et était le parangon de la volonté du journal d'être « la référence » en France ; il faisait alors figure d'autorité dans le milieu.

Il est à noter la présence d'un article de Jean Carnac, chroniqueur régulier de la revue Indochine française, en page 4 du numéro daté du 7-8 juillet 1946, sur la question de la responsabilité de la France envers les ethnies minoritaires des hauts plateaux de Cochinchine et de l'Annam. Jacques Chazelle avait par ailleurs écrit un article pour la revue, article que nous avons déjà mentionné.

Enfin, il ne faudrait pas surestimer l'influence du journal Le Monde en 1945-1946. Il était certes fondé sur les cendres du Temps, qui était avant-guerre le journal des élites, mais n'avait pas pris l'envergure qui lui était promise dans les années 1950.

B- Tensions dans le journal

Il y avait donc une tension dans le journal entre la position adoptée par Jacques Guérif, Jacques Chazelle et Philippe Devillers d'une part, et Rémy Roure de l'autre. La position de ces trois premiers journalistes, si ils considéraient tous trois qu'il n'était pas question d'une abdication de la France, fut très tôt favorable à la recherche d'un accord avec Hô Chi Minh et fit preuve jusqu'en décembre 1946 de lucidité dans l'analyse. Les articles d'André Blanchet, reportages et entretiens avec des personnalités, ne sont pas étudiés ici, car nous les considérons comme « neutres » entre ces deux positions, sans que cela n'enlève au professionnalisme des autres.

Dès novembre 1945, Jacques Chazelle écrivait que « le retour [de la France en Extrême-Orient, s'il ne p[ouvait] éviter le recours à la force pour maintenir un ordre troublé par les bombardements propres à cette fin de guerre […], ne saurait s'accompagner d'une sorte de guerre coloniale »1. Trois jours plus tard, il récidivait : « la souveraineté française n'est pas inconditionnelle ». Il est intéressant de constater qu'il avait, alors que les opérations militaires en Cochinchine n'avaient qu'à peine commencé,

1 Jacques CHAZELLE « La politique française en Indochine » Le Monde, 3 novembre 1945, p.1-2

183/223 posé la question de la responsabilité de la France en des termes clairs. Jacques Guérif, à partir du mois de janvier, se plaça dans la même perspective. Les 18 et 24 janvier 1946, il appela à la recherche d'une conciliation avec le Viêt Nam, favorable en cela à une autonomie de celui-ci dans la communauté française. Il souhaitait que l'on évite « une crise insoluble » par la « méfiance aveuglément calculatrice » du commandement français, et se montrait critique à l'égard du statut de l'amiral d'Argenlieu : « Il y a contradiction entre le principe d'une communauté française, telle que la conférence de Brazzaville la laiss[ait] prévoir […] et les pouvoirs quasi sans limites d'un Gouverneur général qui ne relève que du Conseil des ministres métropolitain »1. Les 14, 15 et 16 avril, Guérif publia une réflexion intéressante sur l'Union française, faisant en cela le bilan de l'époque impériale. Il faisait état de deux points particulièrement en opposition avec le discours de la revue Indochine française : premièrement, il soulignait le désintéressement des Français à l'Empire, et deuxièmement, il considérait que la France n'avait pas eu jusque là de politique coloniale, que « l'Empire [n'avait été] qu'une accumulation de conquêtes »2. Il relatait par ailleurs le lendemain la méfiance des élites indigènes à l'idée de l'Union française et le refus de l'autonomisation. La conception qu'avait le chef du service Outre-Mer du Monde de l'Union française était ainsi à une sortie réelle du colonialisme et de la colonisation. Elle devait être pour lui une communauté dans laquelle des États autonomes étaient appelés à s'épanouir, quand bien même la France restait la clé de voûte.

C'était Jacques Guérif qui « faisait passer » les articles de Philippe Devillers depuis Saigon. Les observations de terrain de ce dernier portaient en effet une conception « unioniste » du problème vietnamien, soit pro-Union française et dans une certaine mesure pro-Union des trois Ky. En effet, il se montra critique à l'égard du séparatisme cochinchinois dans un reportage publié le 1er août 1946, et appelait au respect des accords du 6 mars et à la mise en place le plus rapidement possible du référendum en Cochinchine. S'il considérait en effet qu'il y avait un véritable mouvement autonomiste au Sud, il rappelait que le Viêt-Minh y avait aussi une forte influence et que seule la consultation populaire pouvait donner une légitimité à l'une des parties3.

Le 13 août, Guérif prit la posture qu'il devait garder jusqu'au mois de décembre : il ne mettait pas directement en cause l'amiral d'Argenlieu et rappelait qu'il n'y avait pas de raison d'y avoir de « jugements désobligeants à l'égard du Corps Expéditionnaire », mais

1 Jacques GUERIF « La nécessité d'une conciliation » Le Monde, 24 janvier 1946, p.4 2 Jacques GUERIF « L'élaboration de l'Union française » Le Monde, 14-15 avril 1946, p.1-2 3 Philippe DEVILLERS « La situation en Cochinchine » Le Monde, 1-2 août 1946, p.1-2

184/223 critiquait les divergences, les « tendances contradictoires » dans le camp français. Pour lui, « il ne d[evait] y avoir qu'une politique française en Indochine »1. De fait, s'il ne l'exprimait pas ouvertement, il semblait plutôt opposé à la politique cochinchinoise du Haut-Commissaire. À la mort de Nguyên Van Thinh, il qualifia ainsi la constitution du GPC « d'ensemble de rouages artificiellement représentatifs »2 et considéra, quelques jours plus tard, que ce suicide était dû au manque de soutien de la France : « il eût mieux valu dans ce cas s'opposer à la création d'une République autonome en Cochinchine »3. L'incident de Haïphong amena Guérif à renouveler sa critique du gouvernement Bidault en fin de course : « l'imbroglio politique en Indochine est en lien étroit avec le tripartisme gouvernemental français ». Face à l'engrenage de la violence, il avança l'idée que l'Union française pût être « une association d'États socialistes »4 et, bien que conscient du raidissement palpable entre Français et Viêtnamiens, il appela à une « discipline nationale pour ne pas faire échouer l'Union française ». Son mérite était peut-être d'avoir été le premier à inscrire les événements d'Indochine dans le temps long et dans le contexte international. Le 7 décembre 1946, on pouvait lire sous sa signature que « l'Indochine fai[sait] partie d'un monde en révolution perpétuelle que les colonisations et les comptoirs avaient partiellement figé et assagi. Les événements des dernières années [avaient] brisé la glace » et que « l'atmosphère politique internationale [était] favorable aux soulèvements de ce genre : en ne voulant pas le comprendre les Français [faisaient] une grave erreur »5.

La position de ces trois journalistes n'était donc pas à la remise en question du retour de la France en Indochine, mais à questionner la souveraineté et l'Union françaises. Ils faisaient leur travail de journaliste en produisant une analyse des événements. La posture qu'avait adoptée Rémy Roure était néanmoins différente.

Dès le 18 avril 1946, il fit part au lectorat du Monde de ses soupçons sur les négociations engagées avec le Viêt Nam, et critiqua « la propagande de Hanoi ». Pour lui, le problème de l'Union française résidait en une dialectique entre un « abandon », une capitulation, et la défense véritable de la souveraineté : « dans ce beau nom [d'Union

1 Jacques GUERIF « Il ne doit y avoir ... » Le Monde, 13 août 1946, p.1 2 Jacques GUERIF « Après le suicide du Dr Thinh... » Le Monde, 17-18 novembre 1946, p.2 3 Jacques GUERIF « À la lumière des événements d'Indochine » Le Monde, 23 novembre 1946, p.3 4 Ibid. 5 Jacques GUERIF « L'opinion française en face du problème viêtnamien » Le Monde, 7 décembre 1946, p.4

185/223 française], [la France] voyait une promesse d'intimité, et non un germe de séparation »1. Il était difficile pour lui de concevoir le Viêt Minh et Hô Chi Minh comme des interlocuteurs valables. C'est ce soupçon qui grandit dans ses articles pendant les mois de juillet et août 1946, jusqu'à devenir une méfiance caractérisée. Il signa quatre éditoriaux en parallèle du déroulement de la conférence de Fontainebleau pour défendre une conception de l'Union française comme continuité de l'Empire, adoptant en cela la position qu'il allait prolonger à partir d'octobre dans la revue Indochine française. Sa rhétorique était proche d'être belliciste et se plaçait dans l'idéologie coloniale2. Le 25 juillet, dans son éditorial « Maintenir ou renoncer » il écrivait que si la France renonçait à affirmer sa position, ce serait une catastrophe pour l'Empire : « les conciliabules des amis du manifeste et des hommes du Viêt Nam [étaient] un grave avertissement »3. Le 28 juillet4, il dénonça la remise en question du « colonialisme » et de la « colonisation » dans les débats sur l'Union française à l'Assemblée constituante, faisant l'analogie avec les vues de Jacques Doriot5. Le 2 août, c'était la « renonciation » française et « l'esprit de déchéance » qu'il fustigeait. Il prit position pour l'indépendance de la Cochinchine (il était là en opposition totale avec les articles de Philippe Devillers, pourtant publiés à la même date) : « la vieille colonie française de la Cochinchine, dont le caractère est très différent du Viêt Nam, devrait, à l'entendre [le Viêt Nam], lui revenir. La France tient compte de son désir d'indépendance » et se montra très suspicieux à l'égard de l'oncle Hô : « nous souhaitons que l'opinion publique s'éveille enfin des songes idéologiques ; nous voudrions qu'elle connaisse autrement que par les discours doucereux et les distributions de roses les éléments du problème »6. Enfin, le 15 août, il mit en cause la responsabilité du Viêt Nam dans le climat de violence qui régnait après l'attaque du convoi de Bac Ninh et soutint l'intransigeance française à Fontainebleau : la conférence ne pouvait reprendre « qu'à condition que l'on n'exige[ât] pas que notre gouvernement céd[ât] à un ultimatum ponctué par des crimes »7. Il soutenait la décision de l'amiral d'Argenlieu d'organiser la seconde conférence de Dalat.

Les positions de Guérif, Devillers et Chazelle, que nous avons qualifié de « lucides » et de « réalistes », avaient auprès du lectorat toutes les chances d'être étouffées par la plume de Rémy Roure. La position qu'il avait au journal, son vocabulaire destiné à interpeller

1 Rémy ROURE « Union française ou abandon » Le Monde, 18 avril 1946, p.1 2 Voir p.85 de ce mémoire 3 Voir p.93 de ce mémoire 4 Rémy ROURE « Où veut-on en venir ? » Le Monde, 28-29 juillet 1946, p.1 5 Voir p.85 de ce mémoire 6 Rémy ROURE « Le problème indochinois » Le Monde, 2 août 1946, p.1 7 Rémy ROURE « Indochine » Le Monde, 15 août 1946, p.1

186/223 l'opinion et le prestige dont il jouissait dans le milieu de la presse parisienne, le rendaient plus visible.

III- L'association France-Vietnam de Justin Godart

Le 12 juin 1946 était déclarée à la préfecture de police de Paris l'Association France- Vietnam (AFV), sous le visa n°79501-12607. Elle avait pour président Justin Godart et se présentait comme « née pour répondre aux vœux de tous les Français qui souhaitent voir s'établir une amitié durable entre la France et le Viêt Nam, au sein de l'Union française »1.

A- Présentation de l'association

Justin Godart était né en 1871 à Lyon, où il grandit puis fit des études de droit. Il rencontra à vingt ans Marius Moutet, avec lequel il se lia d'amitié. Les deux jeunes hommes fondèrent ensemble le Cercle populaire de Vaise en 1893, qui annonçait la création des Universités populaires, puis de nombreuses autres associations à visée sociale dans la région rhodanienne. Devenu journaliste au Lyon républicain, Justin Godart se présenta aux élections législatives sous l'étiquette de radical-réformiste face à Jean-Marie de Lanessan en 1906, et réussit à battre l'ancien ministre de la Marine et Gouverneur général de l'Indochine. Il fut réélu sans discontinuer jusqu'en 1926 sous l'étiquette radical- socialiste, date à laquelle il changea de siège pour devenir sénateur du Rhône (gauche démocratique) jusqu'en 1940, où « cet esprit exceptionnellement ouvert pouvait se fixer sur le tarif des douanes aussi bien que sur les questions électorales ou militaires, ou le statut professionnel des journalistes »2. Sa carrière politique se fit dans le sillage d'Edouard Herriot, mais il se démarquait toutefois du maire historique de Lyon par des orientations plus marquées à gauche.

Dès les années 1900, Justin Godart s'intéressa à la question coloniale. En 1910, il incrimina les députés coloniaux à l'Assemblée Nationale de la misère des paysans d'Indochine, puis s'intéressa au traitement des soldats indigènes pendant la guerre. Il publia

1 MRN, carton n°38, manuscrit de François Bilange, petit-fils de Justin Godart. 2 Jean JOLLY. Dictionnaire des parlementaires français (en ligne). Article « Justin Godart »

187/223 d'ailleurs un livre sur cette question en 1916.1 Nommé Ministre du Travail et de l'Hygiène en 1924-1925, il créa l'Office Nationale de l'Hygiène Sociale puis fonda en 1929 le Parti Social de la Santé Publique. En 1932, il fut nommé Ministre de la Santé Publique du gouvernement Herriot et milita pour la promulgation de lois sociales en réponse à la crise économique. Marius Moutet et lui portaient en même temps un regard attentif sur les révoltes nationalistes et communistes de 1930 et 1931 au Tonkin. En 1936, Justin Godart fut choisi par le Front Populaire pour effectuer en Indochine une mission d'étude et de contrôle, qui s'étala entre le 1er janvier et le 14 mars 1937. Il devait s'enquérir du rôle de la sûreté, des problèmes ouvriers et paysans, de la question du budget, de la régie de l'alcool et de l'opium, ainsi que de la politique raciale à l'égard notamment des métis. Le rapport qu'il fit était extrêmement critique : « l'œuvre formidable accomplie par la France en Indochine est une fiction » et dénonça les « colons en état de digestion »2. Interpellé par les « indigènes » sur les agissements de la sûreté, il souligna la montée des nationalismes et la répression pour y répondre, et accepta de prendre la présidence d'honneur du Parti Démocrate indochinois (fondé par le futur président du GPC, Nguyên Van Thinh)3.

Le 10 juillet 1940, Justin Godart fut l'un des 80 parlementaires qui refusèrent de donner les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Il eut par la suite un rôle actif dans la résistance lyonnaise et fut élu maire de la ville le 3 septembre 1945 pour quelques mois, avant le retour d'Edouard Herriot, et dirigeait en parallèle l'association caritative Entr'aide française. Outre l'AFV, il s'engagea dans de nombreuses œuvres de solidarité internationale jusqu'à sa mort, en 1956. Son petit-fils François Bilange, qui était aussi son biographe, griffonnait une quarantaine d'années plus tard sur un de ses manuscrits : « pacifiste, républicain, rebelle, il [mourut] sans voir la libération de Saigon par le général Giap en 1975 »4.

L'AFV était présidée par Justin Godart et avait quatre vice-présidents : la journaliste Andrée Viollis, le général Ernest Petit, le journaliste G.Paillet, et A. Tollet. Son secrétaire général était le peintre et créateur de meubles Francis Jourdain, son secrétaire adjoint M.Gilard. Parmi ses membres influents, on comptait le peintre Pablo Picasso, l'enseignante militante Eugénie Cotton, le député SFIO Paul Rivet (qui prit part à la conférence de Fontainebleau), le philosophe Emmanuel Mounier, la physicienne Irène Joliot-Curie, le professeur Paul Langevin et le maire de Dreux et député (Radical-Socialiste) Maurice

1 MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°38 2 MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°48 3 MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°48. 4 Ibid.

188/223 Viollette. Elle siégeait au 12, avenue de l'observatoire, dans le 6ème arrondissement, à Paris. La conférence inaugurale de l'association fut organisée en Sorbonne le 27 juin 1946. Justin Godart y présenta les buts de l'Association : « Le président Hô Chi Minh vient pour parachever l'établissement de sa nation. […] Notre association s'est donnée pour but de l'aider dans cette tâche, en saisissant notre opinion publique des problèmes dont la solution la facilitera et aussi des difficultés qui pourraient entraver ou retarder celles-ci. Elle est sûre que son initiative trouvera sans tarder un écho au Viêt Nam »1. Par l'organisation de conférences ainsi que par une action de lobbying auprès du Gouvernement, l'association entendait « éliminer tous les obstacles qui se dress[aient] sur la route d'un accord définitif » afin de « sceller l'amitié entre la France et le Viêt Nam, État libre au sein de l'Union française, dans l'intérêt de la France ». Son crédo était au respect des accords du 6 mars 1946.

Quelques semaines plus tard fut créée au Vietnam une association « sœur » : l'association Vietnam-France, qui devint une interlocutrice privilégiée de l'AFV. Il y avait en outre un comité de l'AFV à Saigon, dirigé par Henri Courteneuve.

Tout au long de l'été 1946, les membres de l'association tentèrent de multiplier les contacts avec Hô Chi Minh et les membres de la délégation viêtnamienne. Le 11 juillet, le président Hô était l'invité de l'AFV lors d'une réception organisée en son honneur au Musée de l'Homme qui, outre le Comité National de l'Association, regroupait le gratin intellectuel, politique et diplomatique de la capitale. Le lendemain, Hô Chi Minh déjeunait chez Justin Godart, en compagnie d'Andrée Viollis et de Tran Ngoc Danh. Le 21 juillet, il rencontra à nouveau le leader viêtnamien lors d'un dîner en présence du Ministre communiste Charles Tillon, du sociologue Albert Bayet, et de l'écrivain Romain Rolland. Le 30 juillet, c'était Pham Van Dông qui était reçu par Godart au siège de l'Entr'aide française, 19 rue Kaffite à Paris. Fin août, le Comité National de l'Association adressa une lettre ouverte au président Bidault pour la reprise des négociations à Fontainebleau. Le 2 septembre, la plupart des membres participaient à l'anniversaire de l'indépendance du Viêt Nam, organisé salle Pleyel à Paris, en présence de près de 3000 personnes. Après l'attaque de Hanoi, l'AFV prépara l'envoi d'une délégation « représentative de l'opinion démocratique française » en Indochine, menée par Andrée Viollis, mais celui lui fut finalement refusé par Marius Moutet2.

1 MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°38 2 Ibid.

189/223 Enfin, l'Association publiait un bulletin d'information tous les deux mois. Entre juillet 1946 et janvier 1947, quatre numéros furent ainsi distribués dans les rues afin d'informer l'opinion. Ces bulletins, courts (une dizaine de pages), imprimés sur format A6 (10*15cm), comportaient des articles d'information et d'opinion rédigés par les membres du Comité National. Début 1947, l'Association édita par ailleurs un court texte, préfacé par Justin Godart et intitulé « Les propositions du président Hô Chi Minh pour la paix »1.

Il convient de s'interroger sur l'ancrage politique de l'AFV à l'été 1946. Son président, Justin Godart était un homme de la gauche modérée, député radical-socialiste puis sénateur de la gauche démocratique, et elle comptait aussi dans ses rangs Maurice Viollette. Paul Rivet était quant à lui député SFIO. Mais la plupart de ses membres influents étaient communistes ou philocommunistes : le général Petit, Andrée Viollis, Francis Jourdain, Pablo Picasso, Emmanuel Mounier (s'il n'était pas ouvertement communiste, la revue Esprit était à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale très orientée à gauche) et Irène Joliot-Curie. L'AFV avait donc une proximité idéologique avec le Viêt-Minh. Sa participation au débat en marge de la conférence de Fontainebleau participait des tensions de politique intérieure inhérentes au tripartisme, entre le MRP, le PCF et la SFIO. L'AFV n'était pas un parti politique, mais ses prises de position quant aux affaires indochinoises ont pu être entendues comme autrement plus politiciennes que la simple défense des accords du 6 mars ; c'était une conception de l'Union française qui se jouait.

L'AFV était par ailleurs liées à trois journaux et revues : La Défense, hebdomadaire radical-socialiste dirigé par le secrétaire de l'association, G. Paillet, ainsi que les revues Esprit et Fraternité.

Alain Ruscio, préfaçant la biographie que François Bilange préparait de son grand-père, écrit qu'il avait eu « une double impression » devant l'aventure de l'AFV. D'abord, « l'admiration face à la clairvoyance » qu'eurent ses membres en 1946, mais aussi un « réel sentiment de gâchis » à constater que « le lobby des bellicistes, nostalgiques de l'Empire, des paternalistes et des anti-communistes [ait profité] de la relative indifférence de la majorité de la population, plus préoccupée alors de survivre, de toucher ses tickets de rationnement, que de grande politique internationale »2.

1 MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°50 2 MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°38

190/223 B- Étude d'un contre-discours

Le contre-discours de l'AFV était diffusé par ses conférences et ses publications. Le 27 juin 1946, à l'occasion de la conférence inaugurale en Sorbonne, Justin Godart eut des mots critiques envers le colonialisme et affirmait l'ancrage à gauche de l'AFV : « Certes, pour le colonialisme de conquête, de domination, de profit, l'accession à l'autonomie du Viêt Nam est une défaite. Elle est pour la France de la démocratie, de la Révolution, un glorieux aboutissement [...] »1. Il prenait par ailleurs le contre-pied du discours de l'ANIF et de la revue Indochine française, qui avait été de considérer le Viêt Minh comme un produit des Japonais. Pour lui, le Viêt Minh avait été l'organe de la résistance en Indochine pendant la Seconde Guerre Mondiale : « le Viêt Minh, dis-je, fut la résistance organisée puissamment, héroïque, et contre l'administration vichyssoise de l'amiral Decoux et contre le Japon ». Il y avait là une méconnaissance des faits qui procédait d'une idéalisation du colonisé en lutte : le Viêt Minh avait été plutôt passif pendant la Seconde Guerre Mondiale et avait profité des espaces entr'ouverts par les Nippons.

Dans le premier bulletin de l'association (juillet 1946), le Comité national de l'AFV s'adressait directement au président Bidault afin qu'il encourageât à Fontainebleau « l'esprit constructif » et « l'égalité des deux pays » pour arriver à « l'indépendance du Viêt Nam dans l'Union française » et s'associa à la protestation viêtnamienne contre la création du GPC. Par ailleurs, la critique du colonialisme était importante dans le constitution du contre-discours. Irène Joliot-Curie écrivait : « exploiter l'Indochine sans égards pour ses habitants comme certains le voudraient encore n'est pas admissible. Si certains intérêts s'opposent à l'intérêt général, ils doivent s'effacer pour le plus grand bien des deux pays ». Deux autres articles de ce premier bulletin étaient encore plus représentatifs d'un soutien au Viêt Minh. Rappelant le texte des accords du 6 mars, un article anonyme énumérait les violations françaises de cet accord et tendait à faire croire qu'elles étaient unilatérales. Plus encore, un second article relatait les impressions de deux soldats français du Corps expéditionnaire, faits prisonniers puis libérés par le Viêt Minh. Georges S., le premier soldat, n'avait « jamais été maltraité » et s'apprêtait « à dire la vérité sur le Viêt Minh à ses compagnons d'armes ». Son compagnon, Robert B., n'avait quant à lui « jamais vu de Japonais parmi le Viêt Minh, mais [pouvait] affirmer qu'[il avait] vu des Japonais armés travaillant sous les ordres des Anglais »2. Le portrait dressé du Viêt Minh et de son rôle

1 Ibid. 2 Bulletin n°1 de l'AFV, MRN, Fonds Godart – Bilange, carton n°37

191/223 était donc dans ce premier numéro plutôt conciliant.

Le second bulletin (début septembre 1946) demandait le respect des accords et mettait en cause l'amiral d'Argenlieu pour l'organisation de la seconde conférence de Dalat, « manœuvre destinée à faire pression sur la conférence de Fontainebleau ». Sur la question de la Cochinchine, la position qu'affirmait Justin Godart était sans ambiguïtés : « la reconnaissance de la République de Cochinchine, dont tant de preuves démontrent qu'elle n'est qu'une invention du représentant de la République Française, est une violation flagrante de l'article n°1 qui engage l'honneur de la France dans une neutralité absolue quant à la préparation du référendum ; celui-ci est déjà en soi un affront à l'histoire et à la justice »1. D'une manière générale, l'AFV dénonçait les atteintes françaises aux accords sans s'intéresser aux viêtnamiennes. Dans son troisième bulletin (15 novembre 1946) fut par exemple notifiée que l'origine de la non-application du modus vivendi du 14 septembre entre Moutet et Hô Chi Minh était française : le 19 septembre 1946, une circulaire de Saigon avait revu les législations d'import/export dans le port de Haïphong, ce que l'auteur de l'article considérait comme « une atteinte à la souveraineté du Viêt Nam »2. Et Francis Jourdain de s'interroger : « au Viêt Nam, la guerre ou la paix ? » En décembre 1946 et janvier 1947, l'AFV redoubla de publications pour tenter d'enrayer l'engrenage de la violence. Fin décembre, dans la préface qu'il écrivit aux « propositions du président Hô Chi Minh pour la paix », Justin Godart ne perdait pas l'espoir de la paix : « l'étude objective peut nous rapprocher de la solution équitable d'un conflit qui coûte à notre pays ce qu'il a de plus précieux : le sang de sa jeunesse ». Le bulletin n°4 (janvier 1947) se plaçait dans la même dynamique. La guerre n'était « ni nécessaire, ni inévitable » et l'on mettait directement en cause l'amiral d'Argenlieu et son « exécrable politique »3.

Ce contre-discours sur les événements se doublait d'un discours de gauche sur les problèmes sociaux de l'Indochine. Dans le bulletin n°2 étaient dénoncés les « salaires à 35 centimes par jour » des ouvriers indochinois. Enfin, dans un memorandum publié début 1947, l'AFV pointaint du doigt la collusion entre l'institution de la République de Cochinchine et de son gouvernement et les intérêts économiques des planteurs et des gros entrepreneurs sur place. Elle faisait remarquer qu'après le 1er juin 1946, le cours de l'action de la Banque d'Indochine était reparti à la hausse et que « la reconnaissance de la République de Cochinchine dégag[eait] largement l'avenir des sociétés de plantation de

1 Justin GODART, Bulletin n°2 de l'AFV, MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°38 2 Bulletin n°3 de l'AFV, p.3, Ibid. 3 Bulletin n°4 de l'AFV. Edito. Ibid.

192/223 caoutchouc »1.

Deux caractéristiques émergent de ce contre-discours : d'abord, la critique du colonialisme et ensuite, l'idéalisation du Viêt Minh, dans le silence qu'il y avait autour de ses modes d'actions (le terrorisme et les attentats en Cochinchine) et de ses responsabilités quant à l'inapplication des accords.

Cela révèle l'hésitation des partis de la gauche française devant les luttes nationalistes des colonisés. Il y avait bien un soutien a priori mais ils ne pouvaient se retrouver dans les moyens de cette lutte et avaient tendance à nier le terrorisme. Pour Albert Memmi (qui a basé son étude sur la guerre d'Algérie, mais le problème est ici similaire) les hommes et les femmes de gauche se retrouvaient dans une « situation d'impossibilité historique » et se retrouvaient « déphasés » devant les faits2. Une partie de la gauche française se projetait dans le Viêt Minh et voulait voir en lui la lutte des faibles contre les puissants, mais rares furent ceux qui en vinrent à reconnaître que devant la disproportion des forces, il y avait une utilisation volontaire du terrorisme. Le silence de l'AFV sur les agissements, connus en métropole, de Nguyên Binh en Cochinchine ou sur l'attaque du convoi de Bac Ninh, est édifiant. Albert Memmi écrit à propos de ce silence de l'homme de gauche dans cette situation : « que ce soit la cruauté de l'oppression qui explique l'aveuglement de la réaction lui parut à peine un argument : il ne peut approuver chez le colonisé ce qu'il combat dans la colonisation, ce pourquoi il condamne précisément la colonisation »3. Même lorsque la nouvelle était avérée, il la soupçonnait d'être fausse, ou alors, il estimait que les chefs (Hô Chi Minh, dans notre cas) la condamnaient. L'oncle Hô, s'il réprouvait la violence en privé dans ses conversations avec Sainteny, ne prit pourtant pas position en public durant l'été 1946 quant aux attentats qui se multipliaient en Indochine depuis son départ pour la France.

Le contre-discours de l'AFV en 1946 était donc pacifiste, pour l'Union française et la reconnaissance de l'indépendance du Viêt Nam, et proposait une réflexion sur le rôle de la France et sa souveraineté. Il avait néanmoins, dans son soutien au Viêt Minh, succombé à une forme d'idéalisation.

1 MRN, Fonds Godart-Bilange, carton n°50. 2 Albert MEMMI. Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur. Editions Gallimard, Paris, 1985, p.66 3 Ibid. p.58

193/223 IV- Le journal Paris-Saigon

Le 16 janvier 1946 paraissait à Saigon le premier numéro d'un journal, Paris-Saigon, qui se revendiquait être « l'hebdomadaire de la pensée française en Asie ».

A- « L'hebdomadaire de la pensée française en Asie »

Paris-Saigon était le fruit d'une rencontre entre cinq personnes : Philippe Devillers, Jean Lacouture, Pierre-Maurice Dessinges, Pierre About et Bernard Dranber. Les trois premiers étaient rattachés au 5ème bureau de la 2e DB, le service de presse (sous l'autorité du général Leclerc) et publiaient un journal, Caravelle, qui était l'organe du Corps Expéditionnaire et était conçu « pour accompagner la vie des militaires. C'était en cela un journal pour la guerre »1. Début janvier 1946, les trois jeunes engagés reçurent, dans leur local situé au sous-sol du cinéma Majestic, la visite de trois hommes. Le premier, Pierre About, issu d'une famille coloniale, était journaliste de métier et connaissait bien l'Indochine. Le second, Bernard Dranber, était « un type très cordial, à la fois journaliste sportif et communiste »2. Et le troisième, Marc Planchon, était un planteur de caoutchouc qui avait de l'argent à placer (Planchon allait être le financeur du journal). Les trois visiteurs leur dirent : « on a vu vos numéros, c'est bien torché. La presse coloniale est minable. Pourquoi ne feriez-vous pas un journal avec nous ? »3 Paris-Saigon venait de naître.

L'équipe du journal comprenait donc Pierre About au poste de rédacteur en chef, Bernard Dranber en tant que rédacteur en chef adjoint, Philippe Devillers et Pierre-Maurice Dessinges étaient en charge de la politique et de l'économie, Jean Lacouture de la culture, et Le Révérend (autre membre du 5e bureau de la 2ème DB qui s'était joint à l'aventure) de la ville. Chacun d'entre eux prit trois à six pseudonymes, « car il fallait donner aux Saigonnais l'impression d'une puissante rédaction à la fois locale et parisienne »4. L'un des pseudonymes de Jean Lacouture était par exemple Denis Perken, en hommage au personnage du roman d'André Malraux, La Voie royale. Pourtant, malgré ces détails « pittoresques »5, l'équipe de Paris-Saigon prenait son travail très au sérieux.

1 Entretien avec Jean Lacouture. 2 Jean LACOUTURE. Le Monde est mon métier. Op. Cit. p.33 3 Ibid. 4 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.69 5 L'expression est de Jean Lacouture.

194/223 Le bureau du journal était situé au 13, passage de l'Eden, en plein milieu de la rue Catinat (aujourd'hui rue Dong Khoi)1. Le tirage était de 6000 exemplaires pour des numéros de huit pages, vendus au coût d'une piastre indochinoise, et imprimés à l'imprimerie Van Cua sur la place de la cathédrale, à côté de la sûreté2.

Les journalistes avaient gardé leurs deux casquettes, ils écrivaient le matin, en uniforme, des articles pour Caravelle favorables à la guerre, et l'après-midi, transportaient les machines à écrire au passage de l'Eden pour écrire pour la paix. Leur supérieur hiérarchique direct, le colonel Nolde, était au courant de la situation et avait donné son assentiment3.

Philippe Devillers et Jean Lacouture n'étaient pas prédisposés à écrire pour la paix et à devenir favorables à la négociation avec Hô Chi Minh. Jean Lacouture avait eu une éducation catholique et était issu d'une famille de la bourgeoisie bordelaise. Son oncle Charles avait été magistrat à Saigon et il s'était engagé pour l'Indochine autant par fascination pour la colonie d'Extrême-Orient que par admiration du général Leclerc4. Philippe Devillers, quant à lui, écrit qu'il « [était] alors [à son arrivée à Saigon], personnellement, favorable à un rétablissement rapide du régime colonial, condition de la pérennité de l'Empire. [Il croyait] à la supériorité de la civilisation blanche. [Il était], au fond, à la fois nationaliste de droite, catholique, militariste, colonialiste, et même raciste, ce qui faisait vraiment beaucoup »5. C'était au fur et à mesure de l'observation de la situation que leur état d'esprit avait changé. Ils furent notamment choqués par « la haine, le mépris et le désir de revanche sur les Annamites qui animaient nombre de Français de Saigon »6. Au bout de quelques mois, ils étaient devenus plutôt de gauche et anti- colonialistes. Ce qui anima Jean Lacouture alors fut « le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes »7. Journaliste débutant, quelque peu séduit par le charisme des hommes du Viêt Minh et en particulier par Hô Chi Minh et le général Giap, il reconnaît « s'être jeté de l'autre côté peut-être un peu vite »8.

Pierre About et Marc Planchon étaient des hommes plutôt conservateurs à l'origine, mais qui s'étaient laissés convertir par le dynamisme de leur jeune équipe. La négociation 1 Le romancier Antoine Audouard s'inspire de l'aventure de Paris-Saigon pour son livre Un pont d'oiseaux. Le passage de l'Eden y est un décor important. 2 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op.Cit. p.68-69. 3 Jean LACOUTURE. Le monde est mon métier. Op.Cit. p.34 4 Ibid. p.32 5 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op. Cit. p.35 6 Ibid. p.63 7 Jean LACOUTURE. Le monde est mon métier. Op. Cit. p.39 8 Entretien avec Jean Lacouture.

195/223 avec le Viêt Nam leur avait paru à eux aussi être une solution réaliste. Jean Lacouture raconte à propos de son premier rédacteur en chef : « il objectait parfois, mais il marchait. C'était un vieil homme d'expérience rallié à nous ».

Paris-Saigon, devenu le journal de l'entente avec les Viêtnamiens, devait faire face à l'hostilité ouverte des milieux coloniaux en Cochinchine. Lorsque ses journalistes se trouvaient attablés dans un café saigonnais, il y avait ainsi toujours quelques types attablés pour grommeler « voilà les petits salauds qui veulent négocier avec Hô Chi Minh »1. Pourtant, si cela était très loin d'être la majorité, il y avait une société saigonnaise de gauche favorable à la politique des accords. Un groupe culturel marxiste, dont Bernard Dranber était membre, existait et produisait une critique de la ligne de l'amiral d'Argenlieu et, le 22 février 1946, 70 Français avaient publié une motion, dans le journal annamite Tuong Lai (l'Avenir), qui demandait aux partis de la gauche métropolitaine d'intervenir en faveur de l'indépendance totale du Viêt Nam2.

11 mois après son premier numéro, à la suite du retour de Jean Lacouture en France et de l'échec d'un autre journal « unioniste », Indo-soir, l'aventure Paris-Saigon se terminait, après la publication d'une quarantaine de numéros.

"Une" du premier numéro de Paris-Saigon

Source : Vingt ans et plus avec le Viêt Nam (annexes) - Philippe Devillers 1 Jean LACOUTURE. Le monde est mon métier. Op. Cit. p.36 2 Philippe DEVILLERS. Vingt ans et plus avec le Viêt Nam. Op. Cit. p.80

196/223 B- Jeter un pont avec le Viêt-Minh

Le mérite principal du journal Paris-Saigon est d'avoir réussi à établir une communication avec le Viêt Minh, afin de clarifier ses positions pour l'opinion française de Saigon, et de contrer la propagande du Haut-Commissariat. L'effort de compréhension des événements et le travail de terrain que ses journalistes menèrent avaient contribué à faire accepter à une partie de la colonie que le Viêt Minh pouvait être un interlocuteur. Un simple journal n'avait pas la possibilité de convaincre toute la communauté française, mais il participa de l'espoir de paix.

En février et mars 1946, Lacouture, Devillers et Dessinges se rendirent au Tonkin et en Annam et publièrent une série de reportages et d'entretiens. Le 7 mars, après s'être entretenu avec Giap et Hô Chi Minh, Lacouture faisait paraître son premier reportage intitulé « la guerre de Hanoi n'aura pas lieu ». C'est à partir de ce moment là que le journal devint pour de bon « unioniste ». Le 24 avril, dans le n°14, Philippe Devillers réalisait à son tour un entretien avec Trân Huu Duc, futur président de l'Assemblée Nationale de la RDVN, pour faire connaître les positions du Viêt Minh avant la première conférence de Dalat. Les journalistes de Paris-Saigon, certes séduits par les personnes, s'attachaient avant tout à présenter les arguments des Viêtnamiens.

La position quant à l'Union des Trois Ky est résumée ainsi par Philippe Devillers : « nous [n'étions] pas hostiles à l'autonomie de la Cochinchine, mais nous souhait[ions] surtout une Cochinchine démocratique, c'est-à-dire doté d'un gouvernement annamite représentatif, issu d'élections libres et qui saurait négocier, le jour venu, avec Hanoi »1. C'est ce manque de démocratie qui amena Paris-Saigon à se montrer critique envers le GPC et l'amiral d'Argenlieu. En marge de la conférence de Fontainebleau, Devillers réalisa un long entretien avec l'amiral, publié simultanément dans Le Monde (17 août) et Paris- Saigon (n°30). C'en était alors terminé de son anonymat, mais il rapporta une anecdote très révélatrice de la pensée du Haut-Commissariat dès l'été 1946 : prenant un verre avec le commissaire de la marine Gaignard, ce dernier lui dit, avec ses mains symbolisant des pinces, et évoquant la position des forces françaises au Tonkin, que le gouvernement de Hanoi ne pourrait résister à « une manœuvre en tenaille »2.

Cette jeune génération de Français nouveaux, celle de Lacouture, Devillers, Dessinges,

1 Ibid. p.113 2 Ibid. p.130

197/223 etc., était lasse de la guerre avant même qu'elle n'ait commencé. Ils croyaient que l'entente avec le Viêt Nam était le seul moyen de préserver un peu de réalité française dans une Indochine qui ne l'était plus1, mais fondaient cette croyance sur des observations de terrain. C'est en cela qu'ils peuvent être qualifiés de « lucides » et de « réalistes ».

1 Entretien avec Jean Lacouture.

198/223 Conclusion

À la question de savoir si la guerre d'Indochine aurait pu être évitée, la réponse de ce mémoire est non. Non pas que la stratégie des accords ait été une mauvaise stratégie, elle était au contraire la meilleure possible, et nous espérons avoir salué le mérite de Sainteny, de Leclerc et d'Hô Chi Minh d'être parvenus à un compromis le 6 mars 1946, mais les deux camps étaient englués dans des idéologies qui vouaient la négociation à l'échec.

Les Français étaient, en 1944-1945-1946, pris à la fois dans une volonté de défendre et d'affirmer leur souveraineté, de ne pas capituler à nouveau après 1940, et dans l'idéologie d'un humanisme colonial qui interdisait de traiter d'égal à égal avec le Viêt Nam, quand bien même c'était ce qu'il aurait fallu pour que les conférences de Dalat I et de Fontainebleau aboutissent. À cela s'ajoute une représentation, héritée de l'Histoire coloniale de temps long - depuis la conquête - et de la littérature coloniale, qui empêchaient de comprendre la complexité du jeu politique viêtnamien. Le regard réducteur que la France portait sur les « indigènes » et la croyance qu'ils restaient un peuple encore immature ont faussé la compréhension que les Français avaient des événements. Du côté français, la cause de l'éclosion de la guerre n'est pas tant le fait de l'amiral d'Argenlieu que l'incapacité à penser la situation en dehors des réflexes intellectuels du colonialisme et d'une conception figée de la notion de souveraineté. Sans cela, le « Carme-naval » n'aurait jamais pu prendre les pouvoirs exorbitants qu'il s'arrogea à Saigon et il est à espérer que les accords eussent été davantage respectés.

En fait, depuis 1944, la politique indochinoise reposait sur un défilé de solides malentendus. Entre Decoux et de Gaulle d'abord, puis entre la France et les États-Unis, entre les Français et les Indochinois sur les motifs de leur retour, entre Hô Chi Minh et Sainteny sur ce que devait être un « État libre », sur la définition de l'Union française, et enfin – il n'est pas des moindres – entre le Haut-Commissaire à Saigon et le Gouvernement tripartite de Georges Bidault en métropole, quant à l'objectif que la France se donnait.

C'est entre ces malentendus successifs que se glissa l'idéologie. La France s'était beaucoup trompée, mais plutôt que de tenter de redresser la barre en appliquant à la lettre

199/223 les accords du 6 mars – et ce particulièrement sur la question de la Cochinchine - elle préféra se laisser entrainer dans un engrenage qui lui serait fatal.

À Hanoi, Hô Chi Minh avait beau avoir voulu l'entente avec la France (ce mémoire défend la thèse de son honnêteté, qui est la plus logique au regard du déroulement des événements), il n'était pas le seul maître du jeu, et le fut d'autant moins lorsqu'il s'éloigna de sa capitale pour quatre mois à l'été 1946. Toute une partie de l'opinion viêtnamienne, que le général Giap vint progressivement à incarner, et le Comité Directeur du Parti, le Tông Bô, n'avaient aucune foi en la négociation avec la France. Ce sont eux qui prirent le pouvoir en éliminant leurs opposants, et les plus modérés, à leur retour de France, durent s'adapter, Hô Chi Minh le premier, pour survivre dans la RDVN. Il semble qu'il y ait eu à Hanoi la tentation de « purger » le colonialisme dans la violence et dans la guerre, mais il faudrait écrire un second mémoire pour démontrer cela...

Le Viêt Minh eut lui aussi une grande responsabilité dans l'échec de la paix et l'inapplication des accords. Il serait simpliste de ne voir pour seul responsable que l'amiral d'Argenlieu. La terreur que faisaient régner Tran Van Giau et Nguyên Binh en Cochinchine était telle que la mise en place d'un référendum était quasiment impossible, et cette terreur était souvent commanditée par Hanoi. Les violations militaires et économiques étaient le fait des deux camps, et ce à parts égales, mais c'est avec la constitution du GPC que l'on atteignit un point de non retour.

L'ANIF et la revue Indochine française, par le discours qu'elles adoptèrent, participèrent de l'incompréhension de la France et donnèrent un corps à la persistance d'un humanisme colonial dépassé par la Seconde Guerre Mondiale. Il s'agissait d'un mouvement idéologique de masse disposant d'une structure de propagande très organisée, et elles peuvent en cela être considérées comme représentatives d'une mentalité collective française. C'est donc à partir de l'étude de ce discours que nous pouvons formuler des conclusions quant à l'influence de l'idéologie sur les événements. L'historiographie a tendance à affirmer que l'opinion française était bien plus préoccupée par l'obtention de ses tickets de rationnement que de grande politique internationale. Cela est vrai, mais laissait un vide inexpliqué quant à l'engouement autour de l'ANIF : il faut rappeler qu'elle avait pris racine dans la plupart des départements français ainsi que dans les colonies d'Afrique du Nord et d'Afrique Noire. Il ne faudrait pas sous-estimer ni la vague qu'elle fomenta dans

200/223 l'opinion, ni l'influence que cette vague eut sur les hommes en position de pouvoir avec lesquels elle était liée : René Pleven, Paul Giacobbi, Alexandre Varenne, Édouard Herriot... D'autant plus que l'ombre du général de Gaulle planait sur elle depuis sa création à Alger en 1943.

En outre, c'est une analyse post-coloniale de la représentation des Indochinois véhiculée par la revue qui permet d'avancer la thèse du maintien des réflexes intellectuels du colonialisme en 1945-1946. « L'indigène », pour une partie des Français, était condamné à une éternelle immaturité et devait être traité en cela avec « bienveillance ». L'homme occidental pensait avoir le monopole de la modernité et voulait la pourvoir aux colonisés. C'est cette représentation réductrice qui a interdit les Français de traiter les Indochinois en égaux. Plus loin encore, c'est le mot même « d'indigène » en contexte colonial qu'il faut remettre en question, en ce qu'il ne portait aucun sens. Un Viêtnamien était différent d'un Cambodgien par sa culture, par son origine ethnique, par son histoire, par son mode de vie, tout comme il était différent d'un Sénégalais ou d'un Algérien. Pourtant, tous étaient des « indigènes »... Le mot avait étouffé le singulier dans le pluriel, et avait empêché les Français de penser la complexité des cultures, des sociétés, des Histoires et des hommes.

Face à cela, des contre-discours s'étaient levés, dont nous avons étudié quatre exemples : les chroniqueurs plus « lucides » et Paul Mus à l'intérieur de la revue Indochine française, certains journalistes du Monde tel Jacques Guérif, l'association France-Vietnam de Justin Godart, et le journal Paris-Saigon de Philippe Devillers, Bernard Dranber, Pierre About, Pierre-Maurice Dessinges et Jean Lacouture. Ces contre-discours peuvent être qualifiés de « lucides » ou de « réalistes » et il n'y a pas à taire leur mérite, mais ils restaient très minoritaires face aux tenants du discours et n'eurent qu'une influence limitée sur la compréhension des événements par les Français.

L'incipit de la guerre d'Indochine est une Histoire douloureuse. À mesure que la guerre se précise, l'on se sent toujours plus impuissant, et lorsqu'au bout de mes recherches je suis parvenu à l'attaque de Hanoi le 19 décembre 1946, j'avais l'impression d'assister au dénouement d'une tragédie grecque. Entre ces deux pays dont je veux être, le Viêt Nam et la France, ce que je ressentais en faisant ce travail n'était pas loin, à l'instar de ce que disait

201/223 Paul Mus pour lui-même, de « l'impartialité du cœur »1.

***

Quelque part dans cette Indochine en tourment, mon homonyme et grand-père se débattait. Je ne puis que présumer qu'il obtînt sa croix de guerre dans la résistance contre les Japonais en 1945. Il ne reste de lui que peu de substance ; pas même une tombe, juste quelques actes administratifs et photos jaunies. Le reste, sa légende, est peuplée de souvenirs flous. Écrire l'histoire ne donne pas de certitudes, mais, à défaut d'absolu, cela nous réconforte quant à nos projections.

1 Paul MUS « L'Indochine en 1945 » in Politique étrangère, volume 11, n°4, année 1946. p.349

202/223 Table des sources

Sources écrites : • Revue Indochine française, publiée par l’Association Nationale pour l’Indochine Française – numéros 1 à 27 – septembre 1944 à janvier 1947. Consultée à la Bibliothèque de l’Institut d’Etudes Politiques de Rennes. Fondateur : René PLEVEN Directeur de la revue : Francis FONFREIDE Président de l’Association : Alexandre VARENNE • Vingt ans et plus avec le Viêt-Nam (1945-1969) – Philippe DEVILLERS. Éditions Les Indes Savantes, Paris, 2010. Pages 1-152. • Chronique d’Indochine 1945-1947. Amiral Thierry d'ARGENLIEU. Éditions Albin Michel, 1985, Paris. 467 pages. • Histoire d’une paix manquée, Indochine 1945 – 1947. Jean SAINTENY. Éditions Fayard, 1967 , Paris. • Face à Hô Chi Minh. Jean SAINTENY. Éditions SEGHERS, Paris, 1970. 210 pages. • Une vie. Vo Nguyên GIAP, propos recueillis par Alain RUSCIO, Ed. Les Indes Savantes, Paris, 2010. 120 pages. • L’Indochine en 1945 - Paul MUS in Politique Étrangère, année 1946, Volume 11, numéro 4, p 349-374. Article consulté sur Persee.fr • Fonds Justin GODART/François BILANGE– Musée de la Résistance Nationale à Champigny – cartons numéros 37, 38, 39, 48 et 50. Consultés les 27 et 28 février 2013 à Champigny. • Journal Le Monde, du 1er août 1945 au 20 décembre 1946. 401 articles. Sources orales : • Entretien avec Jean Lacouture, réalisé à son domicile à Paris le 26 février 2013, de 15h à 17h Sources complémentaires : • Entretiens avec Henri Copin, professeur des Universités en Lettres Modernes, spécialiste de la littérature coloniale Indochinoise, réalisés à son domicile à Nantes le 20 janvier 2013, de 18h à 19h30 et à Rennes, le 9 mars 2013, de 16h à 17h. • Correspondance électronique avec Henri Copin, entre novembre 2012 et mai 2013

203/223 Bibliographie

Ouvrages généralistes : • L’idée coloniale en France de 1871 à 1962 – Raoul Girardet. Éditions Hachette/La table ronde. Collection Pluriel. Paris, 1972, 506 pages. • Introduction aux discours coloniaux. Dodille, Norbert, PUPS, Paris, 2011, 241 pages. • Race et Histoire. Lévi-Strauss, Claude. Éditions Gonthier, Bibliothèque Médiations. Paris, 1961, 131 pages. • Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur – Memmi, Albert. Gallimard, Paris, 1985. 163 pages. • La dépendance, esquisse pour un portrait du dépendant. Albert Memmi. Gallimard, Paris, 1979, 216 pages.

• Le credo de l’homme blanc : regards coloniaux français : XIXe et XXe siècles. Ruscio, Alain, préface d’Albert Memmi. Ed. Complexes, Bruxelles, 2002. 409 pages. • Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos jours. Ouvrage collectif s-dir Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel. Éditions du CNRS, coll. Autrement, Paris, 2008. 762 pages.

Ouvrages spécialisés : • Indochine, la colonisation ambiguë 1858-1954. Brocheux, Pierre et Héméry, Daniel. Éditions La Découverte, collection Textes à l’appui, Paris, 2001. 447 pages. • Histoire des persécutions au Viêt-Nam. Minh Trân, Tiêt. Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1956. 125 pages. • Indochine 1940-1955, la fin d’un rêve. De Folin, Jacques. Préface d’Olivier Todd. Éditions Perrin, collection Vérités et Légendes, Paris, 1993. 351 pages. • L’Indochine face au Japon 1940-1945, Decoux-de Gaulle, un malentendu fatal. Grandjean, Philippe. Éditions l’Harmattan, collections recherches Asiatiques, Paris, 2004. 298 pages. • De Gaulle et l’Indochine 1944-1946, acte du colloque de Gaulle et l’Indochine d’octobre 1981, ouvrage collectif s-dir. Institut Charles de Gaulle, 1982. • René Pleven, un Français libre en politique. Bougeard, Christian. Presses Universitaires de Rennes, 1994. 473 pages. • Justin Godart, un homme dans son temps, 1871-1956. S-dir Wievorka, Annette. Éditions du CNRS, collection Histoire. Paris, 2004. 261 pages.

204/223 • Les Grands Commis de l’Empire colonial français, acte du colloque de Clermont- Ferrand du 14 octobre 2005. S-dir Morlat, Patrice. Éditions Les Indes Savantes, Paris, 2010. 229 pages. • Georges Bidault : biographie politique. Dalloz, Jacques. Éditions l’Harmattan, Paris, 1992, 468 pages. • Hanoi, 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert. Boudarel, Georges et Nguyên Van Ky. Ed. Autrement, Paris, 1997. 203 pages.

Articles universitaires et encyclopédiques : • Les visages d’un ennemi : la fabrication du Viêt-Minh, 1945-1946. Pons, Sylvain. PUF Relations internationales, année 2007 vol 2, n°130. Pages 29 à 46. • Leclerc, Philippe de Hautecloque (1902-1947), maréchal de France. Article de l’encyclopédie Universalis (en ligne), écrit par Armel Marin, consulté le 3 janvier 2013. • Amiral Thierry d’Argenlieu, article de l’encyclopédie Universalis (en ligne), écrit par Armel Marin. • Hô Chi Minh, article de l’encyclopédie Universalis (en ligne), écrit par Jean Lacouture. • Binh Xuyên, article de l’encyclopédie Universalis (en ligne), écrit par Yvan Barbe. • Quatrième République, article de l’encyclopédie Universalis (en ligne), écrit par Pierre Bréchon. • Jean Sainteny, article de l’encyclopédie Universalis (en ligne), écrit par Charles- Louis Foulon. • Alexandre Varenne. Article du Dictionnaire des parlementaires français (en ligne), écrit par Jean Jolly. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/ • Justin Godart. Article du Dictionnaire des parlementaires français (en ligne), écrit par Jean Jolly. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/ • Entretien avec Sébastien Verney, auteur de l’Indochine sous Vichy aux Éditions Riveneuve. URL : http://guerres-et-conflits.over-blog.com/article-l-indochine-dans- la-defaite-114333140.html • Le Vietnam : une société unique ? Article écrit par Nguyên The Anh, in La Revue des Ressources, 2011. http://www.larevuedesressources.org/le-viet-nam-une- societe-unique,1841.html • La place du Laos dans la littérature coloniale. Article écrit par Nguyên The Anh, in La Revue des Ressources, 2008. URL : http://www.larevuedesressources.org/la- place-du-laos-dans-la-litterature-coloniale,991.html

205/223 • Jean Hougron, romancier de l’Indochine. Article écrit par Henri Copin, in Les Carnets du Vietnam, septembre 2004.

Articles de journaux : • Chronique d’Indochine 1945 – 1947. Devillers, Philippe in Le Monde Diplomatique, octobre 1986, p 34. Archives en ligne du Monde Diplomatique.

Livres biographiques : • Le monde est mon métier. Lacouture, Jean ; Guetta, Bernard. Éditions Grasset. Paris, 2007. 398 pages.

Ouvrages politiques : • Le procès de la colonisation française et autres textes de jeunesse, Hô Chi Minh. Préface d’Alain Ruscio. Éditions Le Temps des Cerises, Paris, 2012, 214 pages. • De la Révolution 1920-1966. Hô Chi Minh, textes rassemblés et présentés par Bernard B. Fall. Editions Plon, Paris, 1966, 496 pages.

Sites internet : • Mémoires d’Indochine. Site internet réalisé par François Guillemot, historien, spécialiste du Viêt-Nam, dont l’objectif est : « d’inverser la tendance générale des histoires officielles pour se plonger dans les récits de vie, témoignages et mémoires des acteurs, de réfléchir sur leur contenu explicite ou implicite, de poser un regard critique sur ces écrits, de réintroduire ces sources « marginales » de l’histoire dans la « grande histoire » de ces pays. » URL : http://indomemoires.hypotheses.org • Belle Indochine. Site internet regroupant des documents et photos datant de la période de l’Indochine Française. URL : http://belleindochine.free.fr • Archives nationales américaines. URL : www.archives.gov

Ouvrages littéraires : • La nuit du dragon. Lewis, Norman. Éditions 10/18, collection Odyssées. Paris, 1996. • Anthologie de la poésie Viêtnamienne, présentée par Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc. Éditions Gallimard, collection UNESCO, Paris, 1981. • Un pont d’oiseaux. Audouard, Antoine. Éditions Gallimard, NRF. Paris. 2006

206/223 Documents vidéos : • Aventure en Indochine, 1946-1954. Documentaire réalisé par Patrick Jeudy. France, 2001. • Indochine, destins français. Documentaire réalisé par Olivier Galy-Nadal, France, 2008.

207/223 Annexes

Annexe 1

Carte de l'Indochine

Source : belleindochine.free.fr

208/223 Annexe 2

Déclaration du gouvernement en date du 24 mars 1945 relative à l'Indochine

Le gouvernement de la République a toujours considéré que l'Indochine était appelée à tenir une place particulière dans l'organisation de la communauté française et à y jouir d'une liberté adéquate à son degré d'évolution et à ses capacités. La promesse en a été faite par la déclaration du 8 décembre 1943. Peu après, les principes de portée générale énoncés à Brazzaville son venus préciser la volonté du gouvernement.

Aujourd'hui l'Indochine combat : les troupes, où Indochinois et Français sont mêlés, les élites et les peuples de l'Indochine, que ne sauraient abuser les manœuvres de l'ennemi, prodiguent leur courage et déploient leur résistance pour le triomphe de la cause qui est celle de toute la communauté française. Ainsi l'Indochine s'acquiert-elle de nouveaux titres à recevoir la place à laquelle elle est appelée. Confirmée par les événements dans ses intentions antérieures, le Gouvernement estime devoir, dès à présent, définir ce que sera le statut de l'Indochine, lorsqu'elle aura été libérée de l'envahisseur.

La Fédération indochinoise formera, avec la France et avec les autres parties de la communauté, une « Union française » dont les intérêts à l'extérieur seront représentés par la France. L'Indochine jouira, au sein de cette Union, d'une liberté propre. Les ressortissants de la Fédération indochinoise seront citoyens indochinois et citoyens de l'Union française. A ce titre, sans discrimination de race, de religion ou d'origine et à égalité des mérites, ils auront accès à tous les postes et emplois fédéraux, en Indochine et dans l'Union. Les conditions suivant lesquelles la Fédération indochinoise participera aux organismes fédéraux de l'Union française, ainsi que le statut de citoyen de l'Union française, seront fixés par l'Assemblée constituante.

L'Indochine aura un gouvernement fédéral propre présidé par le Gouverneur général et composé de ministres responsables devant lui, qui seront choisis aussi bien parmi les Indochinois que parmi les Français résidant en Indochine. Auprès du Gouverneur général, un conseil d’État, composé des plus hautes personnalités de la Fédération, sera chargé de la préparation des lois et des règlements fédéraux. Une assemblée, élue selon le mode de suffrage le mieux approprié à chacun des pays de la Fédération où les intérêts français seront représentés, votera les taxes de toute nature ainsi que le budget fédéral et délibérera des projets de lois. Les traités de commerce et de bon voisinage intéressant la Fédération indochinoise seront soumis à son examen.

La liberté de la presse, la liberté d'association, la liberté de réunion, la liberté de pensée et de croyance et, d'une façon générale, les libertés démocratiques formeront la base des lois indochinoises.

Les cinq pays qui composent la Fédération indochinoise et qui se distinguent entre eux par la civilisation, la race et les traditions, garderont leur caractère propre à l'intérieur de la Fédération.

Le Gouverneur général sera, dans l'intérêt de chacun, l'arbitre de tous. Les

209/223 gouvernements locaux seront perfectionnés ou réformés ; les postes et emplois dans chacun de ces pays seront spécialement ouverts à ses ressortissants. Avec l'aide de la métropole et à l'intérieur du système de défense général de l'Union française, la Fédération indochinoise constituera des forces de terre, de mer et de l'air, dans lesquelles les Indochinois auront accès à tous les grades et à égalité de qualification avec le personnel provenant de la métropole ou d'autres parties de l'Union française.

Le progrès social et culturel sera poursuivi et accéléré dans le même sens que le progrès politique et administratif. L'Union française prendra les mesures nécessaires pour rendre l'enseignement primaire obligatoire et effectif et pour développer les enseignements secondaire et supérieur. L'étude de la langue et de la pensée locales y sera étroitement associée à la culture française. Par la mise en œuvre d'une inspection du travail indépendante et efficace et par le développement syndical, le bien-être, l'éducation sociale et l'émancipation des travailleurs indochinois seront constamment poursuivis.

La Fédération indochinoise jouira, dans le cadre de l'Union française, d'une autonomie économique lui permettant d'atteindre son plein développement agricole, industriel et commercial et de réaliser en particulier l'industrialisation qui permettra à l'Indochine de faire face à sa situation démographique. Grâce à cette autonomie, et en dehors de toute réglementation discriminatoire, l'Indochine développera ses relations commerciales avec tous les autres pays, et notamment avec la Chine, avec laquelle l'Indochine, comme l'Union française toute entière, entend avoir des relations amicales étroites.

Le statut de l'Indochine, tel qu'il vient d'être examiné, sera mis au point après consultation des organes qualifiés de l'Indochine libérée. Ainsi, la Fédération indochinoise, dans le système de paix de l'Union française, jouira de la liberté et de l'organisation nécessaires au développement de toutes ses ressources. Elle sera à même de remplir dans le Pacifique le rôle qui lui revient et de faire valoir dans l'ensemble de l'Union française, la qualité de ses élites.

Source : Amiral Thierry d'Argenlieu ; Chronique d'Indochine. Op.Cit. p.412-413

210/223 Annexe 3

Accord du 6 mars 1946

1. Le Gouvernement français reconnaît la République du Viêt-Nam comme un Etat libre ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l'Union française. En ce qui concerne la réunion des trois Ky, le Gouvernement français s'engage à entériner les décisions prises par la population consultée par référendum.

2. Le Gouvernement du Viêt Nam se déclare prêt à accueillir amicalement l'armée française lorsque, conformément aux accords internationaux, elle relèvera les troupes chinoises. Un accord annexe joint à la présente convention préliminaire fixera les modalités selon lesquelles s'effectueront les opérations de relève.

3. Les stipulations ci-dessus formulées entreront immédiatement en vigueur. Aussitôt après l'échange des signatures, chacune des hautes parties contractantes prendra toutes mesures nécessaires pour faire cesser sur le champ les hostilités, maintenir les troupes sur leurs positions respectives et créer le climat favorable nécessaire à l'ouverture immédiate de négociations amicales et franches. Ces négociations porteront sur les relations diplomatiques du Viêt Nam avec les Etats étrangers, le statut futur de l'Indochine, les intérêts économiques et culturels français au Viêt Nam.

Hanoi, Saigon et Paris pourront être choisis comme siège de la conférence.

Fait à Hanoi, le 6 mars 1946

Signé : Sainteny, Hô Chi Minh, Vu Hong Khanh

211/223 Annexe 4

Message de Hô Chi Minh aux Français d'Indochine

le 15 octobre 1945,

Je veux vous adresser quelques mots, non pas en ma qualité de Président de la République viêtnamienne, mais en tant qu'ami honnête des Français d'Indochine. Vous aimez votre pays de France et vous voulez qu'il soit indépendant. Vous aimez vos compatriotes et vous voulez qu'ils soient libres. N'est-ce-pas vrai ? Le patriotisme et cet amour fraternel vous honorent parce qu'ils constituent l'idéal le plus noble de l'humanité. Mais qu'il nous soit permis d'aimer notre pays du Viêt Nam et de vouloir qu'il soit indépendant. Qu'il nous soit permis d'aimer nos frères et de vouloir qu'ils soient libres. Ce qui est un idéal pour vous est aussi un idéal pour nous.

Nous n'avons ni haine ni rancune contre le peuple français. Au contraire, nous respectons et admirons ce grand peuple qui le premier a propagé le généreux idéal de liberté, d'égalité et de fraternité, et qui a tant contribué à la culture, à la science et à la civilisation. La lutte que nous menons n'est pas dirigée contre la France ni contre les Français honnêtes, mais contre la domination cruelle en Indochine du colonialisme français. Vous savez vous-mêmes quels grands maux ce colonialisme, abusant du bon renom de la France, nous a infligés : corvée, gabelle, consommation imposée d'opium et d'alcool, impôts écrasants, manque absolu de liberté, terreur permanente, misère morale et matérielle, exploitation éhontée. Dites-moi qui a profité de nos misères ? Est-ce la France et le peuple français ? Non, la France n'est pas devenue plus riche par l'exploitation coloniale, et ne serait pas plus pauvre sans cette exploitation. Au contraire, les dépenses coloniales sont un surcroît de charges pour la population française. Est-ce vous, cultivateurs, commerçants, industriels français en Indochine, qui en profitez ? Avant de vous répondre, je vous prie de vous mettre un moment à notre place. Si des étrangers venaient vous imposer tout ce cortège de maux et de souffrances, que feriez-vous ? Je suis absolument sûr que vous lutteriez jusqu'à la dernière goutte de sang contre cette domination. Alors, pourquoi voulez-vous que nous acceptions servilement la domination française ? Vous savez que cette domination ne profite ni à la France ni aux Français. Elle n'enrichit que quelques requins coloniaux en déshonorant le nom de la France.

C'est pour sauver la face que la France veut garder l'Indochine, dit-on. Quelle erreur ! Les Alliés ont reconnu l'indépendance de la Corée. L'Amérique a volontairement accordé l'indépendance aux Philippines. Ont-ils perdu la face pour cela ? Reconnaître l'indépendance du Viêt Nam, loin de faire perdre son prestige à la France, ne fera que le rehausser aux yeux du monde et devant l'Histoire. Par ce geste, elle montrera au monde en général, et aux Vietnamiens en particulier, que la Nouvelle France est entièrement différente de l'ancienne France impérialiste. Elle gagnerait le respect de tous les peuples et le cœur des Vietnamiens, qui ne demandent pas autre chose que l'indépendance nationale.

Français d'Indochine, ne croyez-vous donc pas que le sang humain a assez coulé, que la paix, une vraie paix à base de justice et d'idéaux démocratiques, doit remplacer les guerres,

212/223 que la liberté, l'égalité et la fraternité doivent régner dans tous les pays sans distinction de race ou de couleur ? Si nous ne craignons pas la mort, c'est parce que nous voulons vivre. Nous voulons, comme vous, vivre librement, sans maîtres ni tyrans. C'est pourquoi nous savons distinguer entre Français et Français. Je répète donc, nous luttons pour notre indépendance, nous luttons contre la domination française, mais non contre les Français honnêtes.

Actuellement, des colonialistes français ont commencé à nous attaquer en Cochinchine. Ils ont commencé à tuer nos compatriotes, incendier nos maisons et saccager nos biens. Nous sommes obligés de nous défendre contre ces agresseurs pour protéger nos foyers, notre Patrie. Malgré cela, sur tout le territoire du Viêt Nam, la vie et les biens des Français sont protégés et continueront à être protégés pourvu que vous consentiez à rester tranquilles et à ne pas chercher à provoquer des incidents. Je vous assure solennellement que les Français qui travaillent honnêtement et vivent tranquillement seront toujours bien accueillis parmi nous, comme des amis, comme des frères. Nous sommes un peuple pacifique, respectueux des droits des autres et de leur liberté.

Français d'Indochine ! C'est donc à vous de vous montrer les dignes descendants des glorieux champions de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

Salut à tous !

Signé : Hô Chi Minh.

Source : Philippe Devillers, Vingt ans et plus avec le Viêt Nam, Annexe 5, p.425-427.

213/223 Annexe 5

Entretien avec Jean Lacouture Réalisé à son domicile, le 26 février 2013, de 15h à 17h

1/ Pouvez-vous clarifier la position du Général Leclerc ? On le disait libéral, partisan de la stratégie des accords avec le Viêt-Minh, mais dans une lettre à Maurice Schumann datée du 6 juin 1946, il met en garde contre la duplicité d’un Hô Chi Minh « ennemi de la France », soulignant que tout ce qui se passe du côté Vietnamien est « voulu et ordonné par lui » ? Hô Chi Minh n’était pas un ennemi de la France. Ce qu’il voulait, c’était la destruction du régime colonial. Il était un patriote Vietnamien, qui revendiquait l’indépendance, ce qui nous paraissait normal. Leclerc lui, n’était pas un colonialiste. La guerre avait été gagnée par les américains, et ils demandaient à la France de libérer ses colonies. Devillers et moi n’étions pas à l’origine des types de gauche, et nous n’étions pas communistes. Je viens par exemple d’une famille coloniale, mon oncle était magistrat en Indochine. Nous considérions simplement le contexte mondial, et la solution du « self government » nous a paru réaliste et raisonnable. C’est dans ce contexte que nous sommes devenus pour l’indépendance du Viêt-Nam dans l’union Française. Leclerc, qui était le Gaulliste par excellence et plutôt de droite, faisait le même constat. Il adhère à la formule de l’union Française, et doué d’un esprit de réalisme, en vient à incarner la stratégie des accords. Pour nous, si cette stratégie était voulue par Leclerc, qui nous semblait être la patriote absolu, c’était qu’elle était une bonne stratégie. D’Argenlieu et Leclerc se partageaient à eux deux la pensée du général de Gaulle. Celui-ci ne voulait pas que la défaite de 1940 signifie la destruction de l’Empire Français. Ainsi, ils ont représenté deux courants du gaullisme. Pour de Gaulle en effet, Leclerc allait trop vite et d’Argenlieu trop lentement. Leclerc, novateur, faisait preuve d’une certaine audace, que l’on pouvait expliquer par la situation au Tonkin : il paraissait évident que la souveraineté Française y était impossible à rétablir puisque les Viêtnamiens étaient prêts à mourir pour ça. Il y avait une prise de conscience claire chez eux qu’ils étaient un Etat, tant pour le Parti Communiste que pour le Viêt Nam Quôc Dân Dang (VNQDD- parti nationaliste Vietnamien). Dans les négociations, les Vietnamiens ont dit au Général Leclerc : « Considérez que nous sommes un Etat Libre », c’était un droit qu’ils exprimaient. Giap et Hô Chi Minh voulaient un accord avec la France, ils étaient d’accord sur le principe de l’Union Française. De plus, le gouvernement tripartite en France contribue à l’accord du 6 mars. Leclerc trouve ça très bien, mais d’Argenlieu, un peu réactionnaire, y voit une capitulation. Il est difficile de bien cerner pourquoi. Dans l’armée, il y a une double réaction : la marine était du côté de l’amiral d’Argenlieu, tandis que l’armée de terre et les aviateurs étaient pour Leclerc. 2/ Quel était le lien de l’Indochine avec la France ? Pouvait-on parler d’une Indochine en 1946 délaissée par une France en agitation politique ? Non, les choses étaient vues de près en France, et la dualité Leclerc/d’Argenlieu était représentée au sein même du gouvernement. Les communistes et les socialistes étaient pour l’Union Française, quand le MRP, sur ce cas là, était conservateur. Georges Bidault dans cette affaire l’a beaucoup été, il a été un verrou. Maurice Schumann aussi. Et Alexandre Varenne ? Il était dans un entre-deux, il ne me semble pas qu’il ait été l’un des plus conservateurs. 3/ Philippe Devillers écrit, dans une lettre à Hubert Beuve-Méry datée du 26 novembre 1945, qu’en octobre et novembre 45, il y avait une censure très forte sur les câbles, les lettres et les articles vers la France, que tout devait passer par le ministère de la Guerre, et qu’on cherchait à éviter que ce qui se passe en Indochine soit connu en France. Qu’en

214/223 pensez-vous ? Est-ce que ça a continué en 1946 ? Je trouve le point de vue de Devillers un peu négatif là-dessus. La censure n’était pas si forte. Un exemple est qu’il y avait à Saigon un centre culturel Marxiste, animé par des Français, et qui était en relation constante avec le Parti Communiste Français. Bernard Dranber, le communiste de notre groupe, le fréquentait, mais il n’était pas un fanatique. Il plaidait les accords avec Hô Chi Minh et a contribué à nous convaincre sur le mode du : « Vaut mieux s’entendre ! » Peut-on parler d’une presse française qui avait pris position pour le Viêt-Minh ? De fait, il y avait un clivage dans la presse Française entre journaux de gauche et de droite, avec d’un côté les journaux issus de la résistance, comme Franc-Tireur, Témoignage Chrétien, ou Combat, et de l’autre Le Figaro. Il faudrait aller voir, pour vérifier. Au sein du Monde, il y avait d’un côté les articles de Devillers, et de l’autre ceux de Rémy Roure. Beuve-Méry, pour sa part, était il me semble plutôt pour les accords, ou en tout cas contre le principe d’une guerre coloniale. 4/ Quelle était votre position par rapport à la « mentalité coloniale » ? Avez-vous observé un esprit de revanche, une haine envers ceux que l’on appelait à l’époque « les Annamites » ? Les coloniaux se justifiaient par l’oeuvre accomplie. Ils se donnaient bonne conscience devant une Saigon moderne. Ils étaient d’anciens dominateurs qui venaient de souffrir. Avec l’arrivée des nouveaux (le corps expéditionnaire), ils ont plaidé l’affirmation de la force, ce que les nouveaux voulaient aussi, car ils rêvaient en effet d’une forme de revanche. Ils voulaient casser la gueule du Viêt-Minh, qui avait parti lié avec les japonais, et ainsi rétablir la force Française. C’était la voie conservatrice. Nous, nous comprenions qu’il n’y avait aucune chance de la rétablir, c’est pourquoi nous avons été partisans du nouveau système. Et qu’en est-il de l’utilisation du nom « Viêt-Nam » ? Au début de l’année 1946, le nom « Viêt-Nam » n’existe pas trop encore, car l’ère coloniale n’est pas terminée dans les esprits, quand dans les faits, elle l’était bel et bien. Nous nous reconnaissions beaucoup dans les « indigènes ». Quel était l’état d’esprit des familles vietnamiennes que vous avez pu rencontrer ? Et bien, s’ils avaient parfois peur du Viêt-Minh, ils ne voulaient pas le retour du colonialisme pour autant. 5/ Comment les Français ont-ils vécu ce que l’on a appelé a posteriori « la perte de prestige de l’homme blanc », le fait que les « Annamites » ne les craignent plus, surtout après le 9 mars ? Il y avait une « demie-conscience » de cette perte de prestige, on pouvait observer un balancement dans la mentalité. Lorsque l’on posait la question de l’Union Française, l’on nous répondait « Oui, peut-être », mais la priorité était à la reprise des affaires, les Français d’Indochine voulaient qu’on les laisse travailler. Nous n’avons pas vu pour autant une société coloniale effondrée. Les français n’avaient pas l’espoir d’un retour au statu quo ante, mais ils n’avaient pas trop confiance envers les Vietnamiens non plus. 6/ Quel était votre ressenti face à la logique d’épuration que l’on a voulu mettre en place ? Quels étaient par exemple les rapports entre les arrivants du corps expéditionnaire et ceux qui étaient déjà là ? Les colons se sont adaptés assez vite, mais leur comportement a été beaucoup observé. Les comportements pendant la guerre se sont faits peu sentir, et à une dizaine de personnes près, opportunistes ou japanophiles, il n’y a pas eu de chasse aux sorcières. Pourtant, il y a eu des départs massifs de français, en juin 46, qui se disaient « dégoûtés » de l’Indochine, et notamment du traitement que leur ont réservé les arrivants… Je crois qu’il s’agissait de « demi-collabos » qui ne comprenaient pas qu’on ne les comprenne pas. La résistance, en Indochine, avait été difficile. Tout y avait été compliqué, indécis, à 12

215/223 000 km de la France. A mon souvenir, il n’y avait ni culpabilité notoire, ni procès. Mais j’ai eu peu de contacts avec les européens en général, bien que j’aie été reçu dans des familles quelques fois. Avez-vous rencontré le patron Etienne Denis ? Non. Je me souviens l’avoir vu marcher avec sa canne dans la rue Catinat à Saigon, mais je ne crois pas avoir eu de vraie conversation avec lui. 7/ Pourriez-vous me parler de la position des différents journaux pour lesquels vous travailliez alors ? Caravelle, Paris-Saigon, et Indo-Soir. Pour ce qui était d’Indo-Soir (lancé en octobre 1946 avec Bernard Dranber), ça n’a pas vraiment marché, c’était même un échec. Dranber était communiste, alors que j’étais « a-communiste ». Je l’ai suivi par amitié, mais nous avions beaucoup de mal à travailler ensemble. Caravelle (qui était le journal du corps expéditionnaire) était fait pour accompagner la vie des militaires Français en Indochine, c’était en cela un journal qui encourageait la guerre. Il y avait par exemple l’édito du 20 décembre 1945, signé par Devillers, qui faisait écho au discours de l’amiral d’Argenlieu du 9 décembre : « Nous ne renoncerons jamais » et visait à expliquer aux soldats pourquoi ils se battaient. Oui, je me souviens d’y avoir mis aussi les mains à la pâte. Et Paris-Saigon alors, qui allait à l’encontre de ce discours là ? Paris-Saigon était le journal de la négociation. Il était le fruit du cerveau de 3 ou 4 types, dont j’étais, avec Devillers, Dessinge, et Pierre About. Le journal était financé par Marc Planchon, qui était progressiste. Bernard Dranber nous a ensuite rejoints. Il représentait l’évolution de notre état d’esprit depuis notre arrivée. C’était un journal pour la paix, « unioniste », qui était fait à la base pour la guerre. Pour Paris-Saigon, la guerre n’était pas jouable. La situation était impossible, il fallait négocier avec le Viêt Nam pour qu’il soit un Etat libre dans l’Union Française. De plus, la guerre, ça commençait à bien faire ! Nous étions partisans de l’entente pour préserver de la réalité française en Indochine, pour garder le plus de France possible dans quelque chose qui n’était plus la France. Pierre About venait d’une famille coloniale, installée depuis longtemps. Au début, il était conservateur, mais il s’est laissé convertir et a finalement marché avec nous, ce qui nous fut très surprenant. Il objectait parfois, mais il marchait. C’était un vieil homme d’expérience rallié à nous. Vous ne parlez pas de Monsieur Le Révérend… Le Révérend était un brave type qui n’avait aucune idée particulière. Il s’est joint à nous, c’était un bon copain. Avez-vous eu des soucis par rapport à votre « double-casquette », d’écrire à la fois pour la paix et pour la guerre ? Non, non, je n’ai jamais rencontré de soucis particuliers. 8/ Que pensiez-vous de l’autonomisme Cochinchinois ? Vous avez rencontré Nguyên Tan Cuong le 28 novembre 45, qui voulait créer le parti autonomiste. Puis, il y a eu le conseil Consultatif et le Gouvernement provisoire de la Cochinchine, avec Nguyên Van Thinh. Les autonomistes cochinchinois vous ont-ils semblé réels, en 45 et 46 ? Ou étaient-ils, comme on les présente souvent, une minorité, un fantasme, une création des Français et de l’amiral d’Argenlieu ? Oui, Nguyên Tan Cuong était apparenté aux autonomistes. L’autonomisme était voulu par les Cochinchinois eux-mêmes, et il y avait un patriotisme cochinchinois certain, un « Cochinchinisme ». C’était une réalité. C’était en effet une forme de « méridionalisme » Vietnamien, comme il y a un méridionalisme en France, et dans beaucoup de pays du monde. Ils avaient le soutien du peuple cochinchinois, mais pas pour un séparatisme pour autant. Les deux notions sont différentes. Ils voulaient être autonomes dans un grand Viêt-Nam. De fait, cette volonté d’un particularisme avait des raisons économiques. 9/ Comment avez-vous ressenti le régime de Hanoi, puisque vous y avez été très tôt, en

216/223 février 46, et avez rencontré Giap et Hô Chi Minh ? Le régime de Hanoï était totalitaire, mais il était une réponse au système totalitaire colonial. 10/ La conversation dérive sur le regard que Monsieur Lacouture porte sur cette expérience. Je crois avoir été ébloui du rôle historique que je me voyais jouer. Il faut comprendre, nous étions de jeunes bourgeois d’éducation catholique (Jean Lacouture avait 25 ans à l’époque), des journalistes débutants, et nous étions reçus par le président de la République adverse, Hô Chi Minh ! Le courant est très bien passé avec les Viêt Minh. Hô Chi Minh, Giap, et Pham Van Dông étaient des hommes séduisants et sympathiques, qui étaient contents de montrer qu’ils parlaient très bien le français. Pour cela, je me suis jeté de l’autre côté peut-être un peu vite. Jean Lacouture est rentré en France le 15/12/1946, 4 jours avant l’attaque de Hanoi.

217/223 Index des personnes A Churchill, Winston...... 51, 82 About, Pierre...... 194, 195, 201, 216 Copin, Henri...... 3, 13, 203, 206 Alessandri, Marcel (général)....30, 45, 52, Cosme, Henri...... 23 53, 54, 82 Cuong Dê (prince)...... 21, 31 Ananda Mahidol (roi)...... 50 D Argenlieu, Georges Thierry d' (amiral) 10, Dalloz, Jacques...... 81, 205 13, 18, 52, 54, 55, 56, 60, 61, 64, 67, 69, Davée, Robert...... 108, 113, 121, 123 70, 71, 72, 73, 76, 77, 79, 81, 82, 83, 86, Dèbes (colonel)...... 98 93, 97, 99, 109, 113, 115, 117, 121, 122, Decoux (amiral)15, 17, 18, 19, 21, 22, 23, 123, 124, 125, 131, 132, 134, 141, 142, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 31, 33, 42, 55, 61, 143, 181, 184, 186, 199, 200, 203, 205, 119, 199, 204 210, 214, 216 Despierres, Jean...... 31, 66 Attlee, Clement...... 51, 54 Dessinges, Pierre-Maurice....194, 197, 201 Aubrac, Raymond...... 92, 103 Devillers,¨Philippe....9, 13, 18, 22, 32, 46, Aung San...... 53 60, 61, 74, 79, 86, 93, 95, 181, 182, 183, Aymé, Marcel (général)..23, 25, 26, 28, 29 184, 186, 194, 195, 197, 201, 203, 206, B 213, 214, 215, 216 Ba Duong...... 59 Dông Thu Huong...... 8 Bao Dai...... 31, 41, 46, 57, 157, 182 Doriot, Jacques...... 85, 125, 186 Barquisseau, Raphaël. 138, 139, 147, 160, Dranber, Bernard..194, 196, 201, 215, 216 166 Duong Bach Mai...... 73, 81 Bert, Paul...... 27, 69, 141, 142, 147 Duong Dinh Khuê...... 11 Besson, Maurice...... 113, 142 E Beuve-Méry, Hubert.....181, 182, 214, 215 Éboué, Félix...... 102 Bidault, Georges30, 75, 80, 81, 82, 83, 84, Eckert, Louis-Ferdinand...... 113 94, 95, 98, 105, 109, 185, 189, 191, 199, F 205, 214 Fall, Bernard...... 9, 206 Blanchet, André...... 181, 182, 183 Ferry, Jules...... 141, 142, 152 Blum, Léon...... 56, 94, 95, 99 Folin, Jacques de 9, 18, 22, 26, 27, 61, 70, Bobillot (sergent)...... 141, 142, 144 87, 96, 204 Boissieu, de (général)...... 57 Fonfreide, Francis...... 109, 110, 112, 203 Borjane, Henry...... 113, 142, 164, 165, 175 Franchini, Philippe...... 9 Bourdarel, Georges...... 9, 10, 87 G Brévié, Joseph...... 18 Gandhi...... 10, 53, 54 Brocheux, Pierre...... 8, 38, 151, 167, 204 Garnier, Francis...... 141, 142, 165 C Gaulle, Charles de (général)10, 17, 18, 23, Cachin, Marcel...... 38 24, 26, 33, 35, 45, 46, 49, 50, 51, 52, 53, Calmette, Albert...... 141, 142 54, 55, 56, 57, 58, 62, 70, 83, 85, 86, 92, Carnac, Jean...... 113, 127, 146, 183 95, 102, 108, 109, 110, 112, 113, 115, 119, Catroux, Georges (général)....17, 18, 108, 120, 122, 123, 125, 132, 133, 135, 140, 112 145, 199, 201, 204, 214 Cédile, Jean 10, 55, 57, 62, 72, 76, 77, 102 Giacobbi, Paul 27, 57, 107, 113, 120, 123, Chambon, Pierre. 113, 121, 130, 132, 146, 141, 142, 201 175 Giap (général)9, 10, 13, 22, 34, 36, 40, 41, Chaplin, Charlie...... 165 42, 57, 59, 71, 73, 74, 75, 79, 80, 88, 89, Chazelle, Jacques 113, 114, 175, 181, 182, 96, 99, 100, 188, 200, 203, 214, 217 183, 186 Girardet, Raoul...... 128, 151, 152, 204 Chomette (lieutenant)...... 29, 144 Godart, Justin....13, 92, 94, 187, 188, 189, Chulalongkorn (roi)...... 47 190, 191, 192, 201, 203, 204, 205

218/223 Gouin, Félix...... 80, 95 Leflech...... 113, 124, 133, 157 Gracey, Douglas (général-major)...54, 55, Legrand, Louis...... 20, 21 59, 60 Lénine, Vladimir Illitch...... 38 Grandjean, Philippe..9, 18, 19, 20, 27, 39, Levain (Capitaine)...... 26 43, 204 Longeaux, Louis...... 113 Gras, Yves...... 38, 64, 165 Longuet, Jean...... 38 Guérif, Jacques...181, 182, 183, 184, 185, Lou-Han (général)...... 66, 67, 68, 88 186, 201 Lozeray, Henri...... 81 H Lyautey, Hubert (maréchal)...... 141, 165 Harmand, Jules...... 141 M Héméry, Daniel...... 37, 204 MacArthur, Douglas (général)...... 35, 141 Herriot, Edouard...85, 109, 116, 187, 188, Madrolle, Claude...... 15 201 Malleret, Louis...... 150, 155, 164 Hertrich, Jean-Michel...... 144, 181, 182 Marchal, Henri...... 113, 165 Hirohito (empereur)...... 55 Margerie, Roland de...... 23 Hô Chi Minh...7, 8, 10, 14, 15, 21, 34, 35, Marx, Karl...... 38, 93 36, 38, 39, 40, 41, 43, 56, 65, 69, 70, 71, Maspero, Henri...... 141, 163, 165 72, 73, 77, 79, 80, 81, 83, 85, 86, 87, 88, Massu, Jacques (général)...... 60, 63, 97 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 98, 99, 100, Matsumoto (général)...... 29, 31 107, 117, 127, 132, 161, 173, 181, 183, Max André...... 73, 81 186, 189, 190, 199, 200, 203, 205, 206, Mayer, Daniel...... 94 211, 212, 213, 214, 215, 217 Meillier, Maurice...... 108, 113, 142, 175 Hoang Minh Giam...... 69, 81, 99 Memmi, Albert.....135, 137, 150, 193, 204 Hsiao Wen (général)...... 88 Messmer, Pierre...... 57, 73, 74, 81 Huynh Phu So...... 21 Milon (capitaine)...... 23 I Minoda (général)...... 31 Isoart, Paul...... 18, 24 Monireth (prince)...... 45, 49, 133 J Monnerville, Gaston...... 120 Joliot-Curie, Irène...... 94, 188, 190, 191 Mordant, Eugène (général)...23, 25, 26, 28 Jouglet, René...... 113, 139, 153, 157 Morlière (général)...... 96 Jourdain, Francis...... 188, 190, 192 Mounier, Emmanuel...... 93, 188, 190 Juin, Alphonse (général)...... , 70, 94 Mountbatten, Louis (amiral).6, 51, 54, 55, K 56 Kindavong (prince)...... 45, 49, 133 Moutet, Marius. 56, 70, 72, 76, 77, 85, 90, L 91, 94, 97, 98, 99, 113, 117, 141, 142, Lacouture, Jean...3, 13, 39, 60, 61, 62, 66, 187, 188 70, 76, 95, 181, 194, 195, 196, 197, 201, Mus, Paul..10, 13, 18, 26, 43, 63, 94, 112, 203, 205, 206, 214, 217 115, 161, 173, 174, 176, 177, 178, 179, Langlade, François de...23, 24, 25, 26, 56, 180, 201, 202, 203 113, 131, 146 N Laurentie, Henri...... 33, 57, 102, 113, 131 Naguno (général)...... 29 Lê Hong Phong...... 37 Ner, Marcel...... 113, 147 Lê Van Hoach...... 97 Ngô Dinh Diêm...... 9, 10, 41 Leblond, Marius...... 104, 113, 130 Ngô Dinh Khôi...... 41 Leclerc, Philippe de Hautecloque Nguyên Ai Quôc (Hô Chi Minh)....21, 22, (général)10, 15, 45, 54, 55, 56, 60, 62, 63, 35, 36, 37, 38, 39, 87, 91 64, 66, 70, 72, 79, 82, 84, 86, 92, 99, 102, Nguyên An Ninh...... 36, 37 121, 122, 128, 132, 134, 136, 143, 178, Nguyên Binh...... 72, 76, 97, 200 179, 182, 194, 195, 199, 205, 214 Nguyên Dac Khê...... 34 Lecoq (lieutenant-colonel)...... 33, 125 Nguyên Quôc Dinh...... 34, 56, 176

219/223 Nguyên Thai Hoc...... 37 Sabattier, Gabriel (général)27, 28, 29, 120, Nguyên Thê Anh...... 8 125 Nguyên Thi Minh Khai...... 88 Sainteny, Jean 9, 10, 13, 15, 30, 39, 40, 52, Nguyên Tuong Tam...... 73, 96 57, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 78, 79, 82, Nguyên Tuong Tâm...... 89 83, 85, 86, 88, 91, 92, 94, 96, 98, 99, 100, Nguyên Van Huyên...... 43 127, 131, 181, 199, 203, 205, 211 Nguyên Van Thinh....76, 97, 185, 188, 216 Salan, Raoul...... 68, 73, 79, 81 Nguyên Van Xuân...... 76 Salan, Raoul (général)...... 68, 73, 79, 81 Nouschi, André...... 11 Sarraut, Albert21, 36, 42, 68, 92, 117, 129, O 147 Osmena, Sergio...... 53 Savannavong, Outhong...... 46, 133 P Schumann, Maurice...... 79, 214 Paidge, L-E...... 131, 175 Sihanouk, Norodom (roi). 44, 45, 46, 130, Patti (major)...... 40 133, 139, 140 Pechkoff, Zinovi (général)...... 52 Simpson Jones...... 89 Pelliot, Paul...... 114, 141, 165, 177 Sisavang (roi)...... 44, 45, 46, 133 Pétain, Philippe ...... 19 Soekarno...... 53 Pétain, Philippe (maréchal) 17, 19, 27, 188 Son Ngoc Thanh...... 44, 45, 46 Pethsarath (prince)44, 45, 46, 49, 133, 157 Staline, Joseph...... 10, 51 Pham Công Tac...... 21 Steel, A. T...... 176 Pham Ngoc Thach...... 73 Subhas Chandra Bose...... 53 Pham Quynh...... 41 T Pham Van Dông39, 40, 79, 81, 82, 91, 217 Ta Quang Buu...... 81 Phan Anh...... 31, 81 Tchang Kai Shek...... 52 Phan Boi Chau...... 8, 36 Thorez, Maurice...... 84, 94 Phan Chau Trinh...... 38 Tillon, Charles...... 189 Phan Ke Toai...... 32, 40, 41 Todd, Olivier...... 9, 204 Pibul (maréchal)...... 47, 49 Trân Huu Duc...... 197 Picasso, Pablo...... 188, 190 Trân Trong Kim...... 14, 31, 39, 40 Pignon, Léon...... 69, 73, 78, 81, 86, 96 Tran Van Chuong...... 32 Planchon, Marc...... 194, 195, 216 Trân Van Giau...... 41, 57, 72 Pleven, René...23, 24, 25, 26, 27, 57, 101, Tran Van Phat...... 72 102, 108, 109, 113, 115, 119, 123, 141, Tricoire (père)...... 41 142, 201, 203, 204 Trinh Dinh Thao...... 32 Q Trinh Van Binh...... 73, 81 Quezon, Manuel L...... 53 Truman, Harry...... 35, 50, 51, 52, 87 R Truong Chinh...... 40, 87 Rivet, Paul...... 81, 188, 190 Tsuchihashi (général)...... 40 Rolland, Romain...... 94, 189 V Roosevelt, Franklin Delano24, 26, 35, 52, Valluy, Jean-Etienne (général)..84, 97, 98, 121, 176 122 Roth, Andrew...... 176 Varenne, Alexandre...... 50, 56, 72, 77, 85, Roure, Rémy.10, 50, 51, 84, 85, 109, 112, 103, 104, 105, 107, 109, 112, 117, 123, 113, 116, 121, 122, 125, 135, 175, 176, 127, 129, 132, 141, 146, 176, 201, 203, 181, 182, 183, 185, 186, 215 205, 214 Rovan, Joseph...... 93 Vinh San (prince)...... 57, 58 Ruscio, Alain...... 9, 13, 39, 118, 150, 155, Vinh Thuy (Bao Dai)...... 41 161, 164, 166, 167, 171, 190, 203, 204, Viollette, Maurice...... 129, 189, 190 206 Viollis, Andrée...... 37, 188, 189, 190 S Vu Hong Khanh...... 71, 88, 89, 211

220/223 Vu Van Hiên...... 73 Wavell, Archibal (Vice-Roi)...... 54 W X Wai Waithayakorn (prince)...... 50 Xuân Phuong...... 20, 31, 138

221/223 Table des matières Chapitre I : jeux de massacre et reconfiguration ...... 17 I- L'Indochine de l'amiral Decoux...... 17 A- Un équilibre ambigu...... 18 B- La « face » est provisoirement sauvée...... 20 II- La mise en place d'une résistance : septembre 1944 – mars 1945...... 23 A- Le sang de l'Indochine doit aussi couler...... 23 B- Une résistance bien maladroite...... 25 III- Le coup du 9 mars 1945, et après ?...... 28 A- Récit d'une éviction totale...... 28 B- La silhouette de l'indépendance...... 31 Chapitre II : le difficile retour des français...... 35 I- La Révolution d'août...... 35 B- Intelligence et heur de la Révolution...... 39 II- Laos et Cambodge:une histoire parallèle...... 44 A- Une histoire parallèle...... 44 B- La guerre avec le Siam...... 47 III- Rétablir la souveraineté française en Indochine...... 51 A- De l'honneur et de l'image de la France dans le monde...... 51 B- L'incompréhension de Paris...... 55 Chapitre III : la paix n'aura pas lieu...... 59 I- La pacification de la Cochinchine...... 60 A- L'arrivée des « nouveaux » au Sud...... 60 B- La chevauchée du général Leclerc...... 63 II- Saura-t-on négocier ?...... 66 A- L'impossible retour au Nord...... 66 B- Quelques accords sont conclus...... 70 III- De Dalat à Fontainebleau...... 73 A- Concilier l'incompatible...... 73 B- Confiance ou défiance réciproque ?...... 77 Chapitre IV : le tournant vers la guerre ...... 80 I- Les échecs de l'été 1946...... 80 A- L'échec (prévisible) de Fontainebleau...... 80 B- L'Union française, une réalisation difficile...... 83 II- « Le général de Gaulle au pouvoir, Hô Chi Minh ne baguenauderait pas ainsi à Paris. » - Amiral d'Argenlieu...... 86 A- Hô Chi Minh, grand chef d'État ?...... 87 B- À Paris, opération séduction...... 91 III- Pris dans l'engrenage...... 94 A- De toutes parts, l'instabilité politique...... 95 B- L'engrenage de la violence...... 97 Chapitre V : la revue Indochine française ...... 101 I- Une association de propagande...... 101 A- L'Association Nationale pour l'Indochine française, création et protagonistes...101 B- Buts et modes d'actions...... 105 C- Une proximité certaine avec les cercles gouvernementaux et coloniaux...... 108 II- Présentation de la revue...... 110 A- Présentation générale...... 110

222/223 B- Les chroniqueurs...... 112 C- Thématiques, ruptures et continuités...... 114 Chapitre VI : discours et idéologie dans la revue...... 117 I- Du colonialisme à l'Union française...... 118 A- L'immuable défense de la souveraineté française ...... 119 B- Un soutien à l'amiral d'Argenlieu...... 122 C- Une compréhension particulière des événements...... 125 II- Grandeur de la France libératrice...... 128 A- De l'humanisme colonial...... 128 B- Mise en récit d'une politique « libérale »...... 131 C- Le rôle libérateur de la France...... 133 III- De la dépendance...... 135 A- Le dyptique dépendance-pourvoyance...... 135 B- Le complexe de dépendance...... 137 IV- Mythologies et justifications coloniales...... 140 A- De la constitution d'une mythologie coloniale...... 141 B- De la justification de l’œuvre coloniale...... 145 Chapitre VII : étude d'une représentation coloniale ...... 150 I- L'Indochinois, un indigène...... 151 A- De l'indigénat...... 151 B- Un homme dominé...... 154 C- De la « duplicité » asiatique, portrait d'un indigène particulier...... 158 II- Cultures et civilisations indochinoises dans la revue...... 162 A- Le sauvetage de civilisations en décrépitude...... 162 B- L'apport du progrès...... 165 III- De l'exotisme...... 167 A- Apsaras, sampans, éléphants et rizières : figures de l'exotisme...... 168 B- La transmission de la représentation...... 170 Chapitre VIII : les contre-discours...... 174 I- Des contre-discours à l'intérieur de la revue Indochine française...... 174 A- Un souci de pluralité...... 175 B- L'exception Paul Mus...... 177 II- Conservateurs et libéraux dans le journal Le Monde...... 181 A- Pour l'Union française, contre la guerre coloniale ?...... 181 B- Tensions dans le journal...... 183 III- L'association France-Vietnam de Justin Godart...... 187 A- Présentation de l'association...... 187 B- Étude d'un contre-discours...... 191 IV- Le journal Paris-Saigon...... 194 A- « L'hebdomadaire de la pensée française en Asie »...... 194 B- Jeter un pont avec le Viêt-Minh...... 197

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