DOI: 10.47743/aic-2020-2-0008 DANA MONAH

La pièce « réécrit le nazisme en une farce bouffonne » (Cogitore, 2015 : 9), aux accents ubuesques : c’est l’histoire du roi Analphabète Ier qui, soucieux de faire en sorte que tous ses sujets pensent comme lui, ramasse les ossements humains pour créer un fantôme d’État, à même de les apeurer et de les aliéner. Le texte, publié sous forme manuscrite dans les pages du magazine littéraire clandestin Vedem [On mène]1, ne connaîtra de représentation publique qu’en début du XXIe siècle. 1944 : le 23 juin, à l’occasion de la visite du camp par une délégation du Comité International de la Croix-Rouge, les nazis mettent en scène une autre réécriture de l’histoire, d’une théâtralité troublante, une mascarade grandiose à même de convaincre la communauté internationale que est une colonie juive modèle : ils promènent les visiteurs dans une petite ville parfaite, où les gens sont bien nourris et bien logés, où ils jouent au football et passent leur temps à donner des spectacles et des concerts. Peu avant la visite, des milliers de prisonniers avaient été envoyés dans les camps d’extermination de l’Est, pour que les inspecteurs n’aient pas l’impression que la ville est surpeuplée. En juin 1944, Hanuš Hachenburg avait déjà été déporté dans le camp des familles d’Auschwitz-Birkenau, où il allait mourir quelques jours plus tard, le 10 juillet. 2009 : la metteuse en scène Claire Audhuy, qui prépare une thèse de doctorat sur le théâtre dans les camps de concentration, découvre la pièce dans les archives du ghetto de Terezín et décide de la faire traduire en français. L’édition française, dans la traduction de Jolana Duškova, paraîtra en 2015, et deux ans plus tard naîtra le spectacle Eldorado Terezín2, qui propose une version scénique de la pièce, mais en la replaçant dans le contexte qui lui a donné naissance. Pour ce faire, Claire Audhuy s’appuie sur un dispositif métathéâtral : une fois la délégation de la Croix-Rouge partie, elle imagine Hanuš en train de donner une représentation de sa pièce à ses camarades. Car c’est sur la toile de fond de la farce nazie que se détache le mieux la force de ce texte qui nous est parvenu comme d’outre-tombe. Deux réécritures de l’histoire sont ainsi mises en regard, pour faire ressortir, en creux, une horreur dont on ne peut parler que de manière indirecte. La démarche de Claire Audhuy s’inscrit dans une volonté de mise à distance assez fréquente dans le discours fictionnel sur la Shoah, elle participe d’une approche antiréaliste qui serait, selon certains commentateurs, la plus appropriée lorsqu’il s’agit de rendre compte de ce phénomène : « l’œuvre à propos de la Shoah […] doit […] porter à la connaissance de son public l’impossibilité à montrer l’essentiel », écrit Luba Jurgenson (2003 : 369), et François Rastier d’ajouter : « pour relater l’inimaginable, il faut avoir recours à la stylisation » (2005 : 129). L’emploi des marionnettes et des figures marionnettiques, pour représenter les victimes

1 Vedem a été un magazine clandestin en langue tchèque, « publié » (tapé à la machine et par la suite à la main) dans le ghetto de Terezín, entre 1924 et 1944, à l’initiative du professeur de littérature Valtr Eisinger. Les contributeurs étaient des garçons âgés de 13 à 16 ans, vivant dans la Maison 1, qu’ils appelaient « La République de Škid ». Le magazine comprenait des poèmes, des histoires, des essais, des dessins. A l’initiative d’un groupe d’étudiants et d’enseignants de l’école alternative Přírodní škola, auxquels se sont rajoutés des survivants du camp et leurs amis, la collection de la revue est désormais consultable sur le site http://www.vedem-terezin.cz/en/vedem- 1rocnik-1943-en.html 2 Eldorado Terezín, texte et mise en scène par Claire Audhuy, d’après la pièce On a besoin d’un fantôme d’Hanuš Hachenburg, production Rodéo d’âme, co-production Comédie de l’Est – Centre dramatique national d’Alsace, 2017. Avec Célia Constantinesco, Marie Hattermann, Sylvain Juret (marionnettistes) et Gabriel Mattei (musicien). Scénographie : Jaime Olivares, création marionnettes : Jaime Olivares et Léa Haouzi. Le spectacle, créé à Strasbourg, a eu des tournées à Genève, à Oberhausbergen ou bien dans l’ancien camp de Natzweiler-Struthof. 74

AIC tout comme les bourreaux, accroît cette sensation de défamiliarisation, car les marionnettes introduisent une distance ludique par rapport au personnage qu’elles figurent et mettent l’accent, selon Didier Plassard, « sur l’activité de production de la narration autant que sur la narration elle-même » (Plassard, 1992 : 18). C’est à travers le théâtre de marionnettes que Hanuš raconte l’extermination des siens. Claire Audhuy y recourra, elle aussi, lorsqu’elle mettra en place son dispositif spectaculaire métathéâtral, qui oppose deux fictions, l’une visant à masquer la réalité, l’autre à la dénoncer de manière détournée. Elle conservera la forme marionnettique proposée par le jeune auteur, et utilisera marionnettes et figurines humaines pour représenter l’univers-cadre, celui du camp de concentration. Ce dispositif, qui attire l’attention sur la manière dont est construite la fiction, place le spectateur dans une position ambiguë, qui est celle des témoins de l’époque et en même temps celle, surinformée, du récepteur du XXIe siècle.

1. Ceci est une ville de province Dans la fiction-cadre, la metteuse en scène propose une reconstitution décalée de la fameuse visite du Comité international de la Croix-Rouge. Les spectateurs, associés aux membres de la délégation, sont guidés à travers cette fiction qui se donne pour la réalité par le commandant du camp, . Le rôle est joué par un comédien qui manipulera également une marionnette grandeur nature, qui représente Paul Eppstein, le pseudo-maire juif de la ville. Si au début du spectacle la marionnette est placée sur une chaise, de dos, la tête légèrement relevée, un bras ballant, faisant penser à un mort plutôt qu’à un vivant, dès l’entrée en scène des observateurs le comédien naviguera entre les deux postures : il changera de voix et baissera sa tête pour dissimuler son visage lorsque c’est Eppstein qui prononce ses répliques, pour passer, quelques secondes plus tard, au rôle du commandant nazi. Le maire apparaît comme un pantin impuissant entre les mains du bourreau, car la marionnette n’est habitée par le comédien que de manière intermittente ; ce qui est plus, Rahm joue avec elle comme un enfant le ferait avec une poupée : il réagit à ses réactions (parfois juste imaginées), la menace ou l’encourage. En effet, c’est pour un spectacle à représentation unique, qui sera donné devant la délégation de la Croix-Rouge, que Rahm entraîne son maire fantoche : il s’agira de démontrer, à travers un parcours guidé dans la ville de Terezín, que le camp est juste une petite ville de province, tout à fait normale, où les gens vivent heureux. C’est le commandant SS qui a conçu le scénario de cette mascarade qu’il entend mettre en scène, et il ne cesse de faire répéter son rôle au protagoniste (« ça va être à vous de jouer le rôle de votre vie »), critiquant son « interprétation » et allant même jusqu’à lui souffler les répliques qu’il est censé prononcer, car il est essentiel de respecter au plus près le scénario préétabli. C’est toujours Rahm qui a sélectionné, parmi les Juifs les plus sains, « en forme olympienne », les comédiens qui joueront dans son spectacle, et il s’est chargé d’envoyer les autres à Auschwitz. Le spectacle comprend une série de courts épisodes, des vignettes qui présentent des aspects de la vie quotidienne au camp, que Rahm et Eppstein commentent, en bonimenteurs. Les scènes sont jouées, pour la plupart, avec des figurines anthropomorphes ou des marionnettes de table manipulées à vue, qui surgissent de valises contenant des maquettes pop-up. Les numéros sont filmés et projetés en direct sur une toile en fond de scène. Le spectateur a ainsi simultanément accès à la fiction à partir de deux angles différents : d’un côté, il aperçoit la version filmée, qui efface le cadre de la fiction et oriente le regard de l’observateur vers les détails que préfèrent mettre en évidence les réalisateurs – c’est la version à laquelle voudrait lui faire croire l’officiel SS ; de l’autre côté, il assiste à la fabrication de la fiction, car à 75

DANA MONAH gauche du plateau, des marionnettistes sont en train de manipuler objets et figurines. Ce dispositif mime la démarche des nazis, à la fois pour ce qui est de la visite de la ville Potemkine et du film de propagande Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet [Terezín. Un film documentaire sur la zone de peuplement juif], réalisé en août 1944 par le metteur en scène juif à l’ordre des autorités nazies, film destiné à berner l’opinion internationale. En quelque sorte, Claire Audhuy reprend des scènes du film documentaire (un match de football, des scènes de travail dans les ateliers, des repas en famille, des jeux d’enfants), mais la mise en scène annonce – à travers le montage des épisodes, qui se succèdent à la manière de numéros de music-hall visant à amuser les spectateurs, tout comme à travers le traitement des personnages – que la prétention à la représentation mimétique est un leurre. Dans la plupart des scènes, les « Juifs heureux » sont représentés par des figurines anthropomorphes, rigides, manipulées à vue, par des figurines immobiles, à deux dimensions, ou même par des figures peintes. Ces frêles personnages, dépourvus d’identité, constituent des présences étranges, troublantes, tamisées d’absence, mises en mouvement par des ficelles bien visibles, même sur l’écran. On assiste ainsi à un match de football Berlin – Vienne, commenté d’en off, et on peut se convaincre des excellentes conditions de vie des Juifs, à l’occasion des scènes à la piscine ou des repas en famille. Même lorsque les personnages sont représentés par des marionnettes, comme dans la scène des « sardines portugaises », des procédés de distanciation avertissent le spectateur quant à la fausseté du petit paradis mis en place par la fiction enchâssée : les marionnettes sont manipulées à vue, et leur taille réduite contraste avec celle de Rahm, qui n’hésite pas à se glisser dans le jeu, à se joindre aux chansons des enfants vantant les mérites des « sardines de l’oncle Rahm », dont ils ont trop mangé. Ce n’est que dans la scène finale qu’apparaissent de vrais comédiens, dans les rôles des « ghetto swingers », mais ici encore, le commandant chante et danse avec ses victimes, dans un numéro de music-hall à l’air trop joyeux. Dans ce petit monde parfait, que les observateurs visitent sur musique d’accordéon, dans ce monde où l’on chante et l’on danse, tout est trop mignon pour être vrai. Les spectateurs sont les dupes de cette mascarade, et on fait tout pour qu’ils acceptent de bon gré la fiction qui se donne pour la vérité : on leur fournit des appareils photo et on les encourage à tout photographier (car tout est réglé au plus près), on leur propose même de goûter des sardines portugaises pour se convaincre de leur qualité et implicitement de la vie confortable des internés. Pour finir en beauté, on les invite, en avant-première, à visionner des séquences du fil de propagande tourné à leur intention : sur l’écran, les spectateurs reconnaîtront la version officielle des scènes à la fabrication desquelles ils viennent d’assister. A ce spectacle où les marionnettes et figurines anthropomorphes apparaissent comme des figures de vulnérabilité et de soumission, dépourvues d’identité et de volonté, pauvres instruments dans les mains de ceux qui les manipulent, s’opposeront, dans la seconde partie d’Eldorado Terezín, les marionnettes subversives de l’enfant, les animaux à l’aide lesquels il proposera une réécriture fantaisiste et insolente de l’enfer qui lui est imposé.

2. Ubu à Terezín C’est toujours par la médiation d’un guide que le spectateur a accès à la fiction enchâssée : une fois la délégation de la Croix-Rouge partie, entre en scène Hanuš, accompagné d’un doudou ; il convoque ses camarades, membres d’une société secrète, « la République des Škid », un petit monde à part dans l’univers concentrationnaire, où les enfants organisent des activités

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AIC qui leur permettent de garder la dignité et le courage. Le programme de cette soirée, auquel le spectateur de Claire Audhuy assistera en compagnie des garçons, comprend, comme d’habitude, un « état des lieux des citoyens de la république autonome de Škid » (la liste des membres de l’association qui ont été envoyés en convoi pour la Pologne, celle des malades et des morts), mais aussi un événement artistique extraordinaire : Hanuš, qui sait pourtant que son nom se trouve sur la liste du prochain convoi, profite de cette occasion pour amuser ses copains avec la pièce qu’il vient de composer. Les garçons sont assis par terre, de dos, et le spectateur extra-fictionnel est placé, encore une fois, dans la position d’un observateur : c’est une petite communauté apeurée qu’il regarde, en train de braver, tant qu’il est encore possible, l’horreur de ce qui l’attend à l’Est. Car Hanuš le dira, une fois la représentation finie : la plupart de ses amis vont partir, eux aussi, pour la Pologne. Et peut-être que certains le savent déjà. Quelques cartons, qui font penser aux cubes des enfants, sur lesquels on a peint le titre de la pièce, tout comme un vélo que Hanuš appelle « vélodrame », fourniront le décor de la pièce. Le dispositif de la fiction enchâssée imite, en le renversant, celui de la fiction-cadre, car si le garçon accompagne le spectateur dans son spectacle, il précise d’emblée le caractère fictionnel de ce qui sera montré : « on dirait que l’histoire commence dans le palais d’Analphabète Gueule Premier… ». Ce début, qui n’est pas sans rappeler les incipit des contes de fées, transpose les enfants dans le monde de l’imaginaire, du rêve. Tout au long du spectacle, Hanuš annoncera des différents lieux de l’action, marquant les passages entre les actes et n’hésitera pas à empiéter sur la cadre de la fiction, pour la commenter ou pour échanger des regards avec les personnages. Il se chargera, tout comme l’avait fait Rahm, de manipuler la marionnette représentant le protagoniste de son histoire, mais cette fois-ci c’est la victime qui manipule le bourreau, puisqu’Analphabète Ier n’est qu’une petite marionnette à gaine, que l’enfant domine par sa taille. Cette impression de domination est accrue par le fait que les comédiens qui manipulent les autres personnages se tiennent dans le noir, n’interviennent pas dans l’histoire. Au spectacle rigide de Rahm, où les rôles sont écrits à l’avance et où toute tentative d’improvisation équivaut à une mort certaine, Hanuš oppose un théâtre de l’imagination, de la liberté, de l’insolence. Il crée sur scène un petit monde au carrefour de l’innocence enfantine et d’une cruauté bouffonne, ubuesque, où le mal est constamment tourné en dérision par le traitement qui lui est imposé. Les personnages sont représentés par des marionnettes en peluche, qui « ressemblent […] à des doudous que les enfants auraient pu amener en déportation. Leur caractère enfantin et naïf contraste radicalement avec la violence du propos. Elles rendent hommage à l’enfance qu’Hanuš a dû abandonner avant l’âge » (Audhuy, 2018 : 6). Le roi Analphabète Ier est un oiseau au bec énorme, ses soldats du service de sécurité, dénommés les Saucissons Brutaux, sont des chiens qui ne peuvent pas avancer, mais tournent dans une sorte de carrousel, les citoyens ressemblent vaguement à des souris, tandis que la Mort est un squelette d’oiseau doté d’un petit jupon transparent de danseuse. On dirait que Ubu et Orwell se sont donné rendez-vous dans le monde construit par Hanuš sur scène : les habitants du royaume sont obligés de remettre, « de manière spontanée et joyeuse » (Hachenburg, 2015 : 28) leurs parents âgés de plus de soixante ans au service de ramassage, faute de quoi ils seront punis de « la mort éternelle au feu infernal » (Hachenburg, 2015 : 26). La machine à broyer, qui avale les vieillards et crache leurs os une fois sa besogne terminée, est représentée, dans la mise en scène de Claire Audhuy, par le « vélodrame », un vélo renversé qui n’est pas sans rappeler « la trappe » à laquelle Père Ubu destinait ses sujets insoumis ; d’ailleurs, une même mécanique joyeuse régit les assassinats dans les deux œuvres. 77

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La religion est traitée avec une insolence de facture ubuesque dans ce monde où les agents du roi n’hésitent pas à dilapider les églises, non pas pour s’approprier leurs trésors, mais les os des saints (« trois côtés et un os à moelle de Saint-Sébastien »), car ils sont excellents pour préparer de la colle : « les dents collent tellement bien » (Hachenburg, 2015 : 40), s’extasie le roi, qui ne veut en aucun cas les rendre à ses sujets. De leur côté, ces derniers, « pauvres brebis affamées », ne les requièrent pas pour les vénérer, mais plutôt pour préparer « trente litres de soupe pour les pauvres chômeurs » (Hachenburg, 2015 : 40). La Mort elle-même est un curieux personnage dans cette histoire : le roi l’arrête et en fait son sujet, l’engageant comme Fantôme d’État. Docile, la Mort accomplit ce travail pendant trois ans, mais sans grand succès : les enfants mêmes en rient, car ses interjections enfantines (« bouh ! bouh ! bouh ! boooooooouuuuuh ! Gloup, miam, slurp ») leur rappellent des émotions particulièrement plaisantes : « c’est comme à la fête foraine en train fantôme » (Hachenburg, 2015 : 32), tandis que les adultes lui demandent ses os pour en faire de la soupe. Déçu par les performances de la Mort, le roi cherche conseil auprès d’un sorcier (qu’il ne payera que si ses conseils prouvent leur efficacité). Celui-ci le convainc que c’est lui, le roi, qui ferait le meilleur fantôme. Difficile à dire si le roi est un meilleur fantôme que la Mort, puisque la dernière scène de la pièce de Hanuš se passe au cirque3 « Histoire, Destin et Cie », où un public d’enfants s’esclaffe de rire en regardant les bagarres de la Mort avec le roi, qui s’accusent réciproquement, et de plus en plus vite, d’être « le coupable ». Une progression ionescienne régit cet échange de répliques, qui semble pouvoir se prolonger à l’infini ; c’est l’exclamation saugrenue d’un petit garçon qui met pourtant fin au dialogue et à la pièce : « Ils sont innocents ! » (Hachenburg, 2015 : 43). De même, les truismes prononcés par les personnages en guise de propositions révolutionnaires (« on pourrait considérer la ligne du méridien de Greenwich au méridien de Greenwich ») (Hachenburg, 2015 : 31) et les grades aberrants font penser à du Ionesco avant la lettre : ainsi, le ministre qui a l’idée de construire un fantôme d’État est « sur-commandant en chef supérieur de la sous- section » (Hachenburg, 2015 : 26). Le sorcier invite ses visiteurs à s’asseoir, même s’il n’y a pas de chaise, ce qui n’est pas sans rappeler les hésitations du Capitaine des pompiers dans La Cantatrice chauve. Dans la mise en scène de Claire Audhuy, Hanuš utilise (comme l’avait fait, probablement, l’auteur de la pièce) la parodie pour mettre à distance la peur de la mort et en même temps pour s’y habituer et y habituer aussi ses camarades. Ce n’est pas une plainte qu’il donne à voir, mais une tentative de braver l’horreur, en la désacralisant, tentative qui trouve son apogée dans la dernière scène, où les forces du mal sont réduites à des attractions de cirque, destinées à amuser les enfants. Une fois le spectacle fini, la fiction retourne au cadre initial, au monde concentrationnaire, et l’on voit Karl Rahm, en compagnie de sa marionnette Eppstein, en train de regarder, sur l’écran en fond de scène, un « spectacle » qui semble l’amuser beaucoup : le texte du rapport du délégué de la Croix-Rouge, accompagné de photos prises durant la visite. C’est le dernier moment où le spectateur extrafictionnel voit des gens en train de regarder quelque-chose qui ressemble à un spectacle, où il est témoin, au second degré, d’une mise en scène.

3 Le spectacle enchâssé est d’ailleurs précédé d’un moment purement ludique, qui s’inscrit dans l’univers du cirque, où l’on voit Hanuš manipuler son doudou, pour qu’il marche dans l’air ou bien disparaisse dans une boîte. Ce prologue annonce la confrontation entre la Mort et le Roi comme un juste autre gag de cirque. 78

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La fin d’Eldorado Terezín s’adresse au spectateur non plus par la médiation des fictions enchâssées, mais justement par un renoncement à la fiction et à la narration : on voit surgir sur l’écran les numéros des convois partis de Terezín et le nombre des déportés, pendant qu’Hanuš récite l’un de ses poèmes. « Je suis seul », voilà le leitmotiv qui scande la confession de cet enfant qui s’adresse à nous, les spectateurs du XXIe siècle, à nous, témoins impuissants et en même temps indirectement coupables de sa tragédie : « je suis seul dans les cendres/et il n’y a rien ».

Conclusions Le dispositif scénique proposé par Claire Audhuy dans Eldorado Terezín oppose deux fictionnalisations de la Shoah – celle des autorités nazies et celle de l’enfant juif – représentées en tant que petits mondes fabriqués de toutes pièces par des créateurs dotés d’un pouvoir absolu sur l’univers qu’ils mettent en scène, sur lequel ils ont d’ailleurs un regard surplombant. Mais si dans l’Eldorado de pacotille de Karl Rahm n’apparaissent que les victimes déguisées en citoyens heureux, l’enfant est le maître d’un monde qui réunit bourreaux et victimes, monde qu’il manipule avec liberté et fantaisie. A quelques exceptions près, les victimes sont représentées, dans le spectacle-cadre comme dans le spectacle enchâssé, par des marionnettes et des figurines. Pour Hanuš, le recours au théâtre des marionnettes est une solution pour représenter des scènes de violence (comme le massacre des vieilles gens) qui auraient été difficile à mettre en scène avec des comédiens, mais aussi pour introduire une distance ludique envers les faits représentés : l’enfant joue, avec ses peluches, au camp, à l’extermination, comme il avait joué, quelques années auparavant, à la guerre avec ses petits soldats. C’est un autre type de distance qu’impose le traitement des personnages dans la fiction-cadre : ici, les victimes sont représentées à des échelles variées (marionnette portée, marionnettes de tables, figurines), mais à chaque fois le processus de manipulation se fait à vue, on aperçoit les ficelles, et l’univers représenté acquiert un caractère irréel en raison du mélange des comédiens et des différents types de succédanés de comédiens. Le spectateur y est réduit au rôle d’un observateur détaché, n’ayant pas la capacité d’intervenir, de changer le cours des événements, et en même temps il est assimilé à celui qui se laisse leurrer, qui veut bien croire à la fiction mensongère. L’utilisation des marionnettes pour dire l’indicible ne peut qu’intriguer, car le castelet appartient, dans l’imaginaire collectif, au monde de l’enfance. Son inscription dans l’univers du camp participe de cette stratégie de mise à distance qui aide à saisir l’horreur par ce qui semble s’en détourner. On assiste dans ces deux spectacles à un traitement ludique de la Shoah, on y joue à l’extermination, démarche qui n’est pas sans rappeler le spectacle Kamp de la compagnie néerlandaise Hotel Modern (2005), spectacle qui se proposait de représenter une fable similaire : une journée à Auschwitz. Dans Eldorado Terezín, le jeu insolent et surréaliste des peluches d’Hanuš se donne comme une réponse, enfouie, enterrée (par l’enchâssement fictionnel) au jeu sadique des autorités nazies, qui transforment les prisonniers en fantoches impuissantes. C’est à une double « comédie sous la terreur » (Lanzmann, 2013 : 69), dont Karl Rahm et Hanuš Hachenburg sont les artistes démiurges, qu’assiste le spectateur de Claire Audhuy.

REMERCIEMENTS : Cet article a bénéficié du soutien d’un projet du Ministère de la Recherche et de l’Innovation de Roumanie, CNCS - UEFISCDI, numéro du projet PN-III-P1-1.1-PD-2016-1124, dans le

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DANA MONAH cadre de PNCDI III. Nous remercions Claire Audhuy d’avoir mis à notre disposition la captation du spectacle Eldorado Terezín.

BIBLIOGRAPHIE : AUDHUY, Claire (2018). Nous allons jouer avec l’instrumentalisation du regard. Propos recueillis par Irène Kaiser. In Eldorado Terezín. Dossier pédagogique, théâtre des marionnettes de Genève. COGITORE, Baptiste (2015). Onze pages trouvées par hasard. In H. HACHENBURG, On a besoin d’un fantôme. Strasbourg : Rodéo d’âme. HACHENBURG, Hanuš. (2015). On a besoin d’un fantôme. Strasbourg : Rodéo d’âme. JURGENSON, Luba (2003). L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?. Monaco : Editions du Rocher. LANZMANN, Claude (2013). Un Vivant qui passe. Auschwitz 1943 – Theresienstadt 1944 [(Entretien avec ]. Paris : Gallimard. PLASSARD, Didier (1992). L’Acteur en effigie. Figures de l’homme artificiel dans le théâtre des avant-gardes historiques (Allemagne, France, Italie). Lausanne : L’Age d’homme ; Charleville- Mézières : Institut International de la Marionnette, coll. « Théâtre années vingt ». RASTIER, François (2005). Ulysse à Auschwitz. Primo Levi, le survivant. Paris : Cerf.

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