08 Monah Layout 1

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DOI: 10.47743/aic-2020-2-0008 DANA MONAH La pièce « réécrit le nazisme en une farce bouffonne » (Cogitore, 2015 : 9), aux accents ubuesques : c’est l’histoire du roi Analphabète Ier qui, soucieux de faire en sorte que tous ses sujets pensent comme lui, ramasse les ossements humains pour créer un fantôme d’État, à même de les apeurer et de les aliéner. Le texte, publié sous forme manuscrite dans les pages du magazine littéraire clandestin Vedem [On mène]1, ne connaîtra de représentation publique qu’en début du XXIe siècle. 1944 : le 23 juin, à l’occasion de la visite du camp par une délégation du Comité International de la Croix-Rouge, les nazis mettent en scène une autre réécriture de l’histoire, d’une théâtralité troublante, une mascarade grandiose à même de convaincre la communauté internationale que Terezín est une colonie juive modèle : ils promènent les visiteurs dans une petite ville parfaite, où les gens sont bien nourris et bien logés, où ils jouent au football et passent leur temps à donner des spectacles et des concerts. Peu avant la visite, des milliers de prisonniers avaient été envoyés dans les camps d’extermination de l’Est, pour que les inspecteurs n’aient pas l’impression que la ville est surpeuplée. En juin 1944, Hanuš Hachenburg avait déjà été déporté dans le camp des familles d’Auschwitz-Birkenau, où il allait mourir quelques jours plus tard, le 10 juillet. 2009 : la metteuse en scène Claire Audhuy, qui prépare une thèse de doctorat sur le théâtre dans les camps de concentration, découvre la pièce dans les archives du ghetto de Terezín et décide de la faire traduire en français. L’édition française, dans la traduction de Jolana Duškova, paraîtra en 2015, et deux ans plus tard naîtra le spectacle Eldorado Terezín2, qui propose une version scénique de la pièce, mais en la replaçant dans le contexte qui lui a donné naissance. Pour ce faire, Claire Audhuy s’appuie sur un dispositif métathéâtral : une fois la délégation de la Croix-Rouge partie, elle imagine Hanuš en train de donner une représentation de sa pièce à ses camarades. Car c’est sur la toile de fond de la farce nazie que se détache le mieux la force de ce texte qui nous est parvenu comme d’outre-tombe. Deux réécritures de l’histoire sont ainsi mises en regard, pour faire ressortir, en creux, une horreur dont on ne peut parler que de manière indirecte. La démarche de Claire Audhuy s’inscrit dans une volonté de mise à distance assez fréquente dans le discours fictionnel sur la Shoah, elle participe d’une approche antiréaliste qui serait, selon certains commentateurs, la plus appropriée lorsqu’il s’agit de rendre compte de ce phénomène : « l’œuvre à propos de la Shoah […] doit […] porter à la connaissance de son public l’impossibilité à montrer l’essentiel », écrit Luba Jurgenson (2003 : 369), et François Rastier d’ajouter : « pour relater l’inimaginable, il faut avoir recours à la stylisation » (2005 : 129). L’emploi des marionnettes et des figures marionnettiques, pour représenter les victimes 1 Vedem a été un magazine clandestin en langue tchèque, « publié » (tapé à la machine et par la suite à la main) dans le ghetto de Terezín, entre 1924 et 1944, à l’initiative du professeur de littérature Valtr Eisinger. Les contributeurs étaient des garçons âgés de 13 à 16 ans, vivant dans la Maison 1, qu’ils appelaient « La République de Škid ». Le magazine comprenait des poèmes, des histoires, des essais, des dessins. A l’initiative d’un groupe d’étudiants et d’enseignants de l’école alternative Přírodní škola, auxquels se sont rajoutés des survivants du camp et leurs amis, la collection de la revue est désormais consultable sur le site http://www.vedem-terezin.cz/en/vedem- 1rocnik-1943-en.html 2 Eldorado Terezín, texte et mise en scène par Claire Audhuy, d’après la pièce On a besoin d’un fantôme d’Hanuš Hachenburg, production Rodéo d’âme, co-production Comédie de l’Est – Centre dramatique national d’Alsace, 2017. Avec Célia Constantinesco, Marie Hattermann, Sylvain Juret (marionnettistes) et Gabriel Mattei (musicien). Scénographie : Jaime Olivares, création marionnettes : Jaime Olivares et Léa Haouzi. Le spectacle, créé à Strasbourg, a eu des tournées à Genève, à Oberhausbergen ou bien dans l’ancien camp de Natzweiler-Struthof. 74 AIC tout comme les bourreaux, accroît cette sensation de défamiliarisation, car les marionnettes introduisent une distance ludique par rapport au personnage qu’elles figurent et mettent l’accent, selon Didier Plassard, « sur l’activité de production de la narration autant que sur la narration elle-même » (Plassard, 1992 : 18). C’est à travers le théâtre de marionnettes que Hanuš raconte l’extermination des siens. Claire Audhuy y recourra, elle aussi, lorsqu’elle mettra en place son dispositif spectaculaire métathéâtral, qui oppose deux fictions, l’une visant à masquer la réalité, l’autre à la dénoncer de manière détournée. Elle conservera la forme marionnettique proposée par le jeune auteur, et utilisera marionnettes et figurines humaines pour représenter l’univers-cadre, celui du camp de concentration. Ce dispositif, qui attire l’attention sur la manière dont est construite la fiction, place le spectateur dans une position ambiguë, qui est celle des témoins de l’époque et en même temps celle, surinformée, du récepteur du XXIe siècle. 1. Ceci est une ville de province Dans la fiction-cadre, la metteuse en scène propose une reconstitution décalée de la fameuse visite du Comité international de la Croix-Rouge. Les spectateurs, associés aux membres de la délégation, sont guidés à travers cette fiction qui se donne pour la réalité par le commandant du camp, Karl Rahm. Le rôle est joué par un comédien qui manipulera également une marionnette grandeur nature, qui représente Paul Eppstein, le pseudo-maire juif de la ville. Si au début du spectacle la marionnette est placée sur une chaise, de dos, la tête légèrement relevée, un bras ballant, faisant penser à un mort plutôt qu’à un vivant, dès l’entrée en scène des observateurs le comédien naviguera entre les deux postures : il changera de voix et baissera sa tête pour dissimuler son visage lorsque c’est Eppstein qui prononce ses répliques, pour passer, quelques secondes plus tard, au rôle du commandant nazi. Le maire apparaît comme un pantin impuissant entre les mains du bourreau, car la marionnette n’est habitée par le comédien que de manière intermittente ; ce qui est plus, Rahm joue avec elle comme un enfant le ferait avec une poupée : il réagit à ses réactions (parfois juste imaginées), la menace ou l’encourage. En effet, c’est pour un spectacle à représentation unique, qui sera donné devant la délégation de la Croix-Rouge, que Rahm entraîne son maire fantoche : il s’agira de démontrer, à travers un parcours guidé dans la ville de Terezín, que le camp est juste une petite ville de province, tout à fait normale, où les gens vivent heureux. C’est le commandant SS qui a conçu le scénario de cette mascarade qu’il entend mettre en scène, et il ne cesse de faire répéter son rôle au protagoniste (« ça va être à vous de jouer le rôle de votre vie »), critiquant son « interprétation » et allant même jusqu’à lui souffler les répliques qu’il est censé prononcer, car il est essentiel de respecter au plus près le scénario préétabli. C’est toujours Rahm qui a sélectionné, parmi les Juifs les plus sains, « en forme olympienne », les comédiens qui joueront dans son spectacle, et il s’est chargé d’envoyer les autres à Auschwitz. Le spectacle comprend une série de courts épisodes, des vignettes qui présentent des aspects de la vie quotidienne au camp, que Rahm et Eppstein commentent, en bonimenteurs. Les scènes sont jouées, pour la plupart, avec des figurines anthropomorphes ou des marionnettes de table manipulées à vue, qui surgissent de valises contenant des maquettes pop-up. Les numéros sont filmés et projetés en direct sur une toile en fond de scène. Le spectateur a ainsi simultanément accès à la fiction à partir de deux angles différents : d’un côté, il aperçoit la version filmée, qui efface le cadre de la fiction et oriente le regard de l’observateur vers les détails que préfèrent mettre en évidence les réalisateurs – c’est la version à laquelle voudrait lui faire croire l’officiel SS ; de l’autre côté, il assiste à la fabrication de la fiction, car à 75 DANA MONAH gauche du plateau, des marionnettistes sont en train de manipuler objets et figurines. Ce dispositif mime la démarche des nazis, à la fois pour ce qui est de la visite de la ville Potemkine et du film de propagande Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet [Terezín. Un film documentaire sur la zone de peuplement juif], réalisé en août 1944 par le metteur en scène juif Kurt Gerron à l’ordre des autorités nazies, film destiné à berner l’opinion internationale. En quelque sorte, Claire Audhuy reprend des scènes du film documentaire (un match de football, des scènes de travail dans les ateliers, des repas en famille, des jeux d’enfants), mais la mise en scène annonce – à travers le montage des épisodes, qui se succèdent à la manière de numéros de music-hall visant à amuser les spectateurs, tout comme à travers le traitement des personnages – que la prétention à la représentation mimétique est un leurre. Dans la plupart des scènes, les « Juifs heureux » sont représentés par des figurines anthropomorphes, rigides, manipulées à vue, par des figurines immobiles, à deux dimensions, ou même par des figures peintes.

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