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ne édition spéciale du bulletin municipal, une réunion publique retransmise en direct sur Facebook, neuf bureaux de vote… En ce Udébut novembre, un petit coin des est gagné par l’effervescence. L’affaire est sérieuse. Voilà cinq ans qu’un simple nom de village empoisonne la vie locale. En 2015, Thaon-les-Vosges, Girmont et Oncourt décident de fusionner. La promesse est belle : plus de moyens, des services mutua- lisés. Reste un tout, tout petit problème : comment appeler ce nouvel ensemble ? Le plus logique serait de garder Thaon-les- Vosges, la plus grande des communes avec 9 000 habitants, mais les autres (respecti- vement 1 000 et 200 administrés) ont peur de disparaître. Alors, dans le secret des délibérations, le vote se porte sur un autre choix, rescapé d’une ancienne commu- nauté de communes : Capavenir-Vosges. Très vite, l’intitulé suscite rejet et moqueries. Les habitants trouvent qu’il ressemble à un nom de centre commercial. Les jeux de mots se multiplient comme ce « tacapavenir » au franc succès. Dans les réunions, les élus voient des sourires appa- raître sur le visage de leurs interlocuteurs dès qu’ils parlent de leur ville, les projets qu’ils portent sont considérés avec moins de sérieux. Personne ne sait même com- ment désigner les habitants de cette petite agglomération. Mais il est trop tard : le préfet a validé l’appellation et le maire s’en-

STÉPHANE HUMBERT-BASSET tête… jusqu’aux élections de 2020, qu’il perd en grande partie sur cette question. Le 8 novembre, Cédric Haxaire, le nouvel ANCRAGE édile, organise un référendum. Le score est sans appel : à 91 %, la population vote pour donner le nom de Thaon-les-Vosges à la Mon village a perdu commune nouvelle, tout en gardant des mairies déléguées à Girmont et Oncourt. son nom Anecdotique, l’histoire de cet ancien centre industriel vosgien ? En apparence, seulement. Car depuis 2016, le mouvement de rapprochement s’est considérablement Comment rebaptiser un bourg accéléré, avec la création de 793 com- sans en nier l’âme et l’histoire ? De plus en plus munes nouvelles, issues de 2 500 villages. Chaque fois, la question du nom s’est de communes, engagées dans des fusions, posée. Quelques cas se résolvent très sim- font face à cette difficulté. plement, lorsque celui de la localité prin- cipale s’impose naturellement. Qui sait, par exemple, que les Sables-d’Olonne sont, PAR AGNÈS LAURENT depuis 2019, le résultat d’une fusion avec Château-d’Olonne et Olonne-sur-Mer ? Mais la plupart des élus refusent cette solution et se lancent dans la recherche

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d’une identité originale. Alors, les ennuis le nouvel intitulé, et non plus celui auquel — P. 30. Mon village a perdu son nom commencent. Les contraintes sont nom- on s’est toujours référé. « Né à Capavenir, — P. 32. Face à l’islam radical, les préfets breuses : le toponyme ne peut pas dépas- cela ne passait pas », reconnaît François en première ligne ser 38 caractères, ce qui interdit d’accoler Grandvallet, le maire délégué d’Oncourt. Le les anciens noms pour en former un nou- changement est d’autant plus difficile à ava- veau. Il faut aussi prévoir la suite, l’ajout de ler qu’il s’ajoute parfois à une modification un hameau du territoire, baptisé « les communes qui devront se reconnaître des appellations de rues pour éviter les Moulins à vent ». « Au bout de huit jours, dans la nouvelle identité. Enfin, il est doublons. De quoi perdre définitivement on a compris qu’on avait fait une bêtise. Les recommandé de trouver un lien avec l’his- ses repères. Ainsi, à Divatte-sur-Loire, l’une gens n’étaient pas contents, nous non plus. toire ou la géographie locale. L’imagination des deux rues des Sabotiers est devenue Deux mois plus tard, on a décidé de reve- est au pouvoir. Parfois pour le meilleur. celle des Meuniers et une place de l’Eglise nir à Plémet », poursuit Romain Boutron. Souvent pour le pire ou le très moyen. s’est muée en place Sainte-Magdeleine. Il faudra deux ans ainsi que de lourdes Il y a ces noms-valises qui font sourire, Quand les habitants rechignent, cer- démarches administratives pour l’officia- comme cet Hypercourt, improbable tains signes ne trompent pas. Au moment liser. A Thaon-les-Vosges, Cédric Haxaire assemblage de trois villages de la Somme, d’annoncer un décès dans le journal, ils espère qu’à l’été prochain, et au prix d’envi- Hyencourt-le-Grand, Pertain et Omiécourt. persistent à mentionner le lieu historique. ron 20 000 euros de remise en état des pan- Il y a ces dénominations qui ne disent rien Lorsqu’ils sont compétiteurs sportifs, ils neaux et des logos, Capavenir-Vosges ne de la spécificité du lieu, comme cet Entre- s’obstinent à arborer les couleurs de leurs sera qu’un mauvais souvenir. Il n’en restera Vignes dans l’Hérault, chapeautant clubs locaux. Et tous apprécient de voir alors plus trace que dans quelques GPS non Vérargues et Saint-Christol, choisi parce leurs maires délégués continuer à présider mis à jour et dans les actes notariés signés que les villages accueillent sept caves et les cérémonies devant « leurs » monuments ces cinq dernières années. Comme un défi deux coopératives, mais qui aurait très bien aux morts les 8 mai et 11 novembre. Même aux chercheurs des siècles prochains qui pu s’appliquer à la quasi-totalité des bourgs lorsque la fusion est voulue et bien accep- se demanderont d’où pouvait bien venir ce de cette région viticole. Il y a ces multiples tée, l’affectif combat toujours un peu la drôle de nom, sorti de nulle part et dont Beauvallon, Valloire qui émergent, y com- raison administrative, comme en témoigne les habitants se sont vite débarrassés. ce cri du cœur de Jean-Jacques Esteban, le maire d’Entre-Vignes. Lorsqu’on l’interroge Puissance publique sur le nom des habitants de sa commune, il De petits détails répond : « Les Saint-Christolains d’Entre- Face à l’islamisme, Vignes et les Vérarguois d’Entre-Vignes. » heurtent, comme On n’efface pas comme ça des décennies les préfets en d’histoire, surtout quand il s’agit d’une ces actes de naissance implantation familiale ancienne. première ligne au nouvel intitulé De temps en temps, la querelle prend une tournure juridique, comme à Divatte- sur-Loire, en Loire-Atlantique. Un petit Créées il y a moins d’un an, les cellules pris dans les paysages de plaines : « C’est groupe d’habitants, emmené par un histo- départementales de « lutte contre valorisant d’opter pour un nom autour de rien local, a décidé de contester devant le l’islamisme et le repli communautaire » “Val”. Il y a là un certain désir de paraître », tribunal administratif ce choix qui efface, à attendent de nouveaux moyens. s’amuse le géographe Roger Brunet, auteur leurs yeux, celui de La Chapelle-Basse-Mer, ne salle de prière clandestine tenue de Nouveaux territoires et nouveaux noms ancien et au riche passé. L’initiative a tourné Upar des ultrareligieux découverte de la France, à paraître en février. court : après une victoire en référé sur un dans une villa du Gard ; des professeurs Emportés par leur projet, les maires vice de forme, le tribunal leur a donné tort du public qui, après leurs heures de cours, sous-estiment l’importance de l’opération. sur le fond en première instance. rejoignent une école coranique hors « Baptiser un village, c’est autre chose que Dans les Côtes-d’Armor, l’ancien maire contrat aux accents fondamentalistes nommer une rue. On peut habiter rue du Romain Boutron, aujourd’hui président dans une ville moyenne au nord de Paris ; Poitou ou rue Charles-de-Gaulle sans se du conseil général, a préféré prendre lui- des commerces halal tenus par des indi- sentir lié par cette identité. En revanche, on même l’initiative du retour en arrière. vidus suivis par les services de renseigne- est attaché à sa commune, c’est un mar- En 2015, il décide de regrouper sa com- ment… Derrière chacun de ces contrôles queur », souligne Pierre Jaillard, président mune de Plémet avec sa petite voisine, La et de ces fermetures, une même entité de la Commission nationale de toponymie, Ferrière. « Il y avait beaucoup de discus- pilotée par les préfets : les Clir, pour « cel- chargée de conseiller les élus dans ces évo- sions, de tergiversations sur la fusion, on lules de lutte contre l’islamisme et le repli lutions. Lorsque le nouveau nom ne corres- résolvait des sujets compliqués, comme communautaire ». pond à rien, les habitants le font savoir. Ils la convergence fiscale. La question du nom Un sigle inconnu du grand public et râlent contre les tracasseries administra- ne s’est pas posée de prime abord », se pourtant au centre de toutes les attentions tives ou le courrier qui n’arrive pas. En réa- remémore-t-il. Lorsqu’elle émerge, il ne politiques. C’est en effet là que se joue l’une lité, ils pleurent une histoire qui disparaît. reste plus beaucoup de temps, les idées ne des ambitions affichées du gouvernement De petits détails heurtent, comme cet sont pas géniales, les élus tranchent en depuis des semaines : la lutte contre le extrait d’acte de naissance sur lequel figure faveur de « Les Moulins », en référence à « séparatisme » à l’échelon territorial.

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