LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI par M. Marcel LUTZ

Afin de bien asseoir la question de l'importance de ce site, il convient de poser un postulat : il faut tout d'abord mettre en évidence ce qui éclate sous nos yeux depuis plus de deux siècles, c'est-à-dire le contexte archéolo­ gique qui nous a été révélé. Il convient donc de considérer la situation du point de vue géographique, économique, sans doute même du point de vue politique (1). Decempagi est située sur une grande voie de caractère stratégique, conduisant de Reims à Strasbourg; nous avons à considérer tout d'abord (2): 1) la voirie : cardo, décumane et voies annexes; 2) les bâtiments : privés, administratifs, religieux, culturels ou autres. De récentes recherches nous montrent que l'agglomération construite s'étend sur plus de 900 m dans l'axe nord-sud et plus de 500 m dans l'axe ouest-est, durant sa première période d'occupation, en période de paix. Durant ce que l'on peut appeler la deuxième période d'occupation,

(1) M. Toussaint, Répertoire archéologique du département de la (période gallo- romaine), Nancy, 1950; Informations archéologiques, XVIIe circonscription (Lorraine), dans Gallia, VIII, 1950, pp. 161-162; E. Delort, Découvertes récentes à Tarquimpol, dans CL., 1951, 3, pp. 41-42; R. Lantier, Recherches archéologiques en Gaule en 1951, dans Gallia, XI, 1953, 2, p. 350; idem, ib., 1952, dans Gallia, XII, 1954, 2, p. 544; M. Lutz, Un outillage de paysan gallo-romain à Tarquimpol, dans R.A.E., III, 1, 1952; E. Delort, dans M.A.M., n.s. 1,1951, p. 25; M. Lutz, Tarquimpol-Decempagi et le Pays de Lindre, dans Patrimoine et Culture en Lorraine, , 1980, p. 49 et ss.; Informations archéologiques, Circonscription de Strasbourg, dans Gallia, XVIII, 1960, 2, p. 224-225; Informations archéologiques, Circonscription de Lorraine, dans Gallia, XXVI, 1968, 2, p. 389 et ss.; M. Lutz, Céramique de tradition La Tène de Tarquimpol-Decempagi, dans R.C.R.F., Acta XVII-XVIII, 1977, p. 27 et ss.; Informations archéologiques, Circons­ cription de Lorraine, dans Gallia, 36,1978, 2, p. 332; Tarquimpol. 15000 spectateurs sur les gradins du théâtre de l'antique Decempagi; Le plus grand théâtre gallo-romain de l'Est découvert dans la presqu'île de Tarquimpol, dans Républicain Lorrain du 23.7.1981. (2) Le site tel que nous voulons le considérer est situé sur le passage de voies importantes; cf. F. Dumasy, Les théâtres ruraux des Carnutes et des Sénons : leur implantation et leurs rapports avec la Civitas, dans R.A.C., 51-52, 1974, p. 201 et 217.

141 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI c'est-à-dire sous le Bas-Empire, en temps de crise, elle doit être réduite au tiers ou même au quart et resserrée entre des remparts. D'un autre côté, il nous faut même considérer son nom : Decempagi. Mais tout ceci demande à être vu de plus près.

La voirie (3). Comme on le sait, dans toute ville ou agglomération romaine, la grande voie nord-sud est le «cardo», «cardo maximus» certes, mais aussi «cardines» secondaires qui diviseront l'agglomération en autant de quar­ tiers, les «insulae». Le «cardo maximus» aboutit généralement au temple d'une divinité majeure. La «decumane» est la voie ouest-est et là aussi on distingue la decu­ mane principale («decumanus maximus»), et les décumanes secondaires, elles aussi à l'origine de quartiers. Le croisement du «cardo» et du «decu­ manus maximus» constituent le carrefour principal de l'agglomération, bordé de forum. Ce sera souvent le carrefour principal de toute une région, comme par exemple celui de Fournirue-rue de Ladoucette, à Metz (4). Mais cardo et decumane ne seront pas seulement le point de départ des insulae de l'agglomération même : ils seront surtout la base sur laquelle viendra s'appuyer la cadastration générale de la cité. Dans le Tarquimpol actuel il est difficile de distinguer les voies princi­ pales : cela provient sans doute en grande partie des bouleversements inter­ venus lors du repli de l'agglomération au Bas-Empire (5). Logiquement on pense à la rue principale du village qui d'ailleurs trouve sa prolongation dans l'étang de Lindre, comme l'a constaté Wichmann, oubliant cependant que sous celle-ci on rencontre également des fondations... Des découvertes restent donc encore à faire. Rappelons que l'étang de Lindre ne remonte qu'au XlVe siècle (6).

(3) K. Wichmann, Decempagi-Tarquinpol, dans A.S.H.A.L., 1892, 2; idem, Ausgrabun­ gen in Tarquinpol, dans A.S.H.A.L., III, 1891; idem, 3. Bericht über die Ausgrabungen in Tarquinpol, dans A.S.H.A.L., VII, 1895. (4) A. Bellard, Sur les cardo maximus et decumanus maximus de la Metz gallo-romaine, dans A.S.H.A.L., LXIV, 1964, p. 21 et ss. (5) M. Lutz, Tarquimpol et l'étang de Lindre, art. cité; G. Nicolini, Les sanctuaires ruraux de Poitou-Charentes : quelques exemples d'implantation et de structure interne, dans Caesarodunum, n°ll, numéro spécial, actes du colloque LE VICUS GALLO- ROMAIN, Tours, 1975, p. 262. (6) Das Reichsland Elsass-Lothringen, Strasbourg, 1901-1903, article Linderweiher.

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Les constructions. Les découvertes faites à différentes époques, nous ont montré que Tarquimpol était truffée de constructions, constructions de caractère privé, plus ou moins grandes (boutiques, ateliers, petites habitations etc..) et constructions de caractère privé importantes, grandes villas par exemple. Que ce soit le long de la rue principale, ou même sous celle-ci, le long des chemins qui bordent l'étang soit à l'ouest, soit à l'est, partout nous ren­ controns des vestiges. Wichmann avait fouillé une habitation de quelque importance à l'est, près du «chemin des cores» et pas très loin de là nous avons découvert nous-même des soubassements sous la maison Colin, la dernière du village à l'aboutissement est de la rue vers l'étang. Des recherches systématiques faites au moment où l'étang était à sec en 1976, ont permis de constater que l'agglomération s'étalait largement sous l'étang actuel à l'est, à l'ouest et au nord et il est probable que l'île de la Folie est à englober dans celle-ci. A la même occasion on repéra une série de constructions, en tout quatorze, au pied du Roemerberg, touchant l'étang ou même légèrement à l'intérieur de celui-ci et il est logique de se poser des questions concernant leur signification et notamment leur rapport avec Decempagi. Mais à côté de bâtiments privés, de dimensions plutôt restreintes et de caractère divers, ateliers ou boutiques très souvent, nous rencontrons la trace de quelques grandes constructions dont quelques-unes sont situées sur la pente sud-est du lieu-dit «Le Vieux Château» et d'une autre située dans le secteur du lieu-dit «La Nouvelle Chaussée», dans la pointe nord-est de la presqu'île. Sommes-nous en présence de constructions privées ou publi­ ques ? Quoi qu'il en soit, nous y reviendrons tout à l'heure. Déjà aux abords du village, plusieurs péristyles apparaissent (7). Une partie de ces renseignements nous ont été fournis par les fouilles, d'autres par les photos aériennes. Il est toutefois certain que nous ne sommes qu'au début des découvertes de ce genre car ce que nous avons appris ces derniers temps concerne essentiellement les bâtiments situés dans la zone la moins boule­ versée de la presqu'île de Tarquimpol, à l'exclusion des vestiges situés dans les jardins et les chènevières.

(7) G. Nicolini, art. cité, p. 268. L'auteur mentionne de grandes maisons à cour ou à péristyle qui remplacent progressivement les cabanes etc., prouvant ainsi que la civili­ sation romaine avait imprimé sa marque sur ces campagnes.

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Viennent ensuite les bâtiments publics dont nous avons connaissance de plusieurs : un temple ou une basilique, déjà signalés par Beaulieu, par Wichmann ensuite, au lieu-dit «Le Vieux Château», un théâtre, d'après des photos aériennes de 1981, sur la pente nord-est du même lieu-dit (8), peut- être un stade, comme semble le montrer une photo aérienne de PI.G.N. (à moins qu'il ne s'agisse que d'une tache...), un important bâtiment de stoc­ kage, actuellement sous l'étang, comme le signalait Wichmann qui le mit au jour en 1891, un aqueduc, découvert en plusieurs endroits notamment sous la maison Oury, à l'extrémité est de la rue principale (9). De tout cela témoignent quantité d'éléments architecturaux de dimensions respectables qu'on retrouve jusque dans le parc de Lindre-Basse, dans l'église de Lindre-Haute, à et surtout ceux découverts lors de la construc­ tion de la conduite d'eau à l'extrémité est du village (10). Il va de soi que tous ces éléments architecturaux proviennent de plu­ sieurs bâtiments divers et non d'un seul, tel, par exemple le théâtre qui devait être le plus important. Celui-ci est situé au lieu-dit «Le Vieux Château», légère éminence dans la partie nord-ouest de la presqu'île, plutôt sur le versant est de celle-ci (11), alors que Wichmann semble avoir localisé un autre grand bâtiment, temple ou basilique sur le versant ouest de cette faible butte, comme nous l'avons vu (12). L'une de nos photos aériennes révéla probablement une construction de caractère cultuel, tout ceci nous donnant un centre monumental impor­ tant qui est essentiel dans l'urbanisme romain (13). Les dimensions du théâtre ont pu être calculées approximativement : mesurant dans son grand axe environ 125 à 130 m, il semble avoir pu rece­ voir, après comparaison avec les autres constructions de ce genre découver­ tes en Gaule, environ 16.000 spectateurs, chiffre à vrai dire assez impres­ sionnant il faut bien l'avouer, même si l'on veut bien admettre qu'un théâ­ tre n'avait pas qu'une destination culturelle mais aussi politique (14). Ceci

(8) R.L., 23.7.1981. (9) Informations archéologiques, XVHe Circonscription archéologique, Gallia, VIII, 1950. (10) Informations archéologiques, Circonscription de Lorraine, XXVI, 1968. (11) F. Dumasy, art. cité, p. 196. (12) «... il y a une faible distance entre théâtre et temple», F. Dumasy, art. cité, p. 208. (13) ib., p. 208. (14) G. Nicolini, art. cité, ... volonté de romaniser les campagnes les plus peuplées en cons­ truisant des monuments urbains en pleine campagne sur les sites des grands rassemble­ ments gaulois (p. 267); F. Dumasy, art. cité, p. 208.

144 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI pose évidemment de graves problèmes : où trouvait-on cette masse d'habi­ tants, importante surtout pour l'Antiquité ? Dans la seule agglomération ? Ou bien débordait-elle largement dans la région environnante ? (15). Et ceci demande une explication du nom même de l'agglomération : Decem- pagi. Le dictionnaire traduit «pagus» par bourg, village, notamment d'après Cicéron. César et Tacite, par contre, l'étendent à canton ou dis­ trict, précisément chez les Gaulois ou les Germains. S'agit-il éventuelle­ ment de nos anciennes paroisses dont la plupart dans le voisinage, ont des patronymes anciens : Saint-Etienne, à Tarquimpol; Saint-Pierre-aux- Liens, à ; Saint-Martin, à Fribourg; Saint-Pierre-et-Paul, à ; Saint-Laurent, à ; Saint-Gilérien, à Lindre-Haute; Saint-Remy, à Lindre-Basse; Saint-Maximin-de-Trèves, à Blanche-Eglise; Saint-Pierre, à . Mais territorialement cela nous mène trop loin, à plus forte raison si nous voulions envisager des cantons actuels, vision à exclure totalement. Il existe toutefois une autre solution qu'il ne faut pas rejeter a priori : c'est celle de quartier de vicus. Nous la trouvons dans quelques inscrip­ tions, notamment à Metz-Divodurum où l'on cite un «magister pag(i) Io(vii), par exemple. Faut-il admettre «vicus» ou seulement quartier ? Quoi qu'il en soit il faut un vaste arrière-pays pour rassembler autant de monde. Faisons une petite digression du côté des théâtres. Dans notre cas la question se pose évidemment de savoir si nous sommes en présence d'un théâtre ou d'un théâtre-amphithéâtre, à usage mixte. En réalité il semble bien s'agir d'un théâtre, l'amphithéâtre, avec sa forme ovale, étant exclu. Dans ce cas, connaissant par estimation le grand axe, qui est comme nous le savons d'environ 125 à 130 mètres, nous sommes en présence de l'un des théâtres les plus importants de la Gaule. Sur le territoire des Médiomatriques, nous ne voyons qu'une seule installation de ce genre mais nettement plus petite : c'est celle située à Metz, sur le bord de la Moselle, entre le Moyen-Pont et la place de Chambre. Il ne s'agit malheureusement que de quelques bribes que R. Jolin a tenté de rassembler et qui correspon­ draient à un grand axe de 92 m environ (16). On sait que la plupart des théâtres étaient construits en pierre. Toute-

(15) G. Nicolini, art. cité : les sanctuaires ruraux sont établis sur des lieux de rassemblement préromains groupant fonctions religieuse, culturelle et commerciale (p. 259). (16) R. Jolin, Un théâtre romain à Metz, dans CL., n° 2, 1979, p. 33 et ss.

145 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI fois il en a également existé en bois, il est vrai en petit nombre sans doute (17). Le théâtre romain, qu'il convient de distinguer du théâtre grec, com­ porte essentiellement : un mur de scène, avec ses niches, ses statues, ses colonnes superposées, précédé du «proscaeniurn» et de la scène avec le «pulpitum» qui la sépare de l'«orchestra», surface en demi-cercle; le «pul- pitum» mesure le double du diamètre de celle-ci. Toute la construction repose sur quatre triangles équilatéraux inscrits dans un cercle dont une moitié limitera «l'orchestra», derrière lequel se trouve la «cavea» avec ses gradins pour les spectateurs (18). De part et d'autre de la scène et du mur de scène, se trouvent les «parascaenia», servant de foyer, de magasin pour les décors et d'entrée. En arrière du mur de scène, se trouvent les jardins et le passage, entourés des portiques. Tout le long de la scène ou du «proscaeniurn» court le fossé du rideau. Il convient de citer parmi les théâtres connus en Gaule romaine, d'ail­ leurs pas tellement nombreux, les suivants : en Narbonnaise : Fréjus, grand axe de 83,80 m, de la fin du 1er siècle avant J.-C.; Arles, grand axe de 102 m, du règne d'Auguste; Orange, 103 m, règne d'Auguste; Vaison, 96 m, règne d'Auguste; Vienne, 130,40 m, même époque; dans les Trois Gaules nous avons : Lyon, grand axe mesurant 108,50 m, d'après Audin, antérieur à l'ère chrétienne; l'Odèon, qui le tou­ che, n'a que 73 m et serait seulement du règne d'Hadrien; Autun, le plus grand de tous, a un axe de 148 m et remonte au règne de Vespasien; Man- deure, qui suit dans l'ordre de l'importance, fait 142 m et remonte au Ile siècle seulement; Saint-Bertrand-de-Comminges ne fait que 70 m et doit être daté du règne de Trajan probablement; à Paris, le théâtre de la rue Racine a un axe de 71,80 m, remontant au début du Ile siècle; reste Alésia, qui fait 80 m et remonte au règne d'Auguste. Il existe cependant une autre catégorie de théâtres situés hors des grandes villes et qui sont à distinguer des premiers; ils font généralement partie d'un centre de caractère religieux, ou d'une «bourgade-sanctuaire» (19). Nous allons y revenir plus loin. Il est donc simplement démontré que nous sommes en présence d'une agglomération importante, véritable ville pourrait-on dire, mais nous n'en

(17) A. Grenier, Manuel d'Archéologie gallo-romaine, III. L'architecture, 2e volume, Ludi et circenses, Paris, 1958, p. 714 et ss. (18) Ib., p. 718 (19) J.-J. Hatt, Celtes et gallo-romains, Genève, 1970, p. 182.

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connaissons aucunement le statut, aucune inscription n'étant jusqu'à pré­ sent venue nous éclairer (20). Nous pourrions évidemment être en présence d'un vicus, voire d'un «conciliabulum» mais cela supposerait une organisa­ tion municipale (21). Voici donc le moment de se poser la question des fondements de cette importance certaine. Pourquoi cette agglomération a-t-elle été installée dans cette basse-plaine, dans ce bas-fonds truffé à l'époque, avant que n'existe l'étang de Lindre, de mares et probablement de marais ? Certes un outillage lithique non négligeable montre que le site était déjà occupé au Néolithique (22). Mais ici c'est l'époque romaine qui nous intéresse. Comment donc répondre à la question ? Examinons en premier lieu la situation géographique. La première chose à considérer est le voisinage immédiat du pays salin, encore très évi­ dent à et qui s'étend à l'ouest, au-delà de Château-Salins, au sud jusqu'à Dombasle, où, en tous cas, il se manifeste. Dans le pays on a donc exploité dès la plus haute antiquité, probablement dès le Néolithique, cette richesse majeure que constituait le sel, ainsi que le prouve amplement l'archéologie et une vaste littérature née de ses découvertes (23). La région saline est caractérisée par la présence du «briquetage», nom donné à une énorme masse d'objets en terre cuite qui apparaissent généralement sous forme de petits boudins, de bâtonnets, de plaquettes ou même de godets, sur ou dans lesquels on versait de l'eau salée tandis qu'on les chauffait pour

(20) G.-Ph. Picard, Vicus et conciliabulum, art. cité, p. 47 et ss. (21) «... il est probable que le conciliabulum avec son «ordo decurionum» peut être considéré comme un municipe dès l'époque augustéenne, au moins en Italie (G. Nicolini, art. cité, p. 259 et p. 268). Le même auteur affirme que les sites où se sont établis les sanctuaires ruraux sont presque tous devenus insensiblement des vici au cours de la période gallo- romaine (ib.). (22) Cf. note 15 ci-dessus; ib. p. 266 : on trouve les sanctuaires construits sur des lieux de culte très anciens qui peuvent remonter à la période néolithique. (23) J.-B. Keune, Das Briquetage im oberen Seillethal, dans A.S.H.A.L., 1901, p. 366 et ss.; Abbé Harter, Le briquetage de la Seule, dans Comptes-rendus du premier congrès des Sociétés savantes de l'Est de la , Nancy, 6-8 juin 1938, Nancy, tome III, n° 5bis, 1939, p. 42; Informations archéologiques, Circonscription de Lorraine, dans Gallia, 30, 1972, 2, p. 366; J.-P. Bertaux, Le sel et la Lorraine, dans L'Ingénieur des industries chi­ miques, n° 68, 1972; idem, Aperçu général sur l'industrie du sel dans l'antiquité, dans Bulletin de l'Académie et de la Société lorraine des sciences, tome II, 3, 1972, Nancy, p. 168 et ss.; idem, Sondages à Burthécourt, étude du matériel technique (Hallstatt moyen), ib., p. 178 et ss.; idem, Sondages à Marsal. Quelques observations archéologi­ ques et géologiques, ib., p. 219; idem, Das Briquetage an der Seule, in Lothringen, dans Archäologisches Korrespondenzblatt, 4, 1977, p. 261 et ss.

147 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI obtenir l'évaporation de l'eau; à la fin de l'opération, seul restait le sel qui adhérait aux parois de l'argile cuite et que l'on pouvait ainsi facilement récupérer. Le volume de ce «briquetage», qui s'étend dans un large quadrilatère de la vallée de la Seille, est estimé à plus de trois millions de mètre cubes. De tous temps la présence du sel a donc valu à la région une impor­ tance économique de premier plan, d'où une richesse considérable. Il s'agit peut-être du plus important gisement d'Europe. Ceci a bien entendu attiré des convoitises, en plus d'un trafic commercial intense dont la notoriété s'est répercutée durant tout le Moyen Age dans les «voies du sel» et dans certains châteaux forts qui les contrôlaient, tant sur les routes que sur les rivières. Or Decempagi était précisément située sur une grande route de l'empire romain et elle figure sur la table dite de Peutinger ainsi que sur l'«Itinéraire d'Antonin», deux cartes routières de l'Antiquité. Cette grande route venant de Reims, passait par Divodurum-Metz, d'où elle se dirigeait vers l'est, pour gagner Brumath et Strasbourg. Il est vraisemblable que son origine est préromaine. Quoi qu'il en soit un premier relais se trouvait à Delme, «Ad duodecimum lapidem», la 12e borne, au pied de la fameuse côte (24) et non loin de l'oppidum hallstattien de (25), deux hauts lieux occupés très certainement de tous temps par l'homme et qui, pensons-nous, ne sont certainement pas étrangers à l'exploitation saline, dont ils gardaient les accès à l'ouest. Il est d'autre part curieux de découvrir à quelques kilomètres à l'est de Delme, un peu au sud de la RN 55, à hauteur de Fresnes-en-Saulnois, une autre agglomération romaine d'une certaine importance puisque les débris jonchent littérale­ ment une aire d'environ 300 m sur 300 m. Il ne saurait s'agir d'un relais puisque nous venons à peine de quitter Delme. Chevauchant la croupe des côtes, la voie romaine atteignait plus loint le Haut-de-Saint-Jean, au-dessus de Moyen-Vie, où nous rencontrons d'importantes traces d'une occupation romaine très ancienne. On peut même dire qu'elle compte parmi les plus anciennes rencontrées le long de la route puisque l'on y recueille de la sigillée italique remontant à environ 10- 20 av. J.-C, prouvant ainsi que la route était utilisée dès cette époque,

(24) M. Toussaint, o.c, article Delme; M. Lutz, La sigillée de la côte de Delme, dans A.S.H.A.L., LXVII-LXVIII, 1967-1968. (25) M. Toussaint, ib., art. Tincry.

148 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI c'est-à-dire relativement peu de temps après la conquête (26). De là nous gagnons Tarquimpol-Decempagi, prochaine station sur la route. On découvre au Haut-de-Saint-Jean les traces d'un commerce intense, en l'occurrence de nombreuses monnaies, dont beaucoup sont gau­ loises, notamment de la cité des Leuques (capitale Toul). Nous y revien­ drons tout à l'heure. Il est certain que ce trafic est lui aussi lié au commerce du sel. Quantité de monnaies, parmi lesquelles à nouveau des monnaies gau­ loises et surtout leuques, vont réapparaître à Tarquimpol. Par contre il est intéressant de noter que la côte de Delme n'a livré que des monnaies romai­ nes à l'exclusion de monnaies gauloises. Decempagi se trouve donc à l'extrémité est du pays salin ce qui lui valut certainement une importance majeure, d'où elle a su tirer profit. C'est en effet par là, semble-t-il, que devaient passer les exportations de sel qui allaient vers l'est, entraînant par conséquent un trafic important, avec sans doute un paiement de taxes. Mais Decempagi représentait également un carrefour de premier ordre car nous y découvrons une route se dirigeant vers le nord (vers le Héraple notamment et la voie de Metz à Worms) et surtout la route se diri­ geant vers le Donon et l'Alsace, par la vallée de la Bruche; c'est le «Chemin d'Allemagne» encore très visible dans la montagne (27). Ce carrefour avait certainement aussi une importance stratégique et ce n'est sans doute pas sans raison que c'est dans ce secteur qu'eut lieu en 356 après J.-C, le com­ bat contre les Alamans (28) qui attendaient là les légions de Julien l'Apos­ tat, probablement parce que c'est en cet endroit qu'il avait la possibilité de choisir entre deux routes conduisant l'une et l'autre à Strasbourg : l'une par le col de Saverne, l'autre par la vallée de la Bruche. Cela rappelle en quelque sorte la position des légions de Flaminius au Trasimène. Importance économique certaine donc, attirant entre autres les Leu­ ques qui viennent y acheter leur sel (29), les Leuques dont la limite de cité n'est pas très éloignée, bien moins qu'on le pensait et qu'on l'admet encore actuellement. En effet il est courant d'admettre que la frontière entre

(26) M. Lutz, Tarquimpol-Decempagi etc., art. cité, p. 60-61. (27) G. Nicolini, art. cité, p. 260 : voie de passage; cf. également p. 262; M. Lutz, La région de la Haute-Terre à l'époque gallo-romaine, dans A.S.H.A.L., LXV, 1966, p. 21. (28) Ammien Marcellin, Res gestae, XVI, 2. (29) On signale fréquemment la découverte de monnaies leuques; même chose sur le Haut- de-Saint-Jean (M. Lutz, art. cité, p. 61).

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Médiomatriques et Leuques est celle de l'ancien diocèse de Metz ou à peu de choses près. Or de récentes études de Daniel Gaignoux, encore actuelle­ ment en cours et donc inédites, nous permettent déjà de constater, en nous appuyant sur la cadastration qui varie d'une cité à l'autre, que les ancien­ nes considérations sont souvent caduques. C'est ainsi qu'à quelques kilo­ mètres à peine au sud de Tarquimpol cette différence de cadastration appa­ raît et permet de conclure à la proximité de la frontière entre les deux cités (30), d'où une importance accrue pour Decempagi et aussi l'explication de la présence si fréquente de monnaies leuques. Ces Leuques ne sont d'ail­ leurs pas les seuls clients pour le sel, on s'en doute. Le Haut-de-St-Jean a ainsi fourni, entre autres, un denier d'argent des Lingons, un autre des Héduens. La cadastration montre d'ailleurs que le pays médiomatrique s'incline fortement jusqu'aux environs immédiats de Lunéville, Dombasle, par exemple, étant encore en pays médiomatrique, ce qui laisserait suppo­ ser que les Leuques n'avaient pas de salines sur leur territoire. Les mêmes recherches cadastrales permettent d'ailleurs de constater que la cité des Leuques mord considérablement en pays médiomatrique dans la région montagneuse au sud de . Il y a donc de ce côté-là des conceptions à revoir. Autre point à considérer : Decempagi, centre religieux ou politique. En effet G. Picard ajoute aux trois fonctions traditionnellement reconnues, la fonction politique, qui cependant implique la présence d'un forum. Ceci nous donnerait des «noyaux urbains» qui auraient constitué de véritables pôles de romanisation pour les agriculteurs dispersés (31). Il peut s'agir ici précisément de ces «decem pagi» que nous ne connaissons toujours pas. Cette hypothèse nous est suggérée par la présence du sanctuaire (qui d'ail­ leurs semble être l'aboutissement du cardo de l'agglomération), signalé par Beaulieu et par Wichmann et du théâtre reconnu l'an dernier par MM. Humbert et Berton. Il convient de revenir ici à la notion du théâtre rural, qui est à consi-

(30) G. Nicolini, art. cité, p. 260 : localisation des sanctuaires ruraux : périphérie urbaine, aux limites du territoire des civitates, sur une voie de passage, p. 261;... à la frontière de deux cités; p. 262 : tous les sanctuaires sont situés sur les voies de passage à l'intérieur ou aux confins des cités; F. Dumasy, Les théâtres ruraux des Carnutes et des Sénons : leur implantation et leur rapport avec la civitas, dans R.A.C., 1974, p. 213. (31) G. Picard, Les provinces occidentales de l'empire romain, dans Les sources archéologi­ ques de la civilisation européenne, Bucarest, 1970, pp. 152-164.

150 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI dérer comme un phénomène régional et qui ne se présente que dans les Trois Gaules à l'exclusion de la Narbonnaise (32). Son emplacement est estimé par rapport au chef-lieu ou aux frontières de la «civitas». Notre cas entre donc bien dans une série de considérations faites notamment dans la cité des Carnutes et dans celle des Sénons. Dans le cas du théâtre rural, il convient de noter d'abord d'importan­ tes différences avec le théâtre classique : des dispositifs essentiels disparais­ sent, comme, par exemple, les trois portes et le «frons scaenae». D'autres sont altérés dans leur utilisation, comme l'«orchestra» bordée dans certains cas d'un podium. On note aussi l'outrepassement de la «cavea» et de 1'«orchestra» (34). Ces anomalies peuvent affecter des édifices appartenant soit à de véritables agglomérations, soit à un vicus, ce qui pourrait correspondre à notre cas, en ce qui touche à l'agglomération. Quant à considérer celle-ci comme un vicus, le pas ne peut encore être franchi à l'heure actuelle. En tous cas le vicus n'a pas de «statut municipal». A défaut d'inscription nous ne pouvons donc aller plus loin. Bien entendu l'expression «théâtre rural» n'est alors plus valable et il est proposé de la remplacer par théâtre gallo- romain. Nous aurions donc un sanctuaire rural, avec ses trois éléments : tem­ ple, théâtre, thermes (qu'il reste encore à découvrir), le tout généralement peu éloigné l'un de l'autre et où les trois fonctions religieuse, culturelle et économique se trouvent réunies, association qui est constante. D'autres éléments complémentaires nous échappent également encore : enclos sacré, esplanade du temple, forum en prolongation de celle-ci. Quoi qu'il en soit, on constate une liaison du théâtre avec le temple à l'intérieur du sanctuaire. Dans certains théâtres on note surtout la présence d'un «sacellum» ouvrant sur l'«orchestra», tandis que d'autres sont littéralement enveloppés par un temple. Le théâtre est donc lui aussi un édifice utile au culte (35) et par con­ séquent autre chose qu'un lieu de simples divertissements (36). On a d'autre part constaté que le temple, à faible distance du théâtre, est le plus souvent situé à l'ouest du plan de masse. C'est précisément la

(32) F. Dumasy, art. cité, p. 195. (33) Ib., p. 195. (34) Ib., p. 195 et note 1. Dans ce cas l'expression «théâtre rural» ne convient pas et l'auteur propose de désigner ces édifices par le terme de «théâtre gallo-romain», par opposition au type classique. (35) G. Nicolini, art. cité, p. 265. (36) Ib.

151 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI situation que nous trouvons à Tarquimpol où il occupe également le point le plus haut. Quant au théâtre, celui-ci profite de la pente de la colline, tan­ dis que les thermes sont en contrebas, dominant toutefois les quartiers habités (37). Cette situation paraît parfaitement correspondre à la nôtre. Les quartiers d'habitation se trouvent à quelque distance, toujours en contrebas : à Tarquimpol nous avons quelques grands bâtiments à une dis­ tance relativement faible tandis que des bâtiments plus modestes sont plus éloignés. Parfois le théâtre est installé en terrain plat et l'on décèle tout au plus un léger renflement de terrain (38). Ici encore identité de situation, avec temple et ses annexes à proximité (39). Rappelons que Beaulieu, le premier, puis Wichmann, signalent au «Vieux Château», la découverte d'un temple d'où proviendraient quelques chapiteaux. Bien qu'en ce lieu seulement un simple sondage a été fait, nous devons quand même accepter le renseignement. Des fouilles sont donc nécessaires pour nous fixer définitivement, ce qui serait probant si l'on pouvait recueillir des ex-votos ou des instruments de chirurgie, par exemple (40), car il faut avant tout rechercher un culte de source bienfaisante. L'ensemble est alors complété par un édifice thermal, généralement moins vaste que les thermes urbains, dans un espace assez restreint, autour de la source (41). Le sanctuaire occupe un quadrilatère bordé vraisembla­ blement d'une galerie de circulation mais c'est la source qui est le pôle d'attraction majeur (42). Un renseignement qui nous intéresse au premier chef est celui qui nous apprend que dans la vallée de la Loire, à Mesnil-Bretonneux, l'un des sanctuaires a été découvert au lieu-dit «Le Grand Etang». Un peu plus loin, à Bouzy, on a voulu mettre le théâtre et le sanctuaire en liaison avec les étangs qui auraient eu un caractère sacré (43), hypothèse il est vrai mise en doute mais que l'analogie avec notre cas remet singulièrement en évidence. Sans doute pourra-t-on dire que chez nous l'étang ne remonte également qu'au XlVe siècle sans cependant tenir compte qu'auparavant il existait

(37) Ib., p. 266. (38) F. Dumasy, art. cité, pp. 196 et 199. (39) Ib., p. 198. (40) Ib., p. 196. (41) Ib., p. 202 et 203. (42) Ib., p. 203. (43) Ib., p. 199.

152 LES FONDEMENTS DE L'IMPORTANCE DE DECEMPAGI dans ce secteur de nombreuses mares ou petits étangs dont la réunion a donné le grand étang de Lindre. Il est par conséquent fort possible qu'on puisse conclure ici à la pré­ sente d'un pèlerinage (44) à un sanctuaire où l'on célébrait un culte en rela­ tions avec sources et étangs (45), pèlerinage célèbre parmi les «decem pagi», sous le patronage d'une divinité locale. Une autre possibilité que nous avons laissé entrevoir, doit être finale­ ment évoquée, possibilité qui ne rejette nullement la précédente mais vien­ drait plutôt la renforcer : c'est la fonction politique du site (46) ce qui signi­ fie qu'il y aurait eu là un «conciliabulum», un lieu d'assemblée ou de réu­ nion, sous-entendu une nouvelle fois, des «decem pagi». Toutefois dans l'établissement de l'ensemble monumental cela sup­ poserait l'existence indispensable d'un forum, centre économique du sanc­ tuaire. Cette idée n'est pas à rejeter le moins du monde (47). Il y aurait donc ici, à Tarquimpol, un pôle urbain de romanisation qui aurait drainé tous les habitants de la région (48), fort probablement centre de gravité d'un pays agricole et son principal marché, basé essentiellement sur la pré­ sence du sanctuaire (49). Tout ce que nous avons déjà de Tarquimpol ne rejette nullement ces hypothèses, mais au contraire les étaie sérieusement : voies importantes dont Decempagi est le carrefour, proximité de la frontière avec les Leuques et relations avec les divers éléments de la «civitas». Voici ce qu'à l'heure actuelle nous pouvons affirmer de l'importance de Tarquimpol et des raisons qui l'ont motivée, en nous basant sur nos ren­ seignements archéologiques. Il appartient désormais à la photo aérienne et à la pioche de faire le reste. Il s'agit sans doute d'une œuvre de longue haleine mais rien n'est impossible.

(44) Ib., p. 208. Cette interprétation semble peu satisfaisante; cf. la critique de G. Picard dans Les Provinces occidentales etc., art. cité, pp. 152-164. Point de vue contestable. (45) Ib., p. 208. (46) G. Picard, ib. (47) Ib. (48) G. Nicolini, art. cité, p. 267. (49) Ib., p. 260.

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