V. Entre Parthes Et Kushans : Différenciation Et Structuration Politique
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V. Entre Parthes et Kushans : différenciation et structuration politique Tandis que l’empire kushan se met progressivement en place, les monnaies comme les vestiges archéologiques témoignent d’un considérable développement économique des régions orientales, accompagné d’un réjouissant regain culturel au cours du Ier siècle. Celui-ci semble localisé dans deux foyers au profil culturel fort différent : la Margiane d’une part, les régions iraniennes du sud de l’Hindukush d’autre part, ces dernières en liens étroits avec la vallée de l’Indus. Pour en saisir les manifestations et les raisons, politiques, économiques, culturelles, nous ne disposons que d’échos tardifs dans les sources narratives ou dans des documents épigraphiques iraniens postérieurs à l’époque parthe. A. Lignes de traditions et échos tardifs Les sources « historiques » anciennes d’origine gréco-romaine, nous l’avons vu, se sont taries pour cette période Aucune information historique concernant les régions orientales de l’empire parthe depuis le milieu du Ier siècle de notre ère jusqu’à l’époque sassanide ne s’est transmise dans le corpus parvenu jusqu’à nous. Ammien Marcellin lui-même, dont on pouvait attendre beaucoup, n’exploite que la tradition pour rendre compte de la partie orientale de sa chorographie de la Perse 1209 . Force est alors de faire feu de tout bois, avec les précautions de rigueur dans ce cas. 1209 Histoire , XXXIII, VI. 444 1. Le nord-ouest de l’Inde à l’époque de Gondopharès et de Vardane : relais narratifs tardifs Le cas de l’Inde est tout à fait particulier et pour le moins surprenant, si l’on songe d’une part à la fascination qu’a exercée la péninsule indienne sur l’imaginaire gréco-romain, et d’autre part à l’intensité des circuits commerciaux maritimes qui l’ont reliée à l’empire romain. En rédigeant sa géographie dans les premières décennies de notre ère, Strabon déplorait le manque de connaissances que ses contemporains grecs en avaient et le peu de relations directes qu’entretenaient Indiens et Gréco-Romains. Il n’avait eu vent pour sa part que d’une unique ambassade, venue d’Inde porter une missive en parchemin à Auguste, que Nicolas de Damas racontait avoir vue à Antioche : elle aurait été mandée par un souverain du Gandhara qui disait se nommer Porus et se vantait de régner sur six cents rois; d’après Strabon, l’épisode n’aurait pas eu de suite et ne se serait pas reproduit 1210 . Nous n’avons pas d’autres sources sur ce Porus, et peut-être s’agit-il là d’un de ces canulars comme l’épisode du faux Néron en Orient ; encore est-ce dans ce cas un canular « plausible » : on pense en effet à présent que le mot Porus était non pas un nom propre mais un titre dynastique porté par les souverains des régions du Haut-Indus, qui a pu se transmettre longtemps après la période macédonienne où il est attesté nommément ; quant à la structure politique en petits royaumes subordonnés les uns aux autres, que suppose la mention des dix cents rois, c’était en tout cas la structure politique de l’Inde telle que l’avait trouvée Alexandre, et c’est sur ce modèle quelque peu instable que l’on peut interpréter les monnayages que nous retrouvons pour les époques postérieures. En dehors de cette brève indication de Strabon, les dernières informations historiques enregistrées par les géographes et historiens gréco-romains à propos de l’Inde concernent la conquête gréco-bactrienne de territoires indiens. Puis un grand silence se fait sur les territoires du nord-ouest de l’Inde 1211 . A propos des Parthes, nous l’avons vu, il n’est question, en fait 1210 Strabon XV, 1, 2, 4, et pour le détail du récit de Nicolas de Damas sur l’ambassade indienne qu’il raconte avoir vue à Antioche, voir XV, 1, 73. 1211 G. Fussman, dans une de ses leçons au Collège de France consacrée à l’étude des frontières que les auteurs anciens ont attribuées successivement à ce qu’ils nommaient l’Inde, relève avec surprise : « De façon tout à fait extraordinaire, et à ma connaissance inexpliquée, la connaissance que l’Europe jusqu’au XIXe siècle a eue de l’Inde à travers ces auteurs [Strabon, Arrien et Diodore de Sicile] repose sur des témoignages presque tous 445 d’Inde, que de frontière et, sauf chez Diodore de Sicile qui évoque indirectement le sud du Gandhara, celle-ci est en général fixée au niveau de l’Indus ; seule la connaissance de la région côtière se renouvelle quelque peu, à partir de la mise en place des circuits commerciaux maritimes avec les ports de l’Inde : pour le reste, on exploite la tradition d’époque macédonienne et séleucide 1212 . L’image de l’Inde telle que nous la recevons de la tradition grecque et gréco-romaine s’est donc figée, du point de vue historique, au cours du IIe siècle avant notre ère, en particulier celle de l’Inde du nord-ouest; seuls le littoral et les ports étaient mieux connus à l’époque gréco-romaine grâce aux documents d’étapes des navires marchands. Nous ne saurions donc rien, vu de l’ouest, sur une éventuelle extension de la domination parthe dans la région de l’Indus si le Périple de la Mer Erythrée n’évoquait la présence de souverains parthes dans la région du bas-Indus, et aucun document ne vient attester qu’ils aient pris le contrôle d’autres territoires indiens. Curieusement, c’est dans le corpus romanesque et légendaire du début du IIIe siècle qu’émergent quelques bribes d’informations sur la représentation que l’on se faisait de l’organisation politique et de la culture des élites du nord-ouest de l’Inde à l’époque parthe. Ces deux textes ont fait couler beaucoup d’encre dans nos disciplines : La Vie d’Apollonios de Tyane , rédigé par Philostrate l’Athénien à l’orée du IIIe siècle 1213 , et l’un des écrits bibliques apocryphes, les Actes de Thomas , rédigés selon toute probabilité dans les milieux chrétiens syriaques d’Edesse au cours du IIIe siècle 1214 . Les deux récits évoquent l’Inde de la première moitié du Ier siècle de notre ère et donnent au roi d’une région d’Inde de l’ouest un nom que l’on a jugé « parthe ». Ils posent tous deux la question de la légitimité de l’usage de certains types de texte à des fins documentaires : l’un, en effet, est un roman, l’autre un texte apostolique. antérieurs à 300 avant notre ère et émanant de gens qui s’étaient contentés de frôler l’Inde ou de la traverser. Pourtant c’est ensuite, à la fin du IIIe siècle et au IIe siècle, que les Gréco-Bactriens ont occupé et administré une grande partie de l’Inde du Nord. De la connaissance intime qu’ils ont pu s’en former à ce moment là, rien n’a subsisté » (Fussman 1984/85, p. 644). 1212 A. Dihle juge qu’il faut attendre Clément d’Alexandrie pour que les informations sur l’Inde s’affranchissent des topoi de la littérature hellénistique (Dihle 1962, notamment p. 21-23). En Syrie, l’ouvrage de Bardesanes, The Books of the Laws of the Land , dont on a conservé des fragments, peut témoigner d’un intérêt direct pour l’Inde à la fin du IIe siècle ( FrGrHist 719F 1, 2, et 3-14). 1213 Philostrate, The Life of Apollonius of Tyana , éd. / trad. C. P. Jones, London, 2005. On trouve une bibliographie complète à l’article « Apollonios de Tyane » du Dictionnaire des philosophes antiques (Robiano 1994). 1214 Actes de Thomas , trad. et commentaires de P.-H. Poirier et Y. Tissot, dans Ecrits Apocryphes Chrétiens , vol. I, F. Bovon / P. Geoltrain [dir.], Paris, 1997, p. 1331-1470. 446 1.1. Philostrate L’ouvrage de Philostrate, en huit livres, est organisé en deux ensembles symétriques structurés par les voyages du philosophe de Tyane. La première tétralogie, qui nous intéresse ici, est consacrée essentiellement au voyage d’Apollonios au Moyen-Orient puis à travers l’Iran jusqu’à l’Inde, avant de s’achever par l’évocation d’une visite que fait le philosophe à la Rome de Néron. Pour se rendre en Inde, Apollonios choisit la route terrestre par l’Iran. Il passe l’Euphrate à Zeugma, puis visite Babylone où il séjourne chez le roi parthe Vardane 1215 ; si la référence historique est fiable, Philostrate a donc voulu placer l’épisode sous l’empereur Claude (41-54), dont le règne est contemporain de celui de Vardane sur le trône parthe (40-45) 1216 . Celui-ci lui conseille d’emprunter la « route du Caucase »1217 , et lui offre les services d’un guide, ainsi que des chameaux. Le trajet qui suit n’est pas décrit ; rien n’est dit en particulier de la Bactriane qu’Apollonios traverse pourtant pour atteindre l’Hindukush. C’est au sud du massif montagneux que Philostrate place la frontière culturelle avec l’Inde : avant même d’arriver au Cophen, la rivière de Kabul, on rencontre en effet les premiers éléphants utilisés comme montures. Apollonios est accueilli au bord de l’Indus par le « vice-roi d’Inde », à propos duquel Philostrate prend la peine de préciser qu’il n’est pas le sujet du roi parthe. Ils ont tous deux des relations diplomatiques cordiales : Vardane a adressé une lettre au vice-roi d’Inde, confiée aux bons soins du guide, pour lui recommander son hôte, et le vice-roi indien en tient volontiers compte. Il met à leur disposition son bateau « vice- royal » ( sic !) pour traverser l’Indus, et les fait accompagner d’un guide pour traverser la région qui borde l’Hydraotès et gagner Taxila où règne le « roi d’Inde »1218 .