Revue historique des armées

247 | 2007 Le renseignement

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/413 ISBN : 978-2-8218-0506-4 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 15 juin 2007 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Revue historique des armées, 247 | 2007, « Le renseignement » [En ligne], mis en ligne le 13 juin 2008, consulté le 07 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/rha/413

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© Revue historique des armées 1

SOMMAIRE

Dossier

Considération sur le renseignement, la défense nationale et l’État secret en aux XIXe et XXe siècles Olivier Forcade

Un marin du Second Empire au service du renseignement : le capitaine de vaisseau Pigeard et les programmes navals anglais et américains (1856-1869) Alexandre Sheldon-Duplaix

Des normaliens dans les services de renseignement du ministère de la guerre (1914-1918) Michaël Bourlet

Espionnage et espionnes de la Grande Guerre Chantal Antier

Le BCRA, service de renseignement de la France libre Sébastien Albertelli

Renseignement et guerre d’Algérie, le rôle de la gendarmerie mobile Benoît Haberbusch

Bref historique des services de renseignement et de sécurité français contemporains Claude Faure

Variations

Histoire de la ligne Maginot de 1945 à nos jours Michaël Seramour

Les sections sanitaires automobiles féminines Jean-Jacques Monsuez

Les troupes de marine en Afrique à la fin du XIXe siècle : le cas du Soudan français Benjamin Leroy

Document

Le dossier Mata Hari Frédéric Guelton

Les fonds du Service historique de la Défense

La partie « militaire » des archives du BCRA, conservées au Service historique de la Défense Michel Roucaud

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Lectures

Léon Jouhaud, Souvenirs de la Grande Guerre. Texte établi et annoté par Pascale Nourisson, préface d’Annette Becker Éditions Presses Universitaires de Limoges, Limoges, 2005, 230 pages André Bach

Maurice Faivre, Le Renseignement dans la guerre d’Algérie. Préface de l’amiral (cr) Pierre Lacoste Éditions Lavauzelle, Panazol, 2006, 360 pages Jean-Charles Jauffret

Jean-Yves Lorant, Richard Goyat, Bataille dans le ciel d’Allemagne, une escadre de chasse dans la débâcle. Tome 1, juin 1943-septembre 1944 - DOCAVIA no 56 Éditions Larivière, 2005, 352 pages Bernard Palmieri

Caroline Gaultier-Kurhan, Méhémet Ali et la France, 1805-1849, Histoire singulière du Napoléon de l’Orient Maisonneuve & Larose, 2005, 267 pages Abdil Bicer

Napoléon III et l’Europe, 1856 : le congrès de Éditions Artlys, Paris, 2006, 144 pages Alain Marzona

Paul Muller, L’espionnage militaire sous Napoléon Ier, Charles Schulmeister Éditions Lavauzelle, Panazol, 2006, 92 pages Gildas Lepetit

Mikhail Narinski, Élisabeth du Réau, Georges-Henri Soutou et Alexandre Tchoubarian (dir.), La France et l’URSS dans l’Europe des années 1930 Éditions PUPS, Paris, 2005, 192 pages Anne-Aurore Inquimbert

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Dossier

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Considération sur le renseignement, la défense nationale et l’État secret en France aux XIXe et XXe siècles

Olivier Forcade

1 Avant d’être une affaire d’État, le renseignement est en premier lieu une affaire de l’État. L’espionnage et le contre-espionnage plongent en effet leurs racines dans une double histoire du secret dans l’État et de l’État. Celle-ci débute sous l’Ancien Régime et sous la Révolution française. Les recherches des historiens modernistes, à l’instar de celles de Lucien Bély ou d’Alain Hugon, ont déjà mis en évidence l’intérêt de l’analyse des relations de l’État à l’information, notamment secrète, pour la connaissance des pratiques de pouvoir, de décision ou d’influence, de surveillance 1. Le XIXe siècle a néanmoins joué un rôle déterminant dans les origines modernes d’une administration singulière de l’État 2. Poussés par une brise historiographique atlantique, les historiens politistes, militaires et internationalistes ont ouvert un chantier invitant à un renouvellement de l’objet, souvent rendu possible par l’apparition d’archives inédites autant que par un autre regard. L’autorité politique et les pouvoirs publics entretiennent cependant des relations complexes au secret. L’autorité politique feint souvent d’ignorer l’existence officielle des services spéciaux militaires, du moins balaye leur rôle réel dans l’élaboration de la décision politico-stratégique et diplomatique, dénonce leurs responsabilités silencieuses dans les échecs de la politique. Appliquée à l’histoire générale des XIXe et XXe siècles, l’histoire de l’information élaborée dans le fonctionnement théorique et pratique de l’État, principalement en matière de sécurité nationale, de politique ou d’économie, est pourtant prometteuse 3.

2 Une exploration organique des services secrets est désormais devenue possible aux historiens de la France contemporaine par l’ouverture des archives internes exceptionnelles des services spéciaux militaires de 1914 à 1942 revenues de Russie. Dans le même temps, la constitution d’archives privées et la production d’archives sonores, souvent trop longtemps réservées à la consultation raisonnée des historiens, rend l’approche réaliste 4. La réapparition des archives des services spéciaux militaires et de la Sûreté générale autorise-t-elle à écrire une histoire raisonnée des services

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secrets, des pouvoirs publics et de l’État en France 5 ? Elle en est naturellement une condition objective, mais elle est aussi le piège d’une illusion des archives qui diraient tout. Sans égale avant 1914, en dépit de la richesse des fonds nationaux et départementaux des archives françaises, ces sources n’ont pour l’heure sans doute pas d’équivalent pour l’après 1945, en dépit des attentes comblées par de nombreux fonds privés conservés par les archives publiques en France, à l’exemple des archives de Jacques Foccart, de Michel Debré ou de hauts responsables civils et militaires de la Défense 6. Ces archives conditionnent un regard raisonné et critique sur une pratique de l’État plus étudiée en amont d’une histoire du secret du roi, de la diplomatie royale ou de la police secrète, que de l’histoire générale de l’État depuis 1789. Encore le chantier est-il progressivement ouvert par une génération de chercheurs attentifs à l’histoire de l’État et des pouvoirs publics, de ses corps, de ses agents. Ces derniers n’avaient pas jusqu’alors retenu l’attention de façon centrale 7. L’étude du renseignement, c’est-à-dire de l’information élaborée à partir de données ouvertes et secrètes, ces dernières étant recherchées par des moyens clandestins quoique publics, trouve un terrain propice appliqué au large domaine de la sécurité nationale, tout en reliant l’histoire politique et militaire, sinon culturelle. Deux exemples illustrent la diversité des thèmes explorés.

3 La IIIe République a fait naître un premier service de renseignement militaire permanent, à la faveur de la reconstruction institutionnelle, humaine et matérielle des armées après la défaite de 1870-1871 8. La conception de nouveaux moyens de renseignements, qui avait tant fait défaut dans les opérations militaires de la guerre franco-prussienne, s’inscrit ainsi dans une rénovation doctrinale des armées en même temps que d’une modernisation de l’État. De 1871 à 1914, il fallut une lente maturation des conceptions du renseignement, puis de l’appropriation du renseignement par les pouvoirs publics, enfin de son orientation politico-stratégique au sommet de l’État pour lui donner une impulsion décisive 9. Les crises franco-allemandes de la décennie 1870 et l’affaire Schnaebelé en avril 1887 en sont le premier chapitre. L’Affaire Dreyfus et les crises coloniales achèvent ensuite d’en façonner l’épée à plusieurs lames 10. Des administrations et des corps de l’État assument alors l’information du pouvoir politique. Les agents collectant l’information ne sont pas exclusivement des militaires, mais aussi des civils, à savoir des diplomates et des policiers, aux côtés desquels s’impliquent, à des degrés divers, des administrations aussi différentes que les douanes, les Eaux et Forêts, les gardes-côtes, enfin les gendarmes 11. Celles-ci ont pour caractère d’être présentes sur tout le territoire, par un maillage géographique de leurs services. Mais les forces de police et militaires, notamment par les attachés militaires, à un moindre degré les diplomates, ont cependant occupé une position majeure au cœur de l’appareil de renseignement républicain après 1871 12. Cette situation prévaut encore aujourd’hui en France, dans un jeu de balancier qui profite aux diplomates. Au sein de l’État, les pratiques d’espionnage et de contre-espionnage ont été principalement prises en charge par deux ministères, l’Intérieur et la Guerre, entre collaboration et rivalité.

4 À cet égard, le rôle singulier de la gendarmerie en matière de renseignement a été récemment réévalué 13. De façon complexe et évolutive au XIXe siècle, la gendarmerie participe au contrôle politique et social de l’opinion grâce au déploiement des brigades, quadrillant les départements jusqu’à l’échelle du canton. De fait, la mission débouche explicitement sur la collecte d’informations diverses sur les populations. Au cours du XIXe siècle, ce contrôle politique connaît un déplacement progressif vers celui des grèves ouvrières, des milieux syndicalistes et anarchistes, pour avoir du renseignement

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à tout prix avant 1914. Sous l’angle de la surveillance des étrangers et de l’espionnage étranger, les missions de contre-espionnage sur le territoire s’affinent à partir de 1886. L’instruction ministérielle du 9décembre 1886 prescrit en effet à la gendarmerie de surveiller les étrangers portés sur des listes de suspects par les préfets. Les carnets A recensent alors les noms des étrangers résidant en France en âge de servir les armées et, les carnets B, ceux des étrangers et des Français soupçonnés d’espionnage ou d’antimilitarisme 14. Le carnet B écrit alors un pan de l’histoire du contre-espionnage sous la IIIe République 15. Dans les années 1880, cette mission de surveillance générale est partagée avec la police républicaine, notamment la police spéciale pour la surveillance des anarchistes, des boulangistes et des nationalistes. Toutefois, Arnaud- Dominique Houte démontre la médiocre adaptation de la gendarmerie à des missions de contre-espionnage qu’elle rechigne à assumer progressivement à partir des années 1880-1890, préférant un rôle inédit de protection du citoyen à celui répressif qui lui était attaché depuis 1820. Dès lors, cette mission incombe essentiellement à la police spéciale, en particulier sur les frontières. Cet autre corps de l’État secret éclaire l’histoire du contre-espionnage en France.

5 Créé par décrets impériaux en 1855, le corps particulier de la » police des chemins de fer », composée de commissaires et d’inspecteurs spéciaux (d’où la dénomination de « police spéciale »), a pour fonction la surveillance politique des opposants et celle des étrangers, dans les ports et aux frontières à partir de 1861. Très récemment, Gerald Sawicki l’a appliqué à la rivalité secrète sur la frontière entre la France et l’Allemagne après 1871 16. Dans un espace stratégique pour les deux pays, la police spéciale de la frontière de l’Est est caractérisée, face au Reichsland, par un maillage serré d’une vingtaine de postes frontières et intérieurs dans les départements de Meurthe-et- Moselle, des Vosges, et du Territoire de Belfort. Le département de Meurthe-et-Moselle en sera la pièce maîtresse avec treize postes, dont Pagny-sur-Moselle sous l’autorité du commissaire de police spéciale Guillaume Schnaebelé de 1871 à 1887. En liaison avec la gendarmerie le long de la frontière et les services des Eaux et Forêts, ces postes sont la principale source d’informations militaires et politiques pour le ministère de l’Intérieur, parallèlement au service de renseignements et au commissariat spécial de Belfort, pivots français de la collecte de renseignements sur l’Allemagne. Les commissaires spéciaux recrutent de nombreux agents et indicateurs jusqu’à former des réseaux de résistance à l’occupation allemande dans les territoires intégrés au Reichsland. Au point que la période est un véritable laboratoire du renseignement politique, qui fait en réalité de l’espionnage un objet privilégié d’histoire de la culture politique en France et en Allemagne. À divers degrés, les contacts et les liens avec des figures politiques engagées dans la résistance anti-allemande et dans la coopération avec les services de renseignements, tels Irénée Lang ou Paul Wenger, les honorables correspondants, les industriels comme Goldenberg et de Dietrich entre autres, montrent une large coopération patriotique des élites alsaciennes, de ses milieux d’affaires et industriels culminant dans les années 1870-1890.

6 Avant que n’éclate l’affaire Schnaebelé, la coopération administrative en matière secrète des ministres de la Guerre et de l’Intérieur était incertaine. Face à l’Allemagne, il y eut des ruptures politiques et techniques des échanges entre les ministères de l’Intérieur et de la Guerre de l’automne 1880 jusqu’à juillet 1882. Mais Ferry et Waldeck- Rousseau à l’Intérieur autorisent à nouveau des échanges directs en 1884-1885. Le ministère de la Guerre, qui cofinance des postes de police spéciale, impose une coordination « impérieuse » des administrations et des actions, justifiant les

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correspondances personnelles habituelles entre les commissaires spéciaux Kempff et Schnaebelé avec le chef de la section de statistique. La figure de l’avocat et député radical amiénois René Goblet (1828-1905) est ici centrale. Ministre de l’Intérieur en 1882, président du Conseil en décembre 1886-1887, il contribue à faire avancer la coopération administrative. Avant même l’instruction Boulanger de décembre 1886 sur le contrôle des étrangers, la police spéciale s’efforce de découvrir les espions, pour le compte de la section de statistique. La section de statistique correspond ainsi directement avec la police spéciale sans l’intermédiaire des préfets ni de la Sûreté. Quand Guillaume Schnaebelé est enlevé en avril 1887 sur le territoire français, les services secrets allemands neutralisent de fait le meilleur organisateur du contre- espionnage français à la frontière. La dimension secrète de l’affaire Schnaebelé souligne désormais la bonne coopération des moyens déployés dans les départements (police spéciale, gendarmerie, services territoriaux de corps d’armée).

7 En effet, l’affaire Schnaebelé, parmi d’autres crises dans le siècle à venir, apprend que le secret, loin d’être une anomalie ou un dysfonctionnement, est présent dans le fonctionnement même du pouvoir démocratique, tant du côté de l’exécutif qui retient traditionnellement l’attention, que désormais de celui du législatif qui l’assume dans ses délibérations, puis en inscrit les limites dans le droit. Le secret n’est évidemment ni le premier ni le seul ressort de l’histoire des pouvoirs publics et de l’exercice du pouvoir. Les politiques intérieure et extérieure de la France relèvent de logiques autrement déterminantes que le secret ou de motivations inavouables de l’intérêt national. À l’inverse, son bannissement du spectre des causalités historiques n’est pas réaliste. Il ne s’agit pas plus d’ajouter un nouveau chapitre à quelque histoire secrète de la France qui réveille les mythologies politiques. Ou du complot, sous ses manifestations réelles et fantasmées 17. À l’heure de la Revanche, toute entière tendue vers une lutte existentielle contre l’espionnage allemand, aux couleurs de l’affaire Maggi-Kub en 1913, puis en 1914-1918, la ligue d’Action française fait passer au second plan l’enjeu politique d’une révision de la loi d’avril 1886 pour réprimer l’espionnage étranger. Ses combats contre celui-ci se conçoivent dans le cadre de l’union sacrée, en oubliant que le renseignement doit encore conquérir sa place réelle dans la culture stratégique des responsables civils et militaires français 18. Lancé en 1921-1922 par la commission de la législation civile et criminelle de la Chambre des députés, ce travail parlementaire atteste des difficultés de légiférer en la matière. À l’heure où les tribunaux français ploient sous les affaires de commerce avec l’ennemi dans les départements qui ont subi une occupation allemande en 1914-1918, la question est anachronique. L’Action française, en particulier Léon Daudet, élu député de Paris en 1919, préfère alors le terrain de l’exploitation politicienne à celui du travail parlementaire. Celui-ci n’aboutit qu’en avril 1934 par le vote d’une nouvelle loi pour criminaliser l’espionnage étranger, après de nouvelles affaires d’espionnage dont celle des rabcors en 1932, puis de l’intendant Frogé à Belfort en 1934. Précisément, le débat technique sur la délimitation et la réglementation du secret demeure un enjeu vif, constant, du débat politique dans la République. Pourtant, les historiens du politique ont souvent préféré en retenir la valeur emblématique dans les cultures politiques plutôt que d’en apprécier la signification réelle dans le fonctionnement du pouvoir démocratique. Naturellement, cette démarche présente souvent des limites pour l’historien, ne serait-ce que par l’absence de traces laissées par une instruction secrète quand celle-ci est orale.

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8 En temps de guerre comme de paix, la République a étonnamment administré les contradictions entre une démocratie d’opinion et une pratique ordinaire du secret dans l’exercice pratique du pouvoir. Et il semble que le contexte d’une guerre mondiale comme les menaces idéologiques du nazisme, puis du communisme au XXe siècle, n’aient été qu’une justification externe, sinon postérieure, au renforcement du secret. Cette logique du secret ne procède-t-elle d’ailleurs pas d’une conception de la « sécurité nationale » directement héritée de la Révolution française, et qui a façonné les principes contemporains de la sécurité nationale ? Sur le plan idéologique, la République a parfaitement su dépasser la contradiction entre l’instauration d’un régime de libertés publiques et ses limitations théoriquement exceptionnelles. L’histoire du Front populaire en écrit un chapitre singulier. Au cœur de l’organisation de l’État, l’émergence du concept de sécurité nationale se fait au détour d’une singulière expérience. Depuis 1934, l’organisation progressive des services de la présidence du Conseil permet une coordination gouvernementale, et non plus simplement interministérielle, qui trouve un domaine d’expérimentation inédit dans le domaine de la sécurité nationale en 1937. Prélude à une commission permanente, une réunion interministérielle inédite se tient le 4 février 1937 à Matignon sous l’autorité du président du Conseil, Léon Blum, et du ministre de l’Intérieur Marx Dormoy, entouré de représentants des ministères et des services intéressés aux questions de sécurité nationale. Léon Blum et Marx Dormoy donnent à la réunion un but précis. « Il s’agit en substance : 1°/ de coordonner, dans les principales recherches intéressant la sécurité nationale, l’activité des organes d’information, civils, militaires et policiers qui assument ces recherches. À cet effet, il apparut indispensable que la présidence du Conseil et les grands services de l’État s’informent mutuellement et périodiquement de leurs desiderata en matière de renseignements. 2°/ de fournir à ces services l’occasion d’échanger régulièrement les résultats de leurs recherches. 3°/ de souder ainsi plus étroitement que par le passé les activités concourant à la Défense nationale. De permettre à des chefs de service qui se voient trop rarement ou pas du tout, de s’entretenir verbalement des questions entrant dans leurs attributions et d’atteindre, par ce moyen, un bénéfice supérieur et plus immédiat au profit de chacun. M. Blum et Dormoy ont souligné qu’il ne s’agissait pas de créer un “ministère de la police générale” rappelant celui de Fouché, mais d’instituer un organisme d’État dans lequel le chef de gouvernement pourra trouver à chaque instant l’essentiel de ce qu’il doit savoir des événements touchant à la sécurité du pays. » 19

9 Couvrant l’année 1937, vingt-cinq réunions interministérielles facilitent les échanges de renseignements entre les différents services de renseignement, avec une interruption politique estivale. Mais celles-ci ne débouchent toutefois pas sur l’instauration d’un secrétariat permanent qui aurait pu ressembler, de près ou de loin, au Joint Intelligence Committee que les Britanniques expérimentaient au même moment. En définitive, cette commission est une première expérience exceptionnelle de partage interministériel du renseignement intérieur et extérieur. Elle n’a pas de précédent dans la tentative d’instaurer un secrétariat permanent en matière de renseignement entre les différents services. Elle accélère la coordination des services de renseignement policier et militaire, en liaison avec le Quai d’Orsay. Elle est sans lendemain en 1938 et 1939. Mais des années furent perdues en attendant le Secrétariat général de la Défense nationale sous la IVe République, qui échoua par ailleurs largement en matière de coordination du renseignement, avant la mise en œuvre politique du comité interministériel du renseignement sous la Ve République. Prévu par l’ordonnance de la défense de 1959, celui-ci est progressivement organisé sous l’autorité du Premier

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ministre Michel Debré après 1961 20. En 1966, l’affaire Ben Barka conduisit, entre autres conséquences, au rattachement du SDECE à l’autorité du ministre de la Défense, relativisant durablement l’exploitation politique du renseignement d’intérêt national au profit du gouvernement, et ce, en dépit du SGDN. Ce débat ne rebondit qu’à la fin des années 1990 et 2000. Au début du XXIe siècle, ce défi français n’a pas perdu de son actualité historique.

NOTES

1. BÉLY (Lucien), Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990 et L’information politique à l’époque moderne, PUPS, 2001. HUGON (Alain), Au service du roi catholique. « Honorables ambassadeurs et divins espions ». Représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano- françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velazquez, 2004. 2. LAURENT (Sébastien), « Pour une autre histoire de l’État. Le secret, l’information politique et le renseignement », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, juillet-septembre 2004, n° 83, p. 173-184 et son dossier d’habilitation « Au cœur de l’État : le renseignement, le politique et la formation de l’État secret dans la France contemporaine XIXe-XXe siècles », IEP de Paris, avril 2007. 3. BADEL (Laurence), « Pour une histoire de l’information économique en France », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 90, 2006/2, p. 169-185. GUELTON (Frédéric), « La naissance du renseignement économique en France pendant la Première Guerre mondiale », in Revue historique des armées, 4/2001, p. 73-88. 4. L EMOINE (Hervé) et alii. (dir.), Histoire orale. Inventaire analytique des sous-séries 3K et 4K, Vincennes, ministère de la Défense, tome 1, 1997, tome 2, 2001, tome 3, 2006. 5. CŒURÉ (Sophie), La mémoire spoliée : les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique de 1940 à nos jours, Payot, 2007. 6. Archives nationales, présidence de la République, secrétariat général, fonds Foccart. 7. F ORCADE (Olivier), L AURENT (Sébastien), Secrets d’État. Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Colin. 8. J AUFFRET (Jean-Charles), Parlement, gouvernement, commandement : l’armée de métier sous la Troisième République 1871-1914, thèse de doctorat d’État, université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 1987. 9. S OUTOU (Georges-Henri), FRÉMEAUX (Jacques), F ORCADE (Olivier) (dir.), L’exploitation du renseignement en Europe et aux États-Unis des années 1930 aux années 1960, Economica, 2001. 10. T HOMAS (Marcel), L’Affaire sans Dreyfus, Fayard, 1961 et DUCLERT (Vincent), Alfred Dreyfus, Fayard, 2006. 11. L UC (Jean-Noël dir.), Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Pubs, 2002 et Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, SHGN, 2005. 12. L AURENT (Sébastien), « Aux origines de la “guerre des polices” : militaires et policiers du renseignement dans la République (1870-1914) », in Revue historique, CCCXIV/4, p. 767-791. 13. H OUTE (Arnaud-Dominique), Le Métier de gendarme national au XIXesiècle. Pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale de la Monarchie de Juillet à la Grande Guerre, thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de Jean-Noël Luc, 2 tomes, 2006, p. 539-541. LIGNEREUX (Aurélien), Force à la loi ? Les rébellions contre la gendarmerie et l’apprentissage du respect de l’État au

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XIXe siècle, thèse de doctorat, sous la direction de J.-N. Luc, Paris-Sorbonne, 2006. PANEL (Louis), Gendarmerie et contre-espionnage (1914-1918), SHGN, 2004. 14. BECKER (Jean-Jacques), La Carnet B. Les pouvoirs publics et l’antimilitarisme avant la guerre de 1914, Klincksieck, 1973. 15. FORCADE (Olivier), La République et le secret. Les services spéciaux militaires, le renseignement et l’État en France 1919-1939, Nouveau monde éditions, à paraître. 16. SAWICKI (Gérald), Les Services de renseignements à la frontière franco-allemande (1871-1914), thèse de doctorat sous la direction de François Roth, université de Nancy II, 2006, 3 volumes et un volume iconographique. 17. GIRARDET (Raoul), Mythes et mythologies politiques, Seuil, 1986. MONIER (Frédéric), Le Complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, La Découverte, 1998. DARD (Olivier), La Synarchie. Le mythe du complot permanent, Perrin, 1998. VIDAL (Georges), La Grande illusion ? Le Parti communiste français et la défense nationale sous le Front populaire, Lyon, PUL, 2006. 18. L AHAIE (Olivier), Renseignement et services de renseignements en France pendant la guerre de 1914-1918, thèse de doctorat sous la direction de G.-H. Soutou, université de Paris-Sorbonne, juin 2006, 4 volumes et annexes. 19. SHD/DAT, 7 NN 2782, procès-verbal de la réunion interministérielle sur la sécurité nationale à Matignon du 4 février 1937, 3 pages. 20. F ORCADE (Olivier), « Michel Debré et les fins politiques du renseignement 1959-1962 », communication au colloque Michel Debré, chef de gouvernement organisé par le CHEVS-FNSP, palais du Luxembourg, 14-16 mars 2002, sous la direction de Serge Berstein, Pierre Milza, Jean-François Sirinelli, PUF, 2005, p. 489-513.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’étudier, de manière conceptuelle, les relations entre le développement d’un État moderne en France, spécialement aux XIXe et XXe siècles et l’émergence des services de renseignement comme composante du pouvoir d’État. Les récentes recherches conduites par des historiens français ont notamment porté sur des moments clés de cette évolution depuis l’affaire Schnaebelé en 1887 et le Front populaire en 1937, jusqu’à la Ve République.

Consideration on Intelligence, National Defence and Secret State in France in the ninetieth and the twentieth century. This article propose a short conceptual focus on the relationship between the development of the modern state in France, especially in the ninetieth and the twentieth century, and the emergence of intelligence services as organs of state power. Recent researches of French historians have developed analyses on two moments of this evolution, through the “affaire Schnaebelé in 1887 and the “Front populaire” en 1937, until the Ve République.

INDEX

Mots-clés : renseignement

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AUTEUR

OLIVIER FORCADE Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Picardie Jules Verne, il a publié avec Sébastien Laurent, Secrets d’État. Renseignement et pouvoirs dans le monde contemporain, colin, 2005. A paraître, La République et le secret, Les services spéciaux militaires, le renseignement et l’État en France, 1919-1939, Nouveau monde éditions.

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Un marin du Second Empire au service du renseignement : le capitaine de vaisseau Pigeard et les programmes navals anglais et américains (1856-1869)

Alexandre Sheldon-Duplaix

1 Adversaire potentiel mais principal partenaire stratégique, la Grande-Bretagne est au cœur de la diplomatie de Napoléon III. La concertation entre Londres et Paris sur les affaires internationales assure aux deux empires que l’un ne gagne pas sur l’autre un avantage isolé. Pièces plus ou moins puissantes sur le vaste échiquier des mers, les bâtiments de combat des deux marines suscitent de part et d’autre de la Manche la plus grande curiosité, aussi bien chez les marins et les ingénieurs que chez les diplomates. Des caractéristiques et de la valeur des unités peuvent dépendre l’issue d’une crise internationale ou d’une confrontation entre la Royal Navy et la marine impériale. Colonna-Walewski, Thouvenel, Drouyn de Lhuys, de Moustier, La Valette, les ministres des Affaires étrangères 1, Hamelin puis Chasseloup Laubat et Rigault de Genouilly, les ministres de la Marine 2 et Dupuy de Lôme, le directeur du matériel 3, suivent attentivement les progrès de la construction navale britannique qui met sur cale en 1854 le plus grand bateau du monde, le paquebot Leviathan (ou Great Eastern), qui répond à la frégate cuirassée Gloire de Dupuy de Lôme (1859) par la construction du Warrior (1862) et qui dessine en 1868 le cuirassé à tourelles Devastation. L’historien André Brisou note à ce propos que « le Ministre voulait tellement que rien n’échappât à l’observation qu’il avait détaché en permanence [en Angleterre] un ingénieur, ce qui n’empêchait pas à d’autres d’y être envoyés pour des missions occasionnelles » 4. Mais la France va encore plus loin en créant à Londres deux postes d’attachés militaires dont l’un pour la marine. Le capitaine de frégate Pigeard occupera officieusement puis officiellement cette fonction de 1857 à 1869 avec deux interruptions : en 1858-1859 puis en 1863-1864 quand Pigeard est dépêché dans les États désunis d’Amérique pour évaluer les

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innovations des belligérants. Dans les chantiers et arsenaux britanniques ou américains, Pigeard saura servir le cabinet du ministre et la direction du matériel, s’employant à dessiner les bateaux et les équipements qu’il observe et gagnant les confidences des chefs militaires ou des ingénieurs. Son action sera significative, en particulier pour décrire la genèse des Warrior, pour évaluer les innovations en apparence révolutionnaires des marines américaines alors que la France redoute un futur conflit lié à son intervention au Mexique et pour relater la querelle dramatique qui oppose le capitaine de vaisseau Coles 5 et l’ingénieur Reed 6, le constructeur en chef de l’Amirauté, sur le choix entre les cuirassés à tourelles ou à casemate.

La création à Londres du premier poste d’attaché naval et le suivi de la construction du Warrior (1857-1863)

2 Depuis l’Ancien Régime, le renseignement sur les marines étrangères est à la fois l’affaire des ingénieurs – constructeurs, officiers d’artillerie ou du génie – qui voyagent dans les chantiers ou les expositions pour observer les innovations 7 et celle des consuls qui comptent les bateaux dans les ports et relatent leurs mouvements 8. Réaffirmée en mars 1820, l’étroite entente entre les ministères des Affaires étrangères et de la Marine met à la disposition de ce dernier le réseau consulaire dont les éléments permettent à son cabinet de dresser un ordre de bataille synthétique des forces navales dans le monde 9. Le cabinet du ministre gère directement le renseignement naval. Il fait rechercher autant des renseignements généraux ou opérationnels sur les flottes étrangères que les caractéristiques techniques de leurs plates-formes et de leurs armements. Il travaille en liaison avec le dépôt des cartes et plans qui collecte et produit des documents nautiques. L’homme de cet effort est le capitaine de vaisseau de la Roncière le Noury qui prend la direction du cabinet entre 1861 et 1865. Priorité est donnée au renseignement technique destiné à la direction du matériel. Son illustre directeur, Dupuy de Lôme, le père de la Gloire a passé neuf mois dans les chantiers britanniques10. D’autres comme les ingénieurs du génie maritime : Sarlat, Mol, Pastoureau, Mangin, Gervais, Sabatier, Legrand, Le Belin, effectuent eux aussi des missions dans les chantiers anglais11. Mais leurs comptes rendus ne suffisent pas. Il faut un permanent qui puisse s’adresser aux décideurs et faire jouer la fraternité des marins renforcée il y a peu par une fraternité d’armes en Crimée. Pour se faire, le cabinet du ministre décide d’affecter à Londres un capitaine de frégate dont le profil anglophile et la compétence technique lui facilitera l’accès des cercles militaires et industriels.

3 Né le 17 mars 1818 à Colmar, élève officier en 1833, Pigeard participe cinq ans plus tard au blocus du Mexique sous les ordres de l’amiral Baudin. Dès 1846, son « goût pour les études » se manifeste par des traductions de documents nautiques espagnols et portugais alors qu’il sert comme adjoint du commandant de la station des côtes occidentales d’Afrique. Après avoir demandé en vain son transfert à l’administration centrale, il est promu lieutenant de vaisseau en 1848 et prend le commandement de l’aviso à vapeur Averne. Marié le 4 avril 1850 à Catherine Ann Thomasine-Simèon, fille d’un capitaine de vaisseau de la Royal Navy, cette alliance lui permet de perfectionner son anglais. Il traduit ainsi le Pilote côtier des États-Unis de Blunt en liaison avec le dépôt des cartes et plans dont le directeur, le contre-amiral Mathieu, le recommande pour un embarquement. Sur le Montebello, le Fleurus puis le Henri IV, il participe de mars 1854 à

Revue historique des armées, 247 | 2007 14

juillet 1855 à la campagne de Crimée 12.Capitaine de frégate en juin 1855 pour faits de guerre dans le corps de débarquement de Sébastopol, Pigeard présente un profil idéal pour remplir la nouvelle mission de suivi des constructions navales en Grande- Bretagne que lui assigne le ministre l’année suivante. Il maîtrise la langue et a commandé un bâtiment à vapeur. Son mariage et/ou la campagne de Crimée lui donnent des contacts dans la Royal Navy dont semble-t-il le contre-amiral Spencer Robinson 13, futur major général et le capita