La N.R.F. 462/463 (Juillet-Aout 1991)

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La N.R.F. 462/463 (Juillet-Aout 1991) LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE JEAN-PAUL SARTRE Piazza San Marco, musiques Dimanche La Biennale a passé par là, laissé des traces, ce cube, l'Hôtel Bauer Grumwald, quelques GI's bars, quelques dancings. Étalages exquis, magasins illuminés, portes closes. Voici un magasin d'étoffes ce n'est pas assez de monter des étoffes à la devanture; les vendeurs, en s'en allant, dans un mouvement de ce lyrisme fou des Italiens, ont négligemment laissé derrière eux sur le plancher des bouillonnés de soie rose et bleue. Ce n'est pas la générosité, c'est la comédie passionnée de la générosité voyez ces étoffes, j'en regorge, je la jette par terre, pensez à quels prezzi disastrosï je vous la vendrai. Café n'est plus cette liqueur, ce caramel liquide qu'on boit à Rome. Plus le café est élégant, plus il est mauvais. Dans les petits bars, compromis entre le liquide aqueux et plat de l'Europe du Nord et le minuscule bijou du Sud. Il faut dire aussi ce qui entre dans les oreilles et les narines du touriste. Cette année mes oreilles entendent un air italien dont j'ignore le nom, September Song et la Vie en rose. En 1. Est-ce le soir du même dimanche, jour de l'arrivée du touriste, que l'auteur veut aborder autrement? La Nouvelle Revue Française quatrième position vient le Beau Danube bleu. Tous les orchestres jouent ces airs et souvent même plusieurs fois dans la soirée. Lente décomposition de September Song que j'ai entendu à Rome au saxo et que je finis par entendre au violon sur la place Saint-Marc, douce plainte résignée d'un gondolier amoureux. Deux orchestres, le Quadri et son voisin, jouent le même air mais dans un ordre différent pour conserver la cacophonie. L'odeur café chaud. Il y a d'excellents jazz d'amateurs. Comment font-ils? Le jazz est hostile à l'esprit italien. La répétition presque gauche d'une forme musicale, ce n'est plus de la mélodie, c'est un objet qu'on vous montre vingt fois et qui finit par vous envoûter. Saine barbarie. Si l'on s'amuse à développer, ce n'est point le thème et puis on revient à cet objet sonore aux arêtes dures. Mais l'Italien développe; à peine a-t-il fait voir les six mesures de son thème, faussement acide, faussement aigu, il le répète en le sucrant, en l'arrondissant, nous sommes rassurés. Le thème du jazz reste en l'air. Si nous finissons par voir la dernière note comme une fin, c'est parce qu'à force de la répéter nous n'attendons plus rien au-delà. Cet objet sonore décide hors des règles classiques de sa propre fin. Et Miles Davis, lui, finit tout simplement à l'instant où il n'a plus d'inspiration. L'esprit italien aime les développements, l'inquiétude originelle n'est qu'une feinte pour attirer l'attention, c'est un point d'in- terrogation dont voici la réponse, c'est une difficulté qu'on aplanira par des accommodements graduels et finalement tout finit (passion cruelle, désespoir ou gaîté) par l'accord de réso- lution classique. On n'en parle plus, on passe à autre chose. Au lieu que le thème du jazz ne veut pas qu'on le termine il reste ce qu'il est, interrogation, reproche ou cri et il ne passe pas plus qu'une douleur entrevue ne passe, ne finit bien. Pupitre de musique du Quadri, un panneau sur le dos du pupitre, deux pin-up de Varga, habilement masquées par des papillons de manière à les rendre plus nues. Et une reproduction d'un tableau de Chirico, bonne époque. Piazza San Marco, musiques Les pigeons, morceaux de marbre fous. Ces grands nerveux à quelle épreuve soumis. Photographiés, nourris par des tou- ristes eux-mêmes énervés, ils ont l'égarement des êtres vivants astreints à faire couleur locale. Ils marchent entre les jambes des Anglaises mais à chaque sonnerie de cloche, s'envolent en ronds fous, une grande étoffe claquante. Je suis sûr qu'ils jouent la peur pensez, ça fait un siècle que ça dure. Ils sont divisés en deux sections, l'une mime l'affolement pour faire rire les étrangers, et l'autre moitié picore tranquillement les miettes de pain ou les grains de maïs qu'on leur jette. Ce soir c'est l'autre équipe qui travaille, la première bouffe et se repose. JEAN-PAUL SARTRE JEAN TARDIEU Un voyageur de l'Histoire Emanuele Conegliano, dit Lorenzo Da Ponte C'est dans un domaine de Haute-Provence, lieu préservé où règnent l'intelligence, le goût et l'érudition, que j'ai découvert les Mémoires du fameux Emanuele Conegliano, dit Lorenzo Da Ponte, le plus célèbre librettiste de Mozart. Je connaissais l'existence de cet ouvrage, mais je ne l'avais encore jamais lu. Quel plaisir rare de trouver, dans une biblio- thèque pleine de merveilles et de surprises, en plein hiver provençal, c'est-à-dire devant un horizon immense fait de ciel, de soleil, de pins et d'oliviers, cet in-8° recouvert d'une simple reliure cartonnée et qui datait de plus d'un siècle! C'était la première édition, traduite en français, de ce récit passionnant. Le traducteur d'alors orthographiait « M. d'Aponte ». Sans doute, il valait mieux, en ce temps-là, anoblir un nom, même déjà célèbre! Mais la véritable graphie a moins de prétention et plus de sens « Da Ponte ». On peut supposer que l'auteur, issu d'une famille juive fixée en Vénétie, ait choisi ce modeste pseudonyme (quelque chose comme « du pont »), en l'honneur de Venise, où il passa une partie de sa jeunesse. Quoi d'étonnant? Il faut, pour aller et venir à travers les canaux et les îles de la Lagune, tant de ponts à Venise! Quant au préfacier de cette première édition française, datée de 1860, ce n'était rien de moins que le poète de Graziella, amateur d'Italie s'il en fut, Alphonse de Lamartine lui-même. Si je me permets, aujourd'hui, d'ajouter quelques lignes au Un voyageur de l'Histoire texte de Lamartine, écrit d'une plume alerte et sensible, ce n'est pas avec l'intention outrecuidante de « coiffer» mon illustre prédécesseur. C'est seulement pour ajouter à la glose romantique le point de vue d'un écrivain du xxe siècle finissant et surtout d'un fervent des Nozze di Figaro et de Don Giovanni. Est-ce à dire que les Mémoires de Da Ponte ne valent que pour cette collaboration bien connue avec le dieu des dieux de la musique? Certes non. Car, s'il est bien vrai qu'un tel titre de gloire ajoute une auréole impérissable à la figure du scénariste vénitien, les confidences de celui-ci sur les péripéties de son existence offrent bien d'autres attraits, bien d'autres sujets d'étonnement. On croirait lire à la fois un roman picaresque à la mode espagnole, un conte satirique de Voltaire et un « roman d'ap- prentissage»à la manière allemande. Mais, dans le cas qui nous occupe, le personnage dont les aventures sont racontées dépasse largement le cadre temporel des « années de formation» d'un jeune homme de qualité. S'il eut besoin de plus d'une expérience avant de parvenir à la sagesse, c'est toute une longue vie qu'il fallut, pour cela, au malheureux Da Ponte il ne connut la tranquillité et l'aisance que dans son extrême vieillesse. Il naît en plein milieu du XVIIIe siècle (1749). Voué d'abord à la prêtrise, puis exilé de Venise, il concourt, par son talent de dramaturge adroit et diligent, aux fastes de la cour du « despote éclairé », l'empereur Joseph II, dans ce milieu truffé d'Italiens de grand talent (poètes, peintres, compositeurs, instrumentistes, chanteurs et cantatrices, décorateurs de théâtres, etc.), au moment où la fête baroque bat son plein. Il traverse l'Europe en tous sens, de l'Autriche à la Prusse, de l'Italie à l'Angleterre, s'essaie à tous les métiers et meurt en Amérique, en 1838, âgé de quatre-vingt-neuf ans, au début de l'ère industrielle des États-Unis, après avoir exercé les pro- fessions les plus diverses. Da Ponte! Un pont, voilà ce qu'il est bien, ce diable d'homme, avec son obstination à vivre, à voyager, à inventer, un pont La Nouvelle Revue Française entre deux siècles, le XVIIIe et le xixe, un pont entre deux mondes, l'Ancien et le Nouveau. Pendant cette longue période de l'Histoire qui est aussi une charnière entre deux conceptions de l'homme et de la société, il mène la plus folle existence d'aventurier. Écrivain, homme de théâtre certes (et des plus doués), habile à s'inspirer des auteurs à succès, comme Beaumarchais ou de la légende du Trompeur de Séville qui avait déjà fait couler tant d'encre et permis à Molière d'écrire un de ses grands chefs-d'œuvre, Da Ponte est aussi une sorte de séducteur, amoureux des femmes et du jeu. Il est lui-même, à la fois, un peu Figaro et un peu Don Juan, un charmeur ambigu, parfois inquiétant qui, en plus modeste, en plus prudent peut-être, n'est pas sans rappeler son compatriote Casanova (il le rencontrera plusieurs fois sur sa route), pas loin non plus de l'abbé Prévost et de son personnage Lescaut, le frère de Manon, qui court les tripots et va de dette en dette. C'est tout juste si Lamartine dans sa préface, ne fait pas de Da Ponte une sorte de scélérat.
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