Wolfgang Amadeus Mozart Sonatas K. 330, K. 333, K. 576 / Rondo , K. 511 Trudelies Leonhardt, fortepiano

Sonata KV 330 Sonata KV 333 Rondo in A minor, KV 511 Sonata KV 576

Trudelies Leonhardt, fortepiano

2 Sonate en do Majeur/in C Major KV 330 (1783)

1 Allegro moderato...... 7’36

2 Andante cantabile ...... 7’14

3 Allegretto ...... 6’38

Sonate en si Bémol Majeur/in B Flat Major KV 333 (1783)

4 Allegro...... 8’48

5 Andante cantabile ...... 7’40

6 Allegretto grazioso ...... 7’32

7 Rondo en la Mineur/in A Minor, KV 511 (1787) ...... 10’21

Sonate en re Majeur/in D Major KV 576 (1789)

8 Allegro ...... 6’18

9 Adagio...... 6’19

0 Allegretto ...... 5’21 Total Time: 73’49

3 LE PIANOFORTE L’instrument utilisé pour cet enregistrement fut construit en 1992 par Paul McNulty, est une copie d’un pianoforte viennois d’Anton Walter (1795).

Ce pianoforte a une étendue de cinq octaves (Fa 1 à sol 3). Trois genouillières assurent ses diverses sonorités, à savoir : • le registre « forte » - suppression des étouffoirs -, • le registre « modérator » - une bande de feutre se glisse entre les marteaux et les cordes - , • le registre « una corda » - par le déplacement du clavier, les marteaux ne frappent qu’une corde au lieu des deux ou trois cordes prévues pour cette note -. L’instrument est accordé selon le diapason de la fin du 18ième siècle, à env. 415 Hz.

THE FORTEPIANO The instrument used for the present recording is a copy of a Viennese fortepiano by Anton Walter (1795), built by Paul McNulty in 1992. It has a range of five octaves and two notes (FF – g’’’).

The instrument’s different timbres are obtained by three knee levers: • Lifting the dampers • Moderator (a strip of felt inserted between the hammers and the strings) • Shifting of the hammers so that they only strike one string (una corda). The fortepiano is tuned to a common concert pitch of the late 18th century, 415 Hz.

4 Trudelies Leonhardt , d’origine hollandaise et autrichienne, est née dans une famille de musi - ciens, son frère est le clavecin - iste . Elle a fait ses études à Amsterdam, auprès de Johannes Röntgen et Nelly Wagenaar, qui ont été couronnées par le Diplôme de Soliste du Conservatoire d’Amsterdam , obtenu cum laude. Après avoir reçu le Prix Elizabeth Everts, elle a pour - suivi ses études à Paris auprès de Yves Nat et Marguerite Long. En tant que soliste, elle a été invitée par un grand nombre d’orchestres dont le Concertgebouworkest d’Amsterdam, le Tonhalle Orchester de Zurich, l’Orchestre de Chambre de Lausanne et les London Mozart Players. Elle s’intéresse depuis longtemps au Pianoforte de la fin du 18ième et du début 19ième siècle, auxquels elle consacre maintenant toutes ses activités musicales. Elle a enregistré une trentaine de CDs avec en majorité des œuvres de Schubert et de Beethoven. Ceci est le troisième CD d’œuvres de Mozart pour Musica Omnia. www.tleonhardt.ch Trudelies Leonhardt is of Dutch-Austrian parentage and comes from a family of musicians, her brother being the well-known harpsichordist Gustav Leonhardt. She studied in Amsterdam with Johannes Röntgen and Nelly Wagenaar and was awarded the Soloist-diploma cum laude and the Elisabeth Everts-prijs. She also worked in Paris with Yves Nat and Marguerite Long. 5 Numerous orchestras have engaged Trudelies Leonhardt as soloist, the Concertgebouw of Amsterdam, The Tonhalle-Orchester of Zurich, The Orchestre de Chambre de Lausanne and The London Mozart Players among them. She has long been especially interested in fortepianos of the late 18th and early 19th century and nowadays she devotes her musical activity entirely to these. She has recorded about thirty CDs, the majority of which feature works of Schubert and Beethoven. This is the third CD of works by Mozart for Musica Omnia. www.tleonhardt.ch

Mozart, le clavecin et le pianoforte: évolution esthétique et développement technique.

ous avons souligné, dans un précédent essai, l’enthousiasme et l’engagement de Mozart pour les “nouveaux” pianoforte d’Anton Walter et de Johann Andreas NStein. L’évolution rapide du piano et de son jeu entre 1780 et 1820 semble attestée par le commentaire que Beethoven, déjà, aurait adressé à Czerny à propos du jeu pianistique de Mozart, un jeu “haché” et pratiquement dépourvu de legato . On interprète habituellement cette observation comme un dénigrement de Beethoven pour la formation de Mozart qui aurait été celle d’un claveciniste. En réalité, il est erroné de qualifier de “hachée” la manière qu’a le claveciniste de jouer. Bien au contraire, la faculté de lier les sons grâce à la retenue des seuls doigts, sans l’aide d’aucune pédale de maintien, est la marque essentielle, au clavecin, d’un jeu juste et expressif. C’est donc à une nouvelle manière de jouer que renvoyait plutôt Beethoven dans sa remarque, une manière dont il était lui-même le promoteur, celle d’un jeu aux phrases plus longues et moins clairement articulées, dépourvues de ces courts et fréquents silences qui étaient la seule ressource d’accentuation d’un clavecin incapable de toute dynamique par la force du toucher. Il ne fait pas de doute que Mozart, tout au long de sa vie brève, fut parmi les premiers à exploiter les tournants expressifs et les formes musicales nouvelles que la mécanique du piano rendait possibles, en combinant l’expressivité du clavicorde au 6 7 niveau sonore du clavecin, mieux adapté à l’exécution publique de la musique. Le passage mozartien du clavecin au piano se trouve donc à l’exact opposé de celui qu’ont opéré, la fin du 19 e siècle, les pianistes pionniers de la réhabilitation du clavecin. Lorsque Wanda Landowska (1879 – 1959) se mit à explorer les anciennes compositions pour clavier - celles du 18 e siècle principalement - elle les interpréta sur un clavecin parisien des ateliers Pleyel qui devait encore beaucoup à la technologie du piano moderne. De même, lorsqu’elle jouait la musique de Mozart ou de Haydn écrite pour piano, elle le faisait sur un instrument parfaitement moderne. C’est dire que, malgré la beauté et la compréhension musicale de son jeu, elle ne voyait aucun intérêt à connaître précisément, dans leur véracité historique, les instruments que les compositeurs qu’elle interprétait avaient à leur disposition, ni les détails de leur exécution musicale. Le genre “piano” se réduisait simplement, pour elle, aux instruments qu’elle connaissait et pratiquait, modernes, toute forme technique antécédente étant mise aux oubliettes de l’histoire, ensemble avec les quatre siècles de développement du clavecin. En 1936, la pianiste viennoise Isolde Ahlgrimm (1914 – 1995) fit donc un choix novateur lorsqu’elle interpréta, pour la première fois, une composition de Mozart sur un pianoforte original, de Michael Rosenberger (1790). Ce type d’instrument, réalisé par un facteur pourtant respecté du temps de Mozart, était si peu estimé au début du 20 e siècle qu’Ahlgrimm, et son mari Erich Fiala, purent l’acquérir pour vingt schillings autrichiens… C’est sur un instrument attribué cette fois au facteur viennois Anton Walter (1787) qu’Ahlgrimm joua à deux reprises, en 1948 et en 1956, l’intégrale des œuvres de Mozart pour le pianoforte. Ce précieux instrument fut ensuite acquis par le claveciniste néerlandais Gustav Leonhardt (1928–2012), lequel a confié à l’auteur de la présente note combien l’écoute du jeu d’Ahlgrimm avait été, pour lui, une découverte: “Une révélation extraordinaire, très en avance sur son temps” (1995). Ainsi les musiciens du 20e siècle, formés aux pianos modernes, ne réalisèrent-ils que progressivement combien l’usage d’instruments historiques importait à la redécouverte de principes d’exécution qui, pour les compositeurs du 18 e siècle, allaient simplement de soi, tant ils étaient assimilés. L’adoption par Ahlgrimm d’instruments historiques développait donc audacieusement les prémices d’une redécouverte que Landowska avait simplement abordée par son jeu. 8 Rien d’évident à une époque où plusieurs de ses contemporains dédaignaient encore explicitement le pianoforte, tel le musicien américain Ralph Kirkpatric (1911 – 1983) déclarant ironiquement, en 1956, “avoir abandonné (le pianoforte) en l’honneur du bicentenaire de Mozart”… Il est intéressant de comparer le cheminement des musiciens modernes réhabilitant les instruments anciens à la découverte inverse que firent Mozart et Haydn (même si ce dernier n’a jamais eu la virtuosité de son jeune contemporain) du pianoforte comme instrument nouveau, destiné à supplanter rapidement le clavecin. Haydn possédait, pour ne prendre que cet exemple, un grand clavecin fabriqué en 1775 par les ateliers Shudi & Broadwood de Londres (actuellement au Kunsthistorischesmuseum de Vienne) qui, fait révélateur, avait été équipé d’une boîte expressive “à la vénitienne” (une sorte de couvercle intérieur recouvrant la table d’harmonie et pourvu de lamelles coulissantes qu’une pédale pouvait ouvrir ou fermer) permettant de réaliser au clavecin les effets de crescendo ou decrescendo que proposaient les nouveaux pianoforte. Comment évaluer ce qu’apporta à Haydn et à Mozart le passage progressif du grand clavecin européen aux pianoforte des Silbermann, Stein, Walter et autre Rosenberger? Et l’expérience que cette transition constitua pour les musiciens d’alors? Le pianoforte, que l’inventivité italienne développa dès la fin du 17 e siècle probablement, répondit essentiellement à une demande croissante d’”expressivité”: il permettait de créer en effet, en pressant plus ou moins fortement ou plus ou moins légèrement les touches, une certaine dynamique dans le son. L’abandon progressif de l’art complexe du contrepoint, tel que l’avait élaboré Jean-Sébastien Bach, pour cet “empfindsamer Stil” que cultivaient ses fils, augmenta encore le besoin en modulation sonore et incita à un développement technique du pianoforte dont la mécanique fut bientôt capable de transmettre aux auditeurs et au public le sentiment d’une véritable puissance expressive. Que les facteurs allemands, avant les autres, se soient donné la mission de mettre au point un tel instrument s’explique sans doute par l’omniprésence du clavicorde en Allemagne: premier instrument à touches permettant à la pression du doigt des nuances d’une délicatesse extrême, le clavicorde y était utilisé comme instrument de travail, la difficile maîtrise de son jeu étant considérée comme la première condition à 9 satisfaire pour accéder aux raffinements de l’art du clavier. La fonction propédeutique du clavicorde est également attestée par une production d’exemplaires exclusivement destinés à l’exercice domestique de l’orgue: deux instruments à pédaliers indépendants étaient alors superposés l’un à l’autre pour recréer, chez soi, les claviers indépendants de l’orgue. Tous les fils de Bach qui furent musiciens firent leurs premiers pas musicaux sur des clavicordes. Le traité de Carl Philipp Emanuel, Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen , publié en 1753, doit beaucoup à cet apprentissage que lui fit faire son père. La question du jeu de Mozart cependant, ne se limite pas à la seule question du pianoforte, malgré la prééminence acquise par ce dernier instrument dès les années 1770. Il ne faut pas perdre de vue que Mozart a constamment pratiqué le clavecin et le clavicorde, tout au long de sa vie. L’estime qu’il portait aux pianoforte de Johann Andreas Stein et d’Anton Walter est bien connue, mais elle ne doit pas faire oublier l’usage constant qu’il fit du clavecin: nombreuses sont les représentations - les plus anciennes notamment - qui montrent un Mozart assis à un clavecin, sans doute français, posé sur un piètements typiquement rococo. Il faut aussi se rappeler à ce propos, et de façon plus générale, que les morceaux écrits à cette époque pour le clavier l’étaient souvent, si ce n’est toujours, “pour le clavecin ou le piano”, indifféremment. Revenons à l’observation que Beethoven, selon le biographe Otto Jahn, aurait faite à son élève Carl Czerny sur le jeu “haché” (“zerhacktes”) de Mozart. Beethoven précise sa pensée en ajoutant ensuite: haché car “ne possédant pas de legato ”. Comme nous l’avons dit plus haut, la plupart des critiques ont interprété cette remarque comme un reproche fait à une manière de jouer qui était devenue archaïque aux oreilles des années 20 du 19 e siècle déjà. Or, nous le répétons ici, la connaissance que nous avons aujourd’hui du clavecin et de toute la palette des articulations que cet instrument exige de ses interprètes pour donner l’impression d’une dynamique expressive, nous fait dire que la remarque de Beethoven est plus fondamentale. Elle renvoie à une transformation quasi paradigmatique et essentielle de l’écriture musicale qui vise désormais à des phrases plus longues, à une présence instrumentale plus soutenue, plus ample et, surtout, à un son ouvert à des contrastes dynamiques allant jusqu’à l’extrême. Beethoven considérait-il le jeu de Mozart comme simplement désuet? Ne faisait-il pas plutôt allusion au souvenir de cette formation 10 de claveciniste qu’ils avaient connue tous les deux, mais dont lui, Beethoven, avait su s’échapper pour la dépasser? Isolde Ahlgrimm, qui réalisa la transition du piano moderne au clavecin par le biais du pianoforte historique, disait toujours que le legato du claveciniste constituait un “canevas”, soit un fond neutre sur lequel pouvait, et devait, se peindre ensuite le vaste éventail des articulations. L’interprète, faisant alors appel à sa musicalité, déterminait parmi les notes qu’il jouait celles qui devaient être maintenues au-delà de la stricte mesure fixée par la partition pour faire “vivre” l’instrument. Au clavecin, le succès tient tout entier à l’habileté que doit avoir le musicien à tenir un son sans l’aide d’aucune genouillère, ni d’aucune pédale retenant les étouffoirs. Ceux dont la technique n’a connu que le clavecin y arrivent instinctivement. Et il est difficile de croire que Mozart, maître absolu de l’opéra de son temps, n’ait pas disposé à cet égard d’un jeu capable de toute la gamme rhétorique des passions, allant du feu au drame en passant par la puissance et la déclamation. Tout grand claveciniste y parvient, comme tout grand pianiste. L’influence de Jean-Sébastien Bach survécut au travers de ses fils, en particulier de Carl Philipp Emanuel dont le Versuch über die wahre Art das Klavier zu spielen exerça une grande influence sur tous ceux qui en étudièrent les leçons. Beethoven lui même reconnaît combien il doit à ce traité. Mais elle survécut aussi en Mozart. Car si la musique de Jean-Sebastien était virtuellement oubliée dès la seconde moitié du 18 e siècle (hormis son Wohltemperiertes Clavier et les quatre parties de son Clavier Ubung ), elle ne l’était pas de Mozart: les transpositions pour quatuor à cordes que ce dernier fit de nombreuses fugues du WTC, en leur donnant même des préludes, en témoigne. Il en va de même de l’influence de Carl Philipp Emanuel à propos duquel Mozart indique, aux dires de Johann Friedrich Rochlitz, qu’il était “le père, dont nous sommes les enfants. Ceux qui, parmi nous, jouent correctement l’ont appris de lui”. L’examen des différents clavecins de la seconde moitié du 18 e siècle qui nous sont conservés permet de se faire une idée précise des instruments dont a pu, sans doute, disposer Mozart. En France, à Paris tout particulièrement, la fabrication du clavecin était dominée par la production d’Henri Hemsch, celle de la famille Blanchet ou encore celle des ateliers Taskin. On connaît l’attachement des français pour le clavecin qui fut plus 11 long qu’ailleurs, tout comme leur désintérêt pour le clavicorde. Il fallut attendre la Révolution française pour que Taskin, par exemple, ci-devant facteur des clavecins du Roi, cède à l’actualité et se mette à fabriquer des pianoforte, se contentant parfois d’adapter uniquement d’anciens clavecins à la mécanique nouvelle des marteaux. Le plus bel instrument qui nous reste de Pascal Taskin date de 1769. Il se trouve aujourd’hui à Edimbourg dans la collection Raymond Russell et nous donne l’exemple parfait du type de clavecin français que Mozart aurait pu connaître: deux claviers, des jeux de cordes triples, un accouplement manuel et, enfin, un jeu de buffle au clavier supérieur. Cet instrument illustre le plein aboutissement de la facture française tardive: un son à la fois ample et doux comme de la soie, un touché d’une délicatesse parfaite. L’envergure de son octave, comme dans tout instrument français, est faible: 15.9 cm (mesure qui sera adoptée, soit dit en passant, par de nombreux facteurs de pianoforte, tant allemands qu’autrichiens). Pour relever la concurrence croissante du pianoforte, Taskin développa pour ses clavecins un quatrième registre, expérimental, une “peau de buffle”: les plectres en cuir souple de ce jeu devaient, en caressant les cordes, adoucir agréablement le son qui, pour la première fois, répondait discrètement au toucher, le niveau sonore se renforçant subtilement lorsque la touche était actionnée avec célérité. Lorsqu’il était enfant, Mozart voyagea à plusieurs reprises en Angleterre. Il y joua certainement les instruments de deux facteurs continentaux vivant à Londres: Burkhart Shudi (Shudi & Broadwood, dès 1770) et Jacob Kirkman, immigrants germanophones tous les deux, respectivement suisse et alsacien. Les instruments fabriqués en Angleterre par ces deux artisans, à un ou deux claviers, se conformaient, comme cela était le cas en France, à des standards nationaux bien identifiables. D’une manière générale, les instruments anglais étaient plus grands, plus puissants que les instruments français, mais d’une sonorité moins raffinée (selon le critique musical Charles Burney ils étaient aussi munis de becs plus lourds). Les plus grands exemplaires possédaient des jeux de corde triples (8’; 8’; 4’), une envergure d’octave importante (16.5 cm) ainsi que, dans les exemples plus tardifs, un système de coulisseaux ajustés à la table de résonnance qui permettait l’exécution de crescendi sonores ou de diminuendi . La facture anglaise du clavecin se poursuivit jusqu’au début du 19 e siècle, le dernier instrument de ce type 12 étant produit par Kirkman en 1809. Les ateliers Shudi & Broadwood, pour leur part, réalisèrent leur dernier clavecin en 1793. Les instruments construits aux Pays-Bas étaient de grands clavecins, à simple ou à double claviers, réalisés pour la grande majorité d’entre eux par Johannes Dulcken et son apprenti Johannes Bull. Les instruments flamands tardifs utilisaient, comme en Angleterre, des sautereaux “dogleg” qui permettaient de jouer l’un des registres de 8’ depuis les deux claviers. Cette solution, commode, évitait d’avoir recours aux pédales d’accouplement, tous les registres pouvant être joués depuis le clavier du bas, si souhaité. Les clavecins allemands, enfin, de la famille Hass (Hambourg) ou ceux de Carl August Gräbner (Dresde) reprenaient en général les conceptions constructives françaises, même si les instruments qui nous conservés de ces facteurs sont souvent extrêmement élaborés, mettant en œuvre des registres allant jusqu’au diapason 16’ ou, dans un exemplaire de 1740, présentant jusqu’à trois claviers et six rangs de sautereaux. Mais ce sont des exceptions. Le petit instrument à un clavier, réalisé en 1764 par l’un des jeunes membres de la dynastie Hass, et que Mozart aurait très bien pu jouer en l’une ou l’autre occasion, reprend une disposition à trois registres (deux de 8’ et un de 4’). Ce clavecin, malgré sa modestie, possède la même richesse sonore et la même complexité de timbre que celles des instruments plus grands que produisaient les ateliers allemands. Tous les facteurs que nous venons de décrire proposaient aussi, dans leurs catalogues, une version de clavecin domestique, appelé “épinette”, qui ne comprenait généralement qu’un seul clavier à cinq octaves et un jeu de corde simple. Les épinettes étaient destinées, habituelle - ment, à être joués à la maison. Mozart devait, lui aussi, être familier de cette forme de clavecins. Pour un temps donc, pianoforte et clavecin coexistèrent. Dans ce qui pourrait bien être sa dernière œuvre, Carl Philipp Emanuel Bach les associe même en remarquable double concerto (H. 479, mi bémol majeur), œuvre commandée, il faut le signaler, par Sara Levy, grande tante de Félix Mendelssohn, cet autre musicien qui allait jouer bientôt un rôle capital dans la réhabilitation de la musique de Bach, le père, comme des compositions anciennes en général. La musique de Mozart semble donc s’ouvrir à d’autres perspectives lorsqu’on l’observe sous l’angle des instruments avec lesquels le compositeur a grandi. On constate 13 alors clairement ce que l’esthétique de Mozart doit, dans ses compositions pour le clavier, à l’héritage tardif du clavecin: les basses “Alberti”, un charme mélodique immanent, un grand détail dans les articulations. L’interprétation que Trudelies Leonhardt nous fait entendre dans le présent enregistrement approche cette musique à partir d’une double pratique: celle du clavecin et celle du pianoforte viennois, une perspective littéralement “prospective”- comme l’était celle des compositeurs de l’époque-plutôt que rétrospective, qui observerait Mozart au travers de la lentille anachronique d’œuvres postérieures ou d’instruments plus récents. La musique: Sonate N°10 en do majeur, K. 330 / 300h (1783)

ette œuvre fait partie d’un cycle de trois sonates (K. 330 en do, K. 331 en la et K. 332 en fa), composé en 1783 alors que Mozart n’avait que vingt-sept ans et publié Cl’année suivante, en 1784, par l’éditeur viennois Artaria. Comme les œuvres composées par Mozart durant les premiers mois de 1775, ces trois sonates forment un ensemble cohérent. La numérotation que Mozart leur attribue en témoignage: 1-2-3. La plupart des critiques autorisés donnent à la composition de ces oeuvres la date de 1783: elles auraient été écrites durant le séjour que Wolfgang et Constance Mozart firent l’été de cette année là à Salzbourg, même si Mozart mentionne, dans une lettre à son père datée des 9-12 juin 1784, que lesdites sonates étaient celles qu’il avait “un jour lointain” envoyées à sa sœur. Après qu’il se fût installé à Vienne en 1781 comme musicien indépendant, Mozart tira une part substantielle de ses revenus des leçons qu’il donnait à des élèves pianistes (pour la plupart aristocrates). La sonate en do majeur, comme il était les deux autres sans doute aussi, a certainement été écrite dans la perspective de cet enseignement. Le feuillet publicitaire que l’éditeur Artaria publia en août 1784 et qui devait soutenir la publication des trois oeuvres, indique d’ailleurs clairement que Mozart considérait cette édition comme une manière d’étendre sa réputation non seulement de compositeur ou d’interprète mais aussi d’enseignant. La sonate en do se compose, comme il était d'usage, de trois mouvements: un Allegro 14 moderato en ouverture, suivi d’un Andante cantabile au style vocal lyrique, enfin un Allegretto en forme sonate, composé à la manière d’un concerto contrastant “tutti” et “soli”. Une configuration susceptible d’être jouée avec autant d’effet au clavecin qu’au piano.

Sonate N°13 en si bémol majeur, K. 333 (1783)

ien que publiée pour la première fois à Vienne le 21 avril 1784, les biographes font remonter la composition de cette œuvre à beaucoup plus tôt, avant même que le Bcompositeur ne s’établisse à Vienne, en 1781. Köchel, dans le catalogue des œuvres de Mozart qu’il publia en 1862, propose l’année 1779, date que Georges de Saint-Foix (1936) précise en la situant à “janvier-mars 1779, à Salzburg”. De son côté, Alfred Einstein, dans la troisième édition qu’il fit du catalogue Köchel (1937), estime que l’oeuvre aurait pu être composée “à la fin de l’été 1778, à Paris”. Plus récemment, Wolfgang Plath et Alan Tyson ont envisagé une date plus récente, 1783 – 1784, proche de l’année même de l’édition des sonates. En analysant et en comparant la nature des papiers utilisés par Mozart, Tyson établit très clairement que la sonate fut écrite à la fin de l’année 1783, en novembre, alors qu’il composait la symphonie dite “de Linz” (K. 425), lors de la halte qu’il fit dans cette ville à son retour de Salzbourg pour Vienne. Les trois mouvements de l’œuvre reprennent la forme sonate, la composition du final introduisant un lancinant retour de rondo. Rondo en la mineur, K. 511 (1787)

l’âge de 31 ans, peu de temps après son retour de Prague, Moazart inscrivit le Rondo dans son catalogue thématique personnel à la date du 11 mars 1787, Apériode durant laquelle il mettait en scène le Mariage de Figaro et composait sa 38 e symphonie, l’une des rares à ne compter que trois mouvements (sans les traditionnels menuet et trio) . Le Rondo appartient donc à la période qui précède immédiatement le Don Giovanni , la musique de chambre et l’éternellement populaire Petite musique de nuit . 15 L’absence de toute esquisse écrite pourrait faire croire à un Rondo transcrit d’une improvisation faite à Prague: Mozart était connu pour sa capacité à improviser, s u r l e champ, des morceaux musicaux complets. L’œuvre est particulière en effet, unique dans la production de Mozart, avec son ornementation exhaustivement notée, son atmosphère de douce et de pénétrante mélancolie chromatique. La date à laquelle Mozart joua pour la première fois cette œuvre en public n’est pas connue. Le Rondo fut publié en 1787 à Vienne, par Anton Hoffmeister, dans le cadre d’un volume d’œuvres pianistiques écrites par Mozart et d’autres compositeurs, diffusé par souscriptions mensuelles intitulées Prénumération pour le Forte Piano ou Clavecin . Manifestement, une exécution au clavecin était toujours envisagée comme alternative sérieuse au fortepiano. Plus tard dans l’année, en octobre, un encart passé dans le Wiener Zeitung , annonça la mise à disposition par le copiste Johann Traeg, contre un florin, d’exemplaires manu scrits du Rondo ; on ne sait pas si cette démarche eu l’approbation de Mozart ou non. Sonate N° 18 en ré majeur, K. 576 (1789)

a sonate K. 576, que Mozart qualifiait de leichte Claviersonate, a été écrite en 1789 pour la princesse Frederike de Prusse, au terme d’un tournée de concerts Lparticulièrement improductive qui l’avait mené à Potsdam, Leipzig et Berlin. La large place qui est faite au contrepoint dans cette pièce semble dû à la découverte de la musique de Bach que fit Mozart lors de son passage à Leipzig - le motet à 8 voix, Singet dem Herrn ein neues Lied , semble l’avoir particulièrement impressionné. La sonate, souvent surnommée “Trompette” ou “de la chasse”, comprend trois mouvements: rapide-lent-rapide. Le premier, un Allegro , se compose de mesures à deux temps; il imite le son d’une fanfare en évoquant les accords arpégés des trompettes ou des cors. Le second motif de l’exposition reprend celui de l’ouverture, comme dans le concerto K. 622 pour clarinette, et le développe d’une façon étonnamment contrapunctique. Le mouvement central, un Adagio en la majeur, est une mélodieuse aria typique de la sensibilité des Lumières, trempant son charme dans la simplicité d’une “nature” idéale. Il est caractérisé pour un

16 agréable chromatisme, alors que le final, relativement court (noté Allegretto ), plonge à nouveau dans une complexité contrapunctique qui fait écho à celle du premier mouvement. Cette sonate nous rappelle, en mode réduit, le final de la Symphonie “Jupiter” dans lequel Mozart, d’abord ébranlé, apparemment, par le grand Bach et son contrepoint magistral, laisse ensuite libre cours à la puissance formidable de son propre génie polyphonique. -Peter Watchorn, Cambridge, MA, nov. 2018 (adaptation française : Christophe Amsler, janvier 2019)

La maison de Mozart à Vienne où il écrivit “Les Noces de Figaro” Mozart’s house in , where he wrote “The Marriage of Figaro”

17 Mozart, the harpsichord and the fortepiano: changing aesthetics in keyboard style:

n a previous essay we observed Mozart’s activities as an enthusiast for the “new” fortepianos of Anton Walter and Johann Andreas Stein. The rapid evolution of pianos Iand piano playing from the 1780s through the 1820s is evident in Beethoven’s reported comment to Carl Czerny concerning Mozart’s fortepiano playing as “choppy”, with little legato. This is often taken to indicate Beethoven’s disparagement of Mozart’s training as primitive, principally that of a harpsichordist. It is, in fact, an error to describe the harpsichordist’s inherent style as “choppy”; rather, the ability to sustain sound on a harpsichord through fingers alone, without the aid of a damper pedal is fundamental to playing the instrument well and expressively. Beethoven may have been referring more to a changed musical aesthetic, spearheaded by himself, in the direction of longer phrases and less obvious articulation; frequent short silences being the main method for achieving accents on the harpsichord, an instrument that was inherently incapable of actual dynamic differences through touch. Certainly, throughout his brief lifetime Mozart experienced first-hand the significant shift in the fundamental concept of keyboard expression that was shaping new music. The development of the fortepiano represented an attempt to unite the expression of the large five-octave clavichord with the more publicly useful level of sound represented by the harpsichord. In this regard Mozart’s transition – from harpsichord to fortepiano – was essentially the opposite of the experience of those late-19th century pianists who were pioneers of the harpsichord revival. When Wanda Landowska (1879 – 1959) began her exploration of the music of earlier keyboard composers – principally those of the 18th century – she played harpsichord music on an instrument that owed much to modern piano technology, created by the Parisian firm of Pleyel. When she performed the piano music of Mozart and Haydn it was on the modern piano. Despite the beauty and musical insights of her playing, she saw little point in investigating the actual instruments on which these transitional keyboard composers had practiced, or in researching the finer details of their own performance practice. The modern piano was THE piano, with all earlier incarnations of the instrument 18 relegated to the dust-bin of history, where all four centuries of the harpsichord’s various incarnations had also been consigned. In 1936, the Viennese pianist, Isolde Ahlgrimm (1914 – 1995) made a bold choice by presenting Mozart’s music on a 1790 Michael Rosenberger fortepiano, a genuine original instrument by a respected maker of Mozart’s own time. These instruments were then so little valued that she and her husband, Erich Fiala, had been able to purchase it for twenty Austrian schillings. Twenty years later Ahlgrimm performed all of Mozart’s fortepiano music on an Austrian instrument attributed to Anton Walter, built in 1787. This very piano was later purchased by the Dutch harpsichordist, Gustav Leonhardt (1928 – 2012). In 1995, Leonhardt recounted how much of a revelation it had been to him to hear Ahlgrimm’s playing of Mozart in the 1950s: “ a revelation, extraordinary, very far ahead of its time”, he declared to this writer. In this way, 20th century musicians whose initial experience had been with the modern piano rediscovered the importance of using instruments of the period in order to understand principles of performance that the composers had simply taken for granted. Ahlgrimm’s adoption of historic instruments for her performances (a complete Mozart “cycle” was undertaken in 1948 and again in 1956) was a bold refinement of Landowska’s acknowledgement of the quality of Mozart’s music simply by performing it at all (which most of her contemporaries did not). In contrast to Ahlgrimm, her contemporary, the American musician Ralph Kirkpatrick (1911 – 1983) had nothing but contempt for the fortepiano, claiming that he had “given it up, in 1956, in honour of Mozart’s bicentennial”. It is interesting to ask how the experience of modern musicians in their rediscovery of old instruments compares with the reverse discovery by Mozart (and Haydn, though Haydn was not a virtuoso keyboard player like his younger contemporary), of the fortepiano as a new instrument, and its rapid ascendancy over the harpsichord. Haydn owned a large harpsichord by the firm of Shudi & Broadwood , built in London in 1775 (it is now housed in the collection of the Kunsthistorischesmuseum in Vienna). Acknowledging the competition such instruments faced from the fortepiano, the harpsichord is fitted with a Venetian swell (an interior lid over the soundboard consisting of slats that can be opened and closed by means of a pedal) to provide crescendo and decrescendo effects. How can we assess Hay dn’s and Mozart’s experience in making the transition from harpsichord and clavichord to 19 fortepiano; from the standard two-manual harpsichord of French, English and Flemish makers to the fortepianos of Silbermann, Stein, Walter, Rosenberger and others? The fortepiano, developed by the innovative Italians somewhere near the end of the 17th century, satisfied the increasing demand for “expressiveness”; that is, the ability to create dynamics through touch at the keyboard. With musical aesthetics changing from the elaborate counterpoint of Bach to the new, “natural” Empfindsamer Stil cultivated by his sons, a new keyboard instrument was clearly ripe for development. That German makers particularly felt a special sense of mission in this quest to develop a publicly useable expressive keyboard instrument reminds us of the ubiquitous presence of the clavichord as a practice instrument throughout Germany. Mastery of the clavichord, with its delicate and yet demanding nature was considered the greatest challenge to, and refine - ment of the keyboardist’s art. Bridging the gap between the sacred and secular: represented respectively by organ and harpsichord, the two essential instruments in a German keyboardist’s inventory, clavichords (and harpsichords) were also built with independent pedals for home organ practice, two clavichords being stacked up on each other to provide independent manuals. Bach’s musical sons gained early experience practicing the clavichord, with much of Carl Philipp Emanuel’s Essay on the True Art of Playing Keyboard Instruments based on his formative training under his father.

Silverpoint drawing of Mozart by Doris Stock, 1789

20 As we try to imagine Wolfgang Mozart’s own playing, we can consider not only the fortepianos that gained prominence in from the 1770s, but also his experience with the harpsichord and clavichord. We have on record his esteem for the new fortepianos of Johann Andreas Stein and Anton Walter, but what we can surmise about his experience with the harpsichord must be ascertained through the instruments and their universal presence in his life. Some of the earliest depictions of Mozart show him seated at a French harpsichord with Louis XV cabriole stand and it was common for keyboard music through the end