LABEL ÉQUIPE

MARTIN FOURCADE N’EST PLUS SEUL. LE BIATHLON FRANÇAIS NE SE RÉSUME DÉSORMAIS PLUS AUX SEULES SORTIES DE SON LEADER CHARISMATIQUE ET HISTORIQUE. LES BLEUS ONT PROFITÉ D’UN HIVER CHAOTIQUE DE LEUR LEADER POUR S’AFFIRMER EN 2018-2019. UN BOULEVERSEMENT PROFOND QUI, S’IL A REDISTRIBUÉ LES RÔLES, A SURTOUT FAIT GRANDIR LE COLLECTIF ET OFFERT À LA FRANCE L’UNE DE SES PLUS BELLES ÉQUIPES À LA VEILLE DES MONDIAUX D’ANTHOLZ- ANTERSELVA (13-23 FÉVRIER). Par Benoît Prato. ENQUÊTE

Lors de l'individuel d'Östersund en début de saison, les Bleus ont réalisent un historique quadruplé avec le succès de (2e à gauche) devant (3e à gauche), Quentin Fillon-Maillet (à droite) et Émilien Jacquelin. DR ©

SKI CHRONO 35 ENQUÊTE © Christophe PALLOT/AGENCE ZOOM © Christophe PALLOT/AGENCE

À l'issue de la mass start, pour terminer la belle semaine du Grand-Bornand, les Bleus communient avec leur public lors d'un clapping.

’eau ruisselle sur leurs corps. Entassés sous un drapeau Fourcade mais faire partie de l’équipe de France. Martin a beaucoup tricolore ou planqués sous un parapluie de fortune, ils ne apporté mais il y avait cette contrepartie… », retient Quentin Fillon sont pas partis. Le ciel du Grand-Bornand pleure de joie Maillet, n° 3 mondial l’hiver dernier et double médaillé de bronze depuis des heures et ça ne les empêche pas de chanter, (sprint et poursuite) aux championnats du monde 2019. Lde rire, d’hurler. On devine dans leurs cris de la fureur. Ils aiment avec excès et passion et ne craignent pas de le crier. En face d’eux, derrière le rideau de pluie, un essaim de doudounes bleues. Il y a « Cette nouvelle disposition d’équipe Martin, le patron. Émilien, le petit dernier. Antonin, le local. Quentin, fait du bien » Martin Fourcade le Jurassien. Ils tapent dans leurs mains pour un clapping XXL et eux les regardent avec amour. Ces petits gars viennent peut-être Il n’y a pas de rancœurs mais une réalité aveugle et sourde. Pendant d’une autre vallée, d’un massif qui n’est pas le leur mais ils font tous presque une décennie, le quintuple champion olympique a canni- partie de leur famille. Et elle a beaucoup grandi en un an. balisé la discipline (sept globes de cristal et dix titres mondiaux). Avant, il n’y avait que Martin Fourcade dans leur petit cercle et à Ça a fait le bonheur des supporteurs, souvent aussi la douleur de leurs yeux. Il y a deux ans, au Grand-Bornand, ils n’avaient même ses coéquipiers. « Il y avait une attention qui était à 80 % focalisée que son nom sur les lèvres. Difficile d’aimer quand on ne voit pas. sur moi, et ce n’était pas simple à gérer car quand on skie avec un C’est différent cette fois-ci. Martin est toujours là mais plus comme collègue et que tout le monde crie uniquement votre nom et qu’il y seul garant de la nation. De retour au pied des Aravis, il n’a cette a le collègue à côté pendant deux kilomètres, à force c’est gênant, je peux vous l’assurer, affirme Martin Fourcade.Donc je pense que fois-ci pas connu les joies du podium comme en 2017 (deux fois 2e cette nouvelle disposition d’équipe fait du bien. » et une victoire). Ce sont (3e du sprint et 2e de la poursuite) et Émilien Jacquelin (2e de la mass start) qui ont assuré le Ces dernières saisons, les projecteurs étaient toujours braqués sur service après-vente face aux Norvégiens. Ce n’est pas la première lui. Qu’il gagne ou qu’il perde, Fourcade restait en haut de l’affiche. fois cet hiver et même celui d’avant. « Je suis content d’aller sur le C’est finalement quand la réussite lui a tourné le dos et qu’il s’est devant de la scène et de ne plus faire partie de l’équipe de Martin égaré que le groupe a pu trouver son chemin. « Que Martin ne soit

SKI CHRONO 36 PALLOT/AGENCE ZOOM PALLOT/AGENCE © Christophe

Le clan français fait la fête autour de Quentin Fillon-Maillet, le héros du Grand-Bo avec deux podiums. Le bonheur du Jurassien est partagé.

pas au top nous a peut-être permis de nous dévoiler », tente Simon Desthieux, 4e du général de la Coupe du monde 2019. Quentin Fillon Maillet complète : « Les années précédentes, quand Martin survo- lait tout, on pouvait faire une course moyenne et il rattrapait le truc. L’année dernière, pour continuer à surfer sur cette vague d’un biath- lon qui marchait bien, il fallait montrer les couleurs. » L’hiver dernier, Martin Fourcade a perdu la main sur pas mal de choses : le globe de cristal, ses sensations et le statut de n° 1 Fran- Grégoire Deschamps, responsable des techniciens, çais. Il n’est pas redevenu un biathlète normal au sein de l’équipe et Stéphane Bouthiaux, le directeur des équipes de France : de France car « je ne connais pas de coureurs lambda qui ont cinq la réussite tricolore débute déjà dans le camion dédié au fartage. titres olympiques et sept globes de cristal », souligne Émilien Jac- quelin, mais « certains athlètes ont pu s’affirmer ».

Plus de complexe

Le collectif a perdu tout complexe vis-à-vis de son aîné. Pourtant, sans lui, les choses auraient probablement mis plus de temps à s’installer. Les cartes ont été redistribuées, pour autant, pas les statuts parce que « Martin reste notre leader hiérarchique par son statut, ce qu’il est, son palmarès », souffle Desthieux. Stéphane Bouthiaux, qui a vu grandir ce groupe et l’observe de loin

désormais, affine : « Sportivement, il y a une redistribution des rôles >> ZOOM © Christophe PALLOT/AGENCE

SKI CHRONO 37 ENQUÊTE © Nils Louna

Quentin Fillon-Maillet, Martin Fourcade et Simon Desthieux : la Patrouille de France à la poursuite de Tarjei, l'un des frères Boe de service.

>> par la progression des autres gars l’hiver dernier. La place de Mar- le Jurassien s’était emporté, accusant son aîné « d’antijeu », avant tin n’a pas trop évolué par rapport à ce qu’elle était. Martin, ça n’a le lendemain de revenir sur ses propos pour s’excuser. Certains y jamais trop été un réel leader du groupe. Il était leader sportif mais voient une guerre des ego ou les prémices d’une cassure au sein ce n’était pas un meneur comme on pouvait l’imaginer. » du groupe. Pour eux, rien de tout ça. Martin Fourcade a connu des situations identiques dans le passé avec des Allemands ou des L’émergence des individualités a pu faire naître des envies. Une Russes contre qui ils luttaient. Maintenant ceux avec qui il se bat sur forme d’émancipation. Ils l’ont chacun sentie. Si c’est resté une la piste sont souvent Français. « Il n’y a aucun malaise, détaille Four- façon d’animer les discussions, ce n’est pas un hasard si durant la cade. On a un groupe qui vit bien. Je pense que Quentin a envie de préparation la question sur le nom du nouveau taulier tricolore a été s’affirmer, Simon accepte bien d’être à peine en retrait…. Chacun abordée. C’était de l’humour mais ça cachait autre chose. « On a est fier et orgueilleux mais il y a un équilibre naturel. Il reste fragile beaucoup charrié cet été, raconte , vice-cham- car on est sur du très haut niveau avec plusieurs mecs qui sont très pion du monde de la mass start en 2019. On dit que Martin perd son proches et une hiérarchie forcément fragile. » statut de leader incontesté et que Quentin a bien envie de le convoi- ter. Simon Desthieux, il ne dit rien mais il est tellement fort que le statut de leader de l’équipe il tend vers ça, mine de rien. » « Martin est plus consensuel » La vie quotidienne a été plus animée. L’accrochage entre Martin Franck Badiou Fourcade et Quentin Fillon Maillet et les petites phrases qui ont suivi lors de la poursuite d’Hochfilzen le 14 décembre dernier est Son rôle est central dans cet équilibre. Il a dû mettre de côté sa fierté un exemple. Durant le dernier tour, à la bagarre pour la 7e place, même si « ça pique toujours quand les copains te passent devant ». les deux hommes s’étaient accrochés et avaient chuté. Au micro, Paradoxe ou pas, c’est dans le souvenir de ces années à tout gagner

SKI CHRONO 38 Au Grand-Bornand, une fois de plus, le public a déclaré tout son amour à l'ensemble des Français.

et tout écraser qu’il a trouvé finalement les outils pour accompagner les sept premiers du classement général. Un an en arrière, à la le groupe. « Martin est plus consensuel, détaille Franck Badiou, même époque, ils n’étaient que trois (Desthieux, Fourcade, Guigon- entraîneur du tir des hommes jusqu’en 2018 et depuis le printemps nat). Il y a une permanence depuis un an dans la réussite de cette des dames. Il y a eu une bascule après PyeongChang et son rôle de équipe de France. Elle le doit à ses individualités mais, avant tout, à porte-drapeau. Il sait toujours titiller son monde mais il prend aussi son staff qui a su les faire grandir et mûrir. C’était un pari osé au prin- sur lui. Des gens ont pris de la place mais ça lui va. Il vit bien avec. » temps 2018 de laisser les clés du navire à Vincent Vittoz, qui venait du ski de fond, et Patrick Favre, un entraîneur étranger. Les deux Peut-être parce qu’il a vécu (enfin) ce que les autres ont rencontré hommes ont rapidement trouvé leurs marques mais, surtout, réussi avant lui : l’absence de résultats. Il a mis des mots sur ce qu’il ne à canaliser les ambitions de chacun pour faire grandir le collectif. comprenait pas et ça a adouci probablement les rapports. C’était un « Je pense qu’on n’a quasiment aucun point commun, pousse Jac- passage obligé pour tenter de reconquérir son titre parce que, dé- quelin. On n’aime pas du tout les mêmes choses dans la vie de tous sormais, il a besoin des autres. « C’est un très mauvais perdant Mar- les jours et pour autant tout se passe très bien. Patrick et Vincent tin donc il veut rester le n° 1 français et il veut redevenir le n° 1 mon- nous canalisent et ils arrivent à créer une osmose dans ce groupe. dial, glisse Jacquelin, deux podiums en décembre. Et, aujourd’hui, Quelle est leur recette ? Je ne sais pas. » L’application et la volonté pour devenir le n° 1 français, il faut quasiment être le n° 1 mondial. » à veiller à ce que tout ne tourne plus autour d’un seul individu mais d’une équipe ? « Je suis entraîneur d’équipe même je suis content de Un nouveau tandem d’entraîneurs la présence d’un champion avec nous, traduit Patrick Favre. Notre objectif, c’est d’améliorer chaque athlète. La présence de Martin Fin décembre, après la Coupe du monde au Grand-Bornand, ils nous aide tous les jours. » Vincent Vittoz appuie : « On est là pour étaient quatre (Fillon Maillet, Desthieux, Fourcade, Jacquelin) dans les accompagner et faire en sorte pour que chacun s’améliore et >>

SKI CHRONO 39 ENQUÊTE © Nils LOUNA

Ancien champion du monde de fond, Vincent Vittoz (à droite) n'hésite pas à chausser les skis pour partager les entraînements de ses troupes, comme ici Émilien Jacquelin.

>> s’optimise. La première année, quand je suis arrivé, je me suis appuyé sur Martin car je le connaissais déjà et c’était le leader. Aujourd’hui, Antholz-Anterselva, je ne cherche pas à en mettre un plus que les autres. » terre française Antholz-Anterselva où se déroulent les Mon- « El Dictatoz » à la baguette diaux du 13 au 23 février (lire agenda en page 12) est le site le plus haut du circuit (1 600 m). Le Ça nécessite des ajustements parce que l’équilibre tient aussi dans stade italien en altitude est particulièrement ap- des petites attentions. Il n’est pas rare que Vittoz embraye le pas précié des Français. L’an dernier, Quentin Fillon Maillet y avait remporté son premier succès en de ses athlètes pour une séance de course à pied ou sur les skis. Coupe du monde (mass start). Quatre ans plus « J’aime pratiquer pour prendre la température, rappelle le Haut- tôt, Anaïs Bescond signait, elle aussi à Antholz, Savoyard installé dans le Vercors. Les séances que je peux faire sa première victoire internationale. Martin Four- avec eux, ça me permet de voir les humeurs de chacun et parfois cade avait préparé les JO 2014 (deux titres et de m’immiscer dans des conversations que je n’aurais pas si je ne une médaille d’argent) dans la station italienne. pratiquais pas avec eux. Ça me permet de rééquilibrer si des sujets Plus loin dans le temps, c’est là-bas qu’en peuvent fâcher. Ça reste des petits détails et parfois on sent que des 2007 Raphaël Poirée a remporté son dernier titre mondial (individuel) avant d’annoncer affinités se créent. Il ne faut pas dénigrer et tomber dans des excès. sa retraite sportive. Mais le plus grand fait J’essaie avant qu’un petit groupe soit virulent sur un athlète de tem- d’armes des Tricolores reste les championnats pérer et d’ouvrir la discussion. » Il a su se fondre dans ce groupe. En du monde 1995. La France avait remporté huit être le chef d’orchestre et un acteur et pas qu’à temps partiel. Durant médailles dont trois titres (Patrice Bailly-Sal- l’été, sous leur insistance, il a cédé et donc créé son compte Insta- lins, Corinne Niogret et ), chaque gram. « On a pas mal rigolé avec ça jusqu’à la fin de l’été où Martin sélectionné étant reparti avec une médaille. a fait un deal, je ne sais pas contre quoi, pour créer un compte à Vincent et faire une ou deux publication avant de lui donner l’accès, » >>

SKI CHRONO 40

ENQUÊTE © Nils LOUNA

Après un break salutaire, Martin Fourcade a repris ses habitudes de taulier à Oberhof en remportant le sprint et la mass start, en plus d’une performance de choix lors du relais (2e). Le boss a retrouvé sa maitrise.

>> raconte Antonin Guigonnat. C’était après une bonne pizza dans les deux podiums dont une victoire en décembre. L’équipe a grandi Dolomites. Eux voulaient que ce soit « El Dictator », « Toz » préférait dans l’ombre des hommes. « Notre gros changement, c’est d’avoir « El Dictatoz ». C’est ce pseudo qui est resté. « Il s’est pris au jeu de fait l’essentiel de la préparation avec les garçons, explique Frédéric notre groupe et du biathlon en général », clôt le Morzinois. Jean. On fait les séances à part mais humainement, c’est très riche, il y a beaucoup d’échanges. » En fait, tout ce qui fait la force des Les filles se rapprochent des garçons gars. Leur label équipe.

La stature de ce groupe, cet amalgame entre les différentes per- sonnalités qui l’animent, est maintenant un modèle et un moteur. Au printemps, Stéphane Bouthiaux, chef du biathlon tricolore, a fait le choix, avec le reste de son staff, de réunir garçons et filles sur l’en- semble des stages et pas uniquement sur certaines dates. « Pour les Irrégulière, Justine Braisaz a brillé devant le public bornandin avec un joli podium lors du sprint (2e). filles, d’être au contact des garçons qui ont une grosse équipe, ne peut que les tirer vers le haut, traduit Bouthiaux. Ne serait-ce que de les voir évoluer. De les entendre discuter de leurs objectifs qui sont très élevés. Si ça peut aspirer ce groupe de filles derrière ce groupe de gars, tant mieux. » Depuis que Marie Dorin-Habert a quitté les Bleues, il manque à ce groupe une taulière. Certaines sont encore trop jeunes (Julia Si- mon, Justine Braisaz), d’autres n’aiment pas cette étiquette (Anaïs Bescond). La proximité des garçons peut faire office de moteur et amener le groupe là où peut-être ils rechignent encore à se rendre. Frédéric Jean, qui reste un jeune entraîneur sur le circuit, n’hésite

pas à échanger avec Vincent Vittoz. À piocher dans les recettes ZOOMA PALLOT/AGENCE du Haut-Savoyard comme quand il se rapproche d’Édouard Carnet pour les séances de musculation. Ça a changé Justine Braisaz, © Christophe

SKI CHRONO 42