Recherches sur DIDEROT et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Revue annuelle ¢ no 50 ¢ 2015

publiée avec le concours du Centre national du Livre et du conseil général de la Haute-Marne ISSN : 0769-0886 ISBN : 978-2-9520898-8-3

© Société Diderot, 2015

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Diffusion : Amalivre 62, avenue Suffren 75015 Paris Présentation

« Vubon Diderot ». Net, émouvant, cet autographe (ce « bon à tirer »), que Diderot apposa sur l’épreuve d’une planche d’hydrau- lique, retrouvée par hasard, apparaît en couverture. Il rappelle, oppor- tunément car on l’oublie trop souvent, ce qu’a été, durant des années, l’immense et méticuleux travail du directeur de l’Encyclopédie ¢ par ailleurs romancier, dramaturge, philosophe et critique d’art ¢ pour offrir à la postérité « le plus beau recueil d’instrumens & de machines qui ait existé, avec les Planches relatives aux arts méchaniques ».

C’est par Diderot critique d’art que s’ouvre cette livraison. Elise Pavy pose une question neuve, celle de la confrontation, dans le regard de Diderot, des œuvres des temps passés et de celles des Salons, et elle s’interroge sur la manière qu’il eut d’évaluer l’art de son temps au prisme d’un « musée imaginaire » qu’elle reconstitue ici avec bonheur. « Le goût de Diderot » fut naguère le titre d’une superbe exposition au Musée Fabre dont un des maîtres d’œuvre fut Stéphane Lojkine. L’enquête qu’il mène sur l’évolution complexe de la notion de goût tout au long de l’œuvre de Diderot nous en fait découvrir jusqu’à ses implications politiques. Le penseur politique, justement, vient ensuite : à travers le « rai- sonneur violent », cette invention nécessaire et stupéfiante de l’article Droit naturel, ne serait-ce pas déjà Rousseau que visait Diderot auquel « l’homme éclairé et indépendant » de Rousseau répondrait ? À partir de ce postulat, Gilles Gourbin construit et développe une réflexion novatrice sur la théorie du droit naturel et l’usage sadiens des deux penseurs. Enfin, aux fondements de l’épistémologie diderotienne, on sait de quelle importance fut l’histoire naturelle dans la construction de la réflexion méthodologique et scientifique de l’éditeur de l’Encyclopédie. Pedro Pimenta, revenant sur la question, souligne la portée du débat sur la conjecture qui anime les pages célèbres des Pensées sur l’Inter- prétation de la Nature.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015 ii marie leca-tsiomis

Après ces études de l’œuvre de Diderot, sa réception : Franck Salaün a conçu et mené une vaste enquête sur les lecteurs de Diderot, dans laquelle tout le champ européen est convoqué. On lira plus bas la présentation qu’il en donne. Soulignons ici l’importance de ce dossier qui montre la dette à l’égard de Diderot des plus grands créateurs européens du siècle passé ¢ arts de la scène et de la mise en scène ¢ Brecht ou Einsenstein, pour ne citer qu’eux. L’Encyclopédie, enfin, ses auteurs, leurs articles, sa réception. Christophe Schmit analyse l’influence des articles MECHA- NIQUE, STATIQUE, DYNAMIQUE sur les ouvrages de l’époque et, en montrant comment le Traité de Dynamique fournit théorie et épis- témologie à l’Encyclopédie, il nous offre ainsi un remarquable exemple de la « manufacture » d’alembertienne. Le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, publié en tête du volume I en 1751, connut immédiatement en Hollande une publication séparée ¢ c’est ce qu’ont découvert Jean-Pierre Schandeler et Claudette Fortuny ; il parut même sous forme de feuilleton, dans le journal de ce libraire avisé qu’était Jean Neaulme. Chacun sait l’importance majeure pour sa philosophie du grand article ECLECTISME de Diderot qui y évoque, au passage, sa pré- sence aux funérailles de Montesquieu. Mais C. Volpilhac-Auger s’attache à montrer que, contrairement au noble Jaucourt, Diderot ne peut avoir été présent à des funérailles « où il n’était certainement pas souhaité ». Diderot roturier, certes, mais vantard... ? Voilà qui éton- nera plus d’un diderotiste ! Qu’ignorera-t-on bientôt de la vie de D’Alembert ? Peu de choses, grâce à la curiosité, au flair et à la patience de Françoise Launay, qui, rapportant ici les anecdotes consignées dans les manuscrits de Lalande, dévoile, en particulier, un pan tout à fait inattendu de l’exis- tence du géomètre. Les légendes qui entourent l’Encyclopédie sont nombreuses. Leur répétition d’année et année finit par leur conférer un statut de vérité, voire d’évidence, qu’il faut secouer un peu, ce que je tente ici avec le Capuchon des Cordeliers. Au moment où ces lignes sont mises en page, nous apprenons la mort d’Annie Angremy, notre amie. Grand chercheur, diderotiste savante, passionnée et généreuse, Annie achevait la préparation du premier volume de la Correspondance dans DPV, comportant de nou- veaux autographes et un précieux appareil de notes, enrichissement considérable apporté à notre connaissance des débuts de Diderot.

Marie Leca-Tsiomis Anne-Marie CHOUILLET

Un peu d’histoire...

La société Diderot a trente ans, et sa revue, qui fut d’abord semestrielle, atteint le numéro 50. C’est l’occasion de rappeler un peu d’histoire. En 1978 on commémorait la mort de Voltaire et de Rousseau, qui de leur vivant, on le sait, ne se sont guère estimés. Cette double disparition à quelques semaines de distance a d’abord donné lieu à des hommages très différenciés, avant de s’égaliser dans la mémoire1.Le CNRS avait organisé, du 4 au 8 juillet, un colloque commémoratif à Paris. Au cours de ce colloque, Jean Guéhenno, rousseauiste distingué mais controversé, avait été saisi d’un malaise dont il ne s’est pas remis ; il devait mourir peu de mois plus tard. C’est à cette date aussi que je vis pour la dernière fois Herbert Dieckmann, qui s’en retournait en hâte dans son pays après voir ressenti les premiers symptômes du mal qui devait, sept ans plus tard, l’emporter. À part ce colloque de l’été 1978, peu de manifestations ont eu lieu. Nous ¢ Jacques Chouillet et moi-même ¢ avons décidé qu’il fallait en 1984 faire mieux pour la commémoration du bicentenaire de la mort de Diderot. À la suite d’une enquête menée auprès de soixante personnes, j’ai réuni toutes les manifestations dans une brochure de 126 pages intitulée L’Année Diderot. Ces manifestations ont eu lieu aussi bien en France qu’à l’étranger. Elles ont été inaugurées par un grand colloque qui s’est tenu à Paris, Sèvres, Reims et Langres. Nous avons eu de la chance : François Mitterrand, récemment élu président de la République, avait décidé de créer un Comité pour les Célébrations nationalesconfiéàMadeleineRebérioux,cequinousapermisderéunir les crédits nécessaires pour faire venir des collègues issus de tous les horizons. J’avais pensé à convoquer, afin de les faire mieux connaître des nouvelles générations, les diderotistes chevronnés d’alors. Si Herbert Dieckmann, grand savant, parlant et écrivant avec la même perfection en trois langues, l’inventeur du fonds Vandeul dont il

1. Voir Jean Sgard, « Morts parallèles », DHS no 11, 1979.

Recherche sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 4 anne-marie chouillet a conté l’« épopée » dans un article de la RHLF2, n’a donc pu se déplacer, d’autres éminents spécialistes nous ont rejoints : Otis Fellows et Georges May sont venus des Etats-Unis, John Lough et John S. Spink de Grande-Bretagne, Franco Venturi d’Italie, Jean Starobinski de Suisse, Roland Mortier de Belgique, rejoignant Yvon Belaval, Jac- ques Roger et bien d’autres, qui se sont associés aux nombreux jeunes ou moins jeunes chercheurs dans plusieurs groupes de travail. Je ne citerai pas ici dans leur totalité les noms de ces participants, qu’on veuille bien m’en excuser. Les actes du colloque, 1713- 1784, parus aux Amateurs de Livres, fournissent toutes les informa- tions souhaitables. Devant le succès de ces manifestations, nous avons suggéré la création d’une Société Diderot. Les statuts en ont été déposés au début de 1986 à la sous-préfecture de Langres. Ainsi que Diderot l’a été de son vivant, la Société Diderot s’est voulue à la fois langroise et pari- sienne : « Pour moi, assure Diderot dans une célèbre lettre à Sophie du 11 août 1759 qui associe plaisamment ses compatriotes aux girouettes tournant sous l’effet des vents soufflant de toutes parts sur le plateau de Langres, pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale, et l’application assidue m’ont un peu corrigé. » Après Jacques Chouillet, Roland Mortier, décédé cette année, en devint le président. Créer une société, c’était très bien. Mais pour faire connaître ses buts et encourager les travaux des chercheurs, il fallait créer une revue. Si cette revue, celle même dans laquelle s’inscrivent ces lignes, s’intitule Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, ce n’est pas sans dessein. Il ne faut pas oublier la répétition de la préposition « sur ». Dans notre esprit l’Encyclopédie devait devenir, à côté de Diderot, un objet de recherche à part entière. Quant à l’aspect de la revue, question non négligeable, DHS étant jaune, la RHLF grise, j’ai opté pour le blanc, et comme j’aime le rouge, les mots Diderot et Encyclopédie sont en rouge. Bien que ce soit une règle contraignante, un extrait des planches de l’Encyclopédie illustre la page de titre. La contrainte, heureuse en termes esthétiques, est double : la planche choisie doit avoir, si possi- ble, un rapport avec le contenu du numéro, et on ne peut retenir de motif trop vertical. Le numéro un de la revue a paru en octobre 1986. Sollicités, des chercheurs confirmés y font le point sur leurs travaux : Yvon Belaval, Robert Darnton, Georges Dulac, Otis Fellows, Hervé Ghénot, John Lough, François Moureau, John Pappas, Jean Varloot, Françoise

2. Herbert Dieckmann, « L’épopée du fonds Vandeul », RHLF no 6, nov.-déc. 1985. un peu d’histoire 5

Weil. Par la suite, les articles ont afflué d’eux-mêmes. Ce numéro, il faut le rappeler, a été « publié avec l’aide de la ville de Langres ». Dans sa présentation, Jacques Chouillet souligne ce fait avec reconnaissance : « J’adresserai ici mes remerciements, écrit-il, à tous ceux qui nous [...] ont encouragés : à M. le Maire et à la municipalité de Langres, à M. Roland May et à l’Association langroise pour la célébration du deuxième centenaire de la mort de Diderot, sans le soutien moral et financier desquels notre Société n’aurait même pas trouvé son premier souffle ; aux sociétés savantes de la région haut-marnaise dont les représentants figurent dans notre conseil d’administration [...] .» On sait que cette participation n’a jamais cessé, même si dans les derniers temps le nombre des Langrois a malheureusement diminué dans nos instances. Je ne puis cacher combien mes sentiments sont mêlés lorsque je me livre à ces évocations : de la tristesse et du regret à la pensée que la plupart de ceux qui ont apporté leur concours à l’entreprise, avec enthousiasme et fidélité, sont aujourd’hui partis ; de la fierté aussi pour le travail accompli. En toute modestie, bien sûr, je pourrais reprendre à mon compte la formule qu’utilise Diderot à la fin de sa vie, en 1782, au moment où il relit sa Lettre sur les aveugles pour proposer non des corrections, mais des Additions :«Ilyatrente-trois à trente- quatre ans que je l’écrivais ; je l’ai relue sans partialité et je n’en suis pas trop mécontent ». Oui, repensant à cette entreprise commune menée avec Jacques Chouillet et tous nos amis il y a maintenant trente ans passés, je puis me dire sans trop de partialité : ce n’est pas ce que j’ai fait de plus mal. J’adresse mes remerciements à tous ceux et celles qui m’ont aidée, et particulièrement à celui qui a donné de son temps à la personne que je suis devenue, qui n’a plus, hélas, ni bon pied ni bon œil.

Anne-Marie Chouillet

Pierre CHARTIER

Roland Mortier

Roland Mortier s’est éteint le 31 mars 2015 à Bruxelles. La société Diderot perd en lui l’un de ses membres les plus éminents qui, de 1989 à 1997, fut son président. Il avait en effet succédé à Jacques Chouillet, fondateur peu d’années auparavant avec Anne-Marie Chouillet de notre société et de notre revue. Auteur d’articles remarqués dans RDE, il a participé à plusieurs de nos travaux collectifs, comme les colloques internationaux Les Ennemis de Diderot, qu’il a co-organisé en 1991, puis, en 1995, La Matière dans l’Encyclopédie. Aujourd’hui, la société Diderot tout entière se tient naturellement au premier rang de l’hom- mage qui lui est rendu. Roland Mortier est né à Gand le 21 décembre 1920. L’origine et la formation de l’étudiant exceptionnel qu’il fut préfigurent la place qu’il devait occuper dans le monde des études dix-huitiémistes et, plus généralement, dans l’espace intellectuel européen de l’après-guerre. Si son milieu familial est d’expression française, il fait ses humanités en néerlandais à l’Athénée royal d’Anvers. Ce parfait bilingue se familiarise avec l’allemand à l’occasion de vacances passées chez sa grand-mère maternelle dans la frange du Luxembourg belge où l’on use de cette langue. Inscrit à l’université libre de Bruxelles en 1938, il achève en 1942 ses licences de philosophie et de lettres (philologie romane) à l’université de Gand, après que l’université de Bruxelles eut fermé ses portes, refusant de se plier aux exigences de l’occupant. Son mémoire de licence (plus tard repris, publié et couronné) porte sur les Archives littéraires de l’Europe, revue animée entre 1804 et 1808 par des partisans du cosmopolitisme littéraire cherchant sous l’Empire les voies de la « civilisation européenne ». Dès ce moment, encouragé par les conseils éclairés de Gustave Charlier, Roland Mortier se consacre à ce qui toute sa vie fut sa marque propre : les recherches comparatistes, espace où se déploie, non sans débats de toutes sortes, le dialogue entre les cultures. Il consacre sa thèse de doctorat à Charles Vanderbourg, l’un des plus actifs rédacteurs des Archives littéraires. Ce travail fut publié en 1955 sous un titre explicite : Un précurseur de Madame de Staël : Charles Vanderbourg

Recherche sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 8 pierre chartier

(1765-1827). Sa contribution aux échanges intellectuels à l’aube du e XIX siècle. Alors qu’il est en fonction à Malines dans l’enseignement moyen (celui que nous nommons en français « secondaire »), puis comme assistant et lecteur de français à l’université de Bruxelles, Roland Mortier seconde Gustave Charlier dans ses recherches sur le Journal encyclopédique, vulgarisation entre 1750 et 1793, à partir de Liège puis de Bouillon, des idées de l’Encyclopédie. C’était se rapprocher de Diderot, de tous les grands esprits des Lumières celui dont il se sentait le plus proche. Il retrouve en lui, portée à l’incandescence, cette capa- cité d’empathie critique et cette générosité dans la pensée qu’il cultivait pour sa part. Il entreprend alors et mène à bien son œuvre maîtresse, qui devait lui accorder une vaste notoriété : Diderot en Allemagne, étude de l’influence du Philosophe sur la pensée et la littérature alle- mandes entre 1750 et 1850. Cette magistrale thèse d’agrégation à l’enseignement supérieur lui ouvre les portes du professorat universi- taire. Elle a été publiée en 1954, traduite en plusieurs langues, rééditée et mise à jour en 1986. Nous y reviendrons. Roland Mortier succède en 1955 à Gustave Charlier à l’université libre de Bruxelles. Parallèlement à ses tâches d’enseignement, il y poursuit de vastes recherches, où le XVIIIe siècle occupe une place de choix, mais non exclusive ; nous dirions plutôt : majoritaire et direc- trice. Sans vouloir tout relever, notons sa contribution, portant sur l’« époque philosophique » (1715-1825), à l’Histoire illustrée des let- tres françaises de Belgique (1958), mais aussi, outre de nombreux articles sur Diderot, dont certains font date (ainsi « Diderot et le problème de l’expressivité : de la pensée au dialogue heuristique », 1961), une réflexion de fond formulée en 1962 sous forme d’une question : Unité ou scission du siècle des Lumières ? qui sera reprise et spécifiée en 1969 par Clartés et ombres du siècle des Lumières : études e sur le XVIII siècle littéraire. On notera de même qu’à l’ouvrage intitulé en 1965 Un adversaire vénitien des Lumières, le comte de Cataneo fait librement écho, trente ans plus tard, son Anacharsis Cloots, ou l’utopie foudroyée. On est frappé par la forte complémentarité de ces travaux. Mais quel en est le sens ? Sa prédilection est d’abord allée à des entreprises de type journa- listique, au meilleur sens du terme, c’est-à-dire s’adressant en fonction d’un projet éditorial élaboré et discuté en commun à l’opinion publi- que qui l’appelle et doit l’enrichir. Elle s’est conjuguée de plus en plus avec une curiosité affirmée pour des personnalités et des œuvres origi- nales, plus discrètes ou sous-estimées, mais participant elles aussi au mouvement général de la sociabilité lettrée. Diderot est de tous ceux-là le plus impressionnant, le plus créatif. Mais tous méritent l’intérêt du roland mortier 9 chercheur. L’éventail très large de ses curiosités, allié à son goût de la synthèse couronnant des dépouillements précis et systématiques, ont ainsi incité Roland Mortier à ne jamais céder à l’anecdotique, encore moins au schématisme ou au dogmatisme jargonnant. Bien au contraire, sa sensibilité à l’humain et son humanisme à vocation universelle s’expriment de concert, avec des inflexions alternées, au fil de ses productions. On conçoit dès lors que, guidé par la diversité contrastée comme par l’unité visée des Lumières, toujours à questionner, son travail d’historien ne cesse de toucher par quelque côté aux problématiques du présent, révélées par leurs racines. Deux exemples : en 1959 paraît sous sa signature une édition critique intitulée Un pamphlet jésuite rabelaisant, le Hochepot ou Salmigondi des Folz (1596), et en 1962, à l’occasion du centenaire de l’écrivain, une étude sur Maurice Maeter- linck, grand poète belge oscillant entre le rationalisme français et le mysticisme germanique. Le travail de Roland Mortier s’accompagne, on le voit, d’une interrogation continue sur l’histoire de la Belgique au sein de la culture européenne. On comprendra mieux peut-être, par delà la succession des titres, la diversité cohérente de son inspiration et de ses interventions, qu’agrémente à l’occasion un soupçon d’humour subliminal ou une touche d’émotion réflexive. Ainsi : La poétique des ruines en France : ses origines, ses varia- tions de la Renaissance à Victor Hugo (1974) ; Voltaire : les ruses et les rages du pamphlétaire (1978) ; L’originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières (1982) ; Diderot and the « grand goût » : the prestige of history painting in the 18th century (1982) ; associé à Michèle Mat, le catalogue de l’exposition Denis Diderot et son temps, organisée à la Bibliothèque royale de Belgique en 1985 ; Le cœur et la raison (1990) ; en binôme avec Raymond Trousson, son disciple et collègue décédé en 2013, la direction d’un fort utile Dictionnaire de Diderot ; ou encore une édition des Pensées philosophiques en 1998. Après Anacharsis Cloots, on trouve encore Le Prince d’Albanie. Un aventurier au siècle des Lumières (2000) ; ou, dans un genre à la fois e proche et différent, Le XVIII siècle français au quotidien. Textes tirés des mémoires, des Journaux et des correspondances de l’époque (2002) ; puis en 2003 Une voyageuse belge oubliée : Juliette de Robersart (1824-1900) accompagné en 2006 de Propos d’amour, de religion, de politique et de littérature. La correspondance entre Louis Veuillot et la comtesse Juliette de Robersart (1862-1869), ainsi que, la même année, un Charles-Joseph, Prince de Ligne, en trois volumes. La bibliographie de Roland Mortier n’est nullement épuisée par cette liste, comme elle continue au-delà de cette date. Cet esprit clair, ouvert et pondéré fut efficace et clair jusqu’au dernier jour. 10 pierre chartier

Membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature fran- çaises de Belgique, Roland Mortier fut aussi membre de l’Institut de France, associé étranger à l’Académie des sciences morales et politi- ques, membre de la British Academy et de l’Academia Europæa, docteur honoris causa des universités de Montpellier, de Jérusalem et de Gœttingen. Comme les prix dont il fut le lauréat, le prix triennal de la fondation Francqui en 1965, le prix Montaigne en 1983 et le Grand prix de la francophonie, en 2006, ces honneurs internationaux témoi- gnent de la qualité de son influence. Mais rien ne permet mieux d’en juger que la fortune que connut son ouvrage majeur de 1954 auquel nous revenons maintenant, Diderot en Allemagne (1750-1850). Ce retour ne saurait surprendre : quand les œuvres justifient les honneurs, elles vaudront pourtant toujours mieux qu’eux. Le jeune chercheur qui se lance au cours des années de l’après- guerre dans cette enquête ambitieuse intervient avec une belle audace et un sens très sûr de l’exigence historique. Il lui fallait une grande justesse de jugement et une excellente connaissance d’une problématique com- plexe ¢ celle, dans une Europe troublée, comme en mue continue, de la montée en puissance, philosophique, scientifique, artistique et littéraire en terres germaniques ¢ pour embrasser tous les aspects de la réception outre-Rhin d’un homme de lettres français mal connu chez lui, long- temps décrié, quand ce n’est pas calomnié, par la critique réactionnaire ou conservatrice. On dira que certains Allemands, tel Lessing, et cer- tains Français, comme Sainte-Beuve, ont salué en des termes proches « la tête la plus allemande » de notre littérature. Heureuse intuition ou formule commode ? Sans éluder le compliment, il fallait balayer toute approximation. Certes, ilyaeurencontre. Mais laquelle, et comment ? Pour affronter cette question vive, Roland Mortier, intellectuel formé au carrefour de plusieurs cultures majeures, venait exactement à son heure. Il était l’homme de la situation. Son intervention se situe au croisement d’un mouvement et d’un manque. Comme il a partagé le mouvement, il a pu comprendre le manque ; comme il a ressenti le manque, il a pu apporter sa part au mouvement. Au début des années 1950, la réputation de Diderot sort enfin très largement du discrédit. Il ne fallait pas moins qu’une conjonction exceptionnelle pour prendre la mesure complète de ce Protée si longtemps entravé : la reconnaissance plénière d’écrivains, d’artistes et d’hommes de science fort divers, l’intervention décidée de responsables politiques et d’idéologues influents, et enfin le travail patient, cumulatif et plus discriminant des représentants du savoir académique. Favorisant l’interaction de ces communautés qui se recoupent sans se recouvrir, le cours dramatique de l’histoire contem- poraine a fait le reste. roland mortier 11

Au moment dit de la reconstruction, et de l’effort de construction européenne, d’importants ouvrages savants ont été décisifs. Comme ses pairs, Roland Mortier bénéficie au moment où il entre dans la carrière d’un approfondissement indiscutable, mais à étayer davan- tage, de la connaissance de Diderot dans plusieurs de ses dimensions majeures : comme encyclopédiste s’engageant pour les Lumières, comme penseur étonnamment moderne, en particulier dans les domai- nes scientifique et esthétique, et comme écrivain non moins moderne à nos yeux. Nous n’évoquerons ici, dans ce travail de révélations com- binées, que les grands disparus. Certes Diderot le philosophe, en 1950, n’est pas reconnu dans sa plénitude (ce sera l’une des dimensions de l’œuvre de Jacques Proust de l’arracher à l’accusation d’incohérence brouillonne et de promouvoir le philosophe matérialiste dans toute sa force novatrice) ; le penseur politique et social reste encore largement ignoré (il faudra attendre les dernières décennies du XXe siècle et les premières années du XXIe pour que s’ouvre entièrement ce domaine, à peine défriché par quelques intellectuels de haute exigence, marqués ou non par la critique marxiste, tel jadis Bernard Groethuysen) ; pour l’auteur des Salons et des écrits sur le goût ¢ sur l’esthétique ¢, il sortira du clair-obscur grâce notamment aux travaux de Jacques Chouillet ; quant au conteur hors pair, au grand écrivain qui enchante ses lecteurs de tous bords, un Jean Fabre sait dès cette date le célébrer mieux que tout autre dans son édition du Neveu de Rameau, discutable mais admirable. Alors qu’Arthur M. Wilson, par sa biographie publiée en deux volets, fait vivement progresser la connaissance de l’homme et du penseur en son temps, c’est Herbert Dieckmann qui, par l’exhumation et la description du fonds Vandeul, par la pertinence de ses découvertes et de ses analyses, a assuré au cours du troisième quart du XXe siècle la définitive assomption de Diderot dans l’air raréfié des génies. Au sein de ce concert, auquel bien d’autres se sont heureusement mêlés, Roland Mortier a joué un rôle de premier plan. Il a su mettre en perspective des registres différenciés, qu’il étudie de manière croisée et redoublée : d’une part les nombreux Allemands, ses contemporains, dont Diderot s’est fait des compagnons et des amis au cours de sa vie (Grimm et d’Holbach étant les plus connus) ou dont il a salué la qualité (comme Winckelmann) ; d’autre part, plus impor- tants encore, les domaines de la vie intellectuelle et artistique où de grands esprits d’outre-Rhin, par ailleurs en opposition les uns contre les autres, ont, du vivant de Diderot puis immédiatement après sa mort, reconnu en lui un modèle et un maître : très tôt le théâtre nouveau (Lessing), ainsi que le travail pour l’Encyclopédie et les publi- cations « philosophiques » échappant à la censure (à côté d’Aufklärer déclarés, avec des nuances, Herder) ; enfin, un peu plus tard, les 12 pierre chartier

œuvres-phares impubliées, transmises jusqu’à Gotha par l’édition, comme certains contes ou entretiens, ou par la Correspondance litté- raire, comme l’Essai sur la peinture et de nombreux Salons (Gœthe et Schiller) ainsi que les « romans » (Goethe, Schiller, Friedrich Schlegel pour le Cercle d’Iéna, Hegel, Hoffmann...). On n’oubliera pas le destin extraordinaire de la copie autographe de la Satire seconde passant des mains de Klinger à Pétersbourg jusqu’à celles de Gœthe à Weimar... Touten marquant les limites et les fluctuations de ces admirations, qui se sont accompagnées aussi, bien sûr, de réticences et de détesta- tions, Roland Mortier, le premier, a su montrer de manière articulée et globale en quoi l’usage qui a été fait, entre 1750 et les premières années 1800, de la partie connue des écrits de Diderot en Allemagne a été un moment exceptionnel : l’accent mis sur des œuvres inexistantes ou minimisées ailleurs est à lui seul un événement culturel. L’acuité de la vision de quelques grands esprits, accompagnés de plusieurs autres de moindre envergure, a relayé le « hasard » historique ¢ mais Jacques le fataliste dirait qu’il n’y a pas là, plus qu’ailleurs, de pur hasard. Depuis Paris, Diderot a pu s’adresser sans les connaître à ces relayeurs excep- tionnels, qui l’ont élu, qui l’ont découvert ou mieux « inventé », comme on dit de ceux qui ont trouvé un trésor. C’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage s’inscrivant dans l’espace ouvert par la thèse de Roland Mortier qu’a publié en 2003 Anna Saada : Inventer Diderot : les cons- tructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières. Le Diderot que nous connaissons est passé par l’Allemagne, comme l’Allemagne moderne s’est faite, pour une part, en résonance à Diderot, bien ou mal compris. Voilà une certitude. Des personnalités de premier plan ont su, là-bas, se donner et donner à leur patrie en gestation le Diderot que la France, d’abord, a manqué. Mais il y a davantage. Grâce à Roland Mortier, dans ce contexte historique bouillonnant qu’il a su appréhender au plus près, nous avons pu prendre la pleine mesure du rôle de Schiller et de Gœthe, traducteurs attentifs et interlocuteurs enthousiastes, comme de celui de Hegel, commentateur inspiré du Rameaus Neffe, autrement dit de la version allemande de la satire, « réinventée » par Gœthe en « première mon- diale ». Ils ont tous trois dépassé, ce faisant, la dimension nationale, aussi importante fût-elle, au profit de la communauté entière des lecteurs, qui leur importait davantage encore, comme elle importait à Diderot. Voilà, après deux guerres terribles où l’Europe a manqué s’engloutir, ce que Roland Mortier, dans un ouvrage riche, équilibré et lumineux, a apporté au mouvement général en faveur du Philosophe de Langres et en faveur des Lumières. Il a participé ainsi de manière éclatante à leur rayonnement. Saluons le grand livre de RolandMortier, roland mortier 13

fleuron de son œuvre en faveur des valeurs de tolérance, de liberté et d’intelligence qu’a portées au sein de ses contradictions comme de ses convergences la culture européenne moderne. Pierre Chartier

Élise PAVY-GUILBERT

Le musée imaginaire de Diderot

Cette1 recherche est née de la curiosité suscitée par l’évocation, dans les Salons, de nombreuses œuvres d’art en marge des toiles et des sculptures exposées, et que la mémoire visuelle des abonnés à la Correspondance littéraire, comme celle du lecteur moderne, devait parvenir à convoquer. Lorsqu’il se rend à l’exposition royale au Salon carré du Louvre, qu’il critique les tableaux, sculptures, dessins et gravures de ses contemporains, Diderot se réfère sans cesse à des modèles, les chefs-d’œuvre les plus célèbres de l’école italienne et française, ainsi que des écoles du nord. Il examine l’œuvre exposée à travers une image mentale, souvent floue et imprécise, jugeant ainsi à l’aune du souvenir. Les toiles de Vien, Deshays, van Loo et tant d’autres sont comparées et confrontées à celles de Raphaël, du Cor- rège, de Rubens, Berghem et Rembrandt, de Poussin et Le Sueur. Ces peintres et leurs images instruisent le procès des œuvres exposées et obnubilent la pensée du salonnier. Les plus grandes rivales des œuvres dévoilées au Salon carré sont celles de ce « musée imaginaire ». Ce faisant, Diderot confronte le « devenant » et le « devenu » : il rappro- che « un système fondé sur des principes théoriques glânés chez des artistes universellement reconnus et l’observation d’œuvres pour les- quelles il faut découvrir un principe vital »2. Deux disciplines nouvel- les au XVIIIe siècle, l’histoire de l’art et la critique d’art, sont ainsi réunies. Deux discours rivaux sont entremêlés : celui de l’Académie ¢ qui édicte les règles techniques du beau et transmet son histoire, à

1. Cet article est le fruit de recherches entreprises à l’occasion d’une communica- tion au colloque Diderot et les arts, Collège Universitaire Français de Saint- Pétersbourg, 22-23 mars 2013 et de pistes esquissées dans la conclusion de L’Image et la langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2014. Merci à Stéphane Lojkine de son aide pour les images. 2. C’est la distinction d’Albert Dresdner, La Genèse de la critique d’art ¢ dans le contexte historique de la vie culturelle européenne, Thomas de Kayser (trad.), préface de Thomas W. Gaehtgens, Paris, ENSBA, 2005, « Histoire de l’art et critique d’art », p. 31 et « Critique d’art et théorie de l’art », p. 33.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 16 élise pavy-guilbert travers des conférences et des biographies d’artistes ¢ et celui des salonniers, « journalistes » avant l’heure, qui souhaitent donner leur sentiment sur l’art du temps, même s’ils se réfèrent volontiers, sur le mode comique, aux modèles anciens, en inventant des « Dialogues de morts » dans lesquels ils feignent de visiter l’exposition avec les mânes d’Apelle, de Raphaël ou de Poussin3. Dans les Salons, Diderot revêt pour les abonnés de la Correspondance littéraire de Grimm ces deux rôles : le critique d’art et l’historien de l’art4. Que le philosophe soit dépendant de l’histoire de l’art et des concepts du passé, voilà qui est certain. Ce qu’il en est en revanche de l’orientation de son regard, sous l’angle de schèmes mémoriels, c’est là une question peut-être moins étudiée5. Elle appelle à son tour une série d’interrogations : quelles sont les œuvres d’art choisies par Diderot pour développer l’univers imaginaire des Salons ? Quelle force souhaitait-il donner à ces référen- ces ? À quoi servent les analogies descriptives ainsi créées ? Qu’il y ait chez Diderot la volonté d’évaluer l’art de son époque au prisme d’un « musée imaginaire », qu’il assume la claire conscience de ce dédou- blement entre l’exposition réelle et celle qui est inventée, que ce soit là même que se joue en définitive le sens des Salons, c’est ce que nous souhaiterions prouver. Cette notion de « musée imaginaire » est empruntée bien sûr à Malraux. C’est le titre de la première partie de son ouvrage consacré à l’art. L’idée principale se résume en ces termes : nos connaissances artistiques sont nécessairement plus étendues que nos musées6. Cha- que lieu qui rassemble des œuvres d’art, « où l’œuvre d’art n’a plus

3. Collection de pièces sur les Beaux-Arts imprimées et manuscrites, recueillie par Pierre-Jean Mariette, Charles-Nicolas Cochin et M. Deloynes, par Georges Duplessis, dite « Collection Deloynes », 63 tomes en 65 volumes, 2069 pièces, Paris, BnF site Richelieu, Cabinet des Estampes et des Photographies. Cette collection recense tous les textes parus sur les expositions de peinture de 1673 à 1808. Voir en particulier Collec- tion Deloynes, tome X, pièce 143, L’Ombre de Raphaël, ci-devant peintre de l’Académie de Saint Luc, à son neveu Raphaël, élève des écoles gratuites de dessin, en réponse à sa lettre sur les peintures, gravures et sculptures exposées cette année au Louvre et tome XII, pièce 288, Apelle au Salon. 4. Voir l’article d’Annie Becq, « Diderot historien de l’art ? », Dix-huitième siècle, no 19, 1987, p. 423-438. 5. Jean Seznec en avait commencé l’étude dans un travail intitulé « Le musée de Diderot », Paris, Gazette des Beaux-Arts (GBA), tome LV, mai-juin 1960, p. 343-356, examinant certaines toiles que Diderot avait en tête. Voir aussi les travaux d’Else Marie Bukdahl et notamment « Les problèmes d’identification des œuvres d’art dans les Salons », Éditer Diderot, SVEC,no 254, Oxford, The Voltaire Foundation, 1988, p. 343-350 ainsi que les recherches d’identification des œuvres menées par Stéphane Lojkine sur son site ut pictura 18. 6. Malraux, Les Voix du silence, Paris, La Galerie de la Pléiade, 1951, première partie « Le musée imaginaire », p. 13. le musée imaginaire de diderot 17 d’autre fonction que d’être œuvre d’art », suscite un questionnement, une méditation profonde, car « la réunion de tant de chefs-d’œuvre, mais d’où tant de chefs-d’œuvre sont absents, convoque dans l’esprit tous les chefs-d’œuvre ». Et Malraux de s’interroger : « comment ce possible mutilé [qu’est l’exposition ou le musée] n’appellerait-il pas tout le possible7 ? » Parcourir l’exposition et en détailler précisément les œuvres conduit immanquablement à les mesurer à toutes les images présentes en pensée. Or cette « opération intellectuelle », souligne encore Malraux, « s’oppose foncièrement à l’abandon qui permet seul la contemplation »8. La critique d’art de Diderot oscille ainsi entre contemplation et intellection. Le « musée imaginaire » est un espace mental, formé par la circulation matérielle des œuvres d’art, qui tran- sitent et peuvent être admirées dans des lieux instables, cabinets et galeries de collectionneurs, ou grâce à des reproductions, par la gra- vure et le dessin. C’est un espace universel à sa manière, car le « musée imaginaire » est la somme des goûts dominants d’une époque donnée, légèrement altérés par des choix plus originaux, plus indivualisés, pour des œuvres qui ont marqué une personnalité. Si Diderot se souvient des toiles et des sculptures des grands maîtres, souvent érigées en modèles, c’est pour illustrer et théoriser ses propres idées par le biais de l’image mémorielle.

« Musée imaginaire » et circulation de l’art

Le « musée imaginaire » est composé par la circulation concrète des œuvres d’art. C’est en quelque sorte un lieu de communion, qui consacre la mémoire collective. Il reflète le goût d’un siècle. Pour Malraux, « notre relation avec une œuvre d’art est rarement tout à fait indépendante de la place qu’occupe celle-ci dans l’histoire »9. Mais il y a plus : il est de l’essence même du chef-d’œuvre de maintenir non pas « un monologue souverain », mais « un invincible dialogue »10 avec les autres œuvres d’art ¢ qu’elles soient passées, présentes ou futures. On sait que la naissance de l’exposition royale au Salon carré11 va de pair

7. Idem. 8. Ibid., p. 12. 9. Ibid., p. 50. 10. Ibid.,p.67 11. Après la fondation de l’Académie royale de peinture, de sculpture et d’archi- tecture en 1648, Colbert décidait de créer une exposition qui eut d’abord lieu en plein air dans la cour du Palais-Royal puis dans la grande galerie du Louvre. À partir de 1737, elle trouva son lieu définitif, le Salon carré du Louvre, et progressivement son rythme, 18 élise pavy-guilbert avec l’idée de créer une sorte de musée dans le palais du Louvre, voué à la formation permanente du public. L’article Louvre de l’Ency- clopédie fait mention de ce projet12. Rassembler les peintures, sculptu- res, gravures et tapisseries des artistes parmi les plus doués de leur génération, tous membres de l’Académie royale, était donc une façon de faire implicitement immédiatement appel aux leçons de leurs aînés. D’emblée, la genèse de la sphère artistique publique devait servir une politique culturelle que le public devenait pourtant à même de contester13.

Voir/échanger

Comprendre le musée imaginaire de Diderot nécessite de répon- dre à une première question : qu’avait vu Diderot en marge des expo- sitions royales ? Quelles œuvres d’art connaissait la quinzaine de pres- tigieux abonnés de la Correspondance littéraire, tissant le réseau d’une culture commune à la noblesse et à l’élite européennes ? Et plus largement, qu’avaient-vu les critiques et les théoriciens de l’art du XVIIIe siècle, dont les réflexions demeurent pour nous révélatrices ou significatives d’un siècle, et dont nous supposons qu’ils parlent des mêmes œuvres que nous, que leurs références sont les nôtres ? Diderot non plus annuel mais bisannuel. Sur l’histoire des premières expositions, voir Gérard- Georges Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Paris, Klincksieck, « Klincksieck Études », 2004, « Question 6. Dans quelles circonstances les premières expositions de l’Académie ont-elles lieu ? ». e 12. Voir Thomas Crow, La Peinture et son public à Paris au XVIII siècle, André Jacquesson (trad.), Paris, Macula, 2000, « VI. La peinture et les politiciens », p. 199. L’idée du musée dans le palais du Louvre vient de La Font de Saint-Yenne. L’article Louvre, rédigé par Jaucourt, fait mention de ce projet que Marigny, surintendant des Bâtiments du Roi et frère de Madame de Pompadour, remet d’actualité en 1768. Article Louvre, ENC, IX, 707 : « L’achevement de ce majestueux édifice, exécuté dans la plus grande magnificence, reste toujours à désirer. On souhaiteroit, par exemple, que tous les rez-de-chaussée de ce bâtiment fussent nettoyés & rétablis en portiques. Ils serviroient ces portiques, à ranger les plus belles statues du royaume, à rassembler ces sortes d’ouvrages précieux, épars dans les jardins où on ne se promene plus, & où l’air, le tems & les saisons, les perdent & les ruinent. Dans la partie située au midi, on pourroit placer tous les tableaux du roi, qui sont présentement entassés & confondus ensemble dans des gardes-meubles où personne n’en jouit. On mettroit au nord la galerie des plans, s’il ne s’y trouvoit aucun obstacle. On transporteroit aussi dans d’autres endroits de ce palais, les cabinets d’Histoire naturelle, & celui des médailles. » 13. Voir Thomas Crow, La Peinture et son public, op. cit. et Le Public et la politique des arts au siècle des Lumières : célébration du 250e anniversaire du premier Salon de Diderot en 1759, Christophe Henry, Daniel Rabreau (dir.), Paris-Bordeaux, Annales du Centre Ledoux, tome VII, 2011. le musée imaginaire de diderot 19 visite les expositions royales et fréquente également les collections d’art privées parisiennes les plus importantes de son époque : la col- lection du cabinet du Roi au Palais de Versailles ; la galerie du Régent, le duc d’Orléans, au Palais-Royal ; celles de Watelet, de La Live de Jully, beau-frère de Mme d’Épinay, rue de Richelieu, de Tronchin, de d’Holbach ; les collections enfin de Gaignat et du baron de Thiers, héritier de la galerie Crozat14. Grâce à l’édition de certains inventaires et à plusieurs travaux, on connaît la liste relativement précise des tableaux et des sculptures qui composaient ces ensembles célèbres et dont certaines œuvres peuvent être contemplées aujourd’hui encore dans les salles du Louvre ou de l’Ermitage, pour ne citer que ces deux musées15. Les chefs-d’œuvre évoqués par Diderot dans les Salons s’y retrouvent. Diderot mentionne même, surtout dans le Salon de 1767, ces collections marquantes. C’est dire si le rôle des collectionneurs s’est étendu à la fin du XVIIIe siècle, et combien l’influence artistique de leur collection se fait ressentir. Diderot juge les œuvres exposées au Salon selon les modèles représentatifs du classicisme académique, se référant à Raphaël et aux Carrache, à Poussin et à Le Sueur. Mais le déplacement opéré vers les peintures du Corrège, de Rubens, du Titien et de Rembrandt est révélateur d’un profond changement dans l’air du temps, déclenché justement par les collectionneurs. Dans le Salon de 1761, Diderot compare Parrocel à Vien et à Rubens, puis Vien à Le Sueur, songe enfin à Raphaël (Fig. 1 et 2). Peintres contemporains et grands maîtres reviennent au même moment à l’esprit du salonnier. Enfin s’énonce la thèse diderotienne, sur l’importance du « musée imaginaire », et, partant, sur la force de la mémoire visuelle :

14. Sur les galeries de peinture que Diderot a fréquentées, voir aussi Les Salons de Diderot,JeanAdhémaretJeanSeznec(éd.),Oxford,ClarendonPress,1957,tomeI,p.18. 15. Voir notamment le Catalogue raisonné des tableaux, groupes et figures de bronze qui composent le cabinet de feu Monsieur Gaignat, ancien secrétaire du Roi, & receveur des consignations, par Pierre Remy, Paris, Vente, 1768, ainsi que les études de Casimir Stryienski, La Galerie du Régent Philippe, duc d’Orléans, Paris, Goupil, Manzi/Joyant, 1913 et de Margaret Stuffmann, « Les tableaux de la collection de Pierre Crozat. Historique et destinée d’un ensemble célèbre, établies en partant de l’inventaire après décès inédit du collectionneur, 30 mai-8 juin 1740 », GBA, tome LXXII, juillet- septembre 1968, p. 11-144. L’article de Margaret Stuffmann complète celui de Maurice Tourneux, « Diderot et le musée de l’Ermitage », GBA, tome XIX, avril 1898, p. 333- 343 qui relève les œuvres de la collection Crozat acquises par Catherine II par l’entre- mise de Diderot et de Tronchin, puis conservées à l’Ermitage. L’Ermitage comporte aujourd’hui certains tableaux du cabinet de François Tronchin (cédés en 1771 à Catherine II), une grande partie de la collection Gaignat et de la collection de Crozat de Thiers. 20 élise pavy-guilbert

Figure 1 Rubens, L’Adoration des Mages (1626-1629), Paris, Musée du Louvre, 290 × 218 cm photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski le musée imaginaire de diderot 21

Figure 2 Raphaël, Le Sacrifice à Lystra (1515-1516), Londres, Victoria and Albert Museum, 305 × 506 cm The Royal Collection © 2015, Her Majesty Queen Elizabeth II L’Adoration des rois de Parocel est si faible, si faible, et d’invention et de des- sin et de couleur. Parocel est à Vien, comme Vien est à Le Sueur. Vien est la moyenne proportionnelle aux deux autres. Mais dites-moi, mon ami, quand on a la composition d’un sujet par Rubens présente à l’imagination, com- ment on peut avoir le courage de tenter le même sujet. Il me semble qu’un grand peintre qui a précédé est plus incommode pour ses successeurs qu’un grand littérateur pour nous. L’imagination me semble plus tenace que la mémoire. J’ai les tableaux de Raphael plus présents que les vers de Corneille, que les beaux morceaux de Racine. Il y a des figures qui ne me quittent point. Je les vois. Elles me suivent. Elles m’obsèdent. Par exemple, un certain Saint Barnabé qui déchire ses vêtements sur sa poitrine ; et tant d’autres. Comment ferais-je pour écarter ces spectres-là ? et comment les peintres font-ils16 ?

16. Diderot, Salon de 1761, Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, Gita May et Jacques Chouillet (éd.), Paris, Hermann, « Savoir : Lettres », 1984, tome I, p. 155-156. Les références tirées des quatre tomes des Salons parus chez Hermann seront désormais indiquées selon le modèle suivant : SH, tome en chiffre romain, page en chiffre arabe. Dans la note 92, p. 157, Jacques Chouillet précise : « Le Sacrifice à Lystra fait partie d’une série de dix cartons pour tapisserie, exécutés par Raphaël pour Léon X, dont sept sont exposés au Victoria and Albert Museum de Londres. Le personnage de premier plan qui déchire ses vêtements offre trop de ressemblance avec le Saint Paul de l’Aveuglement d’Élymas et de la Prédication de Saint Paul à Athènes pour qu’on puisse le confondre avec Saint Barnabé, nettement en retrait 22 élise pavy-guilbert

Le regard de Diderot est donc orienté par la réminiscence. Le tableau « imaginaire » interfère avec le tableau exposé, comme le passé interagit avec le présent. Le « musée imaginaire » du philosophe se crée autant à partir d’œuvres qui l’ont marqué que de celles qui ont imprégné ses contemporains et qui sont évoquées, au détour d’un commentaire ou en guise de modèle, par ceux qui l’accompagnent dans ses visites. Diderot se rend au Salon et dans les collections parisiennes avec ses amis artistes ¢ Vernet, Chardin, Vien, Cochin, Greuze, La Tour et bien sûr Falconet ¢ qui deviennent, selon le mot de Christian Michel, ses « conseillers artistiques »17. Or Greuze est influencé par les postures théâtralisées de Le Brun, Chardin par le clair- obscur de Rembrandt, La Tour par les pastels de Mengs. Le « musée imaginaire » se construit grâce à cet assemblage de références commu- nes. À son tour, Diderot devient « conseiller artistique », ou plutôt courtier de Catherine II : le « musée imaginaire » se transforme en musée réel pour l’impératrice. Si les derniers Salons ¢ ceux de 1769, 1771, 1775 et 1781 ¢ sont moins développés, si les digressions sur des questions esthétiques et philosophiques disparaissent progressive- ment, c’est aussi parce que les activités de Diderot comme entremetteur artistique s’intensifient. À partir de 1769, Diderot vit au milieu des œuvres des « grands maîtres »18. Il reçoit l’ordre d’acquérir la collection Gaignat en 176919 et se charge dès 177120 de l’achat de la collection du et immobile. » Voir aussi Salon de 1767, SH, III, 475 et note 884. 17. Christian Michel, « Les conseillers artistiques de Diderot », Revue de l’art, Paris, CNRS, no 66, 1984, p. 9-16. Diderot connaissait les artistes, leur rendait visite dans leurs ateliers et discutait avec eux de leurs œuvres sur les lieux mêmes de leur création ou de leur exposition. Grâce à ses amis artistes il sait les coulisses et les scandales de l’Académie, et il acquiert surtout ses connaissances techniques et ses références majeures. 18. Voir « Diderot entre ses contemporains et les ‘‘grands maîtres’’ » introduction d’Else Marie Bukdahl, Héros et martyrs, Salon de 1769, 1771, 1775, 1781. Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l’architecture et la poésie, pour faire suite aux Salons, SH, IV, p. 3-10. 19. Vers 1768-1769 l’impératrice de Russie prie Diderot d’acquérir la collection Gaignat. Voir les lettres de Diderot à Falconet de mai, juillet et novembre 1768 et du 6/03/1769, dans Diderot, Correspondance, édition recueillie, établie et annotée par Georges Roth puis Jean Varloot, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol., tome VIII, p. 28-29, p. 72, p. 234 et tome IX, p. 36-37. Nous noterons par la suite cette édition CORR, tome en chiffre romain, page en chiffre arabe. Diderot fait référence à Gaignat au Salon de 1767, SH, III, 304. Voir aussi Catalogue raisonné ... cabinet de feu Monsieur Gaignat, op. cit. 20. Voir les lettres de Diderot à Falconet du 20/03/1771, de Robert à Tronchin du 28/03/1771 (CORR, X, 250-251) et de Galitzine à Tronchin du 4/12/1771 (CORR, XI, 250-251, sur le naufrage de tableaux de la galerie Braamcamp pour le compte de Catherine II). Voir également la lettre de Diderot à Falconet du 17/04/1772 (CORR, le musée imaginaire de diderot 23 baron Crozat de Thiers, comme en témoignent à chaque fois les lettres de Diderot à Falconet et à Tronchin, qui aide à cette négociation. Dide- rotnecachepassonenthousiasme,lorsqu’ilécritàFalconet,en1772 : Ah ! mon ami Falconnet, combien nous sommes changés ! Nous vendons nos tableaux et nos statues au milieu de la paix ; Catherine les achète au milieu de la guerre. Les sciences, les arts, le goût, la sagesse remontent vers le nord, et la barbarie avec tout son cortège descend au midi. Je viens de consommer une affaire importante : c’est l’acquisition de la collection des Crozats, augmentée par ses descendants et connue aujourd’hui sous le nom de galerie du baron de Thiers. Ce sont des Raphaëls, des Guides, des Titiens, des Carraches, des Le Sueurs, des Poussin, des Van Dycks, des Schidons, des Carlo Lottis, des Rimbrands, des Wouwermans, des Teniers, etc., au nombre d’environ cinq cent morceaux. Cela coûte à Sa Majesté Impériale 460 000 livres. Ce n’est pas la moitié de la valeur, dans un tems où l’indigence générale n’auroit pas désolé toutes les maisons, où elle s’est introduite par l’extravagance et la scélératesse des opérations ministériales21.

Ces transactions dessinent les contours de la circulation maté- rielle de l’art, en même temps qu’elles définissent les œuvres du « musée imaginaire ». Selon Malraux, « les cabinets d’antiques et les collections existaient [dès le] XVIIe siècle mais ne modifiaient pas, à l’égard de l’œuvre d’art, une attitude dont celle de Versailles est le symbole. Le musée, [et la collection ou l’exposition au Salon, pourrait-on ajouter] sépare[nt] l’œuvre du monde ‘‘profane’’ et la rapproche[nt] des œuvres opposées ou rivales. Il est une confrontation de métamorphoses »22. Or que retient Diderot de cette confrontation de l’art ancien et de l’art contemporain ? Grandeur contre décadence. Dès 1767, le philosophe constate : Je n’ai bien senti toute la décadence de la peinture que depuis que les acquisitions que le prince de Gallitzin a faites pour l’impératrice ont arrêté mes yeux sur les anciens tableaux. Ou je me trompe fort, mon ami, ou l’art de Rubens, de Rimbrand, de Polembourg, de Téniers, de Wovermans est perdu. La belle collection que vous allez recevoir ! Le prince, notre ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance des Beaux arts. Vous seriez vous même étonné de la manière dont il voit, sent et juge. C’est qu’il a le grand principe, l’âme belle. Une belle âme ne va guères avec un goût faux ; et si l’on me cite quelque exemples du contraire, je répondrai toujours

XII, 49-50) et celle de Diderot à Tronchin datée du 17/07/1772 (CORR, XII, 85-92). Sur le rôle de Tronchin dans la vente de la collection Crozat, voir également Maurice Tourneux, « Diderot et le musée de l’Ermitage », art. cit., p. 337-338. 21. Lettre de Diderot à Falconet datée du 17/04/1772 (CORR, XII, 49). 22. Malraux, Les Voix du silence, op. cit., p. 12. 24 élise pavy-guilbert

que ces hommes auroient encore eu le tact plus fin, s’ils avoient eu le cœur plus droit23.

Le « grand goût » des « grands maîtres » contre le « petit goût » des contemporains ¢ le style de Boucher, Baudouin et Fragonard, que nous appelons aujourd’hui rococo ¢ dont il déplore l’artificielle faci- lité : le « musée imaginaire » est donc bâti sur une idéologie. Diderot invite la noblesse à moins de frivolité artistique et morale, comme pour l’initier aux valeurs et à l’art de la bourgeoisie.

Penser/classer Si le « musée imaginaire » de Diderot procède ainsi d’une circu- lation des œuvres, qui favorise leur confrontation, il résulte également d’une opération de sélection et de hiérarchisation. Le XVIIIe siècle s’attache à retenir les noms des grands peintres, à dresser le panthéon des artistes et de leurs œuvres les plus significatives. Diderot est influencé par les dictionnaires portatifs de peinture et de sculpture qui pullulent alors et citent toujours en modèle les mêmes chefs-d’œuvre. Les « abrégés de la vie des peintres », mentionnant encore leurs toiles majeures, diffusent une culture artistique qui se veut universelle. Pen- ser, classer et juger vont de pair et réfléchir à l’art revient bien souvent à ordonner les toiles de ce « musée imaginaire ». Avant que d’écrire les Salons, Diderot étudie et emprunte à la bibliothèque du Roi les ouvra- ges de théoriciens majeurs. Il lit Vinci, Chambray, Dufresnoy, Le Brun, Roger de Piles, Félibien et Du Bos, qui se réfèrent constamment aux grands maîtres. Ces lectures, tirées de la bibliothèque royale comme de sa propre bibliothèque24, forgent « l’initiation artistique de Dide- rot »25 et lui font connaître les particularités de chaque peintre. Or tous ces théoriciens s’accordent alors sur une même hiérarchie picturale :

23. Lettre de Diderot à Falconet datée du 15/05/1767 (CORR, VII, 56-57). 24. Voir les travaux de Jacques Proust, « La bibliothèque de Diderot », Revue des Sciences Humaines (RSH), Faculté des lettres et sciences humaines de Lille, I, avril-juin 1958, p. 257-275 et II, avril-juin 1959, p. 179-183 ; d’Anthony Strugnell, « Diderot cher- cheur : du nouveau sur les emprunts faits par Diderot à la Bibliothèque Royale entre 1775et1782 »,RDE,1990,no 8,p. 12-19 ;deLarissaL.AlbinaetAnthonyR. Strugnell, « Recherches nouvelles sur l’identification des volumes de la bibliothèque de Diderot », RDE, 1990, no 9, p. 41-54. Voir aussi le récent ouvrage de Sergueï V. Korolev, La Bibliothèque de Diderot. Vers une reconstitution, Centre Internation d’Étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, Paris, Aux Amateurs de Livres International, 2014. 25. Jacques Proust, « L’initiation artistique de Diderot », GBA, tome LV,mai-juin 1960, p. 225-232. Jacques Proust établit la liste des emprunts de Diderot à la bibliothè- que royale entre le 28 juin 1747 et le 29 septembre 1751. Voir également Paolo Quintili, « Sur quelques sources de Diderot critique d’art », RDE, 2002, no 33, p. 97-133. le musée imaginaire de diderot 25

Raphaël y figure au sommet, loué pour la supériorité de son génie en toutes les parties de la peinture, pour son art savant et serein. Suivent Le Corrège et Poussin, dont on admire la noblesse de dessin, la vision grandiose et l’intellectualisme abstrait. Quant à Titien et à Rubens, c’est leur coloris qui est encensé26. Rembrandt étonne enfin par ses clairs-obscurs, son coloris gras et onctueux et ses sujets sacrés traités de manière intime et familière. Dans l’Encyclopédie, l’article Peinture, ainsi que les articles détaillant chacune des écoles picturales ¢ fla- mande, française, hollandaise, lombarde, romaine, vénitienne ¢ déve- loppent la vie, l’œuvre et les caractéristiques de leurs artistes tutélai- res27. C’est toujours le même « musée imaginaire », universel et atemporel, qui est décrit et admiré. Diderot ne découvrira que tardi- vement, sur leurs lieux mêmes, certaines toiles de ce musée global. Son « voyage d’Italie », rite initiatique tant esthétique que littéraire, n’aura jamais lieu28. C’est lors de ses voyages en Hollande et en Allemagne, et surtout au cours de son périple jusqu’en Russie, que son regard croise des œuvres majeures. Diderot fait alors méthodiquement escale pour contempler, en chemin, les chefs-d’œuvre de chacune des galeries européennes célèbres29. Après avoir visité la galerie de l’Ermitage, sa

26. Voir notamment Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, avec la vie des architectes (1666-68), nouvelle éd., Paris, Trévoux, 1725, tome I, p. 275-276 (sur Le Corrège comparé à Titien) et p. 291-296 (sur Raphaël comparé à Michel-Ange, au Corrège et à Titien). Voir aussi Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Genève, Slatkine reprints, 1967, « Section XLIX. Qu’il est inutile de disputer si la partie du dessein & de l’expression est préférable à celle du coloris », p. 511-513 (sur l’opposition Poussin/expression et Titien/coloris). 27. Voir les articles école flamande/française/hollandaise/lombarde/romaine/ vénitienne (peinture), rédigés par Jaucourt, ENC, V,314-333, détaillant respectivement l’importance de Rubens, Poussin, Le Sueur, Rembrandt, Wouwermans, Berghem, Le Corrège, les Carrache, Raphaël et Titien. Voir aussi l’article Peinture (Histoire des beaux arts), du même, ENC, XII, 267-277. 28. Le premier texte de Diderot consacré à la peinture est sa critique du Voyage d’Italie de Cochin : Diderot, Sur le Voyage d’Italie publié par M. Cochin, Correspon- dance littéraire du 1er juillet 1758, DPV, XIII, 37-40. Diderot revient sur ce thème dans le préambule du Salon de 1767 ¢ lorsqu’il évoque un voyage en Italie avec Grimm qui n’a en fait jamais eu lieu ¢ ainsi que dans l’introduction du compte rendu sur Robert ¢ alors qu’il vient de finir la lecture du mauvais ouvrage de l’abbé Richard, intitulé Voyage d’Italie, voir Salon de 1767, SH, III, 57 et 328. L’une des rares remarques de Grimm fait référence à ce voyage commun, voir Essais sur la peinture, SH, I, 73 note 95. 29. Dans les années 1773-1774, Diderot découvre des œuvres majeures : à Leyde, chez Hope, il parcourt une immense collection de Rembrandt. En août 1773, à Düsseldorf, il se rend à la galerie de l’électeur palatin et examine des Rubens, puis en septembre, à la galerie royale de Dresde, où il est accueilli par le directeur, Hagedorn, et admire encore les grands maîtres, voir Paul Vernière, « Diderot et C.-L. Hagedorn », Revue de littérature comparée, 1956, p. 239-254 cité par Else Marie Bukdahl, SH, IV, 26 élise pavy-guilbert dernière étape ¢ « musée imaginaire » devenu réel ¢ et peu avant de rentrer en France, Diderot promet à l’impératrice d’aider le comte Ernest de Munich dans la rédaction d’un futur inventaire, peut-être même d’un dictionnaire des peintres30. Diderot accède à un savoir nouveau sur l’art, conçu comme un savoir possiblement figé en un « musée imaginaire ». À vouloir recenser ainsi les noms des peintres, Diderot clôt tout autant le « musée imaginaire » de son époque qu’il ne lui laisse une porte ouverte, car on sait pertinemment que la liste tend à la fois à rationaliser le monde et à le tenir à distance, comme objet de mémoire31. Plus encore, cet inventaire confronte des tableaux du sou- venir, des images mémorielles, puisqu’un temps long sépare ce projet de l’examen des toiles réelles. Le « musée imaginaire » de Diderot se conçoit et s’interprète ainsi selon les critères émergents d’un goût artistique commun, façonné par la circulation concrète, matérielle, des œuvres. La connaissance sur l’art ne cesse au XVIIIe siècle de s’enri- chir, et le regard de Diderot de pouvoir comparer, confronter, juger. Pour Carl Havelange, il n’existe d’ailleurs pas de regard pur. La raison en est simple : le regard a une histoire, il est même fondamentalement historique. Le regard est donc construit, et institué, dans l’espace de la culture et de la société. Entre l’œuvre d’art et le regard, un élément médiatise toujours la relation esthétique32. Ce peut être la culture artistique du temps, comme nous l’avons examiné, mais également la subjectivité de celui qui, face à l’œuvre, en oriente le sens et la destinée.

Le « musée imaginaire », théorie et fiction Diderot crée aussi son propre « musée imaginaire ». S’il rappelle à son souvenir les œuvres des grands maîtres, mais également certaines productions de peintres et de sculpteurs plus mineurs, mêlant ainsi images exposées et images mémorielles, c’est pour qu’elles servent de modèles et d’appui à ses parti-pris esthétiques. Le critique réalise à sa manière l’œuvre d’art et surtout la dote d’une signification nouvelle.

371. Voir également Daniel Droixhe, « C’est à Dusseldorp ou à Dresde que j’ai vu... :le souvenir de la Galerie électorale chez Diderot », RDE, 49, 2014, p. 59-70. 30. Sur ce projet de dictionnaire des peintres voir Franco Venturi, « Fragments inédits d’un projet de Dictionnaire des peintres », Hippocrate,no 6, juin 1938, p. 321- 327, Herbert Dieckmann, Inventaire du fonds Vandeul et inédits de Diderot, Genève, Droz, 1951 et Else Marie Bukdahl, « Le dictionnaire des peintres de Diderot », Hafnia. Copenhagen Papers in the History of Art, 1980, no 7, p. 32-50. 31. Voir à ce propos Bernard Sève, De haut en bas. Philosophie des listes, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2009, p. 8. 32. Carl Havelange, De l’Œil et du monde ¢ Une Histoire moderne du regard, Paris, Fayard, 1998, p. 26-27 et p. 373. le musée imaginaire de diderot 27

En sollicitant des œuvres extérieures, vues hors du Salon, Diderot génère un fourmillement et une émulation artistiques, affine aussi ses compétences et ses remarques critiques. À condition d’avoir l’esprit suffisamment ouvert et réceptif, Diderot révèle implicitement aux abonnés de la Correspondance littéraire, comme au lecteur moderne, la possibilité d’élargir ses connaissances artistiques, grâce à l’imaginaire. Lorsqu’il songe à des images pour mieux juger les œuvres exposées, le salonnier formule quelques-unes de ses observations les plus pénétran- tes. Les œuvres de son « musée imaginaire » lui permettent de conce- voir certaines de ses théories les plus essentielles.

Confrontations Diderot compare le plus souvent les toiles contemporaines et celles des grands maîtres qui ont traité des thèmes similaires. Ces confrontations entre des écoles et des styles très divers font partie intégrante de ses méthodes critiques. Dans le Salon de 1761, la Made- leine de Carle van Loo est jugée décevante et le tableau est alors rapproché de celui du Corrège (Fig. 3 et 4) : Quoi qu’en dise le cher abbé, la Magdelaine dans le désert n’est qu’un tableau très agréable. C’est bien la faute du peintre qui pouvait avec peu de chose le rendre sublime. Mais c’est que ce Carle Vanloo n’a point de génie. [...] Au reste malgré les petits défauts que je reprends dans le tableau de la Magdelaine et dans celui-ci, ce sont deux morceaux rares. Rien à redire ni au dessin, ni à la couleur, ni à la disposition des objets. Tout ce que l’art porté à un haut point de perfection y est. La différence qu’il y a entre la Magde- laine du Correge et celle de Vanloo ; c’est qu’on s’approche tout doucement par derrière de la Magdeleine du Correge, qu’on se baisse sans faire le moindre bruit, et qu’on prend le bas de son vêtement seulement pour voir si les formes sont aussi belles là-dessous qu’elles se dessinent au dehors ; au lieu qu’on ne forme nulle entreprise sur celle de Vanloo33.

Mi-grivois mi-libertin, Diderot se réfère à nouveau à cette toile dans le Salon de 1763. Il précise qu’elle se trouve à la galerie de Dresde et souligne, non sans humour, que Grimm en conserve précieusement l’estampe « pour la mortification de [s]es sens »34. Sous le regard et la

33. Diderot, Salon de 1761, SH, I, 116-118. Voir aussi le compte rendu sur la Madeleine de Lagrenée, Salon de 1765, SH, II, 91-92. 34. Diderot, Salon de 1763, SH, I, 210-211 compte rendu sur Deshays, La Chasteté de Joseph : « Je ne sais si ce tableau est destiné à une église, mais c’est à faire damner le prêtre au milieu de sa messe, et donner au diable à tous les assistants. Avez-vous rien vu de plus voluptueux ? Je n’en excepte pas même cette Madeleine du Corrège de la galerie de Dresde, dont vous conservez l’estampe avec tant de soin pour la mortification de vos sens. » 28 élise pavy-guilbert

Figure 3 Carle van Loo, La Madeleine dans le désert (1761), Vente Christie’s, Londres 2008 lot 209, 200 × 156 cm © Christie’s Images Limited (2008) le musée imaginaire de diderot 29

Figure 4 Gravure de Jean Daullé d’après Le Corrège, Madeleine dans le désert, Recueil d’estampes, Galerie royale de Dresde, 1753 plume de Diderot, la Sainte devient une icône du plaisir. Invitant volontiers au blasphème, le salonnier philosophe relie scène religieuse et considérations profanes, mais surtout mythologie chrétienne et païenne, fidèle à l’une de ses théories esthétiques majeures. Il en va de même pour la chaste Suzanne, pathétique donc désira- ble. Plusieurs versions de cet épisode biblique sont commentées par Diderot. À comparer les différents tableaux et chacun des comptes ren- dus, on mesure la violence grandissante dans la représentation des pas- sions sur la toile et la sensualité croissante dans l’écriture. Au moment de conclure son texte sur La Chaste Suzanne de Carle van Loo, dans le Salon de 1765, Diderot se souvient de la toile de Jean-François De Troy qu’il avait vue à la galerie de La Live de Jully rue de Richelieu à Paris. Puis il évoque également le tableau de Cesari, qui appartenait à la col- lection du duc d’Orléans au Palais-Royal, se rappelle enfin celui de Sébastien Bourdon, qu’il connaissait pour l’avoir examiné chez d’Hol- bach (Fig. 5, 6, 7 et 8). Aussi une toile « réelle » réunit-elle en pensée troistableauxdu« muséeimaginaire » : 30 élise pavy-guilbert

Figure 5 Gravure de Skorodumov, dessin de V. M. Picot d’après Carle Vanloo, Suzanne et les vieillards (peinture 1765, gravure 1776), Vienne, Musée Albertina inv. DG29604 (F II 45, fol. 12) photo © Albertina, Vienna le musée imaginaire de diderot 31

Figure 6. Jean-François de Troy, Suzanne et les vieillards (1721), Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage, 235 × 178 cm photo © The State Hermitage Museum / Natalia Antonova 32 élise pavy-guilbert

Figure 7 Gravure de Jacques Bouillard, dessin d’Antoine Borel d’après Cesari, Louis-Abel de Bonafous, Galerie du Palais-Royal, gravée d’après les tableaux des différentes écoles qui la composent, Paris, Couché/Bouillard, 1786, Bibliothèque Nationale de France le musée imaginaire de diderot 33

Figure 8 Sébastien Bourdon, Suzanne et les vieillards (entre 1635 et 1671), Catalogue de tableaux des trois écoles formant le cabinet de M. le baron d’Holbach vente du 16 mars 1789, 132 × 130 cm, localisation actuelle inconnue

Avec ces défauts, cette composition de Vanloo est encore une belle chose. De Troye a peint le même sujet. Il n’y a presque aucun peintre ancien dont il n’ait frappé l’imagination et occupé le pinceau, et je gage que le tableau de Vanloo se soutient au milieu de tout ce qu’on a fait. On prétend que la Suzanne est académisée ; serait-ce qu’en effet son action aurait quelque apprêt, que les mouvements en seraient un peu trop cadencés pour une situation violente ? ou serait-ce plutôt qu’il arrive quelque fois de poser si bien le modèle, que cette position d’étude peut être transportée sur la toile avec succès, quoiqu’on la reconnaisse ? S’il y a une action plus violente de la part des vieillards, il peut y avoir aussi une action plus naturelle et plus vraie de la Suzanne. Mais telle qu’elle est j’en suis content, et si j’avais le malheur d’habiter un palais, ce mor- ceaupourraitbienpasserdel’atelierdel’artistedansmagalerie. 34 élise pavy-guilbert

Un peintre italien a composé très ingénieusement ce sujet. Il a placé les deux vieillards du même côté. La Suzanne porte toute sa draperie de ce côté, et pour se dérober aux regards des vieillards, elle se livre entièrement aux yeux du spectateur. Cette composition est très libre, et personne n’en est blessé ; c’est que l’intention évidente sauve tout, et que le spectateur n’est jamais du sujet. Depuis que j’ai vu cette Suzanne de Vanloo je ne saurais plus regarder celle de notre ami le baron d’Holbach ; elle est pourtant du Bourdon35.

Pourquoi se souvenir de ces toiles en particulier ? En pensant à la toile de Cesari, le salonnier note donc que « l’intention évidente sauve tout, et que le spectateur n’est jamais du sujet ». Cette idée explicite la théorie diderotienne du « tableau théâtral »36 qui va de pair avec ce que Michael Fried a appelé une « conception dramatique » de la peinture : « le paradoxe veut, en réalité, que le spectateur ne soit arrêté et retenu par la contemplation du tableau que si, justement, la fiction de sa propre absence est réalisée par et dans le tableau »37. Le recours aux toiles du « musée imaginaire » sert donc à démonter les mécanismes mêmes de l’imagination. Si l’artiste souhaite galvaniser l’imaginaire du spectateur, ce dernier doit être exclu de la scène fictionnelle. La chaste Suzanne et Marie-Madeleine sont à chaque fois assimilées à Vénus et une anecdote scabreuse et sexuelle accompagne toujours le sujet reli- gieux38. Pour Georges Didi-Huberman, la chair de Vénus, ou plutôt le

35. Diderot, Salon de 1765, SH, II, 37-38 et les notes 55, 58 et 59, exemple signalé également par Jean Seznec, « Le musée de Diderot », art. cit., p. 350. Sur les représen- tations de Suzanne, voir Stéphane Lojkine, « S’agit-il d’une scène ? La Chaste Suzanne de Van Loo », http://utpictura18.univ-tlse2.fr/Diderot/SalonsSuzanne.php e 36. Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIII siècle, Paris, PUF, « Perspectives Littéraires », 1998, p. 5-6 : « le tableau théâtral révèle et organise une conception nouvelle de l’illusion, fondée sur un paradoxe : il exclut le spectateur du spectacle, aussi fortement qu’il est possible, mais c’est pour le toucher au cœur, l’émouvoir violemment, aimanter son imagination si puissamment qu’elle envahisse le spectacle. » 37. Michael Fried, La Place du spectateur ¢ Esthétique et origines de la peinture moderne [Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, University California Press, 1980, University of Chicago Press, 1988], Paris, Gallimard, C. Brunet (trad. fr.), 1990 p. 20, voir aussi p. 63. La conception dramatique de la peinture recourt à tous les procédés possibles pour fermer le tableau à la présence du spectateur : le modèle est la peinture de Greuze. La « conception pastorale » de la peinture absorbe le spectateur dans le tableau en l’y faisant pénétrer, comme dans les toiles de Vernet, ibid., p. III. 38. Diderot, Salon de 1767, la chaste Suzanne de Lagrenée est comparée à la Vénus de Médicis. Diderot réfléchit ensuite aux rapports entre décence et nudité, entre décence et indécence morale, avec l’anecdote de la comtesse de Sabran : « indécente le musée imaginaire de diderot 35 coloris de sa chair, son incarnat, dit l’in carne, ce qui est à l’intérieur du corps : Vénus elle-même est une figure « à mi-chemin entre la religio- sité et la séduction érotique »39. À rebours de la morale chrétienne, les figures féminines de Madeleine et de Suzanne conduisent à l’appétit sexuel et, en pensée, au péché le plus condamnable, le péché de chair. L’iconographie religieuse elle-même nourrit cette proximité entre le corps souffrant et l’érotisme latent, offrant l’image de passions mêlées. L’expérience extatique est représentée comme une douleur intense assimilée à un plaisir extrême. Dans le Salon de 1767, pour contredire Webb qui refuse aux sujets chrétiens la possibilité de fournir un beau tableau, Diderot se réfère aux scènes de massacre et de descente de croix, à la Madeleine du Corrège et à Sainte Thérèse du Bernin, au macabre et au sensuel chrétiens40. Une fois encore, cette alliance vise à légitimer une théorie esthétique qui revendique un syncrétisme entre l’art chrétien et païen. L’imagination, Diderot y reviendra à de nom- breuses reprises, peut autant être attisée par le texte biblique que par la poésie profane. Le salonnier philosophe valorise aussi une représenta- tion où le corps et l’âme ne font plus qu’un41. Religion, philosophie et érotisme sont liés : Aram Vartanian a démontré que l’érotisme de Diderot se comprend au regard de sa philosophie matérialiste, qui désagrège le dogme chrétien de la spiritualité de l’âme, le bat en brèche par un sensualisme physiologique qui croit en une corporéité de l’âme, en la matérialisation de celle-ci, c’est-à-dire en un corps devenu l’équi- valent de l’âme42. De la confrontation entre les peintures exposées et les œuvres de son « musée imaginaire », Diderot tire à chaque fois les leçons, esthétiques ¢ sur le concept de tableau théâtral, sur le syncré- tisme entre christianisme et paganisme ¢ et philosophiques ¢ en repen- sant les liens entre art et morale, corps et âme.

Imagination créatrice Le « musée imaginaire » se confond in fine avec le musée de l’imaginaire diderotien. On sait que le XVIIIe siècle oppose deux types pour ses femmes, elle était décente, intéressante, pathétique même pour son cordon- nier » (SH, III, 127-129). Voir aussi le Salon de 1765 (SH, II, 92) et les Essais sur la peinture (SH, I, 48-49), lorsque Diderot imagine une aventure entre Madeleine et le Christ. 39. Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », sur la chair de Vénus et son érotisme, p. 122 et p. 131. 40. Diderot, Salon de 1767, SH, III, 474-478. 41. Voirà ce sujet Caroline Jacot Grapa, Dans le vif du sujet : Diderot corps et âme, Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2009. 42. Aram Vartanian, « Érotisme et philosophie chez Diderot », Cahiers de l’Asso- ciation Internationale des Études Françaises (CAIEF), 1961, no 13, p. 371-380. 36 élise pavy-guilbert d’imagination : dans l’article IMAGINATION de l’Encyclopédie, Voltaire distingue « l’imagination passive », « qui consiste à retenir une simple impression des objets » et « ne va pas beaucoup au-delà de la mémoire », et « l’imagination active », qui « arrange [l]es images reçues, & les combine en mille manieres », « joint la réflexion, la combinaison à la mémoire » ; « elle rapproche plusieurs objets distans, elle sépare ceux qui se mêlent, les compose & les change ; elle semble créer quand elle ne fait qu’arranger »43. Influencé tant par Hobbes, Voltaire et Condillac que par Batteux et Du Bos, Diderot considère l’imagination comme une faculté reproductrice ou combinatoire, mais il ira plus loin que ses prédécesseurs en développant l’idée d’une « imagination créatrice »44, « reine des facultés »45 avant l’heure. Un degré supplémentaire d’abstraction est franchi lorsque la confronta- tion entre l’image exposée au Salon et l’image mémorielle conduit du souvenir à la pure fiction. Dans le Salon de 1759, Diderot condamne la Résurrection de Lazare peinte par Vien et se remémore celle de Rem- brandt, dont Crozat possédait une version : Jesus Christ rompant le pain à ses disciples ; St Pierre, à qui Jesus demande, après la pêche, s’il l’aime ; La Musique ; une Résurrection du Lazare sont quatre tableaux du même [Vien], dont je ne sens pas le mérite. Vous rappelez-vous, mon ami, la Résurrection du Rembrant ; ces disciples écartés ; ce Christ en prière ; cette tête enveloppée du linceul, dont on ne voit que le sommet, et ces deux bras effrayants qui sortent du tombeau. Ces gens-ci croient qu’il n’y a qu’à arranger des figures. Ils ne savent pas que le premier point, le point important, c’est de trouver une grande idée. Qu’il faut se promener, méditer, laisser là les pinceaux et demeurer en repos jusqu’à ce que la grande idée soit trouvée46.

43. Voir l’article IMAGINATION rédigé par Voltaire, Enc., VIII, 561. 44. Voir Margaret Gilman, « Imagination and Creation in Diderot », Diderot Studies (DS), vol II, 1952, p. 200-220 et Michel Delon, « ‘‘Carte blanche à l’imagina- tion’’. Diderot et l’affirmation de l’imagination créatrice », RHLF, 2011/2, vol. 111, p. 283-292. Pour une étude générale, Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la Raison classique à l’imagination créatrice 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994, p. 13-14 et livre III, 2e partie « La subjectivité créatrice », chap. 1 « Imagination, sentiment, raison », sur Diderot et ses influences, p. 656-661. 45. C’est l’expression de Baudelaire, Salon de 1859, dans Curiosités esthétiques, L’Art romantique et autres Œuvres critiques, Paris, Classiques Garnier, H. Lemaitre (éd.), Paris, 1990, chap. III « La reine des facultés ». Sur le rapprochement exhaustif entre Diderot et Baudelaire, voir Gita May, Diderot et Baudelaire critiques d’art, Genève, Droz, 1967. 46. Diderot, Salon de 1759, SH, I, 95-96 et note 24, p. 95 ainsi que Diderot, Essais sur la peinture, SH, I, 36 et note 43. le musée imaginaire de diderot 37

Lemouvementdéceptif estcompenséparladescriptiond’unetoile du« muséeimaginaire ».Fascinépar« lamagiedeRembrandt »,Dide- rot prend conscience que le peintre humanise le message chrétien et per- metlaconjonctiondudivin,dumiraculeuxetdel’humain,grâceàlajus- tesse psychologique, transcrite par la finesse des nuances47. Le tableau raté fait peser sur la critique une menace de silence, vite conjurée par l’image mémorielle. Considérant une nouvelle Résurrection de Lazare par Deshays, dans le Salon de 1763, Diderot remarque (Fig. 9 et 10) : Dites-moi aussi pourquoi tous les ressuscités sont hideux ? Il me semble qu’il vaudrait autant ne pas faire les choses à demi, et qu’il n’en coûterait pas plus de rendre la santé avec la vie. Voyez-moi un peu ce Lazare de Deshays. Je vous assurequ’illuifaudraplusdesixmoispourserefairedesarésurrection. Sans plaisanter, ce morceau n’est pas sans effet. Les groupes en sont bien distribués. Le Lazare avec son linceul est peint largement. Cependant je ne vous conseillerais pas de l’opposer à celui de Rembrand ou de Jouvenet. Si vous voulez être étonné, allez à Saint Martin des Champs voir le même sujet traité par Jouvenet. Quelle vie ! Quels regards ! Quelle force d’expression ! Quelle joie ! Quelle reconnaissance ! Un assistant lève le voile qui couvrait cette tête étonnante, et vous la montre subitement. Quelle différence encore entre ces amis qui tendent les mains au ressuscité de Dehays et cet homme prosterné qui éclaire avec un flambeau la scène de Jouvenet ! Quand on l’a vu une fois, on ne l’oublie jamais. L’idée de Deshays n’est pourtant pas sans mérite, non. Son tableau est petit ; mais la manière en est grande48.

Ce qui fait la spécificité du regard critique réside dans ces rappro- chements ainsi créés. Diderot voit dans la peinture un théâtre sublime, dans l’église un décor, dans les personnages bibliques représentés non de la couleur et du dessin, mais des visages de comédiens. Malraux estimait que la grande révolution du « musée imaginaire » était conte- nue dans ce renversement : « après avoir été le moyen de création d’un univers sacré, l’art plastique fut principalement, pendant des siècles, celui de la création d’un monde imaginaire ou transfiguré »49. Le fait est flagrant chez Diderot, où les œuvres d’art équivalent à des specta- cles imaginaires, répertoriés dans son « musée imaginaire », qui hante ses pensées. Néanmoins, le salonnier sait s’affranchir de ces schèmes imaginaires pour créer son propre univers fictionnel. Voici ce qu’il écrit à la fin du compte rendu sur Deshays :

47. Gita May, « Diderot devant la magie de Rembrandt », Publications of the Modern Language Association (PMLA), volume LXXIV, septembre 1959, p. 391-393. 48. Diderot, Salon de 1763, SH, I, 215 et note 56. 49. Malraux, Les Voix du silence, op. cit., p. 52. 38 élise pavy-guilbert

Figure 9 Jean-Baptiste Deshays, Lazare ressuscité (1763), Paris, Musée du Louvre, Département des arts graphiques, 75 × 54 cm photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Thierry Le Mage

J’ai une Résurrection du Lazare toute nouvelle dans ma tête. Qu’on m’amène un grand maître, et nous verrons. N’est-il pas étonnant qu’entre tant de témoins du prodige, il ne s’en trouve pas un qui tourne des regards attentifs et réfléchis sur celui qui l’a opéré, et qui ait l’air de dire en lui-même : Quel diable d’homme est-ce là ? Celui qui peut rendre la vie, peut aussi facilement donner la mort... Pas un qui ne se soit avisé de faire pleurer une des sœurs du ressuscité, de joie ; pas un des parents qui tombe en faiblesse ! Qu’on m’amène incessamment un grand maître, et s’il répond à ce le musée imaginaire de diderot 39

Figure 10 Jean Jouvenet, La Résurrection de Lazare (1706), Paris, Musée du Louvre, 388 × 664 cm photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

que je sens, je vous offre une Résurrection plus vraie, plus miraculeuse, plus pathétique et plus forte qu’aucune de celles que vous ayez encore vues50.

C’est le degré d’abstraction supplémentaire que nous évoquions, la gradation qui mène de la toile réelle à un tableau mémoriel et même à une image fictive. Diderot franchit le seuil qui conduit à l’ekphrasis conceptuelle lorsqu’il invente et décrit une œuvre d’art purement et simplement rêvée. Les rôles d’historien de l’art et de critique d’art sont alors abandonnés, supplantés par celui d’écrivain. En un ultime dépassement, la critique d’art devient source d’ima- gination pour les peintres. Diderot s’en félicite en ces termes, dans le Salon de 1767 :

Chardin, La Grenée, Greuze et d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les littérateurs, que j’étais presque le seul d’entre ceux-cy dont les images pouvoient passer sur la toile, presque comme elles étoient ordon- nées dans ma tête [...] Cela vient apparemment de ce que mon imagination s’est assujettie de longue main aux véritables règles de l’art, à force d’en regarder les produc-

50. Diderot, Salon de 1763, SH, I, 216-217. 40 élise pavy-guilbert

tions ; que j’ai pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête, comme si elles étaient sur la toile ; que peut-être je les y transporte, et que c’est sur un grand mur que je regarde, quand j’écris »51

C’est la marque d’une « imagination réglée », poursuit Diderot, qui est « la facilité dont le peintre peut faire un beau tableau de la chose que le littérateur a conçue »52. Le salonnier conseille alors les peintres dans l’exécution de leur projet, orientant ainsi, par son imagination, les toiles exposées au Salon carré. À leur demande, Diderot propose à Lagrenée un sujet de composition allégorique représentant la Paix, en imaginant Mars dans les bras de Vénus, son casque laissé à l’abandon, dans lequel des oiseaux se sont nichés. À Greuze, il suggère la scène du « modèle honnête » où paraît une femme nue, sans toutefois blesser la pudeur, puisque c’est l’indigence qui contraint la jeune fille à se dévoi- ler53. Même si ces indications sont autant de créations sur thème imposé, Diderot façonne grâce à elles l’imaginaire des peintres pour inventer sa propre œuvre d’art et s’arroger, ainsi, la maîtrise du sujet. Ironie de l’histoire, les deux tableaux seront en fait réalisés respective- ment par Vien et, sans doute au grand dam de Diderot, par Baudouin, au Salon de 1769 (Fig. 11 et 12). Il n’empêche. Diderot aura réussi à influencer l’imaginaire qui préside à la composition, dirigeant l’œuvre d’art avant même sa création, pénétrant en amont « l’espace des peintre »54. C’est grâce à Diderot que naît la figure du critique-artiste, du critique-créateur. C’est dans les Salons que l’on voit le mieux l’émergence de cette figure, qui s’affranchit progressivement de l’image à décrire, en déployant son imaginaire d’écrivain. Diderot est alors autant spectateur et juge de l’œuvre que producteur de celle-ci. Ce passage de « l’imagination passive » à « l’imagination active », puis créatrice, est emblématique du tournant esthétique opéré par les Lumières. C’est là un point central des Salons, et qui rend peut- être compte en définitive de leur postérité. Diderot est bien un salon- nier, mais s’il s’était cantonné à ce rôle, ses comptes rendus seraient sans doute tombés dans l’oubli. Certaines œuvres d’art décrites ont aujourd’hui disparu, se révèlent parfois encore délicates à iden- tifier, et les Salons sont toujours lus. La causerie libre du critique, les foisonnantes digressions ¢ esthétiques bien sûr, mais aussi morales, politiques, linguistiques, philosophiques ¢ les morceaux de

51. Diderot, Salon de 1767, SH, III, 152-153. 52. Ibid., p. 153. 53. Ibid., p. 152. 54. Nous reprenons cette expression à Jean Starobinski, Diderot dans l’espace des peintres, suivi de Le sacrifice en rêve, Paris, RMN, 1991. le musée imaginaire de diderot 41

Figure 11 Joseph-Marie Vien, Mars et Vénus (1768), Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage, 225,5 × 151 cm photo © The State Hermitage Museum / Natalia Antonova 42 élise pavy-guilbert

Figure 12 Pierre-Antoine Baudouin, Le Modèle honnête (1769), Washington, National Gallery of Art, 40 × 34,5 cm bravoure littéraire et sans doute les confrontations entre les œuvres exposées et celles du « musée imaginaire » assurent la pérennité du texte. Reste à se représenter la totalité de ce « musée imaginaire » par l’étude des toiles, sculptures, gravures, dessins et tapisseries que men- tionne Diderot dans l’ensemble de son œuvre, comme il a pu paraître le musée imaginaire de diderot 43 des « musées imaginaires » de Stendhal, de Balzac et de Proust55. Savoir précisément et systématiquement où, quand, et même parfois en quelle compagnie le philosophe découvre ces productions artisti- ques que pour certaines nous pouvons encore contempler aujourd’hui, même en partie changées, abîmées, même en d’autres lieux, malgré l’usure du temps et les aléas du commerce d’art. Le « musée imagi- naire » rassemble donc à la fois les œuvres emblématiques de la sensi- bilité d’une époque et celles qui se rattachent à une mémoire plus personnelle. Il invite aussi à découvrir la réserve d’images, de pauses, d’attitudes et d’expressions qui innervent à leur tour un répertoire. Le « musée imaginaire » alimente le musée de l’imaginaire diderotien. Les images se retrouvent, assimilées, digérées, réinventées, traçant dans l’œuvre un fil d’Ariane. Nombre de scènes nocturnes de animent comme par enchantement un décor et des figures qui sem- blent provenir directement des tableaux de clair-obscur de Rem- brandt56.«Son pittor anch’io » : Diderot écrivain devient peintre dans son roman d’ailleurs conçu comme un manuel et un réservoir de « tableaux pathétiques » à l’usage des peintres57. Inversement, pour créer Suzanne Simonin, et esquisser son portrait en mots, il aura sans doute fallu convoquer le souvenir de toutes les images de chaste Suzanne admirées, leur donner corps et vie par le biais de l’écriture, et changer ainsi de vecteur artistique. Si Suzanne est étrangement si peu décrite physiquement dans le roman, est-ce parce qu’elle a été tant de fois incarnée en peinture ? Diderot dramaturge invente des héroïnes soumises aux « épreuves » ou aux « infortune58 » de la vertu, et

55. Voir Dominique Fernandez, Le Musée imaginaire de Stendhal, Paris, Stock, 1995 ; Yves Gagneux, Le Musée imaginaire de Balzac, préface par Gonzague Saint Bris, Paris, Beaux-Arts édition, 2012 et Éric Karpeles, Le Musée imaginaire de Marcel Proust, Pierre Saint Jean (trad.), Paris, Thames & Hudson, 2009. 56. Voir Gita May, « Diderot devant la magie de Rembrandt », art. cit., p. 397 et les analyses de Georges May, Diderot et la religieuse, Paris, PUF, 1954, notamment p. 228 sq. 57. Voirla lettre de Diderot à Meister datée du 27/09/1780 (CORR, XV,190-191) : « C’est la contrepartie de Jacques le Fataliste. Il est rempli de tableaux pathétiques. Il est très intéressant, et tout l’intérêt est rassemblé sur le personnage qui parle. Je suis bien sûr qu’il affligera plus vos lecteurs que Jacques ne les a fait rire ; d’où il pourroit arriver qu’ils en désireront plutôt la fin. Il est intitulé La Religieuse ; et je ne crois pas qu’on ait jamais écrit une plus effrayante satyre des couvents. C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposoit, sa véritable épigraphe seroit : son pittor anch’io.». 58. Constance et Rosalie dans , ou les épreuves de la vertu, Sophie et Cécile dans Le Père de famille, et dans les canevas dramatiques, Mme de Linan ainsi que la jeune femme de L’Infortunée ou les suites d’une grande passion sont toutes des héroïnes vertueuses et malheureuses, comme Mme Beverley dans Le Joueur que Diderot traduit d’Edward Moore, voir DPV, X et XI. 44 élise pavy-guilbert l’influence est double, le souvenir de la lecture de Richardson rencon- tre celui des tableaux de Greuze, dans ce moment créateur où biblio- thèque et musée imaginaires coïncident et se répondent.

Élise Pavy-Guilbert Université Bordeaux Montaigne CLARE ¢ EA 4593 Stéphane LOJKINE

Le goût de Diderot : une expérience du seuil1

On pourrait traiter la question du goût de Diderot à partir de l’acception triviale, moderne du goût : ce que Diderot aime en peinture et dans les arts en général, ce qu’il n’aime pas. Mais la notion de goût a elle-même toute une histoire, et engage une, des positions philoso- phiques. Elle entre dans un réseau de notions et d’affinités qu’il n’est pas possible d’ignorer, même si Diderot lui-même n’en prend la mesure que tardivement. On cite par exemple la formule de l’abbé Batteux, que « le Goût est une connoissance des Regles par le sentiment2 », qui semble fonder et légitimer notre compréhension moderne de la notion de goût. Mais se souvient-on que la formule est placée en tête d’un chapitre intitulé « Qu’il y a des regles particulieres pour chaque Ouvrage, & que le Goût ne les trouve que dans la Nature », ce qui limite singulièrement la marge de manœuvre d’un sentiment personnel, ce que nous appelle- rions aujourd’hui la subjectivité du goût ?

Du Beau au jugement de goût

Ce n’est pas par le goût, mais par le Beau que Diderot aborde, dans l’Encyclopédie, les questions de ce qu’on n’appelait pas encore, alors, l’esthétique. L’article BEAU ne traite d’ailleurs pas spécifique- ment des beaux arts :

1. Cet article a pour origine une conférence prononcée en décembre 2013 au musée Fabre, à Montpellier, à l’occasion de l’exposition Le Goût de Diderot. Je tiens à remercier Michel Hilaire, Olivier Zeder et Sylvie Wuhrmann, sans qui cette exposition, ni les nombreuses manifestations auxquelles elle a donné lieu, n’aurait pas été possible. 2. Charles Batteux, Les Beaux arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1746, II, chap. VI., p. 97.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 46 stéphane lojkine

Tout le monde raisonne du beau : on l’admire dans les ouvrages de la nature ; on l’exige dans les productions des Arts [...] ; cependant si l’on demande aux hommes du goût le plus sûr & le plus exquis, quelle est son origine, sa nature, sa notion précise, sa véritable idée, son exacte définition [...] les uns avoüent leur ignorance, les autres se jettent dans le scepticisme. (Enc., II, 169b)

Il y aurait une objectivité du Beau, dont devraient convenir tous les hommes « du goût le plus sûr et le plus exquis ». Ce goût, lui, n’est pas l’objet de la recherche : il reçoit, sanctionne ce qui est produit en amont de lui, dans la nature même, ou accessoirement dans l’art. Le goût vient tard, au terme d’un processus qui n’est pas compris comme l’affirmation d’une subjectivité, mais bien plutôt comme l’expression d’une culture commune : Il se passe du tems avant que les enfans refléchissent, ou du moins qu’ils donnent des indices de réflexion sur les proportions, ressemblances et symmétries, sur les affections & les caracteres : ils ne connoissent qu’un peu tard les choses qui excitent le goût ou la répugnance intérieure ; & c’est-là ce qui fait imaginer que ces facultés que j’appelle les sens internes du beau & du bon, viennent uniquement de l’instruction & de l’éducation. (Enc., II, 171a)

Diderot reviendra sur ces affirmations dans la Réfutation d’Helvétius3,affirmant au contraire la prévalence de l’inné, qui permet seul d’expliquer, de produire le génie4. Mais ici, au tournant des années 1750, le goût n’est tellement pas pour lui une catégorie qu’il le débaptise pour le ramener au bon et au beau, dont le goût et la répugnance ne seraient que l’empreinte, le signe. Labile et réversible, purement instrumental, le goût ne se manifeste qu’avec son antago- niste, la répugnance.

3. Le goût ne s’acquiert pas par l’étude parce que le goût n’est pas naturel. En témoigne l’inégalité radicale des hommes face à l’expression et au style : « Un paysan, un homme du peuple, aura des idées fortes, des images frappantes ; mais il manquera des qualités précédentes, qu’on ne tient point de la nature, mais que le goût seul peut donner. L’art d’écrire s’apprend. Celui de penser et de sentir ne s’apprend guère. » (Réfutation d’Helvétius, t. II, sect. VIII, chap. 17 ; DPV, XXIV, 733). 4. « Quel est l’homme assez vain pour se dire secrètement à lui-même, Travaille ; en travaillant tu seras de Voltaire ou Turenne. Tu n’as qu’à le vouloir. C’est bien le contraire qu’on se dit ; et il ne faut que le ressouvenir d’une très belle page ancienne ou moderne, pour faire tomber la plume des mains. » (Sect. IX, chap. 3 ; DPV,XXIV,738). Diderot reprend une idée du Discours sur la poésie dramatique (DPV, X, 395-6). le goût de diderot : une expérience du seuil 47

Cette réversibilité va devenir pour Diderot une caractérisation essentielle du goût. Suivant le traité d’Hutcheson, il affirme en effet plus loin : 10°. [...] Une philosophie austere, ennemie du luxe, brisera les statues, renversera les obélisques, transformera nos palais en cabanes, & nos jardins en forêts ; mais elle n’en sentira pas moins la beauté réelle de ces objets : le sens interne se révoltera contr’elle ; & elle sera réduite à se faire un merite de son courage5.(Enc., II, 171b)

Le sens interne6, c’est le sens interne du beau et du bon, par quoi Diderot désigne le goût ou la répugnance intérieure. Cette insistance sur le caractère interne, intérieur nous étonne aujourd’hui : pour nous, le goût est évidemment intérieur et subjectif. Ce n’était pas le cas alors : objet d’un consensus public, affirmation d’une culture commune, le goût reposait avant tout sur une collectivité et des valeurs. Le processus d’intériorisation du goût va se déployer tout au long du dix-huitième siècle jusqu’au compromis kantien de la troisième Critique, qui postule un jugement de goût à la fois universel et subjectif7. Qu’on brise les statues et notre sens interne se révoltera : la répugnance contre l’austérité barbare du philosophe affirme, mani- feste le goût. Le goût naît du dégoût et émerge comme révolte, comme retournement devant l’objet brisé, détruit. Il n’y a pas d’expression simple du goût : la destruction de l’objet, le dégoût, la révolte en sont inséparables.

5. Hutcheson prenait l’exemple du Goth démolissant les temples romains, ou du Réformé aveuglé par ses idées du culte : « C’est néanmoins cette Beauté réelle fondée sur le mêlange de l’Uniformité avec la variété qui plaît à ce Goth » ([Hutcheson,] Recherches sur l’origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu, Amsterdam, 1750, t. I, Sect. VI, § 5, p. 145). Mais ce qui reste une sorte de contradiction constatée pour Hutcheson devient chez Diderot la formulation décisive d’une révolte intime du goût. 6. Internal sense chez Hutcheson, traduit comme « Sentiment intérieur » dans la traduction française de 1750 (op. cit., I, I, 10, « Du Sentiment intérieur », p. 14). 7. « Chercher un principe du goût, qui fournirait le critérium universel du beau au moyen de concepts déterminés, est une entreprise vaine, car ce qu’on cherche là est impossible et en soi-même contradictoire. La communicabilité universelle de la sensa- tion [...], voilà le critérium empirique [...] qui fait remonter le goût [...] au principe profondément enfoui et commun à tous les hommes de leur unanimité quand ils jugent et apprécient les formes sous lesquelles les objets leur sont donnés. C’est pourquoi on regarde certaines productions du goût comme exemplaires : non pas que le goût puisse s’acquérir en imitant les autres. Car le goût doit être une faculté tout à fait personnelle [...]. De cela, il résulte dès lors que le modèle suprême, l’archétype du goût est une pure et simple Idée que chacun doit produire en soi-même » (Kant, Critique de la faculté de juger, I. Analytique du beau, 17, trad. Ladmiral, de Launay et Vaysse, Gallimard, Pléiade, 1985, p. 993-994. Voir également l’Introduction, § 3 et § 6). 48 stéphane lojkine

Avec l’expérience des Salons, Diderot se confronte nécessaire- ment à la question du goût, ne serait-ce que pour légitimer les juge- ments qu’il porte sur les œuvres qu’il décrit pour les abonnés de la Correspondance littéraire. Mais c’est comme s’il fuyait la définition du goût. Ainsi, au début du Salon de 1763, s’adressant à son ami : Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon ami, ce qu’il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un cœur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d’une infinité d’enthousiasmes différents, une variété de styles qui répondît à la variété des pinceaux ; pouvoir être grand ou voluptueux avec Deshays, simple et vrai avec Chardin, délicat avec Vien, pathétique avec Greuze, produire toutes les illusions possibles avec Vernet. Et dites-moi où est ce Vertumne-là ? (DPV, XIII, 3418)

Il n’y a qu’un seul goût, Diderot emploie le terme au singulier. Mais ce goût unique qui sert d’interface entre l’espace du Salon et les abonnés lointains de la Correspondance littéraire, ce medium du goût doit se disséminer, se projeter dans toutes les sensibilités créatrices dont ilaàrendre compte. Diderot s’aliène pour devenir Deshays, Chardin, Vien, Greuze, Vernet : il est Vertumne, le dieu semblable à Protée qu’évoque Horace, dans des vers que Diderot placera en exer- gue du Neveu de Rameau. Vertumne, c’est Rameau même, Vertumnis natus iniquis9 : Rameau, le violoneux bouffon, le neveu raté de l’austère compositeur, que Diderot campe au café de la Régence, gesticulant devant lui et les joueurs d’échecs, exécutant les pantomimes de ses histoires, ses coups bas et ses coups de génie. Pour décrire un Salon, c’est-à-dire pour écrire les Salons de Diderot, il faudrait être cet énergumène, s’aliéner, se projeter dans toutes ces déclinaisons du goût : il n’y a pas d’intériorité du goût sans la violence disséminatrice de cette projection hors de soi, pas d’admi- ration, d’empathie, sans cette expérience répugnante de l’abord de Rameau, de l’identification à Rameau : la projection constitutive du goût est une abjection, la révolte du sens intime passe par cette expérience viscérale du dégoût. Il s’agit de se déprendre de soi, d’entrer dans l’étrangeté de l’autre, et de retourner ce qu’on n’aurait pas goûté a priori en base, en fondement du goût. Révolte, abjection : le goût de Diderot se constitue conflictuelle- ment et délimite le champ d’une bataille esthétique dont l’enjeu est toujours déjà politique. Dans le préambule du Salon de 1765, Diderot

8. Chaque fois que la référence est donnée à l’édition DPV, c’est la leçon du texte de DPV qui est préférée. 9. Littéralement, né de Vertumnes inégaux. Voir DPV, XII, 69 et Horace, Satires, II, 7, 14. le goût de diderot : une expérience du seuil 49 rapporte une conversation avec Chardin, sans doute à l’occasion d’une visite privée destinée aux journalistes avant l’ouverture au public. Chardin était le tapissier du Salon : c’est lui qui décidait de l’accro- chage des toiles, de leur disposition. Devant Diderot et ses autres invités, il plaide l’indulgence : « Messieurs, Messieurs, de la douceur. Entre tous les tableaux qui sont ici cherchez le plus mauvais, et sachez que deux mille malheureux ont brisé entre leurs dents le pinceau de désespoir de faire jamais aussi mal. » (DPV, XIV, 22)

Mais Diderot lui répond en invoquant une nouvelle fois Horace : personne ne pardonne à un poète d’être médiocre, ni les dieux, ni les hommes, ni même la pierre des colonnes ! Je crains bien que l’ami Chardin n’ait demandé l’aumône à des statues. Le goût est sourd à la prière. Ce que Malherbe a dit de la mort, je le dirais presque de la critique ; tout est soumis à sa loi, Et la garde qui veille aux barrières du Louvre N’en défend pas nos rois. Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera dans l’espace et qu’on y posera les objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile. (DPV, XIV, 25-26).

Le goût est l’instance inflexible, incorruptible qui ordonne et légi- time le jugement. Cette inflexibilité du goût contraste avec la figure dis- séminatrice de Vertumne qui ouvrait le Salon de 1763 : la notion s’affirme,devientuneinstancedejugement.Lasimpletracelaisséedans le sens interne du beau, la projection labile du goût, prend la figure de la mort qui franchit la barrière de la garde au Louvre dans la Consolation à Du Périer10 : mais c’est au Louvre également que se tient le Salon. Cette nouvelle consistance du goût ne modifie pourtant pas ses caractéristiques antérieures : n’obéissant qu’à lui-même, le goût triomphe de l’autorité politique, transgresse une limite, défie le Roi. Chardin implorant le goût demande l’aumône à des statues : c’est la figure de Diogène, que Restout le fils peint, cette année même, éprou- vant sa constance d’âme : vivant d’aumônes, Diogène, pour s’accou- tumer aux refus s’entraînait en sollicitant des êtres insensibles. Restout l’a peint sous le regard moqueur des badauds de l’agora, implorant une

10. Malherbe, Consolation à Monsieur du Périer, gentilhomme d’Aix-en-Provence, sur la mort de sa fille, v. 79-80, in Poésies, éd. A. Adam, Nrf Poésie/Gallimard, 1971, p. 71. Malherbe paraphrase lui-même Horace, Odes, I, 4. 13-14. 50 stéphane lojkine statue dont nous ne voyons que le piédestal11. Le goût s’exerce, im- pavide et obtus, contre le philosophe, ce même philosophe austère qui commandait, dans l’article Beau, la destruction des productions de l’art. Mais dans le même temps le goût « réalisera dans l’espace » le tableau, l’œuvre que Diderot aura décrite. Le goût juge, mais le goût reproduit : il donne un avis sur l’œuvre, mais il nous donne, à la fois antérieurement à cet avis et après lui, l’œuvre même. Le goût est la transgression qui juge et le goût est l’interface par quoi la chose même, que nous ne voyons pas, qui nous est simplement décrite, est recréée en nous. Le goût produit l’interposition d’une image à la place de l’objet absent et la levée de toute interposition, le franchissement de la bar- rière pour formuler un jugement. Le goût supplée la chose même, la décrit, et le goût surplombe ce qu’il supplée et qu’il juge.

L’affaire Pope : le goût comme épreuve du seuil

La question du goût vient d’Angleterre. J’ai cité Hutcheson, dont l’Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue (1725) avait servi de base à Diderot pour la rédaction de l’article Beau de l’Ency- clopédie. Mais la question du goût avait à la même époque occupé Pope, auquel Diderot s’était intéressé dans les années 1740, quand il traduisait Shaftesbury. Alexander Pope fut en fait au début des années 1730 au cœur d’un véritable scandale du goût12. Il avait publié en décembre 1731 son épître IV dédiée à Richard Boyle, comte de Burlington, où il mettait en scène, face au bon goût du comte qui venait de publier un recueil de dessins d’architecture palladienne, le mauvais goût ostentatoire des nouveaux riches, parmi lesquels Timon, dont l’architecture de son hôtel particulier, l’ameublement, les jardins, témoignaient, selon Pope, d’un faste pompeux que le goût réprouve. La cible de Pope était essentiellement le premier ministre Sir Robert Walpole, mais derrière Timon on reconnut James Brydges, duc de Chandos, qui possédait un vaste domaine à Cannons dans le Middlesex. Le scandale éclata quand la rumeur commença à

11. Jean Bernard Restout, Diogène demandant l’aumône à des statues, 1765, huile sur toile, 111x144 cm, Toulouse, musée des Augustins. Voir Utpictura18, notice A5496. 12. James R. Aubrey, « Timon’s villa : Pope’s composite picture », Studies in Philology, The University of North Carolina Press, vol. 80, no 3 (été 1983), p. 325-348 ; Philipp Ayres, « Pope’s ‘‘Epistle to Burlington’’ : the Vitruvian analogies », Studies in English Literature 1500-1900, Rice university in Houston, vol. 30, no 3 (été 1990), p. 429 ; Ralph Harrington, « Taste, sense and vanity : Alexander Pope’s ‘‘Epistle to Burlington’’ », artificialhorizon.org, 2005. le goût de diderot : une expérience du seuil 51 circuler que l’ingrat Pope avait reçu naguère de Chandos un présent de cinq cents livres13. Pope nia le présent, mais dut se résoudre à des excuses14. En février 1733, dans les Characters of Men, il glisse un compliment pour Chandos : « Thus gracious Chandos is beloved at sight ». Mais entre temps le scandale avait donné lieu à une caricature de Hogarth, parue en frontispice d’une édition pirate malveillante de l’épître, parue en 1732. La gravure est intitulée The man of Taste15. À la porte d’un magnifique hôtel particulier, un échafaudage est dressé. Un homme, Pope, est occupé à en badigeonner la façade, mais son seau déborde et sa brosse asperge un groupe de personnes qui s’apprêtaient à entrer. À leur tête, le duc de Chandos tient son chapeau au-dessus de lui pour échapper aux éclaboussures. À gauche un plâtrier monte l’échelle pour rejoindre Pope, une truelle à la main : c’est le duc de Burlington, le dédicataire du poème de Pope. Au premier plan, à droite, le chapelain du duc de Chandos prend la fuite, tandis qu’à gauche un militaire éclaboussé s’essuie la manche. L’hôtel particulier est-il celui du duc de Burlington ? C’est surtout le temple du bon goût, dont le porche est surmonté de la statue de William Kent16, protecteur des arts, flanqué de Raphaël et de Michel- Ange. Le même fronton apparaissait dans l’une des toutes premières caricatures de Hogarth, intitulée The Bad Taste of the Town, en 1724, pour désigner l’Academy of arts désertée au profit des spectacles étrangers, ridicules et dispendieux : un Arlequin en docteur Faustus sur la façade de droite, une scène d’opéra sur la bannière accrochée à l’immeuble de gauche, où Charles Mordaunt, 3e comte de Peterbo- rough, offre 8000 livres à une diva italienne, Francesca Cuzzoni, pour qu’elle se produise à Londres17.

13. Voir, exemple parmi d’autres de la littérature du temps sur l’ingratitude de Pope, l’épître anonyme à Chandos, An Epistle, Humbly inscribed to His Gr-ce the D-ke of Ch-nd-s 1732, in Howard D. Weinbrot, Alexander Pope and the Traditions of Formal Verse Satire, Princeton University Press, 2014, p. 156 et note 16. 14. Voir la réponse obligeante de Chandos à Pope le 14 décembre 1731 in John Barnard, Alexander Pope: The Critical Heritage,no 74, Routledge, Abingdon, Oxon et New York, 1973, 2009. 15. Utpictura18, notice B1118. 16. Kent était le favori de Burlington, à qui Walpole avait préféré Thomas Ripley en 1726 pour le poste de Comptroller of the Board of Works, un poste stratégique pour les grands projets architecturaux. (Ralph Harrington, art. cit., p. 3.) 17. Mark Hallet, Christine Riding, Frédéric Ogée, Olivier Meslay et Tim Batche- lor, William Hogarth, catalogue de l’exposition organisée par la Tate Gallery et le Musée du Louvre, Hazan, octobre 2006. Voir également Utpictura18, notices B1119 et B2290. 52 stéphane lojkine

Le goût se révolte contre le théâtre, ou plus exactement contre les excès d’une théâtralité abjecte. Mais cette révolte produit elle-même son abjection : ce sont les dégoulinures de Pope, le plâtre à gâcher de Burlington. On n’entre pas dans le temple du goût, tout se passe à son abord, dans l’attroupement qui se fait à sa porte. Il s’agit à la fois de dissémination (la pluie de peinture de Pope) et d’abjection (le geste du militaire s’essuyant), d’entrer et d’intercepter l’entrée. Le goût s’ajoute au temple du goût (le plâtre, la peinture), mais ne s’ajoute que comme dégoût, dans l’abord, avant le lieu même, qui n’est peut-être pas le temple du goût, mais le rassemblement abject, la troupe populaire au dehors : ainsi s’opère la réversion d’un dehors et d’un dedans, d’une dissémination et d’une coalescence, d’une implication et d’une dis- tance. Mais cette réversion se joue dans l’abord : face à la chose, il s’agit de passer l’épreuve de la vérité.

Anamorphoses du goût : Hogarth et Diderot

Cette épreuve du seuil constitue le point de départ des Essais sur la peinture qui font suite au Salon de 1765. Diderot commence par se livrer à une série d’expériences de déformation qui sont extrapolées de sa lecture de The Analysis of Beauty, le traité de Hogarth sur la ligne de beauté18. Voyez cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. L’accroissement successif de l’orbe n’a plus distendu ses paupières. Elles sont rentrées dans la cavitéque l’absence de l’organe a creusée ; elles se sont rapetissées. Celles d’en haut ont entraîné les sourcils ; celles d’en bas ont fait remonter légèrement les joues. [...] L’altération a affecté toutes les parties du visage [...]. Mais appelez la nature, présentez lui ce col, ces épaules, cette gorge ; et la nature vous dira, Cela c’est le col, ce sont les épaules, c’est la gorge d’une femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. (DPV, XIV, 343 ; VER., IV, 467) Le point de départ de ce qui était annoncé, à la fin du Salon de 1765, comme « un petit Traité de peinture », c’est une femme qui a

18. Sur les rapports de Diderot avec Hogarth, voir Anthony Strugnell, « Diderot, Hogarth and the Ideal Model », Journal for Eighteenth Century Studies, Wiley- Blackwell, vol. 18, no 2, sept. 1995 ; Johannes Endres, « Diderot, Hogarth, and the Aesthetics of Depilation », Eighteenth-Century Studies, ASECS, The Johns Hopkins University Press, vol. 38, no1, automne 2004, p. 17-38 ; Élisabeth Lavezzi, « Diderot et Hogarth : la pyramide et la ligne serpentine », Les Salons de Diderot : théorie et écriture, dir. Pierre Frantz et Elisabeth Lavezzi, PUPS, 2008, p. 73-88 ; Abigail Zitin, « Thinking Like an Artist: Hogarth, Diderot, and the Aesthetics of Technique », Eighteenth-Century Studies, vol. 46, no 4, été 2013, p. 555-570. le goût de diderot : une expérience du seuil 53 perdu la vue. De la même manière, en 1748, c’est par une Lettre sur les aveugles que Diderot avait engagé sa réflexion sur la vision et sa critique de la Dioptrique cartésienne. Ce sont des aveugles encore, les chrétiens aux yeux bandés, qui peuplent les allées de la Promenade du sceptique. La mise en œuvre d’une vision d’aveugle19, le projet de voir la perte de la vue, de voir les effets et les distorsions d’un œil qui manque, renvoie donc aussi à ce leitmotiv diderotien qui fonctionne comme un embrayeur de pensée. Voir l’aveugle permet de penser le face à face avec l’œuvre d’art. Ce face à face est décrit de façon quasiment clinique, comme une succession de dégradations, de défor- mations physiologiques de plus en plus imperceptibles à partir d’un accident central20. Aucun affect ne transpire dans ce jeu de distensions, rentrées, rapetissements, entraînements, remontées, ressentis, relevées. Le dégoût est de la responsabilité du lecteur à qui ces altérations de la chair sont livrées. Ce dégoût est au principe du tableau général ; mais il est soustrait. Devant la nature, convoquée comme spectatrice, l’art ne présente que le cou, les épaules, la gorge. C’est la nature qui lui renvoie l’œil crevé, ou l’orbite énucléée de l’œil, jetée à partir de cette suppression, de cette absence, renvoyée par cette absence et ce jet comme abjection. Une circulation du regard s’installe entre le lecteur, sommé de prendre la place de l’artiste (« Voyez cette femme... Appelez la nature, présentez lui ce col, ces épaules, cette gorge ») et la nature, installée à la place du spectateur, dont le lecteur a été dépossédé. Cette

19. Voir J. Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, RMN, « Parti pris », 1990. Derrida part d’une citation des lettres à Sophie Volland (« J’écris sans voir... ») pour s’intéresser aux aveugles de la peinture classique, notamment les représentations des aveugles de Jéricho. 20. Sans doute faut-il rapprocher cet exercice virtuel de déformation physiologi- que des raisonnements des physiognomonistes qui, depuis le pseudo-Aristote, Polé- mon, Adamantios, puis Pierre d’Abano et Giambattista della Porta à la Renaissance, jusqu’à Descartes et Le Brun au dix-septième siècle, et même Lavater et Gall au dix-huitième, ramènent les expressions des visages et les caractères des figures à des traits moraux, voire à des traits d’animaux. Voir à ce sujet Jurgis Baltrusaitis, Aberra- tions. Les perspectives dépravées, « Physiognomonie animale », Flammarion, Champs, 1995, p. 13-85, et Jacques Proust, « Diderot et la physiognomonie », Cahiers de l’Asso- ciation Internationale des Études Françaises, 1961, vol. 13, no 13, p. 317-329. Il faut remarquer cependant que si la démarche physiognomoniste procède fondamentale- ment d’une pensée taxinomique, décomposant la physionomie en traits différentiels, la démarche de Diderot est inverse : c’est pour lui le mouvement même de la déformation qui fait sens. Ainsi, quand Diderot évoque Camper, rencontré à La Haye en 1774 : « Il a écrit un traité de dessin où il indique des principes par lesquels on peut sans interruption aller de la figure des dieux à la figure de telle nation que l’on voudra ; de la figure nationale de l’homme, du nègre à celle du singe ; et de celle-ci jusqu’à la tête de l’oiseau, du héron et de la grue. » (Voyage de Hollande, « La Haye », DPV, XXIV, 170 ; cité par J. Proust p. 321-322). 54 stéphane lojkine circulation est celle du goût et du dégoût, de la réversion du dégoût (l’orbite vide) en goût (cette gorge), puis de la dénonciation du faux goût (une gorge d’aveugle) qui lève l’écran du goût. L’expérience du goût est celle de l’interposition de l’écran, d’un jeu de l’abord et du seuil, ce jeu même que nous avons observé dans la caricature de Hogarth au seuil du portail du temple du goût, ou que Diderot convoque au préambule du Salon de 1765 lorsqu’il cite Mal- herbe et identifie le goût à la mort franchissant la barrière du Louvre pour frapper au cœur du palais du roi. Qu’il s’agisse, dans ce face à face liminaire avec des yeux man- quants, du dégoût absolu pour Diderot, c’est ce qui ne transparaît pas ici au premier abord. Mais Diderot y reviendra au Salon de 1767,à propos du Miracle des Ardents de Doyen. Le spectacle que Doyen produit au bas du tableau des agonisants de la peste lui évoque une image homérique21, celle des « corneilles rassemblées autour d’un cadavre, lui arrach[ant] les yeux de la tête, en battant les ailes de joie » (DPV, XVI, 266). Il s’en explique : Un cadavre n’a rien qui dégoûte. La peinture en expose dans ses composi- tions sans blesser la vue. La poésie emploie ce mot sans fin. Pourvu que les chairs ne se dissolvent point, que les parties putréfiées ne se séparent point, qu’il ne fourmille point de vers, et qu’il garde ses formes, le bon goût dans l’un et l’autre art22 ne rejettera point cette image. Il n’en est pas ainsi des yeux arrachés de la tête. Je ferme les miens pour ne pas voir ces yeux tiraillés par le bec d’une corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitié attachées à l’orbite de la tête du cadavre, moitié pendantes du bec de l’oiseau vorace. Cet oiseau cruel battant les ailes de joie est horriblement beau. (DPV, XVI, 267) Au battement des ailes de la corneille homérique correspond le battement de la réversion du goût en dégoût : le cadavre tout d’abord « n’a rien qui dégoûte » ; « le bon goût [...] ne rejettera point cette image » qui pourtant se charge peu à peu de dégoût ; vient alors l’évocation des yeux arrachés23 qui, quoique extrapolée de l’image

21. L’image des corneilles arrachant les yeux des cadavres est une condensation de plusieurs passages de l’Iliade : XI, 391-395 (invectives de Diomède à Pâris) ; XI, 452-454 (Ulysse à Sôquos) ; XXII, 335-355 (Achille à Hector). Diderot l’évoque pour la première fois en janvier 1763 dans son compte rendu pour la Correspondance littéraire de l’« Ouvrage de M. Webb sur la peinture » (DPV, XIII, 319), mais elle ne vient ni de Webb, ni du Polymetis de Spence qu’il a évoqué plus haut. Elle reparaît dans le Paradoxe sur le comédien, A. Colin, 1992, p. 132. 22. Comprendre : dans la poésie (c’est-à-dire au théâtre) et dans la peinture. 23. Dans le Paradoxe sur le comédien, le premier interlocuteur se demande s’il faut « souffrir qu’Œdipe se montre avec ses yeux crevés » (op. cit., p. 133). le goût de diderot : une expérience du seuil 55 précédente, incarne le dégoût suprême : « je ferme les miens pour ne pas voir ces yeux » ; enfin, alors que la description n’a fait que gagner en abomination, vient l’exclamation oxymorique finale : « cet oiseau... est horriblement beau ». Mais revenons au début des Essais sur la peinture, en 1766. Après avoir évoqué la vieille femme aveugle, Diderot passe au bossu et reproduit le même scénario, convoquant la nature après avoir dissimulé sa figure pour ne laisser visibles que ses pieds : même réponse sans équivoque de la nature, « Ces pieds sont ceux d’un bossu » (DPV, XIV, 343). Diderot tire argument de cette expérience ima- ginaire pour justifier l’artiste qui n’observe pas les règles de l’art. Lorsque ses pieds ont l’air trop gros, ses jambes trop courtes, ses genoux gonflés, ses têtes lourdes et pesantes au regard des règles et conventions techniques qu’on apprend à l’Académie, Diderot est sûr que l’artiste sera justifié « par ce tact fin que nous tenons de l’observation continue des phénomènes, et qui nous ferait sentir une liaison secrète, un enchaînement nécessaire entre ces difformités. » (DPV, XIV, 344). Il y a donc un « tact fin24 » qui guide l’artiste et dont les exigences sont supérieures à celles des « règles de convention ». Ce tact fin est l’héritier des « sens internes » de l’article Beau : mais il substi- tue à l’idéal du beau, compris comme système de rapports fixes, un idéal du rapport, compris comme jeu de déformations. Le tact fin qui fait émerger dans le discours diderotien une catégorie du goût (et non plus une simple appréhension), se manifeste comme « liaison secrète », comme « enchaînement nécessaire », c’est-à-dire qu’il conjure l’interception, l’écran, la façade, le voile (« transporter le voile de mon bossu sur la Vénus Médicis », propose plus loin Diderot). Le goût franchit, transgresse la façade du Beau et, par ce franchissement, établit une ligne. Diderot va s’emparer de cette ligne dans le Salon de 1767 et en faire le principe de la composition picturale,

24. Diderot reprend l’expression dans Le Pour et le contre, lettre XVI à Falconet de septembre 1766, à propos de la description maussade d’un tableau qu’il n’a pas sous les yeux : « Je demande si avec un tact fin, une connaissance délicate des choses qui s’enchaînent d’expérience dans le progrès ordinaire des arts et de celles qui coexistent nécessairement sous un état donné de la société, il ne m’est pas permis d’après des qualités et des circonstances énoncées d’en présumer d’autres dont on a négligé de m’instruire ? » (DPV, XV, 211) Et dans le Paradoxe sur le comédien : « Les grands poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imita- teurs de la nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très sûr, sont les êtres les moins sensibles. » (Paradoxe, op. cit., p. 92.) 56 stéphane lojkine en s’appuyant sur la ligne serpentante de L’Analyse de la beauté de Hogarth25. Même si Diderot ne consacre aucun chapitre des Essais sur la peinture au goût et s’il semble éviter le mot au départ, le goût émerge avec force au dernier chapitre, mystérieusement intitulé, à la manière de Fielding26, « Un petit corollaire de ce qui précède » : Mais que signifient tous ces principes, si le goût est une chose de caprice, et s’il n’y a aucune règle éternelle, immuable, du beau ? Si le goût est une chose de caprice, s’il n’y a aucune règle du beau, d’où viennent donc ces émotions délicieuses qui s’élèvent si subitement, si involontairement, si tumultueusement, au fond de nos âmes, qui les dilatent ou qui les serrent, et qui forcent de nos yeux les pleurs de la joie, de la douleur, de l’admiration, soit à l’aspect de quelque grand phénomène physique, soit au récit de quelque grand trait moral ? (DPV, XIV, 408). Comme le marque la juxtaposition des deux apodoses (« Si le goût... » // « si... du beau... »), nous nous situons ici au point de basculement du Diderot du Beau vers le Diderot du goût. Une dernière fois, Diderot réaffirme l’universalité atemporelle de l’idéal du Beau classique, qui se définit par des règles et duquel se déduisent les techniques de la composition picturale et du dessin. Mais face aux règles du Beau surgit le caprice du goût, qui est l’expression caricatu- rale, négative, du goût comme affirmation subjective. Contre cette subjectivité du goût qu’il réprouve, Diderot convo- que alors, de façon très étonnante, les « émotions délicieuses », le « fond de nos âmes », c’est-à-dire les lieux même d’expression de l’intime, en une véritable surenchère de subjectivité. Ce que Diderot décrit, c’est la naissance et le frayage de cette expression subjective, la perturbation, la déformation physiologique qu’elle entraîne, comme en miroir de la déformation inaugurale des Essais, à partir de l’œil de l’aveugle, de la bosse du bossu.

25. Voir le préambule du Salon de 1767, DPV, XVI, 70-74 ; VER., IV, 525-526 (« le modèle idéal, la ligne vraie ») et la serpentine line dans Hogarth, The Analysis if Beauty, Londres, J. Reeves, 1753, notamment le chap. VII « Of lines ». 26. The History of Tom Jones, a Foundling, de Henry Fielding, paraît à Londres en 1749. En octobre 1760, Diderot conseille à Sophie Volland la lecture du roman, avec ceux de Richardson. Les intitulés des chapitres de Tom Jones sont de ce type humo- ristique et déceptif : « Chapitre V. Contenant des choses assez ordinaires et une observation qui ne l’est nullement » (I, 5) ; « Peu de chose ou rien » (III, 1) ; « Matières pour tous les goûts » (IV, 5) ; « En comparant ce chapitre avec celui qui précède, le lecteur pourra rectifier certaines erreurs qu’il a pu commettre en appliquant le mot amour » (V, 6)... etc. le goût de diderot : une expérience du seuil 57

Mais précisément la cohérence de cette dénégation subjective tient au parallèle physiologique des deux déformations, celle de l’objet regardé et celle du sujet regardant. Absolument subjectives, elles sont aussi absolument vraies, gagées, fondées en nature. Elles relèvent du goût, et non du caprice du goût, qui renvoie à ce que Diderot, à l’article Beau, appelait suivant le père André « le beau arbitraire », lui-même subdivisé, en allant vers le pire, « en un beau de génie,unbeau de goût et un beau de pur caprice »(Enc., II, 174a). Que reste-t-il en 1766 du « beau essentiel » qui en 1752 s’opposait encore au « beau arbitraire » ? L’affirmation, ou plutôt la convocation d’une sensibilité qui devient le criterium de la grandeur physique et morale : « quelque grand phénomène physique ; quelque grand trait moral ». La grandeur renvoie au grand goût, à la grande manière, c’est-à-dire au système artificiel des règles qui ordonnent la composi- tion académique. C’est l’effet que cette grandeur artificielle, composée, produit sur la sensibilité qui devient le criterium universel du beau et identifie dès lors ce beau à une objectivité subjective du goût. Mais la sensibilité, par quoi tient ce fragile équilibre des contraires, est elle- même escamotée à la page suivante : De l’expérience et de l’étude, voilà les préliminaires et de celui qui fait et de celui qui juge ; j’exige ensuite de la sensibilité. Mais comme on voit des hommes qui pratiquent la justice, la bienfaisance, la vertu, par le seul intérêt bien entendu, par l’esprit et le goût de l’ordre, sans en éprouver le délice et la volupté, il peut y avoir aussi du goût sans sensibilité, de même que de la sensibilité sans goût. (DPV, XIV, 411). Le goût de l’ordre, le seul intérêt bien entendu, vient suppléer la sensibilité qui cautionnait jusqu’ici l’universalité du goût contre la « chose de caprice ». Le goût s’autonomise et peut désormais être pensé sans la sensibilité. Ce moment de la pensée diderotienne est décisif : avant lui, Dide- rot tenait encore la quadrature d’un goût à la fois objectif et subjectif, arrimé d’une part à un idéal du Beau et à des règles de composition, d’autre part à une expérience sensible, à une impression intime. Cette contradiction du goût sera formalisée par Kant dans la Critique de la faculté de juger comme « jugement de goût » : le jugement de goût est universel et pour ce faire s’appuie sur un concept27 ; mais ce concept reste vide28, ne peut être déterminé comme concept de l’enten-

27. Kant, Critique de la faculté de juger, I. Analytique du beau, § 12, « Le jugement de goût repose sur des principes ‘‘a priori’’ » et § 13, « Le pur jugement de goût est indépendant de l’attrait et de l’émotion », op. cit., p. 981-983. 28. Ibid., § 11, p. 980. 58 stéphane lojkine dement29. D’autre part le jugement de goût est absolument subjectif30 et pour ce faire procède de la liberté comme expression de la raison pratique. Mais cette liberté est déterminée par l’universalité de la beauté pure. Arrimé aux deux massifs de la raison pure et de la raison pratique, de l’universalité et de la subjectivité, le jugement de goût est défini par Kant comme un pont au-dessus de l’abîme31. La contradiction diderotienne du goût pourait tendre vers le système des antinomies kantiennes : mais Diderot rompt avec la sen- sibilité. En 1767, il élabore sa théorie du modèle idéal32 ; en 1773, il redéfinit le jeu de l’acteur comme jeu de sens froid, qui conjure la sensibilité. En 1775, il commence à travailler aux Pensées détachées sur la peinture, dont le premier chapitre s’intitule ostensiblement « Du goût ». Ce bref chapitre signe l’emprunt de Diderot aux Réflexions sur la peinture de Hagedorn, qui viennent d’être traduites en français33.Le premier des quatre livres qui composent les Réflexions de Hagedorn s’intitule « Principes pour former le goût de l’Artiste imitateur », son chapitre 1, « Du goût et du beau en général », son chapitre 4, « De l’union nécessaire du goût et des règles ». Le goût est la notion centrale à partir de laquelle Hagedorn bâtit le traité dont les Pensées détachées de Diderot se déploient comme le supplément. Diderot a rencontré Hagedorn à Dresde, sur le chemin de Saint- Pétersbourg en 1773. Mais à son retour en 1774 il a travaillé à la Réfutation d’Helvétius, s’opposant au matérialisme naïf de son traité De l’homme, qui faisait l’apologie de l’éducation contre le génie. C’est

29. Op. cit., Introduction, § 9, p. 952-955. 30. Op. cit., Analytique du Beau, § 8, p. 970-974. 31. « Le domaine du concept de la nature sous la première législation [= la raison pure] et celui du concept de liberté sous l’autre législation [= la raison pratique] sont, malgré toute l’influence réciproque qu’ils peuvent avoir l’un sur l’autre (chacun selon ses lois fondamentales), entièrement séparés par un grand gouffre (große Kluft), qui disjoint le suprasensible [= par ex. le Beau] des phénomènes. Le concept de liberté [= sur lequel s’appuie le jugement de goût] ne détermine rien eu égard à la connaissance théorique de la nature [= des objets qu’on juge ou qu’on ne juge pas beaux], et de même le concept de la nature ne détermine rien eu égard aux lois pratiques de la liberté, et il n’est pas possible dans cette mesure de jeter un pont (Brücke) d’un domaine à l’autre. Mais... » (Op. cit., Introduction, § 9, p. 952-953.) Ce mais ouvre finalement la possibi- lité d’un pont, par le jugement de goût, pont dont l’embarras de la formulation kantienne atteste la difficulté à le penser théoriquement. Voir Derrida, La Vérité en peinture, « Parergon », Flammarion, Champs, 1978, p. 44-60. 32. Préambule du Salon de 1767, DPV, XVI, 63-76 ; complété dans le Paradoxe sur le comédien, op. cit., p. 122-135. 33. Réflexions sur la peinture, par M. de Hagedorn, traduites de l’allemand par M. Huber, 2 tomes, Leipzig, Gaspard Fritsch, 1775. le goût de diderot : une expérience du seuil 59 dans le prolongement de sa controverse avec Helvétius qu’il faut lire cette différenciation du goût : N’y a-t-il aucune différence entre le goût que l’on tient de l’éducation ou de l’habitude du grand monde, et celui qui naît du sentiment de l’honnête ? Le premier n’a-t-il pas ses caprices ? N’a-t-il pas eu un législateur, et ce législa- teur quel est-il ? (Salons IV Hermann, 382). La défiance vis à vis du goût compris comme préjugé de l’éduca- tion prélude à la critique de la critique, qui juge à partir de règles au lieu de juger à partir de la nature. Le seul goût qui subsiste est celui « qui naît du sentiment de l’honnête » : c’est l’honestum stoïcien, qui accompagnera la méditation politique du dernier Diderot sur Sénèque et la révolte du philosophe contre le tyran : j’avais perdu le goût de ces frivolités auxquelles l’espoir d’en jouir longtemps donne tant d’importance. Assez voisin du terme où tout s’évanouit, je n’ambitionnais que l’approbation de ma conscience et le suffrage de quel- ques amis. (Essai sur les règnes de Claude et de Néron, DPV, XXV, 35). Ce goût est une puissance de révolte, la révolte esthétique prépa- rant la révolte politique.

Stéphane Lojkine Université d’Aix-Marseille

Faut-il étouffer Sade ? Les avatars du « raisonneur violent » chez Rousseau et Sade1

« Il faut qu’il y ait une certaine dignité attachée à la nature de l’homme, que rien ne peut étouffer. » Diderot, Le Neveu de Rameau. « ‘‘Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine’’ dit l’homme indépen- dant que le sage étouffe. » Rousseau, Manuscrit de Genève. ¢ Juliette : « Il vaudrait donc mieux qu’on nous eut étouffés en naissant. » ¢ M. Dubourg : « À peu près, mais laissons cette politique où tu ne dois rien comprendre. » Sade, Les infortunes de la vertu.

Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle parle en ma faveur. Mais n’est-ce que dans mon cœur qu’elle se fait entendre avec la même violence ? Ô hommes ! C’est à vous que j’en appelle : quel est celui d’entre vous qui, sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ?2.

1. La seconde partie de cet article sera publiée dans le prochain no des RDE 2. Diderot, Droit naturel,§3,Encyclopédie,t.V,inŒuvres politiques, P. Vernière (éd.), Paris, Garnier, 1963, p. 31 (désormais DN).

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 62 gilles gourbin

Ces propos, qui pourraient aussi bien être déclamés par quelque « instituteur immoral » des récits sadiens, sont proférés par le « rai- sonneur violent », personnage conceptuel auquel Diderot donne la parole dans son article Droit naturel paru en 1755. Sade connaissait bien les œuvres alors publiées de Diderot et il lui arrive même de les citer3. Plus généralement, la bibliothèque de Sade atteste la bonne connaissance qu’il avait des auteurs de son temps, des matérialistes français en particulier4. L’admiration du marquis pour certains de ses contemporains ne s’encombrait guère, au demeurant, de cohérence philosophique puisqu’il aurait voulu être, à en croire Jean-Jacques Pauvert, « plus ou moins consciemment, à la fois Diderot, Voltaire et Rousseau »5. En revanche, la chronologie interdit de penser que Diderot a pu connaître le moindre écrit du marquis. C’est pourquoi le discours du raisonneur violent, aux accents si étonnamment sadiens, est en général rapporté à la théorie du droit de Hobbes6. Il est cependant permis de considérer que l’homme passionné imaginé par Diderot est davantage apparenté au libertin de Sade qu’au « méchant de Hobbes ». Bien entendu, la similitude n’étant en rien une identité, l’analyse devra montrer jusqu’où la comparaison entre le personnage conceptuel de l’encyclopédiste et les héros du marquis demeure valide. Reste que l’intérêt véritable de ce rapprochement réside en ce qu’il contribue à éclairer le débat se rapportant, en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, au droit naturel. En effet, si le droit politique de Hobbes est apparemment visé par le truchement du raisonneur violent, la véritable confrontation théorique, mise en place dès ces années 1755-1756, est celle qui oppose Diderot à Rousseau. Le raison- neur violent, par ses liens patents avec le « violent interlocuteur »7 rousseauiste et le « libertin scélérat » sadien, pourrait ainsi être le début d’une chaîne de comparaisons entre les conceptions politiques de Diderot, de Rousseau et de Sade. Plus précisément, la discussion entre Diderot et Rousseau, à la suite de la parution de Droit naturel, nous semble éclairer de manière projective la pensée politi- que de Sade. En retour, cette dernière met en évidence, rétrospec-

3. Jean-Jacques Pauvert, Sade vivant, t. III, Paris, Laffont, 1990, p. 287. 4. Helvétius, La Mettrie et d’Holbach notamment, lesquels furent le plus souvent utilisés par Sade à des fins détournées de leurs principes et de leurs objectifs propres. 5. J.-J. Pauvert, Sade vivant, I, Paris, Laffont, 1986, p. 67. 6. Ainsi pour Paul Vernière:«Ceraisonneur violent est le méchant de Hobbes dont Diderot admirait la définition : Malus est puer robustus », in P. Vernière, op. cit., p. 32. 7. Rousseau, Manuscrit de Genève,I,II,Œuvres complètes, t. III, Paris, Galli- mard, 1964, p. 287 (désormais MG). faut-il étouffer sade ?63 tivement, ce qui avait paru dangereux à Diderot dans la théorie politique de Rousseau. Par ailleurs, cette mise en perspective, avec le raisonneur violent pour point de fuite, pourrait faire ressortir les enjeux complexes des lignes que Sade tisse avec Rousseau, puisque ce dernier est la véritable cible, par delà Hobbes, de l’article Droit naturel. Là n’est d’ailleurs pas le seul intérêt d’une étude de la postérité du raisonneur violent de Diderot puisqu’elle donne également l’occasion de révéler une des stratégies d’écriture du marquis : celle par laquelle, feignant de révérer les deux philosophes, Sade utilise Rousseau pour combattre Diderot, avant de se débarrasser, en une manœuvre typiquement sadienne, de son involontaire auxiliaire. La réflexion ici entreprise consiste donc moins à examiner la prétendue influence de Diderot ou de Rousseau sur Sade, qu’à saisir la pensée du marquis au prisme de la philosophie de l’un et de l’autre, dans l’intention de mieux percevoir la singularité des trois auteurs en matière politique.

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Il convient tout d’abord de mesurer l’importance de l’article Droit naturel, tant dans le corpus diderotien que dans les débats animant la pensée politique des Lumières. Pour le premier point, on aura une idée de la valeur particulière que Diderot accordait à cet article par sa volonté de l’adjoindre à celui de Boucher d’Argis, rédigé sur le même sujet8. On a pu s’étonner de ce doublon éditorial, d’autant que Boucher d’Argis reprenait en grande partie Burlamaqui, juriste dont Diderot épouse les thèses en de multiples occasions. Une idée capitale de ces deux auteurs, toutefois, ne pouvait convenir à Diderot : la fondation des lois naturelles sur Dieu9. Cette raison a suffi, selon René Hubert, pour décider Diderot à faire paraître un second article portant sur le droit naturel dans le même tome de l’Encyclo- pédie10. Toutefois, la justification d’un deuxième article sur le même sujet déborde cette explication. Par ce texte, en effet, Diderot entre non seulement en discussion avec une longue tradition de la philosophie

8. Boucher d’Argis, Droit de la nature,ouDroit naturel, Encyclopédie,t.V, pp. 131-134. 9. « On entend plus souvent par droit naturel, certaines règles de justice & d’équité, que seule la raison naturelle a établies entre tous les hommes, ou pour mieux dire, que Dieu a gravées dans nos cœurs », ibid., p. 131. Voir aussi Burlamaqui, Principes du droit naturel, II, chap. 1 et chap. IV, Paris, Dalloz, 2007. 10. René Hubert, Rousseau et l’Encyclopédie, Paris, J. Gamber, 1928, p. 28. 64 gilles gourbin politique, mais aussi avec plusieurs interlocuteurs contemporains, avec Rousseau en particulier qui vient de faire paraître son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il n’est d’ailleurs pas exagéré de dire que Diderot entame ici, avec Rousseau, un dialogue sur la question politique au cours duquel les désaccords ne cesseront de s’accroître jusqu’à la rupture définitive des deux amis. Pour le dire cursivement, par cet article, Diderot tente de se démarquer à la fois du jusnaturalisme classique incarné par Burlamaqui11 et du contractualisme de Hobbes, mais aussi de Rousseau, lui-même opposé à cette double option philosophique12. Quel est alors le problème posé par Diderot dans cet article crucial ? Sa formulation est simple : sur quoi une obligation peut-elle être fondée ? Le jusnaturalisme répondait que seul le contrat, en établissant le droit, est susceptible de fonder l’obligation. Or ce contrat n’est à son tour concevable que pour des individus libres et respon- sables : il n’y a d’association contractuelle véritable que si les associés ont pu librement contracter entre eux. Le déterminisme prôné par la philosophie de Diderot pourrait, bien entendu, lutter sur ce terrain, mais l’originalité de cet article consiste à accepter d’emblée le postulat de la liberté humaine afin de montrer qu’il ne résout en rien le pro- blème posé13. De fait, la véritable difficulté théorique est ailleurs. En effet, demande Diderot, qui peut obliger une volonté libre à conclure un pacte avec une autre ? Double question à la vérité : qu’est-ce qui conduira de libres volontés à la libre association et comment concevoir une obligation à l’égard d’autrui pour un individu entièrement libre ? Ordinairement, la difficulté est résolue au moyen de la transposition philosophique de la règle d’or : « ne fais à personne ce que tu n’aime- rais pas subir »14. Autrement dit, le principe de réciprocité, associé à l’amour de soi, à l’intérêt, à l’utilité ou à l’égoïsme, comme on voudra dire, est à la source même de l’obligation. Au vrai, le principe de réciprocité se trouve au cœur de la démonstration de Hobbes15 et

11. Voir Bruno Bernardi, Le principe d’obligation, chap. V, Paris, Vrin, 2007. 12. Jacques Proust résume bien la place transitoire de ce texte, in J.Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris (Colin 1962) Albin Michel, 1995, p. 388. 13. « Il est évident que si l’homme n’est pas libre (...), il n’y aura ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste, ni obligation ni droit », écrit Diderot, DN,§1,p.30. 14. Tobie, 4, 15, in La Bible de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 1975, p. 707. Dans sa version évangélique : « tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux ; voilà la Loi et les Prophètes », in Matthieu,7,12, op. cit., p. 1705. Voir aussi Luc,6,31,op. cit., p. 1797. 15. Toutes les lois de la nature, écrit Hobbes, « ont été réduites à la forme d’un résumé simple, intelligible même à celui dont les capacités sont les plus faibles, c’est ceci : ne fais jamais à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même », in faut-il étouffer sade ?65

La Mettrie lui-même, si proche de Sade par tant d’aspects qu’on en vient parfois ¢ à tort16 ¢ à les confondre, maintient cette exigence de réciprocité17. Or pour Diderot, le principe de réciprocité associé au seul intérêt particulier de l’individu échoue à produire la moindre obligation. Telle est la fonction rhétorique du raisonneur violent : démontrer que la justice ne pourra s’établir à partir des volontés particulières s’accordant spontanément par le jeu de la réciprocité. La leçon sera retenue par Rousseau et, au-delà, on ne s’en étonnera guère, par Sade. Il importe dès lors de bien comprendre qui est ce personnage.

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Le raisonneur violent se distingue tout d’abord de l’homme sim- plement « injuste et passionné », c’est-à-dire de l’individu qui « se sent porter à faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît à lui- même »18. Le raisonneur violent diffère de l’homme injuste ordinaire, en effet, par au moins quatre caractères. Premièrement, le raisonneur violent, prévient Diderot dans sa présentation liminaire, est un « homme tourmenté par des passions si violentes, que la vie même lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait »19. Deuxièmement, ce rai- sonneur est un individu qui tente de fonder rationnellement l’injustice à partir de son injustice propre, en lui attribuant, par extension, la valeur de l’universel, et en cherchant ainsi la caution de l’humaine condition : « Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! »20. Troisième- ment, tout passionné qu’il est, ce violent accepte l’autorité de la rationalité : « la raison le veut, et j’y souscris »21. Quatrièmement,

Hobbes, Léviathan, part. I, chap. XX, trad. G. Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 266. Voir aussi le texte où la maxime est élevée au rang de pierre de touche de la morale naturelle : « lorsqu’on doute si ce qu’on a l’intention de faire à autrui est de droit naturel ou non, qu’on s’imagine à la place de cet autre » et qu’on applique alors la loi facile et immémoriale : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » in Hobbes, Du citoyen, part. I, chap. III, trad. P. Crignon, Paris, GF, 2010, p. 136. 16. Voir J. Domenech, L’Éthique des Lumières, Paris, Vrin, 1989. 17. « Enfin, le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu’il n’est qu’une machine ou qu’un animal, ne maltraitera point ses semblables (...) ne voulant pas, en un mot, suivant la loi naturelle donnée à tous les animaux, faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît », in La Mettrie, L’Homme Machine, Œuvres philosophiques, J.-P. Jackson (éd.), Paris, Coda, 2004, p. 84. 18. Diderot, DN,§2,p.30. 19. Ibid. 20. Ibid. 21. Ibid. 66 gilles gourbin enfin, ce personnage est « équitable et sincère »22, c’est-à-dire que la violence de ses passions ne le pousse toutefois pas à l’inconséquence de s’exclure de la règle qu’il prétend infliger aux autres : « si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné »23. Pour faire bonne mesure et que le lecteur comprenne bien que le principe de réciprocité est la limite absolue sur laquelle finit par buter tout homme s’inquiétant du règne de la justice, Diderot place dans la bouche de son personnage, cette concession, entre l’aveu et le regret : « Je ne suis pas assez injuste pour exiger d’un autre un sacrifice que je ne veux point lui faire »24. Ainsi le raisonneur violent, en une parole déjà sadienne, sur l’injonction de la « voix de la nature »25 appelant chacun à satisfaire prioritairement son égoïsme, annonce une vie sociale qui est le prolon- gement d’un état de nature violent où nul n’est obligé à rien. Il serait ici facile de convoquer, sans risque de contestation, nombre de textes du marquis où ses personnages revendiquent les trois premiers caractères du raisonneur violent. Concernant le quatrième, l’exigence de récipro- cité, les spécialistes de l’exégèse sadienne seraient plus circonspects et sans doute divisés car la question est moins tranchée dans l’œuvre de Sade26. Cette indécision, au demeurant, importe assez peu, car l’ency-

22. Ibid. 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Ibid., p. 31. 26. Chez Sade, la réciprocité ne concerne que les seuls libertins entre eux et se rapporte uniquement à l’absolue disposition d’autrui. Quand elle est évoquée, elle est souvent tournée en dérision. Ainsi Dolmancé, parlant à Mme de Saint-Ange : « Je ne demande qu’une grâce à Eugénie, c’est de trouver bon que je la fouette aussi fort que je désire l’être moi-même ; vous voyez comme me voilà dans la loi de la nature », in Sade, La Philosophie dans le boudoir,5e Dialogue, Paris, Gallimard, 1976 (désormais PB). Quand elle est défendue, ce qui est rare, elle l’est toujours par comparaison avec l’iniquité des lois : « Que m’importe d’être opprimé, si j’ai le droit de le rendre ? J’aime mieux être opprimé par mon voisin, que je puis opprimer à mon tour, que l’être par la loi, contre laquelle je n’ai nulle puissance », in Sade, Histoire de Juliette ou les Prospé- rités du vice, Œuvres complètes, t. IX, Paris, Pauvert, 1987, p. 132 (désormais Juliette). Encore cette réciprocité libertine connaît-elle à son tour de fortes restrictions car « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande : il semble qu’il a moins de plaisir si les autres paraissent en prendre autant que lui », in Sade, PB,5e Dialogue, p. 259. En revanche, la franche récusation de la réciprocité comme grossièrement inéquitable est patente dans nombre de textes : « Recevant moins que je ne donne, je fais donc un mauvais marché, j’éprouve beaucoup plus de mal des privations que j’endure pour être vertueux, que je ne reçois de bien de ceux qui le sont ; l’arrangement n’étant point égal, je ne dois pas m’y soumettre », in Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu, Œuvres complètes, t. III, Paris, Pauvert, pp. 112-113. Voir aussi Sade, PB, faut-il étouffer sade ?67 clopédiste, à peine le discours du raisonneur violent achevé, interroge ainsi son lecteur : « Que répondrons-nous donc à notre raisonneur violent, avant que de l’étouffer?»27. Pour commencer, Diderot observe que même le méchant est contraint de raisonner : « j’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne »28. Ce point est de grande importance, aussi bien pour comprendre la confrontation avec Rousseau, lequel disqualifie la rai- son dans sa prétention à définir l’homme, que pour percevoir la parenté du raisonneur violent avec le héros sadien, ce paradoxal logicien épris de raison jusque dans l’apologie du sophisme29. Ensuite, Diderot interroge l’idée d’une réciprocité des égoïsmes se réclamant de l’équité. Le raisonneur violent, en effet, « ne veut pas seulement être heureux, il veut encore être équitable, et par son équité écarter loin de lui l’épithète de méchant ; sans quoi il faudrait l’étouffer sans lui répondre »30. Par conséquent, le philosophe peut encore répondre au raisonneur violent parce que, en dépit de sa posture quasiment sadienne, ce dernier ne revendique pas, malgré tout, le titre de « méchant ». Au fond, Diderot distingue ici deux variantes de la méchanceté : d’une part, celle du raisonneur qui assigne une fonction à la violence dans sa tentative de construire le droit ou de concevoir la justice et, d’autre part, celle du violent capable au besoin de raisonner,

3e Dialogue, pp. 128-129. Par un retournement dont Sade se fait une spécialité jubila- toire, la vertu fondée sur le principe de réciprocité dévoile par là même, au philosophe authentique, son caractère égoïste : elle n’est qu’un « mouvement vil et intéressé qui semble dire : Je te donne pour que tu me rendes », in Sade, Juliette, t. VIII, p. 182. À la vérité, fidèle à sa conception d’un réel toujours en mouvement, Sade, loin de promou- voir la statique notion de réciprocité, se veut bien davantage le chantre de l’alternance : « il faut que chacun ait son tour », écrit-il ainsi dans une note, in Sade, Juliette, t. VIII, p. 161. 27. Diderot, DN, § 4, pp. 31-32. 28. Ibid., p. 26. 29. Blanchot, avec d’autres, insiste sur cette dimension de Sade. « Il prétend à la logique ; ne se soucie que de raisonner ; cette raison libre de préjugés parle pour convaincre (...) », in M. Blanchot, « L’insurrection, la folie d’écrire », Sade et Restif de la Bretonne, Paris, Éditions Complexe, 1986, p. 69. Voir aussi Annie Le Brun qui analyse la « sauvagerie logique de Sade » et montre ainsi que « c’est la notion même d’éthique qui se trouve pulvérisée par cette pensée que rien n’arrête et qui, par principe, ne veut, ni ne peut être arrêtée par rien », in A. Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Pauvert, 1986, pp. 93-94. Voir à ce sujet l’étonnante et symptomatique phrase de Sade recourant à l’une de ses images favorites : « Il est inouï dans quels gouffres d’absurdités l’on se jette quand on abandonne, pour raisonner, les secours du flambeau de la raison », in Sade, PB, p. 232 (nous soulignons). 30. Diderot, DN,§5,p.32. 68 gilles gourbin mais qui se contente par là d’habiller son comportement passionné de discours dénués de la plus élémentaire des règles éthiques : la récipro- cité. Le raisonneur violent se décline, en quelque sorte, en deux variantes : il est soit un raisonneur de la violence, soit un violent raisonneur. Dans ce dernier cas, qui ressemble fort au héros sadien, l’exigence minimale en deçà de laquelle le discours raisonné devient impossible étant bafouée, il importe de détruire ce type de méchant sans autre forme de procès. L’espèce humaine étant définie par le seul critère de la raison associé à la recherche du juste, détruire le violent raisonneur, tel un animal enragé, devient inévitable : « celui qui ne veut pas raisonner, renonçant la qualité d’homme, doit être traité comme un être déna- turé »31. La fameuse lettre à Landois, contemporaine de Droit naturel, ne dit pas autre chose : « le malfaisant est un homme qu’il faut détruire, mais non punir »32. Pour ce qui concerne le « raisonneur de la violence » qui s’appa- rente sans nul doute à la posture hobbesienne, en dépit de sa recon- naissance de la réciprocité et de son apparent souci de l’équité, il sera malgré tout étouffé. Le risque est trop grand, en effet, que ses passions l’emportent sur sa prétendue quête raisonnée de justice et que la réponse philosophique développée par Diderot ne suffise à le convain- cre. On le voit, la différence entre les deux modalités de la méchanceté envisagées par Diderot est toute théorique car, en pratique, l’acte final du philosophe consiste dans l’élimination du méchant, qu’il soit hob- besien ou sadien. On comprend donc pourquoi Diderot ne s’attarde pas à la distinction des deux espèces de méchanceté, réservant sa vigueur démonstrative à la réfutation de l’argumentaire du méchant. Que répond alors Diderot au raisonneur violent « avant que de l’étouf- fer » ? Deux objections principales qui se conjuguent pour juger irre- cevables les paralogismes du violent. Premièrement, rappelle Diderot, une véritable réciprocité exige l’égalité des parties. Or l’accord envisagé par le raisonneur violent

31. Diderot, DN,§9,p.35. 32. Diderot, Lettre à Landois du 29 juin 1756, Œuvres, t. V, VER. p. 56. La suite de la lettre prend parfois des accents sadiens : « Nous raisonnons, et vous connaissez ma façon de penser. Si les méchants sont plus entreprenants avec vous qu’avec un autre, et cela à proportion de votre faiblesse et de votre impuissance, c’est la loi générale de la nature. Il faut, s’il vous plaît, s’y soumettre, car il y aurait peut-être bien du mal à la changer », ibid., p. 57 (nous soulignons). Sur la formule « ma façon de penser » que Sade affectionnait, voir la lettre du marquis à sa femme de novembre 1783 citée par Maurice Lever, Sade, Paris, Fayard, 1991, p. 347 et la lettre à Gaufridy du 5 décembre 1791, ibid., p. 457. Voir enfin J.-J. Pauvert, op. cit., t. I, p. 244. faut-il étouffer sade ?69 repose sur une disproportion inacceptable des parties. Il convient d’abord de lui opposer « que celui-ci n’a qu’une vie, et qu’en l’aban- donnant il se rend maître d’une infinité de vies »33. L’échange envisagé dans le pacte du raisonneur violent est caduc de cela seul que les réalités mises en jeu sont sans commune mesure : la vie et les biens d’un homme singulier d’un côté (ceux du raisonneur violent) et la vie et les biens de tous les hommes de l’autre. Autrement dit, l’incommensurabi- lité entre ce qui est, d’une part, offert ou sacrifié, et ce qui est, d’autre part, réclamé ou dû, invalide d’emblée le discours du raisonneur. Ensuite et surtout, le raisonneur violent commet un vice de raisonnement sans appel en prétendant concevoir le droit à partir de sa seule volonté particulière, par extension de sa volonté singulière à l’ensemble de l’humanité. Ainsi, « quand bien même ce qu’il aban- donne lui appartiendrait si parfaitement, qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux autres serait encore avanta- geuse, il n’a aucune autorité légitime pour la leur faire accepter » car « il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’on veut »34. Au fond, notre raisonneur violent « se constitue juge et partie »35 dans cet étrange tribunal qui entend établir le droit de l’humanité sur la volonté d’un seul. Diderot montre par ce biais que ce n’est pas sur l’individu ou à partir de l’individu que peut se fonder le droit naturel. L’idée est cruciale dans les débats du temps : ce n’est pas en généralisant des points de vue singuliers, quels qu’ils soient, qu’on parviendra à établir la justice pour chacun. Diderot s’oppose ici clairement à Hobbes : la justice, selon l’encyclopédiste, ne saurait reposer sur le seul consente- ment des volontés individuelles, lesquelles ne peuvent déboucher que sur une volonté toujours particulière et donc, en aucune façon, sur la volonté générale36. Dès lors, « si nous ôtions à l’individu le droit de décider du juste et de l’injuste, où porterons-nous cette grande question ? »37. La réponse de Diderot est audacieuse : « devant le genre humain »38. L’auteur expose alors le concept fameux de « volonté générale » car « c’est à elle de fixer les limites de tous les devoirs »39. Or la volonté générale, selon Diderot, s’identifie à la volonté de l’humanité tout entière, seule

33. Diderot, DN,§5,p.32. 34. Ibid. 35. Ibid. 36. Raison pour laquelle l’échange proposé par le raisonneur violent ne serait pas davantage « équitable quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute la surface de la terre », ibid. 37. Diderot, DN,§6,p.32. 38. Ibid. 39. Diderot, DN,§7,p.33. 70 gilles gourbin manière rationnelle de lui attribuer l’exclusivité du « droit de décider de la nature du juste et de l’injuste »40. S’adressant à son tour à chaque représentant du genre humain, Diderot résume sa théorie du droit naturel par cet axiome : « vous avez le droit naturel le plus sacré à tout ce qui ne vous est pas contesté par l’espèce entière »41. Comment la volonté générale nous est-elle connue ? Par deux moyens conjoints. D’une part, empiriquement, « dans les principes du droit écrit des nations policées ; dans les actions sociales des peuples sauvages et barbares ; dans les conventions tacites des ennemis du genre humain entre eux, et même dans l’indignation et le ressentiment »42. D’autre part, rationnellement, « dans chaque individu par un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions »43. En somme, Diderot propose une réflexion sur le droit naturel dénué de toute référence à la transcendance divine. Comme l’écrit Paul Vernière, « Diderot audacieusement laïcise la notion de droit naturel qui n’est plus, comme chez Voltaire, le reflet de Dieu au sein de la créature, mais le reflet en nous de la volonté générale »44. De plus, la conception diderotienne de la volonté générale débouche inévitable- ment sur un cosmopolitisme qui sera condamné aussi bien par les tenants de la tradition45 que par leur contempteur, Rousseau, lequel vise directement Diderot lorsqu’il moque, dès 1756, les « prétendus cosmopolites »46. Comment Rousseau réagit-il à l’article de Diderot en cette époque de collaboration étroite ?

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Lorsqu’il écrit son article ÉCONOMIE (Morale & Politique) Rousseau a déjà pris connaissance de celui de son ami47. Paru en novembre 1755 dans le même volume de l’Encyclopédie, le texte ren-

40. Diderot, DN,§6,p.32. 41. Diderot, DN,§7,p.33. 42. Diderot, DN,§8,p.33. 43. Diderot, DN,§9,p.34. 44. Diderot, Œuvres politiques, Paris, Garnier, 1963, pp. 25-26. 45. « Vous êtes citoyen du monde et patriote de nulle part » écrit ainsi Abraham Chaumeix, Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie et essai de réfutation de ce diction- naire, t. II, Bruxelles et Paris, Hérissant, 1758, p. 73. 46. Rousseau, MG, p. 287. Sur le cosmopolitisme abstrait décrié par Rousseau, voir notamment V. Goldschmidt, Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, pp. 594-614. 47. La datation précise de l’article ÉCONOMIE est discutée. On peut toutefois considérer que la rédaction du texte a dû être terminée, au plus tard, à la fin du printemps 1755. Voir Robert Derathé in Rousseau, OC, t. III, p. LXXXII et Bruno faut-il étouffer sade ?71 voie d’ailleurs de façon élogieuse à celui de Diderot auquel l’auteur du Contrat social attribue « la source de ce grand et lumineux principe » : la volonté générale48. Beaucoup a été dit sur cet éloge et sur les oppositions déjà considérables qui séparent les théories politiques des deux amis, y compris lorsqu’ils recourent aux mêmes notions, voire à des expressions identiques49. Il est certain en tout cas que le divorce philosophique est consommé dès 1756, date probable de la rédaction du chapitre II du livre premier du Manuscrit de Genève50. Nous savons en effet, depuis les études de Georges Beaulavon, que ce chapitre intitulé « De la société générale du genre humain » se présente comme une réfutation directe de l’article Droit naturel51. Autrement dit, en ce début de l’année 1756, les deux « frères ennemis » arrivent à ce point de confrontation théorique où il n’est plus possible de concilier leurs pensées politiques. Outre leur opposi- tion commune à Hobbes (opposition empruntant toutefois des voies et des objectifs divergents), ils ne s’accordent guère plus que sur un point : le règne de la volonté particulière ne peut être que celui de l’injustice. Ainsi, pour Diderot, « les lois doivent être faites pour tous et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe 5 »52. Or le Genevois ne dit pas autre chose lorsqu’il prévient son lecteur dans les termes mêmes du Langrois : « l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain »53. Pour nos deux auteurs, le raisonneur

Bernardi in Rousseau, Discours sur l’économie politique, Introduction, Paris, Vrin, 2002, pp. 8-27. 48. Rousseau, Discours sur l’économie politique, OC, t. III, p. 245. 49. Voir Bruno Bernardi, « Volonté générale, intérêt, bien commun », Cahiers philosophiques,no 77, déc. 1998, pp. 75-106 ; R. D. Masters, La philosophie politique de Rousseau, trad. G. Colonna d’Istria et J.-P. Guillot, Lyon, ENS éditions, 2002, pp. 307-311 ; Gabrièle Radica, « La volonté générale entre peuple et gouvernement » in Rousseau, Discours de l’économie politique, Paris, Vrin, 2002, pp. 121-136. 50. Les datations de la rédaction du Manuscrit de Genève sont incertaines. Il est cependant probable que l’ensemble du texte est composé entre 1758 et 1760, tandis que le chapitre II du livre I (le seul à avoir été supprimé de la version définitive Du Contrat social) est achevé juste après la parution du tome V de l’Encyclopédie en novembre 1755, soit au début de l’année 1756. Voir Robert Derathé in Rousseau, OC, t. III, p. LXXXIII-LXXXV. 51. G. Beaulavon, « La question du Contrat social, une fausse solution », Revue d’histoire littéraire de la France, t. XX, juillet-sept. 1913. Voiraussi R. Hubert, Rousseau et l’Encyclopédie, chap. 3, Paris, Librairie Universitaire J. Gamber, 1928. Voir enfin R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1988, pp. 55-60. 52. Diderot, DN,§9,p.34. 53. Rousseau, MG, p. 287. 72 gilles gourbin violent, qui cherche le droit naturel dans l’extension de son existence individuelle, doit donc être défait54. Cependant, il va l’être par Rousseau d’une manière paradoxale, laquelle, non seulement ne man- quera pas de trouver un écho dans le discours sadien mais, contre toute attente, lui fournira un soutien théorique considérable. Il a parfois été dit que Rousseau était pourvu de cette tournure d’esprit particulière selon laquelle il ne pouvait écrire qu’en argumen- tant contre quelqu’un. C’est assurément vrai dans le cas présent mais au moyen d’une stratégie discursive particulièrement habile puisque, dans le Manuscrit de Genève, Rousseau parvient à s’immiscer dans le texte même de Diderot. Autrement dit, le Genevois reprend à son compte le discours du raisonneur violent pour mieux le récuser et, ce faisant, disqualifier la solution envisagée par Diderot. Mieux encore, non seulement Rousseau reprend le discours du raisonneur violent, mais il en accentue la radicalité sans concession afin de conduire le lecteur jusqu’à « l’épouvante »55. C’est vainement, pourra-t-il ajouter, que je voudrais concilier mon intérêt avec celui d’autrui ; tout ce que vous me dites des avantages de la loi sociale pourrait être bon, si tandis que je l’observerais scrupuleusement envers les autres, j’étais sûr qu’ils l’observeraient tous envers moi ; mais quelle sûreté pouvez-vous me donner là-dessus, et ma situation peut-elle être pire que de me voir exposé à tous les maux que les plus forts voudront me faire, sans oser me dédommager sur les faibles ? Ou donnez-moi des garants contre toute entreprise injuste, ou n’espérez pas que je m’abstienne à mon tour. Vousavez beau me dire qu’en renonçant aux devoirs que m’impose la loi naturelle, je me prive en même temps de ses droits et que mes violences autoriseront toutes celles dont on voudra user envers moi. J’y consens d’autant plus volontiers que je ne vois pas comment ma modération pourrait m’en garantir. Au surplus ce sera mon affaire de mettre les forts dans mes intérêts en partageant avec eux les dépouilles des faibles ; cela vaudra mieux que la justice pour mon avantage, et pour ma sûreté56.

Il est impossible ici d’épuiser la signification complète de ce passage. Mais pour ce qui nous occupe principalement, la question

54. Tenter de penser le juste à partir de la seule volonté individuelle constitue une logique proprement sadienne. « Sade montre en effet clairement que, pour lui, le particulier détermine absolument le général et que le général a pour seule valeur d’être la somme de tous les cas particuliers, ou plus exactement d’être le particulier exalté à travers le vertige des grands nombres », in A. Le Brun, op. cit., p. 106. 55. Rousseau, MG, p. 284. 56. Rousseau, MG, p. 285. faut-il étouffer sade ?73 que pose désormais le « violent interlocuteur »57 est la suivante : comment l’homme pourrait-il concevoir, par lui-même, que son intérêt personnel est de se soumettre à la volonté générale ? Tout individu dans l’état de nature, de même que « toute société souveraine »58, est non seulement juge de son intérêt propre, mais ne peut être en ce domaine que le seul juge possible. Sans garantie aucune, objecte donc Rousseau à Diderot, l’individu sera inévitablement le jouet des plus forts. Au regard du raisonneur violent que Rousseau nomme désor- mais, avec un rien de provocation, « l’homme éclairé et indépen- dant »59, la violence est dès lors une bien meilleure garantie que les prétendues règles du droit naturel60. Toute la question, on le voit, tourne autour de la notion d’intérêt. Revenu à la vie par l’artifice de la rhétorique rousseauiste, le raison- neur violent objecte à la réfutation de Diderot cette précision capi- tale:«ilnes’agitpasdem’apprendre ce que c’est que la justice ; il s’agit de me montrer quel intérêt j’ai d’être juste »61. Il est vain, en effet, de croire que la consultation de la volonté générale par un acte pur de l’entendement, « dans le silence des passions », s’avère un mobile suffisant pour animer le vouloir de l’individu s’obligeant aux règles de la vie commune car « où est l’homme qui puisse ainsi se séparer de lui-même et si le soin de sa propre conservation est le premier précepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l’espèce en général pour s’imposer, à lui, des devoirs dont il ne voit point la liaison avec sa constitution particulière ? »62. Autrement dit, au terme de la démons- tration de Diderot, se plaçant au point de vue du raisonneur, il reste, selon Rousseau, « encore à voir comment son intérêt personnel exige qu’il se soumette à la volonté générale »63.Eneffet, « loin que l’intérêt particulier s’allie au bien général, ils s’excluent l’un l’autre dans l’ordre naturel des choses »64. Or Diderot, dès ses premiers travaux, est à l’opposé de cette conception. À la suite de Shaftesbury, il récuse vigoureusement l’idée

57. Ibid., p. 288. 58. Ibid. p. 285. 59. Rousseau, MG,p.285. 60. Pour Rousseau, le droit naturel des « philosophes » n’est pas véritablement un droit à l’état de nature, mais un « droit naturel raisonné ». Voir les remarques de Robert Derathé in Rousseau, OC, t. III, p. 1413, note 1. 61. Rousseau, MG, p. 286. 62. Ibid. Sade poursuivra en ce sens allant jusqu’à considérer, selon Annie Le Brun, la raison comme « organiquement liée à la férocité du désir », in A. Le Brun op. cit, p. 96. Voir aussi la définition sadienne de la raison in Sade, Juliette, t. VIII, p. 80. 63. Rousseau, MG, p. 286. 64. Ibid., p. 284. 74 gilles gourbin que « dans chaque système de créatures, l’intérêt de l’individu est contradictoire à l’intérêt général, et que le bien de la nature dans le particulier est incompatible avec celui de la commune nature »65. Certains hommes, il est vrai, considérant que « leur avantage présent est dans le vice et leur mal réel dans la vertu » sont tentés par cette idée, mais « la nature fait précisément le contraire de ce qu’ils imaginent : (...) l’intérêt particulier de la créature est inséparable de l’intérêt géné- ral de son espèce »66. Il en va autrement pour Rousseau et c’est pourquoi sa critique de la volonté générale est indissociablement liée à celle de la « société générale du genre humain ». Présente chez de nombreux auteurs, depuis les stoïciens jusqu’à Burlamaqui, en passant par Fénelon et Bossuet67, l’idée est reprise par Diderot. Autrement dit, pour l’ency- clopédiste, il existe, en dehors des sociétés civiles, une société générale de l’espèce humaine. Chez Diderot, en effet, cette société générale se confond avec l’humanité comprise comme un être collectif, réel, doté d’une volonté raisonnable, tout à la fois transcendant et immanent à l’individu. Pour lui, comme pour Shaftesbury, la condition de possibi- lité d’un « intérêt général et commun » réside ainsi dans l’idée d’une sociabilité conçue comme un instinct de solidarité entre individus semblables appartenant à une même espèce. Rousseau, pour sa part, s’oppose résolument à toute conception d’une société du genre humain, ce qui lui permet de réfuter dans le même mouvement deux thèses chères à Diderot. La première affirme que la sociabilité naturelle résulte de la conscience d’une identité de nature entre les hommes. Même si Rousseau a pu varier sur ce point68, il manque rarement l’occasion de moquer ce cliché « si rebattu par la tourbe philosophesque »69. Pour l’auteur du Second discours la similarité des individus d’une même espèce ne saurait engendrer la moindre association et, moins encore, une quelconque bienveillance ainsi que le croyait Pufendorf70 : « quant à l’identité de nature, son effet est nul en cela, parce qu’elle est autant pour les hommes un sujet de querelle que d’union, et met aussi souvent

65. Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, Œuvres complètes, t. I, Paris, Hermann, 1975, p. 362. 66. Ibid. 67. Voir J. Proust, op. cit., p. 351. 68. Rousseau, Émile,liv.IV,OC, t. IV, p. 503. 69. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, OC, t. III, p. 212. 70. « Cette bienveillance universelle ne suppose point d’autre fondement, ni d’autre motif, que la conformité d’une même Nature ou Humanité », in Pufendorf, Le Droit de la Nature et des Gens, liv. II, chap. III, § 18, Caen, Bibliothèque de philosophie politique et juridique, Presses universitaires de Caen, 1987, p. 200. faut-il étouffer sade ?75 entre eux la concurrence et la jalousie que la bonne intelligence et l’accord »71. La seconde thèse soutient l’existence d’une bienveillance naturelle et universelle au sein de l’humanité, car l’idée d’une société générale implique le corollaire d’un devoir d’humanité. Les théologiens chré- tiens affirmaient déjà que la chute et la nature corrompue de l’homme n’avaient pu suffireàeffacer toute fraternité : avant même de se constituer en nations, les hommes sont avant tout frères et liés entre eux par des sentiments de charité. L’idée se retrouve, explicitement, chez Burlamaqui72. Pour Rousseau, seul le besoin a fini par réunir les hommes sans que le moindre sentiment ne préside à cette union, ni même ne la précède. Tout au contraire, l’intérêt de l’individu, hors du premier état de nature, est de tirer le maximum d’avantages de ses semblables. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’état social, fondé sur le seul intérêt particulier, ne pouvait déboucher que sur un état de guerre permanent. Car si l’intérêt rassemble les hommes, il est aussi le vecteur par lequel ils s’opposent. Les intérêts particuliers, chez Rous- seau, sont simultanément principe de discorde et d’union : « nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables moins nous pouvons nous passer d’eux »73. Rousseau s’oppose ainsi avec une grande cons- tance à cette caritas generi humani des stoïciens, hypocrite et efficace manière de se donner le « droit de n’aimer personne »74. En somme, pour Rousseau, la société générale du genre humain n’est en aucune manière une réalité naturelle : « il est certain que le mot de genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée purement collective, qui ne suppose aucune union réelle entre les individus qui le consti- tuent »75. Il n’est cependant pas davantage une personne morale, un être de raison, comme peut l’être un corps politique au terme du pacte social véritable tel que le conçoit Rousseau. Autrement dit, le genre humain décrit par Diderot, en l’absence de l’association politique qui reste à établir, n’est jamais qu’une collection d’individus sans lien véritable. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de « genre humain » avant que les hommes ne soient conduits, par la nécessité, à former des sociétés. En tout cas, le genre humain n’est assurément pas sujet authentique du droit naturel : au mieux, il n’est qu’une vue de l’esprit

71. Rousseau, MG, p. 282. 72. Burlamaqui, Principes du droit naturel, II, 4, Paris, Dalloz, 2007, p. 115. 73. Rousseau, MG, p. 282. 74. Ibid., p. 287. 75. Ibid., p. 283. 76 gilles gourbin provenant de philosophes superficiels76 et, au pire, il s’apparente à une imposture théorique destinée à conforter la domination des puissants. Dans ces conditions, le concept de genre humain ne risque pas de fonder le droit. On le voit, Rousseau revient ainsi à Hobbes pour lutter contre la thèse de la sociabilité naturelle de Diderot. Pour Rousseau, il n’y a ni société naturelle, ni sociabilité spontanée, ni sentiment naturel établis- sant une forme de fraternité au sein de l’espèce humaine : les hommes ne se regroupent que pour satisfaire des besoins et non en raison d’une bienveillance naturelle. Or les hommes unis par le besoin ne peuvent être spontanément vertueux, ni naturellement déterminés par l’intérêt général. Pour Rousseau, « il ne saurait y avoir de continuité entre l’utilité particulière et l’utilité commune des hommes, mais seulement une articulation artificielle »77. Telle est bien la réponse définitive à proposer à l’homme « indé- pendant » qui paraissait d’abord condamner l’humanité à l’état de nature hobbesien : le pacte social, tel que Rousseau va bientôt le formuler78. Ce qui signifie qu’un pouvoir politique légitime est seul capable de garantir le respect des obligations, la moralité étant impuis- sante, par elle-même, à remplir cette fonction. C’est pourquoi Rous- seau clôt l’important chapitre II du Manuscrit de Genève avec son « violent interlocuteur ». Loin de l’étouffer, il convient de l’éclairer réellement en invoquant l’unique mobile susceptible d’infléchir sa férocité, à savoir, précisément, son intérêt. Il suffit pour cela de lui montrer « toute la misère de l’état qu’il croyait heureux » et tous les avantages qu’il pourra tirer de « nouvelles associations » qui sauront corriger le « défaut de l’association générale »79. Éclairons sa raison de nouvelles lumières, échauffons son cœur de nouveaux sentiments, et qu’il apprenne à multiplier son être et sa félicité, en les partageant avec ses semblables. Si mon zèle ne m’aveugle pas dans cette entreprise, ne doutons point qu’avec une âme forte et un sens droit, cet ennemi du genre humain n’abjure enfin sa haine avec ses erreurs, que la raison qui l’égarait ne le ramène à l’humanité, qu’il n’apprenne à préférer à son intérêt apparent son intérêt bien entendu ; qu’il ne devienne bon,

76. De même, les lois naturelles envisagées par les théoriciens du droit naturel comme des lois de raison ne sont, pour Rousseau, que chimères : l’homme, en effet, n’est capable de les saisir qu’à un stade de son développement où il n’est déjà plus capable de s’y soumettre à cause de l’empire invincible de l’amour propre. 77. G. Radica, L’Histoire de la raison, Paris, Champion, 2008, p. 132. 78. D’abord au chapitre III du Manuscrit de Genève, puis au chapitre VI du livre IduContrat social. 79. Rousseau, MG, p. 288. faut-il étouffer sade ?77

vertueux, sensible, et pour tout dire, enfin, d’un brigand féroce qu’il voulait être, le plus ferme appui d’une société bien ordonnée80.

Pour le dire autrement, le seul moyen d’échapper à l’impasse à laquelle nous conduit le raisonneur violent, est l’avènement de « la plus sublime de toutes les institutions humaines »81 : la loi. Comment se peut-il faire que tous obéissent et que nul ne commande, qu’ils servent et n’aient point de maître ; d’autant plus libres en effet que sous apparente sujétion, nul ne perd sa liberté que ce qui peut nuire à celle d’un autre ? Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi. C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté82

La loi, seulement la loi, permet de résoudre, selon Rousseau, le problème posé par Diderot dans son article Droit naturel. Premiè- rement parce que « les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile »83 et, deuxièmement, parce que, s’il n’y a pas de justice sans réciprocité comme le concède le raisonneur violent lui- même, il n’y a pas non plus de réciprocité véritable sans loi. Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison seule ; mais cette justice pour être admise doit être réciproque. À considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle les lois de la justice sont vaines parmi les hommes ; elle ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet. Dans l’état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n’ai rien promis, je ne reconnais pour être à autrui que ce qui m’est utile. Il n’en est pas ainsi dans l’état civil où tous les droits sont fixés par la loi84.

Plus politique que moraliste, Rousseau perçoit qu’une réflexion sur le fondement de l’obligation ne peut occulter l’idée de la sanction. Il n’est pas douteux que Diderot est spécialement visé dans cette interpellation des théoriciens qui dissertent à en « battre la campa- gne » sur la question du droit naturel : « Philosophe, tes lois morales sont fort belles, mais montre m’en de grâce la sanction »85. Pour Rousseau, une justice pré-politique, de quelque manière qu’on l’envi- sage, n’est qu’une chimère. Diderot n’avait certes pas ignoré l’interven-

80. Ibid. 81. Rousseau, MG, liv. I, chap. VII, p. 310. 82. Ibid. 83. Ibid. 84. Rousseau, Du Contrat social, liv. II, chap. VI, O.C., t. III, p. 378. 85. Rousseau, Émile,l.IV,OC, t. IV, note *, p. 635. 78 gilles gourbin tion de la loi dans le développement des premières sociétés mais, loin de les envisager comme le fondement même de la justice, les lois sont pensées comme simple compensation des inégalités de talents parmi les hommes dans les premiers temps de la socialité naturelle : « sinon cette inégalité de talents détruira entre les hommes le commencement de lien que leur utilité propre et leur ressemblance extérieure leur avait suggéré pour leur conservation réciproque »86. Parce que le genre humain est une fantaisie des philosophes sans action réelle dans le monde des hommes, la perspective du raisonneur violent, tant que la loi ne sanctionne pas l’obligation, est maintenue. Au fond, Rousseau reprend le « raisonneur violent » de Diderot et en accentue les traits, se faisant plus hobbesien encore, afin de mettre en évidence que le discours du « violent interlocuteur » se maintient en dépit de la prétendue réfutation de Diderot. De la sorte, Rousseau, qui ne cesse de décrier « l’horrible système de Hobbes »87, est ici du côté de Hobbes contre Diderot88.

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La question se pose alors de savoir qui est véritablement visé par Diderot au travers de son raisonneur violent. À prendre les textes chronologiquement, il va de soi que ce personnage renvoie à une posture hobbesienne, ainsi qu’il a été souvent mentionné89. De fait, dans l’article HOBBISME, le résumé de la théorie du droit semble clairement renvoyer au discours du raisonneur violent90. Par ailleurs, outre la référence au puer robustus (décrit, relevons-le au passage, en des termes étonnamment proches du verbe sadien91), il

86. Diderot, Suite de l’Apologie de l’abbé de Prades, Œuvres, t. I, L. Versini (éd.), Paris, Laffont, 1994, p. 538. 87. Rousseau, Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, OC, t. III, p. 610. 88. Diderot, s’il a pris connaissance de ce chapitre II du Manuscrit de Genève, a dû en être le premier étonné car il est parfaitement conscient de l’opposition générale des deux pensées. « La philosophie de M. Rousseau de Genève est presque l’inverse de celle de Hobbes », écrit-il dans l’article HOBBISME, DPV, VII, 406, t. VII. 89. Outre P. Vernière (cf. supra note 5), voir G. Radica, op. cit., p. 136 et B. Bernardi, Le principe d’obligation, éd. cit., p. 136 et p. 308. 90. « Dans l’état de nature, tout en ayant droit à tout, sans en excepter la vie de son semblable, tant que les hommes conserveront ce droit, nulle sûreté, même pour le plus fort. » in Diderot, HOBBISME, op. cit., p. 400. 91. « Sa définition du méchant me paraît sublime. Le méchant de Hobbes est un enfant robuste : malus est puer robustus (...). Supposez qu’un enfant eût à six semaines l’imbécillité de jugement de son âge, et les passions et la force d’un homme de quarante faut-il étouffer sade ?79 est facile de reconnaître en quoi les propos du raisonneur violent suivent, selon la lettre et selon l’esprit, les textes de Hobbes92. Diderot voulant démontrer que la raison fait découvrir à tout homme, sans en excepter le méchant, les mêmes principes de justice, il n’est pas douteux qu’il cherche en priorité à s’opposer à la thèse de Hobbes selon laquelle, en définitive, le juste est fondé sur le simple consentement des membres faisant société. De sorte que l’encyclopédiste, en dépit de son admiration pour Hobbes, ne peut accepter son contractualisme volon- tariste, considérant, avec nombre de ses contemporains, que le système hobbesien ruine toute possibilité de morale authentique93. Le lecteur d’aujourd’hui, toutefois, ne peut manquer de compliquer un peu le jeu des références ou des renvois. D’une part, le raisonneur violent ne peut être strictement identifié au méchant de Hobbes en raison d’une différence fondamentale : tandis que le premier « est tourmenté de passions si violentes, que la vie lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait pas », le second se refuse absolument, en raison même des lois de nature, à toute tentation

ans, il est certain qu’il frappera son père, violera sa mère, qu’il étranglera sa nourrice, et qu’il n’y aura nulle sécurité pour tout ce qui l’approchera », ibid., p. 407. Voir chez Sade : « L’enfant qui mord le téton de sa nourrice... qui brise à tout instant son hochet, nous fait voir que la destruction, le mal et l’oppression sont les premiers penchants que la nature a gravés en nos cœurs », in Sade, Juliette, t. VIII, p. 343. Hobbes écrit exactement : « Un méchant est presque la même chose qu’un enfant vigoureux ou qu’un homme puéril » in Hobbes, Du citoyen, Préface aux lecteurs, trad. P. Crignon, G.F., 2010, p. 87. Sur l’opposition de Rousseau à cette conception du méchant, voir Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, part. I, OC, t. III, p. 153 et Émile, OC, t. IV, p. 288. 92. « Le droit de nature (...) est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin », in Hobbes, Léviathan, chap. XIV, éd. cit., p. 229. 93. Montesquieu, par exemple, justifie ainsi la rédaction de son maître ouvrage : « L’auteur a en vue d’attaquer le système de Hobbes, système terrible, qui faisant dépendre toutes les vertus et tous les vices de l’établissement des lois que les hommes se sont faites, et voulant prouver que les hommes naissent tous en état de guerre, et que la première loi naturelle est la guerre de tous contre tous, renverse, comme Spinoza, et toute religion et toute morale », in Montesquieu, De l’Esprit des Lois, R. Derathé (éd.), Paris, Garnier, 1990, t. II, p. 415. De même, Voltaire s’adresse à Hobbes en ces termes : « Tu dis que dans la loi de nature, tous ayant droit à tout, chacun a droit sur la vie de son semblable. Ne confonds-tu pas la puissance avec le droit ? (...) Quiconque étudie la morale doit commencer à réfuter ton livre dans son cœur », in Voltaire, Le Philosophe ignorant, XXXVII, V.Le Ru (éd.), Paris, G-F, 2009, p. 96. Quant à Adam Smith, il juge la politique de Hobbes « odieuse », in A. Smith, Théorie des sentiments moraux, trad. M. Biziou, C. Gautier, J.-F. Pradeau, Paris, PUF, 2003, p. 425. 80 gilles gourbin nihiliste94. Une conduite qui expose à la mort, en effet, ne saurait être considérée comme rationnelle pour Hobbes car « l’objet de tous les actes volontaires est pour tout à chacun son propre bien »95, lequel exclut d’emblée de se détruire. Plus directement, « la justice (...) est une règle de raison par laquelle il nous est interdit de faire quoi que ce soit qui détruise notre vie et, par conséquent, c’est une loi de la nature »96. La dimension suicidaire ou nihiliste, manifeste chez le raisonneur violent et récurrente plus tard chez Sade, est par conséquent absente de la pensée hobbesienne. Mieux encore, selon Hobbes, l’injonction de la loi naturelle (et donc de la raison) contraint tout homme, par strict souci de conservation de soi, à la reconnaissance d’autrui. Limiter mon droit de puissance sur autrui ne relève pas, en effet, d’une obliga- tion morale au motif que ce dernier serait une personne, au sens kantien du terme, mais résulte de mon seul intérêt bien compris, c’est-à-dire déterminé par la droite raison. C’est pourquoi « tendre à introduire la guerre »97 est une faute qui bafoue « la première et fondamentale loi de la nature, laquelle commande de rechercher la paix »98. Foucault a d’ailleurs fort bien noté que Hobbes, à l’encontre d’une lecture superficielle, n’est en rien un penseur de la guerre99. D’autre part, le lecteur ayant pris connaissance du second chapi- tre du Manuscrit de Genève ne peut manquer de s’interroger sur la véritable cible de Diderot : désignant Hobbes, Diderot ne viserait-il pas indirectement Rousseau ? On a pu en effet se demander, à bon droit, « si le monstre à étouffer dans l’article de Diderot ne serait pas Rousseau »100. L’hypothèse est séduisante puisque nous avons vu combien le discours de « l’homme éclairé et indépendant » accroît encore la radicalité du raisonneur violent. Certes, elle bouscule quel-

94. Au fond, le raisonneur violent de Diderot présente peut-être une parenté plus grande avec l’Insensé, autre personnage cursivement évoqué par Hobbes, qu’avec le puer robustus. Qui est l’Insensé ? Il s’agit d’un homme déclarant, « parfois à haute voix », dans un discours visant également à rationaliser l’injustice, qu’il ne respectera jamais aucune convention. Voir Hobbes, Léviathan, part. I, chap. XV, éd. cit., p. 250. 95. Ibid., p. 258. 96. Ibid., pp. 253-254. 97. Ibid., p. 260. 98. Ibid. p. 258. 99. Tout au contraire, l’auteur du Léviathan se veut un penseur de la paix en ce sens que la politique est saisie par lui comme l’activité humaine se donnant, pour fin ultime, la cessation de la guerre. Voir M. Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, pp. 77-86. Il en va autrement chez Sade : la guerre et le meurtre sont indissociables de toute bonne politique. Ainsi, le meurtre est considéré comme nécessaire à « tout État guerrier et républicain », in Sade, PB,5e dialogue, p. 243. 100. Jean-Pierre Marcos, « La société générale du genre humain », Les Papiers du Collège international de philosophie,no 28, février 1996, p. 4, note 7. faut-il étouffer sade ?81 que peu l’ordre chronologique des textes. Cependant Rousseau, alors proche de Diderot, a probablement échangé oralement sur ces ques- tions, avec son ami, peu avant la rédaction de l’article par l’encyclopé- diste. En tout cas, Rousseau parle de lui-même, lors des mises en causes virulentes dont il fit l’objet à la suite de la publication de son Contrat social, dans les termes exacts de Diderot : « l’auteur était un monstre à étouffer, on s’étonnait qu’on l’eût si longtemps laissé vivre »101. Aussi, de la même façon que Rousseau reproche à Diderot ne pas percevoir les conséquences ultimes auxquelles conduit la réfutation de son rai- sonneur violent (à tout le moins au sein d’une philosophie accréditant l’idée d’une société générale du genre humain), par un effet retour presque inévitable, Diderot ne manque pas de pressentir que redonner vie au raisonneur violent conduirait tout droit à un immoralisme pire encore que celui de La Mettrie102. Diderot aurait-il entrevu que la logique rousseauiste était susceptible de faire, bien malgré elle certes, mais à coup sûr, la courte-échelle à l’immoralisme sadien ?

Gilles Gourbin 2L25 Université de Lorraine Chspm, Paris I Sorbonne

101. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, OC, t. IV, p. 934. 102. Il convient d’avoir en mémoire « le jugement sévère mais juste » de Diderot à l’encontre de La Mettrie lequel « prononce ici que l’homme est un pervers par sa nature, et qui fait ailleurs de la nature des êtres la règle de leurs devoirs et la source de leur félicité ; qui semble s’occuper à tranquilliser le scélérat dans le crime, et le corrompre dans ses vices ; dont les sophismes grossiers, mais dangereux par la gaieté dont il les assaisonne, décèlent un écrivain qui n’a pas les premières idées des vrais fondements de la morale ». Diderot croit bon d’ajouter en note combien il lui a été «difficile de garder quelque mesure avec l’apologiste du vice et le destructeur de la vertu », in Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, II, 6, VER,t.I, p. 1118.

Pedro PIMENTA

Diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille1

‘‘Le règne des mathématiques n’est plus. Le goût a changé. C’est celui de l’histoire naturelle et des lettres qui domine’’. Ce passage d’une lettre de Diderot à Voltaire (19/02/1758) est bien connu, et pour de bonnes raisons. Non seulement le ton en est mordant à l’égard de d’Alembert (qui, selon Diderot, n’aurait aucun génie pour l’histoire naturelle ni pour les Lettres), mais la lettre établit un contrepoint qui est loin d’être évident, car beaucoup (dont Buffon) considéraient l’histoire naturelle comme une science nécessairement compatible avec la physique. Enfin, elle établit une association inattendue en insinuant qu’il y aurait une affinité, voire une identité, entre le goût pour l’histoire naturelle et le goût pour les Lettres. Il y aurait donc beaucoup à dire au sujet de cette lettre qui a été commenté avec justesse par Catherine Larrère, à qui nous avons emprunté la citation initiale de notre article2. Pour notre part, nous nous limiterons à examiner une question précise : qu’est-ce qui fait aux yeux de Diderot, de l’histoire naturelle une science tellement supérieure à la philosophie naturelle, ou à la physique ? Pour expliquer une telle préférence, il faut prendre en consi- dération la critique faite des idées abstraites par Diderot, qui, depuis la Lettre aux aveugles, prend comme une de ses cibles la géométrie ; et la réhabilitation, ou plutôt, le développement de la notion mé- thodologique de conjecture. L’analyse des ces points nous amènera à comprendre que l’histoire naturelle est, pour Diderot, une science proprement philosophique, dans laquelle la compréhension de la nature comme ordre est indissociable de la critique des

1. Article redigée dans le cadre de l’accord Capes-COFECUB 754/12. Mes remer- ciements à Maria das Graças de Souza, Michel Delon et Stéphane Pujol. Traduit du portugais par Alain Mouzat. 2. Catherine Larrère, « D’Alembert et Diderot : les mathématiques contre la nature ? », in Corpus 38, D’Alembert (2002), pp. 75-94.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 84 pedro pimenta conditions ¢ conceptuelles ¢ sous lesquelles cette compréhension peut s’effectuer.

Dans l’article Démonstration à posteriori de l’Encyclopédie, D’Alembert précise que dans les sciences naturelles, il n’y a de place pour les conjectures que lorsque les informations recueillies auprès de l’expérience sont insuffisantes pour la démonstration d’une thèse. Dans les sciences Naturelles (car je ne parle point ici des objets de la foi) il n’y a que les Mathématiques dont l’objet soit absolument susceptible de Démonstration; cela vient de la simplicité de cet objet, et des hypothèses sous lesquelles on le considère. Dans les autres sciences, les preuves sont ou purement conjecturales, ou en partie Démonstrations et en partie conjectu- res: par exemple, en Physique on a des Démonstrations de la cause de l’arc -en-ciel, et on n’a que des conjectures sur la cause de la lumière. C’est que dans presque toutes les Sciences les premières causes sont inconnues, et les premiers principes obscurs; il n’y a de clarté que dans les effets et les conséquences qu’on en tire3. Dans la mesure où elle est alliée à une démonstration, même partielle, la conjecture peut entrer dans une preuve, et un tel recours est souvent inévitable. Parce qu’elle opère sur le même plan que la démonstration, parce qu’elle implique l’acceptation des mêmes prin- cipes qui l’orientent, la conjecture a sa légitimité dans les sciences. Quant aux « hypothèses purement conjecturales », elles seront « plus ou moins heureuses, à proportion qu’elles sont plus ou moins appuyées sur les faits et sur les lois de la mécanique », servant comme hypothèse de recherche, jamais comme point de départ d’une démons- tration, pas même comme preuve4. D’Alembert rejette ainsi l’utilisa- tion d’une méthode conjecturale comme fil conducteur de l’investiga- tion d’une science quel qu’en soit l’objet. L’injonction est particu- lièrement rigoureuse en ce qui concerne les sciences naturelles, où les lois de la mécanique tiennent incontestablement lieu de principes généraux pour l’investigation de la nature. Si maintenant on consulte l’article CONJECTURE (Gram.), rédigé par Diderot pour cette même Encyclopédie, on constate que l’écart qui sépare les deux éditeurs de l’œuvre est en fait considérable. Conjecture, jugement fondé sur des preuves qui n’ont qu’un certain degré de vraisemblance, c’est-à-dire sur des circonstances dont l’existence n’a pas une liaison assez étroite avec la chose qu’on en conclut, pour qu’on puisse

3. D’Alembert, Démonstration a posteriori, Enc., IV, 823b. 4. D’Alembert, COSMOGONIE, Enc., IV, 293a. diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille 85

assurer positivement que les unes étant, l’autre sera ou ne sera pas : mais qu’est-ce qui met en état d’apprécier cette liaison ? L’expérience seule. Qu’est-ce que l’expérience, relativement à cette liaison ? Un plus ou moins grand nombre d’essais, dans lesquels on a trouvé que telle chose étant donnée, telle autre l’était ou ne l’était pas ; en sorte que la force de la Conjecture, ou la vraisemblance de la conclusion, est dans le rapport des événements connus pour, aux événements connus contre : d’où il s’ensuit que ce qui n’est qu’une faible Conjecture pour l’un, devient ou une Conjec- ture très forte, ou même une démonstration pour l’autre. Pour que le jugement cesse d’être conjectural, il n’est pas nécessaire qu’on ait trouvé dans les essais que telles circonstances étant présentes, tel événement arri- vait toujours, ou n’arrivait jamais. Ilyauncertain point indiscernable où nous cessons de conjecturer, et où nous assurons positivement ; ce point, tout étant égal d’ailleurs, varie d’un homme à un autre, et d’un instant à un autre dans le même homme, selon l’intérêt qu’on prend à l’événement, le caractère, et une infinité de choses dont il est impossible de rendre compte. Un exemple jettera quelque jour sur ceci. Nous savons par expérience, que quand nous nous exposons dans les rues par un grand vent, il peut nous arriver d’être tués par la chute de quelque corps ; cependant nous n’avons pas le moindre soupçon que cet accident nous arrivera : le rapport des événements connus pour, aux événements connus contre, n’est pas assez grand pour former le doute et la Conjecture. Remarquez cependant qu’il s’agit ici de l’objet le plus important à l’homme, la conservation de sa vie. Il y a dans toutes les choses une unité qui devrait être la même pour tous les hommes, puisqu’elle est fondée sur les expériences, et qui n’est peut-être la même ni pour deux hommes, ni pour deux actions de la vie, ni pour deux instants : cette unité réelle serait celle qui résulterait d’un calcul fait par le philosophe Stoïcien parfait, qui se comptant lui-même et tout ce qui l’envi- ronne pour rien, n’aurait d’égard qu’au cours naturel des choses ; une connaissance au moins approchée de cette unité vraie, et la conformité des sentiments et des actions dans la vie ordinaire à la connaissance qu’on en a, sont deux choses presque indispensables pour constituer le caractère philo- sophique ; la connaissance de l’unité constituera la Philosophie morale spéculative ; la conformité de sentiments et d’actions à cette connaissance, constituera la Philosophie morale pratique5. C’est là l’exposition de ce que l’article ENCYCLOPÉDIE appel- lera ‘‘esprit de combinaison’’. Sans rejeter proprement les avertisse- ments de D’Alembert, Diderot exploite les déterminations conceptuel- les d’un champ que son collègue semble, dans les passages cités, prendre pour le moins comme simple négatif de la connaissance expérimentale. S’ilyaunespace pour la conjecture, malgré toutes nos

5. Diderot, CONJECTURE, Enc., III, 870b-871a. 86 pedro pimenta certitudes, c’est parce que, dans une bonne mesure, l’appréhension de l’expérience est conditionnée par l’incertitude ¢ qui ne se confond pas avec le manque de connaissances. Les implications que Diderot en tire pour la philosophie morale seront dûment ajustées à l’histoire naturelle, lorsque l’auteur des Pen- sées sur l’interprétation de la nature distingue observer la nature et interpréter la nature. Cette distinction trouve place justement dans le chapitre intitulé « Des causes »6. Le philosophe véritablement expéri- mental, qui ne recule pas devant la nécessité de conjecturer au sujet de phénomènes rétifs à la certitude, est celui qui, distant des « vaines conjectures de la philosophie » et convaincu de « la faible lumière de notre raison », part de connaissances données et se risque à prévoir, sur leurs bases, non pas ce qui se produira, mais ce qui doit se produire, présupposant dès le départ que les événements naturels obéissent à une nécessité indestructible. C’est pourquoi, lorsqu’il ‘‘tire de l’ordre des choses des conclusions abstraites et générales’’, ces hypothèses acquiè- rent la force de ‘‘l’évidence des vérités sensibles et particulières’’. En procédant de la sorte, « le physicien dont la profession est d’instruire et non d’édifier, abandonnera donc le pourquoi, et ne s’occupera que du comment », parvenant ainsi à la connaissance de « l’unité véritable » (article CONJECTURE) ou de « l’essence même de l’ordre » de l’expérience (Pensées sur l’interprétation). Ce qui justifie l’adoption de la méthode conjecturale comme prin- cipe régissant les sciences naturelles est d’ordre épistémologique. Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois de l’investigation de la vérité sont sévères, et combien le nombre de nos moyens est borné. Tout se réduit à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion aux sens: rentrer en soi et en sortir sans cesse. C’est le travail de l’abeille. On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche chargée de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas en former des rayons7. Ce passage réitère ce qui est déjà bien clair dès le début du petit traité : les limites de la spéculation, en matière de science naturelle, sont données par l’utilité et non données a priori. Ce qui peut justifier ou non la plus extravagante ou la plus timide des hypothèses est le résultat, le produit qui en découle, et non pas sa concordance avec les lois générales. Ce n’est pas que la concordance ne soit nécessaire, au contraire, elle est un principe et un but. Cependant, ce serait une erreur de juger d’avance la pertinence d’une hypothèse qui n’a pas été testée,

6. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, LVI, DPV, IX (1981), p. 88. 7. Ibid.,p.34. diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille 87 du seul fait qu’elle n’est pas formulée en termes de lois générales. Cette attention au particulier est dictée par le cercle épistémologique dont est prisonnier le savant : sens ¢ réflexion ¢ sens8. La comparaison entre l’homme qui enquête sur la nature et l’abeille qui cueille le miel va cependant au-delà de l’apologie de l’utilité. Diderot enseigne, à travers elle, qu’avant qu’il n’y ait une métaphysique des sciences ¢ et toute science, reconnaît D’Alembert, a sa métaphysique, ou ses principes9 ¢ il y a une métaphysique naturelle, qui surgit du contact le plus immédiat entre l’homme et le monde autour de lui: « L’instinct va sans cesse regardant, goûtant, touchant, écoutant », et s’ilya«étonnement », c’est simplement faute d’une réflexion plus solide, ou faute de reconnaître que la sensation et la réflexion ne deviennent intelligibles, ou ne permettent de connaître la nature, que lorsqu’elles sont connectées en tant que pièces d’un même circuit, indissociables10. C’est à ce point de son élaboration ¢ parfaitement alignée avec le meilleur esprit de la philosophie expérimentale ¢ que Diderot lui- même introduit, dans sa réflexion sur les sciences, un élément à saveur de conjecture. L’étonnement vient souvent de ce qu’on suppose plusieurs prodiges où il n’y en a qu’un; de ce qu’on imagine dans la nature autant d’actes particuliers qu’on nombre de phénomènes, tandis qu’elle n’a peut-être jamais produit qu’un seul acte. Il semble même que, si elle avait été dans la nécessité d’en produire plusieurs, les différents résultats de ces actes seraient isolés; qu’il y aurait des collections de phénomènes indépendantes les unes des autres; et que cette chaîne générale dont la philosophie suppose la continuité se romprait en plusieurs endroits. L’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée de tout; et sans l’idée de tout, plus de philosophie11. On se trouve là en plein terrain des hypothèses, au sujet d’une vérité qui, selon Diderot, serait sous-jacente aux lois générales de la mécanique : l’idée de l’unité de la nature. L’énonciation de ce principe métaphysique ne se confond cependant pas avec la postulation d’une idée de totalité comme périmètre du monde, comme contour ultime de ses frontières. Pour Diderot, il est plus intéressant de penser que la nature, quelles que soient ses limites, n’a pas de divisions internes, ne connaît pas de ruptures, ne comporte pas de dénivellations ou de

8. Sur la métaphore de l’abeille, voir François Pépin, La philosophie expérimentale de Diderot et la chimie, Paris Garnier, 2012, p. 195. 9. D’Alembert, ÉLEMENS DES SCIENCES, Enc., V, 492b. 10. Diderot,Pensées sur l’interprétation de la nature X, op. cit. pp. 34-35. 11. Ibid. XI, p. 35. 88 pedro pimenta différences ontologiques. C’est une unité, ou un continuum, dont la diversité doit pouvoir être pensée comme système12. Il s’agit ici d’une idée déjà présente dans l’article ANIMAL : pour comprendre ce qui différencie un animal d’un végétal, ou pour comprendre le pourquoi de ces démarcations systématiques, il faut observer attentivement les caractéristiques qui sont communes à un grand nombre d’animaux, et qui les distinguent de toutes les plantes, sans jamais se laisser dominer par l’illusion que cette méthode serait fondée sur une séparation étanche entre les règnes qui, comme la chimie le montre, sont faits de la même matière (ce qui met en échec la distinction entre matière animée et matière inanimée)13. Si la séparation entre les règnes est probléma- tique, celle entre les espèces est tout simplement relative : si l’on définit amphibie comme l’animal qui habite la terre et le milieu aquatique, non seulement le castor ou le crapaud d’eau, mais quantité d’autres ani- maux et l’homme « que l’on ne regarde pas comme amphibies, le sont cependant de quelque façon »14. Ce mélange quelque peu confus entre animaux est rapporté par Diderot à un schéma qui vise à rendre la nature intelligible comme ordre et constitue, en fait, l’étape la plus audacieuse et la plus essen- tielle de ce qu’il entend par méthode conjecturale. Il semble que la nature se soit plu à varier le même mécanisme d’une infinité de manières différentes. Elle n’abandonne un genre de productions qu’après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère le règne animal, et qu’on s’aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu’il n’y a jamais eu qu’un premier animal prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, obli- térer certains organes? Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s’étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout; au lieu de la main d’un homme, vous aurez le pied d’un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’il ait été, approcher un règne d’un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins dès deux règnes (s’il est permis de se servir du terme de confins où il n’y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes d’êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités et des fonctions de l’un, et revêtus des

12. Voir Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du e e XVIII siècle,2 édition, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 607-609. 13. Diderot, ANIMAL, Enc., I, 472b-473a. Pour ce qui revient à Maupertuis ; voir André Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, p. 427. 14. Daubenton, Amphibie, Enc., I, 375b. diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille 89

formes, des qualités, des fonctions de l’autre, qui ne se sentirait porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premier être prototype de tous les êtres ? Mais que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur Baumann comme vraie, ou rejetée avec M. de Buffon comme fausse, on ne niera pas qu’il ne faille l’embrasser comme une hypothèse essentielle au progrès de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la décou- verte et à l’explication des phénomènes qui dépendent de l’organisation. Car il est évident que la nature n’a pu conserver tant de ressemblance dans les parties et affecter tant de variété dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce qu’elle a dérobé dans un autre. C’est une femme qui aime à se travestir, et dont les différents déguisements, laissant échapper tantôt une partie, tantôt une autre, donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité de connaître un jour toute sa personne15. La prudence recommandée par D’Alembert dans l’utilisation des conjectures est abandonnée. Comme le signale Diderot lui-même, cette hypothèse, qui pourrait paraître métaphysique et extravagante, est adoptée avec profit par les meilleurs adeptes de la méthode expérimen- tale, qui vont fonder sur elle tout un art : l’anatomie comparée. En effet, au chapitre « Âne » de l’Histoire Naturelle de Buffon, l’idée d’un prototype est suggérée comme schéma général du rapprochement entre individus considérés isolés les uns des autres, dotés de surface, de densité et de masse, circonstances que l’anatomiste doit ignorer pour privilégier la structure, ou l’apparence visible. Àladifférence de Buffon, cependant, Diderot suggère quelque relation entre de tels individus, non pas sur le plan d’un enchaînement intrinsèque entre eux, mais au niveau d’un système où les formes sont expliquées, dans leur structure, par un type d’équilibre compensatoire, d’une économie ou parcimonie naturelle. Ce qui introduit la mutabilité dans la considération de la nature, à partir de la considération de l’irréductibilité des individus16. La doctrine de Diderot, sans aucun doute bien plus audacieuse que celle de Buffon, doit beaucoup à Shaftesbury: Observe in one of those wing’d Creatures, whether the whole Structure be not made subservient to this purpose, and all other Advantages sacrific’d to this single Operation. The Anatomy of the Creature shews it, in a manner, to be all Wing: its chief Bulk being compos’d of two exorbitant Muscles, which exhaust the Strength of all the other, and engross (if I may say so) the whole Oeconomy of the Frame. ’Tis thus the aerial Racers are able to perform so rapid and strong a Motion, beyond comparison with any other kind, and far

15. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, XII, op. cit, p. 36-38. 16. Ibid. LVII, p. 91-92. 90 pedro pimenta

exceeding their little share of Strength elsewhere: these Parts of theirs being made in such superior proportion, as in a manner to starve their Compa- nions. And in Man’s Architecture, of so different an Order, were the flying Engines to be affix’d; must not the other Members suffer, and the multiply’d Parts starve one another? What think you of the Brain in this Partition? Is it not like to prove a Starveling? Or wou’d you have it be maintain’d at the same high rate, and draw the chief Nourishment to it-self, from all the rest?17 Si l’idée de proportion et d’ordre ébauchée ici, que Shaftesbury reprend du stoïcisme antique, fournit à Diderot la clé pour expliquer la continuité entre les individus, il l’adapte avec si peu de fidélité qu’il en arrive à la distordre. Cette distorsion est introduite par le déplacement de la comparaison faite par Shaftesbury. Tandis que celui-ci explique l’anatomie de la créature ailée par l’absence de raison chez ces êtres, et inversement l’absence d’ailes chez les hommes par la présence de la raison, Diderot se rapproche de Buffon et veut que l’on compare squelette à squelette, nerf à nerf, muscle à muscle, sans privilégier l’homme par rapport au reste de la nature. Il est vrai qu’il a un cerveau, et que cet organe est caractéristique de son espèce ; mais qu’il soit l’organe de la raison n’en fait pas une faculté qui se projette au-dessus de la sensibilité, au contraire, c’est parce que la raison est rabaissée au domaine du sensible, dans l’invention et le développement des arts et des sciences, que l’on comprendra en quoi réside la suprématie de l’homme sur le reste des êtres naturels. Privant son anatomie du principe du dessein intelligent, Diderot pense qu’il est possible de la consolider simplement sur la base d’une combinatoire régie en der- nière instance par ce que Jean Starobinski appelle « la nécessité biolo-

17. Shaftesbury, ‘‘The moralists. A philosophical rhapsody’’, II, 04, in : Charac- teristicks of men, manners, opinions, times, ed. Philip Ayres, 2 vols., Oxford: Clarendon Press, 2009, vol. 2. Traduction : ‘‘Voyez si dans les oiseaux, toute la structure de leur corps n’est pas adaptée à cet objet, et si tous les autres avantages ne sont pas sacrifiés à ce seul but. Leur anatomie fait voir qu’ils sont, pour ainsi dire, tout aile : le tronc est composé de deux muscles exorbitants, qui épuisent la force de touts les autres, et qui occupent en quelque sorte toute l’économie de leur organisation. Voilà pourquoi les oiseaux sont capables de fournir un mouvement si rapide et si vigouereux, en compa- raison de celui des autres espèces d’animaux: cette force excède infiniment celle qu’ils ont partout ailleurs, parce que les muscles en question l’emportent tellement sur le reste, qu’ils le font en quelque manière dépérir. Or si la nature avait attaché au corps de l’homme pareils ressorts, les autres membres en souffriraient, et les organes multipliés se mineraient les uns les autres : que deviendrait la tête en pareil cas ? Ne s’épuiserait- elle pas, ou voudriez vous qu’elle se soutînt à aussi grands frais que les ailes, et qu’elle tirât sa nouriture aux dépens de tout le reste?...’’. ‘‘Les moralistes, une rhapsodie philosophique’’, in Oeuvres de mylord comte de Shaftesbury (Genève, 1769), Paris : Honoré Champion, 2002, p. 528. diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille 91 gique », ou un ensemble de lois de spécification de la matière en formes variées à partir des lois mécaniques du mouvement18. Or il est évident qu’une telle doctrine dispense de toute référence à une intelligence immanente à la nature, instance dans laquelle Shaftesbury situe le des- sein. Si ordre il y a, il est fortuit, produit d’une combinatoire dépourvue d’intentionnalité, de prévision, de but. Son résultat est une structure dont l’organisation, selon l’Encyclopédie, doit être comprise en termes d’économie végétale ou animale, dénomination qui se réfère à l’Ordre, le Mécanisme, l’Ensemble des fonctions et des mouvements qui entretiennent la vie des animaux, dont l’exercice parfait, universel, fait avec constance, alacrité et facilité, constitue l’état le plus florissant de Santé, dont le moindre dérangement est par lui-même maladie, et dont l’entière cessa- tion est l’extrême diamétralement opposé à la Vie, c’est-à-dire la Mort.19 Ce système ne doit bien sûr pas être confondu avec une quel- conque machine : il est organique ; en lui il y a une corrélation entre parties telle qu’elle permet un fonctionnement autonome, sans opéra- teur externe. Le prix à payer pour l’acceptation de la doctrine de Shaftesbury serait, aux yeux de Diderot, rien de moins qu’exorbitant: la réintro- duction, dans cette nature qui doit être entendue comme matérielle et non substantielle, d’une activité de spécification et de distribution ordonnée des êtres, ce qui équivaudrait à soumettre le mouvement et la transformation à un dessein et à une intention, et peu importe qu’elle soit immanente ou transcendante. L’admission de ce dessein aurait comme corrélat nécessaire l’idée proposée plus tard par Goethe, à savoir que le prototype pourrait être reconstitué en un dessin, par la raison conjuguée à l’imagination, qu’il pourrait être exposé en une image générale, en un tracé qui correspondrait à la structure en tant que telle de tout animal, ou de toute plante ou de tout minéral. Or, si pour Diderot il est impossible de parvenir à cette idée, c’est simplement parce qu’elle n’existe pas en tant que telle : c’est un terme général, formé à partir des perceptions particulières, et qui n’a de consistance que dans la référence à celles-ci. Ce qui intéresse Diderot dans les Pensées sur l’interprétation de la nature (et dans Le rêve de d’Alembert), ce n’est pas tant de critiquer le finalisme et le panthéisme, ni même d’alerter sur les retombées qu’entraînerait l’adoption de systèmes fondés sur de telles notions, que d’attirer l’attention sur l’élément complémentaire de l’organisation

18. Jean Starobinski, ‘‘Le philosophe, le géomètre, l’hybride’’, Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012, pp. 261-262. 19. Ménuret de Chambaud, OEconomie animale, Enc., XI, 360b. 92 pedro pimenta naturelle, sans lequel elle ne pourrait même pas être reconnue ou identifiée : la dissolution des formes en frontières incertaines, varia- bles, fugaces, et non pas, comme le voudrait Shaftesbury, la production d’un ordre à partir de cette zone-limite. On sait que le polype sera pour lui le modèle de cette dissolution, de la rencontre amorphe entre l’animal et le végétal ; et on ne doit pas oublier que, dans les Essais sur la peinture, il recommande au jeune peintre qui veut apprendre à dessiner de prendre comme modèles non pas les corps jeunes, sains et athlétiques, que l’on exhibe dans les écoles de Beaux-arts, mais ceux qui révèlent la nature en pleine activité de constitution et de dissolu- tion des formes ¢ nourrissons, enfants, pubères, malades, vieillards aux portes de la mort, travailleurs déformés par l’effort et les gestes répétés Le privilège du concret s’étend ainsi aux signes imitatifs, qui doivent rendre compte de la nature, sans laisser s’immiscer entre le processus et sa reproduction la notion trompeuse de forme idéale, parfaite et stable, comme essence de l’activité naturelle, en oubliant ainsi que « un moyen presque sûr de se tromper en métaphysique, c’est de ne pas simplifier assez les objets dont on s’occupe ; et un secret infaillible pour arriver en physico-mathématique à des résultats défectueux, c’est de les supposer moins composés qu’ils ne le sont »20. Dans le cadre des Pensées sur l’interprétation de la nature,la critique de l’abstraction est plutôt présupposée que proprement réali- sée ou reprise. La seule fois où elle est effectivement proposée, elle se résume à une brève considération : « la chose du mathématicien n’a pas plus d’existence dans la nature que celle du joueur » ; les mathé- matiques face à la nature sont comme le jeu, « une suite indéterminée de problèmes à résoudre, d’après des conditions données »21. D’Alembert répondra à cette comparaison inexacte : L’esprit du jeu est un esprit de combinaison rapide, qui embrasse d’un coup d’œil et comme d’une manière vague un grand nombre de cas, dont quelques-uns peuvent lui échapper, parce qu’il est moins assujetti à des règles, qu’il n’est une espèce d’instinct perfectionné par l’habitude. D’ailleurs le Géomètre peut se donner tout le temps nécessaire pour résou- dre ses problèmes; il fait un effort, se repose, et repart de là avec de nouvelles forces. Le joueur est obligé de résoudre ses problèmes sur le champ, et de faire dans un temps donné et très court tout l’usage possible de son esprit. Il n’est donc pas surprenant qu’un grand Géomètre soit un joueur très médio- cre; et rien n’est en effet plus commun22.

20. Diderot, Lettre sur les aveugles, DPV, IV, p. 32. 21. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, III, op. cit . p. 29-30. 22. D’Alembert, GÉOMETRE, Enc., VII, 628b. diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille 93

Diderot semble confondre, dans sa critique de la géométrie, le caractère général de cette science et le caractère indéterminé du jeu, le génie du mathématicien et le génie du joueur. D’Alembert : Il me semble que ces deux esprits sont fort différents, si même ils ne sont pas contraires. L’esprit Géomètre est sans doute un esprit de calcul et de combinaison, mais de combinaison scrupuleuse et lente, qui examine l’une après l’autre toutes les parties de l’objet, et qui les compare successivement entre elles, prenant garde de n’en omettre aucune, et de les rapprocher par toutes leurs faces; en un mot ne faisant à la fois qu’un pas, et ayant soin de le bien assurer avant que de passer au suivant23.

Ainsi, la différence entre le géomètre et l’anatomiste ne serait pas si importante que ne le voudrait Diderot. Peut-être en raison de la fermeté de la position d’alembertienne, la critique de l’abstraction devra être reprise et dûment exposée, dans le Rêve de d’Alembert, où sont exploitées et développées les thèses des Pensées sur l’interprétation de la nature. Bien du goût de Diderot, cette critique apparaît à la fin du livre, au sujet d’une intervention que le somnambule d’Alembert opère dans le dialogue entre le Dr. Bordeu et Julie de Lespinasse. « Et les abstractions ? » demande d’Alembert. Ce à quoi le docteur répond : Il n’y en a point ; il n’y a que des réticences habituelles, des ellipses qui rendent les propositions plus générales et le langage plus rapide et plus commode. Ce sont les signes du langage qui ont donné naissance aux sciences abstraites. Une qualité commune à plusieurs actions a engendré les mots vice et vertu ; une qualité commune à plusieurs êtres a engendré les mots laideur et beauté. On a dit un homme, un cheval, deux animaux ; ensuite on a dit un, deux, trois, et toute la science des nombres a pris naissance. On n’a nulle idée d’un mot abstrait. On a remarqué dans tous les corps trois dimensions, la longueur, la largeur, la profondeur ; on s’est occupé de chacune de ces dimensions, et de là toutes les sciences mathéma- tiques. Toute abstraction n’est qu’un signe vide d’idée. On a exclu l’idée en séparant le signe de l’objet physique, et ce n’est qu’en rattachant le signe à l’objet physique que la science redevient une science d’idées24.

L’histoire naturelle relie le signe à l’objet physique au moyen de la description, méthode recommandée par Buffon dans le passage men- tionné par Diderot dans les Pensées, et devient ainsi une science concrète, capable de vérifier avec acuité et précision la valeur de conjec-

23. D’Alembert, Ibid. 24. Diderot, Le Rêve de d’Alembert , DPV, XVII, p. 191-192. 94 pedro pimenta tures que la physique, du haut de son abstraction, ne peut que condam- ner d’avance. Cette concrétude justifie la conjecture d’un prototype, sanslaisserd’ouvertureàunequelconqueperspectivequiviseraitàattri- buer une essence à la nature, ou une intelligence la gouvernant. La physique n’est cependant pas le seul ni peut-être le pire moyen d’introduire des abstractions dans l’étude de la nature. L’esprit d’abs- traction se fait sentir de manière tout aussi nocive dans la manie des classifications, méthode qui, en introduisant des divisions arbitraires, crée l’illusion que le monde naturel serait lui-même plus ordonné que, de fait, il ne l’est. La nomenclature est nécessaire à l’étude des êtres naturels, et l’on ne doit pas mépriser les contributions de Tournefort puis de Linné à la science ; mais elle est un simple instrument de l’organisation des sensations acquises et réfléchies, elle ne révèle rien au sujet des rapports entre les choses. Cette critique, élaborée par Buffon dans l’Histoire naturelle, et reprise dans l’Encyclopédie par son collaborateur Daubenton, qui la tonifie, pour ainsi dire, par une touche diderotienne : Dès que la connoissance des plantes a formé un corps de science, l’énoncé de leur nomenclature a dû précéder dans l’exposé de cette science l’histoire de leur culture & de leurs propriétés. Mais il est certain que la premiere connoissance que l’on ait eu des plantes, a été celle des usages auxquels on les a employées, & que l’on s’en est servi avant que de leur donner des noms. On s’est nourri avec des fruits; on s’est vêtu avec des feuilles ou des écorces; on a formé des cabanes avec les arbres des forêts avant que d’avoir nommé les pommiers ou les poiriers, le chanvre ou le lin, les chênes ou les ormes, &c. L’homme a dû satisfaire ses besoins les plus pressans par le seul sentiment, & indépendamment de toute connoissance acquise: on a joüi du parfum des fleurs dès qu’on s’en est approché, & on a recherché leur odeur sans s’inquiéter du nom de la rose ou du jasmin. Les usages des plantes qui supposent le plus d’expérience, n’ont jamais été indiqués par le nom ou par l’apparence extérieure d’aucune plante; c’est par un coup heureux du hasard, que l’on a été instruit de l’utilité que l’on pouvoit tirer du riz ou du froment, du caffé & de la vigne. Enfin il y a tout lieu de croire que les plantes usuelles dans la Medecine & dans les Arts, n’ont été nommées qu’après que leur efficacité a été connue: il y en a plusieurs qui ont encore aujourd’hui des noms relatifs à leurs propriétés25. La satisfaction des besoins ou la finalité pratique commande d’abord la formation de toute science, y compris la philosophie. On reconnaît ici un thème cher au XVIIIe siècle en général, à Condillac en particulier. L’acquisition de règles perfectionne la connaissance spon-

25. Daubenton, BOTANIQUE, Enc., II, 340b. diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille 95 tanée, dès qu’elle entre en consonance avec les pratiques immédiates. Il conviendrait ici de rappeler l’ouverture de l’article ART, rédigé par Diderot, où se trouve une version toute originale de cette doctrine générale : On a commencé par faire des observations sur la nature, le service, l’emploi, les qualités des êtres et de leurs symboles ; puis on a donné le nom de Science ou d’Art ou de Discipline en général, au centre ou point de réunion auquel on a rapporté les observations qu’on avait faites, pour en former un système ou de règles ou d’instruments, et de règles tendant à un même but ; car voilà ce que c’est que Discipline en général. Exemple. On a réfléchi sur l’usage et l’emploi des mots, et l’on a inventé ensuite le mot Grammaire. Grammaire est le nom d’un système d’instruments et de règles relatifs à un objet déterminé ; et cet objet est le son articulé, les signes de la parole, l’expression de la pensée, et tout ce quiyarapport ; il en est de même des autres Sciences ou Arts26. Si nous reprenons maintenant les Pensées sur la nature, nous verrons que Diderot avait raison: le naturaliste a tout à voir avec l’abeille. A une petite différence près. L’homme va un peu au-delà de la culture de ces ingénieux insectes ; en ordonnant la nature selon des critères de plaisir ou d’utilité, il finit par la transformer, en y introdui- sant, par une sorte de suture, un ordre complémentaire et à part, tributaire cependant de ses origines. Au-delà de la métaphysique, Diderot annonce ainsi, comme l’a montré Gérard Lebrun, l’anthropo- logie elle-même27. Et peut-être la meilleure façon de comprendre cette imbrication entre nature et culture est-elle encore une fois d’accompa- gner Starobinski, qui, dans son article ‘‘L’arbre de mots’’28, montre en une fine analyse que l’image organique du système des connaissances chez Diderot est obtenue par l’emboîtement mécanique d’éléments dont l’interdépendance est construite par la réflexion et confirmée par la sensation. Si dans la nature l’intentionnalité est effet apparent d’un art combinatoire guidé par une nécessité aveugle, dont « les jeux de la nature » et les cristallisations minérales seraient le niveau le plus primaire29, dans les sciences et les arts en général, et dans la philoso- phie en particulier, c’est l’intention réfléchie de l’homme qui imprime aux données de la sensation la forme d’un système et leur confère ainsi

26. Diderot, ART, Enc., I, 713b-714a. 27. Gérard Lebrun, ‘‘O cego e o nascimento da antropologia’’, in : A filosofia e sua história,Sa˜o Paulo CosacNaify, 2006. 28. Jean Starobinski, ‘‘L’arbre de mots’’, in Diderot, un diable de ramage, op. cit. 29. Voir d’Holbach dans l’article CRYSTAL, CRYSTAUX, ou CRYSTALLISA- TIONS, de l’Encyclopédie (IV, 523). 96 pedro pimenta un sens. Qui sait si ce n’est pas de cet art établi, ancré dans une habitude irréfléchie, que surgirait l’illusion, subtilement combattue par Diderot, que l’art de la nature dépendrait, lui aussi, d’un artifice ? Si pour Diderot l’idée d’une nature comme totalité ordonné par une intelligence n’a aucun sens, l’organisation du savoir sur cette même nature ne doit pas se confondre avec la notion chimérique d’un savoir universel, complet et immuable. À ce propos, on trouve entre Diderot et d’Alembert une concordance de méthode qui effectivement dépasse leurs différences théoriques. Il faut rappeler ici les mots de Michel Delon sur la dynamique de l’Encyclopédie comme systématique du savoir : « D’Alembert va du général au particulier, Diderot du pluriel et de l’épars à l’unité et au singulier. Cet double mouvement interdit à l’Encyclopédie de se refermer en une totalité »30.

Pedro Pimenta Université de Sa˜o Paulo /CNPq

30. Michel Delon, Diderot cul par-dessus tête, Paris, Albin Michel, 2013, p. 198. LECTEURS DE DIDEROT

Franck SALAUı N

Diderot est passé par ici

L’œuvre de Diderot n’en finit pas de produire ses effets, pour le meilleur et pour le pire. Au moment où la tentation de transformer le directeur de l’Encyclopédie en argument commercial est particulière- ment grande, il peut être intéressant de rappeler que pour un certain nombre de lecteurs ses œuvres ont eu, et continuent d’avoir, un rôle essentiel, celui de ferment ou de poisson-torpille. Ces lectures ont laissé des traces et ouvert des voies intellectuelles et artistiques, pour ne pas dire des mondes. D’une part, chaque époque voit paraître de nouvelles études universitaires, plus ou moins rigoureuses, qui chacune dresse un portrait du directeur de l’Encyclopédie. Ces études sont, comme il se doit, concurrencées, parasitées, voire recouvertes par des essais ou des spectacles destinés au grand public. Les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de leur modèle, les publications liées au tricentenaire de la naissance de Diderot en ont largement fait la démonstration. Faut-il s’en plaindre ? D’autre part, les œuvres de Diderot retrouvent toute leur vitalité et révèlent leurs potentialités grâce aux expérimentations nouvelles qui les prolongent, les interrogent, les difractent ou les contestent. S’intéresser aux lecteurs de Diderot, c’est donc s’approcher au plus près du mouvement de son œuvre et découvrir de quelles façons ses prolongements, comme autant de nouveaux polypes, réali- sent incessamment les devenirs dont elle est grosse. De son vivant, Diderot a suscité des réactions contradictoires et souvent passionnées1. Pour les uns, il s’agissait, à l’instar de Théophile de Viau au siècle précédent, du chef de file d’un dangereux groupe d’agitateurs, d’une « secte » complotant contre l’État et la religion.

1. Sur ce point, voir en particulier Anne-Marie Chouillet (dir.), Les Ennemis de Diderot, Paris, Klincksieck, 1993. Sur les différentes tendances de la réception de Diderot, voir notamment Jacques Proust, Lectures de Diderot, Paris, Armand Colin, 1974 ; Pascale Pellerin, Lectures et images de Diderot de 1750 à la fin de la Révolution, 1799, thèse, Tours, 1998 ; Raymond Trousson, Diderot, « Mémoire de la critique », Paris, PUPS, 2005 ; et Jean-Claude Bonnet, Diderot, promenades dans l’œuvre, Paris, LGF, 2012.

Recherche sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 100 franck salau¨ n

Comme le montre Pascale Pellerin, à partir de l’exemple d’Ernest Seillière, cette image s’est installée durablement dans la tradition réactionnaire. A contrario, ses admirateurs les plus enthousiastes, à commencer par Naigeon [Claire Fauvergue], en ont fait le héros des Lumières que l’on ne nommait pas encore ainsi. Face aux excès d’un Chateaubriand, qui reprend à son compte la thèse de la « secte ency- clopédique2 » ; face aux simplifications symétriques de la vulgate anti- cléricale, il est parfois difficile de lire les œuvres. Ces clivages se sont sans doute atténués, mais ils n’ont pas disparu. De même, la tendance à surévaluer celui que ses contemporains nommaient le philosophe par excellence, dénoncée, il y a une cinquantaine d’années par Jean Fabre, est toujours très présente3. L’objectivité en l’occurrence est difficile à atteindre, y compris chez les traducteurs qui sont toujours aussi des lecteurs et des inter- prètes. On connaît le rôle joué par Goethe dans la découverte du Neveu de Rameau, mais on oublie souvent que sa traduction était déjà une œuvre distincte de son modèle, une interprétation née du dialogue entre deux créateurs. Dans le cas de Lessing, outre la Dramaturgie de Hamburg, qui permet de suivre le dialogue serré et exigeant d’un écrivain en pleine possession de ses moyens avec l’un de ses modèles, il faut s’intéresser dans le détail à sa traduction du théâtre de Diderot. En effet, ses choix, tout en déplaçant les priorités de Diderot au profit de son propre positionnement dans le champ littéraire allemand, contri- buent à les rendre visibles [Nikolas Immer et Olaf Müller]. Le cas de Tadeusz Zˆelen´ski, dont Martin Cienski rappelle le parcours, est très différent. Intellectuel engagé, il s’est donné pour mission de rendre accessibles aux Polonais les œuvres des écrivains français, dont Diderot, allant jusqu’à formuler ce mot d’ordre : « faisons des auteurs français nos classiques4 !». On le voit, nombreux sont les intellectuels et les artistes qui ont entretenu une relation privilégiée, et souvent complexe, avec une ou plusieurs œuvres de Diderot, c’est donc un fil qu’il faudrait suivre : celui de la dynamique des idées et de la création en France et dans le monde5. Là encore les attitudes sont diverses, du disciple à l’icono-

2. Chateaubriand, Essai sur les révolutions (1797), éd. M. Regard, Paris, Gallimard, Pléiade, 1978, chap. XXV, XLII et XLIII. 3. Jean Fabre,· « Actualité de Diderot », DS, IV, 1963, p. 17-39. 4. Tadeusz Zelen´ski, Anthologie de la littérature française (1921), citée par M. Cienski dans ce volume. 5. Alors que la réception des œuvres de Diderot en Allemagne a fait l’objet d’études importantes, en particulier celles de Roland Mortier (Diderot en Allemagne, 1750-1850, Paris, PUF, 1954) et d’Anne Saada (Inventer Diderot. Les constructions d’un diderot est passé par ici 101 claste en passant par les élèves critiques ou les compagnons de route. À cet égard, le cas de Beaumarchais mériterait d’être réexaminé. Diderot pouvait-il se reconnaître dans ce disciple remuant qui lui avait déclaré son admiration dans l’Essai sur le dramatique genre sérieux6 ? Et que dire de Sainte-Beuve, des frères Goncourt, de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly, tous lecteurs critiques de Diderot ? Chacun a fait un tri avant de s’approprier une part de l’œuvre. Paul Valéry, qui avait une affection particulière pour Le Neveu de Rameau7, semble s’être aussi souvenu du Rêve de D’Alembert en écrivant L’idée fixe ou deux hommes à la mer8. Quant à Brecht, son intérêt pour l’œuvre de Diderot est encore plus manifeste. On sait que durant son exil au Danemark, il avait formé, avec Max Gorelik, le projet de créer une société pour le théâtre inductif, la Diderot-Gesellschaft9,et plusieurs de ses œuvres sont directement liées à la lecture de Diderot, notamment de Jacques le fataliste et son maître [Frank Zipfel]. Ce roman, qui a donné lieu à plusieurs adaptations pour la scène, est aussi celui qui a le plus influencé Milan Kundera [Luis Carlos Pimenta Gonçalves]. De leur côté, Thomas Bernhard, avec son Neveu de Wittgenstein (1982), qui reprend librement le procédé de Diderot, et Urs Widmer, dans Le Livre de mon père (2004), biographie romancée de Karl Walter Widmer, qui traduisit des œuvres de Diderot, manifestent leur intérêt pour Le Neveu de Rameau sans adopter la posture de disciples [Muriel Brot]. Les cinéastes ne sont pas en reste, après Eisenstein, fasciné par le dispositif formé par le Fils naturel et les Entretiens qui l’encadrent [Véronika Altachina] ; après Les Dames du bois de Boulogne (1945), de Robert Bresson, qui adapte l’histoire de Madame de La Pommeraye, laquelle constitue on le sait un épisode de Jacques le fataliste et son maître ; après Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot (1966), de auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, CNRS éditions, 2003), sa réception dans le reste du monde est encore assez mal connue. C’est l’occasion d’émettre le vœu que de nouvelles enquêtes de ce type soient menées à propos d’autres pays, à commencer par l’Angleterre, l’Italie et la Russie, et étendues à l’époque contemporaine. 6. Sedaine, Anseaume et Noverre étaient sans doute des disciples plus faciles à cerner. Sur les liens existant entre ces artistes et les thèses de Diderot, voir Daniel Heartz, From Garrick to Gluck, ed. by John A. Rice, Pendragon Press, 2004, p. 266. 7. Michel Jarrety, Paul Valéry, Paris, Fayard, 2008, p. 803. Sur ce point, voir F. Salaün, Besoin de fiction, Paris, Hermann, p. 36-37. 8. Paul Valéry, L’idée fixe ou deux hommes à la mer, dans Œuvres, t. II, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, Pléiade, 1960. 9. Sur cette société, voir en particulier les lettres de Bertolt Brecht à Max Gorelik du 9.2.1937 et du 19.3.1937, Große Kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe, Band 29, Frankfurt, 1998. La Société internationale Brecht (Internationale Brecht Society), créée en 1971, s’inspire explicitement de ce projet. 102 franck salau¨ n

Rivette ; c’est au tour de Jacques Nicloux d’adapter La Religieuse, selon des priorités très différentes [Houda Landolsi]. On pourrait multiplier les exemples, et un « Dictionnaire des lecteurs de Diderot », comme celui dont Pascale Pellerin a le projet, serait le bienvenu. On y trouverait à la fois des spécialistes de l’œuvre, comme Franco Venturi, Jacques Proust, Arthur Wilson, Yves Benot, Jean Starobinski et Marian Hobson, pour m’en tenir (injustement) à quelques noms, des écrivains dont l’œuvre porte les traces visibles d’une lecture de Diderot, comme Balzac [Fabien Girard], Baudelaire, Stendhal, et d’autres, qui s’y réfèrent de façon plus discrète, comme Jules Verne [Nadège Langbour]. Il faudrait aller jusqu’à aujourd’hui et procéder régulièrement à des mises à jour, car ce phénomène d’appropriation créatrice n’a rien perdu de sa vigueur ; au contraire, il s’accentue à travers le monde. Les œuvres sont relues, adaptées, imitées, contestées parfois. Diderot, qui s’était lui-même prêté au jeu, devient un personnage littéraire, comme dans Semiramida, la pièce du dramaturge polonais Maciej Wojtyszko crée en 1996 [Berenika Palus]. Ces affinités, parfois dissonantes, existent aussi chez les cher- cheurs. Le cas de Jean-Pierre Changeux est l’arbre qui cache la forêt, d’autres lecteurs ont entretenu des relations marquées au sceau de l’ambivalence, notamment Claude Lévi-Strauss, comme le démontre Adrian Paschoud. Il y a bien entendu autant de Diderot que de lecteurs de ses œuvres, et il serait vain de prétendre unifier ces multiples façons de lire, cependant, contrairement aux apparences, cette variété et les innom- brables ramifications qu’elle révèle ne sont pas dépourvues de logique. Un ordre secret les organise, celui des possibles, ce qui n’est pas sans exercer une certaine fascination sur les lecteurs avertis. Il est vrai que les grands succès cachent parfois de profonds contresens, et que le désir de plaire, sous prétexte de vulgariser, aboutit fréquemment à des lectures aberrantes10. Ainsi va la réception, mais la richesse d’une œuvre se mesure aussi aux détournements qu’elle subit et aux ferments qui finissent par dissoudre ces détournements. Car le mouvement créateur, la vitalité propre aux œuvres, le dialogue des artistes et des penseurs l’emportent toujours. Le dernier qui parle n’a pas forcément raison, le dernier qui adapte non plus et, par conséquent, certaines instrumentalisations sont mortes avant même de voir le jour. L’œuvre résiste à travers ses lecteurs. En se l’appropriant à des degrés variables, ils la réactivent ou la poursuivent.

10. Le cas le plus affligeant est certainement Le Libertin d’Éric-Emmanuel Schmitt, pièce truffée de citations de Diderot que l’auteur détourne sans scrupule, prêtant délibérément au directeur de l’Encyclopédie les qualités d’un Valmont. diderot est passé par ici 103

Sans que l’on puisse parler d’une communauté des lecteurs de Diderot, car leurs lectures sont hétérogènes, voire inconciliables, il existe un monde où les lectures passées et futures forment un réseau, ce monde c’est l’œuvre elle-même. En outre, ces réceptions diverses d’un créateur qui fut aussi un grand penseur cartographient avec lui les possibles de l’art et de la pensée. À cet égard, le film expérimental de Michael Snow, Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen11 (1972-1974), que l’artiste présenta comme une recherche sur le rapport son/image, et qui, de prime abord, semble n’avoir qu’un rapport superficiel à l’œuvre, est peut-être plus proche du mouvement créateur de Diderot que certaines mises en scène à la mode de quelques-uns de ses textes. D’ailleurs, n’est-ce pas une rencontre, celle du livre de Diderot que lui a offert son ami Dennis Young,qui est à l’origine du tournage ? En outre, les variations filmées par Wilma Schoen, c’est-à-dire Michael Snow dont c’est l’anagramme et le pseu- donyme, malgré leur monotonie, constituent à la fois un jeu sur les noms, les titres, et une recherche sur l’image et le son, comme le dialogue de Diderot qui, tout en interrogeant la production des indi- vidus, jouait déjà sur les noms propres et les interactions expressives entre la voix, la musique et le geste. Il est toujours possible d’invoquer le hasard, mais nul n’ignore aujourd’hui ce que Jacques le fataliste aurait répondu à cet argument : c’était « écrit sur le grand rouleau ». De fait, devant certaines œuvres, on se dit, comme lorsqu’on reçoit une lettre d’un ami, Diderot est passé par ici.

Franck Salaün Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières ¢ UMR 5186 Université Paul-Valéry Montpellier-3

11. Michael Snow, Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen, 1972-1974, 16 mm, couleur, sonore, 270 min. Sur la genèse de ce film, voir les documents réunis dans M. Snow, The Collected Writings of Michael Snow, Waterloo (Canada), W. Laurier University Press, 1994.

Claire FAUVERGUE

Naigeon lecteur de Diderot dans le dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne de l’Encyclopédie méthodique

Pour composer les trois volumes du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne pour l’Encyclopédie méthodique, Naigeon s’est appuyé sur des textes de Diderot, en particulier les articles de philoso- phie rédigés pour l’Encyclopédie. Dans Diderot et l’Encyclopédie, Jacques Proust a relevé les problèmes relatifs à l’établissement du texte diderotien dans l’Encyclopédie méthodique. Comme il en fait la remar- que, « le texte de l’Encyclopédie méthodique est, à quelques variantes près, le texte même de l’Encyclopédie ». Bien qu’elles restent peu nombreuses, ces variantes manifestent chez Naigeon la volonté de rétablir le texte de la contribution de Diderot, en tenant compte des corrections manuscrites apportées par ce dernier à la première édition de l’Encyclopédie largement censurée. Naigeon entend également restituer dans l’Encyclopédie méthodique la pensée de Diderot ou encore, comme l’observe Jacques Proust, présenter Diderot « sous son vrai jour »1. Les commentaires de Naigeon accompagnant les articles de Diderot mettent en évidence la relation que ces articles entretiennent avec le projet philosophique diderotien. On peut, par conséquent, envisager l’attitude de Naigeon à l’égard des textes de Diderot en fonction de deux exigences : la restitution des contribu- tions de Diderot à l’Encyclopédie et la reconstitution de son projet philosophique. Dans son Mémoire sur Naigeon, Damiron attirait déjà l’attention sur les notes rédigées dans l’Encyclopédie méthodique par Naigeon, car « c’est là, le plus souvent, qu’il [Naigeon] marque le mieux son senti-

1. J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie,2e éd., Paris, Albin Michel, 1995, p. 146.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 106 claire fauvergue ment »2. Damiron passe également en revue les articles dont Naigeon est l’auteur et où il affiche son athéisme. C’est au cours de l’analyse de l’article fatalisme et fatalité des stoïciens que Damiron relève l’emprunt que Naigeon fait à Diderot et s’exclame : « On reconnaîtra sans peine ici, et jusque dans ses termes mêmes, la pensée de Diderot, telle qu’il l’exprime dans une lettre que j’ai citée en son lieu ; c’est comme une leçon que le disciple répète d’après le maître [...] »3. Naigeon reproduit en effet, dans l’article fatalisme, plusieurs passa- ges de la Lettre à Landois4. Il faudrait préciser néanmoins qu’à ces passages viennent s’ajouter des extraits de l’article LIBERTÉ5 de l’Encyclopédie attribué en partie à Naigeon. La lecture à laquelle procède ce dernier dans l’article fatalisme suppose, par conséquent, tout un travail de lecture mais aussi de réécriture de textes dont certains seulement peuvent être attribués avec certitude à Diderot. Certes, le projet de Naigeon dans le dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne est bien de présenter Diderot sous son vrai jour, mais on peut se demander si cela passe exclusivement par la restitution du texte diderotien. En effet, dans le passage de l’article fatalisme qui a retenu l’attention des commentateurs, on observe que Naigeon présente la thèse soutenue par Diderot dans la Lettre à Landois et par lui-même dans l’article LIBERTÉ de l’Encyclopédie en renvoyant aux écrits de plusieurs philosophes parmi lesquels figurent Fontenelle, Bayle et Leibniz6. Or ces derniers renvois n’apparaissent pas dans le texte diderotien et leur étude s’avère essentielle afin de saisir la lecture de Diderot à laquelle procède Naigeon. De tels renvois prennent parfois dans l’Encyclopédie méthodique une forme nouvelle, celle de la citation d’extraits insérés dans le corps de l’article ou dans les notes. Ce premier constat nous amène à reconsidérer l’attitude de Naigeon à l’égard de Diderot. Naigeon ne se contente pas d’augmenter le volume des matériaux utiles à la constitution d’une histoire de la philosophie,

2. P. Damiron, Mémoire sur Naigeon [...] lu à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, A. Durand, 1857, p. 56. 3. Mémoire sur Naigeon, o.c., p. 53-54 ; Naigeon, Encyclopédie méthodique, Phi- losophie ancienne et moderne, article FATALISME ET FATALITÉ DES STOÏCIENS (Histoire de la philosophie ancienne et moderne), t. II, p. 408-409 ; l’Encyclopédie méthodique sera désormais citée EM. 4. Diderot, Lettre à Landois, DPV,IX, p. 257-258. Sur la question de l’emprunt de Naigeon à Diderot, voir H. Dieckmann, Inventaire du fonds Vandeul et inédits de Diderot, Genève, Droz, 1951, p. 148. 5. Naigeon, article LIBERTÉ (Morale), Enc., IX, 463. 6. Article FATALISME, EM, Philosophie ancienne et moderne, t. II, p. 409. Il s’agit du Traité de la liberté de Fontenelle, de l’article RORARIUS du Dictionnaire historique et critique de Bayle et des Essais de Théodicée de Leibniz. naigeon lecteur de diderot 107 il prend la liberté d’insérer de nouveaux renvois dans le texte des articles de Diderot et d’en renouveler l’usage. Il développe ainsi une lecture originale de l’œuvre diderotienne en matière d’histoire de la philosophie tout en inscrivant celle-ci dans le nouveau contexte de l’Encyclopédie méthodique. L’Encyclopédie méthodique,àladifférence de l’Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert, adopte une division des connaissances par ordre de matières. Les renvois internes à l’ouvrage encyclopédique sont remplacés par le vocabulaire, de telle sorte qu’au terme de la publication le lecteur devra consulter le « Vocabulaire encyclopédi- que »7 prévu par Panckoucke, ce vocabulaire tenant lieu de table générale pour l’ouvrage entier. Ainsi conçu, le « Vocabulaire encyclo- pédique » remplace dans l’Encyclopédie méthodique les renvois de choses et de mots de la première Encyclopédie. Toutefois, le diction- naire de Philosophie ancienne et moderne se distingue par la présence de nombreux renvois. Ainsi, leur insertion nous intéresse au même titre que les additions et les notes éditoriales : ces différents éléments sont l’expression de la lecture, par Naigeon, des articles dont Diderot est l’auteur dans l’Encyclopédie. On ne saurait par conséquent aborder le dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne sans tenir compte de l’exploitation que Naigeon fait des renvois en éditant le texte didero- tien. L’étude de ce nouvel emploi des renvois permettra notamment de saisir l’évolution que représente l’Encyclopédie méthodique par rapport àl’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert en matière d’historiogra- phie de la philosophie. Diderot renouvelle l’éclectisme introduit par J. Brucker comme une notion critique s’appliquant à l’histoire de la philosophie en énonçant qu’aucun principe digne d’entrer dans la composition d’une histoire de la philosophie n’appartient plus à un philosophe qu’à un autre. C’est dans cette perspective qu’il se charge, dans l’Encyclopédie, de révéler les analogies entre certains principes appartenant à diffé- rents systèmes. Or le nombre d’analogies augmente à mesure que s’étend notre connaissance des textes philosophiques. Diderot avait suggéré dans l’article ECLECTISME que les exemples de rencontres des Modernes avec les Anciens seraient « encore plus communs, si nous n’avions perdu aucune des productions de l’antiquité »8. Naigeon

7. Panckoucke, « Vocabulaire encyclopédique », EM, second Prospectus, Mathé- matiques, t. III, Paris, Panckoucke, 1789, p. 49 ; M. Groult (éd), Charles-Joseph Panckoucke, Prospectus et mémoires de l’Encyclopédie méthodique, vol. II, 1789-1792, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 263-264. 8. Diderot, article ECLECTISME (Histoire de la philosophie ancienne et moderne), Enc., V, 273. 108 claire fauvergue semble avoir senti la justesse de cette hypothèse : non seulement il accorde la plus grande attention à la philosophie ancienne, mais il multiplie le nombre d’extraits de textes philosophiques. On observe cependant qu’il s’écarte de l’éclectisme diderotien. Il critique notam- ment le fait que Diderot lise tous les philosophes en s’identifiant à eux sans s’en apercevoir. Ainsi Diderot « prêtait quelquefois ses idées » aux Anciens, « et s’appropriait de même les leurs, à-peu-près comme des amis dont les biens sont communs et qui vivent solidaires » (Dis- cours préliminaire,p.vi). On reconnaîtra ici une réécriture du passage de l’article ECLECTISME où Diderot décrit les philosophes éclec- tiques comme étant « parmi les philosophes ce que sont les souverains sur la surface de la terre, les seuls qui soient restés dans l’état de nature où tout était à tous » (Enc., V, 270). Cette critique de l’éclectisme diderotien révèle que l’enjeu de la réédition du corpus des articles d’histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie méthodique est moins de mettre en lumière de nouvelles analogies entre les principes appartenant à la philosophie ancienne ou à la philosophie moderne que d’apprécier à leur juste mesure la nouveauté d’une idée ainsi que l’invention d’un auteur. Naigeon pour- suit la recherche des convergences entre les philosophies engagée par Diderot tout en renouvelant non seulement les matériaux mais aussi la méthodologie employée par ce dernier. En s’attachant au vocabulaire philosophique, il met l’accent sur l’historicité des principes. Sa lecture reste néanmoins cohérente avec la contribution de Diderot à l’histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie, car, si elle se démarque de l’éclectisme, elle donne plus de relief à l’idée que tous les systèmes philosophiques s’inscrivent dans un même horizon : ils participent d’une philosophie générale dont les éléments ont été donnés par Diderot dans l’Encyclopédie. Dans l’avertissement pour l’Encyclopédie méthodique publié dans le Mercure de France, Naigeon présente son projet de dictionnaire en annonçant qu’il prévoit « d’étendre ou d’abréger, de refaire même en tout ou en partie » certains articles de philosophie ancienne et moderne de la première Encyclopédie mais qu’il « conservera scrupu- leusement, et sans se permettre même le plus léger changement, ceux qui sont le fruit des recherches d’un Philosophe justement célèbre, qui a porté sur tous les objets dont il s’est occupé, des vues également neuves, fines et profondes ». Naigeon marque tout se qui le sépare de J. Brucker, dont l’histoire critique est la principale source de Diderot en matière d’histoire de la philosophie. Il s’engage non seulement à lire les auteurs et à en extraire les matériaux susceptibles de « répandre quel- que jour sur la philosophie ancienne et moderne », mais aussi à les lire « dans un autre esprit, et avec d’autres vues que Brucker ». Ainsi est-ce naigeon lecteur de diderot 109 autant par la qualité encyclopédique de sa lecture que par la nouveauté des matériaux qu’il introduit que Naigeon se pose comme l’auteur d’une nouvelle histoire de la philosophie. Dans cette toute première version du projet, il présente le futur dictionnaire comme contenant une « Histoire générale et particulière de la Philosophie et des Philo- sophes anciens et modernes »9. La réalisation d’un tel projet suppose de la part de Naigeon une lecture très attentive de la contribution de Diderot à l’histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie. Dans la lettre insérée dans le Second Prospectus de l’Encyclopédie méthodique qu’il adresse à Panckoucke, Naigeon marque cette fois-ci ce qui le distingue de Diderot en expliquant comment les extraits insérés par ce dernier dans les articles d’histoire de la philosophie « ne sont souvent que la traduction de ceux de Brucker »10.Ladifférence entre l’Encyclopédie et l’Encyclopédie méthodique, en matière d’histoire de la philosophie, réside non seulement dans les sources, qui diffèrent d’une édition à l’autre, mais aussi dans l’usage de celles-ci : on passe d’un travail de traduction à un travail d’édition de textes philoso- phiques. Par exemple, le corpus des opuscules leibniziens se présente dans l’article LEIBNITZIANISME de l’Encyclopédie comme une traduction du latin au français d’après J. Brucker, alors que Naigeon rééditera dans l’Encyclopédie méthodique plusieurs opuscules rédigés par Leibniz en langue française. Ce travail éditorial reste néanmoins soumis aux règles de l’écriture encyclopédique en matière d’histoire de la philosophie, Naigeon se situant sous cet aspect en parfaite continuité avec Diderot. Le fait que Diderot ait lui-même formé le projet d’une seconde édi- tion des articles d’histoire de la philosophie justifie d’ailleurs ample- ment la contribution de Naigeon à l’Encyclopédie méthodique. Comme l’explique ce dernier, l’édition d’une histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie méthodique répond au vœu de Diderot qui « regrettait de n’avoir pas donné à cette partie de l’histoire des progrès de l’esprit humain une attention et des soins qui répondissent à l’importance de l’objet ». Diderot, poursuit Naigeon, « se proposait d’y suppléer dans une seconde édition »11, et en avait conçu le plan. Ainsi Naigeon

9. Encyclopédie méthodique, ou par ordre des matières, « XVI. La Philosophie ancienne et moderne, par M. Naigeon », Mercure de France, 8 décembre 1781, p. 119-122. 10. EM, « Philosophie ancienne et moderne par M. Naigeon », « Lettre de l’auteur à M. Panckoucke, contenant des vues générales sur la manière de traiter l’Histoire critique de la Philosophie [...] », 16 février 1788, Mathématiques, t. III, p. 16 ; éd. M. Groult, o.c., p. 181 ; J.Brucker, Historia critica philosophiae, Leipzig, 1742-1744. 11. « Lettre de l’auteur à M. Panckoucke (...), EM, Mathématiques, t. III, p. 16 ; éd. M. Groult, o.c., p. 180. 110 claire fauvergue expose-t-il les grandes lignes d’un projet dont J. Brucker a certes fourni de nombreux matériaux à Diderot, mais dont l’esquisse revient à ce dernier. En présentant ce projet sous l’intitulé « Histoire philosophique de l’entendement humain considéré dans ses différentes périodes »12, Naigeon nous renvoie à l’article ECLECTISME de l’Encyclopédie. Diderot y propose d’expliquer les ressemblances entre la philosophie des anciens et des modernes par le « désordre (...) philosophique » décrit par D’Alembert dans le Discours préliminaire (Enc., I, XIV), et emploie à cet effet l’expression « système de déraison » (Enc., V, 273). Certes, Diderot est conscient du fait que toute ressemblance entre les philosophies est singulière et pose comme telle un problème d’inter- prétation, cependant c’est le caractère récurrent des ressemblances qui l’intéresse. En décrivant « la marche désordonnée et les écarts du Génie poétique, de l’Enthousiasme, de la Métaphysique, et de l’Esprit systématique », Diderot fait donc l’esquisse de l’histoire de l’entende- ment humain considéré, comme le dira plus tard Naigeon, dans ses différentes périodes. Enfin, il en déduit une règle générale, à savoir que « les hommes d’un siècle ne diffèrent guère des hommes d’un autre siècle » et « que les mêmes circonstances amènent presque nécessaire- ment les mêmes découvertes » (Enc., V, 273). On reconnaîtra ici la remarque formulée par Fontenelle dans sa Digression sur les anciens et les modernes : « Les siècles », écrit-il, « ne mettent aucune différence naturelle entre les hommes »13. S’il est évident que Diderot se réfère à Fontenelle dans l’article ECLECTISME, il est surprenant que Naigeon se contente de citer ce dernier lorsqu’il énonce à son tour les grandes lignes de l’« Histoire philosophique de l’entendement humain » (Discours préliminaire, p. X.). En effet, ce n’est pas à Diderot mais à Fontenelleque renvoie Nai- geon lorsqu’il avance des arguments en faveur de l’utilité de l’histoire philosophique de l’entendement humain. Sa lecture de Diderot pré- sente la particularité de se référer aux sources de celui-ci. Ainsi décla- re-t-il qu’« on ne peut guère douter de ce que Fontenelle observe quel- que part, que l’histoire des folies des hommes ne soit une grande partie du savoir, et que malheureusement plusieurs de nos connaissances

12. « Lettre de l’auteur à M. Panckoucke (...), EM, Mathématiques, t. III, p. 18 ; éd. M. Groult, o.c., p. 184 ; EM, Philosophie ancienne et moderne, Discours préliminaire, t. I, p. X. 13. Fontenelle, Poésies pastorales de M. D. F. avec un Traité sur la nature de l’Eglogue, et une Digression sur les anciens et les modernes, 1688, p. 233. naigeon lecteur de diderot 111 ne se réduisent là »14. L’histoire de l’entendement humain ne dépend ni des climats ni des siècles, bien que certaines circonstances peuvent en infléchir le cours ; c’est dans l’entendement qu’il faut rechercher le principe de sa propre histoire. Naigeon envisage par conséquent de considérer les différentes périodes de l’entendement humain, et décrit celles-ci de la même façon que Diderot tout en renvoyant à une des principales sources de ce dernier, c’est-à-dire à Fontenelle. Nous pen- sons au passage de l’article ECLECTISME où Diderot écrit que la « première des causes du retardement de l’Éclectisme moderne, est la route que suit naturellement l’esprit humain dans ses progrès, et qui l’occupe invinciblement pendant des siècles entiers à des connaissan- ces qui ont été et qui seront dans tous les temps antérieures à l’étude de la Philosophie » (Enc., V, 284). Diderot reprend ensuite la comparai- son faite par Fontenelle entre les progrès de la raison et les âges de l’homme15. Ainsi s’exclame-t-il en conclusion : « L’esprit humain a son enfance et sa virilité : plût au ciel qu’il n’eût pas aussi son déclin, sa vieillesse et sa caducité » (Enc., V, 284). Dans la Digression sur les Anciens et les Modernes, Fontenelle envisage l’histoire des sciences et des arts en remarquant que ceux-ci progressent différemment selon les facultés qu’ils sollicitent. Ainsi, la perfection des sciences dépend de la raison et, si les progrès en sont lents, ils ne connaissent pas de limites16. Fort de ce principe, Fontenelle peut se placer du point de vue de la postérité et affirmer qu’il sera aussi absurde d’admirer Descartes dans deux ou trois mille ans qu’il est nuisible à l’époque où il écrit d’admirer Aristote, car les Modernes finiront par devenir les contemporains des Anciens. On comparera ce développement avec le passage de l’Éloge de Leibniz où Fontenelle explique en quel sens l’« Histoire des pensées des hommes »17 peut être instructive. La matière première de cette histoire provient principale- ment de la lecture des philosophes. Celle-ci fournit un nombre infini de matériaux à la pensée. Elle indique les écueils à éviter et les routes à suivre. Enfin, elle apprend aux génies qu’il leur arrive de se tromper. Ce passage de l’Éloge de Leibniz inspire à Diderot dans l’article LEIB- NITZIANISME une réflexion originale sur l’historicité de toute

14. « Lettre de l’auteur à M. Panckoucke [...], EM, Mathématiques, t. III, p. 18 ; éd. M. Groult, o.c., p. 184 ; EM, Philosophie ancienne et moderne, Discours préliminaire, t. I, p. X ; Fontenelle, Histoire de l’Académie royale des sciences, année 1708, Paris, 1709, p. 110-111. 15. Digression sur les anciens et les modernes, o.c., p. 265-267. 16. Digression sur les anciens et les modernes, o.c., p. 244-245. 17. Fontenelle, « Éloge de M. Leibnitz », Éloges des académiciens, La Haye, 1740, t. I, p. 443-444. 112 claire fauvergue découverte scientifique. Il remarque qu’en cherchant à concilier l’aris- totélisme avec la philosophie moderne, Leibniz a montré « qu’une erreur surannée est quelquefois le germe d’une vérité nouvelle » (Enc., IX, 371). Naigeon adopte ce principe d’interprétation en lui donnant toute la portée qu’il mérite : il s’attachera, à la suite de Fontenelle et des éditeurs de l’Encyclopédie, à recueillir « tout ce que, dans une longue suite de siècles marqués dans l’histoire par des époques plus ou moins longues de barbarie et de lumière, l’esprit humain a pensé de plus absurde et de plus judicieux, de plus extravagant et de plus raisonnable, deplusconjecturaletdeplusprécis ».Ils’agitbiendeconsidérerl’enten- dement humain « dans ses accès divers de force et de faiblesse, de raison et de folie » (Discours préliminaire,p.x), étant supposé que l’homme passe nécessairement par une série d’erreurs avant d’arriver à la vérité et que la connaissance des routes conduisant à l’erreur lui est utile afin d’accéder plus librement à celle menant à la vérité. Ce développement nous renvoie aux premiers paragraphes du Discours préliminaire du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne. Naigeon y développe une lecture inédite du « tableau du renouvellement de la philosophie éclectique » à l’époque moderne ébauché par Diderot dans l’article ECLECTISME. Ce dernier s’atta- che notamment à définir les différentes causes du retard de la philoso- phie éclectique en général : la première cause de ce retard, explique-t-il, « est nécessaire, inévitable, et fondée dans la nature des choses », tandis que les autres causes sont « accidentelles et conséquentes à des événements que le temps pouvait ou ne pas amener, ou du moins amener dans des circonstances moins défavorables ». Or Naigeon ne retiendra de cette explication que la première cause, à savoir celle définie par Diderot comme nécessaire, ce qui s’avère tout à fait cohé- rent avec l’idée formulée par Fontenelle et par les encyclopédistes avant que Naigeon ne la fasse sienne, idée selon laquelle c’est dans l’enten- dement qu’il faut rechercher le principe d’une histoire philosophique. Il reste à déterminer dans quelle mesure la lecture de Naigeon restitue la pensée de Diderot. À lire le texte de l’article ECLECTISME, il apparaît qu’il comporte plusieurs éléments pouvant effectivement conduire à envisager avec Naigeon que les causes ayant retardées les progrès de la philosophie sont absolument toutes nécessaires. Il semble en effet que l’histoire de l’entendement humain n’obéisse pas unique- ment à une nécessité propre à l’esprit humain mais soit aussi détermi- née par des circonstances ou des événements ne relevant pas de la seule nécessité naturelle. Cette possibilité de lecture est confirmée par le fait que Diderot précise qu’il choisit de suivre la façon commune de penser en distinguant ainsi des causes nécessaires et accidentelles : « Je me conforme », écrit-il, « dans cette distinction à la manière commune naigeon lecteur de diderot 113 d’envisager les choses, et je fais abstraction d’un système qui n’entraî- nerait que trop facilement un homme qui réfléchit avec profondeur et précision, à croire que tous les événements dont je vais parler, sont également nécessaires » (Enc., V, 283-284). Les premiers paragraphes du Discours préliminaire du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne peuvent par conséquent être considérés comme une explica- tion inédite du tableau du renouvellement de la philosophie éclectique ébauché par Diderot dans l’Encyclopédie. Cette explication, loin de se conformer à la manière commune de penser, révèle l’adhésion de Diderot à l’hypothèse de la nécessité et restitue la pensée de ce dernier concernant l’histoire de la philosophie en général. Cette nouvelle ébauche de l’histoire de la philosophie s’accom- pagne dans le Discours préliminaire du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne d’une réécriture du texte diderotien où l’on remar- que la présence d’idées philosophiques centrales pour la compréhen- sion de la pensée diderotienne. Naigeon emprunte à Diderot l’idée d’« inquiétude automate »18 en l’attribuant non plus aux molécules organiques mais aux hommes de génies. On comparera aux Pensées sur l’interprétation de la nature le passage suivant du Discours préliminaire du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne : « les hommes doués de quelque aptitude extraordinaire pour les sciences ou pour les arts [...] ont tous, plus ou moins, cette espèce d’inquiétude automate qu’on remarque dans les animaux quelques moments avant leur som- meil, et qui les porte à s’agiter en tout sens, à changer sans cesse de position, jusqu’à ce qu’ils rencontrent celle qui est la plus commode pour eux, et qui finissent toujours par la trouver » (Discours prélimi- naire,t.I,p.iii-iv). La nécessité de s’exercer, pour l’entendement humain, prévaut sur l’objet qui l’occupe ainsi que sur les circonstances de son exercice. Ainsi, « les hommes doués de quelque aptitude extra- ordinaire pour les sciences ou pour les arts (...) font presque toujours la chose à laquelle ils sont particulièrement propres, et vers laquelle ils se sentent le plus fortement entraînés » (Discours préliminaire,t.I,p.iii). Naigeon poursuit en décrivant le philosophe et l’érudit comme « deux espèces d’automates montés pour une certaine suite de mouvements divers, deux machines nécessairement disposées, organisées, l’une pour avoir beaucoup d’esprit, de jugement et d’idées, et pour faire de la raison ; l’autre, pour retenir, par exemple, à-peu-près tous les mots d’une langue morte et leurs radicaux, pour savoir dans quel sens chacun de ces mots est employé dans tel et tel auteur ancien, et le passage original ou de quelque vieux scholiaste où cette expression se trouve » (Discours préliminaire,t.I,p.v). Cette reformulation

18. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, LI, DPV, IX, p. 84. 114 claire fauvergue de l’idée diderotienne d’inquiétude permet à Naigeon d’expliquer que l’érudition et la critique sont des instruments dont l’usage n’est pas naturel au philosophe : ainsi Diderot, écrit-il, était « absolument inca- pable de cette patience, de cette exactitude si nécessaire dans l’examen des faits ; et cette attention scrupuleuse que dans ces recherches et dans ces discussions arides il faut sans cesse donner à une foule de petits objets, qui ont néanmoins leur utilité, était surtout au-dessus de ses forces ». Pourtant, la composition d’une histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie exigeait, comme le précise Naigeon, de recourir à l’érudition et à la critique autant qu’à la philosophie. Toujours dans le Discours préliminaire, Naigeon met en évidence la fonction encyclopédique de l’histoire de la philosophie en affirmant qu’« il est peu de parties dans l’Encyclopédie d’une utilité plus géné- rale, plus constante, et qui par la profondeur des matières qu’elle embrasse, par le nombre et la nature des idées qu’elle réveille dans l’esprit, et qui sont quelquefois à une grande distance des premières, offre un champ plus vaste à la méditation » (Discours préliminaire, p. vi). Il revient à Diderot d’avoir été, avec Bacon, à l’origine de la naissance de l’histoire de la philosophie envisagée dans une perspective encyclopédique. Naigeon cite un passage de De Dignitate et Augmentis scientiarum dans lequel ce dernier forme le plan d’une « histoire des opinions des anciens philosophes »19. Il en présente le projet en notant que celui-ci a le mérite de reconnaître l’histoire de la philosophie comme constituant une branche des connaissances humaines à part entière. De plus, la méthode qu’il préconise rejoint l’approche encyclo- pédique des systèmes de la connaissance humaine. Bacon recom- mande en effet d’exposer à part chaque philosophie, d’en lier les différents dogmes, de telle sorte que ceux-ci s’éclaircissent réciproque- ment et que chaque philosophie forme un tout. Bacon aurait ainsi découvert, selon les termes de Naigeon, « le point de vue d’où il fallait considérer chaque objet pour en saisir l’ensemble, et le pénétrer, pour ainsi dire, tout entier d’un coup d’œil »20. On reconnaît ici la termino- logie des éditeurs de l’Encyclopédie lorsqu’ils forment le projet de représenter l’enchaînement des sciences en composant le système le plus lié possible. C’est par la généralité de son objet que l’histoire de la philosophie tend ainsi à se confondre avec le projet encyclopédique. Naigeon pourra de ce point de vue critiquer la méthodologie employée par Dutens dans son ouvrage Recherches sur l’origine des découver-

19. EM, Philosophie ancienne et moderne, Discours préliminaire, t. I, p. I ; Bacon, De Dignitate et Augmentis scientiarum, livre III, chapitre IV, éd. Paris, 1624, p. 181. 20. Philosophie ancienne et moderne, Discours préliminaire,t.I,p.I. naigeon lecteur de diderot 115 tes21, méthodologie consistant à rechercher l’origine d’une idée dans une idée antérieure. Le défaut de cette méthode est de considérer les idées sans en comprendre vraiment la liaison et sans tenir compte du fait qu’elles appartiennent à telle ou telle philosophie. Or, comme le remarque Naigeon, en reformulant une réflexion de Diderot, une idée « ne se trouve pas isolée, solitaire dans la tête de l’inventeur ; elle n’y est pas arrivée brusquement, et pour ainsi dire, à son insu ; il a au moins une partie de celles auxquelles cette idée correspond, et qui ont pu l’y conduire » (Discours préliminaire,p.xxi). Si le projet baconien retient l’attention de Naigeon, c’est qu’il accorde une place à l’histoire de la philosophie dans l’enchaînement des sciences et conçoit celle-ci comme offrant l’accès à un point de vue général. Cependant, Naigeon ne puise pas aux sources de l’Encyclopé- die sans conserver la terminologie des éditeurs de l’ouvrage. Nous pensons à la notion de « point de vue »22 définie par D’Alembert dans le Discours préliminaire puis par Diderot dans l’article ENCYCLOPÉ- DIE, ce dernier recommandant par exemple aux auteurs des articles de saisir « le point de vue » (Enc., V, 642) sous lequel considérer la chose dont ils traitent. Naigeon emploiera à son tour la notion de point de vue à des fins critiques en observant que si J. Brucker « avait envisagé son sujet sous son vrai point de vue, et dans tous ses rapports, il aurait fait un beau livre » (Discours préliminaire,p.ix). Ainsi l’histoire de la philosophie pourrait participer à l’enchaîne- ment des sciences par la généralité et l’étendue de sa matière, ou encore par la mise en ordre des idées qu’elle effectue. Il est d’ailleurs signifi- catif que Naigeon emploie le terme d’« homme en général » lorsqu’il envisage l’histoire philosophique de l’entendement humain, ou encore qu’il parle de « science générale des anciens » (Discours préliminaire, p. x) afin de désigner la philosophie ancienne. On comparera cet emploi avec celui que fait Diderot dans l’article ENCYCLOPÉDIE en désignant par le terme de « science générale » la « science de l’homme en général » (Enc., V, 635 et 640). Ainsi Naigeon est-il amené à redéfinir les moyens d’élever les connaissances humaines à la plus grande généralité, y compris en matière d’histoire de la philosophie. Il décrit comment le philosophe, tout en travaillant sur les mêmes maté- riaux que l’érudit, à savoir sur les faits, parvient à en saisir la logique, c’est-à-dire à les ordonner, à en déduire des vérités et, finalement, à accéder à un degré d’universalité toujours plus élevé. Ce qui se dessine

21. L. Dutens, Recherches sur l’origine des découvertes attribuées aux modernes, 1776. 22. D’Alembert, Discours préliminaire, Enc,I,p.XIV. 116 claire fauvergue ici est la possibilité d’une « histoire de la philosophie en général »23,ou encore d’une philosophie dont le degré d’universalité serait plus grand que celui de toute philosophie particulière. De fait, l’esquisse de cette histoire philosophique prend progressivement forme au cours de la rédaction des trois volumes du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne. Dès le Discours préliminaire, Naigeon aborde la question du progrès de la langue philosophique. « Ce qui rend la Physique et la Métaphysique des anciens si vague, si obscure, si difficile à entendre », écrit-il, « c’est qu’il n’avaient pas, si l’on peut s’exprimer ainsi, la langue de leurs idées » (Discours préliminaire,p.xiv). Ce passage du Discours préliminaire se situe dans le prolongement des réflexions formulées par Diderot dans l’article ENCYCLOPÉDIE, ce dernier énonçant que « la langue est une image rigoureuse et fidèle de l’exer- cice de la raison » (Enc., V, 638). Ainsi, la connaissance de la langue permettrait d’« éclaircir l’histoire des progrès de l’esprit humain dans les siècles passés » (Enc., V, 637). Naigeon portera la plus grande attention à cette dernière remarque, à tel point qu’il verra dans les articles de grammaire rédigés par Diderot pour l’Encyclopédie des articles d’histoire de la philosophie. L’article PRODUCTION, désigné dans le dictionnaire de Philoso- phie ancienne et moderne comme un article d’histoire de la philosophie, nous fournira un exemple de la lecture du texte encyclopédique dide- rotien par Naigeon. Précisons qu’il s’agissait dans l’Encyclopédie d’un article de grammaire24. Naigeon y explique en introduction comment, dans la première Encyclopédie, l’ordre alphabétique prévalait sur celui des matières, ce qui avait conduit les éditeurs de l’ouvrage à présenter les articles d’« histoire de philosophie en général » comme s’il s’agis- sait de « simples articles de mots » ou de « grammaire philosophi- que »25. Or ces articles relèvent de l’histoire de la philosophie à partir du moment où ils sont considérés dans l’Encyclopédie méthodique par ordre de matières. Naigeon explique encore qu’ils contiennent des matériaux que Diderot a volontairement dispersés dans l’ouvrage, suite à la censure à laquelle celui-ci faisait l’objet. Ainsi Naigeon

23. EM, Philosophie ancienne et moderne, article PRODUCTION (Histoire de la philosophie), t. III, p. 466. 24. Diderot, article PRODUCTION (Grammaire), Enc., XIII, 424. 25. EM, article PRODUCTION, t. III, p. 466. Naigeon remplace généralement le désignant « Grammaire » par l’expression « Grammaire philosophique ». Sur la gram- maire philosophique dans l’Encyclopédie, voir M. Leca-Tsiomis, Écrire l’Encyclopédie. Diderot, de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, Oxford, Voltaire Foundation, (1999) 2007. naigeon lecteur de diderot 117 procède, par sa lecture des articles de grammaire rédigés par Diderot pour l’Encyclopédie, à une forme de restitution dont l’objet n’est pas le texte, celui-ci restant le même, mais le projet philosophique didero- tien : les articles de grammaire présentés par Naigeon comme des articles d’histoire de la philosophie contiennent, écrit celui-ci en s’ins- pirant d’Horace, « les membres dispersés d’un philosophe »26. Les termes de cette introduction sont ceux employés par Naigeon dans le Discours préliminaire. Ce dernier écrivait alors que « la plupart des matériaux qu’il [Diderot] avait recueillis dans le silence de l’étude et de la méditation, et qui, employés avec discernement par d’aussi habiles mains, auraient été si utiles pour perfectionner l’entendement humain, et pour mettre dans la langue philosophique cette exactitude et cette précision sans lesquelles on n’éclaircit rien, se trouvent épars, isolés, perdus dans des articles où personne jusqu’à présent ne les a décou- verts, où personne même ne les suppose, ne les cherche, et où Diderot semble même les avoir déposés, moins comme des vérités positives, déjà constatées par l’expérience, et pour ainsi dire jugées et senties, que comme des espèces de germes qui attendent leur développement et leur fécondation du progrès des lumières et de l’irradiation des esprits » (t. III, p. 466). Enfin, à la fin de l’article production, Naigeon renvoie le lecteur à l’article diderot (Philosophie de), et plus précisément au passage où il expose le projet diderotien de « dictionnaire universel et philosophique de la langue ». Il explique dans ce passage comment Diderot « a dispersé dans l’Encyclopédie un grand nombre de maté- riaux qui devaient servir un jour à la composition de ce vocabulaire par lequel il avait résolu de terminer sa carrière littéraire »27. Cette descrip- tion reformule de façon résumée le projet diderotien de vocabulaire universel présenté au début de l’article ENCYCLOPÉDIE de l’Ency- clopédie, Naigeon précisant qu’un tel projet repose sur l’hypothèse d’un rapport entre la connaissance de la langue et le projet encyclopédique. Diderot insiste effectivement sur ce rapport en déclarant : « C’est de la perfection de l’idiome que dépendent et l’exactitude dans les sciences rigoureuses, et le goût dans les Beaux-Arts, (...) » (Enc., V, 635-638). Naigeon énonce pour sa part que « la perfection de l’entendement humain tient plus qu’on ne croit à celle de la grammaire »28,cequi n’est pas non plus sans faire écho à l’idée que la science des signes et des

26. EM, article PRODUCTION, t. III, p. 466. On lit en note : « Invenias etiam disjecti membra philosophi ». Dans les Satires, Horace parlait du poète. 27. EM, article DIDEROT (philosophie de)(Histoire de la philosophie moderne), Histoire ancienne et moderne, t. II, p. 219. 28. EM, article DIDEROT (philosophie de), Histoire ancienne et moderne,t.II, p. 220 ; article ENCYCLOPÉDIE, Enc., V, 637. 118 claire fauvergue sons a plus de liaison avec la science des choses qu’on ne le croit et pourrait servir à éclaircir l’histoire des progrès de l’esprit humain.

Nous mentionnerons un dernier exemple d’article de grammaire présenté par Naigeon comme un article d’histoire de la philosophie et témoignant de la façon dont il interprète la contribution de Diderot à l’histoire de la philosophie. Il s’agit de l’article nature (intempérie de la) présenté par le désignant « Histoire de la philosophie moderne ». Il s’agit dans l’Encyclopédie de l’article de grammaire intempérie.Le texte de l’article pour être court n’en est pas moins philosophique. Naigeon n’en présente qu’un extrait, ne conservant finalement de l’article que sa matière philosophique. Le choix d’en modifier l’entrée, en mettant en valeur l’idée de nature, s’explique par la matière même de l’article et par le principe qui y est énoncé, à savoir que « l’ordre des choses est nécessaire »29. Enfin, Naigeon insère un renvoi final au paragraphe « Sur les causes finales » de l’article diderot (philosophie de). En extrayant de l’Encyclopédie les matériaux utiles à la constitu- tion d’une histoire de la philosophie, Naigeon présente une lecture philosophique de textes qui n’y étaient pas présentés comme relevant de l’histoire de la philosophie. Ainsi le paragraphe « Sur les causes finales » est composé de deux articles de grammaire rédigés par Dide- rot pour l’Encyclopédie : l’article LAIDEUR et l’article HARMO- NIE30. Naigeon met donc à jour, notamment au moyen de renvois, les matériaux épars du vocabulaire universel dont Diderot avait le projet. Ce n’est que tardivement, semble-t-il, que Naigeon présente ainsi des échantillons du projet philosophique diderotien à partir d’élé- ments textuels initialement insérés à l’Encyclopédie, puisqu’il réserve ces échantillons pour le troisième volume du dictionnaire de Philoso- phie ancienne et moderne. Rappelons cependant qu’il prévoyait dans la première version de son projet de traiter de l’histoire générale et particulière de la philosophie et qu’il annonçait alors le titre suivant : « Histoire générale et particulière de la Philosophie et des Philosophes anciens et modernes »31. En présentant une sélection d’articles de grammaire dont la matière relève de l’histoire de la philosophie, Nai- geon revient finalement à sa première idée et reconstitue en partie le

29. EM, article NATURE (INTEMPÉRIE DE LA), Histoire ancienne et moderne, t. III, p. 350 ; Diderot, article INTEMPÉRIE (Grammaire), Enc., VIII, 806-807. 30. EM, article DIDEROT (philosophie de), « Sur les causes finales », Histoire ancienne et moderne, t. II, p. 203-204 ; Diderot, article LAIDEUR (Grammaire et morale), Enc., IX, 176 ; article HARMONIE (Grammaire), Enc., VIII, 50. 31. Mercure de France, p. 119. naigeon lecteur de diderot 119 projet diderotien d’un « dictionnaire universel et philosophique de la langue »32. La lecture de Diderot engagée par Naigeon nous invite à relire l’Encyclopédie en étant sensible à la place de l’histoire de la philosophie dans l’enchaînement des sciences. La constitution de cette histoire au cours de la rédaction de l’ouvrage apparaît indissociable du projet encyclopédique diderotien, celui de composer un vocabulaire universel et philosophique. Que Diderot en ait dispersé les éléments dans l’Ency- clopédie afin de les transmettre à la postérité ne fait que donner plus de sens à la lecture de Naigeon dont témoigne l’édition du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne de l’Encyclopédie méthodique, car il revient à ce dernier d’avoir mis en ordre les matériaux d’une véritable histoire de la philosophie.

Université Montpellier III CRISES-E.A. 4424

32. EM, article DIDEROT (philosophie de), Histoire ancienne et moderne,t.II, p. 219.

Nikolas IMMER et Olaf MÜLLER

Le Diderot de Lessing : de « douces larmes » pour servir à la purification du goût national1

Alors que les traductions des textes de Diderot par Lessing sont considérées comme des témoignages majeurs de l’établissement du drame bourgeois en Allemagne2, elles n’avaient jamais été, avant notre édition, publiées dans leur version initiale avec les textes originaux3.

1. Une première version de cette étude des mêmes auteurs a paru en allemand sous le titre « Lessings Diderot: « süssere Thränen » zur Läuterung des Nationalgesch- macks », in Helmut Berthold (dir.), « Ihrem Originale nachzudenken ». Zu Lessings Übersetzungen, Tübingen, Niemeyer, 2008 (Wolfenbütteler Studien zur Aufklärung. Hg. von der Lessing-Akademie. Bd. 31), p. 147-163. 2. Voirnotamment Guthke 2006, p. 34sq. Sur les traductions des textes de Diderot par Lessing, voir également Jutta Golawski-Braungart : Die Schule der Franzosen. Zur Bedeutung von Lessings Übersetzungen aus dem Französischen für die Theorie und Praxis seines Theaters, Tübingen/Basel, Francke 2005, p. 149-187. 3. L’édition Reclam (RDA) des traductions des drames de Diderot par Lessing procurée par Wolfgang Stellmacher (Das Theater des Herrn Diderot. Herausgegeben und übersetzt von Gotthold Ephraim Lessing. Introduction et notes par Wolfgang Stellmacher, Leipzig, Reclam, 1981) reproduit la version qui se trouve dans les Œuvres de Lessing, éditées par Julius Petersen et Waldemar von Olshausen (vol. 11, 1926) ainsi que par Paul Rilla (vol. 6, 1954), c’est-à-dire celle de la seconde édition de 1781. L’édition Reclam (RFA) de Klaus-Detlef Müller (Das Theater des Herrn Diderot. Aus dem Französischen übersetzt von Gotthold Ephraim Lessing, Notes et postface de Klaus-Detlef Müller, Stuttgart, Reclam, 1986) s’appuie également sur la reproduction du texte dans l’édition de Petersen et Olshausen tout en reconnaissant avoir pour sa part « modernisé subtilement [...] l’orthographe et la ponctuation » (ibid., p. 407). Plus récemment, les traductions des œuvres de Diderot par Lessing ont encore été rééditées et commentées par Wilfried Barner (vol. 5/1, 1990) dans une nouvelle version des Œuvres complètes parue à Francfort (Gotthold Ephraim Lessing : Werke und Briefe in zwölf Bänden, Frankfurter Ausgabe, édité par Wilfried Barner et al., Frankfurt am Main : Deutscher Klassiker Verlag 1985-2003, cité FA). De manière étonnante, les textes contenus dans le premier volume des traductions, à savoir Der natürliche Sohn oder Die Proben der Tugend ainsi que les Unterredungen über den « Natürlichen Sohn », en sont absents (voir ibid., p. 540). Si la reproduction suit le texte de la première édition

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 122 nikolas immer et olaf müller

C’est dans le cadre de la préparation de la réédition de Das Theater des Herrn Diderot (Le Théâtre de Monsieur Diderot) de Lessing4 que nous avons été amenés à nous poser une nouvelle fois les questions, déjà maintes fois soulevées par la recherche, des raisons qui ont conduit Lessing à travailler aussi intensément à la traduction des œuvres poético-dramatiques et théoriques de Diderot dans les années 1759 à 1760, à savoir Le Fils naturel ou les Épreuves de la vertu suivi des Entretiens sur Le Fils naturels (1757) et Le Père de famille suivi de l’essai De la poésie dramatique (1758). Il s’agira ici d’aborder cette problématique selon différents points de vue, en commençant par la réception des pièces de Diderot en Allemagne à l’époque de leur publication. Cette réflexion sera suivie d’une comparaison des traductions qui permettra de dégager certaines tendances esthétiques de l’effet dramatique dans l’adaptation de Lessing. En l’absence, dans les documents personnels de Lessing, de correspondance à l’époque où il travaille à ses traductions, qui pourrait attester d’un rapprochement entre les deux auteurs, nous examinerons ensuite dans quelle mesure le projet d’adaptation peut être envisagé comme un prolongement des activités littéraires de l’auteur allemand. Pour ce faire, un détour par les domaines de la poétique dramatique, la théorie du genre et la critique littéraire sera nécessaire. En Allemagne, les premiers comptes rendus des drames de Diderot dont on ait connaissance datent de 1759. Au mois de février de cette année, Haller signale le Fils naturel dans une courte note des Göttingische Anzeigen5 qui, en dépit de sa brièveté, donne le ton de de 1760, on peut cependant lire dans la présentation qu’« un certain nombre de modifications affectant la ponctuation [...] ont été apportées » (ibid.). L’édition de Francfort présente par ailleurs certaines scènes tirées de l’original français, choisies de façon arbitraire, ainsi qu’une succincte comparaison des traductions (ibid., p. 548-573). Dans les éditions françaises courantes, soit les drames sont reproduits sans les textes théoriques qui les accompagnent (Théâtre du XVIIIe siècle, 2 volumes, édité par Jacques Truchet. Vol. 2, Paris, 1974 « Bibliothèque de la Pléiade », p. 3-141 ; Diderot/Goldzink 2005a, p. 39-208 ; Diderot/Goldzink 2005b, p. 69-268), soit les particularités de l’ortho- graphe et de la ponctuation des premières éditions de 1757 et 1758 sont ignorées, qu’elles soient simplement passées sous silence (Diderot/Versini 1996, p. 1061-1350) ou qu’elles fassent au préalable l’objet d’une longue introduction qui souligne précisément leur importance (Diderot/Chouillet 1980, p. 3-427 ainsi que p. xx-xxiii) ; la nécessité d’une édition bilingue est aussi soulignée par Katharina Tummuseit, Lessings Diderot : Le Fils naturel und Le Père de Famille ¢ Übersetzungen zur Bildung des dramatischen Ges- chmacks. In M. Lefèvre (dir.), Syntaktischer Wandel in Gegenwart und Geschichte, Akten des Kolloquiums in Montpellier vom 9. bis 11. Juni 2011, Berlin, Weidler,2012, p. 55-87. 4. Cf. Gotthold Ephraim Lessing, Das Theater des Herrn Diderot. Zweisprachige, synoptische Edition der Diderot-Übersetzung von 1760. Hg. von Nikolas Immer und Olaf Müller. St. Ingbert: Röhrig Universitätsverlag 2014. 5. Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen,18e exemplaire (10 février 1759), p. 176. le diderot de lessing 123 la réception de Diderot en Allemagne. L’auteur y évoque succincte- ment et non sans ironie l’accusation de plagiat qui avait fait grand bruit à Paris : on avait reproché à Diderot d’avoir proposé une simple adaptation française d’une pièce de Goldoni, Il vero amico,ense contentant d’en modifier le titre. Haller, qui présente Dorval, le prota- goniste du Fils naturel, comme un « bâtard vertueux » (« tugendhaften Bastarte »), souligne néanmoins que bien des traits ont incontestable- ment été inventés par Diderot, tout en laissant entendre que ceux-ci ne contribuent pas forcément à la qualité de la pièce. Il écrit ainsi à propos de la scène dans laquelle Constance (Theresia, chez Lessing) dépeint à Dorval un avenir commun avec leurs futurs enfants, scène au demeu- rant critiquée dans la grande majorité des comptes rendus publiés en France et en Allemagne : « Le discours tenu par la raisonnable Cons- tance à propos de leurs futurs fils et filles, qui plaît tant au vertueux, est le fruit de l’imagination de M. Diderot » (« Die Dissertation der vernünftigen Constance über ihre künftigen Söhne und Töchter, die dem Tugendhaften so wohl gefällt, ist von des Hrn. Diderot Ein- bildungskraft »). Sans doute ne faut-il pas entendre davantage une louange dans la remarque conclusive, qui précise que c’était bien à Diderot qu’était due l’idée d’enseigner « la vertu, au jour de fête, non pas depuis la chaire, mais depuis les tréteaux, par de belles élues, si l’on voulait fonder un État heureux » («wenn man einen glücklichen Staat anlegen wolte, die Tugend an den Feyertagen nicht auf der Kanzel, sondern durch auserlesene Schönen auf der Schaubühne [lehren las- sen] »): il s’agit là de pointer du doigt les irrévérences théologiques contenues dans le texte de Diderot. Haller fait ici référence à l’épisode de Lampedouse dans le « Second entretien », où Dorval évoque cette île utopique où le théâtre jouerait au sein de la société le rôle régulateur assumé habituellement par la messe chrétienne. C’est néanmoins dans les premiers mots de sa critique, lorsqu’il définit Diderot comme un « encyclopédiste », qu’Haller réalise le geste le plus significatif. Comme l’ont montré Roland Mortier puis Anne Saada6, l’année 1759 correspond à une étape importante dans la perception de Diderot en Allemagne, désormais indissociable de l’Encyclopédie, dont le sixième volume venait tout juste de paraître, alors qu’auparavant on pouvait encore le qualifier de médecin ou de mathématicien. L’annonce par Haller du Père de famille, publiée en juillet 1759 dans les Göttingische Anzeigen, n’est pas moins ironique7. Telles qu’elles sont présentées par le critique, les idées de Diderot apparais- sent soit comme douteuses soit comme tout à fait quelconques. Le seul

6. Voir Anne Saada, Inventer Diderot. Les constructions d’un auteur dans l’Alle- magne des Lumières, Paris, CNRS éditions, 2003, p. 136. 7. Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen,89e exemplaire (26 juillet 1759), p. 774sq. 124 nikolas immer et olaf müller mérite qu’il accorde sans réserve à Diderot à la fin de sa note est, une fois encore, à entendre comme une moquerie : Nous sommes d’accord avec lui pour voir une innovation utile dans le fait qu’une comédienne en vogue à Paris ait eu le courage d’ôter sa crinoline. M. D. indique prudemment à tous les comédiens qui voudraient un jour jouer son Père de famille les vêtements qu’il leur faudrait porter8.

Il n’est pas certain que Lessing ait déjà commencé son travail d’adaptation au moment de la parution de cet article mais, au premier abord, il pourrait paraître surprenant qu’il ait entrepris d’écrire sa traduction sur un ensemble de plus de 700 pages in octavo9, alors même qu’il y avait visiblement si peu de raisons objectives pour l’y encourager. Il s’agira donc, dans un premier temps, de citer quelques éléments extérieurs, concernant pour la plupart directement Diderot, qui ont pu attirer l’attention de l’auteur allemand sur ce texte, introduit par un personnage autobiographique : « Le sixième volume de l’Encyclopédie venoit de paroître, & et j’étois allé chercher à la campagne du repos & de la santé »10. La version française du Fils naturel avait paru en février 1757 à Paris et le Père de famille y était déjà annoncé, vers la fin. Un mois auparavant, en janvier 1757, s’était produit l’attentat de Damiens contre Louis XV, immédiatement utilisé comme prétexte pour la mise en place de mesures contre l’Encyclopédie et ses collaborateurs. Au mois d’avril, le roi fit rappeler dans une déclaration que la rédaction, l’impression et la diffusion d’écrits « licencieux » étaient toujours passibles de la peine de mort, tandis qu’au même moment les opposants à l’Encyclopédie, Fréron en tête, faisaient circuler des lettres de délation dans les milieux officiels et divulguaient des rumeurs, à l’image de celles-ci : « M. Diderot et ses adhérents sont des novateurs très dangereux en matière de littéra- ture et de goût. [...] il est le chef d’un grand corps, il est à la tête d’une société nombreuse qui pullule et se multiplie tous les jours à force d’intrigues »11.

8. Ibid., p. 775 : « Als eine nützliche Neuerung sehen wir mit ihm an, daß eine beliebte Comödiantin in Pariß den Reifrock abzulegen das Herz gehabt hat. Hr. D. schreibt den Comödianten, wenn sie jemahls seinen Pére [sic] de famille spielen sollten, alle ihre Kleider vorsichtig vor. » 9. Le Fils naturel comportait 299 pages dans l’édition citée par Haller, le Père de famille 415. 10. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 13. 11. Lettre de Fréron à Malesherbes du 21 mars 1757, citée in, Anne-Marie Chouillet, « Dossier du Fils naturel et du Père de famille », Studies on Voltaire and the eighteenth century 208 (1982), p. 73-166, ici p. 80. Les informations qui suivent sont également tirées de la chronologie établie par A.-M. Chouillet. le diderot de lessing 125

En octobre 1757 parurent les Petites lettres sur de grands Philoso- phes de Palissot, dont la seconde était dirigée contre Le Fils naturel. Fin novembre, le septième volume de l’Encyclopédie voyait le jour : il contenait l’article « Genève », rédigé par D’Alembert, qui donna lieu à la querelle sur le théâtre avec Rousseau, puis à la célèbre Lettre à M. D’Alembert. Pour les fêtes de Noël de l’année 1757, le Jésuite Chapelain fit un prêche dénonçant l’Encyclopédie devant le Roi. Durant l’été 1758 commença la dispute au sujet de De l’Esprit d’Hel- vétius, au mois de novembre parut Le Père de famille, accompagné d’une traduction française de deux pièces de Goldoni, Il Vero amico et Il Padre di famiglia, afin de prouver que les drames de Diderot n’étaient pas des plagiats. Les adaptations des textes de Goldoni étaient toutes deux précédées de dédicaces satiriques ridiculisant Palissot, ainsi que deux de ses nobles mécènes, la princesse de Robecq et la comtesse de La Marck12, ce qui fit encore grand bruit. Au mois de janvier 1759, c’est-à- dire deux semaines à peine avant la parution de l’article de Haller sur « Diderot, l’encyclopédiste », l’Encyclopédie ainsi que l’ouvrage d’Hel- vétius, De l’Esprit, furent condamnés par le Parlement de Paris ; en mars de la même année, le privilège de l’Encyclopédieétait révoqué, et en septembre elle était mise à l’index par le pape. Indépendamment des projets de renouvellement du drame allemand que pouvait alors nour- rir Lessing, souvent évoqués par les chercheurs, le choix de traduire en 1759 une œuvre nouvelle de Diderot constituait donc une provocation notable. L’effet se trouva sans doute encore renforcé par « l’idée tout à fait propre à Lessing », comme l’écrit Wilfried Barner, « de faire intervenir contre l’hégémonie française dans le théâtre allemand, au beau milieu de la guerre de Sept ans, un Français »13. Christian Felix Weisse introduit quant à lui un autre aspect de la réception de Diderot en Allemagne dans sa critique exhaustive du Fils naturel, également parue en 1759, dans la Bibliothek der schönen Wissenschaften de Nicolai. Il commence lui aussi par établir le lien avec l’Encyclopédie puis pointe les mœurs peu orthodoxes de Diderot : « Il paraît que l’auteur en est Monsieur Diderot, l’un des meilleurs collabo- rateursàlafameuseEncyclopédie,dontlesméritesphilosophiquessont aussi indéniables que ses opinions religieuses sont douteuses »14. Dans

12. Voir ibid., p. 91-98. 13. FA, vol. 5/1, p. 546 (commentaire) : « [Die] typisch Lessingsche Idee [...] [m]itten im Siebenjährigen Krieg einen Franzosen gegen die französisierende Theater- hegemonie in Deutschland ins Feld zu führen. » 14. [Weisse, Christian Felix : Compte rendu de] Le Fils naturel ou les Epreuves de la Vertu [...] in : Bibliothek der schönen Wissenschaften und der freyen Künste, vol. 5 (1759), p. 242-272, ici p. 243. Sur les activités de rédacteur et de critique de Weisse, voir 126 nikolas immer et olaf müller son compte rendu, Weisse cite ensuite de longs passages de la pièce de Diderot qu’il traduit ou paraphrase, pour conclure, au bout de trente pages, par une remarque qui peut se lire comme un véritable défi :

Nous concluons là ce long aperçu sur un texte souvent difficile à compren- dre, et bien plus souvent encore presque intraduisible. Un poète dramatique y trouverait selon nous beaucoup de belles réflexions, ou du moins des indications utiles. Il mérite dès lors d’être entièrement lu15.

Bien que Lessing n’ait pas, semble-t-il, commenté cet article, rédigé par son ancien camarade de classe et publié dans la revue de Nicolai, il est néanmoins fort probable qu’il en ait eu connaissance. Depuis 1751 au moins et l’intervention de Gottsched dans la tra- duction d’un texte de Voltaire par Lessing pour la revue Das Neueste aus der anmuthigen Gelehrsamkeit, qui fit naître probablement, au même moment, les soudaines prises de position de l’écrivain contre Gottsched16, traduire ou critiquer sévèrement les traductions des autres était devenu un moyen éprouvé de se faire une place sur le marché littéraire. C’est d’ailleurs là le procédé employé par Lessing dans ses six premières lettres sur la littérature (Briefe die neueste Literatur betreffend), publiées à l’époque des premiers comptes rendus allemands des drames de Diderot.

Ute van Runset: « Das französische Theater in der Bibliothek der schönen Wissenschaf- ten und der freyen Künste 1757-1765 » in : Pierre-André Bois, Roland Krebs (éd.) : Les lettres françaises dans les revues allemandes du XVIIIe siècle. Die französische Literatur in den deutschen Zeitschriften des 18. Jahrhunderts, Bern et al: Lang 1997, p. 109-122.: « Der Verfasser soll Herr Diderot seyn, der einer der vornehmsten Mitarbeiter der berühmten Encyclopädie ist, und dessen philosophische Verdienste so unstreitig, als zweifelhaft seine Gesinnungen in der Religion sind. » 15. Weisse 1759 (n. 14), p. 272 : « Wir schließben diesen weitläuftigen Auszug aus einer Schrift, die an vielen Orten schwer zu verstehen und an noch mehrern schwer, ja fast gar nicht zu übersetzen ist. Wir glauben, daß ein dramatischer Dichter darinn viele schöne oder doch solche Betrachtungen antreffen werde, die einen nützlichen Wink geben. Sie verdient daher ganz gelesen zu werden. » 16. Voir Karl S Guthke: Literarisches Leben im achtzehnten Jahrhundert in Deutschland und in der Schweiz. Bern/München: Francke1975, p. 48-56. Il s’agissait en fait de la traduction par Lessing Des embellissemens de Paris de Voltaire, parus pour la première fois en 1750 (1751) dans le Recueil de pièces en vers et en prose par l’auteur de la tragédie Sémiramis. Œuvres, vol. 2, Paris, 1751, p. 250-262. La traduction de Lessing ¢ augmentée des remarques de Gottsched, qui firent par ailleurs l’objet des critiques sourcilleuses de Voltaire ¢ fut publiée sous le titre Des Herrn von Voltaire Abhandlung von den Verschönerungen der Stadt Paris, aus dem Französischen übersetzt dans la revue Das Neueste aus der anmuthigen Gelehrsamkeit (avril 1751), p. 290-298. le diderot de lessing 127

Il est évident qu’un personnage aussi habile à railler le travail d’autres traducteurs se devait d’être irréprochable dans ses propres productions ¢ ce qui explique d’autant plus la colère de Lessing après l’intervention de Gottsched dans son adaptation du texte de Voltaire. Comme on peut le voir à travers les notices de Barner sur le Théâtre de Monsieur Diderot (Das Theater des Herrn Diderot), Lessing semble être parvenu à convaincre sur ce point17. Après que Mendelssohn eut donné le ton en juillet 1760 dans sa 119e lettre sur la littérature, parlant d’une « traduction presque insurpassable »18, l’adjectif vortrefflich (« excellent ») était immanquablement utilisé pour caractériser le tra- vail de Lessing sur les textes de Diderot. Sur le fond, aussi surprenant que cela puisse paraître, les théories du dramaturge sont alors accueillies de façon bien plus positive que dans les premiers comptes rendus des éditions françaises. Ainsi le critique anonyme de la Berli- nische privilegierte Zeitung qualifie-t-il de « si neuves et vraies les idées [de Diderot] sur les morceaux les plus importants de la poésie drama- tique, que ce n’est pas l’encenser inutilement que de dire, comme le fait le traducteur, qu’il n’y a pas eu, depuis Aristote, un esprit plus philo- sophique qui se soit penché sur le théâtre19 ».

Quant à Moses Mendelssohn, qui cite également la comparaison établie par Lessing entre Diderot et Aristote, il se réfère expressément au compte rendu de Weisse publié dans la Bibliothek der schönen Wissenschaften et réinterprète désormais de manière positive tous les points qui y avaient été critiqués. Il avertit, pour ce faire, ses lecteurs : Vous n’êtes pas obligés de vous fier à l’avis des auteurs de la Bibliothek der schönen Wissenschaften quant à la valeur à attribuer aux pièces de théâtre [de Diderot], quand bien même ces messieurs s’appuient sur le fait qu’on a jugé de même à Paris. Vous savez bien à quel point les Parisiens regardent de travers l’Encyclopédie, or Monsieur Diderot est l’un des plus éminents collaborateurs à cette grande œuvre20.

17. Voir FA, vol 5/1, p. 588-610. 18. Cité d’après : ibid., p. 590 : « [eine] fast unverbesserliche Übersetzung ». 19. Anonyme, « [Compte rendu de] Das Theater des Herrn Diderot [...] » in Berlinische privilegierte Zeitung, Berlin (10 mai 1760). Cité d’après FA, vol 5/1, p. 588 : « [...] Gedanken über die wichtigsten Stücke der dramatischen Poesie [...] so neu und so wahr, daß es keine übertriebne Schmeicheley ist, wenn der Uebersetzer von ihm sagt, es habe sich nach dem Aristoteles, nicht leicht ein philosophischerer Kopf mit dem Theater abgegeben, als Er. ». 20. Moses Mendelssohn, « [Compte rendu de] W. : Letzte Gespräche Sokrates’ und seiner Freunde » in : Briefe, die neueste Literatur betreffend, viie partie, Berlin, 1760 e (119 lettre du 17 juillet 1760). Cité d’après Moses Mendelssohn : Rezensionsartikel in 128 nikolas immer et olaf müller

Il est vrai que la Berlinische privilegierte Zeitung et Mendelssohn sont suffisamment proches de Lessing pour qu’on puisse mettre en doute la neutralité de leurs comptes rendus. Le succès retentissant sur les planches de l’une des deux pièces tout du moins, le Hausvater, ainsi que d’autres témoignages plus tardifs de la réception des traductions confirment cependant le jugement exprimé par les premiers critiques. Le texte, auquel on reprochait encore son manque d’originalité, était, à peine un an plus tard, perçu comme neuf et enrichissant grâce à la traduction de Lessing, saluée de toutes parts. Considérons donc maintenant plus en détail certaines des parti- cularités de cette adaptation, en nous appuyant sur le Fils naturel.La version de Lessing sera ponctuellement mise en perspective avec les passages antérieurement traduits par Weisse. On pourra ainsi consta- ter que Lessing a tendance à souligner davantage que Diderot, qui l’utilise déjà abondamment, le vocabulaire permettant d’exprimer les sentiments et à redoubler de pathos langagier. Ainsi, lorsque Dorval, dans la troisième scène de l’acte IV,évoque ses qualités masquées par l’aigreur, il ne cite, chez Diderot, qu’une seule fois chacune d’entre elles en les faisant suivre d’un pronom personnel, tandis que Lessing répète les mots-clefs Tugend (« vertu »), Sitten (« mœurs ») et Tränen (« larmes »). De plus, dans l’adaptation allemande, les « mœurs sauvages » deviennent les « gute rohe Sitten » (« bonnes mœurs brutes »)21.

Exemple 1

IV,3 [Dorval] J’ai reçu du Ciel un cœur [Dorval] Ich habe von dem Himmel droit ; c’est le seul avantage qu’il ait ein aufrichtiges Herz erhalten ; der voulu m’accorder... Mais ce cœur est einzige Vorzug, den es ihm gefallen flétri, & je suis, comme vous voyez... hat, mir zu ertheilen. ¢ Aber dieses sombre & mélancolique. J’ai... de la Herz ist entstaltet, und ich bin, wie vertu, mais elle est austère ; des Sie sehen ¢ finster und melancho- mœurs, mais sauvages... une âme lisch. Ich habe ¢ Tugend, aber es ist tendre, mais aigrie par de longues eine verdrießliche Tugend ; ich habe

Briefe, die neueste Litteratur betreffend(1759-1765), édité par Eva J.Engel (Moses Men- delssohn : Gesammelte Schriften. Jubiläumsausgabe, vol. 5/1), Stuttgart: Frommann- Holzboog 1991, p. 225-227, ici p. 225 (voir aussi : FA, vol. 5/1, p. 589sq) : « Was von [Diderots] theatralischen Stücken zu halten sey, müssen Sie ja von den Verfassern der Bibliothek der schönen Wissenschaften ja nicht auf Glauben annehmen, ob sich gleich die Herren darauf beziehen, daß zu Paris eben so geurtheilet worden. Sie wissen, wie viel Pariser die Enciclopädie mit scheelen Augen ansehen, und Herr Diderot ist einer der vornehmsten Mitarbeiter an diesem grossen Werke. » 21. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 78. le diderot de lessing 129

disgrâces. Je peux encore verser des Sitten, aber nur gute rohe Sitten ; ¢ larmes, mais elles sont rares & eine zärtliche Seele, die aber durch cruelles... anhaltende Unglücksfälle erbittert worden. Ich kann noch Thränen ver- giessen, aber sie sind selten und es sind grausame Thränen. ¢

Lessing opère selon ce principe dans de nombreux passages22. Ainsi de la scène finale avec le père, où le Lysimond allemand prononce pour sa part à deux reprises le mot Zärtlichkeit (« tendresse ») :

Exemple 223

V,5 Lysimond. Puisse le ciel, qui bénit Lysimond : Wolle doch der Himmel, les enfans par les peres, & les peres der die Kinder durch die Aeltern, par les enfans, vous en accorder qui und die Aeltern durch die Kinder vous ressemblent, & qui vous rendent seegnet, euch Kinder schenken, die la tendresse que vous avez pour moi. euch ähnlich sind, und die eure Zärt- lichkeit gegen mich mit gleicher Zärt- lichkeit belohnen ! Les pronoms répétés de manière emphatique pour s’adresser à un personnage, telle l’expression « Ihnen, Ihnen » (« à vous, à vous ») mise dans la bouche de Theresia pour traduire les mots « à vous » utilisés par Constance chez Diderot, sont plus fréquents encore :

Exemple 324

IV,2 (88) [Constance à Rosalie] Le mal- (98) Das Unglück macht Sie ungerecht heur vous rend injuste & cruelle. und grausam. Doch Ihnen, Ihnen Mais ce n’est point à vous que j’en muß ich diesen Vorwurf nicht dois faire le reproche. machen. On voit que Lessing a tendance à appuyer sur le vocabulaire déjà fort sentimental de Diderot dans les scènes d’effroi, telle que cette description de la prison londonienne où le vieux père se trouve enfermé :

22. Voir également Francis Lamport, « Lessing traducteur et critique de Diderot » in Nicholas Cronk (éd.) : Études sur Le Fils naturel et les Entretiens sur le Fils naturel de Diderot, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 171-180, en particulier p. 173sq. 23. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 108. 24. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 73. 130 nikolas immer et olaf müller

Exemple 425

III,7 (72) [Rapport d’André décrivant (78) Und Ihnen mit einem Worte alle la prison de Londres] Et pour vous Schrecken dieses Orts zu schildern, peindre en un mot toute l’horreur du mußich Ihnen sagen, daß ich in einem lieu, je vous dirai qu’en un instant j’y einzigen Augenblicke alle Töne des entendis tous les accents de la dou- Schmerzes, alle Stimmen der leur, toutes les voix du desespoir; & Verzweiflung auf einmal hörte, und que de quelque côté que je regardasse, daß ich auf allen Seiten, wo ich meine je voyois mourir. Augen nur hinwarf, Raube des jäm- merlichsten Todes erblickte La tournure « ich muß Ihnen sagen » (« il me faut vous dire »), au lieu de « je vous dirai » chez Diderot, peut encore passer inaperçue, mais l’expression « en un instant », utilisée dans l’original, devient quant à elle « in einem einzigen Augenblick [...] auf einmal »(«enun seul instant [...] en même temps »), « de quelque côté que je regar- dasse » est transformée en « wo ich meine Augen nur hinwarf » (« quel que soit l’endroit où je jetais les yeux »), tandis que « je voyais mourir » se lit en allemand « Raube des jämmerlichsten Tode erblickte » (« j’apercevais les proies de la piteuse mort »). À considérer ponctuellement les passages également traduits par Weisse, on ne parvient à prendre tout à fait au sérieux la conclusion qu’il tire du caractère intraduisible, du moins partiellement, du texte ; en effet, il ne combat pas plus mal que Lessing et reste souvent plus proche de Diderot que son successeur. En voici une illustration : Exemple5(lacolonnedumilieucorrespondàlatraductiondeWeisse26)

IV,7 Dorval, seul. Dorval spricht vor sich : Dorval allein. So hätte J’aurai donc tout sacri- So werde ich denn alles ich denn alles auf- fié. La fortune ! (Il aufgeopfert haben ! das geopfert ? Mein Ver- répète avec dédain): la Glück ! meine Leidens- mögen ? (er wieder- fortune ! ma passion! la chaft ! die Freyheit ! hohlt mit Verachtung liberté!... Mais le sacri- Aber ist das Opfer das Wort) Vermögen ! fice de ma liberté est-il meiner Freyheit wir- Meine Liebe ! Meine bien résolu !... Ô rai- klich beschlossen ?... O Freyheit ! ¢ Aber diese son ! qui peut te résis- Vernunft ! Wer kann Aufopferung meiner ter, quand tu prends dir widerstehen, wenn Freyheit, ist denn diese l’accent enchanteur & du den bezaubernden schon beschlossen ?

25. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 61. 26. Weisse 1759 (n. 14) le texte de Diderot et de Lessing d’après Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 91. le diderot de lessing 131

la voix de la femme ?... Ton und die Stimme ¢ O Vernunft, wer kann Homme petit & borné des Frauenzimmers Dir widerstehen, wenn [...]. annimmst ?... Kleiner du die bezaubernde und eingeschränkter Stimme des reitzenden Mensch !etc. Weibes annimst ! ¢ Kleiner und kurzsichti- gerMensch[...]. Weisse est plus proche du futur II (« j’aurai sacrifié ») employé par Diderot, sa traduction du passage autour du « sacrifice de la liberté » est certes plus libre mais aussi plus idiomatique que celle de Lessing, très maladroite, et en utilisant l’adjectif eingeschränkt pour rendre l’expression « l’homme [...] borné », il s’approche davantage du sens littéral du mot. En traduisant le terme de « fortune » par « das Glück » (« la chance »), Weisse commet bien une erreur. Mais curieu- sement, c’est l’une des seules fois où Lessing, qui le rend ici plus justement par « Vermögen », choisit la bonne interprétation ; ailleurs, il s’en tient lui aussi presque toujours au terme de « Glück », le plus souvent impropre, dans la mesure où Diderot utilise en général le mot « fortune » pour évoquer des richesses matérielles. Il semblerait que Lessing ait lui aussi jugé douteuses « les opi- nions religieuses » de Diderot, ainsi que l’avait remarqué Weisse. En effet, plusieurs passages dans la traduction allemande du Fils naturel revêtent une tonalité très chrétienne, absente de l’original. Dans le « Second entretien », André, le domestique, demande à Dorval, son maître, si certaines déclarations du père, Lysimond, exprimant sa profonde piété, n’ont pas volontairement été coupées et si ces interven- tions ne sont pas dues au caractère de libre penseur de Dorval. Exemple 627

[André, qui veut savoir pourquoi la Oder wollen Sie es etwa nicht gern piété du père n’est pas davantage mise wissen lassen, daß ihr Vater ein en avant dans la pièce, s’adresse à guter Christ gewesen ist ? ¢ 224 Dorval] Est-ce que vous avez appré- Nichts weniger Arnold. Die christ- hendé qu’on ne sût que votre père étoit liche Moral ist so schön ! Aber chrétien... Nullement, André. La wozu diese Frage ? ¢ Unter uns, morale du chrétien est si belle ! Mais man sagt ¢ Nun ? ¢ sie wären ¢ ein pourquoi cette question ?... Entre wenig ¢ ein Freygeist ; und nach nous on dit ... ¢ Quoi ?...que vous êtes... den Stellen zu urtheilen, die Sie un peu... esprit fort ; & sur les endroits weggelassen haben, könnte wohl que vous avez retranchés, j’en croirois wasdaranseyn. quelquechose...

27. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 150. 132 nikolas immer et olaf müller

Alors que chez Diderot, la question d’André sous-entend qu’il est possible de n’être pas chrétien, Lessing lui ôte de sa force en parlant simplement de « guter Christ » (« bon chrétien »). Quant à la réponse de Dorval, « la morale du chrétien est si belle » (et non pas, comme chez Lessing, « la morale chrétienne »), elle révèle le regard presque ethnographique que Diderot porte sur le christianisme, semblable en cela à la perspective qu’il adoptera dans ses écrits tardifs, tel le Supplé- ment au voyage de Bougainville. La formulation plus lisse de Lessing ne permet plus de saisir aussi clairement ce regard extérieur sur la « morale du chrétien ». Pour résumer, on peut dire que les passages, assez peu nombreux en définitive, dans lesquels Lessing s’écarte de façon significative de l’original, se distinguent par l’insistance sur l’expression des senti- ments ou le lissage de ce qui pourrait paraître choquant. Ces différen- ces pourraient se justifier par la volonté de Lessing de donner « plus d’audience » à Diderot en Allemagne « qu’il n’en a eue auprès de ses compatriotes », comme il s’en explique dans sa préface à l’édition de 1760. Si Lessing ne se rangeait donc pas à l’avis du critique berlinois qui affirmait que le public français avait versé des « larmes plus douces » devant les pièces de Diderot que devant celles de Corneille et Racine, il fallait désormais que l’Allemagne du moins verse, devant ce Diderot germanisé, des larmes plus douces que ne l’avait fait la France devant l’original. Ou, selon les termes de notre septième et dernier exemple : là où les yeux du Français « se remplissent de larmes », ceux de l’Allemand devaient être « baignés de larmes » (« in Tränen schwimmen ») :

Exemple 728

II,4 (41-42) Clairville. Excusez mon (46) Dorval (verräth Unruhe . Er will impatience. Eh bien, Dorval !... sich fassen ; es gelingt ihm aber übel. (Dorval est troublé. Il tâche de se Clairville, der in seinen Augen zu lesen remettre ; mais il y réussit mal. Clair- sucht, bemerkt es ; allein er irret sich ville, qui cherche à lire sur son visage, damit und sagt :) s’en apperçoit, se méprend & dit): Clairville. Sie sind in Verwirrung ! Vous êtes troublé ! Vous ne me Sie sagen mir nichts ! Ihre Augen parlez point ! Vos yeux se remplissent schwimmen in Thränen ! Ich verstehe de larmes ! Sie, ich bin verloren !

28. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 41. le diderot de lessing 133

C’est dans la préface à sa seconde édition de la traduction des œuvres de Diderot (1781) que se trouve la fameuse remarque de Lessing selon laquelle l’auteur français aurait contribué de manière décisive à former son goût : « ainsi je suis bien conscient du fait que, [...] sans l’exemple et les préceptes de Diderot, j’eus pris une toute autre direction en matière de goût29. » On s’est souvent fondé sur cette confession poétique pour prouver l’influence des pièces de Diderot sur les drames que Lessing composa par la suite. Mais il se pourrait bien que ce soit Theodorus van Stockum qui s’approche le plus de la vérité, lorsqu’en 1955, il avance prudemment que « l’influence » dont il est question concerne en premier lieu le domaine « de la dramaturgie et ¢ peut-être ¢ de la pratique scénique »30. La précaution exprimée par ce « peut-être » est également de mise lorsque l’on inverse la chronologie et que l’on se demande si ce n’est pas précisément parce qu’ils entraient en résonance avec Miß Sara Sampson (1755), qui connaissait alors un véritable succès public, que Lessing choisit de traduire les pièces de Diderot, dans lesquelles étaient abordées de semblables situations de conflit au sein des familles. Pourtant, même si Sara Sampson déclare vouloir renier, du moins partiellement, son amour pour Mellefont par égard pour sa fille, Arabella31, elle est très loin d’atteindre la radicalité vertueuse d’un Dorville, qui renonce à son amour pour Rosalie au profit de son ami Clairville. Contrairement aux illustres exemples du Fils naturel ¢ Dor- val ou Rosalie ¢, Sara demeure un « caractère mélangé » qui balaie les tentatives de pardon de son père, les considérant comme des aveux de faiblesse32, et qui s’entend dire par Marwood que sa « morale semble n’être pas des plus sévères »33. De plus, en dépit des ressemblances entre les deux pères de famille, Sir William Sampson et Monsieur d’Orbesson, le drame de Lessing se distingue par une radicalité toute différente de celle qui caractérise le Père de Famille. Tandis que chez Diderot, le Commandeur se contente d’arrêter la maîtresse de St. Albin, Sara Sampson se voit quant à elle empoisonnée par sa rivale,

29. Das Theater des Herrn Diderot. Aus dem Französischen übersezt von Gotthold Ephraim Lessing, seconde édition revue, Berlin 1781, vol. 1, p. [4v] (seconde préface) : « so bin ich mir doch zuwohl bewußt, daß [...] [mein Geschmack], ohne Diderots Muster und Lehren, eine ganz andere Richtung würde bekommen haben. » (cf. Das Theater des Herrn Diderot 2014 [n. 4], p. 585). 30. Th[eodorus] C[ornelis] van Stockum : « Lessing and Diderot » in : Neophilo- logus 39 (1955), p. 191-202 1995, p. 192 : « der Dramaturgie und ¢ vielleicht ¢ der dramatischen Praxis. ». 31. FA, vol. 3, p. 515. 32. Ibid., p. 473. 33. Ibid., p. 501: « [Ihre] Sittenlehre scheinet nicht die strengste zu sein. » 134 nikolas immer et olaf müller

Marwood, qui ira jusqu’à prendre Arabella en otage afin d’échapper à une éventuelle punition. C’est précisément cette différence dans la radicalité de l’action qui est à l’origine des réactions divergentes du public. Si Karl Wilhelm Ramler peut ainsi rapporter à propos de la création de Miß Sara Sampson que « les spectateurs ont écouté pendant trois heures et demie, assis en silence tels des statues, et ils ont pleuré »34, les flots de larmes se tarissent de manière significative lors de la réception des pièces de Diderot, quoiqu’il soit avéré que, parmi les contemporains, Johann Christian Bock et Ernst Brandes ne purent s’empêcher de pleurer35. Christian Friedrich Daniel Schubart, dans son Kurzgefaßtes Lehrbuch der schönen Wissenschaften für Unstudierte (1777), propose une autre interprétation de cette atténuation du larmoyant. Il souligne ainsi le mérite de Diderot : « La Chaussée a inventé cette comédie larmoyante que seul un Diderot peut nous rendre soutenable »36.La référence à Pierre-Claude Nivelle de la Chaussée permet d’évoquer la comédie larmoyante, sous-genre dramatique par rapport auquel Dide- rot, qui qualifie également ses drames de comédies, prend ses distances en pleine connaissance de cause. Lessing lui-même avait publié dans la Theatralische Bibliothek, en 1754, ses propres traductions des textes théoriques de Pierre-Mathieu-Martin de Chassiron (Réflexions sur le Comique-larmoyant, 1749) et de Christian Fürchtegott Gellert (Pro Comoedia commovente, 1751), défendant tous deux une vision opposée du théâtre larmoyant ou attendrissant. Dans son introduction aux Abhandlungen von dem weinerlichen oder rührenden Lustspiele,ilpro- pose une courte description à la fois de la comédie larmoyante et du drame bourgeois (bürgerliches Trauerspiel): [...] on eut donc l’idée de permettre enfin au monde de pleurer et de trouver également un plaisir noble aux tranquilles vertus de [la comédie]. [...] [Dans la tragédie, au contraire,] on trouvait injuste que seuls les rois et les notables puissent éveiller en nous la crainte et la pitié ; on choisit donc des héros de la classe moyenne et on les chaussa des bottes de la tragédie qu’on ne leurs faisait habituellement porter que dans le but de les ridiculiser.

34. Cité d’après : Wilfried Barner : « Zu viel Thränen ¢ nur Keime von Thränen. Über Miß Sara Sampson und Emilia Galotti beim zeitgenössischen Publikum » in : Das weinende Saeculum. Colloquium der Arbeitsstelle 18. Jahrhundert, Gesamthochschule Wuppertal/Universität Münster, Heidelberg: Winter 1983, p. 89-105., p. 89. : « die Zuschauer haben drey und eine halbe Stunde zugehört, stille geseßen wie Statüen, und geweint. » 35. Voir FA, vol. 5/1, p. 595, 608. 36. Ibid., p. 599 : « La Chaussée erfand die weinerliche Komödie, die uns aber nur ein Diderot erträglich machen kann. » (Das Theater des Herrn Diderot 2014 [n. 4], p. 612). le diderot de lessing 135

Le premier changement donna naissance à ce que ses partisans appellent la comédie attendrissante et ses adversaires la comédie larmoyante. Le second changement fit advenir le drame bourgeois37.

Ce que Lessing résume ici en quelques mots décrit en fait le résultat d’une importante évolution poétique qui s’était jouée dans le domaine de l’art dramatique. En effet, c’est en expérimentant de nouvelles formes théâtrales qu’on était parvenu à dépasser la norme des trois genres classiques et, par conséquent, à réévaluer le genus mediocre. En établissant la relation entre comédie attendrissante et drame bourgeois, Lessing va déjà plus loin que ses contemporains dans leurs essais théoriques, où seul le croisement entre comédie et tragédie est envisagé, permettant de créer une seule et nouvelle forme mixte. Ainsi, alors qu’il traite d’une comédie de La Chaussée, Mélanide (1741), Chassiron, traduit ici par Lessing, cite-t-il un défenseur ano- nyme de La Chaussée : Pourquoi interdire à un auteur d’allier dans une seule œuvre ce que la comédie a de plus délicat avec ce que la tragédie présente de plus touchant ? On peut bien désapprouver ce mélange ; en ce qui me concerne, j’en suis tout à fait satisfait38.

Si Chassiron regrette par la suite qu’un tel assemblage ne par- vienne à renouveler que le seul « genre tragi-comique », et décide dès lors de le récuser39, cette prise de distance décidée prépare le terrain au rejet de la comédie larmoyante par Lessing. Car, bien qu’il soit d’accord avec Gellert sur le fond40, Lessing ne partage pas son point de vue favorable à la comédie attendrissante. En guise de conclusion, il résume dès lors sa propre position en posant l’axiome : « la farce ne

37. FA, vol. 3., p. 264sq : « [...] man kam also auf den Einfall, die Welt endlich einmal auch [...] [im Lustspiel] weinen und an stillen Tugenden ein edles Vergnügen finden zu lassen. [...] [Im Trauerspiel dagegen] hielt man es für unbillig, daß nur Regenten und hohe Standespersonen in uns Schrecken und Mitleiden erwecken soll- ten ; man suchte sich also aus dem Mittelstande Helden, und schnallte ihnen den tragischen Stiefel an, in dem man sie sonst, nur ihn lächerlich zu machen, gesehen hatte. Die erste Veränderung brachte dasjenige hervor, was seine Anhänger das rührende Lustspiel, und seine Widersacher das weinerliche nennen. Aus der zweiten Veränderung entstand das bürgerliche Trauerspiel.» 38. Ibid., p. 268 (Chassiron, Réflexions sur le Comique-larmoyant) : « Warum wollte man [...] einem Verfasser verwehren, in eben demselben Werke das Feinste, was das Lustspiel hat, mit dem Rührendsten, was das Trauerspiel darbieten kann, zu verbinden. Es tadle diese Vermischung wer da will; ich, für meinen Teil, bin sehr wohl damit zufrieden. » 39. Ibid., p. 271 (Chassiron, Réflexions sur le Comique-larmoyant). 40. Voir ibid., p. 1073 (commentaire). 136 nikolas immer et olaf müller cherche qu’à faire rire ; la comédie larmoyante n’entend qu’attendrir ; la véritable comédie veut obtenir les deux effets »41. Pour Diderot, la critique de La Chaussée et de ses défenseurs écrite par Chassiron constitue le point de départ idéal pour exposer sa théorie du genre sérieux. En effet, dans la mesure où, comme Chassi- ron, il rejette toute forme mixte, il peut dès lors définir le genre sérieux comme un degré intermédiaire entre tragédie et comédie : « C’est l’avantage du genre sérieux que, placé entre les deux autres, il a des ressources, soit qu’il s’élève, soit qu’il descende »42. Dans son essai De la poésie dramatique, Diderot transforme le schéma classique des trois genres dramatiques en un modèle à quatre niveaux qui lui permet d’identifier ce qui relève davantage du comique ou du tragique dans le genre sérieux. Cette nouvelle classification permet de faire apparaître, entre les genres traditionnels que sont la tragédie et la comédie, les sous-genres que constituent la comédie sérieuse et la tragédie domes- tique43. Il est frappant que Diderot exclue la comédie larmoyante de sa théorie des genres pour la remplacer par la comédie sérieuse. Dès lors, s’il affirme que Le Père de Famille constitue un exemple de comédie sérieuse, et si Lessing déclare, en 1781, que ce drame présente de manière exemplaire le « vrai ridicule »44, on peut penser que Diderot a livré un modèle de cette « véritable comédie » que faisait valoir Lessing à la fin de son résumé sur les comédies larmoyante et attendrissante. En 1760, les idées de Diderot concernant la théorie des genres sont donc de la première importance pour Lessing : d’une part, il ôte à la comédie larmoyante tout droit de cité en l’excluant de son schéma dramatique pour la remplacer par la comédie sérieuse, elle-même correspondant à l’idée que se fait Lessing de la véritable comédie. D’autre part, Diderot désigne non seulement la « tragédie domestique et bourgeoise » comme l’équivalent de la comédie sérieuse45, mais il s’intéresse également à ce genre qui a « pour objet nos malheurs domestiques » et qui connaît alors un large succès, particulièrement en Allemagne46.

41. Ibid., p. 280 : « das Possenspiel will nur zum Lachen bewegen ; das weinerliche Lustspiel will nur rühren ; die wahre Komödie will beides. » 42. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 184. 43. Voir [Gotthold Ephraim Lessing:] Das Theater des Herrn Diderot. Aus dem Französischen, 2 volumes, Berlin, 1760Diderot/Lessing 1760, vol. 2, p. 216. 44. Das Theater des Herrn Diderot. Aus dem Französischen übersezt von Gotthold Ephraim Lessing, seconde édition revue, Berlin 1781, vol. 1, p. [5v] (Seconde préface) : das « wahre Lächerliche » (Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 586). 45. Entretiens sur Le Fils naturel, II, cf. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 162. 46. De la poésie dramatique, cf. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 400. le diderot de lessing 137

Au moment de la parution de la traduction de Lessing, l’éditeur présente Diderot comme l’inventeur du genre sérieux, établi comme nouvel intermédiaire entre la tragédie et la comédie, et utilise cet argument pour faire la publicité de l’ouvrage : « Ce genre tient le milieu entre la comédie et la tragédie et a pour objet une action intéressante et sérieuse, capable de revêtir des nuances tantôt comi- ques, tantôt tragiques, sans pour autant être un mélange monstrueux des deux »47. La qualité des pièces de Diderot est ensuite vantée par le recours à une stratégie de surenchère à destination du lecteur : « Les connaisseurs [...] reconnaîtront peut-être non sans plaisir qu’ils ont ressenti plus intensément et versé des larmes plus douces à la lecture de ces drames que dans celle des chefs-d’œuvre d’un Corneille ou d’un Racine »48. L’auteur de l’annonce éditoriale accorde donc une capacité d’émouvoir plus importante aux drames de Diderot qu’aux tragédies classiques de Corneille ou de Racine. Cependant, il ne dit rien ni des éléments concrets permettant ce renforcement de l’émotion ni de son fonctionnement. Ce sont les écrits théoriques de Diderot, qui suivent les deux pièces, qui fournissent des éléments de réponse à ces questions. Tandis que, dans les Entretiens, le contenu du Fils naturel est rejoué dans différents genres dramatiques afin de mettre en évidence les variations qu’ils induisent dans les réactions des spectateurs, l’auteur s’intéresse entre autres, dans l’essai De la poésie dramatique, à la conception concrète d’une pièce de caractère. Il se réfère ainsi au matériau fourni par la mort de Socrate, qui, selon lui, convient extrêmement bien pour produire un maximum d’émotion dramatique : Pour moi, je pense que l’homme de génie qui s’en emparera, ne laissera pas aux yeux le temps de se sécher, & que nous lui devrons le spectacle le plus touchant, & une des lectures les plus instructives & les plus délicieuses que nous puissions faire. [...] Pour moi, je fais plus de cas d’une passion, d’un caractère qui se développe peu-à-peu & qui finit par se montrer dans toute son énergie, que de ces combinaisons d’incidents dont on forme le tissu d’une pièce où les person- nages & les spectateurs sont également ballotés49.

47. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 606: « Diese Gattung hält das Mittel zwischen der Komödie und Tragödie, und hat zu ihrem Gegenstande interes- sante, ernsthafte Handlungen, die bald komischer, bald tragischer Schattirungen fähig sind, ohne darum ein monströses Gemische von beiden zu seyn. » 48. Ibid. : « Kenner werden [...] vielleicht nicht ungern bekennen, mehr dabey empfunden, süssere Thränen dabey vergossen zu haben, als bey den berühmtesten Meisterstücken eines Corneille oder Racine. » 49. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 410¢412. 138 nikolas immer et olaf müller

L’opposition établie entre, d’un côté, les « combinaisons d’inci- dents » et, de l’autre, l’idée implicite d’une présentation naturelle de caractères peut s’entendre de différentes manières. On pourrait ainsi interpréter cette déclaration comme une nouvelle pique contre la comédie larmoyante, dans la mesure où Chassiron avait auparavant critiqué les « combinaisons d’incidents » dans la Mélanide de La Chaussée : « sa tonalité toujours plaintive et le récit de ses hasards romanesques ne suffisent pas à la rendre utile à nos yeux puisqu’ils n’ont absolument aucun point commun avec la situation dans laquelle nous nous trouvons »50. Une importante thèse concernant l’effet dra- matique se trouve par ailleurs exposée dans cette charge : l’introduc- tion d’une distance entre le personnage et le public conduit nécessai- rement à une réduction de la participation affective chez le spectateur. En insistant sur le vrai et le naturel dans la représentation scénique, Diderot indique une tout autre voie, celle du rapprochement entre le personnage et le spectateur. Il défend là un point de vue déjà formulé par la figure de la favorite dans Les Bijoux indiscrets (1751) : « Je sais encore que la perfection d’un spectacle consiste dans l’imitation si exacte d’une action, que le spectateur, trompé sans interruption, s’ima- gine assister à l’action même »51. L’attitude réaliste du protagoniste est donc la condition sine qua non pour que le spectateur procède à « l’identification par sympathie » avec lui, pour reprendre l’expression de Hans Robert Jauß 52. Simultanément, cette idée anticipe sur l’une des revendications centrales de Lessing dans sa Hamburgische Drama- turgie (1767-1769) : pour que le drame puisse avoir l’effet escompté, le protagoniste doit être fait « de la même matière » (« von gleichem Schrot und Korn ») que le spectateur53. Mais en 1760, Lessing n’en est pas encore à tirer cette conclusion qu’auraient pu lui suggérer les réflexions de Diderot à la suite de l’évocation du projet de drame sur la mort de Socrate. Il utilise plutôt l’opposition déjà citée entre le naturel et l’artificiel pour faire de Diderot un allié dans sa remise en question de la tragédie classique comme la seule norme valable en matière de théâtre. C’est le passage des Entretiens dans lequel Diderot prend position contre la règle des

50. FA, vol. 3, p. 270 (Chassiron, Réflexions sur le Comique-larmoyant) : « allein ihr unaufhörlich kläglicher Ton, und die Erzehlung ihrer romanhaften Zufälle, machen auf uns keinen nützlichen Eindruck, weil sie mit der Stellung, worinne wir uns befin- den, ganz und gar keine Gemeinschaft haben. » 51. Diderot, Œuvres, t. II, Contes, éd. Versini, Paris, Laffont 1994, p. 123. 52. Voir Hans Robert Jauß : « Ästhetische Identifikation ¢ Versuch über den literarischen Helden » [1974] in : Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Frankfurt am Main, 21997, p. 244¢292. 53. FA, vol. 6, p. 559 (Hamburgische Dramaturgie,75e partie). le diderot de lessing 139

« bienséances », lui préférant une « intrigue simple & naturelle », qui semble ici servir de principale référence54. Lessing, pour sa part, s’applique à présenter Diderot à diverses reprises comme un éminent critique littéraire, ce afin de se prémunir de toute attaque contre son propre point de vue. S’il écrit, dans sa 103e Lettre sur la littérature, que Diderot est « le dernier, et parmi les derniers, sans conteste le meilleur des juges français en matière artistique » 55, il renchérit encore dans la préface à sa traduction, déclarant : « Je souhaite dire que depuis Aristote, il n’y a pas eu d’esprit plus philosophique que lui qui se soit penché sur le théâtre »56. Après avoir sciemment valorisé le critique d’art qu’était Diderot, Lessing peut désormais se servir de la drama- turgie du Français contre celle de Corneille et de Racine et se permettre d’attaquer les « têtes ennuyeuses », au premier rang desquelles il place le « Prof. Gottsched »57. C’est là que se révèle la stratégie politico- littéraire de Lessing : son Theater des Herrn Diderot est utilisé pour démontrer que la tragédie domestique et bourgeoise a supplanté la tragédie classique. Il est clair que l’enjeu est ici l’affrontement entre deux conceptions de la littérature qui s’opposent radicalement sur la question du goût en matière de poétique dramatique. Lorsque Leonhard Meister affirme, dans sa Charakteristik deutscher Dichter (1789), qu’à chaque fois que Lessing traduisait, il « choisissait [...] des œuvres [...] propres à purifier le goût national »58, il considère aussi a posteriori le déplacement qui a mené du modèle du théâtre classique français au développement d’un art bourgeois et sentimental autonome. Lessing a favorisé ce processus de manière décisive, non seulement par ses traductions des textes de Diderot, mais encore par ses propres œuvres dramatiques. C’est ce qu’illustre par exemple le commentaire d’un critique anonyme qui, à l’occasion d’un article sur Minna von Barnhelm (1767), note que Lessing a créé une pièce qui « serait tout à fait du goût de Diderot »59. Lessing n’est pourtant pas le seul à vouloir suivre la voie indiquée par Diderot en matière de poétique dramatique. La seconde moitié du

54. Entretiens sur Le Fils naturel, II, cf. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 163. 55. « Der neueste, und unter den neuen unstreitig der beste französische Kunst- richter », cf. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 550. 56. « Ich möchte wohl sagen, daß sich, nach dem Aristoteles, kein philosophi- scherer Geist mit dem Theater abgegeben hat, als Er. » (Das Theater des Herrn Diderot 2014 [n. 4], p. 11). 57. Ibid. 58. « [er wählte] Werke [...], [die] den Nationalgeschmak läutern [sollten] », cf. Das Theater des Herrn Diderot 2014 (n. 4), p. 622. 59. FA, vol. 6, p. 814 : « ziemlich in Diderots Geschmack einschlägt ». 140 nikolas immer et olaf müller xviiie siècle voit se multiplier les imitations et les variations autour de l’œuvre de Diderot, avec des résultats fort inégaux. Tandis qu’à la suite de l’original français, d’innombrables « pères de famille » viennent peupler les scènes allemandes60, on trouve aussi une « mère de famille61 ». Bien que cette dernière mette tout en œuvre, dans le drame de Julius von Soden, pour gouverner le destin de la famille Walther, le défunt père de famille, disparu depuis peu, demeure le centre de toute l’action dramatique. Sa mort est ainsi l’occasion de plaintes compatis- santes dont le paroxysme est atteint avec le suicide par sympathie d’un des membres de la famille, rapporté ici par le valet Hanns : « Vous savez, le canari est mort. [...] Il vola auprès du cadavre et comme mon bon maître ne lui donnait plus à manger, il voleta autour du visage refroidi ¢ et demeura allongé là lui aussi62 !» Ce qui était supposé émouvoir aux larmes le public contemporain nous paraît aujourd’hui étrange, pour ne pas dire grotesque. La pièce de Soden, qui d’ailleurs ne manque pas de scènes propres à faire pleurer, permet de mettre en évidence à quel point la nuance sentimen- tale présente dans les drames de Diderot s’est figée, chez ses imitateurs, en un ton uniquement larmoyant. Mais en s’engageant pour l’érection d’un monument à Lessing à Wolfenbüttel dans la revue Thalia und Melpomene, également parue en 179763, Soden montre qu’il était bien conscient de l’origine d’une telle mode, à savoir la traduction par Lessing du « théâtre de Monsieur Diderot ». Nikolas Immer Université Johannes Gutenberg de Mayence Olaf Muller Université de Trèves

60. Voir Horst Albert Glaser : Das bürgerliche Rührstück. Analekten zum Zusam- menhang von Sentimentalität mit Autorität in der trivialen Dramatik Schröders, Ifflands, Kotzebues und anderer Autoren am Ende des 18. Jahrhunderts, Stuttgart: Metzler 1969, p. 23sq. 61. Voir Julius [von] Soden : Die teutsche Hausmutter. Schauspiel in fünf Aufzügen, Augsburg/Gunzenhausen: Späth 1797 ; Gerhard Sauder : « Diderots Père de Famille und Gemmingens Deutscher Hausvater »in:L’Allemagne et la France des Lumières / Deutsche und französische Aufklärung. Mélanges offerts à Jochen Schlo- bach. Études réunies par M. Delon et J. Mondot, Paris, Champion, 2003, p. 225-251, p. 248, note 70. 62. Soden: Hausmutter 1797 (n. 61), p. 8sq : « Wissen Sie wohl, der Canarienvogel ist todt. [...] Er flog auf die Leiche, und weil ihm denn mein guter Herr kein Futter mehr gab, so flatterte er um das kalte Gesicht ¢ blieb auch dort liegen ! » 63. Voir Peter Hanke, Ein Bürger von Adel. Leben und Werk des Julius von Soden (1754-1831), Würzburg, Königshausen und Neumann 1988, p. 140, ainsi que Hans Butzmann, Lessings Denkmal in Wolfenbüttel. Ein Vorspiel zur Geschichte der Lessin- gverehrung, Wolfenbüttel, 1982 (Wolfenbütteler Hefte, vol. 11) 1982. Pascale PELLERIN

Ernest Seillière, un contre-révolutionnaire au XXe siècle

Ernest Seillière, dont on connaît aujourd’hui le patronyme grâce à la personne de son petit-fils, qui fut président du Medef jusqu’en 2005, n’a pas laissé de traces indélébiles parmi les critiques littéraires du XXe siècle. Il a pourtant écrit de nombreux ouvrages et occupe des fonctions honorifiques dans l’intelligentsia française de la première moitié du vingtième siècle. Sa critique du romantisme et du mysti- cisme, qui vise en premier lieu Rousseau, prend une place non négli- geable dans la problématique contre-révolutionnaire et germano- phobe. Ses nombreux écrits sur Rousseau s’inscrivent dans une critique de l’esthétique romantique qu’il rattache à « l‘esprit jacobin issu presque uniquement de la prédication de Jean-Jacques »1. Pour Seillière le mysticisme passionnel et le mysticisme social ont la même source : Jean-Jacques Rousseau. Mais derrière Rousseau plane l’ombre de Diderot, deux hommes issus du peuple. Et Seillière se demande tout au long de ses écrits lequel des deux a entraîné l’autre vers le mysticisme et l’apologie des passions. Il trouve cependant chez Diderot, après sa rupture avec le genevois, certaines circonstances atténuantes. La pensée d’Ernest Seillière a pour fondement la raison qu’il définit comme « une expérience sociale accumulée et synthétisée de l’espèce humaine »2. Comme Maurras, il s’appuie sur la tradition et l’ordre qu’il oppose au mysticisme et au chaos individualiste. Pour Seillière, rationnel et chrétien sont synonymes. Un christianisme rationnel qui obéit à la hiérarchie catholique alors que celui de Rous- seau se rattache à un « mysticisme chrétien hérétique ». Si Seillière

1. Ernest Seillière, Le Péril mystique dans l’inspiration des démocraties contempo- raines. Rousseau visionnaire et révélateur, Paris, la Renaissance du livre, 1918, p. 30. 2. Ibid,p.45.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015 142 pascale pellerin défend l’ordre et la hiérarchie, c’est parce que pour lui, l’homme est mauvais. Il rappelle que le « Christianisme rationnel attribue à un Tentateur antisocial la responsabilité des impulsions passionnelles »3. L’homme est gouverné, dès ses origines, par « une volonté de puis- sance, barbare, furieuse, ennemie de la société humaine »4. Il fustige l’optimisme politique qui affirme la bonté originelle de l’homme, l’homme abstrait, celui de Rousseau encore une fois, mais aussi le sauvage tahitien du Supplément au voyage de Bougainville que Seillière considère comme l’une des bibles principales du naturisme et du mysticisme de classe qui ont œuvré à l’effondrement de l’Ancien régime. Avant d’aborder les textes de Seillière sur Diderot, il nous faut revenir sur son milieu familial et sa formation. Ernest Seillière a pour ancêtre Aimé-Benoît Seillière qui fut, par ses relations avec le général de Bourmont, le seul munitionnaire de l’expédition puis de la conquête d’Alger en 1830. La très grosse fortune des Seillière s’est faite par la colonisation de l’Algérie. Et ce n’est peut-être pas un hasard si Seillière compare à maintes reprises les barbares aux couches sociales défavo- risées. Né à Paris en janvier 1866, Ernest Seillière, brillant élève, poursuit des études à l’école polytechnique en vue d’une carrière militaire avant de se diriger vers l’étude de la philosophie qu’il entre- prend en Allemagne à l’université de Heidelberg. Rentré en France en 1896, il se lance dans le journalisme et rentre au Journal des Débats et àlaRevue des deux mondes. Il fustige alors l’impérialisme et le roman- tisme qu’il rattache à l’esprit germanique dans le contexte qui précède le premier conflit mondial. En 1914, il est élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques dont il devient secrétaire perpétuel en 1935. Dès le début du vingtième siècle, le baron vocifère contre Diderot et Rousseau et apparaît comme « le troisième contempteur de la lignée antirousseauiste qui précède le bicentenaire »5. Mais c’est pendant et après la guerre qu’il publie ses gros ouvrages sur les deux philosophes. En 1944, sous l’Occupation paraît son Diderot, aux édi- tions de France, pont entre le conservatisme de Vichy et la Collabora- tion6. Contre-révolutionnaire convaincu, Seillière reprend les argu- ments des ennemis du philosophe de Langres sous l’Ancien régime et durant la Révolution.

3. Ernest Seillière, Vers le socialisme rationnel, librairie Félix Alcan, 1923, p. 36. 4. Journal des débats politiques et littéraires, « Alain contre Émile », 1er janvier 1933. 5. Voir Tanguy l’Aminot, Images de Jean-Jacques Rousseau de 1912 à 1978, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 300, 1992. 6. Voir Pascal Ory, Les collaborateurs, Paris, Seuil, Points Histoire, p. 220. ernest seillière contre-révolutionnaire 143

Dès 1907, dans le troisième volume de sa Philosophie de l’impé- rialisme, intitulé L’impérialisme démocratique, Seillière s’intéresse à la relation de Diderot et de Rousseau et explique leur complicité par leurs origines sociales responsables de l’exaltation du sentiment : « Par ses origines comme par ses habitudes de vie, le fils du coutelier de Langres était de plain-pied avec le rejeton de l’horloger genevois ; tous deux plébéiens, fils d’artisans petits-bourgeois ; tous deux embarrassés de com- pagnes peu présentables. En outre Diderot souffrait alors comme Rousseau d’une vague exaltation du sentiment qui s’apaisa chez lui avec les années »7.

Un an plus tard dans Le Mal romantique, il s’en prend au pacte formé par le genevois et le langrois : « Diderot et Rousseau se rencontrent vers le milieu du siècle et font contre une société qui les néglige le serment des Gracques. Le premier se modère et se guérit jusqu’à un certain point de son exaltation conquérante par l’âge ; l’expérience et la raison établissent sur lui leur empire, sans que jamais s’efface toutefois son œuvre, ¢ ni de l’œuvre encyclopédique qui procède de lui ¢, le stigmate de son romantisme initial. [...]. L’Encyclopédie avait été touchée dès sa naissance de l’influence romantique, épandue dans l’atmos- phère morale du temps. L’intimité de son inspirateur principal, Diderot, avec le chimérique citoyen de Genève ne fut pas sans porter quelques fruits »8.

Le couple Diderot-Rousseau revient régulièrement sous la plume de Seillière. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il évoque les Gracques, car il n’est peut-être pas sans savoir que, sous la Révolution, François- Noël Babeuf, qui a pris le nom de Gracchus Babeuf, se réclame de Diderot, auquel il attribue le Code de la nature de Morelly9. Babeuf professait la loi agraire quelques années avant la Révolution. Arrêté en mai 1796 pour conspiration contre le Directoire, il invoque Rousseau et Diderot (alias Morelly) lors de son procès. C’est peine perdue, car il est exécuté un an plus tard. Après la première guerre mondiale, Seillière poursuit ses réflexions sur Diderot dans un nouvel essai : Le péril mystique dans l’inspiration des démocraties contemporaines10. Ce titre s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la révolution bolchevique. Bien que

7. Ernest Seillière, L’impérialisme démocratique, Paris, Plon, 1907, p. 170. 8. Ernest Seillière, Le Mal romantique : essai sur l’impérialisme irrationnel, Paris, Plon, 1908, introduction, p. XX. 9. Sur cette question, voir Pascale Pellerin, « Le Code de la nature ou l’histoire d’un procès intenté à Diderot », SVEC, 2003, p. 105-117. 10. Ernest Seillière, op. cit. 144 pascale pellerin l’ouvrage soit essentiellement consacré à Rousseau, l’obsession de Seillière, il réserve un chapitre à Diderot, « le dernier des inspirateurs certains de Jean-Jacques »11. Commentant les Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe, Seillière regrette les réflexions du langrois sur le caractère du sauvage, capable de raison parce que sans préjugé et sans devoir factice. Pour Seillière, Diderot connaît une « lutte sans trêve de l’appétit mystique contre l’expérience scientifique naissante dans un cerveau voluptueux peu maître de ses impulsions affectives. » Et notre philosophe voluptueux va succomber, dans les dernières années de son existence, dans le Supplément au voyage de Bougainville, à un accès de mysticisme érotique. Seillière rapproche alors une fois de plus Diderot de Rousseau. Les extravagances des deux auteurs s’expli- quent « par un accès d’excitation érotique », provoqué chez Diderot par les « belles Vénus océaniennes », et chez le Genevois par le souve- nir « des jeunes savoyardes qui avaient charmé sa jeunesse »12. L’épi- curien sexagénaire n’a pas résisté à « la description de ces belles Vénus océaniennes qui s’offrent publiquement sur un lit de fleurs, à l’hôte européen, [provoquant chez] l’inflammable Denis une sorte d’éblouis- sement. Il reconnut dans une pareille contrée le paradis de ses rêves ». Seillière considère le désir et la pulsion sexuelle comme la néga- tion de l’expérience, de la culture et de la raison ». Néfastes à l’ordre social et patriarcal, attisant la débauche et la corruption, ouvrant la porte à la liberté amoureuse, ces impulsions passionnelles sont l’illus- tration que l’être humain est gouverné par de mauvais instincts. Ces pulsions érotiques chez Rousseau comme chez Diderot sont à mettre en parallèle avec leur concept de bonté naturelle. L’apostrophe du vieillard permet au passage à Seillière d’affirmer la supériorité de la culture occidentale sur celle des Tahitiens : « Que d’ailleurs des races à ce point arriérées ne puissent mener longtemps la lutte vitale au contact d’une civilisation supérieure, cela est certain »13. Seillière condamne à maintes reprises l’impérialisme irrationnel mais la civili- sation occidentale est impérialiste par raison et nécessité. Elle n’obéit pas aux pulsions mais à l’expérience. Obnubilé par l’ivresse mystique de Rousseau, il s’étonne que l’un de ses disciples et/ou inspirateurs, Diderot, dépasse le maître à la fin du Supplément « dont la frénésie de mysticisme social s’affirme soudain de façon très surprenante. » Seillière s’en prend à la théorie des trois codes exposée par Dide- rot, et aux conclusions tirées par le philosophe sur la supériorité du code de la nature sur le code civil et religieux. Il ironise sur l’état

11. Ibid., p. 109. 12. Ibid., p. 117. 13. Ibid., p 119. ernest seillière contre-révolutionnaire 145 naturel, qu’il compare à la simplicité première que l’homme peut retrouver à travers l’épreuve de « circonstances extrêmes, la misère et la maladie (oui, surtout la névrose) ». Seillière n’étudie pas la construc- tion subtile du texte de Diderot14. Ses analyses, qui rejoignent ses commentaires sur Rousseau, expliquent l’origine du mysticisme pas- sionnel et démocratique par la névrose. Selon lui, malgré sa rupture avec Rousseau, Diderot ne put tota- lement guérir du dogme de la bonté naturelle qui mêle mysticisme passionnel et mysticisme de classe. Or, affirmer la bonté du peuple, c’est mettre en cause gravement l’ordre social. Seillière fera de Diderot et de Rousseau les principaux précurseurs de la Révolution. « Rous- seau, écrit-il dans son essai Vers le socialisme rationnel, suppose une alliance entre le Dieu bon et sa créature de choix lorsque celle-ci s’est conservée telle qu’il l’a faite, c’est-à-dire à sa ressemblance. Or cette ressemblance se serait surtout maintenue dans les classes les moins cultivées de la société selon le postulat de Rousseau »15. Le dogme de la bonté naturelle constitue « une charte d’alliance mystique entre le Dieu de bonté et les hommes des classe incultes ». Ce n’est donc plus le roi qui est le représentant de Dieu sur terre, mais les pauvres. L’homme sauvage du passé trouve son pendant dans l’homme inculte ou peu cultivé dans les sociétés civilisées du temps présent. Il est certain que le contexte de la révolution bolchevique a modifié peu ou prou le jugement de Seillière sur Rousseau et Diderot. En 1916, Lénine rédige son essai L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme16, qui sera traduit en 1925 en France, d’où, chez Seillière, une dénonciation de plus en plus virulente de Diderot, de Rousseau et des attaques contre les classes sociales dominantes. Sans qu’il l’affirme directement, il voit en Rousseau non seulement l’inspirateur de Robespierre, mais aussi celui de Lénine. Dans le Journal des débats du 26 janvier 1936, à l’intérieur d’un article sur les travaux de Gilbert Chinard17, Seillière rapproche le Supplément au voyage de Bougainville

14. Construction étudiée notamment par Georges Benrekassa (« Dit et non dit idéologique à propos du Supplément au voyage de Bougainville », DHS, 5, 1973, p. 29-40), et Pierre Hartmann (Diderot, La figuration du philosophe, Paris, Corti, 2003, p. 197-268). 15. Ernest Seillière, Vers le socialisme rationnel, op. cit.,p.25. 16. L’ouvrage de Lénine a été influencé par l’essai de John Atkinson Hobson, L’impérialisme, publié à Londres en 1902. Atkinson fut un économiste réformateur très célèbre à son époque. 17. Gilbert Chinard, né en France en 1881 et devenu professeur à l’université de Baltimore, a publié de nombreux ouvrages sur l’exotisme dans la littérature française de la Renaissance à Chateaubriand, notamment une édition du Supplément au voyage de Bougainville tiré du manuscrit de Leningrad (Genève, Droz, 1955). 146 pascale pellerin du Discours sur l’inégalité de Rousseau : « [Diderot] a, en effet, cru reconnaître, dans l’état social de Tahiti, celui qu’il avait évoqué en collaboration avec Rousseau dans le Discours sur l’inégalité, qui lui doit beaucoup, quoique Rousseau l’ait signé seul ». Seillière reproche à Diderot d’avoir « donné dans ces pages le plus libre cours à sa verve cynique ». Évoquant très vaguement au passage les réserves de Gilbert Chinard sur le Supplément, Seillière donne raison à l’abbé de Vaux- celles qui fit paraître l’ouvrage en 1796 dans les Opuscules philoso- phiques et littéraires : « L’abbé Vauxcelles n’avait pas tort d’accuser son auteur d’avoir appris aux Hébert et Chaumette (par ses autres écrits, puisque celui-ci ne parut qu’après la Terreur) à déclamer contre les trois puissances qui mettent un frein à la lutte pour la vie dans l’humanité, Dieu, le prêtre et le magistrat. [...] Bien plus près de nous, le naturisme tahitien a été ressuscité par certains commentateurs de Marx, par Frédéric Engels en particulier : le romancier anglais D.H Lawrence18 [...] lui a donné parfois les formes les plus extrê- mes »19.

On ne sait d’où Seillière tient ses analyses sur Engels, certaine- ment pas de son ouvrage Socialisme utopique et socialisme scientifique, paru à Londres en 1880 et traduit en français aux Éditions sociales en 1950. Engels y remet en cause les utopies et affirme que le socialisme moderne prend ses racines dans le terrain des faits économiques. Quant au rapprochement entre Engels et Lawrence, il ne s’appuie sur aucune étude ni aucune réalité. Seillière rapproche sans cesse les aspirations démocratiques et socialistes des instincts sexuels et de la force vitale, sources du désordre social et responsable des révolutions. Seillière poursuit sa comparaison entre Rousseau et Diderot dans le Journal des débats politiques et littéraires. Le 21 janvier 1939, il commente l’affaire Hume¢Rousseau. On ne s’attendait pas à ce que Seillière rapproche une fois de plus les deux hommes à propos de la rupture entre l’anglais et le genevois. Selon Seillière les manifestations de la sensibilité de l’époque « paraissent avoir été portées à leur paroxysme par deux écrivains d’origine plébéienne et insuffisamment façonnés à la maîtrise de soi qui règle les rapports sociaux dans la société polie : je veux dire Diderot et Rousseau. Je me suis même

18. David Herbert Lawrence (1885-1930) est l’auteur du célèbre roman L’Amant de Lady Chatterley, paru en 1928 et traduit chez Gallimard en 1932, deux ans après sa mort. 19. Sur la question de l’utopie et de sa place chez Diderot en particulier, voir Corin Braga, « L’attaque rationaliste contre les utopies de l’âge classique », Studia UBB philologia, LVI, 2, 2011, p. 1-11. ernest seillière contre-révolutionnaire 147 souvent demandé lequel des deux amis avait initié ou du moins encou- ragé l’autre dans l’habitude de donner aussi libre cours à des témoi- gnages, plutôt indiscrets, d’affection. Je pencherais à croire que ce fut Diderot, parce que ses lettres à sa fiancée indiquent que la belle Nanette condamnait dès avant l’étroite liaison de son futur époux avec Jean-Jacques, sa trop grande facilité à verser des pleurs »20. Seillière pense cette relation non comme une collaboration entre deux intellec- tuels, mais comme un rapport d’initiateur à élève ou de maître à disciple. Cependant, il ne parvient pas à en déterminer l’ordre hiérar- chique. Cette analyse révèle en outre l’obsession de la subordination et du commandement chez Seillière. À la veille de la seconde guerre mondiale Seillière ne prend guère en considération les menaces que fait peser l’Allemagne nazie sur l’Europe. Le 24 août 1939, une semaine avant le début du conflit, il s’intéresse à un ouvrage de Daniel Halévy21, Histoire d’une Histoire, portant sur le cent cinquantième anniversaire de la Révolution. Halévy y critique moins l’œuvre de la Révolution elle-même que son appropriation par la Troisième République dont, avec ses amis maur- rassiens, il a célébré la chute en 1940. Proche de Maurras, Seillière se félicite du contenu de cet essai : La thèse absurde de l’homme naturellement raisonnable ou même bon est reprise avec un caractère impérialiste. Elle donne entre les mains de Diderot et de Rousseau surtout, mais de Voltaire et de Montesquieu même, ainsi que de leurs innombrables disciples un Coran, un évangile de conquête aux classes non privilégiées de l’État, à la bourgeoisie qui voudrait rester ration- nelle, au peuple qui se précipite dans une « hégire » dont le cours n’est pas achevé. L’inculte a été proclamé le favori de la Déesse Nature ; il ne l’oubliera plus22.

On constate au passage une corrélation entre les velléités démo- cratiques du peuple et la civilisation musulmane, considérée par

20. Journal des débats politiques et littéraires, 21 janvier 1939, p. 3. 21. Né en 1872 dans une famille d’origine juive, il est de religion protestante. Attiré par le socialisme après l’Affaire Dreyfus, Halévy collabore à l’Humanité puis aux Cahiers de la quinzaine de Péguy dont il devient proche. Ami de Georges Sorel, méfiant envers la république parlementaire et refusant la politique du bloc des gauches, Halévy prône un socialisme élitiste et considère le syndicat comme le reflet d’une élite ouvrière susceptible de sauver les masses prolétariennes du nivellement démocratique. Sensibi- lisé à la question paysanne, nostalgique d’une civilisation rurale, inquiet devant l’émer- gence d’une Europe cosmopolite, il se tourne alors vers la droite maurrassienne et soutient la Révolution nationale de Pétain. Il fut membre de l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain. Il meurt à Paris en 1962. 22. Journal des débats politiques et littéraires, 24 août 1939, p. 3. 148 pascale pellerin

Seillière comme l’œuvre des barbares indigènes. La colonisation de l’Algérie imprègne en profondeur les réflexions de Seillière sur Rous- seau, Diderot et leurs aspirations révolutionnaires. Fidèle à Maurras, Seillière dénonce également l’Évangile, trace du christianisme primitif imprégné de judaïsme. Durant l’Occupation, sans être absent du paysage politique et intellectuel, Diderot retient moins l’attention que ses coreligionnaires en philosophie, Montesquieu, Voltaire et Rousseau. En lisant les jour- naux et les essais de la période de l’Occupation, on remarque que son rôle de directeur de l’Encyclopédie semble effacer peu ou prou son statut de philosophe, voire d’écrivain. Difficile, en effet, de commenter la vie et l’œuvre du langrois sans évoquer les principaux auteurs du dictionnaire, et plus largement les milieux intellectuels qui gravitent autour de lui. Qui dit encyclopédisme pense franc-maçonnerie et Révolution française. Et Diderot, artisan de la chute de l’Ancien régime, rejoint Rousseau sur le banc des accusés. Les Éditions de la Toison d’or, proches des milieux collaboration- nistes, rééditent la Religieuse en 1944 et une édition belge offre une publication des extraits des Salons commentés et annotés. Le gros ouvrage de Seillière, Diderot, paru en 1944 aux éditions de France, prend cependant, dès les premières lignes, l’aspect d’un réquisitoire contre les Lumières et l’un de ses chefs de file, Diderot dénoncé tout au long de l’ouvrage comme le principal précurseur des épisodes les plus sanglants de la Révolution. Dès 1940, Seillière se range avec enthou- siasme du côté de Pétain. En décembre 1941, il va jusqu’à signer, avec d’autres personnalités, un Appel à la population de Paris, qui condamne fermement les crimes odieux de la Résistance envers les forces d’occupation23. L’ouvrage de Seillière, de style indigeste, offre une caricature grossière et maladroite de l’œuvre de Diderot, dont il distingue deux facettes qu’il rattache aux deux personnalités du philosophe : celle d’un naturiste mystique, qui conteste l’ordre établi, et celle d’un ratio- naliste conservateur, admiratif de la pensée de Hobbes. Il rappelle, dans l’avant-propos de son essai, l’« éducation première [du philoso- phe] qui fut bourgeoise et chrétienne »24. En fait, si on lit attentivement son ouvrage, c’est à une dénonciation quasi constante de Diderot que se livre Seillière. Il s’insurge contre l’idéologie du contrat social et de la bonté naturelle de l’homme, accuse Diderot d’avoir non seulement œuvré à la chute de l’Ancien régime, cette « Révolution française dont

23. Voir André Ouzoulias, La vie héroïque du colonel Fabien, Paris, Éditions sociales, 1945, p. 24-25. 24. Ernest Seillière, Diderot, Paris, Éditions de France, 1944, p. II. ernest seillière contre-révolutionnaire 149 il a préparé l’éruption sans le savoir » (Diderot, p. 44), mais d’être responsable des actes les plus sanglants de la Terreur. Il s’appuie sur quelques textes de Diderot : l’Encyclopédie, les Eleuthéromanes,le Supplément au voyage de Bougainville. Le premier objectif du diction- naire, cette « machine de guerre » (p. 169), était la destruction de la religion, « car cette Encyclopédie [...] devait être, dans l’intention de son promoteur le livre sacré de l’ère nouvelle : ère que la Révolution française affichera bientôt la prétention d’ouvrir sans plus de délai ». Seillière reprend la thèse du système des renvois pour expliquer com- ment Diderot a pu passer à travers les mailles de la censure : « Il a imaginé toute une technique (dont le subterfuge principal est le renvoi calculé et voulu d’un article du dictionnaire à un autre) pour égarer l’investigation des censeurs et rester à l’abri de leurs veto ». Ce fan- tasme du complot de l’érudition trouvait déjà sa place, en 1760, chez le janséniste Chaumeix, adversaire acharné des encyclopédistes. Nous retrouvons d’ailleurs dans l’ouvrage de Seillière et chez les journalistes de la Collaboration25 des thèses communes aux contre-révolu- tionnaires du Directoire. Et ce n’est sans doute pas une coïncidence si Seillière s’appuie sur le Supplément au voyage de Bougainville et les Eleuthéromanes pour attaquer les idées subversives du philosophe. Commentant la vie sexuelle et familiale des habitants de Tahiti, « ces rêveries puériles », Seillière écrit que « la littérature et le théâtre révo- lutionnaire leur feront écho sans se lasser ; elles ont préparé, sous la plume de ‘maint philosophe’, l’aspect utopique d’abord, puis sanglant de la grande convulsion sociale dont fut marquée la fin du siècle » (Diderot, p. 130). Lors de la rédaction de l’Encyclopédie, il poursuit un dessein habilement dissimulé pour échapper à la censure, celui d’anéantir voire de détruire les religions révélées. Présenter l’Encyclopédie comme un instrument de combat contre la religion, un complot soigneusement déguisé sous la densité des savoirs et l’intelligence de leur agencement, constitue un lieu commun depuis les attaques du janséniste Abraham Chaumeix lors de la publi- cation du dictionnaire. Les collaborateurs s’en tiennent à cette thèse

25. Voir également la préface des éditions de la Toison d’or à la Religieuse :«Le texte du dictionnaire a certes été visé par la censure, mais ce que les censeurs n’ont pas pu discerner à travers les subtilités de la méthode et les mille détours d’une érudition perfide, c’est l’intention cachée, sinon de tous les collaborateurs, du moins de Diderot, d’Holbach, d’Helvétius, de libérer la science à l’égard du dogme, de suggérer l’incrédu- lité envers toute religion révélée. » En règle générale, dans les journaux collaboration- nistes, les encyclopédistes sont dénoncés comme les précurseurs de la Révolution. Ils ont ouvert la voie aux puissants courants égalitaires qui ont détruit sur leur passage les digues de la hiérarchie et de l’ordre anciens. Voir, entre autres, Ramon Fernandez, Itinéraire français, Paris, Éditions du Pavois, 1943, p. 214-215. 150 pascale pellerin peu originale et qui mérite pourtant réflexion. Quant à la phrase de Meslier sur la strangulation des rois et des prêtres, retranscrite par Diderot dans les Eleuthéromanes, elle serait « annonciatrice des crimes révolutionnaires » (p. 93). Seillière, intentionnellement ou non, à l’ins- tar des contre-révolutionnaires de 1796, confond le texte de Meslier avec le poème de Diderot. Nulle part, il n’est question de Meslier. Cette confusion démontre dans quelle tradition politique s’inscrit Seillière, celle de la contre-révolution. Le Diderot auteur des Eleuthéromanes, dont Seillière retranscrit un extrait, se confond avec le Diderot de l’oralité révolutionnaire qui appelle au massacre des rois et des prêtres, ce Diderot « qui nous a parlé d’étrangler le dernier des rois avec les entrailles du dernier des prêtres ». C’est la fièvre subversive du philo- sophe, « annonciatrice des crimes révolutionnaires » dans « ces vers frénétiques », qui se trouve ici mise en cause. Et Seillière d’affirmer sans détour que Diderot fut « l’un des pères de la Révolution fran- çaise » (p. 154). Diderot reste l’un des principaux précurseurs de la Révolution, au demeurant pas de n’importe laquelle. Il est ici question de la Convention, qui condamna Louis XVI à mort. Ce philosophe porte en lui les germes de la Terreur, du massacre des rois et des prêtres. À ces positions révolutionnaires, Seillière oppose l’idéologie conserva- trice de Vichy. Lorsque les philosophes des Lumières dénoncent les crimes des despotes, Seillière objecte que « ce sont tout aussi bien les crimes des non-despotes que nous rencontrons à toute page dans les annales du passé » (p. 44). Il affirme, à plusieurs reprises, que le peuple ne peut jouir de conscience morale : « Seule une élite façonnée à quelque maîtrise de soi [...] peut loger dans son sein plus de bien que de mal moral. » Il ajoute plus loin qu’« il convient de rester optimiste en morale et que, sans atteindre à un parfait bonheur, le genre humain peut s’en rapprocher quelque peu [...] dans ses groupes sociaux les plus doués » (p. 54). Seillière se rattache à la conception catholique de l’ordre moral, fondée sur le respect de l’autorité et des hiérarchies. Il prône la soumission des faibles et conteste le système parlementaire et la démocratie. Il combat le « naturisme mystique », « cette religion novatrice [...] qui attribue la bonté naturelle, non plus à de lointains cannibales ou à nos propres ancêtres primitifs, mais la salua dans les faubourgs des grandes villes et chez le durus arator de nos campagnes. De là, le suffrage universel égalitaire... ». (p. 84) De même, il réprouve l’inclination amoureuse, source de désordre social, et valorise le « mariage de pure convenance » (p. 156). Il résume à lui seul tout le programme de la Révolution nationale. L’œuvre romanesque et esthétique de Diderot subit, avec un peu moins de dureté, les assauts de cet amphitryon du collaborationnisme bon teint. Fidèle à la tradition contre-révolutionnaire, Seillière ernest seillière contre-révolutionnaire 151 dénonce l’immoralité des Bijoux indiscrets et de la Religieuse26, conteste l’intérêt du Neveu de Rameau, et se refuse, pour ne pas suggérer de mauvaises idées aux peintres, à reproduire certains passa- ges de l’Essai sur la peinture où Diderot se moque des reproductions du Christ et des figures de la chrétienté en général. Seillière s’en prend à « la paganisation méthodique et érotique des personnages principaux de l’Evangile » (p. 77). Il livre bataille contre les « velléités naturistes » du philosophe de Langres, et « certaines acceptations de l’immoralité présentées comme favorables à l’art » dans les Salons. Les conceptions esthétiques de l’écrivain, certes, moins condamnables que ses lubies philosophico-politiques, se réduisent « le plus souvent [...] à tracer aux peintres des projets d’allégories compliquées », noyées dans une « lit- térature pédantesque et doctorale » (p. 104-105). Cette sévérité à l’égard des Salons, l’œuvre la moins susceptible de déclencher l’hosti- lité des critiques et qui a séduit tant de grands écrivains ¢ on sait l’admiration de Balzac pour l’esthétique diderotienne ¢, montre l’ani- mosité profonde de Seillière à l’égard du philosophe. Il ne fait d’ailleurs grâce à aucun philosophe des Lumières et s’en prend indi- rectement à ceux qui les soutiennent. Car l’essai de Seillière se situe au carrefour du conservatisme de Vichy et du collaborationnisme parisien antisémite. Nous en voulons pour preuve ses commentaires sur la philosophie de Sénèque à laquelle « il manquait l’apport chrétien et les affinements émotifs que les races du Nord ont plus tard introduits dans la mystique chrétienne, comme l’enseigna Houston Stewart Chamber- lain » (p. 271). Alliance entre la chrétienté et le paganisme pangerma- niste sous la figure de Houston Chamberlain, admirateur de Wagner et l’un des principaux inspirateurs du nazisme. Tout un programme en cette année 1944 où la Milice vient au secours de la Gestapo dans la traque des Juifs et des résistants. L’essai de Seillière provoque certains commentaires dans la presse collaborationniste. Le 2 juin 1944, c’est Jacques Boulenger, membre du PPF de Jacques Doriot, qui, dans un article de Je suis partout, profite de cette étude sur Diderot pour rendre hommage au philosophe de Langres. Il s’en prend notamment à Émile Faguet27 qui, dans son Dix-huitième siècle, avait relégué, avec mépris, Diderot aux rangs des journalistes. Boulenger s’insurge contre une telle image du philosophe :

26. Seillière, op. cit., p. 287. Sous la Restauration, le gouvernement Villèle interdit la Religieuse à deux reprises en 1824 et 1826. 27. Célèbre critique littéraire de la fin du dix-neuvième siècle, auteur d’une quarantaine d’essais dont plusieurs sur Montesquieu, Voltaire et Rousseau. 152 pascale pellerin

Ce Diderot fut un homme stupéfiant. Je viens de relire l’étude que Faguet a faite de lui dans son Dix-huitième siècle, et je l’ai trouvée bien faiblarde. Nous le présenter, sous prétexte qu’il a été un journaliste de génie, comme incapable de méditer calmement et de composer avec art, [...] comme un improvisateur qui ne savait que jeter ses idées au hasard [...], c’est tout de même un peu fort. Car enfin Diderot a été plus savant que Voltaire, [...] ses articles de l’Encyclopédie sont d’une compétence parfaite28.

Il rend hommage au talent de l’auteur de la Religieuse, résume en quelques lignes l’ouvrage de Seillière, en appelle comme ce dernier à une nouvelle mystique autre que l’universalité démocratique, mais ne reprend pas ses attaques virulentes contre Diderot : « Il en résulte en somme qu’avec Voltaire et Rousseau, Diderot est certainement l’homme le plus important de son siècle. C’est quelque chose ! » Il peut sembler contradictoire que Boulenger attaque Faguet tout en défendant l’essai de Seillière. Mais pour la petite anecdote, il faut savoir que dans son ouvrage sur Diderot, Ernest Seillière qualifie Jacques Boulenger d’ « excellent historien du passé français ». Et une même idéologie rassemblait les deux hommes, celle d’un conserva- tisme qui faisait les yeux doux au nazisme. Mais au-delà des solidarités politiques, des divergences s’affichent assez nettement quant à l’image, à l’œuvre ou au style de l’écrivain. Le 10 juin 1944, c’est au tour de Marius Richard, dans Révolution nationale, de commenter l’essai de Seillière. D’emblée, il déplore le style de l’ouvrage:«M.Ernest Seillière nous donne de Diderot un portrait philosophique dont je dirai tout de suite que la lecture en est à peu près aussi ingrate que celle d’un manuel de philosophe classique, par exemple. L’intérêt en est certain, mais l’ennui qui s’en dégage plus certain encore »29. Il considère Diderot comme « un type sympathique de l’homme de lettres, de l’homme de plume. » Marius Richard ne conteste pas l’analyse de Seillière quant au naturisme mystique de Diderot, mais il déplore le manque de rigueur du critique:«Ilyavait chez Diderot la griserie du système que l’on est amené à soutenir jusqu’à l’extrême de ses conséquences ¢ c’est un danger auquel on échappe rarement ¢ et à laquelle venait s’ajouter celle de l’expression, de la course de la plume, de l’effet à produire, de l’excitation journalis- tique. » Pour Marius Richard, c’est son labeur pour l’Encyclopédie qui a créé cette sorte de frénésie subversive que Seillière reproche au philosophe de Langres. Remarque au demeurant non dénuée de fon-

28. Je suis partout,no 668 du 2 juin 1944, p. 4. 29. Révolution nationale, 10 juin 1944, p. 4. ernest seillière contre-révolutionnaire 153 dements30. Quant au rôle du philosophe dans la chute de l’Ancien régime, Marius Richard semble rejoindre les analyses de Seillière : Il ressort du livre de M. Ernest Seillière, que le Diderot de la religion naturelle, de l’Encyclopédie, reste l’artisan le plus direct, et comme le théoricien de la Révolution. Elle porte sa marque. On le verrait très bien rédiger, pour la Convention, ce dictionnaire philosophique, qu’il proposa à Catherine II. Toutes ces allégories théâtrales que la Révolution se donna pour décor sem- blent inspirées de ces sujets à tendance qu’il proposait aux peintres de son temps, et qui sont la négation même du sens que nous avons de la peinture31.

Durant l’Occupation, les collaborateurs rejoignent Seillière quant à ses analyses sur le rôle joué par Diderot et l’Encyclopédie dans la chute de l’Ancien régime. L’idée n’était pas nouvelle. L’Encyclopédie, dès le XVIIIe siècle, a été dénoncée par ses adversaires, que ce soit Fréron ou le janséniste Chaumeix, comme un clan soudé et voué à l’anéantissement des structures de la monarchie absolue32. On a alors reproché aux Encyclopédistes de se mêler de ce qui ne les regardait pas, c’est-à-dire de politique. En s’appuyant sur Jacques le Fataliste,la Religieuse,leSupplément au voyage de Bougainville et les Eleuthéroma- nes, les contre-révolutionnaires du Directoire ont violemment attaqué Diderot, dénoncé comme un anarchiste ennemi de Dieu, de la monar- chie et de la propriété privée. Au fil de ses ouvrages, Ernest Seillière n’a cessé de dénoncer le mysticisme passionnel et l’impérialisme démocratique de Diderot. Il analyse sa relation avec Rousseau sous l’angle de la domination, le directeur de l’Encyclopédie occupant parfois la position de l’inspira- teur, parfois celle du disciple. Dans ces conditions, on voit mal com- ment Seillière aurait pu comprendre la hardiesse philosophique et la complexité formelle du Supplément au voyage de Bougainville, œuvre d’ailleurs écrite bien après la rupture avec Rousseau. Après la seconde guerre mondiale, Seillière est élu, par une courte majorité, à l’Acadé- mie française en février 1946. Il disparaît neuf ans plus tard.

Pascale Pellerin CNRS UMR LIRE 5611

30. Voirà ce sujet Pascale Pellerin, Lectures et images de Diderot de l’Encyclopédie à la fin de la Révolution, op. cit., p. 29. 31. La Révolution nationale, art. cit. 32. Sur Chaumeix et Fréron, voir Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, p. 137 et 142 ; et Pascale Pellerin, Lectures et images de Diderot de l’Encyclopédie à la fin de la Révolution, p. 19 et sq.

Véronika ALTACHINA

Eisenstein, lecteur de Diderot

Rostislav Yourénev, cinéaste et théoricien, auteur de plusieurs articles et livres sur Eisenstein, dont il fut l’élève, a comparé le réalisa- teur au grand projecteur qui capte la lumière de différentes sources pour la pointer sur le sujet de ses recherches1. Une des sources des ouvrages théoriques d’Eisenstein fut Denis Diderot dont le nom appa- raît souvent dans son texte-clé « Montage, 1937 », ainsi que dans « Montage vertical » (1940) et « Diderot a parlé du cinéma » (1943). Diderot, pour Eisenstein, est une figure qui symbolise l’expérimenta- tion artistique, ce qui explique que son nom soit souvent suivi de ceux de Wagner et Scriabine2 Serguéï Eisenstein (1898-1948), considéré comme l’un des géants de l’histoire du cinéma mondial, grand réalisateur, l’un des « pères du montage », auteur, entre autres, du fameux Cuirassé Potemkine (1925), fut un personnage à la culture colossale et protéiforme. La littérature française y occupait une place importante. Il avait appris le français, l’anglais et l’allemand dès son enfance, et ces connaissances lui servirent beaucoup pendant son long périple en Europe et aux États-Unis (1928-1932), notamment pour découvrir le cinéma sonore et faire la connaissance d’artistes, d’écrivains et de cinéastes étrangers. Durant cette période, il donna des cours à Berlin, Londres, Amster- dam, fit des conférences à l’Université de Bruxelles et à la Sorbonne, et participa à des tournages. À son retour en URSS, parallèlement à son travail de cinéaste, il se consacra à des travaux théoriques et à l’ensei- gnement, soutint sa thèse de doctorat en 1939, et reçut deux fois le Prix Staline (1941, 1946). Ses œuvres, qui sont parsemées de citations en langues étrangères, permettent d’apprécier sa conception du montage. Sa bibliothèque contient 4000 livres en quatre langues, souvent anno- tés, et l’un des rayons est révélateur du « montage des livres » fait par Eisenstein. La Formation de l’acteur, de Stanislavski, considéré comme

1. S. Eisenstein, Œuvres choisies Izbrannye lroczvedencq [désormais Œuvres], Moscou, 1964, t. 5, p. 7. 2. S. Eisenstein, Œuvres, t. 2, 1964, p. 200 ; t. 5, p. 86, 209.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 156 véronika altachina

« le dieu de l’art théâtral », jouxte la Bible ¢ comme pour prouver que Stanislavski n’est pas le Dieu unique, qu’il y en a un autre ¢,etun volume de Diderot se trouve à côté. Ce sont ces bases qui permirent à Eisenstein de créer sa propre théorie du montage et de la place de l’acteur dans l’œuvre. L’article « Montage 1937 », publié pour la première fois dans le deuxième volume des Œuvres choisies en 19643, occupe une place particulière dans les travaux théoriques d’Eisenstein. Sa conception, sa méthodologie et sa place dans l’évolution des idées de l’auteur sont cruciales. « Montage 1937 » est le bilan de ce qui avait déjà été fait, mais il annonce aussi ses futurs ouvrages. Il mit d’ailleurs ses hypothèses à l’épreuve dans Alexandre Nevski (1938). Eisenstein utilisera et développera les idées de cet article resté inachevé dans ses travaux postérieurs (« Montage 1938 » ; « Montage 1939 » ; « Montage 1940 » ; « Grundproblem » ; « La Non-Indifférente nature », etc.). Les premiers brouillons connus sont datés de 1935 et résultent d’une expérience à l’étranger, lorsque le réalisateur essaya de produire un documentaire intitulé Que Viva Mexico !, dans lequel il accordait une grande importance au montage intra- images. Il en va de même de ses réflexions sur le montage dit « chromophone », lors du tournage inachevé du Pré de Béjine (1935). On peut en déduire l’objectif principal de cette recherche de 1937 : il s’agissait non seulement de faire la synthèse du montage de la période précédente, mais aussi de définir sa conception d’alors et d’envisager son prolongement. Cet objectif détermina la structure de son texte. Eisenstein y divise l’histoire du montage en trois parties ¢ le tournage de l’action d’un point de vue unique, de points de vues multiples, et le montage sono-visuel moderne. S’il n’en retrace pas le parcours historique, il examine les possibilités de chaque étape ; il se réfère à l’immense expérience des temps passés pour parvenir à une nouvelle conception du montage. C’est dans ce contexte qu’apparaît le nom de Diderot, dans la troisième partie de l’article inachevé, sorte de brouillon composé de quatre morceaux sans cita- tions ni notes de l’auteur. Ces traces du laboratoire intellectuel d’Eisenstein prouvent que les idées de Diderot lui furent d’une très grande utilité pour réussir cette « réaction chimique » dont résulte la théorie du montage. Diderot a inventé la mise en scène au sens moderne à travers des catégories, comme celle de « Tableau » ou de « Scène composée », anticipant le montage au cinéma. Les Entretiens sur Le Fils naturel en

3. S. Eisenstein, Œuvres, t. 2, 1964, p. 451-484. eisenstein, lecteur de diderot 157 appellent à « un homme de génie qui sache combiner la pantomime avec le discours, entremêler une scène parlée avec une scène muette, et tirer parti de la réunion des deux scènes »4. Cet « homme de génie » fut Eisenstein. Après avoir déterminé et examiné les types de montage, et établi que le son n’est pas étranger au cinéma mais qu’il lui est consubstantiel, puisqu’il représente le développement inévitable de ses principes ; après avoir étudié le rôle du rythme et de la pantomime, Eisenstein conclut que la musique au sens large du mot (parole, voix, son en général) n’est pas tout à fait nouvelle au cinéma. C’est dans ce contexte musical qu’il fait appel à Diderot : « Diderot a écrit beaucoup de choses intéressantes sur ... le Cinéma » ¢ plus tard il utilisera ce jeu de mots dans un article dont il sera question plus bas. C’est qu’en russe le mot cinéma [kino] se prononce et s’écrit de la même manière que le nom du fameux librettiste de Lully, Philippe Quinault (1635-1687), totalement inconnu en URSS ¢ le calembour s’adresse donc aux initiés ; pour les autres, Eisenstein emploie le nom français Quinault, qu’il nomme « compositeur » et, poursuivant son jeu de mot, « mais non pas compositeur de cinéma » (en russe : « KinoKino-kompozitora, xotq i ne kompozitora kinokino »). Puis, Eisenstein commence à analyser un morceau du Troisième entretien. Il n’en donne même pas le titre ¢ tant il est évident pour lui que les intéressés savent qu’il s’agit des Entretiens sur Le Fils naturel, ce qui ne va pourtant pas de soi, puisque la traduction russe de cette œuvre ne fut publiée qu’en 1936, dans le cinquième volume des Œuvres complètes de Diderot. D’ailleurs Eisens- tein ne la connaissait pas à l’époque ¢ la comparaison des citations le prouve, mais il la citera plus tard, dans « Diderot a parlé du cinéma ». En 1937 en tout cas, il se sert de l’original français et traduit lui-même les morceaux choisis. La traduction d’Eisenstein est fidèle, ce qui montre qu’il saisit bien les idées du philosophe. Il commence par le monologue de Clytemnestre et son analyse où, selon Eisenstein, il y a des idées très utiles pour le cinéma sonore. Diderot parle de la tragédie musicale et décrit comment le compositeur fera exécuter ces paroles : [...] Il fera gronder la foudre, il la lancera, il la fera tomber en éclats ; il me montrera Clytemnestre effrayant les meurtriers de sa fille, par l’image du dieu dont ils vont répandre le sang ; il portera cette image à mon imagination déjà ébranlée par le pathétique de la poésie et de la situation, avec le plus de vérité et de force qu’il lui sera possible. Le premier s’était entièrement occupé des accents de Clytemnestre ; celui-ci s’occupe un peu de son

4. Jean-Claude Bonnet, Diderot. Promenades dans l’œuvre, Paris, Le livre de poche, 2012, p. 207. 158 véronika altachina

expression. Ce n’est plus la mère d’Iphigénie que j’entends ; c’est la foudre qui gronde, c’est la terre qui tremble, c’est l’air qui retentit de bruits effrayants5. Cet exemple permet de démontrer avec évidence où gît l’élément « musical » dans les premières étapes du développement du cinémato- graphe, et comment le cinéma sonore et la conception de son montage se basent sur le passé et lui sont liés. Eisenstein souligne la dernière phrase, qu’il analysera par la suite, et distingue trois moments dans l’exemple cité : 1) la situation pathétique, 2) la poésie pathétique, 3) la mise en musique, où cette image sera représentée « avec le plus de vérité et de force qu’il lui sera possible ». Ces trois phases définissent, selon lui, le schéma de la représentation théâtrale : 1) Situation ¢ matière première ¢ anecdote pathétique par son contenu ; 2) « poésie », c’est-à-dire première rédaction littéraire rendue pathétique par les moyens de la composition ; 3) arrangement musical, c’est-à-dire transfert du texte poétique à un niveau d’expression encore jamais atteint, encore plus puissant et plus impression- nant. Cet arrangement musical fait qu’on n’entend plus « la mère d’Iphigénie », mais la Colère et l’Horreur à travers la colère et l’hor- reur de Clytemnestre. Et c’est exactement cette image qui sera repré- sentée « avec le plus de vérité et de force qu’il lui sera possible ». Eisenstein met surtout en valeur le réalisme « dans sa conception élevée et non pas comme une vérité banale ». Cette analyse des idées de Diderot mène à la conclusion que, dans le cinéma, on distingue non seulement les mêmes étapes (d’un seul point de vue ; de plusieurs ; avec une sonorisation), mais que, dans chaque étape, on trouve les mêmes relations qu’au théâtre. Puis vient l’analyse détaillée des étapes et en particulier de la dernière, le film sonore, où il relève les trois mêmes phases. La troisième l’intéresse particulièrement, et le nom de Diderot apparaît de nouveau, quand il affirme que la mélodie elle-même est la généralisation de l’intonation de la voix humaine, ce que Diderot a bien remarqué. Il ne le précise pas, mais manifestement il pense au Neveu de Rameau, qu’il trouvait « inoubliable6 »: Quel est le modèle du musicien ou du chant ? C’est la déclamation, si le modèle est vivant et pensant ; c’est le bruit, si le modèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant comme une autre ligne, qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant,

5. Entretiens sur Le fils naturel, Œuvres esthétiques, éd. Vernière, Paris, Garnier, 1968, p. 170. 6. Eisenstein, « L’art de la mise en scène », dans Œuvres, t. 4, p. 489. eisenstein, lecteur de diderot 159

sera forte et vraie, plus le chant qui s’y conforme la coupera en un plus grand nombre de points ; plus le chant sera vrai et plus il sera beau [...]. Écoutez le chant, écoutez la symphonie, et vous me direz après quelle différence il y a entre les vraies voix d’un moribond, et le tour de ce chant ; vous verrez si la ligne de la mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de la déclama- tion. Je ne vous parle pas de la mesure, qui est encore une des conditions du chant, je m’en tiens à l’expression, et il n’y a rien de plus évident que le passage suivant que j’ai lu quelque part : Musices seminarium accentus, l’accent est la pépinière de la mélodie7. Peut être Eisenstein pense-t-il aussi à la Lettre sur les sourds et muets, où Diderot exprime la même idée8. Ce n’est sans doute pas un hasard si le nom Diderot apparaît avec celui de Scriabine qui cherchait à allier les couleurs et la musique, en s’inspirant des écrits du Père Castel, inventeur d’un clavecin oculaire associant couleurs et sons, dont Diderot parle dans sa Lettre. En outre, Eisenstein cite en français un passage de la Lettre sur les aveugles, publiée dans le même volume de l’édition Assézat et Tourneux, ainsi qu’une lettre de Diderot à Sophie Volland (qu’il lit Vollar)9. Tout prouve qu’Eisenstein avait souslamainlesŒuvrescomplètesd’AssézatetTourneux,de1875-1877, et qu’il les connaissait parfaitement bien. Mais revenons à « Montage », où Diderot apparaît de nouveau quand le cinéaste réfléchit au rôle de la musique (« une fois de plus Diderot nous est utile »10). Eisenstein rappelle l’extrait précédent du Troisième entretien, en donnant cette fois le titre complet de l’œuvre : « Diderot y examine le problème avec toute l’intensité qui lui est propre. Il se base en premier lieu sur l’homme, mais il examine égale- ment son environnement. Il se réfère à sa mise en œuvre dans la musique ». Mais, à ses yeux, le philosophe se limite à la nature et ne prend pas en considération le milieu social, ce que doivent examiner « nos musicologues ¢ héritiers de Diderot11 ».

7. Diderot, Le Neveu de Rameau, éd. J. Fabre, Genève, Droz, 1963, p. 78. 8. « Il crut que la musique était une façon particulière de communiquer la pensée, et que les instruments, les vielles, les violons, les trompettes étaient, entre nos mains, d’autres organes de la parole », Diderot, Lettre sur les sourds et muets, éd. Harvey et Hobson, Paris, GF, Paris, p. 99. 9. Eisenstein, « Montage », « Montage vertical », dans Œuvres, t. 2, p. 355, 227. 10. Eisenstein, «Montage de ton film », dans Denis Diderot : Pro et Contra. Denis Diderot dans la critique littéraire, la littérature, la réception esthétique, idéologique et philosophique russes. Anthologie [MontaÆ tonfil©ma B: D.Didro: : Pro et Contra. Deni Didro v russkoi˘ literaturnoi˘ kritike, slovesnosti, zstetiheskoiÁ , ideolo- giheskoi˘ i filosofskoi˘ recepcii. Antologiq, Saint-Pétersbourg, édition de l’Aca- démie russe chrétienne, 2013, p. 696 [désormais Pro et Contra]. 11. Ibid. 160 véronika altachina

Comme l’article n’a pas été achevé, Eisenstein n’a pas étudié le texte de Diderot dans sa profondeur, comme il en avait l’intention d’après sa note : « Examiner l’original et utiliser le livre de Gatchev sur Diderot »12. L’ouvrage de Gatchev13 auquel il fait allusion s’intitule Les idées esthétiques de Diderot (1936). Cela montre qu’Eisenstein connaissait non seulement les œuvres du philosophe, mais aussi cer- taines des études qui lui avaient été consacrées. Le nom de Diderot apparaît encore deux fois dans ses notes : Diderot a eu de la chance. Il fit le bilan non seulement des dix-huit siècles de culture musicale, mais aussi de tous les siècles avant Jésus Christ. [...] Pourtant nous sommes dans une position bien meilleure que la sienne : devant nous autant de siècles de progrès de l’humanité libérée qu’il en avait derrière lui de l’humanité opprimée !14 Sur les cinquante pages de l’article, le nom de Diderot est cité onze fois, la première fois au début et la dernière à la fin, tel un fil conduc- teur. Comme cet article est à la base des idées sur le montage dévelop- pées plus tard dans d’autres travaux théoriques, il représente un labo- ratoire où, avec des éléments fondamentaux, assortis de profondes réflexions Eisenstein crée un art nouveau. Et Diderot a joué un rôle très important dans la création du montage ; sans le savoir, il avait parlé du cinéma. « Par ses conceptions hardies et inspirées, Diderot a très précisément l’idée de ce que sera le 7e Art, de sa formidable capacité intégrative, de ses possibilités logiques, de son dynamisme sans équivalent, de sa vitalité et de ses métamorphoses »15, écrit Jean- Claude Bonnet. Il est probable que l’idée d’écrire un article sur ce sujet est venue à Eisenstein au cours du travail sur « Montage 1937 », mais il n’a été écrit qu’en 194316. L’article commence par une citation-clé du traité De la poésie dramatique : « Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre; jouez comme si la toile ne se levait pas »17, qui lui servira de leitmotiv. Une autre épigraphe ¢ Quod licet Jovi, non licet bovi ¢ annonce l’objet principal des réflexions

12. Ibid. 13. Dimitri Gatchev (1902-1946), théoricien de l’art, philologue et musicologue, fut l’un des éditeurs des Œuvres complètes de Diderot. Il pensait que son étude des idées esthétiques de Diderot allait favoriser le développement du réalisme socialiste. 14. Eisenstein, « Montage du ton film », Pro et Contra, p. 202. 15. Jean-Claude Bonnet « Diderot a inventé le cinéma », RDE, 18-19, octobre 1995, p. 29-31. 16. Il a paru en français en 1984 (trad. Anne Zouboff, Europe,no 661, mai 1994, p. 133-142), et en russe en 1988. 17. Diderot, De la poésie dramatique, Œuvres esthétiques, op. cit., p. 231. eisenstein, lecteur de diderot 161 d’Eisenstein : ce qui n’est pas possible au théâtre est possible au cinéma. L’auteur reprend tout au début le calembour déjà cité, qui joue sur l’homophonie existant entre le nom de Quinault et le mot désignant le cinéma en russe. Cette fois, il confond les deux Quinault (tous les deux cités), en disant que Diderot respectait beaucoup Quinault, tandis qu’il louait dans le Paradoxe sur le comédien le jeu de Quinault-Dufresne (1695-1767). Selon lui, ce que Diderot écrit sur l’acteur Quinault-Dufresne n’est pas moins précieux que ce que Diderot, sans le savoir, écrit à propos de l’art cinématographique18. L’article est divisé en plusieurs sections. La première est intitulée « Le fils naturel », puisque le cinéma reste encore le fils illégitime du théâtre. En revenant au sens premier du mot « naturel » (qui appar- tient à la nature, qui n’est pas artificiel), Eisenstein proclame que les liens entre le théâtre et le cinéma sont naturels, et ce problème est effectivement posé dans la pièce de Diderot. « Nous sommes trop paresseux pour consulter les originaux indiqués dans les notes, alors je refuse de les donner, par contre, je serai prolixe en citations », écrit Eisenstein, et, par la suite, il cite largement les Entretiens sur Le Fils naturel, non pour faire part au lecteur de ses trouvailles inattendues ¢ prédictions cinématographiques imprévues de Diderot ¢, mais parce qu’il est temps de clarifier les méthodes de travail et d’enseignement au cinéma. Les priorités de Diderot, paradoxalement, coïncident avec les idées contemporaines et peuvent aider à poser et à examiner ces problèmes19. Une fois de plus, la théorie théâtrale de Diderot est présentée comme moderne. Il faut noter que les metteurs en scène novateurs comme A. Ostrovski, K. Stanislavski et V. Meyerhold20 ont également apprécié les idées de Diderot et s’en sont inspiré pour leurs réformes théâtrales. Meyerhold soutenait que quelques ouvrages importants suffisaient aux novateurs, dont un volume de Diderot. Or Meyerhold a joué un rôle décisif dans la formation du jeune Eisenstein, lequel entra comme décorateur dans son Théâtre à Moscou, le Proletkult, et en devint bientôt le metteur en scène. Le concept du montage intellectuel de Meyerhold influencera Eisenstein. C’est dans ce théâtre, qu’Eisens- tein créa, en 1923, la mise en scène très audacieuse d’une pièce d’Ostro- vski, Le plus malin s’y laisse prendre (1868). Il la transforma en « mon- tage d’attractions », et y inséra un court film, Le Journal de Gloumov, sa première expérience cinématographique.

18. Eisenstein, « Diderot a parlé du cinéma », Pro et Contra, p. 637. 19. Eisenstein, « Diderot a parlé du cinéma », Pro et Contra, p. 638. 20. Alexandre Ostrovski (1823-1886), Konstantin Stanislavski (1863-1938), Vsévolod Meyerhold (1874-1940) ¢ metteurs en scène qui ont réformé le théâtre russe. 162 véronika altachina

Le sujet favori d’Eisenstein est le jeu des acteurs de cinéma, qui reste encore « le fils naturel » du théâtre, cette fois-ci non plus au sens de « non-artificiel », mais bien d’ « illégitime » : qui ne correspond pas à l’art cinématographique21. Il analyse les similitudes et les différences entre l’acteur de théâtre et l’acteur de cinéma ; et il en arrive logique- ment à la conception du quatrième mur, étroitement liée aux recher- ches et aux expériences du jeune Théâtre d’art de Moscou, dont le rêve était que les acteurs « vivent » sur la scène comme dans un salon. Le co-fondateur du Théâtre d’art (1897) fut Stanislavski, fameux créateur de son « système » de formation. Les acteurs y apprenaient à jouer leurs rôles en se rappelant leurs propres expériences et en les répétant pour maîtriser la technique, stimuler la créativité individuelle et l’imagination, pour accéder enfin à une interprétation plus authen- tique. Sa méthode est exposée dans La formation de l’acteur (1936). Aux acteurs qui « jouent d’âme » et dont le jeu est très inégal, par impossibilité de jouer avec la même ardeur deux fois de suite, il oppose les acteurs qui jouent de réflexion, qui étudient la nature humaine en essayant de l’imiter, et puisent leur inspiration dans l’imagination et la mémoire, notions-clé de sa « psychotechnique »22. On reconnaît faci- lement les idées de Diderot exposées dans le Paradoxe sur le comédien : Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelle- ront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête23. Le Paradoxe sur le comédien fut traduit en russe trois fois : en 1882, 1922 et 1923. Les deux dernières éditions furent préfacées par A. Lounatcharski (1875-1933), commissaire du peuple à l’Instruction publique, critique d’art, théoricien du théâtre qui commence par ces mots : « Je pense que dans la littérature sur le théâtre il n’y a pas de diamant plus brillant que le fameux Paradoxe sur le comédien »24.La

21. Eisenstein, « Diderot a parlé du cinéma », Pro et Contra, p. 639. 22. Constantin Stanislavski, La formation de l’acteur dans Pro et Contra, p. 550-578. 23. Diderot, Paradoxe sur le Comédien, Œuvres esthétiques, éd. Vernière, p. 307. 24. A. Lounatcharski [Predislovie k knige D.Didro «Paradoks ob aktere »], dans Pro et Contra, p. 535. eisenstein, lecteur de diderot 163 réédition de l’ouvrage marque l’intérêt qu’il suscitait durant ces années-là parmi les théoriciens du théâtre et les metteurs en scène. Pour Eisenstein, qui exige un jeu réaliste au cinéma, cette idée n’est pas du tout nouvelle, et comme pour le prouver il cite le début des Entretiens : « il ne s’agit point d’élever ici des tréteaux ». Puis, cet autre extrait situé à la fin des Entretiens : MOI. Mais cette tragédie nous intéressera-t-elle ? DORVAL.Je vous le demande. Elle est plus voisine de nous. C’est le tableau des malheurs qui nous environnent. Quoi ! vous ne concevez pas l’effet que produiraient sur vous une scène réelle, des habits vrais, des discours propor- tionnés aux actions, des actions simples, des dangers dont il est impossible que vous n’ayez tremblé pour vos parents, vos amis, pour vous-même ?25 La section suivante s’intitule « Diderot voulait la même chose ». Eisenstein y affirme que les réflexions de Diderot restent pertinentes, en 1898, pour le Théâtre d’art et pour le cinéma. D’après Eisenstein, seul le cinéma peut mettre en œuvre les principes de Diderot, qui exige vérité et vraisemblance26.Eneffet, seul le cinéma met à exécution l’idée du quatrième mur. L’acteur, qui n’est plus limité par les dimensions de la scène, n’est plus obligé de parler fort et de se tourner vers les spectateurs, il a la possibilité de s’exprimer, de bouger, d’agir en fonction de la nécessité intérieure et de l’interaction avec le partenaire. Ce qui est permis au cinéma ne l’est pas au théâtre27 ! Après avoir étudié les pratiques cinématographiques en URSS et à l’étranger, Eisenstein reprend son idée-clé dans le sous-titre « Diderot a parlé du cinéma, ou Postface pour les gourmets ». Selon lui, Diderot prévoyait non seulement le transfert de l’action d’un point à un autre grâce au montage, mais il voulait que le spectateur suive les péripéties du dialogue en témoin invisible grâce à la caméra glissant sur des rails, ce qui correspond au montage invisible. L’idéal, pour Diderot, est l’unité de lieu pour chaque phase de l’action, et ce principe sert de base au réalisateur : il choisit pour chaque cadre un point de vue permettant de le montrer de la façon la plus claire et la plus représentative. « Revenons à Diderot », écrit Eisenstein dans la dernière partie, puisqu’il y a toutes les raisons de le faire. Car Diderot ne se contente pas du montage par phases, en suivant les déplacements du père de l’allée au salon : il critique la loi de frontalité, jugée horrible par Eisenstein dans « nos films de conversations ». Puis suit une longue citation qui s’achève par ces paroles de Dorval : « Je pense, pour moi,

25. Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, op. cit., p. 148-149. 26. Eisenstein, « Diderot a parlé du cinéma », Pro et Contra, p. 644-645. 27. Ibid. p. 646-647. 164 véronika altachina que si un ouvrage dramatique était bien fait et bien représenté, la scène offrirait au spectateur autant de tableaux réels qu’il y aurait dans l’action de moments favorables au peintre »28. « Paroles d’or ! », s’exclame Eisenstein qui poursuit : Qui n’aurait pas honte d’entendre cet appel qui nous arrive de la tombe lointaine du XVIIIe siècle et qui résonne de toute sa fraîcheur comme l’appel à travailler la forme de son œuvre ¢ à réaliser la trame parfaite du drame dans le mouvement parfait de sa représentation, dans les moments décisifs de l’action articulés nettement par l’austérité de la composition des cadres ? C’est de cette manière que Diderot voit le tableau (le cadre) en tant qu’un élément indissociable du drame. Mais il le voit de la même manière dans le système du montage, bien qu’il n’utilise pas ce mot, du montage qui est, à son avis, la condition nécessaire de la tension suprême, de l’intensité de l’action. Il est tout à fait frappant à quel point tout ce que Diderot écrit dans le même extrait, sur la nécessité d’alterner et d’entremêler des scènes muettes et parlées, est actuel pour résoudre le problème du son29. Roland Barthes, dans son article « Diderot, Brecht, Eisenstein » (1973), écrit que c’est Diderot qui a élaboré la théorie de la mise en scène, du tableau réalisé sur scène, et que ce tableau est l’essence du montage d’Eisenstein30. L’esthétique de Diderot se fonde sur l’identité de la scène théâtrale et de la peinture ; cependant le peintre ne peut choisir qu’un seul moment qui doit être chargé de sens. Selon lui, le cinéma d’Eisenstein représente de tels moments. Par conséquent, le cinéaste fut le fondateur du réalisme socialiste, tout comme Diderot fut le fondateur du drame bourgeois. L’article d’Eisenstein s’achève d’ailleurs par trois grandes citations tirées des Entretiens31, suivies de cette remarque : « On pourrait croire qu’il s’agit ici du culte de l’absence de forme et du refus de la discipline artistique ? Je pense que la présence de ma signature au bas de cet article écarte une telle interprétation »32, conclut Eisenstein. Ostrovski, qui lisait Diderot en français et connaissait apparem- ment non seulement ses ouvrages sur le théâtre mais aussi La Lettre sur les sourds et muets, s’inspira de ses idées pour appliquer le réalisme et le naturalisme sur la scène. Stanislavski mit à la base de son « système » la distinction entre les deux types d’acteurs définie dans le Paradoxe.

28. Diderot, Entretiens sur Le fils naturel, op. cit., p. 90. 29. Eisenstein, « Diderot a parlé du cinéma », art. cit., p. 655-656. 30. Roland Barthes, « Diderot, Brecht, Eisenstein », Cinéma. Théorie/lectures, Revue d’esthétique,no spécial, 1973, Paris, Klincksieck. 31. Entretiens sur Le fils naturel, op. cit. p. 114-115, 100, 101-102. 32. Eisenstein, « Diderot a parlé du cinéma », art. cit., p. 141. eisenstein, lecteur de diderot 165

Meyerhold, utilisa avec succès la pantomime dans son théâtre. Mais parmi les artistes de cette époque, c’est sans doute Eisenstein qui poussa le plus loin le dialogue avec les textes de Diderot.

Véronika Altachina Université d’État de Saint-Pétersbourg

Marcin CIENÌ SKI

Le traducteur comme lecteur. Lecture(s) de Diderot par Tadeusz Boy-Zˆelen´ski

À l’époque des Lumières polonaises (1764-vers 1820), la culture et la littérature françaises étaient très présentes et très visibles en Pologne, sans que la réception des œuvres soit systématique. On lisait beaucoup d’auteurs français du moment ; on traduisait, paraphrasait, mettait en scène beaucoup de leurs pièces, mais un grand nombre d’entre eux, importants, populaires ou jouissant d’une certaine autorité en France, étaient pratiquement inconnus des Polonais. Parmi les écrivains fran- çais les plus remarquables du XVIIIe siècle, les plus lus en Pologne étaient Voltaire et, dans une moindre mesure, Rousseau et Montes- quieu. Les œuvres de Diderot, en revanche, n’étaient, semble-t-il, pratiquement pas connues. La manière dont ses œuvres étaient diffusées en France était en grand partie responsable de leur faible présence sur le marché éditorial accessible aux lecteurs polonais, même aux élites (alors que les librai- ries de Varsovie étaient en mesure de fournir à leur clientèle les nouveautés françaises3à4semaines après leur parution). En revan- che, l’Encyclopédie jouissait d’un grand prestige ¢ et d’une grande popularité auprès des élites ¢ même si les Polonais ne l’associaient pas nécessairement au personnage de Diderot. Elle était perçue plutôt comme un ouvrage d’information, et non dans sa dimension philoso- phique et politique. Comme l’écrit Ewa Rzadkowska, « il n’y a pas en Pologne [au XVIIIe siècle] de polémique organisée ni conséquente contre l’Encyclopédie. La littérature réactionnaire des ‘‘sarmates’’ s’attaque principalement à Voltaire, publie de nombreux écrits anti- déistes, mais les voix qui s’élèvent contre l’Encyclopédie sont peu nombreuses »1.

1. E. Rzadkowska, Encyklopedia i Diderot w polskim Os´wieceniu, Wrocław 1955, Ossolineum, p. 29.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 168 marcin cien´ ski

Ainsi, même si Diderot jouissait à l’époque d’un important pres- tige en Pologne (comme philosophe et personnage public), en parti- culier dans l’entourage du roi Stanislas-Auguste Poniatowski, son influence était surtout indirecte, aléatoire et fragmentaire, et ses œuvres n’étaient pas traduites2. Cette situation se prolongea au XIXe et au début du XXe siècle, en dépit des influences françaises toujours très fortes dans la culture polonaise et du rôle de modèle que jouait la culture française pour cette dernière (son aura était parmi les plus importantes, à côté de celles de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la Russie). La présence de Diderot dans la culture littéraire polonaise de l’époque était ¢ soulignons-le encore une fois ¢ peu marquée, dispersée, voire ponc- tuelle. Son cas était d’ailleurs assez fréquent pour un auteur des Lumières. Le désintérêt pour une grande partie des auteurs français des Lumières venait avant tout du fait que pour la littérature polonaise de cette époque, où l’État polonais n’existait pas (1795-1918), la principale préoccupation était le retour à l’indépendance. L’intérêt se portait donc plutôt sur les problèmes politiques et sociaux, et non sur les questions philosophiques, en particulier celles qui relevaient de l’héritage des Lumières. Le mouvement romantique prédominant à partir des années 1820, avec sa conception particulière de l’individua- lisme et son messianisme dans la façon d’aborder les problèmes natio- naux limitait fortement la réception de la pensée et de la littérature des Lumières, même si l’influence toujours plus faible de celles-ci est demeurée visible jusqu’au milieu du XIXe siècle. Il faut en outre rappeler que, la langue française étant très répan- due chez les élites, point n’était besoin de traduction pour connaître les auteurs français des Lumières, et que pour un large public de lecteurs, une bonne connaissance de la littérature française (même s’il s’agissait plutôt de littérature contemporaine) était une marque de bonne éducation. L’absence d’État polonais avait également une inci- dence sur la réception de la littérature française puisqu’elle empêchait la mise en place d’un marché éditorial national. C’est pourquoi la réception avait beau être importante et présenter de multiples facettes, elle manquait de systématicité, en particulier dans le cas de la littéra- ture plus ancienne, et une grande partie des œuvres majeures n’étaient pas traduites.

2. À l’exception de Père de famille, traduit à deux reprises, par F. Zabłocki et W. Bogusławski, voir: M. Cien´ski, ‘‘Ojciec dobry’’: Diderot i Zabłocki, in: Dramaty Franciszka Zabłockiego: interpretacje, dir. M. Cien´ski et T. Kostkiewiczowa, Wrocław 2000, p. 13-28. le traducteur comme lecteur 169

C’est dans ce contexte que Tadeusz Zˆelen´ski (1874-1941), connu sous le pseudonyme de Boy (mais souvent appelé Boy-Zˆelen´ski3) commence, à la fin de la première décennie du XXe siècle, son activité de traducteur. Celle-ci représente un des nombreux champs d’activités de cet écrivain prolifique et plutôt excentrique, parmi lesquels on trouve des domaines aussi apparemment éloignés les uns des autres que le cabaret, l’étude des œuvres de Mickiewicz et Fredro, la critique théâtrale régulière, la promotion de la maternité responsable et la participation à de nombreuses campagnes en faveur de la modernisa- tion de la société. Boy-Zˆelen´ski a été l’un des personnages publics et culturels les plus caractéristiques et les plus marquants de la Pologne indépendante de l’entre-deux-guerres. Médecin de formation (il a exercé dans sa jeunesse), il s’est cependant attaché surtout à son activité littéraire, endossant de nombreux rôles (poète, chercheur en littérature, feuille- toniste, critique, traducteur, publiciste), touchant à de nombreux gen- res, ce qui réclamait de lui à la fois une bonne plume et une énorme capacité de travail. Sa participation à la vie publique en qualité de publiciste (il traitait surtout les affaires sociales et culturelles) l’a amené à faire autorité non seulement en littérature, mais aussi comme leader d’opinion publique (il défendait le courant moderniste, tendance de gauche). Il a gagné de l’importance et de l’influence par son activité dans de nombreux domaines et grâce au parti qu’il a su tirer de ses diffé- rents canaux de communication. La biographie de Boy et ses différentes campagnes sociales et culturelles présentent un témoignage specta- culaire à la fois de son activité intellectuelle et du potentiel culturel de la Pologne dans les premières années de son indépendance en 1918. Dans ce qui va suivre, je ne m’occuperai cependant que d’une seule des campagnes de Boy, dont le but était de rendre la culture française accessible aux Polonais : son importance n’est pas seulement le résultat de son activité littéraire, mais précisément du fait qu’il intervenait sur de nombreux plans, d’une manière ¢ pourrait-on dire ¢ cumulée. Les différents objectifs qu’il s’était fixés ont donc été atteints, avec une efficacité renforcée par son autorité personnelle. En partant dans ce sens, je me concentrerai sur la façon dont Boy-Zˆelen´ski ¢ intervenant en tant que traducteur et historien (non professionnel) de la littérature ¢ a imposé au public polonais sa vision de la littérature française (qui continue de faire autorité aujourd’hui), et sur la façon dont il a interprété l’œuvre de Diderot, contribuant ainsi à former le modèle de lecture polonaise de cet écrivain.

3. J’utilise indifféremment ces noms dans la suite de l’article. 170 marcin cien´ ski

Il est clair que la démarche de Boy en matière de traduction de littérature française et de transmission de savoir sur cette littérature a eu un caractère systématique. À un certain moment, elle a consisté dans la réalisation d’un plan clairement tracé. Ce plan avait pour but de créer un canon de textes, mais aussi, reposait sur de grands princi- pes d’interprétation que Zˆelen´ski a formulés expressis verbis en 1921, lorsqu’il a publié son Antologia literatury francuskiej [Anthologie de la littérature française], un ouvrage de 500 pages qui contient ses propres traductions de chefs d’œuvre français (mais il faut signaler que ses premières traductions, de Balzac et Molière, ont été faites en 1909)4.Il écrit dans l’introduction de cette Anthologie : Nous Polonais avons vécu privés de liberté tout le siècle dernier, et, avant cela, nous avons eu droit à deux siècles d’obscurantisme quasi absolu. Tant d’accès à la réflexion nous ont été fermés, tant de domaines de la vie de l’esprit ont été mutilés chez nous ! Les carences de notre univers intellectuel sont de loin plus importantes que de tout autre. La littérature contempo- raine ne peut doter l’esprit de véritable culture, elle est par trop le reflet du moment présent, elle comporte trop de composantes éphémères, elle man- que de densité. Plusieurs siècles sont nécessaires pour mitonner un bouillon de culture qui nourrisse la réflexion. Il nous faut donc nous tourner vers la France pour y trouver ce qui nous manque. Tout comme elle est notre alliée naturelle en politique, elle est notre formatrice confirmée en réflexion. Nous avons de merveilleux écrivains romantiques, faisons des auteurs français nos classiques !5

La pensée qui a présidé à toute la démarche traductive de Boy est formulée dans cette dernière phrase. Elle a orienté toute la stratégie de traduction adoptée : une stratégie reposant sur un fondement histori- que, impliquant une interprétation particulière du passé de la culture et de la littérature polonaises. Mais il convient de remarquer un paradoxe : selon ces principes de Boy, ce sont la littérature polonaise et son histoire qui forment la base et la clé de l’interprétation de la littérature française. C’est ainsi que cette grande littérature « cen- trale », qui compte parmi les plus importantes au monde, va être lue à

4. Voir B. Winklowa, Tadeusz Zˆelen´ski (Boy). Twórczos´c´iz˙ycie, PIW, Warszawa 1967, p. 52. 5. T. Zˆelen´ski (Boy), wste˛p do Antologii literatury francuskiej, in: Pisma,t.14, Antologia literatury francuskiej, PIW, Warszawa 1958, p. 43-44 ; cité d’après : E. Skibin´ska, ‘‘« C’est la faute à ... Boy » : Les traductions « canoniques » sont-elles un obstacle à la retraduction ?’’, in : Autour de la retraduction. Perspectives littéraires européennes, sous la dir. de Enrico Monti et Peter Schnyder, Mulhouse, Orizons, 2011, p. 413. le traducteur comme lecteur 171 travers le prisme d’une littérature « périphérique »6, celle d’un pays qui n’existait pas : la « Pologne, c’est-à-dire nulle part ». Voilà donc une lecture dans laquelle la perspective polonaise va être imposée à la littérature française : une interprétation très singulière, « coloniale à rebours », pourrait-on dire. En plus, Zˆelen´ski va s’en servir pour créer son canon de textes de littérature française destiné au public polonais. Ce nouveau canon français à l’usage des Polonais devait, selon lui, « sauver » la littérature polonaise des ennuis dans lesquels l’avaient précipitée le romantisme (surtout), mais aussi le XVIIe siècle sarmate (si différent du classicisme français du siècle de Descartes et de Louis XIV). Cette conviction du caractère missionnaire des traductions de Boy envers la littérature polonaise a été acceptée et soutenue non seulement par ses contemporains, mais aussi ¢ à maintes reprises ¢ après sa mort. Citons à ce propos l’introduction de Jan Błon´ski à l’Anthologie de la littérature française de Boy lors de sa réédition dans les Écrits [Pisma] : « [c’est là] le plus grand mérite et l’originalité de Boy : en traduisant des textes qui n’avaient absolument aucun équiva- lent chronologique en polonais, il a su ¢ si l’on peut dire ¢ créer un style polonais fictif (qui n’existait pas [au XVIIe siècle] classique, qui n’était pas celui qui fut (car il n’y en avait point), mais celui qui « aurait dû » être. [...] On peut ainsi plaisanter en affirmant que dans ses traductions, Boy a écrit un pan entier (qui était absent) de l’histoire de la littérature polonaise... »7. C’est pour accomplir cette œuvre de « guérison » (Zˆelen´ski n’était pas médecin seulement de son état, mais aussi par vocation) que la « Bibliothèque de Boy » est créée en 1924. L’entreprise est d’abord réalisée en coopération avec plusieurs éditeurs, puis, lorsqu’ils font faillite, financée par la famille Zˆelen´ski, ce qui, sur fond de la situation économique de la Pologne à cette époque, représente un effort énorme et de continuels problèmes d’argent. La raison essentielle pour laquelle Boy s’est lancé dans cette entreprise épuisante et hasardeuse était son intention de traduire et de publier toute la Comédie humaine, qui a représenté la deuxième grande étape de ses activités dans le domaine du transfert de la littérature française en Pologne (après la première, rappe- lée ci-dessus, qui s’est concentrée sur la « construction » d’un classi- cisme polonais à base de matériaux français). La troisième étape devait avoir pour dominante la traduction d’À la recherche du temps perdu.

6. Concernant l’opposition « littérature centrale » vs « littérature périphérique », voir : I. Even-Zohar, ‘‘The Position of Translated Literature within the Literary Polysystem’’, Poetics Today 11 : 1 1990. 7. J. Błon´ski, Szekspir przekładu, [in:] T. Boy Zˆelen´ski, Pisma, t. 14, op. cit., p. 9. 172 marcin cien´ ski

Mais pendant ces trois étapes, Boy s’occupe aussi de traductions d’œuvres extérieures à ces grandes directions, et c’est ainsi que parais- sent dans sa « Bibliothèque » plus de cent volumes de traductions d’auteurs français de toutes les époques8. On a souvent souligné l’intérêt particulier de Zˆelen´ski pour les Lumières françaises, et cela se voit très bien dans les listes dressées par Joanna Zˆurowska : il a traduit 13 auteurs du XVIIIe siècle, contre seulement 6 du XVIIe,9duXIXe et 3duXXe9. Leurs noms énumérés dans l’article de Zˆurowska montrent bien que le traducteur a abordé systématiquement la littérature de ce siècle, mais aussi, dévoile assez clairement ses préférences : Marivaux, Lesage, Montesquieu, l’Abbé Prévost, Crébillon fils, Voltaire, Diderot, Rousseau, Choderlos de Laclos, Bernardin de Saint-Pierre, Mlle de Lespinasse, Chamfort, Beaumarchais. Abstraction faite du nombre d’œuvres de chacun d’eux traduites par ses soins, il convient de préciser ici que, pratiquement parlant, ses traductions de certaines œuvres (pas seulement du XVIIIe siècle) demeurent aussi les seules que lit le lecteur polonais aujourd’hui. Comme l’a remarqué Elz˙bieta Skibin´ska : « [...] la traduction de Boy n’est pas toujours la première ni la seule : il existe des séries de traductions de Manon Lescaut, Paul et Virginie, Candide, les Lettres persannes... (de même qu’il existe des traductions antérieures de cer- tains romans de Balzac...). Mais chez les lecteurs et dans le circuit des maisons d’édition, ce sont les traductions de Boy que l’on retrouve. Les traductions plus anciennes n’intéressent que les historiens de la litté- rature et ¢ plus rarement ¢ les chercheurs en traduction »10. Le titre de l’étude dont cette citation est tirée se présente sous la forme d’une question : Peut-on traduire la littérature française ancienne après Boy ? La réponse est qu’il existe quelques rares exceptions (surtout des traductions de Molière, et pour la littérature plus récente, des essais de retraduction de Proust), et tout un ensemble de raisons pour lesquelles personne aujourd’hui n’essaie de reprendre les traductions de Zˆelen´ski, malgré les défauts et imperfections qu’on a pu y déceler (je reviendrai sur cette question plus loin). Autrement dit, Boy a réussi a créer un canon de littérature fran- çaise en Pologne, et ce, à deux niveaux. Premièrement, au niveau des

8. Cf. J. Zˆurowska, « La ‘‘Bibliothèque de Boy’’ : origine et fonctions », in : Transfert des cultures par le biais des traductions littéraires, dir. Stanisław Jakóbczyk, Bruxelles-Paris, AIMAV ¢ Didier Érudition, 1999, p. 21-34. 9. J. Zˆurowska, op. cit., p. 29. En termes de volumes de textes traduits, le XIXe s. viendrait cependant en tête avec ses traductions de Balzac. 10. E. Skibin´ska, ‘‘Czy po Boyu moz˙na tłumaczyc´dawna˛literature˛francuska˛? O kłopocie z ‘‘przekładem kanonicznym’’, [in:] Europejski kanon literacki, dir. Elz˙bieta Wichrowska, Wydawnictwo Uniwersytetu Warszawskiego, 2012, p. 187. le traducteur comme lecteur 173 choix. Les lecteurs croyaient ¢ et continuent de croire ¢ que Zˆelen´ski a traduit tout ce qui valait la peine d’être traduit de la littérature fran- çaise existante à son époque. Pour plaisanter, on pourrait dire que si un auteur (ou une œuvre) n’apparaît pas dans la liste de Boy, c’est sur lui (sur elle), et pas sur le choix de Boy que plane le doute. Il continue de faire autorité non seulement pour le grand public, mais aussi pour les spécialistes, et surtout pour beaucoup de polonistes et de chercheurs en littérature pour qui sa vision des œuvres concernées et son approche de l’histoire de la littérature française (qui datent de la première moitié du XXe siècle) continuent d’être la seule approche scientifique pertinente. À un second niveau, le canon créé par Boy se rapporte à des textes précis. L’autorité de Boy en tant que traducteur capable de reconnaître et de restituer les caractéristiques et la richesse des œuvres s’est bâtie relativement vite après le début de son activité dans ce domaine. Le ton a été donné par une étude intitulée Boy comme traducteur, de Wacław Borowy, historien de la littérature et chercheur en traduction. Publiée en 1922, cette étude est une longue analyse de cent pages de la stratégie et des solutions concrètes adoptées par Boy dans ses traductions. En résumant le travail du traducteur, Borowy y formule de nombreux éloges qui, par la suite, deviendront éléments de l’opinio communis en étant répétés sans vérification11. L’autorité de Boy comme traducteur et spécialiste de la littérature française persiste aujourd’hui. Les multiples rééditions de ses traduc- tions à l’époque socialiste, à grands tirages (surtout dans le cas des « lectures scolaires » comme par exemple le Père Goriot ou Candide), y ont pour une part contribué. Actuellement, les mécanismes du marché renforcent eux aussi cette « intangibilité » de l’autorité de Boy. Pour les éditeurs, financer une nouvelle traduction est un investissement risqué, car le besoin du marché en textes de littérature ancienne (pas seulement française) est faible, et le système éducatif qui l’entretenait par sa liste de lectures sco- laires obligatoires il y a peu de temps encore (au début du XXIe siècle) a récemment réduit considérablement le nombre de lectures relevant de la littérature ancienne, y compris polonaise. Cet éclairage sur l’importance de Boy en tant qu’autorité polo- naise en matière de littérature française était indispensable pour mon- trer maintenant sa spécificité en tant que lecteur de Diderot. La lecture de Jacques le fataliste effectuée par Boy a eu des conséquences fonda- mentales sur l’image de son auteur en Pologne, car elle s’est répercutée

11. Voir à ce propos E. Skibin´ska, ‘‘« C’est la faute à ... Boy » : Les traductions « canoniques » sont-elles un obstacle à la retraduction?’’, op. cit., p. 174 marcin cien´ ski dans la manière de réaliser la traduction et dans l’orientation donnée à la réception de l’écrivain en Pologne. Il n’est bien sûr pas possible de présenter ici une image complète de la réception de Diderot aujourd’hui, même en se limitant aux traductions de ses œuvres et en opérant à des raccourcis, donc je ne présenterai, en principe, que ce qui, dans cette réception, est imputable à Boy. La première édition de sa traduction de Jacques le fataliste est parue à Cracovie en 1915, avec un Avant-propos du traducteur12. La deuxième édition revue par le traducteur est sortie en 1920 à Varsovie en tant que tome 22 de la « Bibliothèque de Boy » ; elle comprend une introduction et des notes du traducteur. L’édition suivante est parue dix ans plus tard, puis la traduction a été republiée après la Seconde Guerre mondiale, en 1946 et 1949, et en 1953 quand les éditions Pan´stwowy Instytut Wydawniczy en ont sorti une « nou- velle édition ». Ilyaeuensuite tous les un ou deux ans de nouvelles rééditions, toujours accompagnées de la même introduction de Boy, celle-ci se présentant toujours sous la même forme. Au total, on compte 30 éditions de Jacques le fataliste entre 1945 et 2010, ce qui en fait, avec Candide, l’œuvre de prose française du XVIIIe siècle la plus souvent rééditée en Pologne. L’introduction à Jacques le fata- liste est en revanche parue dans une version modifiée, dès 1920, dans les volumes contenant les études de Boy sur la littérature française (qui, pour la plupart, avaient aussi servi à l’origine d’introductions à ses traductions)13. Un recueil de ces études, indépendamment de leur reprise dans les Écrits, a été publié séparément en 1956, en deux volumes, sous le titre de Ébauches sur la littérature française [Szkice o literaturze francuskiej]. D’une manière générale, les textes de Boy consacrés aux auteurs et œuvres français et publiés sous diverses formes éditoriales ont pendant de longues années joué un rôle de « substituts » d’histoire de la littérature française pour le public polo- nais (il a fallu attendre 1963 pour que la traduction de l’ouvrage de Lanson et Tuffrau sorte en Pologne).

12. Les données sur les éditions des traductions de Boy, des traductions polonaises de Diderot et d’autres auteurs sont tirées de : B. Winklowa, Tadeusz Zˆelen´ski (Boy). Twórczos´c´iz˙ycie, PIW, Warszawa 1967 ; Bibliografia literatury tłumaczonej na je˛zyk polski wydanej w latach 1945-1976, I, Czytelnik, Warszawa 1977 ; Bibliografia literatury tłumaczonej na je˛zyk polski wydanej w latach 1977-1980, III, Czytelnik, Warszawa 1983 ; revue annuelle Ruch Wydawniczy w liczbach, Warszawa, Biblioteka Narodowa, années 1956-2011; Ł. Gołe˛biewski, Rynek ksia˛z˙ki w Polsce, années 1998-2005 ; catalo- gues en ligne : (http://alpha.bn.org.pl; http://www.bu.uni.wroc.pl/katalog/). 13. Elle a également été réimprimée dans un des volumes publiés sous le titre collectif de Mózg i płec´. Studia z literatury francuskiej (série III, 1928), qui ont été ensuite repris sous cette forme dans les Écrits de Boy en 1957. le traducteur comme lecteur 175

Un facteur important pour la lecture de Jacques le fataliste par Boy semble aussi être le contexte dans lequel sa traduction a été réalisée puis publiée. Commençons par les informations bibliogra- phiques. En 1912, paraissent sa traduction des Liaisons dangereuses et son intégrale des œuvres de Molière en six volumes. L’année 1914 voit paraître sa traduction de la Vie des dames galantes de Brantôme. En 1915, outre Jacques le fataliste, il publie ses traductions de Rabelais sous le titre de Gargantua et Pantagruel, et œuvres mineures, son premier volume des Confessions de Rousseau, et un petit volume d’Élégies de Verlaine. L’année 1916 apporte une édition en deux tomes des Comédies de Marivaux, et 1917, les Comédies de Beaumarchais, l’Histoire de Tristan et Iseut,l’Adolphe de Constant, la Colomba de Mérimée, le Grand Testament de Villon, les Essais de Montaigne, l’Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux de Prévost, et les Contes philosophiques (dont Candide et Zadig) de Voltaire. Ses traductions suivantes de Diderot paraissent en 1919 dans la revue ,,Maski’’, et sont reprises avec d’autres dans un volume intitulé Ceci n’est pas un conte publié en 1920 avec une introduction Du traduc- teur. Ce volume comprend les œuvres suivantes : Ceci n’est pas un conte, Supplément au voyage de Bougainville, Entretien d’un père avec ses enfants, Madame de La Carlière, Entretien d’un philosophe avec la maré- chale de *** et Les Deux Amis de Bourbonne. Il sera publié en 1931 en tant que volume 57 de la « Bibliothèque de Boy », puis en 1949 et 1969. Le mot Du traducteur de ce volume, daté de juillet 1920 à Cracovie, se termine par les mots suivants : « J’espère avoir l’occasion de revenir encore à l’œuvre de Diderot et de l’éclairer de manière plus exhaustive ; ces quelques mots devraient suffire pour ‘‘introduire dans le monde’’ ce petit volume d’œuvres mineures sorties de la plume de l’auteur de l’Encyclopédie pour son propre plaisir et délassement »14. Boy ne réali- sera pas ce projet : son ébauche intitulée Encyclopédie de style Pompa- dour, imprimée en 1931, est consacrée à cette œuvre plutôt qu’à son rédacteur, et une autre ébauche, en marge de sa correspondance avec Sophie Volland, publiée en 1932 et ayant pour titre Les bons conseils de dameSophie,serapportedavantageàlapersonnedeDiderot15. Bien sûr, après 1920, Boy s’occupe encore de Diderot à l’occasion des rééditions de sa traduction de Jacques le fataliste et de la parution de nouveaux essais, mais il est difficile d’y voir un véritable retour à

14. Cité d’après l’édition de D. Diderot, To nie bajka, trad. T. Zˆelen´ski-Boy, Warszawa 1949, Ksia˛z˙ka i Wiedza, p. 7. 15. Ce titre cache une plaisanterie : la femme de Zˆelen´ski s’appelait Zofia (Sophie), et dans l’introduction, l’auteur signale à ses lecteurs que ce n’est pas de ses conseils qu’il s’agit. 176 marcin cien´ ski l’écrivain. En outre ¢ et c’est plus important ¢, il ne revient plus à Diderot en tant que traducteur16. On peut certainement l’expliquer par un ensemble de raisons concourantes, dont sa baisse d’intérêt pour le XVIIIe siècle alors qu’il entreprend les traductions de Balzac et de Proust ¢ je l’ai déjà évoqué tout à l’heure. Mais on est en droit de penser que la raison la plus importante de cet état de choses réside dans son attitude particulière de lecteur de Jacques le fataliste, dans sa lecture subjective par laquelle il a établi un classement par ordre d’importance des œuvres de Diderot (pour lui-même, mais aussi pour le public polonais). Mais avant de passer à cette question ¢ comme je l’ai annoncé ¢ quelques informations sur le contexte biographique de la naissance de la traduction de Jacques le fataliste. L’avertissement Du traducteur précédant sa traduction et daté de juin 1915 se termine ainsi : « Goethe a dit de ce conte qu’il est un ,,repas de tous points excellent et servi avec une admirable entente de l’art du cuisinier et du maître d’hôtel réunis’’. Nos palais ont aujourd’hui un goût que je ne dirai pas plus raffiné, mais différent ; toutefois, il est parfois bon, pour changer, de goûter à ces mets délicats qui faisaient le délice de nos arrière-arrière-grands-pères. C’est dans ce sens que je publie le présent petit volume, même si le moment n’est pas des plus favorables pour se tourner vers le passé et les goûts des ,,classiques’’. Ce travail aura été un agréable délassement parmi les autres obligations, parfois plus tristes, que le moment présent m’a imposées »17. Boy était médecin des chemins de fer depuis le milieu de l’année 1908, mais le 10 juin 1915, il fut appelé au service militaire pour travailler dans un hôpital du centre de Cracovie où il devait passer des journées entières. Comme il l’écrit dans ses souvenirs : « Passant toute la journée à rédiger en allemand, à fabriquer de faux rapports en allemand, je consacrais tout mon temps en dehors du service ¢ et si possible, pendant le service aussi ¢ à mes chers travaux », c’est-à-dire à la lecture et à ses traductions18. Son service médical devient encore plus contrai- gnant à partir du début de 1916, où il doit maintenant passer un jour sur deux à l’hôpital, et les autres jours au poste d’infirmerie de la gare

16. Une autre explication probable est qu’il ne voulait pas retraduire des œuvres déjà traduites, à savoir Le Neveu de Rameau et La Religieuse. Voir B. Palus, « Zakonnica » Denisa Diderota : laboratorium iluzji, czyli czego nie powiedziano pols- kiemu czytelnikowi, ‘‘Wiek Os´wiecenia’’, 29/2013, p. 53-57. 17. Cité d’après l’édition : T. Zˆelen´ski-Boy, Od tłumacza, in: D. Diderot, Kubus´ Fatalista i jego pan, trad. T. Zˆelen´ski-Boy, Warszawa 1984, PIW, p. 9-10 (cette édition a été tirée à 50 000 exemplaires). 18. B. Winklowa, op. cit., p. 89. le traducteur comme lecteur 177 de Cracovie. Malgré la légèreté avec laquelle il en parle dans ses notes autobiographiques, il s’acquitte consciencieusement de ces obligations pour lesquelles il recevra une haute distinction. Voilà donc les condi- tions dans lesquelles il a traduit les œuvres énumérées tout à l’heure, ce qui peut (en partie) expliquer les nombreuses imperfections de ses traductions. Il avait accès à la Bibliothèque Jagellonne, qui était très bien fournie, mais évidemment, en temps de guerre, celle-ci n’était pas en mesure de se tenir à jour régulièrement. Pour en revenir à la lecture que Boy fait de Diderot, j’aimerais citer un extrait de son avant-propos à l’édition d’une autre de ses traductions, un peu antérieure : celle de Gargantua et Pantagruel. Vers la fin de cet essai ¢ qui est beaucoup plus volumineux que celui qui précède Jacques le fataliste ¢ on peut lire ceci : « Rabelais doit être lu intégralement. Tout raccourci, toute coupure lui enlèveraient ce qui fait l’un de ses charmes : son souffle puissant, la grâce de son langage libre, qui, comme cela se passe en compagnie de ,,dignes catervaux’’, tantôt s’emporte, tantôt paresse. [...] Il serait inconcevable également de ,,purifier’’ Rabelais et de cacher d’une feuille de vigne son infantile nudité. Cette débauche de grivoiserie, de gros mots, de jurons recher- chés, d’histoires juteuses n’est pas excroissance occasionnelle de l’œuvre de l’auteur : au contraire, elle en fait partie intégrante, elle est un puissant exutoire pour l’homme de la Renaissance lassé d’avoir trop séjourné dans les palais de dame Quintessence »19. On voit ici clairement que Boy, lecteur et traducteur, est attiré par l’impétuosité et le naturel de Rabelais, qu’il reconnaît en la vulgarité de sa langue une qualité de style qui rend compte de la personnalité de l’écrivain. En l’interprétant, il s’appuie en grande partie, très certaine- ment, sur une perspective biographique, et très certainement aussi, il manifeste dans son éloge de l’écrivain ses propres préférences, que les moralistes bégueules lui ont volontiers reprochées. La traduction de Gargantua est reconnue comme un étalage des possibilités créatives de Boy en langue polonaise libérée de ses tabous en matières charnelle, de physiologie, de naturel : c’est un polonais impudique et en même temps rempli d’humour impétueux, de fantaisie linguistique et de crudité, qui procure grand plaisir au traducteur et aux lecteurs (pas tous, bien entendu). L’interprétation que Boy fait de Rabelais montre clairement que la littérature française (surtout ancienne) l’intéressait non seulement en qualité d’enseignante du classicisme, mais aussi en qualité d’ensei-

19. T, Boy-Zˆelen´ski, Szkice o literaturze francuskiej, t. 1, Warszawa 1956, PIW, p. 73. 178 marcin cien´ ski gnante du rire. Dans l’introduction déjà citée de l’Anthologie de la littérature française, on trouve également une apologie du rire fran- çais : « Et dans ce rire français, quelle puissance, quel triomphe sur la vie, sur la destinée. [...] Par le rire, par ses revigorantes ,,immondices’’, Rabelais s’expose au bûcher pour en éloigner des milliers de gens ; par le rire, Molière a protégé les générations suivantes de la nuisance du tartufe, de l’abêtissement dû au philosophe, de la mort donnée par le médecin ; par le rire, Voltaire a ébranlé les murs de la prison où l’humanité étouffait, et Beaumarchais a fini de les faire tomber par un dernier éclat de rire. Sans ce rire français, les choses iraient bien mal en ce monde »20. Boy a bien sûr montré aux lecteurs polonais également d’autres aspects de la littérature française qu’il jugeait très importants dans sa perspective de lecteur et traducteur, mais ce passage sur le rôle du rire est révélateur en ce sens que, s’il présente son importance avec une plaisante exagération, il se rapporte aussi à des œuvres qu’il a traduites dans la première phase de son travail sur la « Bibliothèque de Boy ». La traduction de Jacques le fataliste s’inscrit dans cette ligne, et le commentaire du traducteur ainsi que la façon dont il a réalisé la traduction indiquent que Boy a sciemment appliqué cette stratégie de lecture à l’œuvre de Diderot pour en faire ressortir les aspects relevant du domaine du rire, pour imposer à ses lecteurs la conviction de l’aspect « humoristique » prépondérant de Jacques le fataliste. Relisons l’avertissement Du traducteur pour voir de quelle manière il parle de l’auteur et de son œuvre (en tenant compte du fait que l’état de ses connaissances est celui du début du XXe siècle). Il commence par évoquer un extrait du Journal des frères Goncourt concernant les mérites de Diderot et comparant son importance à celle de Voltaire. Il montre ensuite Diderot comme philosophe, soulignant son savoir, ses mérites pour l’Encyclopédie, ses contacts avec les princes européens et sa popularité. Il constate cependant que ses œuvres savantes ont cessé d’être lues lorsqu’elles ont perdu leur actualité et leur caractère novateur21. Et c’est là que survient la phrase révélatrice : « Cependant, par bonheur, parmi ses occupations sérieuses et ses travaux capitaux, il arrivait à Diderot de tirer de sa plume quelque bagatelle, pratiquement inconnue de ses contemporains et de sa pos-

20. T. Zˆelen´ski (Boy), Introduction de l’Anthologie de la littérature française, op. cit., p. 42. 21. Ici, on pourrait reprocher à Boy d’avoir formulé ce jugement alors qu’il ne connaissait pas l’Encyclopédie : comme il l’écrit lui même dans une de ses études du début des années trente, c’est seulement alors qu’il a eu l’ouvrage entre les mains pour la première fois (bien sûr, on n’est pas obligé de le croire). le traducteur comme lecteur 179 térité directe ; et voici que, par une étonnante ironie du sort, ces quelques petits livres sont devenus aujourd’hui le monument le plus durable de son œuvre d’écrivain »22. Boy cite ensuite l’avis de Joseph Reinach, auteur d’une biographie de Diderot de 1894 qui souligne que les œuvres les plus importantes de l’écrivain n’étaient pas répandues de son vivant. Il explique ¢ assez longuement ¢ pourquoi Diderot s’est retenu de publier tout ce qui sortait de sa plume. Ensuite il souligne la faible réception des œuvres de l’écrivain en Pologne et passe à son commentaire de Jacques le fataliste en commen- çant par l’histoire de ses éditions. Il observe ¢ en se référant à l’avis d’Edmond de Goncourt ¢ l’originalité de l’œuvre en matière d’inven- tion littéraire, et pour souligner le naturel du rendu de la conversation, il cite le passage initial, puis le commente comme suit : « Voici donc l’entrée en matière, et le caprice sous le signe duquel commence le roman accompagnera celui-ci jusqu’à sa dernière page. Un maître et son domestique voyagent à cheval, sans se presser. Pour briser la monotonie du chemin, le domestique, bavard invétéré, raconte l’his- toire de ses amours. L’histoire se poursuit jusqu’à la dernière page, interrompue de mille digressions, anecdotes et incidents. [...] Même Voltaire, avec ses petits contes, ¢ le léger, capricieux et ironique Voltaire ¢, est en comparaison de Jacques un modèle d’ordre classique et de continuité »23. Le thème suivant des réflexions de Boy est la question du potentiel révolutionnaire de l’œuvre de Diderot. Je le cite une fois de plus : « Mais dans Jacques le fataliste se trouvent aussi des éléments d’une autre révolution [non littéraire], d’une vraie révolution qui allait bien- tôt bouleverser l’ordre ancien de la France. Le grand souffle démocra- tique de cette œuvre irrévérencieuse envers toute autorité, à côté de sa forte aspiration aux valeurs morales, frisant parfois la sensiblerie, tout cela sur fond de la droiture innée, du calme et du courage du caractère de Jacques font de lui, peut-être sans intention de l’auteur, un symbole de la France populaire en train de naître ; un symbole plus noble et plus sûr que Figaro, son jeune alter ego [...] »24. La comparaison du personnage de Diderot et du héros de la comédie de Beaumarchais est caractéristique. Le maître et son serviteur sont condamnés par Boy à servir d’allégorie de la noblesse et du peuple de France de la seconde moitié du XVIIIe siècle, une allégorie dans laquelle le maître sera ridiculisé. En revanche, toute la portée philosophique de cette relation « maître-serviteur » sera laissée de côté. Il faut bien sûr rappeler que

22. T. Zˆelen´ski-Boy, Od tłumacza, op. cit.,s.6. 23. Ibid., p. 9. 24. Loc. cit. 180 marcin cien´ ski cette interprétation de Boy avait un caractère d’introduction à la lecture de Jacques le fataliste, de simplification par la vulgarisation, et il ne saurait être question aujourd’hui de lui reprocher de n’avoir pas prévu les interprétations complexes qui ont été faites par la suite de cette œuvre, avec l’évolution des recherches sur Diderot, les nouvelles approches et méthodes. Il faut en revanche remarquer qu’il a adapté sa traduction à sa stratégie de lecture et d’interprétation de Jacques. On peut considérer que cette traduction est partie du principe qu’elle devait être amusante, faire rire, susciter chez le lecteur du plaisir, non pas par la subtilité des considérations philosophiques qu’elle restitue, mais par un humour marqué, se manifestant dans les histoires présentées et augmenté par la façon de les raconter25. Par exemple, le traducteur a renforcé l’expres- sivité de mots et expressions, s’est servi d’expressions idiomatiques et proverbiales polonaises, a volontiers utilisé le langage familier, obte- nant souvent ainsi un effet comique accru. Pour Jacques le fataliste,il a régulièrement puisé dans le registre grivois de l’ancien polonais, opération également évidente dans ses traductions de Molière et encore davantage dans sa traduction de Gargantua. Il convient de remarquer également que si Boy a saisi le jeu des conventions littéraires adoptées par Diderot sur le plan de la réflexion esthétique, de sa manière de construire la narration ou de situer le narrateur, il n’a pas, dans sa traduction, rendu compte de la complexité des registres de langue de Jacques, de la particularité stylistique impo- sant au lecteur de s’arrêter sur le discours et de faire attention à sa spécificité. La traduction de Boy se lit couramment, sans rencontrer d’obstacles, impose au lecteur de s’occuper de l’histoire et de chercher à la suivre jusqu’au bout (malgré tous les obstacles et les pièges qu’elle contient sur le plan narratif), mais pas de suivre le « travail sur la langue ». Boy n’a pas compris cet élément spécifique du style de Diderot, ou ne s’est pas rendu compte de son importance, ou encore, a délibérément renoncé à essayer de le restituer en polonais. Cette der- nière hypothèse semble la plus vraisemblable. Le contexte évoqué ci-dessus a fait que Jacques le fataliste devait devenir pour le lecteur polonais une œuvre amusante, voire comique, quelle que fût la charge idéologique ou la réflexion qu’elle pouvait contenir par ailleurs. Mais

25. Andrzej Siemek a étudié la question en détails dans : A. Siemek, ,,Invention et traduction: autor des versions polonaises de Diderot », in : Anne-Marie Chouillet (dir.), Colloque international Diderot, 4-11/7/1984, Paris, Aux Amateurs des Livres, 1988. J’en parle aussi dans « Wstep », in Denis Diderot, Kubus´Fatalista i jego pan, tr. Tadeusz Zˆelen´ski (Boy), ed. E. Skibin´ska et M. Cien´ski, Wrocław-Varsovie, Ossoli- neum, 1997 (Coll. Biblioteka Narodowa). le traducteur comme lecteur 181 dans la conception de Boy, qui reconnaissait en Diderot un « dédou- blement de personnalité » d’écrivain, avec d’une part un auteur sérieux d’ouvrages scientifiques, et de l’autre un auteur de petits textes écrits pour son plaisir, cette lecture se justifiait entièrement, et même, souli- gnait la valeur d’une œuvre qui avait su capter l’ambiance de son époque, un « témoignage de bonne humeur », si nécessaire aux temps difficiles dans lesquels la traduction vit le jour. Je citerai Boy une dernière fois. En 1920, dans l’avertissement Du traducteur qui ouvre le volume Ceci n’est pas un conte, voici ce qu’il écrit à propos des œuvres qui y sont rassemblées : « Toutes ces petites histoires portent la marque de l’œuvre de Diderot, connue déjà des lecteurs et amateurs de Jacques le fataliste : sa vive intelligence qui invite si bien à penser, qui éclaire si bien chaque question sous tous ses angles, de façon si intéressante et si inattendue ; son penchant pour le paradoxe sans reculer devant ses ultimes conséquences ; sa sensibilité, qui par endroits vire dans une sensiblerie pour nous un peu déran- geante, mais si caractéristique de son époque ; enfin ¢ et c’est égale- ment caractéristique du XVIIIe siècle ¢ sa verve piquante qui se mêle parfois de façon singulière aux thèmes philosophiques »26. Cette approche de l’œuvre de Diderot, cette façon de la lire ne peuvent être aujourd’hui considérées comme scientifiques, car elles reposaient sur des conceptions très subjectives. Mais on ne peut en vouloir à Boy de n’avoir pas connu les études littéraires qui ont été écrites sur le sujet, d’avoir laissé cours à sa fantaisie de lecture, et encore moins, d’avoir eu un autre regard que celui d’aujourd’hui. En revanche, il faut avoir conscience que ses traductions de Diderot ont été subordonnées à ses conceptions de lecture non seulement pour son interprétation de cet auteur, mais aussi ¢ comme j’ai tenté de le démontrer ¢ pour son interprétation de toute la littérature française. Or, beaucoup de lecteurs polonais des œuvres de Diderot (et de la littérature française) traduites par Boy n’en ont toujours pas cons- cience aujourd’hui. Ce serait un sujet à développer. Boy lecteur de Diderot a monopolisé la lecture de cet auteur en polonais. J’ai essayé d’en présenter les raisons, tout en montrant qu’il ne l’aurait pas fait s’il n’avait pas traduit : une traduction qui est partie de sa vision de lecture, l’a renforcée, et l’a élevée au rang de monument plus durable que l’airain. Marcin Cien´ ski Université de Wrocław Traduit par Xavier Chantry

26. T. Zˆelen´ski-Boy, Od tłumacza, op. cit.,p.7.

Adrien PASCHOUD

Claude Lévi-Strauss, lecteur de Diderot

Qui aborde la pensée de Lévi-Strauss ne manquera d’être surpris par la faible présence des écrits de Diderot, et ce alors même que l’ethnologue accorde une place prépondérante, sinon essentielle, aux Lumières françaises et européennes. Les références sont rares en effet. Renvoyant au récit fictionnel (Supplément au Voyage de Bougainville) et aux écrits esthétiques (Lettres sur les sourds et muets, article BEAU de l’Encyclopédie, Salons), elles se trouvent réparties avant tout dans Tristes tropiques (1955) et Regarder écouter lire (1993), les deux textes qui nous occuperont ici. Malgré leur écart chronologique et générique, ces ouvrages présentent à Diderot une objection commune : celle d’accorder au sujet le privilège exorbitant de gouverner graduellement un ordre du sens, favorisant ainsi des antinomies irréductibles. À l’idée que les phénomènes du monde seraient saisis de manière linéaire Lévi- Strauss en oppose une autre selon laquelle les formes sociales ou esthé- tiques, dans leur spécificité, dérivent d’une combinatoire pré-existante. La cécité de pensée que Lévi-Strauss prête à Diderot pourra surpren- dre ; elle n’en est pas moins significative d’une analyse anthropologique qui mobilise une vaste mémoire textuelle, en procédant par inclusion et exclusion, selon les visées argumentatives, parfois polémiques, qui s’y déploient. Lorsqu’elle est prise indépendamment de ses composantes topiques (comme l’instrumentalisation de l’altérité à des fins anti-colo- nialistes dans le Supplément au Voyage de Bougainville), la pensée de Diderot sert indiscutablement de repoussoir. Elle se trouve aimantée, en contrepoint, par l’apport des modèles rousseauiste et kantien qui, dans la démarche de l’ethnologue, en surdéterminent l’interprétation.

Tristes tropiques : entre lieux communs et pensée de l’origine du lien social Loin de l’aridité théorique des Structures élémentaires de la parenté (1949), Tristes tropiques (1955) est un ouvrage hétérogène,

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 184 adrien paschoud mêlant récit de voyage et « autobiographie intellectuelle »1, réflexion sociologique et enquête ethnographique, considérations sur l’actualité et philosophie de l’histoire, pensée du relatif et de l’universel. Savam- ment ordonné dans son principe même de bigarrure, le livre repose sur la pratique du collage chère aux surréalistes. Il repose également sur une « logique du sensible » inscrite dans la filiation de l’écriture prous- tienne2. Entrelaçant les temps et les lieux au gré de ces associations d’idées que suscite l’expérience de l’ailleurs, Lévi-Strauss multiplie les variations d’échelle et les digressions3. Dans ce jeu de miroirs, les références aux sources de la Renaissance et de l’âge classique sont substantielles, bien qu’inégalement hiérarchisées. Elles revêtent tout d’abord, et très concrètement, une fonction informative, destinée à pallier la relative pauvreté des études sur les ethnies du Brésil. À cet effet, Lévi-Strauss convoque indifféremment les écrits des mission- naires (l’apport de Jean de Léry est considérable à cet égard4), des chroniqueurs, explorateurs, savants, etc., qu’il met parfois en relation avec les données observées. Mais l’usage des sources est travaillé de manière plus profonde lorsqu’il s’agit d’asseoir une contiguïté entre choses vues et choses lues : Par-dessus ces héros ¢ navigateurs, explorateurs et conquérants du Nouveau Monde ¢ qui (en attendant le voyage dans la lune) coururent la seule aventure totale proposée à l’humanité, ma pensée s’élève vers vous, survi- vants d’une arrière-garde qui a si cruellement payé l’honneur de tenir les portes ouvertes : Indiens, dont, à travers Montaigne, Rousseau, Voltaire, Diderot, l’exemple a enrichi la substance de quoi l’école m’a nourri, Hurons, Iroquois, Caraïbes, Tupi, me voici !5

L’ethnologue marche, pour ainsi dire, sur les traces textuelles de ceux qui l’ont précédé. Il construit, au sens rhétorique du terme, une présentification du monde sauvage, restituée stylistiquement par une adresse (« ma pensée s’élève vers vous »), un procédé parataxique et un déictique (« me voici ! »). L’emphase ¢ teintée cependant d’une cer-

1. Pour reprendre les termes de la quatrième de couverture (Paris, Plon, 1955). 2. Nous devons beaucoup ici aux analyses de Vincent Debaene : voir la « Notice » de Tristes tropiques (Claude Lévi-Strauss, Œuvres, éd. Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, en particulier p. 1690-1691). Voir également, du même auteur, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2010, chapitre IX. 3. Celles-ci se voient amplifiées par le fait que l’ouvrage retrace trois voyages : le Brésil en 1935-1936 et 1938, l’Inde et le Pakistan en 1950. 4. Outre les travaux de Frank Lestringant, voir Gérard Cogez, Les Écrivains voyageursauXXe siècle, Paris, Seuil, 2004, p. 161-169. 5. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, dans Œuvres, éd. cit., p. 63. lévi-strauss, lecteur de diderot 185 taine ironie6 ¢ dramatise le geste ethnographique, préambule à une immersion à la fois intellectuelle et sensible dans le monde amérindien. Il y a dans ces quelques lignes une héroïsation, non de soi bien entendu, mais de la vocation d’ethnologue que vient accentuer la structure en chiasme de la dernière partie de la phrase. À cet élan quelque peu romanesque (l’ombre de Rastignac n’est pas loin), le récit apporte pourtant un démenti cinglant. Car, comme on le sait, Tristes tropiques est placé sous le sceau d’un désenchantement amer ¢ qu’annonce son titre ¢ et qui instaure, avant même la portée inaugurale de ces lignes7, une barrière infranchissable entre expérience du voyage et sources anciennes. Ce que les œuvres des XVIe et XVIIIe siècles, en dépit de leur orientation idéologique parfois très marquée, laissaient encore à voir à leurs contemporains est désormais inaccessible à l’ethnologue. Ces lignes dessinent donc, en dépit des ambitions affichées, une impos- sibilité : les ethnies que Lévi-Strauss rencontre ont été profondément altérées au point d’être méconnaissables8. À l’instar de l’imaginaire funèbre des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand (dont Lévi- Strauss est un lecteur passionné), Tristes tropiques s’attache aux seuls simulacres qu’offrent des ethnies quasiment exsangues9. Mais, ce fai- sant, l’ethnologue est conduit, quoiqu’il s’en dédise, à idéaliser le monde sauvage tel qu’il a été construit, parfois de toutes pièces, à la Renaissance et à l’âge classique : « Alors insidieusement, l’illusion commence à tisser ses pièges. Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s’offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit »10. Le motif de la déploration invalide de fait toute distinction de nature entre les auteurs que Lévi- Strauss mobilise. Car l’orbe s’étendant de Montaigne à Rousseau, via Voltaire et Diderot, est tributaire d’une pensée du primitivisme qui a

6. L’apostrophe finale est peut-être une allusion à la formule attribuée au général Pershing, lors de son arrivée à Paris en 1917 : « Lafayette, nous voici ! » (Vincent Debaene, « Notice » de Tristes tropiques, dans Œuvres, éd. cit., p. 1743, n. 22). 7. Voir Tristes tropiques, éd. cit., p. 31-32. 8. En de rares occasions, cependant, Lévi-Strauss croit retrouver cette humanité exempte de tout contact avec l’Occident. Mais ici encore pointe le motif du deuil ethnographique : il s’agit de rassembler « les bribes d’une culture qui avait fasciné l’Europe et [...] allait peut-être disparaître » (ibid., p. 377). 9. Il convient toutefois de nuancer le propos : Lévi-Strauss affirme qu’il est impossible de prétendre déduire un état antérieur de société sur la base de l’observation in vivo. Il développe cette idée notamment dans un article rédigé en 1952, « La notion d’archaïsme en ethnologie », repris dans Anthropologie structurale I, Paris, Plon, 1958 [1974], p. 119-139. 10. Ibid.,p.31. 186 adrien paschoud essaimé en histoire littéraire (Gilbert Chinard)11, mais aussi dans le champ de l’anthropologie nord-américaine. Il convient cependant de souligner que l’usage des sources an- ciennes ne se limite pas à alimenter le pessimisme de Tristes tropiques et à conforter le lieu commun selon lequel tout voyage à l’âge moderne n’est que désillusion, ennui, vacuité12. En convoquant la culture livres- que de l’âge renaissant et classique, Lévi-Strauss entend approfondir certaines intuitions dans le champ anthropologique. Il trouve dans les sources du XVIIIe siècle, en particulier, le moyen de mettre à l’épreuve du structuralisme l’analyse des données empiriques. Le savoir déductif qui s’est incarné, à des degrés divers, dans les constructions théoriques de l’âge classique, lorsque celui-ci se coupait de l’empirisme, comme chez Rousseau, permettent à l’ethnologue d’asseoir la primauté d’un modèle, en dehors de l’histoire et de la géographie. Le détour par ces textes permet alors d’approfondir des enjeux fondamentaux : le lien entre nature et culture, l’opposition entre synchronie et diachronie, la question de l’origine. Les références à Diderot dans le chapitre XXXVIII du livre IX de Tristes tropiques nourrissent indiscuta- blement ce faisceau de questionnements. Pour en comprendre les enjeux, il faut rappeler qu’elles s’enraci- nent, en amont, dans une polémique acerbe entre Lévi-Strauss et Roger Caillois, dont il convient, avant de poursuivre, de rappeler brièvement la teneur. Dans un article paru en deux temps dans la Nouvelle revue française en décembre 1954 et en janvier 1955 portant sur Race et histoire, Caillois avait reproché à Lévi-Strauss de se livrer à une attaque en règle contre les fondements de la culture occidentale, en idéalisant à l’extrême les civilisations primitives (Caillois visait en réalité via Lévi-Strauss et, par amalgame, la critique de l’ethnocen- trisme menée par les surréalistes13). Selon Caillois, il ne fallait en aucune façon renoncer à la supériorité de l’Occident14. On conçoit

11. Voir l’édition du Supplément au Voyage de Bougainville procurée par Gilbert Chinard (Genève, Droz, 1935) dans une collection intitulée « Contribution à l’histoire du primitivisme ». Chinard est l’auteur de L’Amérique et le rêve exotique dans la littéra- ture française au XVIIe et XVIIIe siècle (Paris, Hachette, 1913), réédité en 1934 (Genève, Droz). Lévi-Strauss a lui-même puisé des informations dans L’Exotisme américain dans la littérature française du XVIe siècle (Paris, Hachette, 1911) du même auteur. 12. Voir Vincent Debaene, « Portrait de l’ethnologue en Lazare », dans Cahiers de l’Herne. Claude Lévi-Strauss, dir. Michel Izard, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 99-107. 13. Ceux-ci avaient condamné l’impérialisme occidental, notamment à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931. 14. « L’Occident n’a pas seulement unifié l’histoire et la planète [...]. Il a inventé l’archéologie, l’ethnographie et les musées : c’est une originalité que les visiteurs des lévi-strauss, lecteur de diderot 187 aisément à quel point la suffisance du propos pouvait heurter Lévi- Strauss pour qui l’invention des « sciences de l’homme » relevait non d’une quelconque supériorité, mais bien davantage d’un remords, préalable indispensable à l’expiation des violences (physiques, symbo- liques) de l’impérialisme européen. Seule une condamnation unilaté- rale de l’Occident pouvait conduire à une meilleure appréhension de l’altérité et justifier, en retour, le travail de l’ethnologue. C’est dans ce contexte que Lévi-Strauss convoque la littérature de la Renaissance et de l’âge classique : Depuis Montaigne et Rabelais, en passant par Swift, Montesquieu, Rous- seau, Voltaire et Diderot, c’est une tradition de la pensée occidentale que de mettre un exotisme réel ou imaginaire au service de la critique sociale. Quelques chefs-d’œuvre de notre philosophie politique et morale doivent beaucoup à ce procédé. En le dénonçant comme infâme, je craindrais de proscrire du même coup, entre autres, plusieurs chapitres des Essais et de Pantagruel, les Lettres persanes,leDiscours sur l’origine [et les fondements de l’inégalité parmi les hommes],l’Émile, Candide et le Supplément au Voyage de Bougainville. Tant mieux si la méthode conserve encore quelque efficacité. Nous ne sommes certes pas parvenus à un tel degré de perfection que nous puissions la ranger au magasin des accessoires15.

Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss revient implicitement sur la polémique. S’il exclut toute précellence de la culture occidentale, il affirme cependant qu’il ne saurait être question, en contrepoint, d’idéaliser les sociétés primitives, encore moins un état de nature qui demeurerait exempt de toute corruption. Et s’il admet aisément la portée de l’artifice qui consiste à instrumentaliser l’altérité pour dénoncer les mœurs européennes, le jugement qu’il porte sur Diderot permet de mesurer l’écart qui sépare un procédé fictionnel jugé salu- taire et une pensée anthropologique dont il récuse fondamentalement les présupposés. C’est dans cette perspective qu’il faut lire la réfutation de l’opposition que Diderot aurait construite, selon lui, dans le Supplément au Voyage de Bougainville entre l’« homme naturel » et l’« homme artificiel » : musées, les archéologues et les ethnographes auraient mauvaise grâce à lui contester », Roger Caillois, « Illusions à rebours », Nouvelle revue française, 24 (décembre 1954), p. 1010-1024, et Nouvelle revue française 25 (janvier 1955), p. 58-70, ici p. 70. 15. Lévi-Strauss, « Diogène couché », Les Temps modernes 111 (1955), p. 1186- 1220, ici p. 1218-1219. Caillois répondra à Lévi-Strauss (« À propos de Diogène couché », p. 1533-1535), ce qui amènera une dernière mise au point de Lévi-Strauss (p. 1535-1536). Voir Thierry Wendling, « Une joute intellectuelle au détriment du jeu ? Claude Lévi-Strauss vs Roger Caillois (1954-1974) », Ethnologies 32/1 (2010), p. 29-49. 188 adrien paschoud

Pour [Diderot], « l’histoire abrégée » de l’humanité se résumait de la manière suivante : « Il existait un homme naturel ; on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s’est élevé dans la caverne une guerre conti- nuelle qui dure toute la vie ». Qui dit homme dit langage, et qui dit langage dit société. Les Polynésiens de Bougainville (en « supplément au voyage » duquel Diderot propose cette théorie) ne vivaient pas en société moins que nous. À prétendre autre chose, on marche à l’encontre de l’analyse ethnogra- phique, et non dans le sens qu’elle nous incite à explorer16.

Lévi-Strauss dénonce implicitement l’erreur qui consisterait à dessiner un axe unique dans le développement des sociétés17.De même, il invalide le préjugé qui voudrait que l’évolution des sociétés soit graduelle et soustraite à tout phénomène de rupture ou de régres- sion. Ce faisant, l’ethnologue élude, pour les besoins de la démonstra- tion, le fait que Diderot n’élabore cette opposition que pour interroger en retour les normes (morales, religieuses) qui régissaient la société de son temps. Pour les besoins de la polémique, Lévi-Strauss est conduit à évider la part hautement spéculative du Supplément au Voyage du Bougainville. Il sépare la part fictionnelle, et donc prospective du récit, pour n’en retenir que la portée anthropologique ¢ soumise pourtant à un ensemble de prismes fictionnels déformants ¢ à laquelle il assigne une valeur absolue de vérité. La critique, on le voit, est sévère. Mais elle s’explique avant tout par la volonté d’exhausser par contraste la pensée de Rousseau. De tous les écrivains du XVIIIe siècle nul autre n’a davantage marqué la réflexion de l’ethnologue. Rousseau, écrit Lévi-Strauss dans des pages célèbres, est non seulement l’un des précurseurs des sciences humaines, mais aussi le fondateur d’une morale aux antipodes d’un humanisme perçu comme hautement pernicieux, car émanant du seul amour- propre18. Surtout, Rousseau a opéré une révolution anthropologique et épistémologique en faisant de la dissolution du sujet un outil d’une

16. Tristes tropiques, éd. cit., p. 418. La citation est extraite du Supplément au Voyage de Bougainville, dans Diderot, Romans et contes, éd. Michel Delon, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2004, p. 578. 17. Si Lévi-Strauss affirme que le processus historique est une forme sans contenu s’agissant de l’étude des sociétés primitives, il n’oppose pas diamétralement synchronie et diachronie. Voir Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris, Seuil, 1991, chapitre IX, p. 335-369. 18. Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme » dans Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1996 [1976], p. 53-54. Le jugement est semblable dans le domaine de l’esthétique fictionnelle : La Nouvelle Héloïse (1761) est ainsi tenu pour le premier roman « pleinement moderne » (Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, suivi d’un entretien inédit « Deux ans après », Paris, Seuil, 1991, p. 232). lévi-strauss, lecteur de diderot 189 puissance d’extrapolation inouïe, celle de penser les sociétés humaines dans leur origine et leur développement. Par conséquent, il n’avait nul besoin de rencontrer les « sauvages » pour comprendre que le contrat et le consentement, c’est-à-dire la soumission de l’individu au collectif, constituait la matière même de la vie sociale. Lévi-Strauss évoque rarement Diderot sans faire allusion à Rousseau : ainsi en est-il d’un article figurant dans le recueil Anthropologie structurale II dans lequel est dénoncée la vision « complaisante » des sociétés dites « primi- tives » chez Diderot19. Lévi-Strauss s’attache à ce qu’il juge être un défaut de pensée chez Diderot, qu’il oppose à la dimension systéma- tique de la pensée de Rousseau : « Jamais Rousseau n’a commis l’erreur qui consiste à idéaliser l’homme naturel. Il ne risque pas de mêler l’état de nature et l’état de société ; il sait que ce dernier est inhérent à l’homme, mais il entraîne des maux »20. C’est également mettre en avant, et conjointement, la figure exceptionnelle de Rous- seau, ostracisée par ses pairs, dénigrée car en porte-à-faux avec l’idéal de progrès des Philosophes21. On perçoit donc le rôle de pivot qu’occupe la pensée de Diderot dans ce cheminement qui part d’un débat et qui s’achève sur la vocation même de l’ethnologue, née de la lecture de Rousseau.

Regarder écouter lire : le dialogue avec les arts Regarder écouter lire offre la synthèse d’une pensée esthétique qui n’avait auparavant jamais fait l’objet d’une analyse suivie, même si Lévi-Strauss y avait consacré des développements importants, mais ponctuels22. L’ouvrage n’a cependant rien d’un traité théorique, bien au contraire. Il est fondé sur un régime de déliaison et de réfraction : Lévi-Strauss laisse son esprit vagabonder, s’inspirant en cela du genre littéraire et philosophique de la promenade23. L’œuvre d’art (et la

19. Lévi-Strauss, « Les discontinuités culturelles et le développement économique et social (I) », dans Anthropologie structurale II, éd. cit., p. 365-366. 20. Tristes tropiques, éd. cit., p. 419. 21. Sans doute l’attrait pour l’œuvre de Rousseau que Lévi-Strauss fréquente assidûment depuis ses années de jeunesse est-il conforté par le renouveau des approches marxistes qui essaiment dans les années 1950. 22. Voir la section « Art » dans Anthropologie structurale I, le premier chapitre de La Pensée sauvage ou les pages liminaires de La Potière jalouse. 23. Pour une présentation de l’ouvrage, on lira avec profit la « Notice » de Regarder écouter lire par Martin Rueff, dans Lévi-Strauss, Œuvres, éd. cit., p. 1917- 1937, à laquelle nous devons beaucoup. Voir plus généralement Boris Wiseman, Lévi-Strauss, Anthropology and Aesthetics, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 119-134 (« The anthropologist as art critic »). 190 adrien paschoud critique d’art) y sont envisagées non dans leur historicité mais dans une perspective comparée. Le propos de Lévi-Strauss est double : en pre- mier lieu, il s’agit de penser les conditions de réalisation du jugement esthétique. De quelle manière celui-ci se construit-il ? Quels processus intellectuels engage-t-il ? Quelle est la nature même de la satisfaction esthétique qu’elle émane d’un tableau, d’une sculpture ou d’une œuvre musicale ? Comment penser le jugement de goût ? Comment appré- hender le rapport entre le sujet contemplant et l’objet contemplé ? Si l’ouvrage donne la précellence à l’art occidental (Poussin, Rameau, Chabanon, Diderot, Rimbaud), les mythes amérindiens sont égale- ment évoqués pour penser en retour les schèmes mentaux qui président à toute représentation figurée. L’objet d’art est un modèle réduit dont la finalité est d’atteindre à une connaissance accrue du monde ; il se prête à une interprétation anthropologique du symbolisme. Surtout, en second lieu, l’ouvrage permet de mettre à l’épreuve de l’art les concepts de l’anthropologie structurale : ce « petit livre de structura- lisme appliqué »24, que son auteur présente également comme un « bricolage », se donne à lire comme une réflexion renouvelée sur la primauté des relations sur les termes, les rapports de transformation, la double articulation (dérivée de Saussure), les invariants. La section « En lisant Diderot » répond à cette perspective croisée entre esthéti- que et structuralisme, en abordant le sujet en peinture (chapitre X), la temporalité (chapitre XI) et la question du beau (chapitre XII). S’il s’ouvre sur une citation de Diderot (selon laquelle l’artiste doit faire preuve de « deux qualités essentielles [...] la morale et la peinture »), le chapitre X tend paradoxalement à reléguer au second rang la pensée de Diderot. En lieu et place d’une discussion serrée sur la question du sujet en peinture dans les écrits esthétiques de Diderot, le lecteur suit un propos qui se développe en arborescences : le principe du collage domine. Certes, Lévi-Strauss part des présupposés de Dide- rot sur le sujet en peinture. Il s’attache plus exactement à la composi- tion de l’œuvre picturale telle qu’elle est définie dans l’article éponyme de l’Encyclopédie : disposition des figures, action principale et action secondaire, couleurs, expression des visages, proportions, etc. Mais la réflexion de l’ethnologue prendra en réalité deux voies distinctes : d’une part, elle explore l’écart entre la conception du sujet au XVIIIe siècle (qui n’est évidemment pas propre à Diderot) et notre perception de la peinture de cette période. Avec le temps, la dimension morale de la peinture est évidée de sa finalité première : il en est ainsi de Greuze, mais aussi par analogie de la peinture religieuse dont le

24. « Entretien avec Catherine Clément », Le Magazine littéraire 311 (juin 1993). lévi-strauss, lecteur de diderot 191 spectateur moderne estime avant toutes choses la réalisation technique (effet visuel, cohérence, variété) : « Nous ne portons plus aujourd’hui une attention égale à la forme et au sujet. Ce qui nous intéresse est moins ce que le tableau représente, que comment le peintre a choisi de représenter une scène dont l’intention figurative passe à l’arrière- plan »25. L’idée est de montrer que le spectateur moderne opère une distinction de nature entre deux entités (le plaisir moral et la réalisation technique) que Diderot tenait pour indissociables. Pour autant, il ne saurait être question d’envisager la peinture (et ses liens avec d’autres arts) au sein d’une réflexion qui ignorerait plus généralement l’histoire des formes : Lévi-Strauss écarte la démarche de Panofsky fondée sur la délimitation de modalités créatrices propres à chaque époque. Le point de vue est à la fois plus large et plus polémique : car il s’agit bien davantage de pointer, par le rapprochement avec les œuvres de l’âge classique, les impasses dans lesquelles se meut l’art moderne non- figuratif : « Poussant la comparaison entre les deux arts (la musique et la peinture), on pourrait croire que, par moments, [Diderot] pressent et condamne l’idée d’une peinture non-figurative »26. Lévi-Strauss ins- crit ici Diderot dans une sorte d’anticipation rétrospective (comme il le fera pour Rousseau qui aurait préfiguré l’« impasse » dans laquelle se serait trouvé « le premier impressionnisme »27). Il serait cependant erroné de voir ici le geste hautain d’un académicien féru d’art classique (ce que Lévi-Strauss n’est pas, lui qui admire l’impressionnisme ou le surréalisme). L’explication est ailleurs : le point de vue polémique ne fait en réalité qu’asseoir les présupposés théoriques qui guident la démarche structurale : « Ce qui a valeur de terme dans un système prend valeur de fonction dans l’autre et inversement »28, écrit-il en poursuivant sa réflexion sur le sujet en peinture et en musique. De telles incursions pourraient surprendre si l’on considère la date de parution de Regarder écouter lire car il n’est plus question en 1993 de donner une légitimité scientifique et institutionnelle au structuralisme qui s’est élaboré dans les années 1950 et dont l’impact a été considérable jusque dans les années 1970 dans le champ des sciences sociales et humaines. Elles témoignent plus simplement de l’attachement inconditionnel de Lévi-Strauss à l’analyse des faits de culture, ici l’esthétique, dont il

25. Regarder écouter lire, dans Œuvres, éd. cit., p. 1533. 26. Ibid., p. 1534. Il ne s’agit évidemment pas de penser que Lévi-Strauss récuse l’art non-figuratif tel qu’il a pu l’observer dans les sociétés primitives. L’art ne doit pas nécessairement être mimétique. Il existe en que signification lorsqu’il institue l’objet représenté en un système de signes. 27. Ibid., p. 1535. 28. Ibid., p. 1534. 192 adrien paschoud s’agit d’interroger en permanence les composantes dans une perspec- tive renouvelée. À l’inverse du chapitre précédent, le chapitre XI propose une réflexion plus circonstanciée sur l’œuvre de Diderot. Lévi-Strauss y aborde la question de la temporalité, un enjeu central de la doctrine des beaux-arts au XVIIIe siècle. Il rappelle que, selon Diderot, le temps échappe en effet, par principe, à la saisie du peintre, et Diderot lui- même n’a eu de cesse de le rappeler, dès sa Lettre sur les sourds et les muets jusqu’aux Pensées détachées sur la peinture, en passant par les Salons : le peintre n’a « qu’un moment », il « n’a qu’un instant et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions », il « n’a qu’un instant, presque indivisible ». Mais c’est se rendre cou- pable, selon Lévi-Strauss, d’aveuglement, car Diderot, à l’inverse de Poussin (sur lequel s’ouvre ce chapitre), élude le fait que l’instant qu’offre la représentation picturale n’empêche en rien la représen- tation d’actions successives et ce dans la simultanéité que construit le regard du spectateur. Diderot se fourvoie donc lorsqu’il affirme que la représentation de plusieurs actions conjointes a pour effet de rompre « l’unité de temps »29. Lévi-Strauss en était pleinement conscient, lui pour qui la peinture, d’après l’optique de Diderot, « ne peut offrir de la nature que des tableaux discontinus »30. Lévi-Strauss lui oppose sur ce point Poussin et Félibien. Or, la notion de discontinuité permet à Lévi-Strauss de déplacer le centre de gravité du propos vers un enjeu plus spécifiquement linguistique. Diderot, écrit-il, rapproche peinture et langage en montrant que, d’un point de vue philosophique, les deux domaines relèvent du discontinu : il y a une impossibilité de rendre intelligible une totalité. Or, ajoute Lévi-Strauss, le langage, à l’inverse de la peinture, dispose d’un moyen pour surmonter cette impasse : ce sont les racines étymologiques qui « relèvent une continuité entre des mots discrets de même nature »31. En partant de Diderot, via notamment sa réflexion sur les hiéroglyphes dans la Lettre sur les sourds et muets, Lévi-Strauss trouve la confirmation de la notion

29. « [...] c’est à cet instant que tous les mouvements de sa composition doivent se rapporter : entre ces mouvements, si j’en remarque quelques-uns qui soient de l’instant qui précède ou de l’instant qui suit, la loi de l’unité de temps est enfreinte » (Diderot, article COMPOSITION, DPV, t. VI, p. 476). Diderot prend le contre-pied des arran- gements temporels de Le Brun : ce dernier pouvait introduire dans le moment ultime de la scène représentée des péripéties, des incidents qui appartenaient à une temporalité antérieure. Diderot écarte, on le sait, les tableaux qui instaurent des cycles narratifs qu’il s’agisse de la peinture d’histoire ou de la représentation de sujets mythologiques. Voir Stéphane Lojkine, L’œil révolté, Nîmes, J. Chambon, 2007, p. 211-215. 30. Regarder écouter lire, dans Œuvres, éd. cit., p. 1539. 31. Ibid. lévi-strauss, lecteur de diderot 193 d’invariance : celle-ci « permettrait de surmonter l’antinomie du continu et du discret »32. Il retrouve donc dans les apories ou les insuffisances théoriques qu’il prête à Diderot la pertinence des fonde- ments mêmes de l’analyse structurale. Mais ces failles apparaissent surtout dans le chapitre XII consa- cré au traitement du beau. Lévi-Strauss reprend la définition célèbre de Diderot dans l’article BEAU de l’Encyclopédie (« rapport d’harmonie entre le tout et les parties ») pour en contester la validité, et ce pour deux raisons. D’une part, Diderot n’a pas su envisager un rapport des rapports, c’est-à-dire une dimension pleinement double de la notion de rapport : « Ces rapports multipliés au sein de l’œuvre d’art, aux dépens de ceux qu’elle entretient avec le reste, l’élèvent à une plus grande puissance. Que ces rapports soient en rapport entre eux fait d’elle une entité qui existe en elle-même et par elle-même »33. Ici encore Lévi- Strauss invoque les principes de l’analyse structurale : celle-ci agit comme une instance légiférante. C’est la raison pour laquelle il oppose à Diderot la multiplicité des sensations et de leurs liens qu’il trouve énoncée dans la démarche du jésuite Castel. D’autre part, le beau relève d’une structure qui induit un mixte entre sensibilité et intelligi- bilité (la première se subordonnant cependant à la seconde). À l’inverse, Diderot restreint à tort les rapports à de simples correspon- dances pour se limiter aux effets sensibles du beau34. Il ne saurait y avoir de primauté de l’immédiateté. En ce sens, Diderot demeure prisonnier d’une esthétique qui accorde une position centrale au sujet percevant. La notion même de sujet doit être écartée pour privilégier une conception de l’esthétique en tant que combinatoire de transfor- mations intellectuelles. Il s’agit de retrouver dans l’art les structures de l’esprit ou plutôt de considérer les invariants des structures inconscien- tes du phénomène esthétique. Comme on le voit, la critique de Lévi-Strauss porte sur un dua- lisme de pensée (idée /chose, objet / sujet, sensible / intelligible) dont Diderot n’a su s’extraire. Pour dépasser ces antinomies, il faut convo- quer la définition du beau telle qu’elle émane de l’optique kantienne : « La beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue en lui sans représentation d’une fin »35. Lévi-Strauss attribue donc à Kant un renversement philosophique inédit, celui d’avoir établi

32. Ibid. 33. Ibid., p. 1543. 34. Ibid., p. 1542. 35. Ibid., p. 1543. L’apport de Kant dans la pensée de Lévi-Strauss est essentiel. Voir notamment Jean Petitot, « La généalogie morphologique du structuralisme », dans Critique 620/621 (1999), p. 97-122, en particulier p. 102-105. 194 adrien paschoud un jugement sans concept, oscillant entre la faculté des intuitions (l’imagination) et la faculté des concepts (l’entendement). Il reprend à son compte la primauté, chez Kant, de la portée cognitive dans l’appréhension de la beauté, liée à l’imagination. En convoquant la pensée esthétique de Kant, Lévi-Strauss entend établir les conditions d’exercice de l’esprit humain, en dehors de toute référence empirique ¢ et c’est précisément la primauté de l’empirisme qu’il présente comme objection majeure à Diderot, et, par extrapolation, à la pensée des Lumières : « Les tentatives avortées de Diderot tiennent en bonne partie à cette impatience des penseurs du XVIIIe siècle, pourtant férus de Bacon, devant les impératifs de l’expérience. Envers celle-ci, ils éprouvent une sorte d’avidité. Aussi quand elle leur manque, ils l’inventent ; ou bien, prenant conscience qu’ils perdent pied, ils retom- bent dans l’abstraction »36. En somme, Lévi-Strauss opère un double mouvement : d’une part, il construit une esthétique qui s’affranchit des données immédiates du sensible ; d’autre part, il élabore une esthétique qui exclut le sujet en prenant pour appui les concepts fondateurs de l’anthropologie structurale, en convoquant l’idée selon laquelle le sentiment esthétique, et en particulier le beau, est déjà inscrit dans les structures inconscientes de l’esprit ; le beau, en appe- lant en apparence à la sensibilité pure, ne relève en réalité que d’une intelligibilité pré-existante à toute appréhension du réel. En cela, l’art relève d’une perception universalisante de l’esprit qui dissout la notion même d’individu. Au terme de ce parcours, plusieurs constats s’imposent. La pensée de Lévi-Strauss, on l’a vu, ne s’attarde guère sur celle de Diderot. L’ethnologue invalide ce qui lui apparaît comme un dualisme de pensée. D’après lui, Diderot se meut dans une coupable ignorance de « l’entre-deux » qui conditionne les faits sociaux et les formes esthéti- ques. En fait, les critiques que Lévi-Srauss adresse à Diderot sont de deux ordres exactement inverses : d’une part, les prémisses conceptuel- les sont fausses, car fondées un régime antinomique, alors même que la clé réside précisément dans une dialectique qui unit l’intelligible et le sensible37. D’autre part, Diderot ne sait exploiter les données obser- vées pour les inscrire dans un modèle qui permettrait d’en rendre compte. Lorsqu’il s’attelle à des cas concrets, comme le hiéroglyphe pour penser la simultanéité de la figure et de la chose qu’il représente, il échoue à remonter à une charpente théorique, s’arrêtant, comme

36. Ibid. 37. Ibid. lévi-strauss, lecteur de diderot 195 l’écrit Lévi-Strauss, « en chemin »38 (bien que l’ethnologue admette que les développements sur le hiéroglyphe, en tant qu’incarnation de l’activité psychique par le lien qu’il opère sémiologiquement entre le montré et le caché, se rapproche de la démarche structurale). La critique, pour radicale qu’elle puisse paraître en certains endroits, témoigne cependant de la permanence des enjeux théoriques qui tra- verse d’un bout à l’autre l’œuvre. Celle-ci est moins marquée par des scansions que par des inflexions et on rappellera que Lévi-Strauss a témoigné tout au long de ses écrits d’une remarquable conscience réflexive : la démarche structurale ne saurait de ce point de vue s’ériger en doxa ; elle ne constitue qu’une manière d’appréhender le monde. Sans doute pourra-t-on regretter ce dialogue manqué. Celui-ci demeure malgré tout empreint d’une pensée prospective, parfois tran- chée, mais dans tous les cas fécondée par les manques mêmes qu’elle prête à Diderot.

Adrien Paschoud Université de Bâle

38. Ibid.

Frank ZIPFEL

Inspiration ¢ transformation ¢ interprétation : relire les Dialogues d’exilés de Bertolt Brecht à la lumière de Jacques le Fataliste

La poétique brechtienne est sans aucun doute profondément ancrée dans les idées fondamentales du siècle des Lumières. Mais c’est avec Diderot que Brecht partage le plus de traits caractéristiques à savoir un profond scepticisme contre toutes formes de dogmatisme, une certaine confiance dans la force de la raison et du progrès, la conviction de la perfectibilité de l’homme et des conditions sociales ainsi qu’une grande passion pour le théâtre. Il est donc peu surprenant que Brecht ait eu l’intention en 1937 de fonder une « Association Diderot », une association dont le but aurait été de promulguer un nouveau théâtre mondial en établissant à un niveau international des contacts personnels entre les créateurs de théâtre et de films1. Brecht avait envoyé son appel resté malheureusement sans conséquen- ces entre autres à W. H. Auden, Erwin Piscator, Jean Renoir, Sergej Eisenstein ¢ pour ne nommer parmi les personnes contactées que les plus célèbres. Les diverses relations que l’on peut établir entre Diderot et Brecht2 ne constituent toutefois que la toile de fond de cet article, qui se propose d’établir l’importance de Jacques le fataliste non seulement pour la genèse et la structure, mais aussi pour une analyse et interpré- tation approfondie d’une œuvre caractéristique, cependant peu

1. Cf. Bertolt Brecht : Schriften 2. 1933-1942. Berlin/Weimar/Frankfurt a. Main : Aufbau-Verlag/Suhrkamp1993, p. 274-277 (B. B. : Werke. Große kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe. Bd. 22). 2. Cf. Marianne Kesting : « Brecht und Diderot oder das ‘paradis artificiel’ der Aufklärung », Euphorion 64 (1970), p. 414-422.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 198 frank zipfel connue de Brecht, les Dialogues d’exilés (Flüchtlingsgespräche)3. Plus particulièrement je me propose de montrer que 1) le texte de Diderot a été la première source inspiratrice du roman dialogué de Brecht, que 2) plusieurs aspects significatifs du texte de Brecht peuvent être interpré- tés comme une reprise et/ou transformation de certains traits caracté- ristiques de Jacques le fataliste et que 3) le lecteur informé peut extraire du roman de Diderot une piste de lecture pour le texte de Brecht.

Jacques le fataliste comme source d’inspiration des Dialogues d’exilés

L’importance de Jacques le fataliste pour la genèse des Dialogues d’exilés est attestée par une entrée en date du 1er octobre 1940 dans le carnet de travail de Brecht : J’étais en train de lire Jacques le fataliste de Diderot lorsque m’est venue à l’esprit une nouvelle possibilité de réaliser mon vieux projet concernant Ziffel. À la lecture de Kivi, j’avais aimé sa façon d’intercaler des dialogues dans le texte. En outre, j’ai encore dans l’oreille le ton de Puntila. À titre d’essai, j’ai rédigé deux courts chapitres et intitulé l’ensemble Dialogues d’exilés. (6)

Avant de commenter ce passage du carnet, il me semble nécessaire de présenter brièvement le contenu et la structure des Dialogues d’exi- lés, une des œuvres moins connues de Brecht, même si certains la considèrent comme l’œuvre centrale de l’exil4 et que d’autres affirment qu’on y retrouve tout Brecht en forme condensée5. Le texte est constitué de 18 dialogues entre deux Allemands en exil qui se rencontrent par hasard dans le buffet de la gare d’Helsinki. Le début du texte donne peu d’informations sur les personnages et leurs motivations : « Le premier, grand et gros, avait les mains blan- ches ; l’autre, plus trapu, des mains d’ouvrier métallurgiste » (9). Cette

3. Bertolt Brecht: Flüchtlingsgespräche, in: B.B.: Prosa 3. Sammlungen und Dialoge. Berlin/Weimar/Frankfurt a. M. : Aufbau/Suhrkamp 1995, 195-305 (B. B. : Werke. Große kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe Bd. 18) ; Bertolt Brecht: Dialogues d’exilés, suivi de fragments. Texte français de Gilbert Badia et Jean Bau- drillard, Paris, L’arche, 2006 (Les pages indiquées dans le texte se réfèrent à cette traduction.) 4. Cf. Theo Stammen: « Exil als Lebens- und Denkform : zu Brechts Flüchtlings- gesprächen » Heinrich-Mann-Jahrbuch 4 (1986), p. 148-180, ici p. 178 [Exil] ; et Hans Peter Neureuter : « Schauplatz Helsinki. Zu Brechts Flüchtlingsgesprächen », Mare balticum 1998, p. 45-50, ici p. 46. 5. Cf. Helmut Motekat: « Bertolt Brechts Flüchtlingsgespräche », Orbis Littera- rum 20,1 (1965), p. 53-65, ici p. 60 [Motekat]. brecht et JACQUES LE FATALISTE 199 première information semble donc évoquer le célèbre début de Jacques le fataliste6: Comment s’étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? (DPV 23, p. 23)

Après quelque temps, les deux interlocuteurs se présentent: « ‘‘Je m’appelle Ziffel, physicien.’’ L’autre [...] marmonna : ‘‘Appelez-moi Kalle’’, ça suffira » (11). Il y a là, me semble-t-il, une différence fondamentale entre les deux présentations, tandis que Ziffel, l’intellec- tuel bourgeois, se conçoit comme un individu identifiable par son nom et sa profession, Kalle, l’ouvrier prolétaire, par contre se voit comme faisant partie d’une communauté sociopolitique si bien que son patro- nyme serait à la limite sans importance. Suite à leur première rencontre, Kalle et Ziffel se voient pendant plusieurs mois au buffet de la gare et s’entretiennent sur les sujets les plus divers indiqués par les titres des différents chapitres. On y trouve, entre autres, la bière, les cigares, le passeport, le libertinage, l’enseigne- ment scolaire, les hommes importants, la bonté, le fromage suisse, l’humour danois, le patriotisme français, la démocratie, la liberté, etc. Tous ces thèmes sont traités cependant dans une perspective sociopo- litique et sur fond de la situation politique en Europe en 1940. En fait, le sujet principal des conversations se révélant tantôt par l’intermé- diaire des thèmes mentionnés, tantôt ouvertement, est la relation entre le capitalisme, le fascisme et le communisme, de même que la position politique du prolétaire et du bourgeois au XXe siècle. À la fin, Kalle développe une idée concernant une activité écono- mique qui devrait le libérer de ses problèmes financiers dus à l’exil, à savoir une entreprise de destruction de punaises. De plus, Kalle veut recruter Ziffel pour cette entreprise. Que la vermine animale que Kalle se propose de combattre avec l’aide de Ziffel n’est qu’une image assez transparente pour les sangsues humaines7, devient assez évident quand Kalle annonce que le socialisme est la solution de toutes les contradictions politiques et sociales dont Ziffel avait fait le diagnostic.

6. Cf. Klaus-Detlef Müller: « Angestiftet von Diderot: Brecht Flüchtlingsgesprä- che », Literatur im Spiel der Zeichen. Festschrift für Hans Vilmar Geppert, éd. par Werner Frick/ Fabian Lampart/ Bernadette Malinkowski, Tübingen : Francke 2006, p. 239-254, ici p. 244 [Angestiftet]. 7. Cf. Hans Peter Neureuter: « Flüchtlingsgespräche », Brecht-Handbuch. Bd. 3. Prosa, Filme, Drehbücher éd. par Jan Knopf, Stuttgart/Weimar : Metzler 2002, p. 333-348, ici p. 338 [Neureuter]; 200 frank zipfel

Après ce compte rendu sommaire, revenons à l’entrée du carnet de travail citée au début de cette partie. Les Dialogues d’exilés ont été conçus à partir d’octobre 1940 durant la période d’exil en Finlande, où Brecht s’était réfugié quand il ne se sentait plus à l’abri des Nazis au Danemark et en Suède ; il y vécut d’avril 1940 à mai 1941, début de son voyage vers les États-Unis via l’Union Soviétique8. En automne 1940, Brecht venait de terminer son autre texte « finlandais », à savoir la comédie Maître Puntila et son valet Matti. Cette comédie partage avec les Dialogues d’exilés non seulement le fait que l’action se passe en Finlande mais aussi le traitement de la relation maître/valet sur laquelle je reviendrai plus tard. Le « vieux projet concernant Ziffel » se réfère à un récit de voyage satirique que Brecht avait envisagé d’écrire et auquel il avait temporai- rement donné le titre Aufzeichnungen eines unbedeutenden Mannes in großer Zeit9. Les modèles utilisés renvoient ici aussi à des romans de la littérature des Lumières : le Candide de Voltaire et Gulliver’s Travels de Jonathan Swift10. Il est probable que les dialogues sur les différents pays d’Europe11 ¢ qui d’ailleurs représentent les stations d’exil de Brecht à partir de 1933 ¢ proviennent de ce projet initial12. Mais, sous l’influence de la lecture de Jacques le fataliste le projet d’« un court roman satirique à sujet contemporain »13 s’est transformé en roman dialogué dont Brecht a écrit la plus grande partie en Finlande, qu’il a certes repris et étoffé après son arrivée aux Etats-Unis, mais qu’il n’a jamais publié. La première version imprimée date de 1961 et parut comme tome 63 de la Bibliothek Suhrkamp.

Analyse des Dialogues d’exilés sur fond de Jacques le fataliste

Une comparaison du texte de Brecht avec sa source inspiratrice révèle que plusieurs aspects des Dialogues d’exilés peuvent être inter-

8. Cf. Ulrich Weisstein : « Bertolt Brecht. Die Lehren des Exils. » Die Deutsch Exilliteratur 1933-1945. hg. v. Manfred Durzak. Stuttgart : Reclam 1973, p. 373-397. 9. Bertolt Brecht : Prosa 3 Sammlungen und Dialoge. Berlin/Weimar/Frankfurt a. Main : Aufbau-Verlag/Suhrkamp1995, p. 577 (B. B. : Werke. Große kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe. Bd. 18) (Notes d’un homme insignifiant dans une grande époque). 10. Cf. Neureuter p. 333-337. 11. Cf. chapitres 9-13. 12. Cf. Neureuter p. 344. 13. Bertolt Brecht : Briefe 2, 1937-1949. Berlin/Weimar/Frankfurt a. Main : Aufbau-Verlag/Suhrkamp1998, p. 184 (B. B. : Werke. Große kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe. Bd. 29). brecht et JACQUES LE FATALISTE 201 prétés comme reprise et/ou transformation de certains traits caracté- ristiques de Jacques le fataliste. Le trait commun le plus évident des deux textes concerne leur genre. Bien que les Dialogues d’exilés aient été mis en scène à maintes reprises en Allemagne, en France et ailleurs, il ne s’agit originairement pas d’une pièce de théâtre, mais d’un roman dialogué14. Le texte est constitué d’une conversation entre deux inter- locuteurs ; il n’y a pas d’action dramatique et les passages non dialo- gués sont ¢ bien qu’ils soient assez courts ¢ de caractère plutôt narratif que didascalique. Le dialogue est un des plus anciens genres de l’histoire littéraire occidentale ; ses origines remontent à Platon et à Lucien de Samo- sate15. Cependant ce genre ancien a pendant de longs siècles végété plutôt à la périphérie du système littéraire et n’a eu que passagèrement accès au centre de la production littéraire. Les temps forts du genre se situent dans l’Antiquité, pendant la Renaissance et surtout au siècle des Lumières. Au XIXe et au XXe siècle le dialogue littéraire ne fait que des apparitions sporadiques dans l’histoire littéraire. Mais les auteurs qui en font usage lui attribuent des fonctions assez variées : tantôt le dialogue est utilisé comme réflexion littéraire de problèmes anthropo- logiques fondamentaux (par exemple chez Edgar Allan Poe ou Gia- como Leopardi), tantôt il transporte des réflexions poétologiques ou esthétiques (par exemple chez Oscar Wilde, Hugo v. Hofmannsthal, Paul Valéry, Hans-Magnus Enzensberger), il est assez rarement employé pour la représentation littéraire de problèmes sociologiques et politiques comme chez Brecht16. Une des causes de cette existence en marge semble être le fait qu’il s’agit d’un genre situé à la frontière entre la littérature et la philosophie17, une caractéristique qui relie d’ailleurs le texte de Brecht à celui de Diderot. Brecht lui-même qualifie son texte de « philosophische Gespräche auf einer ‘‘niederen’’ Ebene »18.

14. Pour une définition et une histoire du genre, cf. Marie-Hélène Boblet, Le roman dialogué après 1950. Poétique de l’hybridité, Paris, Honoré Champion 2003, p. 13-57. 15. Cf. Exil p. 157. 16. Pour les autres textes der Brecht en forme de dialogues cf. Dieter Thiele: « Proletarier und Intellektuelle. Brechts Flüchtlingsgespräche als Beitrag zur Bündnis- politik », Weimarer Beiträge 24,2 (1978), p. 43-68 [Proletarier]. 17. Cf. Helmut Heißenbüttel : « Gespräche mit D’Alembert und anderes. Dialog als literarische Gattung », Zur Tradition der Moderne. Aufsätze und Anmerkungen 1964-1971. Neuwied ¢ Berlin : Luchterhand 1972, 24-36, ici p. 26 ; Andrea Bartl: « Transitorische Ästhetik. Bertolts Berchts Flüchltingsgespräche und einige exempla- rische Fragen zum Schreiben im Exil », Zeitschrift für Internationale Strafrechts- dogmatik 3 (2010), p. 280-283, ici p. 282. 18. Bertolt Brecht : Journale 2, 1941-1955. Berlin/Weimar/Frankfurt a. Main : Aufbau-Verlag/Suhrkamp 1995, p. 210 (B. B. : Werke. Große kommentierte Berliner und 202 frank zipfel

Un second trait commun entre Jacques et les Dialogues d’exilés concerne aussi la catégorie du genre. En effet, différents genres se superposent dans les deux textes, outre la structure du dialogue un ou plusieurs autres genres. Dans le roman de Diderot c’est surtout le récit des amours de Jacques qui se superpose à la structure dialoguée, un récit dont le genre relève de la tradition libertine et érotique du XVIIIe siècle. Dans le texte de Brecht ce sont les mémoires qui repré- sentent la seconde structure générique. Ziffel écrit ses mémoires et en fait la lecture à Kalle pendant leurs rencontres au buffet de la gare, surtout dans les chapitres3à7.Dans ses mémoires Ziffel raconte son enfance bourgeoise, ses expériences scolaires marquées par la cruauté des enseignants, sa vie apolitique comme bourgeois intellectuel et physicien sous la République de Weimar, une vie paisible et sans souci à laquelle l’accession au pouvoir de Hitler mettra fin. En outre, Ziffel donne des portraits satiriques des diverses stations de son exil : la Suisse, la France, le Danemark, la Suède, la Finlande. Les caractéris- tiques nationales qui sont associées à ces différents pays, comme l’amour de la liberté, le patriotisme, l’humour, l’amour du prochain et la maîtrise de soi sont toutes présentées comme un masquage des inconvénients et des aspects dévastateurs du système capitaliste19.On pourrait donc dire que Brecht a remplacé le récit d’amour, une des structures secondaires du roman dialogué de Diderot, par le genre autobiographique des mémoires et une sorte de récit de voyage à visée politique et critique. En effet l’érotisme implicitement et explicitement présent dans Jacques n’est pas au centre des Dialogues d’exilés, bien que Brecht ait beaucoup apprécié cet aspect du roman de Diderot, comme nous en témoigne l’entrée datée du 8 mars 1941 dans son carnet de travail. Concernant Jacques le fataliste : C’est bizarre que nous en Allemagne, nous n’avons aucun signe d’une sensualité un peu sophistiquée. L’amour y est (voire Faust) ou une chose céleste ou une chose diabolique, et on se sauva de ce dilemme en le traitant comme une habitude20.

Frankfurter Ausgabe. Bd. 27) : « entretiens philosophiques à un niveau ‘‘vulgaire’’ » [Journale 2]. 19. Cf. Cesare Cases: « Bertolt Brechts Flüchtlingsgespräche ». Stichworte zur deutschen Literatur. Kritische Notizen. Übers. v. Friedrich Kollmann. Wien e.a. : Europa Verlag 1969, p. 201-210, ici p. 208. 20. Bertolt Brecht : Journale 1, 1913-1941. Berlin/Weimar/Frankfurt a. Main : Aufbau-Verlag/Suhrkamp 1994, p. 468 (B. B. : Werke. Große kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe. Bd. 26) (traduit par F.Z.). brecht et JACQUES LE FATALISTE 203

Seul le chapitre 4 des Dialogues contient des anecdotes ayant un certain caractère érotique. Une de ces anecdotes fait partie des mémoi- res de Ziffel et concerne une bonne travaillant dans la maison familiale du physicien. Elle nous [Ziffel enfant et son frère] avait appris toutes sortes de jeux : par exemple, chercher de petits objets, une gomme qu’elle cachait quelque part sur elle, là où finit le bas ou tout en haut des cuisses ou au centre des seins. (38)

Cependant cette anecdote n’est pas racontée à cause de son caractère érotique, mais plutôt comme un exemple des aspects négatifs du capitalisme. Alors que les parents de Ziffel attribuent le manque de vertu de la bonne au fait qu’elle est issue du peuple, Kalle est d’avis que si le père avait accordé à la bonne plus de jours de sortie, elle aurait pu satisfaire ses besoins érotiques ailleurs. Toutefois nous pouvons noter que le thème de l’érotisme du chapitre 4 est relié directement au roman de Diderot. On y trouve la seule référence directe à Jacques le fataliste : Ziffel : Puisque nous sommes aujourd’hui au chapitre de la pornographie : avez-vous remarqué comme elle se fait chaste dès que l’art s’en mêle ? [...] Et du point de vue sexuel, l’effet s’en trouve décuplé, précisément parce que c’est de l’art. Voyez, chez Diderot, le passage où une femme, au moment de faire l’amour, parle chaque fois de son oreille qui la démange. Quand on entend la femme balbutier : « Mon ... oreille ! » et qu’un long silence s’établit ensuite, la preuve que ça ne la démange plus, j’éprouvais, je l’avoue, beaucoup de plaisir. Et elle donc ! On ne saurait se rappeler sans émotion de telles scènes. C’est de l’art, et bien plus excitant qu’une vulgaire spéculation sur la sensualité du lecteur. (39-40)

Le passage concernant le roman de Diderot est constitué partiel- lement de citations directes, partiellement de paraphrase de la célèbre scène où Jacques derrière un mur en carton devient témoin auriculaire des évènements qui se déroulent dans la chambre à coucher du couple qui l’a hébergé après sa blessure au genou. C’est donc dans le cadre du traitement de l’érotisme que Brecht par référence intertextuelle dévoile au lecteur le modèle de son texte. Outre les parallèles entre Jacques et les Dialogues d’exilés au niveau du genre, nous rencontrons aussi des analogies thématiques. Un premier trait commun thématique concerne un aspect de Jacques dont l’importance est due surtout à la réception allemande et interna- tionale du roman de Diderot. Il s’agit de la dialectique valet/maître. Cette dialectique est articulée de manière remarquable pendant la 204 frank zipfel célèbre querelle entre Jacques et son maître, dont je ne reprendrai ici que les phrases les plus significatives : Jacques : [...] il faut que Jacques soit insolent, et que, pour la paix, son maître ne s’en aperçoive pas. Tout cela s’est arrangé à notre insu, tout cela fut scellé là-haut au moment où la nature fit Jacques et son maître. Il fut arrêté que vous auriez le titre, et que j’aurais la chose. [...] Le maître : Mais, à ce compte, je n’ai qu’à prendre ta place et te mettre à la mienne. Jacques : Savez-vous ce qui en arriverait ? Vous y perdriez le titre, et vous n’auriez pas la chose. Restons comme nous sommes, nous sommes fort bien tous deux ; [...]. Croyez-vous qu’il soit inutile de savoir une bonne fois, nettement, clairement, à quoi s’en tenir ? Toutes nos querelles ne sont venues jusqu’à présent que parce que nous ne nous étions pas encore bien dit, vous, que vous vous appelleriez mon maître, et que c’est moi qui serais le vôtre. Mais voilà qui est entendu ; et nous n’avons plus qu’à cheminer en conséquence. (DPV 23, p. 184-185)

Cela mènerait trop loin ici d’essayer de reconstruire la réception internationale de ces lignes qui, par l’intermédiaire de la Phénoméno- logie de l’esprit de Hegel, ont gagné une influence considérable sur la pensée du XIXe et du XXe siècle, entre autres sur le socialisme et le marxisme21. Il ne sera pas possible non plus de nous arrêter sur la façon dont Hegel, qui est explicitement traité de façon affirmative dans les Dialogues d’exilés22, a développé la dialectique maître/valet en se référant à Diderot. Contentons-nous d’analyser ici la façon dont Brecht utilise cette dialectique. Brecht, travaillant dans un autre contexte que Diderot, ne repro- duitpasexactementavecsespersonnageslerapportentreJacquesetson maître, mais il produit une variation sur la constellation maître/valet ¢ et variation veut dire ici : à la fois imitation et inversion de la constella- tion initiale23.Ziffel, le physicien issu de la haute bourgeoise, ayant reçu une bonne éducation et disposant de revenus, peut sans doute être considéré comme un « maître » (Herr)24. C’est d’ailleurs le terme qu’il utilise dans le texte allemand pour se caractériser :

21. Cf. Isabell von Treskow: Französische Aufklärung und sozialistische Wirklich- keit: Denis Diderots Jacques le fataliste als Modell für Volker Brauns Hinze-Kunze- Roman. Würzburg 1996, p. 235-243. 22. Cf. chapitre 11. 23. Cf. Angestiftet p. 242, 245 ; Friedmann Harzer: « ‘‘Kalle, Mensch, Freund, ich habe alle Tugenden satt.’’ : Zur Dialektik der Anerkennung in Brechts Flüchtlingsges- prächen », Der Philosoph Bertolt Brecht, éd. par Mathias Mayer. Würzburg, Königs- hausen & Neumann, 2011, p. 245-272, ici p. 252 [Kalle]. 24. Cf. Proletarier,p.52. brecht et JACQUES LE FATALISTE 205

Sans conteste, j’étais un monsieur (Herr), en vertu de quoi je pouvais faire deux bons repas par jour, fumer à loisir, aller au théâtre le soir et prendre autant de bains que j’en avais envie. [...] Et si je parlais du temps avec ma femme de ménage, c’était une preuve d’humanité de ma part. (43)

Kalle, quant à lui travailleur en sidérurgie, ayant dû travailler depuis son enfance pour contribuer à la survie de sa famille, remplit en un certain sens le rôle du valet. Cela devient explicite par exemple quand Kalle se fâche du rôle attribué au prolétariat pendant une révolution anticapitaliste : Kalle : Je m’en doutais. Encore une fois le prolétaire doit être la bonne à tout faire. Vous imaginez un état idéal, et c’est nous qui devons le réaliser. Nous érigeons et vous, vous continuez à diriger, pas vrai ? Nous devons sauver l’humanité, mais l’humanité c’est qui ? Vous. (66)

Du point de vue de la théorie des classes, les deux interlocuteurs remplissent mutatis mutandis les rôles de maître et de valet. Dans les Dialogues d’exilés cependant, l’opposition maître/valet n’est pas seu- lement actualisée mais aussi inversée. Ainsi dans le texte de Brecht ce n’est pas le personnage du valet qui raconte ses aventures amoureuses pour le plaisir et la distraction de son maître, mais c’est le personnage correspondant au maître qui écrit ses mémoires et qui de cette façon présente l’histoire de sa vie pour que le personnage correspondant au valet puisse s’en faire juge25. En fait les mémoires de Ziffel peuvent être vues comme une tentative du bourgeois intellectuel de dévoiler ses origines au prolétaire et de convaincre ce dernier que le bourgeois par sa capacité de réflexion critique en matière politique peut se faire l’allié du prolétaire dans la lutte des classes26. Le rapport qui s’établit entre Ziffel et Kalle par le moyen des mémoires de Ziffel rappelle d’ailleurs la relation entre Jacques et son maître telle qu’elle est décrite dans le passage cité plus haut. Le fait que le maître est dépendant de Jacques se reflète dans les mémoires de Ziffel qui sont explicitement adressées à Kalle. La dépendance de Ziffel de son auditeur devient évidente lorsque Ziffel commence de remettre sérieusement en doute son projet d’écrire ses mémoires à partir du

25. Angestiftet, p. 245. 26. Cf. Proletarier, p. 46-47. Borovski dans son interprétation biographique voit dans Kalle et Ziffel deux facettes de l’auteur : le bourgeois duquel il voudrait se distancer et le prolétaire plein d’esprit qu’il aurait voulu être. Cf. Conrad Bo¯rovski : « Brecht Talking to Himself. The Conversations Among Exiles Seen as a Dialectic Monolgue », Gestus, a quarterly Journal for Brechtian Studies 1 (1985), p. 23-35, ici p. 24. 206 frank zipfel moment où Kalle n’apparaît pas pendant plusieurs jours et où Ziffel croit avoir perdu son auditeur27. La dépendance du maître de Jacques se reflète également dans le fait que Ziffel a besoin d’un vis-à-vis critique mais bienveillant pour sa quête d’identité (politique) qui est le but final de la rédaction de ses mémoires. Et à la fin du texte la dépendance spirituelle ou morale de Ziffel est pour ainsi dire transfor- mée en dépendance économique. Kalle devient entrepreneur et offre à Ziffel un emploi dans sa nouvelle entreprise de destruction de punaises. Le deuxième trait commun thématique entre les deux romans concerne le concept de liberté. Un des thèmes les plus importants du roman de Diderot est certainement la controverse entre la défense de la liberté par le maître et le déterminisme/fatalisme spinoziste de Jacques. On a souvent remarqué que les deux positions philosophiques sont quasiment inversées au niveau des actions des personnages. J’utilise ici la description de Hans Mayer :

Or Diderot nous montra que le fataliste Jacques en dépit de son fatalisme reste un homme énergique, décidé, entreprenant, qui agit lui-même quasi- ment pour donner un coup de pouce à la fatalité, tandis que son maître, avec toute sa liberté apparente, faible et indécis, laisse libre cours aux choses et en débit da sa conscience de la liberté s’abandonne aux cours des événements28.

Si l’on considère de plus près la description du maître par Mayer, celle-ci pourrait aussi bien caractériser le mode de vie de Ziffel sous la République de Weimar. De toute façon la liberté n’est pas seulement le centre philo- sophique de Jacques le fataliste, mais aussi un des thèmes centraux des Dialogues d’exilés, qui cependant traitent la liberté de manière plus implicite et soulignent d’autres aspects que ceux chers à Diderot. Le sujet de la liberté est traité dans Jacques à un niveau philosophique, théologique et moral. Dans ce contexte, la question primordiale est de savoir si l’homme est libre dans ses actions ou si on doit admettre à cause du matérialisme que le monde se déroule selon un méca- nisme d’horlogerie déterminé exclusivement par les relations de cause à effet et en déduire que la liberté personnelle n’est qu’une illusion.

27. Cf. le début du chapitre 3 ; Misia Sofia Doms : « Ambivalente Bewertung eigener und fremder Autorschaft in Bertolt Brechts Flüchtlingsgesprächen », Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik 42/165 (2012), p. 106-124, ici p. 112. 28. Hans Mayer: « Herrschaft und Knechtschaft. Hegels Deutung, ihre literaris- chen Ursprünge und Folgen‘‘, Jahrbuch der deutschen Schillergesellschaft 15 (1971), p. 251-279, ici p. 257 (traduit par l’auteur) brecht et JACQUES LE FATALISTE 207

Brecht à son tour ne s’intéressait guère au déterminisme, au contraire il trouvait le concept absurde29. Ce qui est intéressant pour Brecht, ce ne sont pas les discussions philosophiques autour du concept de la liberté, mais la dimension politique du phénomène30.Il traite de la liberté dans le chapitre 9 en comparant les États-Unis et le communisme.

Prenez un grand peuple comme les Américains. Au début, ils ont été obligés de se défendre contre les empiètements des Indiens et à présent ils ont les millionnaires sur le dos. Sans répit, les rois de l’alimentation leur tombent dessus, les trusts pétroliers les encerclent, les magnats des chemins de fer les rançonnent. [...] Et ces gens qui risquent leur peau à tout instant continuent, même quand on leur tire dessus, de se battre comme des forcenés pour que chacun ait la liberté de faire ce qui lui plait, ce dont les millionnaires se félicitent ouvertement. (73)

La question soulevée ici est une question qui garde son actualité politique et économique à toutes les époques modernes ; il s’agit de la question de savoir à quel point un certain concept de la liberté, en l’occurrence ce qu’on appelle la liberté des marchés ou la liberté du capital est l’équivalent de ce qu’on pourrait appeler la liberté du plus fort, la liberté de l’exploitation du plus faible ou encore la liberté du crime, c’est-à-dire un concept qui en réalité fait disparaître la liberté de l’individu. Dans le texte de Brecht la prétendue liberté du capitalisme est placée en opposition dialectique avec le manque de liberté du communisme31. Pour Ziffel, le communisme représente un exemple paradigmatique d’un régime politique qui abolit la liberté. Le manque de liberté dans le communisme n’est d’ailleurs pas contesté par Kalle : « Nul n’est absolument libre s’il détient le pouvoir, le peuple pas davantage »(106). Mais Kalle remarque aussi qu’au manque de liberté explicite du communisme correspond le manque de liberté implicite du capitalisme. Brecht n’a donc aucun intérêt à traiter la question de la liberté au niveau théorique et philosophique, en revanche il la traite au niveau pratique et politique. On pourrait donc dire que Brecht s’approprie le thème de la liberté de Jacques, mais le fait varier et le développe dans une certaine direction ¢ une direction qui d’ailleurs peut être mise en

29. Cf. Journale 2, p. 71-72. 30. Frigga Haug : « Brechts Flüchtlingsgespräche als Lernanordnung », Das Argument. Zeitschrift für Philosophie und Sozialwissenschaften 42 (2000), p. 517-532, ici p. 527-529 [Lernanordnung]. 31. Cf. Proletarier p. 61-63. 208 frank zipfel rapport avec le roman de Diderot, si on le considère comme annonçant les idées révolutionnaires.

Jacques le fataliste comme modèle d’interprétation des Dialogues d’exilés.

Un grand nombre des interprétations des Dialogues d’exilés com- prend le texte comme un plaidoyer pour la fraternisation entre le prolétariat et la bourgeoisie contre la prépondérance du capitalisme et en faveur du socialisme32. Et il y a sûrement de fortes raisons qui peuvent porter à croire que telle a été l’intention de Brecht. De plus le genre du texte semble être favorable à une interprétation qui réduit la signification du texte à un message concret. En effet, le genre du dialogue littéraire, qui dans sa forme la plus pure présente un entretien isolé sans contexte narratif, incite le lecteur dans une plus grande mesure que le genre dramatique ou narratif à déduire du texte des connaissances concrètes. Une des causes de ce trait caractéristique du genre est sans doute à chercher dans le modèle platonicien qui a pour but de transmettre par le moyen du dialogue des connaissances philo- sophiques considérées comme certaines. Cependant, comme les dialogues littéraires sont pour la plupart des dialogues fictionnels arrangés par l’auteur, la question se pose de savoir si les positions défendues par les interlocuteurs doivent être prises au sérieux ou si elles doivent ou peuvent être lues sous le régime de l’ironie. Ce potentiel ironique et plutôt contestataire du dialogue peut être déduit de l’autre modèle antique du genre, celui qui est relié à Lucien de Samosate. Ses dialogues ne visent pas à un but épistémique déterminé, mais sont plutôt des réflexions satiriques concernant des phénomènes culturels assez variés. Ce modèle favorise la juxtaposition de positions différentes, voire contradictoires dans le dialogue. Dans Jacques le fataliste le caractère fictif et ironique du roman est souligné par les réflexions méta-narratives et métafictionnelles du narrateur et par le fait qu’à maintes reprises celui-ci s’adresse au lecteur. Il n’en est rien dans les Dialogues d’exilés. D’ailleurs la plus importante différence au niveau de la forme entre le texte de Diderot et celui de Brecht provient de la quasi-absence du narrateur dans les Dialogues d’exilés. Les entretiens entre Ziffel et Kalle ne sont interrom- pus que rarement et brièvement par le narrateur et les réflexions meta-diégétiques font complètement défaut.

32. Cf. Neureuter p. 339 ; Angestiftet p. 252 ; Proletarier ; Exil p. 161-162 ; Kalle p. 253. brecht et JACQUES LE FATALISTE 209

Pourtant il est possible de transposer le caractère ironique du roman de Diderot dans celui de Brecht ou plus précisément d’utiliser l’ironie du texte de Diderot comme instrument de réception pour le texte de Brecht. Pour défendre cette thèse, je reviens encore une fois sur la représentation de la controverse entre déterminisme et liberté dans Jacques le fataliste. Nous avons déjà remarqué que Jacques et son maître se comportent tous les deux d’une façon diamétralement oppo- sée aux positions philosophiques qu’ils défendent : Jacques qui pro- page le fatalisme intervient activement dans le cours des évènements, son maître qui est fier de sa liberté s’avère être plutôt passif et désin- téressé. On pourrait dire que Diderot par la façon dont il dépeint ses personnages met à l’épreuve et ironise sur les grandes idées philoso- phiques des Lumières33. En partant de cette interprétation du roman de Diderot il est possible de développer une nouvelle vision du texte de Brecht. En effet on peut tirer de la façon paradoxale et ironique avec laquelle Diderot met en question les théorèmes philosophiques représentés dans Jac- ques une sorte de piste de lecture pour le texte de Brecht. Celui-ci ne procède pas bien sûr comme Diderot à une ironisation explicite et active des positions idéologiques que ses textes impliquent. Mais son mode de représentation empreint de paradoxe, son sens de la contra- diction et de l’absurdité nous invitent à découvrir sous la surface des messages et des leçons peu équivoques des textes complexes et polysé- miques. Jens Brockmeier précise cet aspect de l’œuvre de Brecht de la façon suivante : Au travers du rationalisme de sa méthode et des hypothèses concernant une téléologie historique transparaît quelque chose qui est capable de nous toucher davantage aujourd’hui, que la morale à laquelle Brecht tenait tellement. Ce quelque chose est le caractère sceptique, inquisiteur, flottant de sa pensée et de son écrit, les mouvements inquiets et parfois subversifs dirigés contre lui-même34.

Si l’on applique cette approche aux Dialogues d’exilés et si l’on se rappelle les modèles antiques du genre, on peut conclure que la trans- mission de connaissances dans les Dialogues d’exilés ne se fait sûre- ment pas selon le modèle platonicien. Le roman dialogué de Brecht ne peut pas être lu comme un jeu maïeutique de questions et réponses ; ni Kalle ni Ziffel n’assume le rôle du maïeuticien qui révèle des connais-

33. Cf.. Jens Brockmeier: « Diderot, Brecht und die Sprache der Moderne », Nach Brecht. Ein Almanach 1992. éd. par Inge Gellert. Berlin : Argon 1992, p. 119-134, ici p. 128 [Moderne]. 34. Moderne, p. 129 (traduit par l’auteur). 210 frank zipfel sances nouvelles. Le potentiel ironique du genre par contre est actua- lisé à plusieurs niveaux. Au caractère foncièrement ambigu de la fiction s’ajoute la tendance de Brecht pour les aphorismes paradoxaux35.En effet au cours de leurs entretiens les interlocuteurs discutent toute une série de thèses paradoxales, comme « Le passeport est la partie la plus noble de l’homme. » (9) « De nos jours ilyadel’ordre la plupart du temps là où il n’y a rien. » (16) « A notre époque les gens insignifiants sont en voie d’extinction. » (23) « Les hommes, voilà ce qui fait échouer toutes les grandes idées. » (50) « Le fondement du patriotisme c’est donc savoir se contenter de peu : excellente idée quand on n’a rien. » (78) « Dans un pays sans humour, la vie est insupportable ; elle est plus insupportable encore dans un pays où on a besoin d’humour. » (84) Le modèle antique du genre actualisé dans les Dialogues d’exilés est donc plutôt celui de Lucien de Samosate qui d’ailleurs peut être considéré aussi comme le modèle de Jacques. Ainsi le texte de Brecht et celui de Diderot se ressemblent dans leur esprit (un rationalisme éclairé et critique) et à un certain degré dans leur mode de présentation (dialogue à caractère paradoxal et ironique)36. On peut aborder le même argument par une autre voie. Il est bien connu que Brecht travaille dans ses pièces de théâtre contre l’immer- sion du public dans l’histoire et contre l’identification du spectateur avec les personnages. Plutôt que de rechercher une participation émo- tive du public, Brecht vise à la réflexion intellectuelle qu’il essaie d’inciter à l’aide de l’effet d’aliénation. De la même façon les Dialogues d’exilés ne visent pas à l’immersion ou l’identification des lecteurs, mais à une réflexion désengagée37,etl’effet d’aliénation est produit par la structure dialoguée combinée avec des assertions paradoxales et par l’ironie qui en résulte. Dans ce contexte l’évaluation de Brecht par Heiner Müller me semble éclairante : Pour moi Brecht fait de son mieux lorsqu’il est près de Shakespeare. Et Shakespeare ne juge pas. Les jugements de Brecht proviennent naturelle- ment de ses impulsions et intentions politiques, qui dans son temps étaient sûrement nécessaires, mais qui mènent souvent à une vue unidimensionelle des choses38.

35. Cf. Neureuter p. 340-341; William Walker: « Bertolt Brecht’s Refugee Conver- sations: The Little Man in Exile », Dialectics and passive resistance : the comic antihero in modern fiction, Bern e.a.: Lang 1985, p. 173-198, ici p. 191 [Little Man]. 36. Cf. Theo Buck : Brecht und Diderot oder über Schwierigkeiten der Rationalität in Deutschland. Tübingen : Max Niermeyer 1971, p. 31-40. 37. Cf. Motekat p. 54 ; Proletarier p. 57-58. 38. Cf. Heiner Müller : Gesammelte Irrtümer 2. Frankfurt a, Main : Verlag der Autoren, p. 54 (traduit par l‘auteur). Cf. Moderne p. 133. brecht et JACQUES LE FATALISTE 211

Il ne s’agit pas ici d’évaluer les qualités shakespeariennes de Brecht, mais plutôt la qualité paradoxale et ironique des Dialogues d’exilés dans la mesure où elle peut être extraite du roman de Diderot. En général, on peut imaginer que la distance sceptique que Brecht exige de ses spectateurs ou lecteurs par rapport à l’histoire et aux personnages représentés dans ses textes peut s’étendre quasi automa- tiquement au message prémédité de l’auteur39. En ce qui concerne les Dialogues d’exilés, on peut défendre la thèse selon laquelle le texte en tant que dialogue littéraire foncièrement ambigu et empreint de para- doxes favorise une telle transposition de la réflexion critique du contenu au message. La fin des Dialogues suggère particulièrement que le lecteur est censé remettre en question aussi bien le sens de « l’entre- prise de destruction de vermine » (qui de toute façon veut être com- prise dans un sens métaphorique plutôt que littéral)40 que la présenta- tion du socialisme comme solution de tous les problèmes économiques et politiques. L’ironisation me semble particulièrement évidente dans le dernier dialogue. Ziffel se plaint du fait que le monde exige des vertus quasi surhumaines :

Ce qu’il nous faut c’est un monde où l’on puisse vivre avec un minimum d’intelligence, de courage, de patriotisme, de respect, de sens de la justice etc., et que voyons-nous ? Je vous le dis, j’en ai ma claque d’être contraint à la vertu, parce que ce monde est détraqué, d’être un modèle de continence, parce que règne une pénurie absurde, de trimer comme une fourmi, parce que tout n’est que pagaille, d’être condamné au courage, parce que mes dirigeants m’embarquent dans leurs guerres. Kalle, toi qui es un être humain, un ami, je te le dis, j’en ai ma claque de toutes les vertus et je me refuse à devenir un héros. (123)

Kalle à son tour présente le socialisme comme une idéologie et une forme d’État qui ne nécessite pas un comportement vertueux ou héroïque, donc comme la solution des problèmes de Ziffel. Mais en même temps qu’il propage le socialisme comme antidote à une forme d’État qui exige l’héroïsme, Kalle déclare :

Je vous invite à vous lever et à trinquer au socialisme. [...] en même temps, j’attire votre attention sur un point : pour en arriver là il faudra bien des qualités : un courage extrême, une soif de la liberté totale, le désintéresse- ment le plus absolu et l’égoïsme le plus grand. (124)

39. Cf. Little man p. 195, Lernanordnung p. 531. 40. Cf. Kalle p. 253. 212 frank zipfel

Et Ziffel, résigné, lui répond : « Je m’en doutais. » (124) Le texte se termine donc sur le paradoxe que les moyens pour atteindre un état idéal qui n’exige pas de vertus consistent précisément dans la pratique de ces vertus.

Jacques le fataliste n’est pas seulement la source inspiratrice et une toile de fond pertinente pour l’analyse des Dialogues d’exilés, il fournit une piste de lecture. Si on lit les Dialogues d’exilés en gardant en tête les modes d’ironisation de Diderot, on s’aperçoit aisément que le texte de Brecht peut aussi être lu de manière ironique. La combinaison spéci- fique de la structure dialogique avec des assertions paradoxales, c’est- à-dire la composition esthétique de l’œuvre, semble défaire le message didactique univoque normalement attribué aux textes de Brecht. Lu à la lumière du roman de Diderot le texte de Brecht se transforme en une œuvre littéraire polysémique et complexe qui soulève des questions importantes concernant les domaines de l’économie et de la politique plutôt que de présenter des réponses toutes faites.

Frank Zipfel Université Johannes Gutenberg de Mayence Luís Carlos PIMENTA GONÇALVES

Deux transpositions théâtrales de Jacques le fataliste dans les années ’70

Nombreux sont les romanciers, dramaturges et même cinéastes qui ont été marqués par Jacques le fataliste. Cette œuvre dense et passionnante a suscité des vocations et des projets d’adaptation qui n’ont pas toujours abouti tant l’œuvre est complexe, ne serait-ce que par sa forme qui, déconstruisant le roman, l’ouvre pour toujours à une infinité de variations et de possibilités et crée le vertige par son auda- cieuse liberté. En déclarant « Ceci n’est point un roman1 » dans l’adresse au lecteur, Diderot rend bien compte du caractère inclassable d’une œuvre devenue malgré lui un roman. Ainsi, dans les années soixante-dix du siècle dernier, dramaturges et metteurs en scène, en France ou ailleurs, en quête de nouveaux textes ne pouvaient que s’intéresser au caractère éminemment moderne de Jacques le fataliste et son maître. On se souviendra du jeune Francis Huster, encore élève au Conservatoire, qui met en scène, en 1970-1971, Les amours de Jacques le Fataliste2, ou encore de Milan Kundera, lequel, empêché de publier

1. Diderot, Jacques le fataliste et son maître, dans Contes et romans, édition publiée sous la dir. de Michel Delon avec la collaboration de Jean-Christophe Abramovici, Henri Lafon et Stéphane Pujol, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 74. 2. Les amours de Jacques le fataliste, adaptation et mise en scène de Francis Huster, avec Francis Huster et Jacques Spiesser, publié par L’Avant-scène théâtre, no 466, février 1971. En juin 1987, il remonte au Théâtre du Rond-point Les amours de Jacques le Fataliste. Quelques années plus tard, il revisitera le texte de Diderot dans un spectacle intitulé « Suite royale », représenté pour la première fois au Théâtre Marigny, le 1er octobre 1992, adapté et mis en scène par ses soins, inspiré également du dialogue de Crébillon fils La Nuit et le moment. Armelle Héliot, dans un article sur la carrière de Huster, « Chef de troupe, en avant toute ! », affirme même, au sujet de ce spectacle, qu’il est : « comme un hommage à sa propre jeunesse puisqu’il a joué La Nuit et le moment au Petit-Odéon, avec Catherine Salviat, et que les Les amours de Jacques le Fataliste ou Jacques et son maître, comme il désigne parfois ce texte inspiré de Diderot, est un peu son spectacle-fétiche, celui

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 214 luis carlos pimenta conçalves en Tchécoslovaquie en 1971, après l’invasion russe, rédige une courte pièce de théâtre qui constitue une variation et une sorte de dialogue avec le Diderot de Jacques le fataliste et son maître. Le sous-titre de la pièce annonce clairement le projet de l’écrivain : Jacques et son maître, Hommage à Denis Diderot en trois actes. Le texte est également adapté en Pologne sous le titre de Bedzin et publié en 1973 dans l’Almanach Sceny Polskiej. Au Portugal, le metteur en scène Osório Mateus confie à Luiza Neto Jorge, à la fois traductrice de Céline, Genet et Ionesco, poète, et auteur de scénarios de films, l’adaptation du roman de Diderot. Les dix premières répliques du spectacle de 1978 indiquent d’emblée que nous sommes face à une lecture interprétative de l’œuvre, puisque le premier personnage est un « lecteur » et le deuxième l’« au- teur », personnages remplacés, sans transition et sans didascalie expli- cative, par ceux du « Maître » et de « Jacques ». Le lecteur ignore s’ils sont interprétés par les mêmes acteurs. L’alternance des couples Auteur-Lecteur et Jacques-Le Maître correspond dans le texte de Diderot aux parties narratives et dialoguées. Comment le romancier tchèque et l’adaptatrice portugaise ont-ils procédé ? Kundera, qui a en horreur le terme « adaptation », institue un dialogue avec son illustre prédécesseur, lui-même lecteur de Sterne on le sait. Dans le cas de Neto Jorge, c’est principalement le choix des épisodes qui nous intéressera. En guise d’épigraphe à cet article, nous aurions pu citer une phrase du texte qui sert d’introduction à la pièce de Kundera, Jacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes : Quand, en 1970, l’édition française de ce livre a paru [il parle de son recueil de nouvelles Risibles Amours], on a évoqué à son propos la tradition du siècle des Lumières. Ému par cette comparaison, j’ai répété ensuite, avec un empressement un peu enfantin, que j’aimais le XVIIIe siècle. À dire vrai, je n’aime pas tellement le XVIIIe siècle, j’aime Diderot. Et pour être encore plus sincère : j’aime ses romans. Et encore plus exactement : j’aime Jacques le Fataliste3.

Un tel parti pris pour cette œuvre séminale confirme la relation particulière que l’écrivain franco-tchèque entretient avec l’œuvre de Diderot. Après cette annonce sur le mode de la provocation, puisque Kundera semble restreindre son intérêt pour le XVIIIe siècle à une seule œuvre littéraire, l’écrivain mentionne d’autres auteurs et œuvres du siècle des Lumières avec lesquels il se sent des affinités, et ce au point par lequel Spiesser et lui se firent connaître. » (L’Avant-scène théâtre,no 917, 1er novembre 1992. p. 29). 3. M. Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, Paris, Gallimard, Folio, 1998. transpositions théâtrales de jacques le fataliste 215 d’instaurer un dialogue par le biais de références et de renvois intertex- tuels plus ou moins explicites. Ainsi La Lenteur, le premier roman de Kundera rédigé en français, publié en 1995, rend-il hommage à un des textes de cette période. Il commence son récit, qui se passe à la fin du XXe siècle, en racontant l’intrigue de Point de lendemain et met en scène les personnages de Vivant Denon qu’il s’approprie4. Cependant, en introduisant trois variations autour de l’amour qui se déroulent dans un château devenu un hôtel, il reprend la structure déjà présente dans la pièce Jacques et son maître. Des trois pièces de théâtre rédigées par Kundera entre 1959 et 1971, Jacques et son maître est pour l’auteur la seule digne de figurer parmi les œuvres rassemblées dans l’édition définitive de la Pléiade. Bien qu’une autre, Le Propriétaire des clés, traduite d’ailleurs en français pour la collection « Théâtre du monde entier » en 19695, ait connu une réelle fortune internationale, seul l’hommage à Diderot peut encore être joué et publié avec l’autorisation de l’auteur. Pourtant, dès cette première pièce, on trouve quelques-uns des procédés qu’uti- lisera plus tard l’écrivain, comme le double espace scénique contigu qui permet des dialogues simultanés en contrepoint créant parfois des collusions drolatiques. On peut d’ailleurs se demander si en le faisant, au-delà de l’influence directe du texte de Diderot, il ne s’est pas souvenu de l’épisode des comices agricoles de Madame Bovary, magis- tralement rendu dans le film de Jean Renoir. En 1971, Milan Kundera, empêché de publier après l’invasion russe de 1968, rédige une courte pièce de théâtre qui instaure une variation en forme de dialogue avec le Diderot de Jacques le fataliste et son maître. D’emblée le titre de la pièce annonce le projet de l’écrivain : Jacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes. Dans la présentation qu’il fait de la pièce, dans l’édition Folio, reprise ensuite dans la Pléiade, intitulée « Introduction à une variation », il y explique les raisons de ce choix. Un metteur en scène, voulant aider Kundera, à une époque où le romancier avait perdu son poste d’enseignant et donc tout moyen de subsistance, lui demanda d’écrire une adaptation de L’Idiot de Dostoïevski que l’homme de théâtre publierait sous son

4. Le deuxième chapitre du roman commence d’ailleurs comme la narration de l’intrigue résumée du récit : « Voici ce que raconte la nouvelle de Vivant Denon : un gentilhomme de vingt ans se trouve un soir au théâtre ». Le dernier paragraphe du chapitre fonctionne comme une notice bibliographique faisant l’historique des diverses éditions. Le troisième chapitre de La Lenteur est consacré à d’autres auteurs et artistes du XVIIIe siècle, notamment à Choderlos de Laclos et aux Liaisons dangereuses. 5. Selon les vœux de l’auteur, l’œuvre, après sa création en français au Théâtre de l’Est parisien, en 1974, n’a plus été jouée ni rééditée, Kundera la considérant comme une copie d’écolier tardive et maladroite. 216 luis carlos pimenta conçalves nom. Kundera raconte qu’ayant relu le roman, il se sentit incapable de le faire car ses préoccupations se situaient aux antipodes de celles de l’écrivain russe. L’atmosphère d’un roman où domine le sentiment, où la sensibilité est érigée en valeur incommodait le futur auteur de L’Immortalité (1990), roman dans lequel surgira une critique de ce qu’il appelle l’homo sentimentalis6. Il se propose alors d’écrire une pièce autour d’un texte qui respirerait l’intelligence et la rationalité. Il s’en explique ainsi : Quand la pesante irrationalité russe est tombée sur mon pays, j’ai éprouvé un besoin instinctif de respirer fortement l’esprit des Temps modernes occidentaux. Et il me semblait n’être concentré avec une telle densité nulle part autant que dans ce festin d’intelligence, d’humour et de fantaisie qu’est Jacques le Fataliste7.

À cette définition ternaire, il aurait pu y ajouter l’ironie, cette forme « d’écriture oblique » étudiée par Philippe Hamon dans son essai de 1996, intitulé justement L’Ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique. Pour Milan Kundera, Diderot crée avec Jacques le Fataliste le roman moderne dont se revendique le romancier et qu’il va théoriser dès son premier essai L’Art du roman, publié en 1986, écrit directement en français. Dans cet ouvrage, dont certains chapitres ont été publiés originellement dans la revue Le Débat, Kundera revient à plusieurs reprises sur Jacques le fataliste. Tout d’abord, il évoque le voyage, la déambulation dont le Don Quichotte est le modèle et l’initiateur : Les premiers romans européens sont des voyages à travers le monde, qui paraît illimité. Le début de Jacques le Fataliste surprend les deux héros au milieu du chemin; on ne sait ni d’où ils viennent ni où ils vont. Ils se trouvent dans un temps qui n’a ni commencement ni fin, dans un espace qui ne connaît pas de frontières, au milieu de l’Europe pour laquelle l’avenir ne peut jamais finir8.

6. Au chapitre 7 de la quatrième partie intitulée « Homo sentimentalis » de L’Immortalité, il fait une sorte d’historique du surgissement de cette notion : « La civili- sation européenne est censée être fondée sur la raison. Mais on pourrait dire tout aussi bien que l’Europe est une civilisation du sentiment ; elle a donné naissance au type humain que j’aimerais appeler l’homme sentimental : homo sentimentalis. » (Kundera, L’Immortalité, Paris, Gallimard, Folio, 1993, p. 287). Puis, deux pages plus loin, au cha- pitre 8, il en donne la définition et en fait la critique : « Il faut définir l’homo sentimentalis nonpascommeunepersonnequiéprouvedessentiments(carnoussommestouscapables d’en éprouver), mais comme une personne qui les a érigés en valeurs. » (p. 289) 7. Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, Paris, Gallimard, Folio, 1998, p. 13. 8. Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, Folio, 1986, p. 18. transpositions théâtrales de jacques le fataliste 217

En lisant ces lignes, on peut d’ailleurs se demander si le couple Estragon et Vladimir d’En attendant Godot, et celui formé par les personnages de Fin de partie ne sont pas une version épurée à l’extrême du topos du couple du maître et du valet tel que le décrit l’essayiste. Pour Kundera, une des « occasions manquées » du roman européen, qu’il nomme l’« appel du jeu9 », se fonde sur deux romans : Tristram Shandy de Sterne, et le second, en miroir du premier, Jacques le fataliste, qui n’a jamais eu de réel successeur par la suite, le roman ayant suivi, au XIXe siècle, la voie de la description du réel, du vraisemblable et du chronologique. Cet aspect ludique a été respon- sable du fait que le roman de Diderot en France est, selon les propres paroles de Kundera dans l’« Entretien sur l’art de la composition » (avec Christian Salmon), « scandaleusement sous- estimé10 », car, pour lui, « on préfère aujourd’hui les idées aux œuvres11 ». Dans Les Testaments trahis, l’auteur de La Plaisanterie revient sur le roman de Diderot et sur la première lecture qu’il en fit. Il se souvient de cet enchantement provoqué par « cette richesse audacieusement hétéro- clite12 ». Encore subjugué par cette rencontre, il s’interroge alors sur la composition qui sous-tend le texte, hésitant dans son interprétation entre une « admirable construction » consciente et voulue, et une « pure improvisation » de Diderot, ce sont les termes mêmes qu’il emploie. Kundera penche plutôt pour cette seconde hypothèse. Il pressent qu’il y a, dans ce roman unique, une possibilité architecturale à explorer, un jeu aux règles inventées par l’artiste lui-même. Dans ce même ouvrage, Kundera fait un parallélisme entre Stra- vinski revisitant Pergolèse avec La suite Pulcinella en une « transcrip- tion ludique d’une œuvre ancienne13 » et lui-même écrivant une « trans- cription libre d’une œuvre du passé » à partir de Jacques le fataliste.Il reconnaît en outre que l’affection qu’il porte au roman de Diderot est en partie redevable, au début des années soixante-dix, au fait que l’auteur du XVIIIe siècle incarne pour lui « l’esprit libre, rationnel, critique » et représente une « nostalgie de l’Occident » face à la désoc- cidentalisation imposée par l’occupation russe. Revenant sur cette première explication de son intérêt pour Diderot, il affirme que son œuvre représente « le premier temps de l’art du roman » auquel il veut rendre hommage en exaltant, dans sa pièce, les grands principes des anciens romanciers, à savoir : « 1) la liberté euphorique de la compo-

9. Ibid., p. 26. 10. Ibid.,p.98. 11. Ibid.,p.98. 12. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, Folio, 1993, p. 29. 13. Ibid., p. 97. 218 luis carlos pimenta conçalves sition ; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques ; 3) le caractère non-sérieux, ironique, parodique, cho- quant, de ces mêmes réflexions14. » En rédigeant cet hommage, il ne procédait pas à une « adaptation » mais à une « variation », terme à consonance musicale auquel il tient particulièrement15. La relation qui s’établit entre les deux textes est donc une relation d’hypertextualité dont le plus ancien serait l’hypotexte du plus récent. Kundera reprend certains termes de son modèle, mais « certaines phrases, certains dia- logues seraient impensables sous la plume de Diderot ». Il justifie ce choix par des différences fondamentales entre les deux époques : « le XVIIIe siècle était optimiste, le mien ne l’est plus, je le suis encore moins, et les personnages du Maître et de Jacques se laissent aller chez moi à des énormités noires difficilement imaginables à l’époque des Lumières16 ». Les « énormités » qu’il évoque sont également langagières puis- que vont se percuter une narration et des personnages ancrés dans le XVIIIe siècle et des termes qui rappellent sans cesse au lecteur et au spectateur que le texte n’est pas de Diderot, même si des points com- muns existent. Sans vouloir être exhaustif et seulement à titre d’exem- ple, on remarque l’emploi chez Kundera d’expressions familières et argotiques : « m’a filé une raclée » (p. 34) ; « casser la croûte » (p. 45) ; « vous avez une grande gueule » (p. 65) ; « c’est à devenir cinglée » (p. 69) ; « elle s’est foutue en rogne » (p. 66) ; « qu’est-ce que voulez que ça me foute » (p. 67) ou une variante de ce verbe argotique dans l’expression « fiche-le dehors » (p. 68) ; « un drôle d’oiseau » (p. 65) ; « déniché » (p. 65) ; des apocopes superlatives comme « extra » (p. 64) ; des verbes et des noms insultants : « cocufie » (36) ; « salaud » (53) ou sa variante « salopard » (37). Kundera, qui aime les listes comme Umberto Eco, non pas de façon positive mais souvent comme preuve d’un grand sottisier de l’ignorance ou de manifestations d’oukases esthétiques, a, dans son troisième livre d’essais, Le Rideau, fait état d’une liste établie à la fin du XXe siècle par un journal parisien (l’épithète n’a plus rien de valorisant à l’époque pour le romancier) des « cent livres qui ont fait la France17 », liste établie à partir des choix de trente personnalités de l’«establishment intellectuel. De cette liste, note l’essayiste, sont exclues des œuvres comme : La Chartreuse de Parme, L’Éducation sentimentale et Jacques le Fataliste. L’oubli du roman de

14. Ibid., p. 97. 15. Faut-il y voir l’effet de la formation première de Kundera qui était musicale, ayant hésité un temps entre être musicien ou écrivain? 16. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, Folio, 1993, 97. 17. Kundera, Le Rideau, essai en sept parties, Paris, Gallimard, Folio, 2005, p. 56. transpositions théâtrales de jacques le fataliste 219

Diderot serait dû au fait que « ce n’est que dans le grand contexte de la Weltliteratur que peut être appréciée l’incomparable nouveauté de ce roman18 ». La première de la pièce, mise en scène par Ivan Rajmont, aura lieu en décembre 1975 dans une petite ville de Bohème, alors que son auteur vient de s’exiler en France. Kundera ne pouvant signer la pièce, ce sera Evald Schorm, réalisateur et acteur du cinéma d’avant-garde tchèque, qui lui prêtera son nom afin qu’elle puisse être jouée. Pendant assez longtemps, tout du moins jusqu’à la fin du régime communiste en Tchécoslovaquie, personne ne saura rien de ce subterfuge. Bien plus tard, dans un texte d’hommage au premier metteur en scène de la pièce, Kundera interprétera ainsi cette phase de la réception de l’œuvre: « J’ai été heureux que la première ait été accompagnée d’une mystification si belle et si réussie. Diderot lui-même était le maître des mystifications. Cela lui aurait plu19.» Dès sa création en France, en septembre 1981, l’accueil de Jacques et son maître par certains critiques est plus que réservé. Le style décalé, un humour parfois potache, une drôlerie et un comique très éloignés du vaudeville ou du boulevard déconcertent. L’écrivain italien Leonardo Sciascia qui a assisté à une représentation au théâtre des Mathurins est surpris de cet accueil mitigé alors qu’il est convaincu de l’importance de cette œuvre dans le panorama dramati- que de l’époque. Il en rend d’ailleurs compte dans un article, en novembre 1981, dans l’hebdomadaire portugais Expresso, et en profite pour lancer une pique transalpine : « Il est étrange que certains criti- ques en France ne s’en soient pas rendu compte. Quelqu’un est même allé jusqu’à déconseiller la pièce. Il semble que la France n’habite pas toujours en France. » Pour François Ricard, grand connaisseur de l’œuvre kundérienne et responsable de l’édition de son œuvre dans la collection la Pléiade, si la pièce a été aussi froidement reçue en France, c’est parce que le public considérait qu’un « étranger » ne pouvait s’approprier un classique du patrimoine français. Cette affirmation est discutable, et on serait plutôt tenté d’expliquer ce mauvais accueil par une sorte de vénération de classiques auxquels on ne saurait toucher et encore moins pour les adapter au théâtre et au cinéma. Certes, Kundera, dans une note d’août 1998, qui figure dans l’édition Folio, après avoir vu trois mises en scène tchèques qui lui semblent particu- lièrement justes, conclut : « Étrange : inspiré directement par la litté- rature française, peut-être ai-je écrit, à mon insu, mon texte le plus

18. Ibid., 2005, p. 57. 19. F.Ricard, « Biographie de l’œuvre », dans Kundera, Œuvre, édition définitive, Paris, Gallimard, Pléiade, 2011, p. 1231 220 luis carlos pimenta conçalves profondément tchèque20. » Faut-il voir dans cette sorte de naturalisa- tion de l’œuvre la raison principale des réserves du public français ? Cela reste à prouver. Dans son introduction à la pièce, Kundera parle de sa structure bâtie autour de trois histoires d’amour : « celle du maître, celle de Jacques et celle de Mme de La Pommeraye21 ». Cette troisième histoire occupe tout le deuxième acte et est un « pur épi- sode » qui ne concourt en rien au dénouement. Renonçant à l’unité d’action, Kundera emprunte le principe polyphonique où les trois histoires sont enchevêtrées. Selon les paroles de l’auteur : « cette pièce qui est une ‘variation sur Diderot’ est en même temps un ‘hommage à la technique des variations’22 ». Dans une longue didascalie initiale, l’auteur indique comment doit être jouée la pièce, rappelant au passage l’excellente mise en scène de Nicolas Briançon (Paris 1998-1999). Sensible à la dimension musicale, il emploie une métaphore pour définir la pièce : « comme dans un concerto en trois mouvements, les actes sont nettement différenciées par l’atmosphère et le tempo : pre- mier acte, allegro ; deuxième acte, à l’auberge, vivace, brouhaha, ivresse, rires ; puis l’auberge disparaît et sur scène ne restent que deux vagabonds esseulés : lento de l’acte final23. » Ce caractère musical du roman de Diderot n’a pas échappé à l’auteur de la postface du roman pour la collection « L’École des lettres », au Seuil, Norbert Czarny : « L’auteur ne manque jamais une occasion de lui rappeler [au lecteur] qu’il ne lit pas un roman mais entend une rhapsodie. C’est-à-dire une pièce musicale de composition libre, caractérisée par le retour et la variation des thèmes ». Et il poursuit : « Écoutons alors Jacques le fataliste comme une œuvre musicale dans laquelle autant que les voix se mêlent les formes et les tons. » Toujours dans cette même page, Czarny insiste sur l’analogie musicale : « Varier, c’est changer de rythme, passer de celui de la bourrée paysanne à l’aria mélo- dramatique24 ». La confrontation entre le XXe et XVIIIe siècle « traverse discrè- tement toute la pièce25 », affirme Kundera dans la didascalie initiale (en aparté nous pourrions dire qu’il n’est pas certain que cela soit aussi discret). Certes l’action se passe au XVIIIe, mais, précise l’auteur, c’est

20. Kundera, Jacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes, Paris, Gallimard, Folio, 2008, p. 138. 21. Ibid., p. 23. 22. Ibid., p. 23. 23. Ibid., p. 30. 24. Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Paris, Seuil, L’école des lettres, 1992, p. 392. 25. Kundera, Jacques et son maître, op. cit., 2008, p. 31. transpositions théâtrales de jacques le fataliste 221 le XVIIIe siècle « tel qu’on le rêve aujourd’hui ». Cette confrontation dont parle Kundera se perçoit d’emblée par le choix du lexique, plus familier dans le texte du XXe siècle. Le registre familier de « je me suis soûlé » répond en écho à celui plus neutre de « je m’enivre » de Diderot. Tandis que chez ce dernier le père du personnage « prend un bâton et [...] en frotte un peu durement [ses] épaules », devient deux siècles plus tard : « [il] m’a filé une raclée». Le « tas de mort » sous lequel est retrouvé Jacques est bien plus elliptique que le texte de Diderot : « enseveli sous le nombre des morts et des blessés, qui fut prodigieux ». L’effacement d’un épisode dans le roman de Diderot, le vol du cheval du maître dont on ne voit que les effets : « mon cheval, mon pauvre cheval », devient chez Kundera une réflexion ludique sur le statut du théâtre et ses contingences, sur la double relation auctoriale et sur son identité ¢ nous ne sommes pas loin de Pirandello : Jacques : Vous oubliez que nous sommes en scène. Comment pourrait-il y avoir des chevaux !... Le maître : À cause d’un spectacle ridicule, il faut que j’aille à pied. Le maître qui nous a inventés nous avait pourtant attribué des chevaux ! Jacques : C’est ce qu’on risque quand on est l’invention de trop de maîtres26.

Cet épisode, qui devient chez Kundera une réflexion ironique sur l’identité de l’auteur, disparaît dans la version dramatique signée par Luiza Neto Jorge. Comme dans la pièce de Kundera, celle de Jorge, qui fait une soixantaine de pages, ne pouvait, bien évidemment, conserver toutes les aventures survenues aux personnages de Diderot. Ainsi en est-il de la déploration du maître pour la perte de son cheval qui devient une simple didascalie signalant la disparition de l’animal : (O cavalo leva-o em direcça˜o ao Amo que dormitava à beira da estrada, com as rédeas enfiadas no braço. Mas o cavalo fora-se.)27

Aucune récrimination quant à cette disparition, l’adaptation pro- cédant par effacement d’épisodes et ellipse. Cependant, la colère du maître demeure et devient de ce fait inexpliquée sauf comme affirma- tion du pouvoir exercé sur un serviteur. La réaction assez vive de Jacques, traduite presque littéralement, est d’autant plus compréhen- sible dans ce contexte :

26. Ibid., p. 58. 27. (Le cheval le mène vers le Maître qui somnolait au bord de la route, avec la bride autour du bras. Mais le cheval était parti) in Brilhante, Maria Joa˜o, Jorge, Luiza Neto (textes réunis par), O Fatalista de Diderot, Lisbonne, Moraes editores, 1978, p. 142 222 luis carlos pimenta conçalves

Mais devagar, senhor, que eu hoje na˜o estou com disposiça˜o para me deixar sovar; apanho a primeira, mas à segunda juro que meto pernas ao caminho...28

En filigrane, nous pouvons y lire le désir de Diderot de donner son indépendance au valet, de ne pas l’enfermer dans son rôle social et littéraire. Il suffit pour s’en convaincre de lire la dispute entre maître et valet quand ce dernier rétorque : « Un Jacques ! un Jacques, monsieur, est un homme comme un autre», dispute conservée dans le texte de Neto Jorge. L’œuvre de Diderot, ainsi que ses personnages, apparaissent comme des transfuges. Les didascalies de la pièce portugaise, conven- tionnellement en italique, surajoutent une mise à distance typographi- que en adoptant la parenthèse comme pour mieux marquer la césure avec le texte-à-dire. Elles reprennent, en le raccourcissant, le texte de Diderot, qu’il fasse partie de la narration comme dans le premier exemple, ou en condensant des dialogues entiers. Une didascalie peut également résumer un épisode de l’intrigue considéré injouable ou secondaire et qui de ce fait ralentirait le rythme de la pièce. Elle fonctionne également comme indication scénique réglant les entrées et les sorties, ou décrivant un personnage : servante du lieutenant général de Conches qui « comparut sans se faire appeler ; c’était une grande fille faite au tour29 ». La complexité du dialogue où se mêlent l’histoire de Madame de la Pommeraye, les appels incessants des serviteurs, les actions de l’hôtesse qui sort et revient, est rendue d’une certaine façon par la didascalie qui indique le changement de rôles des personnages. Ainsi, le citant et le cité finissent par former un même personnage : (Sai por instantes. O Amo, entretanto, continua a bocejar, olha para o relógio, dá sinais de grande enfado. Volta a entrar a Estalajadeiro, agora Senhora de La Pommeraye, e dirige-se ao Amo, agora Des Arcis:)30

28. « Doucement, monsieur, car aujourd’hui je ne suis pas d’humeur à me laisser battre ; je recevrai le premier coup, mais au second je jure que je me mets en chemin...». Ibidem. Réplique assez proche de l’original : « Tout doux, monsieur, je ne suis pas d’humeur aujourd’hui à me laisser assommer ; je recevrai le premier coup, mais je jure qu’au second je pique des deux et vous laisse là... », Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Paris, Gallimard, Pléiade, 2004, p. 691. 29. Ibid., p. 690. (Quem da bolsa se apropriara apareceu logo, sem se fazer rogada: era uma mocetona bem torneada.) Brilhante, 1978, p. 141. 30. (Il sort pour quelques instants. Le Maître, entretemps, continue à bailler, regarde sa montre, donne signe d’un grand ennui. L’Hôtesse revient, maintenant Mme de La Pommeraye, et s’adresse au Maître, maintenant Des Arcis :) transpositions théâtrales de jacques le fataliste 223

À partir de cet épisode le paratexte mentionnant le nom des personnages se double souvent d’un deuxième entre parenthèses. Ainsi aurons-nous divers personnages doubles : « La Pommeraye (A Esta- lajadeira)»; «Des Arcis (O Amo)»; «Voz (Autor)»; «La Pom- meraye (Leitor)»; «Senhora Suzon (O Amo)»; «OCavaleiro (Autor)»; «Denise (O Amo)»; «Jeanne (Leitor)»31. Ce procédé textuel trouve une équivalence à la polyphonie du récit de Diderot et renforce la tension dramatique. Il permet également de lever toute ambiguïté, lors de la lecture de la pièce ou de sa mise-en-scène, d’autant qu’une même actrice et un même acteur peuvent interpréter indifféremment un personnage masculin ou féminin. Il faut noter que dans ce dispositif dramatique, Jacques, sans doute à cause de la centralité qu’il occupe dans le récit, ne se dédouble pas en un autre personnage. Il est suffisamment présent tout au long du spectacle pour ne pas déborder sur d’autres personnages, même quand son rôle devient secondaire comme quand il écoute l’histoire de Mme de La Pommeraye. Ses interventions se bornent alors à de courtes réparties pour marquer son admiration, sa surprise quant à la qualité de la narration de l’hôtesse, sa révolte devant les agissements de Mme de La Pommeraye ou simplement pour demander à boire ou trinquer. Il devient alors un simple faire-valoir. Comme la pièce de Milan Kundera, celle de Luiza Neto Jorge se concentre essentiellement autour du récit des amours de Jacques, sans cesse remis à plus tard, et celui de la relation entre Mme de La Pommeraye et du marquis Des Arcis. En revanche, les amours du maître sont à peine évoquées dans la pièce portugaise. La poly- phonie du récit, l’enchâssement d’un récit à l’intérieur d’un autre récit, la métalepse narrative, la digression vont trouver leurs équivalents grâce aux divers plans du décor qui créent une scène sur divers niveaux signalant les changements de rôle ou les ruptures temporelles, par le biais même du jeu des acteurs indiqué par les didascalies. Les personnages deviennent ainsi des marionnettes, l’« automate » dont parle Diderot à propos du maître, ou cet autre automate qu’est l’auteur entre les mains du lecteur et que la pièce de Neto Jorge conserve. En somme, le renouvellement dramaturgique des années soixante-dix est passé par la redécouverte de Jacques le fataliste et son maître dans plusieurs pays européens. Manifestement, l’ouverture du récit, son extraordinaire plasticité, son ironie, le ton picaresque qui est

31. « La Pommeraye (L’Hôtesse)»; «Des Arcis (Le Maître)»; «Voix (Auteur)»; «La Pommeraye (Lecteur)»; Mme Suzon (Le Maître) ; Le Cavalier (Auteur) ; Denise (Le Maître) ; Jeanne (Lecteur). 224 luis carlos pimenta conçalves souvent le sien sont apparus aux yeux de divers auteurs dramatiques et de metteurs en scène comme autant de défis à relever.

Luís Carlos Pimenta Gonçalves Universidade Aberta (Portugal) Muriel BROT

Le Diderot de Thomas Bernhard et Urs Widmer

La fortune de Diderot dans les pays germanophones commença du vivant du Philosophe lorsque certaines de ses œuvres furent présen- tées aux lecteurs allemands, autrichiens et suisses, avant d’être propo- sées au public français. Elle fut entretenue par plusieurs auteurs qui saluèrent ou critiquèrent l’œuvre et l’écrivain1. Lorsque les romanciers autrichien et suisse Thomas Bernhard (1931-1989) et Urs Widmer (1938-2014) se tournent vers Diderot après Herder, Goethe et Schiller, ils cultivent une influence établie en même temps qu’ils utilisent le Philosophe dans leurs processus de signification. Comme les lettrés du XXe siècle, Bernhard et Widmer ont eu une connaissance directe de Diderot qui leur fut en outre recommandé par des personnes chères. Bernhard était un lecteur assidu de Franz Grillparzer (1791-1872), lui-même grand liseur de Diderot comme en témoigne son œuvre riche d’emprunts et de commentaires. Widmer était le fils d’un traducteur de Diderot. Thomas Bernhard, qui se disait libre de tout modèle2, publia malgré son originalité certaine un Wittgensteins Neffe évoquant la Satire seconde intitulée Rameaus Neffe, ein Dialog von Diderot dans la traduction allemande de Goethe. La parenté des œuvres ne se limite pas à leurs titres, elle est aussi structurelle et thématique, la filiation du Neveu de Wittgenstein au Neveu de Rameau tenant de la réécriture et de la variation. Comme Diderot mettant en scène Jean-François Rameau (1716-1777) qui était le neveu du grand compositeur Jean-Philippe Rameau, Bernhard représente Paul Wittgenstein (1907-1979), neveu de l’illustre philosophe Ludwig Wittgenstein. De même que Jean- François Rameau n’obtint jamais le succès de son oncle, Paul se

1. Voir Roland Mortier, Diderot en Allemagne (1750-1850),[Allemagne], Paris, PUF, 1954, 464 p. 2. Thomas Bernhard, Entretiens avec Krista Fleischmann,[Fleischmann], Paris, L’Arche, 1991, p. 25.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 226 muriel brot distingua de Ludwig par son incapacité à publier. Musicien doué, Jean-François Rameau essaya de faire carrière mais ses compositions ne suffirent pas à le sauver du dénuement et de la marginalité. Il mourut au couvent du Tiers Ordre de Saint François d’Armentières, sorte d’asile d’aliénés et de maison de redressement où l’avait fait interner une lettre de cachet sollicitée par sa famille indisposée par son originalité qu’elle prenait pour de la folie. Paul, qui était aux dires de Bernhard tout aussi doué que Ludwig, ne réussit pas mieux que le neveu de Rameau. Alors que Ludwig « a publié son cerveau », Paul n’a rien produit, il « a mis son cerveau en pratique »3. Cette attitude l’a marginalisé, mis au ban de sa famille qui l’abandonna et le fit interner. Le Neveu de Wittgenstein est le récit de la déchéance de Paul et de l’amitié qui le lia au narrateur. C’est un éloge funèbre composé de « notes » et de « lambeaux de souvenirs » destinés à « remémorer plus clairement » l’ami disparu4. La ressemblance des neveux est frappante à bien des égards. Mélomanes et musicologues exigeants, ils sont animés par la même virtuosité époustouflante. Chantant à tue-tête où qu’il se trouve ou interpellant les passants sur des questions musicologiques pointues, Wittgenstein affiche la même « passion intransigeante » que Rameau pour la musique5. Il en a l’hypersensibilité, la mutabilité extrême et un profond sentiment de révolte contre son entourage6. Comme Lui et Moi, les personnages de Bernhard se rencontrent en promenade ou dans les cafés pour y parler d’art, de morale et de politique, avec une liberté et une acuité peu communes. À défaut de brouiller « les notions de l’honnête et du déshonnête »7, le narrateur dénonce l’aberration des distinctions radicales et du cloisonnement étanche, particulièrement en matière de santé mentale car Paul était à ses yeux « aussi philosophe que son oncle Ludwig, tout comme, à l’inverse, Ludwig le philosophe était tout aussi fou que son neveu Paul », lequel n’était pas plus fou que le narrateur lui-même qui se trouve « au moins aussi fou que l’était Paul, au moins aussi fou que les gens disaient que Paul l’était »8.La folie et la maladie, la raison et la santé étant des « rôles », il est impossible de distinguer nettement les pathologies dont il n’existe pas

3. Thomas Bernhard, Le Neveu de Wittgenstein,[NW], Paris, Gallimard, 1985, p. 41. 4. Ibid., p. 30-31. 5. Ibid., p. 28. 6. Ibid., p. 32. 7. Diderot, Le Neveu de Rameau,[NR], éd. J.-Cl.Bonnet, Paris, G-F Flammarion, 1983, p. 46. 8. NW, p. 40. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 227

« de désignation juste, mais toujours uniquement des désignations erronées, toujours uniquement des désignations trompeuses »9.La parenté des textes de Diderot et de Bernhard est évidente et forte : un original talentueux est exclu de la société car son attitude singulière et sa profonde perspicacité heurtent les traditions, bousculent les codes et renversent les lignes de partage les plus solidement établies comme celles qui séparent le bien et le mal, la raison et la déraison, la santé et la maladie. Il est si difficile d’apprécier la valeur morale des personnes que Paul appelait son oncle le psychiatre Salzer « tantôt un génie, tantôt un assassin », et le narrateur se demandait aussi quand il voyait filer le célèbre Professeur Salzer vers la salle d’opération : « est-ce un génie qui entre ou un assassin, est-ce un assassin qui sort, ou un génie ? »10. En bref, est-il bon ou méchant ? L’intérêt de Bernhard pour Diderot se comprend aisément lorsqu’on lit ses Entretiens avec Krista Fleischmann qui révèlent un homme anticlérical, matérialiste et athée, critique acerbe du milieu artistique et de la classe politique. Sa condamnation d’une morale fondée sur des préjugés, comme sa conviction que le bien et le mal, le faux et le vrai, le juste et l’injuste, ne se distinguent pas aussi nettement qu’on aime à le penser, accentuent l’impression de parenté idéologique entre ces auteurs qui ont effectivement de nombreuses affinités. Cepen- dant, la reprise d’un titre et d’un schéma narratif, d’un type de person- nage et de quelques motifs, n’entraîne pas une adhésion totale à la pensée de Diderot. Les différences entre Rameau et Wittgenstein sont aussi nombreuses que les similitudes et plus fondamentales car elles permettent de situer le point de divergence philosophique. Il est certain que Bernhard a apprécié l’œuvre de Diderot et peut-être l’a-t-il lue en français qu’il maîtrisait assez bien car il a souvent séjourné en France. Il avait en outre une prédilection pour les écrivains français qui s’affiche dans ses entretiens comme dans ses œuvres où sont commentés Claudel, Descartes, Diderot, Gracq, Pascal, Montaigne et Voltaire, pour s’en tenir aux plus illustres. Avec des mentions de Diderot, Heidegger, Kant, Kierkegaard, Montaigne, Pascal, Schopenhauer et Voltaire, son roman Maîtres anciens est l’un de ceux qui accordent la plus grande place aux philosophes. Dans la salle Bordone du Kunsthistorisches Museum de Vienne, sorte de « chambre de lecture comme de pensée », Reger médite son « cher Montaigne, ou [son] Pascal qui [lui] est peut-être encore plus cher, ou [son] Voltaire qui [lui] est encore beaucoup plus cher » car « les

9. Ibid., p. 34, 16. 10. Ibid., p. 13. 228 muriel brot

écrivains qui [lui] sont chers sont tous français, pas un seul n’est allemand »11. Mais ses méditations philosophiques tournent toujours à la frustration car, quelque œuvre qu’il considère, Reger aperçoit immanquablement sa radicale faiblesse. Aucun chef-d’œuvre d’art ou de philosophie mondialement connu n’accède à la perfection qui fonde sa réputation. Chacun est affligé d’un « défaut rédhibitoire » qui révèle « l’échec de son créateur », et c’est justement, selon Reger, le rôle d’une lecture critique bien entendue, effectuée par « une tête cher- cheuse de l’échec », que d’aboutir à ce dévoilement de l’échec. Nous devons écouter Bach, dit Reger, et entendre comment il échoue, écouter Beethoven et entendre comment il échoue, même écouter Mozart et entendre comment il échoue. Et c’est ainsi que nous devons également procéder avec les soi-disant grands philosophes, même si ce sont nos artistes préférés sur le plan de l’esprit, a-t-il dit.12 Les « soi-disant grands philosophes », que Bernhard qualifie aussi de « grands clowns de l’histoire [...] follement comiques »13,ne valent pas mieux que leurs œuvres. Sa critique, qui culmine avec des pages au vitriol sur Heidegger14, organise aussi les pièces Emmanuel Kant et Déjeuner chez Wittgenstein qui campent Kant et Wittgenstein en caractériels égocentriques et bouffons. Il eût été étrange que ce massacre général épargnât Diderot. Un tel degré d’ignoble stupidité, même les penseurs les plus clairvoyants de l’histoire ne l’ont pas cru possible, a dit Reger, ni Schopenhauer, ni Nietzs- che, bien moins encore Montaigne, a dit Reger, et pour ce qui est de nos poètes fameux du monde et de l’humanité, eh bien, ce qu’ils ont prédit et prophétisé au monde et à l’humanité, en fait d’abomination et de décadence, n’est rien comparé à la situation actuelle. Dostoïevski lui-même, l’un de nos plus grands voyants, n’a décrit l’avenir que sous l’aspect d’une idylle ridi- cule, tout comme Diderot n’a décrit qu’un avenir ridiculement idyllique, l’enfer atroce de Dostoïevski est tellement anodin comparé à celui dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui qu’on en a des sueurs froides rien que d’y penser, les enfers prédits et prophétisés par Diderot, pareillement. L’un, de son point de vue russe tourné vers l’Orient, a aussi peu prévu et prédit et prophétisé cet enfer absolu que son pendant, penseur et écrivain tourné vers l’Occident, Diderot. Le monde et l’humanité sont parvenus à un état infernal auquel le monde et l’humanité n’étaient encore jamais

11. Thomas Bernhard, Maîtres anciens,[MA], Paris, Gallimard, 1988, Folio no 2276, p. 33. 12. Ibid., p. 37-38. 13. Fleischmann, p. 27. 14. MA, p. 72-74. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 229

parvenus au cours de l’histoire, voilà la vérité, voilà ce qu’a dit Reger. En fait, c’est positivement idyllique, tout ce que ces grands penseurs et ces grands écrivains ont prophétisé, a dit Reger, tous tant qu’ils sont, bien qu’ils aient estimé avoir décrit l’enfer, n’ont tout de même décrit qu’une idylle qui, comparée à l’enfer dans lequel nous vivons aujourd’hui, a été une idylle positivement idyllique, voilà ce qu’a dit Reger.15 La critique de Diderot, l’un des acteurs emblématiques des Lumières, vise l’optimisme philosophique du XVIIIe siècle traçant les lignes politiques d’un progrès social qui ne manquerait pas d’apporter justice et félicité à l’ensemble du genre humain. N’oublions pas que le butdel’Encyclopédie était selon Diderot « de rassembler les connais- sances éparses sur la surface de la terre [...] afin que [...] nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux & plus heureux »16. L’histoire terrible de Paul démontre l’échec magis- tral de cette croyance en un avenir meilleur et conteste toute possibilité de progrès : les neveux sont à jamais condamnés à l’infortune et au chagrin. La critique de Bernhard ne vise pas seulement les Lumières, elle dénonce encore toutes les formes d’idéalisation, des plus bénignes comme celle de l’amie Irina, « retirée dans la campagne « idyllique » du Burgenland »17 qui était en réalité absolument épouvantable et « mortelle »18, aux erreurs fondamentales de Paul « tué par ses illu- sions maladives sur lui-même et sur le monde »19. La critique des Lumières promeut d’autres références. Le réquisi- toire contre les philosophes apparaît sous la plume de Ludwig Wit- tgenstein en des termes qui ont pu inspirer la satire de Maîtres anciens. Wittgenstein trouvait que les philosophes écrivaient trop, des livres trop longs, dont ils étaient incapables de saisir la portée, du reste nulle, la philosophie ayant la caractéristique, au mieux de laisser les choses en l’état, au pire de les aggraver20. La condamnation de l’idéalisme rappelle Nietzsche écrivant dans Ecce homo à propos d’Humain, trop humain : « Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : « Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois ¢ des choses humaines, hélas ! Trop humaines!»».Écrit en 1878 à la gloire de Voltaire, Nietzsche y sacrait le patriarche « grand seigneur de l’esprit », louait son « esprit libre », « impitoyable », « affranchi », qui

15. Ibid., p. 170-171. 16. Diderot, article encyclopedie, L’Encyclopédie, éd. J.Lough et J.Proust, Paris, Hermann, 1976, t. VII, p. 174. 17. NW, p. 29. 18. Ibid., p. 103. 19. Ibid., p. 31. 20. Voir Roland Jaccard, L’Enquête de Wittgenstein, Paris, PUF, 1998, p. 79-80. 230 muriel brot le plaçait au-dessus de tous dans la lutte contre l’idéalisme mensonger et trompeur21. De Wittgenstein qui prenait les philosophes pour des incompétents à Bernhard qui les qualifie de « grands comiques de l’histoire », il n’y a qu’un pas qui s’éloigne fort de l’idée que Diderot se faisait de la philosophie. Pour Bernhard, l’idéalisme de Diderot se manifeste sur deux plans. Le premier concerne la place de l’individu original dans la société. Le second porte sur les limites de l’amitié. Marginal, Rameau circule librement dans le monde qu’il divertit à l’occasion alors que Wittgenstein est interné tant sa présence est insupportable à son entourage. Comme l’a montré Chantal Thomas, cette différence fon- damentale est à lire au prisme de l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault : elle témoigne de l’évolution médicale et sociale qui débouche au XIXe siècle sur l’enfermement du malade mental22. Bernhard, qui ne se contente pas de représenter cet état de fait, condamne cette évolution lorsqu’il déclare que le gouvernement cher- che « autant que possible à liquider ou à ignorer l’individu », et à « pulvériser » « les cavaliers seuls »23. Il s’ensuit que l’exclusion menace tous les originaux. Le Neveu de Wittgenstein, qui oppose d’abord Paul et Ludwig, les réunit ensuite contre leur famille qui les rejeta également tant elle en avait « honte »24.EtsiPauldiffère radi- calement de l’un de ses oncles, c’est moins de Ludwig qu’il estime que du Professeur Salzer qu’il honnit. De Diderot à Bernhard, non seule- ment l’individu original est de plus en plus exclu de la société, mais le philosophe qui y tenait une belle place en est désormais rejeté. Le second plan concerne l’amitié, thème cher à Diderot. Bernhard dit n’avoir jamais rencontré Ludwig Wittgenstein et beaucoup aimé Paul25. Sous-titré Une amitié, Le Neveu de Wittgenstein insiste sur l’affection réciproque qui liait le narrateur et l’ami, à la différence du Neveu de Rameau où les protagonistes ne sont pas des amis. Moi précise bien qu’il « n’estime pas ces originaux-là » et que si certains « en font leurs connaissances familières, même leurs amis », ce n’est pas son cas26. Le récit de Bernhard, qui va de la rencontre du narrateur et de Paul au décès de celui-ci en passant par toutes les étapes de

21. Nietzsche, Humain, trop humain, Ière partie, § 1. 22. Chantal Thomas, Thomas Bernhard, Paris, Seuil, 1990, p. 120. 23. Fleischmann, p. 50. 24. NW, p. 85. 25. Voir Kurt Hofmann, Entretiens avec Thomas Bernhard,[Entretiens], Paris, La Table Ronde, 1990, p. 82. 26. NR, p. 47. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 231

« l’approfondissement » du sentiment27, développe au contraire le parce que c’était lui, parce que c’était moi de Montaigne avant de s’achever sur le retrait égoïste du narrateur qui délaisse son ami dans les derniers moments de sa vie. Incapable d’affronter la déchéance et la disparition prochaine de Paul, le narrateur l’abandonne à sa solitude pour « s’écarter de la mort » qui serait une expérience traumatisante au-dessus de ses forces vitales, ce qui n’en est pas moins selon lui une « bassesse »28. Autant dire qu’on est loin du Àlavie,àlamortqui symbolise traditionnellement l’amitié et que développe Les deux amis de Bourbonne à travers l’histoire de Félix et Olivier, « modèles d’une amitié rare » unis jusqu’à la mort29. On voit bien par ce traitement de l’amitié que le Diderot qui a inspiré et rebuté Bernhard excède Le Neveu de Rameau et que sa critique est double, philosophique et littéraire. Philosophique en ce que Bernhard récuse la vision optimiste et présomptueuse du Philosophe qui crut en un avenir meilleur et le décrivit « sous l’aspect d’une idylle ridicule ». Littéraire en ce qu’elle condamne le conte idéalisant à la manière des Deux amis de Bourbonne qui connut un vif succès en Allemagne dès que parut en 1772 la traduction du Suisse Salomon Gessner, auteur des célèbres Idylles qui intéressèrent particulièrement Diderot. Bernhard était trop cultivé pour ignorer que la rigueur morale et l’amitié tragique de Félix et Olivier séduisirent de grands auteurs germanophones, tels Wieland, Herder et Goethe, sensibles aux aspirations naturalistes et aux pers- pectives philosophiques du texte30. Le Neveu de Wittgenstein récuse à l’inverse l’écriture qui embellit la réalité au lieu d’exhiber sa radicale dureté : « je n’ai plus l’intention de me mentir à moi-même ni d’enjo- liver quoi que ce soit, dit le narrateur, là il n’y a plus rien à enjoliver, dans une société et dans un monde où tout est constamment enjolivé de la manière la plus répugnante »31. Si Bernhard parle au passé, c’est qu’il fut un temps où il écrivait des idylles campagnardes d’inspiration naturiste et religieuse marquées par l’imagerie bien pensante de l’Autriche catholique qu’il dénoncera plus tard. Publiées dans les années cinquante, ses œuvres de jeunesse, telles Le Jardin du presbytère de Henndorf et Le Paysage de ma mère, vantent le bonheur de la vie à la campagne, la bonté des paysans, l’harmonie du pays natal32. Peut-être

27. NW, p. 35. 28. Ibid., p. 121. 29. Diderot, Les deux amis de Bourbonne, Quatre contes, éd. J. Proust, Genève, Droz, 1964, p. 63, 65. 30. Voir Allemagne, p. 182-197. 31. NW, p. 107. 32. Voir Hans Höller, Thomas Bernhard, une vie, Paris, L’Arche, 1993, p. 63-69. 232 muriel brot

Bernhard critique-t-il l’idéalisme de Diderot avec cette virulence pour mieux exorciser ses premiers écrits qui ne correspondent plus à sa conception de la littérature. La reprise de la figure de Rameau pourrait au demeurant avoir des racines intimes. Bernhard est fasciné par la distinction entre les auteurs qui publient et ceux qui échouent. L’opposition établie entre Paul et Ludwig revient dans Maîtres anciens où il distingue les « publicateurs-nés » des « non-publicateurs-nés » et précise combien cette « non-publication » est source de souffrance33. Cette différence renvoie aux réussites et aux échecs des Rameau et des Wittgenstein, mais elle peut également évoquer le grand-père écrivain, Johannes Freumbichler (1881-1949), publicateur intermittent qui souffrit toute sa vie jusqu’à l’indigence et la dépression nerveuse de ses échecs éditoriaux répétés qui accablaient toute sa famille vivant au rythme des moments d’enthousiasme et d’abattement liés à l’acceptation ou au refus des manuscrits de ce grand-père qui travailla toute sa vie « sans avoir pu s’arracher à l’insuccès total »34. La figure du grand- père adoré, tout à la fois tutélaire et déficient, modèle et contre- exemple, hante tous les textes de Bernhard, y compris Le Neveu de Wittgenstein où le narrateur se dit atteint d’une forme d’« agitation » particulière « usante pour les nerfs », sorte d’instabilité et d’insatisfac- tion permanentes héritée de son grand-père, turbulence semblable à celle qui agitait son ami Paul et rappelle celle du neveu de Rameau. Le dénouement du Neveu de Wittgenstein insiste sur la ressemblance du grand-père et de l’ami affublés de « traits communs » destructeurs35. Frères d’échec, Rameau, Wittgenstein, Freumbichler, relèvent de la même classe psychologique et sociale, de la catégorie des artistes inaccomplis, des talents gaspillés. La figure mobile et ondoyante du neveu de Rameau, brillante et sombre, a probablement séduit Bernhard pour sa capacité à remémorer et à mettre en forme l’ami, et peut-être le grand-père, à célébrer leur génie quand bien même ils n’auraient pas porté les fruits escomptés. Lui qui se dit dégagé de tout modèle reconnaît le caractère subjectif et construit du portrait de Paul quand il déclare que « ces notes fixent sur le papier [...] l’image [qu’il a lui]de [son ami] Wittgenstein »36 et avoue qu’un auteur a toujours « bien sûr des modèles, des histoires »37. Ce que Widmer n’aurait pas rejeté.

33. MA, p. 144, 155. 34. Voir Caroline Markolin, Thomas Bernhard et son grand-père, Paris, Pierre Horay, 1990, p. 90. 35. NW, p. 116 et 119 36. NW, p. 109. 37. Entretiens, p. 31. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 233

Urs Widmer, qui a vécu en France, a pu lire Diderot dans le texte original comme le fit son père Karl Walter Widmer (1903-1965) qui était professeur de langue et de littérature françaises, auteur de nom- breuses traductions de Balzac, Choderlos de Laclos, Maupassant, Mérimée, Prévost, Stendhal, Villon, Zola et quelques autres, dont Diderot. Publié en 1950 à Zurich, son Jakob und sein Herr oder Der Glaube an das Walten des Schicksals a été lu et étudié par plusieurs générations de Suisses et d’Allemands. Quand il évoque Diderot, Widmer convoque un philosophe bien présent dans le paysage culturel de son père. J’aurais volontiers parlé avec lui de quelque chose qui l’intéressait et qu’entre-temps, j’avais connu moi aussi : des ballades de Villon ou des efforts de Diderot pour l’Encyclopédie ou de la bonne sœur du Portugal qui n’alla pas aux toilettes pendant quarante ans et qui chia ensuite des cailloux. Il aimait tous ces livres.38 Après l’évocation de sa mère dans L’homme que ma mère a aimé, Urs Widmer donne Le Livre de mon père, biographie romancée de Karl Widmer qui raccorde l’histoire personnelle du père à la grande histoire de l’Europe. C’est dans ce roman intelligent et sensible que les men- tions de Diderot sont les plus nombreuses, tout à la fois biographiques, historiques et politiques, symboliques et littéraires. Les références sont biographiques car le roman décrit la passion du père pour la langue et la littérature françaises et donne une liste assez complète et exacte de ses traductions39. Karl vécut à Paris dans les années 1920. Il habitait une inconfortable chambre de bonne de la rue du Bac, suivait les cours du célèbre médiéviste Joseph Bédier, et achetait à un bouquiniste de la rue de Buci des tonnes de livres anciens qui formaient « des murailles tout autour de son matelas, montaient jusqu’aux tuiles en pente et débordaient dans le couloir », composant « une précieuse bibliothèque » de « livres les plus merveilleux » au nombre desquels figuraient en bonne place les Œuvres complètes de Voltaire, La Nouvelle Héloïse,etl’Encyclopédie de Diderot, « une merveille qui [le] mettait en transes » bien qu’elle eût perdu ses volumes de planches40. Sensible à la littérature engagée et fervent disciple du Philosophe, le père clamait les difficultés de l’entreprise encyclopédi- que et les dangers de l’écriture politique pour mieux saluer le défenseur des libertés, supérieur par la force de son courage et la sincérité de son

38. Urs Widmer, Le Siphon bleu, Paris, Fayard, 1994, p. 30-31. 39. Urs Widmer, Le Livre de mon père,[Mon père], Paris, Gallimard, 2006 [2004], Folio no 4635, p. 70, 114, 142, 171, 240. 40. Ibid., p. 68-69, 73, 78. 234 muriel brot engagement à Voltaire, Rousseau et D’Alembert, qui ne l’égalèrent pas et jouirent cependant d’une gloire plus éclatante. Comme cette prédi- lection pour le dictionnaire encyclopédique allait de pair avec un penchant pour la littérature licencieuse de tous les siècles, c’est en déposant une édition rare des Bijoux indiscrets devant la porte d’une certaine Hélène que le jeune Karl déclara une flamme libertine qui ne fut pas accueillie. Des années plus tard, alors qu’il enseignait en Suisse et traduisait les grands écrivains français, Karl préféra toujours Dide- rot qu’il jugeait supérieur à tous les auteurs du XVIIIe siècle, et même à Voltaire que distinguait Nietzsche. Hasard de l’écriture ou bataille philosophique par auteurs interposés, Urs Widmer décrit Diderot en des termes qui rappellent si étrangement le panégyrique de Voltaire par Nietzsche qu’on pense à la possibilité d’un dialogue entre Widmer et Nietzsche sur le meilleur philosophe des Lumières. Diderot, dit Karl, écrivait autrement que tout et tout autre en son temps, il était plus audacieux, plus limpide, plus libre, plus insolent même que Monsieur de Voltaire, qu’il admirait et n’osait pas croiser. Ses mots étince- laient comme des étoiles, et ses phrases coulaient comme un torrent de montagne où chacun, à condition d’avoir des yeux, pouvait voir jusqu’aux galets du fond. Il était toujours pressé par le temps et rédigeait immanqua- blement dans une tension extrême, et largement en retard, ses articles de l’Encyclopédie. Il formulait ce qu’il pensait de l’autorité, à savoir beaucoup de mal, ou en tout cas certainement pas ce que ducs et archevêques enten- daient par là.41 La ferveur de Karl pouvait tourner à l’identification : « Mais enfin, être Diderot ! », écrit-il dans une lettre à sa femme Clara42. Denis Diderot, mon Diderot, écrit-il encore. Diderot portait un habit bleu élimé aux coudes et une petite perruque, il était assis à une table de bois grossier, regardait les toits de Paris et écrivait, écrivait, écrivait. Parfois je pense que je suis comme Diderot, que je suis Diderot. Il est moi. Nous sommes les mêmes. Nous nous reflétons chacun à notre époque.43 L’exactitude biographique de cette prédilection pour Diderot doit être interrogée car rien ne prouve que Karl Widmer ait préféré Diderot. Sans exclure la possibilité d’une affinité élective, nous ne pouvons prendre cette déclaration au pied de la lettre et devons envisager d’autres processus sémiologiques. Nous le devons d’autant plus qu’une méprise se glisse dans la reconstitution de la vie paternelle.

41. Ibid., p. 135. 42. Ibid., p. 136. 43. Ibid., p. 134. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 235

« Il n’y a guère que de Diderot qu’il ne traduisit rien, presque rien. Quelques petits textes, et puis il écrivit une postface à la version allemande que Goethe avait donnée du Neveu de Rameau »44, dit le narrateur. C’est faire peu de cas de la traduction de Jacques le Fataliste qui, de quelque manière qu’on le considère, n’est pas un « petit texte ». En outre, cette postface au Neveu de Rameau, introuvable malgré de nombreuses recherches, déplace l’attention de Jacques le Fataliste vers la Satire seconde qui ne serait sans doute pas mentionnée puisque Karl Widmer ne semble pas s’en être occupé. Tout au plus affleurerait-elle dans le portrait du narrateur enfant traversé par la musique et sifflant à peu près comme un oiseau des morceaux entiers de Beethoven ou de Ravel45. La part de la réalité et de la fiction étant difficile à évaluer, il importe de lire le panégyrique de Diderot à la lumière de l’ensemble du roman, et particulièrement de sa forte teneur politique, si on ne veut pas réduire la mention du Philosophe à la simple anecdote. Certes Karl Walter Widmer a traduit Diderot, mais le roman ne restitue pas tous ses actes. Dans cette biographie paternelle qui ne suit pas la chronolo- gie et se développe au contraire par grandes vagues thématiques (politique, écriture, maladie, amour, littérature), la fréquentation de Diderot n’apparaît qu’après la description de la conscience politique de Karl qui forme le premier tableau. Particulièrement retentissante, étendard politique et programme narratif, la première phrase du roman, « Mon père était communiste », introduit d’emblée le lecteur dans la vie idéologique du personnage et dans l’histoire du parti communiste. Pourtant, poursuit le narrateur, « son enfance ne le pré- para guère à devenir communiste. Son père à lui ne lut, sa vie durant, qu’un seul livre, la Bible ¢ sa mère ne connaissait la Bible, même la Bible, que par ouï-dire ¢ et il ne se souciait pas de politique, mis à part un enthousiasme vague pour l’empereur Guillaume II »46. Passé le récit d’une enfance qui ¢ est-ce un hasard ? ¢ évoque un père aussi religieux et conformiste que le fut celui de Diderot, le roman raconte le développement idéologique de Karl grandissant pendant la Guerre de 14-18 et la Révolution russe. Il a 17 ans en 1919 lorsqu’il adhère à la Zofingue, association d’étudiants suisses fondée en 1819 qui encourage l’esprit critique en tous domaines. Les membres de la Zofingia, à laquelle appartenait mon père, étaient fils de menuisiers, de mécaniciens, de cheminots. (Le père de mon père était

44. Ibid., p. 241. 45. Ibid., p. 164. 46. Ibid., p. 11. 236 muriel brot

instituteur.) Ils étaient sûrs qu’un jour ce seraient eux, un jour prochain, qui seraient aux commandes du pouvoir, et alors ce seraient eux qui botteraient le derrière à ces enfants gâtés. [En attendant, ils se retrouvaient dans le restaurant de Luigi qui] chantait parfois, derrière son comptoir, des chansons de son pays ou l’Internationale, que reprenaient tous les clients. Les peintres et mon père parlaient de l’art africain, de Picasso et des surréalistes, et de la dictature du prolétariat qui donnerait le coup de grâce aux scandaleuses injustices de la bourgeoisie. L’ascension de Hitler les effrayait, et ils faisaient à son propos de nombreu- ses plaisanteries. Plus Hitler les effrayait, et plus Staline devenait leur héros radieux ; sur lui, ils ne faisaient pas de plaisanteries.47 Karl devint ensuite secrétaire du Groupe 33, ainsi nommé pour sa fondation en 1933. Il rassemblait ses amis peintres et accueillait d’autres « artistes passionnés par leur art, des partisans de l’avant- garde et des adeptes impétueux des idées socialistes »48. À force d’évo- quer la bataille de Stalingrad et la guerre d’Espagne, d’idolâtrer Lénine et d’espérer en la Révolution russe49, de regarder Le Cuirassé Potem- kine et d’admirer le plan quinquennal de l’Union soviétique pour sa politique céréalière censée sauver le peuple de la faim, Karl se sentit « mûr pour le Parti ». Mais c’est seulement lorsque celui-ci fut interdit, au début de la guerre, qu’il s’en sentit membre, et effectivement il y adhéra immédiatement dès qu’il fut à nouveau autorisé, en 1944, environ un an avant la fin de la guerre. Simplement, le Parti n’eut plus le droit de s’appeler comme avant, Parti communiste, et s’appela donc Parti du travail.50 Centrée sur l’éveil de la conscience révolutionnaire et sur la part de révolte qui anime ce processus, la biographie de Karl s’appuie sur une histoire exacte du Parti communiste suisse, interdit dès 1937 dans certains cantons, puis dans toute la Suisse à partir d’août 1940. Le Parti suisse du Travail (PST) fut ensuite refondé en octobre 1944 à Zurich. Ce paysage historique éclaire et stylise les figures du père et du philosophe. Auteur favori d’un ardent révolutionnaire, Diderot devient l’initiateur et le symbole de la lutte politique contre les injus- tices et les violences tandis que Karl Widmer s’inscrit d’autant mieux dans la note du parti qu’il se passionne pour le philosophe français

47. Ibid., p. 15-16. 48. Ibid., p. 97. 49. Ibid., p. 14, 61. 50. Ibid., p. 17-18. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 237 préféré de Karl Marx51. En érigeant Diderot en écrivain fétiche de l’intellectuel marxiste et athée qu’était son père, Urs Widmer anime deux archétypes (le philosophe et le révolutionnaire, le penseur et le militant) et renoue avec les lectures idéologiques de Schiller et Hegel qui s’étaient intéressés à la force politique du Neveu de Rameau52.Le personnage du père classant Diderot au-dessus de Voltaire et de Rous- seau réitère d’ailleurs le jugement de Schiller, grand admirateur du Neveu de Rameau et de sa satire sociale. Urs Widmer déclarant une traduction de la Satire seconde à la place de Jacques le Fataliste convoque les lectures politiques du Neveu de Rameau au sein de son roman, notamment l’interprétation hégélienne et la dialectique du maître et de l’esclave qui préfigurait les grandes lignes de la dictature du prolétariat et ouvrait la porte à la contestation marxiste peinte dans le roman, à l’échelle de la Suisse et de l’Europe, dans l’entre-deux- guerres marqué par la montée du fascisme. Cependant le roman n’est pas un manifeste. Karl découvre les limites de l’engagement dans l’individualisme d’un camarade élu au parlement de la ville, oublieux de sa mission au point d’ignorer que son élection n’était pas le but de la campagne mais le moyen de promou- voir des réformes utiles à tous53. Après cette première déception suivie d’autres désillusions, convaincu « de l’impossibilité d’éveiller une conscience combative au sein de l’extrême gauche depuis que les communistes siégeaient dans les assemblées de trois grandes villes », Karl s’éloigna du parti. À strictement parler, il n’est resté membre du Parti communiste que quel- ques années, de 1944 à 1950 environ. Après, il se révoltait sans tenir compte des frontières entre partis et pestait contre tous les hommes politiques, à peu près sans exception. « Abruti ! Imbécile ! Assassin ! »54 De l’éclectique Diderot qui faisait feu de tout bois au contesta- taire hétérodoxe qui refuse l’inféodation aux partis, il n’y a qu’un pas. Il n’y a guère plus entre le neveu de Rameau et le père Widmer, électrons libres inquiétants de lucidité. Biographiques, politiques et symboliques, les mentions de Dide- rot sont encore fonctionnelles dans le propos scripturaire du roman- cier qui explore dans la plupart de ses œuvres la frontière entre la

51. Voir Marie Leca-Tsiomis, « Denis Diderot était le prosateur préféré de Karl Marx », L’Humanité, 28 juin 2013. 52. Voir Allemagne, p. 263-264, 281-288. 53. Mon père, p. 19, 90. 54. Ibid., p. 11. 238 muriel brot réalité et la fiction, jouant des limites ténues qui les distinguent, notamment dans Les Hommes jaunes et Le Siphon bleu qui font une large place au rêve, au conte et à l’utopie. L’idéalisation des temps anciens participe souvent au dispositif utopique. C’est ainsi que Les Hommes jaunes présente une exaltation du Moyen Âge, période édé- nique de l’amour et des réjouissances55, qui annonce le panégyrique du merveilleux siècle des Lumières, siècle de « délice » nanti du plus grand des philosophes : Diderot. Cette célébration se trouve dans une lettre de Karl écrite le 19 mai 1940 à son épouse Clara alors qu’il est enrôlé et que les Allemands envahissent le nord de l’Europe56. Cette lettre présente une vision stylisée, voire simpliste, du siècle des Lumières. Tel le Moyen Âge des Hommes jaunes, le XVIIIe siècle est pour Karl un temps idéal d’amour et de bonheur, de liberté et de beauté, mais un temps malheureusement révolu, un paradis perdu : « La lumière du dix-huitième siècle ! Une telle lumière n’existe plus aujourd’hui ». La similitude entre les deux romans s’arrête sur ce rôle du passé contempteur du présent car Les Hommes jaunes maintient l’idéalisation du Moyen Âge alors que Karl présente l’envers du décor. La peinture d’un XVIIIe siècle idyllique contient en son milieu, comme le noyau ou le ver se trouve au cœur du fruit, une description précise des insuffisances de ce siècle exceptionnel où il était en réalité « terrible d’être un paysan » et tout aussi « épouvantable » d’être un chrétien, un écrivain, la favorite et les courtisans, et même d’être le roi, tant on y vivait dans l’inconfort et l’insécurité. La lettre de Karl livre un tableau contrasté, voire antinomique, du XVIIIe siècle. D’un côté, l’Éden où tout était luxe, calme et volupté. Les chevaux blancs qui tiraient, avec une grâce indescriptible, des voitures dorées dans des parcs lumineux. Des bergers montraient aux bergères, tandis que les moutons bêlaient alentour, comment jouer de la flûte pasto- rale. La verdure, ce soleil pâle, les cygnes sur les eaux, ah, les chevaux et les cygnes et les dames avaient les mêmes cous. Des hérons traversaient l’azur du ciel, des oies sauvages, sous de petits nuages ronds. Des chevreuils de porcelaine, arrivant en bondissant de lointaines forêts, et dans les clairières, çà et là, un chevalier qui, avec une fureur gracieuse, perçait en duel le cœur de l’amant de sa femme.57 De l’autre côté, un monde rétrograde, injuste et violent.

55. Urs Widmer, Les Hommes jaunes, Paris, Fayard, 1995, p. 67-68. 56. Mon père, p. 132-139. 57. Ibid., p. 135. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 239

De gros seigneurs bêtifiaient avec leur cour de pique-assiettes pendant que, sous leurs yeux, le grain pourrissait et les paysans crevaient de faim. Les curés effrayaient les croyants, qui ne savaient plus, depuis longtemps, que croire, ni qui. Leur curé ? L’évêque ? Le roi ? Ils n’avaient le choix qu’entre la mort prochaine et la mort immédiate. Quand ils livraient, comme l’ordon- nait la loi, sa part de moisson au seigneur du château, il leur en restait à peine un grain ; et s’ils se révoltaient, les Suisses de la garde les liquidaient à la mitraille.58 Enfer ou Paradis ? Tel Janus, le XVIIIe siècle a deux visages. La même oscillation entre bonheur et malheur organise la biographie de Diderot où alternent les joies et les déboires du Philosophe, agacé par « l’enquiquineuse » Nanette mais comblé par « son irremplaçable Sophie », accablé par la charge encyclopédique et la paresse de D’Alembert mais si heureux « de désigner implacablement les causes de la misère », emprisonné par le gouvernement mais soutenu par Catherine II59. L’évocation du siècle des Lumières et de la vie de Diderot juxtapose la splendeur et la misère dans un mouvement si bien réglé qu’elle représente le processus idéalisant qui inspire certaines représentations. Karl écrit d’ailleurs dans sa lettre : « Le monde, alors, avait l’air d’être peint, il était peint. » Il l’était en effet d’autant plus que les paysages enchanteurs traversés par « des chevreuils de porcelaine » et « des petits nuages ronds » rappellent moins la réalité du moment que certains tableaux de l’époque, des pastorales de Boucher aux paysages de Watteau et de Fragonard qu’une amie de Karl plaçait bien au-dessus de Kandinsky60. Le portrait de Diderot « en habit bleu élimé aux coudes » semble une variation libre sur le tableau de Van Loo. Le roman souligne en outre la part d’idéalisation et de symboli- sation à l’œuvre dans toute forme de représentation. Un ami de Karl, élève du célèbre expressionniste Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), « peignait un paysage idéal, un paradis plein de lions, de tigres, de lacs, de joueur de tambour et de fifre qui, mis à part à part leurs instruments et leurs masques fantastiques, étaient nus, car c’étaient tous des Adams et des Éves, défilant sous des arbres »61. L’élève copiait le style du maître et le romancier décrit effectivement des œuvres bien connues de Kirchner. Il attire encore l’attention sur l’écart irréductible qui sépare la réalité de sa représentation en suggérant à maintes reprises que toute forme de perception et de représentation, artistique ou non, est tribu-

58. Ibid., p. 136. 59. Ibid., p. 137-138. 60. Ibid., p. 67. 61. Ibid., p. 92. 240 muriel brot taire de la puissance de l’imagination, de ses capacités de transmuta- tion et d’occultation. Karl voyant Clara pour la première fois eut « une vision »62. Denis et Sophie s’aimaient d’un amour si passionné et « se voyaient si rarement qu’ils pensaient quelquefois que chacun était une invention de l’autre »63. À l’inverse, il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Karl et ses amis communistes « entendirent parler des grands procès, naturellement. Mais ils tinrent tout cela pour des calomnies »64. Ils parlaient « des grands procès de Moscou et de l’occasion qu’ils donnaient à la bourgeoisie de répandre des menson- ges sur Staline »65. Vérité ou fiction ? Qui peut dire où passe la limite en matière d’art, de politique, et même de vie ordinaire ? Biographie romancée, Le Livre de mon père peut susciter la même question. Est-il vrai ? Est-il faux ? Sans doute les deux. Il est tout à fait possible que Diderot ait été le parangon stimulant de Karl Walter Widmer, homme de gauche, sensuel et athée, épris de grand style, de justice et de liberté. Mais le modèle du père n’est-il pas aussi le moule du romancier brossant son personnage ? Semblable à Karl idéalisant Diderot, sans doute Urs Widmer a-t-il voulu donner un tableau embelli de la vie de son père et signifier son choix par un discours nourri sur les influences qui régissent toutes les formes d’imitation et de transcription. Enchâssée au cœur du roman, la lettre de Karl à Clara a toutes les caractéristiques d’une mise en abyme exhibant le processus d’idéalisation qui anime l’écriture historique et biographi- que. Comme celle de Diderot, la vie de Karl est une vie imaginée, imaginaire. Le philosophe idéal de Karl Widmer, qu’il fût ou non son modèle d’homme de lettres et de militant de gauche, est la matrice et l’un des filtres les plus efficaces que pouvait utiliser le romancier pour représenter l’action littéraire et politique de son père. Sans doute est-ce le romancier qui considéra que Karl était Diderot car ils se reflétaient « l’un l’autre, chacun à son époque ». Critiquant ou encensant Diderot, Bernhard et Widmer orientent leur dialogue avec le Philosophe sur les capacités de « l’esprit libre » nietzschéen, individu exceptionnel tout à la fois source de risques et de progrès pour la société dans laquelle il évolue tant il pense et agit autrement que ses congénères. Par leur lutte contre les préjugés de tous ordres, Voltaire était pour Nietzsche le prototype de l’esprit libre comme Diderot l’était pour Karl et Urs Widmer. Bernhard, qui entend récuser l’efficience de l’esprit libre et marteler l’impossibilité absolue

62. Ibid., p. 20. 63. Ibid., p. 137. 64. Ibid., p. 16. 65. Ibid., p. 89. le diderot de thomas bernhard et urs widmer 241 d’améliorer l’humanité, s’en prend à l’impuissance de Voltaire et à l’idéalisme de Diderot. Plus diderotien, Widmer célèbre la générosité de l’esprit d’opposition.

Muriel Brot (U.M.R. 8599 C.N.R.S./Paris IV)

Houda LANDOLSI

Les tableaux de La Religieuse : du roman de Diderot au film de Nicloux

Dans une lettre à Meister datée du 27 septembre 1780, Diderot présente La Religieuse comme « un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ; dont la véritable épigraphe serait, si la vanité ne s’y opposait : son pittor anch’io »1. Il ajoute ailleurs que « le roman est rempli de tableaux pathétiques »2. L’intrigue de La Religieuse est en effet conçue comme une succession de tableaux et le verbe peindre hante le texte. La narratrice de La Religieuse n’écrit pas une lettre, ne raconte pas son histoire ; elle « pein[t] une partie de [s]es malheurs »3, elle décrit des scènes et des tableaux, elle « peint »4 notamment les innombrables « scènes de désespoir » qui ont eu lieu à Sainte-Marie. Provocatrice, la religieuse rebelle ne cesse de rabaisser la supérieure Sainte-Christine et « de peindre l’état de la maison sous les années passées » (p. 51). De même, Suzanne « ne saurai[t] [...] peindre [au marquis] la surprise générale » (p. 77) face à la demande de la mère Sainte-Christine de prier pour la religieuse égarée. Quant à la mère de Sainte-Eutrope, la narratrice « ne saurai[t] [se] refuser à l’envie de [...] la peindre » (p. 121)... Plus qu’un roman, le texte est, selon la formule de Roger Lewinter, « une galerie de tableaux qui s’exposent devant l’œil captivé et captif du spectateur »5. Le tableau6 permet au lecteur d’observer, in situ,

1. Diderot, Correspondance, VER, t. V, p. 1309. 2. Diderot, Corr., t. XV, p. 190-191. 3. Diderot, La Religieuse, éd. F. Lotterie, Paris, GF-Flammarion, 2009, p. 12. Toutes nos références renvoient à cette édition. 4. « Ce fut encore une scène de désespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vous peindre », p. 15. 5. Roger Lewinter, Diderot ou les mots de l’absence, Paris, Champ Libre, 1976, p. 100-101. 6. « Représentation figée d’attitudes qui facilite la circulation des émotions », selon Jean-Marie Apostolidès, « La Religieuse et ses tableaux », Poétique, 2004/1, no 137, p. 73-86.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 244 houda landolsi l’univers clos des couvents. La narratrice imprime au verbe la capacité de faire voir, elle construit à l’intention de son interlocuteur une représentation discursive d’une scène, représentation qu’il incombe au marquis de reconstruire, puisqu’il est invité à « imaginer » (p. 155) le tableau peint. En 2013, presque un demi-siècle après l’adaptation du roman posthume de Diderot par Jacques Rivette, Guillaume Nicloux revisite La Religieuse et fait découvrir à un nouveau public l’histoire de Suzanne Simonin, telle qu’il la voit7. La réalisation du film l’oblige, inévitablement, à conférer aux tableaux de La Religieuse une coloration et un sens particuliers. C’est à l’interprétation des tableaux du roman de Diderot proposée par Nicloux que nous nous intéresserons. Dans un premier temps, nous analyserons certaines scènes de La Religieuse pour en découvrir les symboliques cachées et pour discerner les différents rapports que ces scènes entretiennent, d’une part, avec l’imaginaire pictural de Diderot, et, d’autre part, avec sa pensée philo- sophique. Puis, nous nous demanderons comment le réalisateur a résolu la question de la perception qui demeure, dans le roman, limitée par le point de vue de la narratrice. Si l’idée d’une mise en scène parfaitement fidèle au texte peut sembler illusoire, on peut néanmoins mettre à l’épreuve les choix du cinéaste s’agissant des corps féminins évoqués dans le texte. Les tableaux dans La Religieuse8 Certains tableaux mettent en scène le corps féminin, le corps hystérique qui se révolte et se soumet, succombant respectivement à la déraison et à la mélancolie. Le texte de La Religieuse est articulé selon l’opposition fondamentale masculin vs féminin, avec, comme point de référence, l’homme. L’opposition masculin/féminin est la première opposition construite sur les catégories de l’identique et du différent et qui détermine toutes les autres oppositions conceptuelles à l’œuvre dans La Religieuse : extérieur/intérieur, lumière/pénombre, supérieur/ inférieur, clair/obscur, dur/mou, mobile/immobile, etc. Le logos est masculin, le pathos est féminin ; le brillant est masculin, le sombre féminin ; le clair masculin, l’obscur féminin ; le supérieur masculin, l’inférieur féminin ; le haut, le dur, l’extérieur, le mobile sont mascu-

7. Guillaume Nicloux, La Religieuse, France, Allemagne, Belgique, Productions Color, Les Films du Worso, Belle Époque Films, Versus Production, 2013, 1 DVD, 1 h 45 min. 8. Nous empruntons la formule à l’article de Jean-Marie Apostolidès cité plus haut. les tableaux de la religieuse 245 lins, tandis que le bas, le tendre, le léger, le mou, l’intérieur, l’immobile sont perçus comme désignant de façon quasi naturelle le féminin. Cette distinction était communément admise au siècle des Lumières. Si l’opposition fondamentale masculin vs féminin (et donc la question de l’identique et du différent) peut être considérée comme universelle, son interprétation et les connotations qu’elle suscite dépendent du contexte culturel propre à chaque communauté. Ainsi, le XVIIIe siècle français fonde-t-il sa conception de l’identité sexuelle sur les paires fondamentales du ferme et du mou, et, corré- lativement, du sec et de l’humide. La littérature des médecins hygiénis- tes des XVIIe et XVIIIe siècles confirme cette distinction. Chez Virey9, par exemple, l’homme est décrit comme chaud, sec, vigoureux, trapu, exubérant, sanguin, etc., et contraste avec la femme, froide, humide, blanche, douce, faible, molle, sensible, etc., qui doit être réchauffée et asséchée par la force du sperme masculin10. L’homme dans La Religieuse est celui qui raisonne, qui détient le logos. Le père Séraphin connaît la ‘vérité’, la diffuse, juge et sanctionne. Il « écout[e] [Suzanne] tranquillement » (p. 29), plaint et la mère (p. 29) et la fille (p. 32), analyse judicieusement la situation (p. 32-33), donne des conseils, et, surtout, lui laisse le choix11. Le grand vicaire, M. Hébert, est « brusque, mais juste, mais éclairé » (p. 85). « Ferme », « dur », « peu sensible » (p. 93), il fait « le bien par esprit d’ordre, comme il raisonne » (p. 93). Le père Lemoine est « un homme très instruit d’une infinité de connaissances étrangères à son état : il a la plus belle voix, il sait la musique, l’histoire et les langues ; il est docteur de Sorbonne... » (p. 162). Le marquis de Crois- mare lui-même a « des lumières, de l’esprit, de la gaîté, du goût pour les beaux-arts, et surtout de l’originalité » (p. 11). Les femmes, elles, sont sous l’emprise de leurs passions, souvent déréglées. Pour Paul Hoffmann, dans La femme dans la pensée des Lumières12, le désir des philosophes des Lumières de renouveler le discours scientifique sur l’homme et sur le corps humain n’a pas pour autant libéré la femme des préjugés séculiers. Loin d’éradiquer les croyances sur l’infériorité physique et sociale de la femme, la pensée des Lumières les aurait, au contraire, rationalisées, en faisant de la matrice l’origine du pâtir féminin. Comme le souligne Paul Saint-

9. Julien-Joseph Virey (1775-1846) est un naturaliste et anthropologue français. 10. Voir Claude Bénichou, Claude Blanckaert, Julien-Joseph Virey, naturaliste et anthropologue, Paris, Vrin, 1988. 11. « Je vous ai dit ce que j’avais à vous dire ; c’est à vous, Mademoiselle, à faire vos réflexions » (p. 30-31). 12. Paul Hoffman, La femme dans la pensée des Lumières, Ophrys, 1977. 246 houda landolsi

Hilaire, « le présupposé devient présupposition et méthode pour l’étude de la question de la femme au XVIIIe siècle »13. L’idée que l’hystérisme est précisément dû à l’influence de l’utérus sur le tempé- rament féminin, se transforme en une théorie minutieusement détaillée dans plusieurs articles de l’Encyclopédie14. La Religieuse se fait donc l’écho de cette conception de la femme où le savoir médical et scientifique se nourrit ¢ inconsciemment ¢ de l’imaginaire socioculturel et des croyances ancestrales. Les différentes manifestations du corps (mysticisme, fanatisme et saphisme) que décrivent les tableaux de La Religieuse correspondent aux différentes formes de l’hystérisme féminin. L’hystérisme laisse cruellement son empreinte sur le corps d’une religieuse folle qui s’échappe comme un animal de sa prison : Il arriva un jour qu’il s’en échappa une de ces dernières [religieuses folles] de la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. [...] Je n’ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtement ; elle traînait des chaînes de fer ; ses yeux étaient égarés ; elle s’arrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-même, et les autres, des plus terribles imprécations ; elle cherchait une fenêtre pour se précipiter... (p. 19).

L’hystérisme se révèle aussi dans l’extase d’une supérieure en communion avec l’instance divine15, et dans la cruauté d’une supé- rieure inhumaine16. Même Suzanne succombe au dérèglement hysté- rique. Jetée dans un cachot souterrain, l’héroïne de La Religieuse vit l’expérience de la déraison : Mon premier mouvement fut de me détruire ; je portai mes mains à ma gorge ; je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux ; je hurlai comme une bête féroce ; je me frappai la tête contre les murs ; je me mis toute en sang ; je cherchai à me détruire jusqu’à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas (p. 62).

13. Paul Saint-Hilaire, « Compte Rendu de La Raison en procès de Louise Marcil- Lacoste », Politique,no 16, 1989, p. 140-144. 14. Cette idée implicitement évoquée dans les articles Fureur utérine et Mariage, est expressément soutenue dans les articles Fureur, Matrice, Mélancolie, Pâles couleurs, Utérus et Vapeurs. 15. « Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d’onction, d’élo- quence, de douceur, d’élévation et de force, qu’on eût dit que l’esprit de Dieu l’inspi- rait » (p. 41). 16. « [O]n me passa une corde au cou ; on me mit dans la main une torche allumée et une discipline dans l’autre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur consacré à sainte Marie » (p. 162). les tableaux de la religieuse 247

Le corps hystérique se dévoile à Sainte-Eutrope, éclatant dans sa nudité folle, dangereux dans son incontrôlable rébellion. C’est le corps d’une supérieure débordée, envahie, telle Phèdre, par une passion dévorante. Accablée par la peur d’être rejetée par Suzanne et par la hantise de la perte, la mère *** s’isole dans sa souffrance17. Perdre Suzanne est pour elle à la fois perdre la raison et perdre sa raison de vivre18. Le corps souffrant de la supérieure est peint, minutieusement, à plusieurs reprises. L’une des scènes qui ont lieu dans le couvent de Sainte-Eutrope décrit les mouvements d’une âme torturée espérant trouver la paix dans une église dont elle est finalement expulsée : Un matin, on [...] trouva [la supérieure ***] pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant, écumant et courant autour de sa cellule, les mains posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille. Éloignez-vous de ce gouffre ; entendez-vous ces cris ? ce sont les enfers... (p. 186).

Ce tableau repose sur l’idée que les actions du corps ne sont que le reflet de la vie intérieure. Il y a une correspondance, en effet, entre l’agitation de l’âme des religieuses folles et leur corps bruyant. Leurs passions frustrées ou perverties s’impriment dans leur chair, et l’esprit tumultueux ou mélancolique a pour effet d’exhiber les secrets sur le visage même. À propos de la supérieure, Suzanne écrit : « sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l’inégalité de son caractère » (p. 122). Dans un siècle où la douleur féminine excite le plaisir pervers des « spectateurs »19, Suzanne ressuscite, par l’acte de remémoration et l’écriture, les scènes les plus morbides de la torture qu’elle a dû subir. Ainsi l’innocente narratrice s’arrête-t-elle longuement sur l’épisode de

17. « Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour ; elle devint mélancolique et sérieuse ; la gaieté, qui depuis mon arrivée dans la maison n’avait point cessé, disparut tout à coup. [...] Elle passait des semaines entières sans se montrer ni à l’office, ni au chœur, ni au réfectoire, ni à la récréation ; elle demeurait renfermée dans sa chambre » (p. 173-175). 18. « Un jour elle m’arrêta ; elle se mit à me regarder sans mot dire, des pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre [...], elle me dit : Sœur cruelle, demande-moi ma vie et je te la donnerai, mais ne m’évite pas, je ne saurais plus vivre sans toi » (p. 172). 19. L’article Accoucheuse (écrit par Tarin et Diderot) de l’Encyclopédie décrit le plaisir trouble que suscite la contemplation des scènes morbides d’accouchements douloureux : « Ces sages-femmes, dans l’espérance d’attirer chez elles un plus grand nombre de spectateurs, et par conséquent de payants, faisaient annoncer par leurs émissaires qu’elles avaient une femme en travail dont l’enfant viendrait certainement contre nature. On accourait ; et pour ne pas tromper l’attente, elles retournaient l’enfant dans la matrice, et le faisaient venir par les pieds ». 248 houda landolsi

Longchamp, décrivant, en détail les plus sombres souvenirs : ceux d’une douleur innommable à son paroxysme. Suzanne exhibe un corps qui pourrait susciter de la compassion ou de la pitié, mais qui nourrit surtout un plaisir malin. Dans La Religieuse, « la souffrance se montre et se fait spectacle »20, la chair impressionnante, abandonnée à la merci de la torture et de la douleur, devient l’objet d’un voyeurisme sensuel21. La représentation des moments morbides de la torture, ainsi que la description détaillée des scènes érotiques, transforment la lecture en une « participation [...] obscène [...] [qui] passe [...] par le corps »22 et suscite une jouissance perverse. Et ce d’autant plus que le corps se dévoile voluptueusement, libidinalement, beau dans sa nudité, séduisant dans sa souffrance même. Ainsi la scène qui clôt la séquence de l’exorcisme peint-elle l’héroïne qui, avant de rejoindre sa cellule, se prosterne pour montrer au grand vicaire toutes les cruautés que son corps meurtri a dû subir :

Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et déchiré : Vous voyez ! (p. 96)

En s’exhibant, Suzanne a fait entrer dans le couvent l’art de séduire. Elle détourne l’attention du vicaire et entrave les préparatifs d’un procès qu’elle veut, paradoxalement, impartial23. Cette scène, comme la plupart des scènes de torture ou de douleur, associe souvent les images érotiques et profanes d’une chair féminine dénudée aux représentations chrétiennes du corps souffrant, martyrisé. La perspec- tive religieuse de la douleur humaine et les allusions à la Passion du Christ sont ainsi mêlées à des notations libertines. La Religieuse de Nicloux : une ode à la liberté24 ? Guillaume Nicloux présente son film comme une adaptation qui « trahit le plus fidèlement possible le roman » :

20. Anne Coudreuse, Le goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1999, p. 7. 21. La perfection de l’imitation de l’horreur devient elle-même source de plaisir. Aristote écrit à ce propos : « Les imitations, comme celles de la peinture, de la sculpture, de la poésie, et, en général, toutes les bonnes imitations [sont agréables], même si l’original n’en est pas agréable », Aristote, Rhétorique, Tome 1, livre 1, Paris, Le Livre de Poche, 1991, I, 11. 22. Anne Coudreuse, Le goût des larmes au XVIIIe siècle, op. cit., p. 8. 23. « Je ne demandai au ciel que le bonheur d’être interrogée et entendue sans partialité » (p. 86). 24. Guillaume Nicloux, interviewé par Mathilde Blottière, http://www.telerama.fr/ cinema/guillaume-nicloux-la-religieuse-c-est-une-ode-a-la-liberte,94980.php les tableaux de la religieuse 249

Je me suis réapproprié La Religieuse lors d’une deuxième lecture, en notant de manière instinctive et spontanée les scènes, impressions, images qui me marquaient le plus. À partir de ces données, j’ai commencé à tisser une suite, une progression et à introduire les éléments romanesques dont j’ai déjà parlé25.

L’adaptation du roman n’est toutefois pas très libre. Les « fonc- tions cardinales » du récit, c’est-à-dire les éléments structurels « qu’on ne peut supprimer sans altérer l’histoire »26, ont été gardées et la trame de l’histoire du film est presque identique à l’intrigue du roman. On retrouve ainsi dans l’adaptation la plupart des personnages du roman. M. Simonin n’est plus avocat, mais comptable, et les sœurs ont des prénoms. Par contre, l’incipit des mémoires de Mlle Suzanne Simonin a été, lui, abandonné. Or cet incipit, dans lequel le conditionnel se mêle au futur pour introduire une histoire passée, dont la formulation est précise et synthétique mais dont le message est ambivalent, se présente comme une préface introduisant, non un plaidoyer à proprement parler, mais un récit qui tend à répondre à la question : « Qui suis- je?». Dans le film, la première image montre une jeune fille qui dort paisiblement dans son lit. Sans surprise, on peut deviner qu’il s’agit de Suzanne Simonin, brillamment interprétée par Pauline Étienne. Ensuite, la main paternelle d’un homme, qui s’avère être le marquis de Croismare, lui caresse la tête. Nicloux change également la fin du roman. Et, comme le remarque Alexandre Boussageon, en modi- fiant le statut social de Suzanne et les liens qui l’attachent au marquis, le « réalisateur glisse [...] dans le film son motif obsessionnel : la paternité »27. À quelques exceptions près, la chronologie du roman est respectée et le réalisateur a refusé de transposer le roman du XVIIIe siècle dans un décor de 2013. Les dialogues suivent de près ceux du roman. Certaines conversations sont même intégralement reprises. Mais dans le film, les scènes changent de forme : on passe des tableaux imaginés à des scènes regardées, ce qui implique un sujet observant dont le regard est orienté. Ainsi, la scène de la religieuse folle est sensiblement modifiée : la religieuse de Nicloux n’est pas folle, elle est « une pauvre illuminée, au mauvais sens du terme » (37′ ). Elle n’est

25. Ibid. 26. Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », in L’Ana- lyse structurale du récit, Paris, Seuil, 1981, p. 16. 27. Alexandre Boussageon, « La Religieuse, histoire d’une adaptation hautement inflammable : sommaire des controverses », Le Nouvel Observateur (21 mars 2013). 250 houda landolsi ni échevelée ni dénudée. La scène du carrosse durant laquelle Suzanne saigne et pleure, la tête sur les genoux d’une mère en colère, est remplacée par le beau tableau d’une jeune fille dormant sur le chemin la menant à la maison paternelle (20′ ). Les deux scènes décrivant l’une Suzanne dans l’in-pace et l’autre la mère de Sainte-Eutrope se détrui- sant, ont en effet disparu, tout comme la plupart des « scènes halluci- nées »28. Les religieuses paraissent relativement calmes même au paroxysme de la douleur ou au zénith de la jouissance. Les scènes d’amour qui peuplent l’épisode de Sainte-Eutrope, et qui séduisent « par leur brillant et léger immoralisme »29 sont, soit abandonnées, soit respectueusement et sobrement présentées, faisant du film une « adap- tation un peu trop sage du roman »30. On peut penser que Nicloux privilégie une interprétation de La Religieuse. Le film gravite en effet autour de la problématique fondamentale qu’est la liberté, et raconte l’histoire d’une héroïne qui se révolte contre le sort qui lui est fait et qui lutte farouchement pour reconquérir sa liberté. La Suzanne de Diderot est aussi en quête d’une liberté injustement dérobée. Or, le rapport de l’héroïne/narratrice du roman diderotien avec l’objet de sa quête est beaucoup plus complexe et constitue un paradoxe. Ce paradoxe se fonde sur de véritables nœuds qui forment l’axe invisible du récit : le goût pour la liberté, l’aspiration au bonheur, et la quête de soi. La liberté, telle que Suzanne/narratrice la conçoit, répond à une injonction à la fois ambiguë et viscérale. Au père Séraphin, qui met la jeune fille en garde contre une décision hâtive qu’elle regretterait (« Vous ne savez pas ce que c’est que la peine, le travail, l’indigence », p. 30), Suzanne répond : « Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d’un état auquel on n’est point appelée » (p. 30). Cette certitude sera toutefois ébranlée, voire réduite à néant, dès que Suzanne se sera jetée dans le monde séculier : « Alors je regrettai ma cellule, et je sentis toute l’horreur de ma situation » (p. 189). L’héroïne du roman réussit à fuir, mais réussit-elle à changer son sort ? Suzanne, qui aspire à une autre vie, finit écrasée. Désespérée, l’héroïne fuit à l’aveuglette, vers l’inconnu, vers un espace sans repère, vers un

28. Cette expression, empruntée à Jean Sgard, désigne des scènes ou tableaux de La Religieuse décrivant des expériences traumatisantes que la narratrice peint dans ses mémoires. Voir « La beauté convulsive de La Religieuse », in S. Auroux, D. Bourel et Ch. Porset (dir.), L’Encyclopédie, Diderot, l’esthétique : mélanges en hommage à Jacques Chouillet (1915-1990), Paris, PUF, 1991, p. 209-215. 29. Henri Lefebvre, Diderot ou les Affirmations fondamentales du matérialisme, op. cit., p. 9. Souligné dans le texte. 30. Ariane Valadié, Voici, http://www.premiere.fr/film/La-Religieuse-2103765/ %28affichage %29/press les tableaux de la religieuse 251 non-lieu qui se situe quelque part à Paris, en définitive nulle part (chez une blanchisseuse). L’issue est mitigée : cherchant à échapper à l’enfer monacal, Suzanne trouve non pas le bonheur rêvé mais son destin. Nicloux mettant en avant la quête de la liberté, choisit de faire de sa Suzanne une rebelle, ardente et énergique, qui ne réclame que sa liberté. Elle se lance dans une aventure à la recherche de cette liberté violemment dérobée ; une aventure qui défie tout, mais qui ne sacrifie rien. La liberté à laquelle la jeune cloîtrée aspire ignore les degrés, les tactiques et les compromis ; elle est aussi pure, aussi virginale et claire que les premiers rayons du soleil. La fuite conclusive et éphémère se transforme en une fuite organisée. Le voyage vers l’ailleurs devient un facteur d’amélioration, de libération : Suzanne s’échappe du monde du nécessaire et s’ouvre sur celui du possible. Le trajet à parcourir devient initiatique puisqu’il est hors de l’espace et du temps du cloître, donc de la contrainte et de l’obligation. Cette fuite transforme l’échec initial en expérience formatrice grâce à laquelle émergent une volonté plus claire et la détermination de prendre son sort en main, traduisant le désir de Suzanne d’écrire une autre histoire, différente de celle qui se déroule dans le couvent, distincte aussi de celle qu’on lui a imposée. Le film de Nicloux acquiert donc une dimension épique dans la mesure où il trace le chemin qui mène l’héroïne de l’enfance à l’âge adulte. Comme dans l’épopée, le personnage principal évolue. Notons à ce propos que le film adopte la forme même du récit épique qui « depuis l’Iliade, est réputé pour sa manière de commencer in medias res, puis de procéder à un retour en arrière à des fins explicatives »31. La vie de la religieuse est comparée à un cheminement, à la fois matériel et moral, qui aboutit à la maturité. Il s’avère donc que ce qui fait agir la Suzanne de Nicloux, c’est plutôt sa volonté inébranlable de maîtriser, même partiellement, son destin et de réaliser un rêve devenu projet de vie, guidée par les lumières du logos. La Suzanne de Diderot, elle, s’enfonce dans l’obscurité. Marchant sur une voie indéterminée, elle avance vers un lieu inacces- sible, menant à la perte, « tel serait un voyageur qui marcherait dans les ténèbres, entre des précipices qu’il ne verrait pas, et qui serait frappé de tous côtés par des voix souterraines qui lui crieraient : C’est fait de toi ! » (p. 165). Partant à la recherche de sa liberté (puisqu’elle n’a jamais été vraiment libre), la Suzanne de Diderot se perd dans le labyrinthe des passions qu’offrent ou suscitent les mères supérieures, comme jadis le

31. Paul Ricœur, Temps et récit, tome 2, Paris, Seuil, 1984, p. 156. 252 houda landolsi héros de Thèbes s’était perdu dans cette passion coupable avec Jocaste la mère/épouse et s’était « égaré dans les nœuds qu’il [...] [avait] lui- même tissés »32. Aveuglément, Suzanne goûte, innocemment ou non, au fruit interdit des liaisons coupables et des amours incestueuses. Au vœu de la mère de Moni de voir Suzanne heureuse, la narratrice répond : « Si vous m’aimez toujours, je le serai » (p. 44). Au couvent de Sainte-Eutrope la religieuse naïve se donne, sans avoir l’air de se donner, et donne, sans avoir l’air de le donner, un consentement non consentant, un consentement « innocent ». L’héroïne du film, elle, ne succombe pas à l’appel du corps. Au souhait de la mère de Moni de la voir heureuse, Suzanne répond très clairement qu’elle ne l’est pas (38′ ) ; et à la proposition de la supérieure de Sainte-Eutrope de la déshabiller, elle fait comprendre qu’elle préfère le faire seule (72′ ). Le rapport qui lie l’héroïne du roman à la femme-mère est l’une des plus importantes manifestations du paradoxe. La Suzanne de Diderot se situe dans ce clair-obscur où l’innocence et la culpabilité fusionnent, où le refus et la soumission sont unis, dans cette zone crépusculaire où lumière et obscurité s’affrontent. Suzanne est à la fois prisonnière ¢ de ses faiblesses et des lois de la nécessité ¢ et libre, puisqu’elle a pu, malgré les épreuves les plus désespérantes, se dresser courageusement contre tout et tous. En somme, l’adaptation de Nicloux fait de Suzanne une jeune femme déterminée à conquérir une liberté à la fois volée et violée, moins sensible que celle de Diderot aux passions fatales que lui offrent les « mères ». Mais le prix à payer pour pouvoir vivre dans un monde juste, ordonné et sécurisant, comme celui de Nicloux, consiste, pour Suzanne, à renoncer, à jamais, à son propre corps, à un corps qui se présente dans le roman dans tous ses états : jeune, beau et séduisant, mais aussi meurtri, faible et malade. Car chez Diderot, ce corps se donne à voir, il affirme sans cesse sa présence et ses droits, défiant les lois du couvent et de la cité. Ce corps, omniprésent dans le roman, est en retrait dans le film Nicloux. Suzanne retourne sagement chez son père, faisant triompher ainsi la vie sur la mort, la liberté sur le déter- minisme, le logos sur le pathos, la raison sur l’hystérisme. Diderot, lui, offre au marquis une Suzanne divinement insaisissable, tel un songe, une Suzanne proche mais inaccessible, séduisante mais mortifère, énigmatique. Dans le film, le rapport de Suzanne avec le père, homme noble et philosophe, est un rapport fascinant qui ne peut se concevoir que dans un espace social soumis aux convenances, où les fantasmes et les désirs

32. Ibid., p. 121. les tableaux de la religieuse 253 doivent être ensevelis et oubliés à jamais. L’héroïne de Nicloux n’est pas non plus cette Chaste Suzanne de Vanloo, surprise dans son bain par deux vieillards concupiscents et qui essayant de se voiler, se pré- sente dans toute sa nudité au lecteur-spectateur qui la contemple, comme Diderot dans le Salon de 1765. Séduisante, Suzanne invite ce charmant marquis à s’approcher, au plus intime, à l’écouter, à la voir, à la sentir... Le corps nu est littéralement exhibé. Il se révèle, dans son intériorité et dans son intimité, aux regards fugitifs du lecteur/ observateur. La narratrice transforme habilement les rencontres érotiques avec la supérieure d’Arpajon en autant de « scènes »33 qui se présentent spontanément à un destinateur-spectateur. Au marquis Suzanne offre un corps qui habite non seulement l’espace du couvent, mais aussi l’espace du roman. Ce corps, qui dérangeait par son existence même, séduit. Suzanne, qui écrit « avec la naïveté d’un enfant » (p. 12), métamorphose l’écriture du je en une « écriture du corps », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Anne Deneys- Tunney, érigeant ainsi, au sein même de l’espace sacré, le culte du corps féminin. Du coup, Suzanne devient une déesse et le marquis un adorateur.

La nouvelle Suzanne Aussi novateur qu’il paraisse être, le roman de La Religieuse est pour certains, le symbole « d’un siècle marqué par les excès du cœur et les contradictions de la raison »34. Le roman manifeste une véritable fascination pour le vraisemblable et le fictionnel, le rêve et le réel, le sarcasme et la révolte, le drame et l’humour, la lumière de la raison et la démesure de la passion, l’incroyable et le véridique, la fantaisie et l’authentique. Le langage lui-même est le lieu d’une contradiction : à la fois simple et sophistiqué, mystérieux et clair, philosophique et coquet... Sous le désordre apparent des mots, une cohérence nouvelle, et par là redoutable, se dévoile : celle du para- doxe. À l’image de Suzanne, le texte de La Religieuse est prisonnier de l’ici et du maintenant, mais il est toujours à la recherche d’une liberté dont il espère le dépassement perpétuel du donné : le roman est une satire des couvents, mais pas uniquement.

33. « La scène que je viens de peindre fut suivie d’un grand nombre d’autres semblables » (p. 149). 34. Anne Coudreuse, Le refus du pathos au XVIIIe siècle, op. cit., p. 201. 254 houda landolsi

Dans la lettre adressée à Meister évoquée plus haut, Diderot présente La Religieuse comme une « effroyable satire des couvents »35. Sur ce plan, le message du roman est univoque : l’institution monacale est non seulement inutile, mais elle mène à la perversion, à la folie. Quant aux religieuses, elles sont toutes, sans exception, des hypocrites, des fanatiques, des superstitieuses cruelles : des persécutrices et des persécutées. L’institution monastique est aussi, et surtout, condamnée à cause de son pouvoir destructeur sur les religieuses, sur leur intégrité physique et morale. L’adaptation de Nicloux fait ressortir les valeurs universelles que le roman prône. Son objectif n’est pas de nous convaincre de l’inutilité de l’institution monastique, mais de révéler le combat d’une jeune fille pour la liberté, et de réexaminer les réactions et les attitudes de l’être humain lorsqu’il doit vivre dans un milieu qui pervertit sa nature. Le droit à la dignité est le principe sur lequel le réalisateur a fondé son film. Du coup, l’autre dimension du roman s’en trouve amoindrie. Car dans La Religieuse, Diderot propose aussi une description fantasmée du corps féminin qui mêle la sensualité à l’érotisme, l’horreur à la bestialité. La parole de La Religieuse est en effet fondée sur une dynamique du désir qui maintient au centre de sa visée un objet insaisissable : Suzanne elle-même. Dans ce jeu, la primauté est donnée au regard, regard séducteur d’une jeune fille ‘innocente’, regard fasciné des supérieures amoureuses, regard charmé d’un destinateur lui-même charmant, ce marquis à la fois père que Suzanne n’a jamais eu et partenaire qu’elle n’a jamais connu, modèle d’identification et d’inter- diction, représentant du désir et de la frustration. Le texte de Diderot s’ouvre et se clôt sur un appel discret à connaître le marquis36, et tout le récit de Suzanne se situe entre les deux occurrences de ce verbe. Pour autant, dans ce monde, celui du mâle, Suzanne s’objectivise. À force d’être sujet, de révéler ses charmes, d’exhiber son corps, l’héroïne se réduit, de nouveau, à l’état d’objet de séduction. Nicloux, en sauvant Suzanne de ses paradoxes, en lui permettant de contempler la lumière du petit matin, en lui offrant un refuge et une vie, en la libérant du fardeau de la bâtardise et de l’illégitimité, a du même coup détruit le

35. Diderot, Correspondance, VER, t. XV, p. 190. C’est ce que confirme aussi la « Préface-annexe » de La Religieuse : « c’était la plus cruelle satire qu’on eût jamais faite des cloîtres » (p. 198). 36. Suzanne écrit à la première page de son récit : « La réponse de M. le marquis de Croismare, s’il m’en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j’ai voulu le connaître » (p. 11). Et elle clôt son mémoire comme suit : « Je [...] connais trop peu [les hommes] » (p. 194). les tableaux de la religieuse 255 charme qui enveloppait son être. Triomphante et libre, la nouvelle Suzanne n’est ni divine, ni mythique, ni mortifère, elle vit dans un sérail sensuel mais dont la cruauté a disparu.

Houda Landolsi Université d’Uppsala

Vers un « Dictionnaire critique deslecteursdeDiderot ».Échantillons :

I. Balzac : une lecture sélective de Diderot

Tout est double, même la vertu. Aussi Molière présente-t-il toujours les deux côtés de tout problème humain ; à son imitation, Diderot écrivit un jour : CECI N’EST PAS UN CONTE, le chef d’œuvre de Diderot peut-être, où il offre la sublime figure de mademoiselle de Lachaux immolée par Gardanne [sic], en regard de celle d’un parfait amant tué par sa maîtresse. Mes deux nouvelles sont donc mises en pendant, comme deux jumeaux de sexe différent. C’est une fantaisie littéraire à laquelle on peut sacri- fier une fois, surtout dans un ouvrage où l’on essaie de représenter toutes les formes qui servent de vête- ment à la pensée1.

Quelle connaissance Balzac avait-il des textes de Diderot ? Dans quelle mesure ces lectures ont-elles pu inspirer ses propres écrits ? S’agissant du premier point, depuis la thèse de Stephen J. Gendzier2, de nombreuses études sont venues confirmer que l’auteur de La Comédie humaine avait lu de près plusieurs œuvres de Diderot. Margaret Gilman a repéré des traces des Salons,del’Essai sur la Peinture,etdesPensées détachées sur la Peinture dans Le Chef d’œuvre

1. Balzac, lettre adressée à Don Michele Angelo Cajetani, Prince de Téano, août-septembre 1846, citée dans La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1976-1980, 12 vol., 1977, VII, p. 54. Désormais noté CH. 2. Stephen J. Gendzier, The Diderot and Balzac Affinity, Columbia University thesis, 1959. Voir aussi, du même auteur, « Art criticism and Novel : Diderot and Balzac », The French Review, 35, 1962, p. 302-310 ; et « Balzac’s changing attitude toward Diderot », French Studies, 19, 1965, p. 125-143.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015 258 fabien girard inconnu3. Selon Jean Seznec, on trouve dans Sarrasine « des échos de Diderot assez perceptibles pour nous persuader que Balzac a lu le Salon de 1767 »4. Comme le rappelle Éric Leborgne, « Balzac ne mentionne que deux textes philosophiques matérialistes de Diderot : le premier est une réplique déformée de l’Entretien de Diderot et de D’Alembert citée dans la Physiologie du mariage5 ; et le second est une paraphrase de la 21e des Pensées philosophiques insérée dans Ursule Mirouët »6. En ce qui concerne le théâtre, selon Philippe Berthier, Balzac aurait eu une connaissance assez limitée, mais pas nulle, des théories dramatiques de Diderot7. Cet aperçu confirme que Balzac a lu un grand nombre d’œuvres de Diderot : Jacques le Fataliste, Le Neveu de Rameau, Ceci n’est pas un conte ¢ et probablement aussi les autres contes de Diderot ¢, les Salons, l’Essai sur la Peinture, les Pensées détachées sur la Peinture, et vraisem- blablement la Lettre sur les aveugles8. Une étude plus poussée permet- trait certainement de multiplier les exemples, et d’ajouter aux référen- ces explicites9 des allusions plus discrètes.

3. Margaret Gilman, « Balzac et Diderot : Le Chef d’œuvre inconnu », PMLA, 1950, p. 644-648. 4. Jean Seznec, « Diderot et Sarrasine », Diderot Studies, IV, 1963, p. 245. 5. « C’est, disait D’Alembert, une suite des lois du mouvement ! », CH, La Physiologie du mariage, 1980, XI, p. 999. 6. « Le monde, disait Diderot, comme effet du hasard, est plus explicable que Dieu. La multiplicité des causes et le nombre incommensurable de jets que suppose le hasard expliquent la création. Soient donnés l’Énéide et tous les caractères nécessaires à sa composition, si vous m’offrez le temps et l’espace, à force de jeter les lettres, j’atteindrai la combinaison Énéide », CH, Ursule Mirouët, 1976, III, p. 822. Éric Leborgne, « Philosophie matérialiste et discours scientifique dans Ursule Mirouët, La Recherche de l’absolu et L’Enfant maudit », p. 2. 7. Philippe Berthier, « Balzac et le théâtre romantique », L’Année balzacienne, 2001/1, no 2, p. 23. 8. « L’aveugle qui nous a valu la belle lettre de Diderot », CH, Théorie de la démarche, XII, p. 276. Cette remarque de Balzac semble suggérer une lecture de la Lettre de Diderot ; voir également la note 1 p. 1027 d’André Lorant, dans Facino Cane : « Balzac, lecteur de la Lettre sur les aveugles, se souvient vraisemblablement des observations faites par Diderot, d’après lesquelles l’aveugle, capable de reconnaître au toucher la couleur des étoffes et de discerner les vraies médailles d’avec les fausses, voit par la peau. Dans l’addition à sa Lettre, Diderot rapporte les propos d’une jeune aveugle selon qui « l’or, l’argent, le fer, le cuivre polis, deviennent propres à réfléchir l’air ». Ce phénomène de la réflexion de l’air peut donner une explication rationnelle à la faculté de « voir » l’or chez le passionné Facino Cane », dans CH, 1977, VI, p. 1540-1541. 9. Balzac mentionne explicitement Diderot à trente-deux reprises au cours de La Comédie humaine. Il fait des références plus ou moins directes aux œuvres suivantes : Ceci n’est pas un conte (dans La Muse du département), l’Encyclopédie (dans Ursule Mirouët,laPhysiologie du mariage, Les Méfaits d’un procureur du roi,etLes Martyrs balzac, lecture sélective de diderot 259

Raymond Trousson rappelle que « Balzac évoque Diderot dès la Physiologie du mariage et le cite souvent dans La Comédie humaine. Il aime Le Neveu de Rameau, ‘ce livre débraillé tout exprès pour montrer des plaies’, mais ne voit dans Jacques le fataliste (mis à part l’histoire de Mme de la Pommeraye et celle de Bigre) qu’une ‘misérable copie de Sterne’. Son intérêt va surtout aux récits brefs, comme Ceci n’est pas un conte, qui ‘sue le vrai par toutes ses phrases’ »10.Effectivement, cet extrait de La Maison Nucingen montre que Balzac s’est également intéressé au Neveu de Rameau et à la critique sociale qui s’en dégage, et qu’il assimile la « causerie » liminaire de La Maison Nucingen,au « pamphlet contre l’homme » qui, selon lui, se dissimule derrière l’entretien décousu entre Moi et Lui : Empreinte de cet esprit glacial qui roidit les sentiments les plus élastiques, arrête les inspirations les plus généreuses et donne au rire quelque chose d’aigu, cette causerie, pleine de l’âcre ironie qui change la gaieté en ricanerie, accusa l’épuisement d’âmes livrées à elles-mêmes, sans autre but que la satisfaction de l’égoïsme, fruit de la paix où nous vivons. Ce pamphlet contre l’homme que Diderot n’osa pas publier, Le Neveu de Rameau ;ce livre, débraillé tout exprès pour montrer des plaies, est seul comparable à ce pamphlet dit sans aucune arrière-pensée, où le mot ne respecta même point ce que le penseur discute encore, où l’on ne construisit qu’avec des ruines, où l’on nia tout, où l’on n’admira que ce que le scepticisme adopte : l’omnipo- tence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent11.

Cette interprétation de la Satire seconde révèle le critère à l’œuvre dans les choix de Balzac. Les œuvres de Diderot qui retiennent son attention sont nettement ancrées dans la réalité et rapportent des faits avérés, ou du moins qui semblent l’être ; par opposition à Jacques le Fataliste, dont le récit viatique laisse la part belle à la fiction et au dialogue, au détriment de l’authenticité du contexte et des sentiments, tant au niveau de l’histoire principale que de la majeure partie des récits intercalaires. De fait, l’un des points communs entre Le Neveu de Rameau, Ceci n’est pas conte, et l’ensemble des contes et entretiens du philosophe, c’est qu’ils s’inscrivent dans une réflexion sur la morale ignorés), Le Rêve de D’Alembert (dans la Physiologie du mariage), Essai sur les règnes de Claude et de Néron (dans Sur Catherine de Médicis), la Lettre sur les aveugles (dans Pathologie de la vie sociale), quelques lettres à Sophie Volland (dans Béatrix), Le Neveu de Rameau (dans La Maison Nucingen), le Supplément au voyage de Bougainville (dans la Physiologie du mariage), et Sur les femmes (dans la Physiologie du mariage). 10. Raymond Trousson, Denis Diderot, « Mémoire de la critique », Paris, PUPS, 2005, p. 25. Les passages cités sont tirés de CH, La Maison Nucingen, 1977, VI, p. 331. 11. CH, La Maison Nucingen, 1977, VI, p. 331. 260 fabien girard et les comportements humains. Mais pour quelle raison, sur la ving- taine de récits insérés que comprend Jacques le Fataliste, Balzac ne trouve-t-il à son goût que les histoires de Bigre et celle de Mme de La Pommeraye ? Qu’est-ce que ces deux histoires ont en commun que les autres n’ont pas ? Bien qu’elles mettent en scène des conditions socia- les différentes, nous pouvons émettre l’hypothèse que c’est parce qu’elles supposent toutes les deux une réflexion sur le désir sexuel et les sentiments humains. La première, racontée par Jacques, décrit com- ment ce dernier, après s’être fait passer pour son ami Bigre, a profité de la peur de Justine pour arriver à ses fins. La seconde, racontée par l’hôtesse de l’auberge du Grand Cerf, souligne la contradiction exis- tant entre la parole donnée et la variabilité des sentiments. Comme Ceci n’est pas un conte et Le Neveu de Rameau, ces deux histoires sont sous-tendues par une réflexion sur les comportements individuels. Il y a fort à parier que Balzac, qui n’a sans doute eu accès qu’à quelques lettres de Diderot à Sophie Volland12, aurait adoré les nombreuses anecdotes que contiennent les volumes de sa Correspondance. Est-ce à dire que Balzac est un disciple de Diderot ? Il ne faut sans doute pas aller jusque-là, mais il existe une affinité13 entre les deux écrivains et des préoccupations communes. Balzac, plus influencé par Rousseau14 que par Diderot, fait le tri parmi les œuvres du second. L’auteur de La Comédie humaine rejoint aussi Diderot sur le plan du style. Outre le recours au procédé de l’adresse au lecteur, qui

12. Balzac fait une référence explicite à une anecdote extraite d’une lettre de Diderot à Sophie Volland datée du 8 octobre 1760 : « Serais-je donc sans belles et folles amours ? Ne pourrais-je trembler, palpiter, craindre, respirer, me coucher sous d’impla- cables regards et les attendrir ? Faut-il ne pas connaître la beauté libre, la fantaisie de l’âme, les nuages qui courent sous l’azur du bonheur et que le souffle du plaisir dissipe ? N’irais-je pas dans les petits chemins détournés, humides de rosée ? Ne resterais-je pas sous le ruisseau d’une gouttière sans savoir qu’il pleut, comme les amoureux vus par Diderot ? », CH, Béatrix, II, p. 730. Madeleine Ambrière souligne que Balzac rapporte également cette anecdote à Mme Hanska, dans une lettre datée du 22 janvier 1838 : « les fiacres de Paris qui circulent stores baissés lui [à Balzac] semblaient ‘encore plus magnifiques de passion que les deux amants que Diderot a surpris, à minuit, par une pluie battante, se disant bonsoir dans la rue sous une gouttière’ », n.3, p. 1498. 13. Selon la formule de Stephen J. Gendzier. René Guise précise ¢ suite aux travaux de Stephen J. Gendzier : « Cette influence [de Diderot sur Balzac] nous paraît particulièrement importante dans la Physiologie du mariage. D’une part, il y a entre Sterne et Diderot, comme entre Rabelais et Sterne, une communauté d’esprit, une ‘affinité’ à laquelle Balzac est particulièrement sensible ; d’autre part, des trois auteurs, Rabelais, Sterne et Diderot, c’est le dernier qui fournit à Balzac les données matérialis- tes, physiologiques, qui sont dans l’esprit de la Physiologie », CH, 1980, XI, p. 1775. 14. Raymond Trousson, Balzac disciple et juge de Jean-Jacques Rousseau, Genève, Droz, 1983. balzac, lecture sélective de diderot 261 rappelle Jacques le Fataliste, par exemple dans Jean-Louis15, Balzac privilégie une forme de réalisme social et psychologique qu’il nomme « littérature idéée », et qu’il oppose à la « littérature imagée » des romanciers du XIXe siècle : Jusqu’aujourd’hui, de siècle en siècle, les écrivains français maintenaient l’Europe dans la voie de l’analyse, de l’examen philosophique, par la puis- sance du style et par la forme originale qu’ils donnaient aux idées. Ici, tu places, pour le bourgeois, un éloge de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Montesquieu, de Buffon. [...] Une fois sur ce terrain, tu lances un mot qui résume et explique aux niais le système de nos hommes de génie du dernier siècle, en appelant leur littérature une littérature idéée. Armé de ce mot, tu jettes tous les morts illustres à la tête des auteurs vivants. Tu expliques alors que de nos jours il se produit une nouvelle littérature où l’on abuse du dialogue (la plus facile des formes littéraires), et des descriptions qui dispen- sent de penser. Tu opposeras les romans de Voltaire, de Diderot, de Sterne, de Lesage, si substantiels, si incisifs au roman moderne où tout se traduit par des images, et que Walter Scott a beaucoup trop dramatisé. Dans un pareil genre, il n’y a place que pour l’inventeur. Le roman à la Walter Scott est un genre et non un système, diras-tu. Tu foudroieras ce genre funeste où l’on délaye les idées, où elles sont passées au laminoir, genre accessible à tous les esprits, genre où chacun peut devenir auteur à bon marché, genre que tu nommeras enfin la littérature imagée. Tu feras tomber cet argumentation sur Nathan, en démontrant qu’il est un imitateur et n’a que l’apparence du talent. Le grand style serré du dix-huitième siècle manque à son livre, tu prouveras que l’auteur y a substitué les événements aux sentiments. Le mouvement n’est pas la vie, le tableau n’est pas l’idée !16

Si Jacques le Fataliste a peu séduit Balzac, c’est peut-être parce qu’il considérait qu’à l’exception des histoires de Bigre et de Mme de La Pommeraye, le roman viatique de Diderot laisse une trop grande part au dialogue et à l’imagination au détriment des sentiments et des idées. Les deux écrivains partagent le même intérêt pour ce que Balzac appelle « la démarche des idées ». Cependant, si Balzac accorde une place centrale à l’énergie et à la physiologie17, il résiste au matérialisme.

15. « Ici, lecteur, j’ai un compte à régler avec vous ; quoique je n’aie pas tant de mémoire que vous, je me souviens fort bien que j’ai le droit de mettre dans ce susdit ouvrage deux cents et quelques pages dont la substance équivaille à rien », Balzac, Jean-Louis (1822), dans Premiers Romans, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1999, p. 470. Sur ce point, voir Aude Déruelle, « Les adresses au lecteur chez Balzac », Cahiers de Narratologie [En ligne] novembre 2004. 16. CH, Illusions perdues, 1977, V, p. 443. 17. Sur ce point, voir Véronique Le Ru, « La loi des forces vives : Balzac lecteur de Balzac », L’Année balzacienne, 2014, p. 43-56 ; Éric Leborgne, « Philosophie matéria- 262 nadège langbour

On peut même considérer que son attitude à l’égard des thèses maté- rialistes prolonge et éclaire sa lecture enthousiaste de Rousseau. Face à Diderot, il est plus prudent : sa lecture est celle d’un lecteur sur la défensive.

Fabien Girard I.R.C.L. UMR 5186 Université Paul-Valéry Montpellier-3

II. Jules Verne, lecteur de Diderot

« L’homme d’esprit voit loin dans l’immensité des possibles »1. Cette phrase de Diderot, extraite des Pensées philosophiques (1745), pourrait être mise en exergue d’un grand nombre de romans de Jules Verne. Du sous-marin de Vingt mille lieues sous les mers (1870) à l’engin spatial de De la terre à la lune (1865) et d’Autour de la lune (1869), les fictions de Jules Verne ont maintes fois anticipé les innova- tions technologiques dont l’homme est capable. Cette foi en l’imagina- tion créatrice, commune à Diderot et à Jules Verne, ne suffit cependant pas pour affirmer que celui-ci était un lecteur du philosophe des Lumières. Pour soutenir une telle proposition, il convient tout d’abord d’étudier les bibliothèques de Jules Verne afin de voir si elles conte- naient des ouvrages de Diderot. Poursuivant le travail entrepris par Magda B. Kiszely en 1935, Volker Dehs a effectué un méticuleux recensement des ouvrages qui appartenaient à Jules Verne2. Grâce à cet inventaire, on a la confirma- tion que Jules Verne était un lecteur de Diderot dont il possédait au moins les œuvres suivantes3 : Le Neveu de Rameau, accompagné de liste et discours scientifique dans Ursule Mirouët, La Recherche de l’absolu et L’Enfant maudit » op. cit. 1. Diderot, Pensées philosophiques, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, collection « Bouquins », tome 1, 1994, p. 28. 2. Voir l’article de Volker Dehs : « La bibliothèque de Jules et Michel Verne », Verniana ¢ Jules Verne Studies / Études Jules Verne ¢ Volume 3 (2010-2011). Cet article peut être consulté sur Internet à l’adresse suivante : http://www.verniana.org/volumes/ 03/HTML/Bibliotheque.html (dernière consultation le 1 février 2015). 3. Volker Dehs mentionne aussi des Mémoires, mais sans préciser la maison d’édition ni l’année de publication. Cependant, dans la mesure où il classe cet ouvrage jules verne, lecteur de diderot 263 l’essai de Jules Janin intitulé « Analyse de la fin d’un monde et du Neveu de Rameau » (Bibliothèque Nationale, 1865), La Religieuse. Mémoires de sœur Suzanne (Dentu, 1888), et les tomes deux et trois de Romans et contes (Dubuisson et Marpon, 1865). Cependant, si Jules Verne est un lecteur de Diderot, cela n’est pas le cas de ses personnages. À cet égard, la description émerveillée que donne Aronnax de la bibliothèque du capitaine Némo, laquelle occupe une grande salle du Nautilus, est révélatrice :

Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maîtres anciens et modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à Mme Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cette biblio- thèque : les livres de mécanique, de balistique, d’hydrographie, de météoro- logie, de géographie, de géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils for- maient la principale étude du capitaine4.

Cette absence s’explique peut-être par un trait de caractère du capitaine Némo. En effet, celui-ci s’est insurgé contre toutes les formes de gouvernement connues et a préféré se couper d’un monde dont il ne reconnaissait pas les valeurs, notamment les valeurs politiques. D’ailleurs, Aronnax constate que dans la bibliothèque de Némo, « livres de science, de morale et de littérature, écrits en toutes langues, [...] abondaient ; mais [il] ne vi[t] pas un seul ouvrage d’économie politique ; ils semblaient être sévèrement proscrits à bord »5.Or, Diderot n’a de cesse d’intégrer dans ses écrits des remarques d’ordre politique, et ce même lorsque le propos de l’ouvrage paraît fort éloigné de ce type de considération. « Imposez-moi silence sur la religion et le gouvernement, et je n’aurai plus rien à dire », clame-t-il dans La Promenade du sceptique6. De ce fait, on peut penser que les écrits de Diderot sont incompatibles avec la vie autarcique7 et le rejet dans la rubrique « Mémoires et biographies », on peut en conclure qu’il s’agit des Mémoires de Diderot, écrits par sa fille, Mme de Vandeul, et publiés en 1831. 4. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, tome I, Genève, Agora, 1981, p. 97. 5. Ibid.,p.96. 6. Diderot, La Promenade du sceptique, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », tome 1, 1994, p. 76. 7. Ainsi le solitaire Némo ne peut adhérer à la célèbre formule diderotienne qui mit le feu aux poudres entre le philosophe et Rousseau (« il n’y a que le méchant qui soit seul », Le Fils naturel, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », tome 4, 1996, p.1113). 264 nadège langbour de toute politique qui animent le capitaine Némo, car si celui-ci concède une place aux textes de Victor Hugo et de Michelet dans sa bibliothèque, c’est exclusivement pour leurs qualités poétiques et historiques. Pourtant, c’est bien dans Vingt mille lieues sous les mers que se trouve la seule référence explicite à Diderot8. Lorsqu’Aronnax, Conseil et Ned Land sont recueillis sur le Nautilus, leur première confrontation avec Némo et ses compagnons est décrite en ces termes : L’un était de petite taille, vigoureusement musclé, large d’épaules, robuste de membres, la tête forte, la chevelure abondante et noire, la moustache épaisse, le regard vif et pénétrant, et toute sa personne empreinte de cette vivacité méridionale qui caractérise en France les populations provençales. Diderot a très justement prétendu que le geste de l’homme est métaphorique, et ce petit homme en était certainement la preuve vivante9.

On reconnaît ici les réflexions de Diderot dans la Lettre sur les sourds et muets dans laquelle il note que « la langue des gestes est métaphorique »10. Ce rapprochement entre la Lettre sur les sourds et muets et Vingt mille lieues sous les mers peut être étendu à l’ensemble du chapitre 8 du roman consacré à la rencontre d’Aronnax avec les occupants du sous-marin, comme si Jules Verne avait écrit cet épisode romanesque après avoir relu la Lettre sur les sourds et muets. En effet, puisque les différents protagonistes ne semblent pas se comprendre lorsqu’ils utilisent le français, l’anglais et l’allemand, leur seul moyen de communiquer reste le langage des gestes. C’est ainsi que Ned Land s’adresse à ses geôliers : il « se démena, gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste expressif [qu’ils] mour[aient] de faim »11. À l’instar de Diderot dans la Lettre sur les sourds et muets, le harponneur commente ensuite sa gestuelle : dans tous les pays de la terre, ouvrir la bouche, remuer les mâchoires, happer des dents et des lèvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas dire à Québec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes : J’ai faim ! donnez-moi à manger !12

8. C’est ce qui ressort du Dictionnaire Jules Verne de François Angelier, ouvrage qui présente, dans l’ordre alphabétique (mais sans les analyser), des citations du romancier dans lesquelles apparaissent notamment les noms des écrivains cités dans les différents Voyages extraordinaires. Voir F. Angelier, Dictionnaire Jules Verne : entou- rage, personnages, lieux, œuvres, Paris, Pygmalion, 2005. 9. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, p. 69 c’est nous qui soulignons. 10. Lettre sur les sourds et muets, Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 98. 11. Verne, Vingt mille lieues sous les mers,p.72. 12. Ibid.,p.73. diderot lu par wojtyszko 265

Il semble bien que Jules Verne transpose ici le passage de la Lettre sur les sourds et muets dans lequel Diderot raconte comment son hôte sourd et muet commande à son laquais de lui servir à boire : « Il avertit d’abord son laquais ; il me regarde ensuite. Puis il imite du bras et de la main droite les mouvements d’un homme qui verse à boire »13. Dans le roman de Jules Verne, l’allusion à cette anecdote est d’autant plus flagrante que le steward qui apporte des vivres à Ned Land et ses compagnons est lui-même décrit comme un sourd et muet14. La vio- lence des gestes de Ned Land pour exprimer sa faim peut aussi rappeler la pantomime du Neveu de Rameau mimant l’attitude d’un homme affamé : « il désignait son extrême besoin, par le geste d’un doigt dirigé vers sa bouche entrouverte »15. Or, nous avons la certitude que Jules Verne possédait un exemplaire du Neveu de Rameau. Ainsi, l’allusion à la Lettre sur les sourds et muets relevée dans Vingt mille lieues sous les mers confirme ce que nous apprend par ailleurs l’inventaire de la bibliothèque du romancier des Voyages extra- ordinaires : Jules Verne est bel et bien un lecteur de Diderot, et l’on peut penser qu’une étude attentive de l’ensemble de son œuvre permettrait de repérer d’autres traces des ouvrages du directeur de l’Encyclopédie.

Nadège Langbour Université de Rouen ¢ CEREdI /

III. Un supplément au voyage de Diderot : Semiramida de Maciej Wojtyszko1

En Pologne, Diderot est surtout connu en tant qu’encyclopédiste et philosophe. Bien que la majorité de ses œuvres littéraires ait été traduite et publiée en polonais dans la première moitié du XXe siècle2, les témoignages de leur réception sont peu nombreux. Sur le fond de

13. Lettre sur les sourds et muets, p. 102. 14. « Pendant ce temps, le steward ¢ muet, sourd peut-être ¢ avait disposé la table et placé trois couverts », Vingt mille lieurs sous les mers,p.74. 15. Le Neveu de Rameau, Genève, Droz, 1963, p. 102. 1. L’auteur de cet article a reçu le soutien du Centre National de la Recherche (Narodowe Centrum Nauki, Pologne) dans le cadre d’une bourse doctorale. 2. Voir supra l’étude de Marcin Cien´ski sur les traductions de Diderot en Pologne. 266 berenika palus ces rares traces de lecture, le drame Semiramida [Sémiramis]3 de Maciej Wojtyszko attire l’attention comme un ouvrage qui puise profondé- ment non seulement dans les contes et romans de Diderot, mais aussi dans sa biographie. Né en 1946, Wojtyszko est metteur en scène, dramaturge, auteur d’adaptations et de livres de jeunesse. Professeur de l’Académie de théâtre à Varsovie, il a été honoré deux fois de l’Ordre Polonia Resti- tuta (en 2002 pour ses réalisations remarquables dans le domaine de l’éducation, et en 2011 pour sa création artistique). En janvier 1996, le périodique de théâtre « Dialog » a publié son drame Semiramida dont l’avant-première a eu lieu quatre mois plus tard à Varsovie. Il convient de noter qu’en 2010, la pièce a été mise en scène par l’auteur lui-même à Cracovie. Drame en deux actes (sans division en scènes), Semiramida se concentre surtout sur le séjour de Diderot à la cour de la tzarine Catherine II à Pétersbourg, mais Wojtyszko ne respecte ni l’unité de temps, ni l’unité de lieu : toute l’action se déroule en France et en Russie au cours des années 1762-1774 (tout au moins selon les dates données en préface). À l’exception de l’actrice Mawra et des courtisans muets, tous les personnages sont historiques : outre le philosophe et la tzarine, on trouve Grimm, Pierre III et Élisabeth I de Russie, la princesse Catherine Daschkoff, Grigori Potemkine, Alexis Bestoujev et Grégor Grégorievitch Orloff. Wojtyszko place la relation entre Diderot et Catherine II au centre des événements. Dépassant les rapports conventionnels, cette relation se transforme en liaison intime, mais finalement, le philosophe amoureux se rend compte que sa Sémiramis n’est qu’un « démon malheureux » et un « despote calcu- lateur » qui « se nourrit de l’amour humain et détruit ses victimes sans pitié »4. Bref, le drame se fonde sur un procédé qui est très caractéris- tique de l’auteur de la Mystification lui-même, c’est-à-dire la fiction- nalisation d’événements réels. En même temps, Wojtyszko farcit sa pièce de nombreuses allusions aux ouvrages du philosophe. Semira- mida semble donc doublement empreinte de l’œuvre de Diderot : tissé de bribes de ses textes et des témoignages de l’époque, le drame dépasse le niveau de l’intertextualité pour adopter l’esthétique des contes diderotiens. On rencontre plusieurs allusions aux écrits de Diderot. Le début du premier acte se réfère directement à Jacques le fataliste, et rappelle

3. Le titre du drame et toutes les citations ont été traduits par nos soins. Les passages qui font allusion aux ouvrages de Diderot, cités par Wojtyszko selon les traductions polonaises, sont rapportés ici dans leurs versions originales. 4. Maciej Wojtyszko, « Semiramida », Dialog, nr 1, 1996, p. 34. diderot lu par wojtyszko 267 aussi la comédie Les Philosophes de Palissot (mentionnée dans Le Neveu de Rameau). Diderot entre sur scène à genoux, vêtu de sa robe de chambre, et, mâchant de la salade, il déclare : Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Quelle bonne ouverture. Elle pourrait servir de début, par exemple, à un conte sur les amours d’un philosophe. Voulez-vous entendre l’histoire des amours d’un philosophe ? [...] J’ai étouffé cette histoire trop longtemps. Je l’ai emportée dans ma tombe, je ne l’ai pas enregistrée, je ne l’ai pas publiée. C’est d’autant plus volontiers que je la raconterai maintenant. Au théâ- tre. À l’aide des acteurs5. De cette façon, la fameuse ouverture de Jacques est recontex- tualisée pour s’inscrire dans la biographie fictionnalisée de son auteur. Un tel début introduit la construction caractéristique de quelques textes littéraires de Diderot. Dans des ouvrages comme Le Neveu de Rameau ou Le Fils naturel, le commentaire préliminaire situe le je sur la scène des événements présentés. Ce procédé est développé dans L’Entretien d’un père avec ses enfants et L’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, où l’introduction narrative marque une certaine distance ironique entre le je-narrateur et le je-personnage6. Dans Semiramida, Wojtyszko se sert de la même technique et donne à sa pièce le caractère d’une mise en abyme : le spectateur regarde un philosophe qui revient d’outre-tombe pour raconter l’histoire de son propre aveuglement. Le passage cité contient une autre analogie entre Semiramida et l’œuvre de Diderot. Chez Diderot, dont les contes et romans se trou- vent souvent au croisement des genres, s’approchant de plusieurs façons du drame, la théâtralisation se manifeste, entre autres, par la graphie quasi-dramatique, par l’unité de temps et de lieu, et par les interventions intratextuelles. Par conséquent, l’appartenance généri- que de certains de ses ouvrages est parfois difficile à établir. Le cas de l’Entretien d’un père avec ses enfants est exemplaire : certains cher- cheurs le qualifient de conte, d’autres le perçoivent plutôt comme un drame7. Cette ambivalence semble distinguer aussi la pièce de

5. Ibid., p. 5-6. 6. Cf. Anthony R. Strugnell, « Les fonctions textuelles du moi dans deux dialogues philosophiques de Diderot », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, nr 208, 1982, p. 175-181. 7. Cf. Georges May, Diderot et « La Religieuse »: étude historique et littéraire, Paris, PUF, 1954, p. 15 ; Roger Lewinter, « L’Exaltation de la vertu dans le théâtre de Diderot », Diderot Studies, vol. 8, 1966, p. 130. 268 berenika palus

Wojtyszko : le passage cité suggère une hésitation entre le conte et le drame. En fait, quand le Diderot de Semiramida annonce qu’il « racontera une histoire au théâtre, à l’aide des acteurs », sa déclara- tion évoque le texte intitulé Mystification, dans lequel le narrateur promet un récit pour passer tout de suite à une présentation fortement dramatisée de « la scène », de son lieu et ses personnage8. Chez Wojtyszko, la suspension générique devient de plus en plus manifes- te au cours du développement du texte : bien que Semiramida ne soit pas divisée en scènes, l’action est entrecoupée des monologues du Diderot d’outre-tombe. Dans ses commentaires, le philosophe fournit des informations complémentaires sur les événements présentés, mais il justifie aussi ses comportements et ses décisions. Cependant, ses monologues sont parfois illustrés par une petite scène imaginée, comme dans le passage ci-dessous : Je ne me suis pas hâté de voyager à Pétersbourg [...]. Mais j’ai échangé des lettres avec l’impératrice de la Russie, répondant à toutes ses questions pénétrantes. [Catherine apparaît] CATHERINE : Dites-moi, Diderot, comment travaillez-vous ? DIDEROT : Tout d’abord, je me demande si quelqu’un ne peut pas le faire à ma place, et s’il ne le ferait mieux que moi [...]. CATHERINE : Comment être heureux ? DIDEROT : Pour être heureux, il suffit d’être raisonnable. CATHERINE : Quel est le plus grand bien de l’homme ? DIDEROT : Y-a-t-il un bien plus grand que la jouissance ? CATHERINE : Il faut absolument que vous veniez !9 [elle disparaît]

Après cette scène, Diderot monologue pour justifier ses convic- tions, raconter une anecdote qui s’est passée pendant son voyage à Pétersbourg, et finalement pour réciter un petit poème absurde. Ce passage semble bien montrer l’ambivalence générique de Semiramida : d’un côté, les monologues de Diderot donnent au drame une teinte romanesque, mais de l’autre, ces « petits contes » théâtralisent même une correspondance, transformant un échange épistolaire en interac- tion directe. Les monologues de ce quasi-narrateur contiennent encore une autre analogie avec l’œuvre romanesque de Diderot : ce que May appelle « le curieux fonctionnement extratemporel de sa sensibi-

8. Denis Diderot, Mystification, dans Œuvres de Diderot, L. Versini (dir.), Paris, Éditions Robert Laffont, 1994, vol. 2, p. 435. 9. Wojtyszko, op. cit., p. 10. diderot lu par wojtyszko 269 lité »10. Bien que dans le commentaire préliminaire et dans le mono- logue final, le Philosophe prenne ses distances envers son je présenté sur scène, certaines de ses autres remarques effacent nettement cet écart : de plus en plus agité par sa propre histoire, Diderot se plonge dans l’action pour revivre son expérience. Comme dans La Religieuse, la distance temporaire et émotionnelle disparaît au cours des événe- ments, et les deux niveaux de la mise en abyme fusionnent dans les monologues de Diderot qui dévoile ses pensées les plus secrètes. Au début du drame, le Philosophe justifie sa sincérité par ses convictions : il avoue que selon lui, « la suppression des passions humilie les hommes excellents »11. Dans le monologue suivant, il ajoute : « J’ai considéré l’enthousiasme comme le seul trait digne du génie, et la seule énergie naturelle qui met le monde en mouvement »12. Cependant, ces constatations ne sont pas conformes aux réflexions esthétiques de Diderot. En 1762, quand il reçoit l’invitation de l’impé- ratrice, le philosophe travaille déjà sur Le Neveu de Rameau où il critique fortement l’incapacité à contrôler ses émotions. Il est assez surprenant que Wojtyszko commette une telle erreur, surtout que Semiramida semble recéler plusieurs analogies avec Le Neveu. Comme ce dialogue, le drame se fonde sur le conflit d’identité entre le je et son masque, et il aborde le sujet de la hiérarchie sociale qui attribue les rôles dans la « pantomime de l’espèce humaine »13 (il convient de noter que Wojtyszko se sert du motif du chien, dont on connaît l’importance dans Le Neveu). Mais un lecteur attentif apercevra plu- sieurs discordances entre les deux œuvres. Suivant l’exemple de l’œuvre romanesque de Diderot, le drama- turge polonais fournit, dans sa préface, une information qui vise à garantir la véracité des événements présentés. Au début du drame, après avoir justifié une contamination des biographies de Bestoujev et de Nikita Ivanovitch Panine, l’auteur constate de façon ambiguë : « Le reste s’est passé, comme ça s’est passé, ou très probablement »14. Une déclaration similaire apparaît dans le commentaire de Diderot fiction- nalisé qui, lui aussi, prétend qu’il racontera les événements comme ils se sont passés. Malgré ces promesses, le drame s’éloigne souvent de la réalité. Ainsi, évoquant un incident décrit dans le Salon de 1767,le Diderot de Semiramida parle de « Madame Theobaret » au lieu de « Madame Therbouche ». Les dates indiquées dans la préface ne sont

10. May, op. cit., p. 208. 11. Wojtyszko, op. cit., p. 6. 12. Ibid., p. 7. 13. Diderot, Le Neveu de Rameau, dans Œuvres de Diderot, op. cit., vol. 2, p. 691. 14. Wojtyszko, op. cit., p. 5. 270 berenika palus pas exactes : contrairement à ce qu’écrit Wojtyszko, Diderot arriva à Pétersbourg en 1773. En outre, l’action dépasse le cadre des années 1762-1774 indiqué au début du drame : la tzarine Élisabeth, présente dans quelques scènes, mourut en décembre 1761 ; les deux filles de Catherine sont nées avant 1762. Il convient aussi d’ajouter que la fête présentée dans Semiramida a lieu en avril 1774, alors que Diderot quitta Pétersbourg au début de mars. Pourtant, Wojtyszko semble très bien connaître la biographie de Diderot. Il sait, par exemple, que le philosophe rima des poèmes badins pendant son voyage en Russie, mais dans son drame, il change les circonstances dans lesquelles ils furent écrits, quoique cette modification n’ait aucune importance pour le développement de l’action. Bien que Wojtyszko présente Semiramida comme une œuvre fon- dée sur la vérité historique et les témoignages de l’époque, il s’avère que les circonstances principales, ainsi que quelques détails faciles à véri- fier, ne sont pas conformes aux événements réels. Un tel procédé rappelle ce que Derek Connon remarque à propos d’Est-il bon ? Est-il méchant : « the action depicts real events, but not quite »15. Il est donc possible d’interpréter les discordances de Semiramida comme des conséquences de la volonté d’imiter Diderot. Bien que son œuvre se fonde, dans une grande mesure, sur sa biographie elle n’y est pas conforme ; elle la modifie, laissant des traces du procès de fictionnali- sation. De cette façon, Diderot crée dans ses ouvrages une tension entre la promesse de raconter la vérité et l’impossibilité d’accorder tous les éléments utilisés. Wojtyszko semble se servir du même pro- cédé : annonçant une histoire vraie, il déforme les données les plus vérifiables (comme les dates ou les noms), et dévoile ainsi la facticité du drame. Perçue dans cette perspective, Semiramida montre un caractère doublement parasitaire : non seulement le drame fictionnalise un écrivain réel, mais il le fictionnalise dans le cadre de sa propre esthéti- que. Suivant le chemin de l’œuvre romanesque de Diderot, Wojtyszko change son drame en expérience morale (selon la formule de Lester G. Crocker 16) : il exploite le séjour de l’écrivain chez la « Grande Cathe- rine » pour mettre en pratique ses idées. Le dramaturge polonais joue ainsi avec le masque de sage, comme le fait Diderot dans L’Entretien d’un père avec ses enfants, L’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de *** et Le Neveu de Rameau.

15. Derek Connon, Diderot’s endgames, Berne, Lang, 2002, p. 28. 16. Cf. Lester G. Crocker, « Jacques le fataliste, an ‘‘expérience morale’’ », Diderot Studies, vol. 3, 1961, p. 73-99. diderot lu par wojtyszko 271

Le lecteur reste perplexe face à la polyphonie créée par trois voix : celle du dramaturge qui apparaît dans l’introduction (et dont les décla- rations semblent partiellement fausses), celle de Diderot qui revient d’outre-tombe pour raconter son histoire, et la voix anonyme qui parle en préface. Comme dans La Religieuse, la position du quasi-narrateur de Semiramida est ambiguë : bien qu’il essaye de tenir à distance ses expériences, il est saisi par les événements revivifiés, ce qui entraîne l’effacement des bornes entre deux niveaux du texte. Le drame de Wojtyszko rappelle aussi Jacques le fataliste, que Marie-Hélène Cha- but interprète comme un texte « privé d’origine »17. Balançant entre le drame et le conte, le dramaturge polonais présente une histoire qui n’est ni tout à fait vraie, ni tout à fait inventée. Il tisse son ouvrage à partir de bribes de l’œuvre de Diderot, parasitant la biographie du philosophe, et la faisant passer par le filtre de l’esthétisation.

Berenika Palus Université de Wroclaw

17. Marie-Hélène Chabut, « Jacques le fataliste : relativisation d’une performance parodique et métadiscursive », SVEC, 266, 1989, p. 254.

Christophe SCHMIT

Méchanique, statique, dynamique. Répartition du savoir et définitions dans l’Encyclopédie

Deuxième partie

La première partie de cette étude examinait des publications antérieures et contemporaines à l’Encyclopédie afin de contextualiser ses définitions de MECHANIQUE, STATIQUE, DYNAMIQUE, et de mieux saisir des évolutions concernant la répartition du contenu de la mécanique entre ces trois domaines. Définitions et répartition du savoir font aussi l’objet de cet article qui aborde ces thèmes à travers la question de l’héritage de l’Encyclopédie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui cherche à évaluer ce que la science du mouvement et de l’équilibre proposée dans le Dictionnaire raisonné doit au Traité de dynamique (1743, 1758) de D’Alembert.

Définitions et classification après l’Encyclopédie

Rencontre-t-on, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une réorganisation des définitions dans la lignée de ce qui figure dans l’Encyclopédie ?Sidifférents dictionnaires paraissent suivre la classifi- cation et les sens accordés à statique, dynamique et mécanique tels qu’ils figurent dans le Dictionnaire raisonné, dans quelle mesure ceci résulte-t-il de cette œuvre ? L’ampleur du corpus imposant de se limiter à un nombre restreint d’ouvrages, aussi faut-il considérer les éléments ci-dessous comme les prémices d’une recherche à poursuivre. Alexandre Savérien publie en 1753 le Dictionnaire Universel de Mathématique et de Physique dont un Prospectus de 1749 en annonçait la parution pour 17501. Dans celui-ci, Savérien justifie la rédaction

1. Alexandre Savérien, Dictionnaire Universel de Mathématique & de Physique, contenant l’explication des Termes de ces deux Sciences, & des Arts qui en dépendent, tirés

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015 274 christophe schmit d’un tel ouvrage au regard des dictionnaires d’Ozanam, Wolff et Stone dont il juge les publications imparfaites, puisque omettant notamment les « Sciences Physico-Mathematiques » et la « Physi- que »2. En 1749, Savérien ne définit pas ces domaines, mais il en détaille le contenu dans la préface du livre de 1753 dans un « Tableau ou système raisonné des Sciences Mathématiques » conduisant à un « Systême figuré des Sciences Mathématiques », « Arbre » dénommé « Analyse générale de l’Ouvrage » dans le Prospectus de 1749 ; l’Annexe I reproduit ce « Systême ». Quels enseignements apporte la comparaison de ces documents avec le Discours préliminaire de l’Encyclopédie ? Savérien divise les mathématiques en « trois Parties », une corres- pondant aux mathématiques pures regroupant « la Science du Calcul, de l’Analyse & de la Géométrie », une autre cherchant à « observer » et « étudier » la nature, à savoir la « Physique », la dernière visant à « déterminer la cause des effets », identifiée aux « Sciences Physico- Mathématiques »3. À l’entrée PHYSIQUE, l’auteur écrit qu’il s’agit de « la science des choses naturelles, c’est-à-dire, l’art de connoître les effets & de développer les causes », qu’il divise en « Physique experi- mentale »eten«Physique systematique »4. La première s’identifie à des Dictionnaires de Mathématique d’Ozanam, de Wolf, de Stône, & d’un grand nombre d’autres ouvrages. Avec leur Origine, leurs Progrès, leurs Révolutions, leurs Principes, & les sentimens des plus célébres Auteurs sur chaque matiere, J. Rollin et C.-A. Jombert, 1749, in quarto, 16 pages (noté par la suite Prospectus), p. 15 : « l’Ouvrage entier formera deux volumes in-quarto [...] accompagné d’environ cent planches, gravées avec soin. Il paroîtra l’année prochaine ». Il ne voit le jour qu’en 1753 et, dans un « Avertis- sement des Libraires » inséré dans cette édition, ceux-ci précisent, concernant ce délai de publication, que « si nous n’avons pas satisfait à notre engagement, cela vient de l’accueil que le Public fit alors & au projet & au dessein de l’Auteur, accueil qui lui a valu des avis, des conseils, des mémoires tendant à rendre l’Ouvrage plus digne encore de l’estime que les Savans paroissoient en faire. C’est ce qui l’engagea à retravailler la plupart de ses articles, & c’est ce qui est cause de ce retardement ». Voir A. Savérien, Dictionnaire Universel de Mathématique et de Physique, Paris, J. Rollin et C.-A. Jombert, 1753, 3 tomes, I, « Avertissement des Libraires ». À la suite de la préface de l’ouvrage de 1753 figure le Prospectus de 1749, reproduit avec de très légères variantes par rapport à l’édition de 1749. 2. Savérien écrit qu’Ozanam ne rédige pas véritablement un dictionnaire, en ce sens qu’il ne suit pas l’ordre alphabétique, le savoir mathématique ayant par ailleurs « presque changé de face depuis la publication de son Livre ». Pour les dictionnaires de Wolff et Stone évoqués dans la première partie de cette étude, Savérien juge qu’ils ne forment « qu’une partie d’un Dictionnaire des Mathématiques. Les Sciences Physico- Mathematiques en sont, sans contredit, le plus bel ornement, & la Physique est ici presque négligée ». A. Savérien, Prospectus, p. 4-5. 3. A. Savérien, Dictionnaire, I, « Plan de cet Ouvrage », p. iij. 4. Pour ces définitions de la physique, ibid., II, PHYSIQUE, p. 281b. L’« abus » de la « Physique systematique » conduit aussi à la « Physique occulte », soit « la science des méchanique, statique, dynamique 275

« la science de la Nature par les effets qu’on developpe par des expériences»:Savérien évoque « l’art de faire les expériences qui en forme le fond » et prescrit des « préceptes » pour mener à bien une manipulation5. Concernant la seconde, ou « science des effets de la nature par la supposition des causes », Savérien distingue « l’esprit de systême » du « mauvais usage » qu’on en fait : s’il loue l’« esprit » pour sa vertu heuristique, il insiste davantage sur les dangers de « bâtir des systêmes »6. Il reproduit là une nuance figurant dans le Discours préliminaire et au cœur de la critique de D’Alembert des systèmes7. Ainsi, Savérien évoque « l’esprit de combinaison » propre aux mathématiques, celui « d’observation » à la physique lié aux seuls « sens » et cette « troisiéme qualité », tenant le milieu entre les précé- dentes et consistant en l’examen des effets et la recherche de leurs causes8 : ici, les mathématiques se voient restreintes par l’objet de l’étude (des « effets connus ») et l’usage des seuls sens dépassés ; le modèle pour ces sciences « physico-mathématiques » est Newton9.La recherche des causes demeure ainsi liée au développement d’une physique légale, la loi mathématisée supplantant l’aspect conjectural des « Systêmes ». effets cachés de la Nature, tels que la sympathie des plantes & des animaux, la palingenesie etc. » Savérien souligne le « peu de progrès » fait dans cette science, qu’il réduit à l’explication des phénomènes « par des corpuscules qui émanent des corps, & on s’en tient là ». Ibid., Physique occulte, p. 286b. 5. Ibid., II, Physique experimentale, p. 285a-285b. 6. Ibid., II, Physique systematique, p. 285b-286a. Savérien évoque l’« uti- lité » d’un tel principe lorsqu’il consiste en une méthode heuristique faisant « soup- çonner les plus belles découvertes » conduisant à conjecturer des causes qui guident vers de nouvelles expériences, lesquelles à leur tour peuvent démentir le système et nécessiter d’en élaborer un nouveau. Mais il remarque qu’« il est plus commode d’imaginer des causes, que de chercher à les connoître par des observations ou par des experiences » et en appelle alors à « renfermer dans ses justes bornes l’esprit systematique ». 7. Savérien se réfère à la préface de Dortous de Mairan, Dissertation sur la glace, Paris, Imprimerie Royale, 1749. Mairan évoque les mérites des systèmes et en particu- lier celui de la matière subtile. D’Alembert souligne aussi les dangers des systèmes et critique l’argumentation développée par Mairan en distinguant « esprit de Système » et faire des systèmes, Discours préliminaire, Enc., I, xxxi, voir aussi, p. vj. Sur ces ques- tions, voir E. McNiven Hine, « Dortous de Mairan and Eighteenth Century Systems Theory », Gesnerus, 52, 1995, p. 54-65. 8. Ainsi, « tout ce que l’imagination peut produire doit répondre, se rapporter, concourir aux expériences connues ». A. Savérien, Dictionnaire, I, « Plan de cet Ouvrage », p. xviij. Par cette « imagination », Savérien entend le travail spéculatif des mathématiques consistant en une science des « rapports » des choses connues aux inconnues, ibid., p. iij. 9. Ibid., p. xix. 276 christophe schmit

Par ailleurs, assumant un empirisme au fondement des connais- sances humaines10, Savérien esquisse un exposé selon leur ordre généalogique11. Il reprend aussi à son compte la métaphore de la « Mappe-Monde »12 du Dictionnaire raisonné, et présente alors une somme de savoirs qui constituent les branches de l’« Arbre Mathé- matique »13. La « nature propre des branches » (mathématiques, physique, mathématiques mixtes), ce qu’elles ont de commun et de particulier et la prise en compte des « rameaux » fournissent la « nomenclature » des articles ; l’« analyse » des rameaux donne naissance aux articles, avec notamment « les renvois » pour faire connaître l’« enchainement » et la « dépendance » des rameaux/

10. Il évoque une « premiere appréhension émanée par les sens » comme « lueur qui s’augmente à mesure que nous la développons » et après ces premières connaissances mentionne l’acquisition « par les sens d’autres idées » ; « l’âme connoît, apperçoit, juge » par les organes du corps. Ibid., p. xv et p. xxij. 11. « Esquisser » semble approprié en comparaison avec l’ordre généalogique des idées et connaissances développé dans le Discours préliminaire. Savérien ne propose pas comme D’Alembert une analyse et des processus d’abstraction conduisant à exposer un ordre dans les sciences en fonction de leur degré de simplicité et de généralité ; il s’agit avant tout d’une genèse des idées fondées sur les sens et d’une synthèse allant du simple au composé. Concernant la physique, il écrit considérer que « l’œil étoit le premier organe, parce que c’est sur lui que les premieres impres- sions se font » et ceci détermine l’auteur a « toujours commenc[er] par la vûe dans l’examen des objets de la Nature ». Or, ces objets n’apparaissant qu’en tant qu’ils sont éclairés, conduisent à s’interroger sur la nature de la lumière, puis des couleurs. La vue fait aussi percevoir deux états, le mouvement et le repos. Puis « après avoir observé ainsi les corps [...] nous faisons usage du tact, & nous commençons à éprouver le froid et le chaud » ; « nous sentons ensuite » la dureté et la mollesse, la fluidité, puis « un corps invisible » qui nous environne, l’air. Viennent ensuite l’odorat et le goût. Savérien conclut que « ces objets [couleurs, dureté etc.] sont ceux qui s’offrentàla premiere vûe comme autour de nous, & tels que les découvriroit un homme qui recevroit tout d’un coup l’usage de ses sens dans un âge raisonnable ». Ensuite, « comme rien ne se présente plus sur cette partie de la Terre qui nous frappe, nous portons nos regards au-dessus de nos têtes », Savérien évoquant alors les « Météores ». Enfin, il propose de « décomposer » et « observer de plus-près » ceux-ci et développe alors un passage sur l’optique, incluant la dioptrique, les instruments (télescopes, microscopes) etc. Ibid., p. v et p. viij. Pour la mécanique, Savérien passe des « mouve- mens généraux » (uniformes, accélérés) perçus par la vue et leurs lois (inertie etc.) aux « particuliers » de corps qui tournent, oscillent etc. ce qui donne naissance à la dynamique qui se complexifie avec l’étude des « plusieurs corps joints ensemble » ; la somme de ces connaissances permet l’examen du mouvement des corps célestes, l’application de la loi de gravitation de Newton aux marées, la figure des astres etc. ibid., p. x-xij. 12. Ibid., p. x : « Je tâche de grouper les parties de la Mathématique & de la Physique, telles qu’elle doivent l’être, pour faire un ensemble. Je forme une Mappe- Monde ». 13. Ibid., p. xx. méchanique, statique, dynamique 277 articles entre eux14. Si Savérien évoque « un tronc » commun aux trois branches, il s’en tient aux seules mathématiques et n’insère pas son « systême » dans le réseau plus global des « connoissances humaines » reposant sur les « trois facultés principales, la Mémoire, la Raison, l’Imagination » de l’« Entendement »15. Un tel « Arbre » reproduit dans l’Annexe I (uniquement en ligne sur http://rde.revues.org/) ne diffère pas de celui publié dans le Prospectus de 1749 ; Savérien ne semble donc pas suivre le premier volume de l’Encyclopédie sur ce point. Au demeurant, il expose une classification de savoirs sans apporter une hiérarchie entre eux en fonction du degré d’abstraction et généralité des sciences, contrairement au Dictionnaire raisonné. Enfin, l’« Arbre » ne renferme pas une catégorie « Physique générale,ou métaphysique des corps » qui par abstraction à partir d’objets réels définit ce « qui convenoient à tous les individus corporels », notam- ment l’étendue, l’impénétrabilité16. Savérien prend pour synonymes « sciences Physico-mathéma- tiques » et « mathématiques mixtes »17, dont la mécanique fait partie18, et englobe la physique dans les mathématiques. La « Préface » de son dictionnaire contient un « Tableau ou système raisonné » qui tient tout à la fois de l’aspect généalogique du Discours préliminaire, de la cartographie du Systême figuré, mais aussi d’une table renvoyant le lecteur aux thèmes ou articles concernés. Par exem- ple, la physique comprend « autant de parties que les corps eux-mêmes

14. Ibid., p. xix-xx. Le dictionnaire de Savérien ne contient pas de désignants. 15. Explication détaillée, Enc., I, xlvii. Savérien écrit que les trois branches « quoi- que d’une nature toute differente prennent leur nourriture du tronc & se tiennent ensemble », celui-ci renvoyant manifestement à l’« Entendement ». A. Savérien, Dic- tionnaire, I, « Plan de cet Ouvrage », p. xix 16. Explication détaillée, Enc., I, p. xlix. 17. Les deux termes apparaissent dans le « Systême figuré » et D’Alembert sem- ble éluder la différence. Voir P. Crépel, « La physique dans l’Encyclopédie », RDE, 40-41, 2006, p. 251-283. Sur cette question, voir I. Passeron, « D’Alembert refait le MONDE (Phys.) Parcours dans les mathématiques mixtes », RDE, 40-41, 2006, p. 155-177. 18. Dans sa préface, Savérien recourt à l’appellation « sciences physico- mathématiques » alors que le « systême figuré » utilise l’expression « mathématiques mixtes ». Il n’existe pas d’entrée « physico-mathématiques » et à MATHEMATIQUE, Savérien évoque la « Mathématique pure ou simple » (comprenant l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie et la trigonométrie) et « les autres parties des Mathématiques [qui] sont des parties prises des autres sciences & perfectionnées par la Mathématique. C’est ainsi qu’on a tiré de la Physique, la Mécanique ; de la Statique, la Dynamique ; de l’Hydraulique, l’Hydrostatique ; de l’Optique, la Catoptrique [...] de la Poli- tique, l’Architecture civile & militaire. Toutes ces Sciences réunies forment ce qu’on appelle les Mathématiques ». A. Savérien, Dictionnaire, II, MATHEMATIQUE, p. 123b-124a. 278 christophe schmit ont de propriétés sensibles », à savoir celles dévoilées par les cinq sens19. Savérien décrit la genèse des connaissances à partir de ceux-ci et, sous la forme les notes marginales, renvoie aux domaines et articles concernés. Ainsi, « l’examen des corps » commence par la vue et la nécessité qu’ils soient éclairés nous faisant nous poser « la premiere question qui s’offre à l’esprit », à savoir la nature de la « Lumiere », puis vient la contemplation des « Couleurs ». Ensuite, le tact conduit au « Froid »etau«Chaud », à l’appréhension de l’« Elasticité », de la « Fluidité ». Cette « PHYSIQUE » inclut aussi « L’Optique » qui comprend « Les Chambres obscures », « La Perspective », « La Diop- trique ». Ces différents termes apparaissent dans la marge ; pour leurs graphies, les grandes capitales définissent une des trois branches (mathématiques pures, mixtes ou physique) du « Systême figuré », les petites capitales des noms de domaines qu’elles comprennent, les lettres droites (« La Dioptrique ») des sous-catégories propres à ces domaines, les italiques les ultimes ramifications. Ces dernières, présen- tent dans le « Tableau », n’apparaissent pas nécessairement dans le « Systême figuré » (ainsi de « Les Chambres obscures », « Les Telesco- pes », etc.), de même que certaines sous-catégories (« Météores »)20 ;il s’agit là de renvois plus spécifiques aux articles. Le contenu ci-dessus évoqué de cette « PHYSIQUE » s’avère contradictoire avec le classement du « Système figuré ». La « PHYSI- QUE » englobe ainsi l’« Optique » ou « La Dioptrique », « Catoptri- que », de même que la « Physique expérimentale » qui, pour sa part, comprend notamment « La Pyrotechnie », « L’Aérometrie », « La Pneumatique », « Les feux d’Artifice »21 : or, le « Systême » place tous ces éléments dans les mathématiques mixtes (voir Annexe I). Les contours de cette physique demeurent ainsi incertains et probablement se déterminent-ils par défaut. En effet, la recherche des causes, qui constitue l’objet des sciences physico-mathématiques, ne se dissocie pas de l’énoncé de lois mathématisées : sans doute cet aspect trace-t-il la ligne de partage entre la physique qui se définirait comme ce qui demeure insuffisamment mathématisée par rapport aux autres scien- ces22. Réduisant la physique expérimentale aux « observations & experiences », Savérien mentionne alors « l’embarras » du physicien, la nécessité de « hasarder », et illustre son propos par la démarche du

19. Ibid., I, « Plan de cet Ouvrage », p. v. 20. Pour tous ces termes placés dans la marge de l’ouvrage, ibid., p. v-viij. 21. Ibid., p. viij-ix. 22. De telles remarques valent pour la classification dans la rubrique « physique » des articles de l’Encyclopédie. Sur ce point, voir la conclusion de P. Crépel, « La physique », op. cit. méchanique, statique, dynamique 279 physicien au sujet de « l’Aiman » et de ses propriétés, démarche qu’il distingue de la recherche des causes23. De même, D’Alembert distin- gue la « Physique générale & expérimentale » des « Sciences Physico- Mathématiques » par le fait que les premières constituent un « recueil raisonné d’expériences & d’observations » quand les autres « par l’application des calculs mathématiques à l’expérience, déduisent quelquefois d’une seule & unique observation un grand nombre de conséquences qui tiennent de bien près par leur certitude aux vérités géométriques ». Aussi, à mesure que l’objet étudié s’avère plus difficile et vaste, la réduction au plus petit nombre de principes s’avère « péni- ble », D’Alembert prend le cas de « l’Aimant » dont la diversité des « propriétés singulières » masque « la cause physique » d’où elles tirent leur origine24. Tout en dressant une classification du savoir différente de celle de l’Encyclopédie, la préface du Dictionnaire Universel porte ainsi ponc- tuellement la trace d’une influence25 ; qu’en est-il concernant la méca- nique ? Celle-ci, qui apparaît sans ambiguïté dans les mathématiques mixtes, se définit ainsi : MECANIQUE. C’est la Science qui apprend par quels moïens on peut augmenter l’effort d’une puissance. Elle enseigne donc les loix du mouve- ment, les effets des puissances ou des forces mouvantes, en tant qu’elles sont appliquées à des machines. On appelle Puissance ou Force mouvante l’action d’une cause qui tend à mouvoir un corps. Quoique cette science, soit, comme on voit, très-étendue, & que sa théorie dépende de celle du mouve- ment des machines simples telles que le lévier, le coin, la vis, le plan incliné, &c. cependant voici a quoi elle se réduit, & quels en sont les principes généraux26. Cette mécanique se « réduit », selon Savérien, au parallélo- gramme des forces permettant d’obtenir les conditions d’équilibre sur les machines, et ce dans le droit fil de la Nouvelle Méchanique, ou Statique, de Varignon27. Tout en soulignant sa grande étendue et mettant l’accent sur son aspect théorique, ce premier sens reste ici assez lié aux machines. Savérien ajoute cependant que la Mécanique est une science toute moderne. La connoissance des Anciens sur cette partie des Mathématiques, étoit trop limitée pour mériter le nom de

23. Savérien, Dictionnaire, I, « Plan de cet Ouvrage », p. viij-ix. 24. Discours préliminaire, Enc., I, vj-vii. 25. Une comparaison mériterait d’être menée entre les articles du Dictionnaire Universel et les deux premiers tomes (1751 et 1752) de l’Encyclopédie. 26. Ibid., II, MECANIQUE, p. 135b-136a. 27. Ibid., p. 136a-137b. 280 christophe schmit

Mécanique. Elle se reduisoit à la seule pratique des machines simples [...] Et la Mécanique a été poussée au point où elle est aujourd’hui par les décou- vertes [...] des loix du mouvement & de la décomposition des forces, à quoi cette science se réduit comme on vient de voir28. L’évolution de la discipline conduit à « des loix du mouvement » et « décomposition des forces » qui en définissent le contenu de la mécanique et ce en quoi elle peut se « réduire ». L’entrée DYNA- MIQUE apporte des précisions sur cette « réduction » : DYNAMIQUE. Ce terme dans sa signification propre, exprime la science des puissances ou causes motrices, mais les Mathématiciens entendent par ce mot la science du mouvement des corps qui agissent les uns sur les autres d’une manière quelconque. Ainsi on peut rapporter à la Dynamique la théorie des centres de rotation, d’oscillation, les loix du mouvement des corps & principalement d’un systême de plusieurs corps ; celles du choc &c.29 Savérien fait aussi de la dynamique « une partie de la Mécanique dont la fin est l’art d’augmenter l’effort d’une puissance. (voïez MECANIQUE) »30, écrit qu’elle « est opposée à la statique qui est la science de l’équilibre des corps. (voïez STATIQUE) »31,etque « M. D’Alembert est peut-être le seul, qui ait publié un Traité de Dynamique » faisant référence à l’ouvrage de 174332. Il évoque les autres mathématiciens qui « se sont bornés à des problêmes particu- liers, sans s’attacher à réduire en forme les principes qui les dirigeoient dans leur solution », et mentionne alors Jean Bernoulli et note que « M. Hughens en avoit déjà résolu plusieurs [des problèmes], & je ne sache pas qu’avant lui la Dynamique, telle que je l’entends ici, fût connue », propos proches de ceux de D’Alembert dans son Traité33.

28. Ibid., p. 137a. 29. Ibid., DYNAMIQUE, I, p. 295b. 30. Ibid. 31. Ibid. L’article STATIQUE énonce ce qui a été rencontré jusqu’à présent, à savoir « la science de la pésanteur des corps ». Savérien écrit par ailleurs qu’« elle traite particulierement du centre de gravité, de l’équilibre des corps, & des mouvemens qui dépendent de la pésanteur ». Les lois de l’équilibre, celles de la gravité et « celle de la force des corps en repos » connues, « les fondemens de la Statique seront connus ». Ibid., II, p. 421a. L’entrée EQUILIBRE stipule qu’il s’agit d’un « terme de Statique. Ega- lité des puissances ou poids », ce qui tend à généraliser l’usage du mot statique à autre chose que la science de la pesanteur (à savoir celle des puissances en général) ainsi qu’à renforcer cette idée que ce domaine traite de l’équilibre. Ibid., EQUILIBRE, I, p. 351a. 32. Ibid., DYNAMIQUE, I, p. 295b. 33. Ibid. VoirD’Alembert, Traité de dynamique, Paris, David l’aîné, 1743, art. 154, p. 169. méchanique, statique, dynamique 281

Trois types d’actions permettent de caractériser cette science : celle immédiate d’un corps sur un autre (renvoi à l’entrée CHOC), celle par « l’interposition de quelque corps ausquels ils sont attachés », une dernière par « une vertu d’attraction, de gravitation, de pésanteur » (renvois à ATTRACTION, GRAVITATION et SYSTEME DU MONDE)34. Il n’évoque que ce second type d’interaction et énonce alors le « Problême général » de D’Alembert, soit le principe dit de D’Alembert, lequel développe justement cette réduction d’une méca- nique aux lois de l’inertie, de l’équilibre et de la composition de mouvement35. La mécanique englobe la statique pour laquelle manifestement le parallélogramme des forces semble l’instrument privilégié36,etla dynamique entendue comme science des puissances et des systèmes de corps ; ilyaenquelque sorte un double processus de réduction, celle de la science des machines à des lois générales puis, dans une filiation dalembertienne, celle des systèmes à la science de l’équilibre. Savérien paraît ainsi redevable tout à la fois à l’Encyclopédie et au Traité de dynamique. Le contenu de MECHANIQUE du Dictionnaire de Trévoux de 1771 comprend celui des éditions précédentes, stable jusqu’en 1752, avec cette distinction entre « méchanique générale » et « méchanique particulière » évoquée dans la première partie de cette étude. Se retrouve aussi la définition de DYNAMIQUE de 1752, avec dans la liste des auteurs l’ajout du nom « d’Alembert » immédiatement après « Euler », et avec cette précision que

34. Ibid., DYNAMIQUE, I, p. 295b 35. Ibid., p. 295b-296a. Concernant le Traité de dynamique, Savérien écrit que « les principes de cette science (la dynamique) n’y sont exposés & appliqués qu’à la seconde partie de son (D’Alembert) Ouvrage ; & la Dynamique proprement dite n’y est développée que dans cette partie ». D’Alembert énonce des lois du mouvement dans la première partie de son livre qu’il applique ensuite par le biais de son principe à une série de problèmes de systèmes à liaisons contenus dans la seconde partie. Savérien semble ainsi réduire la dynamique à l’interaction des corps encore qu’il évoque dans sa définition du terme « les loix du mouvement des corps », lesquelles peuvent s’énoncer indépendamment de tels systèmes. Dans MOUVEMENT, Savérien énonce des « regles générales du Mouvement » comprenant le principe d’inertie ainsi que la proportionnalité entre changement de mouvement et « forces mou- vantes » agissantes, autrement dit deux lois newtoniennes. Ibid., MOUVEMENT, II, p. 189a-189b. 36. Curieusement, EQUILIBRE ne mentionne pas de compositions de forces mais seulement les conditions d’équilibre basée sur la loi du levier. Par contre, si l’entrée LEVIER énonce effectivement à nouveau cette loi, l’égalité de moments statiques se déduit du parallélogramme des forces. Ibid., EQUILIBRE, I, p. 351a-351b, et LEVIER, II, p. 63b-64a. 282 christophe schmit

ce mot se dit plus particulièrement aujourd’hui, parmi les Géomètres, de la science du mouvement des corps qui agissent les uns sur les autres, de quelque manière que ce soit, soit en se poussant soit en se tirant.37 Ceci correspond à un passage de DYNAMIQUE de l’Encyclopé- die. Par ailleurs, STATIQUE se voit considérablement modifiée par rapport aux précédentes éditions, STATIQUE, s. f., Partie de la Mécanique qui a pour objet l’équilibre des corps solides, ou des puissances qui agissent les unes sur les autres. On donne particulièrement le nom de Mécanique à la partie qui traite du mouvement, & celui de Statique à celle qui traite de leur équilibre. La statique se divise en deux parties, dont l’une conserve le nom de Statique, qui a pour objet l’équilibre des corps solides ; l’autre s’appelle hydrostati- que, qui a pour objet tantôt des corps solides avec les fluides, tantôt l’équilibrede deux fluides homogènes, tantôt l’équilibre de deux fluides hétérogènes. La Statique considère les différentes machines tant simples que composées, le levier, la poulie, le plan incliné, &c. Elle consiste purement dans la théorie, au lieu de que la Mécanique consiste dans la pratique & la construction des machines, suivant les lois de la Statique. Le P. Pardies Jésuite a traité de la Statique. Nous avons sur cette matière un excellent Ouvrage de M. Varignon, intitulé, Nouvelle Mécanique. Le mot vient de Statique vient du Latin, stere, être en repos, parce que l’effet de l’équilibre est le repos dans les corps, quoiqu’ils conservent leur tendance au mouvement38. La statique correspond à la science de l’équilibre, le dictionnaire reconduisant le sens mais aussi les divisions selon la nature des corps rencontrés dans l’Encyclopédie ; « l’excellent Ouvrage de M. Varignon » fait écho aux propos de D’Alembert affirmant que « l’ouvrage le plus étendu que nous ayons sur la statique, est la nouvelle méchanique de M. Varignon »39. Dès lors, la mécanique réunissant les deux catégories mécanique générale et particulière comprend à la fois la science du mouvement et de l’équilibre, identifiables à la dynamique (étude des forces et des systèmes à liaisons) et à la statique ; le vocable « mécani- que » peut aussi s’employer en rapport à son étymologie puisque «Mécaniqueconsistedanslapratique&laconstructiondesmachines». MECHANIQUE dans l’Encyclopédie d’Yverdon contient les deux paragraphes de la vedette homonyme de l’Encyclopédie reproduits

37. Dictionnaire françois & latin, op. cit., 1771, tome troisième, DYNAMIQUE, p. 502b. 38. Ibid., tome septième, 843a-843b. 39. STATIQUE, Enc., XV, 496b. méchanique, statique, dynamique 283 dans la première partie de cette étude. L’entrée contient aussi un passage sur les « principaux traits de l’histoire de la mécha- nique », absent du texte de D’Alembert, puis reprend la partie de l’article de l’Encyclopédie où D’Alembert expose sa conception du mouvement, et les trois principes de son Traité de dynamique40. DYNAMIQUE et STATIQUE reconduisent les définitions de l’Encyclopédie41. Les tomes de Mathématiques de l’Encyclopédie Méthodique repro- duisent les contenus de ces trois articles42, de même pour le Diction- naire raisonné de physique de 1781 de Brisson, les extraits de l’Ency- clopédie figurant entre crochets43. Sigaud de Lafond, dans son Dictionnaire de physique de 1781, identifie aussi la statique à la science de l’équilibre et reprend cette classification selon la nature des objets, la statique pour les corps, par ailleurs « vulgairement, mais improprement » dénommée « Méchani- que », et l’hydrostatique pour les fluides44. La dynamique est la « par- tie de la Physique qui s’occupe des forces, ou des puissances qui mettent les corps en mouvement », et « on peut donc regarder comme partie de la dynamique tout ce qui a rapport au mouvement des corps »45. La mécanique

40. Encyclopédie ou Dictionnaire Universel Raisonné des Connoissances Humaines, dite Encyclopédie d’Yverdon, 1773, t. XXVIII, p. 32a-46b. Voir MECHANIQUE, Enc., X, 224b-226a. 41. Encyclopédie ou Dictionnaire Universel Raisonné, op. cit., 1772, t. XIV, DYNAMIQUE, 712a-714b et 1775, t. XXXIX, STATIQUE, 277b-278a. 42. Encyclopédie Méthodique, Mathématiques, Paris, Liège, Pankoucke, Plom- teux, 1784, tome premier, DYNAMIQUE, p. 567b-569a ; tome second, 1785, MECHANIQUE, p. 370a-375b ; tome troisième, 1789, STATIQUE, p. 71a. Les ajouts dans ces articles, par rapport à ceux de l’Encyclopédie, portent sur des références bibliographiques invitant à consulter les ouvrages de mécanique de Bossut, Euler et D’Alembert. 43. Mathurin Jacques Brisson, Dictionnaire raisonné de toutes les parties de la physique, Paris, 1781, tome premier, DYNAMIQUE, p. 489b, Brisson ne conserve de la définition de l’Encyclopédie que le premier et les deux derniers paragraphes de l’extrait donné dans cet article ; tome second, MECHANIQUE, p. 117a-123b et STATIQUE, p. 601b-602a. 44. Joseph Aignan Sigaud de Lafond, Dictionnaire de Physique, Paris, 1781, tome quatrième, p. 275:«STATIQUE.Estune partie de la Méchanique, qui traite de l’équilibre des corps. On la divise communément en deux parties, vu la diversité des corps dont elle expose les loix de l’équilibre. Elle conserve le nom de Statique, lorsqu’elle traite de l’équilibre des solides ; & c’est ce qu’on appelle vulgairement, mais improprement à la vérité, Méchanique [...] On la nomme Hydrostatique, lorsqu’elle expose les loix de l’équilibre des liqueurs ». 45. Ibid., tome second, p. 84. 284 christophe schmit

s’occupe de la considération du mouvement & des forces motrices de la Nature. Cette science fournit une multitude de moyens qu’on peut employer favorablement pour augmenter les forces de la Nature : aussi plusieurs appellent-ils la Méchanique, l’art des forces mouvantes.46 Suit un développement historique évoquant, notamment, des travaux sur la science des machines depuis l’Antiquité jusqu’à ceux de Stévin, ceux de Galilée qui « posa le premier le fondement de la Méchanique », les règles du choc de Descartes, les recherches sur le choc de Wallis à Jean Bernoulli, il fait référence aux études de Huygens sur les forces centrifuges et des centres d’oscillation, à Newton et à ses « loix méchaniques des mouvemens curvilignes »,puis à « un célèbre Mathématicien », à savoir Leibniz non nommé, qui « vint porter le flambeau de la discorde dans une société de Savans, dont les travaux concouroient au même but », référence à la querelle dite des forces vives ; Sigaud évoque le « schisme », la « dispute de mots », par ailleurs « mal fondée », « dispute » qualifiée de « futile »47. Il remar- que alors que malgré ce bouleversement général, & ces contestations si animées, la Méchanique cependant ne fut point totalement abandonnée. On résolut pendant ce tems plusieurs problêmes difficiles concernant le choc des corps, les centres d’oscillation, de rotations, & on établit les loix du mouvement d’un systême composé de plusieurs corps48. Le jugement sur la querelle des forces vives se fait selon le voca- bulaire de D’Alembert49. Dans ce tableau de l’évolution de la mécani- que se dessine en creux la définition même de la discipline qu’il faut entendre comme la science des machines, puis celle incluant une cinématique, une étude des forces et des collisions, enfin les « systèmes composés ». Elle recouvre alors bien la statique, science de l’équilibre, et la dynamique qui comprend les forces, comme l’écrit explicitement Sigaud, mais aussi les « systêmes composés ». Ces différentes définitions semblent donc s’accorder à faire de la mécanique une science générale du mouvement et de l’équilibre

46. Ibid., MECHANIQUE, tome troisième, p. 126. 47. Sur ce développement historique, ibid., p. 127-137. 48. Ibid., p. 137. 49. D’Alembert évoque « une espece de schisme entre les savans sur la mesure des forces » ou encore « une discussion métaphysique très-futile, ou [...] une dispute de mots plus indigne encore d’occuper des Philosophes ». Voir Force vive, ou Force des Corps en mouvement, Enc., VII, 112b-114b. Cet article reprend en partie ce qui figure dans D’Alembert, Traité (1743), Préface, p. xvj-xxij. L’évocation du « schisme » ne figure pas dans les éditions de 1743 et 1758 du Traité. méchanique, statique, dynamique 285 englobant ainsi statique (pour l’équilibre) et dynamique (pour les forces et les systèmes) ; sens et répartition présents dans l’Encyclopé- die, semblant stabilisés dans la seconde moitié du siècle, et pour une large part dus à D’Alembert, ce qui nous conduit à examiner la circulation des savoirs entre le Traité de dynamique et le Dictionnaire raisonné.

Le Traité de dynamique dans l’Encyclopédie

Dans la Préface de son Traité, D’Alembert écrit vouloir « reculer les limites de la Méchanique »50, et « perfectionner & augmenter » la « dynamique », « terme fort usité aujourd’hui parmi les Savans, pour signifier la Science du Mouvement des Corps, qui agissent les uns sur les autres d’une maniére quelconque », définition identique à celle de l’entrée DYNAMIQUE de l’Encyclopédie51. Il souligne que les savants « n’ont résolus jusqu’à présent qu’un très-petit nombre de Problêmes de ce genre, & seulement dans des cas particuliers »52 et propose une « méthode fort simple & fort directe » afin de « résoudre toutes les questions de Dynamique »53 qui est le principe dit de D’Alembert, dénommé « Principe général » ou « Méthode générale »54. Ce projet s’appuie tout d’abord sur un examen des fondements de la mécanique dans le but d’en « applanir l’abord »55. Le savant estime la plupart des principes mécaniques « ou obscurs par eux-mêmes, ou énoncés & démontrés d’une maniére obscure », constat l’incitant à les « déduire [...] des notions les plus claires »56. Il prétend leur conférer toute « la clarté & la simplicité » possibles en les démontrant « à l’aide de la considération seule du Mouvement »57. Trois principes permettent alors de régir les comportements des corps en interaction ou non : celui de la force d’inertie (le principe d’inertie) ; celui de la composition des mouvements permettant la détermination de la trajectoire et de la vitesse d’un mobile soumis à une ou plusieurs causes motrices ; enfin celui de l’équilibre, survenant lorsque deux corps de même quantité de mouvements et de sens opposés se choquent. Ces principes, tout comme, notamment, les lois du choc qu’ils permettent d’établir,

50. D’Alembert, Traité (1743), Préface,p.iv. 51. Ibid., p. xxiij. D’Alembert précise aussi que « ce nom [...] signifie proprement la Science des puissances ou causes motrices ». 52. Ibid., p. xxiij-xxiv. 53. Ibid.,p.xxiv. 54. Ibid., p. 49-50. 55. Ibid., p. iv. 56. Ibid.,p.iv. 57. Ibid., p. xvj. 286 christophe schmit reçoivent alors le statut de vérités nécessaires58. Leur combinaison donne naissance au « Principe général ». Pour réaliser cette refonte de la mécanique, D’Alembert rejette « les causes motrices, pour n’envisager que le Mouvement qu’elles produisent » et récuse l’usage de « forces inhérentes » au mobile qualifiées d’« êtres obscurs & Métaphysiques »59. Il refuse toute approche causale dénonçant ainsi « cet axiôme vague & obscur, que l’effet est proportionnel à sa cause » qui sert de fondement à la mesure de la force accélératrice60 et de point de départ à la querelle des forces vives61. La force accélératrice n’exprime que le rapport d’un élément de vitesse à un autre de temps et devient une simple définition. Par ailleurs, la mesure de la force d’un corps en mouvement conduit à la querelle des forces vives, vaine polémique puisque la force ne consiste qu’en la capacité à vaincre un obstacle ou à lui résister : selon ce dernier, elle peut s’estimer par une quantité de mouvement ou par le produit de la masse du mobile par le carré de sa vitesse ; la force n’exprimant qu’un effet, D’Alembert ne voit pas d’« inconvénient » à la coexistence de ces deux mesures62. Si la force accélératrice et les forces vives apparaissent dans le Traité, c’est uniquement dans un sens mathématique et elles se voient réduites à un simple nom résumant un effet mesuré. Où ces différents éléments (définitions de concepts, démons- trations de principes, critiques des fondements traditionnels de la mécanique, notamment refus d’une mécanique causale) apparais- sent-ils dans l’Encyclopédie et que doit le Dictionnaire raisonné au Traité ? Le moteur de recherche de ARTFL Encyclopédie Project, en entrant l’ensemble des mots « TRAITE DE DYNAMIQUE », donne 29 occurrences réparties en 19 articles. Le tableau ci-dessous contient les différentes formes de renvois au Traité et les thèmes abordés :

58. Sur la critique des principes obscurs, le cadre conceptuel du Traité (espace, temps, mouvement, corps), les démonstrations de principes et leur statut modal, voir A. Firode, La dynamique de D’Alembert, Montréal/Paris, Bellarmin/Vrin, 2001, p. 35-116. 59. D’Alembert, Traité, 1743, Préface, p. xvj. 60. Ibid., p. xj. 61. Cause, Enc., II, p. 790b : « il y a beaucoup d’apparence que si on ne s’étoit jamais avisé de dire que les effets sont proportionnels à leurs causes, on n’eût jamais disputé sur les forces vives [...] Car tout le monde convient des effets. Que n’en restoit-on là ? Mais on a voulu subtiliser, & on a tout brouillé au lieu d’éclaircir ». 62. Ibid., Préface,p.xx. méchanique, statique, dynamique 287

Adresses et entrées Formes du renvoi et sujets concernés BALANCE « L’auteur du traité de Dynamique, imprimé à Paris en 1743, a réduit l’équilibre dans le levier courbe à l’équilibre de deux puissances égales & directement opposées »63. Cause, en Méchanique & en Phy- « Je l’ai fait voir, article 119 de mon traité de sique dynamique, & je vais le répéter ici en peu de mots »64. Centre de gravité ¢ « On peut voir la démonstration de cette proposition dans le traité de Dynamique,à Paris 1743, part. II, ch. ij. L’auteur de cet ouvrage paroît être le premier qui ait donné cette démonstration d’une manière générale & rigoureuse » ; ¢ « Au reste la démonstration donnée dans le traité de Dynamique déjà cité, est géné- rale »65. Centre spontanée de rotation « La démonstration de ces propositions seroit trop longue & trop difficile, pour être insérée dans un ouvrage tel que celui-ci : ceux qui en seront curieux pourront la trouver dans le Traité de Dynamique, imprimé à Paris en 1743, art. 138 »66. 63 64 65 66

63. BALANCE, Enc., II, 25b. D’Alembert mentionne ici la démonstration de l’équilibre du levier droit à partir d’un levier courbe figurant dans le Traité (1743), art. 47, p. 45-47, sans en donner de résumé. 64. Cause, Enc., II, 790a. Ce passage précède une critique de l’axiome de propor- tionnalité des effets à leurs causes proche de celle figurant dans le Traité. D’Alembert se trompe ici, il s’agit de l’art. 127, p. 139-140 et non du 119. Pour la correspondance entre CAUSE et le Traité, voir Annexe II. 65. Centre de gravité, Enc., II, 826a. D’Alembert évoque la constance de l’état de mouvement ou de repos du centre de gravité d’un système de corps en interaction ; il énonce ici la proposition sans s’attacher à sa démontration. Cette dernière figure dans D’Alembert, Traité (1743), art. 64, art. 66 et art. 69 p. 63-66. 66. Centre spontanée de rotation, Enc., II, 827a. Il s’agit du « point autour duquel tourne un corps qui a été en liberté, & qui a été frappé suivant une direction qui ne passe pas par son centre de gravité ». Les propositions en questions consistent à établir que le centre de gravité C du corps se meut selon la direction de l’impulsion avec la même vitesse que si cette force avait agit directement en C, puis que le corps tourne autour du point C avec la même vitesse et dans le même sens que ce que provoquerait la seule action de l’impulsion, en supposant C fixe. Ibid. Voir D’Alembert, Traité (1743), art. 138, p. 145-147. 288 christophe schmit

Composition du mouvement ¢ « L’auteur du traité de Dynamique, imprimé à Paris en 1743, a aussi essayé de démontrer en toute rigueur le principe de la composition des mouvemens »67. Courbe polygone ¢ « Voyez aussi l’hist. de l’acad. en 1722. & mon traité de dynamique, page 20. article 30. & page 30. article 26 »68. Calcul différentiel ¢ « V. Courbe polygone au mot Courbe, l’histoire de l’acad. des scien. De 1722. & mon traité de dynamique, I. partie, à l’article forces centrales »69. DYNAMIQUE ¢ « J’ai fait imprimer en 1743 un traité de dynamique, où je donne un principe général » ; ¢ « Je crois pouvoir assûrer qu’il n’y a aucun problème de dynamique, qu’on ne résolve facilement & presque en se joüant, au moyen de ce principe, ou du moins qu’on ne réduise facilement en équation [...] On s’en convain- cra de ce que j’avance ici, en lisant les différens problèmes de mon traité de Dyna- mique »; ¢ « Depuis la publication de mon traité de Dynamique, en 1743, j’ai eu fréquemment l’occasion d’en appliquer le principe »70. 67 68 69 70

67. Composition du mouvement, Enc., III, 770b. Suit après cette mention un résumé de la méthode pour démontrer la loi de composition avec l’indication « on peut voir ce raisonnement plus développé dans l’ouvrage que nous venons de citer ». Voir D’Alembert Traité (1743), art. 21, p. 22-24. 68. Courbe polygone, Enc., IV, 387b. Le renvoi concerne la distinction entre « courbe polygone » et « courbe rigoureuse » dans le calcul et la comparaison des forces entre elles et D’Alembert résume ici le contenu du Traité (1743), op. cit., art. 20, p. 20-22 et art. 26, p. 27-30. 69. Calcul différentiel, Enc., IV, 988a. Propos rappelant brièvement un calcul de Newton qui « a confondu la courbe polygone avec la rigoureuse » entraînant une erreur d’un facteur 2 dans un calcul de l’écart entre tangente et courbe (voir note précédente) ; D’Alembert renvoi à l’art. 20, p. 20-22 de son Traité (1743). 70. DYNAMIQUE, Enc., V, 175a-175b. Les deux premières citations se réfèrent au « Principe général » énoncé dans le Traité dont la seconde partie développe de nombreuses applications. Voir Traité (1743), art. 50, p. 50-51. Pour les correspondances entre cet article et le Traité, voir Annexe II. méchanique, statique, dynamique 289

EQUILIBRE ¢ « Dans mon traité de Dynamique, imprimé en 1743, page 37 & suiv. j’ai tâché de démon- trer rigoureusement la proposition dont il s’agit, & j’y renvoye mes lecteurs » ; ¢ « [...] en suivant la méthode de l’endroit cité dans notre traité de Dynamique »71. Force vive, ou Force des Corps « Ce que nous venons de dire sur la fameuse en mouvement question des forces vives, est tiré de la préface de notre traité de Dynamique, imprimé en 1743 »72. Conservation des forces vives ¢ « Dans mon traité de Dynamique imprimé en 1743, j’ai démontré le principe de la conservation des forces vives dans tous les cas possibles » ; ¢ « [...] quoique le mémoire de M. Clairaut soit imprimé dans le vol. de 1742, & que mon traité de Dynamique n’ait paru qu’en 1743, cependant ce mémoire & ce traité ont été pré- sentés tous deux le même jour à l’académie » ; ¢ « [...] il me semble, si une prévention trop favorable pour mon propre travail ne m’en impose point, que j’ai donné le premier dans mon traité de Dynamique une méthode géné- rale & directe pour résoudre toutes les ques- tions imaginables de ce genre, sans y employer le principe de la conservation des forces vives, ni aucun autre principe indirect & secondaire »73. 71 72 73

71. EQUILIBRE, Enc., V, 873b. Il s’agit dans les deux cas de la démonstration de la loi de l’équilibre impliquant la collision de deux corps de même quantité de mouvement. Voir Traité (1743), art. 39, p. 37-40. Pour les liens entre EQUILIBRE et le Traité, voir Annexe II. 72. Force vive, ou Force des Corps en mouvement, Enc., V, 114a. D’Alembert conclut ici un passage repris du Traité (1743). Voir Annexe II pour une confrontation entre Force vive et le Traité. 73. Conservation des forces vives, Enc., V, 115a-115b. La première citation se poursuit par un bref résumé du principe au fondement des démonstrations de la loi de conservation des forces vives figurant aux art. 155 à 172, p. 169-183 du Traité (1743) ; démonstrations absentes dans l’article. Le second passage concerne une question de priorité, Alexis Claude Clairaut établissant le principe de conservation dans Sur quelques Principes qui donnent la Solution d’un grand nombre de Problèmes de Dynami- que, dans Histoire de l’Académie Royale des Sciences. Année M. DCCXLII, Paris, Imprimerie Royale, 1745, p. 1-52. 290 christophe schmit

Forces accélératrices ¢ « [...] sur quoi voyez mon traité de Dynami- que, articles 19 & 20 »; ¢ « Voyez l’article Accélératrice & mon traité de Dynamique déjà cités ».74 HYDRODYNAMIQUE « [...] c’est une suite du Traité de Dynamique que j’avois publié en 1743 »75. LUNE « On peut voir les preuves de tout cela dans mes recherches sur le système du monde,pre- miere & troisieme parties, & dans un écrit inséré à la fin de la seconde édition de mon traité de dynamique, en réponse à quelque objections qui m’avoient été faites sur ce sujet »76. OSCILLATION ¢ « [...] comme je l’ai démontré dans mon traité de dynamique, I. II. c.iij. probl. I. »; ¢ « Voyez sur cela mon traité de dynamique, I. II. c.iij. probl. I »77. PERCUSSION ¢ « Voyez sur la nécessité ou la contingence des lois du mouvement, la préface de la nou- velle édition de mon traité de Dynamique, 1759 » ; ¢ « Sur les lois de la percussion des corps irréguliers, élastique ou non, voyez mon traité de Dynamique. J’y ai déterminé, art. 169. de la seconde édition les lois de cette percussion par une méthode fort simple » ; 74 75 76 77

74. forces accélératrices, Enc., VII, 118a. Il s’agit ici d’un résumé d’expres- sions analytiques des forces accélératrices et de positions épistémologiques apparais- sant dans le Traité, D’Alembert insistant sur le fait qu’une relation du type o⎢dt2 = fidde, qui revient à o⎢dt = fidu, « n’est point un principe de méchanique, comme bien des auteurs le croyent, mais une simple définition ». Pour une critique semblable, Voir D’Alembert, Traité (1743), art. 19 et 20 p. 16-22. 75. HYDRODYNAMIQUE, Enc., VIII, 371b. D’Alembert évoque ici son Traité de l’équilibre & du mouvement des fluides publié en 1744. 76. LUNE, Enc., IX, 736a. La seconde édition du Traité contient un texte de 13 pages placé en fin de volume visant à justifier des approximations mathématiques concernant le calcul des tables de la lune tel qu’il apparaît dans ses Recherches sur le système du Monde publiées en 1756. 77. OSCILLATION, Enc., XI, 680a. La première mention porte sur la possibilité de simplifier la méthode utilisée par Jean Bernoulli pour résoudre le problème du centre d’oscillation, simplification figurant dans le Traité (1743), art. 75, p. 70-72. La seconde consiste, après avoir résumé la méthode et le calcul de détermination des centres d’oscillation du Traité àrenvoyeràcelivre.VoirTraité (1743), art. 73, 74 p. 69-70. méchanique, statique, dynamique 291

¢ « On peut voir sur cela un plus grand détail dans l’article cité de mon traité de Dynami- que »78. PROJECTILE « Je crois avoir prouvé dans mon traité de Dynamique, que l’existence du mouvement une fois supposée, un mobile qui a reçu quel- que impulsion, doit continuer à se mouvoir toujours uniformément en ligne droite, tant que rien ne l’en empêche »79. Situation « Il seroit à souhaiter que l’on trouvât moyen de faire entrer la situation dans le calcul des problèmes [...] mais l’état & la nature de l’analyse algébrique ne paroissent pas le per- mettre. Voyez sur cela mon traité de dynami- que, seconde édition, article 176 »80. VITESSE « [...]onpeutvoiraussisurcesujetnotre traité de dynamique, premiere partie vers la fin »81. 78 79 80 81

78. PERCUSSION, Enc., XII, 331b et 334b-335a pour ces citations. Le premier renvoi fait suite à un développement, absent du Traité, relatif à l’unicité de la loi d’équilibre : cette question est traitée sous une forme différente dans Traité (1758), Discours préliminaire, p. xxiv-xxx. Dans la deuxième et troisième citation, D’Alembert donne un résumé de sa méthode d’étude de collisions de corps irrégulier présente dans son Traité (1758), art. 169, p. 219-221. 79. PROJECTILE, Enc., XIII, 437b. Il s’agit ici d’un simple renvoi, sans en résumer la démonstration, au Traité (1758), art. 6, p. 4-6 relatif à la « force d’inertie », à savoir au principe d’inertie. 80. Situation, Enc., XV, 232a. D’Alembert note qu’« il est certain que l’analyse de situation est une chose qui manque à l’algebre ordinaire. C’est le défaut de cette analyse, qui fait qu’un problème paroît souvent avoir plus de solutions qu’il n’en doit avoir dans les circonstances limitées où on le considere » ; il évoque alors l’« abondance de l’algebre qui donne ce qu’on ne lui demande pas », soulignant aussi, qu’« elle fait souvent qu’un problème qui n’a réellement qu’une solution en prenant son énoncé à la rigueur, se trouve renfermé dans une équation de plusieurs dimensions, & par-là ne peut en quelque maniere être résolu ». D’Alembert mentionne ici l’art. 176 sans en détailler le contenu. Il s’agit de la mise en équation d’un problème (D’Alembert prend l’exemple du choc d’un corps contre quatre autres) selon certaines conditions (un mouvement final commun et un équilibre en tenant compte des seules quantités de mouvement perdues et gagnées) qui peut donner des expressions qui « ne s’accordent pas toujours avec la nature du Problême, & peuvent même conduire à une solution fausse, si on ne les applique comme il faut à la question proposée » ; le calcul ne pouvant alors rendre compte de toutes ces conditions, seules les solutions qu’il apporte permettent de déterminer si elles sont remplies. Voir Traité (1758), art. 176, p. 231-232. 81. VITESSE, Enc., XVII, 360b. Ce passage concerne le mouvement d’un corps sur des plans contigus qui ne respecte pas la loi de chute libre (la vitesse acquise le long des 292 christophe schmit

Une recherche complémentaire portant sur le nombre d’occur- rences du mot « dynamique » qui apparaît 89 fois82, permet d’affiner ce premier tour d’horizon. Se rencontre les mentions suivantes : ¢ Composition du mouvement : « On peut voir ce raisonnement [...] dans l’ouvrage que nous venons de citer »83 ; ¢ COSMOLOGIE : « Le principe de la conservation des forces vives [...] n’est en effet que le principe des anciens sur l’équilibre, comme je l’ai fait voir dans ma Dynamique, II. part. chap. jv »84 ; ¢ FLUIDE : « C’est aussi à ce principe [de l’équilibre] que j’ai réduit la solution de tous les problèmes de Dynamique dans le premier ouvrage que j’ai publié en 1743 »85 ; ¢ EQUILIBRE : « [...] pour démontrer la proposition ordinaire de l’équilibre dans le cas de l’incommensurabilité des masses, voyez page 39 de ma Dynamique »86. Il y aurait ainsi 33 mentions87 explicites réparties en 21 entrées ; D’Alembert signe tous les articles concernés88. Ces renvois peuvent se regrouper en plusieurs catégories : plans diffère de celle obtenue par une chute verticale de même hauteur). D’Alembert résume la position de Varignon, et ne propose pas sa propre théorie qui, dans le Traité, le conduit à soutenir que « la vitesse perdue [...] est réellement & exactement nulle ou zero, & non pas infiniment petite », à savoir une opinion contraire à Varignon (voir Traité (1743), art. 37, p. 36 et art. 31 à 36 p. 33-35) ; D’Alembert, dans cet article, ne fait que traduire et adapter E. Chambers, Cyclopædia (1743), vol. II, Velocities of bodies moving in Curves. 82. Le mot « dynamique » apparaît deux fois comme titre de vedette et d’entrée dans la retranscription d’ARTFL, ce qui n’est pas le cas dans l’exemplaire papier numérisé de l’Encyclopédie donné sur ce site : en toute rigueur le moteur de recherche devrait donc comptabiliser 88 occurrences. 83. Composition du mouvement, Enc., III, 770b. Ce « raisonnement plus déve- loppé » est la démonstration de la loi de composition du mouvement figurant dans Traité (1743), art. 21, p. 22-24. 84. COSMOLOGIE, Enc., IV, 196b. Il s’agit de la démonstration de la conserva- tion des forces vives basée sur le principe dit de D’Alembert et sur celui des vitesses virtuelles qualifié ici de « principe des anciens sur l’équilibre ». Voir Traité (1743), art. 155 à 172, p. 169-183. 85. FLUIDE, Enc., VI, 889a. 86. EQUILIBRE, Enc., V, 874a. 87. La référence dans Composition du mouvement à « l’ouvrage que nous venons de citer » faisant immédiatement suite à l’évocation de « l’auteur du traité de Dynami- que » insérée dans le tableau peut ne pas rentrer dans cette comptabilité. 88. Pour BALANCE, à la fin de Balance hydrostatique, figure la mention « cet article est en partie de M. Formey. (O) », sans que le lecteur sache s’il s’agit uniquement de cette dernière entrée. Voir Balance hydrostatique, Enc., II, 28a. La vedette d’article contient des réflexions sur les leviers droits et courbes tirées du Traité ;si l’article n’est pas de la main de D’Alembert, il correspond pourtant bien au contenu du livre. méchanique, statique, dynamique 293

(i) ils permettent de régler une question de priorité (Conserva- tion des forces vives), de répondre à des critiques (LUNE), de montrer l’unité de l’œuvre (HYDRODYNAMIQUE) ; (ii) ils invitent à consulter le Traité car le sujet requiert des déve- loppements techniques poussés et/ou des démonstrations absents des articles, voire des réflexions épistémologiques trop longues pour pou- voir y figurer. L’entrée peut alors contenir un simple renvoi sans développement (SITUATION ; VITESSE), ou accompagné d’un énoncé de la proposition concernée sans la justifier (Centre de gra- vité ; Centre spontanée de rotation ; Conservation des forces vives ; PERCUSSION, pour les corps irréguliers et la question de la nécessité ou de la contingence des lois du choc ; PROJECTILE) ; (iii) ils contiennent des résumés de propositions et/ou de leur démonstration (CAUSE ; Composition du mouvement ; COSMO- LOGIE résumant les grandes lignes de la méthode pour prouver la conservation des forces vives ; Courbe polygone ;Calcul différen- tiel ; EQUILIBRE ; Forces accélératrices ; OSCILLATION), des variantes de démonstrations (EQUILIBRE ; PERCUSSION, pour les règles des corps durs et sur la nécessité ou contingence des lois) et/ou d’autres n’existant pas dans le Traité (PERCUSSION, pour les collisions élastiques) ; (iv) de nombreux articles abordent les fondements de la dynami- que en soulignant le bien-fondé de preuves des principes, la portée du « Principe général », ou en développant des réflexions liées à la causa- lité (BALANCE ; CAUSE ; Centre de gravité ; Composition du mouvement ; Conservation des forces vives ; EQUILIBRE ; FLUIDE ; Forces accélératrices ; DYNAMIQUE ; PERCUS- SION ; PROJECTILE). Ainsi la présence du Traité dans l’Encyclopédie se manifeste-t-elle de différentes manières, simples renvois, résumés, variantes de démonstrations, reprises intégrales de passages du livre. La comparai- son (Annexe II uniquement en ligne sur http://rde.revues.org/) entre les deux éditions du livre et des articles ci-dessus, complétés par le Dis- cours préliminaire de l’Encyclopédie, et ACCELERATRICE (Force), MECHANIQUE, Force d’inertie, PUISSANCE, montre que des démonstrations (résumés ou variantes) et les reprises portent sur des réflexions générales liées aux principes et à la causalité. Autrement dit, des sujets relatifs aux fondements de la mécanique pour lesquels D’Alembert se démarque de ses contemporains et revendique une originalité épistémologique. Des passages du Traité, essentiellement la Préface de 1743 (le Discours préliminaire en 1758) et sa première partie sont à l’origine de définitions du Dictionnaire raisonné : D’Alembert marque de son empreinte le discours véhiculé sur la mécanique par 294 christophe schmit l’Encyclopédie. Quel est-il et, quels éléments du Traité figurent dans le Dictionnaire ? MECHANIQUE permet de répondre à ces deux questions, notamment la section commençant par « les vérités fondamentales de la Méchanique » et qui se poursuit jusqu’à la fin de l’article89. D’Alem- bert y évoque la nécessité de réduire le nombre des principes, d’en « applanir » l’abord, et propose « pour faire connoître au lecteur les moyens par lesquels on peut espérer de remplir les vûes que nous proposons [...] d’entrer ici dans un examen raisonné de la science dont il s’agit ». Il définit alors le mouvement, évoque la force d’inertie et sa loi, la force accélératrice, le « principe » de la composition du mouve- ment, celui de l’équilibre, la combinaison des trois principes, et conclut sur leurs démonstrations pour lesquelles « le philosophe doit [...] détourner la vûe de dessus les causes motrices ». Le « lecteur » se voit alors proposer la seule méthode pour bien « philosopher »90 ainsi que les principes au fondement de cette science ; dans son Essai sur les Elémens de Philosophie de 1759, D’Alembert évoque alors la figure du « Philosophe Méchanicien »91. Ces passages de MECHANIQUE proviennent de la Préface du Traité de 1743. Celle-ci donne ainsi son contenu tant épistémologique qu’axiomatique à MECHANIQUE et elle structure la composition de l’article. En effet, les renvois, à savoir Force d’inertie, Uniforme, Accélératrice, Composition du

89. P. Costabel dans « La mécanique dans l’Encyclopédie », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, tome 4, no 3-4, 1951, p. 267-293, analyse l’article MECHANIQUE de l’Encyclopédie. L’auteur ne le compare cependant qu’avec la seconde édition de 1758 du Traité de dynamique, et non celle de 1743. Il n’examine pas l’intégralité de ses renvois et de son découpage. Par ailleurs, il ne s’attache qu’à cetarticle et non à d’autres de l’Encyclopédie dont il faut chercher l’origine dans le Traité de 1743 et dont la comparaison avec cet ouvrage fait l’objet de l’Annexe II et du tableau des renvois ci-dessus. 90. MECHANIQUE, Enc., X, 226a : « tout ce que nous voyons bien distincte- ment dans le mouvement d’un corps, c’est qu’il parcourt un certain espace, & qu’il emploie un certain tems à le parcourir. C’est donc de cette seule idée qu’on doit tirer tous les principes de la Méchanique, quand on veut les démontrer d’une maniere nette & précise ». 91. D’Alembert, Essai sur les Elémens de Philosophie, ou sur les Principes des Connoissances Humaines, dans Mélanges de Littérature, d’Histoire, & de Philosophie, tome IV, Amsterdam, Zacharie Chatelain & fils, 1759, p. 184 : « le Philosophe Mécha- nicien doit donc se proposer deux choses ; de reculer les limites de la Méchanique, & d’en applanir l’abord ; il doit se proposer de plus de remplir en quelque sorte un de ces objets par l’autre, c’est-à-dire, non-seulement de déduire les principes de la Méchani- que des notions les plus claires, mais encore de les étendre en les réduisant ; de faire voir tout à la fois, & l’inutilité de plusieurs principes qu’on avoit employés jusqu’ici dans la Méchanique, & l’avantage qu’on peut tirer de la combinaison des autres pour le progrès de cette science ». méchanique, statique, dynamique 295 mouvement, Equilibre, Force, interviennent à des endroits où la Préface aborde justement des telles questions. La composition de MECHANIQUE, en fonction du contenu de la Préface, s’opère selon deux modalités : ¢ la Préface suggère la consultation du contenu du livre, mention qui dans MECHANIQUE se voit substituée par un renvoi. Ainsi, pour la démonstration de l’uniformité du mouvement, D’Alembert écri- t dans le Traité : « les preuves qu’on a données jusqu’à présent de ce Principe, ne sont peut-être pas fort convaincantes : on verra dans mon Ouvrage les difficultés qu’on peut y opposer, & le chemin que j’ai pris pour éviter de m’engager à les résoudre »92 ;l’Encyclopédie remplace « dans mon Ouvrage » par « à l’article Force d’Inertie »93. Immédia- tement après ce passage de la Préface, D’Alembert souligne que « cette loi d’uniformité essentielle au Mouvement considéré en lui-même, fournit une des meilleures raisons sur lesquelles la mesure du tems par le mouvement uniforme, puisse être appuyée. Aussi ai-je cru devoir entrer là-dessus dans quelque détail, quoique au fond cette discussion puisse paroître étrangére à la Méchanique »94 ; cette dernière phrase disparaît dans MECHANIQUE, pour laisser place à « Voyez Uni- forme »95. D’Alembert évoque ensuite la nécessité de recourir au principe « qu’on appelle la composition des Mouvemens [...] On trou- vera dans cet Ouvrage une démonstration nouvelle de ce Principe [...] un Principe qui étant l’un des premiers de la Méchanique, doit néces- sairement être appuyé sur des preuves simples & faciles »96 ; au pas- sage allant de « on trouvera » jusqu’à « faciles » D’Alembert substitue « Voyez Composition du mouvement »97.Or,Force d’inertie reprend la démonstration de la loi du Traité ; UNIFORME, l’intégra- lité du développement de 1743 qui figure sous la forme d’une « Remar- que sur la mesure du tems » ; enfin, COMPOSITION DU MOUVE- MENT livre des éléments de critiques des démonstrations traditionnelles qui apparaissent dans le livre, et un résumé de la preuve proposée en 1743 (voir Annexe II). ¢ la Préface contient des développements absents de MECHA- NIQUE, mais qui apparaissent dans les articles auxquels D’Alembert renvoie. L’auteur procède au découpage du texte de base (la Préface) dont il répartit le contenu dans les différents articles. Ainsi, dans la

92. D’Alembert, Traité (1743), Préface, p. ix. 93. MECHANIQUE, Enc., X, 225b. 94. D’Alembert, Traité (1743), Préface, p. ix. 95. MECHANIQUE, Enc., X, 225b. 96. D’Alembert, Traité (1743), Préface, p. xij-xiij. 97. MECHANIQUE, Enc., X, 225b. 296 christophe schmit

Préface du Traité, D’Alembert évoque les « deux sortes » d’« actions » altérant l’uniformité du mouvement, l’« impulsion » et « les causes- qui ne se font connoître que par leur effet ». Pour ces dernières, « ces effets doivent toujours être donnés indépendamment de la connois- sance de la cause, puisqu’ils ne peuvent en être déduits », D’Alembert prend alors l’exemple de la pesanteur, écrit que l’étude de tels mouve- ments s’appuie sur une équation liant temps et espaces parcourus, puis en vient à une critique du principe des forces accélératrices appuyées sur l’axiome de proportionnalité cause-effet98. MECHANIQUE ne reproduit pas tous ces passages : après « puisqu’ils ne peuvent en être déduits », D’Alembert note « sur quoi voyez Accélératrice »99, lequel reprend les éléments omis de la Préface. Dans son Traité, après l’évocation de la composition du mouvement, D’Alembert remarque qu’un mouvement initial peut être conçu comme renfermant le mou- vement final (après le choc) et celui équilibré lors du contact. Le texte précise alors en quoi consiste la loi d’équilibre, ajoutant que « la plupart des Geométres ont [...] mieux aimés la traiter d’axiôme, que de s’appliquer à la prouver »100 ; ces deux derniers éléments disparaissent dans MECHANIQUE, laissant place à « Voyez Équilibre », entrée qui reproduit les paragraphes non retenus. Enfin, MECHANIQUE se clôt par une justification du bien-fondé des démonstrations des diffé- rents principes et un rejet « des forces inhérentes au corps »101 tirés directement de la Préface. Celle-ci se poursuit par une analyse critique des forces vives et une dénonciation de la vanité de telles questions ; MECHANIQUE ne mentionne pas ceci, mais note simplement « Voyez Force » qui contient l’entrée Force vive, ou Force des Corps en mouvement qui traite de cette question. (Sur tous ces points, voir Annexe II). S’il faut considérer le Traité de 1743 comme la matrice d’articles, inversement, des développements figurant dans l’Encyclopédie, absents en 1743, apparaissent dans la seconde édition de 1758 du livre. Ainsi de passages du Discours préliminaire de 1751 (sur l’impénétrabi- lité de la matière) et de Force vive (sur la « dispute de mots » à propos de cette querelle, sur la mesure de la force et sur le rejet de l’axiome de proportionnalité cause-effet) qui se retrouvent dans le Discours préli- minaire de 1758 ; ainsi d’éléments de l’entrée Force d’inertie qui figurent seulement dans la démonstration de 1758 de cette loi (à propos de preuves expérimentales de la continuation du mouvement). Or,

98. D’Alembert, Traité (1743), op. cit., Préface, p. xj-xij. 99. MECHANIQUE, Enc., X, 225b. 100. D’Alembert, Traité (1743), op. cit., Préface, p. xiij-xiv. 101. Ibid., p. xvj. méchanique, statique, dynamique 297

Force vive et Force d’inertie paraissent dans le tome VII de 1757 et, à la suite de sa preuve de la loi d’inertie, D’Alembert écrit dans son Traité de 1758 qu’« on trouvera dans l’Encyclopédie au mot Force plusieurs autres réflexions sur le principe de la force d’inertie ; comme elles n’appartiennent pas immédiatement à notre sujet, nous y ren- voyons le Lecteur »102. Des articles de l’Encyclopédie invitent à consul- ter le Traité, mais elle aussi un complément de lecture. La concomi- tance des dates des publications et la présence de passages semblables d’un livre à l’autre peut suggérer une rédaction contemporaine articles-Traité sur ces sujets103. D’autres éléments vont dans ce sens, sinon dans celui que des articles de l’Encyclopédie constituent les premiers jalons de démons- trations développées par la suite en 1758. Ainsi d’EQUILIBRE. Publié dans le tome V de 1755, l’article invite à consulter les démons- trations de 1743 de la loi d’équilibre104, et contient des « observa- tions » incluant notamment une variante absente de 1743 mais pré- sente en 1758. Les livres de 1743 et 1758 établissent de la même manière ce « principe », en prenant en compte quatre « cas»:lacollision entre deux masses égales animées d’une même vitesse ; des masses en pro- portion inverse des vitesses ; le rapport des masses identique à celui de nombres rationnelles ; des masses incommensurables. Les deuxième et troisième cas se réduisent au premier, D’Alembert divisant les mobiles les plus « grands » en autant de parties égales aux « petits » et, décomposant de la même manière la plus grande vitesse105. Dans 106 ¢v EQUILIBRE, il considère deux « parallelepipedes » , m de vitesse 2 et M avec V, tels que m=2M, soit la configuration du « Second cas ». Cependant, cette fois-ci, il ne partage plus V en deux parties égales, m¢ mais uniquement m, donnant des masses contiguës 2 , auxquelles il ¢v ¢v ajoute 2 (pour celle du côté venant heurterM)et-2 (pour celle qui la

102. D’Alembert, Traité (1758), p. 9. 103. D’Alembert demande des commissaires pour l’examen de la 2e édition de son traité le samedi 8 avril 1758 ; ils rendent un rapport favorable le mercredi 26 avril 1758. Voir Registre de l’Académie des Sciences, tome 77, année 1758, p. 350. Le tome VII paraît en novembre 1757. 104. Voir EQUILIBRE, Enc., V, 873a. Concernant la loi, « il y a équilibre entre deux corps, lorsque leurs directions sont exactement opposées, & que leurs masses sont entr’elles en raison inverse des vîtesses avec lesquelles ils tendent à se mouvoir ». L’article renvoie aux démonstrations de 1743, sans les développer, et résume la démar- che suivie pour le cas de masses incommensurables. Ibid., 873b. 105. D’Alembert, Traité (1743), art. 39, p. 37-40 et Traité (1758), art. 46, p. 50-55. Pour ces démonstrations, voir A. Firode, La dynamique de D’Alembert, Montréal-Paris, Bellarmin-Vrin, p. 101-103. 106. Cette précision, qui n’apparaît pas en 1743, figure en 1758. 298 christophe schmit suit) : « par ce moyen les deux parties du grand corps se feront équilibre m v v ¢ ×(¢ + ¢ entr’elles » et il ne reste que les quantités M avec M×Vet 2 2 2 ) d’où l’équilibre107. L’édition de 1758 propose cette décomposition des masses accompagnée de ces additions-soustractions de vitesses comme variante pour le « Second cas » (Voir Annexe IV). Les articles objets des renvois dans MECHANIQUE paraissent en 1751 (pour ACCELERATRICE, dans le tome I), 1753 (COMPO- SITION DU MOUVEMENT, tome III), 1755 (EQUILIBRE, tome V), 1757 (FORCE, tome VII), 1765 (UNIFORME, tome XVII) ; ME- CHANIQUE en 1765 (tome X). Un tel travail de refonte et redistribu- tion de contenus pour des textes publiés à des dates différentes pose la question du moment de rédaction de telles entrées : faut-il penser à une écriture simultanée ? Ou bien, puisque les lieux où figurent les renvois de MECHANIQUE correspondent à ces passages de la Préface qui eux aussi renvoient au contenu du Traité, D’Alembert possède déjà un plan de rédaction pour MECHANIQUE, de même que le contenu des articles qu’il invite à consulter : dès lors, la Préface apparaît suffisam- ment structurée, découpée et ses parties suffisamment autonomes pour qu’il ne soit pas requis une écriture à une même période. Quoi qu’il en soit, cette Préface constitue la trame de MECHA- NIQUE, et les renvois de cet article intègrent soit des parties omises de la Préface, soit des démonstrations ou réflexions comprises dans le reste de l’ouvrage. Outre la comparaison entre le Traité et le Diction- naire raisonné, l’Annexe II donne un bref résumé des sujets évoqués dans les reprises parfois longues. Il apparaît alors, à l’aune de cette comparaison complétée par le tableau ci-dessus des mentions du Traité, que cet ouvrage fournit à l’Encyclopédie les définitions de concepts, les principes de la mécanique, leur démonstration, la critique des preuves habituelles de ces principes, des réflexions sur la causa- lité108.

107. EQUILIBRE, Enc., V, 873b. 108. La question du statut nécessaire ou contingent des lois de la mécanique apparaît considérablement développée dans l’édition de 1758 du Traité en comparaison de ce qui figure en 1743. Ceci est dû, comme le rapporte D’Alembert, au prix de l’Académie de Berlin de 1756 qui propose ce thème. Voir D’Alembert, Traité (1758), Discours préliminaire, p. xxiv-xxx. L’Encyclopédie aborde ces sujets, notamment dans Communication du mouvement, EQUILIBRE, PERCUSSION. D’Alembert déve- loppe des réflexions sur l’unicité de la loi de l’équilibre dans le cadre de cette recherche en 1758. Mais EQUILIBRE, publié en 1755, et PERCUSSION, en 1765, en proposent aussi ; la comparaison entre PERCUSSION et le Traité ne permet pas de conclure enfaveur d’une rédaction simultanée ou non. Tout comme EQUILIBRE contient une variante de la démonstration de la loi qui se retrouve dans l’édition de 1758, il est envisageable que cet article constitue aussi un point de départ à des développements ultérieurs sur ce thème de l’unicité. méchanique, statique, dynamique 299

Ainsi, des dictionnaires de la seconde moitié du XVIIIe siècle proposent des développements théoriques marqués par l’Encyclopédie et/ou le Traité de dynamique de D’Alembert. Cet ouvrage constitue le socle sur lequel le « Philosophe Méchanicien » s’appuie pour compo- ser la plupart de ses articles de mécanique et développer des réflexions sur les fondements de cette science. Celle-ci se voit indubitablement écrite par D’Alembert, en tant qu’il contribue à la rédaction de ses articles fondamentaux, mais aussi en tant que certains d’entre eux figurent déjà sous une autre forme dans le Traité de dynamique.

Christophe Schmit CNRS, Observatoire de Paris

Jean-Pierre SCHANDELER

La première publication séparée du Discours préliminaire de l’Encyclopédie. La philosophie en « feuilles détachées » selon Jean Neaulme

Du vivant de D’Alembert, la publication du Discours préliminaire de l’Encyclopédie a toujours été associée à celle d’une œuvre : l’Ency- clopédie en 1751, puis à partir de 1753, aux Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie1. Toutefois, dans l’intervalle de temps qui sépare l’Encyclopédie et les Mélanges,leDiscours préliminaire paraît indépendamment de ces deux ouvrages : en 1751, il est publié en livraisons dans la feuille périodique hollandaise éditée par Jean Neaulme intitulée : Petit Réservoir, contenant une variété de faits histo- riques et critiques, de Littérature, de Morale et de Poësie, &c. Et quelques fois de Petites avantures romanesques et galantes. Cette édition du Discours, peu connue et rarement commentée, est pourtant signalée par les contemporains. Formey l’annonce dans la Bibliothèque impar- tiale2, au tout début de l’année 1752 : Il y avoit déjà dans le monde trois ou quatre préfaces recommandables par leur excellence : celle-ci va en augmenter le nombre, & il y a même apparence qu’elle occupera la première place. On en sera moins surpris si l’on pense que M. d’Alembert, son Auteur, est l’homme de France, qui a l’avantage de réünir au plus haut point la profondeur des sciences

1. La présente étude s’inscrit dans le cadre de la publication des Œuvres complètes de D’Alembert, plus particulièrement du premier volume de la Série IV consacrée aux Écrits philosophiques, historiques et littéraire ; voir http://dalembert.academie- sciences.fr 2. « Discours préliminaire des Editeurs de l’Encyclopédie, &c. àlaHaye,chez Jean Neaulme, 1751. in octavo. pp. 166 », Bibliothèque impartiale, vol. V-1, janvier- février 1752, p. 127-130.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50 2015 302 jean-pierre schandeler

les plus abstraites avec la délicatesse & les graces du plus beau génie. Aussi le Discours que nous annonçons n’a plus besoin de ce secours : il a été dévoré par tous ceux qui sont en état de lire de semblables ouvrages ; & c’est pour satisfaire à l’avidité du Public qu’on en donne à présent des éditions séparées. Si pourtant quelqu’un des Lecteurs de ce Journal ne le connoissoit pas encore, nous allons lui en faire naître le goût, & lui mettre, pour ainsi dire, l’eau à la bouche par un seul échantillon, qu’il suffira de prendre au hazard3.

Après avoir cité un extrait du Discours4, l’auteur conclut sa brève présentation par ces mots : « Quiconque sait lire de pareils morceaux avec le goût qu’ils demandent, est bien heureux ; mais il est aussi à plaindre, car presque tout ce qui découle à torrens de la plume des Ecrivains ordinaires, lui devient parfaitement insipide »5. Deux ans plus tard, la Bibliothèque impartiale propose un compte rendu des Mélanges qui viennent de paraître. Il y est à nouveau question de l’édition de Neaulme : « L’excellent Discours préliminaire sur l’Ency- clopédie est à la tête [des Mélanges] : on souhaitoit de l’avoir séparé du grand Ouvrage, & une assez mauvaise Edition qui a paru en Hollande ne suffisoit pas »6. Plus proches de nous, deux études mentionnent aussi cette édi- tion. Jean Sgard a consacré au Petit réservoir une notice dans le Dictionnaire des journaux7, et il y signale la présence du Discours dans le tome V. Enfin, on trouve dans la Correspondance générale de la Beaumelle, un extrait de lettre de Jean Neaulme à Jean Henri Samuel Formey, datée par les éditeurs scientifiques « vers le 8 janvier 1756 » : « [...] Il vient de me tomber sous la main la feuille de Mon Petit Réservoir où je réclame le droit de l’Encyclopédie en Hollande mieux établie que les prétentions de Gosse sur La Beaumelle et cependant je laisse agir encore. [...] »8. L’information quant à la présence de cette

3. Ibid., p. 127. 4. Il cite un passage depuis « On peut en général donner le nom d’Art [...] » jusqu’à « Et quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage, & l’instinct d’un Artisan réduit à l’exécution machinale ? ». Cet extrait se trouve aux pages xij-xiij du Discours dans l’Encyclopédie. 5. Bibliothèque impartiale, janvier-février 1752, vol. V-1, p. 130. 6. Bibliothèque impartiale, juillet-août 1753, vol. VIII, p. 38. 7. Jean Sgard, « Petit réservoir (1750-1751) », Dictionnaire des journaux, 1600- 1789 (J. Sgard dir.), t. II, Paris, Universitas, 1991, No 1115, p. 1013. 8. Correspondance générale de la Beaumelle, éd. Hubert Bost, Claude Lauriol et Hubert Angliviel de La Beaumelle, Oxford, The Voltaire Foundation, t. IX, 2013, LB 2518, p. 351. Neaulme fait allusion ici au « droit de copie » qu’il a revendiqué en 1751 dans l’avertissement qui précède la première livraison du Discours préliminaire (Petit réservoir,no LXXXVIII, « Avertissement de J. Neaulme », t. V, p. 114-115 la philosophie « en feuilles détachées » 303

édition séparée du Discours dans ce journal est donc disponible depuis deux siècles. Malgré cela, elle ne semble avoir fait l’objet d’aucune étude ni même d’aucune mention dans les bibliographies concernant D’Alembert ou le Discours préliminaire.

Qu’est-ce que le Petit réservoir ? Le Petit réservoir est un journal dont chaque livraison se présente sous la forme d’une feuille imprimée in-8°, soit un cahier de 16 pages9. Sa périodicité d’abord annoncée par Neaulme comme irrégulière10 s’est révélée hebdomadaire. La collection complète est en effet consti- tuée de cent un numéros publiés sur deux années. Dans le dernier numéro Neaulme annonce qu’il met un terme à son journal : « Ainsi je finis à donner ce Recueil par feuilles detachées & par semaine. Il compose déjà 5 Volumes in 8° dans lesquels j’ose cependant assurer qu’il y a d’excellentes choses & dignes d’être conservées dans les Bibliotheques »11. De fait, les bibliothèques européennes sont nom- breuses à posséder le Petit réservoir sous cette forme12. Les cinq volumes sont datés 1750 (t. I, II et III) et 1751 (t. IV et V) et contien- nent 20 numéros pour les quatre premiers, 21 pour le dernier. Ils ont été publiés sous deux adresses distinctes, « A La Haye chez Jean Neaulme » et « Se trouve à Berlin, dans la librairie de Jean Neaulme, protégé [puis: privilegié] de Sa Majesté ». En Hollande la feuille était disponible chez de très nombreux libraires13. L’émission du périodique reproduit infra). Il établit un parallèle entre ses propres allégations et celles de Pierre Gosse qui, ayant réimprimé en Hollande l’édition en trois tomes de la Vie et des Lettres de Madame de Maintenon donnée par La Beaumelle en 1752, estimait qu’il avait de ce fait acquis le droit de copie de la nouvelle édition en quinze volumes que celui-ci préparait à Amsterdam en 1755. 9. On notera toutefois, par exemple, que le no XX comporte une Suite du no XX constituée d’une demi-feuille supplémentaire de 8 p. 10. Petit réservoir,no I, « Avertissement du libraire », t. I, p. [4]. 11. Petit réservoir,no CI, « Avertissement du libraire », t. V, p. 334. 12. À ce jour, la consultation des catalogues collectifs en ligne permet d’établir une liste des localisations du périodique. En France : Grenoble, BM ; Paris, BnF ; Paris BSG ; Paris, INHA ; Poitiers, BM ; Reims, BM ; Strasbourg, BNU, Toulouse, BM ; Versailles, BM. En Allemagne : Berlin, Göttingen, Halle, Hambourg, Munich, Wolfenbüttel. En Angleterre : Londres, British Library ; Oxford, Bodleian Library ; Pays-Bas : Leyde, UB ; Suède : KB. 13. « Avertissement » à la fin du no VIII, t.I:«Cette feuille se débite aussi chez B. Gibert, la Veuve de Husson, & les autres libraires, à La Haye ; chez S. Schouten, & fils. M. M. Rey, & les autres libraires, à Amsterdam; chez Kribbe, à Utrecht ; chez J. D. Beman, à Rotterdam ; chez S. Lugtmans, à Leyden ; chez les maîtres de postes et chez les libraires des pays etrangers, qui souhaiteront de l’avoir ». Mention à la fin des no XI et XVI : « Cette feuille se débite à Berlin, chez Jean Neaulme, libraire privilegié 304 jean-pierre schandeler sous deux raisons commerciales différentes s’explique par le fait que Jean Neaulme avait ouvert à Berlin une seconde librairie dès 174314. Quant au contenu du journal, le libraire annonce ses intentions dans le premier numéro : Malgré tout ce qui paroit dans la Républiques des Lettres, ou que l’on a soin de recueillir, il y a une quantité de Petites Anecdotes curieuses en tout genre, qui après leur Apparition s’égarent, & restent dans l’oubli, soit, parce qu’elles ne forment point un Volume suffisant pour être rangé dans une Bibliothèque, soit parce qu’elles ne se répandent dans le monde qu’en Manuscript. C’est donc pour remédier, en partie, à ce double Inconvénient que j’ai formé le Dessein d’un Nouveau Recueil, qui rassemblera ainsi une infinité de Petites Piéces. Les Petits Ruisseaux forment les grosses Rivières ; ainsi, si le Public veut bien me seconder, j’ôse assurer alors que cet Ouvrage deviendra Un grand Réservoir de bien de Jolies Choses. Je promets un Secret Inviolable à tous ceux qui voudront bien m’honorer de leurs Lumières, ou de leurs Productions, & qui souhaiteront que le Public ignore de quelle part me viennent ces Secours, sans que je recherche moi- même à en découvrir la source, si l’on vouloit aussi me la cacher. Car ce sont-là de ces choses Sacrées, & un moyen qui seul peut quelquefois déter- miner un Galant Homme à mettre au jour ses Idées & ses Sentimens. L’unique grace que je demande, c’est que l’on ne se formalise point, si je ne fais pas Usage de tout ce que l’on pouroit m’envoyer, ni si je ne m’excuse point sur les Motifs de cette conduite. Il est juste de conserver une égale & Honnête Liberté, tant celle que l’on aura de me tout offrir, que celle que j’aurai de remercier sans Impolitesse. Mais si je fais Usage de quelques-unes de ces Piéces, dont je ne borne point l’Etendue & que l’on me dise (en me les envoyant) ce que l’on souhaiteroit en avoir, je ne ferai nulle Difficulté dans ce cas-là d’y satisfaire. Je commencerai par les Matériaux que j’ai déjà, & j’espère de voir réüssir cette Feuille malgré tant d’autres & sans leur nuire ; car il y a tant à Glaner, à Moissonner,àVendanger &àGrapiller, que l’on peut encore se former un du Roi ; à La Haye, chez le même, & chez B. Gibert & la Veuve Husson ; à Amsterdam chez S. Schouten & fils, & M. M. Rey ; Utrecht, chez Kribbe ; Rotterdam, chez J. D. Beman ; Leyden, chez S. Lugtmans ; & chez tous les principaux libraires ». 14. Françoise Weil, L’Interdiction du roman et la librairie, Paris, Aux Amateurs de livres, 1986, p. 267-273. Sur Neaulme et le commerce du livre en Hollande, on consul- tera Y. Z. Dubosq, Le Livre français et son commerce en Hollande de 1750 à 1780, Amsterdam, 1925 ; Alain Mothu, « Badinages sacrilèges sur la résurrection des corps. À propos d’une lettre de Fontenelle au marquis de La Fare », La Lettre clandestine, Paris, Presses de L’université de Paris-Sorbonne, p. 41-56, no 7, 1998 ; Lettres d’Élie Luzac à Jean Henri Samuel Formey (1748-1770), Hans Bots et Jan Schillings (éd.), Regard sur les coulisses de la librairie hollandaises du XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2001. la philosophie « en feuilles détachées » 305

Magazin,ouunbonRéservoir de tout ce qui n’a point été employé, d’autant plus que ce n’est pas toûjours la seule Nouveauté qui plaît, mais bien plutôt du Bon, fût-il déterré de l’obscurité où il étoit enséveli. Je ne m’engage à rien du côté de la Régularité, ni sur le Nombre de feuilles que je publierai à la fois. C’est le moyen de surprendre plus agréablement, & c’est aussi ce que je souhaite. Pour ce qui est des Ports de Lettres & des paquets que l’on voudra bien m’envoyer, il est si aisé de les affranchir que, dans l’incertitude si l’on pourra en faire usage, j’espère, que l’on voudra bien ne me pas désobliger pour si peu de chose. J’ajoûte encore, que si l’on me procuroit quelques bonnes Lettres dans le goût & dans le génie du Spectateur Anglois, je les accepterois avec Plaisir & Reconnoissance15.

Le Petit réservoir n’atteindra pas la notoriété de The Spectator de Joseph Addison et Richard Steele. Les numéros successifs sont un enchevêtrement de textes et de thématiques hétéroclites. Des pièces peu connues se mêlent aux épigrammes, anecdotes littéraires et annon- ces d’ouvrages nouveaux. On surprend parfois une ébauche de cohé- rence lorsque des textes se font écho : à l’« Essai de David Hume sur la polygamie et le divorce » (t. II, p. 453-463) répond « La monogamie, ou l’unité dans le mariage» de Prémontval (t. IV, p. 33-74) ; la « Défense de la Pratique de l’Inoculation de la Petite-Vérole » (t. III, p. 273-281) entre en résonance avec les « Réflexions morales sur l’ino- culation de la Petite Vérole » (t. IV, p. 177-186). Les cent un numéros répondent donc parfaitement aux intentions affichées de « glaner », « moissonner », « vendanger » et « grappiller » tout ce qui se présente sous la main du libraire. Toutefois, Neaulme réserve un sort particulier à quatre œuvres qu’il publie de manière continue, sans qu’elles soient entremêlées de kyrielles de textes de différentes natures et de portées variables : la Défense de l’esprit des lois16,leDiscours sur les sciences et les arts17,l’Histoire de la félicité de Voisenon18 et le Discours préli- minaire de l’Encyclopédie. Le libraire inaugure cette pratique dès les débuts de la publication. En effet, le premier numéro est consacré entièrement à la Relation de ce qui s’est passé dans une Assemblée

15. Petit réservoir,no I, « Avertissement du libraire », t. I, p. [3-4]. 16. Défense de l’Esprit des Lois, Petit réservoir, t. I, p. 23-101. 17. Discours qui a remporté le prix de l’Académie de Dijon, sur cette question proposée par la même Académie : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs, Petit réservoir, t. IV, p. 97-140. 18. Claude-Henri De Fusée de Voisenon, Histoire de la félicité, Petit réservoir, t. V. Cette œuvre paraît en alternance avec le Discours préliminaire de l’Encyclopédie ; voir dans le tableau ci-dessous la pagination des différentes livraisons. 306 jean-pierre schandeler tenue au bas du Parnasse pour la Réforme des Belles Lettres19. Mais cette publication est interrompue dès le numéro suivant, occupé en partie par la préface de la Relation et par le début de la Défense de l’Esprit de lois. Dans les livraisons suivantes, priorité est donnée à l’œuvre de Montesquieu qui court jusqu’à la septième feuille, de telle sorte que le public du Petit réservoir peut lire le texte de manière suivie au fil des numéros. La Relation du Parnasse, en quelque sorte sacrifiée, ne reprend qu’au numéro VIII pour s’achever au numéro XV qui annonce la fin de la première partie20 ; et encore cette publication est-elle noyée dans chaque numéro parmi des vers de Voltaire, des épigrammes, des fables, des stances, des lettres diverses. En réservant un statut particulier à ces quatre œuvres, Neaulme combine les contraintes de la publication périodique et la nécessité d’une lecture suivie, ou la moins éclatée possible, surtout pour ces textes longs, dont trois au moins exigent une attention soutenue. La réactivité du libraire par rapport aux nouveautés fait partie de sa stratégie éditoriale et fait la force du Petit réservoir. Elle vaut pour les quatre œuvres citées qui sont toutes reprises dans la feuille l’année même de leur première publication. Pour ce qui concerne le Discours préliminaire, cette réactivité s’évalue avec une assez grande précision. Le cinquième volume du Petit réservoir est daté de 1751, l’année même de la parution du premier tome de l’Encyclopédie, vendu à partir du 28 juin21. L’œuvre de D’Alembert commence avec le numéro LXXXVIII ; elle est ininterrompue jusqu’au numéro CI. Elle est donc répartie en 14 livraisons, soit vraisemblablement 14 semaines. À supposer que la dernière feuille soit parue à la fin du mois de décembre 1751, le numéro LXXXVIII aurait été publié vers la mi-septembre 1751, au plus tard, soit deux mois environ après la mise en vente de l’Encyclopédie.

19. Antoine Gachet D’Artigny, Relation de ce qui s’est passé dans une Assemblée tenue au bas du Parnasse pour la Réforme des Belles Lettres. Ouvrage curieux, et composé de pièces raportées, selon la méthode des Beaux Esprits de ce tems, A la Haye, chez Pierre Paupie, 1739. 20. « Ceux qui auront trouvé quelque Plaisir à la Lecture de cette première Partie De la Relation du Parnasse, peuvent se flatter que la seconde ne les ennuyera pas davantage ; il y sera parlé des Auteurs Modernes : mais nous suspendons un peu cette dernière Partie, pour donner quelque Variété de plus à nos feuilles », Petit réservoir, t. I, p. 234. Neaulme ne donnera pas de suite. 21. Voir Œuvres complètes de D’Alembert, Correspondance générale (Irène Passe- ron dir.), Paris, CNRS-Éditions, 2015, « Introduction générale », p. 145 et lettre 51.07. Ouvrage à paraître. la philosophie « en feuilles détachées » 307

Le Discours préliminaire dans le journal de Neaulme Pour comprendre les raisons de la publication de l’œuvre de D’Alembert dans le Petit réservoir, il faut prendre connaissance des intentions de Neaulme, précisées dans un avertissement qui précède le Discours : Je me détermine à donner ici ce Discours tout entier, sur le témoignage de Personnes de mérite et de savoir qui me l’assurent excellent ; c’est aussi Mr. d’Alembert, qui excelle dans les Mathématiques & dans la Litterature, qui l’a composée. Par là on pourra prendre une idée juste du Dictionnaire : & c’est mon intention d’autant plus volontiers que la première idée de cette Entreprise m’appartient. D’abord que le Dictionnaire de Chambers parut en Anglois, sa réputation me fit prendre la résolution de le faire traduire en François, et je l’annonçai en conséquence. Je ne m’en tint pas là. Je m’assurai de quelques personnes d’un savoir très-distingué, & d’un mérite reconnu, pour pouvoir faire mieux par leur secours & sous leurs auspices, & faire ainsi exécuter un Projet plus vaste que celui de Chambers même, en y comprenant celui d’Harris &c. Il ne s’agissait pas seulement de traduire, mais d’améliorer & d’augmenter. J’en étois-là, lorsqu’il me vint en connoissance le premier Projet formé à Paris de cette Encyclopédie. J’avouë qu’il me fit suspendre pour un tems le mien : le chagrin d’être prévenu dans l’exécution d’une idée qu’il auroit été à souhai- ter être unique, fut suporté par l’espérance de profiter du travail d’autrui, & de ne pas courir le risque d’échouer par une concurrence opiniâtre & non égale, en ne parlant que d’un Libraire contre plusieurs. J’ai à présent les plus grands avantages sur ceux de Paris. Je ne puis m’engager, sans ce même danger de faire une Edition plus belle, plus ample et meilleure encore ; & la donner après de la moitié moins, & aussi par souscription. Que peut faire dans une Entreprise de cette nature6à8mois, disons même un an de différence dans la publication de chaque Volume, delais qui est soutenu d’ailleurs par l’espérance du mieux ? Voilà ce que j’avois à dire. Il me sera facile aussi, si je le recherche, de transporter mon droit de copie à d’autres Libraires ou de m’en associer ; enfin il ne me sera pas difficile, en quittant la Librairie même, de faire maintenir mon droit : & j’ose dire que j’ai été au devant des Libraires de Paris à tous égards, & qu’ils sont informés de mes prérogatives & avantages. Ainsi c’est eux qu’ils n’ont pas voulu sentir le domage qui me portoient en premier ressort & qui ont méprisé le tort que je pouvois leur faire. Me voilà donc bien plus que suffisamment autorisé à n’avoir pas le moindre scrupule à leur égard, & à faire proposer au Public touts les avantages possibles ; le voilà aussi prevenu ce Public. Venons à présent au Discours Préliminaire qui commence ainsi22.

22. Petit réservoir,no LXXXVIII, « Avertissement de J. Neaulme », t. V, p. 113-115. 308 jean-pierre schandeler

Une lecture rapide et mal informée pourrait laisser penser que Neaulme règle des différends, réels ou imaginaires, avec les concep- teurs et les éditeurs parisiens de l’Encyclopédie et qu’il engage avec eux une querelle de priorité. Il faut en réalité se pencher sur la Librairie hollandaise du XVIIIe siècle. Une convention, signée en 1710 par 54 libraires hollandais, accorde un « droit de copie » reconnu par ses confrères au premier éditeur libraire qui réimprime un ouvrage étranger. Selon cet usage, en publiant le Discours préli- minaire en Hollande, Neaulme pourrait donner une édition de toute l’Encyclopédie et en détenir ainsi les droits. Il aurait alors priorité sur ses confrères auxquels il pourrait proposer une association commer- ciale23. Le libraire annonce donc clairement son projet de concurren- cer l’édition de Diderot-D’Alembert. Cette intention ne sera toujours pas mise à exécution en janvier 1756, comme le prouve sa lettre à Formey24. L’avertissement fournit deux autres informations importantes : l’une confirme la réputation dont jouit l’œuvre de D’Alembert dès sa publication ; la seconde est relative aux intentions du journaliste de publier le texte dans sa version intégrale. L’exécution est-elle fidèle au projet ou bien le libraire s’autorise-t-il des libertés liées aux contraintes éditoriales d’une feuille hebdomadaire ? Sur les quatorze numéros dans lesquels le Discours est présent, six seulement lui sont entièrement consacrés : LXXXVIII ; LXXXIX ; XCVII ; XCVIII ; XCIX et C. Dans sept numéros, de XC à XCVI, il est présenté avec un autre texte, l’Histoire de la félicité par Mr l’Abbé de Voisenon. Chacune de ces livraisons commence invariablement par le Discours préliminaire qui occupe les dix premières pages, le texte de l’Histoire de la félicité n’occupant quant à lui que les six dernières. Dans le numéro CI et dernier, le Discours n’occupe que neuf pages et il est suivi de textes divers. Le tableau ci-dessous synthétise ces caracté- ristiques éditoriales.

23.ÀlafinduDiscours préliminaire, il ajoute aussi une brève note ainsi conçue : « Il ne manqueroit plus à présent que de nomme aussi les personnes qui veulent bien travailler en Hollande à perfectionner cette entreprise », Petit réservoir,no CI, t. V, p. 329. 24. Voir supra, p. 302 et note 8. la philosophie « en feuilles détachées » 309

Le Discours préliminaire dans le Petit réservoir

Numéros du Pagination du Espace Pagination de Petit réservoir Discours par numéro représenté par l’Histoire de la numéro félicité par numéro LXXXVIII 113-128 complet néant LXXXIX 129-144 complet néant XC 145-154 partiel 155-160 XCI 161-170 partiel 171-176 XCII 177-186 partiel 187-192 XCIII 193-202 partiel 202-208 XCIV 209-218 partiel 218-224 XCV 225-234 partiel 235-240 XCVI 241-250 partiel 251-256 [paginée 156] XCVII 257-272 complet néant XCVIII 273-288 complet néant CXIX 289-304 complet néant C 305-320 complet néant CI 321-329 partiel 330-334 25 [textes divers]25 Le collationnement du texte publié dans le Petit réservoir avec le Discours paru dans le premier volume de l’Encyclopédie26 révèle que Neaulme, comme il l’indique dans son avertissement précédant le Discours, publie l’intégralité27 du texte de D’Alembert, à l’exclusion de

25. Il s’agit des textes suivants : « Épitre familière à M. le Comte de ***, en lui envoyant du papier », p. 330-331 ; « Traduction libre d’une ode d’Horace, qui com- mence ainsi : « quam memento rebus in arduis », p. 331-333 ; « Avertissement du libraire », p. 334. 26. L’étude du Discours préliminaire a été menée à partir de l’édition en ligne ARTLF de l’Encyclopédie, http://encyclopedie.uchicago.edu/node/88. Au moment du collationnement, nous ne disposions pas de l’exemplaire de la Bibliothèque Mazarine qui sert de référence pour le projet ENCCRE, Édition Numérique Collaborative et Critique de l’Encyclopédie. Toutefois, juste avant la remise du manuscrit de cet article, nous avons pu collationner les 24 variantes sur l’exemplaire de l’Université de Keio. Nous avons constaté que ces variantes sont strictement identiques. 27. L’article consacré au Petit réservoir dans le Dictionnaire des journaux main- tient une équivoque quant à la nature réelle du texte publié. Il y est question d’« extraits de l’Encyclopédie » puis d’un texte « composé exclusivement d’extraits alternés des 310 jean-pierre schandeler l’Explication détaillée du système des connaissances humaines, des Observations sur la division des sciences du Chancelier Bacon et du Sys- tème figuré des connaissances humaines. Le texte publié est d’une très grande fidélité à l’original. La division en paragraphes est scrupuleuse- ment respectée. Les coupures opérées à la fin de chaque numéro du Petit réservoir ne définissent pas des unités de sens mais sont commandées par les nécessités éditoriales d’une feuille de seize pages. Sur le plan typographique, la feuille est fidèle au texte de l’Encyclopédie, par exemple dans l’usage des capitales au début de certains paragraphes : « L’Encyclopédie que nous présentons au Public [...] » (E.i;P.R. 115) «Après les réflexions & les vûes générales [...] » (E. xxxiij ; P.R. 285) «On ne peut disconvenir que depuis le renouvellement des Lettres [...] » (E. xxxjv ; P.R. 285)

On note toutefois que, contrairement à la pratique des éditeurs de l’Encyclopédie, Neaulme utilise systématiquement les petites capitales pour le premier mot de chaque paragraphe. On relève de même une fidélité scrupuleuse aux usages orthographiques de l’Encyclopédie,y compris dans ses incohérences : « De-là la notion de l’injuste [...] » ; « Delà aussi cette loi naturelle [...] » (E. iij ; P.R. 125)

Les variantes révélées par la comparaison de la version du Discours dans l’Encyclopédie et la version publiée par Neaulme sont au nombre de vingt-quatre. Elles se répartissent selon la typologie suivante : Divergences orthographiques, dont certaines sont des coquilles : « d’où il s’ensuit » E. ij ; « d’où ils s’ensuit » P.R. 119 « Sa conversation doit avoir pour objet » E. iv ; « Sa conversation doit avoit pour objet » P.R. 126 « ils sentoient peut-être combien cette faculté de notre ame est nécessaire à toutes les autres » E. xviij ; « à tous les autres » P.R. 199 « lui-même » E. xviij ; « lui même » P.R. 201 « et recommande par-tout l’étude de la Nature » E. xxjv ; « et recommende par-tout l’étude de la Nature » P.R. 242 « Daviler » E xlij ; « Davile » P.R. 319 « nous a donné » E. xliij ; « nous à donné » P.R. 320

Mémoires sur Ninon de Lenclos d’A. Bret, de l’Histoire de la Félicité de Voisenon, et du Discours préliminaire de l’Encyclopédie », Jean Sgard, « Petit réservoir (1750-1751) », Dictionnaire des journaux, op. cit., p. 1013. la philosophie « en feuilles détachées » 311

Parmi ces divergences, il faut aussi compter l’accentuation : « nous avons suivi dans le Système encyclopédique » E. xxv ; « nous avons suivi dans le Systême encyclopédique » P.R. 245. (Deux fois sur la même page ; idem E. xxvj et P.R. 248. Mais dans E. xxvij et P.R. 258, le mot est orthographié avec un accent circonflexe). « Képler » E. xxvj ; « Kepler » P.R. 257 « axiômes » E. xxvij ; « axiomes » P.R. 262

Divergences dans l’usage de certaines capitales : « Cartes géographiques » E. xjx ; « Cartes Géographiques » P.R. 209 « l’Arbre encyclopédique », E. xjx ; « l’Arbre Encyclopédique » P.R. 211 « art poëtique » E. xxij ; « art Poëtique » P.R. 227 « la Langue latine » E. xxx ; « la Langue Latine » P.R. 271 « public » E. xxxjv ; « Public » P.R. 285 « sur la scene Françoise » E. xliij ; « sur la Scene Françoise » P.R. 321

Omissions : « la généalogie et la filiation » E. i ; « la généalogie et filiation » P.R. 117 « l’étude de ces objets mêmes » E. xjx ; « de ces objets » P.R. 209 « dont nous avons déjà parlé fort au long » E. xxv ; « dont nous avons déjà parlé au long » P.R. 244 « les Savans n’ont pas toujours besoin d’être récompensés » E. xxxij ; « les Savans n’ont pas besoin d’être récompensés » P.R. 282 « Arithmétique & Géométrie de l’Officier » E. xlij ; « Arithmétique de l’Offi- cier » P.R. 316 « nous reconnoissons avec plaisir qu’ils nous ont tous été utiles » E. xlv ; « nous reconnoissons avec plaisir qu’ils nous ont été utiles » P.R. 329

Substitutions de termes: « les acquisitions que l’on y fait sans peine » E. xx ; « les acquisitions que l’on a fait sans peine » P.R. 215 « sur toutes les matières des Arts & des Sciences » E. xxxjv, « sur toutes les matières & des Arts & des Sciences » P.R. 287

Ces variantes, peu nombreuses, eu égard à la longueur du texte, permettent de conclure que les livraisons du Petit réservoir reprodui- sent fidèlement, et dans son intégralité, le texte du Discours prélimi- naire publié dans le premier tome du dictionnaire en 1751. Cette publication constitue donc bien la première édition séparée du Dis- cours. 312 jean-pierre schandeler

Le lectorat et la diffusion Au début des années 1750, le public européen dispose donc de trois éditions de l’œuvre en français28 : celle de l’Encyclopédie, celle du Petit réservoir et celle que D’Alembert publie dans les Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie (1753). Si, comme nous l’avons affirmé plus haut, Neaulme contribue à en faire une œuvre singulière en la détachant du corpus encyclopédique, il précède de peu un pro- cessus que D’Alembert enclenchera lui-même deux ans plus tard. En effet, lorsque le co-directeur du dictionnaire publie ses Mélanges en deux volumes, le Discours ouvre le premier tome. Il en sera de même dans les éditions suivantes composées de quatre volumes (1759, 1763 et 1764), puis en 1767 lors de l’édition en cinq volumes, ainsi que dans les réimpressions et contrefaçons qui se succèderont jusqu’en 1783. Ces éditions successives témoignent par ailleurs d’un processus d’appro- priation du Discours par leur auteur. Au cours de ces diverses éditions le titre de l’œuvre évolue29. Jusqu’en 1753, le texte est intitulé « Dis- cours préliminaire des éditeurs de l’Encyclopédie ». Mais à partir de la seconde édition des Mélanges (1759), il se transforme en « Discours préliminaire de l’Encyclopédie ». En ôtant le terme « éditeurs », D’Alembert estompe le caractère collectif et, se désignant comme auteur, s’approprie l’œuvre qui n’est plus une « préface »30 mais devient cette œuvre singulière déjà évoquée. Dans ce processus d’ensemble, l’édition Neaulme, tout comme l’édition de 1753 dans les Mélanges, se situe dans un entre-deux. Si le Discours est bien détaché du dictionnaire, il reste encore, pour le public, l’œuvre collective « des éditeurs de l’Encyclopédie ». D’une certaine façon, la publication dans le Petit réservoir répond à une attente, exprimée, comme on l’a vu, dans la Bibliothèque impar- tiale31. Sur le plan de la diffusion du Discours, la feuille atteint de toute évidence un lectorat que n’a pas touché le premier volume de l’Ency- clopédie. Mais si ce lectorat est plus large, on peut imaginer combien le

28. Il existe une traduction anglaise en 1752 : The Plan of the French Encyclo- pædia, or Universal Dictionary of Arts, Sciences, Trades and Manufactures. Being an Account of the Origin, Design, Conduct, and Execution of that Work. Translated from the Preface of the French Editors, Mess. Diderot and Alembert, London, Printed for W. Innys, T. Longman, C. Hitch and L. Hawts, [et al.], 1752, 180 p. in-8°. 29. Voir la bibliographie du Discours préliminaire en annexe. 30. Terme par lequel D’Alembert désigne son texte dans certaines lettres de sa correspondance. Voir Œuvres complètes de D’Alembert, Correspondance générale, op. cit., p. 144. 31. Voir supra p. 302. Sur les réactions enthousiastes, voir Œuvres complètes de D’Alembert, Correspondance générale op. cit., « Introduction générale », p. 147. la philosophie « en feuilles détachées » 313 mode de vente au numéro en accentue la volatilité ou l’instabilité, peut-être amoindries par la publication du journal en volumes. Dans une étude consacrée à Élie Luzac fils, Jacques Marx estime qu’avec Luzac et Marc-Michel Rey, Jean Neaulme fait partie « de ces trois grands imprimeurs-éditeurs hollandais à qui l’on doit pour une part non négligeable la diffusion du mouvement philosophique en Europe »32. Il est possible d’apprécier l’impact du Petit réservoir dont Jean Sgard, on l’a vu, estime que « la publication semble avoir rem- porté un certain succès »33. Le témoignage d’un contemporain de Neaulme, lecteur du Petit réservoir, va dans ce sens. Alors qu’il forme le projet d’entreprendre avec son frère Jean une Gazette littéraire depuis Copenhague où il réside, La Beaumelle met à profit son passage en Hollande en novembre 1750 pour rencontrer des libraires hollan- dais susceptibles d’éditer sa future gazette. Il note le 25 novembre dans son Livre de raison sa rencontre avec Neaulme et fournit une informa- tion capitale sur le tirage du Petit réservoir qu’il dit être de 300 exemplaires34. Le 2 décembre, La Beaumelle livre à son frère ses réflexions sur les trois journaux qui pourraient concurrencer leur projet : « il faut surtout du très nouveau, parce que je me suis apperçu par la lecture du Magazin françois de Londres, de la Bigarure &du Petit Réservoir que les éditeurs de ces 3 ouvrages hebdomadaires avoient \ont\ à Paris des correspondans très instruits et fort en haleine. J’y ai plus appris de nouvelles littéraires datées du tems où j’étois à Paris que je n’en ai appris pendant tout le séjour que j’ai fait chés Procope »35.

32. Jacques Marx, « Un grand imprimeur au XVIIIe siècle : Élie Luzac Fils (1723-1726) », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 46 fasc. 3, 1968, p. 779-786. Françoise Weil cite une lettre de Van Swieden à Séguier le 4 mars 1738 : « Neaulme me parut surpris quand il entendit que vous traduisiez votre livre en latin [Bibliotheca botanica]. Il me représenta que son plus grand débit se faisait en France, ailleurs même il débitait beaucoup plus aisément des ouvrages écrits en cette langue qu’en latin», F.Weil, L’Interdiction du roman et la librairie, 1728-1750, op. cit, p. 267. Pour l’œuvre de Séguier évoquée dans la citation, il s’agit de : Jean-François Séguier, Bibliotheca Botanica, sive catalogus Auctorum et librorum emnium que de Re Botanica, de Medica- mentis ex Vegetabilibus paratis, de Re Rustica, & de Horticultura tractant, Hagæ- Comitum, Joannem Neaulme, MDCCXL. 33. J. Sgard, « Petit réservoir (1750-1751) », Dictionnaire des journaux, op. cit., p. 1013. 34. « Ce libraire [Neaulme] est trop mal dans ses affaires pour entrer dans une telle entreprise [projet pour l’établissement d’un bureau général de la République des Lettres] : il ne tire que 300 de son Petit réservoir, la feuille tous frais faits, ne lui revient qu’à 12 £. On donne 3 £ pour 500 de tirage de plus », Correspondance générale de La Beaumelle, t. III, 2007, LB 698, p. 245. 35. Correspondance générale de La Beaumelle, t. III, 2007, LB 704, p. 252. 314 jean-pierre schandeler

Que ce soit à cause de méventes ou, comme le suggère J. Sgard, par désintérêt pour une publication qui pourrait concurrencer ses autres journaux36, Neaulme admet l’échec de son entreprise dans un ultime « Avertissement du Libraire » qui fait écho à celui du premier numéro : L’expérience m’a fait connoitre combien une Feuille Periodique démande de soins, & combien il est difficile de la remplir dignement, & à point nommé ; sans alleguer ici, que souvent ceux qui vous promettent quelque chose manquent de Parole, il suffira de dire que les bonnes choses ne tombent pas toûjours à tems sous la main & qu’elles sont plus rares que l’on ne pense. Cependant je n’ai formé ce projet de recueil de Pièces que dans le dessein de ne donner que du bon à mesure qu’il en paroitroit ou qu’il m’en seroit procuré, en vieilles ou nouvelles Piéces : & c’est ce que je me réserve encore de faire, en publiant de tems en tems un Volume tout entier à la fois. Ainsi je finis à donner ce Recueil par feuilles detachées & par semaine. Il compose déjà 5 Volumes in 8° dans lesquels j’ose cependant assurer qu’il y a d’excellentes choses & dignes d’être conservées dans les Bibliotheques37.

Au-delà du caractère éphémère de l’entreprise, il faut souligner l’audace qui a consisté à diffuser, selon un rythme hebdomadaire et dans leur intégralité, des textes contemporains qui animaient alors le débat philosophique, et qui ont contribué à fonder l’identité des Lumières. Le hasard, ou peut-être l’intuition, voire l’opportunisme de Neaulme, portés par une connaissance certaine des goûts littéraires et des débats d’idées, ont voulu que, dans ce laps de temps si bref, le Discours préliminaire de l’Encyclopédie croise le projet du Petit réser- voir et que l’œuvre qui fit connaître D’Alembert comme philosophe et homme de lettres, soit diffusée par feuilles détachées38. Aucune autre forme éditoriale ne pouvait marquer plus de contraste avec l’imposant in folio de l’Encyclopédie.

Jean-Pierre Schandeler (CNRS) avec la collaboration de Claudette Fortuny (CNRS IRCL-UMR 5186) Université Montpellier 3

36. J. Sgard, Dictionnaire des journaux, op. cit., p. 1013. 37. Petit réservoir,no CI, « Avertissement du libraire », t. V, p. 334. 38. Neaulme publie aussi dans le Petit réservoir un autre texte de D’Alembert : Caractère de Mr. l’Abbé Terrasson, avec des réflexions sur ses ouvrages, t. IV, p. 145-157. la philosophie « en feuilles détachées » 315

Annexe

Bibliographie du Discours préliminaire de l’Encyclopédie au XVIIIe siècle39

1751 Paris Discours préliminaire des éditeurs Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Mis en ordre et publié par M. Diderot, de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Prusse ; et quant à la partie mathématique, par M. D’Alembert, de l’Académie royale des sciences de Paris, de celle de Prusse, et de la Société royale de Londres, tome premier, A Paris, Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand, 1751, in-folio. [Discours préliminaire des éditeurs, p. i-xlv ; Avertissement, p. xlvj ; Explication détaillée du systeme des connoissances humaines, p. xlvij-lj ; Observations sur la division des sciences du chancelier Bacon, p. lj-lij ; Systême figuré des connoissances humaines, p. [liij].]

1751 La Haye et Berlin Discours préliminaire des éditeurs de l’Encyclopédie Discours préliminaire des éditeurs de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, en 10 Volumes in Folio ; proposée à Paris par souscription à 280 Livres, ou pour ceux qui n’auront pas souscrit à 372. Livres. Petit réservoir, contenant une variété de faits historiques et critiques, de littérature, de morale et de poésie, &c. Et quelquefois de petites aventures romanesques et galantes, tome cinquième, [no LXXXVIII-CI], A La Haye, chez Jean Neaulme [ou] Se trouve à Berlin, dans la librairie de Jean Neaulme, privilégié de Sa Majesté, 1751, in-8°. [Discours préliminaire, p. [voir tableau supra, p. 309] [« Avertissement de J. Neaulme », p. 113-115.] [Texte publié sans l’Explication détaillée du systeme des connoissances humaines ; les Observations sur la division des sciences du chancelier Bacon,nileSystême figuré des connoissances humaines.]

39. Le lieu d’édition réel est indiqué en gras. La publication en cours des Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie (voir note 1) proposera une bibliographie complète jusqu’à nos jours. 316 jean-pierre schandeler

1753 Paris40 Discours préliminaire des éditeurs de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’his- toire, et de philosophie, tome premier, A Berlin, 1753, in-12°. [Discours préliminaire, p. 1-205 ; Explication détaillée du systeme des connoissances humaines, p. 206-231 ; Observations sur la division des sciences du chancelier Bacon, p. 231-234 ; Systême général de la connoissance humaine, suivant le chancelier Bacon, p. 234-242 ; Avis au relieur « * Le Relieur placera ici, comme une Carte, la feuille du Système figuré des connoissances humaines », p. 242 ; [en dépliant :] Systême figuré des connoissances humaines. Tome premier, page 242.] [Autres textes dans le même volume : Avertissement [des Mélanges], p. i-xiv ; Éloge historique de M. Jean Bernoulli, p. 245-300 ; Éloge de Monsieur L’abbé Terrasson, p. 303-320.]

1759 Lyon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Nouvelle édition, revue, corrigée & augmentée très considérablement par l’auteur, tome premier, A Amsterdam, chez Zacharie Chatelain et fils, Imprimeurs-Libraires, 1759, in-12°. [Avertissement, p. 3-8 ; Discours préliminaire, p. 9-213 ; Explication détaillée du systême des connoissances humaines, p. 214-239 ; Observations sur la division des Sciences du chancelier Bacon, p. 239-242 ; Systême général de la connoissance humaine, suivant le chancelier Bacon, p. 242-250 ; Avis au relieur « * Le Relieur placera ici, comme une Carte, la feuille du Système figuré des connoissances humaines », p. 250 ; [en dépliant :] Systême figuré des connoissances humaines. Tome premier, page 250.] [Autres textes dans le même volume : Avertissement sur cette nouvelle édition,p. j-xvj ; Préface du troisième volume de l’Encyclopédie, p. 251-320 ; Essai sur la société des gens de lettres et des grands, sur la réputation, sur les mécènes et sur les récompenses littéraires, p. 323-412.]

1760 Amsterdam, contrefaçon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Nouvelle édition, revue, corrigée & augmentée très considérablement par l’auteur, tome premier, A Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1760, in-12°. [Avertissement, p. 3-8 ; Discours préliminaire, p. 9-209 ; Explication détaillée du systême des connoissances humaines, p. 210-235 ; Observations sur la division des Sciences du chancelier Bacon, p. 235-238 ; Systême général de la connoissance humaine, suivant le chancelier Bacon, p. 238-246.]

40. Une bibliographie scientifique des Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie figurera dans l’introduction générale de l’édition critique du premier tome des Mélanges, publiée dans le cadre de la publication des Œuvres complètes de D’Alem- bert (voir note 1). la philosophie « en feuilles détachées » 317

[Autres textes dans le même volume : Avertissement sur cette nouvelle édition,p. i-viii ; Préface du troisième volume de l’Encyclopédie, p. 247-316 ; Essai sur la société des gens de lettres et des grands, sur la réputation, sur les mécènes et sur les récompenses littéraires, p. 319-407.]

1763 Lyon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Nouvelle édition, augmentée de plusieurs notes sur la traduction de quelques morceaux de Tacite, tome premier, A Amsterdam, chez Zacharie Chate- lain et fils, Imprimeurs-Libraires, 1763, in-12°. [Contenu et pagination idem 1759 mais avec : [Avertissement du libraire,p.j; Préface de l’édition de 1759, p. iij-xvj.]

1764 Lyon [Idem 1763]

1766 Rouen, contrefaçon [Idem 1763]

1767 Lyon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Quatrième édition, tome premier, A Amsterdam, chez Zacharie Cha- telain et fils, Imprimeurs-Libraires, 1767, in-12°. [Contenu et pagination idem 1763 mais avec : Préface de l’édition de 1759, p. j-xvj.]

1770 Lyon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Nouvelle édition, tome premier, A Amsterdam, chez Zacharie Chate- lain et fils, Imprimeurs-Libraires, 1770, in-12°. [Contenu et pagination idem 1767.]

1772 Amsterdam, contrefaçon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Nouvelle édition, revue, corrigée & augmentée très considérablement par l’auteur, tome premier, A Amsterdam, chez Arkstée et Merkus et [chez] Marc-Michel Rey, 1772, in-12°. [Contenu et pagination idem 1760.]

1773 Lyon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Nouvelle édition, tome premier, A Amsterdam, chez Zacharie Chate- lain et fils, Imprimeurs-Libraires, 1773, in-12°. [Contenu et pagination idem 1770.] 318 jean-pierre schandeler

1783 Leyde, contrefaçon Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie, Nouvelle édition, revue, corrigée & augmentée très considérablement par l’auteur, tome premier, A Leide, chez les frères Murray, 1783, in-12°. [Contenu et pagination idem 1760.] Catherine VOLPILHAC-AUGER

Diderot, D’Alembert, Jaucourt : rencontres posthumes dans l’Encyclopédie autour de Montesquieu

Les noms de Diderot et de Montesquieu se trouvent parfois associés, grâce à l’hommage du plus jeune à un grand aîné, assurant une parfaite continuité entre l’auteur de L’Esprit des lois, si souvent cité et utilisé dans l’Encyclopédie1, et l’œuvre-maîtresse qui allait don- ner aux Lumières toute leur puissance. L’article ECLECTISME offre à Diderot cette occasion : J’écrivois ces réflexions, le 11 Février 1755, au retour des funérailles d’un de nos plus grands hommes, desolé de la perte que la nation & les lettres faisoient en sa personne, & profondément indigné des persécutions qu’il avoit essuyées. La vénération que je portois à sa mémoire, gravoit sur son tombeau ces mots que j’avois destinés quelque tems auparavant à servir d’inscription à son grand ouvrage de l’Esprit des lois : alto quæsivit cœlo lucem, ingemuitque repertâ. Puissent-ils passer à la postérité, & lui appren- dre qu’allarmé du murmure d’ennemis qu’il redoutoit, & sensible à des injures périodiques, qu’il eût méprisées sans doute sans le sceau de l’Auto- rité dont elles lui paroissoient revêtues, la perte de la tranquillité de cet homme né sensible, fut la triste récompense de l’honneur qu’il venoit de faire à la France, & du service important qu’il venoit de rendre à l’univers !2

Tous les biographes de Diderot, ainsi que ceux de Montesquieu parfois, ne manquent pas de signaler ce geste et ce texte, qui réunissent si heureusement deux personnalités d’exception, deux figures si diffé- rentes et si proches. Ce passage est même utilisé par certains commen-

1. VoirJean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, « La piété filiale », p. 277-293 ; Georges Benrekassa, « Diderot » et « Encyclopédie », Dictionnaire Montesquieu, C. Volpilhac-Auger dir., ENS de Lyon, 2013 [http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr]. 2. Article ECLECTISME, t. V, 1755, p. 284b.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 320 catherine volpilhac-auger tateurs comme témoignant de l’indifférence scandaleuse qui aurait entouré la mort de Montesquieu, et surtout de la manière dont Diderot aurait tenu à faire exception, ce qui constituerait la preuve incontesta- ble de la relation intellectuelle qui l’aurait uni à lui, par-delà des circonstances qui ne les avaient pas rapprochés3. Il permet aussi d’évo- quer l’atmosphère délétère d’une époque où un philosophe de l’enver- gure de Montesquieu se voit « persécut[é] ». Il constitue donc un objet pour ainsi dire idéal : la citation en laquelle se condensent plusieurs types ou niveaux d’interprétation. Ajoutons qu’on y retrouve toute l’énergie de l’expression de Diderot, pour souligner l’écart entre la médiocrité de l’époque et la grandeur d’une œuvre et d’un homme auxquels s’ouvre l’éternité, et que les deux personnages sont également présentés comme « sensible[s] », l’un par la définition même qui en est donnée (l’adjectif est d’ailleurs répété), l’autre par l’émotion qui trans- paraît en ces quelques lignes. En un mot, on s’en voudrait de ne pas faire usage de cette citation. Mais on peut se poser quelques questions. La présence de Diderot à ces obsèques, au lendemain même de la mort de Montesquieu4, qui devaient rassembler seulement la famille et les amis les plus proches du philosophe, a de quoi étonner. En effet, il est parfaitement établi que Diderot ne connaissait nullement Montesquieu : aucune rencontre, même fortuite, n’est attestée (Diderot n’aurait d’ailleurs pas manqué de l’évoquer, si cela avait été le cas) ; les sollicitations pour participer à l’œuvre encyclopédique sont le fait de D’Alembert, que Montesquieu pouvait fréquenter chez Mme Du Deffand ; à aucun moment entre eux il n’est question de l’autre directeur de l’Encyclopédie ¢ il n’en était d’ailleurs pas besoin. Certes, on peut voir là justement une manifesta- tion de l’esprit transgressif de Diderot, ou plutôt un sens de l’initiative qui souligne son indifférence aux conventions mondaines et n’en rend que plus remarquable sa démarche. Mais il faut prendre la question de manière plus globale, et se demander quels sont et le sens exact et les implicites de ce passage. Car si les choses se sont passées comme le dit Diderot, ce dont on n’a aucune raison de douter, même s’il en est le seul témoin ¢ mais il faudra y revenir ¢, ses paroles n’ont pas forcément la

3. Remarquons qu’Arthur M. Wilson se contente de reproduire le début de cette citation, sans en inférer quoi que ce soit. Wilson, p. 195-196. 4. On peut remarquer que la date devait en être assez connue pour que tout lecteur de l’article ECLECTISME reconnaisse Montesquieu en ce philosophe mort plus de huit mois avant la publication de ce tome (octobre 1755). C’est en tout cas une manière de dater symboliquement un article de soixante-quatorze pages, dont la maturation a forcément été très longue ; seul peut-être le passage relatif aux « causes du retardement de la Philosophie éclectique » doit-il être assigné réellement à ce 11 février, si tant est qu’une telle assignation ait du sens. rencontres posthumes dans l’ENCYCLOPÉDIE 321 signification qu’on leur a attribuée, ni surtout celle qu’on a parfois voulu leur donner (car elles ont été immédiatement amplifiées et déformées), au risque d’arriver à une représentation manifestement contraire aux usages du temps et très peu conforme à ce que l’on sait par ailleurs de la mort de Montesquieu.

Les faits Montesquieu meurt le 10 février 1755, à son domicile de la rue Saint-Dominique. Les circonstances de sa maladie et de son agonie sont connues grâce à quatre témoins oculaires, dont trois, le chimiste Jean Darcet, la duchesse d’Aiguillon, et Marans, un cousin de Mon- tesquieu, ont un point commun : chacun prétend avoir joué le premier rôle. Pareille divergence ne saurait étonner ; chaque point de vue est particulier, chaque source est spécifique, et c’est leur confrontation et leur recoupement qui permettent d’éclairer une situation complexe. L’enjeu était double : il s’agissait d’abord de savoir si le philosophe allait avoir une mort chrétienne en se confessant pour obtenir les derniers sacrements et en professant hautement la foi catholique, voire en reconnaissant les erreurs qu’avaient dénoncées dans ses écrits les différentes instances religieuses ; mais aussi d’obtenir sinon une rétrac- tation, du moins les corrections du plus irrévérencieux de ses ouvrages, les Lettres persanes, dont il était en train de préparer une nouvelle édition5. La question spirituelle se double donc d’une exigence toute matérielle. Ce n’est pas ici le lieu de discuter de la première6 ; quant au sort des manuscrits en lui-même, déjà traité dans l’introduction des

5. Sur les derniers moments de Montesquieu et les débats qu’ils suscitèrent, voir Louis Desgraves, Montesquieu, Paris, Mazarine, 1986, p. 425-431, et Chronologie critique de la vie et des œuvres de Montesquieu, Paris, Champion, 1998, p. 449-460. Pour une meilleure mise en perspective des témoignages, voir Élisabeth Badinter, Les Pas- sions intellectuelles,t.II,Exigence de dignité (1751-1762), Paris, Fayard, 2002 . Pour lire les textes eux-mêmes, voir C. Volpilhac-Auger, Montesquieu, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, « Mémoire de la critique », 2003, p. 231-246 ; introduc- tion aux Lettres persanes, OC, Oxford, Voltaire Foundation, t. I, 2004, p. 31-35 ; avec la collaboration de Gabriel Sabbagh et de Françoise Weil, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964), Lyon, ENS Éditions, 2011, p. 224-225. 6. Les uns concluent que la mort fut effectivement chrétienne, les autres que Montesquieu ne consentit que du bout des lèvres à pareille profession de foi. Cette divergence n’a rien d’étonnant, car les commentateurs interprètent les différents récits comme autant de données neutres, sans examiner la personnalité de ceux qui rappor- tent cet épisode, et en s’en tenant aux mots attribués à Montesquieu, sans les inscrire dans ce que l’on sait par ailleurs de son attitude devant les puissances religieuses. Cette question devra être traitée sérieusement. 322 catherine volpilhac-auger

Lettres persanes7, il ne me retiendra pas davantage : ce qui importe, c’est le rapport de forces qui s’instaure autour du lit de Montesquieu, et les personnes en présence. Leurs noms sont connus ; Marans, cousin de Montesquieu, écrit à l’abbé Gardès, d’Agen, dès le 15 février 17558 ;Mme d’Aiguillon pour sa part envoie deux lettres : l’une, en date du 17 février, est adressée au plus cher ami de Montesquieu, l’abbé de Guasco, alors absent de Paris ¢ quand Guasco la publie à la fin des Lettres familières du président de Montesquieu à divers amis d’Italie9, elle donne lieu à des notes sans doute inspirées par la duchesse, ou par le fils de Montesquieu, Jean- Baptiste de Secondat, auquel Guasco était également lié, ou peut-être par d’autres informateurs ; l’autre, non datée, est envoyée à Mauper- tuis10. Deux sources plus tardives, mais manifestement très sûres, sont plus détaillées : en 180211, à la mort du chimiste Jean Darcet, son élève Dizé rédige l’éloge de celui qui fut secrétaire et protégé de Montes- quieu et à qui il avait confié le soin de veiller sur son petit-fils d’Arma- jan. Un autre ancien secrétaire de Montesquieu, Saint-Marc, écrit à Suard à une date indéterminée une lettre publiée au xixe siècle12.On

7. Voir ci-dessus, note 5. 8. Bordeaux, bibliothèque municipale, Ms 1868/314 (Montesquieu, Œuvres com- plètes, Paris, Nagel, Correspondance publiée par François Gébelin, t. III, 1955, p. 1549-1550 ; nous donnons par commodité cette référence en attendant que soient publiés les tomes XX et XXI, correspondant aux années 1747-1755, de la nouvelle édition des Œuvres complètes, Lyon-Paris, ENS de Lyon et Classiques Garnier ; le texte en est d’ores et déjà établi ; c’est celui que je cite. 9. [Florence], 1767 ; Œuvres complètes, Nagel, t. III, ibid., p. 1551-1552. 10. Elle est connue grâce à l’Éloge de Montesquieu par Maupertuis publié à Berlin en 1755 ; Œuvres complètes, Nagel, p. 1550. 11. Précis historique de la vie et travaux de Jean Darcet, Paris, Académie des sciences, 1802, p. 6-9. Cet épisode se retrouve abrégé, mais en des termes très voisins, dans l’Éloge historique de Jean Darcet lu le 5 avril 1802 dû à Cuvier (Recueil des éloges historiques, Paris, Firmin-Didot, 1861, t. I, p. 99-114), ce qui s’explique ainsi : « Ce dernier acte [la préservation des manuscrits], par lequel son ami lui léguait en quelque sorte le soin de son honneur, l’avait touché au point que c’était celui des événements de sa vie qu’il rappelait avec le plus de complaisance, et il ne le faisait jamais sans une vive émotion. Il y ajoutait, lorsqu’il était avec ses amis, des détails sur les efforts de l’intrigue pour avilir un grand homme, bien remarquables, mais trop bas pour que je puisse les rapporter dans une assemblée grave, surtout à une époque où la connaissance en serait inutile, puisque nous sommes sans doute pour jamais débarrassés de la crainte de les voir renaître. » 12. Dans l’édition Nagel déjà citée (p. 1547-1548), cette lettre non datée est attribuée à Mme Dupré de Saint-Maur ; l’erreur vient de l’édition d’Édouard Labou- laye (Œuvres complètes, Paris, Garnier frères, t. VII, 1879, p. 454), qui avait lu « Mme de Saint-Marc » alors que sa source, Édouard Ménnechet, Matinées littéraires, Paris, Ancien bureau du Plutarque français, t. IV, 1848, p. 156-158, porte « M. de Saint- Marc ». (http://books.google.fr/books?hl=fr&id=KUAgWgqBSyMC) ; jugeant qu’il rencontres posthumes dans l’ENCYCLOPÉDIE 323 ajoutera à cela quelques éléments qui peuvent être très utiles, comme la copie de l’acte de sépulture, extrait des registres de la paroisse de Saint-Sulpice, signés de plusieurs membres de sa famille13. Selon Dizé ou plutôt Darcet, outre la duchesse d’Aiguillon, on trouve alors aux côtés de Montesquieu « MM. de Fitzjames », ce qui ne peut guère désigner que François de Fitzjames14, évêque de Sois- sons, que ses convictions religieuses fortement teintées de jansénisme empêchent d’accepter L’Esprit des lois sans d’expresses réserves, mais qui n’en est pas moins un des plus anciens et des plus fidèles amis de Montesquieu ; il n’est jamais question nommément de lui, surtout quand les jésuites entrent en scène : s’il n’avait pas quitté les lieux, il devait être partagé entre l’espoir d’une rétractation et l’hostilité devant leur intrusion. Le nom de Fitzjames pourrait à la rigueur (et surtout de la part de quelqu’un qui ne le connaît pas) désigner l’oncle du précé- dent, le jacobite François Bulkeley, beau-frère de l’illustre maréchal de Berwick, qui est aussi des plus chers amis du philosophe. Il faut y ajouter le duc de Nivernais, qui fait partie du cercle de ses chers Brancas et qui joua un grand rôle lors de l’examen de L’Esprit des lois devant l’Index (1750-1751), mais dont la présence ne s’imposait peut- être pas ¢ sauf à envisager d’autres raisons ; Mme Dupré de Saint- Maur15 ; le médecin « Bouvard », en fait Michel Philippe Bouvart (1711-1787), alors professeur au Collège royal, ennemi de Tronchin et

ne pouvait y avoir de « Mme de Saint-Marc » au chevet de Montesquieu, il avait corrigé le nom, qui désigne Henry (de) Saint-Marc, connu des spécialistes de Montesquieu comme « secrétaire R » ayant travaillé chez Montesquieu de 1751 à mai 1754 (C. Volpilhac-Auger, « De la main à la plume. Les secrétaires de Montesquieu », dans Montesquieu en 2005, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 206-208). Manifestement, Gébelin a suivi Laboulaye sans revenir à Ménnechet. 13. Bordeaux, bibliothèque municipale, Ms 2590/3 (copie du XIXe siècle) ; voir aussi une copie de l’acte de décès copié par Jules Delpit au XIXe siècle : Bordeaux, bibliothèque municipale, Ms 1460/66, f. 85. Ces divers documents sont transcrits par Louis Desgraves, Chronologie critique (voir ci-dessus note 5), p. 451-452. 14. Son frère aîné Jacques François (James Francis) de Fitzjames est mort en 1738 ; il n’est pas impossible que soit englobé dans l’expression le fils de celui-ci, Charles (1712-1787). Nous n’avons pu vérifier s’il était à Paris à cette période. 15. Dizé parle de « M. Dupré de Saint-Maur », que Montesquieu connaît mais sur lequel il estime devoir peu compter (voir sa lettre à Mme Du Deffand du 13 septembre 1754) ; il était en revanche un grand ami de Mme Dupré de Saint-Maur. Or quand Mme d’Aiguillon écrit à Maupertuis, il est question d’elle parmi les plus assidus au chevet de Montesquieu ; elle déclare aussi qu’elles ont toutes deux reçu des mains de Montesquieu les corrections des Lettres persanes que les jésuites voulaient à toute force obtenir ¢ c’est donc vraisemblablement une erreur de copie qui a fait écrire chez Dizé « M. » là où il fallait lire « Mme »ou«Me ». Exit donc M. Dupré de Saint-Maur. 324 catherine volpilhac-auger de Bordeu16, qui apparaît comme médecin de D’Alembert en 176517 ; il ne figure pas dans la correspondance de Montesquieu, sauf quand celui-ci évoque « M. Bouvard, auquel son petit-fils doit la vie », dans une lettre de remerciement à Mme Dupré de Saint-Maur18 ¢ selon Dizé, il n’intervint pas seulement comme médecin, mais aussi comme auto- rité morale, réprimandant les jésuites ; et enfin le chevalier de Jaucourt, qui nous intéresse en l’occurrence tout particulièrement : à lire les trois billets qu’on a conservés de ceux que Montesquieu lui a adressés, il était de ses familiers19. Mais pour Darcet, ces personnages ne sont que des témoins du combat qu’il livre contre les jésuites, et il ne dit rien de plus sur eux. On relève dans la lettre de Mme d’Aiguillon à Maupertuis les mêmes noms, « M. le duc de Nivernois, M. de Bulkeley, la famille Fitzjames, le chevalier de Jaucourt, etc. » ¢ ce qui permet de garantir la présence de Bulkeley, de François de Fitzjames, et sans doute quelque dame20, le « etc. » recouvrant le médecin Bouvard et le savant Darcet, superbement ignorés21 ; seul Jaucourt a le mérite d’exister aux yeux de cette grande dame. Quand la duchesse d’Aiguillon s’adresse cette fois à Guasco, elle ne fait pas la revue des familles nobles, et elle préfère insister sur les plus fidèles : elle-même, qui ne « l’[a] pas quitté jusqu’au moment où il a perdu toute connoissance dix-huit heures avant la

16. Il est évoqué avec beaucoup d’ironie et de méchanceté dans la Correspondance littéraire du 15 décembre 1769. Voir aussi La Religieuse, DPV,t. XI, 1975, p. 197 : « Cet homme est habile, à ce qu’on dit, mais cet homme est despote, orgueilleux et dur. » Il s’exprime de manière catégorique et par monosyllabes ; son pronostic sur l’état de Suzanne Simonin est d’ailleurs rapidement vérifié. 17. Diderot à Sophie Volland, [25 juillet 1765]. 18. Lettre connue par un catalogue de vente (Nagel, p. 1476 ; 13 octobre 1753). 19. En témoignent les formules finales : en mai 1753 (la date donnée par les éditions actuelles de correspondance est erronée), « j’ai l’honneur de vous embras- ser » ; le 20 mai, « j’ai l’honneur de vous embrasser mille fois » (RDE no 7, octobre 1989, p. 176, qui reproduit la transcription du catalogue Autographes, Galerie Frédéric Castaing, 1989, no 10). Dans un troisième billet (daté également de 1753, ce qui reste à confirmer), vendu à Drouot le 22 mai 2015 et inconnu jusqu’alors, le texte même est éloquent : « Monsieur le chevalier de Jaucourt voudra-t-il permettre que M. de Mon- tesquieu vienne le prendre demain mardi à midi pour le mener chez Madame la duchesse de Mirepoix [...] » (Pierre Bergé et Associés, lot no 362 ; la transcription est celle du catalogue de vente). On n’a conservé aucune lettre de Jaucourt à Montesquieu. 20. Parmi les filles de Berwick auxquelles Montesquieu fait allusion dans sa correspondance, seule Laure-Anne (1710-1766), marquise de Bouzols, est encore en vie. La femme de Berwick, Anne Bulkeley, est morte en 1751. Mais si le terme se comprend au sens large, comme sans doute chez Dizé-Darcet, il peut inclure l’épouse de Bulkeley, Mary-Anne O’Mahonney, dont le nom revient souvent dans la correspondance. 21. L’Année littéraire évoque « Messieurs Bouvart & Lorry » (1755, février, p. 277) ; mais ce dernier nom ne se retrouve nulle part. rencontres posthumes dans l’ENCYCLOPÉDIE 325 mort », donc jusqu’au 9 février, puisque Montesquieu est mort le lundi matin 10 février22 ; « Mad. Dupré lui a rendu les mêmes soins, & le chevalier de Jocour ne l’a quitté qu’au dernier moment ». La formule est assez vague pour que l’on ne sache pas s’il est resté plus longtemps que la duchesse ¢ mais c’est probable. Dans l’une et l’autre lettre, elle insiste sur l’intérêt que l’on porte au malade : « La maison ne désem- plissoit pas et la rue étoit embarrassée », dit-elle à Maupertuis ; « L’intérêt que le public a témoigné pendant sa maladie, le regret universel, ce que le Roi en a dit publiquement que c’étoit un homme impossible à remplacer, sont des ornemens à sa mémoire, mais ne consolent point ses amis » confie-t-elle à Guasco. Celui-ci ajoute la note suivante au nom de « Jocour » : « Ce gentilhomme, fort ami de Mr. de Montesquieu a fait une étude parti- culiere de la Médecine, & l’exerce simplement par goût & par l’amitié. C’est un de ceux qui ont fourni les meilleurs articles à l’Encyclopédie. » Cette note, omise par l’édition Nagel23, jette un jour nouveau sur les relations entre l’encyclopédiste et Montesquieu24 : leur amitié, sensible dans les trois billets déjà évoqués ¢ dont deux n’ont été connus que récemment ¢ est plus forte qu’on ne le savait ; attestée par l’un des meilleurs amis de Montesquieu, elle acquiert consistance. La présence de Jaucourt jusqu’au « dernier moment » revêt donc un sens particulier. Le registre des sépultures, qu’il faut maintenant faire intervenir, est signé des membres de la famille : l’aîné des petits-fils de Montes- quieu, Charles d’Armajan, alors pensionnaire à Paris25, deux de ses cousins, Joseph Guérin de Lamothe et Joseph de Marans, et des membres de la famille bordelaise des Guyonnet, avec qui il est lié depuis des décennies. Le fils de Montesquieu, Jean-Baptiste de Secon- dat, réside en Bordelais : il ne se rendra à Paris qu’à l’annonce de la mort de son père. En son absence, comme l’atteste sa signature en tête de l’acte, c’est Joseph de Marans (1682-1764), ancien conseiller au parlement de Bordeaux, maître des requêtes honoraire depuis 1749, qui prend les responsabilités, « comme son parent le plus proche et son intime ami » ainsi qu’il le dit lui-même, et également comme le plus

22. Comme l’indique Joseph de Marans. 23. Elle l’était déjà par Gébelin dans sa première édition de la Correspondance de Montesquieu, Paris, Champion, 1914, 2 volumes. 24. Publiée deux ans après la livraison finale des volumes de discours de l’Ency- clopédie, elle révèle aussi chez l’abbé italien, ennemi de Mme Geoffrin, une certaine ambiguïté : témoigne-t-elle d’un enthousiasme mitigé pour l’entreprise, ou d’un intérêt certain ? Guasco ferait-il allusion aux nombreux articles inspirés de L’Esprit des lois ? 25. Charles Guichanères d’Armajan est né le 15 mars 1740 (je remercie Monique Brut d’avoir effectué cette recherche). 326 catherine volpilhac-auger ancien des membres de sa famille : « je me suis chargé de tout le détail de sa maladie, et ensuite de son enterrement »26. Cela place au centre du jeu un personnage ignoré de tous les autres correspondants, mais dont le rôle est capital. La suite de sa lettre le dit d’ailleurs avec complaisance : « Vous jugerez par ce petit détail l’état où j’ai été et l’embarras que j’ai eu. Toute la France s’y intéressait et venait souvent deux fois par jour savoir de ses nouvelles ; j’étais obligé de répondre et de parler à tout le monde ; le roi mêmeyaenvoyé.»Cedernier point est confirmé par une note de Guasco dans les Lettres familières :leroi a envoyé « un seigneur de la cour ». Parmi les noms déjà évoqués, cela ne peut guère désigner que le duc de Nivernais ¢ il n’y avait d’ailleurs pas là grand mystère, comme le confirme une autre source sur laquelle il faudra revenir, la Correspondance littéraire : « Louis XV s’est honoré en donnant au sage mourant, des marques de son estime, et en envoyant M. le duc de Nivernois s’informer de son état »27. Mais en quoi consiste « l’embarras » de Marans ? Certes celui-ci insiste sur sa fatigue, sur les trois nuits passées « sans [s]e déshabiller ni [s]e coucher » ; mais le terme se justifie surtout si l’on envisage ce que Marans tait soigneusement : le double enjeu religieux. Car Marans n’est pas neutre dans l’affaire, comme le révèle Darcet : « L’accès auprès du lit de Montesquieu fut d’autant plus facile aux jésuites que son fils était absent, et que les parents dont il se trouva entouré leur étaient dévoués ». L’absence dans la lettre à Gardès de toute allusion à ces faits qui tiennent tant de place chez les autres témoins, la manière même dont il présente les choses28, manifestent à quel point il souhaite éviter tout scandale pendant la maladie de Montesquieu. Mais la période cruciale ne s’étendait-elle pas aux funérailles elles-mêmes ? Joseph de Marans s’occupe des obsèques, qui ont lieu dès le lendemain à cinq heures du soir, à l’église Saint-Sulpice où il est

26. Voilà qui relativise l’idée répandue par Voltaire que Mme d’Aiguillon, « la sœur du pot des philosophes », ait fourni « bonnet de nuit » et « seringue » (Voltaire à Thiériot, 27 février 1755, (Correspondence and related documents, Theodor Besterman éd., D6185), tout comme l’image répandue par les lettres de Mme d’Aiguillon elle-même. 27. Correspondance littéraire, 15 février 1755 ; Robert Granderoute éd., Ferney- Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2006, p. 54-55. Même écho dans L’Année littéraire, février 1755, p. 282. 28. « J’ai eu la consolation de lui voir recevoir tous ses sacremens avec toute l’édification possible et conserver ses sentimens jusques au dernier moment [...] ». Cette dernière notation semble contredire le témoignage de Mme d’Aiguillon ; elle pourrait bien montrer la volonté de faire apparaître la constance des sentiments chrétiens de Montesquieu. L’extrême-onction ne pouvant lui être administrée s’il avait perdu conscience, il n’aurait dû recevoir que le viatique ¢ la question devra être examinée ailleurs. rencontres posthumes dans l’ENCYCLOPÉDIE 327 enterré, soit moins de trente-six heures après le décès. Pareil délai n’est cependant pas inhabituel, et personne à l’époque ne relève le fait pour s’en étonner. Des billets d’enterrement sont imprimés, comme il est d’usage : « Vous êtes prié d’assister au convoi funèbre de Haut et Puissant Seigneur Messire Charles de Secondat [...] »29. Comment imaginer que Jaucourt n’y ait pas assisté ? Sauf s’il était épuisé après avoir veillé son ami, ou s’il considérait qu’après l’avoir ainsi accompa- gné jusqu’au dernier moment, il n’avait plus rien à faire de plus. De tous les gens de lettres, c’est en tout cas celui qui a été le plus proche de Montesquieu, jusqu’à sa mort. Mais Marans souhaitait-il voir affluer la gent lettrée, après l’affrontement qui, selon une note de Guasco, avait opposé le jésuite Routh à Mme d’Aiguillon ?30 Le scandale était complet avec la déclaration solennelle de Montesquieu confiant ses manuscrits, pour les soustraire aux jésuites, à Mme Dupré de Saint-Maur et à Mme d’Aiguillon, comme celle-ci le rapporte à Maupertuis ¢ tout cela en présence d’un évêque jansénisant et d’un envoyé du roi de France, si du moins il faut en croire Darcet, et en tout cas devant de nombreux témoins, à commencer par le fidèle Jaucourt. Le service funèbre devait donc présenter un front plus uni, et il devait être préférable qu’y soient présents seulement ceux que connaissaient Marans et les proches, et surtout ceux qui ne risquaient pas, par leur présence et leur parole, de rappeler des moments critiques.

Retour à Diderot et à la philosophie éclectique Si l’on revient maintenant au texte de Diderot, il faut d’abord remarquer que l’idée-force de ce passage ne tient pas aux « funé- railles »31 elles-mêmes, alors qu’on ne retient souvent que sa présence en cette occasion ; elle réside dans le long développement qui justifie l’insertion de ce retour sur soi, lequel est en même temps l’application directe d’une dénonciation amère de tous les obstacles que rencontre « l’éclectisme moderne ». Montesquieu apparaît comme l’exemple même de « l’ostracisme » qui frappe les plus grands esprits, à l’image

29. BNF, n.a.fr. 22127, cité par Louis Desgraves, Chronologie critique (voir ci-dessus note 5), p. 451-452. 30. « Pourquoi tourmenter un homme mourant ? », lui aurait-elle asséné. 31. Si l’on en croit le Dictionnaire de l’Académie, qui donne même définition et mêmes exemples de 1694 à 1762, le terme semble relativement neutre (« Obsèques & cérémonies qui se font aux enterremens. ») ; l’entrée « Obsèques » révèle les différences, avec la même stabilité dans la définition et les exemples : « Funerailles accompagnées de pompe & de ceremonies. » On retiendra donc que pour Diderot, cet enterrement est placé sous le signe de la simplicité ; on y reviendra. 328 catherine volpilhac-auger de la « politique cruelle qui régnoit dans les démocraties anciennes »32. Les expressions sont fortes : Diderot se déclare « indigné des persécu- tions [que Montesquieu] avoit essuyées » ; celui-ci est dit « allarmé du murmure d’ennemis qu’il redoutoit », « sensible à des injures périodi- ques [...] » ; « né sensible », il ressentait fortement la « perte de [s]a tranquillité ». Autrement dit, c’est un homme troublé, malheureux, épuisé des querelles qu’on a suscitées contre lui, mais aussi de l’immense effort qu’ont représenté la conception et l’écriture de L’Esprit des lois ; en témoigne l’« inscription » latine (on remarquera que le terme choisi, et la langue même, participent de l’entreprise de célébration, pour ne pas dire de monumentalisation) empruntée à l’Énéide33 par laquelle Diderot arrache le philosophe à la pusillanimité des contemporains : « [Il] chercha la lumière au plus haut du ciel, et gémit quand [il] l’eut trouvée ». On a noté depuis longtemps que la citation, qui chez Virgile évoque le suicide de Didon, mourant par amour, paraît curieusement inadéquate ; si Diderot en étudie l’effet musical dans la Lettre sur les sourds et muets34, cette image pathétique n’en donne pas moins une idée déformée de la vie de Montesquieu, qui serait ainsi censé n’avoir plus qu’à mourir après avoir donné le meilleur de lui-même ; le contexte dans lequel la place l’article attribue aux attaques de ses adversaires un rôle déterminant dans cette fin ¢ ce qui est là encore fort loin de la réalité : contre ses critiques Montesquieu se bat comme un diable, ou plutôt comme un philosophe qui refuse d’être jugé en théologien, avec la Défense de L’Esprit des lois publiée en février 1750 ; les années suivantes, pendant lesquelles il recueille les fruits du succès, n’ont rien du calvaire de celui qui n’a plus rien à attendre de la vie et de ses contemporains : il soutient le jeune et bouillant La Beaumelle, il se demande s’il met la dernière main aux Voyages et au roman Arsace et Isménie, il prépare de nouvelles éditions des Lettres persanes et de L’Esprit des lois, il continue à lire beaucoup et à tirer des extraits d’ouvrages qui témoignent de son intérêt pour des productions nou-

32. Cela nous apprend que Diderot est loin de faire sienne l’analyse de L’Esprit des lois, XXVI, 17, selon laquelle « bien loin que cet usage puisse flétrir le Gouver- nement populaire, il est au contraire très-propre à en prouver la douceur », car « l’Ostracisme doit être examiné par les regles de la Loi politique, & non par les regles de la Loi civile ». 33. Chant VI, v. 692. 34. Lettre sur les sourds et muets, Paris, 1751, p. 213-214 : « alto quaesiuit coelo lucem. Ce petit intervalle en montant sera le rayon de lumiere. C’etoit le dernier effort de la moribonde [...] » (DPV, t. IV, 1978, p. 184-186). rencontres posthumes dans l’ENCYCLOPÉDIE 329 velles ; il acquiert ou reçoit les publications les plus récentes35. Que d’activités pour un mourant, ou peu s’en faut... Allons plus loin. Même si dans le contexte qui est celui de l’Ency- clopédie, il est peu surprenant que Diderot ait cherché à placer le philosophe disparu parmi ceux que la société rejette et combat36, l’idée selon laquelle Montesquieu aurait été véritablement persécuté ¢ ce qui est, comme on l’a dit, l’objet essentiel de ce passage ¢ paraît tout aussi éloigné de la réalité : L’Esprit des lois a connu un immense succès en France comme dans le reste de l’Europe, et Montesquieu était célébré comme un des plus grands hommes de son temps ; les autorités, malgré l’opposition initiale de d’Aguesseau, ont bien été obligées de laisser imprimer à Paris un ouvrage qu’en avril 1750 le dauphin reconnaissait « avoi[r] déjà entre les mains »37. En 1751, il a été sollicité pour faire partie de l’académie fondée à Nancy par le roi Stanislas : le beau-père du roi de France aurait-il pris le risque de recruter un dangereux élément ? En 1750-1751, le duc de Nivernais, ambassadeur de France à Rome et favori de la favorite, déploie tous ses efforts pour empêcher la mise à l’Index de L’Esprit des lois ;en aurait-il été ainsi si Montesquieu n’avait été bien en cour ? Le même duc de Nivernais, on l’a vu, est envoyé par Louis XV prendre des nouvelles de sa santé, ou plutôt manifester l’intérêt du roi pour le philosophe. Mais, dira-t-on, ce succès public n’est pas contesté par Diderot : il voit même là la preuve d’une supériorité si éclatante qu’elle emporte tout. On est néanmoins étonné de la forme que prend la dénonciation « des injures périodiques, qu’il eût méprisées sans doute sans le sceau de l’Autorité dont elles lui paroissoient revêtues ». Le terme « pério- diques » exclut la Congrégation de la propagande de la foi, qui a sévi contre L’Esprit des lois en 1751 ; de toute manière, in Gallia Index non viget, et Diderot ne semble même pas penser à cette condamnation si

35. On a trouvé à son domicile parisien Les Heureux Orphelins, publiés par Crébillon le romancier en 1754, le Journal étranger créé par Toussaint en 1754 (il en possédait même tous les numéros, jusqu’à celui de janvier 1755), Les Ruines de Palmyre de Dawkins et Wood, bel ouvrage publié à Londres en 1753 : voir l’inventaire après décès de son logement rue Saint-Dominique dans Bibliothèque virtuelle Montesquieu, C. Volpilhac-Auger dir., ENS de Lyon, 2015. 36. Voir Jean Ehrard (cité ci-dessus, note 1) : « Dans la querelle de L’Esprit des lois Diderot reconnaît son propre combat. » (p. 279, à propos de la Lettre apologétique de l’abbé de Raynal). 37. Voir Catherine Volpilhac-Auger, http://lire-montesquieu.ens-lyon.fr/ critiquer-97953.kjsp?STNAV=&RUBNAV ; Montesquieu, « Mémoire de la critique », op. cit. ; Un auteur en quête d’éditeurs ? op. cit., chap. i ; Montesquieu, Correspondance, 17 avril 1750, Œuvres complètes, t. XX, à paraître. 330 catherine volpilhac-auger lointaine et si peu effective ; il pourrait renvoyer aux Nouvelles ecclé- siastiques, mais on voit mal quel « sceau de l’Autorité » celles-ci pour- raient bien porter, tant elles sont persécutées elles-mêmes ; il ne peut donc désigner que les Mémoires de Trévoux qui critiquent L’Esprit des lois dès avril 1749 : eux seuls peuvent se parer de ce fameux « sceau de l’Autorité », pour quelques années encore. Mais leur attaque est très modérée38, et le sera encore après la publication de la Défense de L’Esprit des lois39, surtout en regard de celles qui se déchaîneront du côté janséniste. Et surtout, rien ne vient appuyer l’idée qu’ils sont soutenus par une quelconque « Auto- rité » ¢ rien sinon, comme le suggérait Jean Ehrard, un amalgame avec les combats que livre Diderot contre les autorités religieuses si puis- santes à la Cour, autour de l’archimage Yebor. Serait-ce aussi un moyen de dénoncer l’action pernicieuse du père Routh, que l’on suppose soutenu en haut lieu ? Diderot pouvait en avoir entendu parler par Jaucourt40. Mais son ressentiment va bien au-delà de cette circonstance particulière.

Des faits à la légende Si l’on revient aux faits, il faut noter que Diderot ne dit rien de ceux qui suivaient ¢ ou pas ¢ le convoi funèbre. Mais il pouvait compter sur ses amis, à qui il n’aura pas manqué de raconter l’affaire. Dès le 15 février, Grimm diffuse complaisamment l’idée que Montes- quieu est mort ignoré de la société et en particulier des « gens de lettres » : [...] à la honte de la nation, [...] ce grand homme à qui la France devra tous les heureux effets qui résulteront de la révolution que ses ouvrages ont faite dans nos esprits, a quitté la vie, sans que le public s’en soit, pour ainsi dire,

38. « Le coup était porté vite, de côté, en douceur » (Pierre Rétat, introduction à la « Lettre au P.B.J. sur le livre intitulé, L’Esprit des lois », avril 1749, dans Défense de L’Esprit des lois, Montesquieu, Œuvres complètes, t. VII, Lyon-Paris, ENS de Lyon et Classiques Garnier, 2010, p. 5). 39. « [...] les jésuites n’ont pas voulu poursuivre Montesquieu sur le théologique » (P.Rétat, « Lettre au P.B.J.sur un article de la brochure intitulée Défense de L’Esprit des lois », 15 février 1750, ibid., p. 122). 40. On dit généralement, d’après Guasco, qu’une lettre de Routh au nonce Gualterio, décrivant en détail le tête-à-tête avec Montesquieu, aurait été publiée dans la Gazette d’Utrecht peu après la mort de Montesquieu. Mais elle n’a jamais été retrouvée. Ce document, peut-être supposé, est connu grâce à Louis-Mayeul Chaudon, Diction- naire antiphilosophique, 1767, « Supplément », p. 386-394 (O. R. Taylor l’a republié dans French Studies, 1949/3, p. 101-121) ; or Guasco publie les Lettres familières justement en 1767. rencontres posthumes dans l’ENCYCLOPÉDIE 331

aperçu. Son convoi funéraire s’est fait sans personne. M. Diderot fut de tous les gens de lettres, le seul qui s’y trouvât41.

Ce dernier détail, comme le fait remarquer Jean Ehrard, est propre à Grimm42 : un pas a été franchi, qui fait de Montesquieu le héros solitaire de la philosophie, et de Diderot sa réplique43. Mais Grimm n’est pas le seul à avoir répété l’histoire, puisqu’on la trouve presque dans les mêmes termes chez Rousseau : « J’étois à la Campa- gne quand [Montesquieu] mourut et j’appris que de tous les Gens de Lettres dont Paris fourmille le seul M. Diderot avoit accompagné son convoi ; heureusement c’étoit aussi celui qui laissoit le moins apperce- voir l’absence des autres »44. Rousseau a là une circonstance idéale pour déplorer ¢ une nouvelle fois ¢ la méchanceté et la médiocrité de la gent littéraire parisienne, sans se demander si la présence des « gens de lettres » était de mise. Comme pour répondre aux assertions de Grimm, plutôt qu’à celles de Diderot qui finalement se contente d’évoquer son propre cas45, ou à celles de Rousseau qu’il ne pouvait connaître, D’Alembert écrit, au même tome V de l’Encyclopédie, dans l’éloge de Montesquieu dont il n’a laissé le soin à personne d’autre : « Toutes les Nouvelles

41. Correspondance littéraire (voir ci-dessus note 27), 15 février 1755. 42. En 1776, Diderot dira qu’il a quitté pour cela « la compagnie de [s]es amis » (Résultat d’une conversation sur les égards que l’on doit aux rangs et aux dignités de la société, cité par J. Ehrard, p. 279-280 : Miscellanea philosophiques, dans Corres- pondance littéraire, éd. Maurice Tourneux, Paris, Garnier, 1875-1877, t. IV, p. 15). Grimm aurait-il fait partie de ceux-ci ? La fin de son évocation de Montesquieu était écrite à la première personne : « Mais si nous eussions mérité d’être les contemporains d’un aussi grand homme, quittant nos vains et frivoles plaisirs, nous aurions tous pleuré sur son tombeau, et la nation en deuil aurait montré à l’Europe l’exemple des homma- ges qu’un peuple éclairé et sensible rend au génie et à la vertu. » 43. On remarquera que la déclaration de Grimm est contredite par Raynal, à la date du 18 février 1755 : « [...] l’intérêt singulier et général que Paris et la cour ont pris à sa maladie est un hommage qui fait honneur à sa mémoire et à ses contemporains. » (Correspondance littéraire, philosophique et critique, par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., Maurice Tourneux éd., Paris, Garnier frères, 1877, t. II, p. 224-225). 44. Rousseau à Jean Perdriau, 20 février 1755 (Correspondance complète, Ralph Leigh éd., Genève, Institut et Musée Voltaire, lettre 277, t. III, 1966, p. 98). 45. Ainsi que le fait remarquer Jean Ehrard, que je remercie de ses remarques, il n’est alors question que de suivre ou accompagner le convoi funèbre, non d’assister aux funérailles. Il n’est donc pas exclu que la participation de Diderot se soit bornée à suivre (ou rencontrer) le convoi entre la rue Saint-Dominique et l’église Saint-Sulpice ; mais en 1776 (voir ci-dessus note 42), il dira avoir « assisté aux funérailles du président de Montesquieu » ; et c’est bien de funérailles que parle l’article « Éclectisme » de l’Ency- clopédie ; l’expression (est-ce voulu ?) suggère sans ambiguïté que Diderot y était présent, mais sans l’affirmer formellement. De toute manière, nul ne pouvait interdire à qui que ce soit d’assister à une telle cérémonie. 332 catherine volpilhac-auger publiques ont annoncé cet évenement comme une calamité. [...] A tant de suffrages éclatans en faveur de M. de Montesquieu, nous croyons pouvoir joindre sans indiscrétion les éloges que lui a donnés, en présence de l’un de nous, le Monarque même auquel cette Académie célebre doit son lustre [...] »46. La phrase suivante se pare même de détails qui devraient eux aussi étonner, tout autant que la mention d’une circonstance qui pourrait relever du seul « usage » et de ce fait ne pas mériter d’apparaître ainsi : « Le 17 Février, l’Académie Françoise lui fit, selon l’usage, un Service solemnel, auquel malgré la rigueur de la saison, presque tous les gens de Lettres de ce Corps, qui n’étoient point absens de Paris, se firent un devoir d’assister. » « Presque tous les gens de lettres de ce Corps » ¢ l’expression est un peu forte pour les douze personnes présentes47, auxquelles man- quaient Fontenelle (mais on l’excusera pour ses quatre-vingt-dix-sept ans), Voltaire, qui avait des raisons fortes de n’être pas à Paris (pour plus de sûreté, il venait de prendre le chemin de Genève), mais aussi Mirabaud, Buffon, Gresset, Bougainville, Du Resnel, Crébillon... D’Alembert ne chercherait-il pas à contredire l’effet de l’expression indue, « sans personne », que répand Grimm chez ses illustres et loin- tainsabonnés,etsansdouteaussidansnombredesalonsparisiens ?Tri- but n’avait-il pas ainsi été payé, dans les formes et avec toute la solennité nécessaire, à celui que l’Académie, et par là-même le monde des lettres dont elle est un corps constitué, tenait à honorer ? N’en est pas moins restée l’image d’un Montesquieu abandonné de tout ce que Paris comp- tait de têtes pensantes et de mains écrivantes, et même de tous, si l’on n’a retenu que la première partie de la phrase de Grimm. Dès lors, le tome V de l’Encyclopédie pourrait bien s’enrichir d’un sens particulier, car il abrite, pour ainsi dire, le tombeau de Montes- quieu : tandis que D’Alembert fait résonner les trompettes de l’éloge aux premières pages et que Diderot dessine le portrait d’un martyr de la philosophie, tout en laissant penser qu’il était présent à des funé- railles où il n’était certainement pas souhaité, Jaucourt, le seul qui pouvait y trouver une place légitime, reste muet sur les liens qui l’unissaient au grand homme, au fil de l’article ESCLAVAGE48 où il

46. Tome V, p. xvi. 47. « Du lundi 17 Février, aux Cordeliers, au service du Président de Montes- quieu, Mrs Dolivet, le Président Haynault, Alary, d’Alembert, Duclos, Duc de Saint- Aignan, Sallier, Moncrif, Dupré de Saint-Maur, Mairan, Marivaux, Boissy. » (Les Registres de l’Académie française, Paris, Firmin-Didot, 1895, t. III, p. 63). Dans cette liste, seuls le duc de Saint-Aignan, Dupré de Saint-Maur et Moncrif ne font pas partie de ceux qui assistent régulièrement aux séances durant cette période. 48. Tome V, p. 934-939. rencontres posthumes dans l’ENCYCLOPÉDIE 333 déclare ne pouvoir « rien ajoûter à [l]a gloire » de celui-ci, mais où il recompose méthodiquement tous ses emprunts à L’Esprit des lois, qu’il semble connaître « par cœur »49 : c’est un hymne au philosophe, une célèbration, discrète et efficace, même si elle ne peut être dite réellement fidèle, de son œuvre et de sa pensée. Chacun, à travers la matière encyclopédique, déclinait le souvenir et l’éloge de Montes- quieu, et l’accompagnait à sa manière.

Catherine Volpilhac-Auger ENS de Lyon et Institut universitaire de France UMR 5037

49. Jean Ehrard, ouvrage cité, « Deux lectures de l’esclavage », p. 247-256, ici p. 250. Sur la manière dont Jaucourt déforme subtilement et finalement fait « violence » au texte de Montesquieu auquel il se veut fidèle, voir la suite de cet article.

Françoise LAUNAY

D’Alembert réveillé par l’astronome Lalande

Jusqu’à nos récentes enquêtes sur sa nourrice1, son premier maî- tre de pension2 et ses identités3, il n’était guère apparu d’éléments nouveaux permettant de documenter, d’infirmer ou d’enrichir ce qui était dit et répété depuis plus de deux siècles sur la vie privée de D’Alembert (1717-1783). Le journal ou livre de raison de Jérôme Lalande (1732-1807), où l’astronome a consigné tout ce que il a vu, entendu et remarqué d’intéressant entre 1756 et la fin de sa vie, au long de 296 pages remplies de sa fine écriture, n’est hélas pas à la disposition des chercheurs4. En revanche, certaines de ses très nombreuses autres notes nous sont heureusement parvenues, parfois sous forme de bribes. C’est le cas de quelques feuillets, la plupart autographes, faisant partie du fonds Raspail de la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras5, qui nous ont livré des informations inédites que Lalande avait recueillies sur D’Alembert à qui il s’est toujours intéressé. Ces « anecdotes » dont Lalande était friand, proviennent non seulement de collègues acadé-

1. Françoise Launay, « D’Alembert et la femme du vitrier Rousseau, Etiennette Gabrielle Ponthieux (ca 1683-1775) », RDE, 45 (2010), p. 75-107. Depuis 2012, nous avons adopté la graphie « Ponthieu » (cf. la note 8 de la réf. 3), et nous savons que la nourrice est née en 1682. 2. Françoise Launay, « Le maître de pension de D’Alembert, Louis Barnabé Berée (Étrépagny, Eure, 1681 ¢ Paris, 1731) », RDE, 46 (2011), p. 127-168. 3. Françoise Launay, « Les identités de D’Alembert », RDE, 47 (2012), p. 243- 289. 4. Une description de ce manuscrit mis en vente publique à Paris (Hôtel Drouot) les 6 et 7 décembre 1995, puis le 17 juin 1998, a été publiée dans RDE, 22 (1997), p. 175-180. 5. Ces documents de Lalande, dont son petit-neveu à la mode de Bretagne Isaac Lefrançois-Delalande avait hérité en 1839, et qui avaient été achetés par François Vincent Raspail dans un bric-à-brac (sic) entre 1855 et 1868, ont rejoint le fonds Raspail en 1972 ; à ce sujet voir Henri Dubled, « Bibliothèque Inguimbertine, catalogue des manuscrits, deuxième supplément (nos 2642 à 2770) », dans Rencontres (Carpentras), 115 (1977), p. 241-244.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 336 françoise launay miciens des sciences, où de relations communes entre les deux hommes, mais aussi de la fille aînée de la nourrice de D’Alembert que Lalande a lui-même interrogée en 1784, six mois après le décès du géomètre. Toutes les indications que nous avons pu vérifier s’étant avérées exac- tes, les extraits que nous donnons ici nous permettent de lever quelques voiles supplémentaires sur des pans obscurs de la vie intime de D’Alembert, que les commentateurs du Rêve de D’Alembert, pour ne citer qu’eux, ont généralement du mal à appréhender, faute d’éléments concrets6.

Le rôle joué par le docteur Molin

Le premier extrait7 liste trois documents d’un intérêt biographi- que particulièrement important : Sur d’Alembert Pieces que Delambre tient d’un ami de d’Alembert en 1805. Proces verbal du commissaire de La Marre 16 nov. 1717 d’un enfant exposé dans une boite sur les marches de S. jean le Rond et remis aux enfans trouvés (petite eglise detruite en 1757 [en fait 1748] pour batir le portail du cloistre N.D.) Acte du 2 janv. 1718 par lequel Jacques Molin medecin s’en charge parde- vant notaire Acte du 21 mars 1735 par lequel il declare que Jean Daremberg pension- naire chez Dulin [sic] rue Mazarine etudiant en philosophie est le même La maison de sa nourrice rue Michel le Comte no224 (en 1805)8

Que les astronomes Delambre (1749-1822) et Lalande aient com- muniqué sur D’Alembert n’est pas pour nous surprendre : les deux académiciens des sciences sont chacun l’auteur d’ouvrages d’histoire de l’astronomie9 où ils s’efforcent de donner des informations biogra- phiques justes et si possible obtenues de première main. Par ailleurs,

6. Sur ce point, voir la prudence remarquablement documentée d’Yvon Malaval dans son article « Les protagonistes du ‘‘Rêve de d’Alembert’’ », dans Diderot’s Studies III, Genève, Droz, 1961, p. 27-53. 7. Note manuscrite de Lalande, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, fonds Raspail, Ms 2762, dossier 8, f. 355r (folioté 259 par Lalande). 8. L’emplacement de la maison est celui du no24 actuel, voir F. Launay, art. cité, 2010. 9. Citons en particulier : Jérôme Lalande, Bibliographie astronomique, avec l’his- toire de l’astronomie depuis 1781 jusqu’à 1802, Paris, Imprimerie de la République, 1803 ; Jean Baptiste Joseph Delambre, Histoire de l’astronomie au XVIIIe siècle, Paris, Bachelier, 1827. d’alembert réveillé par l’astronome lalande 337 même si une entente cordiale est loin d’avoir toujours existé entre D’Alembert et Lalande, notre jugement sur les expressions parfois peu obligeantes que chacun utilise à l’égard de son confrère (le premier parlant par exemple de « petit drôle qui se mêle de tout et qui ne fait rien »10 et le second traitant D’Alembert de « despote de l’Acadé- mie »11) doit certainement prendre en compte la grande aptitude à se moquer connue pour chacun d’eux. Nous notons en tous cas qu’alors qu’il n’a pas encore 19 ans, Lalande rend visite à D’Alembert qui habite chez sa nourrice rue Michel-le-Comte. Le bref récit qu’il nous en donne dans le fragment de journal de 1751 conservé à la BnF est éloquent : « Le samedi 29 [May], j’ai été chés M. Dalembert, il m’a dit qu’en géométrie, il ne falloit pas de maître qu’on apprend bien que ce que l’on apprend soy même »12. Nous notons aussi que, puisque Lalande ne donne pas, comme il a l’habitude de le faire, la localisation précise de la porte cochère qu’il a franchie, c’est qu’il ne s’agissait pas de sa première visite au géomètre. En outre, et c’est Delambre qui nous en informe dans son éloge de Lalande à l’Académie des sciences, la dernière satisfaction de Lalande quelques heures avant sa mort a été de se faire lire la lettre par laquelle « le ministre de l’intérieur annonçait à l’Institut le don de la statue de d’Alembert que lui faisait son auguste protecteur, pour en orner le lieu de ses séances »13. Les documents très précieux que Delambre avait en main pour- raient avoir été détenus par Claude Henri Watelet (1718-1786) ou Alexandre Remy (c. 1718-1796), les deux exécuteurs testamentaires de D’Alembert, mais aussi par son légataire universel Condorcet (1743- 1794), à qui D’Alembert lui-même avait « remis la surveille de sa mort sa correspondance avec V[otre] M[ajesté] [Frédéric II] et tous ses papiers »14. Ces papiers sont loin de nous être parvenus dans leur intégralité15, et nous ne connaissons pas le parcours que ceux-là ont pu suivre. Cependant, Lalande ne dit-il pas aussi (f. 362v) que Delambre, en cette même année 1805, ne voulut pas se charger de faire l’éloge de

10. Lettre de D’Alembert à Frisi, 11 décembre [1764] publiée par John Pappas, « Correspondance inédite de Paolo Frisi », Ideologia e scienza n’ell opera di Paolo Frisi (1728-1784), 2 vol., Milan, 1987, vol. 2, p. 145-174, ici p. 151-152. 11. Cité par John Pappas, « R. J. Boscovich et l’Académie des sciences de Paris », Revue d’histoire des sciences,no 9, 1996, p. 401-414, ici p. 404. 12. Journal manuscrit de Jérôme Lalande, BnF, Ms fr. 12275, f. 443r. 13. Jean Baptiste Joseph Delambre, « Eloge historique de M. de La Lande » prononcé le 4 janvier 1808, Le Moniteur Universel,nos 10 et 11, 1808, p. 22 de l’extrait. 14. Lettre du 22 décembre 1783 de Condorcet à Frédéric II, Œuvres de Frédéric- le-Grand, Preuss, t. XXV, Decker, Berlin, 1854, p. 370. 15. Sur ce parcours voir Irène Passeron, Œuvres complètes de D’Alembert, série V, vol. 1, Paris, CNRS, 2009, Introduction générale, p. xvii-xxiv. 338 françoise launay

Condorcet « à cause de son caractère méprisable » ? On peut supposer que Delambre aura voulu en savoir plus sur le personnage, en particu- lier en prenant connaissance de ses archives. D’Alembert avait donc en sa possession trois pièces essentielles concernant son identité, documents qui lui avaient été nécessaires pour se procurer les extraits de baptême réclamés tout d’abord par les facultés pour qu’il puisse soit y passer ses examens (faculté des arts), soit s’y inscrire (faculté de droit), puis par les notaires qui établissaient des actes de constitution de rente à son nom16 et encore par l’adminis- tration royale pour lui attribuer des pensions17. Nous connaissons bien le procès-verbal du commissaire Dela- mare, seule pièce conservée du dossier aux Enfants-trouvés de l’enfant baptisé « Jean Le Rond » le 17 novembre 171718. Ce procès-verbal est sans ambiguïté : l’enfant a été immédiatement envoyé à la maison de la couche « pour y être nouri et allaité », le baptême attendant le lende- main. Nous ne savons pas si ce document avait été fait en double exemplaire (cela nous semble peu probable) ou si D’Alembert en avait simplement obtenu copie. Nous n’avons pas été la première à chercher en vain l’acte notarié du 1er janvier 171819 par lequel le docteur Molin s’était chargé de l’enfant pour « le rendre à ses parents », comme cela était mentionné (avec le nom du notaire, Me Brussel) dans le registre des Enfants- trouvés20. L’acte ne figurant pas non plus dans le répertoire de l’étude, nous nous demandions s’il avait réellement existé. Le document de 1735 signalé par Lalande nous donne enfin l’explication : si l’acte de 1718 est introuvable au minutier, c’est parce qu’il n’en a pas été fait de minute ! Cela signifie qu’il n’en existait qu’un « brevet » que d’Alem- bert a récupéré aux Enfants-trouvés, peut-être à sa majorité. La minute de l’acte de 1735 est en revanche toujours dans les cartons de Me Delaleu aux Archives nationales21 et son importance est telle que nous en donnons ici la transcription intégrale :

16. L’extrait joint à l’acte de constitution de rente du 21-01-1772 (AN, MC/ET/CXVII/856) est précisément daté du 6 août 1735. 17. Un extrait établi en 1779 se trouve dans les archives de la Maison du roi (AN, O1 666, f. 87). 18. Ce document a intégré les collections du musée de l’Assistance publique ¢ Hôpitaux de Paris, cote AP 511. Une photographie en est donnée dans F. Launay, art. cité, 2010, p. 81. 19. C’est nous qui soulignons le tantième. 20. Archives de Paris, registre coté « D2HDEPOTENFANTSTROUVES 79, réserve 101 », f. 513. 21. Déclaration de Jacques Molin, 21 mars 1735, AN, MC/ET/CV/1182. d’alembert réveillé par l’astronome lalande 339

Declaration Le Sr Molin 21 mars 1735. Aujourd’hui, est Comparu Pardevant lesd[its] Cons[eill]ers du Roy Notaires au Chatelet de Paris soussignez Jacques Molin Es[cuy]er Con[seill]er Secretaire du Roy Maison Couronne de France et de ses finances et Medecin ord[dinai]re de sa majesté demeurant a Paris rue de l arbre sec paroisse St. Germain L auxerrois, lequel a declaré que le nommé Jean d aremberg cy d[evan]t Pensionnaire chez le Sieur Beray [sic, pour Berée] Me. de Pension au fau- bourg St. Antoine et a present Pensionnaire ches le Sr. Dulin [sic, pour Hullin] Me. de Pension demeurant rue Mazarine paroisse St. [en blanc, en fait St-Sulpice] led[it] d aremberg estudiant de present la Philosophie au College Mazarin est Le mesme Enfant qui a esté remis aud[it] Sieur compa- rant par Messieurs Les directeurs de l’hopital general des Enfans trouvez Baptisé sous le nom de Jean Le Rond le dix sept Novembre gviic. dix sept, et duquel Jean Le Rond led[it] Sr. Molin s’est chargé envers led[it] hôpital par acte dont il n’y a point de Minute passé d[evan]t Me. Brussel No[tai]re a Paris Le deux janvier gviic. dix huit et dont l’original est aux archives du bureau dud hôpital des Enfans trouvez, avec soumission de representer led[it] Jean Le Rond touttes fois et quantes22 de laquelle declaration led[it] S. Molin a requis acte pour sa propre decharge et pour servir aud[it] Jean Le Rond dit d aremberg ce qu’il appartiendra a Paris en l’estude L’an mil sept cent trente cinq Le Vingt Uni[esm]e jour de mars et a signé Signé Molı˜n. Bénard Delaleu [ces deux derniers notaires]

Ce n’est bien sûr pas par hasard si c’est en 1735 que Jacques Molin (1666-1755), accoucheur très probable de la mère présumée de D’Alembert, Alexandrine Clode (sic) Guerin de Tencin, est contraint de faire cette déclaration relative à l’enfant dont il est comptable vis-à-vis des Enfants-trouvés. En effet, c’est le moment où l’étudiant « Jean d’Aremberg » a besoin d’un acte de baptême pour son inscrip- tion à la maîtrise ès arts (obtenue le 2 septembre 173523), ce qui lui fait découvrir que le nom de « Jean Le Rond » est le véritable nom qui lui a été imposé au baptême. On sait que cette révélation a mené D’Alem- bert à déposer le 13 août 1735 une supplique à la Sorbonne pour qu’à son nom d’inscription « Jean Baptiste Louis d’Aremberg » soit subs- titué celui de « Jean Le Rond »24, et que c’est sous ce seul nom de Jean Le Rond qu’il a continué ses études de droit de 1735 à 1738, et sans doute aussi l’année de médecine qu’il a faite ensuite25.

22. C’est-à-dire « Toutes les fois que....autant de fois que.... » (Dictionnaire de l’Académie Française, 1694). 23. Index magistrorum in artibus, BnF, Ms lat. 9158, f. 49v. 24. Registres de l’Université, Livre des Conclusions, Nations réunies (1734-1740). Bibliothèque de la Sorbonne, réserve, MSAU 43, f. 64rv. 25. F. Launay, art. cité, 2012. 340 françoise launay

Nous apprenons au passage le nom et l’adresse de la pension où logeait l’étudiant pendant sa scolarité au collège Mazarin : Guillaume Hullin a tenu pension du 1er juillet 1730 au 1er juillet 1737, dans la troisième grande maison de la rue Mazarine que lui louait le collège26. Nous réalisons aussi que, lorsque D’Alembert dit plus tard qu’il est revenu habiter chez sa nourrice « presqu’au sortir du Collège », c’est qu’il a probablement quitté la pension Hullin peu après la déclaration de Molin. Mais comment D’Alembert avait-il pu entrer en contact avec le docteur Molin ? Cela aussi, Lalande nous l’apprend.

Les confidences de madame Voituret

Le deuxième extrait est une note où Lalande rapporte ce que lui a confié Jeanne Gerard (épouse Voituret en 1732, devenue veuve entre 1746 et 1756), fille du premier lit d’Etiennette Gabrielle Ponthieu, la nourrice de D’Alembert qui n’épousera le vitrier Rousseau qu’en 1726 : Le 3 mai 1784 md Voituré fille de la nourrice (morte ilya8ans27) et qui a 78 ans28, a qui M. d’Alembert donnoit 36# par mois29, m’a dit que d’Alem- bert fut apporté quelques semaines après sa naissance, et le jour de l’an par M. Du Moulin30 medecin qui demeuroit rue de l’Arbre Sec, il etoit marqué derrière la tete d’un S. Esprit M. le chevalier Des Touches vint le voir le jour de Se. Genevieve, md.de Tencin y vint avec lui, vers Pâques. Quand on l’apporta il venoit des enfans Trouvés et il etoit en tres mauvais etat. Md. Gerard, ensuite Rousseau vitrière, nourissoit des enfans de qualité, sa fille Md. Voituré a une fille Md. Destrumel vitriere dans la meme maison rue Michel le Comte. Le chev[alier] des Touches comptoit epouser Md. de Tencin qui avoit été abesse de Maubeuge31 et qui s’etoit fait relever de ses vœux. Elle etoit a la

26. Bail du 20 mars 1730 (AN, MC/ET/CXIX/220). 27. Elle est en fait décédée le 10 mars 1775, à l’âge de 92 ans et demi. 28. D’après un acte de tutelle de 1726, elle serait née en 1704. 29. Cette information est confirmée par Condorcet qui porte le montant annuel du legs testamentaire de D’Alembert (établi en 1782) de 360 livres à 432 livres parce qu’il savait que D’Alembert avait augmenté la somme qu’il lui donnait (constitution du 16-02-1784, AN, MC/ET/LXXXIII/620). 30. Jacques Molin était effectivement couramment nommé « Dumoulin ». 31. Elle était en fait « nommée Chanoinesse de Neuville », ainsi qu’il est indiqué dans le bail à vie d’un appartement rue St-Honoré qu’elle signa dès 1714 (le 21 juin) avec les religieuses de la Conception (AN, MC/ET/LII/180). d’alembert réveillé par l’astronome lalande 341

conception avec 3 femmes de chambre. Il mourut. Son frere le marquis Destouches32 a encore sa veuve rue Pastourelle33 et sa petite fille Mle d’Opsonville34, une est mariée en province. D’Alembert fut mis ensuite chez M. Beré me de pension faubourg S. An- toine. Il a eu soin de ses enfans. Quand Md. de Tencin fut malade d’Alembert y envoyoit frequemment Md. de Tencin habilloit l’enfant mais mal, M. Destouches y suppleoit35.

Ces confidences nous apprennent tout d’abord que l’enfant aban- donné était reconnaissable puisqu’il portait à l’arrière de la tête une marque de naissance, peut-être une tache brune ou une « tache de vin » (un angiome plan) qui avait la forme d’une colombe. Elles nous indiquent ensuite que contrairement à ce que l’on a toujours cru, en raison de ce que D’Alembert aurait dit à madame Suard36, ce n’est pas à l’âge de 6 mois que l’enfant a été confié à la future madame Rous- seau, mais à celui de 6 semaines, très précisément le 1er janvier 1718, date indiquée dans le registre des Enfants-trouvés. De plus, celui qui l’a apporté n’était pas le « chevalier Destouches » ayant couru tout Paris pour trouver une nourrice qui accepte de s’occuper d’un être aussi chétif, comme le rapporte encore madame Suard, mais le docteur Molin qui savait manifestement où il allait, et que madame Rousseau connaissait donc. Louis Camus Destouches (1667-1726), le lieutenant général des armées de France qui allait s’occuper de l’enfant, puis lui léguer une pension à vie de 1 200 livres par an37 (son seul revenu jusqu’à fin 1744), n’est venu le voir que le jour de la Sainte-Geneviève, c’est-à-dire le 3 janvier. Madame de Tencin, elle, ne s’est déplacée qu’en mars, mais elle s’est déplacée, et même si elle le faisait mal, elle habillait l’enfant. Elle n’était donc pas complètement indifférente, et il est fort probable que D’Alembert ne la détesta pas autant qu’on a bien voulu le dire. Nous savons par sa correspondance qu’il avait « des

32. Il s’agit de Michel Camus Destouches, qui était noble, mais non marquis. 33. « Madame Destouches », née Jeanne Mirey, veuve depuis 1731, n’est effecti- vement décédée qu’en 1786, rue Pastourelle. 34. Il s’agit d’Angélique Jeanne Dutrousset d’Obsonville (1750-1814), voir F. Launay, art. cité, 2012, p. 252-253. 35. Note manuscrite de Lalande, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, fonds Raspail, Ms 2762, dossier 8, fol. 358 r° (folioté 265 par Lalande). 36. Madame Suard, Essais de Mémoires sur Monsieur Suard, Paris, Didot l’aîné, 1820, p. 147. 37. Testament de Louis Camus-Destouches du 29-07-1724 déposé le 11-03-1726 (AN, MC/ET/CV/1164). 342 françoise launay occupations & même des chagrins »38 au moment de sa mort, et madame Voituret nous apprend qu’il prenait de ses nouvelles pendant sa maladie. Il nous faut aussi préciser qu’il est faux de dire que madame de Tencin a oublié D’Alembert dans son testament. En effet, si elle n’a certes pas fait de testament en sa faveur, elle n’en a jamais rédigé aucun : ses héritiers ont donc légalement été ses frère et sœur survivants et les enfants des deux autres39. Tous ont refusé l’héritage40 sauf sa sœur madame de Groslée qui en a ensuite fait don à son neveu d’Argental, à condition qu’il en règle le passif41. Nous croyons par ailleurs volontiers que Camus Destouches ait eu l’intention d’épouser madame de Tencin, mais nous tenons à souligner que cela ne prouve pas plus que ses dispositions testamentaires qu’il était le père biologi- que de l’enfant. Cela ne fait probablement qu’ajouter un peu d’amour à la mission responsable que lui et sa famille ont assumée de manière exemplaire vis à vis de l’enfant qui lui avait été confié : « En ayant touché les fonds de ceux à qui il appartient » avait-il bien précisé dans son testament pour justifier l’importance qu’il donnait au legs qu’il faisait à l’enfant. On voit mal ce célibataire toucher des fonds de lui-même pour élever son propre fils. Il faut aussi se rappeler que son frère Michel dont il était très proche, et qui avait eu une fille avant son mariage, ne s’en était pas caché en dotant cette enfant dans son testament42. On peut donc toujours prendre en considération l’hypo- thèse que nous avons récemment formulée d’une plausible paternité du duc Leopold Philippe Charles Joseph d’Arenberg43, dont D’Alembert a porté le nom pendant ses dix-huit premières années ! Nous savons maintenant que c’est par madame Voituret, via Lalande, que le baron de Zach (1754-1832), son ami astronome à la cour de Saxe-Gotha, savait en 181944 que madame Rousseau s’était d’abord appelée madame Gerard, et qu’elle nourrissait des

38. Lettre de D’Alembert à Gabriel Cramer du 09-01-1750 (lettre 50.02, Jean Le Rond D’Alembert, Œuvres complètes, Vol. V/2 : Correspondance Générale 1741-1752, éd. Irène Passeron, Paris, CNRS Éditions, 2015, sous presse). 39. Notoriété des 7 et 13 février 1750 pour la succession de Mme de Tencin, AN, MC/ET/XLV/482. 40. Renonciations à l’héritage de Mme de Tencin, 2 et 3 février 1750, AN, MC/ET/XLV/482. 41. Donation du 23-03-1751, AN, MC/ET/XLV/486A. 42. Testament de Michel Camus Destouches du 01-06-1727, déposé le 25-05- 1731, AN, MC/ET/CV/1174. 43. C’est ainsi qu’il signe, mais la graphie « d’Aremberg » est indifféremment utilisée dans le Hainaut. 44. Baron de Zach, Correspondance astronomique, géographique, hydrographique et statistique, Gênes, Ponthenier, vol. 3, 1819, p. 569. d’alembert réveillé par l’astronome lalande 343 enfants de qualité. Nous n’avons toujours aucune indication sur ces enfants mais il est possible qu’Alexandre Remy dont, selon Condorcet, il était un ami d’enfance, maître en la chambre des comptes et fils d’un notaire parisien échevin de Paris en 1728, ait été l’un d’entre eux. C’est aussi par les mêmes notes de Lalande (papiers qui étaient alors dans les mains de son neveu à la mode de Bretagne, l’académicien des sciences Michel Lefrançois) que Zach45 avait eu connaissance de l’origine du surnom « D’Alembert » : « L’abbé De Gua dit qu’il s’appelait dans sa jeunesse d’Aremberg, et qu’il lui fit changer de nom », avait en effet écrit Lalande deux pages plus loin dans le même manuscrit (f. 360).

La protégée de D’Alembert Le dernier extrait est issu d’une rubrique clairement désignée « Anecdotes » par Lalande (f. 355r [numérotation de Lalande : 259]) : M. Langlois controlleur des rentes m’a dit que d’Alembert avait un enfant d’une fille qu’il a mariée a un valet de pied de chez le Roi, M. Noyel, vis-à-vis l’hotel d’Uzès quand il a été demeurer avec Mle Lespinasse. Il luy a donné environ 10000 #. Il l’a conduite lui-même a St Eustache, il a été du repas, elle est cependant fort laide, je l’ai vue.

Malgré leur précision, ces affirmations auraient pu paraître très suspectes du fait que quelques pages plus loin (f. 358v [266]) Lalande note : « Lemonnier46 avoit une fille, d’une maîtresse, a ce que m’a dit Bevis47, et un parisien qui connoissoit la femme. il la maria a un valet de pié de chez le Roy ». Bien que les enfants illégitimes ne soient pas chose rare, et les valets de pied du roi non plus, n’y aurait-il pas eu confusion ? Cependant, l’anecdote concernant D’Alembert est évidemment à rapprocher d’un autre récit issu d’une source indépendante : le libelle rédigé en 177548 par le dénommé Ducrocq, secrétaire de D’Alembert et

45. Ibid. 46. Nous ne pouvons savoir s’il s’agit de l’astronome Pierre Claude Charles Le Monnier (1715-1799) ou de son frère médecin Louis Guillaume (1717-1799), tous deux académiciens des sciences. 47. Il s’agit vraisemblablement du médecin et astronome anglais John Bevis (1695-1771). 48. Bibliothèque de l’Institut (BIF), papiers de D’Alembert, Ms 2470, f. 161-171, ici f. 170-171. Le texte de ce manuscrit a déjà été transcrit par John Pappas en annexe de son article « Idées reçues contre évidences : problèmes pour un biographe de 344 françoise launay copiste de l’Académie française, contre le maître qui venait de le congédier :

[...] 7bre 1763 [...] Il avoit une maitresse du peuple qu’il entre- tenoit depuis 14 ans, et desiroit fort s’en débarrasser ; cette fille elle même paroissoit fort dégoûtée de lui : je me trouvois le confident des deux, et un beau jour je parlai de la marier avec un valet de pied de chez le Roi. On agréa ma proposition et le mariage se fit. Cela lui couta environ mille écus, et 15 cents francs de pension qu’il promit de faire tous les ans. Au bout de quelques mois que ce mariage fut fait cette f[emm]e prit de la mauvaise humeur contre M. D’Al... qu’elle auroit toujours voulu attirer chez elle ; mais M. d’al... avoit un autre chat à fouetter ; Mlle Lesp. ..attiroit tous ses soins. Enfin cette mécontente de M. D’al... et de son mari qui ne vouloit plus rester avec elle : elle avoit le portrait de son ancien ami, et le lui renvoya avec un mot écrit derriere : mon mari, votre secrétaire et vous êtes trois j[ean] f[outres]... Nous en ria˜mes beaucoup pour l’instant mais le philosophe punit par la suite son insolence, il lui retrancha 300 # sur sa pension, 4 louis49 à sa fête et 3 louis aux etrennes qu’il lui donnoit. Cela se raccom- moda néanmoins par la suite, et M. D’al... retourna chez elle ; le mari l’abandonna entierement, et M. D’al... continua à la revoir, comme d’ancienne d’elle, et la voye encore aujourd’hui. C’étoit là une de ses plus grandes charges qu’il regardoit comme l’action la plus vertueuse. Il disoit souvent une des actions dont j’ai à me louer, c’est celle là, et je ne puis en parler ! Ainsi si la vertu consiste de coucher avec la f[emm]e de son prochain, beaucoup de f[emm]e sont donc bien vertueuses ! Mais Messieurs, les philo- sophes ne sont pas difficiles en morale ni pour les mœurs, ni pour la délicatesse des sentimens ; leur morale se borne à la plus grande simplicité qui est de faire, quand on le peut, tout ce qui fait plaisir ; ils n’ont pas même de scrupule d’attraper la ch[aude] p[isse] ; ainsi que cela est arrivé à M. D’al. rue de Champfleuri.

Cette histoire, jusqu’à maintenant restée invérifiable, se précise grâce à Lalande à qui Langlois a donné le nom du mari de la demoi- selle, dès lors facile à identifier. Le contrat de mariage du « sieur André Noyelle, valet de pied du roy demeurant à Versailles » et de la «DlleMarie Therese Louvion, fille majeure dem[euran]t à Paris rue d’Orléans St Honoré, paroisse St Eustache fille de defunts S. Jean François Louvion marchand à Dunkerque et Dle Veronique Boitelle

d’Alembert » dans Jean d’Alembert, savant et philosophe : portrait à plusieurs voix, dir. Jacques Roger, Monique Emery, Pierre Monzani, Éditions des archives contempo- raines, 1989, p. 85-101, annexe p. 102-109. 49. Un louis valait 24 livres. d’alembert réveillé par l’astronome lalande 345

[sic] sa femme » a en effet été signé à Paris le 4 août 176650, et deux des signataires du contrat étaient, outre les futurs et un marchand de bois, Pierre François Langlois, contrôleur des rentes de l’hôtel de ville, l’informateur de Lalande, et Jean D’Alembert. Aucune dot n’apparaît dans le document, mais les biens de la future se montent à la coquette somme de 14 000 livres. On peut par ailleurs suspecter la future de déclaration inexacte en ce qui concerne la profession de son père et son lieu d’exercice. Baptisée le 23 juillet 1734 à Ligny- sur-Canche elle était en effet la cadette d’une fratrie de treize enfants nés à Ligny à partir de 171251. Le père, qualifié de « ménager », y est mort le 12 décembre 1737 à 50 ans et sa veuve Veronique Boitel le 3 février 1742, également à 50 ans52. Le garçon né en 1712 étant mort en 1728, le plus âgé des dix orphelins qu’ils laissaient était une fille tout juste majeure, et Marie Therese, n’avait pas encore 8 ans. Elle en avait donc 15 quand D’Alembert a commencé à « l’entre- tenir ». L’avait-il croisée du côté de la rue du Champfleuri53 et l’avait- il aidée à s’en éloigner ? On sait que son « invincible pitié pour les malheureux »54 l’avait déjà poussé à aider les enfants de son maître de pension Berée dans leurs études55, qu’il aidera plus tard non seulement deux des enfants de Ducrocq, payant la pension de l’un et l’apprentissage de l’autre56, ce dont Julie de Lespinasse lui avait d’ailleurs fait reproche « n’ayant pas rougi de penser, et peut- être de dire, [qu’il] étoit le père de ces créatures infortunées »57, mais aussi sa nourrice et sa famille58, et encore la fille aveugle du comédien Charles Antoine Bertinazzi, dit Carlin59. Cela était à tel point que, selon Pougens qui le connaissait bien, jouissant, « vers les derniers temps de sa vie, d’environ dix mille livres de rentes »,

50. Contrat de mariage Noyelle-Louvion du 04-08-1766, AN, MC/ET/XXX/396. 51. Registres paroissiaux de Ligny-sur-Canche (Pas-de-Calais). 52. Ibid. 53. Bien connue comme lieu de prostitution, la rue du Champfleuri se trouvait près du Louvre, entre la rue Saint-Honoré et la rue de Beauvais. 54. Jean Le Rond D’Alembert, « Aux mânes de mademoiselle de Lespinasse » dans Lettres de mademoiselle de Lespinasse, Paris, Longchamps, 1811, tome 2, p. 289- 299, ici p. 294. 55. « Le mémoire de D’Alembert sur lui-même », éd. Irène Passeron, RDE,38 (2005), p. 17-31, ici p. 24. Le manuscrit de ce texte est à la BnF (n. a. fr. 15551, f. 1-14). 56. BIF, Ms 2470, f. 167v. 57. Jean Le Rond D’Alembert, ouvr. cité, 1811, p. 294. 58. Donation de Jean D’Alembert à la mineure et aux S et Dle Rousseau, 31-12- 1756, AN, MC/ET/XXXIII/521 ; prêt de Jean D’Alembert à Jeanne Gabrielle Gerard, 12-06-1781, AN, MC/ET/XCIX/657. 59. Émile Campardon, Les comédiens du roi de la troupe italienne, Paris, Berger- Levrault, 1880, p. 47. 346 françoise launay

D’Alembert « en employait ordinairement quatre mille en actes de bienfaisance »60. Veuve sans enfants, domiciliée à Paris paroisse St-Gervais, Marie Therese Louvion s’est remariée en février 1781 avec un bourgeois de Versailles, Joseph Jacquemain, également veuf. Les témoins du contrat de mariage étaient à nouveau Langlois et D’Alembert61. Alors que nous n’avons trace des rentes précédemment allouées par D’Alembert à son amie que par les dires de Ducrocq, un reçu62 signé Jacquemin (sic63) daté du 20 novembre 1781 nous prouve que D’Alembert versait alors tous les trois mois au couple trois cent livres à titre de « secour gratuite purment volontaire » ! Et nous savons donc enfin qui était cette dame Louvion, la troisième des « légataires particuliers » de D’Alembert non couchés sur son testament (les deux autres étant Ducrocq et sa sœur) à qui Condorcet versait une rente annuelle de 60 livres, rente que sa veuve Sophie de Grouchy versait encore en 180764. L’insatiable curiosité de Lalande ne nous a pas seulement permis de savoir le rôle que le docteur Molin avait joué dans la vie de D’Alembert, et de comprendre que l’intéressé en avait eu pleine connaissance. Elle nous a aussi fourni les éléments pour donner du corps aux faits, jusque-là très sujets à caution, rapportés par le secré- taire Ducrocq. L’existence prouvée de la « petite fille du peuple que D’Alembert entretenoit », ainsi que la fréquentation, dont on ne peut plus guère douter maintenant, de la rue de Champfleuri par le géomè- tre, ne sont-ils pas des faits permettant de reconsidérer les idées reçues concernant la vie très privée du prête-nom du rêveur de Diderot ?

Françoise Launay Observatoire de Paris, SYRTE, équipe d’histoire

60. Charles Pougens, Lettres philosophiques a madame ****, Paris, Fain, 1826, Lettre quatrième, p. 17. 61. Contrat de mariage Jacquemain-Louvion du 03-02-1781, AN, MC/ET/XXX/469. 62. Reçu Jacquemin, 20-11-1781, BIF, Ms 2470, f. 98. 63. À part le « a » omis, la signature est bien identique à celle du contrat de mariage. John Pappas avait cité ce reçu dans son article « D’Alembert et madame Corneille », Revue des sciences humaines, 105 (1962), p. 39-47, mais il avait transcrit : « trois livres et [illisible] au premier octobre dernier » au lieu de : « trois cent livres echu au premier d’octobre dernier », ce qui change un peu la donne. 64. Comptes de tutelle de la fille de Condorcet, 02-07-1807, AN, MC/ET/XLIV/759. Marie LECA-TSIOMIS

Le Capuchon des cordeliers : une légende de l’Encyclopédie

Hommage à Herbert Dieckmann

Point n’est besoin d’avoir ouvert, fût-ce une fois dans sa vie, l’Encyclopédie, pour être persuadé qu’il existe dans cet ouvrage tout un dispositif rusé, « le fameux système des renvois » comme on l’appelle. Ce « fameux système » aurait permis « sournoisement » de « déjouer la censure pour exprimer des idées non conformes à celles reconnues par l’Église et l’État », explique un site pédagogique de la BnF, qui en fournit l’exemple : « l’article Cordeliers, plutôt élogieux vis-à-vis de cet ordre, renvoie à Capuchon où les religieux sont ridiculisés »1. Répété ad nauseam, décuplé par l’effet internet, cet exemple est devenu quasi-canonique : omniprésent sur les sites voués au bacho- tage2, il l’est aussi, ce qui est plus ennuyeux, dans bien des ouvrages universitaires ; ainsi pour souligner que « l’organisation des renvois » vise à « déjouer la censure et donner libre cours à l’esprit philoso- phique », « l’article ‘Cordeliers’ au contenu de prime abord inoffensif renvoie à l’article ‘Capuchon’ ou les religieux sont ridiculisés »,

1. http://classes.bnf.fr/dossitsm/embleme.htm 2. P.e. : https://www.facebook.com/philosophiepourbac/posts/470594693085616. Voir aussi : « Ainsi l’art des renvois dans l’Encyclopédie est-il resté fameux. L’effet de l’éloge pompeux des Franciscains, dans l’article ‘‘Cordeliers’’, par exemple, se trouve anéanti par la critique des vaines querelles monastiques, à l’article ‘‘Capuchon’’ ¢ auquel renvoie le premier article ¢, qui laissent soupçonner que ce premier article est ironique », lit-on sur http://www.republique-des-lettres.com/diderot-9782824900605. php.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015. 348 marie leca-tsiomis lit-on dans un ouvrage issu de plumes universitaires3, comme on le lisait vingt ans plus tôt dans les Cahiers de Fontenay4. Et pourtant... Osera-t-on avancer que rien de cela ne relève du « fameux système » des renvois ironiques de l’Encyclopédie, tout sim- plement parce qu’un tel système n’existe pas ! Tous ceux qui connais- sent le Dictionnaire raisonné le savent. Et Herbert Dieckmann, un des plus grands diderotistes de l’histoire, dénonçait, dès 1943, ce qu’il nommait une légende : ‘‘The widely praised system of cross-references in the Encyclopédie is a persistent legend, for which there is really little justification’’5, point de vue que partageait bien sûr Arthur M. Wilson6, le plus savant biographe de Diderot. D’où vient donc la légende? D’abord de Diderot lui-même, mystificateur à ses heures, comme on le sait, qui, dans l’article ENCYCLOPÉDIE, passant en revue les différentes sortes de renvois, en évoque « une derniere sorte » : Ce sont ceux que j’appellerois volontiers satyriques ou épigrammatiques ; tel est, par exemple, celui qui se trouve dans un de nos articles, où à la suite d’un éloge pompeux on lit, voyez Capuchon. Le mot burlesque capuchon,& ce qu’on trouve à l’article capuchon, pourroit faire soupçonner que l’éloge pompeux n’est qu’une ironie, & qu’il faut lire l’article avec précaution, & en peser exactement tous les termes.

Certes, Diderot avait immédiatement ajouté : Je ne voudrois pas supprimer entierement ces renvois, parce qu’ils ont quelquefois leur utilité. On peut les diriger secretement contre certains ridicules, comme les renvois philosophiques contre certains préjugés. C’est quelquefois un moyen délicat & léger de repousser une injure, sans presque se mettre sur la défensive, & d’arracher le masque à de graves personnages, qui curios simulant & bacchanalia vivunt. Mais je n’en aime pas la fréquence ; celui-même que j’ai cité ne me plaît pas. De fréquentes allusions de cette

3. Les grandes figures du monde moderne, par Josiane Boulad Ayoub, François Blanchard, Presses de l’U. de Laval, L’Harmattan, 2001, p. 340. On trouve même là des renvois, crées de toutes pièces pour les besoins de la cause : « L’article ‘Agnus Scyticus’ [sic !] (une espece de racine) ou Diderot, l’auteur de l’article, ironise d’abord contre les prodiges et les miracles prétendus pour finir par administrer une leçon de critique historique des textes sacrés. L’article renvoie à son tour à deux autres articles corrosifs dont celui intitulé ‘Critique dans les sciences’ », peut-on lire. Mais il n’existe pas dans l’Encyclopédie d’article ‘Critique des sciences’... 4. Dans un article consacré à « Spinoza dans l’Encyclopédie », Jacqueline Lagrée utilisait le même exemple, Cahiers de Fontenay no 27, juin 1986, (187-198), p. 189. 5. Romanic Review, no 34, 1943, p. 176. 6. Wilson, p. 279. Wilson renvoie aussi à L. F. Gaudin, Les lettres anglaises dans l’Encyclopédie, Columbia University, 1941, p. 207 le capuchon des cordeliers 349

nature couvriroient de ténebres un ouvrage. La postérité qui ignore de petites circonstances qui ne méritoient pas de lui être transmises, ne sent plus la finesse de l’à-propos, & regarde ces mots qui nous égayent, comme des puérilités. Au lieu de composer un dictionnaire sérieux & philosophique, on tombe dans la pasquinade (Enc., V, 643)

Le directeur de l’Encyclopédie, après avoir amusé son lecteur, circonscrivait très sévèrement, comme on le voit, l’usage de ces renvois « épigrammatiques » et frôlant la puérilité ! Hélas, une foule de gens, pressés ou paresseux, ou les deux à la fois, se précipitèrent sur ce qui leur parut être une précieuse indication des menées séditieuses de l’Encyclopédie... Le premier de ces gens pressés fut le procureur Omer Joly de Fleury. Il n’avait certes rien lu de l’ouvrage contre lequel il prononça le réquisitoire d’interdiction, en 1759, mais il tonna : « Tout le venin répandu dans ce Dictionnaire se trouvera dans les renvois »7 ! La légende des renvois subversifs une fois née ne cessa de s’amplifier ; Mme de Genlis, à la Restauration, accusait directement : « Ce fut Diderot qui pour l’Encyclopédie créa l’art ingénieux des renvois. Écoutons-le lui-même nous dévoiler toutes ses petites ruses philoso- phiques sur cet objet ». Et de citer tout le passage de l’article ENCY- CLOPÉDIE. L’éducatrice de Louis-Philippe suffoquait encore de ce qu’elle prenait pour une « surprenante maladresse » ; non seulement attaquer l’ordre établi par des moyens détournés mais, de plus, dévoiler le procédé : « Conçoit-on que des auteurs puissent ouvertement mon- trer de telles intentions et se dévoiler avec autant d’imprudence ?»8 La célébrité des renvois rusés et celle du capuchon des cordeliers étaient du coup assurées et leur écho se propage toujours y compris dans les milieux universitaires qu’on aurait pu espérer plus attentifs aux textes... Mais ce n’est pas tout, car la légende du dispositif rusé s’appuie également sur un second exemple, devenu tout aussi canoni- que : celui de l’article ANTHROPOPHAGES, que l’on trouve répété lui aussi tant sur les sites scolaires ou « grand public » que dans des propos de chercheurs confirmés : L’article Anthropophages [...] s’il traite bien du cannibalisme, renvoie aux entrées ‘‘Eucharistie, Communion, Autel’’, une trinité à laquelle s’ajoute l’abréviation ‘‘etc.’’ La critique de la religion est aussi comique que stupé- fiante9.

7. « Arrests de la Cour du Parlement », 1759, p. 18. Cité par Wilson, p. 279 8. Les Dîners du Baron d’Holbach, par Mme la Comtesse de Genlis, Trouvé, Paris, 1822, pour ces citations, p. 15-18. 9. Lit-on sur http://www.huffingtonpost.fr/2013/10/05/denis-diderot-encyclopedie_n_4038060.html 350 marie leca-tsiomis

Ailleurs, on souligne que le renvoi « fort connu de l’article ‘Anthro- pophages’ à l’article Eucharistie parle suffisamment de lui-même pour qu’il ne soit même pas nécessaire de lire l’article pour en saisir la portée antichrétienne »10. Et Roger Chartier, interrogé par Le Monde sur l’Encyclopédie, célébrait lui aussi l’importance du « système de renvoi d’un article à l’autre utilisé par Diderot pour les idées les plus audacieu- ses. Comme l’article anthropophagie [sic] renvoyant à eucharistie »11. Me sera-t-il permis, après une telle unanimité, d’avancer qu’il n’est pas sûr du tout qu’il s’agisse là d’un renvoi audacieux, a fortiori lié à un « système » ? L’article ANTHROPOPHAGES renvoie certes aux articles eucharistie et communion. Mais ces renvois proviennent de l’article ANTHROPOPHAGI de la Cyclopaedia de Chambers, sous la forme eucharist, communion. Or Chambers avait lui-même emprunté son article à l’article ANTHROPOPHAGES du très catho- lique Dictionnaire de Trévoux ;leTrévoux expliquait en effet comment, « dans les premiers siècles, les Payens accusaient les Chrétiens d’être anthropophages [...] sur ce qu’ils avaient ouï dire du sacrifice de l’Eucharistie et de la Communion »12. Le rédacteur de l’article dans l’Encyclopédie, le très pieux abbé Mallet, s’est donc simplement contenté, comme à son habitude, de reproduire des renvois existants dans la Cyclopaedia ! Si malice il y eut, elle provient de Chambers13 ¢ qui, en bon protestant, raillait les sacrements catholiques ¢ mais en aucun cas d’une critique de la religion elle-même par l’abbé Mallet. Et, si nous percevons une ironie dans ces renvois, elle n’est due qu’aux effets de réception de l’Encyclopédie, sans qu’existe la moindre inten- tionnalité maligne de l’auteur ; autrement dit, pour mimer Umberto Eco, c’est l’intentio lectoris qui crée l’ironie, ignorant totalement l’intentio auctoris... Qu’en est-il donc plus généralement de ces renvois audacieux ? Des travaux antérieurs m’ont conduite à étudier le dictionnaire de langue que Diderot a inclus dans l’Encyclopédie et qui ressortit à la branche « Grammaire ». Or, si la plupart des articles de cette ‘‘gram- maire’’ sont aussi hardis que les pages les plus ‘‘extravagantes’’14 du Rêve de d’Alembert, aussi audacieux que les thèses exposées dans la

10. http://www.republique-des-lettres.com/diderot-9782824900605.php 11. http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/01/14/roger-chartier-l-encyclopedie- a-rendu-pensable-une-rupture_1291553_3260.html#Q1WpJ2eUK3yylR0u.99 12. Dictionnaire universel français latin, dit de Trévoux, éd. de 1721, I, 440. 13. Voir sur la fabrication des renvois chez Chambers, M. Leca-Tsiomis, Écrire l’Encyclopédie, Oxford, V. F. (1999), 2008, chap. 10, notamment p. 211-213. 14. ‘‘Cela est de la plus haute extravagance et tout à la fois de la philosophie la plus profonde’’. C’est en ces termes que Diderot annonçait à S. Volland, en septembre 1769, le Rêve de d’Alembert. Introduction, in Œuvres Philosophiques, éd. P. Vernière, p. 251. le capuchon des cordeliers 351

Lettre à Landois, en revanche, les renvois en sont quasiment absents : si Diderot s’était permis d’en donner ouvertement un exemple, très anodin en fait, celui du capuchon des cordeliers, il se garda bien de les employer quand le rapport entre les articles était trop dangereux à souligner : RESSUSCITER ne renvoie pas à REVENANT15,niNAÎ- TRE à NÉANT, etc. On ne saurait s’en tenir là. Car la seconde raison de l’absence de ce type de renvois est plus générale et tient à la fabrication de l’Encyclo- pédie elle-même. L’ouvrage a été généralement écrit et publié lettre après lettre, année après année, et jamais Diderot n’a eu en main « toute la copie », ce qui était, il le répète souvent, la condition nécessaire à l’établissement d’une véritable organisation, a fortiori d’un « système » de renvois. S’il a bien consacré une page de l’article ENCYCLOPÉDIE à détailler calmement la manière subversive de les utiliser, il pensait aux éditions futures et il conseillait ses successeurs. Il est stupéfiant d’ailleurs que les commentateurs de ces passages n’aient pas remarqué que le texte était écrit au futur ! Citons-le : Si ces renvois de confirmation & de réfutation sont prévus de loin, & préparés avec adresse, ils donneront à une Encyclopédie le caractere que doit avoir un bon dictionnaire ; ce caractere est de changer la façon commune de penser. L’ouvrage qui produira ce grand effet général, aura des défauts d’exécution ; j’y consens. Mais le plan & le fond en seront excellens. (Enc. V, 642 a)

Renvois « prévus de loin », « préparés avec adresse » ! Mais com- ment préparer et prévoir de loin quand on dirige un chantier qui dure vingt-cinq années, sans cesse interrompu et bouleversé par des contri- buteurs changeants, des censeurs, des interdictions de tous ordres, et quand on sait que pour près des deux tiers, les matériaux de l’Encyclo- pédie ont été « rassemblés à la hâte et disposés dans le trouble »16.Et bien des études ont été consacrées à la question des renvois encyclopé- diques, mais sans jamais emporter la moindre conviction, faute d’avoir tenu compte de cet élément essentiel17. Certes, ilyadenombreux

15. REVENANT, adj. (Gramm.) qui revient ; c’est ainsi qu’on appelle les person- nes qu’on dit reparoître après leur mort : on sent toute la petitesse de ce préjugé. Marcher, voir, entendre, parler, se mouvoir, quand on n’a plus ni piés, ni mains, ni yeux, ni oreilles, ni organes actifs ! Ceux qui sont morts le sont bien, & pour long-tems ». Enc. XIV, 226 16. Diderot, dernier « Avertissement », de l’Encyclopédie, VIII, ij. 17. Il est comique de voir certains commentateurs récriminer contre Diderot et contre les renvois qui n’existent pas ! Certains se félicitent de prendre ainsi l’Encyclo- pédie en défaut, ce sont les déçus du « système » : voir, p. e., Cl. Albert « L’arbre, le 352 marie leca-tsiomis renvois de confirmation et de réfutation dans les articles, mais leur répérage demande une attention aiguisée et nourrie, bref, un savoir rarement mobilisé par les gens pressés. Le projet Enccre18 permettra de faire avancer avec sûreté, dans les années à venir, notre connaissance de l’usage des renvois. En fait, l’audace et l’ironie dans l’Encyclopédie passent par de très nombreuses voies, et rarement dans d’aussi épaisses pasquinades que le renvoi au Capuchon. Et si l’on cherche des exemples simples, citons en un ou deux, et commençons par l’article FORNICATION signé du maître ironiste, Voltaire ; ce dernier, comme les autres encyclopédistes, utilisait souvent avec malice le Dictionnaire de Trévoux, vaste somme réputée jésuite. Or, pour définir la fornication, le Trévoux mentionnait l’appartenance du mot à un lexique spécialisé, la théologie, ce qui donnait : fornication, « terme de théologie ». Voltaire se contente d’écrire : « FORNICATION, s. f. (Morale.) Le dictionnaire de Tré- voux dit que c’est un terme de Théologie »19. Le texte du Trévoux et celui de Voltaire, aurait dit Borges, sont verbalement identiques, mais le second est infiniment plus riche... Le nom de l’auteur attire la perception ironique qui risquerait d’être perdue si l’article n’était signé de Voltaire. Dans d’autres articles, eux dénués de toute signature, si l’intention ironique est perceptible, c’est que joue un effet de réception, aussi efficace qu’un nom d’auteur. Ainsi, puisqu’il était largement entendu, depuis la campagne jésuite des années 1750, que l’Encyclopédie était un ouvrage assez peu respectueux du dogme chrétien, ses lecteurs avaient appris la vigilance. Lorsque, dans l’article RESSUSCITER, on lisait que :

J.-C. a ressuscité le Lazare. Lui même est ressuscité. Il y a des résurrections dans toutes les religions du monde. Mais il n’y a que celles du christianisme qui soient vraies ; toutes les autres sans exception sont fausses. (Enc. XIV, 193 a)

labyrinthe et le théâtre, sur les apories de Diderot en tant qu’encyclopédiste » (http://www.enzyklopaedie.ch/kongress/aufsaetze/albert.pdf); en sens inverse, d’autres, comme Blanchard et Olsen, RDE 31-32, 2002, p. 45-70, décrivent une arborescence des renvois, aidés par de séduisants tableaux hélas entièrement erronés car fondés sur des classifications arbitraires. 18. « Entrer dans la forteresse », A. Guilbaud, I. Passeron, M. Leca-Tsiomis et alii, RDE 48, 2013, p. 219-253. 19. Cabu reprendra le procédé, en 1969, à propos de la parution d’un livre d’André Frossard, intitulé : Dieu existe, je l’ai rencontré, qui deviendra, dans Hara-Kiri hebdo : « Dieu existe, André Frossard l’a rencontré ». le capuchon des cordeliers 353

bien que Diderot n’ait pas signé l’article20, rien n’était perdu de l’audacieuse ironie, et l’auteur caché comptait à juste titre sur l’intentio lectoris.

Au bout du compte, peut-on en finir avec une légende ? Je ne suis pas la première à le tenter, mais il est à parier que, l’inertie mentale et la pratique des couper-coller aidant, on risque d’entendre longtemps encore célébrer le capuchon, les cordeliers, les anthropophages, l’eucharistie et l’art des renvois rusés dans l’Encyclopédie.

Marie Leca-Tsiomis CSLF, U. Paris Ouest-Nanterre

20. Mais Naigeon dans sa Philosophie ancienne et moderne, le lui attribue.

Glanes Comptes rendus Documentation Bibliographie

Daniel Teysseire nous a aimablement communiqué l’inventaire de la Méthodique dressé par ses soins à la Bibliothèque de Versailles. Nous l’en remercions vivement. Ce document précieux a toute sa place ici et rendra service à bien des chercheurs. Il s’inscrit dans la continuité longue de l’intérêt des RDE pour la Méthodique, puisque c’est dans RDE no 11 d’octobre 1991, p. 142-149 ¢ qu’était présenté par le même auteur « le quadruple inventaire (de l’E.M.] de la Bibliothèque Mazarine », qui sert de point de départ aujourd’hui aux recherches sur la Méthodique.

Inventaire chronologique, méthodique et systématique de tous les volumes de tous les dictionnaires de L’Encyclopédie méthodique (1782-1832)

À partir de l’exemplaire de la bibliothèque de la ville de Versailles* (Par ordre alphabétique desdits dictionnaires)

1. AGRICULTURE + ARBRES :6+1tomes (1787-1821)

1787 : tome I, 772 p. [Aal ¢ Azo] 1791 : tome II, 848 p. [Bab ¢ Cen] 1793 : tome III, 744 p. [Cha ¢ Cyt] 1796 : tome IV, 718 p. [Dac ¢ Hys] 1813 : tome V, 736 p. [Ibe ¢ Pom] 1816 : tome VI, 643 p. [Pom ¢ Zuc] + 1821 : tome VII, viii + 826 p. [Aal ¢ Zan] Planches : 0 recueil [Mais il y ena1àARTARATOIRE]

* Que tout le personnel de la médiathèque centrale de la ville de Versailles et tout particulièrement les responsables du fonds ancien soient ici remerciés pour leur aimable et patiente efficacité à mettre à ma disposition chaque volume de ce « monumentum » qu’est l’Encyclopédie méthodique.

Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 50, 2015 358 daniel teysseire

2. AMUSEMENTS DES SCIENCES : 1 tome (1792)

1792 : tome unique, viii + 870 p. Planches:1recueil [pour reprendre le terme même de l’E.M.] (1792) Ê 1792 : 10 planches simples d’amusements de géométrie + 2 pl. simples d’arithmétique + 1 pl. double d’astronomie + 8 pl. simples et 1 double de gnomonique + 15 pl. simples de physique + 8 pl. simples de mécanique + 10 pl. simples d’optique + 2 pl. simples d’acoustique ou musique + 6 pl. simples de catoptrique + 2 pl. simples de navigation et d’architecture + 3 pl. simples de pyrotechnie sans feu et pièces d’artifice + 1 pl. simple de pièces hydrauliques + 2 pl. simples de tours occultes ou trompeurs + 2 pl. simples de nombres magiques et cartes + 1 pl. simple de combinaisons magiques + 1 pl. simple de tours de gibecière + 11 pl. simples de magie blanche dévoilée = 86 pl. dont 2 doubles.

3. ANTIQUITÉS : 5 tomes (1786-An II [1793/4]) 1786 : tome I, viii + 798 p. [A ¢ Chl] 1788 : tome II, 722 p. [Chl ¢ Fyl] 1790 : tome III, 672 + lxxv p. [Gab ¢ Mec] 1792 : tome IV, 756 p. [Med ¢ Plu] An II : tome V, 920 p. [Plu ¢ Zyt] Planches + légendes ou explications des planches:3recueils (An XII/ 1804-1824) Ê An XII/1804 : viii + 173 p. d’explications des planches des Ière (sur les têtes antiques [pp. 1-19]), IIe (sur les costumes [pp. 21-64] et IIIe parties (sur les figures antiques [pp. 65-173]) + 7p. (pp. 175 à 281) de suites des légendes et explica- tions sur les IIe et IIIe parties + 2 p. (pp. 285 à 287) de TABLE GÉNÉRALE. Ê 1824 : planches 1 à 200 + 200bis Ê 1824 : planches 201 à 380 la MÉTHODIQUE, inventaire chronologique 359 4. ARCHITECTURE : 3 tomes (1788-1825)

1788 : tome I, viii + 730 p. [A ¢ Col] 1801 : tome II, 744 p. [Col ¢ Mut] 1825 : tome III, [ii] + 664 p. [Nac ¢ Zot] Planches:0recueil [Curieusement !]

5. ART ARATOIRE : 1 tome (An V [1796/7])

Ê An V : tome unique, ii + 298 p. [A ¢ Z] Planches:1recueil (An X/1802) Ê An X/1802 : 54 planches dont 2 doubles dont la description se trouve aux pages 230 et suivantes du dictionnaire de l’ART ARATOIRE ET DU JARDINAGE.

6. ARTILLERIE : 1 tome (1822)

1822 : tome unique, viii + 508 p. Planches:0recueil [Mais il y ena1àARTMILITAIRE]

7. ART MILITAIRE : 3 tomes (1784-1787) + 1 tome de supplément (1797)

1784 : tome I, viii + 783 p. [Aba ¢ Con] 1785 : tome II, 800 p. [Con ¢ Gue] 1787 : tome III, 753 p. [Gue ¢ Zig] + 1797 : tome IV de supplément, [8] + 990 p. Planches:1recueil (An X/1802) Ê An X/1802 : 59 planches dont 31 doubles.

8. ARTS ACADÉMIQUES. ÉQUITATION. ESCRIME. DANSE. ART DE NAGER : 1 tome (1786)

1786 : tome unique, ii + 445 p. Planches:1recueil (1789) Ê 1789 : équitation, 3 pl. doubles numérotées de1à3 + escrime, 11 pl. doubles numérotées de1à11 + chorégraphie, 2 pl. + 114 p. de différentes partitions de musique de danse. 360 daniel teysseire

9. ARTS ET MÉTIERS MÉCANIQUES : 8 tomes (1782-1790)

1782 : tome I, xvi + 776 p. [A ¢ Con] 1783 : tome II, 824 p. [Cou ¢ Fil] 1784 : tome III, 692 p. [Flo ¢ Ins] 1785 : tome IV, 812 p. [Ins ¢ Men] 1788 : tome V, 806 p. [Mer ¢ Pla] 1789 : tome VI, 719 p. [Par ¢ Pur] 1790 : tome VII, 810 p. [Qua ¢ Tab] 1790 : tome VIII, 914 p. [Tab ¢ Zin] Planches : Voir 30/ MANUFACTURES, ARTS ET MÉTIERS.

10. ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUANTE : 1 tome (1792)

1792 : tome II unique, 804 p. [Avertissement + Absents ¢ Auteurs dramatiques] Planches:0recueil.

11. BEAUX-ARTS : 2 tomes (1788-1791)

1788 : tome I, xcviii + viii + 662 p. [A ¢ Pei] 1791 : tome II, 814 p. [Pei ¢ Ves] Planches : 1 recueil (An XIII/1805) Ê An XIII/1805 : 1 planche double pour la composition et l’expression + 4 pl. pour l’anatomie + 38 pl. dont 1 double pour le dessin +10pl.pour la fonte des statues +19pl.pour la gravure +12pl.pour la peinture +15pl.pour la perspective pratique +16pl.pour la sculpture = 114 planches dont 2 doubles.

12. BOTANIQUE : 8 tomes (1783-1808) + supplément : 5 tomes (1810-1817)

1783 : tome I, xliv + 752 p. [Aal ¢ Cha] 1786 : tome II, 774 p. [Cic ¢ Gor] 1789 : tome III, viii + 759 p. [Gor ¢ Mau] la MÉTHODIQUE, inventaire chronologique 361 An IV : tome IV, 764 p. [Mau ¢ Pan] An XII : tome V, viii + 748 p. [Pan ¢ Pyx] An XII : tome VI, 786 p. [Qua ¢ Sci] 1806 : tome VII, 731 p. [Sci ¢ Tra] 1808 : tome VIII, 879 p. [Tre ¢ Zuc] + 1810 : supplément tome I, xviii + 761 p. [Aba ¢ Bur] 1811 : supplément tome II, 876 p. [Ca ¢ Gyr] 1813 : supplément tome III, 780 p. [Hab ¢ Mor] 1816 : supplément tome IV, 731 p. [Mor ¢ Ryn] 1817 : supplément tome V, viii + 780 p. [Sab ¢ Zyg] Planches + légendes ou explications de planches:7recueils (1791 - 1823) Ê 1791 : iii-xvi + 496 p. d’explications des planches ; notices de1à315 (= pl. 1 à 111) Ê 1793 : 551 p. d’explications des planches ; notices de 316 à 1005 (= pl. 111 à 445) Ê 1823 : 719 p. d’explications des planches ; notices de 1007 à 2107 (= pl. 446 à 1000) Ê 1823 : Ire partie ; pl. 1 à 250 Ê 1823 : IIe partie ; pl. 251 à 500 Ê 1823 : IIIe partie ; pl. 501 à 750 Ê 1823 : IVe partie ; pl. 750 à 1000

13. CHASSES : 1 tome (An III) An III : tome unique, viii + 456 p. Planches:1recueil (1811) Ê 1811 : 33 pl. dont 15 doubles.

14. CHIMIE : 6 tomes (1786-1815) 1786 : tome I, viii + 774 p. [Aa ¢ Air] 1792 : tome II, 786 p. [Al ¢ Car] An IV : tome III, 781 p. [Car ¢ Chi] An XII : tome IV, ii + 743 p. [Chr ¢ Mep] 1808 : tome V, 771 p. [Meo ¢ Pyr] 1815 : tome VI, 362 p. [Qua ¢ Zym] Planches:2recueils (1813-1814) Ê 1813 : 24 p. d’explication des planches de chimie + 31 pl. numérotées de I à XXXI Ê 1814 : 74 p. d’explication des planches de métallurgie + 31 pl. numé- rotées de1à31. 362 daniel teysseire

15. CHIRURGIE : 2 tomes (1790-1792) 1790 : tome I, 712 p. [Aba ¢ Kys] 1792 : tome II, 568 + 144 p. [Lac ¢ Zyg] Planches:1recueil (An VII [1798/9]) An VII [1798/9] : pl. I à CXIII, les XXVI et XXXI étant doubles.

16. COMMERCE : 3 tomes (1783-1784) 1783 : tome I, xxxii + 766 p. [A ¢ Cys] 1783 : tome II, 798 p. [D ¢ Ize] 1784 : tome III, 832 + xvi p. [K ¢ Zor] Planches:0recueil

17. ÉCONOMIE POLITIQUE ET DIPLOMATIQUE : 4 tomes (1784-1788) 1784 : tome I, vi + 760 p. [A ¢ Cza] 1786 : tome II, 757 p. [D ¢ Imp] 1788 : tome III, 787 p. [Imp ¢ Pro] 1788 : tome IV, 840 p. [Pru ¢ Zwi] Planches:0recueil.

18. ENCYCLOPEDIANA : 1 tome (1791) 1791 : tome unique, viii + 963 p. Planches:0recueil

19. FINANCES : 3 tomes (1784-1787) 1784 : tome I, 12 + lx + 685 p. [Abo ¢ Dun] 1785 : tome II, 787 p. [Eau ¢ Lyo] 1787 : tome III, 798 + xvii p. [Mag ¢ Yve] Planches:0recueil

20. FORETS ET BOIS : 1 tome en 2 volumes (1791-1815) 1791 : volume 1, viii + 300 p. 1815 : volume 2, xlviii + 226 p. Planches : 0 recueil la MÉTHODIQUE, inventaire chronologique 363 21. GÉOGRAPHIE ANCIENNE : 3 tomes (1789-1815)

1789 : tome II, 749 p. [Grae ¢ Rom] 1792 : tome III, 724 p. [Rom ¢ Zyr] 1815 : tome I, xvi + 756 p. [Aba ¢ Gra]

22. GÉOGRAPHIE MODERNE : 3 tomes (1782-1788)

1782 : tome I, xx + 776 p. [A ¢ Hol] 1784 : tome II, 760 p. [Hom ¢ Rie] 1788 : tome III, 812 p. [Hom ¢ Zwy]

23. GÉOGRAPHIE PHYSIQUE : 5 tomes (An III [1794/5]-1828)

An III : tome I, 858 p. [« Théories de la terre »] An XII-1803 : tome II, 896 p. [A ¢ Azo] 1809 : tome III, 704 p. [Baa ¢ Dyl] 1811 : tome IV, 767 p. [Eau ¢ Noy] 1828 : tome V, viii + 958 p. [Oas ¢ Zur + supplement A ¢ Na] Planches = Atlas : 2 recueils (1787-1827) Ê 1787 : Géographie ancienne + géographie du Moyen âge + géogra- phie moderne + géographie physique, 110 p. d’analyse des cartes+2p.deTable+ 140 cartes numérotées de 1 à 140. Ê 1827 : Géographie physique + 117 p. d’analyse des cartes et des planches+2p.detableetindex + 48 cartes numérotées de Pl. 1 à Pl. 48.

24. GRAMMAIRE ET LITTÉRATURE : 3 tomes (1782-1786)

1782 : tome I, viii + 790 p. [A ¢ Esp] 1784 : tome II, 768 p. [Esp ¢ Par] 1786 : tome III, 768 p. [Par ¢ Zeu] Planches:0recueil

25. HISTOIRE : 5 tomes (1784 - 1791) + 1 tome de supplément (An XII)

1784 : tome I, viii + 792 p. [pp. 1-179 : BLASON + Aar ¢ Cas] 1786 : tome II, 731 p. [Cat ¢ Gra] 1788 : tome III, 663 p. [Gra ¢ Myt] 1790 : tome IV, 725 p. [Naa ¢ Sce] 364 daniel teysseire

1791 : tome V, 32 + 748 p. [Sau ¢ Zyp] + An XII : tome VI de supplément, 768 p. [Aar ¢ Zul] Planches : 1 recueil (An X/1802) Ê An X/1802 : Blason ou Art héraldique, 33 planches dont 4 seule- ment (les 28, 29, 30 et 33) sont simples

26. HISTOIRE NATURELLE DES ANIMAUX : 10 tomes (1782- 1825) 1782 : tome I, pp. vii + xviii : ...... Introduction pp. xix-lxxxxii : ...... Histoire naturelle de l’homme pp. 1-319 : Les animaux quadrupèdes et les cétacés [Abada-Zurnapa] pp. 320-691 : ...... Ornithologie [Aba-Eve] 1784 : tome II, pp. 1-514 : ...... Idem [Fai ¢ Zou] pp. 545-705 : Les animaux quadrupèdes ovipares et les serpents ...... [Aga ¢ Umb] pp. 705-712 : [Table méthodique + Table alphabétique] 1787 : tome III, pp. i-lx + pp. 1-435 : ...... Les poissons [Aba ¢ Zin] pp. i -cclxxxviii : ... Insectes [Discours préliminaires] 1789 : tome IV, ccclxxii + 331 p. : .... Insectes [Abdomen - Bombille] 1790 : tome V, 793 p. : ...... Insectes [Bo ¢ Cin] 1791 : tome VI, 704 p. ; ...... Insectes [Cir ¢ Gyr] 1792 : tome VII, 827 p. : ...... Insectes [Han ¢ Mou] 1811 : tome VIII, 722 p. : ...... Insectes [Mou ¢ Pao] 1819 : tome IX, ii + 828 p. .... Entomologie ou histoire naturelle des crustacés, des arachnides et des insectes [Pap ¢ Pap] 1825 : tome 1X, ii + 823 p. :...... Idem [Par ¢ Zyg] + 1823 : 3 tomes paginés continûment, Ornithologie [xcvii + 402 p. : Ire partie] [pp. 403-902 : IIe partie] [pp. 903-1460 : IIIe partie] Planches + Légendes ou Explications des Planches : 8 recueils (1788- 1826) Ê 1788 : Ichtyologie, lvi + 215 p. + pl. A et B + pl. 1 à 100. Ê 1789 : Cétalogie, xli + 28 p. + pl. 1 à 12. Ê 1789 : Erpétologie, xxviii + 71 p. +7pl.+6pl.+13pl. Ê 1790 : Ophiologie, Insectologie, Ornithologie, xliv + 76p. +pl.AetB + pl. 1 à 42. la MÉTHODIQUE, inventaire chronologique 365 Ê 1818 : Crustacés, Arachnides et Insectes, 142 + 38 p. + pl. 1 à 268 (Insectes) + pl. 269 à 336 (Crustacés) + pl. 337 à 353 (Arach- nides) + pl. 354 à 397 (Insectes). Ê 1820 : Mammalogie, viii + 556 p. + 1826 : Quadrupèdes et Cétacés, pl. 1 à 112. Ê 1823 : Ornithologie, xcvii + 1460 p. [en 3 tomes] + pl. 1 à 177 [en 1 recueil]

27. HISTOIRE NATURELLE DES VERS : 3 tomes (1792-1832) + 1 tome (1824)

1792 : tome I, xxx + 757 p. [Abe - Con] 1830 : tome II, viii + 594 p. [Aca - Myt] 1832 : tome III, pp. 595 ¢ 1152 [Nac - Zeb] +«Faisant suite à l’histoire naturelle des vers S » : 1824 : Histoire naturelle des zoophytes ou animaux rayonnés tome II, viii + 819 p. : ...... [Abr ¢ Zoo] Planches + Légendes ou Explications des Planches : 1 (1791)+4recueils (An V [1797]-1827) Ê 1791 : Helminthologie ou Vers infusoires, Vers intestins, Vers mol- lusques, etc. viii + 133 p. + pp. 134 - 180 p. [= légendes des planches] Ê 1797 / An V de la République : Vers testacés à coquilles bivalves, pl. 199 à 286 + An VI de la République : Mollusques testacés, pl. 287 à 314 Ê 1827 : Vers, Coquilles, Mollusques et Polypiers, tome 1, pl.1à95 Ê 1827 : Vers, Coquilles, Mollusques et Polypiers, tome 2, pl. 96 à 198 Ê 1827 : Vers, Coquilles, Mollusques et Polypiers, tome 3, pl. 315 à 488 [En tête de ce dernier tome, le relieur est avisé par l’éditeur de cons- tituer les tomes ainsi : tome 1,pl.1à95; tome 2, pl. 96 à 314 ; tome 3, pl. 315 à 488.]

Remarque. La complexité de structure de ces deux dictionnaires d’histoire natu- relle et en particulier de celui des vers - pour les textes comme pour les planches - témoigne très explicitement de ce que la « méthodicité » de l’entreprise encyclopédique, au départ englobante (circulaire), produit le dérèglement de celle-ci et la déstructuration des champs scientifiques traditionnels, au profit de la logique accumulatrice (linéaire) de la spé- cialisation disciplinaire toujours plus poussée. Preuve de cela, la phrase suivante de la page vi de l’« Avertissement » du tome II de 1830 : 366 daniel teysseire

« Les démembrements nombreux qui se firent successivement aux dépens du plus grand nombre des genres traités par Bruguière [l’auteur du tome I de 1792], en les disloquant pour ainsi dire, en détruisant leur ensemble, exigèrent des développements sur chacun d’eux, qui furent assez consi- dérables pour que nous dussions regarder les articles du premier volume [celui donc de 1792] comme le complément des nôtres. » Autrement dit, la « bonne » - scientifiquement - histoire naturelle des vers est la dernière ; celle des 1152 pages des tomes II et III de 1830 et 1832 entrepris sous la houlette de Lamarck et du Lamarckisme, les 757 pages du volume de Bruguière de 1792 n’étant qu’un témoignage historique de la prédominance passée (dépassée !?) du système de Linné, comme l’indique aussi cette phrase laconique de la page 134 du recueil 1 des planches : « Les progrès de la science ont nécessité le démembrement de cette classe incohérente [celle des vers] du système de Linné. »

28. JURISPRUDENCE : 10 tomes (1782-1791)

1782 : tome I, viii + 796 p. [A ¢ Bay] 1783 : tome II, 800 p. [Be ¢ Com] 1783 : tome III, 808 p. [Com ¢ Dom] 1785 : tome V, 851 p. [H ¢ May] 1786 : tome IV, 831 p. [Don ¢ Gul] 1786 : tome VI, 820 p. [Mef ¢ Pri] 1787 : tome VII, 742 p. [Pro ¢ Tax] 1789 : tome VIII, 336 p. [Tem ¢ Zew] 1789 : tome IX La Police et les Municipalités, clx + 616 p. [Aba ¢ Cut] 1791 : tome X La Police et les Municipalités, 843 p. [Dan ¢ Vol] Planches : 0 recueil

29/ LOGIQUE ET METAPHYSIQUE : 4 tomes (1786-1791)

1786 : tome I, xvi + 752 p. [Abs ¢ Mem] 1788 : tome II, 336 + 439 p. [Met ¢ Sys + Aba ¢ Dev] 1789 : tome III, 730 p. [Dig ¢ Ost] 1791 : tome IV, 824 p. [Par ¢ Voy] Planches : 0 recueil. la MÉTHODIQUE, inventaire chronologique 367

30. MANUFACTURES, ARTS ET METIERS : 4 tomes (1784- 1828)

1785 : tome I, lvi + 440 + 296 p. [Textile : At - Dra + Fil - Reg] 1784 + 1790 : tome II, ccviii + 315+×+148+132p. [Textile : Reg - Rub + Soi - Toi + Errata et Supplément + Vocab.] 1790 : tome III, clxxvii + 759 + lxvi p. [Cuirs et Peaux: Discours Pré- liminaire+A-Tan+Vocab.] 1828 : tome IV, viii + 231 + 40 + 100 p. [Dictionnaire des teintures + Traité des huiles + Traité des savons] Planches:7recueils (1783 ¢ 1790) Ê 1783 : 48 métiers de A [Aiguillier et Aiguillier-Bonnetier] à C [Cuivre coulé en table et tréfilerie], 158 planches simples [32 pour A (10 métiers) +19pour B (10 métiers) + 107 pour C (28 métiers)] et 69 doubles [9 pour A +12pour B +48pour C] Ê 1783 : 30 métiers de D [Diamantaire ¢ Lapidaire ¢ Metteur-en- œuvre] à H [Horlogerie, 1ère partie], 196 pl. simples [13 pour D (3 métiers) + 29 pour E (8 métiers) + 86 pour F (14 métiers) + 40 pour G (4 métiers) + 28 pour H (1 métier)] et 53 doubles [2 pour D + 20 pour E + 20 pour F + 11 pour G + 0 pour H] Ê 1784 : 28 métiers de H [Horlogerie, 2e partie] à M [Monnayage], 232 pl. simples [34 pour H (1 métier) +41pour I (6 métiers) +33pour L (5 métiers) + 124 pour M (16 métiers)] et 34 doubles [6 pour H +7pour I +7pour L +14pour M] Ê 1785 : 31 métiers de M [Mosaïque]àT[Tourneur et Tours de toute espèce, 1ère partie], 229 pl. simples [4 pour M (1 métier) + 1 pour N (1 métier) + 15 pour O (2 métiers) + 71 pour P (12 métiers) + 119 pour S (14 métiers) +19pour T (1 métier)] et 53 doubles[1 pour M + 1 pour O +24pour P +21pour S +6pour T] Ê 1786 : 33 métiers de B [Bonneterie ¢ Métier à tricot]àT[Toilerie, velours de coton], 206 pl. simples [8 pour B (4 métiers) +7pour C (7 métiers) + 7 pour D (2 métiers) +4pour F (2 métiers) +0pour G et H (1 + 1 métier) +3pour L (2 métiers) +6pour M (3 métiers) 368 daniel teysseire

+23pour P (3 métiers) +6pour R (2 métiers) +94pour S (1 métier) +48pour T (5 métiers)] et 84 doubles [5 pour B +11pour C +6pour D +2pour F + 4 pour G +1pour H +1pour L +0pour M +7pour P +7 pour R +27pour S +13pour T Ê 1787 : 11 métiers de T [Tourneur et Tours de toute espèce, 2ème partie]àV[Voutes et Planchers en fer, et Pont de fer d’une arche de quatre cents pieds d’ouverture], 70pl.simples[18pourT(1métier)+52+8pourV(10métiers)] et 17 doubles [1 pour T + 16 pour V] Ê 1790 : 21 pl. dont 15 doubles de « supplément [...] concernant le chanvre,lecoton,lalaine,lepoil et la soie » + 82 dont 13 doubles « concernant l’emploi des peaux et cuirs » + les 45 dont 24 doubles « dernières planches du Dictionnaire des Arts et manufactu- res ».

31. MARINE : 3 tomes (1783 - 1787)

1783 : tome I, xii + 712 p. [Aba ¢ Des] 1786 : tome II, 784 p. [Des ¢ Mun] 1787 : tome III, 898 + [4] p. [nad ¢ Zop] Planches:1recueil (1787) Ê 1787 : 1ère partie, planche 1 à planche 156 [= Navigation et construc- tion navale] ; 2e partie, planche I à planche XVI [= Instruments et calculs] Le tout faisant 86 pl. simples, 76 pl. doubles, 13 pl. triples et 1 pl. quadruple [pl. 115 = le navire de 84 canons]

32. MATHÉMATIQUES:3+2tomes en 1 volume (1784-An VII [1798/9])

1784 : tome I, cxiv + 722 p. [Aba ¢ Ext] 1785 : tome II, 787 p. [Fac ¢ Rou] 1789 : tome III, xxviii + 56 + 184 p. [Sag ¢ Zon] + Table «Faisant suite au Tome III des mathematiques » : 1792 : Dictionnaire des jeux : iv + 315 p. + Table + An V : Dictionnaire des jeux familiers, viii + 172 p. + Table An VII : Dictionnaire des jeux mathématiques, viii + 212 p. + Table la MÉTHODIQUE, inventaire chronologique 369 Planches : Tome III suite : 16 dont 6 doubles (5+9+11+12+13+14) + 1 recueil (1789) Ê 1789 : 16 planches dont 1 double pour la géométrie + 3 pl. pour les sections coniques + 1 pl. pour la trigonométrie + 2 pl. pour l’arpentage + 3 pl. pour l’algèbre et l’arithmétique + 2 pl. pour l’analyse + 9 pl. dont 1 double pour la mécanique = 36 pl. dont 2 doubles.

33. MÉDECINE : 13 tomes (1787-1830) 1787 : tome I, iv + 847 p. [A ¢ Ali] 1790 : tome II, 774 p. [Alk ¢ Ang] 1790 : tome III, 779 p. [Ang ¢ B] 1792 : tome IV, 896 p. [Baa ¢ Cyt] 1792 : tome V, 888 p. [Coa ¢ Env] 1793 : tome VI, 781 p. [Epa ¢ Gyr] 1798 - An VI : tome VII, 776 p. [Hah ¢ Jus] 1808 : tome VIII, ii + 679 p. [Kaa ¢ Maz] 1816 : tome IX, 743 p. [Mea ¢ Mer] 1821 : tome X, xxiv + 762 p. [Mes ¢ Nou] 1824 : tome XI, 764 p. [Noy ¢ Pht] 1827 : tome XII, viii + 760 p. [Phy ¢ Sel] 1830 : tome XIII, 670 + 175 p. [Sem ¢ Zyt] + Table Planches:0recueil

34. MUSIQUE : 2 tomes (1791-1818) 1791 : tome I, xii + 760 p. [A ¢ Gym] 1818 : tome II, 560 p. [H ¢ Za] Planches:0recueil [Mais il y a 114 pages de partitions à Arts Acadé- miques]

35. PECHES : 1 tome (An IV [1795/6])

An IV : tome unique, xvi + 336 p. Planches:1recueil (1793) Ê 1793 : 27 p. de légendes ou explications de planches + 114 pl. dont 18 doubles numérotées de 1 à 114. 370 daniel teysseire

36. PHILOSOPHIE ANCIENNE ET MODERNE : 3 tomes (1791- An II [1793/4]

1791 : tome I, xxvi + 858 p. [Aca ¢ Col] 1792 : tome II, 940 p. [Con ¢ Ind] An II : tome III, 966 p. [Ine ¢ Zen] Planches: 0 recueil

37. PHYSIQUE : 4 tomes (1793-1822)

1793 : tome I, 404 + 240 p. [Aba ¢ Buf] 1816 : tome II, 786 p. [Cab ¢ Dys] 1819 : tome III, 820 p. [Eau ¢ Max] 1822 : tome IV, 926 p. [Mau ¢ Zym] Planches: 1 recueil (1789)+2recueils (1816-1824) Ê 1789 : 7 planches pour l’hydrostatique, hydrodynamique et hydrau- lique +15pl.pour les machines hydrauliques + 6 pl. pour l’optique + 1 pl. double pour la perspective + 43 pl. dont 5 doubles pour l’astronomie. Ê 1816 : 1 p. d’Avertissement de la Ière partie + 60 pl. numérotées de I à LX Ê 1824 : 1 p. d’Avertissement de la IIde partie + 72 pl. numérotées de LXI à CXXXIII.

38. SYSTÈME ANATOMIQUE : 4 tomes (1792-1830)

1792 : tome II Quadrupèdes, clxiv + 632 p. 1819 : tome III Mammifères et oiseaux, xxxii + 688 p. 1823 : tome I Dictionnaire raisonné des termes d’anatomie et de physiologie, viii + 763 p. 1830 : tome IV Reptiles, Poissons, Mollusques, Crustacés, Annelides, Arachnides, Insectes, Radiaires, 579 p. Planches : 1 recueil (1825) Ê 1825 : pl. I à LXXIX la MÉTHODIQUE, inventaire chronologique 371

39. THÉOLOGIE : 3 tomes (1788-1790)

1788 : tome I, viii + 736 p. [Aa ¢ Eze] 1789 : tome II, 780 p. [Fab ¢ Nys] 1790 : tomeIII,859p. [OdeNoël¢Zwingliens+Table analytique] Planches:0recueil

Au total 39 dictionnaires composés de 131 tomes de discours et 50 recueils de planches

Daniel Teysseire

Denis Diderot’s Rameau’s Nephew, A Multi-Edition, Marian Hobson (ed.), translated by Kate E. Tunstall and Caroline Warman, Music resear- ched and played by the CNSMD de Paris, Pascal Duc (dir.), Cambridge, OpenBook publishers, 2014. ISBN (livre imprimé) 978-1-78374-007-9 ; ISBN (livre imprimé et relié) 978-1-78374-008-6 ; ISBN (PDF) 978-1- 78374-009-3 ; ISBN (EPUB) 978-1-78374-010-9 ; ISBN (MOBI) 978-1- 78374-011-6.

Cette édition du Neveu de Rameau est remarquable à plus d’un titre. Disons d’emblée que nous sommes bien incapable d’évaluer la valeur de la nouvelle traduction anglaise qu’elle propose, et dont David Charlton a déjà loué les qualités ailleurs. Pour un francophone, son principal apport est éditorial. Il s’agit d’une publication sous licence Creative Commons (CC BY 4.0), donc gratuite dans ses divers formats numériques. Son appareil de notes com- prend, outre les explications habituelles sur les hommes, les œuvres, les lieux, les citations latines, etc., un grand nombre de contenus multimédias, eux-mêmes libres de droits : pour les illustrations, des clichés Wikimedia Commons, essentiellement ; et pour la musique, des liens soit vers des vidéos YouTube, soit vers des enregistrements inédits sous copyright du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse (CNSMD) de Paris. L’intention est claire : il s’agit de replacer Le Neveu de Rameau dans son contexte historique, littéraire, musical, esthétique en un mot. Même les meilleurs dix-huitiémistes ne prennent souvent dans l’œuvre que ce qu’ils veulent bien y chercher, passant sur les noms et les œuvres qu’ils ne connaissent pas, et qu’ils ne croient pas devoir connaître, puisque appar- tenant à un champ d’études qui n’est pas le leur. Combien de spécialistes de littérature ou de philosophie du XVIIIe siècle se sont-ils vraiment demandé, par exemple, ce que signifiait concrètement l’accumulation parfois frénétique, par Diderot, de noms de compositeurs ou d’opéras ? Il 374 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE faut dire que jusque dans les années 1980, trouver un enregistrement d’opéra ou d’opéra-comique français du XVIIIe siècle pour comprendre telle ou telle allusion relevait de la gageure. Il faut donc louer les éditeurs d’avoir ôté aux uns et aux autres des prétextes pour ne pas connaître autrement que superficiellement les realia, les auteurs et les œuvres dont parle Diderot. Le problème est que ce principe admirable est appliqué maladroite- ment pour ce qui est des illustrations musicales. Les interprétations ne sont pas en cause : même si on sent les conditions d’enregistrement parfois précaires, la plupart des étudiants du Conservatoire sont prêts pour la carrière, certaines cantatrices tirant franchement leur épingle du jeu. Le problème est résolument éditorial. En effet, alors même que le principe du lien hypertexte ou du code QR renvoyant vers une vidéo YouTube ou un enregistrement inédit pour des œuvres musicales très peu connues repré- sente une avancée critique, on regrette que ces liens n’existent que pour une partie des allusions du texte, et non pour la majorité. Ce reproche peut sembler injuste, car on ne connaît pas d’autre édition qui explore aussi loin le principe de l’édition annotée ¢ et nous sommes bien conscients que l’entreprise devait limiter ses coûts pour proposer une édition essentielle- ment gratuite. Mais il y a d’autres défauts, plus graves. On est d’abord en droit reprocher aux éditeurs un grand nombre de leurs choix d’enregistrements pour illustrer tel ou tel compositeur ou morceau ; certains sont même trompeurs. Passons sur le fait, anecdotique, que l’Allegro de Locatelli mentionnée par Diderot soit illustré par une Aria vivace, comme s’il n’y avait pas assez d’allegros dans son œuvre. Le choix d’illustrer le Stabat Mater de Pergolèse non par son premier numéro ¢ qui lui a valu une réputation jamais démentie, pour une fois, depuis le XVIIIe siècle ¢ mais par un arrangement pour violon seul, résulte non seulement du manque de moyens de l’entreprise, mais aussi d’un contre- sens probable sur la traduction anglaise. Dans la phrase « it should be forbidden by order of the police for anyone of any quality or status to arrange a performance of Pergolesi’s Stabat Mater », il n’est pas question dans la bouche du Neveu d’arranger le Stabat, mais bien de le « faire chanter ». Autre erreur embarrassante : la mention des directeurs de l’opéra d’entre 1757 et 1767, François Rebel et François Francœur, est illustrée non par l’un de leurs propres opéras, ou par l’un de ceux qu’ils ont produits, mais par les deux premiers mouvements, dans le désordre, de la première sonate pour violon de Jean-Féry Rebel, père de François, publiée en 1705. Le premier extrait des Amours de Ragonde (no 10) est orchestré de manière parfaitement fantaisiste : la bourrée pour orchestre, dont les parties intermédiaires sont manquantes dans la partition réduite, est ici interprétée littéralement par quelques instruments de dessus, d’ailleurs incapables de respecter l’indication « les hautbois et les violons alternati- vement », et une basse continue absente de l’original, ce qui fausse l’effet que devait produire le morceau. Signalons enfin que les liens vers des chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 375 vidéos YouTube, consistant en des assemblages douteux d’enregistre- ments commerciaux sous copyright et d’illustrations anachroniques ou fantaisistes, font davantage penser à l’exposé d’un lycéen qu’au travail d’un chercheur, surtout quand ces liens ont été désactivés par YouTube pour infraction au droit d’auteur. À moins qu’il ne s’agisse d’un militan- tisme au second degré pour la cause pirate ? En outre, la totalité des 18 enregistrements inédits proposés, à l’exception des deux extraits du Polifemo de Porpora (nos 14 et 15), consiste en des extraits de musique de chambre, ou de musique d’opéra interprétée en version de chambre. Or la petitesse des effectifs mobilisés pourrait bien renforcer, plutôt que de le détruire, le préjugé bien ancré que la musique du XVIIIe siècle est une petite musique, charmante, mais futile et insignifiante. Prenons l’exemple de celle de Rameau. La première mention de « l’Oncle », dans le texte, fait l’objet d’une note (n. 47) et de pas moins de trois illustrations musicales (la troisième ne faisant l’objet d’aucun appel de note). Celles-ci, en l’occurrence, sont arbitraires, puisque les trois petits airs des Fêtes de Polymnie choisis ne correspondent à rien dans le texte de Diderot. Elles ont donc été choisies, dans le meilleur des cas, parce qu’elles ont été jugées représentatives ; dans le pire, au hasard. Un petit air, comme son nom l’indique, est un air très bref, d’une ou deux minutes, accompagné par la seule basse continue ; il s’oppose au monolo- gue ou à l’ariette, qui sont, eux, beaucoup plus développés, et accompa- gnés au moins par l’orchestre à cordes, parfois par tout l’orchestre. Or Diderot ne souffle mot, et pour cause, des trois insignifiants petits airs des Fêtes de Polymnie retenus pour illustrer l’art de Rameau l’oncle. Ce qu’il cite dans Le Neveu de Rameau, au contraire, ce sont deux fameux mono- logues, pour lesquels Rameau était évidemment davantage connu que pour ses petits airs à la Lully : « Tristes apprêts, pâles flambeaux », extrait de Castor et Pollux (n. 204, avec lien actif vers une « vidéo » YouTube [en fait un extrait d’un disque des Arts florissants, dir. William Christie]), et « Profonds abîmes du Ténare » (nn. 36 et 205, avec un lien actif vers une « vidéo » YouTube [en fait des extraits d’un disque du Tafelmusik Baro- que Orchestra, dir. Jeanne Lamon] qui ne contient pas du tout le mono- logue en question, mais des pièces instrumentales de l’opéra dont il est issu, Le Temple de la Gloire. Comment ne pas croire, dans ces conditions, que Rameau n’était au fond que cette sorte de Watteau de la musique, et non ce « génie mâle, hardi et fécond » dont parle D’Alembert dans le Discours préliminaire ? On pourrait faire une analyse similaire des extraits de Ragonde (no 11), de l’opéra-comique de Duni (no 12) ou des opere serie de Hasse (no 13) ou de Vinci (no 17). Quoique joliment inter- prétés, ils semblent fort peu opératiques, ainsi accompagnés par trois instruments. Enfin, les enregistrements musicaux inédits proposés à l’écoute sont accompagnés d’une analyse dans la suite de la note. Celle-ci est évidem- ment bienvenue pour le lecteur de bonne volonté qui ignorerait l’histoire 376 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE de la musique. Mais elles sont formelles, finalistes (la musique du temps de Diderot n’est commentée qu’en tant qu’elle annonce la vraie musique du classicisme viennois ou du XIXe siècle), et finalement lénifiantes, complè- tement opposées à l’esprit du Neveu de Rameau. On les aurait voulues esthétiques ; or elles n’ont en général aucun rapport avec le passage du texte où l’allusion se situe. Tout se passe comme si ces analyses avaient été commandées à un musicologue qui n’aurait même pas lu les lignes dont elles auraient dû contribuer à l’éclaircissement. Cette édition nous laisse donc une impression mitigée. Nous applau- dissons aux principes de l’édition multiple sur différents formats (HTML, PDF, EPUB, MOBI et même papier, relié ou non ¢ imprimé en couleur !), de la licence CC, et des illustrations de bonne qualité dont Wikimedia commons regorge. Nous suspendons pour des raisons évidentes notre jugement pour la qualité de la traduction anglaise, qui justifie pourtant à elle seule, sans doute, sa consultation ou son acquisition pour le public anglophone. Mais nous émettons des réserves sur le sérieux des annota- tions relatives à la musique.

Julien Dubruque

Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, tome IX, 1762, éd. critique par Robert Granderoute, Monica Hjortberg & Ulla Kölving, avec la collaboration de Sven Björkman, Centre International d’Étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, 2014. ISBN 978-2-84559-110-3.

Il est inutile de répéter ici les éloges sans réserve qu’année après année mérite cette grande entreprise dirigée par Ulla Kölving et qui est arrivée à son neuvième volume consacré à l’année 1762. Volume de lecture passionnante, notamment parce que cette année 1762 est marquée, dans la Correspondance littéraire, par la répercussion, non seulement des nombreux textes accompagnant et visant le déclin des Jésuites, mais aussi et surtout par celle des grands combats contre le fanatisme. À l’automne 1761, l’Inquisition avait condamné au bûcher le jésuite Malagrida devenu sénile et accusé de parricide. Voltaire, pour qui « L’Inquisition a trouvé le moyen d’inspirer de la compassion pour les jésuites », écrit le Sermon du rabbin Akib, superbe plaidoyer satirique, que Grimm publie en janvier 1762, tandis que l’abbé Morellet fait paraître en traduction l’abominable Manuel des Inquisiteurs. En avril, Grimm publie une « Lettre de Voltaire à M. D’Alembert » qui contient une première mention de ce qui deviendra l’affaire Calas. Deux mois plus tard, en juin, Grimm transcrit le long, subtil et émouvant placet au roi de la veuve Calas, document rare, retrouvé par Ulla Kölving et, sans doute, comme elle le suggère, écrit de la main même de Voltaire. On ajoutera à cela une dizaine de pages indispensables sur l’affaire Calas à lire dans l’Introduction. chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 377

Pour ce qui regarde particulièrement Diderot, pas de grand texte en 1762, pas de « Salon », notamment, mais une présence diffuse, notamment parce qu’en l’absence Grimm à l’automne, il assume avec Mme d’Épinay le travail de la Correspondance. On lit cependant une de ses « feuilles pour Grimm », dans les livraisons d’octobre et novembre : son analyse railleuse de l’Essai historique et critique sur les Altantiques de Baer, lequel tentait de démontrer, grâce à des conjectures linguistiques hasar- dées, la conformité de Platon et de l’Ancien testament ; et Diderot ironise : « La bella cosa che la scienza etimologica ! » On lisait aussi, en juin 1762, d’« Anciens vers de M. Diderot », vers certes peu mémorables tout comme la « Chloé » qu’ils célèbraient et probablement destinés à étoffer la livraison, mais dont la lecture est toujours instructive pour les diderotistes. Rappelons au passage que, tant que ses Œuvres complètes DPV ne sont pas achevées, c’est dans cette édition de la Correspondance littéraire que l’on trouve ce qu’Assézat et Tourneux appelaient, en leur temps, les « miscellanea littéraires » de Diderot. Grimm, quant à lui, en distribuant éloges et blâmes, annonce les nouveautés : raillant la nouvelle édition du Dictionnaire de l’Académie et son néologisme « tendreté », ou disséquant longuement l’Émile, après avoir éreinté, en son temps La Nouvelle Héloïse. La livraison du 15 janvier annonce très sobrement la distribution du premier volume de planches de l’Encyclopédie. Et, à l’occasion de la parution des volumes 9 et 10 de l’Histoire naturelle, Grimm critique le goût de Buffon pour les systèmes et ses raisonnements « spécieux ». On ne poursuivra pas l’énumération des multiples ouvrages et des auteurs recensés, sauf à signaler que Voltaire en est de loin le « contributeur majeur ». Remercions enfin les auteurs de ce volume de nous donner, outre le précieux appareil de notes, leur copieuse et passionnante « Introduc- tion », véritable condensé d’histoire littéraire, artistique, politique ¢ natio- nale et internationale ¢ diplomatique et sociale, puisée toujours aux meilleures sources : mine de renseignements non seulement sur la récep- tion de la Correspondance littéraire et la publication des autres journaux, mais aussi sur le lectorat princier et ses bibliothèques, les différents copis- tes, etc. Bref, tout lecteur attaché au XVIIIe siècle tirera profit et plaisir de cette édition, par ailleurs indispensable à tout chercheur.

Marie Leca-Tsiomis

Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, Exemples singuliers de la ven- geance d’une femme, Préface de Yannick Séité, Paris, Éditions des Équa- teurs, 2014, 143 p., ISBN 978-2-84990-339-1.

Plus que le préfacier, Yannick Séité se fait ici l’éditeur de deux « contes » ou récits en prose, l’un de Diderot, l’autre de Rousseau, dont 378 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE l’argument impose il est vrai l’évident rapprochement. Il s’agit d’une part de l’Histoire de Mme de la Pommeraye et du Marquis des Arcis, détachée de Jacques le Fataliste par un destin éditorial bien étonnant, et de l’autre, des Amours de Milord Édouard Bomston, fragment également détaché de La Nouvelle Héloïse par Rousseau lui-même. Outre l’argument similaire, autour de l’idée de vengeance féminine consécutive à une infidélité mas- culine, Yannick Séité a vu, dans le statut éditorial particulier de ces deux fragments détachés, une raison de plus de les rapprocher, afin d’en réaliser comme un collage ou un diptyque qui les rendrait l’un et l’autre encore plus signifiants. Un mot de ce statut, tel qu’exposé dans une préface particulièrement stimulante et malicieuse : Jacques le fataliste a d’abord été connu des seuls lecteurs de la Correspondance littéraire, où il parut de 1778 à 1780 en quinze livraisons : parmi eux, Schiller, en Allemagne, qui détache et traduit le fameux épisode, pour le publier en mars 1785 dans La Thalie rhénane sous un titre allemand, Merkwürdiges Beispiel einer weiblichen Rache (aus einem Manuskript des verstorbenen Diderot gezogen). C’est même grâce à ce fragment, retraduit en français (!) et publié à Londres en 1793 par un certain Doray de Longrais, officier de cavalerie et homme de lettres à ses heures, que le public français connaît par anticipation Jacques le fataliste, au moins par ce morceau détaché intitulé Exemple singulier de la vengeance d’une femme, conte moral, ouvrage posthume de Diderot. Enfin le roman est publié à Paris dans son intégralité (An V de la République) grâce à une copie de la Correspondance littéraire fournie par le prince Henri de Prusse. Quant à Milord Bomston, c’est Rousseau lui-même qui, hésitant à confier à la Julie, dans sa totalité, l’histoire amoureuse un peu leste, en tout cas ambiguë de son sublime héros, en enrichit les deux copies autographes qu’il réserve à ses deux meilleures amies de l’époque, Mme d’Houdetot et Mme de Luxembourg. Ces deux anecdotes soulignent au moins sur le plan romanesque le caractère d’exception de ces fragments, qui devait les faire distinguer tant de leurs auteurs que de leurs éditeurs et lecteurs ¢ et leur conférer cette capacité singulière d’autonomie. Reste bien entendu à tirer de leur rappro- chement une leçon contemporaine, peut-être morale, sinon métaphysique, afin d’éclairer le sens que les deux anciens amis philosophes donnent, chacun à travers son récit, aux idées de fidélité, de mariage, de jalousie et de vengeance. L’élégant marquis des Arcis épouse et pardonne la jeune et méprisable D’Aisnon ; l’honorable Milord Bomston ne sait choisir entre sa maîtresse italienne et la vertueuse Laure. Là où, étrangement, Diderot paraît plus mièvre et Rousseau plus réaliste, il faut sans doute lire la complexité des situations humaines et la finesse de leurs analystes. Bien plus : chacun d’eux eut, en son temps, tout loisir d’expérimenter la large palette des sentiments amoureux lorsqu’ils se compliquent de leurs nuan- ces sociales. Chacun put ¢ ou non ¢ se prononcer sagement sur la question. Et nous la retourner à loisir pour qu’à notre tour, en toute liberté, avec en chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 379 sus l’éclatant témoignage d’une actualité présidentielle que le préfacier évoque avec humour, nous nous fassions une idée juste des mœurs des humbles et des grands. Ne serait-ce qu’à ce titre, que Yannick Séité en soit vivement remercié. Odile Richard-Pauchet

« Lire la correspondance de Diderot (I) », Marc Buffat, Geneviève Cam- magre et Odile Richard-Pauchet (dir.), ÉPISTOLAIRE, Revue de l’AIRE, no 40, Paris, Champion, 2014. ISSN 0993-1929.

Intitulée « Diderot en correspondance », une partie du numéro 40 de la revue Épistolaire accueille en douze contributions la première moitié des actes du colloque international « Lire la correspondance de Diderot » tenu à Toulouse en mars 2013 et organisé en collaboration avec l’AIRE. M. Buffat, G. Cammagre et O. Richard-Pauchet en sont les responsables. La publication du reste des actes est prévue pour 2015 dans la même revue, regroupant des études sur la notion d’engagement et les questions d’édi- tion. La correspondance de Diderot pourra ainsi bénéficier d’un recueil équilibré d’études récentes, comme celle de Rousseau à la suite du récent colloque de Brest dans l’ouvrage Rousseau en toutes lettres paru aux PU de Rennes en 2014 sous la direction d’Éric Francalanza. Dans la première partie, « Le monde sensible », sens et sentiments sont abordés dans l’intimité de l’échange épistolaire où l’expérience exis- tentielle occupe le premier plan. Y sont traités successivement les rythmes du temps vécu, le discours du corps (nourri, malade) et la sympathie. Dans une méditation éclairante, Anne Chamayou observe d’abord que, si Diderot se plaint abondamment de l’excès asservissant du travail, l’étude (en robe de chambre) est pour lui libératrice. Elle s’attarde ensuite sur le « mobilier du sage », le fauteuil, pour en faire un motif privilégié du discours sur le repos et finalement de la vieillesse ¢ discours où le père (mort dans son fauteuil) est fantomatiquement installé. En parallèle, Marc Buffat, éminent spécialiste de la correspondance, précise avec beau- coup de clarté la version diderotienne de l’opposition ¢ si courante au XVIIIe siècle ¢ entre ville et campagne. Du côté ville, rythmes effrénés et épuisants, cacophonies et discordances, aliénation de soi ; du côté cam- pagne, une « triple communication » : de soi à soi, de soi avec autrui, de soi avec la nature, Diderot vieillissant y puisant une acceptation sereine de sa condition mortelle. Selon une approche plus philosophique, à l’aide d’un utile détour par Henri Bergson, Brigitte Weltman-Aron cerne subtilement diverses modalités du temps vécu logées dans le grain fin des lettres, entre pensée de l’intervalle et sentiment de la durée, qu’il s’agisse de l’« histoire de mes moments » rédigée pour Sophie, du temps mort au théâtre, porteur de la vie du sens, ou encore du temps dit perdu, qui, dans la perspective d’une vie, est parfois gagné. 380 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Place au corps. Béatrice Fink, dans un article bref et alerte, nous rappelle qu’au XVIIIe siècle, dans le sillage d’une esthétique sensualiste, l’art culinaire atteint le statut d’une science. Quand il parle de ce qui se mange ¢ mets mis en mots ¢, Diderot y infuse ses plus chères idées. Moins réjouissants, les détails médicaux. Notons qu’ils abondent dans les écrits du for privé avec une franchise et un détail parfois surprenants pour les lecteurs modernes, comme le montre par exemple la correspondance de Françoise de Graffigny. Diderot ne fait pas exception à la règle, mais Nadège Langbour s’efforce d’y porter un éclairage neuf en délinéant des usages peut-être originaux de la description du corps souffrant et de l’évocation des maladies dans sa correspondance. Outre que le philosophe s’en sert dans le protocole épistolaire pour relancer un échange défaillant, il crée de véritables feuilletons médicaux (N. Langbour se penche sur cinq d’entre eux) où se mêlent réflexions scientifiques et dissections psycholo- giques dans une écriture parfois humoristique. C’est finalement dans les lettres à Sophie Volland que s’épanouit l’écriture du monde sensible aux deux sens du terme, comme le démontre Hélène Cussac dans son riche essai sur la sympathie. La fascination des Lumières pour ce concept à la fois médical, moral et social n’est plus à démontrer. L’intérêt de la correspondance avec la femme aimée est que Diderot, dans une écriture « jouissive » et sensuelle, en fait un laboratoire expérimental, lui permet- tant d’exploiter toutes les résonnances d’une sympathie de longue haleine. Dans la seconde section, « Esthétique et poétique », sont retracées des présences actives (Montaigne, Richardson), des formes (l’anecdote, la lettre de conseil), et des considérations sur l’art. Les affinités de Diderot avec Montaigne sont reprises sur nouveaux frais par Cécile Alvarez qui se concentre d’abord sur l’appellation de « mauvais raisonneur », attribuée à Montaigne dans un échange avec Falconet sur la gloire, pour retrouver le chemin assez familier des similarités entre le style des Essais et celui de Diderot, et déboucher sur une invitation à explorer davantage la « pré- sence sourde » de Montaigne dans la correspondance. La contribution passionnante d’Odile Richard-Pauchet (la dernière de l’ensemble), elle, a pour objectif de démontrer tout ce que la correspondance de Diderot avec Sophie Volland, à lire aussi bien comme un roman d’amour épistolaire, doit à la fréquentation de Richardson. Fin 1755, l’année où il rencontre Sophie, ou début 1756, Diderot a pu lire le romancier anglais dans le cercle de Madame d’Épinay dans une nouvelle traduction, celle de G.-J. Monod, plus littérale que la traduction de Prévost. C’est dans le milieu Volland, véritable vivier d’expériences, qu’il observe les réactions au roman senti- mental richardsonien ; c’est sous l’éclairage et d’après le modèle du romancier anglais que les lettres à Sophie ¢ dans l’élaboration de leurs incidents, leurs personnages, leurs passions ¢ se construisent. Deux contributions se donnent pour mission d’extraire dans la cor- respondance les lettres et passages ayant trait spécifiquement à l’art et à l’esthétique. Berenika Palus étudie en particulier le vocabulaire descriptif chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 381 de Diderot et son lexique pictural (« la palette du poète ») dans le chassé- croisé entre art et nature, et élargit avec brio la réflexion à la problématique de l’expression ; la correspondance témoignerait progressivement d’un « sentiment d’impuissance » de Diderot face à l’insuffisance des ressour- ces de l’art et du langage. Nermin Vucelj énumère commodément les sujets esthétiques traités dans cinquante-cinq des lettres de l’édition Versini ¢ l’ensemble couvrant presque le quart de ce recueil, d’après l’auteur ¢ tels le goût, le génie, l’éthique de l’art ou « le paradoxe diderotien archiconnu » qu’est celui du comédien, suggérant l’intérêt de traiter certaines lettres comme de mini-traités d’esthétique. On appréciera l’utile typologie des micro-récits dont Diderot par- sème ses lettres dans l’étude de Geneviève Haroche-Bouzinac, à partir des termes utilisés par le philosophe lui-même. On a ainsi les traits, qui regroupés peuvent contribuer à une « anthropologie par fragments » ; l’histoire, épisode plus large ; l’action, geste édifiant ou acte mauvais ; la question et le cas, qui appellent une réflexion morale ; ou encore l’accident et l’aventure. Des pistes d’étude sont esquissées, comme celle des sources de ces microrécits (première main ou non), celle de leur agencement et de leurs fonctions, entre plaisir à partager avec le destinataire, et méditation morale. Une autre étude aborde la lettre de conseil, ici thématiquement unifiée par le théâtre. En effet, Marianne Charrier-Vozel s’attache aux lettres de Diderot à Madame Riccoboni et à Mademoiselle Jodin, deux comédiennes, pour y montrer avec un grand discernement non seulement une pensée en formation sur le jeu de l’acteur, mais aussi tout un jeu de postures très différentes, celles de ces deux professionnels de la parole que sont Riccoboni et Diderot qui les modulent soigneusement pour protéger leur image, et celles qu’adopte un Diderot paternaliste et prêcheur, mora- lisateur malgré lui face à sa récalcitrante protégée, l’actrice Jodin. On peut déplorer qu’aucune référence ne soit faite aux travaux récents sur les écrits du for privé (domaine de recherche fort actif), qui auraient pu enrichir le traitement de questions telles que la santé en le contextualisant. D’autre part, bien des études, dont le livre pionnier de Benoît Melançon (Diderot épistolier. Contribution à une poétique de la lettre familière au XVIIIe siècle, Québec, FIDES, 1996) et les ouvrages de synthèse importants de Geneviève Cammagre (Roman et histoire de soi. La notion de sujet dans la correspondance de Diderot, Paris, Champion, 2000) et d’O. Richard-Pauchet (Diderot dans les lettres à Sophie Volland. Une esthétique épistolaire, Paris, Champion, 2007), ont abordé nombre des questions développées ici, comme l’écriture du corps, la prédilection pour le cas moral, le vocabulaire pictural, les temporalités multiples, etc. Malgré des thématiques parfois bien familières, les contributions sont cependant stimulantes par les angles neufs qu’elles adoptent, et offrent par là un bon aperçu des pistes qu’il reste à explorer. Comme beaucoup de correspondances d’écrivains, celle de Diderot peut être lue comme un fabuleux « épitexte », fournissant aux chercheurs un vaste réservoir de 382 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE renseignements sur l’évolution de sa pensée, sur la genèse, la rédaction ou la publication des œuvres dites principales, ou encore sur leur contexte au sens large. La correspondance peut tout aussi légitimement être traitée comme une œuvre à part entière, dotée de ses dispositifs et modalités, voire de ses problématiques propres. On le constate à la lecture de ce numéro : c’est de cette double vocation qu’il appartient sans doute aux études les plus fécondes de tirer parti. Laurence Mall

Thierry Depaulis, « Des ‘‘figures maussades & révoltantes’’ : Diderot et les cartes à jouer », étude en quatre livraisons de la revue Le Vieux papier, publication de la société éponyme, fascicules 412 à 414 (2014), p. 256-264, 289-298, 342-353 et fascicule 415 (2015), p. 409-421. ISSN 2118-0237.

Prévenons d’emblée que le titre de cette étude très fouillée, très documentée et fort bien illustrée met en exergue une formule qui n’est pas de Diderot comme on pourrait le croire. L’encyclopédiste avait en effet seulement qualifié de « maussades » les figures dont les cartes à jouer étaient peintes à son époque (et dans toute la première moitié du XVIIIe siècle), le second adjectif, c’est la troisième partie de l’article qui nous l’apprend, revient en fait à l’avocat d’un cartier qui avait tenté de remédier à la chose. L’étude de Thierry Depaulis est parue en quatre livraisons dans la vénérable revue Le Vieux papier, vouée depuis 1900 à l’étude de la vie quotidienne à travers les documents imprimés et l’iconographie. Elle montre comment l’appréciation de Diderot pourrait avoir suscité et encouragé quelque évolution dans la représentation des figures. Après avoir décrit l’état de la situation antérieure à 1750 dans une première partie, l’auteur consacre la deuxième, qui nous intéresse bien sûr tout particulièrement, à l’article du dictionnaire, et émet l’hypothèse que, faute de documentation disponible avant sa rédaction située entre 1747 et1749 (l’Art du cartier de Duhamel du Monceau ne paraîtra en effet qu’en 1762), Diderot a vraisemblablement enquêté lui-même chez un fabricant, déro- geant ainsi à ses habitudes. Les deux dernières parties, consacrées à l’histoire du cartier Mitoire puis à celle des Mandrou père et fils, nous informent avec précision sur les efforts engagés par ceux qui, à partir de 1770, ont tenté de faire évoluer la représentation pour la rendre plus agréable (le souhait même de Diderot est ainsi formulé), et les difficultés qu’ils ont rencontrées tant sur le plan juridique et économique que sur celui de la résistance des utilisateurs. Les joueurs n’ont en effet jamais beaucoup apprécié qu’on modifie les figures des cartes qu’ils devaient reconnaître le plus rapidement possible au cours de leur jeu. Dans sa première partie, l’auteur nous montre les élégantes figures de Guyon Guymier au début du XVIe siècle, puis le charme gracieux de celles chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 383 du siècle suivant. Là, bien que le métier du cartier soit très réglementé dès 1594 et qu’il existe alors un « standard » parisien, fantaisie et imagination graphiques sont encore présentes, comme dans le jeu de Robert Passerel, cartier parisien, ou celui du Lyonnais Jean Rolichon. L’auteur fait alors le constat que, vers 1750, « les cartes françaises ordinaires atteignent des sommets de laideur », et nous signale que Diderot n’est pas le seul à utiliser le terme de « maussades », repris en 1761 par Lacombe de Prézel dans son Dictionnaire du citoyen. Il nous précise aussi que la demande de cartes ayant été multipliée par quatre entre 1700 et 1750, cela avait entraîné l’abandon des moules en bois pour des plaques de cuivre dont l’usure était beaucoup moins rapide, mais qui ont aussi contribué à raidir les figures. Thierry Depaulis analyse ensuite l’article de Diderot dans l’Encyclo- pédie, et en particulier la partie fabrication (dont il regrette qu’elle ne soit pas donnée dans les éditions des œuvres complètes), jouant alors avec Naigeon contre Proust, et considérant que Diderot est clairement allé sur le terrain pour rédiger son texte. L’argumentation s’appuie sur le manque de sources écrites disponibles à l’époque : la Cyclopædia de Chambers (dont Diderot s’inspire pour le début de l’article) tire ses renseignements du Lexicon de Harris qui traite en fait des cartes dans son entrée concer- nant l’imprimerie et non dans celle traitant des cartes ; par ailleurs, les quatre planches gravées en 1697 par Louis Simonneau pour la Description des arts et métiers de l’Académie des sciences, que Diderot a sûrement vues, ne seront publiées qu’en 1761, et Diderot ne disposait alors d’aucune description des opérations. L’auteur signale bien l’existence d’un mémoire manuscrit de Pajot d’Onsembray datant de 1730, mais dont la lecture montre qu’il ne peut avoir servi à Diderot. Il en conclut que Diderot, même s’il n’en parle aucunement, n’a pu faire autrement que d’aller en « reportage » dans un atelier, comme Duhamel le fera dix ans plus tard chez Raisin. Si tout cela est vraisemblable mais prête évidemment à discussion, ce qui est mieux établi ¢ et il faut admirer-là la perspicacité de l’auteur ¢ c’est que le graveur présumé des planches, Louis Jacques Goussier, s’est, lui, bien renseigné, et l’on sait parfaitement auprès de qui : le cartier Guillaume Mandrou dont à la fois le nom (tronqué il est vrai, en MANDR) et l’enseigne schématisée apparaissent sur la Planche I qui montre des figures ayant « plus de fluidité et d’élégance que le rude portrait de Paris » des années 1760. Thierry Depaulis note que l’on retrouve l’article de Diderot dans plusieurs ouvrages, y compris le Diction- naire historique de la ville de Paris et de ses environs de Hurtaut et Magny (t. II, 1779) dans lequel il est de plus indiqué que « depuis quelques années, le sieur Mitoire a fait graver de nouveaux patrons [...], il passe pour être parvenu à ôter aux cartes cette grossièreté qui les rendait rebutantes ». Remarquons au passage que Hurtaut était un proche de Diderot à la fin des années 1740, à la fois un voisin de la place de l’Estrapade et un 384 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE familier des mêmes cercles (autour des Depuisieux, de Toussaint, d’Eidous), ainsi que l’un « des coopérateurs distingués de l’Encyclopédie » comme le rappellera le Journal encyclopédique (juin 1775, p. 445), et comme l’atteste le registre des libraires de 1748, 1749 et 1750 publié par Louis-Philippe May en 1938. Ajoutons qu’il serait sans doute intéressant de considérer les emprunts de son dictionnaire de Paris à l’Encyclopédie à la lumière de sa participation aux débuts de la grande entreprise. Le rôle de Hurtaut aurait-il pu aller au-delà des travaux de copie pour lesquels il fut rémunéré une fois selon le livre de comptes tenu par Briasson ? C’est une question dont on pourrait alors mesurer la pertinence mais que ce genre de reprise invite d’ores et déjà à se poser. La troisième livraison est consacrée tout d’abord aux « Nouvelles cartes à jouer » gravées par Papillon d’après Moreau le jeune pour le cartier Jean Baptiste Mitoire évoqué dans le dictionnaire de Hurtaut et Magny, cartes apparues sur le marché en 1770, et annoncées par voie de presse. La nouveauté fut si peu couronnée de succès qu’il n’en subsiste actuellement aucun jeu complet ! L’auteur en vient alors aux productions du cartier Mandrou (Jacques Guillaume, le fils), qui avait lui aussi tenté de sortir des sentiers battus, et qui se heurtait en 1784 aux syndics de la communauté des maîtres papetiers, cartiers et relieurs, au cours d’un procès qui les opposa en décembre. C’est l’excellent avocat de Mandrou qui, dans sa plaidoirie, ajouta aux « maussades » de Diderot le qualificatif de « révoltantes » aux cartes anciennes qu’il avait voulu transformer pour les rendre plus agréables, et c’est lui qui l’emporta contre les syndics. Force est de constater cependant qu’aucun écho ne sera fait dans la presse en faveur de ces cartes, dont un jeu aux initiales du cartier (JGM), récemment découvert, nous est présenté dans une planche en couleur. Le dessinateur et le graveur des cartes n’est pas connu, mais l’œil avisé de T. Depaulis retrouve dans le jeu de Mandrou « un petit quelque chose » des cartes de la planche I de l’Encyclopédie, qui lui permet de faire l’hypothèse que Louis Jacques Goussier aurait pu en être l’auteur. La dernière livraison revient sur les Mandrou père et fils, donnant les précisions nécessaires à une meilleure compréhension de leurs parcours professionnels imbriqués, le père (gendre du maître cartier Noyal) cédant le fonds entier de son commerce de la rue de l’Arbre-Sec à son fils en 1781, et le fils, trop occupé par sa propre manufacture de papier lancée dans l’Oise en 1787, la rétrocédant à son père en 1789, tous deux disparaissant à six mois d’intervalle, le fils en 1799 et le père en 1800. Ils n’étaient donc plus là pour servir Napoléon qui confia la réalisation de nouvelles cartes à Jacques Louis David en 1808. Le complet échec de ce dernier auprès des utilisateurs ne fut pas réparé par son successeur Gatteaux, et « il fallut revenir aux anciens modèles, ceux d’Ancien Régime, mais revisité par l’esthétique néo-classique en vogue sous l’Empire ».

Emmanuel Boussuge et Françoise Launay chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 385

Colas Duflo, Diderot. Du matérialisme à la politique, Paris, CNRS Édi- tions, 2013, 232 p. isbn 978-2-271-07658-8.

Rassemblant quelques articles disparates, certains auteurs cons- tituent un jour des ouvrages qui ne tiennent, comme on disait au XVIIIe siècle, que par la grâce de la reliure. Diderot Du matérialisme à la politique est tout autre chose : un jalon dans un parcours, que signale le titre, proposant une série d’essais distincts mais liés par un même ques- tionnement. Pour partie déjà publiés, pour une plus large part inédits, ils portent sur l’une des questions importantes, sinon la question majeure de la critique diderotiste contemporaine. Une juste relation unit en effet la disposition de ce livre et son propos : l’hypothèse, reprise de diverses manières, de la cohérence non systématique de la pensée de Diderot, philosophe matérialiste conséquent, d’une subtile originalité. Ceux qui sont éloignés de cette hypothèse comme ceux, de plus en plus nombreux, qui s’en approchent devraient être sensibles à ce qu’apporte la démarche de Colas Duflo. Elle témoigne des mêmes qualités de clarté, de simplicité informée et d’efficacité démonstrative qui avaient plu dans sa thèse parue en 2003, Diderot philosophe. Mais le recueil de 2013 manifeste, à mon sens, une heureuse évolution. Diderot philosophe déclinait dans une longue introduction tout ce qui fait de Diderot un grand écrivain ironiste et un penseur dialogique hors pair, suivi d’un propos en trois parties positives, objet de l’exposé : le Vrai, le Beau et le Bien. À ce prix sans doute l’anthropologie matérialiste de Diderot pouvait être dessinée avec netteté. Concession habile à l’exercice académique, ou aux dépréciateurs, encore nombreux parmi les philosophes de métier, d’un « frère Platon » incorrigiblement digressif, voire « littéraire » ? Ou cadre global, à reprendre ensuite et retravailler ? Ici, sous la plume du chercheur confirmé, foin de toute disjonction forme-fond. C’est leur union indivisible, analysable au cas par cas, qui prévaut et confirme les résultats de la thèse en précisant encore l’explici- tation du matérialisme de Diderot (partie I), en ouvrant d’autres pistes sur ses dernières positions politiques (partie II) et plus globalement sur son usage de l’exercice philosophique (partie III). Ce projet-là est rendu possible par l’attention que Colas Duflo accorde aux apports de l’érudi- tion récente. À la suite des grandes sommes déjà classiques, notamment sur l’Encyclopédie, qu’il salue mais dont il critique discrètement certains aspects, il s’appuie sur les progrès de la recherche d’avant-hier et d’hier (citons Roselyne Rey sur la médecine « vitaliste » ainsi que le groupe de travail qu’il a lui-même animé sur Le Rêve de D’Alembert, dont nous avons rendu compte dans RDE) ; il s’appuie aussi sur les travaux d’hier et d’aujourd’hui, ceux par exemple que Jean-Claude Bourdin ou Annie Ibrahim consacrent au matérialisme au dix-huitième siècle, ou bien ceux que Jean-Michel Racault a menés sur les utopies classiques, ou plus encore ceux de Georges Dulac concernant les textes pour Catherine II, sans 386 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE oublier Antony Strugnell et Gianluigi Goggi à propos de l’... On ajoutera même les références à Bertrand Binoche lecteur de Montesquieu, en perspective à la fin du recueil. Chacun des onze moments successifs s’appuie donc sur une relecture informée de Diderot, notamment l’auteur des articles pour l’Encyclopédie et celui des textes tardifs qui ont au cours des dernières décennies renou- velé notre connaissance de l’œuvre. Ainsi les Observations sur Hemste- rhuis, qui n’étaient pas destinées par Diderot à la publication, dessinent encore plus nettement les positions anti-finalistes et anti-idéalistes de leur rédacteur. De même sont mis à contribution les Éléments de physiologie, où l’on retrouve parmi tant de notations d’un grand intérêt la journée à la fois faite de banalités mécaniques et habitée de sublimes pensées du géomètre D’Alembert qui se croit libre et vit le plus clair de son temps comme une marionnette... Autre exemple, la relecture du Supplément au Voyage de Bougainville permet de relancer telle analyse de Georges Ben- rekassa sur l’impossible traduction d’une langue à l’autre du discours du Vieillard ; l’invraisemblance même, affichée et commentée, du passage par une fiction langagière y vaut instruction philosophique. La réflexion sur ces exemples considérés de près met en évidence le trouble que, par son usage d’une forme de doute dont il ne s’est jamais départi, Diderot, exploitant avec une constante prudence méthodologique ses « hardies » conjectures philosophiques, apporte à son lecteur, non pour le perdre mais pour l’inviter à rechercher une vérité plus précieuse. Cela est également évident dans l’article portant sur un « moment uto- pique » de l’Histoire des deux Indes, fine analyse de la « fable du Bisna- pore » qui, à partir de deux références anglaises et de la traduction en français de Bergier, sans oublier l’intervention de Voltaire, dégage au fil des éditions des « étages narratifs », celui de « Raynal », mais où Diderot peut être inclus, puis celui de « Diderot »... Impressionné, le lecteur appré- cie et Diderot et son exégète. Le recueil se poursuit sans hiatus par une série de réflexions sur la philosophie par temps de censure et de clandestinité. C’était le quotidien du travail de Diderot, qu’on ne saurait oublier. S’il s’est refusé à vainement réclamer la suppression de la censure politico-religieuse qui le contrai- gnait à un quasi silence sur les grands sujets et à beaucoup de ruses d’exposition dans ses publications autorisées, il s’est attaché à utiliser contre elle des arguments économiques (Lettre sur le commerce de la librairie), ou à la déconsidérer avec humour. Comment déjouer un exercice de pouvoir qui garde jalousement pour lui le détail de ses condamnations ? ¢ Par la publicité des avis des censeurs qui, accompagnés de débats, ne laisseraient pas d’être instructifs, sinon, n’est-ce pas, persuasifs... Dans un autre registre, comment dire à Catherine, à qui il doit son aisance finan- cière à partir de 1765, qu’il y a pire qu’un bon despote, endormeur du peuple : deux bons despotes successifs ? Et comment alors donner tout son sens à la statue monumentale que Falconet, par lui envoyé en Russie, chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 387

édifie de Pierre le Grand, emblème du bon législateur, alors que la tsarine renonce à réformer son immense empire selon les vues « philosophiques », c’est-à-dire à y instaurer un régime représentatif ? ¢ Au moyen, notam- ment, d’un très curieux discours que l’autocrate, au sein des Mélanges pour Catherine II, adresse à son fils sur le bloc de marbre destiné à devenir, tsar après tsar et coup de maillet après coup de maillet, la fameuse statue du souverain modèle : autant dire un modèle de sortie de l’informe « minorité » despotique... Comment enfin, pour Diderot, lire en Philosophe sa propre actualité politique ? Ce dernier article, portant sur la longue, redoutable et passion- nante question des Parlements, n’est pas moins remarquable. Colas Duflo montre qu’à la fin de sa vie Diderot se rapproche de la manière de Montesquieu pour analyser in situ les forces en présence, en fonction des enjeux et des initiatives du moment (par exemple celles de Maupeou) et en tenant compte des traits caractéristiques de la monarchie à la française. L’exploitation de la pénétrante lettre à la princesse Dashkoff de 1771 met très bien en valeur la capacité du Philosophe, par ailleurs bouillant défenseur des Hottentots et autres colonisés qu’il exhorte éloquemment à la révolte, à tenir compte, dans nos contrées, de la réalité historique des « mœurs » sans se voiler ses contradictions, y compris ses indiscutables aberrations. Cela nous reconduit au propos général. Quelle « homologie » peut-on établir entre le discours matérialiste de Diderot, qui consiste à simplifier génialement les obscures et hasardeuses déductions idéalistes, et son discours politique ? L’un et l’autre, dit Colas Duflo, ne se paient pas de mots ; ils élaguent, ils simplifient ; ils éclairent. Nous sommes loin du « bavard Diderot », de l’extraverti incorrigible, du discoureur jargonnant pétri de naïve ou pathétique suffisance ! Quelle est donc, aux antipodes de tout bavardage psychologiste, la manière propre du Philosophe ? Une propédeutique pour soi et pour autrui, qui sait distinguer les mots et les choses, et qui pratique des « bougés » aussi troublants qu’incitateurs. La mise en cause réitérée de la liberté métaphysique (le libre-arbitre), ou l’approche de plus en plus élaborée du « moi multiple » que nous sommes tous (par le biais de l’horloge, puis de la serinette et de ses cordes vibrantes, puis de l’araignée et de ses fils, puis de l’essaim d’abeilles repris de Maupertuis et La Mettrie), ou bien encore la critique non moins constante de la question de la volonté si mal posée par le post-cartésianisme : tout cela consonne avec ses propos sur la liberté politique (la résistance au despote). Sur toutes ces questions, en effet, Diderot ne privilégie pas des concepts « purs », en fait « vides de sens », enchâssés dans des systèmes abstraitement déduits, mais il use d’autres outils : des expériences de pensée, des personnages conceptuels (« Saunderson », « D’Alembert », l’Otaïtien « Orou ») et, si l’on peut oser cette expression, les « images conceptuelles » étonnantes (on en a eu quelques exemples) qui s’épanouis- sent dans des fables « philosophiques » à goûter et à décoder. 388 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Il s’adresse par là à chaque lecteur en son actualité participante, surtout, censure oblige, à ceux qui composent sa postérité espérée. Loin de tenter de rassurer à bon compte ces lecteurs du futur jamais oubliés (comme le montre par exemple telle lettre à Falconet de 1765, reprise dans Le Pour et le contre), il entend éveiller leurs propres interrogations qui, en écho aux siennes, puissent aménager des « voies » jusqu’alors obstruées par le dogmatisme et permettent de « changer la façon commune de penser », écho aux professions de foi qu’il osait déjà proclamer au début des années cinquante dans ses articles phares de l’Encyclopédie. Il s’agit bien de « rendre la philosophie populaire », au sens le plus noble du terme. Colas Duflo a raison de signaler que Jacques le fataliste n’est pas d’un bois différent. La cohérence « anti-métaphysique » de Diderot se manifeste très largement dans son œuvre, souvent avec le même sourire et toujours la même exigence. Telles sont, rapidement évoquées, les « hypothèses » explorées avec brio et précision par l’ouvrage de Colas Duflo. En ce qui me concerne, par delà bien des points d’accord, j’exprime- rai une divergence dont j’ai eu ces dernières années l’occasion d’exposer les motifs. Elle porte sur l’un des présupposés de méthode revendiqués d’entrée : ne pas prétendre « en savoir plus que l’auteur », ne pas considé- rer « les problèmes de lecture » comme des défaillances d’écriture mais comme des « problèmes posés à la lecture », préférer l’hypothèse, chez l’auteur, d’un choix « délibéré » à celle d’une faiblesse, bref lui faire crédit. L’exemple retenu concerne l’une des plus célèbres « bévues » de La Reli- gieuse (la lettre de la mère dite par elle, sur la feuille même où elle l’écrit, déjà expédiée la veille), réinterprétée dans la préface du recueil comme une plaisanterie locale du Philosophe destinée à faire rire ses amis « conjurés » au sein d’une situation des plus dramatiques. Je pense pour ma part qu’il s’agit là plutôt d’un lapsus ¢ écart non délibéré dont l’ironie relève des trouvailles déconcertantes mais éclairantes de la plume. C’est toujours une affaire d’écriture-lecture ; en cette occasion qui, après coup, a pu faire rire ses lecteurs, Diderot, contre et avec lui-même, éprouve leur questionne- ment. Sans entrer dans le détail de la terrible crise personnelle de 1759-1761, rappelons qu’après la mystification privée par lettres de Croismare, en 1759, Diderot rédige l’année suivante, pour soi et au féminin singulier, un roman participant de l’entreprise douloureuse d’auto-affirmation et d’auto-justification (son théâtre) où il s’est engagé face aux attaques de ses ennemis. Cette attitude était peu compatible avec le persiflage à l’œuvre dès Les Bijoux indiscrets et l’Encyclopédie et si bien redéployé ensuite dans les Salons et les contes. Serait-ce donc une question de tonalité ou de « forme » littéraire ? L’« explication » épinglée par Colas Duflo, selon laquelle Diderot, admirateur perspicace de Richardson en 1761, « manie assez mal le genre épistolaire » (Laurent Versini), est certes des plus maladroites. Mais il ne faut pas la rejeter sans appel. Je la formulerais autrement. chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 389

Au sein de ses manières diverses, si virtuoses, de faire valoir les ressources de la première personne, la fable épistolaire déployée de soi est celle dont il n’a guère usé et, quand il l’a fait (dans La Religieuse), c’est de manière très étrange, admirable mais en un sens intenable : il ne s’y est pas tenu. Tout comme, à la même date, ses deux drames domestiques auto-valorisants (accompagnés eux aussi de l’extérieur par de vastes commentaires critico-théoriques), il abandonne ce mode d’expression dès le début de la décennie soixante. La Religieuse, satire impubliable, nous permet de comprendre le sens de cette décision, relevant de la mise en œuvre étonnante du temps et du savoir du sujet dans le récit de Suzanne, toujours surdéterminé, au pur présent de l’énonciation, par l’obsédante présence de son corps martyrisé. Cette pitoyable image d’un corps propre supplicié par le désamour et le fanatisme n’est pas « déplacée » par des décrochages et par des relais réflexifs capables, à l’intérieur de la fiction cette fois, d’« orienter-dérouter » le lecteur pris à témoin, pour engager avec lui un dialogue destiné à désamorcer une telle fascination du désastre. Au fil du propos si « lisse » de la narratrice à laquelle l’auteur s’iden- tifie sans recul dans sa longue lettre romanesque, l’absence d’intermédiaire réfléchissant pourrait être la raison des lapsus du roman (ce n’est pas le seul), « sauts » logico-temporels incoercibles, fort semblables à la mécon- naissance, maintenue jusqu’au bout contre toute vraisemblance par le sujet supposé écrire après coup, du saphisme peu à peu révélé au lecteur de la troisième Mère supérieure. Ce pourrait être aussi a contrario, dans le Neveu de Rameau, la raison de l’extraordinaire justesse « comique » des pantomimes de Lui, misérable parasite et artiste « chaud » : des représen- tations parodiques à valeur universelle, jouées à et pour Moi,officieux lieutenant, qui les décrit et les commente à loisir pour ses lecteurs à venir, toujours au pur présent de l’écriture... Là, en grand écrivain, Diderot trouve sa manière la plus saisissante, nullement incompatible, bien au contraire, avec sa pratique philosophique de l’écart heuristique aussi dérangeant que révélateur. L’idée si pertinente de la cohérence non systématique de la pensée de Diderot doit-elle ainsi se limiter à la réalisation d’intentions intellectuelles explicites ? Couvre-t-elle la totalité de son œuvre ? Doit-elle surtout éviter l’hypothèse, formulée à partir de la fin de la décennie soixante par Diderot, des modalités paradoxales ¢ un contrôle artistique de l’immaîtrisable ¢ propres à l’énonciation philosophique de fiction, qu’il articule, sous le nom de Paradoxe sur le comédien, au paradoxe de la sensibilité univer- selle ? Le Rêve de D’Alembert, nous le savons, est le lieu explicite de cette articulation. Saisi par l’étrangeté infiniment différenciée du monde, Dide- rot la juge soumise à un ordre nécessaire bien que très complexe, en écho à la bizarrerie parfois « monstrueuse » de nos cœurs, non moins contrainte et inexplicable. Avec un intérêt passionné, il prend en compte l’ensemble de ces phénomènes, les uns élucidés par la raison expérimen- 390 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE tale, d’autres plus obscurs, susceptibles de l’être un jour. A-t-il tort ? a-t-il raison ? Au lecteur, qu’il aide à penser, de prendre le relais... Cette ébauche d’argumentaire, dont il faut renvoyer la suite à d’autres lieux, veut témoigner du grand intérêt que suscite à mon sens l’ouvrage de Colas Duflo, si convaincant dans l’espace des textes qu’il contribue à élargir. Faisant à juste titre crédit à Diderot philosophe et écrivain, Colas Duflo propose des analyses qui mettent à mal nombre d’opinions reçues, tout en ouvrant à la recherche contemporaine le champ d’une féconde discussion, éventuellement contradictoire.

Pierre Chartier

Fumie Kawamura, Diderot et la chimie. Science, pensée et écriture, Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2014, 585 p. ISBN 978- 2-8124-1792-4.

Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenu en 2009, prend pour objet un thème qui gagne de l’ampleur dans les études sur Diderot et, plus largement, sur les philosophes du XVIIIe siècle : la chimie. À la suite d’autres travaux, Fume Kawamura examine l’usage que Diderot fait de la chimie tout comme la manière dont des analogies et des images chimiques éclairent l’œuvre diderotienne. La force de l’approche choisie est le refus de séparer des registres qui, chez Diderot encore plus que pour d’autres auteurs du XVIIIe siècle, ne sont pas dissociables : la réflexion épistémo- logique, la méditation philosophique, l’élaboration d’images voire la rêve- rie. Le sous-titre de l’ouvrage, « Science, pensée et écriture », indique un parti pris assumé ensuite par le livre : pour aborder un lieu transversal comme la fermentation, centre de l’étude, il faut articuler les analyses philosophiques, scientifiques et littéraires. Fumie Kawamura construit son propos en commençant par la chimie comme modèle épistémologique pour s’intéresser ensuite à la fermenta- tion comme modèle de la pensée analogique puis comme dispositif d’interaction dans le dialogue. Le pari est donc de passer d’une réflexion épistémologique sur une science et l’un de ses concepts importants (la fermentation) à des lieux où la chimie devient davantage un modèle d’écriture et de construction du discours. Je tiens à saluer cette démarche car elle seule permet de prendre acte de l’importance de la chimie chez Diderot et d’éviter sa réduction à une source commode d’images plus ou moins détachées de la pratique et de la théorie chimiques savantes. Le choix de la fermentation se révèle particulièrement judicieux car, comme le montre Fumie Kawamura, elle traverse différents enjeux de l’œuvre diderotienne et, surtout, éclaire le travail de sa pensée. Comme d’autres travaux l’avaient déjà montré, Diderot ne se contente pas d’utiliser la chimie, il pense avec elle. L’originalité du travail de Fumie Kawamura me chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 391 semble alors surtout consister dans l’étude de la double dynamique de l’écriture et de la pensée. Cela suppose de s’appuyer sur les occurrences du vocabulaire de la fermentation, mais sans en rester à une étude lexicale. Il faut au contraire remonter jusqu’aux raisons profondes de l’intérêt pour ce terme chimique et montrer, ce qui est parfaitement accompli, qu’il prend pour Diderot au moins autant la forme d’une « image matérielle », d’une catégorie métaphysique pour méditer sur l’activité matérielle, peut- être même d’un lieu de la rêverie matérialiste, que celle d’un concept technique. La première partie de l’ouvrage, qui aborde la chimie et la fermenta- tion sous l’angle de l’épistémologie et de l’histoire des sciences, se justifie donc pleinement. On peut cependant se demander si elle n’aurait pas gagné à cibler plus vite ce qui sera l’enjeu du reste de l’ouvrage, à savoir la fermentation. En effet, la présentation de la chimie du XVIIIe siècle (parfois du XVIIe siècle) et du rapport que Diderot noue avec elle peut parfois sembler rapide et mobiliser des catégories que l’historiographie récente a dépassées ou a compliquées. Ainsi, classer les chimies du XVIIIe siècle en cartésienne, newtonienne et rouellienne est discutable, ne serait-ce que parce que ces deux premières classes n’existent pas comme telles. L’idée même de chimie cartésienne est très problématique, comme l’a bien montré Bernard Joly, et si la chimie académique du début du siècle est en large part mécaniste, cela recouvre de nombreuses nuances (voir les travaux de L. Principe, B. Joly, F. Pépin). De même, s’il existe une chimie newtonienne en Grande Bretagne articulant les affinités à la gravitation, les chimistes français ont pu lire Newton autrement en invoquant notam- ment les « powers » de l’Optique et le droit à travailler sur les rapports sans avoir à statuer sur les causes cachées (B. Bensaude-Vincent, I. Stengers, C. Lehman). On pourrait encore soutenir, avec plusieurs historiens récents, que l’essentiel est de toute façon ailleurs : les chimistes se définis- sent en premier lieu par un certain type de travail expérimental et d’éclai- rage des opérations, non par l’affiliation à une grande école théorique. Il me semble aussi que la présentation de la chimie de Rouelle pose plusieurs problèmes en raison d’oppositions trop rapides. Il n’est pas vrai que Rouelle ne s’intéresse pas aux affinités, puisque, au contraire, il les expose dans ses cours (voir Lehman) et est l’artisan d’une table revue à partir de celle de Geoffroy, qui est celle que l’Encyclopédie fait figurer dans les Planches (voir Lehman et Pépin). En outre, on ne peut dire que Rouelle s’écarte de la chimie newtonienne, le rapport entre Rouelle, les rouelliens et la postérité de Newton étant bien plus complexe comme l’avait déjà montré Hélène Metzger. Il est aussi un peu rapide de considérer que cette chimie subvertit les autorités comme celle de l’Académie, Rouelle étant membre de l’Académie Royale des Sciences de Paris comme la plupart des chimistes importants de l’époque en France. On peut également discuter les thèses concernant la rencontre de Diderot avec la chimie. Il y a bien sûr là matière à interprétations diffé- 392 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE rentes. Mais il me semble difficile d’accepter l’idée d’un Diderot mécaniste d’inspiration cartésienne jusqu’aux Pensées sur l’interprétation (incluses) découvrant la chimie avec Rouelle. L’analyse des « Cinquièmes conjec- tures » ne me semble pas pouvoir soutenir que Diderot s’inscrit dans la ligne d’un mécanisme de l’impulsion, ne serait-ce que parce qu’il parle d’attraction. S’il limite la portée d’une sphère d’attraction à un système de molécules, ce n’est pas pour refuser l’effectivité causale à l’attraction. Et même si les affinités sont peu visibles comme telles, cette série de conjec- tures aborde bien le problème qu’elles soulèvent : l’organisation et la réorganisation microscopique des corps hétérogènes qui échangent des parties matérielles. À ce propos, on ne peut soutenir que le vocabulaire chimique est absent de ce texte, Diderot parlant de corps élastiques mixtes, ailleurs d’éléments hétérogènes. À mon sens, Diderot connaissait déjà assez bien la chimie, quoique d’une manière encore livresque (il mentionne d’ailleurs les livres des chimistes comme un modèle pour apprendre l’art expérimental), et il vaut mieux considérer que les Pensées puis le cours de Rouelle marquent une transition plus qu’une rupture totale. Quoi qu’il en soit, il est certain que Diderot connaissait déjà la chimie de Rouelle et d’autres chimistes récents à l’époque des Pensées, au moins par l’article Chymie de Venel. Il est aussi certain qu’il a rédigé des centaines d’articles à portée chimique dans les premiers tomes de l’Encyclopédie, que les onze recensés (p. 95) ne représentent nullement. En revanche, les analyses sur la fermentation sont conduites avec précision et l’ouvrage propose d’intéressantes perspectives. Fumie Kawa- mura souligne notamment que le propos diderotien sur la fermentation déborde toujours le discours scientifique et s’inscrit dans des vues alchi- miques sur la genèse matérielle des choses. Cette idée aurait pu être renforcée à partir de ce que l’introduction du cours de Rouelle rédigé par Diderot dit de l’alchimie, cette ouverture historique étant de Diderot et non de Rouelle comme l’ouvrage l’affirme à plusieurs reprises. La deuxième partie montre non seulement que la fermentation est une analogie récurrente, mais qu’elle est un modèle pertinent pour aborder la démarche analogique elle-même. C’est l’une des idées les plus intéressantes de l’ouvrage. Le modèle chimique permet en effet de souli- gner la dimension productive de l’analogie chez Diderot et de préciser sa fonction : non imiter la nature en spectateur, mais reproduire en imagina- tion son acte créateur. Les belles pages sur l’athanor et autres vases permettant d’imaginer des processus génétiques sont très suggestives et ciblent fort bien la spécificité de Diderot parmi les penseurs inspirés par la chimie. On peut dès lors regretter que le modèle fermentaire ne soit pas ensuite davantage au centre du propos. Car les analyses sur l’analogie, précises et savantes, s’attardent sur le passage d’un modèle mathématique à un modèle harmonique, sans réellement développer les intuitions sur le rôle de la fermentation. Il faut attendre la fin de la partie pour avoir un retour suivi sur le modèle fermentaire, qui prend alors plutôt la forme chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 393 d’une affirmation de « parallèle » entre tel passage et la chimie. Cela ne permet pas une comparaison développée avec les autres paradigmes ni une démonstration suffisante de la présence de ce modèle dans tous les textes cités. J’aurais beaucoup aimé que l’ouvrage creuse ici davantage les belles pistes qu’il ouvre ! La troisième partie aborde une question classique sous un jour original. Il s’agit d’éclairer le dialogisme diderotien par des lieux chimi- ques jouant un rôle d’interaction, sur le modèle du « grain de levain » qu’est le Neveu et qui redonne à chacun son individualité. Sans entrer dans le détail du propos, serré et précis, je voudrais souligner l’intérêt de l’idée directrice, qui invite à étudier la fonction dialogique complexe, faite de liens et d’oppositions, d’éléments textuels chimiques qui éclairent la dynamique du texte à partir de celle des personnages. Une telle démarche conduit sans doute parfois à solliciter un peu le texte, sans toujours établir ce qu’ilyadespécifiquement chimique, mais elle n’en est pas moins très intéressante. Pour conclure, cet ouvrage me semble tout à fait intéressant en raison de deux idées originales et fécondes : la fonction paradigmatique de la fermentation dans la démarche analogique et le rôle dynamisant d’élé- ments chimiques textuels dans le dialogisme. Si j’ai émis quelques réserves sur certains points concernant l’épistémologie et l’histoire de la chimie, cela n’altère en rien l’intérêt de ces perspectives. Le livre de Fumie Kawa- mura est une contribution importante à l’étude des fonctions de la chimie dans les dynamiques de l’œuvre diderotienne.

François Pépin

Sergueï V. Korolev, La Bibliothèque de Diderot. Vers une reconstitution, Centre international d’Études du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, 2014, 132 p. ISBN 978-2-8455-9093-9.

En 1765 prenait fin le labeur intense pour l’Encyclopédie. Afin d’accé- der à une aisance financière qui lui permit notamment de doter sa fille, Diderot souhaita vendre son seul bien négociable, sa bibliothèque, riche en littératures grecque, latine, française, italienne et anglaise, sans oublier les ouvrages historiques et scientifiques ainsi que les dictionnaires. Par l’entremise de Grimm, il aliéna à Catherine ces quelque trois mille volumes réunis depuis son arrivée à Paris. L’Impératrice se comporta en mécène éclairé : généreusement doté, le Philosophe en garda très libre- ment l’usufruit sa vie durant, à charge pour ses héritiers de les faire parvenir après sa mort à leur lointaine propriétaire. Les vingt caisses envoyées par Madame de Vandeul à Saint- Pétersbourg en 1785 étaient accompagnées d’un catalogue très détaillé, élaboré par Villière, le factotum de Grimm. Hélas, ce précieux document a 394 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE disparu. Peut-être la colère éprouvée par Catherine lorsqu’elle prit connaissance des Observations sur le Nakaz n’est-elle pas étrangère à cette disparition. Quoi qu’il en soit, contrairement à ceux, beaucoup plus nombreux, de Voltaire, les livres de la bibliothèque de Diderot n’étaient pas, semble-t-il, destinés à rester réunis ; ils n’ont bénéficié sur place ni d’un traitement cohérent ni d’un classement systématique. Il est de ce fait impossible de repérer la trajectoire suivie par chacun d’entre eux. Certains ont été déplacés à Tsarskoe Sélo, la résidence impé- riale, ou plus tard, sous Nicolas Ier, à l’Institut du Génie civil. D’autres ont été intégrés à la bibliothèque de Voltaire, d’autres encore ont pu être vendus comme doublons. La plupart ont été transférés au cours du XIXe siècle avec le plus gros du fonds étranger de l’Ermitage à la Biblio- thèque publique impériale, aujourd’hui Bibliothèque Nationale de Russie, où ils ont été dispersés. Les signalisations techniques disposées sur la page de garde sont d’une efficacité très limitée. Bref, le résultat d’ensemble est chaotique. La bibliothèque de Diderot a disparu comme telle. La recons- tituer est donc un travail très ardu, très aléatoire. Les diderotistes ne l’ont pourtant pas jugé impraticable. Ils s’en sont préoccupés de manière suivie, par étapes successives, surtout après un article décisif de Jacques Proust en 1958. Dans le très beau volume confectionné par les soins du Centre international d’Études du XVIIIe siècle de Ferney-Voltaire pour sa collection « Archives de l’Est », qui a bénéficié du soutien du projet Sinergia du Fonds national suisse de la recherche scientifique, Sergueï V. Korolev décrit et salue cet effort collectif dans lequel il s’inscrit de manière délibérément optimiste, ainsi que l’indi- que son sous-titre : « Vers une reconstitution ». On en est loin encore ? Du moins des progrès notables ont-ils été accomplis : 882 titres, soit un bon quart de l’ensemble, ont pu être répertoriés de manière sûre et détaillée ; ils sont accompagnés d’explications utiles sur la méthodologie mise en œuvre pour les repérer. Ce souci, non moins que l’engagement de l’auteur, laisse bien augurer de l’avenir. La sobre introduction du volume donne à cet égard toutes les préci- sions souhaitables, et nous y renvoyons les lecteurs, mais non sans insister sur l’apport original de S. V. Korolev, qui explique les résultats qu’il nous propose, à la suite des travaux de Larissa L. Albina et de Anna A. Polya- kina. Dix pages d’une excellente tenue en termes de finition et d’esthétique (papier, typographie, mise en page), à l’instar de la totalité de ce volume, reproduisent des reliures en couleurs et des ex libris qui illustrent la liste des titres retrouvés et permettent d’apprécier la méthode suivie. Parmi les nombreux critères retenus pour la détection de volumes ayant appartenu à Diderot, la nature des reliures est en effet une donnée particulièrement efficace. Elle complète et recoupe les autres sources mises à contribution : les indications bibliographiques internes aux textes de Diderot, notam- ment le Plan d’une université et les Éléments de physiologie,leLivre de dépense et recette des libraires associés pour l’Encyclopédie, les comptes chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 395 rendus de la Correspondance littéraire, certains témoignages de contem- porains, relatés dans les correspondances. L’étude minutieuse et savante des reliures françaises de la seconde moitié du XVIIIe siècle présentes dans les fonds russes qu’il a examinés a permis à S. V. Korolev de retrouver par exemple des ouvrages offerts au philosophe (une dédicace en fait foi), d’autres commandés pour l’Encyclopédie (confirmés par le Livre de dépense) et de mettre en place la logique productive de ses investigations. Pour le lecteur informé, à qui elles sont destinées, les 882 mentions du catalogue sont pour la plupart autant de confirmations, souvent émou- vantes. La diversité des références couvre l’arc infiniment vaste des préoc- cupations et des compétences de Diderot. Elle renvoie à tel ouvrage célèbre qu’il a composé, à tel article dans une revue, à telle anecdote connue, à tel épisode relaté, à telle rencontre, à tel engouement ou à telle controverse. Mais il y a aussi des trouvailles, sources d’utiles interroga- tions. La bibliothèque de Diderot en voie de reconstitution, c’est le Philo- sophe qui reprend vie devant nous. Pierre Chartier

Eszter Kovacs, La Critique du voyage dans la pensée de Diderot. De la fiction au discours philosophique et politique, Paris, Champion, « Les Dix-Huitièmes siècles », 2015, 280 p. ISBN 978-2-7453-2842-7.

Fruit d’une thèse soutenue en 2007 en co-tutelle sous la direction d’Olga Penke et de Catherine Volpilhac-Auger, la réflexion d’Eszter Kovacs repose sur une formidable intuition : un thème, le voyage, qui peut sembler anecdotique ou périphérique à la pensée de Diderot (d’autant que l’homme n’en était ni familier ni adepte ¢ il y était même franchement hostile), s’avère une piste féconde, et même l’un des points d’entrée majeurs donnant accès à cette pensée. C’est sur le mode critique en effet que le philosophe aborde l’un des grands engouements de son époque : le voyage, au même titre que le théâtre ou la galanterie, a représenté un objet de fascination pour ses contemporains, même s’il se révèle en pratique beaucoup moins accessible que les deux autres. À son égard, Diderot adopte d’emblée cette méthode critique reprise aux sceptiques et aux stoïciens, qui font du voyage un élément perturbateur de la vie ainsi qu’une source erronée de savoir, tant pour le voyageur que pour cette partie du public qui en attend un discours enrichissant sur le monde. Mais, puisque sur ce point comme sur d’autres, Diderot semble se confronter à l’attitude rousseauiste qui veut que le voyage nous mette en contact avec d’autres états de l’homme, anthropologiquement riches à découvrir et étudier, on aurait tendance à minimiser l’intérêt de cette critique, et à la placer au compte de certaines de ses analyses ¢ notamment politiques ¢ qui, dans le sillage de la pensée antique et sous un certain éclairage, confèrent en apparence à la pensée de Diderot un tour rétrograde. 396 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Or il n’en est rien. La critique du voyage tant comme attitude morale que comme attitude de savoir, comme forme de la libido sciendi, débouche chez le penseur sur une observation à la fois éthique et épistémologique de premier ordre. Rangeant paradoxalement le stoïque Diderot du côté du sévère Rousseau, cette réflexion austère condamne l’agitation et la futilité des hommes, de même qu’elle propose de réformer une partie des sources de l’Encyclopédie (et du savoir en général) à la lorgnette d’explorateurs plus actifs, en leur associant des savants capables de croiser et de comparer leurs observations. On trouve l’acmé de cette réflexion dans la contribu- tion de Diderot à l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, dont on n’a pas fini de mesurer la modernité et l’actualité. La pertinence du raisonnement, dans l’ouvrage d’Eszter Kovacs, a toutefois souffert d’une difficulté de mise en œuvre, probablement devant l’ampleur du corpus à compulser (l’une des caractéristiques de toute thèse portant sur l’œuvre du philosophe), mais aussi devant la complexité d’une réflexion devant articuler à la fois la biographie de l’auteur (Diderot ennemi personnel des voyages), la fiction (de nombreux contes, romans accueillent ce thème) et les ouvrages spéculatifs. Le sous-titre retenu laisse entendre que la critique de Diderot a mûri et s’est développée dans les ouvrages de fiction, pour se porter ensuite dans le reste de l’œuvre. Ce postulat, commode sans doute pour bâtir un plan, ne tient pas cependant au vu d’œuvres tardives traitant du voyage et que l’on peut ranger dans les fictions comme le Voyage à Bourbonne et Langres, les Deux Amis de Bourbonne,leSupplément au Voyage de Bougainville ou Jacques le Fata- liste. Ainsi, après une première partie brillante (« L’utilité des voyages ? ») ¢ en réalité dans l’ouvrage la deuxième partie, car l’auteur comptabilise à tort l’introduction comme une partie en soi ¢ visant à problématiser l’angle critique sous lequel Diderot envisage l’idée, une seconde partie (« Le voyage dans les œuvres de fiction ») aborde d’une façon plus anec- dotique, voire descriptive, la présence du voyage dans l’œuvre de fiction, passant en revue chronologiquement, depuis L’Oiseau blanc jusqu’à Jacques le Fataliste, les métamorphoses d’un discours assez contrasté, tout en proposant d’assez belles analyses de détail. À l’issue de cette énumération, un sort est fait aux « Promenades », belle idée certes à la manière antique, mais qui conduit de façon trop erratique de la Prome- nade du Sceptique à la « Promenade Vernet ». Une troisième partie évoque ensuite les véritables voyages de Diderot (« Diderot en voyage »), mixant expérience sensible et traitement esthétique du voyage (voyage à Bour- bonne et à Langres), ou bien son exploitation politique (voyages en Hollande, en Russie). « L’Histoire des deux Indes : la dernière mise en cause des voyages » fait alors l’objet de la quatrième et dernière partie, comme aboutissement d’une réflexion placée successivement sous le signe de la fiction, puis de l’expérience, enfin de l’élaboration philosophico- politique. C’est cette démarche, peu conforme au matérialisme de Diderot, à son va-et-vient permanent entre la pratique et la théorie, et surtout à sa chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 397 façon d’expérimenter sans cesse différences formes de discours, qui peut sembler artificielle. Suite au discours programmatique (sur « L’utilité des voyages ? »), n’aurait-il pas mieux valu évoquer tout au long les authen- tiques déplacements de Diderot (depuis les douloureux allers-retours « Paris-Langres » jusqu’à l’odyssée russe) et se demander comment l’expérience tant affective que politique informe peu à peu cette pensée du paradoxe ; se demander aussi comment l’homme le plus curieux de la Terre préfère, à la suite de sévères traumatismes personnels, garder le fauteuil et la robe de chambre, puis s’ouvre in intremis aux grandes problématiques du monde : modernisation d’empires archaïques comme la Russie, bilan des différentes colonisations, valeur (ou non) de la Chine comme modèle universel. Les études sur la fiction en auraient mieux découlé, ainsi que les différentes contributions du philosophe à des textes où le voyage n’intervient le plus souvent que comme point de départ d’une réflexion utopico-politique. Cette question de la forme n’ôte rien à la précision du discours, à la justesse de la langue et de l’analyse de détail d’Eszter Kovacs, dont on a déjà pu apprécier et utiliser l’excellent article donnant une idée de ce travail (« De la méfiance à une critique raisonnée : considérations sur les voyageurs et les voyages chez Diderot », RDE,no 45, 2010, p. 41-53). On soulignera aussi son inlassable activité de traduction de l’œuvre de Dide- rot au sein de l’équipe de Szeged (Hongrie), œuvre dont l’excellente connaissance transparaît clairement dans cet ouvrage.

Odile Richard-Pauchet

Élise Pavy-Guilbert, L’image et la langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2014, 470 p. ISBN 978-2-8124-3176-0.

La langue littéraire des Salons est au cœur de cette belle synthèse sur la voix propre et l’écriture de Diderot, telles qu’elles se façonnent et s’inventent au contact de « l’image ». L’ouvrage explore, entre histoire culturelle et stylistique, les modalités d’appropriation de la langue qui révèlent le processus d’invention d’un langage critique et de l’idiome individuel du sujet esthétique et son expérience sensorielle, irréductible à la seule critique d’art. Il se mesure d’abord aux pratiques des salonniers dont les rapports avec Diderot ont été explorés par E.M. Bukhdal. L’éta- lement dans le temps de l’écriture des Salons accompagne l’élaboration des autres œuvres de Diderot. S’il importe de contextualiser et historiciser le travail d’écriture des Salons, il importe autant de les lire comme témoin d’un cheminement intellectuel et comme laboratoire ou chambre d’échos de toute son œuvre, selon une perspective expérimentée à l’origine, on peut le rappeler, à propos de l’Encyclopédie par Jacques Proust. Un triple 398 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE objectif se dessine donc, le premier tient au contexte d’écriture et de réception des Salons, le deuxième à l’épreuve de la créativité de Diderot devant « l’image » (en référence au livre de G. Didi-Huberman, Devant l’image) ; le troisième à la conception même de la langue qui se fait jour dans les Salons. La première partie, « Les discours sur l’image », porte sur l’inscrip- tion de l’écriture de Diderot dans la sociabilité créée autour des salons et portée par la Correspondance littéraire, entre privé et public. Le terme « image » y est employé d’une manière générique, ou métonymique ; « discours de l’image » désigne ainsi le texte même et le paratexte des Salons. En première lecture, l’emploi indifférencié du mot creuse un vide. Il s’agit du discours de Diderot, des tons employés, de la situation d’énon- ciation, pas de « l’image » en tant que telle. Elle est un prétexte et un objet hors-champ, support d’une sociabilité mondaine et philosophique. Une fois admis cet usage, on peut s’intéresser à la construction de la visée littéraire des Salons au sein de la Correspondance littéraire, combinée avec une histoire culturelle de la sociabilité qu’elle invite, dont elle procède, qu’elle cultive et dépasse. E. Pavy-Guilbert déroule de manière rapide, et parfois un peu répétitive, les aspects de cette énonciation dialogique, pliée aux conditions d’écriture, qui implique des échanges autour de l’art. Elle observe les jeux de tension entre la représentation de soi et l’ethos des destinataires, amis, peintres, public, abonnés prestigieux, depuis l’ami Grimm, à la fois intermédiaire et écran, jusqu’à Catherine II. Ces jeux procèdent d’abord de la lettre familière, jusqu’au Salon de 1763, pour se déployer en une « scénographie épistolaire-conversationnelle », déjà expé- rimentée par Mathon de la Cour, qui relève d’un genre confidentiel, d’une culture aristocratique du secret, entre distinction et équivoque. Équivoque surtout, puisque ce registre épistolaire permet familiarité et liberté de ton, qui caractérisent « un libertinage intellectuel de bonne compagnie ». Il autorise des digressions polémiques, le traitement critique du religieux, des allusions aux affaires contemporaines, en une sorte de glissement philosophique et politique qui « infiltre le discours sur l’image ». Les Salons sont lus comme un divertissement philosophique, qui repose sur la mise en scène de l’amitié, de la familiarité et de l’intime, et la construction d’une pensée à l’œuvre. Ceci valorise une critique subjective qui divulgue un discours sur l’art à l’échelle européenne. Sous la forme épistolaire des débuts au dialogue du Salon de 1775, Diderot diffuse les points de vue d’un public de proches avec lesquels il visite le salon, cherchant une vérité sur l’art, à travers les jugements et les émotions qu’il suscite, mettant au jour la visée proprement esthétique de l’écriture. Le chapitre sur « L’esprit des Salons » examine la tension entre la gaieté, la frivolité mondaine de l’écriture et la construction d’une exigence morale. Elle interroge le statut des contes et des anecdotes, qui souvent permettent d’éviter de décrire, de substituer le récit à l’image, de mêler de façon parfois incongrue sexualité, religion et morale. L’anecdote participe d’une « sociabilité joyeuse », mais chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 399 aussi de l’expérimentation littéraire et intellectuelle qui circule dans les œuvres ultérieures, le Neveu, Jacques le fataliste,oul’Histoire des deux Indes. Les Salons s’inscrivent enfin dans une filiation comique, dirigée contre les artistes, contre l’Académie. Une typologie se dessine, de l’ironie et l’humour à la bouffonnerie et au persiflage ad hominem, en passant par jeux de mots et néologismes qui perturbent le bon usage de la langue. Le rire révèle tout un jeu sur la langue qui fait passer de la bienveillance et de la connivence à « l’exécution sociale », et interroge les limites de l’émotion suscitée par les œuvres. La deuxième partie, « Langage et imaginaire », promet un dépasse- ment et un affranchissement des « discours traditionnels » sur les images. On passe du jugement à l’imagination, qui fait émerger la figure moderne du critique-créateur, avec pour toile de fond les questions liées aux rap- ports entre images et texte, entre peinture et littérature. On montre la manière dont Diderot fait tenir ensemble la classique « hégémonie du lisible », du récit, de la fiction, portés par les œuvres, et une conscience moderne qui renonce à la narration, et interroge la possibilité de rendre compte d’œuvres qui ne disent rien, au-delà ou en deçà de toute légitima- tion poétique, rhétorique, narrative (on pense au beau livre de Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle). Diderot s’affranchit des formes classiques de lecture poético-rhétorique du tableau pour imaginer une autre narration, susceptible de transformer l’explica- tion de l’instant choisi de la représentation en lecture séquentielle. Un diptyque rassemble d’un côté les images parlantes, en puissance de récit ou de théâtralisation, porteuses d’une temporalité qui ouvre l’instant repré- senté vers un avant et un après : l’inquiétant roman familial peint par Greuze, les « tableaux d’histoire » de Vernet, d’un côté ; de l’autre, l’image muette provoque le matérialiste en lui. C’est d’abord un manque, une incompréhension ¢ « où est l’intérêt ? où est le sujet ? » (Salon de 1765). L’illisibilité cède le pas au recensement des objets, au disparate des détails. L’image muette ne dit rien, mais ne le dit pas de la même façon sous le pinceau de Boucher, ou sous celui de Chardin. Si peu de matière pour la description, mais une invite à rendre compte de la matière même de la peinture, des sens sollicités, qui donne un sens précis à l’idée de sensibi- lité de la matière, que développent simultanément le Salon de 1769 et le Rêve de d’Alembert. Intuition précieuse, pour comprendre le passage de la narration à la sensation, l’invention du sujet esthétique en relation avec le sujet matérialiste. La question du récit introduit enfin celle de la descrip- tion. Diderot explore les possibilités et les effets de la description de l’espace, qui ramène à des perceptions élémentaires, intuitives ; ceux de la représentation des passions ou affects portés par le langage du corps, certes codifié par la physiognomonie, mais tournée vers la production d’un effet moral qui peut venir d’un irreprésenté. À travers l’analyse des moyens poétiques, expressifs, de la syntaxe rythmée, émotive, qui sont mis à l’épreuve à chaque page des Salons, on perçoit l’oscillation renouvelée 400 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE entre l’empreinte tangible d’une tradition, d’une vision commune aux écrits sur l’art contemporains, et la quête d’un dégagement vers une interrogation sur les pouvoirs de ce qui résiste au récit ou à la description, du signifiant voilé, de l’irreprésentable, ou de ce qui est enfoui sous les différents codes qui donnent forme à la représentation. La troisième partie, « Une philosophie du langage », arpente l’éten- due des recherches de Diderot sur les pouvoirs du langage, et la quête d’une langue première, figurative et imagée. Elles passent par l’exploration du langage technique lié à la promotion du faire, de l’art, par celle du langage populaire ¢ les idiotismes de métier, et le ramage de la Halle. Où l’on revient à l’idée initiale de scénographie épistolaire-conversationnelle. Le développement noue ici mise en œuvre et réflexion sur le langage, mettant en relation le Salon de 1767 notamment et la Lettre sur les sourds et muets, Condillac, et l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau. Diderot s’appuie sur des réflexions sur l’expressivité des langues ancien- nes, sur leur capacité à susciter une « image mentale », en quête du hiéroglyphe propre aux arts voués à la représentation des gestes et des actions. On voit ainsi croiser les réflexions sur la peinture et le théâtre, et les questions linguistiques nées de la méditation sur la « nature du langage premier », d’une « langue de la nature » qui rapproche geste, image et métaphore. La fin de l’ouvrage suscite une sorte de déception à voir ramener la liberté d’écriture de Diderot au « conflit latent » entre nature et culture. Il correspond à une démarche qui prend appui sur une configuration émi- nemment cultivée, du point de vue de la sociabilité, de la mondanité, jusque surtout dans sa culture de soi, ses lectures, sa bibliothèque. Le langage de la « nature » est peut-être plus prosaïque encore que ce qui est suggéré ici, sous les espèces du « poétique » et du « métaphorique ». Diderot interroge cette énigmatique collusion entre l’accomplissement, le raffinement de la vision et du faire artistique, et l’inculture : exemplaire- ment à propos des sublimes esquisses de Vanloo pour la chapelle Saint- Grégoire des Invalides, c’est une « brute » notoire déclare-t-il. Dans les provocations de Diderot, ses écarts constamment qualifiés de « mesurés » et contenus en somme par les exigences de la sociabilité de la correspon- dance, il fait en réalité surgir une certaine idée du « brut » ; comme dans ses réflexions tardives sur l’esquisse et l’énergie du dessin originel. Dans la conclusion, le paragraphe sur l’actualité (2013) de Diderot et son pari sur la postérité paraît incongru au regard de l’intuition qui perce dans cet ouvrage qui explore les conditions d’écriture, le travail de mémoire et d’imagination à l’œuvre dans les Salons, pour le meilleur ¢ le côté de Vernet, de la narration, de l’exigence morale, et pour le « pire » ¢ « sexualité, scatologie et nourriture », tendu vers un même accomplisse- ment, un même chemin de la perfection.

Caroline Jacot Grapa chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 401

Franck Salaün (dir.), Le Langage politique de Diderot, Paris, Hermann, « Fictions pensantes », 2014, 318 p. ISBN 978-2-7056-8810-3.

Le présent ouvrage ¢ collectif ¢ entend reprendre à nouveaux frais la question posée par Michèle Duchet il y a près de trente ans dans un article intitulé « Diderot et l’Histoire des deux Indes : fragments pour une poli- tique » (Europe, 661, mai 1884). Analysant le mode d’intervention de Diderot dans le livre de l’abbé Raynal, Michèle Duchet mettait en valeur le cadre dans lequel sa pensée politique s’inscrit le plus souvent. Loin de prendre la forme dogmatique et compacte d’un traité, celle-ci préfère souvent l’allure du fragment ou de formes littéraires en apparence acci- dentelles, voire circonstancielles. À partir de cette perspective, les textes réunis par Franck Salaün dans ce recueil n’ont pas pour objet de donner une unité et une cohérence à la réflexion politique de Diderot, moins encore de reconstruire a posteriori une systématique, mais plutôt, en posant dès le titre la question du « langage », à dessiner un ensemble de formes et de figures qui visent au contraire à contextualiser mais aussi à particulariser une réflexion de nature « politique ». La politique chez Diderot apparaît alors, selon les mots mêmes de Michèle Duchet, comme étant à la fois partout et nulle part. Et son œuvre se révèle essentiellement « politique », y compris dans le sens le plus restreint que l’on peut donner à ce mot, dès lors qu’elle ne cesse de penser le rapport des hommes à la société et à ses règles. Par-delà la diversité des thèmes et des approches, ce recueil démarque autant un langage politique qu’une politique du langage. Les articles rassemblés montrent, d’une part, l’originalité et l’énergie d’un discours qui emprunte des formes très différenciées mais qui restent indissociables des conditions concrètes de leur élaboration et de leur communication, d’autre part, la valeur proprement « stratégique » de ces différents modes interventions. Si besoin était de rappeler l’engagement intellectuel et la participa- tion de Diderot à la vie publique, sa seule qualité de directeur de l’Ency- clopédie et la passion qu’il a consacrée à cette entreprise y suffiraient assez. Qu’il s’agisse d’articles de dictionnaire, de comptes-rendus d’ouvrages, de fictions, d’observations, de mémoires ou de fragments inégalement distri- bués, on est frappé par la présence d’une réflexion politique qui concerne tous les champs de la vie économique et sociale, depuis la question du rôle de l’État dans l’élaboration d’une éducation publique jusqu’à celle du commerce de la librairie, en passant par la nécessaire réforme des colonies. Le plan de l’ouvrage coordonné par Frank Salaün permet le passage du concret à l’abstrait, et du pluriel vers le singulier : sont ainsi considérées successivement les « images politiques » puis les « stratégies discursives » pour dessiner enfin les contours de « l’anthropologie politique » de Dide- rot. La première partie (« Images politiques ») comprend un article de Gianluigi Goggi qui s’intéresse à « l’image d’ouverture de l’Histoire des deux Indes », « image auguste de la vérité » dont l’historien se fait le 402 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE porte-parole. G. Goggi montre comment l’éloquence de Diderot oppose la politique des anciens (fondée sur la vertu) à celle des modernes (basée sur le calcul et le commerce). L’originalité de cette contribution tient notamment au fait qu’elle souligne, à travers un parallèle avec certains passages du Salon de 1767, le rôle de la métaphore théâtrale dans cette ouverture, et partant, le travail ambivalent d’implication et de distancia- tion qu’elle opère pour le lecteur, mais aussi celui d’engagement et de désengagement pour l’historien philosophe lui-même. Le second article de cette section, dû à Charles Vincent, considère « l’image de la loi » telle qu’elle se donne à lire dans la double représentation de l’enfant robuste héritée de Hobbes et des mouches prises dans une toile d’araignée attri- buée à Anacharsis. Ch. Vincent souligne ainsi « la construction matéria- liste de l’image » chez Diderot et la façon dont ces deux motifs permettent un dialogue avec les contemporains. Esther Kovacs analyse pour sa part « les images liées à la peur dans le discours politique de Diderot ». On pense bien sûr au lien que Montesquieu établit entre la crainte et le pouvoir despotique ¢ auteur qu’E. Kovacs ne manque pas de convoquer. Mais son propos vise plus particulièrement à considérer les mécanismes de l’oppression tels que Diderot se les représente. Suit un article de Muriel Brot sur l’image de « la statue d’Henri IV » telle que celle-ci apparaît dans toute une série de textes explicitement politiques. À rebours de la légende et de la valorisation du monarque idéal, cette image semble bien remplir une fonction critique chez Diderot. Elle manifeste aussi une conception de l’histoire qui préfère dessiner un programme de réformes ou énoncer des principes philosophiques et politiques « plutôt que de produire des pané- gyriques stériles ». La deuxième partie (« Stratégies discursives ») commence par une analyse du « discours de Pétersbourg » par Georges Dulac. Il s’agit de comprendre non seulement la raison qui conduit Diderot à oser jouer le rôle de conseiller du prince, mais les circonstances particulières de textes écrits au fur et à mesure des entrevues du philosophe avec la grande Catherine. Ces interventions qui peuvent se lire à certains égards comme une œuvre de commande, manifestent la « situation de discours » si singulière où le philosophe, par une rhétorique construite, feint l’ingénuité pour mieux s’autoriser des propositions politiques novatrices. La fin de l’article revient sur le rapport qu’entretiennent les Observations sur le Nakaz avec les théories de Mercier de la Rivière. On peut s’étonner au passage que le rapport de Diderot à la physiocratie n’ait pas été plus souvent réexaminé dans les récents travaux consacrés à Diderot et la politique. Cet article constitue certainement une piste pour un examen plus approfondi de la question. La contribution proposée par Ariane Revel se situe dans la continuité apparente de la précédente. Il s’agit en effet d’« imaginer l’action possible », et « l’invention d’un langage com- mun dans les Mélanges pour Catherine II ». L’auteur vise à montrer que le rapport de l’écrit politique à l’action concrète est tout sauf univoque. chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 403

Dans le dernier article de cette section, Colas Duflo se penche sur les contributions de Diderot à l’Histoire des deux Indes pour considérer l’activité philosophique de Diderot et son contenu politique dès lors que ceux-ci s’élaborent « in situ ». La valeur des digressions et la signification de ces écarts tiennent à leur manière de travailler les faits pour « leur faire dire ce qu’ils ne nous diront jamais d’emblée ». Mais en interrogeant ce vaste matériau empirique proposé par Raynal, Diderot donne à l’histoire une allure à la fois philosophique et conjecturale. La dernière section de ce recueil (« Anthropologie politique ») s’ouvre sur une longue et riche contribution d’Annie Ibrahim dont le titre (« Inégalité des individus et égalité de l’espèce humaine ») est à lui seul un programme de lecture. Considérant d’abord « le fait », à savoir le constat radical chez Diderot des inégalités naturelles entre individus au nom de la physiologie, A. Ibrahim montre ensuite comment cette détermination est corrigée par la capacité tout aussi « naturelle » des individus à se modifier. Passant au plan collectif et proprement politique, l’auteur distingue ensuite le fait et le droit, le premier concernant les inégalités « naturelles » entre les peuples (même si l’analyse qu’elle fait de l’utilisation par Diderot des théories de Camper ne convainc pas totalement), le second concernant l’égalité des peuples dans l’unité du genre humain. L’article d’A. Ibrahim mériterait une plus longue discussion. Certaines transitions voire certai- nes ruptures pourraient être autrement ménagées : s’agit-il du plan d’un ouvrage à venir ? La contribution qui suit, due à Geneviève Cammagre, s’intéresse à la notion d’« opinion publique » telle qu’elle est comprise par Diderot dans une lettre à Necker de juin 1775. Jürgen Habermas avait déjà souligné le rôle déterminant des physiocrates dans l’élaboration de cette notion. G. Cammagre montre comment la discussion avec le banquier genevois permet à Diderot de réfléchir aux moyens à travers lesquels peut et doit s’exercer l’influence de l’élite éclairée. Le dernier article du recueil, signé par Franck Salaün, est une tentative d’actualisation de la démarche de Diderot en penseur « engagé » à la lumière des récentes interventions du regretté Stéphane Hessel et de ses exhortations à « s’indigner ». Se souvenant du beau travail de Girolamo Imbruglia, F. Salaün commence par souligner le rôle de l’indignation chez Diderot. En relisant ce dernier (« Qu’est-ce qui vous étonne le plus, ou de la férocité du nabab qui dort, ou de la bassesse de celui qui n’ose le réveiller »), on est tenté de se demander si Diderot ne rend pas ici un hommage discret à la notion de servitude volontaire autrefois proposée par La Boétie. Pour finir, F. Salaün revient une dernière fois sur la place de la politique dans l’œuvre de Diderot en insistant sur l’idée d’« engagement » ¢ même si celle-ci pourrait tout autant caractériser, selon des modes d’intervention différents, le langage politique de Rousseau ou de Voltaire. Il relève enfin l’une des stratégies employées par Diderot qui consiste à « parler la langue de l’autre ». La démarche de ce recueil est faite pour séduire les littéraires autant que les philosophes, même si certaines analyses paraissent un peu rapides 404 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE ou forcées. La forme du livre interdit par ailleurs toute réflexion sur le continu et ne permet pas de répondre à la question que l’on pourrait se poser au sujet d’une possible évolution dans la pensée politique de Diderot ou de la distinction de certaines étapes, y compris sur le plan purement discursif. On aurait également pu imaginer, sur le modèle de celle proposée autrefois par Jacques Proust, l’étude d’une « politique expérimentale », ou pourquoi pas, à partir de la notion créée par Michel Foucault, d’une « biopolitique » ¢ laquelle pourrait bien aussi concerner la pensée de Diderot. Mais la lecture de ce livre n’en reste pas moins très agréable, son approche séduisante, et les contributions des auteurs sont le plus souvent denses et de grande qualité.

Stéphane Pujol

Gerhardt Stenger (dir.), Diderot et Rousseau. Littérature, science et phi- losophie. Actes du colloque du 23 au 25 mai 2013 de l’Université Permanente de Nantes, Haute-Goulaine, Opéra Éditions, 2014, 183 p. ISBN 978-2- 3537-0193-3.

Cet ouvrage recueille des communications proposées en 2013 à l’Uni- versité Permanente de Nantes à l’occasion des tricentenaires de Rousseau (2012) et de Diderot (2013). Sa vocation n’est donc pas de faire avancer les connaissances sur ces champs, ni même de faire un état de la recherche, mais de présenter au grand public ces deux figures majeures des Lumières françaises. Les analyses sont ainsi concises, avec chacune un objet bien défini (le théâtre, la botanique, la musique, les sciences, etc.), qu’elles explorent sans se situer précisément dans les études savantes. Il ne s’agira donc pas ici d’examiner l’importance scientifique de ce recueil, mais de voir s’il atteint son but et si le spécialiste peut y trouver un intérêt. Il faut d’abord souligner la grande clarté de l’ouvrage et savoir gré à des spécialistes d’avoir trouvé le moyen de résumer leur propos en quel- ques pages ¢ on sait que c’est un exercice difficile ! Sous cet angle, le pari est tenu et le lecteur cultivé trouvera un ensemble de textes agréables à lire, faisant des mises au point sachant trouver un bon compromis entre des éléments d’érudition, des thèses ou hypothèses explicites et une argu- mentation ramenée à l’essentiel. Ainsi, la botanique chez Rousseau (Cristina Oghina-Pavie), les sciences chez Diderot (Gerhardt Stenger), la correspondance entre Denis et Sophie (Dominique Triaire), la postérité de Rousseau dans la Révolution française (Emmanuelle Paulet- Grandguillot), etc., sont traitées avec bonheur. Le spécialiste ne trouvera pas d’analyses érudites ou inédites, mais il reconnaîtra sous une forme ramassée les grandes lignes des travaux menés sur la question par les contributeurs et d’autres chercheurs. Il s’instruira aussi, à l’occasion, sur les champs qu’il a moins arpentés. chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 405

Reconnaissons toutefois que le cadre du propos, avec la double contrainte de la concision et de la généralité destinée au grand public cultivé, ne permet pas toujours de donner aux affirmations et hypothèses la force qu’elles auraient sans doute pu avoir. Ainsi, lorsqu’Erik Leborgne envisage le célèbre « Mes pensées, ce sont mes catins » du Moi du Neveu de Rameau comme une forme de proxénétisme de la pensée, mis en regard avec celui, plus social et marchand, du Neveu, on aurait aimé une confron- tation suivie avec ce qui semble être la lecture traditionnelle de cette phrase, à savoir que Moi voit dans les pensées ce qu’on suit du regard, ce qui nous conduit par un faisceau délié de circonstances comme dans une promenade, et non ce qu’on maîtrise consciemment comme Descartes le voulait. De même, lorsque Jean Renaud aborde la belle idée de pensée du corps mise en scène dans les récits de Diderot, on aurait apprécié que ce point philosophiquement déterminant, à savoir que c’est bien le corps qui pense ¢ et non seulement qu’il est la condition ou l’occasion d’une pensée ¢, soit davantage creusé. Dans un registre d’idées un peu différent, une prise en compte précise du contexte et des études récentes, littéraires et philosophiques, sur l’Émile, aurait été utile dans les analyses de Michel Fabre. Car la lecture pédagogique développée à partir des dispositifs ou des stratégies du précepteur, dans un texte grand public, tend assez vite à forcer le texte pour en faire un traité de pédagogie. L’évaluation de l’intérêt de l’ouvrage pour les pédagogues modernes, en soi légitime, occulte un peu ce qui est pour Rousseau l’essentiel : l’analyse du dévelop- pement des facultés de l’homme et les grands principes d’une éducation confrontant l’ordre naturel, celui des choses et celui de la société. Mais, rappelons-le, l’étude savante n’était pas la fonction que l’ouvrage s’est donné. Les contributions les plus intéressantes me semblent celles qui jouent jusqu’au bout le jeu de la confrontation entre Diderot et Rousseau. En examinant les débats entre les deux hommes sur une question précise, elles proposent des bilans précis, problématisés et stimulants. Je retiendrai notamment les contributions de Michael O’Dea sur la musique et de Marc Buffat sur la fonction morale du théâtre, qui me semblent un modèle du genre. Somme toute, l’ouvrage tient donc ses promesses, et va même parfois au-delà. S’il s’adresse au premier chef à un autre public, le lecteur des Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie pourra donc y trouver un intérêt certain.

François Pépin 406 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Charles Vincent, Diderot en quête d’éthique (1773-1784), Paris, Classi- ques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2014, 679 p., ISBN 978-2-8124- 2018-4.

Cet ouvrage étudie la réflexion morale de Diderot dans les œuvres de ses dix dernières années, soit de son voyage en Russie en 1773 jusqu’à sa mort en 1784. Ressortissent à cette période, notamment les Observations sur Hemsterhuis (1774), la Réfutation d’Helvétius (1773-1776), l’Entretien d’un philosophe avec la Maréchale (1774), les divers textes « russes », Est-il bon ? Est-il méchant ? (1771-1781), la collaboration de Diderot à la 3e édition (1780) de l’Histoire des Deux Indes,laLettre apologétique de l’abbé Raynal (1781), l’Essai sur les règnes de Claude et Néron (1778-1782) et les Éléments de physiologie (1778-1782). On peut ajouter à cela Jacques le fataliste (terminé dans les années 1780) et le Paradoxe sur le comédien que Diderot remania pratiquement jusqu’à sa mort. Beaucoup de ces œuvres ont longtemps été sous-estimées et même si la tendance s’est aujourd’hui redressée, il faut être reconnaissant à Charles Vincent de leur consacrer une étude d’ampleur. Selon ses propres termes, il se propose de jeter « quatre regards » (qui constituent les quatre parties de son travail) sur les textes de cette décade, à partir de quatre champs disciplinaires : la controverse philosophique, la logique et la linguistique, l’épistémologie, l’herméneutique. La première partie vise à replacer Diderot dans les controverses du temps en dehors desquelles ses positions sont peu compréhensibles : beaucoup de ses œuvres en effet sont des œuvres de circonstance (au sens large), notamment écrites pour réfuter ou réagir à tel ou tel texte ou événement. Elle nous propose un parcours très complet des débats et polémiques qui, sous l’apparente simplicité de l’affrontement entre les philosophes et leurs ennemis, fait apparaître l’extrême variété des par- cours individuels. Elle évoque notamment les diverses « langues de la morale » auxquelles Diderot a affaire (du « systématisme » de d’Holbach ou d’Helvétius, à la morale dans les fictions et les récits historiques, en passant entre autres par le persiflage de Voltaire, ou les formes brèves comme les maximes ou les pensées), ou encore sa position dans quelques querelles exemplaires (parmi d’autres : la question du luxe, la morale des animaux, la « spécificité morale » des femmes). Cette mise en contexte des œuvres de Diderot n’est pas seulement le fait de la première partie. Dans l’ensemble de l’ouvrage, la réflexion morale du philosophe n’est jamais séparée de son environnement, toujours replacée dans l’ensemble de l’œuvre, dans la pensée du siècle ou plus lointainement dans la longue durée de l’histoire d’une notion, d’un thème ou d’une problématique. La deuxième partie s’interroge sur la logique sous-tendant le discours moral de Diderot qui, dans les œuvres de ses dernières années, se présente sous forme de propos isolés, disséminés ici ou là (il n’a pas écrit de traité de morale). Refusant en ce domaine logique formelle et mathématiques, chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 407

Diderot confie la morale à ce que l’on pourrait appeler une logique sensible, reposant sur la sensation et l’expérience et trouvant son expres- sion dans la force de conviction de l’éloquence. Se pose alors la question de l’universalité de la loi morale : si celle-ci doit être valable pour tous, comment la concilier avec la diversité des individus (c’est la question des « indiscernables » leibniziens) ? La complexité (au bon sens du terme) de cette conciliation se traduit par ce que Charles Vincent appelle très bien « des formes antisystématiques de la pensée », « dialogue, rêve, analogie paradoxe » (p. 276), qui débouchent sur ce que la tradition nomme le « décousu » de la pensée de Diderot. Suit l’analyse précise de traits stylistiques frappants (on aimerait presque dire de « tics »), caractéristi- ques de cette pensée « antisystématique » : la phrase interrogative ou apo- rétique, la quantification vague ou encore la modalisation du discours. Elles coexistent cependant avec un « style catégorique » et « le style de Diderot se joue dans cette articulation [...] de l’assertion sèche et de la modalisationlaplussophistiquée. »(p. 306).Delàl’alluredigressivedeson discours, «errance » d’une « liberté » qui « brise les frontières » (p. 328). La troisième partie considère la morale dans son rapport aux savoirs. Elle étudie en un premier temps l’oscillation de Diderot entre, d’une part, une conception généraliste de la morale, celle-ci étant l’espace où se croisent les divers savoirs et où sont mis en relation le savant et l’honnête homme (le moraliste est en somme le philosophe par excellence) et, d’autre part, une conception de la morale comme savoir spécialisé parmi d’autres. En un deuxième temps est envisagée « la morale hors les murs », soit sa présence dans d’autres champs disciplinaires : les beaux-arts, la physiolo- gie et la médecine (avec notamment la question du rapport âme/corps et du matérialisme ou du monisme de Diderot), le droit, la politique, l’éco- nomie, l’histoire, etc. La dernière partie est consacrée à l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Étude bienvenue, car elle s’affronte à une œuvre d’une grande complexité discursive, qu’elle envisage dans une perspective neuve : celle de la dimension morale de l’activité d’interprétation des textes. Après avoir soigneusement distingué, en un propos général, la critique et l’her- méneutique, souligné que pour Diderot l’œuvre de Sénèque constitue « une bible laïque » (p. 512), analysé la subtilité de rapports entre vie et œuvre dans l’Essai, indiqué que « l’actualisation de Sénèque » y débouche sur une confusion entre l’antiquité et le présent, étudié le mixte de « nar- ration historique » et de « narration judiciaire » qui le caractérise, Charles Vincent en vient à « l’éthique de l’interprétation » puisque « l’analyse des textes est [chez Diderot] pensée dans le même mouvement que l’analyse des conduites » (p. 569, l’auteur souligne). Cette morale demande une « bien- veillance interprétative » (p. 568) et une « présomption d’innocence » (p. 570) (réservées toutefois à ceux qui sont reconnus « hommes de bien »), exige en somme l’amitié de l’herméneute pour l’auteur (qu’il défend contre ses ennemis). Mais elle suppose aussi, de la part de l’inter- 408 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE prète, la tolérance pour les lectures opposées à la sienne. Interprétation donc « engagée » (p. 599) aux côtés de Sénèque, mais qui se veut à la fois apologie et jugement impartial (p. 603), qui s’identifie à Sénèque en même temps qu’elle reste extérieure. Tout cela fait de la morale de l’interpréta- tion une « éthique de la discussion », autrement dit fait de l’acte interpré- tatif un dialogue qui comme tel est infini, sans dernier mot ni conclusion. Saluons l’étendue et la précision de l’érudition qui se déploie tout au long de l’ouvrage, et permet à l’auteur de toujours lier, comme je l’ai noté, les œuvres étudiées à leur contexte. Saluons aussi la constante mobilisa- tion, notamment s’agissant de l’herméneutique, des pensées les plus contemporaines, de façon à rendre compte avec rigueur de celle de Diderot. Saluons enfin le souci de toujours essayer de cerner, sans la réduire, la complexité (nuances, tensions entre pôles divers, variété des points de vue) de la réflexion et des positions morales de Diderot. Cette médaille a son revers : la profusion et l’abondance érudites risquent de noyer l’œuvre de Diderot dans un contexte occupant une place disproportionnée, le souci de la complexité, de la nuance et de la diversité risque d’effacer l’unité de la pensée morale de Diderot, rejoignant para- doxalement les accusations de dispersion et d’éparpillement qui ont été portées contre lui. À force de vouloir épouser les fluctuations de sa pensée, l’exposé fait douter qu’elle ait une ligne directrice. L’enjeu était de rendre compte de l’équilibre de la pensée morale de Diderot entre unité et variations. Il eût sans doute été plus complètement atteint si l’auteur avait réussi à mieux dégager les grandes lignes de ladite pensée et ainsi aéré et allégé son ouvrage. Marc Buffat

Le Rêve de d’Alembert, adaptation théâtrale dirigée par Alain Bézu, Théâtre des deux rives, (Rouen, 10-14 mars 2015) et en tournée.

Concernant la fortune du Rêve de d’Alembert, il y a deux événements inespérés qui se sont produits : sa mise au programme de l’agrégation de lettres en 2001 et son adaptation théâtrale cette année à Rouen (Didier Mahieu avait déjà proposé au Théâtre des deux rives, les 2 et 3 juin 2000, un spectacle-rencontre, Entretien entre D’Alembert et Diderot, où le public était invité à poursuivre la discussion). Cette heureuse initiative est due à Alain Bézu, dont la réputation dépasse la scène normande du Théâtre des deux rives et auquel on doit déjà un Jacques le fataliste (1974) et un Fils naturel, accompagné des Entretiens (1992). Elle s’inscrit dans un cycle de « labos » mis en place par le Centre dramatique national de Haute- Normandie pour donner à une équipe artistique les moyens de présenter un projet « loin de tout formatage ». Le moins qu’on puisse dire est que le pari est tenu, tant c’était une gageure de porter au théâtre une œuvre philosophique ardue, dans chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 409 laquelle Diderot développe, par le biais d’un dialogue serré, ses hypothèses matérialistes les plus audacieuses. L’attitude d’un public, d’abord concen- tré et perplexe, puis de plus en plus à l’aise, et même rieur, prouve que le metteur en scène et les comédiens, sans oublier les musiciens et les techni- ciens (grâce aux lumières), ont réussi à rendre un texte difficile intelligible et agréable à tous. Le biais utilisé par la troupe pour y parvenir est tout simplement celui du corps. Le corps est en effet la commune mesure entre le sujet philoso- phique du dialogue, le jeu des acteurs et les réactions sensibles des specta- teurs. Ainsi, après la lecture bien venue des trois allées de La promenade du sceptique, l’« Entretien entre d’Alembert et Diderot » qui ouvre la repré- sentation se déroule sur fond de pique-nique. Il ne s’agit pas là d’une facilité destinée à capter l’attention du spectateur, mais d’une façon d’introduire matériellement sur scène le fameux œuf à l’aide duquel, selon le personnage de Diderot (joué par un Hervé Boudin très ressemblant), « on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre ». Quelle meilleure façon, quand en sus le comédien l’ingurgite, de rendre perceptible au spectateur la théorie diderotienne du passage de la matière inerte à la matière vivante ? Le corps est encore à l’honneur dans les mimiques, les postures, les mouvements des comédiens, que Diderot théoricien du drame tenait pour plus éloquents que les mots. Ici, non seulement le corps des comédiens parle, notamment celui de Mademoiselle de l’Espinasse (joué par une Luce Mouchel très expressive) et bien entendu celui masturbateur de d’Alembert (joué sans une once de vulgarité par Olivier Saladin), mais il indique au spectateur non-initié le double sens de la parole gazée et malicieuse de l’auteur. Il n’est pas jusqu’au talentueux claveciniste Phi- lippe Davenet qui n’ajoute à ce festival de la matière en faisant vibrer au moment voulu ¢ je serais tentée de dire : à bon escient ¢ la corde évoquée par les personnages pour soutenir, dans le cadre de la distinction des deux substances, la thèse de l’homme instrument doué de sensibilité et de mémoire. Si bien que lorsque, après « Le rêve de d’Alembert » proprement dit, la « Suite de l’Entretien » laisse à la fin du dîner Mlle de l’Espinasse en tête-à-tête avec un médecin Bordeu inspiré (joué avec pétulance par Vin- cent Berger), « la quête intellectuelle s’érotise », selon le mot d’A. Bézu, pour le plus grand plaisir du spectateur, amusé et électrisé par une conver- sation sur le mélange des espèces, la différence des sexes, la liberté sexuelle, l’homosexualité, menée en des termes extrêmement modernes. Hommage soit rendu au metteur en scène d’avoir si bien compris Diderot, à l’équipe de comédiens, de musiciens, de techniciens, de l’avoir si bien rendu, dans ce qui est, comme toujours chez le philosophe langrois, une fête du corps et de l’esprit !

Sylviane Albertan-Coppola 410 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Saint-Lambert, Les Saisons, poème, texte établi et présenté par Sakurako Inoué, Paris, Société de Textes Français Modernes, 2014, 336 p. ISBN 978-2-86503-290-7.

L’édition des Saisons, poème de Saint-Lambert, établie et présentée par Sakurako Inoué, permet de redécouvrir un texte que l’habile Grimm, mais aussi nombre d’antiphilosophes, au premier rang desquels Élie Fréron et Clément, auraient voulu effacer définitivement de la mémoire collective. Alors que la vague des publications consacrées à Diderot et Rousseau commence très progressivement à refluer, après la riche moisson des années 2012 et 2013, cette édition des Saisons arrive de fait à point nommé. Choisir d’éditer un texte n’est jamais neutre ; et plus encore, n’en doutons pas, de le rééditer. À la différence de Luigi de Nardis, qui, en 1961, avait opté pour l’édition parisienne de 1796 des Saisons parue chez Didot l’Aîné et proposait un apparat critique léger et une introduction biographique soucieuse du contexte, assortie de quelques excursus philo- sophiques, Sakurako Inoué a fait porter son choix sur la toute première édition de l’ouvrage, parue sous anonymat, en 1769, à Amsterdam, en produisant, pour sa part, une introduction synthétique, articulant les principaux enjeux philosophiques du poème et de ses textes d’escorte ¢ redéployés parfois, en fin d’ouvrage, dans les « commentaires de l’édi- teur ». Ce choix pourrait paraître très singulier à ceux qui ont pour principe de considérer l’édition ultime ne varietur comme seule digne de publication sérieuse. Et pourtant, l’édition de la toute première version du texte, telle que l’a élaborée Sakurako Inoué, nous semble convaincante et, à bien des égards, très judicieuse. Les notes bas de page, où figurent, chronologiquement agencées, les innombrables variantes des multiples éditions de 1771 à 1796, nous donnent à voir un texte délié, saisi dans sa dynamique constitutive, son tremblé créatif. Cette édition possède égale- ment l’avantage de livrer le texte à partir duquel Diderot a rédigé son compte rendu critique pour la Correspondance littéraire. Il sera désormais possible d’examiner, à partir d’un ouvrage au format accessible et mania- ble, l’influence que les critiques et les suggestions du philosophe ont exercée sur Saint-Lambert. Il était donc temps de libérer de la chape de silence qui pesait sur lui, ce beau poème, en quatre chants, de trois mille deux cents vers, ingénieu- sement conçu, en dépit des maladresses relevées ici et là ; temps aussi de faire revivre les textes d’escorte du poème, qui font d’une certaine manière corps avec lui. Présentons brièvement le poème de Saint-Lambert, que le projet enfin réalisé de l’éditeur nous permet d’apprécier. En prose, au seuil de l’ouvrage, un « Discours préliminaire », plein de verve, à visée ouver- tement mémorielle et poétique, puis, alternant vers et prose, chants poéti- ques et « notes », au fil des saisons, dans une hybridation formelle simple et subtile, le cœur de l’ouvrage, où semble circuler à bas bruit la rumeur des chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 411 combats encyclopédiques. De cette hybridation formelle, mêlant vers et prose, du souci de l’annotation marginale, l’éditeur, Sakurako Inoué, laisse entendre, sans pourtant les examiner, qu’ils sont comme le principe actif du texte, le moteur perpétuel d’une création en cours, profondément aimantée par le désir de décrire le cycle de la vie ; et surtout profondément nourrie du sentiment de l’existence, qui se « ranime », quel que soit l’âge, comme l’indique Saint-Lambert, à la fin des notes sur « L’hiver », « au plaisir des autres ». Synthétique et couvrant plus d’une trentaine de pages, l’introduction de Sakurako Inoué est organisée autour de la dimension épicurienne et l’ancrage sensualiste du poème. Aussi la part royale que s’octroie souvent la critique des sources, en amorce de ce type d’ouvrage, est-elle à dessein fort réduite, mais les notes d’édition, qui complètent les indications four- nies par Saint-Lambert lui-même, compensent habilement cette imperfec- tion vénielle, en permettant de se faire une idée des emprunts de Saint- Lambert au poème The Seasons de Thomson. La partie suivante, qui accorde une place qui n’est pas usurpée à l’article *Délicieux, est pour sa part riche et très convaincante. S’y trouvent abordées avec clarté et perti- nence « les réflexions de Saint-Lambert sur la jouissance et la sensibilité ». De lecture aisée, mais trop peu étayées, quoique stimulantes, les deux parties suivantes, titrées « création poétique et anthropologie chez Saint- Lambert » et « Autour de l’esthétique du contraste » ¢ inspirée par les Recherches sur nos idées du Sublime et du Beau d’Edmund Burke ¢, requerraient, nous semble-t-il, des analyses plus fouillées. Pour finir, l’ana- lyse du « dialogue entre Saint-Lambert et Diderot dans l’évolution de la poésie descriptive », très bien menée, même si la discussion pourrait s’ouvrir sur des points de détail, opère de fructueux rapprochements et constitue une belle réserve d’articles. Nous le comprendrons sans difficultés, l’attention des spécialistes de Diderot est vivement sollicitée. Les textes du philosophe, retenus pour leur résonance thématique ou leur proximité chronologique, qu’il s’agisse du Rêve de D’Alembert, de « La promenade Vernet » du Salon de 1767 ou d’extraits de l’Encyclopédie offrent un éclairage des plus utiles sur les échanges d’idées et la porosité rhétorique qui présidaient à la composition des écrits de la Synagogue. Lorsque Saint-Lambert soutient, dans le « Discours préliminaire », qu’il existe sans aucun doute « de l’analogie entre nos situations, les états de notre âme, et les sites, les phénomènes, les états de la nature », nous croyons entendre l’écho des discussions des habitués du salon du baron D’Holbach ¢ telles que Diderot, entre autres, a pu les immortaliser ¢, s’interrogeant mutuellement sur la validité heu- ristique de l’analogie, notion féconde pour l’auteur du Rêve de D’Alembert comme pour celui des Rêveries du promeneur solitaire. Certains commen- taires de Saint-Lambert orientent la lecture des Saisons dans un sens matérialiste. Le regard du poète sur les valeurs changeantes des saisons, d’une nature en flux perpétuel, belle, riante, parfois sublime, impose 412 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE silence, nous semble-t-il, aux grandes orgues de La Création, à la façon du philosophe Diderot arpentant les toiles de Joseph Vernet dans le Salon de 1767. Sans pousser l’examen dans ce sens, Sakurako Inoué suggère pour- tant quelques fructueuses pistes, lorsqu’elle souligne que, contrairement au poète écossais Thomson, Saint-Lambert redéfinit la poésie descriptive en la dégageant de sa gangue spiritualiste et de sa vocation théologique initiale de glorification divine. En outre, l’introduction de l’ouvrage pourrait laisser sur leur faim bien des amateurs de parcours savants, qui souhaiteraient glaner des informations sur la poésie descriptive et la gamme des poétiques de la nature ; elle pourrait même s’avérer très aride, pour des lecteurs friands d’anecdotes biographiques et d’évocations contextuelles. Mme de Graffi- gny, Voltaire et les philosophes ¢ dont Rousseau, gravitant autour du baron d’Holbach, exception faite de Diderot ¢ qui ont pourtant largement contribué à la réflexion et à la notoriété de Saint-Lambert, ne méritaient- ils pas quelques lignes d’attention supplémentaires ? À défaut, les lecteurs très curieux sont donc opportunément renvoyés, grâce aux notes fléchées, à la seule biographie de Saint-Lambert qui fasse pour l’instant autorité, celle de Roger Poirier, exploitée a minima, ainsi qu’aux correspondances privées, fort rigoureusement référencées, de même qu’ils sont conviés à parcourir les ouvrages fondamentaux et réputés de Margaret Cameron et d’Édouard Guitton. Pour autant, ces petites imperfections ternissent moins qu’elles ne rehaussent les qualités incontestables d’une introduction astucieusement agencée, vive, de lecture agréable, où se trouvent claire- ment articulés et synthétisés les enjeux esthétiques du texte. Sakurako Inoué franchit d’ailleurs avec élégance certains des passages obligés du domaine, lorsqu’elle éclaire l’amont et l’aval des Saisons, en soulignant par exemple que Saint-Lambert a conféré ses lettres de noblesse à la poésie descriptive, dans le sillage de la poésie anglaise de la première moitié du XVIIIe siècle, sous l’égide de Thomson ; poésie dont nul n’ignore qu’elle prit parfois valeur de modèle ou fit office de repoussoir pour les poètes des générations suivantes, qu’ils soient nés avant le tournant du siècle ¢ comme Delille, Roucher ou André Chénier ¢ ou après la Révolution ¢ tels Lamartine et Hugo, dont on sait qu’il fut un ardent et caustique lecteur de Saint-Lambert. Il nous semble par ailleurs que les articles de Saint-Lambert, men- tionnés pour la plupart sans analyse tangible, méritaient d’être exploités davantage, les articles Législateur et Intérêt notamment, cités en note par Saint-Lambert, et dont certaines idées sont recyclées subtilement dans Les Saisons. Si la dimension encyclopédique des Saisons, qui affleure dans les considérations de l’auteur sur les activités agricoles, la chasse, ou la physiologie, est très précisément étayée dans les notes d’édition, qui les resituent dans l’optique sensualiste que Sakurako Inoué estime cruciale, l’analyse de la dimension politique des Saisons ¢ où filtrent les préoccu- pations économiques et sociales de la coterie holbachique ¢ gagnerait sans chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 413 doute en précision et en amplitude, si elle était enrichie des considérations égrenées par Saint-Lambert sur le poème d’Helvétius et des arguments du Catéchisme universel. Ce qui aurait permis d’équilibrer la large place consacrée dans les notes d’édition aux articles de Diderot, qui font pour leur part l’objet de citations et de commentaires judicieux. Confessons-le, la critique est toujours aisée, pour qui n’a pas fléchi sous le harnais ; aussi n’hésitons pas à saluer le très beau projet qui vient enfin d’être réalisé par Sakurako Inoué. L’ouvrage qu’elle a produit est très utile, bien élaboré et clairement orienté, sans louvoiements, et surtout éloigné, on l’aura compris, des tentations de l’exhaustivité et de l’éclec- tisme. N’en doutons pas, la lecture des Saisons s’en trouvera facilitée et nous découvrirons qu’elle est loin d’être aussi malaisée, heurtée, pénible, que des plumes indélicates voulurent en leur temps, parfois jusqu’au nôtre, le laisser entendre. Comment par exemple ne pas être séduit par le bel hymne à l’amour qui clôt le premier chant consacré au printemps ? Lisons et écoutons Saint-Lambert : « Tout révèle, tout peint, ces transports, ce délire // Ce feu puissant et doux que chaque être respire » v. 689). La clef lucrétienne de l’ouvrage, Sakurako Inoué nous la confie, en pointant judicieusement l’écho feutré qui s’établit avec les articles *Jouissance et *Délicieux, et plus secrètement encore avec l’article *Intérêt, où Dide- rot, qui s’était exercé à rimer quelques poèmes « fugitifs », aborde à sa manière, en admirateur sincère de Lucrèce, les noces de la poésie et de la philosophie. Franck Cabane

Sylvie Bouissou, Jean-Philippe Rameau, musicien des Lumières, Paris, Fayard, 2014, 1024 p. ISBN 978-2-213-63786-0.

Avec ce magistral volume, Sylvie Bouissou signe la somme consacrée à Jean-Philippe Rameau dont le XXIe siècle a besoin. Elle y brasse le savoir historique et musical aujourd’hui disponible sur le grand musicien philosophe. Considérablement augmenté et affiné depuis la grande mono- graphie de C. Girdlestone publiée en 1957, ce savoir mobilise les plus récentes découvertes dues à nombre de chercheurs scrupuleusement cités, au sein desquels l’auteur elle-même a bien raison de « revendiquer sa part ». Tout l’outillage critique nécessaire à un chercheur, mais aussi à un connaisseur ou à un amateur, est mis à disposition du lecteur, également dans de substantielles et très utiles Annexes (arbre généalogique établi par E. Kocevar, synopsis tabulaire monumentale ¢ pas moins de 12 doubles pages ¢ des œuvres de Rameau, synopsis des parodies, considérable biblio- graphie classée où les documents d’archives abondent, index, table des exemples). La conduite de l’ouvrage a été dictée par son objet ¢ la vie et la production de Rameau dans leur contexte historique, musical et intellec- 414 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE tuel. La chronologie s’imposait donc, à l’exception de l’activité théorique du musicien, « monument de son intellectualité musicienne », traitée dans une cinquième et dernière partie. Les quatre grandes divisions qui la précèdent, se déployant en quelque 20 chapitres, scandent la vie et les œuvres de Rameau en périodes dont le découpage est déjà à lui seul éclairant. Première partie, « Le maître organiste. 1699-1722 ». À suivre les nombreuses charges d’organiste assurées par Rameau dans différentes villes, analysées notamment à l’aide de documents d’archives (contrats, conventions), on se représente la vie instable des musiciens professionnels d’Église au début du XVIIIe siècle. Loin de susciter l’ennui, c’est à un jeu de piste que S. Bouissou convie son lecteur. On avait pu mesurer ses talents de détective dans son livre de 1992 sur Les Boréades ; elle les exerce toujours avec délectation, et succès. Un exemple : le célèbre épisode des dissonances faites exprès à l’orgue pour résilier le bail conclu à Clermont- Ferrand sort définitivement de la légende (on le regretterait presque !), corroboré par un croisement d’informations. Dans cette impitoyable recherche de la moindre pièce de puzzle, jusqu’au filigrane des papiers, l’histoire de Rameau ne perd rien de sa dimension et ne subit aucun aplatissement banal. L’analyse de la musique vocale profane en bénéficie tout autant. S. Bouissou, scrutant une note de bas de page de la thèse d’Isabelle Rouard, y ajoute même un objet fabuleux : le canon Frère Jacques. On peut donc se livrer sans réticence à ces moments de détection où l’auteur excelle, et on se surprend même à les rechercher comme des friandises. Deuxième partie « Rameau, bourgeois de Paris. 1723-1732 ». Avec l’installation de Rameau à Paris, ce sont les Suites pour clavecin, la poursuite de la réflexion théorique, puis les premières et fortes relations de Rameau avec le théâtre, tout particulièrement ici la culture de la Foire et le théâtre comique (notamment en collaboration avec Piron). Chemin fai- sant, l’auteur rectifie la date de la rencontre de Rameau avec le mécène La Pouplinière, la reculant en 1736 ¢ dommage, on aurait aimé qu’un autre épisode légendaire, le fameux billet de l’avance de 500 livres pour le poème d’Hippolyte et Aricie que l’abbé Pellegrin aurait ostensiblement détruit en entendant une répétition, ait eu lieu dans son salon ! Troisième partie « Rameau ‘‘opérateur’’ à Paris. 1733-1744 ». C’est le début des grandes œuvres lyriques, à commencer par « le choc esthéti- que » d’Hippolyte et Aricie, puis la première collaboration avec Voltaire avec l’échec de Samson, ensuite Les Indes galantes, Castor et Pollux ¢ dont le caractère autobiographique, naguère évoqué par Jean Malignon, est discuté et pris au sérieux ¢, Les Fêtes d’Hébé, Dardanus. Est-il besoin de préciser que chaque œuvre est passée au crible d’un commentaire musical très précis et dynamique, qui s’attache en particulier à souligner les nouveautés et les audaces ? Les remarques poétiques et littéraires qui émaillent le propos sont cependant parfois déroutantes. Avancer, à propos chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 415 de Dardanus (p. 302), que les topiques mythologiques font place au mer- veilleux, comme si le mythologique et le merveilleux s’excluaient, laisse perplexe. Parler de « dérogation aux conventions » (p. 318) au sujet du poème d’Hippolyte, c’est laisser croire au lecteur que la tragédie lyrique était assujettie aux règles de la tragédie parlée (règles qui du reste ne sont pas des « conventions »), ce qui n’est nullement le cas, et la citation extraite de la préface de Pellegrin le dit bien. Cette superbe préface et nombre de commentaires tout au long de l’histoire de l’opéra français de cette époque montrent la commune structuration des deux scènes (parlée et lyrique), y compris et surtout dans leur opposition qui ne peut donc pas être comprise comme « dérogation », mais bien davantage comme régula- rité. La fin de cette 3e partie, avec le chapitre 14 consacré à l’analyse des Pièces de clavecin en concert renoue avec l’excellence de l’investigation réfléchie chère à S. Bouissou et soulève des problèmes passionnants d’interférence entre clavecin et opéra, objets problématiques brillamment exposés et récapitulés en tableau (p. 527-529). La quatrième partie, « Rameau compositeur du roi. 1745-1764 », parcourt, toujours avec de judicieuses mises au point historiques et des commentaires musicaux détaillés, les commandes officielles auxquelles Rameau dut faire face, rythmées par les événements politiques et proto- colaires. Période marquée par la production de ballets et, au-delà d’une deuxième collaboration avec Voltaire, par la rencontre avec Louis de Cahusac dont on sait combien elle fut décisive, et qui relance par ailleurs la question de l’influence maçonnique abordée à plusieurs reprises. Période aussi de remise en question et de déstabilisation avec la disgrâce auprès de La Pouplinière et la Querelle des Bouffons. Elle comprend des œuvres maîtresses ¢ Platée, Naïs, Zaïs, Zoroastre, Les Paladins où Rameau « chamboule tous les codes ». Et c’est aussi l’occasion pour l’auteur de présenter des hypothèses sur des œuvres perdues comme Lisis et Délie et la tragédie Linus. Sans oublier, bien sûr, l’ultime tragédie Les Boréades, répétée mais jamais représentée avant la fin du XXe siècle. Là encore, les remarques de théorie esthétique et de poétique appellent quelques réserves. Situer le « naufrage de l’esthétique baroque » en 1748 est surprenant, car il y a longtemps que le glas de cette esthétique a été sonné notamment par les grands auteurs dramatiques du XVIIe siècle (y compris Quinault) et du début du XVIIIe siècle. Et comment comprendre l’affirmation selon laquelle (p. 752) Jean-Jacques Rousseau « annonce l’esthétique classique et même romantique », sinon à la faveur d’un malen- tendu récurrent de vocabulaire entre théorie poético-littéraire d’une part et analyse musicologique de l’autre ? Une simple note de bas de page aurait pu le dissiper, en précisant que les termes « baroque » et « classi- que » changent de sens en changeant de champ conceptuel, et que « esthé- tique » et « style » ne coïncident pas toujours. Avec la cinquième partie, consacrée à la réflexion théorique de Rameau, l’auteur quitte le plan strictement chronologique. On soulignera 416 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE une heureuse analyse de l’activité d’enseignement de Rameau, ainsi que la discussion sur la genèse du traité de L’Art de la basse fondamentale ¢ édité par I. Rouard ¢ et sur le devenir de ses deux copies, dont l’une est passée par les mains de Rousseau et l’autre par celles de d’Alembert : elle pas- sionnera tous ceux qui s’intéressent à l’Encylopédie. S’agissant de l’œuvre théorique de Rameau, et notamment de la « convocation de la physique » en 1726, on aurait pu souhaiter qu’elle soit éclairée par une réflexion épistémologique plus fine donnant au concept de corps sonore comme objet naturel toute sa dimension, et soulevant la question d’un passage au modèle expérimental que Rameau eût été bien inspiré d’effectuer en ce moment newtonien de l’histoire des sciences. L’auteur s’étend davantage, à juste titre tant l’obstination de Rameau fut grande, sur son attachement maniaque, à partir de 1750, à un modèle démonstratif de la théorie musicale, modèle qu’il finit, malgré les avertissements réitérés de d’Alem- bert (et sa magistrale leçon d’épistémologie publiée en tête de la seconde édition, en 1762, des Éléments de musique théorique et pratique selon les principes de M. Rameau) par ériger en fondement logique puis ontologi- que. Idée fixe « dévastatrice » sur laquelle Rameau s’éteint « la plume à la main », à la fois dérisoire et sublime, et qui injecte son poison dans les rapports déjà conflictuels qu’il entretenait avec les Encyclopédistes dès 1747. En lisant cet épisode, on sent bien la passion de l’auteur qui lui fait un peu malmener Rousseau (« amateur de seconde zone », dont le Dic- tionnaire de musique continue d’être pillé) et enrôler d’Alembert parmi « les chiens » hurlant à la curée de Rameau. Comme s’il fallait, pour exalter la puissance intellectuelle de Rameau, rabaisser les esprits de premier ordre auxquels il s’est frotté, et qui, même au plus fort de leurs querelles, n’ont jamais douté de sa grandeur. Les rares réserves ¢ littéraires, poétiques, épistémologiques ¢ émises çà et là, loin de discréditer l’immense travail de S. Bouissou, attestent au contraire combien cette lecture, toujours instructive, est stimulante, et ne sauraient en rien atténuer le jugement favorable et même admiratif sur lequel je tiens à conclure cette recension. Avec ce monumental Rameau, musicien des Lumières, fruit d’une inlassable recherche, Sylvie Bouissou ne nous offre pas seulement un outil de référence indispensable, mais aussi, en consonance avec son sous-titre, un travail réfléchi et éclairé. Catherine Kintzler

Osmo Pekonen et Anouchka Vasak, Maupertuis en Laponie. À la recher- che de la figure de la Terre, préface d’Élisabeth Badinter, postface de Jean-Pierre Martin, Paris, Hermann, « MétéoS », 2014, 236 p. ISBN 978-2-7056-8867-7.

Les présentateurs publient quatre textes de Maupertuis relatifs à l’expédition de Laponie en 1736-1737, en vue de déterminer la figure (ou chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 417 forme) de la Terre. On sait que les observations et mesures effectuées lors de ce voyage ont montré, sans discussion possible, que la Terre était aplatie aux pôles et ont permis de calculer un coefficient d’aplatissement qui, à défaut d’être exact, n’était pas trop faux. Ce fut un moment important pour aider au triomphe des idées de Newton en France. Les deux introductions d’Osmo Pekonen (p. 11-57) et d’Anouchka Vasak (p. 59-100) développent peu les aspects mathématiques et astrono- miques de l’expédition, mais procurent des informations sur le climat et la géographie de ces pays nordiques alors peu connus. Des réflexions nous sont aussi données sur le style et sur ce que nous appellerions les « straté- gies de communication » de Maupertuis. Viennent ensuite les textes de Maupertuis eux-mêmes : I. Relation de la Laponie (p. 105-111), II. Lettre de Maupertuis à Mme de Verteillac (p. 113-119), III. Discours lu [à] l’Académie royale des sciences, le 13 novembre 1737 (p. 121-182), IV. Relation d’un voyage fait dans la Laponie (p. 183-202). La postface de Jean-Pierre Martin porte sur les expéditions ultérieu- res dans ces régions du grand Nord. Il y a aussi une correspondance des noms géographiques (p. 205-207) et une bibliographie (p. 217-229). Le texte central de cet ouvrage est le Discours du 13 novembre 1737, publié d’après l’édition à part de Maupertuis, La Figure de la Terre ..., Paris, Imprimerie Royale, 1738. Les variantes des autres éditions sont indiquées. Dans celle des Mémoires de l’Académie royale des sciences pour 1737 (p. 389-469), parus en 1740, sont reproduits les calculs (p. 430-468) et des planches non paginées, omis ici. On les trouve en ligne, sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Ces textes sont connus, mais n’avaient pas été édités ensemble. Ce volume permet un accès au cadre de l’expédition et aux résultats principaux. Le lecteur s’intéressant aux mathématiques et à l’astronomie pourra approfondir le sujet grâce à la bibliographie indiquée dans l’ouvrage.

Pierre Crépel

Daniel Vaugelade, Louis Alexandre de La Rochefoucauld (1743-1792). Un aristocrate au service de la science, Paris, Éditions de l’Amandier, « La bibliothèque fantôme », 2014, 335 p. ISBN 978-2-35516-236-7.

Cet ouvrage est instructif et se lit bien. Certes, l’auteur n’y a pas vraiment respecté les règles historiques souhaitables : références de nom- breuses citations ou affirmations omises ou approximatives, interpréta- tions quelquefois hasardeuses, quasi-absence d’écho aux études existant sur les sujets traités. Cela dit, nous voudrions insister sur l’intérêt d’exa- miner le duc de la Rochefoucauld et les savants proches de lui : Le Sage, Saussure, Desmarest, Dolomieu, Pilâtre de Rozier, etc. C’est tout l’entou- 418 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE rage des encyclopédistes de la seconde génération qui apparaît ici. D. Vaugelade attire notre attention sur un ensemble d’autographes peu connu : le fonds Clerc de Landresse, aux archives communales de Mantes- la-Jolie. Il pense que ces papiers, qui ont été remis par Ernest Clerc de Landresse (1800-1862), bibliothécaire de l’Institut de 1844 à 1862, prove- naient de son prédécesseur Louis François Feuillet (1768 ou 1771-1843), secrétaire du duc, ami de Dolomieu, futur membre de l’Académie des sciences morales et politiques (p. 241). L’auteur nous donne un échan- tillon des correspondances, essentiellement issues de ce fonds (p. 277-315), entre La Rochefoucauld et Bucquet, Caire-Morand, Fourcroy, Guyton de Morveau, Lefèvre de Saint-Marc, Malesherbes, Poivre, Rozier, Sickingen et Tessier. Auparavant, il a rédigé des chapitres sur les liens du duc avec Le Sage, Saussure, Desmarest, Dolomieu, etc. sur toutes sortes de sujets comme la géographie, la géologie, les volcans, mais aussi les salpêtres, les aérostats, la botanique, ainsi que les hypothèses scientifiques générales qui s’y rapportent et qui touchent éventuellement les liens difficiles avec l’Écriture Sainte. L’auteur est souvent conduit à présenter les théories de l’époque et leurs contextes, de façon claire, disant en peu de mots les enjeux. Il situe aussi La Rochefoucauld par rapport aux institutions, en particulier la Société royale de médecine, l’Académie des sciences et la Société royale d’agriculture, dans lesquelles le duc s’est investi. Pour ce qui concerne les encyclopédistes, D. Vaugelade nous fournit surtout des renseignements sur Desmarest, mais aussi éventuellement sur d’autres comme Turgot ou Condorcet, et sur certains de leurs proches, comme la duchesse d’Enville ou Malesherbes. Si l’on étend le terme « encyclopédiste » aux auteurs de la Méthodique, et aux savants dont les travaux y sont relatés substantiellement, le lecteur accumulera d’autres informations utiles, par exemple sur Guyton de Morveau et Dolomieu. Nul doute qu’un inventaire systématique du fonds Clerc de Landresse donnerait un instrument de travail important. Signalons que cet ouvrage prend place dans une collection dite « Bibliothèque fantôme du château de la Roche-Guyon », comprenant une quinzaine de volumes dont certains apportent certainement des faits intéressant les encyclopédistes. On doit donc savoir gré à D. Vaugelade, visiblement passionné par la famille de La Rochefoucauld, de nous don- ner des pistes de recherche nouvelles. Plus généralement, cet ensemble constitue une stimulation supplémentaire pour entreprendre des études systématiques (disons dans l’esprit des Kafker) sur les encyclopédistes moins connus que Diderot, D’Alembert et autres, à partir de leurs rela- tions avec divers personnages dont des fonds d’archives importants restent dispersés et peu étudiés.

Pierre Crépel chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 419

Pierre Berthiaume, Matières incandescentes. Problématiques matérialistes des Lumières françaises (1650-1780), Montréal, Les Presses de l’Univer- sité de Montréal, 2014, 329 p. ISBN 978-2-7606-3340-7.

Cet ouvrage, qui relève de l’histoire des idées, se présente comme une synthèse des « problématiques matérialistes » de l’époque des Lumières. On n’y trouvera pas de contextualisation socio-politique, ni de prise de position fracassante, il ne s’agit pas non plus d’une enquête originale sur le sujet visant à proposer une nouvelle interprétation, mais plutôt d’un état de la question ou d’une introduction. Selon Pierre Berthiaume, le matérialisme du XVIIIe siècle, dont il voit la source directe dans le cartésianisme ou un certain type de rationalisme, passe par une réfutation du dualisme et l’affirmation de l’athéisme. Le nouveau savoir qu’il propose se fonde sur « une conception neuve de la matière et sur une définition organique des êtres animés fondée sur les avancées de la physique, de la physiologie et des sciences naturelles. » (p. 18) Cependant, cette construction d’un nouveau savoir réactive des notions héritées des « traditions hermétiques anciennes ». Il faudrait donc, explique l’auteur, envisager une « dialectique entre déconstruction et construction », et des « problématiques autonomes » plutôt qu’« un discours » unifié (p. 19). À une approche strictement chronologique, Pierre Berthiaume préfère ainsi une série d’éclairages. Il examine succes- sivement la question de l’existence de Dieu (Chapitre I), la critique de l’« institution qui le promeut » (Chapitre II), les nouvelles conceptions de la matière fondées sur le mouvement (Chapitre III), la mécanique du corps (Chapitre IV), la critique du dualisme (Chapitre V), le remplace- ment de l’âme par des principes matériels et l’émergence de la notion d’organisme (Chapitre VI), la physiologie et le recours aux fictions (Cha- pitre VII). Dans ces synthèses, il privilégie à chaque fois un petit nombre de textes jugés caractéristiques ou cruciaux, du Traité de l’homme de Descartes aux Éléments de physiologie de Diderot, en passant par la littérature philosophique clandestine et un grand nombre d’écrits scienti- fiques de l’âge classique. Le Chapitre V, intitulé de façon suggestive « Le corps de l’âme », illustre bien la méthode adoptée. Repartant, comme précédemment, de la philosophie de Descartes, l’auteur mobilise à la fois les Institutions de médecine de Boerhaave, commentées par La Mettrie, La Médecine raisonnée d’Hoffmann, l’Abrégé de la philosophie de Gassendi de Bernier, utilement complété par les analyses d’Olivier Bloch (La Philosophie de Gassendi, 1971), l’Histoire des animaux de Buffon et certains écrits de Leibniz, Maupertuis, Needham, Giorgio Baglivi, Gio- vanni Alfonso Borelli, Haller, éclairés par François Duchesneau (La Physiologie des Lumières, 1982), pour finir avec plusieurs articles de l’Encyclopédie écrits par Ménuret de Chambaud. De cette façon, Pierre Berthiaume souligne les liens existant entre les problématiques matéria- listes et les grands débats qui ont bouleversé l’histoire de la philosophie et 420 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE des sciences. Dans les autres chapitres, Telliamed, les ouvrages de Meslier, Newton, Toland, et plus encore ceux de Diderot et d’Holbach, sont régulièrement mobilisés de façon convaincante. Si dans l’ensemble ces mises au point, qui accordent la première place aux textes originaux largement cités, donnent un aperçu assez équilibré des discours matérialistes de l’époque et de leurs sources, on peut cepen- dant s’étonner de ne pas voir apparaître dans les problématiques retenues la question de la vie sociale et des valeurs morales. La modestie de l’auteur se manifeste encore dans sa conclusion. Refusant de céder à la tentation de l’éloge inconsidéré, Pierre Berthiaume se contente d’un diagnostic : « les penseurs matérialistes [...] n’avaient pas les moyens intellectuels de leurs ambitions. Aussi ont-ils eu recours à des images et à des analogies » (p. 298). Sur ce point, la méthode adoptée montre ses limites, et l’auteur n’évite pas certaines simplifications qui contrastent avec l’érudition dont il fait preuve. En effet, il semble difficile, s’agissant de ces débats, de faire abstraction du contexte et des stratégies discursives. Par ailleurs, le fait de comparer les discours matérialistes aux progrès ultérieurs des sciences a pour corollaire une sous-estimation de la dimension conjecturale des discours en question, ce dont témoigne le traitement réservé par l’auteur à l’imagination et à l’analogie. En outre, certains des problèmes sur lesquels les penseurs matérialistes ont buté restent difficiles à cerner aujourd’hui, à commencer par « les phénomènes de conscience » (p. 299) qui suscitent toujours des analogies chez les savants qui tentent d’en rendre compte. Par surcroît, l’assimilation des courants matérialistes au rationalisme totali- sant favorise le retour de la thèse simpliste, ou plutôt du cliché, de l’existence d’un lien fondamental entre système et raison « totalitaire » (p. 300). Du coup, l’auteur renvoie dos à dos ce qu’il nomme le « théofas- cisme », dénoncé par les matérialistes, au premier rang desquels d’Hol- bach, et « l’esprit de système », dont le même d’Holbach serait l’incarna- tion. Cela étant, l’ouvrage de Pierre Berthiaume se recommande par son sérieux et sa clarté. Il s’agit d’une synthèse utile, fondée sur une solide connaissance des œuvres, qui vient opportunément rappeler la complexité des filiations intellectuelles.

Franck Salaün

Jean-Claude Bonnet, La Gourmandise et la faim. Histoire et symbolique de l’aliment (1730-1830), Paris, LGF, 2015, 451 p. ISBN 978-2-253-15643-7.

C’est à plusieurs titres que ce livre intéressera les lecteurs de Diderot. L’espèce d’oxymore que constitue son beau titre annonce l’étude des mœurs de table ainsi que celle de la « question chronique de la disette et de la faim » au XVIIIe siècle. Le panorama de cette histoire sociale et littéraire de l’aliment est vaste et le livre nous conduit, après la Civilité chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 421 d’Érasme, des manuels de civilités jusqu’à Chateaubriand et à Carême (si mal nommé). Au cœur du livre, la partie intitulée « La saveur des mots » est consacrée à Rousseau, à Mercier et bien sûr à Diderot : Bonnet rend compte du « démon de l’appétit » chez le glouton mais gourmand philo- sophe ¢ « le ventre à table » au Grandval ou en « pic nic » à St-Cloud ¢ aux prises avec les « perfides anguilles », « les petits melons d’astracan », « la fricassée de poulet » ou « l’énorme fromage glacé ». Voici décrit avec bonheur le « festin diderotien » ; plaisir de manger, et malaises de la digestion, voire de l’indigestion, remèdes, diètes ; tout est objet d’intérêt chez Diderot, les auberges, les collations entre amis et les repas intimes, jusqu’au dernier (« C’est une bien belle mort que de mourir avec un goût d’abricot dans la bouche ! »). Mais la partie la plus novatrice de ce chapitre a trait aux réflexions qui surgissent des échanges de Diderot avec l’abbé Galiani sur la question des blés et sur « le spectre de la faim ». Pour la première fois, me semble-t-il, l’Apologie de l’abbé Galiani est montrée dans toute sa force originale, à savoir la marque d’une « vraie rupture dans la pensée politique de Diderot » et un moment passionnant de son inventivité littéraire. Il faut lire ces pages lumineuses sur l’évolution de Diderot, ancien admirateur des physiocrates, s’enthousiasmant peu à peu pour les réflexions d’un Galiani qui, dans ses Dialogues,selivreàla démythification en règle de la physiocratie, et, soucieux des disettes et des famines, s’oppose à la libéralisation du commerce extérieur du blé. Les grains, comme l’air et l’eau, ne sont pas une marchandise comme une autre, mais la nourriture du peuple et lorsque le principe de propriété est placé au dessus de « l’utilité générale », il devient, écrit Diderot, « un principe de Tartare, de cannibale, non d’un homme policé ». Cette verte apostrophe adressée au physiocrate Morellet, détracteur de l’abbé Galiani, se double d’un reproche essentiel, celui de ne rien entendre à « l’art du dialogue » : « Vous aimez la dispute et [l’abbé] aime la causerie ; vous êtes toujours sur les bancs de l’école et [...] l’abbé est toujours sur un canapé ». Et J.-C. Bonnet, en vrai diderotiste, ne se limite pas à rendre compte du débat politique alors fondamental et toujours si actuel, à l’occasion duquel Diderot « aborda frontalement la question sociale ». Car cette Apologie, rédigée quelque part entre les premières versions du Neveu de Rameau et le Rêve de D’Alembert, atteste, profondément montre-t-il, des formes particulières de la créativité diderotienne : « Si la défense de Galiani fut d’abord inspirée par un mouvement spontané d’amitié et par une incontestable adhésion intellectuelle, on découvre qu’au delà de cet engouement ce sont les intérêts supérieurs de l’œuvre de Diderot qui sont engagés [...]. Il avait décidé de s’approprier résolument et on pourrait dire de vampiriser le personnage de l’abbé [...] qui l’aida à son insu à ouvrir les voies novatrices qui font toute la singularité de son inventivité littéraire ».

Marie Leca-Tsiomis 422 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Le Combat du droit d’auteur, anthologie historique, suivie d’un entretien avec Alain Berenboom, textes réunis par Jan Baetens, Paris, Les impres- sions nouvelles, 2014. ISBN 9782906131323.

À travers des extraits de textes de Lesage, Voltaire, Diderot, Mercier, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne, Balzac, Vigny, Janin, Lamartine, Hetzel, Proudhon et Hugo, Jan Baetens, avocat bien connu en matière de propriété intellectuelle, a voulu illustrer l’émergence de l’auteur en tant que nouvel acteur du secteur de l’édition. Le parti pris de privilégier la voix des auteurs est justifié par le souhait de laisser apparaître des arguments par ailleurs ¢ forcément ¢ absents. L’ouvrage se termine par un entretien avec Alain Berenboom, autre avocat belge spécialiste de ces matières. Pour le XVIIIe siècle, auquel ce compte rendu se confine volontaire- ment, l’attention est d’abord attirée sur Lesage dont la lutte, permanente pour vivre de sa plume, illustre bien l’émergence de l’auteur profession- nel ; un extrait du Diable boîteux montre la ruse d’un auteur qui vend un manuscrit à trois libraires différents. La Lettre à un premier commis de Voltaire, ne cherche pas tant à défendre les auteurs ¢ la problématique était étrangère à Voltaire ¢ qu’à assouplir le contrôle de l’inquisition littéraire et favoriser le commerce du livre, profitable à tous ses acteurs (auteur, libraire, papetier, etc.). La Lettre sur le commerce de la Librairie de Diderot défend la conception, traditionnelle au XVIIIe siècle, du rapport entre auteur et libraire, celle du contrat de vente du manuscrit, supposé profitable aux deux parties. Mercier (Du théâtre) rappelle l’impact négatif des privilèges de la Comédie française sur l’indépendance des auteurs ¢ dont Lesage. Dans le Tableau de Paris, ensuite, il dénonce la condition des auteurs, sans man- quer de marquer le contraste entre la plupart d’entre eux et Voltaire. C’est Beaumarchais qui cristallise les revendications des auteurs, entre autres à travers le Compte rendu qu’il rédige en 1780, qui aura pour effet de forcer Louis XVI à trancher l’Affaire des auteurs dramatiques et des comédiens français en faveur des auteurs, et la Pétition présentée à l’Assemblée nationale en 1791, qui aboutira à l’élaboration de la première loi française régulant les rapports entre les auteurs et les libraires. Enfin, dans L’immoralité des facteurs de gens de lettres (1797), Rétif de La Bretonne, auteur, imprimeur, mais aussi libraire, particulièrement agressif à l’égard de la contrefaçon, appelle à la création d’une autorité publique chargée de gérer le patrimoine littéraire de la Nation. L’illustration d’un combat nécessiterait de confronter l’argumenta- tion des plusieurs protagonistes et, ici, de pénétrer le rapport de force économique ; en ce sens, le recours à la jurisprudence par exemple, aurait été particulièrement éclairant (voir notamment les travaux de Mami Fujiwara). Comme le dit d’ailleurs Jan Baetens, l’émergence des droits de chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 423 l’auteur, du XVIIIe siècle à nos jours, est le fait de crises successives (p. 10, voir également les recherches éclairantes de Pascal Leduc). Certes, mais à part le Compte rendu de Beaumarchais, quelles crises publiques, établis- sant des droits, les textes rassemblés évoquent-ils ? En fait, Beaumarchais mis à part, aucun des auteurs invoqués n’a fait véritablement évoluer le droit d’auteur. Le combat s’est même déroulé sans eux : le droit anglais améliore le sort des auteurs dès 1710 ; Louis d’Héricourt est le premier juriste français, en 1725, à évoquer un droit de propriété de l’auteur sur son travail intellectuel ; dès 1777, une législation française reconnaît l’auteur comme le premier bénéficiaire du privilège. Quant à la Lettre sur la librairie de Diderot ¢ qui ne sera d’ailleurs connue qu’au siècle suivant ¢, elle illustre moins, selon l’auteur, un combat qu’une défaite.

Éric Vanzieleghem

AUTOGRAPHES ET DOCUMENTS

Notre rubrique, compte tenu des ambitions et de l’influence de l’Encyclopédie, des réactions qu’elle a suscitées et de l’importance du réseau de connaissances de ses auteurs, n’accueille pas que des documents émanant des seuls encyclopédistes ou les concernant exclusivement. Afin de faciliter la consultation de cet ensemble nécessairement hétérogène, nous avons retenu un classement alphabétique. Chaque élément est suivi d’une référence renvoyant à une liste détaillée de catalogues qui se trouve à la fin du répertoire et d’un numéro renvoyant au catalogue cité. Les éventuelles interventions de la rédaction, qui ne peut garantir l’exactitude de toutes les copies de documents, sont entre crochets à la fin de la notice. Rappelons les abréviations usuelles des catalogues : L. pour lettre, A. pour autographe, M. pour manuscrit, S. pour signé(e), P. pour pièce. Autographes et Documents doit beaucoup aux personnes qui, fort aimablement, nous font parvenir des catalogues étrangers ou rares, ou nous apportent des complé- ments d’information sur ces manuscrits (voir la rubrique entre crochets à la fin de certaines notices où ces informations sont données, avec le nom de leur auteur, lorsqu’il est différent des deux signataires de cette rubrique). Elles en sont ici vivement remerciées. Irène Passeron et François Prin.

Aguesseau Henri François d’ (1668-1751) magistrat, Chancelier de France. ¢ L.A.S., Versailles 8 mai 1733 ; 4 pages petit in-4. Au sujet des procédures contre les convulsionnaires de saint-médard. Il accuse réception de l’envoi de son correspondant, qu’il a montré à qui de droit « Ny le faiseur de requestes, ny l’historien du Vicaire de St Médard ne sont de bons chronologistes aucun d’eux n’a pris la peine de marquer le jour de l’aventure dont il s’agit. Le party doit estre pris a present pour admettre ou pour rejetter la requeste [...] J’ay lieu de conjecturer par une lettre de M. le procureur général [Joly de Fleury] qui est de ce matin que la disposition du Lieutenant criminel est de ne rien faire, ou dordonner qu’on se pourvoyeroit devant M. l’achevesque ». Si la résolution n’était pas encore prise, il compte sur son correspondant pour « affermir » la décision du Lieutenant « Il pourroit aussy se donner du temps en mettant un soit montré sur 426 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

la requeste [...] Mais le retardement seroit plus convenable si l’on compte de finir le fond de l’affaire par la voye de M. l’Archevesque, et par les ordres qu’il donnera au Curé ou au Vicaire [...] Les cartes se brouillent de plus en plus, mais malgré les attaques redoublées de lesprit de revolte et de sedition qui eclate de tous costés, il ne faut pas perdre courage. Le bien sortira peut estre du mal mesme ». Il poursuit en blâmant l’archevêque d’avoir refusé les sacrements à un enfant de la paroisse de Saint-Médard « Il n’est pas naturel qu’on fasse difficulté d’administrer les sacremens à un enfant de 14 ans qui s’est confessé et qui est en grand danger ». (Les Autographes, automne 2014, cat. 139, no 5)

Bezout Étienne (1730-1783) mathématicien. ¢ L.A.S., Paris 25 août 1782 ; 2 pages in-4. A propos de l’achat de livres pour l’Ecole des Cadets de Lorient. « Dans l’entretien que j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous dernièrement, je n’ai estimé qu’à 240£ environ la dépense nécessaire pour les livres demandés pour l’Ecole des Cadets à Lorient. Mais comme on demande plusieurs exemplaires de quelques uns de ces ouvrages, la dépense sera un peu plus forte ; et pour cette raison j’ai cru devoir envoier [sic] l’état [...] des livres demandés et l’état des prix que m’a fourni le libraire ... » [D’après Liliane Alfonsi, auteur de Etienne Bézout (1730-1783), mathématicien des Lumières, L’Harmattan, 2011, cette lettre est inédite.] (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 70, no 15)

Boufflers Marie Charlotte Hippolyte de Campet-Saujon, comtesse de (1724-1800) femme de lettres, dont le salon rivalisait avec ceux de Mme Du Deffand et de Julie de Lespinasse, amie de Hume et Jean-Jacques Rousseau. ¢ 2 L.A., les 3 et 29 janvier 1759, au comte de Schomberg;4pagesin-4 et 1 page et demie in-4, adresse et cachet de cire rouge aux armes. Sur la maladie de la duchesse d’Orléans [Louise-Henriette de Bourbon-Conti]. ¢ 3 janvier : Mme de Boufflers rapporte la consultation et le verdict du médecin, que la duchesse accepta bravement : « elle annonça à tout le monde quelle recevroit le viatique le lendemain, elle pria ces dames de prendre un air plus gay, disant quelle ne vouloit pas quon lattristat et se mit a chanter pour le peu de bon tems qui nous reste rien nest si funeste qu’un noir chagrin le lendemain qui etoit hier on luy aporta les sacremens avec beaucoup de pompe elle les reçut dans son grand lit ». Après ce spectacle attendrissant auquel assistèrent les Princes, les Princesses et toute la maison, la duchesse se leva et dîna de bon appétit. « jusqua present l’on s’etoit imaginé, que le plus grand effort d’une fermeté stoique etoit de voir ce moment la avec egalité d’ame, Me la duchesse d’Orleans fait beaucoup plus elle le voit avec gayeté elle trouve matiere de plaisanterie dans ce qui effraye les plus courageux et cela sans avoir rien qui puisse la degouter de la vie ». ¢ 29 janvier. « Je vous avois écrit une lettre de quatre pages pour rabattre un peu des transports de votre admiration, mais comme depuis, les traitemens de cette merveilleuse personne pour qui vous vous sentes si attendri, sont venus au point de ne me plus permettre de la voir j’ay craint que vous natribuiez au depit et a la vengeance des reflexions qui dans tout autre cas auroient servis a vous prouver que vous vous livres trop a lenthousiasme [...] votre comparaison avec Socrate me fait venir ce que nous appellons entre Me de Blot et moy la vilaine peau. Croyes moy Monsieur le Comte sil est des Socrates dans ce siecle ce n’est pas la qu’il faut les chercher a moins que ce n’en soit de tels quon pretend qu’il etoit par la nature avant que la vertu ne leut refformé ». Elle donne des nouvelles du duc et de la duchesse glanes-comptes rendus-documents 427

d’Orléans qui « na pas huit jours a vivre », et de Mme de Barbantane. Anciennes collections Alfred Bovet (no 2092), puis Alfred Morrison (2, I, p. 380-381). (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18- 19 novembre 2014, lot no 279)

Buffon Georges-Louis Leclerc, comte de (1707-1788) naturaliste. ¢ L.A.S., (signée en tête à la 3e personne), Montbard 10 janvier 1778, à M. Guillebert ; demi-page in-8. « M. de Buffon prie Monsieur Guillebert d’agréer cette boete et de la recevoir comme une marque de son amitié ». [Lettre inconnue qui ne figure pas dans la Correspondance générale éditée par Nadault de Buffon en 1885, ni dans l’inventaire de Genet-Varcin & Roger de 1954, qui sont les deux documents de référence]. (Les Autographes, automne 2014, cat. 139, no 49)

¢ L.S., Montbard 1er novembre 1775, à Louis-Bernard Guyton-Morveau, avocat général au Parlement de Dijon;3pagesin-4, adresse avec cachet de cire noire aux armes (petit manque par bris de cachet). Il a eu une longue conver- sation avec M. de Fargès, intendant du Commerce : « Il estime que la place de procureur général des Monnoies vous conviendroit mieux que celle de premier Président de la même Cour ; que vous seriés plus à portée de vous occuper selon votre goût et de faire du bien aux sciences, mais que néantmoins cette place de procureur général ayant été demandée par M. de Mallesherbes pour M. Domat petit fils du grand légiste Domat, M. Turgot ne pourra guères la lui refuser ». Quant à la place de premier président, M. de Fargès prétend que Guyton l’obtiendra plus aisément que l’autre : « Il m’a parut tout à fait dans vos interêts prévenu par M. le Duc de La Rochefoucauld. [...] M. de Fargès part demain pour Paris et M. son frere pour Dijon. J’ai remis à M. de Brosse les quarante mille francs de Me Charrault ; il a mandé les gens de Vitteaux et de Saulieu pour terminer l’affaire et recevoir cet argent ». Il termine en parlant de ses propres travaux : « Lorsque vous aurés reçu la pièce de toile de fer je vous serai très obligé de la faire appliquer comme vous l’entendés sur une monture de bois ; elle fera peut-être un meilleur éffet que nous ne pensons pour purger nos mines. [...] j’ai avec moi le fils de M. Grignon dont je suis fort content, et nous travaillons à faire une petite succursale à ma forge ». [Correspondance générale, 1885, t. I, l. ccxxii.] Lettre connue qui figure dans la Correspondance générale éditée par Nadault de Buffon (vol. 1, pp. 293-294). Elle est signalée à l’époque comme « Inédite, Communiquée par M. de Fontenay »].

¢ L.A.S., Montbard 16 mars [1778, à Pierre Guillebert, avocat au Parlement] ; 2 pages in-4. Lettre à son ancien précepteur, devenu celui de son fils, né en 1764. Il a reçu sa lettre et celle de son fils avec son travail, dont il a été content : « je desire fort que vous le soiez aussi de son caractere et de sa douceur ; j’ai quelqu’inquiétude sur sa conduite, je crains que la Rose n’ait peut-etre trop de complaisance et ne le laisse parler a la Bertin ou a son mari qui ne pouroient que luy donner des mauvais conseils et peut-etre des facilites qui seroient très dangereuses a son age, je vous prie d’y veiller et qu’il n’y ait aucune frequentation chez eux ». Ils peuvent cependant voir M. et Mme de La Billarderie, « mais il faudroit cacher sa main ou du moins ne pas avouer que c’est une dartre habituelle d’autant que j’espere toujours que cette vilaine incommodité poura passer avec la puberté. J’espere aussi qu’il ne manquera pas de faire a Pâques sa premiere communion. Il est trop avancé pour differer d’avantage. Je suis tres aise qu’il 428 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

s’occupe au jardin, voici le temps ou vous pourez faire de plus longues promenades sa santé n’en sera que meilleure. Au reste je compte entierement sur vos bonnes attentions et aux sentimens de votre amitié pour luy et pour moi ». [Lettre inconnue qui ne figure pas dans la Correspondance générale éditée par Nadault de Buffon en 1885, ni dans l’inventaire de Genet-Varcin & Roger de 1954]. ¢ L.S., Montbard 18 juillet 1784, [à Louis Daubenton];2pagesetquart in-4. Il communique une demande de Vienne « pour le Cabinet de S.M.I. [...] si nous pouvons la remplir en entier, nous enverrons sans hésiter celle des minéraux que vous demandés pour le Cabinet du Roi, mais si nous ne pouvons satisfaire qu’en médiocre ou petite partie à cette demande, [...] il faudra diminuer à proportion sur celle que nous leur ferons ». M. d’Amezaga a assisté ces jours derniers à l’inauguration du buste de Daubenton, il a promis au neveu de Daubenton « toute recommandation auprès de M. le Prince de Condé ». Puis il parle de sa santé (il souffre de calculs) : il n’est que depuis quelques jours « quitte des grandes souffrances que m’occasionnoient les gros graviers, ils sont devenus plus petits et même il paroit qu’ils se ramollissent, cela augmente ma confiance au savon que je n’ai pas interrompu depuis deux mois et demi que j’ai commencé d’en faire usage ». En post-scriptum, il le prie de « chercher dans les ichtiologies l’indication du poisson dont on demande le nom par la lettre ci-jointe qui m’a été adressée par M. le Marechal de Castries ». [Lettre connue qui figure dans la Correspondance générale éditée par Nadault de Buffon (vol. 2, pp. 235-237). Elle est signalée à l’époque comme « Inédite, communiquée par feu le docteur Vaussin d’Orléans »].

¢ L.S., Montbard 20 septembre 1784, à André Thouin;1pageetdemie in-4. Travaux d’aménagement du Jardin du Roi. Il convient de poser « une barrière qu’on puisse ouvrir et fermer et qui remplace la porte avant sa démolition qu’il ne faut faire que la nuit pour que le passage ne soit pas interrompu. J’écris à M. Verniquet [l’architecte du Jardin] de commander des bornes de fonte de fer et l’on vient de faire partir des fers de onze et treize lignes qui arriveront dans quelques jours et que M. Lucas aura soin de remettre au S. Mille afin qu’il puisse achever promptement les grilles de cette porte. [...] M. Verniquet m’écrit qu’il vous a remis le mémoire réglé du S. Mille, je vous prie de le garder jusqu’à mon retour, j’entrerai alors en payement avec lui. [...] Je crois que la dépense de vos travaux pour la quinzaine qui écheoira samedi prochain 25 n’excèdera guères 2000£ et j’envoye à M. Lucas par cet ordinaire un effet pour y satisfaire ». [Lettre inconnue qui ne figure pas dans la Correspondance générale éditée par Nadault de Buffon en 1885, ni dans l’inventaire de Genet-Varcin & Roger de 1954. À noter que la bibliothèque centrale du Muséum conserve un fonds important de lettres de Buffon à Thouin, qui n’ont pas été publiées]. (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015, lots no 200 à 203)

Buffon Georges-Louis Marie Leclerc de (1764-l’an 2). ¢ 6 L.A.S. et 2 L.A., juin à octobre 1781, à son précepteur Pierre Guillebert, avocat au Parlement ; 22 pages in-4, 3 adresses. Correspondance pendant son voyage en Europe avec le chevalier de Lamarck, jeune confrère du grand savant, et mentor de son fils. Les lettres sont écrites d’Utrecht, Liège, Bonn, Göttingen, Prague, Vienne. Le jeune homme se montre affectueux, soucieux de la santé et de l’avancement de son précepteur, et plus intéressé par les commis- glanes-comptes rendus-documents 429

sions diverses dont il charge celui-ci, que par les capitales européennes qu’il traverse. Il réclame des lettres, annonce l’envoi de livres et d’eau de Cologne, transmet les compliments de Lamarck. À la sortie de Cassel, à cheval, ils se sont égarés et ont couché dans un village « sur la paille » (26 juillet). Il fait allusion à des correspondances avec Mlle Blesseau, Mlle Thouin, M. Lucas de Bruxelles, M. de Tolozan, le vicomte de Vergennes, Julien de Saint-Paterne, et son père « il me parle beaucoup de vous et d’une maniere non equivoque », (5 juillet). Il commente la nomination de son ami Geoffroi au poste de secrétaire du comte de Vergennes, « une des places les plus belles, les meilleures, et surtout les plus importantes de Versailles », début fulgurant qui a étonné tout autant M. Barthélemy, secrétaire d’ambassade du baron de Breteuil (12 sep- tembre). De Vienne, il raconte : « Nous voyons l’empereur tous les dimanches et il a pour moi les mêmes bontés qu’au camp. Le pauvre La Marck est bien desagreablement dans tout ce voyage. La première fois on lui dit quelque chose et comme il ne sait pas y repondre et que son air gauche ne previent pas pour lui on ne lui dit plus rien et tout le monde s’en mocque. On ne l’appelle a Vienne que le botaniste tandis que tout le monde s’empresse a me flater » (17 octobre). [Lettres inconnues a priori. Ce ne sont pas des lettres du naturaliste Buffon, mais des lettres adressées à Buffon par son fils « Buffonet », « le plus pauvre chapitre de l’Histoire naturelle » selon Rivarol. Le fils Buffon était parti faire un tour d’Europe. Il était accompagné de Lamarck, pour qui ce voyage fut un cauche- mar (le jeune Buffon étant apparemment insupportable)]. [Les compléments d’informations sur les lettres de Buffon nous ont été aimablement communi- qués par Stéphane Schmitt, spécialiste de Buffon et directeur de publication des Œuvres complètes de Buffon, environ 38 volumes, Paris, Honoré Cham- pion, édition en cours.] (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015, lot no 206)

Caylus Anne-Claude de Tubières, comte de (1692-1765) archéologue, graveur et écrivain. ¢ L.S., Paris 6 avril 1764, à M. de Bréquigny de l’Académie royale des belles lettres, à Londres;1pagein-4, adresse (petite déchirure par bris de cachet). « Je vous suis trés obligé, mon cher confrère, d’avoir pensé à moi, mais par rapport à cette espece de peinture il y a plus de deux ans que j’en ai publié le procédé ; il est même imprimé dans un petit ouvrage que je donnai dans le tems. Le produit en est le même que ce que vous avés la bonté de me mander ». Il le remercie également pour l’intérêt qu’il porte à sa santé : « Je garde le lit et je ne sais quand j’en sortirai mais cela va beaucoup mieux. Je ferai vos commissions auprès de Mr de Guignes et d’Anville ». [Le comte de Caylus, auteur d’un « Mémoire sur la Peinture à l’encaustique » paru dans l’ Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres en 1761, était confrère dans cette Aca- démie de Guignes et de Jean-Baptiste d’Anville (1697-1782).] (ALDE, cat. du 29 mai 2015, lot no 27)

Cazin Hubert-Martin (1724-1795) libraire-éditeur. ¢ L.A.S., Reims 16 avril 1787, à Jean Racine, libraire à Rouen;1pagein-4, adresse. Lettre, qui commence par une liste de 8 ouvrages suivis de leurs prix (Compère Mathieu, Œuvres de Diderot, Géographie de La Croix, Sauves gardes des abeilles, Œuvres d’Helvétius). Cazin accuse réception des livres 430 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

envoyés par son collègue Racine, dont le montant s’élève à 470 £, somme qui le déconcerte : « jay eu recours à un ancien catalogue de M. Machuel [le libraire- éditeur Robert Machuel, 1678-1765, qui fut embastillé pour avoir mis en vente des ouvrages prohibés] et jay trouvé quelque article un peu plus cher dans votre facture. Cependant je ne crois pas que vous ayez changé de prix et que ce sont les memes que M. Machuel les vendoit. Je vous en ferois l’observation dans le tems et je vous en dirois la preference. Je souaiterois bien que vous me fassiez passer un de vos catalogues tel quils soit afin de vous faire quel quantité demende. Je presume que cela ne sera pas long [...] Vous avez cidesus note des objets que je peux vous fournire en place de vos articles ». (ALDE, cat. du 29 mai 2015, lot no 28)

Châtelet Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du (1706-1749) femme de lettres et de sciences, amie de Voltaire. ¢ L.A.S., « Breteuil du Chastellet », Bruxelles 7 avril 1741, au mathématicien et physicien Jean-Jacques Dortous de Mairan;1pagegrandin-8. Il s’agit de la réponse de Mme du Châtelet à la Lettre que Dortous de Mairan lui avait dédiée, Lettre à Madame *** sur la question des forces vives. « J’ay cru devoir Monsieur au cas infini que je fais de tout ce qui vient de vous la reponse a votre lettre imprimée que je joins ici, de quelque façon que le public decide. Je me tiendrai toujours honorée de disputer contre une persone de votre merite, je me flatte que la diversité de nos opinions n’alterera point l’estime que vous voulés bien m’acorder, come elle ne changera jamais rien aux sentimens avec lesquels je serai toute ma vie Monsieur, votre tres humble et tres obeissante servante ». (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18-19 novem- bre 2014, lot no 273)

Chauvelin François-Claude, marquis de (1716-1773) lieutenant-général comman- dant en Corse, ambassadeur à Gênes et Turin ; poète, ami de Voltaire, favori de Louis XV et la Du Barry ; maître de la garde-robe du Roi. ¢ L.A., Turin 8 et 9 août 1762, [à Condillac] ; 13 pages in-4. Lettre, probable- ment adressée à Condillac, alors précepteur de l’Infant de Parme. Il exprime chaleureusement sa reconnaissance pour le geste généreux de son correspon- dant « mes larmes sont au bord de mes yeux, croyés moy je suis né honnete et sensible, l’habitude des affaires, l’usage des cours, la violence même des passions auxquelles j’ai trop souvent cedé, et particulierement dans cette fatale circons- tance, n’ont point alteré en moy ny la droiture ny la sensibilité, mon ame que j’ose dire pure voit les objets tels qu’ils sont, vous sauvés ma consideration, la fortune de ma famille, vous tarissés la source de ces torrens d’amertume qui inondoient mon cœur »... Chauvelin a perdu au jeu plus de 180.000 livres contre le marquis de Prié, pour qui il avait eu des procédés généreux lorsqu’il lui gagna de l’argent au jeu, mais qui s’est conduit de façon barbare et indigne en lui gagnant à son tour de fortes sommes et en faisant connaître les pertes de Chauvelin à toute la ville, à Milan, Gênes, Parme, Lyon. Le malheureux craint que la nouvelle ne parvienne aussi à Paris « J’ai contre moy le murmure de la malignité, les traits des envieux, les hazards même innocens, enfin ce n’est que le payement qui peut assoupir des bruits dangereux, et graces a l’Infant et a vous j’en ai les moyens actuels ». Il explique les arrangements qu’il prend pour éteindre sa dette de jeu discrètement, et pour reconnaître et rembourser sa dette à l’Infant de Parme en l’espace de sept ans il compte sur la vente de ses glanes-comptes rendus-documents 431

meubles et de sa vaisselle lorsqu’il quittera son ambassade, et sur la vente de ses diamants, tout cela devant rester secret. « Si tout cet arrangement vous convient mandés le moy [...] c’est a vous a toute sorte de titres a faire la loy, et les loix imposées par une ame de la trempe de la vôtre ne peuvent que respirer la justice et l’humanité ». (Les Autographes, automne 2014, cat. 139, no 65)

Crébillon Prosper Jolyot de (1674-1762) auteur dramatique. ¢ Apostille autographe signée, 28 août 1748, à la fin d’un poème;3pageset demie in-4. Comme censeur, il approuve à la fin du manuscrit l’édition du poème : Ode au Roy sur les affaires présentes, par M. de La Boisselière, « chanoine du grand Précigny » ; cette Ode comprend 100 vers, en 10 strophes : « Héros tant vantés dans l’histoire / Faites valoir icy vos droits : / Louis assure votre gloire,/En effaçant tous vos exploits ». A la fin, validation par Crébillon père : « Lû et approuvé ce 24 août 1748 Crébillon » ; suit le permis d’imprimer : « Vu l’approbation permis d’imprimer à la charge d’enregistrement à la chambre syndicale ce 30 août 1748. B». (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015, lot no 87)

Corancey Guillaume Olivier de (1734-1810) journaliste au Journal de Paris. ¢ Lot de 2 lettres dont une anonyme, probablement du même auteur que la seconde. La premiere de deux pages in folio comporte un titre « Lettre ano- nyme adressée au Rédacteur du courrier de l’Europe datée de Paris le 4 Xbre. 1783 pour servir de réponse à un Eloge de Mr Dalembert & à une critique de J.J. Rousseau inséré dans le Morning.post & autres papiers anglais ». ¢ La seconde lettre comporte 5 pages in folio au titre de « Lettre de Mr olivier de Corancey du 30 &bre. 1778 à Mr Delaharpe sur son apologie de J.J. Rousseau de Genève ». Les lettres sont entièrement manuscrites et en très bon état en provenance des archives du journal Courier de l’Europe, périodique bi-hebdomadaire franco- britannique publié successivement à Londres, à Boulogne-sur-Mer puis de nouveau à Londres, de 1776 à 1792. Il devait changer par trois fois de titre avant de prendre le nom de Courier de Londres. (St Cyr-sur-Loire, vente aux enchères de livres anciens et d’autographes, le 30 mai 2015, lot no 38) 432 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

D’Alembert Jean Le Rond (1717-1783). ¢ L.A.S., Paris 4 avril 1771 ; 1 page in-4. » Comme il est naturel, monsieur, qu’une très petite affaire vous échappe au milieu des affaires importantes dont vous etes chargé, permettez moi de vous rappeller l’ordonnance que vous avez bien voulu me promettre de m’envoyer pour ce qui m’est du depuis le 14 nov. 1770 jusqu’au dernier decembre suivant ; je ne vous importunerois pas pour un si petit objet, si je ne craignois que le retard dans cette circonstance ne retardât d’autant l’ordonnance que je dois recevoir au bout des six premiers mois de cette année ». [Il s’agit de la lettre 71.28 de l’Inventaire analytique de la correspondance de D’Alembert. Cette lettre est passée plusieurs fois en vente. D’Alembert rece- vait 1200 livres tournois de pension du roi de Prusse Frédéric II, à propos desquelles il dira dans sa lettre à Frédéric II du 14 juin 1771 : « Je ne subsiste depuis six mois que des bienfaits de Votre Majesté » (71.44). Nous remercions Jean-Daniel Candaux d’avoir identifié le destinataire, le chargé d’affaires David-Alphonse de Sandoz-Rollin (1740-1809), ministre de Prusse en France du 26 décembre 1769 au 2 juin 1772]. (Doutrebente Q., expert T. Bodin, vente aux enchères d’Autographes du 19 juin 2014, lot no 33)

¢ L.A.S., Paris 17 novembre 1779, à l’abbé Fromant, « chanoine de l’église de Vernon » en Normandie;1pagein-4, adresse (portrait joint). « Je rendrai avec grand plaisir à votre parent tous les services qui dependront de moi. Malheureu- sement je suis beaucoup moins repandu que vous ne l’imaginez, & on s’adresse peu à moi, surtout pour des places de la nature de celle qu’il paroit desirer de glanes-comptes rendus-documents 433

preference. Ne doutez pas au moins de ma bonne volonté ». [Il s’agit de la lettre 79.74 de l’Inventaire analytique de la correspondance de D’Alembert.] (Pierre Bergé & Associés, autographes, manuscrits et livres anciens, vente du 25 juin 2015, lot no 21)

¢ L.A.S., D’Alembert à [Grosley], à Paris ce 22 juin 1767. Original de la main d’un secrétaire, signature autogr., 2 p. [La lettre a dû être jointe à un autre envoi, car la lettre ne semble porter ni adresse, ni cachet. [f.1r°] « Je reverrai avec plaisir, Monsieur, celles des épreuves de votre seconde édition que vous jugerez à propos : vous pouvez le dire à votre libraire ; mais je crois qu’il seroit nécessaire qu’elles passent auparavant par vos mains. A l’égard du nouveau livre dont vous me parlés, et sur lequel je vous garderai le secret, je vous conseille d’en écrire à Mr. Marin, Sécrétaire general de la Librairie, et de demander Mr. Saurin pour Censeur. Je me flatte que la veuve Duchesne vous aura enfin envoyé mon livre : en cas qu’elle ne l’aie pas fait, écrivez lui je vous prie sur cette négligence dont elle est seule » /[f.1v°] « coupable. L’heure de la poste ne me permet pas de vous en dire davantage. Adieu, Monsieur, je vous embrasse de tout mon cœur ». Il s’agit de la lettre 67.58a de l’Inventaire analytique de la correspondance de D’Alembert ; dont le destinataire, son ami troyen Grosley, a pu être identifié grâce aux autres lettres de la correspondance. Le livre que la veuve Duchesne doit lui envoyer est le t. V des Mélanges de D’Alembert]. (Librairie Pontremoli, cat. 16, automne 2012, lot no 29) 434 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

¢ Lettres autographes adressées à Roucher (poète, 1745-1794) : Deux lettres originales de D’Alembert a priori inédites dans leur intégralité et une copie dont l’originale est connue, ainsi que des lettres de Chaptal, Bailly, Marmon- tel, Cabanis, Saint Lambert, Imbert, etc. [La première lettre, 80.09a dans l’Inventaire analytique de la correspondance de D’Alembert, est datée « à Paris ce 26 février au soir » [1780], « Je reçois en ce moment, Monsieur, le beau présent que M. Pissot m’envoie de votre part, & je ne perds pas un instant pour vous en témoigner ma reconnoissance. Quelque occupé que je sois actuellement d’objets bien étrangers à la poësie, je vais vous lire avec toute l’attention & tout l’interêt possible, [...] Je lirai votre lettre à l’académie dans l’assemblée du lundi 28, l’ayant reçue trop tard pour la lire dans celle d’aujourd’hui, et je puis vous repondre pour elle du plaisir avec lequel elle recevra votre ouvrage [...] ». Cette lettre comporte également une seconde partie datée « ce 27 au matin », « Comme je ne doute point, Monsieur, que l’académie ne soit très empressée de recevoir le present que vous voulez lui faire, je prendrai la liberté, en lui lisant demain votre lettre, de lui présenter de votre part l’exemplaire que vous me faites l’honneur de m’envoyer. [...] ». La seconde lettre, 80.10a, est datée « ce 29 février ». Elle permet à D’Alembert d’exprimer les remerciements de l’Académie Française à Roucher pour son ouvrage « L’académie a accepté, monsieur, comme je n’en doutois pas, avec beaucoup de plaisir et d’interêt l’ouvrage que je lui ai presenté de votre part, et m’a chargé de vous en faire tous ses remercimens. [...] ». La troisième lettre est une copie de l’originale, 80.13 dans l’Inventaire analytique de la correspon- dance, dans laquelle D’Alembert remercie Roucher pour l’exemplaire person- nel qu’il lui a remis « J’ai reçu hier, Monsieur, l’exemplaire relié de votre ouvrage pour l’Académie, à laquelle je l’ai remis le méme jour, et qui vous réitère ses remerciments. Recevez aussi de nouveau les miens pour l’exemplaire que vous avez bien voulu me donner. Quand j’aurai l’honneur de vous voir, je vous rendrai compte de ma lecture, [...] ».] (Livres et Manuscrits, vente Christie’s du 27 avril 2015, lot no 49)

D’Alembert Jean Le Rond & Lespinasse Julie (1732-1776) ¢ L.A., écrite sous sa dictée par D’Alembert, Mardi 22 [août 1769 ?] « du bain où je suis », au marquis de Condorcet à Ribemont par Saint-Quentin;2pages et demie in-4, adresse. « Toutes vos commissions sont faites, Monsieur, je viens d’envoyer chez Mr de Clermont les paquets que Mr D’Alembert avoit à vous ». Elle compte voir bientôt l’archevêque de Toulouse [Étienne-Charles de Lomé- nie de Brienne], et M. d’Ussé, qui est à Paris, très occupé par ses procès, auxquels elle fera ses compliments. Elle aurait aimé aller à Ablois en même temps que Condorcet, mais elle doit se rendre au Bouloi en septembre, et « Mr le directeur [D’Alembert] vient avec moi, pour me diriger à la place de l’acade- mie. Si vous n’êtes pas au fait de l’affaire de la compagnie des Indes [dont le privilège venait d’être suspendu le 13 août], faites vous donner les memoires à Ablois. Il y en aura deux de l’abbé Morellet et un de Mr Neckre [Necker] ; lisez aussi [...] dans L’Esprit de Marivaux à la page 97 la lettre d’un Pere à son fils ingrat. Lisez aussi la Fausse Délicatesse, comedie du nouveau théâtre anglois traduit par Madame Riccoboni ». Elle évoque l’état de Mme de Brienne, à qui on a déclaré « qu’elle n’étoit plus grosse », ce qui l’afflige. Elle termine : « Adieu, Monsieur, il est très incommode de dicter à un homme aussi admirable que mon secretaire, qui fait d’aussi beaux memoires à l’académie, & qui est aussi maussade à la maison. Tout maussade qu’il est, il vous embrasse de tout son cœur & vous glanes-comptes rendus-documents 435

attend à la St Martin ». Elle demande encore des nouvelles de Mme de Saint-Chamans. [Il s’agit de la lettre 69.55 de l’Inventaire analytique de la correspondance de D’Alembert.] (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18-19 novem- bre 2014, lot no 288)

Denis Louise Mignot, Madame (1712-1790) nièce de Voltaire. ¢ L.A., des Délices 17 septembre 1755, au comte d’Argental;4pagesin-4. Au sujet de son oncle Voltaire, du vol du manuscrit de la guerre de 1741, et des coupures à effectuer dans la tragédie l’orphelin de Chine. « J’ai mille graces à vous rendre Monsieur des soins que vous avez bien voulu vous donner pour les Campagnes [de Louis XIV]. Mr de M. [Malesherbes] est injuste d’etre faché. On s’est adressé a lui avant que d’en parler aux autres et comme il ne rendait pas justice jai pencé quil ne le pouvoit pas. Sil se plaint de ce que je lai compromis quil se plaigne aussi de ce que je n’ai pas le don de deviner. Ma sœur me mende positivement que c’est Chymene [marquis de Ximénès] qui a pris louvrage, que vous tennez ce fait de Mr de M. quil en a des preuves positives et elle ne me demende point le secret. [...] A legard du manuscrit je n’en suis pas garante. Je suis a cent lieux de Paris et hors detat de le suivre ». Selon ce que lui apprend Collini, « il ne me paroit point certain que ce manuscrit vienne de Chymene. Je vous repete que sil a quelque suite et quil soit un peu etandu il ne peut vennir de lui, que les caiers que javois étoient pleins de feuilles dechirées et si eparses qu’il n’a pu avoir le temps de les choisir. Cest precisement la raison qui m’a causé le plus grand effroi lorsqu’on ma nommé Chymene. Jai jugé que louvrage devoit etre decousu et mauvais [...] et jai mis tout en euvre pour le faire suprimer. J’ai senti qu’on ne manqueroit pas d’en attribuer toutes les fautes a mon Oncle, et que les gens qui favorisoient lédition seroient fort aises de dire pour leur excuse quil est de lui et qu’il se l’est fait voler. Par les precautions que jai prises on n’a point eu cette excuse la »... Pour l’instant, on n’a aucune preuve, seulement « des soupçons bien legers ». La lettre de Chymene « est de la derniere insolence. Cependant si cette affaire est conduite prudament, et qu’on letouffe, croyez que Chymene nosera pas souffler [...] les eclats sont toujours facheux ; il faut les eviter [...] A legard de ce que deviendra le manuscrit cest l’affaire de la Cour ce n’est plus la notre ». Puis elle parle de L’Orphelin de la Chine. « Primo je suis tres convincue de la necessité des retranchemens que vous avez bien voulu y faire, jai fait limpossible pour engager mon Oncle a les ratifier en y mettant quelqu’ordre, il m’a été impossible d’en venir a bout. Il me dit pour toute raison qu’il la faite comme cela et quil veut limprimer comme il la faite. 2ondo je n’ai jamais trouvé la derniere scene du 4ème acte poussée a sa perfection. Je lai prié avec instance de la travailler meme avant quil vous envoie la piece, je n’ai point reussi. Je n’ai obtenu que trois ou quatre vers quil vous a envoié mais je n’ai jamais pu lui faire auter les derniers vers de la tirade de Zamti ny lui faire dialoguer la scene qui laurait rendue plus fillée en developant le sentiment de Zamti qui pouvoit produire de grandes bautez si mon Oncle setoit donné la peine de le traiter ». Elle n’a pas non plus réussi à l’empêcher de donner l’ouvrage à son libraire pour les pays étrangers, et de le faire imprimer par Lambert pour la France : « Il dit pour ses raisons que sil ne la fait pas imprimer il sera prevenu et qu’on masacrera son ouvrage. Enfin Monsieur je suis tres faché de tout ceci, mais je n’ai jamais vu mon Oncle si indifferant et en meme temps si entier que dans cette occasion. Heureu- sement la pièce est si belle, quelle fera toujours grand plaisir. Il est desesperé de ce 436 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

quon lui a changé ce vers il le croit le plus beau de louvrage Les loix vivent encor et lemportent sur vous ». Quant à Lekain, « je ne doute pas quil n’ait joué comme un ange. Je connais son talent, et ce role qui est rempli de combats de passion doit lui aller amerveille ». Ancienne collection Alfred Dupont (II, 18-19 juin 1957, no 67). (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18-19 novem- bre 2014, lot no276)

Dupin Louise-Marie de Fontaine, Madame (1706-1799) dame de Chenonceau, protectrice de Jean-Jacques Rousseau. ¢ M.A., cahier de 24 pages in-4 (9 de sa main, 15 d’un secrétaire), fortes rousseurs. Manuscrit inédit sur la vieillesse et les moyens de la prolonger. C’est une traduction libre d’importants extraits de l’ouvrage de Jean-Henri Cohau- sen (1665-1750), médecin du prince-évêque de Munster. Cette traduction, d’après le latin, présente des ratures et corrections et se rattache au travail de Madame Dupin (auquel Jean-Jacques Rousseau a participé) sur l’égalité des hommes et des femmes. Mme Dupin traduit elle-même la longue page de titre : « Hermipe rapellé a la vie ou dissertation phisique et medicinale curieuse tou- chant le secret singulier de prolonger la vie jusqua 125 ans par la respiration des jeunes filles tirée d’un vieux monument romain et maintenant constaté par les principes de la medecine rendu plus clair par les preuves et les exemples et confirmé par des raisons de chimie filosofique », puis les 4 vers sur Hermippe vieillard fort agé : « Hermipe est enfant par l’esprit, il est rajeuny par le corps cest louvrage du soufle d’une jeune fille il ne convient point aux jeunes gens de joüer avec de belles filles, que la jeunesse se retire cette chose ne convient qu’a la vieillesse ». Suit la « Preface aux vieillards venerables par leur prudence et par leurs cheveux blancs et a ceux qui approchent de la vieillesse ». On y raconte l’histoire d’Hermippe : « Claudius Hermippus dont l’inscription a été trouvée dans les antiquités de Rome [...] a vécu 115 ans et cinq jours par un secret innouy ; ce secret est la respiration des jeunes filles ». Mme Dupin reprend la plume pour mentionner la liqueur qui figure dans le Traité des 12 clefs de Basile Valentin : « Cest son propre soufle concentré par des moyens chimiques, qui s’apele esprit visible tiré d’une matière impalpable. [...] Lauteur fait icy une plaisanterie sur le soufle inferieur qui devroit aussy avoir sa vertu ». Elle traduit le dernier chapitre 7 « ou lon examine si lon peut légitimement employer la respiration dautruy pour consserver sa vie », déclinant alors, non sans humour, les difficultés à être toujours en compagnie de jeunes filles : « Comment obtiendroit on les honneurs de la guerre si lon preferoit l’haleine des filles a la fumée de la poudre a canon. Comment pouroit on abboyer les causes du barreau si lon etoit toujours avec des filles Comment rempliroit on sa bourse avec elles, elles qui n’ont point dargent. Comment pouroit on estre medecin et porter la santé de malade en malade si lon preferoit la douce haleine des filles a lhaleine püante des moribons ». Quant aux moines, St Jérôme exclut « les filles du toict des cloistres » ; tous ces gens là « ne doivent donc pas se servir de ce vilain secret, le lecteur intelligent ne doit pas imaginer quoy que jaye decrit les qualités requises dans le soufle des filles pour prolonger la vie des vieillards que japrouve le remède. [...] Je laisse aux vieillards radoteurs de se servir de ce remede sils ont la foiblesse de sy confier ». Le cahier s’achève par la traduction, de la main du secrétaire, de la partie finale de l’ouvrage : « Badinage satyrique sur les haleines des filles et sur les P... des enfans très propres les unes et les autres à procurer de longues glanes-comptes rendus-documents 437

années », pour conclure que l’histoire d’Hermippe est « une pure chimère à laquelle on a donné une tournure ingénieuse ». (ALDE, cat. du 29 mai 2015, lot no45) et (PIASA, Paris, vente du 7 novembre 2014, lot no 56)

Geoffrin Marie-Thérèse Rodet, Madame (1699-1777) femme de lettres et amie des philosophes, elle eut un des salons les plus célèbres de son époque. ¢ Note autographe, [vers 1766];1pagein-8 (encre un peu pâle). Notice autobiographique, sur 30 lignes. Mme Geoffrin a inscrit les dates de sa nais- sance (2 juin 1699), de son mariage (14 juillet 1713), celle de la mort de son mari (20 décembre 1749). Une grande partie du document est consacrée à son voyage en Pologne, à la cour de Stanislas Poniatowski : partie le 21 mai 1766, elle était de retour le 10 novembre après s’être arrêtée, à l’aller et au retour, à Vienne. Après trois lignes à propos de sa fille, la marquise de La Ferté-Imbault, elle note : « J’ay etée peinte par Nattier en 1738 et ma fille en 1740 [...]. J’ay commencee la collection de mes tableaux en 1750, ils ont tous été faits sous mes yeux ». Quelques lignes biffées, écrites par une autre main, probablement celle du marquis d’Estampes, cousin de Mme de La Ferté-Imbault, précisent : « Ces deux portraits qui sont beaux sont dans la chambre à coucher de ma femme. Mme de la Ferté Imbault tenant un masque à la main, vetue d’un domino de bal ». (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18- 19 novembre 2014, lot no 286)

Geoffrin Marie-Thérèse, marquise de la Ferté-Imbault (1715-1791) fille de madame Geoffrin ; femme de lettres, surnommée « la Reine des Lanturlus ». ¢ L.A.S., « Geoffrin d’Estampes de la Ferté Imbault », « dans la chambre de ma mere » 2 septembre 1776, à D’Alembert;2pagesin-4, adresse. Lettre pour éloigner D’Alembert de sa mère malade (Mme Geoffrin mourut religieusement le 6 octobre 1777). Elle va lui parler avec franchise : « vous aves indisposé contre vous depuis bien des années tout les gens de bien, par votre manière indecente et imprudente de parler contre la religion. Toutes mes sociétés intimes ne sont composées que de gens de bien, et plusieurs pensent que je devois à la religion, et à l’édification publique de vous empecher d’entrer ches ma mere dépuis quelle a reçu ses sacremens ». Elle préfère l’en avertir plutôt que de faire un éclat, et elle fait donc appel à son amour-propre et à son esprit afin qu’il tienne dans le monde des propos décents et raisonnables à l’égard de sa mère. Lui et sa mère ont beaucoup d’esprit, mais des deux, l’âme de sa mère est plus portée à la vertu et à l’amour de l’ordre. « Ma mere a été 10 ans de sa première jeunesse devote comme un ange, et aimant dieu et sa religion de la meilleure foy du monde, elle a encore été bien des années a parler de sa dévotion avec amour, et elle ma souvent dit, qu’elle étoit plus heureuse dans le tems de sa dévotion que depuis qu’elle a eu l’air de l’avoir abandonnée, et je dois à la religion et à la vérité [...] de vous dire, qu’elle a bien plus aimé dieu, qu’elle ne vous a jamais aimé ni vos semblables ». [Il s’agit de la lettre 76.49 de l’Inventaire analytique de la corres- pondance de D’Alembert.] (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18- 19 novembre 2014, lot no 295)

Guettard Jean-Étienne (1715-1786) naturaliste, médecin du duc d’Orléans. ¢ M.A.S., Paris 14 août 1764;3pagespetit in-fol. Rapport de lecture pour l’Académie des Sciences, sur un écrit de M. de Vergnes, médecin de Montpel- 438 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

lier résident à Villeneuvelès-Avignon, concernant une pierre formée au côté droit du frein de sa langue. L’observation de l’auteur n’est pas unique, et « ne nous apprend donc pas un fait nouveau » ; on pourrait toutefois la conserver dans l’histoire de l’Académie, et le rapporteur encourage l’auteur à poursuivre ses recherches sur « l’aérologie des calculs humains ». On joint 2 P.S. sur vélin : quittances pour une rente viagère ou des gages, 1772-1784. [Ancienne collec- tion Léon Muller]. (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015, lot no 256)

Lamanon Auguste-Paul de (1748-1820) officier de marine. ¢ L.A.S., [vers 1780], à une cousine;2pagespetit in-4. Lettre sur le sculpteur Houdon et le buste de Suffren. Il lui envoie le Spectacle de la Nature de l’abbé Pluche, puis parle du choix du sculpteur qui doit faire le buste du bailli de Suffren : il est question de Bertet, « le meilleur sculpteur de Turin », de Foucou, originaire de Marseille, sollicité par les consuls ; mais M. de Saint-Tropez l’ainé juge que « Houdon est le sculpteur le plus fameux, pour les bustes ». Lamanon pense aussi que Houdon a le plus de vogue ; il ajoute qu’il vient de faire le buste de d’Alembert. « Si Houdon est choisi, son buste sera exposé au sallon, c’est l’usage, pour les ouvrages des académiciens ». (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 4 décembre 2014, lot no 367)

Lespinasse Julie de (1732-1776) épistolière, qui réunissait dans son salon philosophes et encyclopédistes. ¢ L.A., samedi 16 octobre 1762, à Turgot;3pagesetdemie in-4. Lettre consacrée à J.J. Rousseau et à son contrat social, elle parle aussi de D’Alembert et de l’Encyclopédie.«J’aimerais beaucoup mieux Monsieur, vous parler de vous que de nouvelles », mais elle lui obéit et traite tout d’abord de politique. Elle a appris que M. de Bedford, ayant reçu un courrier d’Angleterre, est parti pour Fontainebleau : « les uns disent que ce courier aporte la paix, d’autres pretendent qu’il demande la Floride en echange de la Havane [...]. Il paroit bien certain que c’est l’Espagne qui acroche la paix il faut avouer que nous avons fait dans toute cette guerre des alliances bienheureuses ». Et elle cite une lettre du « general anglois qui commande les portugais » adressée au maréchal de Beauvau. Puis elle parle de Rousseau : « Lédition du Contrat social que vous me demandés est fort rare ici. M. D’Alembert à qui j’en ai parlé n’a vu personne qui la conoisse, pas meme l’abbé Trublet qui conoit tout ; elle existe cependant, car M. de Condom [Loménie de Brienne] me la fit voir l’autre jour et ne put me la laisser que pour un moment je n’eus pas le tems de la lire en entier il m’assura que cette lettre ne valoit pas grand chose. On a imprimé une critique du livre de Rousseau, dont Mad. Du Deffand avoit dabord été très engoüe. M. D’Alembert qu’elle ne croit pourtant plus gueres, la fait changer d’avis, le commencement de cette critique [...] voudroit estre gaye et ne l’est pas trop, la fin ma parut detestable. Le roi de Prusse [Frédéric II] a écrit à Milord Marechal d’avoir soin que Rousseau ne manqua de rien, et que comme il etoit un peu reveche a prendre l’argent, il lui donnat sil en avoit besoin son necessaire en nature en pain en bois en chandelle &c &c ». Elle pense, pour finir, avoir bien rempli sa tâche de « nouvelliste, quelque peu politique que je sois dans tous les sens possible ». Elle espère le retour de son correspondant, auquel elle aura tant à dire, et elle tâchera de lui procurer le Contrat social. glanes-comptes rendus-documents 439

¢ L.A., samedi 6 novembre 1762, à Turgot, Intendant de Limoges;2pages in-4, adresse avec cachet de cire rouge aux armes (brisé). Sur les préliminaires de paix avec l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, la cession du Canada à l’Angleterre, et l’arrestation de Lally-Tolendal. Elle est désolée de lui avoir annoncé une mauvaise nouvelle, d’après une lettre que Mme de Mirepoix avait reçue de Mme de Pompadour : « Il semble que d’après cette autorité on doit prendre confiance aux nouvelles. Mais sans doute que vous savés deja la paix on ne la sut a Fontainebleau que mardi au soir que M. le comte de Choiseuil fut declaré duc de Pralin et que Me sa femme alla prendre son tabouret. On ne sait rien encore du traité, mais comme vous croyés bien on a pas la patience d’atendre d’etre instruit pour juger, voici tout ce qu’on dit que nous cedons le Canada aux Anglois et qu’on nomera des comissaires pour les limites, que les Espagnols leur cedent la Floride en echange de la Havane et que pour dedomagement on donne aux Espagnols la Guadeloupe que les Anglois nous rendent. Ne pourait on pas dire des Espagnols comme dans le moulin de Javelle, voila des bourgeois qui se sont bien divertis pour leur argent. À l’egard du roi de Prusse et de la reine de Hongrie il a été stipulé qu’ils feroient la paix s’ils pouvoient s’acorder ». Puis elle annonce l’arrestation de Lally-Tolendal : « M. de Lally a été arreté il est a la Bastille. Son affaire a ce qu’on pretend a tres mauvaise mine. Celle de Mrs du Canada sera jugée incessament on ne leur promet rien moins que d’etre pendus ». Elle annonce qu’on donne « une nouvelle piece qu’on nomme Irène, j’ai oublié le nom de lauteur [Boitel] il me semble quil est peu connu ». Elle espère le retour prochain de Turgot, et ajoute : « Je ne sais si la paix fera une sensation bien vive dans les provinces mais je suis etonnée du peu d’effet qu’elle fait ici ».

¢ L.A., 23 août [1772], au marquis de Condorcet à Ribemont en Picardie ; 3 pages petit in-4, adresse (petite déchirure par bris de cachet avec perte d’un mot). Très mélancolique après le départ du marquis de Mora, avec des nou- velles de la Vie littéraire et philosophique de ses amis Helvétius et D’Alembert. « Continüés, conservés cette bonne disposition et cette excelente intention ; si vous pouvés ratraper du repos et du calme, croyés tenir le bonheur ; [...] jouissez bon Condorcet d’un avantage inapreciable, celui d’avoir un grand talent qui doit occuper votre vie, l’amitié remplira votre ame qui est aussi sensible qu’elle est honête ; et fuyés tout ce qui pouroit faire naitre ou rechaufer un sentiment qui fait presque toujours des victimes des gens vraiment vertueux. Ma santé est toujours detestable, et je n’espere plus qu’elle puisse devenir meilleure, aussi je vais la mettre au nombre des malheurs que je sens toujours, et dont je ne parle jamais ; je suis touchée, sensiblement touchée des marques de votre interet, il aidera a me consoler et a soutenir mon courage, car je vous avoue qu’il en faut beaucoup pour vivre, il en faudroit davantage encore pour mourir. On a des liens malheureux, mais ils sont chers et ils font qu’on se devoüé a la souffrance, mais enfin tout a son terme, cette idée est consolante, et peut etre en suis-je plus près que je n’ose m’en flatter ». Elle parle de la santé de M. d’Ussé, proche de sa fin. « Je voudrois bien que vous pussiés lire le poeme du Bonheur de M. Helvetius, ou plus tot la preface de léditeur, c’est un excelent ouvrage, d’un gout exquis, d’une hardiesse adroite et piquante et d’une sensibilité charmante, vingt fois j’ai eu les yeux remplis de larmes. Le poème est informe, c’est un ouvrage d’esprit, mais c’est un defi, ce n’est pas mire des vers, c’est labourer ». Puis elle parle de D’Alembert qui lit « aujourdhui a l’Academie une maniere de preface a lhistoire de l’Academie, cela ma paru fort bon » ; Saurin lira une épitre, et Watelet sa traduction du Tasse. Elle n’ira pas à cette séance : « je ne me sens nul gout pour rien de [ce] qui ne doit 440 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

plaire qu’à l’esprit. M. de Mora est parti, cela me fait un grand vide ». Elle ajoute que Turgot « est dans une grande privation depuis votre depart. Il est audessus de mes forces de mocuper de ce qui ne me fait rien du tout ». Ancienne collection Jean Prouvost (24-25 juin 1963, no 150).

¢ L.A., mercredi [vers 1772 ?] à Jean-Baptiste Suard;1pagepetit in-4, adresse avec sceau de cire rouge aux armes (brisé). Sur sa passion pour le Marquis de Mora. « Je viens de lire quatre pages de M. de Mora j’en suis penetrée de douleur et de tendresse. Non mon ame ne sauroit suffire à l’aimer autant qu’il en est digne. Jamais jamais il n’y a eu une creature plus sensible plus digne detre aimée. Mais ce qui est affreux c’est quil est bien plus malheureux que moi. J’avois deviné le motif de son silence. Mon dieu je le savois bien, il ne pouvoit pas avoir tort. Je vous verrai a diner, mais je suis comblée de vous dire d’avance que mon ame joüit de maniere a ne pas me faire regreter d’avoir été trois mois en enfer ».

¢ L.A., « ce jeudi au soir » [août 1774], à Bernardin de Saint-Pierre;2pages in-4, adresse à « Monsieur le chevalier de St-Pierre, rue de la Madeleine » (feuillet d’adresse réparé) qui avait demandé la protection de Mlle de Lespi- nasse et de Condorcet pour obtenir de Turgot un emploi, ou une mission en Inde. « J’ai lu, j’ai relu votre lettre, Monsieur, elle ma penetrée de sensibilité et du plus vif regret de n’avoir aucun moyen pour soulager le malheur de ce qui vous est cher. Monsieur de Vaines [Jean Devaines] qui est plein d’ame, et d’honeteté s’est affligé de ce que dans le departement de Mr Turgot il n’y avoit point d’emploi qui pu convenir a vous, ni a Mr votre frere. D’ailleurs il ma dit, que lorsqu’on veut obtenir quelque chose il faut dire positivement ce que l’on desire, et articuler les motifs qu’on a d’esperer la preference : votre lettre est trop vague [...] Si vous vouliés faire un petit memoire bien court et bien clair de la grace, ou de la justice que vous demandés, je tacherois de le faire parvenir a Mr de Sartine ». De plus il faudra, dès que ce mémoire sera remis, que son frère aille à l’audience de M. de Sartine, « car l’on oblige rarement les presents, mais a coup sur l’on ne s’ocupe pas, dans le ministere, des absents ». Elle est prête à faire pour lui une nouvelle tentative : « mon zele et mon interet ne se rebateront jamais, mais je suis desolée qu’ils soient aussi inutiles a votre bonheur ». Anciennes collections Chambry (7-9 mars 1881), Alfred Morrison (III, p. 155), puis Mme G. Whitney Hoff (1934, no 309).

¢ L.A., « ce lundi au soir » [1775?àTurgot];2pagesetdemie in-4. Allusion au sculpteur Houdon et à son buste de Turgot. Désolée de l’importuner, car elle respecte son temps « comme un chose sacrée », elle a décidé cependant de s’adresser directement à lui en faveur du « bon évêque » de Saint-Papoul [Guillaume-Joseph d’Abzac] « qui désire le bien » ; puis pour le prier d’inter- venir auprès de M. de Fourqueux concernant « un honête negotiant de L’Orient qui se nome Monplaisir de Montigni », dont l’affaire dépend des Fermiers généraux : « c’est une suite de vexations dont ils accablent ceux qui sont asses malheureux pour traiter avec eux ; ce Mr de Montplaisir a donné au moins quatre memoires de cette affaire à Mr Trudaine. Avec cette maniere de traiter, et de faire trainer les affaires, il faudrait faire imprimer ses memoires, car les copistes n’y peuvent pas sufire ; si vous vouliés bien dire un mot, peut-être decideroit il Mr Trudaine a faire prononcer Mrs les fermiers généraux ; en verité les gens riches mettent trop peu de prix au repos et au bonheur de ceux qui ne le sont pas ». Elle recommande enfin le frère de M. Houdon « votre sculpteur », qui cherche glanes-comptes rendus-documents 441

une place dans les bureaux : « il y aura bien de la generosité a faire du bien a un homme qui a fait autant de mal a votre figure [allusion au buste de Turgot par Houdon], mais il est plein de regrets d’avoir aussi mal reussi, et surtout plein de zele pour recommencer ». Elle ajoute, pour finir : « Je n’ai jamais tant haï la fievre que depuis que vous avés la goute, et quoi que je sache de vos nouvelles tous les jours, je nen sens pas moins la privation de vous voir ». Elle espère qu’il sera bientôt en état d’aller à Versailles. Quant à l’évêque de Saint-Papoul, « c’est le neveu de l’abbé et du chevalier d’Aidie [Aydie] que vous avés connu je crois anciennement ». (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18- 19 novembre 2014, lot no 283, 284, 289, 290, 292, 294)

Lorry Anne-Charles (1726-1783) médecin. ¢ L.S., Paris 18 novembre 1767, à son confrère M. Marteau;3pagesin-4 (mouillures, taches et salissures). Diagnostic médical à propos d’un cas d’hys- térie idiopathique. « Une jeune demoiselle a eu à la suite d’une frayeur plusieurs attaques d’épilepsie. Elle n’étoit pas bien réglée. Il est naturel de présumer que les règles reprenant l’ordre de la nature, la malade pouvoit être quitte d’accès qui souvent se confondent avec l’affection hystérique, et qui d’ailleurs peuvent sou- vent dépendre de l’irritation de la matrice, et de la sensibilité de ce viscère qui lui donne une correspondance effrayante avec tous les nerfs. Mais l’art et la nature ont rétabli les règles, et le mal subsiste. Quoique la frayeur ait été la cause occasionnelle de la maladie, ne peut-on pas dire, ou qu’elle a dévelopé ou qu’elle a formé une disposition mechanique, dans les parties, qui les rend actuellement susceptibles d’ébranlement à la moindre cause et souvent au dessus des ressources de l’art. [...] De toutes les méthodes rationnelles celle qui ressort le plus commu- nément dans les maladies du cerveau est celle ou en baignant les pieds dans l’eau tiède on douche fortement la tête du malade avec de l’eau froide, rien n’étant plus capable de fortifier les vaisseaux et les nerfs ». Il évoque la réussite de quelques autres remèdes empiriques en Angleterre et en Allemagne. Joint 1 P.A.S. par Georges Mareschal, premier chirurgien du roi (Versailles 28 décembre 1727). (ALDE, cat. du 29 mai 2015, lot no 317)

Naigeon Jacques-André (1738-1810) philosophe membre de l’Académie Française. ¢ P.A.S., Paris 28 août 1792 ; 1/4 page in-4, cachet fiscal au dos. Relative à l’Encyclopédie méthodique, dont il dirigea la partie philosophique. « J’ai reçu de Mr Pancoucke la somme de trois cent quatre-vingt livres pour dix feuilles de mon travail sur l’Encyclopedie, à compter depuis M jusqu’à X inclusivement ». (Les Autographes, automne 2014, cat. 138, no 210)

Needham John Turberville (1713-1781) prêtre et biologiste anglais, célèbre pour sa théorie de la génération spontanée. ¢ L.A.S., 2 pages in-4. Lettre sur la comparaison des langues anglaise, fran- çaise et italienne, et prévoyant le franglais. « Il est tres vrai, que les anglais en general negligent assés le choix, et l’arrangement des mots considerés sans relation à la chose, qu’ils signifient, et la partie musicale et pittoresque de notre langue est assés foible en comparaison de la française, et l’Italienne. Cependant si les auteurs [...] veulent se donner la peine de rechercher cette force des ornemens, la langue est tres susceptible de ces beautés, a cause de l’abondance extreme des mots : quand nous avons adopté des mots étrangers, ce n’est pas le plus souvent la disette qui est la cause, c’est une espece de luxe littéraire, [...] tout cela s’explique 442 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

facilement, si vous concevés l’auteur uniquement occupé à la chasse des idées, qui se présentent en foule à la mémoire, travesties à la façon Italienne, ou française, selon les auteurs dans lesquels il aura puisé autrefois. Tot ou tard les français mêmes, qui s’appliquent tant à nos auteurs anglais, changeront aussi leur façon d’écrire, aussi bien que leur façon de penser, ils adopteront meme nos mots, mais à cause de la predilection singuliere qu’ils ont de façonner leur style, aussi bien que leurs habillemens de corps, ce sera avec plus de précaution, un certain choix, et toujours en ajustant les beautés empruntées à leur façon ». (ALDE, cat. du 29 mai 2015, lot no 367)

Palissot de Montenoy Charles (1730-1814) auteur dramatique, adversaire des Philosophes. ¢ L.A.S., Argenteuil 25 mai 1764, à M. Duval;2pagespetit in-4. Il accuse réception de sa lettre lui annonçant son rappel à Argenteuil et le prie de bien vouloir en témoigner sa reconnaissance au Ministre : « Mais c’est à vous surtout, Monsieur, que je dois des remercimens. Je regarde tout ce qui m’est arrivé comme très heureux, puisque c’est à ces événemens là même, que je suis redevable de vos bontés. Je ne connais pas de sentiment plus agréable que celui de la reconnaissance, quand les bienfaits partent d’une main aussi respectable que la votre ». Il est arrivé à Argenteuil depuis quelques jours, y attendant ses nouveaux ordres. (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015, lot no 146)

Réaumur René Antoine Ferchault de (1683-1757) physicien et naturaliste. ¢ L.A.S., Paris 6 décembre 1747, au chevalier Étienne-François Turgot, à Malte;4pagesin-4. Lettre scientifique à l’administrateur de l’île de Malte. Il est content de le voir s’occuper du bien de son île et combien il se montre « ami du genre humain. Mais il vous arrive comm’a touts ceux qui voudroient etre utiles a celui-ci de n’etre pas assez secondé », et il comprend qu’il soit dégoûté « d’un pays où l’on ne veut pas profiter assez de vos vues ». Il s’intéresse aux des filatures de coton que Turgot a établies à Malte : « Les toiles de coton peintes sont un objet d’un grand commerce, il me semble que vous avez déjà fait beaucoup pour votre isle en y etablisant des femmes qui le filent ; et peut-être estes vous déjà parvenu a faire faire des toiles avec ce fil ». Réaumur, avec l’aide de Hellot, pourra lui communiquer des mémoires et des renseignements sur les procédés pour teindre et peindre les tissus, notamment tous les procédés dont on se servait à Chantilly. « Mais eussiez vous d’exactes memoires, et tres amples, il en faudroit encore venir a des experiences qui ne sont pas l’ouvrage d’un jour ». Le mieux serait de faire « quelqu’ouvrier instruit, qui eust travaillé dans des manu- factures de toiles peintes, en Angleterre, aux environs d’Avignon ou ailleurs ». Puis il aborde le sujet de poules pintades, qui ne sont pas rares en France : « on en a dans plusieurs basse-cours et j’en aurois dans la mienne si elles vivoient avec plus d’intelligence avec les autres vollailles. Mais j’en ai dans mon cabinet de blanches et de grises. Je n’ai pas cru qu’on leur donnoist a Malthe le nom de poules de pharaon. L’oiseau qui porte ce nom en Egypte est different de la pintade ». Il a exposé dans la dernière assemblée sa découverte d’une manière de faire éclore les poulets et les oiseaux « dans des couches de fumier, qui pourra donner la facilité de multiplier extremement la vollaille », et qu’il a expérimentée avec succès dans sa propre basse-cour. « Les procedes en sont si simples que je suis honteux a present d’avoir fait pendant pres d’un an des experiences qui m’ont glanes-comptes rendus-documents 443

couté plusieurs milliers d’œufs, avant que de les trouver. Ils sont a la portee des gens les plus grossiers. L’usage en est incomparablement plus commode que celui des fours d’Egypte », puisqu’on peut faire couver de petites quantités. « Je compte enseigner ce nouvel art dans un petit volume in douze que je ferai imprimer en un mois ». [Ancienne collection Philippe Zoummeroff (1995, no 175)]. (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015, lot no 314)

Saint-Pierre Jacques Henri Bernardin de (1737-1814) botaniste. ¢ L.A.S., à Charles Alexandre de Calonne, vicomte de, 1 page in-folio. « Mon- seigneur, j’ai l’honneur de vous representer que je jouis depuis dix ans d’une gratification annuelle de cent pistoles sur la ferme du port louis en bretagne. C’est le seul bienfait du Roy dont j’aye été secouru après de longs services et de grands travaux qui ont alteré ma santé et c’est de plus le seul moyen que j’aye de vivre et d’aider une famille malheureuse ». Il espère qu’on n’y apportera aucun chan- gement désavantageux, « J’espere, Monseigneur, que ces considerations, dont je craindrois que le détail ne vous ennuyât, vous determineront à n’aporter aucun changement qui soit à mon desavantage, à ce bienfait du Roy dont j’ai joui jusquà present. Je saisis avec empressement l’occasion de la nouvelle année pour vous souhaitter une exécution facile et heureuse dans vos projets et » il souhaite à son correspondant « une santé pleine de force pour suporter le poids de l’adminis- tration du bonheur public dont vous êtes chargé. Personne, Monseigneur, n’est plus interessé que moi à faire à cet ègard des vœux pour votre prospérité. Touttes les fortunes de l’état et une partie de celles de l’Europe dépendent pour quelque chose de l’impulsion qu’il vous plaira leur donner, mais la mienne y est soumise toutte entiere. Je suis avec respect Monseigneur Votre très humble et très obeissant serviteur De Saint Pierre, ancien Captne ingenieur du Roy. À paris ce 5 janvier 1784 ». (Les Autographes, cat. 136, lot no266, T. Bodin, Paris, été 2013)

Sartine Antoine Raymond de (1729-1801) lieutenant de police et ministre. ¢ 2 L.S., Paris 1768-1770, à M. Maillet du Clairon;2pagespetit in-4 (cachets de l’Académie de Mâcon). ¢ 4 mai 1768, au sujet de la publication d’un ouvrage de Raulin, « Médecin du Roi, et chargé spécialement de travailler à un ouvrage sur la conservation des enfants » et dont « Sa Majesté a bien voulu agréer la dédicace ». ¢ 19 octobre 1770, il va s’occuper du mémoire remis par son correspondant. (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 4 décembre 2014, lot no 423)

Tencin Claudine-Alexandrine Guérin de (1681-1749) femme de lettres, maîtresse du Régent, amie de Voltaire, et mère de D’Alembert. ¢ L.A.S., « De Tencin », 3 septembre 1742, à M. de Marville;1pageetquart in-4. « Vostre lettre monsieur a été la premiere que j’ay receu et cet la derniere a laquelle je répons je fais plus je vous écris de ma main non belle et non blanche. Si vous ne senté pas toutes ses distinctions, je ne serois qu’i faire si vous aves de lesprit je say bien ce que vous en devés conclure en attendens que cette question soit éclercie je me servirois de la formule ordinaire. Je vous assure donc Monsieur que j’ay lhonneur dètre avec un respectueux attachement votre tres humble et tres obéissante servante ». Son neveu Charles-Augustin Ferriol, comte d’Argental 444 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

(1700-1788) note en bas de page « tournés » et ajoute quatre lignes au verso : « Je ne scais si c’est fort bien de fourer mon nés dans les affaires que ma tante a avec vous, je ne puis pourtant m’empecher de profiter de cette ocasion de vous assurer de mon tendre et respectueux atachement ». (ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18- 19 novembre 2014, lot no 274)

Turgot Anne Robert Jacques (1727-1781) Contrôleur général des Finances. ¢ L.S., Fontainebleau, 30 octobre 1774, à Marie-Adélaïde de Bourbon, duchesse de Chartres (1753-1821, épouse du futur Philippe-Égalité) ; 2 pages in-fol. Il vient d’accorder à son protégé le S. Benezet un intérêt dans la nouvelle régie des domaines : « j’aurois bien désiré qu’il fut plus considérable, mais les dispositions qui étoient déjà faites, ne me laissoient que cette seule portion d’intérêt dont je pûsse disposer : M. de Beaumont Intendant des finances instruira le Sr Benezet des détails relatifs à cet arrangement, et des fonds qu’il aura à fournir ; je supplie Votre Altesse d’être convaincue que je saisirai toujours avec le plus grand empressement les occasions de lui prouver mon zèle ». (ALDE, cat. du 29 mai 2015, lot no 422) ¢ L.S., Compiègne 10 août 1774, à Antoine Maillet du Clairon, commissaire de la Marine;1pagein-4 (cachet de l’Académie de Mâcon). Sur sa nomination de Contrôleur général des Finances. Il remercie du compliment pour « la nouvelle marque de confiance dont il a plu au Roi de m’honorer. Je serai fort aise que cet événement me mette à portée de vous être utile ». (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 4 décembre 2014, lot no 431)

Vandermonde Alexandre (1735-1796) mathématicien ¢ P.A.S., cosignée par Condorcet (« Le Mis de Condorcet »), au Louvre 10 juillet 1773 ; 1 page in-8. « Nous Commissaires nommés par l’Académie avons examiné le manuscrit du huite volume des tables des Memoires de l’Académie redigées par M. Demours. Ce volume contient la notice de tous les memoires et ouvrages presentés à l’academie depuis 1760 jusqu’à 1770 inclusivement. L’utilité des tables deja publiées par le même auteur est reconnue, et celles-ci nous ont paru faites avec le même soin et la même intelligence. Nous croyons que l’impression en sera agreable à l’Academie et utile au public ». (Les Autographes, automne 2014, cat. 139, no288)

Voltaire François-Marie Arouet, dit (1694-1778). ¢ L.S. « Voltaire », Ferney 23 février 1776, au libraire Pancoucke à Paris ; la lettre est dictée à son secrétaire Jean-Louis Wagnière ; 1 page et quart in-4, adresse avec marque postale de Lyon. À propos d’une édition de ses Œuvres qu’il déplore. « C’est un grand soulagement pour moi [...] d’aprendre que vous ne vous êtes point chargé de cette infâme édition annoncée sous le nom de Bardin et désavouée également par Bardin et par Cramer. Elle est trop indigne d’être débitée par vous, tant à cause de l’exécution typographique qui est détestable, que pour les pieces odieuses qui la déshonorent. Je fais tout ce qui dépend de moi pour découvrir ceux qui ont fait cette mauvaise manœuvre. Les maladies qui me mènent au tombeau, ont rendu jusqu’icy mes soins infructueux. Il ne me reste que le chagrin de me voir si indignement imprimé ». Il le prie de ne pas perdre cette glanes-comptes rendus-documents 445

lettre « Mr le Marquis de Condorcet, et Mr d’Hornoy mon neveu seront peut être bien aises de la voir ». (Les Autographes, automne 2014, cat. 138, no 294) ¢ L.S., « Voltaire », Ferney 11 juillet 1764, à Antoine Maillet du Clairon à Paris ; la lettre est écrite par Jean-Louis Wagnière;1pagein-4, adresse (cachet de l’Académie de Mâcon, bord un peu effrangé). Il le remercie de l’ouvrage qu’il lui a envoyé [sa tragédie Cromwell]:«il est rempli de pensées fortes très heureusement exprimées ; c’est assurément un ouvrage de génie, et on ne peut le lire sans vous estimer beaucoup ». Pour lui exprimer sa reconnaissance, il le prie d’accepter « les œuvres de notre maître [Corneille] que vous imitez si bien ». Son ami Damilaville, « Directeur des vingtièmes », tient à sa disposition « un exem- plaire de Corneille qu’il ne peut mettre en de meilleures mains que les vôtres » ¢ L.S., «Voltaire gentilhomme de la chambre du Roy », château de Ferney par Genève 6 octobre 1766, à Antoine Maillet du Clairon, commissaire de la Marine à Amsterdam ; la lettre est écrite par Jean-Louis Wagnière;2pages in-4, adresse (cachet de l’Académie de Mâcon, bords légèrement effrangés). Lettre au sujet du libelle : Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse. « Je suis votre confrère en Littérature », et il intervient sous la protection du duc de Praslin. « On a imprimé à Amsterdam chez Marc Michel Rey sous le nom de Genêve, un livre intitulé, Lettres de Mr de Voltaire à ses amis du Parnasse. Il se trouve que ces prétendus amis du Parnasse sont, le roi de Prusse, le feu roi de Pologne Stanislas, l’Electeur Palatin, le Duc de Bouillon, le Duc de La Vallière etca ; il y a aussi plusieurs lettres à des particuliers. On les a toutes altérées et empoisonnées par les traits les plus calomnieux ; on y a mis des notes encore plus outrageantes. Je suis dans la douloureuse nécessité de me justifier contre ce libelle scandaleux ». Il demande à Maillet du Clairon, qui se trouve à Amsterdam et saura le nom de l’éditeur, d’intervenir auprès de lui : « ce que je lui demanderais ce serait qu’il réparat une conduite si atroce, en avouant au moins qu’il s’est trompé. Je sais que tous les libelles de Hollande tombent avec le temps dans l’oubli, mais celui cy peut me faire grand tort pour le temps present, et il est essentiel que je désabuse les personnes que cet éditeur offense dans cette malheu- reuse édition ». Il le remercie d’avance « des lumières que vous aurez acquises sur cette petite affaire ». On joint une L.S. de Gabriel de Choiseul, duc de Praslin (1712-1785, ministre de la Marine), à Maillet du Clairon (1 p. in-4) : « M. de Voltaire m’a prié, Monsieur, de vous engager à lui procurer des éclaircissements au sujet d’un ouvrage imprimé en Hollande dont il paroit avoir fort à se plain- dre » ; il engage son correspondant à répondre à ce « célèbre auteur », « en observant néanmoins de ne compromettre ni votre personne ni votre caractère ». Plus joint une l.a.s. et un l.s. du duc de Praslin au même. ¢ L.S. « V » avec une ligne autographe, Ferney 7 novembre 1766, à Antoine Maillet du Clairon ; la lettre est écrite par Jean-Louis Wagnière;1pagein-12 (cachet de l’Académie de Mâcon). Il lui envoie un écrit [Appel au public contre les Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse] « que je vous suplie de faire insérer dans les papiers publics. Les noms de Mr le prince de Soubise et de plusieurs seigneurs insultés dans les Lettres en question, méritent les précautions que je prends, et les peines que vous avez la bonté de vous donner ». Il le prie de lui envoyer « la note des frais que je vous conjure de ne pas épargner », et lui écrit sur ce petit papier « pour ne pas grossir les ports de lettres ». Il ajoute de sa main : « Je ne suprime pas ma reconnaissance ». 446 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

¢ Manuscrit, juin 1778 ; cahier de 9 pages et demie petit in-4 (cachet de l’Académie de Mâcon). Témoignage contemporain de la mort et des obsèques de Voltaire à l’abbaye de Scellières, par les soins de son neveu l’abbé Mignot. [Il a été publié par M. Gaudier dans les Annales de l’Académie de Mâcon (1870, t. X, p. 124).] Le manuscrit commence par un Extrait des registres des sépul- tures de l’abbaye de Scellières (près de Romilly sur Seine), le 2 juin 1778 : « a été inhumé dans cette église Messire François Marie Arouet de Voltaire gentil- homme ordinnaire de la chambre du Roy, l’un des Quarante de l’académie françoise, agé de quatre vingt quatre ans ou environ, décédé à Paris le trente may dernier » ; il y est déposé « jusqu’à ce que conformement à sa dernière volonté il puisse être transporté à Ferney, lieu qu’il a choisi pour sa sépulture »;avec l’indication des personnes assistant à l’inhumation. Suivent les Fragmens d’une lettre écrite en Champagne le juin 1778, relatant les circonstances du décès à Paris le 30 mai ; le transport du corps assis dans un carrosse, « son bonnet fort enfoncé sur les yeux, retenu sous les bras par une courroye », dans le plus profond secret ; les obsèques religieuses avec une messe des morts mal chantée par les prêtres, « sans musique ni faux bourdons, mais accompagnés des sons aigus d’une cloche cassée, et soutenus par le croassement des grenouilles »; puis l’inhumation, « sans tentures, sans sonnerie », dans un caveau de l’abba- tiale de Scellières « dans un mauvais cercueil de bois blanc de peuplier ». (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 4 décembre 2014, lots no 279 à 281 et 283) [Voir la rubrique « Manuscrits en vente » des Cahiers Voltaire no 14].

ADDENDA

Notre rubrique, déjà largement ouverte, ne saurait évidemment recenser tous les documents relatifs au XVIIIe siècle venus à notre connaissance et passant en vente ou sur catalogue. Encyclopédies, ouvrages originaux de Diderot ou D’Alembert et documents exceptionnels se rapportant à notre période sont signalés dans ce supplé- ment à notre rubrique principale.

D’Alembert Jean Le Rond (1717-1783). ¢ Discours prononcez dans l’Académie Françoise, le Jeudi 19 Décembre MDC- CLIV à la réception de M. d’Alembert. Paris, Brunet, 1754. In-4° dérelié de 18 pp. Mouillures brunes angulaires. Edition originale du discours de réception de d’Alembert à la place de l’évêque de Vence, avec la réponse de Gresset. Cioranescu, 7503. (Librairie ancienne Dechaud, Crissay sur Manse, no 16249)

¢ Eloges lus dans les séances publiques de l’Académie française. Paris, Panc- koucke, Moutard, 1779 in-8, XXXIV-VI-559-(5) pages. Veau moucheté de l’époque, dos à nerfs orné. Coiffes arrasées, charnière du premier plat un peu fendue en tête, dos légèrement craquelé. Première édition. Elle contient les éloges de Massillon, Despréaux, l’abbé de Saint-Pierre, Bossuet, l’abbé de Dangeau, Sacy, La Motte, Fénelon, l’abbé de Choisy, Destouches, Fléchier, Crébillon, et du président Rose. Suivent un dialogue de la Reine Christine et de Descartes, une note sur le dialogue et deux discours sur les Prix. (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 68, no 6) glanes-comptes rendus-documents 447

¢ Esprit, maximes et principes de d’Alembert, de l’Académie Française. A Genève, et se trouve à Paris chez Briand, 1789 in-12 de (2)ff., 457pp. Rel. demi-basane à petits coins lég. postérieure, dos lisse orné de filets et fleurons dorés, étiquette de titre. Edition originale sur des sujets divers, recueillies par Jean Chas : Académie Française, Aimant, Algèbre, Alphabet, Architecture, Art, Astronomie, Boilleau, Bossuet, Buffon, [...] Eloquence, Etude, Femmes, Fénelon, Fléchier, Géométrie, [...] Optique, Physique générale, Poésie, Rameau, ... (Le Jardin des Muses, printemps 2015, cat. 35, lot no 541)

D’Alembert Jean Le Rond & Diderot Denis. ¢ Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Genève, Pellet, 1777-1779, 38 volumes in-4, les trois derniers bien complets de toutes leurs planches. Manque le volume XI. Veau marbré de l’époque, dos à nerfs ornés, pièces de titre et de tomaison en maroquin. « Nouvelle » édition de Genève, première édition in-4. Adams, Bibliographie des œuvres de Diderot, I, pp. 343-365. (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 68, no 76)

¢ Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Exemplaire absolument complet, avec toutes les planches en beau tirage, provenant de la Bibliothèque du Chateau de Rambuteau. Paris, Le Breton, Briasson, David et Durand, 1751-1780, 35 vol. in-folio, comprenant 17 tomes de texte, 11 tomes de planches, 5 tomes de supplément dont 1 de planches et 2 tomes de table analytique. L’exemplaire a été collationné, il est bien complet des 3.131 planches (les planches doubles comptent pour 2, les triples pour 3 et les quadruples pour 4 ; les 3 planches d’hermaphrodites sont bien présentes), alors qu’en général il y en a 3.129 ; il est également complet du faux-titre du frontispice, du frontispice gravé par le Prévost d’après Cochin et du feuillet d’explication du frontispice, livrés en 1772 ; les tableaux dépliants des tomes I : « Système figuré des connaissances humaines »;VII:«Tableau du manche de la « guittare » en grandeur naturelle »;VIII:«Tableau dépliant des Mesures itinéraires anciennes » ; Supplément T.I:3tableaux dépliants « Division Géné- rale de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Asie » ; T.II tableau dépliant « Division générale de l’Europe » ; T.III: tableau dépliant « Système figuré des parties de la géographie » ; Table analytique T.I : très grande planche dépliante gravée « Essai de distribution généalogique des sciences et des arts principaux. » Il faut noter que l’ensemble du tirage des planches est de très bonne qualité, ce qui n’est pas courant, la norme étant la présence de diverses planches plus ou moins usées et donc un peu grises. Etat:6coiffes inférieures et 6 supérieures sont légèrement usées, petite usure à quelques coins ; erreur de reliure aux tomes IV et IX des planches sans aucune perte. Exemplaire absolument conforme à la description de l’édition originale donnée par David Adams dans sa « Bibliographie des Œuvres de Denis Diderot », tome 1er G1, avec 2 planches en plus. (Conan Hôtel d’Ainay, vente livres anciens, Lyon 31 janvier 2015, lot no 80)

¢ Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Paris, Neuchâtel, 1751-1780 ; 35 vol ; in ¢folio, veau marbré de l’époque, dos à nerfs ornés de motifs dorés, pièces de titre et de tomaison rouges (rouges et vertes pour les volumes de supplément.) Edition originale de l’Encyclopédie. ¢ Détail : Texte : 17 volumes. ¢ Planches : 11 volumes. A ces 28 volumes publiés 448 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

par Diderot s’ajoutent : le Supplément, 5 volumes (dont un de planches) et les Tables, 2 volumes ; ces sept derniers volume furent publiés de 1776 à 1780 par l’éditeur Panckoucke. Bel exemplaire, complet de l’ample illustration, et en jolies reliures de qualité. Il manque cependant deux planches au tome VI : Minéralogie, Montagne, pl.1 ; Volcans, pl.1. (Delvaux, cat. vente Drouot du 19 décembre 2014, lot no 166)

¢ Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Paris et Neuchâtel, Briasson, Rey, Panckoucke, 1751-1780, 33 volumes in folio (17 de texte, 11 de planches, 5 de supplément dont 1 de planches). Reliure composite, veau marbré de l’époque, dos à nerf orné. Un « P » (pour Paris, lieu de publication ?) frappé en or en queue des volumes I-VII, première série. Léger changement dans les fers à partir du volume VIII, imprimé à Neuchâtel. Manquent le Frontispice et les deux volumes de Table Analytique ainsi que 14 planches. Ex-libris imprimé sur tous les contreplats « J.J. Esmieu, aux Mées ». [Jean-Jacques Esmieu (1754-1821), généalogiste]. (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 70, no36)

¢ Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Paris, et Neuchatel, 1751-1777. 33 volumes in-folio; veau écaille, dos à nerfs orné, pièce de titre de maroquin rouge, coupes filetées, tranches rouges (reliure uniforme de l’époque). Edition originale contenant 17 volumes de texte et 11 volumes de planches publiés entre 1751 et 1772, auquel s’ajoute le supplément de 5 volumes dont 1 de planches publié en 1776-1777. Il manque les 2 volumes de table, par Mouchon, publié en 1780. L’illustration comprend un frontispice, un tableau dépliant et 2793 planches gravées (ou 3127 si l’on considère la manière de compter dans l’ouvrage les planches doubles, triples, ou quadru- ples). Il manque la première planche de la série papeterie (qui est double) au tome 5. Exemplaire en reliure uniforme de l’époque, bon état intérieur. Coiffes et coins usagés, frottements sur les plats, mors parfois fendus sur quelques cm. Trous pages 7/8 de la section mathématique (au tome 5) avec perte de texte. Planche 84 du tome 6 déchirée mais sans manque. (Tessier & Sarrou, autographes, manuscrits et livres, vente Drouot du 27 mai 2015, lot no 218) glanes-comptes rendus-documents 449

¢ Encyclopedie Felice Fortunato Bartoloméo de d’Alembert Jean Le Rond ¢ Diderot Denis ¢ Encyclopédie ou dictionnaire universel raisonné des connais- sances humaines Yverdon, 1770-1780. 58 volumes in-4° reliés en plein veau d’époque, dos à nerfs au chiffre de Brossais-Duperray ornés de fleurons dorés, pièces de titre en maroquin rouge, tomaisons en maroquin noir, tranches rouges. Tous les volumes portent l’ex-libris de Brossais-Duperray. La série se compose comme suit, 42 volumes de texte suivis de 6 volumes de supplément et de 10 volumes de planches. Ouvrage collationné ¢ Les volumes de texte : Quelques traces claires de mouillures en particulier aux tomes 11, 32, 33, 36 et enfin aux tomes 46 et 47, ainsi que 2-3 accrocs aux coiffes. ¢ Les 10 volumes de planches contiennent 1408 planches sur 1410. Quelques erreurs de numérota- tion des planches au tome 2 et la page de titre du cahier 8 est en double. Il manque deux planches au tome 6 dans la section histoire naturelle qui contient 84 planches sur les 86 annoncées. La numérotation des planches est assez fantai- siste dans ce tome et une large mouillure s’étend sur presque tout l’ensemble du volume. Au tome 8, 11 planches de métallurgie sont reliées au chapitre suivant. Au tome 1, se trouve le reçu au nom de Brossais-Duperray de la somme de 6 florins d’Hollande en avance pour le premier volume de la souscription de la nouvelle édition de l’encyclopédie à La Haye, ce 14 février 1771. (Hôtel des ventes de Rennes, cat. vente du 4 mai 2015, lot no 35) 450 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Diderot Denis (1713-1784). ¢ Le Neveu de Rameau, Paris, Delaunay 1821, In-8, portrait-frontispice, (4)- 262 pages. Demi-basane verte de l’époque, dos à nerfs plats orné. Charnières habilement restaurées. Première édition française. Curieusement, ce Neveu de Rameau est la retraduction en français, par le vicomte de Saur et Léonce de Saint-Géniès, de la version allemande que Goethe avait fait paraître en 1805 d’après un manuscrit venu de Russie par l’intermédiaire de Klinger et du beau- frère de Schiller. Ce manuscrit est retourné en Russie et a aujourd’hui disparu. (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 69, no 88)

¢ Le Neveu de Rameau, Paris, Auguste Blaizot, 1924, In-4, maroquin brique, plats ornés d’un décor géométrique de filets dorés et à froid s’entrecroisant, dos lisse orné de même, tranches dorées sur témoins, cadre intérieur orné de filets dorés et à froid, doublure de daim brun, gardes de soie rouge, couverture et dos, étui (G. Cretté succ. de Marius Michel). Édition illustrée de 34 eaux- fortes en deux tons, à pleine page de Bernard Naudin. Tirage à 356 exemplai- res, celui-ci l’un des 300 sur vélin de Rives, le no 121. « Une des meilleures illustrations de Naudin », d’après Carteret. Exemplaire dans une superbe reliure de Georges Cretté. De la bibliothèque Albert-Louis Natural (2009, no443), avec ex-libris. (ALDE, cat. du 29 avril 2015, lot no39)

¢ Le père de famille, Marseille, chez Jean Mossy, 1774, In-8, 90 pages (A-L4, avec quelques erreurs de pagination). Basane marbrée, encadrement doré sur les plats, dos à nerfs orné. Traces d’usages, petits manques de cuir. Relié avec 7 autres pièces : ¢ Goldoni. Le bourru bienfaisant. Paris, Veuve Duchesne, 1772, 72 pages. ¢ Beaumarchais. Le barbier de Séville. Paris, Ruault, 1775, 46-132 pages. ¢ Palissot. Les courtisanes. Paris, Moutard, 1775, 50 pages. ¢ Rozoy. Henri IV. Amsterdam, Jean Neaulme, 1774, 62 pages. ¢ Voltaire. Le caffé ou l’Ecossaise. Avignon, Louis Chambeau, 1763, 54 pages. ¢ Chamfort. Le mar- chand de Smyrne. Paris, Delalain, 1770, 31 pages. Première édition. ¢ Monvel. Julie. Paris, Veuve Duchesne, 1772, 71 pages. (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 68, no 77)

¢ Le père de famille, comédie en cinq Actes, avec un Discours sur la poésie dramatique. Amsterdam [i.e. Paris, Michel Lambert], 1758, in-8, plein veau de l’époque, dos à nerfs ornés de caissons fleuronnés, roulette sur le coupes (qqs épidermures), xxjx (ie xxiv) (titre compris), 220 p. et xij, 195 p. Edition originale. Le Discours sur la poésie dramatique dédié à Grimm occupe la seconde partie. Relié avec : 1 ¢ [Du Bocage (Anne-Marie)]. Paradis terrestre (...) Londres, 1748. Court de marges, auréoles brunes. Nombreuses vignettes gravées. 2 ¢ [Guimond de la Touche (Claude)]. Epître à l’amitié. Londres et Paris, N.B. Duchesne, 1769. 3 ¢ [Marmontel (Jean-François)]. Un disciple de Socrate, aux Athéniens. Athènes, Olymp. XCV,An I [i.e. Paris, 1760] 4 ¢ [Saurin (Bernard-Joseph)]. Les mœurs du Temps. Comédie en un acte Paris, Prault, 1761. 5- Houdar de la Motte (Antoine)]. Inès de Castro, tragédie. Paris, Gregoire Dupius et François Flahaut, 1723. 6- [Billardon-Sauvigny (Edme)]. Hirza; tragédie. Paris, Veuve Duchesne, 1767. Provenance : Joseph-Marie Brossays Duperray (1731-1794), avec ex-libris héraldique. Avocat à la cour en 1759, puis commissaire des états de Bretagne. (Librairie Hatchuel, cat. 63, lot no46) glanes-comptes rendus-documents 451

¢ Lettre sur les aveugles, à l’usage de ceux qui voyent. Londres [i.e. Amsterdam ?], 1749, in-12, cartonnage à la Bradel ancien, pièce de titre de beau bordeaux, 150 p. (titre inclus), (1) f. blanc, 6 figures gravées hors texte, entièrement non rogné. Joli exemplaire, très frais, imprimé sur beau papier de Hollande, entiè- rement non rogné. Edition à la date de l’originale, illustrée de 6 figures, qui manque aux principales bibliographies, aux catalogues de la BnF et de la British Library. Elle a été rajoutée par L. Scheler, dans ses addenda à Tcheme- rzine (I, 925), qui signale que cette édition est « fort rare ». Selon A. Gerits (A short Contribution, p. 293), cette édition aurait été imprimée à Amsterdam chez Marc-Michel Rey. (Librairie Hatchuel, cat. 64, lot no37) ¢ Œuvres de Denis Diderot. Paris, J.L.J. Brière, 1821-1823 ; 22 tomes. Suivi de : Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot, publiés d’après les manuscrits confiés, en mourrant par l’Auteur à Grimm. Deuxième édition augmentée. Paris, Paulin, 1834, 4 tomes, soit en tout 26 tomes in-8 en reliure uniforme : demi-veau fauve, dos à nerfs décoré et doré, pièces d’auteur et de tomaison rouge et de titre vert empire, tête dorée. Cet ensemble comprend : ¢ T1-2 : Philosophie, avec la préface de Naigeon dans l’édition de 1798. Frontispice : Portrait de Denis Diderot par Mme Therbouche 1823, gravé par Bertonnier ; planche I et II dépliante montrant le système de Saunderson (pour les aveugles) ; 3 planches HT au tome II ; les quatre textes en fin de volume sont aujourd’hui attribués à Mme D’Epinay. ¢ T3 : Mélanges de littérature et de philosophie. ¢ T4 : Théâtre. ¢ T5-6-7 : Romans et Contes. ¢ T8-9-10 : Salons ; Mathématiques. ¢ T11-12 : Essai sur les règnes de Claude et de Néron ; Essai sur les études en Russie ; Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ; Correspondance. ¢ T13à20:Dictionnaire encyclopédique. T1 p. 20 Tableau dépliant du Système figuré des connaissances humaines. Histoire complète de l’Encyclopédie et table des matières et table générale des articles. ¢ T21 : Œuvres inédites de Diderot : Le Neveu de Rameau. Voyage de Hollande. Correspon- dance. Table générale et analytique des matières contenues dans les Œuvres de Diderot. ¢ T22 : Mémoires historiques et philosophiques sur la Vie et les Ouvrages de D. Diderot par J.A. Naigeon. A la mémoire de D. Diderot par M. de Meister, 1786. ¢ T23-26 : Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Madame de Vandeul, sa fille. Mémoires de Diderot. Lettres à Mademoiselle Voland de 1759 à 1774. Voyage à Bourbonne et à Langres. Correspondance avec Falconet. Paradoxe sur le comédien. Entretien entre D’Alembert et Diderot. Rêve de D’Alembert. La Promenade du sceptique ou les Alliées, 1747. Est-il bon ? Est-il méchant ? ou l’Officieux persifleur. Exemplaire en reliure uniforme, l’édition donnée par Naigeon est d’une grande qualité et rigoureuse, elle est complétée avec bonheur par les Mémoires publiés d’après les papiers données à Grimm. (Adams : Bibliographie des Œuvres de Diderot ¢ A9). (Librairie ancienne Clagahé, Lyon, cat. 2015, no 52) ¢ Œuvres philosophiques et dramatiques. Amsterdam, 1772. 6 volumes in-12, plein veau blond marbré de l’époque, dos lisses ornés de compartiments fleuronnés, tranches rouges. La première édition « scientifique » exacte et méthodique, des éditions de Diderot, demeurée non décrite jusqu’à l’article de R.A. Leigh, A neglected eighteenthcentury edition of Diderot’s works donné dans les French studies, v. VI, p. 148-152, T. 1 (avril 1952) qui en étudiait ses 452 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

spécificités par rapport à l’édition fautive en 6 volumes in-8°, parue également sous l’adresse d’Amsterdam, 1772. L’éditeur des Œuvres demeure inconnu, R.A. Leigh (p. 150) pense qu’il s’agit probablement d’un libraire ami de Diderot » (Adams, A1). Exemplaire bien complet des faux-titres et des 20 planches:1frontispice et une planche au tome I, 11 planches gravées au tome II, et 7 planches dépliantes au dernier volume. Un dos lég. fendillé, quelques accrocs aux coiffes et quelques piqûres, relié à l’époque, grand de marges (165 × 96 mm). (Librairie Hatchuel, cat. 63, lot no 47)

¢ Œuvres philosophiques de Mr. D***. Amsterdam, Jean Michel Rey, 1772. 5 (sur 6) volumes in-12, plein maroquin bordeaux de l’époque, dos à nerfs ornés de compartiments fleuronnés et cloisonnés, palette en pied, triple filet d’enca- drement sur les plats, guirlande sur les chasses, tranches dorées. Cette édition comporte, outre les Œuvres de Diderot, divers textes qui ne sont pas du philosophe : Code de la Nature (de Morelly), Mémoire pour Abraham Chau- meix (de Morellet), AMM. Les Esprits forts, etc. Complet des gravures : T.I: Frontispice et 1 planche ¢ T.II : Frontispice et 8 planches. T.V : Frontispice et 6 planches. Le tome VI manque. (Adams, A2. Tchemerzine-Scheler, II, 957. Cat. expo. B.N., nAÍ a˜517. Cohen, p. 303). (Librairie Hatchuel, cat. hiver 2014-2015, lot no28)

¢ Œuvres philosophiques et dramatiques de M. Diderot contenant de Mémoires sur différens sujets de Mathématiques. Amsterdam, [s. n.], 1772, 6 volumes in-12. (2) ff. dont titre, xxxij-235 pp., 2 planches in-fine : frontispice et 1re page des Principes de Philosophie morale ; (2) ff. dont titre, xij-372 pp., 11 planches ; (2) ff. dont titre, 159-90-180 pp. ; (2) ff. dont titre, 387 pp. ; (2) ff. dont titre, 438 pp. ; (2) ff. dont titre, xij-336 pp., 7 planches dépliantes. Contient : Les Principes de la philosophie morale ou Essai de M. S*** sur le mérite et la vertu ; Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent ; Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient ; Pensées sur l’interprétation de la nature ; Pensées philosophiques ; Traité du Beau ; De la philosophie des Chinois ; Le Fils naturel ou les épreuves de la vertu, comédie ; De la poésie dramatique ; Observa- tions sur Le Père de Famille ; Le Père de famille ; De la poésie dramatique ; Mémoires sur différens sujets de mathématiques (Acoustique, De la dévelop- pante du cercle, Principe de Mécanique sur la tension des Cordes, Projet d’un nouvel orgue, Lettre sur la résistance de l’air au mouvement des pendules). (Librairie ancienne Denis, Tours, cat. avril 2015, lot no 31)

¢ Pensées sur l’interprétation de la nature. Sans lieu, 1754 ; relié avec Hobbes (Thomas) De la Nature humaine, ou Exposition des facultés, des actions & des passions de l’ame, & de leurs causes déduites d’après des principes philosophi- ques qui sont communément ni reçus ni connus. Ouvrage traduit de l’anglois. Londres [Amsterdam], 1772. Deux ouvrages en un volume in-12 de (2) ff., 242 pp. mal chiffrées 206 sans manque, (6) ff.detable;(2)ff., IV pp., 171pp. : veau fauve marbré, dos lisse orné, pièce de titre de maroquin rouge, coupe filetées or, tranches rouges (relieure d’époque). (Soixante livres anciens et modernes, Paris, cat. 26, 2015, lot no 11)

18. 18.Mairie Paris de Town Paris, Hall, Mme Martine Martine Ulmann Ulmann and et M. Maurice Maurice Ponga. Ponga. glanes-comptes rendus-documents 453

Diderot Denis & Bemetzrieder Anton (1739-1817). ¢ Leçons de clavecin et principes d’harmonie, Paris, Bluet, 1771, in-4, demi-cuir de Russie vert de l’époque, dos lisse orné de doubles filets dorés, pièce de titre de veau rouge (qqs pet. épidermures), viii, 362 p., (1) f. d’approbation. Edition originale. Bien que Diderot, dans la préface qu’il signe, se défende d’avoir participé à la rédaction de cet ouvrage, ses contemporains puis ses biographes lui en ont attribué l’essentiel de la paternité. « Bien mieux écrites que les autres Œuvres de Bemetzrieder, les Leçons portent très manifestement le cachet de Diderot. Tout d’abord, il s’agit d’un dialogue ¢ sa forme littéraire préférée ¢ entre le maître (Bemetzrieder) ¢ « l’élève » (Angélique) et le « philosophe » (Diderot). Il y énonce aussi la théorie des « chocs » et des « appels » (...). Il s’agit d’une présentation pratique, systématique et pédagogique des grandes idées du temps ». (M. Couvreur in Diderot et son temps,no 76). (Adams, LA1. Fétis, 6256. Bibliothèque Cortot, p. 18. Gregory, p. 28. Tchemerzine-Scheler, II, 952). (Librairie Hatchuel, cat. 63, lot no 48)

Diderot Denis & Holbach Paul Thyry d’ (1723-1789). ¢ Système de la Nature ou des Loix du Monde Physique & du Monde Moral. Londres, 1770, s. n. [Amsterdam, M. M. Rey]. 2 volumes in-8 de : I/ 6) ff., 370 pp. II/ (2) ff., 412 pp. Maroquin rouge, triple filet doré encadrant les plats, dos lisses richement ornés de filets et fleurons dorés, filet or sur les coupes, roulette intérieure dorée, tranches dorées. Reliure de l’époque : 198 × 124 mm. Édition originale et premier tirage du « Système de la nature », « la Bible du matéria- lisme » qui sera condamnée au feu et mise à l’index. (Goldsmiths, 10607 ; Kress, 6737 ; Tchemerzine, III, 727 ; Vercruyse, 1770, A6 ; Brunet, III, 1739 ; Graesse, II, 535 ; Rahir, Bibliothèque de l’amateur, 460 ; PMM, 215). Premier tirage avec la virgule sur le titre après Londres. C’est sous un nom d’emprunt et à Amsterdam que le baron d’Holbach fit discrètement imprimer le « Système de la nature ». Parvenu en France par mille détours, son traité se vendait sous le manteau jusqu’à dix louis (240 livres tournois, un prix spectaculaire). Il provoqua un des plus grands scandales du siècle : condamnation immédiate à la lacération et au feu le 18 août 1770, mise à l’Index le 9 novembre suivant. Cet ouvrage fit un grand bruit en Europe. La Harpe le traita de « livre infâme »; Voltaire le dénigra semble-t-il avec une jalousie retenue ; Grimm, très enthou- siaste, attribua des pages à Diderot. Les réfutations de ce livre furent nombreu- ses. (Tchemerzine). « Les meilleures pages sont de Diderot » (Laffont). L’ouvrage qui s’achève sur une apologie de l’athéisme choqua les philosophes et suscita un débat polémique. Voltaire se manifesta : « Ce Système a tout perdu, il a rendu tous les philosophes exécrables aux yeux du roi et de toute la cour ». (Librairie Sourget Amélie, cat. 5, automne 2014, lot no 38)

Diderot Denis & Gessner Salomon (1730-1788). ¢ Contes moraux et nouvelles idylles. Zurich : l’auteur, 1773. ¢ In-4, titre gravé, (2 ff.), 184 pp., (6 ff.), 10 planches. Basane racinée, roulette dorée en encadrement sur les plats, dos à nerfs orné, roulette dorée intérieure, tranches rouges (reliure pastiche moderne). Édition originale des deux contes de Denis Diderot intitulés Les Deux Amis de Bourbonne et Entretien d’un Père avec ses Enfants. Ils sont suivis des Idylles de l’écrivain suisse Salomon Gessner, dans la traduction française de Jakob Heinrich Meister et de la Lettre de Mr Gessner à 454 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Mr Fuslin, Auteur de l’histoire des peintres suisses. Il s’agit d’une édition de luxe, imprimée sur grand papier et illustrée d’un titre, de 10 planches, de 3 bandeaux et de 6 culs de-lampe dessinés et gravés par Salomon Gessner lui-même. On y trouve également la prestigieuse liste des souscripteurs où l’on voit aux côtés de nombreux princes allemands, les noms de la princesse de Soubise, la duchesse de la Vallière, le libraire Rey d’Amsterdam ou encore Voltaire. Exemplaire en reliure pastiche. Dos passé, coiffes arrachées, manque à trois nerfs. Parfait état intérieur malgré quelques feuillets brunis. (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 19 mars 2015, lot no 23)

Diderot Denis & Goldoni Carlo (1707-1793). ¢ Le père de famille, avec Le véritable ami, Avignon et Liège, Etienne Bleich- narr, 1758. Deux ouvrages en un volume in-8, (14)-215-(8)-165 pages. Veau d’époque, dos lissé fleuronné, pièce de titre de veau rouge. Première édition française, faites à l’initiative de Diderot. Il vero amico traduit en français par Francis Véron de Forbonnais et Il padre di famiglia par Alexandre Deleyre, furent publiées à l’insu de Diderot et des traducteurs, accompagnées d’épîtres dédicatoires probablement écrites par Grimm, provocant une houleuse «affaire des dédicaces ». (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 70, no 37)

Diderot Denis & Grimm Friedrich Melchior von (1723-1807). ¢ Correspondance littéraire, philosophique et critique (...) depuis 1753 jusqu’en 1790. Nouvelle édition revue et mise dans un meilleur ordre, avec des notes et des éclaircissemens, et où se trouvent rétablies pour la première fois les phrases supprimées par la censure impériale. Paris, Furne et Ladrange, 1829-1831. 16 volumes in-8, demi-veau vert bronze, dos lisses ornés de compartiments garnis de filets dorés et de fers estampés à froid, titres dorés. Edition, en partie originale, complète du seizième volume Correspondance inédite de Grimm et de Diderot et Recueil de lettres, poésies, morceaux et fragments retranchés par la censure impériale en 1812 et 1813, à la date de 1829. La première édition chronologique de cette source fondamentale sur les Lumières, augmentée de notes, d’importantes corrections, de trois mois de publication inédite et d’une table générale. (Brunet, II, 1740. France littéraire, III, 479. Tchemerzine- Scheler, II, 973. Vicaire III, 1137-1138.). Provenance : « Bibliothèque Bastide de la Pomme » (Dr Simon de Marseille) avec ex-libris gravé et « Sacha Guitry, vente du 29 juin 1977 » selon une mention manuscrite. (Librairie Hatchuel, cat. 63, lot no 64)

Index librorum prohibitorum. ¢ SSmi D.N. Benedicti XIV pontificis maximi jussu Recognitus, atque editus. Romæ, Ex Typographia Reverendæ Cameræ Apostolicæ, 1758. In-4 de (5) ff., XXXIX, 268 pp. et 8 pp. pour l’Appendice : veau fauve marbré, dos à nerfs orné, pièce de titre de maroquin rouge, coupes décorées, tranches rouges (reliure de l’époque). Index des livres défendus par l’Église catholique en 1758, sous le pontificat de Benoît XIV, qui mourut cette année-là. Il est illustré d’un titre-frontispice de I.-A. Faldoni et d’une vignette sur le titre. On a relié à la fin un appendice de huit pages imprimé à Rome en 1763 : il contient la recension des livres interdits parus depuis 1758. On y relève notamment le Code de la nature,l’Encyclopédie, De l’esprit d’Helvétius, les Lettres persanes, De la glanes-comptes rendus-documents 455

nature,l’Emile de Rousseau ou le Précis de l’Ecclésiaste de Voltaire. Pour contrecarrer principalement l’avancée du protestantisme, le Concile de Trente et la papauté mirent en œuvre un catalogue des livres et des auteurs dont la lecture fut prohibée. La première édition du célèbre Index a été publiée en 1557 (le seul exemplaire qui ait survécu est à la British Library). La 32e et dernière édition (1948) comprend 6 000 entrées. Le pape Paul VI rendra l’Index caduc, en 1965, par la suppression du Saint-Office. A travers quatre siècles, l’histoire du livre a perpétué une leçon constante : « La censure est la règle ¢ la liberté l’exception » (Robert Badinter). Bel exemplaire. (Printing and the Mind of Man, 1967, no 82, pour l’édition de 1559, Rome, A. Blado). On joint : ¢ Index librorum prohibitorum Usque ad Annum M. DCCXI. Regnante Clemente XI. Romæ, Ex Typographia Rev. Cam. Apost., 1711. In-8, veau fauve usagé de l’époque, dos à nerfs orné. Titre-frontispice et une vignette sur le titre. (Pierre Bergé & Associés, autographes, manuscrits et livres anciens, vente du 18 juin 2014, lot no 69)

Hume David (1711-1776) philosophe anglais. ¢ Manuscrit, Essais de Moralle et de Politique par David Hume esq. Traduits de l’Anglois ; 170 pages petit in-4, en 9 cahiers cousus. Les Essais moraux et politiques de Hume furent publiés à Édinbourg en 1741, avec 15 textes ; une seconde édition, augmentée de 12 textes, parut, toujours à Édinbourg, en 1742. Ces essais furent très rapidement traduits, et la présente traduction est proba- blement de peu postérieure. Cette traduction comporte 18 chapitres ; dans l’Avertissement le traducteur précise : « ce volume contenait 23 Essais : on en a 456 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

supprimé quelques-uns qui n’auraient pas été du goust de tout le monde ». Le manuscrit, d’une écriture soignée, présente quelques corrections postérieures, notamment dans l’avertissement. En tête, la table des chapitres:Idela délicatesse du Goust et des Passions. II De la Liberté de l’Impression. III De l’Impudence et de la Modestie. IV De l’Amour et du Mariage. V de l’Etude et de l’Histoire. VI De l’Esprit de Parti en général. VII Des Différents Partis d’Angleterre. VIII de l’Avarice. IX De la Dignité de la Nature Humaine. X de la Liberté et du Despotisme. XI De l’Eloquence. XII De l’Origine et du Progrès des Arts et des Sciences. XIII de la morale d’Epicure. XIV De la morale des Stoïciens. XV Du Platonisme. XVI Du Pyrrhonisme. XVII De la Poligamie et du Divorce. XVIII De l’Affectation et de la Simplicité du Stile. On joint une traduction manuscrite des Recherches sur la Vertu et le Mérite d’Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury (72 pages in-fol. en 3 cahiers, la fin manque), datant du XVIIIe siècle ; et un dossier de copies tardives de poèmes et textes de Charles d’Orléans, Florian, Piron, J.-J. Rousseau, etc. (PIASA, Paris, vente du 7 novembre 2014, lot no 94)

Jardin du Roi. ¢ Manuscrit, Enumeratio plantarum in Horto regio parisiensi contentarum, juxta ordinemquem singulae ibi servant, suivi de Index arborum et fruticum et de Index Plantarum exoticarum, [Paris 1754] ; 3 parties en un volume in-8, comprenant respectivement 162, 21 et 19 pages non chiffrées, soit 202 pages au total, broché, non rogné, couverture papier de l’époque ayant servi à de nombreux essais de plume (petit manque de papier dans la marge sup. des 50 dernières pages avec, sur certains feuillets, perte de qqs lettres). Manuscrit inédit, ordonnant et classant des végétaux. Il comporte la liste de près de 4 000 plantes, arbres et arbustes, tant indigènes qu’exotiques, cultivés en 1754 au Jardin du Roi. Regroupées par classes et par genres, selon une classification différente de celle de Tournefort, les plantes sont désignées par leurs noms latins, suivis des auteurs de référence qui sont le plus souvent Caspard Bauhin (« C.B »), auteur du Pinax theatri botanici (1620), utilisé à l’époque, Charles de l’Escluse (« Clusii ») et Dodoens (« Dodonii »). Les noms français sont parfois indiqués en marge, pour les espèces les plus connues : joubarbe, renoncule, lavande, sarriette, thym, verveine, menthe, ortie, mélisse, sauge, gentiane, millepertuis, plantain, marjolaine, véronique. D’un intérêt médicinal, quelque- fois alimentaire, y figurent 12 espèces de choux, 14 espèces de solanacées parmi lesquelles la pomme de terre, ou « Solanum tuberosum esculentum C.B. ». Le catalogue des arbres et arbustes se trouve à la suite. Les plantes exotiques, comprennent des végétaux tels que palmier, cocotier, safran des Indes, bana- nier, arbre du benjoin, citron de terre d’Amérique, aloès de Barbade, et nombreuses espèces de figues. Le Jardin du Roi, était situé au faubourg Saint-Victor, on y enseignait la botanique, la chimie et l’anatomie en cours, publics et gratuits. À l’époque où fut rédigé ce manuscrit, l’enseignement de la botanique était assuré par deux éminents savants : Antoine de Jussieu (1686- 1758) et son frère, Bernard de Jussieu (1699-1777). La bibliothèque du Muséum d’Histoire naturelle de Paris possède plusieurs catalogues manuscrits des plantes cultivées au Jardin du Roi, mais aucun pour l’année 1754. (ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015, lot no 262) glanes-comptes rendus-documents 457

Jésuites. ¢ Dictionnaire de Trévoux. Dictionnaire universel françois et latin... Nouvelle édition corrigée et considérablement augmentée. Nancy, Pierre Antoine, 1734. Cinq volumes in-folio, veau marbré de l’époque, dos à nerfs orné, pièces de titre et de tomaison de maroquin havane. Nombreuses traces d’usage (coiffes, épidermures, etc.). Contrefaçon de l’édition parisienne de 1732. Amusante note manuscrite datée 1830 sur le premier contreplat : « Je n’ai reçu cet ouvrage et il n’a été conservé que pour certains articles excellens. Il ne doit pas être lu par toutes sortes de personnes. Il s’y trouve des obscenités sans nombre et une foule de faux principes ». (Livres rares, Michel Bouvier, cat. 68, no 75)

Liste des Catalogues utilisés: ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 16 octobre 2014. ADER Nordmann, spécial Femmes, lettres et manuscrits, Paris, 18-19 novembre 2014. ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 4 décembre 2014. ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 19 mars 2015. ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 14 avril 2015. ADER Nordmann, vente aux enchères salle Favart, Paris, 18 juin 2015. ALDE, cat. du 17 décembre 2014. ALDE, cat. du 29 avril 2015. ALDE, cat. du 13 mai 2015. ALDE, cat. du 29 mai 2015. Art et Autographes,cat.68. Art et Autographes,cat.69. Art et Autographes,cat.70. Art et Autographes,cat.71. Art et Autographes,cat.72. Autographes des siècles, cat. 7, mars 2014. Conan Hôtel d’Ainay, vente livres anciens, Lyon 31 janvier 2015. DeBaecque, cat. Hôtel des ventes Lyon des 2 et 4 octobre 2014. Delvaux, cat. vente Drouot du 19 décembre 2014. Doutrebente Q., expert T. Bodin, vente aux enchères d’Autographes du 19 juin 2014. FL Auction, autographes et manuscrits, vente Drouot du 9 avril 2015. Hôtel des ventes de Royan, cat. vente du 14 février 2015. Hôtel des ventes de Rennes, cat. vente du 4 mai 2015. Hôtel des ventes de Toulouse, cat. Primardeco, vente du 8 avril 2015. Le Jardin des Muses, automne 2014, cat. 34. Le Jardin des Muses, printemps 2015, cat. 35. Les Autographes, automne 2014, cat. 138. Les Autographes, printemps 2015, cat. 139. Librairie ancienne Clagahé, Lyon, cat. 2015. Librairie ancienne Dechaud, Crissay sur Manse, http://www.franceantiq.fr/slam/dechaud. Librairie ancienne Denis, Tours, cat. avril 2015. Librairie de l’Abbaye-Pinault, catalogue no 353. Librairie de l’Abbaye-Pinault, catalogue no 354. Librairie de l’Abbaye-Pinault, catalogue no 355. 458 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Librairie de l’Abbaye-Pinault, catalogue no 356. Librairie de l’Abbaye-Pinault, catalogue no 357. Librairie d’Otrante, Le Coudray, cat. 5, 2014. Librairie d’Otrante, Le Coudray, cat. 6, 2015. Librairie Hatchuel,cat.63. Librairie Hatchuel,cat.64. Librairie Hatchuel, cat. hiver 2014-2015. Librairie Le feu follet, cat. septembre 2014. Librairie Le feu follet, cat. novembre 2014. Librairie Le feu follet, cat. 2015. Librairie Le Prosopographe, novembre 2014. Librairie Libreria Antiquaria Pontremoli di Lucia Di Maio \& C, cat. 16, 2012. Librairie Signatures, cat. 10, juin 2014. Librairie Sourget Amélie, cat. 4, printemps 2014. Librairie Sourget Amélie, cat. 5, automne 2014. Livres et Manuscrits, vente Christie’s du 27 avril 2015. Livres rares, Michel Bouvier, cat. 68. Livres rares, Michel Bouvier, cat. 69. Livres rares, Michel Bouvier, cat. 70. Manuscripta, cat. autographes et documents, septembre 2014. Manuscripta, cat. autographes et documents, avril 2015. PIASA, Paris, vente du 7 novembre 2014. Pierre Bergé & Associés, autographes, manuscrits et livres anciens, vente du 18 juin 2014. Pierre Bergé & Associés, autographes, manuscrits et livres anciens, vente du 17 décembre 2014. Pierre Bergé & Associés, autographes, manuscrits et livres anciens, vente du 1 avril 2015. Pierre Bergé & Associés, autographes, manuscrits et livres anciens, vente du 25 mai 2015. Pierre Bergé & Associés, autographes, manuscrits et livres anciens, vente du 25 juin 2015. Soixante livres anciens et modernes, Paris, cat. 26, 2015. St Cyr sur Loire, vente aux enchères de livres anciens et d’autographes, le 30 mai 2015. Tessier & Sarrou, autographes, manuscrits et livres, vente Drouot du 27 mai 2015. The Romantic Agony, catalogue de vente d’ouvrages et documents XVIIIe, les 24 et 25 avril 2015. CARNET BIBLIOGRAPHIQUE 50

I. ¢ ŒUVRES DE DIDEROT ET DE D’ALEMBERT

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Traductions ou éditions partielles

Diderot, Autorité politique, traduction en hongrois, notes et commentaire d’Eszter Kovacs et Albert Sándor, Magyar Filozófiai Szemle [Hungarian Philosophical Review], 2014, no 3. Diderot, Denis Diderot’s Rameau’s nephew:amulti-media edition, Marian Hobson, K. E. Tunstall (éd.), C. Warman (trad.) et al., OpenBooks Publishers, 2014. Diderot, Esej o malarstwie [Essai sur la peinture], Jerzy Stadnicki, Andrzej Pien´ kos (éd.), Warszawa, Wydawnictwo Uniwersytetu Warszawskiego [Presses universi- taires de Varsovie], 2015 (ISBN 978-83-235-0980-6). Diderot, Il nipote di Rameau, a curato di Alberto Beretta Anguissola, Venezia, Marsilio, 2014 (ISBN 978-88-317-1734-2), 269 p. Diderot, Selected philosophical writings, John Lough (éd.), Cambridge, University Press, 2015 (1re éd. 1953), 232 p.

II. ¢ LIVRES, RECUEILS

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Cahiers de philosophie de l’Universite de Caen, 2015, no 51, Esthetiques de Diderot : la nature du beau,Pouradier Maud (dir.), ISBN 978-2-84133512-1, 122 p. Ci-dessous [Caen 2015]. Cahiers philosophiques, 2015, no140, ISBN 978-2-240-03499-1, Diderot polygraphe. Ci-dessous [CH 2015]. Crocker, Lester Gilbert, Diderot’s chaotic order : approach to synthesis, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 2015 (1re éd. 1974) Dethurens, Pascal (dir.), Écrire la peinture de Diderot à Quignard, Paris, Citadelles & Mazenod, 2015 (rééd.). Épistolaire, 2014, no 40, (ISSN 0993-1929), Lire la correspondance de Diderot. Ci-dessous [Épistolaire 2014]. Jerusalmy, Raphaël, Denis Diderot : non à l’ignorance [recueil de citations], Arles, Actes Sud junior, 2015. Kovacs, Eszter, La critique du voyage dans la pensée de Diderot : de la fiction au discours philosophique et politique, Paris, Honoré Champion, 2015. Langbour, Nadège, Diderot écrivain critique d’art, tome 1 : L’initiation artistique de Diderot avant 1759 et l’écriture des Salons, Saarbrück, Presses académiques francophones, 2014, 656 p. Michon, Pascal, Rythmologie baroque : Spinoza, Leibniz, Diderot, Paris, Rhuthmos, 2015 (2e éd.), 499 p. Disponible en ligne : http://rhuthmos.eu/IMG/pdf/rythmo- logie_baroque_spinoza_leibniz_diderot_version_formatee_a5_imprimeur_.pdf Pavy, Élise, L’image et la langue : Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris, Classiques Garnier, 2014, 470 p. Salaün, Franck, L’affreuse doctrine : matérialisme et crise des mœurs au temps de Diderot, Paris, Kimé, 2014, 456 p. Stenger, Gerhardt (dir.), Diderot et Rousseau : littérature, science et philosophie, Haute-Goulaine, Opéra éditions, 2014, 183 p. Ci-dessous [DR]. Vincent, Charles, Diderot en quête d’éthique (1773-1784), Paris, Garnier, 2014, 680 p.

III. ¢ ARTICLES

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IV. ¢ ENCYCLOPÉDIE, ENCYCLOPÉDISTES

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V. ¢ AUTOUR DU SUJET

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mettre ? », Recueil d’études sur l’Encyclopédie et les Lumières, Tokyo, 2015, no 3. Naito, Yoshihiro, « Quand finit la querelle entre Lullistes et Ramistes ? Modification de l’estime envers Rameau dans la Querelle des Bouffons », Recueil d’études sur l’Encyclopédie et les Lumières, Tokyo 2015, no 3. Parmentier, Marc, « Wikipedia : une communauté d’encyclopédistes ? », [BSFP 2015]. Wolfe, Charles T., « Sensibility as vital force or as property of matter in mid- eighteenth-century debates ». In Lloyd Henry Martyn (dir.), The Discourse of Sensibility : the knowing body in the Enlightenment, Dordrecht, Springer, 2014, p. 147-170. Zanola, Maria Teresa, Rey Alain (préf.), Madinier Bénédicte (postf.), Arts et métiers au XVIIIe siècle : études de terminologie diachronique, Paris, L’Harmat- tan, 2014.

VI. ¢ OUVRAGES PRÉSENTÉS EN THÈSES OU HDR

Ben Lazreg, Faten, La scène de reconnaissance dans les nouveaux genres dramatiques au XVIIIe siècle, de la comédie au drame, thèse de doctorat en Litterature et civilisation francaises, sous la direction de Jean-Paul Sermain et Gaha Mohamed-Kamel, soutenue à Paris 3, le 15 janvier 2013. http://www.theses. fr/2013PA030016. Bruggemann, Susanne, Tableau ou action ? De la dramaturgie de Diderot et de Lessing, thèse de doctorat en littérature comparée soutenue à Paris 4 le 3 juin 2013. http://www.theses.fr/2013PA040013. Fourgnaud, Magali, Le conte à visée morale et philosophique de Fénelon à Voltaire, thèse de doctorat en littérature française, sous la direction Aurélia Gaillard, soutenue à Bordeaux 3, le 22 novembre 2013. http://www.theses.fr/2013 BOR30036 Kirby, Joshua Thomas, Natural Law in the Encyclopédie (1751-1772), University of Manchester (UK), thesis submitted for the degree of Doctor of Philosophy (supervisor : David Adams), 2014. En ligne : http://www.manchester.ac.uk/ escholar/uk-ac-man-scw:243660 Pujol, Stéphane, Morale et Science des mœurs dans l’Encyclopédie, ouvrage inédit présenté dans le cadre d’une HDR, intitulée Le savoir en partage. Dialogismes et polyphonies au siècle des Lumières, Paris, Sorbonne, 22 novembre 2014. Samzun, Patrick, Sexe, cosmos et société : enquête littéraire et philosophique sur la formation d’une utopie sexuelle libérale chez Diderot, Rétif de la Bretonne et Fourier (1759-1822), thèse de doctorat en littérature française, sous la direction d’Yves Citton, soutenue à Grenoble, le 30 novembre 2013. http://www.theses. fr/2013GRENL006.

VII. ¢ AUDIO-VISUEL

Gallienne, Guillaume, Corbery, Loïc, Delon, Michel et al., « Diderot, le philo- sophe amoureux », Ça peut pas faire de mal, France Inter, 11 janvier 2014, 18h10. chroniques-comptes rendus-documentation-bibliographie 467

Herchkovitch, Jonathan, « Diderot, le paria devenu langrois » [film], 2014, 18 min, https://vimeo.com/79185600

Éric Vanzieleghem

RÉSUMÉS

Élise Pavy-Guilbert, « Le musée imaginaire de Diderot »

Cette étude est née de la curiosité suscitée par l’évocation, dans les Salons, de nombreuses œuvres d’art en marge des œuvres exposées, et que la mémoire visuelle des abonnés à la Correspondance littéraire, comme celle du lecteur moderne, devait convoquer. Lorsqu’il critique les œuvres de ses contemporains, Diderot se réfère à des modèles, chefs-d’œuvre les plus célèbres des siècles passés. Que le philosophe soit dépendant de l’histoire de l’art, voilà qui est certain. Ce qu’il en est de l’orientation de son regard, sous l’angle de schèmes mémoriels, c’est là une question moins étudiée. Quelles sont les œuvres choisies pour développer l’univers imaginaire des Salons ? À quoi servent les analogies créées ? Qu’il y ait chez Diderot la volonté d’évaluer l’art de son temps au prisme d’un « musée imaginaire », qu’il assume ce dédoublement entre exposition réelle et confrontations inventées, que ce soit là même que se joue le sens de sa critique, c’est ce que nous souhaiterions prouver.

Stéphane Lojkine : « Le goût de Diderot : une expérience du seuil »

Le goût bascule au XVIIIe siècle d’une conception objective (le Beau universel) vers une conception subjective, appuyée sur une expérience esthétique intime. Le rapport de Diderot au goût, envisagé ici depuis l’article Beau de l’Encyclopédie jusqu’à l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, reflète cette mutation tout en constituant une alterna- tive au compromis kantien de la troisième Critique. Diderot suit d’abord Hutcheson ; il est ensuite influencé par le débat anglais (Pope et Hogarth), qui définit le goût comme expérience du seuil. Dans les Essais sur la peinture, le va-et-vient du goût et du dégoût, articulé aux expériences d’anamorphose, fait émerger au centre du dispositif l’œil et la vision de l’aveugle. Le goût n’est plus alors simplement ce qui juge ; il crée l’œuvre. Il devient le principe organisateur des Pensées détachées sur la peinture. L’enjeu n’est plus alors d’élaborer un traité d’esthétique : l’énergie créatrice du goût et du dégoût est destinée à être mobilisée comme révolte politique. 470 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Gilles Gourbin : « Faut-il étouffer Sade ?»

Le « raisonneur violent », personnage conceptuel imaginé par Diderot dans l’article DROIT NATUREL, est une arme rhétorique à double détente : visiblement conçu afin de récuser le contractualisme volontariste de Hobbes, l’argumentaire du raisonneur vio- lent est de surcroît une manière oblique d’entrer en confrontation avec la pensée politique de Rousseau. Indirectement visé par Diderot au travers de Hobbes, Rousseau, de son côté, à la même période, reprend dans le Manuscrit de Genève le personnage du « raisonneur violent » dans le but évident d’invalider l’argumentation de Diderot et les résultats auxquels ce dernier parvient en matière de droit politique. Voulant faire valoir sa propre solution contractualiste comme la seule issue envisageable au problème politique, Rousseau, par le truchement de son « homme éclairé et indépendant » prend le risque de donner au point de vue pré-sadien de La Mettrie la puissance spéculative maximale. Héritier de cette double conception critique de la théorie du droit naturel, Sade peut alors être lu comme un auteur qui utilise Rousseau contre Diderot avant de se débarrasser de son involontaire complice. De « l’homme éclairé et indépendant » de Rousseau au « libertin scélérat » de Sade, la confrontation des avatars du « raisonneur violent » de Diderot pourrait ainsi constituer non seulement une approche comparative des théories politiques de ces trois auteurs, mais encore une manière de rendre apparente l’une des stratégies d’écriture favorites du marquis : le détournement ou la subversion philosophiques des penseurs qu’il admirait.

Pedro Pimenta : ‘‘Diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille »

Au cœur de cette étude est la conception qu’eut Diderot de l’histoire naturelle comme science, dans les Pensées sur l’inteprétation de la nature et dans certains articles de l’Encyclopédie. En soulignant, dans la pensée de Diderot, le rôle de la conjecture comme méthode et la critique de l’abstraction comme procédure philosophique de base, on est amené à se demander dans quelle mesure la conception diderotienne de l’histoire naturelle n’est pas aussi une critique de la conception de d’Alembert des sciences de la nature, entendues comme des savoirs fondés presque exclusivement sur la géometrie et le calcul.

Claire Fauvergue : « Naigeon lecteur de Diderot dans le dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne de l’Encyclopédie méthodique »

En composant les trois volumes du dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne pour l’Encyclopédie méthodique, Naigeon se réfère régulièrement aux articles de philosophie rédigés par Diderot pour l’Encyclopédie. On peut considérer qu’il y développe une lecture originale de l’œuvre diderotienne en matière d’histoire de la philosophie, tout en inscrivant celle-ci dans le nouveau contexte de l’Encyclopédie méthodique.Eneffet, il ne se contente pas d’augmenter le volume des matériaux utiles à la constitution d’une histoire de la philosophie, mais prend aussi la liberté d’insérer de nouveaux renvois dans le texte des articles dont Diderot était l’auteur. Cet article examine de quelle façon Naigeon recueille les « membres dispersés » de Diderot dans l’Encyclopédie en présen- tant sa contribution à l’histoire de la philosophie.

Nikolas Immer / Olaf Müller : « Le Diderot de Lessing : de « douces larmes » pour servir à la purification du goût national »

Cet article porte sur la traduction des œuvres poético-dramatiques et théoriques de Diderot réalisée par Lessing dans les années 1759-1760, et sur ses enjeux. Dans un premier résumés 471

temps, les motivations de Lessing sont envisagées à partir du contexte de la réception des pièces de Diderot en Allemagne. Cette réflexion est suivie d’une étude de la traduction qui permet de dégager les tendances esthétiques du traducteur. La seconde partie examine dans quelle mesure le projet d’adaptation peut être envisagé comme un prolongement des activités littéraires de Lessing.

Pascale Pellerin : « Ernest Seillière : un contre-révolutionnaire au XXe siècle »

Ernest Seillière, critique littéraire de la première moitié du vingtième siècle, s’est intéressé de très prés au romantisme et au mysticisme passionnel. Obnubilé par la figure de Jean- Jacques Rousseau, il ne néglige pas pour autant son acolyte en philosophie, Diderot, sur lequel il commence à écrire dès 1907. C’est particulièrement la relation entre les deux écrivains qui retient l’attention de Seillière car il essaie en vain tout au long de ses écrits de comprendre lequel a été l’initiateur ou l’inspirateur. Selon lui, Diderot et Rousseau sont responsables des crimes de la Révolution, particulièrement ceux de la Terreur. Reprenant les attaques des contre-révolutionnaires du Directoire, Seillière s’appuie essentiellement sur deux textes de Diderot, le Supplément au voyage de Bougainville et les Eleuthéromanes. Son gros essai sur Diderot, écrit durant l’Occupation durant laquelle il dénonce les mouvements de résistance, constitue un réquisitoire contre le philosophe.

Véronika Altachina : « Eisenstein lecteur de Diderot »

Serguéï Eisenstein, connu surtout comme l’auteur du fameux Cuirassé « Potemkine », un des géants de l’histoire du cinéma mondial, considéré comme un des « pères du montage », fut un personnage à la culture colossale et protéiforme où la littérature française occupe une place importante. Il était un grand connaisseur des traités esthétiques de Diderot qu’il cite souvent dans sa théorie du montage. Cet article, en examinant les traités d’Eisenstein, permet d’évaluer le rôle des idées de Diderot dans l’élaboration de sa conception du montage.

Marcin Cien´ ski : « Le traducteur en tant que lecteur: les Diderot de Tadeusz Boy-Zˆelen´ski »

Entre les deux guerres mondiales, Tadeusz Boy-Zˆelen´ski (1874-1941) a traduit en polonais plus de 100 œuvres d’auteurs français, publiées dans une collection qui a pris le nom de «Bibliothèque de Boy» et qui constitue pour les Polonais le canon de la littérature française. Les traductions de Boy et les paratextes dont il les accompagne ont été régulièrement réédités ; ainsi ont-elles fortement contribué à former l’image polonaise de la littérature française, dont, en partie, celle de l’œuvre de Diderot. En effet, une place importante revient au philosophe dans les travaux de Boy, à commencer par Jacques le Fataliste, dont il a donné une traduction. Dans cet article, les stratégies lectoriales de Boy sont reconstruites à partir de ses traductions de Diderot, et de plusieurs de ses autres écrits.

Adrien Paschoud : « Claude Lévi-Strauss, lecteur de Diderot »

L’œuvre de Lévi-Strauss n’a accordé qu’une importance mineure aux écrits de Diderot, alors même qu’elle convoque abondamment la culture philosophique, esthétique et littéraire des Lumières. Les références sont éparses en effet ; elles portent sur le récit fictionnel (Supplément au Voyage de Bougainville) et les écrits esthétiques (Lettres sur les sourds et muets, article BEAU de l’Encyclopédie, Salons), et sont réparties avant tout dans Tristes tropiques (1955) et Regarder écouter lire (1993). Malgré leur écart chronologique et générique, ces ouvrages présentent à Diderot une objection commune : celle de recon- 472 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

duire abusivement des dichotomies. Au lieu d’envisager conjointement les phénomènes (qu’il s’agisse de l’origine des sociétés ou du sentiment esthétique), Diderot les sépare- rait. La cécité de pensée que Lévi-Strauss prête à Diderot surprendra. De fait, l’ethno- logue met à l’épreuve les idées de Diderot en contrepoint des modèles rousseauistes et kantiens qui en surdéterminent l’interprétation.

Frank Zipfel : « Inspiration ¢ transformation ¢ interprétation. L’importance de Jacques le Fataliste de Diderot pour une lecture de Flüchtlingsgespräche de Bertolt Brecht »

L’influence de Diderot sur Brecht est incontestable, surtout en ce qui concerne le domaine des réflexions sur le théâtre. En outre, on peut établir une relation hypertextuelle entre le roman Dialogues d’exilés (Flüchtlingsgespräche), œuvre conçue pendant son exil en Finlande et publié à titre posthume, et Jacques le fataliste. On constate, premièrement, que le texte de Diderot a été la première source d’inspiration du roman dialogué de Brecht, deuxièmement, que plusieurs aspects significatifs du texte de Brecht peuvent être analysés et interprétés comme des reprise et/ou des transformations de certains traits caractéristiques de Jacques le fataliste, enfin, que le procédé du lecteur informé du roman de Diderot offre une piste de lecture éclairante pour le texte de Brecht.

Luís Carlos Pimenta Gonçalves : « Deux transpositions théâtrales de Jacques le fataliste dans les années ‘70 »

Empêché de publier en Tchécoslovaquie après l’invasion russe, Milan Kundera rédige, en 1971, une courte pièce de théâtre qui, prenant la forme d’une variation, dialogue avec l’auteur de Jacques le fataliste et son maître. D’emblée, le titre de la pièce est explicite quant au projet de l’écrivain : Jacques et son maître, Hommage à Denis Diderot en trois actes. Ainsi en est-il également du metteur en scène portugais, Osório Mateus qui confie à Luiza Neto Jorge l’adaptation du roman de Diderot. Cet article montre comment le romancier tchèque et l’adaptatrice portugaise ont procédé et selon quelles priorités.

Muriel Brot : « Le Diderot de Thomas Bernhard et Urs Widmer »

L’Autrichien Thomas Bernhard (1931-1989) et le Suisse Urs Widmer (1938-2014) ont lu Diderot, comme en attestent leurs romans qui mentionnent le Philosophe par la bouche des personnages et des narrateurs. C’est d’ailleurs grâce au père de Widmer, Walter Widmer (1903-1965), qui le traduisit en allemand (1950), que plusieurs générations de Suisse et de germanophones découvrirent Jacques le Fataliste. Outre qu’il mentionne Diderot dans certains romans, Thomas Bernhard est l’auteur d’un Neveu de Wittgens- tein qui doit beaucoup au Neveu de Rameau. Chacun de ces écrivains s’est fait forgé une image de Diderot. Tandis que Widmer célèbre sa générosité et son esprit d’opposition, Bernhard lui oppose l’impossibilité absolue d’améliorer l’humanité.

Houda Landolsi, Les tableaux de La Religieuse : du roman de Diderot au film de Nicloux

En 2013, presque un demi-siècle après l’adaptation polémique du roman posthume de Diderot par Jacques Rivette, Guillaume Nicloux revisite La Religieuse et fait découvrir au grand public l’histoire de Suzanne Simonin telle qu’il la voit. La réalisation du film oblige, inévitablement, à conférer aux tableaux de La Religieuse une coloration et un sens particuliers. C’est précisément à l’interprétation des tableaux du roman de Diderot proposée par Nicloux que cet article s’intéresse. L’étude porte principalement sur les tableaux qui mettent en scène le corps féminin : le corps hystérique qui se révolte et se soumet, succombant successivement à la déraison et à la mélancolie. résumés 473

Vers un Dictionnaire des lecteurs de Diderot : échantillons ¢ Fabien Girard, Balzac : une lecture sélective de Diderot ¢ Nadège Langbour, Jules Verne, lecteur de Diderot ¢ Berenika Palus, Semiramida de Maciej Woltyszko (1996)

Les effets des œuvres de Diderot sont si divers qu’il serait souhaitable d’entreprendre un Dictionnaire de ses lecteurs. On y trouverait des entrées correspondant à des spécialistes du philosophe, à des écrivains dont l’œuvre porte les traces visibles d’une lecture de Diderot, et d’autres, qui s’y réfèrent de façon plus discrète. Cette section réunit trois brèves études qui permettent d’esquisser un tel ouvrage. Fabien Girard rappelle que Balzac connaissait bien l’œuvre de Diderot à laquelle il fait régulièrement allusion. Nadège Langbour se demande si Jules Verne a pu se souvenir de Diderot en écrivant cer- tainsdesesromans.Enfin,BerenikaPalusmontredequellefaçonDiderotdevientunper- sonnage littéraire dans Semiramida, la pièce du dramaturge polonais Maciej Woltyszko crée en 1996.

Christophe Schmit. MECHANIQUE, STATIQUE, DYNAMIQUE. Répartition du savoir et définitions dans l’Encyclopédie.

La première partie de cet article visait à contextualiser les définitions proposées par les articles MECHANIQUE, STATIQUE, DYNAMIQUE de l’Encyclopédie, et à mieux saisir les évolutions relatives à la répartition du contenu de la mécanique entre ces trois domaines. Il s’agissait alors d’évaluer comment le Dictionnaire raisonné participe à un travail de redéfinition et de réorganisation du savoir à l’aune de dictionnaires et traités de la première moitié du XVIIIe siècle. La seconde partie de cette étude montre, dans un premier temps, que ces évolutions sont adoptées par un certain nombre de dictionnaires, manuels ou traités de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et cherche alors quelle part l’Encyclopédie peut avoir dans ce phénomène. Puis, les articles de mécanique de l’Ency- clopédie étant essentiellement écrits par D’Alembert, il s’agit ensuite de relever ce qui passe de son Traité de dynamique (1743, 1758) au Dictionnaire raisonné en examinant la marqueterie encyclopédique, à savoir la manière dont s’opère le découpage ou la refonte de parties du Traité en articles de l’Encyclopédie. Il s’avère alors que le Traité fournit son contenu théorique (énoncés et démonstrations des principes) et épistémologique (défi- nition des concepts, critique de la causalité) à l’Encyclopédie.

Jean-Pierre Schandeler et Claudette Fortuny : « La première publication séparée du Discours préliminaire de l’Encyclopédie. La Philosophie en « feuilles détachées » selon Jean Neaulme ».

Le Discours préliminaire de l’Encyclopédie a d’abord été lu par le public relativement restreint qui avait accès au premier volume du dictionnaire. En 1753, D’Alembert élargit son lectorat en donnant une nouvelle édition dans les Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Mais entre-temps, l’œuvre qui connut le succès que l’on sait, fut imprimée en Hollande et publiée en « feuilleton » dès la fin de l’été 1751 dans le journal du libraire Jean Neaulme, le Petit réservoir. L’étude tente de démêler la genèse de cette édition et d’évaluer sa diffusion. Elle se penche aussi sur le texte lui-même pour montrer que celui-ci est publié dans son intégralité. Dans une annexe, les auteurs proposent une bibliographie complète de l’œuvre au XVIIIe siècle, en français.

La mort et les funérailles de Montesquieu, en février 1755, ont constitué des circonstances cruciales, tant pour l’image du philosophe lui-même que pour ceux qui souhaitaient en tirer parti. Mais c’est le tome V de l’Encyclopédie qui en révèle le mieux les enjeux : Jaucourt, D’Alembert et Diderot en témoignent chacun à leur manière. 474 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Françoise Launay, D’Alembert réveillé par l’astronome Lalande

Quelques feuillets, la plupart autographes, conservés à la bibliothèque Inguimbertine à Carpentras, nous livrent des informations inédites recueillies par Lalande sur D’Alem- bert à qui il s’est toujours intéressé. Ces « anecdotes » dont l’astronome était friand proviennent non seulement de collègues où de relations communes entre les deux hommes, mais aussi de la fille aînée de la nourrice de D’Alembert que Lalande a lui-même interrogée en 1784. Au vu de l’exactitude de ce que nous avons pu vérifier, nous pouvons ainsi, à la suite de nos précédentes enquêtes sur la nourrice, le maître de pension et les identités de D’Alembert, lever à nouveau quelques voiles sur son enfance et ses amitiés.

Marie Leca-Tsiomis : « Le Capuchon des cordeliers »

Parmi les légendes qui circulent sur l’Encyclopédie, et qu’on rencontre aussi bien sur des sites internet « grand public » que sous des plumes universitaires, on tente ici de faire un sort à la légende du « fameux système » de renvois rusés et subversifs que contiendrait le Dictionnaire raisonné. SUMMARIES

Élise Pavy-Guilbert, Diderot’s imaginary museum

The starting point for this study was curiosity for the references in the Salons, in the margins of the works on show, to many works of art which need to be present in the visual memory of the subscribers to the Correspondance littéraire and of modern readers. When criticising contemporary works, Diderot refers to models, in the form of the most famous masterpieces of past centuries. It is obvious that the philosophe needs art history, but what has been less studied is how these memories influence the way he sees. Which works does he choose in order to develop the imaginary universe of the Salons ? What is the purpose of the analogies thus created ? This article aims to demonstrate that Diderot wants to judge the art of his own time by the standards of an ‘imaginary museum’, that he sets up a parallel between the real exhibition and invented compari- sons, and that this is at the heart of his criticism.

Stéphane Lojkine, Diderot’s taste

In the 18th Century taste changed from an objective conception (universal beauty) to a subjective one, based on personal æsthetic experience. Diderot’s views on taste, studied here from the Encyclopédie article BEAU to Essai sur les règnes de Claude et de Néron, reflect this transformation while providing an alternative to Kant’s compromise in the third Kritik. After first following Hutcheson, Diderot was then influenced by the English debate (Pope and Hogarth). In his Essais sur la peinture the alternation of taste and disgust, in relation to experiences of anamorphosis, shows the centrality of the eye and the blind person’s vision. Taste is no longer simply what judges, but it also creates the work and becomes the organising principle in Pensées détachées sur la peinture. The point is no longer to produce an aesthetic treatise ; the creative energy of taste and disgust is used to produce political revolt. 476 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Gilles Gourbin, ‘‘Should we smother Sade?’’.

The ‘violent reasoner’, the character imagined by Diderot in his article droit naturel is a two-fold rhetorical weapon ; while clearly directed against Hobbes’s voluntarist contractualism, it is also an oblique way of opposing Rousseau’s political philosophy. Rousseau, attacked indirectly through Hobbes, took up at the same time the character of the ‘violent reasoner’ in the Geneva Manuscript, in order to invalidate Diderot’s argument and his conclusions concerning political law. As Rousseau wanted to show that his own form of contractualism was the only possible solution to the problem of politics, he was willing to run the risk, with his ‘independent and enlightened man’, of providing La Mettrie’s pre-Sadian point of view with maximum speculative power. Sade, who inherited this double critical conception of the theory of natural law, can thus be read as an author who uses Rousseau against Diderot before getting rid of his involuntary accomplice. A comparison of these incarnations of Diderot’s ‘violent reasoner’, from Rousseau’s ‘independent and enlightened man’ to Sade’s ‘wicked libertine’, can thus constitute both a comparative approach to the political theories of these three authors and a way to reveal one of Sade’s favorite literary techniques, i.e. the philosophical subversion of thinkers he admired.

Pedro Pimenta, Diderot and natural history, or the science of the bee.

This study is centred around Diderot’s conception of natural history as a science, in Pensées sur l’inteprétation de la nature and in some Encyclopédie articles. It emphasises the role of hypothesis as a method in Diderot’s thought and his criticism of abstraction as a basic philosophical process. This leads us to the ask whether Diderot’s conception of natural history was also a critique of D’Alembert’s conception of natural sciences as knowledge based almost exclusively on geometry and calculation.

Claire Fauvergue, Naigeon’s Reading of Diderot in the Dictionary of Ancient and Modern Philosophy, Encyclopédie méthodique

When writing the three volumes of the Dictionary of Ancient and Modern Philosophy for the Encyclopédie méthodique, Naigeon often refers to Diderot’s philosophy articles in the Encyclopédie. In so doing, he develops an original reading of Diderot’s writings on the history of philosophy, while situating that history in the new context of the Encyclopédie méthodique. He does not merely increase the volume of materials useful for writing the history of philosophy, but also inserts new cross-references in the articles written by Diderot. This article studies how Naigeon uses Diderot’s ‘scattered limbs’ in the Encyclopédie while presenting his contribution to the history of philosophy.

Nikolas Immer, Olaf Müller, Lessing’s Diderot : ‘soft tears’ to purify national taste

This article looks at the translations of Diderot’s poetico-dramatic and theoretical works made by Lessing in 1759-60 and their implications. Lessing’s motives are first studied in the context of the German reception of Diderot’s plays ; this is followed by an analysis of the translation in order to reveal the translator’s æsthetic options. The second part of the article examines how far the project of adaptation can be seen as a continuation of Lessing’s literary activities. summaries 477

Pascale Pellerin, Ernest Seillière, a twentieth-century counter-revolutionary.

Ernest Seillière, an early twentieth-century literary critic, was very interested in romanticism and mystical passions. Although obsessed by Jean-Jacques Rousseau, he also began to write about Diderot in 1907. He was particularly interested in the relationship between the two writers, perpetually trying to understand which of them started or inspired it. According to him, Diderot and Rousseau were responsible for the crimes of the Revolution, in particular the Terror. Using the attacks launched by the counter- revolutionaries of the Directoire, Seillière mainly based his arguments on the Supplé- ment au voyage de Bougainville and Les Eleuthéromanes. His long essay on Diderot, written during the Occupation, when he denounced the resistance movements, is in fact an indictment of the philosophe.

Véronika Altachina, Eisenstein as a reader of Diderot

The Soviet film-maker Sergei Eisenstein, one of the giants of world cinéma and considered as one of the ‘fathers of editing’, possessed a colossal and varied culture, in which French literature had an important place. He had a very good knowledge of Diderot’s æsthetic writings, which he often quoted in his theory of editing. This article, based on a study of Eisenstein’s writings, examines the role of Diderot’s ideas in the elaboration of Eisenstein’s conception of editing.

Marcin Cien´ ski, The translator as reader : Tadeusz Boy-Zˆelen´ski’s Diderots.

In the inter-war years Tadeusz Boy-Zˆelen´ski (1874-1941) translated into Polish more than 100 works by French authors, published in a collection known as ‘The Boy Library’, which for the Poles constitutes the canon of French literature. As Boy’s translations and accompanying paratexts have been regularly republished, they have largely formed the Polish image of French literature, including Diderot’s works. The latter feature promi- nently, beginning with Jacques le Fataliste. This article reconstructs Boy’s reading strategies, based on his translations of Diderot and several of his other writings.

Adrien Paschoud When Claude Lévis-Strauss read Diderot

Diderot’s writings only occupy a minor place in Lévi-Straiss’s works, although he frequently calls on the philosophical, æsthetic and literary culture of the Enlightenment. The rare references ¢ mainly found in Tristes tropiques (1955) and Regarder écouter lire (1993) ¢ concern Diderot’s fictional accounts (Supplément au Voyage de Bougainville) and æsthe- tic writings (Lettres sur les sourds et muets, the Encyclopédie article beau, the Salons). Despite the time gap and the different genres, these works make the same criticism : that Diderot accepted unsustainable dichotomies. Instead of thinking about phenomena together (for example the origin of societies or æsthetic feelings), he separated them. This accusation of theoretical blindness is surprising. In fact Lévi-Strauss interprets Diderot’s ideas in opposition to, and through the lens of, Rousseau’s and Kant’s models.

Frank Zipfel, Inspiration, transformation, interpretation. The importance of Diderot’s Jacques le Fataliste for a reading of Bertolt Brecht’s Flüchtlingsgespräche

Diderot’s influence on Brecht, and in particular on his theatrical reflection, is undeniable. But in addition, there is a hypertextual relationship between Brecht’s Refugee Conver- 478 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

sations (Flüchtlingsgespräche), a posthumously published text written during his exile in Finland, and Jacques le fataliste. We can see : firstly, that Diderot’s work was the primary inspiration for Brecht’s novel in the form of a dialogue ; secondly that several important aspects of Brecht’s text can be analysed as adaptations or transformations of certain characteristic traits of Jacques le fataliste ; and finally that that Diderot’s technique of the informed reader offers an enlightening key to reading Brecht’s work.

Luís Carlos Pimenta Gonçalves, Two theatrical adaptations of Jacques le fataliste from the 1970s.

When Milan Kundera was prevented from publishing the Czechoslovakia after the Russian invasion, he wrote in 1971 a short play in the form of a variation, a dialogue with the author of Jacques le fataliste. The title of the play states explicitly the writer’s project: Jacques and his Master. A Homage to Diderot in three acts. Likewise the Portuguese director Osório Mateus commissioned from Luiza Neto Jorge an adaptation of Dide- rot’s novel. This article analyses the methods and the priorities of the Czech and Portuguese writers.

Muriel Brot, Diderot according to Thomas Bernhard and Urs Widmer

The Austrian writer Thomas Bernhard (1931-1989) and the Swiss writer Urs Widmer (1938-2014) both read Diderot, as can be seen from their novels in which characters or narrators mention him. In fact, several generations of German speakers discovered Jacques le Fataliste thanks to Widmer’s father Walter (1903-1965), who translated it into German in 1950. In addition to mentioning him in several novels, Thomas Bernhard wrote Wittgenstein’s Nephew, which owes a lot to Le Neveu de Rameau. Both of these writers forged their own image of Diderot : while Widmer celebrated his generosity and his spirit of opposition, Bernhard insisted, against Diderot, on the absolute impossibility of improving humankind.

Houda Landolsi, Scenes from La Religieuse : from Diderot’s novel to Nicloux’s film

In 2013, nearly half a century after Jacques Rivette’s polemical adaptation of Diderot’s novel, Guillaume Nicloux went back to La Religieuse and provided the public with his own view of the story of Suzanne Simonin. The film inevitably gives the scenes of La Religieuse a particular colour and meaning. This article studies Nicloux’s interpretation of the scenes of Diderot’s novel, in particular those which display the female body as a hysterical body which revolts and submits, giving in successively to folly and melan- choly.

For a Dictionary of Diderot’s readers : selections. Balzac : a selective reading of Diderot. Jules Verne reads Diderot. Maciej Woltyszko’s Semiramida (1996)

The effects of Diderot’s works are so diverse that it would be useful to undertake a dictionary of his readers, containing entries on specialists on Diderot, writers whose works show clear traces of having read him and others who refer to him more discreetly. This article brings together three short studies giving an idea of such a work. Fabien Girard reminds us that Balzac knew Diderot’s work very well and often referred to it ; Nadège Langbour wonders whether Jules Verne might have thought of Diderot when writing certain of his works ; and finally Berenika Palus shows how Diderot becomes a literary summaries 479

character in Semiramida, the play created in 1996 by the Polish playwright Maciej Woltyszko.

Christophe Schmit, mechanique, statique, dynamique : the division of knowledge and definitions in the Encyclopédie.

The first part of this article attempts to provide a context for the definitions given in the Encyclopédie articles mechanique, statique and dynamique and understand the chan- ges in the way the content of mechanics was divided between these three fields. The aim is to judge how far the work was part of the redefinition and reorganisation of knowledge in comparison to early 18th-century dictionaries and treatises. The second part shows, firstly, that these changes were adopted by a certain number of dictionaries, manuals or treatises in the second half of the century and looks at the role of the Encyclopédie in this development. Finally, as the articles on mechanics were mainly written by D’Alembert, we look at what changed between his Traité de dynamique (1743, 1758) and the Encyclopédie by looking at how passages from the former were chopped up or rewritten to create the latter’s articles. What emerges is that the Traité provided the Encyclopédie’s content, both theoretical (statement and demonstration of the principles) and epistemological (definition of concepts, criticism of causality).

Jean-Pierre Schandeler et Claudette Fortuny, The first separate publication of the Encyclopédie’s Discours préliminaire. Philosophy in instalments according to Jean Neaulme.

The Encyclopédie’s ‘Discours préliminaire’ was first of all read by the relatively small number of people who saw its first volume. In 1753 D’Alembert made it available to more readers when he published it in his Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. But in the mean time, at the end of the summer of 1751, the popular work was printed in Holland and published in instalments in the bookseller Jean Neaulme’s journal Petit réservoir. This study, which shows that the complete text was published, attempts to unravel the story of this edition and evaluate its distribution. An appendix to the article provides a complete bibliography of the work’s editions in French in the 18th Century.

Catherine Volpilhac-Auger, Diderot, D’Alembert, Jaucourt : posthumous meetings in the Encyclopédie.

Montesquieu’s death and funeral, in February 1755, constituted a crucial moment both for the image of the philosopher himself and for those who wanted to take advantage of it. But what was at stake is best revealed in volume V of the Encyclopédie, as can be see from what was written by Jaucourt, D’Alembert and Diderot, each in their own way.

Françoise Launay, D’Alembert revealed by the astronomer Lalande

A few mainly autograph manuscripts now in the Inguimbertine Library in Carpentras provide new information on D’Alembert gathered by Lalande, who had always been interested in him. These ‘anecdotes’, which the astronomer was fond of, come from colleagues or acquaintances shared by the two men, but also from the eldest daughter of D’Alembert’s wet-nurse, questioned by Lalande in 1784. These documents, whose reliability we have been able to check in part, together with previous research on D’Alembert’s wet-nurse, schoolmaster and identities, throw new light on aspects of his childhood and friendships. 480 recherches sur diderot et sur l’ENCYCLOPÉDIE

Marie Leca-Tsiomis, The Cordeliers’ Hood. A legend of the Encyclopédie

The legends surrounding the Encyclopédie are numerous, in particular concerning what many call the ‘famous system of daring cross-references’. Its existence, however, is very doubtful, as this article tries to show by studying the Cordeliers’ Hood. TABLE DES MATIÈRES

Marie Leca-Tsiomis : Présentation ...... i Anne-Marie Chouillet : Un peu d’histoire...... 3 Pierre Chartier : Roland Mortier ...... 5

Diderot Élise Pavy-Guilbert : Le musée imaginaire de Diderot ...... 15 Stéphane Lojkine : Le goût de Diderot ...... 45 Gilles Gourbin : Faut-il étouffer Sade ? ...... 61 Pedro Pimenta : Diderot et l’histoire naturelle, ou la science de l’abeille ...... 83

Lecteurs de Diderot Franck Salaün : Diderot est passé par ici ...... 99 Claire Fauvergue : Naigeon lecteur de Diderot dans le dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne de l’Encyclopédie méthodique. 105 Nikolas Immer/Olaf Müller : Le Diderot de Lessing : de « douces larmes » pour servir à la purification du goût national ...... 121 Pascale Pellerin : Ernest Seillière, un contre-révolutionnaire au XXe siècle ...... 141 Véronika Altachina : Eisenstein, lecteur de Diderot ...... 155 Marcin Cien´ ski : Le traducteur comme lecteur. Lecture(s) de Diderot par Tadeusz Boy-Zˆelen´ski...... 167 Adrien Paschoud : Claude Lévi-Strauss, lecteur de Diderot ...... 183 Frank Zipfel : Inspiration ¢ transformation ¢ interprétation. L’importance de Jacques le Fataliste de Diderot pour une lecture de Flüchtlingsgespräche de Bertolt Brecht ...... 197 Luís Carlos Pimenta Gonçalves : Deux transpositions théâtrales de Jacques le fataliste dans les années 70 ...... 213 Muriel Brot : Le Diderot de Thomas Bernhard et Urs Widmer ...... 225 Houda Landolsi : Les tableaux de La Religieuse : du roman de Diderot au film de Nicloux ...... 243 Vers un « Dictionnaire des lecteurs de Diderot ». Échantillons : Balzac : une lecture sélective de Diderot, Fabien Girard ¢ Jules Verne, lecteur de Diderot, Nadège Langbour ¢ Semiramida de Maciej Wojtyszko (1996), Berenika Palus ...... 257

L’ENCYCLOPÉDIE Christophe Schmit : MECHANIQUE, STATIQUE, DYNAMIQUE Répartition du savoir et définitions dans l’Encyclopédie ...... 273 Jean-Pierre Schandeler, La première publication séparée du Discours préliminaire de l’Encyclopédie » ...... 301 Catherine Volpilhac-Auger : Diderot, D’Alembert, Jaucourt : ren- contres posthumes dans l’Encyclopédie autour de Montesquieu ». 319 Françoise Launay : D’Alembert réveillé par Lalande ...... 335 Marie Leca-Tsiomis : Le Capuchon des cordeliers ...... 347

Glanes

Daniel Teysseire : Encyclopédie méthodique. Esquisse d’un état des lieux...... 357

Comptes rendus

Denis Diderot’s Rameau’s Nephew, A Multi-Edition,(J.Dubruque) . 373 Correspondance littéraire, tome IX, 1762 (M. Leca-Tsiomis) ...... 376 Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, Exemples singuliers de la ven- geance d’une femme,(O.Richard-Pauchet)...... 377 « Lire la correspondance de Diderot (I) » (L. Mall)...... 379 « Des ‘‘figures maussades & révoltantes’’ : Diderot et les cartes à jouer » (E. Boussuge,F.Launay) ...... 382 Diderot. Du matérialisme à la politique (P. Chartier) ...... 385 Diderot et la chimie. Science, pensée et écriture (F. Pépin)...... 390 La Bibliothèque de Diderot. Vers une reconstitution (P. Chartier)..... 393 La Critique du voyage dans la pensée de Diderot. De la fiction au discours philosophique et politique (O. Richard-Pauchet) ...... 395 L’image et la langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, (C. Jacot Grapa)...... 397 Le Langage politique de Diderot (S. Pujol)...... 401 Diderot et Rousseau. Littérature, science et philosophie)(F.Pépin).... 404 Diderot en quête d’éthique (M. Buffat)...... 406 Le Rêve de d’Alembert, adaptation théâtrale (S. Albertan-Coppola). 408 Saint-Lambert, Les Saisons, poème (F. Cabane) ...... 410 Jean-Philippe Rameau, musicien des Lumières (C. Kintzler)...... 413 Maupertuis en Laponie. À la recherche de la figure de la Terre (P. Crépel)...... 416 Louis Alexandre de La Rochefoucauld (1743-1792). Un aristocrate au service de la science (P. Crépel)...... 417 Matières incandescentes. Problématiques matérialistes des Lumières françaises (1650-1780) (F Salaün)...... 419 La Gourmandise et la faim. Histoire et symbolique de l’aliment (1730- 1830) (M. Leca-Tsiomis)...... 420 Le Combat du droit d’auteur, anthologie historique (É. Vanzieleghem). 422

Autographes et documents ...... 425 Carnet bibliographiques ...... 459 Résumés ...... 469 Summaries ...... 475

ABRÉVIATIONS ŒUVRES DE DIDEROT

DPV Œuvres complètes, éditées par Herbert Dieckmann, Jacques Proust, Jean Varloot & al., Hermann, 1975 et suiv., 34 vol. prévus. LEW. Œuvres complètes, éd. chronologique, introductions de Roger Lewinter, Le Club Français du Livre, 1969-1973, 15 vol. AT Œuvres complètes, revues... par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, 1875-1879, 20 vol. Corr. Correspondance, publiée par Georges Roth, puis Jean Varloot, Les Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Mel. Phi. Mélanges philosophiques, historiques, etc. pour Catherine II, in Œuvres de Diderot, III, éd. L. Versini, Robert Laffont, 1995 O. Ph. Œuvres philosophiques, édition Paul Vernière, Garnier, 1961. O. Pol. Œuvres politiques, édition Paul Vernière, Garnier, 1963.

AUTRES : AD Archives départementales. AN Archives nationales. Ars Bibliothèque de l’Arsenal, Paris. Best. D Voltaire, Correspondence and related documents, 1968-1977. BHVP Bibliothèque historique de la Ville de Paris. BM Bibliothèque municipale. BnF fr. Bibliothèque nationale de France, départ. des manuscrits, fonds français. BnF n. a. fr Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions françaises. CL Correspondance littéraire de Grimm, éd. Ulla Kolving, CIEDS, Ferney. DHS Dix-huitième Siècle, revue de la Société française d’Études du xviiie siècle, 1969. DS Diderot Studies, edited by O. Fellows and N. Torrey, G. May, Guiragossian, puis Th. Belleguic, Genève, Droz. Enc. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des métiers..., 1751-1772. HDDI Histoire philosophique et politique, ... des deux Indes [Raynal], ss. dir. A. Strugnell, CIEDS, Ferney-Voltaire, 2010. MC Minutier central. RDE Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie. RHLF Revue d’Histoire littéraire de la France. SVEC Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford, The Voltaire Foundation (numéros de volumes en chiffres arabes). Wilson Arthur M. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, Laffont-Ramsay trad. fr., 1985, rééd. 2014

Le numéro des tomes est indiqué en chiffres romains, la ou les pages en chiffres arabes.

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Les articles sont mis intégralement en ligne sur le site htpp://rde.revues.org trois ans après la publication papier, sauf avis contraire de l’auteur. High Commissioner in New Caledonia (1986). achevé d’imprimer en novembre 2015 sur les presses de l’imprimerie f. paillart à abbeville

dépôt légal : 4e trimestre 2015 no. imp. 15150