GEORGES LEYGUES ŒUVRES PUBLIEES

RETOUR DE MER. — Décembre 1941 (receuil de vers). Ouvrage couronné par l'Académie française (Aubanel). RETOUR DE MER suivi de MINUIT A QUATRE. — 1945 (recueil de vers). Préface de Georges Lecomte, de l'Académie française (Firmin-Didot). SAÏGON 1946. Pièce de Théâtre. Jouée à la Michodière et au Théâtre Gram- mont. Petite Illustration, 1949. MERS INDIENNES. — 1953 (recueil de vers). Préface de Georges Duhamel. Ouvrage couronné par l'Académie française (Firmin-Didot). GRAND CHEF BLANC. — 1955 (Histoire de Victor Schoelcher). Pièce Radiophonique- Radiodiffusion nationale. Préface de M. Gaston Monnerville. En collabora- tion avec Simon Gantillon et Ange Gilles. PONTS DE LIANES. — 1976 (Missions en Extrême-Orient, de 1945 à 1954). Préface d'André Chamson. Prix « Maréchal Foch », de l'Académie française, 1976 (Hachette). CHRONIQUE DES ANNÉES INCERTAINES. — 1977 (Journal de 1935 à 1945) (France Empire). REFLETS DES HEURES VIVES. — 1978 (recueil de vers). Grand Prix « Pascal Bonetti » 1979 de la Société des Poètes Français. Ouvrage couronné par l'Académie française (Stock). DELCASSE. — 1980 (Biographie) en collaboration avec Jean-Luc Barré. Préface de l'Ambassadeur Léon Noël, Membre de l'Institut (ENCRE). Ouvrage cou- ronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques. LES MUTINS DE LA MER NOIRE. — 1981, en collaboration avec Jean-Luc Barré (PLON). Ouvrage couronné par l'Académie Française. JACQUES RAPHAEL LEYGUES

GEORGES LEYGUES LE «PÈRE» DE LA MARINE (Ses carnets secrets de 1914-1920)

EDITIONS FRANCE-EMPIRE 68, Rue Jean-Jacques-Rousseau, 75001 Paris Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage ? Envoyez simplement votre carte de visite aux EDITIONS FRANCE-EMPIRE Service « Vient de paraître » 68, rue J.-J.-Rousseau, 75001 Paris, et vous recevrez, régulièrement et sans engagement de votre part, nos bulletins d'information qui présentent nos différentes collections, que vous trouverez chez votre libraire. © Editions France-Empire, 1983 et d'adaptation réservés pour tous les pays. Tous droits de traduction, de reproduction IMPRIMÉ EN FRANCE A la mémoire de ma Grand'mère, Anne LEYGUES, compagne discrète et fine de Georges Leygues, qui sut rester charmante jus- qu'à son dernier jour. Elle mourut à quatre-vingt quinze ans, en 1950, et jusqu'à la fin, ne s'était pas résignée à la grande vérité de la mort. Elle ne la craignait pas mais, avec une sorte de tristesse sans angoisse, y pensait constamment ce qui ne l'empê- chait pas de s'occuper de tous les êtres vivants qui lui paraissaient fragiles et qui n'avaient pas connu le bonheur.

A ma femme, Lisette Raphaël- Leygues, qui, au cours de nos trente années de vie commune, a classé ces documents un à un avec patience et dévouement et ainsi dessiné les contours de ce livre.

Je remercie Jean-Luc Barré d'avoir retrouvé dans une énorme malle de documents les carnets intimes passion- nants de mon grand-père, qu'aucun de nous ne connaissait ; et je dis toute ma gratitude à M. Georges Renault d'avoir réussi, avec un soin et une intelligence de chartiste, à les déchiffrer et à les transcrire.

PROLOGUE

A première vue, le lecteur pourra croire que je n'ai pas su choisir entre : — la publication intégrale du journal intime de Georges Ley- gues (que j'aurais accompagné de notes précisant tel ou tel point ou éclairant les mobiles de tel ou tel personnage). Cette publication aurait valu par sa minutie et aurait montré l'histoire de Georges Leygues tissée très drue mais sans le moindre essai synthétique ; — et une biographie rédigée d'après ses discours, les textes dont il était l'auteur, ses lettres, les documents diplomatiques qui lui étaient adressés, mes souvenirs personnels et ceux de ma famille. Si j'ai utilisé les deux formules, c'est tout d'abord parce que le seul journal intime de Georges Leygues qui ait été retrouvé se limite à la période de la Première Guerre mondiale. J'ai pris la responsabilité de publier ce que j'ai pu traduire de ce document manuscrit écrit au jour le jour, à la hâte, en marge de l'action et sûrement destiné à être expurgé et élagué avant d'être publié... Il exprime les sentiments d'un homme certes remarquable mais qui, confronté aux événements d'importance mondiale de l'époque, peut avoir des jugements contradictoires suivant son humeur et les informations qu'il reçoit Pour la majeure partie de sa vie active, qui s'étend de 1885 à 1933, j'ai au contraire rassemblé des documents, comme le font tous les biographes, en m'attachant à décrire non plus sa vie quo- tidienne mais la synthèse de son œuvre, tout particulièrement celle des dix années qu'il a passées au ministère de la Marine. Ainsi constitué de mémoires intimes couvrant une période de cinq ans et de documents divers et extérieurs concernant une période de quarante-cinq ans, ce livre ne respecte pas les normes classiques des biographies. Mais je crois que sous cette forme il révèle un Georges Leygues plus authentique, plus vrai, que si j'avais procédé autrement. 1. Certains noms risquent d'être écorchés car malgré nos efforts ils sont restés mal lisibles pour nous. 1885. — Député du Lot-et-Garonne (constamment réélu). 30 mai 1894-26 janvier 1895. — Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts (Cabinet ). 27 janvier-2 novembre 1895. — Ministre de l'Intérieur (Cabinet Ribot). 3 novembre 1898-22 juin 1899. — Ministre de l'Instruction publi- que (Cabinet Charles Dupuy). 23 juin 1899-7 juin 1902. — Ministre de l'Instruction publique (Cabinet Waldeck-Rousseau). 14 mars 1906-26 octobre 1906. — Ministre des Colonies (Cabinet Sarrien). 17 novembre 1917-20 janvier 1920. — Ministre de la Marine (Cabinet Clemenceau). (Membre du Comité de Guerre avec MM. Poincaré, Clemenceau et Albert Lebrun.) 23 septembre 1920-13 janvier 1921. — Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères. 28 novembre 1925-9 mars 1926. — Ministre de la Marine (Cabinet Briand). 10 mars 1926-22 juin 1926. — Ministre de la Marine (Cabinet Briand). 23 juin 1926-19 juillet 1926. — Ministre de la Marine (Cabinet Briand). 23 juillet 1926-10 novembre 1928. — Ministre de la Marine (Cabi- net Poincaré). 11 novembre 1928-28 juillet 1929. — Ministre de la Marine (Cabi- net Poincaré). 29 juillet 1929-1 novembre 1929. — Ministre de la Marine (Cabinet Briand). 2 novembre 1929-21 février 1930. — Ministre de la Marine (Cabi- net Tardieu). 8 décembre 1930-27 janvier 1931. — Ministre de l'Intérieur (Cabi- net Steeg). 5 juin 1932-18 décembre 1932. — Ministre de la Marine (Cabinet Herriot). 19 décembre 1932-1 février 1933. — Ministre de la Marine Cabinet Paul Boncour). 1 février 1933. — Ministre de la Marine (Cabinet Daladier). Une terrasse à pilastres Napoléon III, de grands pins penchés, une colonne dorique qui se détache sur la mer, et la grande maison au porche de marbre gris : au bord de la Méditerranée, la villa Sainte-Anne où, il y a un an, pour l'Illustration, Raymond Poincaré a été photographié en compa- gnie de sa femme ; Georges Leygues avait prêté sa maison à l'ancien président de la République durant une année pour qu'il y pût rédiger ses mémoires. Je retrouve Georges Leygues dans le décor de sa propriété de Boulouris très haut dans ma mémoire. En avril 1933, il a soixante-seize ans. Il porte un chapeau de feutre gris brodé. Il marche dans le parc, sa canne à pommeau de corne à la main ; il nous rejoint sur les rochers. Un contraste surprend chez cet homme de taille moyenne : le noir très appuyé des yeux et des sourcils, le blanc encore un peu blond des moustaches. Son goût de la Méditerranée, des aloès, des « doigts de sorcière », de toutes les fleurs qui s'accrochent aux rochers de Provence, tout au bord de l'eau, participe de cet amour de la mer sans lequel il n'eût pas sans doute rénové la Marine de son pays. « Je repars demain... Tu restes, mon petit. Tu verras ces voiles blanches sur cette eau qu'on sent profonde et parfai- tement limpide de la Méditerranée. » J'ai dix-neuf ans, je n'ai pas lu le Cimetière marin de Paul Valéry, et en cet instant mon grand-père me paraît d'une autre génération, un peu littéraire. La veille, au matin, je l'avais trouvé assis sur la terrasse. Il peignait le panorama de l'île d'Or et du cap du Dramont. Les couleurs étaient justes. C'étaient la tour à apparence sarra- zine, le cap de rochers rouges, la forêt de pins sur la colline. Pourquoi, après tant d'années, est-ce cette vision qui vient la première, plutôt que celle de Georges Leygues au ministère de la Marine, à la Chambre des députés, ou dans le cadre de l'église, du théâtre qu'il a fait construire pour sa ville natale ? Peut-être parce qu'à Saint-Raphaël il m'intimidait moins. Peut-être parce que, justement, l'un des meilleurs contacts que j'ai eus avec lui, sur un plan affectif, se situe en Provence, au bord de la mer, ce jour de 1933 où je l'ai senti vulnérable. Georges Leygues devait mourir quelques mois plus tard, le 2 septembre 1933, ministre de la Marine en exercice. Il allait avoir soixante-dix-sept ans. En avril 1933, je voyais dans ses yeux pour la première fois une sorte d'anxiété qui traduisait peut-être la certitude que la maladie allait le terrasser. Il avait toujours en lui la haine de la vieillesse et de ce qu'elle comportait de restrictif. Mon grand-père devait éprou- ver, ce jour-là, jusqu'à l'angoisse, que le combat de la vie, sa puissance, ses discontinuités et ses victoires, tout cela était en train de l'abandonner. Lutteur tenace, aimant toutes les formes de la beauté, se sentant emporté par les grands remous de soixante-seize années d'existence, il avait peur d'être moins apte à les affron- ter encore à l'hiver de son âge, où l'inquiétait sa santé phy- sique. Ses capacités intellectuelles étaient intactes, sa mémoire parfaite, son éloquence plus claire que jamais. Il était puis- sant. La haine de la maladie et de la mort, c'était cela que je sentais en lui, en cet instant. Ces quelques jours à Boulouris, où il avait joué au grand- père, n'avaient été qu'une halte qui lui avait permis de regar- der un instant le chemin parcouru. Il repartait vers Paris poursuivre le combat de chaque jour. Sans paraître travailler d'ailleurs. On ne l'a jamais vu apporter de dossier chez lui le soir. A la manière de Colbert, il aimait apprendre par le contact noué avec un paysage, des hommes, une réalité bien vivante qui se serait étouffée dans l'épaisseur des dossiers. Je l'accompagnais à la gare de Saint-Raphaël. Je l'em- brassais et je sentais pour la première fois une joue maigre contre mes lèvres. Je l'ai senti proche, si proche, vieilli, plus humain peut-être, en cet instant. Quelques semaines après, le 6 septembre, étendu sur un énorme catafalque dans le grand salon du ministère de la Marine, en habit, sans décoration, il reposait, gisant livide. Il était le premier de mes proches que je voyais mort, et j'en garde une impression de terreur. J'accompagnais le maré- chal Lyautey dans le grand escalier du ministère de la Marine et lui demandais s'il voulait le voir. Le maréchal eut un geste de recul dont je me souviendrai toute ma vie : « Ah non ! mon petit ; je préfère garder le souvenir de lui, vivant... Sans cela, on ne voit plus, dans nos mémoires, que la der- nière vision. Ah ! non. » Le refus du vieux maréchal, au-delà de l'angoisse secrète pour soi-même qu'il pouvait révéler, constituait l'un des plus beaux hommages qu'on pût rendre à Georges Leygues : s'atta- cher au souvenir vivant d'un homme qui avait passionné- vécu. Cinquante ans après, Georges Leygues subit une sorte d'oubli que répare le choix de son nom pour l'un des plus beaux bâtiments de la Marine française. Ce n'est pourtant pas pêcher par excès d'admiration filiale que d'essayer de lui rendre aujourd'hui la stature que ses contemporains lui recon- nurent et de marquer l'importance d'une œuvre non sans valeur pour l'avenir. Prenant à contre courant l'opinion de la bourgeoisie d'alors, il ouvre les écoles, les universités, à la vie économique et sociale du pays, notamment par une réhabilitation de la langue et de la littérature françaises, ainsi que des sciences. C'est l'œuvre de justice sociale qu'il fait sienne dans le même temps en permettant au plus grand nombre d'accéder plus faci- lement de l'enseignement primaire à l'enseignement secon- daire. Responsable de nos possessions d'outre-mer, il prend conscience et le traduit dans des actes, des injustices qui, de partout, minent l'édifice et compromettent l'avenir des rela- tions entre indigènes et colons. Il diagnostique dans l'Allema- gne « surarmée » de 1913, une menace immédiate pour l'ave- nir de la paix en Europe. Renforcer la Marine ou plutôt la recréer entrait à ses yeux dans l'effort indispensable que la nation devait toujours s'imposer même au lendemain d'une victoire très difficilement acquise. Pour l'Afrique, l'Instruction publique, la Marine, ses idées sont allées contre le conformisme, contre les idées reçues. Toujours il les a exprimées, défendues avec une fermeté nuancée d'amabilité, d'affabilité souriantes. Mais son œuvre s'est accomplie dans l'indifférence presque totale de l'opi- nion publique. Pour la construction de nos sous-marins et en général pour que renaisse toute la Marine française, il connut la résistance et l'hostilité même de nos propres alliés qui étaient passionnés à juste titre pour la cause de la paix, mais s'attachaient à celle-ci en voulant désagréger nos forces, ce qui, en pleine montée du fascisme et de l'hitlérisme, était pernicieux. Georges Leygues est entré dans l'Histoire tard puisqu'il avait déjà plus de soixante ans quand lui a confié le ministère de la Marine. Il a été en 1917 à l'échelon ministériel le seul collaborateur militaire du « Tigre » et en tant que tel, en 1918 et 1919, il a participé, sans autorité suffisante d'ailleurs, aux négociations de paix, après avoir été membre du Comité de Guerre avec Poincaré, Clemenceau et Albert Lebrun. C'est en 1926 — à soixante-huit ans — qu'il rénovera la Marine française et c'est donc à la barre qu'il s'éteint, le 2 septembre 1933. PREMIERE PARTIE 1856-1914

CHAPITRE I L'ENFANCE ET LA JEUNESSE. — UNE FAMILLE ORIGINALE. — UN MARIAGE CONTROVERSÉ. — UNE FONCTION POLI- TIQUE A VINGT-SIX ANS.

La maison où naquit Georges Leygues, à Villeneuve-sur-Lot, en 1856, surplombe la rivière et voisine avec une place ombragée de platanes. Dans cette même maison, persiennes closes, j'écris aujourd'hui et le jour à travers les volets, l'eau qui joue sur le plafond comme sur les cloisons d'une cabine de navire, composent la même atmosphère calme qui berça l'enfance de Georges Leygues. Le lourd bureau est celui de son père, les bibliothèques sont les siennes. Les fleurs et les glycines, la verdure aux mille essences du minuscule jardin, forêt vierge accidentelle, gardent le souvenir du décor d'autrefois. Georges Leygues aimait la bonne odeur des feuilles chaudes. C'est au cœur de l'été qu'on peut le mieux éprouver ce que fut l'enfance de Georges Leygues. On ne sait pas vivre l'hiver en Aquitaine. Les poètes ne parlent que du soleil et aux mois des fraîcheurs, l'on se terre au coin d'une cheminée, aucun poële ne chauffe toute la maison : on attend l'été... cela jusqu'à l'époque récente du chauffage central. Georges Leygues était le fils d'un imprimeur, poète et président du tribunal de Commerce et d'une mère dont l'équilibre moral souffrait de la mort d'un enfant. Dans cette maison aux murs épais, dominant le Lot, il rêvait. Il rêvait d'évasion, lisait les livres de Gustave Eymard, regardait les toiles marouflées dans l'antichambre qui racontaient les pre- mières conquêtes coloniales de la France et puis, surtout, dans le grenier, il y avait les trophées maritimes de l'oncle Delmas. Georges Leygues, quand il y repensait, classait Delmas parmi les malheureux nostalgiques, impossibles à réinsérer dans une vie qui ne leur offre plus ce qu'ils ont connu. Et pourtant, à ce moment-là, Delmas représentait pour lui l' « Homme » qui pouvait le plus lui apprendre sur le long parcours de l'existence et ses discontinuités. Delmas s'était engagé dans la Marine vers sa quin- zième année. Il avait fait naufrage dans le Pacifique, on l'avait cru mort et, dix ans plus tard, il était revenu. Les premiers mois, il s'était cru heureux dans la petite ville retrouvée, dans le climat sans danger de l'Aquitaine, parmi ses anciens camarades que ses récits intéressaient ; puis, petit à petit, la revanche de la lâcheté s'était emparée de ses camarades. Ses histoires n'amusaient plus personne et lui-même les modifiait, devenait moins sincère, se rouillait. Alors, il montait dans son grenier, parmi ses trophées, ou dormait la nuit dans une barque sur le Lot, soi-disant pour avoir frais, mais surtout pour entendre le bruit de l'eau contre le bois d'une coque. Né sous Napoléon III, Georges Leygues ne comptait dans sa famille que des républicains. Son père, Calixte Leygues, dirigeait un petit périodique l'Essai dont l'imprimerie se trouvait à la cave. Il était aussi poète et ses deux frères : Renaud musicien, James peintre. Aucun d'eux n'étaient des génies, mais rien de ce qu'ils ont écrit ou peint ou composé en musique n'est médiocre ou laid. Leur père, le « violoneux », avait organisé sous Napoléon 1 dans sa grande maison, « le tout » pour le mariage. Il tenait un établissement de bains où les futurs époux de Villeneuve faisaient une halte avant le mariage. Baptistou les emmenait ensuite, tout nets, frais et propres, à son échoppe de coiffeur, puis conduisait la noce au premier étage de sa maison où il animait la fête, un violon à la main. Georges Leygues, élève puis étudiant brillant, passe sa licence en droit, écrit des vers, commence un drame lyrique. Une lettre de sa mère, assez curieuse, raconte la première pièce de théâtre à laquelle il assista. Elle parle des yeux perçants de l'enfant regar- dant la scène, de ses rires, de sa joie d'entendre les acteurs... Le théâtre l'attira ; il écrivit des comédies et un opéra et offrit un théâtre à sa ville. Georges Leygues avait vingt ans à peine lorsqu'il rencontra Anne Desclaux, fille brune et mince, issue d'une famille différente de la sienne, tant socialement que sur le plan simplement humain. Mon arrière grand'mère, Mme Albéric Desclaux, était une petite provinciale fluette et fine, aux cheveux blancs tirés en arrière. Elle avait épousé un homme beaucoup plus âgé qu'elle, « bien brave » comme l'on dit dans le Midi, mais lourd et d'une intelligence moyenne. Propriétaire d'un bel immeuble à Villeneuve comme la famille Leygues, la famille Desclaux se croyait cependant plus riche. Elle possédait trois diligences qui assuraient le trafic entre Villeneuve et les grosses bourgades de la région alentour. Il faut connaître ces familles provinciales qui se croient arrivées !... Il faut les aimer beaucoup pour ne pas les trouver odieuses... Lorsque Anne Desclaux a dit à ses parents qu'elle voulait épou- ser Georges Leygues, la résistance fut grande dans ce milieu petit bourgeois, extrêmement matériel. On la fiança sans son consente- ment avec son cousin Armide Dupont qui avait l'avantage de posséder une chambre à coucher avec une armoire à glace « abso- lument somptueuse ». Armide était un gros garçon, très costaud, tandis que Georges Leygues, mince, pâle, presque chauve à vingt- deux ans, avait la réputation d'être tuberculeux : « Il ne vivra pas, tu seras veuve à vingt ans »... disait-on à Anne Desclaux. Autre sujet de disgrâce pour Georges Leygues : il était avocat, poète et de conviction républicaine. Le jour de ses vingt-et-un ans, Anne Desclaux rompt ses fian- çailles avec Armide Dupont et se marie à minuit à l'église Sainte- Catherine avec celui qu'elle aime. Les orgues de l'église devaient être tenues par Renaud Leygues qui, au dernier moment, y renonce pour ne pas déplaire à la famille Desclaux ; la seule musique fut le tintement de la clochette du prêtre à l'heure de la communion. Jeune marié de vingt-deux ans, Georges Leygues continue ses examens, publie ses premiers vers chez Lemerre à qui il a envoyé son recueil et qui lui a répondu : « Ce que vous écrivez est bon, ie le publie. » Un poète aujourd'hui un peu oublié, Tiercelin, préface le volume. Cette entrée en littérature coïncide à peu près avec un autre événement : celui qui fera de Georges Leygues, un adjoint au maire de sa ville natale, à vingt-six ans, puis un parlementaire cinquante années reconduit par ses électeurs et l'un des grands ministres de la République. Sa sensibilité, de ce point de vue, a été toute imprégnée par le drame de 1870. Il a quatorze ans quand la défaite devant la Prusse jette à bas le Second Empire. Mais une phrase extraite du journal intime, plus tard, révèle l'acuité de la tristesse qu'il en garda au cœur. Dans cette pièce étroite, place Amiral-Courbet, avec Joseph et Louise (ses cousins), nous reparlerons de ceux qui ne sont pas revenus en 1870, de ceux qui sont revenus blessés, meurtris... nous en reparlerons toujours... L'un des deux recueils de poèmes que Georges Leygues publie coup sur coup, dix ans après Sedan, témoigne de la blessure ouverte. La Lyre d'Airain (1883) porte en exergue deux vers de Béranger, secs comme des slogans, mais révélateurs de l'air du temps : « Si l'on est Prussien en Prusse En France soyons Français. » L'apostrophe resurgit sous des formes diverses, mais portée par le même accent, tout au long des textes qui constituent la Lyre d'Airain. Le patriotisme qui y vibre, Georges Leygues l'éclaire sans y paraître. Parlant de l'Alsace, il dit : « Tant que tu fus grande et tranquille... T'aimer était doux et facile. Et pourtant je ne t'aimais point... Mais lorsque je te vis blessée et demi-morte Oh ! c'est alors que je t'aimai. » Ce patriotisme-là revêt une spontanéité, une conviction presque charnelle qui interdit qu'on l'identifie à un quelconque nationa- lisme. Il s'agit d'une passion, non d'une doctrine ou d'un système de pensée...... « Mais si de la puissance ayant touché le faîte, Nous avons pu tomber et si vite et si bas, Sachons du moins rester dignes dans la défaite Et ne nous humilions pas ! Délivrons de leur joug nos âmes prisonnières. Sachons d'un œil serein regarder l'avenir, Sans crainte de montrer que des luttes dernières Survit en nous le souvenir ! Sachons sans vain orgueil, mais aussi sans faiblesse, Aviver dans nos cœurs la colère qui bout, Et si chacun, hélas ! nous trompe et nous délaisse, Restons seuls, mais restons debout ! »

1. Ce poème me cause toujours une émotion. En 1941, avant que je ne passe par l'Espagne, pour rejoindre les Forces navales combattantes un résistant (qui devait être tué deux ans après), me le récitait. Il s'appelait le colonel Bereux. Claude Rivemalle, mon amie, le savait aussi par coeur ; il mourut au retour de déportation. CHAPITRE Il DÉPUTÉ A VINGT-HUIT ANS. UN JEUNE DÉPUTÉ D'AR- RONDISSEMENT AGRICOLE. LA DÉCOUVERTE DE PARIS. LA FORMATION POLITIQUE.

Les dix années qui suivent l'effondrement du Second Empire et le laborieux avènement de la III République sont sur bien des plans une période formatrice pour Georges Leygues. Il n'y a pas en lui seulement l'amour de ce que nous pourrions sommairement nommer la politique et qui recouvre en fait la vie du pays dans sa totalité. Il y a aussi le goût de la littérature, la soif d'écrire. Avant même la lyre d'airain, les premiers vers de Georges Leygues avaient montré l'influence de Chénier, de Théodore de Banville, partout sensible dans une œuvre toute faite de légèreté et de joie de vivre, musique agréable, heureuse, mais œuvre de débutant encore soumis aux références illustres. On ouvre, feuil- lette, hume le Coffret brisé comme un journal intime, confidence des amours, des rêves, des émois et souvent repris, répété, cet aveu qui pourrait tenir en deux vers : « Je veux aujourd'hui fuir à toutes voiles sur la vaste mer. » Georges Leygues a abandonné l'idée d'une carrière de marin, sur l'insistance de sa mère. Mais le projet ne le quitte pas, qu'il ne pourra en somme concrétiser qu'à l'heure des bilans. Une personnalité diverse, multiple, ouverte sur beaucoup d'hori- zons, tel nous apparaît Georges Leygues à ce tournant de sa vie. Pour avoir été relativement paisibles, son enfance et sa jeunesse l'ont marqué d'une sorte d'équilibre. La précocité dont profite sa carrière témoigne d'une intelligence, d'une habileté sans doute aussi, que n'appesantit pas et n'appesantira jamais la rage de se hisser plus haut que les autres. Ce qui, bien sûr, ne signifie pas une absence d'ambition. Mais la vie, maintenant et pour tou- jours, passionnera trop Georges Leygues — la vie sous toutes ses formes, la vie inépuisable — pour qu'il la sacrifie totalement à une carrière. Au cœur de l'âge adulte, il a le goût de l'action — et particulièrement de l'action politique — une grande curiosité des êtres qui favorise de fortes amitiés, l'amour de l'art et de la litté- rature, celui de la beauté qu'elle s'exprime à travers les êtres ou les choses. C'est en pointillé un portrait de Georges Leygues vingt ou quarante ans plus tard qui se dessine déjà. Il a presque trente ans en 1885 : l'année qui l'amène à la députation. Sollicité par beaucoup, il a tenté en se présentant une sorte de pari : comment obtenir à un âge encore très jeune la confiance d'un électorat instinctivement méfiant à l'égard de la jeunesse dès lors qu'elle se mêle de politique ? D'autant que l'arrondissement qu'il se propose de représenter a favorisé jusque-là les tenants d'un gouvernement autoritaire, de tendance plutôt bona- partiste. Tel ce Sarrette, fils d'un grognard de la vieille garde, combattant volontaire en 1870, à quarante-huit ans, qui, élu sur la liste conservatrice en 1871, l'est à nouveau en 1876 avec 61 % des suffrages exprimés. Un de ces députés locaux comme en a révélés de bout en bout la III République, qui sait se déranger pour régler le cas personnel d'un jeune compatriote qui fait son volontariat et passe à ses frais trois jours à l'hôtel Tivolier de Toulouse pour voir un général, un colonel, et rapporter une lettre, ou tout au moins un espoir, à la famille du jeune homme. A part cela... lorsqu'on proposera à Sarrette de doter sa ville d'un haras ou d'une gare, il répondra : « Je préfère un haras ; je ne crois pas aux chemins de fer, je ne crois qu'au cheval... » Quatrième des candidats qui composent la liste d'Armand Fal- lières, Georges Leygues en est évidemment le benjamin. Il mène campagne de commune en commune, sans prendre la parole avant le cinquième jour. C'est à une réunion dans la ville de Fumel, en lisière du Périgord et du Quercy, qu'il prononce un premier discours. Georges Leygues parle ce jour-là avant ses colistiers, et son éloquence, servie par une voix très sonore, très musicale, produit tout de suite une forte impression. Il présente le programme de sa liste et aborde l'ensemble des questions déjà traitées depuis quatre jours par les trois autres candidats qui, de ce fait, ne pou- vant répéter ce que venait de dire Georges Leygues, furent obligés de trouver, sur-le-champ, un autre sujet pour leur exposé. Pour les milieux paysans de 1885, il représente le charme de la nouveauté. L'agriculteur de Lot-et-Garonne d'alors vit loin de tout. Il meurt vieux — les gens des campagnes vivent très long- temps — il est enterré dans le veston qu'il a porté pour ses noces et avec lequel il est photographié sur le portrait qui garnit sa cheminée. Ces paysans, très probes, très simples, s'ennuient un peu dans leur vie de tous les jours, personne ne vient les voir dans leur village de campagne. Georges Leygues arrive donc en face de ces paysans comme un homme de la ville, de la petite ville certes, mais il n'est pas issu de la terre. Il ne peut pas parfaitement les entretenir de leurs soucis qu'il ne connaît que par sa clientèle du barreau et par la conversation de ses amis, de ses camarades d'école. Un homme démagogue les aurait bercés de grands exposés sur l'agriculture et la terre. Il sait que pour ces paysans, son arrivée doit être d'abord une sorte d'ensoleillement, une rupture avec leur vie mono- tone, pour chacun d'entre eux une fenêtre ouverte vers des pensées nouvelles, « une musique ». Le langage, pour les gens de la campagne d'alors, était moins varié que pour ceux de la ville. Dans les fermes, en 1885, on parle peu ou on ne parle que lors- qu'il le faut ; entre soi ou parle patois. Par contre, « les belles paroles » sont un peu une symphonie agréable que l'on écoute à cette époque comme des instruments à cuivre dans un kiosque de sous-préfecture. Georges Leygues plaît en outre à ses compatriotes par son aspect juvénile, sa franchise. Il a le visage noble, une allure aisée, simple et digne. Les femmes (qui ne votent pas, encore en ces temps), lui seront tou- jours favorables. Elu député au second tour, le 18 octobre 1885, le jeune parle- mentaire gagne Paris en compagnie de sa femme et la petite fille qui vient de lui naître. Il est un jeune Rastignac, un personnage balzacien venant à la recherche de la capitale. Comme les voyages sont longs et qu'il ne pourra s'occuper de son métier d'avocat et de la mairie, il donne sa démission d'adjoint au maire et d'avocat au barreau de Villeneuve. Il arrondira sa solde de jeune parlementaire par des articles dans le Gil Blas, certains signés de lui, d'autres signés d'une façon plus anonyme « un diplomate ». Sa première élection ne fut donc pas la résultante de réussites tactiques, mais celle d'un choc émotionnel entre des êtres diffé- rents qui se sentaient amis. Mal considéré, l'élu du peuple vit mal. L'indemnité qu'il perçoit suffit à peine à ses besoins. Car, tout en entretenant une famille demeurée parfois une partie de l'année en province, il lui faut se loger à Paris, y mener le meilleur train possible. Jeune député encore inconnu, élégant, à la moustache moins noire que sa cheve- lure plutôt rare, il se familiarise lentement avec la vie « crépi- tante » de la capitale, avec sa fonction aussi et le milieu parle- mentaire qui résonne alors des apostrophes de Clemenceau et des premiers brouhahas boulangistes. Entre 1855 et 1894, il noue les amitiés les plus variées, affirme ses jugements dans des discours et des articles, impose peu à peu une personnalité faite déjà de tolérance et de fermeté, de passion et de modération et d'une grande clairvoyance. Il se plaît à la fréquentation des peintres de toutes écoles, connus et inconnus — Benjamin Constant, (le neveu de l'écrivain) Carolus-Durand, Lebourg, Claude Monet (ce dernier qu'il connaît grâce à Clemenceau) — de sculpteurs, tels Rodin ou Desca, de musiciens comme Reyer et Saint-Saëns, et puis, bien sûr, les écri- vains, les poètes : Sully Prudhomme, Mistral... Georges Leygues passe des soirées chez son éditeur, Alphonse Lemerre. Ces artistes que la célébrité, pour certains, n'a pas encore saisis, se relaient bientôt dans l'appartement du VII arrondisse- ment, square de la Tour-Maubourg, où Georges Leygues s'est installé en compagnie de sa femme, frêle comme une héroïne de Mistral, tout à la fois délicate, intelligente et sûre. Se croisent aussi à leur domicile, les hommes politiques qui dominent l'actualité du moment et ceux, surtout, qui sont appelés à figurer demain aux premières places. Dans cet entrecroisement des relations, apparaît le fondateur des Grands Magasins du Louvre, Chauchard, à qui Georges Leygues a été présenté par le peintre Benjamin Constant. Chauchard donne dans sa demeure, en face du Moulin de Longchamp, des fêtes éblouissantes où il invite le jeune ménage Leygues évidemment émerveillé. Tandis que la capitale ne semble avoir d'yeux que pour un beau cavalier au bicorne empanaché, le général Boulanger, que Georges Clemenceau veut pousser au ministère de la Guerre, , le plus grand homme d'Etat du moment, est écarté du pouvoir comme un malfaiteur. Le sort du pays ne paraît plus tenir qu'entre les mains de Boulanger qui exploite, non sans talent, les tares déjà visibles du régime. Georges Leygues réprouve l'esprit cocardier qu'incarne le géné- ral qui monte si fièrement sa jument noire, Tunis. Il ne croit pas que la reconquête de la puissance française puisse s'opérer sans calcul intelligent, sans finesse diplomatique, face à un Bismarck machiavélique. Hostile à tout rapprochement avec l'Allemagne qui ne serait pas monnayé de la restitution des provinces perdues en 1871, il se refuse cependant à soutenir la pire des aventures que serait une déclaration de guerre, alors que, par le jeu de la Triplice, la France serait en quelque sorte encerclée sur presque toutes ses frontières. Georges Leygues, loin de figer son regard sur « la ligne bleue des Vosges », songe à précisément dépasser le simple cadre national. Il considère l'Empire et l'éventualité de nouvelles alliances. Ses écrits attestent que Georges Leygues pense ici à l'Italie, engluée dans la toile d'araignée bismarckienne, ainsi qu'à la Russie, pays, note-t-il, où « s'agitent les destinées de l'Europe ». Mais la Russie d'Alexandre III n'a encore que mépris et morgue envers la France des « Grévy, Clemenceau, Floquet et autres canailles sembla- bles », affirmant bien haut « qu'on ne s'allie pas avec une pourriture » 1 ! En ces dix années d'apprentissage parlementaire, le député de Villeneuve-sur-Lot affirme aussi ses idées sur les questions sociales, économiques et évidemment politiques. Le situer parmi toutes les factions qui se disputent le pouvoir, lui prêter tel qualificatif plutôt que tel autre, n'est pas aisé. D'abord parce qu'entre 1885 et 1894 les partis, en tant que structures organisées affichant slogans et programmes électoraux, disposant de permanences et de relais, n'existent pas vraiment. Les apparte- nances sont imprécises, hormis celles des extrémistes. Georges Leygues, au demeurant, n'est pas l'homme d'une caste ni d'un 1. La mésentente de Georges Leygues avec Barrère — notre ambassadeur en Italie, qui le restera vingt-trois ans et sera le responsable prestigieux du retour- nement de l'Italie en notre faveur pendant la guerre de 1914 — est étonnante. On trouve des lettres de Barrère à Delcassé très désagréables sur Georges Leygues, faisant de lui un portrait d'homme péremptoire (ce qu'il n'était pas). Les senti- ments sont parfois réciproques et souvent injustes. Dans les Cahiers de Georges Leygues, ce dernier est injuste pour Barrère aussi. club. Son souci d'indépendance le rend réticent devant ces groupes fermés, aux conceptions stagnantes. Toutefois, ne serait-ce que par ses votes et les concours qu'il apporte, Georges Leygues se présente peu ou prou à la lisière d'une gauche démocratique. Au vrai, sa démarche est guidée par un opportunisme dont ses ennemis ont pu dire « qu'il n'est pas seulement de l'équilibrisme, au gré des circonstances, pour conser- ver ou obtenir un résultat limité mais qu'il peut être toute une attitude politique, en vue de réaliser un idéal de société ». Georges Leygues entend préserver sa liberté de jugement et ne donner son approbation à tel ou tel gouvernement, à telle ou telle politique, qu'en fonction de ses propres critères d'appréciation. La volonté d'un Etat fort doit être, en premier lieu, de se pré- server des excès parlementaires. En avril 1894, on l'entend dénoncer une « Chambre qui n'est qu'un grand tourbillon de poussière, un malen- tendu... où il est temps de faire rentrer chacun dans ses attributions : à la Chambre de légiférer, au gouvernement de gouverner. » Durant l'affaire de Panama, Georges Leygues évoque « un Parlement où l'on respire un air empesté ». Partisan de la séparation des pouvoirs, il se classe parmi les hommes de l'ordre. Un ordre qui ne saurait à ses yeux contenir la moindre incompatibilité avec le progrès social ni, cela va de soi, le respect de la démocratie. « Nous sommes tous socialistes parce que nous voulons plus de justice, plus de liberté, plus d'égalité et de fraternité », dit-il en avril 1891. Ailleurs, il écrit, sur le ton du regret : « On fait beaucoup de socialisme dans le Parlement », précisant : « Les socialistes n'établiront jamais le collectivisme en France. Le pays de Chanaan est loin et les prolétaires savent que ni M. Jules Guesde, ni M. Paul Laffargue ne les y conduiront. » Contradiction ? Non, Georges Leygues opte pour ce qu'il appelle « la transformation dans l'évolution », seule source, à ses yeux, du véritable réformisme social. Il croit qu'on pourra améliorer le sort des plus défavorisés, à commencer par celui des ouvriers, en usant de réformes, notamment au plan de l'enseignement. Actif, passionné, Georges Leygues est tout l'inverse d'un parle- mentaire aux prudences mesurées jusqu'à l'effacement. D'un voyage en Algérie, en 1887, il revient plus que jamais convaincu des bien- faits de notre « domaine colonial ». Sur un point, précurseur du général de Gaulle, il prend fait et cause pour les Québécois dans un article du Siècle où il exhorte les Canadiens de langue française à « abandonner le pavillon de la Reine ». Régulièrement, le député rentre dans sa circonscription, tout auréolé de ses expériences nouvelles. On lui demande des précisions sur tout, par exemple l'incendie de l'Opéra-Comique dont, à Ville- neuve-sur-Lot, on a vaguement entendu évoquer dans les journaux. On l'interroge sur les écrivains, les peintres qu'il a pu rencontrer dans la capitale... On l'attend à la gare de Penne pour lui dire : « Alors, Monsieur le Député, qu'est-ce qui se passe à Paris ? » Georges Leygues s'inquiète ici des questions agricoles. Le milieu rural imprègne les mentalités de la vie économique de sa circons- cription où l'on est plus volontiers conservateur que novateur, ce qui incline l'élu de 1885 à suivre localement une voie médiane, qui marie respect des traditions et conscience des nécessaires chan- gements. Dans la campagne, c'est rarement la misère, c'est souvent la pauvreté. « Les paysans que l'on voit dans les tableaux de Le Nain, nous disait un jour le président René Coty, ne sont pas si différents de ceux de 1895, qui avaient de quoi manger, bien sûr, avec les produits du sol, mais c'est tout. » Entre toutes les inaugurations, tous les banquets, tous les congrès que sa fonction l'astreint à présider, Georges Leygues marque une fidélité particulière à l'égard des comices agricoles. Considérant le monde rural « comme un immense réservoir d'éner- gie », il veut en servir l'évolution, notamment par le biais des tarifs internationaux, des conventions commerciales, des transports. « C'est aussi défendre utilement, ajoute-t-il, les intérêts du monde rural que de préparer des générations munies d'une large culture générale et d'une solide instruction pratique et de les orienter vers les carrières actives plutôt que vers des carrières libérales et le fonctionnarisme qui sont encombrés. » CHAPITRE III L'ÉCOLE DE LA VIE. LA NÉCESSAIRE RÉFORME DE L'ENSEIGNEMENT. — LA SUPPRESSION DES HUMANITÉS EN TANT QUE MATIÈRES D'ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRES. LE BACCALAURÉAT SCIENCES ET LANGUES VIVANTES. L'EXPOSITION DE 1900.

Le scrutin législatif de 1893 marque l'avènement d'une géné- ration politique nouvelle où se retrouvent sous des bannières diffé- rentes, Jaurès, Viviani, Millerand, Poincaré, Barthou, Deschanel... entre les mains desquels repose l'avenir du pays. Georges Leygues est de cette équipe d'hommes qui savent avoir en eux la promesse de lendemains brillants. Il a trente-huit ans quand, en mai 1894, Charles Dupuy l'appelle auprès de lui. Dupuy a formé un premier Cabinet à la veille des élections législatives dont il a pu prétendre que les résultats conforteraient sa politique. Georges Leygues voisine, dans le nouveau Cabinet, avec Théo- phile Delcassé jeune parlementaire ariégeois, petit-fils d'humbles montagnards, fils d'un « professeur-adjoint » de dessin. Delcassé représente une promotion sociale nouvelle dans cette jeune répu-

Encre.1. Voir Delcasse, de Jacques Raphaël-Leygues et Jean-Luc Barré, Editions blique. Il y a aussi Poincaré et Barthou auxquels leur trentaine vaut d'être appelés « les deux gosses ». Georges Leygues se voit confier l'Instruction Publique et les Beaux-Arts et par là la maîtrise d'un univers particulier, celui des universitaires. Un jour, Anatole de Monzie plaisantera devant lui : « Ce sont des révolutionnaires à condition qu'on ne change rien en ce qui les concerne. » Dans ce milieu fermentent, depuis Jules Ferry, des oppositions irréductibles. Malgré les réformes considérables de Ferry, l'école vit encore, en 1894, dans un archaïsme volontaire des programmes et des examens. Le baccalauréat, par exemple, ne supporte pas moins de dix-sept examens divers. Jusqu'à dix-huit ans, l'enfant n'apprend ni la physique, ni les mathématiques. Il n'étudie que le grec et le latin, « Les humani- tés ». Il prend évidemment un grand retard pour tout le reste de sa vie. Le nouveau ministre veut fonder ses propres réformes sur quel- ques idées précises. L'Etat a, en matière d'enseignement, « un droit incontestable », depuis Jules Ferry, c'est-à-dire « le devoir de garan- tir l'indépendance du pouvoir laïque et la liberté de conscience qui sont les deux conditions indispensables de toute éducation natio- nale ». Ceci explique, à ses yeux, que « le monopole est en contra- diction avec le principe de la pensée libre, mais que la liberté de l'enseignement ne saurait être illimitée ». Il ne s'agit donc pas, pour Georges Leygues, de contester à l'Eglise le droit d'instruire : encore celui-ci doit-il s'inscrire dans un cadre défini par la République. Les divergences, à ce propos, les querelles sont loin d'être toutes apaisées. A son arrivée, Georges Leygues hérite de dossiers déli- cats. Doit-on autoriser la présence d'aumôniers dans des établisse- ments scolaires ? Réponse affirmative : « Les aumôniers de toute religion sont indispensables, vu la présence des internes dans les lycées... » Ces intentions apaisantes ne suffiront cependant pas à lui concilier les milieux cléricaux. Et c'est par des sanctions qu'il doit notamment riposter à la contrainte d'assister aux offices reli- gieux qu'imposent encore certaines institutions. Garante de l'Instruction publique, la République se doit en outre « d'armer la jeunesse pour les luttes économiques et de tour- ner les esprits vers l'action ». Georges Leygues regrette à cet égard la fascination qu'exerce auprès de la jeunesse le fonctionnarisme, au détriment des professions actives « qui constituent, écrit-il, la richesse et la puissance des Etats ». Des quelques mois de son premier passage à l'Instruction publique, il situe très vite les carences dont souffre encore l'édu- cation. A côté de l'enseignement primaire, qui a trouvé « son fondement et sa charte, » à travers l'obligation, la gratuité et la laïcité, à côté des universités que Ferry a réveillées d'une longue léthargie, subsiste un domaine où Georges Leygues perçoit la néces- sité de profonds changements : l'enseignement secondaire. Celui-ci semble alors réservé « aux jeunes gens qui, sans préoc- cupation professionnelle, ont le loisir de consacrer une longue suite d'années d'études qui ne comportent pas d'application immédiate ». Autrement dit, un privilège pour familles fortunées et, plus exacte- ment, familles des classes moyennes — « celles, écrit encore Georges Leygues, que tous les gouvernements veulent conquérir ». Là, ne sont dispensées que la connaissance des humanités et celle des « sciences de la raison et de la nature ». Tel qu'il est conçu et fonctionne, l'enseignement secondaire illustre, à lui seul, ce que Taine appelle « la disconvenance entre l'école et la vie ». Les programmes ne préparent pas aux compé- tences dont la nation a besoin pour le redressement de sa puissance économique. On y accorde trop de place au latin et au grec, pas assez aux langues vivantes, pas assez aux sciences... Mais tandis qu'il prend conscience des innovations indispensa- bles dans son domaine ministériel, Georges Leygues voit s'élargir, semaine après semaine, les spirales d'une étrange affaire qui a pour point de départ un entrefilet du journal antisémite la Libre Parole, publié le 29 octobre 1894. « Est-il vrai que, récemment, une arrestation fort importante a été opérée par ordre de l'autorité militaire ? L'homme arrêté serait accusé d'espionnage. Si la nouvelle est vraie, pourquoi l'auto- rité militaire garde-t-elle un silence absolu ? » Le sens de la grandeur de Georges Leygues pour son pays, le goût de son prestige ne l'aveuglent pas quant à la nature de certains militaires et de certains hommes de droite. Dans les lycées commencent à se former des ligues antisémites et prétendûment nationalistes contre lesquelles il réagit vivement... Cependant, le président de la République, Casimir-Périer, las des invectives de la gauche et du mépris dans lequel Charles Dupuy le cantonne, décide de démissionner, au début de l'année 1895. L'opinion publique n'y comprend plus rien. Tandis que le capitaine Dreyfus, dégradé en public, quitte Paris, les menottes aux mains, à destination de l'île du Diable, à Versailles commencent à jouer toutes les tractations qui vont abou- tir à l'élection du nouveau président de la République, Félix Faure. Tout naturellement, le Cabinet Dupuy a cessé d'être après le départ de Casimir-Périer. La composition du Cabinet d', baptisé d' « Union républicaine », consacre l'autorité de deux jeunes minis- tres, Raymond Poincaré et Georges Leygues. Le premier remplace le second à l'Instruction publique, tandis que ce dernier se voit confier le ministère de l'Intérieur. Dans les bureaux de la place Beauvau 1 on ne saurait dire que Georges Leygues se soit réellement plu. Lourd de responsabilités et de signification, ce ministère pèse d'une importance qui laisse apprécier toute la confiance qu'on accorde déjà à l'élu du Lot-et-Garonne. Mais la tâche s'y cantonne surtout dans l'immédiat et ne s'y prête que dans une moindre mesure aux projets conçus pour le long terme. C'est un travail de fonctionnaire ou de politicien, et non pas d'homme de perspec- tives. Cette fonction de maintien de l'ordre va trouver, en cette année 1895, bien des raisons d'être employée, quoique l'un des premiers actes du nouveau gouvernement — Georges Leygues en est-il l'ins- pirateur ? — montre un désir de conciliation nationale et d'apai- sement. Une loi d'amnistie libère en effet tous les prisonniers poli- tiques — notamment ceux de la Commune — à l'exception toutefois des hommes accusés de trahison et des anarchistes. Le geste ne suffit pas à empêcher, au cours de l'automne, un regain de troubles sociaux assez graves. En septembre, une Confédération Générale du Travail naît à Limoges, « fruit » d'un congrès qui réunissait la Fédération du Livre et le Syndicat National des Chemins de Fer. Premiers pas vers une organisation syndicale massive, qui se marquent par quantité de grèves sectorielles, dont la plus impressionnante est celle des ver- riers de Carmaux. Georges Leygues, partisan de la fermeté, n'en déplore pas moins l'initiative que prend le préfet de Carmaux de faire interve- nir la troupe. Jaurès, élu du département du Tarn, exige une com- mission d'enquête. Faute de l'avoir obtenue, il dénonce les étranges 1. Il ne devait y revenir qu'en 1930 dans le Cabinet Steeg. affaires de la Compagnie des Chemins de Fer de la Côte de Pro- vence, aussi étranges que celles de la défunte Compagnie de Panama... Le refus du Garde des Sceaux d'accorder la publication de l'expertise judiciaire signe la fin du Cabinet Ribot. Démissionnaire par la force des choses, Georges Leygues ne retourne au Gouverne- ment que trois ans plus tard. Entre-temps, il aura vécu à l'heure de la réconciliation franco-russe, que consacre de manière éblouissante la visite de Nicolas II et de la tsarine, à l'heure aussi des premiers remous anticléricaux et, surtout, des résurgences d'une affaire Drey- fus que l'on commençait à oublier. Ce serait travestir le vrai que de prêter à Georges Leygues l'intuition immédiate de l'innocence du capitaine inculpé (à ce moment, il ne dit rien et il observe). D'ailleurs, au commence- ment, personne ou à peu près — et pas même les milieux israélites — ne se risque à réellement contester le verdict qui a été rendu. Mais, au moment de la courageuse initiative du sénateur Sheurer- Kestner, qui dénonce un procès bâclé et hâtif ainsi qu'une erreur judiciaire, dès le coup de tonnerre que déclenche, le 14 jan- vier 1898, le J' accuse d'Emile Zola, Georges Leygues se range, l'un des premiers, dans le camp des révisionnistes, aux côtés d'Ana- tole France, de Blum, de Gide, de Rostand, Proust, Jaurès, Clemen- ceau et même de cet Octave Mirbeau, curieux personnage, germano- phile convaincu, qui se complaira peu après à le brocarder de la façon la plus basse et la plus vulgaire 1 Au vrai, l'effervescence parisienne trouve encore peu d'échos en province, où les élections législatives du printemps 1898 tour- nent autour de la politique agricole, de l'impôt sur le revenu ou des retraites ouvrières. En Lot-et-Garonne, au modéré Georges Leygues, la gauche radicale oppose rien moins que trois candidats, dont Gabriel Tallet, un poète. Dans la triangulaire du second tour, où figure le candidat conservateur, Leygues l'emporte avec 40 % des suffrages exprimés. Regagnant la capitale, le député réélu plonge dans une nouvelle crise politique. C'est la farandole des ministères. L'installation de Godefroy Cavaignac au ministère de la Guerre prélude à un raidissement du pouvoir, face à une révision éven- tuelle du procès Dreyfus.

1. Le capitaine Alfred Dreyfus écrit personnellement à Georges Leygues pour le remercier de son courage à le défendre. Sous la III République, Georges Leygues, député de Ville- neuve-sur-Lot, fut ministre de l'Instruction publique, ministre de ' l'Intérieur, ministre des Colonies et, de 1917 à sa mort en 1933, onze fois ministre de la Marine. Son petit-fils, Jacques Raphaël-Leygues, détenteur des docu- ments, de la correspondance et des dossiers diplomatiques de Georges Leygues, a découvert récemment dans la maison fami- liale des carnets secrets de son grand-père, restés jusqu'alors ignorés. Au long de ces pages manuscrites, affectives, mêlées de descriptions chaleureuses, le ministre de la Marine de Clemen- ceau, de 1917 à 1920, exprime en toute liberté ce qu'il pense de Clemenceau lui-même, dont il partage l'action quotidienne, de Poincaré, Joffre, Pétain, Briand. Ce témoignage incomparable sur les chefs politiques et militaires d'une période cruciale de l'Histoire de notre pays s'étend aussi, avec sagacité, à la description de la vie des Français pendant les terribles années de la Première Guerre mondiale. Une documentation aussi exceptionnellement riche et inédite nous révèle un Georges Leygues presque inconnu : un homme aimant passionnément la vie sous toutes ses formes, détestant la démagogie et se gardant d'appartenir à une coterie. Sa générosité non conformiste le pousse, avec élégance et rigueur, à prendre parfois le monde politique et l'opinion publique « vent debout », « à rebrousse-poils ». Il défend Dreyfus contre ses juges, il ins- taure un enseignement plus ouvert sur la vie et l'économie, il annonce en 1913, à la stupéfaction de beaucoup, où se produiront les premières offensives allemandes. Partisan, en ce début de siècle, de la colonisation, il dénonce déjà le colonialisme et réprime, en 1906, les mauvais traitements contre les Africains noirs et amorce leur alphabétisation. En 1915, il préconise le droit de vote pour les indigènes d'Algérie combattants. Mais l'œuvre capitale de Georges Leygues est le grand pro- gramme naval qui l'a rendu célèbre. Avec ténacité, il s'attache rue Royale à la construction de cette flotte de 600 000 tonnes dont la France disposera en 1939 tout en modernisant ses règlements dont certains dataient de Colbert. Très tôt l'on aperçoit dans son entou- rage un jeune lieutenant de vaisseau qui restera son collaborateur pendant de longues années : François Darlan. La correspondance de celui-ci révèle les vrais rapports existant entre ces deux hommes qui tiennent une grande place dans l'histoire de la Marine nationale. Elevé à la lumière de son grand-père, Jacques Raphael-Leygues a été marin au combat, homme politique et diplomate : commissaire général de la Marine, Ministre Plénipotentiaire, ambassadeur de France en Côte-d'Ivoire pendant seize ans, député, vice-président de l'Assemblée nationale, maire de Villeneuve-sur-Lot pendant vingt ans. Il a été chargé en Asie de plusieurs missions de concorde.

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