Cahiers d’études africaines

158 | 2000 Varia

Etre et devenir Sikoomse Identité et initiation en pays moaaga (Burkina-Faso) Being and Becoming Sikoomse in a Mossi Society in Southwestern Burkina-Faso

Virginie Vinel

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/174 DOI : 10.4000/etudesafricaines.174 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2000 Pagination : 257-280 ISBN : 978-2-7132-1356-4 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Virginie Vinel, « Etre et devenir Sikoomse », Cahiers d’études africaines [En ligne], 158 | 2000, mis en ligne le 20 novembre 2013, consulté le 05 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/ etudesafricaines/174 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.174

© Cahiers d’Études africaines Virginie Vinel

ˆ Etre et devenir Sikoomse

Identité et initiation en pays moaaga (Burkina-Faso)*

La société moaaga1 villageoise est composée de différents groupes sociaux qui se définissent par des fonctions politiques, professionnelles ou reli- gieuses, mais aussi par leur rapport à la chefferie et par la position dans l’ordre des installations sur le site de résidence. Dans le Yatenga (Izard 1985) comme dans le Wubritenga (Gruénais 1983), la structure sociale est fondée sur une bipartition entre les détenteurs du pouvoir et les maîtres de ˜ ˜ la terre (tengbiise, sing. tenbiiga)2. Les premiers sont plutôt issus des popu- lations allochtones moose nakombse originaires de Gambaga, alors que les seconds correspondraient aux populations autochtones. Cette distinction est toutefois relative puisque des Nakombse ont investi très tôt les fonctions réservées en principe aux` autochtones, et les gens de la terre ont accès à des fonctions d’autorité. A ces deux groupes de base s’ajoutent d’autres groupes sociolignagers tels que les chasseurs (Ta˜onsda˜mba), les sociétés de ˜ ˜ masques (Sikoomse, Mowando), les devins (Bugoramba). Dans le sud-ouest, la structure villageoise procède moins de la conjonc- tion entre une population autochtone et des conquérants3 que d’une succes- sion de migrations de lignées ou d’individus originaires du Moogo central. Ainsi, le village de s’est construit par plusieurs vagues de migra- tions d’une part, de Nakombse fuyant la région de Wogodogo après avoir été évincés de la succession à la chefferie, d’autre part, de fils, de compa- gnons et de groupes socioprofessionnels suivant le Moogo-Naaba Kumdu- mye4 dans ses mouvements expansionnistes au XVIe siècle. Par conséquent,

* Je remercie M. Izard, L. Calderoli, B. Martinelli et C. Rosselin pour leurs contri- butions à ce texte. 1. Les Moose (moaaga au singulier) sont aussi dénommés Mossi dans une forme francisée du terme. 2. Les forgerons dans le nord-ouest et les commerçants dans l’ensemble du Moogo forment selon M. IZARD (1985) deux autres groupes à la base de la structure sociale. 3. L’autochtonie est un principe relatif, les autochtones d’aujourd’hui étant souvent les conquérants d’hier. 4. Le Moogo-Naaba est le roi des Moose du centre. M. IZARD (1970) situe le règne de Naaba Kumdumye au XVIe siècle entre 1540-1566/1567 ou 1540-1569/1570.

Cahiers d’Études africaines, 158, XL-2, 2000, pp. 257-279. 258 VIRGINIE VINEL la maîtrise de la terre n’est pas attachée à un groupe social particulier qui aurait le statut d’autochtone, mais elle revient au lignage reconnu comme le premier installé. Les maîtres de la terre proviennent de groupes divers ˜ tels que des Nakombse transformés en tengbiise, des chasseurs, des devins, ˜ ˜ ˜ des Sikoomse5, des Yonyoose ou des Wemdamba6. Dans la mosaïque des groupes rencontrés, les Sikoomse représentent un cas exemplaire du fonctionnement des identités lignagères dans cette région et un cas particulier en raison de la spécificité de leur pratique culturelle. Les modalités de transmission et d’acquisition de l’identité sikoaanga mon- trent, en effet, comment se construisent les identités collectives. Et cette étude de cas enseigne sur l’articulation entre l’identité sociolignagère et la pratique individuelle d’un culte. Les informations présentées ici ont été recueillies dans deux villages, Nabadogo et Sabou, situés respectivement à trente et vingt kilomètres à l’ouest de , troisième ville du Burkina-Faso et lieu important d’implantation des Sikoomse7. Peu de travaux ont été réalisés sur ce groupe parmi les nombreuses recherches sur les Moose. Toutefois, quelques auteurs ont recueilli des informations importantes qui serviront de référence dans cet exposé : J.-B. Méline (1938), L. Tauxier (1912) et surtout R. Pageard (1963) ont apporté des données sur les origines de ce groupe et le déroule- ment de l’initiation. A. Schweeger-Hefel (1980) a consacré un ouvrage conséquent aux masques de la région centrale de la Haute-Volta8 dans lequel elle présente des données sur les mythes d’origine et certains rites des Sikoomse. Un mémoire de maîtrise de l’université de Ouagadougou (Yameogo 1991) décrit en partie leur langue secrète, le suku9, et certains

5. Plusieurs orthographes de ce terme existent. L’orthographe officielle définie par la sous-commission nationale du moore note au singulier : sukoaanga, au pluriel : sukoomse (NIKIEMA &KINDA 1997). Or, à Nabadogo et Sabou, le terme se pro- nonce sikoomse. J’opte pour cette transcription pour respecter la prononciation régionale. 6. Les Yo˜nyo˜ose forment un groupe sociolignager qui détient le pouvoir de manipu- ler les éléments naturels tels que le vent et la pluie (ILBOUDO 1990). Ces compé- tences leur confèrent le rôle de maîtres de la fertilité à Sabou. Dans le Wubritenga, ils possèdent de façon majoritaire les fonctions attachées à la maî- ˜ trise de la terre (GRUÉNAIS 1983). Les Wemdamba sont selon J. B. ZAONGO (1970) et M. IZARD (1985)` les descendants d’une femme sans mari (wemba) générale- ment fille de chef. A Nabadogo et Sabou, cette ascendance leur donne une liberté de parole qui se manifeste par des plaisanteries à caractère sexuel en direction des individus de tous les autres groupes sociaux y compris celui des chefs. Elle leur octroie également des fonctions de gens du pardon (mais ce ne sont pas les seuls). 7. Les Sikoomse sont aussi très présents au nord-ouest de Ouagadougou entre Sour- goubila et Gourcy (SCHWEEGER-HEFEL 1980 : 226). 8. Nom de l’actuel Burkina avant 1984. 9. J.-M. DURANTEL (1994) décrit la langue Sikoaanga comme étant du « sankandé ». Je n’en ai pas entendu parler en ces termes. N. NIKIEMA &J.KINDA (1997 : 799) ˜ définissent le sakandre comme un parler à l’envers ou verlan alors que P. AROZA- RENA (1986) et E. YAMEOGO (1991) montrent que la langue des Sikoomse ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 259 aspects des rites. T. F. Pacere (1991, s.d.) présente les masques et les céré- monies auxquelles ils participent, et J.-M. Durantel (1994, 1998) dépeint les rites funéraires dans le Wubritenga. Des descriptions morphologiques et techniques des masques se trouvent également dans des ouvrages qui leur sont dédiés (Sawadogo 1979 ; Roy 1984, 1987a, 1987b).

Masques, suku, tambours et flûtes-sifflets : les instruments du culte

Les Sikoomse rencontrés se définissent comme « ceux qui possèdent le suku ». Ce terme désigne tout d’abord le « fétiche »10, propre à ce groupe, appelé aussi suk-tııbo, et la langue utilisée lors des cérémonies. Des masques, des tambours cylindriques et des flûtes-sifflets sont également les instruments caractéristiques du culte sikoaanga11. Les Sikoomse possèdent trois types de cérémonies spécifiques lors des- quelles l’ensemble des attributs religieux est convié : l’enterrement des doyens de lignage et les premières funérailles12 des hommes et femmes âgés, une fête annuelle nommée sigim-daam (la bière de mil des Sikoomse), et une initiation collective dénommée po˜aka13. Les cérémonies funéraires demeurent vivaces aujourd’hui alors que les autres rituels se pratiquent spo- radiquement ou ont disparu dans certains villages. Les masques, les instruments de musique et le fétiche sont trois éléments qui « travaillent » ensemble lors de ces cérémonies. Le verbe tume (travail- ler) est employé par les informateurs pour désigner les activités des trois éléments qui sont conçus comme une unité. Un officiant, dénommé wilma, dirige le culte en langue secrète, à la fois en orientant et en donnant des ordres aux masques et en proférant des textes oraux. Le nombre de masques présents à une cérémonie est variable ; il dépend de la portée de l’événement

comprend du moore altéré et des éléments d’une langue voltaïque antérieure, le kurumfe selon P. Arozarena. 10. Le terme fétiche est utilisé dans ce texte, faute de terme plus adéquat, en écartant les connotations péjoratives que les observateurs coloniaux lui ont données. Son acception est éclairée par les recherches de M. AUGÉ (1988), J. BAZIN (1986) et A. DE SURGY (1993). 11. Les masques et les « fétiches » font l’objet de descriptions et d’analyses depuis la naissance de l’anthropologie religieuse. Il ne s’agit pas ici de reprendre les descriptions morphologiques des masques qui ont déjà été réalisées par des ethno- logues ou des historiens de l’art (ROY 1984, 1987a, 1987b ; SAWADOGO 1979 ; SCHWEEGER-HEFEL 1980), ni de discuter de la nature et de la composition du fétiche sur lesquelles mes informations restent parcellaires, mais de montrer que ces instruments ne sont pas séparables les uns des autres dans la pratique reli- gieuse des Sikoomse. 12. Les cérémonies funéraires d’une personne âgée ont lieu en trois temps : l’enterre- ment (kuu-toogo) qui est effectué le jour ou le lendemain du décès, les premières funérailles (kuure) qui se déroulent en saison sèche parfois plus d’un an après le décès, et les secondes funérailles (kuu-yiibu) qui marquent la fin du deuil. Cette dernière cérémonie ne donne pas lieu à un rite particulier des Sikoomse. 13. Ce terme signifie selon N. NIKIEMA &J.KINDA (1997 : 682) : cachette. 260 VIRGINIE VINEL et du nombre de groupes sikoomse qui se déplacent. Plus la cérémonie est importante, plus le nombre de masques est élevé. D’autres participants ani- ment les cérémonies : les uns jouent des instruments de musique, tambours et flûtes-sifflets14, d’autres accompagnent chaque masque et dansent à ses côtés. La musique, la danse et les proclamations sont partie intégrante du culte et l’ensemble ne peut être analysé séparément. Ainsi, les masques, qui font l’objet de nombreuses études et de valorisations, ne sont qu’un des éléments du cérémoniel sikoaanga. L’attribut central est le suku. Cet objet religieux se présente sous la forme d’un filet de cordes empli d’éléments indistincts recouverts d’une croûte de sang15. Il se transporte sur l’épaule en le soulevant par les cordes tissées et accompagne ainsi toutes les cérémonies. A. Schweeger-Hefel (1980) rapporte qu’un œuf constitue la base du fétiche. J.-B. Méline (1938) évoque, quant à lui, une pierre en forme de phallus, version qui est confortée par les traductions du terme tııbo de P. Alexandre (1953 : 394) « Phallus stylisé de grandes dimensions, possédé par les devins (baghba) et auquel on fait des sacrifices pour obtenir des enfants », et de N. Nikiema et J. Kinda (1997 : 932), « Phallus mythologique symbole de la fécondité, possédé par les devins auxquels on fait des sacrifices »16. Mais ces données ne sont pas attestées par des observations ethnographiques concernant précisément les Sikoomse. Le terme tııbo signifie plus simplement « quelque chose dont on ne dit pas le nom » comme dans l’expression « naam tııdo » (« les choses de la royauté ») et renvoie à une définition large du fétiche, « les choses du suku ». L’amoncellement de cordes est, pour sa part, corroboré par T. F. Pacere (s.d.) selon lequel, les morceaux de cordes ayant servi à attacher les animaux sacrifiés sont ajoutés à l’ensemble et cimentés avec le sang versé. Le volume de l’objet traduit ainsi son importance et son âge. Si le fondement du fétiche n’est donc pas confirmé, sa composition apparaît bien comme dynamique puisque l’amalgame s’accroît au fur et à mesure des cérémonies. Cette description correspond aux analyses qu’A. de Surgy (1993) fait des fétiches évhé : ceux-ci sont constitués d’ingrédients diversi- fiés (végétaux, animaux, restes humains, minéraux) qui possèdent une force intrinsèque et une puissance acquises au cours de leur histoire et de leur utilisation. Le sang du sacrifice réactive, selon J. Bazin (1986), la puissance de la « chose-dieu »17 et lui apporte un surplus d’énergie en véhiculant la force personnelle du donneur. Le caractère non figé du fétiche et la

14. O. KABORÉ (1993 : 131) émet la distinction entre les sifflets faits en terre et comportant deux orifices et les flûtes-sifflets, à mi-chemin entre les sifflets et les flûtes qui, taillées dans du bois, sont utilisées par les Sikoomse dans leurs rituels. 15. Le musée de , au nord de Ouagadougou, en présente un exemplaire dans la salle du « Pavillon de la mort ». 16. Il semblerait que N. Nikiema et J. Kinda aient repris la définition de P. Alexandre. 17. J. BAZIN (1986) emploie cette expression pour désigner ce que plus personne n’ose appeler fétiche, et M. AUGÉ (1988) parle de « dieu-objet ». ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 261 puissance qu’apportent les ajouts de matière et de sang semblent bien se retrouver dans le suku, mais les auteurs, en général, omettent, selon A. Jul- liard18, de rendre compte de la foi des utilisateurs qui rend ces fétiches vivants, réels et assure leur fonctionnement. Le suku est partie prenante dans toutes les cérémonies sikoomse mais il peut également être sollicité individuellement pour des problèmes de santé ou de fécondité. Les masques, quant à eux, se produisent lors des cérémonies funéraires — l’enterrement d’un doyen de lignage et les premières funé- railles des personnes âgées —, lors de la fête de la bière de mil et sont 19 présents pendant` l’initiation . Ils ont la particularité de recouvrir entière- ment le porteur. A Nabadogo et Sabou, une figurine zoomorphe ou anthro- pomorphe forme le cimier du masque et une robe de fibres couvre le corps du porteur jusqu’aux pieds. Aucune partie de son corps ne doit être visible et son nom ne peut être prononcé au risque de le tuer. Les masques karense ˜ ˜ ˜ des Yonyoose ou ceux des Mowando20 ne couvrent pas, quant à eux, le corps du porteur. Seul un costume de cuir complète le heaume en bois. Les fibres des masques sikoomse proviennent des écorces du berenga ou chanvre de Guinée (hibiscus cannabinus) (Sawadogo 1979) et sont macérées dans de l’eau pour les faire noircir, ce qui vaut à ces masques l’appellation de « masques noirs » par T. F. Pacere (1991). Les masques que j’ai vus ne portaient pas systématiquement des robes de fibres noircies, certaines étaient laissées à l’état naturel21. La figurine en bois représente la tête de l’animal ou de la personne par des traits marquants de son physique. Ainsi, le lièvre (soaamba) est caractérisé par un museau oblong et de grandes oreilles alors que le masque « amante » (pug-neere)22 figure un visage féminin et porte des boucles d’oreilles. Des dessins géométriques peints en noir, rouge et blanc ornent de couleurs vives la figurine, les peintures étant rafraîchies avant chaque sortie. Les animaux de la brousse (gazelle, singe, koba) sont particulièrement représentés mais les animaux domestiques tels que la pintade, le coq, le bœuf ne sont pas en reste. Les figurines féminines sont singulièrement pré- sentes. Ainsi, A. Schweeger-Hefel (1980) signale que le masque le plus sacré de Pilimpikou représente une jeune femme. De même, l’un des masques du quartier étudié figure une femme. Les masques karense, dont ˜ ˜ les Yonyoose sont les principaux dépositaires, représentent également des

18. Communication personnelle. 19. J’emploie le présent pour décrire ces deux cérémonies (fête de la bière de mil et initiation) mais elles ne sont plus organisées dans certains villages, à Nabadogo notamment, et leur existence ailleurs est hypothéquée. ˜ 20. Les Mowando, littéralement « masques moose », correspondent à un groupe sociolignager possédant des masques mais distinct des Sikoomse. 21. Cette particularité est sans doute attribuable à une diminution de la pratique religieuse et à une réduction du nombre de personnes qui s’occupent de l’entre- tien des masques dans le quartier étudié. 22. Pug-neere : littéralement, jolie femme ; N. NIKIEMA &J.KINDA (1997 : 702) : «pug-neere : amante ». 262 VIRGINIE VINEL femmes : le masque wemba (fille de chef) est ainsi présenté au musée de ˜ ˜ Manega comme le « chef » des masques Yonyoose. Il présente, dans la majo- rité des cas, d’une face anthropomorphe surmontée d’une statuette féminine sculptée en pied23. Le fait que seul le visage de la femme soit représenté par le masque sikoaanga observé interroge, car les attributs féminins, sym- boles de la fécondité, ne sont pas mis en évidence. L’appellation, amante ou jeune femme, laisse penser que d’autres aspects de la féminité sont valo- risés. Mais cette hypothèse reste à explorer. ˜ ˜ ˜ ˜ Les tambours (gangaado, sing. : gangaoogo) et les flûtes-sifflets (wüse, sing. wiiga) sont des instruments inséparables des masques. En effet, c’est au son de ces instruments de musique que le masque se meut. L’officiant de la cérémonie (wilma), les tambours et le masque entrent en communica- tion, l’un sur le mode parlé — en langue suku —, l’autre rythmé, et le dernier sous la forme de mouvements24. La gestuelle du masque est un véritable langage qui répond aux exhortations de l’orateur, auxquelles le rythme des tambours fait écho. Cet ensemble est complété par des danses exécutées principalement par les filles et les femmes sikoomse mais aussi par les épouses de Sikoomse. Ces tambours sont de forme cylindrique, fabriqués dans des troncs de bois dur tels que le kakalga (Afzelia africana) ou le tamarinier (Tamarindus indica) (Kaboré 1993). Les extrémités, recouvertes de peaux de bœuf, cor- ˜ respondent à deux tons : le grave, dit femelle (yaanga), l’aigu, dit mâle (raaga). Ce type de tambour n’est pas l’apanage des Sikoomse. De courte taille, il est affecté aux fêtes, aux invitations de culture et aux manifestations saisonnières. Il se trouve également dans la cour des chefs, notamment dans le Yatenga, soit comme instrument d’agrément, soit comme instrument de guerre. Les tambours rituels des Sikoomse, au nombre de sept, apparaissent uniquement lors des cérémonies. Le tambour principal, long de trois mètres et nommé kinge en langue suku, est celui qui « parle » pendant le rituel alors que les six autres, plus petits (wegemse25 en suku), soutiennent le rythme. Les deux flûtes-sifflets, l’une de ton grave et l’autre de ton aigu, sont formées de trois orifices et accompagnent les « paroles » du tambour. Ces objets cultuels, auxquels il convient d’ajouter un fouet et une hache, se présentent donc comme indissociables les uns des autres dans les cérémo- nies spécifiques aux Sikoomse. Le choix des officiants et l’apprentissage

23. C. ROY (1984) présente également un masque nommé wan-balinga qui représente une femme à barbe (p g-to ga), mais il ne spécifie pas s’il s’agit d’un masque ˜ ˜u ee appartenant aux Yonyoose ou aux Sikoomse. La femme à barbe serait une fille ˜ ˜ yonyoaaga, mère de Naaba Wubri (fondateur du royaume de Wogodogo), donnée ˜ ˜ en mariage à Naaba Zungrana pour souder l’alliance entre les Yonyoose de Gui- longou et les Moose. 24. T. F. PACERE (1991 : 248-282) publie les textes proférés lors de l’enterrement et des funérailles sikoomse et décrit les mouvements du masque qui les accompa- gnent. J.-M. DURANTEL (1994, 1998) dépeint également un rituel d’enterrement (rag-nor suku) et de funérailles (wé-keeng suku) (son orthographe). 25. Orthographe approximative. ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 263 des différentes pratiques instrumentales, des textes oraux et de la gestuelle de chaque masque avaient lieu, autrefois, lors de l’initiation collective. Tou- tefois, le laps de temps relativement élevé entre les initiations successives générait une autre forme d’apprentissage individuelle et plus informelle au cours des cérémonies elles-mêmes. Cette pratique d’initiation individuelle est généralisée aujourd’hui dans les villages où l’initiation collective n’est plus exercée.

˜ L’initiation collective. Entrer dans le poaka

L’initiation collective des Sikoomse correspond dans sa forme aux rites de passage tels que les a définis A. Van Gennep (1909). En outre, ce rituel allie plusieurs fonctions aux niveaux individuel et collectif. D’une part, il s’agit d’un rite du cycle de vie dans le sens où une classe d’âge accède à un statut supérieur dans le groupe religieux. Les recrues avaient en majorité entre douze et dix-sept ans mais certains témoins affirment que plusieurs jeunes femmes étaient déjà mariées26. Les personnes qui ont participé au ba˜ongo, l’initiation des Nakombse27 pendant laquelle les garçons sont cir- concis, ne peuvent pas, en principe, intégrer l’initiation sikoaanga. Ainsi, ces deux initiations qui regroupent des jeunes gens d’âges similaires corres- pondent à des moments semblables d’agrégation à une communauté. Les Sikoomse ne sont donc ni circoncis, ni excisées, mais d’autres marquages ˜ corporels leur sont imposés. D’autre part, le poaka est organisé lorsqu’un déséquilibre survient dans le quartier : soit lorsque le chef du lignage, le gardien du culte, décède, soit lorsque le quartier subit de nombreux décès. Il a donc une fonction de réintégration du groupe après la manifestation d’un désordre. Enfin, il joue bien le rôle d’une initiation religieuse puisque les recrues suivent une série d’apprentissages qui leur donne accès à des fonctions dans le culte. Cette initiation durait autrefois trois ans, elle est aujourd’hui réduite à quelques mois lorsqu’elle a encore lieu. Pendant cette période, les novices résident dans un site clôturé, à proximité de l’arbre sacré du quartier-lignage organisateur, spécifiquement réservé à la tenue de l’initiation. Les instru- ments de musique et les masques y sont déposés. Les novices sont appelés sigemse ou sigimsi et sont frappés de divers interdits : ils ne peuvent couper leurs cheveux et les filles n’ont pas le droit de les tresser. On m’a indiqué

26. Les filles se mariant entre dix-sept et` vingt ans, il est possible que certaines aient déjà rejoint la demeure maritale. A Sabou, une initiation collective qui s’est déroulée en 1995 réunissait des enfants à partir de cinq ans. Ce phénomène s’ex- plique par la rareté des initiations collectives aujourd’hui, et sans doute aussi, par l’accroissement des conversions aux religions monothéistes (christianisme, islam) qui interdisent de participer à l’initiation sikoaanga. ` ˜ ˜ ˜ 27. A Sabou, les Yonyoose suivaient également l’initiation baongo quand elle était encore organisée. 264 VIRGINIE VINEL que dans certains po˜aka ils ne portaient pas de vêtements, alors que dans d’autres ils revêtaient une peau de chèvre. Des interdits alimentaires leur sont imposés tels que la consommation de viande, de bière, de mil et de tabac. Des actes de la vie courante tels que monter dans un grenier de leur père, prendre un objet dans la case de leur mère ou avoir des rapports sexuels et des activités sociales, comme se rendre à des funérailles, sont également prohibés. Plusieurs noms en langue suku leur sont attribués dès ˜ leur entrée dans le poaka. Par contre, il n’y a pas ensuite de terme spécifique pour désigner les personnes qui ont suivi l’initiation collective. On dit d’eux qu’ils « sont entrés dans le po˜aka »28 comme l’on parle de « ceux qui sont entrés dans le ba˜ongo » pour les participants à cette initiation. Comme tout rite de passage, l’initiation des Sikoomse est fondée sur des secrets29 qui scellent le silence autour d’elle, silence d’autant plus présent que les personnes qui ont participé autrefois à cette initiation sont de moins en moins nombreuses. Le secret pèse particulièrement sur les noms qui dési- gnent à la fois les personnes et les éléments du culte30. Mais les informateurs sont également peu diserts sur les activités rituelles qui se déroulent pendant le po˜aka. Par conséquent, les données ethnographiques que j’ai recueillies sont incomplètes, mais il paraît important de souligner la spécificité de cette initiation dans l’univers moaaga environnant.

Une initiation mixte

L’originalité première de cette initiation est sa mixité. Contrairement à la majorité des rites d’initiation en Afrique, les garçons et les filles ne forment pas deux groupes d’initiation séparés chez les Sikoomse. Certes, les filles et les garçons ne suivent pas exactement les mêmes apprentissages, les filles n’apprennent pas à jouer des instruments de musique par exemple ; toute- fois, tous les informateurs convergent sur le fait que les jeunes hommes et les jeunes femmes sont recrutés ensemble pour participer à un même événe- ment. Ils résident pendant tout le temps de l’initiation dans le même lieu et ils suivent un même enseignement de base. Les femmes doivent être initiées au même titre que les hommes, afin de transmettre à leurs descen- dants les pratiques, les savoirs et la langue des Sikoomse au cas où la lignée masculine disparaîtrait. Cet usage d’initier les femmes concorde avec les modes de transmission de l’identité sikoaanga décrits plus bas. L. Tauxier (1912) avait avancé l’idée d’une initiation exclusivement féminine. Mais J.-B. Méline (1938) et R. Pageard (1963) ont repéré le carac-

28. Eb ke˜npo˜aka. 29. Comme le souligne P. SMITH (1992), le secret du rite conforte plutôt la soumis- sion des initiés qu’il ne correspond à une véritable révélation. 30. G. CALAME-GRIAULE (1966) explique que l’effet principal de la parole se porte sur la force vitale de l’individu. Nommer, c’est donc prononcer une parole effi- cace, d’autant plus dangereuse qu’elle est secrète. ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 265 tère mixte du recrutement. Selon les témoignages recueillis, les filles étaient en nombre supérieur aux garçons, de l’ordre de dix pour un. Cependant, il n’est pas attesté que cette différence soit d’ordre conjoncturel — déficit démographique des garçons lié à la ponction de main-d’œuvre pendant la colonisation — ou inhérente à l’initiation. Certains informateurs arguent également du fait que les parents auraient davantage envoyé leurs filles que leurs fils, préférant garder ceux-ci pour les travaux champêtres. Les jeunes hommes ont, en effet, plus l’occasion de faire leur apprentissage en dehors ˜ du poaka puisqu’ils vivent auprès de leurs aînés tout au long de leur exis- tence, alors que les femmes partent habiter dans leur famille maritale. La mixité concerne également les encadrants de l’initiation. Deux hommes dirigent et encadrent en permanence le groupe, mais d’autres ini- tiés, hommes et femmes, interviennent pour les différents apprentissages. Les femmes se consacrent particulièrement à l’enseignement des danses, de la langue, des contes et d’activités périphériques telles que le tressage de paniers qu’elles n’enseignent qu’aux filles. Certains informateurs affirment qu’une femme ayant suivi une initiation complète peut diriger, par la suite, l’initiation collective, mais d’autres le contredisent. Il en est de même pour le port des masques ; alors que certains pensent qu’une jeune fille peut en porter un pendant une cérémonie, d’autres informateurs le contestent. Ces contradictions révèlent sans doute des conceptions différentes du culte mais elles témoignent peut-être aussi d’une mise en question actuelle des rôles féminins dans cette société d’initiation.

Des niveaux d’initiation différents

Dans les descriptions du déroulement de l’initiation que j’ai recueillies, la distinction entre les novices apparaît moins en termes de sexe qu’en termes de niveau d’initiation. Une première différenciation opère entre les jeunes gens qui reçoivent un enseignement exhaustif, « ceux qui savent le pourquoi ˜ du poaka », me disait un vieil homme, et ceux qui apprennent les danses, les litanies funéraires, les récits, mais ne connaissent pas les fondements du culte. Un jeune homme et une jeune femme sont ainsi choisis pour diriger leurs compagnons. Ils sont dénommés « sigemtaoore » (littéralement : « ini- tiés devant »). Cette appellation s’étend, selon E. Yameogo (1991), à l’en- semble des initiés désignés pour devenir les officiants du culte : l’orateur (wilma), les possesseurs et joueurs des tambours, les gardiens et porteurs des masques et les futurs initiateurs et initiatrices. Le choix s’effectue selon les capacités des jeunes gens. Le devin (baga) intervient également tout au long du processus de désignation de ces initiés en mettant en lumière la destinée et les dispositions des recrues. Un second groupe d’élus est distingué de l’ensemble des initiés : ces « sigemligdi » (littéralement : « initiés cauris »), c’est-à-dire des novices à qui l’on fait porter une parure tissée de cauris et qui semblent avoir un 266 VIRGINIE VINEL statut supérieur à l’ensemble de leurs compagnons. Le devin est à nouveau sollicité pour désigner ces privilégiés, et il intervient enfin pour définir les novices qui recevront les scarifications. Ceux-ci sont choisis autant dans le groupe des sigemtaoore que des sigemligdi et des autres novices. En effet, au terme d’une année et demie, des marquages corporels sont réalisés sur la majorité des novices. Ils consistent en des traits obliques sur la nuque et des boursouflures rondes qui couvrent l’ensemble du dos. Ces scarifications sont effectuées avec un hameçon et une lame. Rappelons que les Sikoomse ne pratiquent ni la circoncision, ni l’excision, et donc que ces scarifications sont une autre façon de marquer le passage au nouveau statut d’initié. La cérémonie réunit l’ensemble des familles des novices et apparaît comme le point culminant de l’initiation, le reste de la période de réclusion étant surtout consacré à la convalescence. Là encore, la mixité prévaut puisque le scarificateur peut être un homme ou une femme. D’autres mar- quages dans les initiations sont pratiqués, ainsi les novices se trouvent coiffés d’une calebasse retournée après avoir été scarifiés. L’initiation collective des Sikoomse, telle qu’elle s’est pratiquée il y a plusieurs décennies sous une forme complète et telle qu’elle a lieu actuelle- ment sous une forme réduite, suit le schéma des rites de passage en mettant en scène les actes qui séparent puis agrègent à un nouveau statut les indivi- dus, après les avoir fait passer par une période plus ou moins longue de transition. Au-delà d’une structure habituelle, l’initiation sikoaanga présente l’originalité de la mixité des participants mais aussi des encadrants. Cette caractéristique apparaît inédite dans l’univers moaaga où la séparation des sexes est de mise dans les activités rituelles et quotidiennes. Les marquages corporels distinguent également les Sikoomse des autres Moose, notamment ˜ ˜ des Nakombse, mais aussi des Yonyoose de la région étudiée qui pratiquent la circoncision et l’excision. L’initiation collective correspond bien à un moment privilégié où la spé- cificité des Sikoomse s’exprime et où la transmission de leurs caractéris- tiques s’opère avec un enseignement des techniques et des savoirs de leur groupe. Toutefois, cette voie n’est pas la seule pour acquérir les connais- sances propres aux Sikoomse, puisque des personnes peuvent être initiées individuellement auprès des gens de connaissances et les enfants sikoomse reçoivent un enseignement informel lors des cérémonies funéraires. Ces dif- férentes modalités d’acquisition des connaissances et des pratiques cultuelles introduisent la question de la transmission de l’identité sikoaanga. La spécificité du culte sikoaanga interroge, quant à lui, sur le statut de ce groupe et sur sa place dans la société moaaga.

Les Sikoomse : un groupe religieux à définir

J.-B. Méline (1938), L. Tauxier (1912) et surtout R. Pageard (1963) et A. Schweeger-Hefel (1980) ont apporté des données essentielles sur les ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 267

Sikoomse. Toutefois, aucun de ces auteurs ne s’accorde sur la définition du statut de ce groupe : secte, caste, groupe d’initiation, clan, ethnie sont des termes tour à tour employés. Les Sikoomse que j’ai rencontrés se définissent comme les gens qui possèdent le suku et effectuent les rituels qui l’accompagnent. Comme nous l’avons vu, ils se distinguent des autres Moose par une initiation qui leur est ˜ propre, le poaka, qui interdit la circoncision et la participation à l’initiation ˜ commune des Moose, le baongo. Des cérémonies saisonnières et des funé- railles orchestrées autour des masques forment les autres activités caractéris- tiques du groupe. Une langue réservée aux initiés, également dénommée suku, ajoute à sa particularité. Toutefois, la vie quotidienne ne diverge pas d’une façon significative de celle des autres Moose. A. Schweeger-Hefel (1980) signale, dans le Nord-Ouest, un habitat resserré qui ne se retrouve pas à Nabadogo et à Sabou. Là, les segments de lignages sikoomse, comme ceux des autres groupes, forment des quartiers composés de plusieurs enclos familiaux plus ou moins espacés par des champs. La filiation patrilinéaire, une économie basée sur l’agriculture et une langue commune, le mooré, sont les fondements d’une culture largement partagée dans tout le Moogo. L’absence d’endogamie de groupe renforce les relations entre les différentes composantes de la société, et interdit, à l’encontre des propos de R. Pageard (1963), de concevoir les Sikoomse comme une caste. Au contraire, les modes de transmission de l’identité sikoaanga démontrent l’ouverture de ce groupe. Les mythes d’origine nous renseignent sur les rapports sociaux en jeu entre ˜ ˜ les Nakombse, descendants des conquérants, les Yonyoose et les Sikoomse.

Mythes et liens sociaux

Plusieurs auteurs rapportent des mythes de différentes régions qui établissent une ascendance commune entre les Yo˜nyo˜ose et les Sikoomse. Dans le Wubritenga, à Kouila, R. Pageard (1963) a recueilli un mythe rapportant que leur ancêtre commun se nomme Basi. Celui-ci avait trois fils. Les ˜ ˜ Yonyoose sont issus des deux premiers, qui étaient jumeaux, et les Sikoomse du troisième, Zoalga, de mère différente. Zoalga vivait en brousse où il rencontra les génies (kinkirsi) qui lui enseignèrent la fabrication et les danses des masques. F. T. Pacere (s.d.) relate le même mythe sans spécifier 31 la région où il l’a recueilli. La version de E. Yameogo (1991)` fait état également d’un ancêtre commun, mais il se dénomme Ludo. A la mort de celui-ci, deux de ses fils partirent de la maison, l’un emportant la hache (lare ou kukuri), insigne des Yo˜nyo˜ose, l’autre le masque (waongo), attribut des Sikoomse. A. Schweeger-Hefel (1980) présente un mythe qui attribue

31. E. Yameogo a enquêté surtout à Koudougou mais aussi à Ouagadougou, Boussé, Boassa et Kongoussi. 268 VIRGINIE VINEL l’origine des deux groupes à l’union d’une fille kurumba32 et d’un Moaaga. Cette version a été recueillie auprès de son informateur privilégié, Idrissa Konfé, originaire de Mengao33. R. Pageard, T. F. Pacere et E. Yameogo semblent s’accorder sur le fait que les deux groupes se sont ensuite scindés, mais A. Schweeger-Hefel (ibid. : 223) rapporte des données très partagées sur le sujet selon les lieux où elle a enquêté : la moitié de ses informateurs ˜ ˜ considère que les Yonyoose et les Sikoomse sont différents (Sourgoubila, , Koundouba, Kasena-Samo, Sakoudi, Nayalgay, Totenga), voire en situation de concurrence (Yake), alors qu’une autre moitié est d’avis contraire (Pilimpikou, Sourgoubila, Pela, Sala...). L’auteur émet l’hypothèse que les Yo˜nyo˜ose et les Sikoomse se reconnaissent un sentiment d’apparte- nance lorsque, dans un lieu géographiquement fermé, se trouvent des ˜ ˜ Yonyoose, des Sikoomse et des Nakombse, alors que dans les régions où les Yo˜nyo˜ose sont majoritaires, les Yo˜nyo˜ose et les Sikoomse ne se conçoivent pas de lien particulier. Elle conclut, de ces enquêtes dans tout l’Ouest du ˜ ˜ Moogo, que les Yonyoose, plus nombreux, ont pris les premières places dans la société moaaga du centre, ainsi que les meilleures terres, alors que les Sikoomse se retranchaient dans des zones escarpées de l’Ouest. ˜ ˜ Le constat de séparation entre Yonyoose et Sikoomse se retrouve à Sabou et à Nabadogo. Dans ces deux villages, un mythe recueilli auprès d’informa- ˜ ˜ teurs Sikoomse et Yonyoose fait état d’une origine distincte entre les deux ˜ ˜ groupes. Les versions se résument ainsi : les Yonyoose vivaient au ciel et les Sikoomse sur terre. L’ancêtre des Yo˜nyo˜ose descendit sur terre et son 34 attention fut attirée par les Sikoomse qui « jouaient` » avec les masques. Il remonta au ciel pour signaler leur présence. A leur seconde visite, deux personnes descendirent. Les Sikoomse coupèrent la corde qui reliait les Yo˜nyo˜ose au ciel. Ce sont les descendants de ces Yo˜nyo˜ose qui résident actuellement sur terre. R. Pageard (1963) a trouvé une version identique dans la région de Kaya, mais il faut souligner que tous les Yo˜nyo˜ose de Sabou ne reconnaissent pas ce mythe. Certains affirment que le fil fut coupé par les hommes du Moogo- Naaba, le souverain des Moose du centre. Cette variante est rapportée égale- ment par R. Pageard (ibid.) et M.-É. Gruénais (1983). Ces mythes nous apportent moins une réponse sur l’origine des deux groupes que des enseignements sur les liens sociaux qui prévalent entre les ˜ ˜ Yonyoose, les Nakombse et les Sikoomse : à Sabou et à Nabadogo, un mythe ˜ ˜ insiste sur la parenté entre les Yonyoose et les Sikoomse en accordant la primauté aux Sikoomse, présents sur terre avant les Yo˜nyo˜ose. Cette pri- mo-résidence des Sikoomse se vérifie à Nabadogo où les deux lignages,

32. Les Kuruma ou Kurumba résident aujourd’hui dans le nord du Burkina-Faso. Autrefois, ils dirigeaient le royaume du Lurum. Dans la société moaaga du Yatenga, ils font partie des gens de la terre (te˜ngbiise). 33. Mengao est situé à environ 200 kilomètres au nord de Ouagadougou. 34. Traduction littérale du verbe reeme : jouer, plaisanter ; ne pas être sérieux (NIKIEMA &KINDA 1997 : 231). ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 269 reconnus comme les premiers installés et chargés de la maîtrise de la terre, sont des Sikoomse. Ceci n’est pas le cas à Sabou, mais cette prééminence peut s’expliquer par le fait que les Yo˜nyo˜ose sont arrivés à la suite des chefs Moose. Un autre mythe met l’accent sur le rapport entre les Yo˜nyo˜ose et les Nakombse justifiant ainsi la complémentarité qui existe entre ces deux groupes à Sabou35 ou dans certaines régions du Moogo, notamment dans le Wubritenga (Gruénais ibid.). La création mythique ayant tendance à ajuster ses images à l’environne- ment social dans lequel la société se trouve (Bidou 1992), ces différents mythes éclairent les rapports sociaux qui existent entre ces groupes dans les villages étudiés : d’une part, la reconnaissance de deux entités séparées, ˜ ˜ les Yonyoose et les Sikoomse, bien que liées par un « fil », d’autre part, la complémentarité entre certains Yo˜nyo˜ose et les chefs Nakombse qui les ont retenus sur terre. Aucun mythe n’évoque pourtant les rapports entre les ` ˜ ˜ Nakombse et les Sikoomse.Ala question : les Yonyoose et les Sikoomse ont-ils un ancêtre commun ? aucune réponse univoque n’est vraiment appor- tée, mais selon l’histoire particulière du village ou de la région, et selon ˜ ˜ les stratégies et les intérêts des groupes en présence,` les Yonyoose et les Sikoomse se reconnaissent plus ou moins un lien. A Sabou et à Nabadogo, l’histoire locale et les intérêts séparent ces deux groupes qui s’opposent catégoriquement, en s’excluant par exemple l’un l’autre des cérémonies funéraires36.

Des origines aux dynamiques identitaires

Si les Yo˜nyo˜ose et les Sikoomse ne sont pas forcément liés, quelle est donc l’origine des Sikoomse ? R. Pageard (1963) avance que ce groupe serait d’origine niniga, terme flou désignant parfois les Samo. La proposition d’une origine samo est reprise par J.-M. Kohler (1971) ; M. Izard (1985) y fait également allusion. L. Tauxier (1912) signale, en effet, que dans les régions de Lankoy et de Dédougou, en pays samo, un culte au siku est rendu. A. Schweeger-Hefel (1980) évoque, quant à elle, une origine kurumba. En outre, il est difficile de ne pas penser au Sigi des Dogon. En effet, R. Pageard (1963) affirme que la langue sigi des Dogon est proche de la langue suku. De plus, les initiés sikoomse sont nommés sigimsi, terme proche phonétiquement de sigi37. M. Leiris (1948 : 34) souligne également « la forte proportion d’éléments voltaïques dans la langue secrète des Dogon ». Il en conclut qu’une corrélation entre l’institution des masques

35. Dans ce village, les Yo˜nyo˜ose sont au service des chefs pour accomplir les rites de fertilité. 36. On raconte que si un masque yo˜nyo˜aaga rencontre un masque sikoaanga l’un des deux prend feu. 37. G. CALAME-GRIAULE (1968 : 245) note que le terme original est sigu, prononcé sigi par assimilation. 270 VIRGINIE VINEL dogon et celle des Kurumba est probable. Il élargit l’hypothèse en remar- quant que l’institution des masques est répandue dans tout le bassin vol- taïque sous une forme assez proche de celle des Dogon et de celle présente dans la société moaaga. L. Tauxier (1912 : 594) abonde dans ce sens en accordant une origine commune aux sociétés à masques présentes dans le bassin de la Volta : « Le ouango est une institution fort ancienne que les Mossi ont trouvé en arrivant dans le Bassin de la Volta chez les peuples qu’ils ont conquis. On trouve des ouango dans le pays Gourounsi et les dou Bobo nous paraissent de même origine. » Les analogies plastiques entre les masques des différentes régions vol- taïques viennent corroborer l’idée d’un fondement commun ou, du moins, d’échanges entre les groupes. C. Roy (1984, 1987a) note, en effet, les simili- tudes entre les masques des régions limitrophes. Ainsi, les masques du style de Ouagadougou — selon la typologie de l’auteur — sont apparentés, au niveau de la forme, aux masques zoomorphes des Nuna, Lela, Kô et Kasena, populations réunies sous le terme de Gurunsi, qui résident au sud-ouest des Moose. Les masques karense du Yatenga, au nord du pays moaaga, sont proches des masques dogon. Comme eux, ils sont surmontés d’une planche verticale, qui leur vaut la dénomination de masques à lame. Les masques de la région de Boulsa sont formellement proches de ceux des Gourmantché, leurs voisins, et ceux de Risiam s’apparentent à ceux des Kurumba. Des différences existent entre les masques des régions limitrophes mais leurs ressemblances prouvent que des interactions opéraient et opèrent peut-être encore entre les sociétés à masques. G. Le Moal (1980) décrit, par exemple, comment certains masques bobo, parmi les plus réputés, ont été cédés par leurs possesseurs et se sont diffusés à travers le pays bobo en changeant de forme et d’attribution. Les masques ne sont pas les seuls à se diffuser. Il est attesté, dans tout le bassin voltaïque, qu’un individu peut adhérer à un groupe religieux et même acquérir des pouvoirs magiques en s’initiant auprès d’un homme de connaissance. M.-L. Ilboudo (1990) le décrit à propos du yo˜nyo˜ore ; je l’ai observé pour les Sikoomse (cf. infra) et entre les gens de Sabou et leurs voisins gurunsi. En effet, il n’est pas rare qu’un habitant de Sabou ou de Nabadogo s’initie aux pratiques magiques nuna, dont le premier village se situe à cinq kilomètres de Sabou, et les ajoute à ses propres activités religieuses. Les échanges et la diffusion des pratiques et des attributs religieux entre les sociétés du bassin voltaïque mettent en question la recherche d’une ori- gine unique des Sikoomse. Cette quête se heurte à une impasse lorsque l’on découvre que la transmission de l’identité sikoaanga relève de la descen- dance, mais aussi de l’adhésion volontaire, ce qui ouvre ce groupe à des personnes d’origines diversifiées. L’hypothèse la plus pertinente est de pen- ser, à la suite de M. Leiris, que ces pratiques religieuses, orchestrées autour des masques, existaient dans les populations présentes avant l’arrivée des Moose sous des formes sans doute assez partagées d’une région à une autre. ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 271

Ceci pourrait expliquer la présence d’un culte suku chez les Kurumba et chez les Samo. La conquête moaaga a réorganisé la carte des populations, séparant des pratiques similaires et en rapprochant d’autres. Les formes cultuelles se sont cristallisées, singularisant des groupes qui les ont perpé- tuées sans doute en les transformant. Plutôt qu’une approche en termes d’origine ethnique des Sikoomse, une réflexion sur la dynamique des iden- tités sociales s’impose donc. C’est ce que confirment les différents modes de transmission de l’identité sikoaanga.

Transmission et identité : être et devenir Sikoomse

Tout d’abord, l’appartenance au groupe fonctionne sur un principe patrili- gnager. Les masques, les instruments de musique et le fétiche principal, sont transmis entre les hommes du segment de lignage localisé. De plus, les enfants du lignage sont nommés les sikoombiidu, les enfants du suku. On est donc sikoaanga par la naissance. Et la désignation opère en tant qu’identité lignagère. Ainsi, pour définir un quartier-lignage, les individus d’un village diront : « Ce sont des Sikoomse. » De même qu’ils désignent les habitants d’un quartier comme des Weemda˜mba, des Sa˜aba ou des Bugo- ˜ ramba38. Toutefois, tous les membres d’un lignage dit « sikoomse » ne participent pas au culte, ni aux cérémonies. Certains se sont convertis au christianisme ou à l’islam, d’autres ne pratiquent pas ce culte en raison de leur émigration précoce en Côte-d’Ivoire ou vers les villes du Burkina, migration qui s’ac- compagne généralement d’une conversion aux religions du livre. Lors des cérémonies, enterrement, funérailles ou initiation, ces personnes non prati- quantes définissent leurs parents gardiens et officiants du culte comme des Sikoomse. Ils se distancient donc, dans cette situation, de cette identité. L’appartenance à un lignage sikoaanga n’est donc pas une condition suffi- sante pour participer au culte. Celle-ci relève aussi de la volonté indivi- duelle. Ce décalage entre identité collective et identité individuelle établit, comme l’a proposé F. Barth (1995), que l’identité est un construit qui s’éla- bore dans une situation relationnelle, c’est-à-dire par rapport à d’autres groupes ou individus. Ainsi, un quartier est identifié comme sikoomse par rapport aux quartiers voisins, ses membres sont donc des sikoomse par rap- port aux membres du lignage voisin, mais à l’intérieur du quartier-lignage des individus se définissent comme chrétiens, musulmans, ou sikoomse. L’identité « musulman », moeemba en mooré, opère d’ailleurs à Nabadogo comme une identité lignagère puisque l’un des quartiers est ainsi identi- fié. L’identité sikoaanga n’est donc pas une essence mais un élément de la palette dont dispose l’individu pour se définir par rapport à autrui en

38. Respectivement : des gens du pardon (cf. supra), des forgerons, des devins. 272 VIRGINIE VINEL fonction des dimensions du groupe auquel il fait référence dans une situa- tion donnée. D’autres modes d’acquisition de l’identité « sikoomse » renforcent cette relativité des identités collective et individuelle. En effet, la transmission de l’identité se fait également en lignée maternelle. Ainsi, les enfants de femmes sikoomse peuvent être des Sikoomse. Cette transmission n’est pas systématique et tous les enfants de ces femmes n’héritent pas de leur iden- tité. C’est un devin (baga) qui détecte à la naissance si l’enfant, fille ou garçon, appartient aux sikoomse39. Dans ce cas, l’enfant ne peut être circon- cis ou excisée. Devenu adulte, il participera au culte et ses parents maternels seront responsables des rites funéraires lors de son décès. Il ou elle transmet- tra à certains de ses enfants son identité sikoaanga. Ainsi, des lignées mater- nelles et des lignées de femmes peuvent être des Sikoomse en dépit de l’identité sociale de leur patrilignage. Ce mode de transmission révèle la place des femmes dans ce groupe. Dans un environnement général moaaga où la filiation patrilinéaire interdit, en principe, aux femmes de transmettre tout héritage social ou matériel à leurs enfants, ce cas de transmission d’identité apparaît remarquable40. Cette position particulière des femmes sikoomse est confirmée par leur participa- tion active au culte funéraire et à l’initiation collective au cours de laquelle elles concourent à la transmission des connaissances spécifiques au groupe. Cependant, leur position ne peut être surestimée puisqu’elles ne sont jamais détentrices des objets cultuels et que les fonctions principales dans les céré- monies ne leur sont pas concédées41. A. Schweeger-Hefel (1980) a égale- ment souligné l’importance de la lignée maternelle et des femmes chez les Sikoomse. Elle note, d’une part, la prédominance des femmes dans le mythe d’origine qu’elle a récolté, d’autre part, plusieurs cas de transmission de l’identité sikoaanga par la mère. L’auteur émet l’hypothèse d’une époque où le « droit de la mère », le matriarcat (mutterecht), aurait dominé. Tout en récusant cette formulation, il est légitime de s’interroger sur la présence ancienne, dans ce groupe, d’une filiation matrilinéaire plus accentuée, complémentaire de la filiation patrilinéaire. Les informations contradictoires que j’ai recueillies sur l’existence ou non de femmes porteuses de masques ou organisatrices de l’initiation collective laissent supposer que les femmes jouaient des rôles importants qui leur sont aujourd’hui plus ou moins contestés. La transmission par voie maternelle m’a été, en outre, expliquée

39. Je ne sais pas si, dans les représentations des Sikoomse, une partie spécifique des composantes de la personne hérite de cette identité. 40. Ce propos peut être nuancé par le fait qu’une femme moaaga nakombga (tante paternelle du père d’ego, grand-mère paternelle d’ego, arrière-grand-mère pater- nelle d’ego) peut revenir dans un nouveau-né (BONNET 1988) mais cette transmis- sion ne se fait pas directement d’une femme à ses enfants. M. IZARD (1992 : 142), en se référant au matériau de D. Bonnet, émet ainsi l’hypothèse de « chaînes ancestrales entièrement utérines qui transversalisent les lignes masculines ». 41. Certains informateurs affirment pourtant qu’une femme peut diriger une initiation (cf. supra). ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 273 par le souci de la survie du groupe (cf. supra). Cette préoccupation connote soit la peur de disparaître d’un groupe minoritaire — mais tous les groupes minoritaires ne font pas appel à de telles stratégies —, soit relève d’une justification arbitraire d’une pratique peu commune dans l’environnement moaaga.

L’adhésion individuelle : devenir Sikoomse

La transmission ponctuelle en lignée maternelle démontre l’ouverture de ce groupe et réfute l’idée d’un groupe ethnique sikoomse en tant qu’« ensemble linguistique, culturel et territorial d’une certaine taille » (Taylor 1992 : 242). Le caractère héréditaire de l’identité par voie paternelle ou maternelle met également en cause le statut de secte proposé par J.-B. Méline (1938). R. Pageard (1963) avait déjà relevé l’aspect réducteur de la définition de J.-B. Méline. Les Sikoomse ne peuvent pas être désignés comme une asso- ciation volontaire de personnes professant une doctrine particulière. Cepen- dant, tous les termes de cette définition ne peuvent pas être écartés car la participation effective au culte reste du domaine de la volonté individuelle, et surtout, l’adhésion « d’étrangers » est un mode courant d’acquisition de cette identité. En effet, sur quatre lignages rencontrés se définissant et définis comme des Sikoomse, deux seulement se sont installés dans la région en possession de leurs attributs (fétiche, masques) et de cette identité. L’un était à l’origine des Nakombse en fuite et l’autre était constitué de leurs captifs (dapoaya) qui ont pris leur indépendance à une date indéterminée. Les premiers sont devenus Sikoomse à la suite de l’installation de Sikoomse dans leur quartier. Ceux-ci affirment d’ailleurs que les Nakombse leur ont usurpé leurs attri- buts. Les seconds ont changé d’identité par concomitance avec les Nakombse. J.-M. Kohler (1971) note également que des groupes d’origines diverses se sont adjoints à la société sikoaanga en suivant l’initiation, et M.- É. Gruénais (1983) a rencontré un groupe sikoaanga d’origine nakoambga. Ainsi, on peut devenir sikoomse. M. Izard (1992) a enregistré le même phénomène de changements d’identités lignagères dans le Yatenga, et mes observations à Sabou et à Nabadogo confirment qu’ils opèrent aussi pour ˜ les forgerons (saaba), les yarse (commerçants musulmans42) et les tengbiise. Comme pour les Sikoomse, ces groupes étaient à l’origine des Nakombse venus du centre du Moogo ou des gens qui leur étaient attachés, comme ˜ ˜ les « gens de la force » (taosobadamba). Arrivés dans une contrée où ils

42. Les Yarse de Sabou étaient autrefois des « gens de la force ». Ils expliquent leur changement d’identité ainsi : « Arrivés à Sabou nous avons commencé à vendre du sel. Or, les gens qui vendaient du sel, on les appelait des yarse donc on nous a appelés ainsi. » Cette explication corrobore l’analyse de A. KOUANDA (1986) selon laquelle faire du commerce en pays moaaga c’est devenir yarga et musul- man, ce qui réfute aussi le caractère ethnique de ce groupe. 274 VIRGINIE VINEL n’avaient plus l’usage de leurs anciennes fonctions, ils ont changé d’occu- pation soit par choix, soit par force, et par conséquent d’identité. Dans une contrée voisine, J.-L. Amselle (1990) a mis en évidence comment les identités peules, banmana et malinké` se transforment selon des stratégies sociales, religieuses ou politiques. A l’instar de ces exemples, l’identité sikoaanga ne peut être considérée comme un caractère substantiel du groupe mais comme un état instable résultat de stratégies nécessaires pour se posi- tionner dans la société villageoise. L’adhésion au groupe sikoaanga s’opère soit en participant à l’initiation collective, soit en suivant un apprentissage individuel. La formation indivi- duelle se pratique aujourd’hui plus couramment autant pour les enfants des lignages sikoomse que pour des « étrangers ». Cette extension de l’initiation individuelle est sans doute liée à l’étiolement des pratiques d’initiation col- lective dans tout le Moogo, mais on peut également supposer qu’autrefois les intervalles entre les initiations rendaient fréquente cette forme d’appren- tissage. Le postulant s’adresse à un « homme de connaissance » avec une offrande de tabac et celui-ci lui enseigne à la fois la langue, les rituels et les savoirs ésotériques du groupe. L’un de ces hommes de connaissance m’expliquait ainsi : « Si je reçois un étranger qui désire apprendre la langue suku et tout ce que les Sikoomse font, il peut l’apprendre. Et si l’étranger veut être Sikoaanga, ce n’est pas interdit. S’il met des enfants au monde, il leur transmet tout ce qu’il sait et ils deviennent Sikoomse. » Après l’initia- tion, l’individu a donc le choix de transmettre ses savoirs à ses descendants et de créer ainsi un nouveau segment de lignage d’identité sikoaanga, voire de s’agréger au lignage auprès duquel il s’est initié ou de conserver indivi- duellement cette pratique. R. Pageard (1963) distingue ainsi deux types de recrues : les initiés temporaires qui rejoignent ensuite leur groupe d’origine et ceux qui s’incorporent à la famille sikoaanga dans laquelle ils se sont initiés. Cet auteur ainsi que J.-B. Méline (1938) affirment que les novices ˜ ˜ émanent du groupe yonyoaaga ; ce n’est pas le cas dans la région étudiée mais, en principe, les personnes circoncises ou excisées ne peuvent incorpo- rer le groupe, ce qui réduit considérablement les catégories de personnes pouvant postuler à l’initiation. Toutefois, ces interdits peuvent être jugulés par des sacrifices réparateurs. L’acquisition de l’identité sikoaanga par l’apprentissage conforte l’idée que les Sikoomse ne sont pas assimilables à un groupe ethnique, et l’agréga- tion des initiés aux lignages confirme également que ce culte fonctionne à la fois comme identité individuelle et comme identité lignagère. La possibi- lité de devenir sikoomse mène A. Schweeger-Hefel (1980) à séparer les « vrais » Sikoomse, ceux de naissance, et les « faux ». Cette distinction n’est pas pertinente car non seulement elle correspond à une pensée réduisant l’identité à une essence teintée de pureté originelle, mais aussi il est difficile de ne pas imaginer que certains « vrais » Sikoomse descendent eux-mêmes de convertis. Cependant, il n’est pas à exclure qu’une hiérarchie ordonne ˆ ETRE ET DEVENIR SIKOOMSE 275 les groupes possédant l’identité depuis plusieurs générations et ceux dont l’adhésion est plus récente. La désignation Sikoomse fonctionne donc comme identité individuelle en tant que pratiquant d’un culte spécifique et comme identité lignagère dans la mosaïque des groupes lignagers qui composent la société villageoise. Elle se présente dans un double dynamisme, d’une part en raison des chan- gements d’identité lignagère qui la rendent instable, d’autre part du fait du prosélytisme qui permet la cooptation d’individus d’origines diverses. Cette propriété prouve l’ouverture de ce groupe qui autorise les changements d’identité en accueillant des individus d’origines diversifiées — de lignées maternelles ou « étrangers » — en son sein, mais qui, par sa flexibilité, permet aussi à ses membres de changer leur pratique religieuse et leur iden- tité individuelle. L’identité sikoaanga apparaît comme l’un des aspects de la multidimen- sionnalité de l’identité d’un individu qu’il convoque selon les situations relationnelles. Ainsi, les individus se définissant et définis comme sikoomse ont par ailleurs, aujourd’hui, d’autres identités relatives à leurs activités dans l’économie de marché, leur niveau de scolarisation, leur rôle dans les associations locales. Les conversions aux religions catholique, protestante et musulmane conduisent de nombreux individus à abandonner la pratique du culte sikoaanga et si l’identité fonctionne encore comme identité ligna- gère, il est possible d’imaginer que des changements d’identité lignagère succéderont aux changements d’identités socioreligieuses individuelles lors- que cette identité ne sera plus pertinente par rapport aux membres des lignages et par rapport à l’environnement social.

Faculté des Sciences humaines et Arts, Metz.

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RÉSUMÉ

Dans la société moaaga du sud-ouest (Burkina-Faso), les Sikoomse apparaissent comme un groupe original du fait d’un culte religieux spécifique et d’une pluralité des modes d’acquisition de l’identité sikoaanga. Le culte repose sur la détention d’un fétiche, le suku, qui identifie le groupe. Une langue secrète, des masques et des instruments de musique sont également manipulés lors des cérémonies funéraires et de l’initiation. Celle-ci s’oppose à celle des autres Moose de la région, notamment en proscrivant la circoncision et l’excision. L’appartenance à ce groupe est tout d’abord un héritage patrilignager et l’identité sikoaanga fonctionne comme une iden- tité lignagère. Mais la transmission de l’identité à des parents utérins et l’adhésion de personnes extérieures confèrent un caractère ouvert au groupe. Aujourd’hui, les conversions aux religions monothéistes et l’abandon par certains de la religion sikoaanga posent la question de l’articulation entre l’identité lignagère et l’identité individuelle.

ABSTRACT

Being and Becoming Sikoomse in a Mossi Society in Southwestern Burkina-Faso. — Among the Mossi (Moaaga) in southwestern Burkina-Faso, the Sikoomse have their own religious cult and a plurality of ways of acquiring the Sikoaanga identity. The cult is based on the suku fetish that identifies the group. A secret language, masks and musical instruments are used during funeral ceremonies and initiation. Initiation (in particular the forbidding of male and female circumcision) contrasts with that of other Mossi in the area. Membership in this group is a patrilineal heritage, and the Sikoaanga sense of identity functions like a lineage identity. But the transmission of this identity to matrikin and the joining of persons from outside opens the group up. Nowaday, conversions to monotheistic religions and the tendency to abandon the Sikoaanga religion causes problems in linking lineage and individual identities.

Mots-clés/Keywords : Burkina-Faso, Mossi, Suku, circoncision, circoncision féminine, identité, initiation/Burkina Faso, Mossi, Suku, circumcision, female circumcision, identity, initiation.