Études photographiques

21 | decembre 2007 -New York

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/888 ISSN : 1777-5302

Éditeur Société française de photographie

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2007 ISBN : 2-911961-21-8 ISSN : 1270-9050

Référence électronique Études photographiques, 21 | decembre 2007, « Paris-New York » [En ligne], mis en ligne le 20 juin 2008, consulté le 29 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/888

Ce document a été généré automatiquement le 29 janvier 2020.

Propriété intellectuelle 1

SOMMAIRE

Zigzags François Brunet, Gaëlle Morel et Nathalie Boulouch

La loi du marché

Un marchand sans marché Julien Levy et la photographie Gaëlle Morel

Harry H. Lunn, la vision du marchand Samuel Kirszenbaum

L'éveil des musées

Influence culturelle ? Les usages diplomatiques de la photographie américaine en France durant la guerre froide Laetitia Barrère

Regard sur la France Edward Steichen entre Paris et New York Kristen Gresh

Le musée George-Eastman Une autre histoire de la photographie américaine ? Larisa Dryansky

Documents de l'échange

« Dear Mr Stieglitz… » À propos de la correspondance Demachy-Stieglitz, 1898-1912 Michel Poivert

Les passeurs de couleur 1976 et ses suites Nathalie Boulouch

Sur les traces de Rosalind Krauss La réception française de la notion d’index. 1977-1990 Katia Schneller

Entretien

Liens transatlantiques, circulation institutionnelle Entretien de Françoise Heilbrun par François Brunet Francoise Heilbrun

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Notes de lecture

Didier Pouquery, Philippe Labarde, Paris-Soir, France-Soir, La photo à la une Françoise Denoyelle

Boleslas Matuszewski, Écrits cinématographiques André Gunthert

John Szarkowski, L’Œil du photographe Jean Kempf

François Brunet, Bronwyn Griffith (éd.) Visions de l’Ouest : photographies de l’exploration américaine, 1860-1880, Giverny Robin Kelsey

Mouna Mekouar, Christophe Berthoud, Roger Parry, photographies, dessins, mises en pages Myriam Chermette

Regis Durant, Michel Poivert, Ulrich Keller, Pierre-Lin Renié, Thierry Gervais, Marie Chominot, Godehard Janzig, Clément Chéroux, L’Événement. Les images comme acteurs de l’histoire Marta Braun

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Zigzags

François Brunet, Gaëlle Morel et Nathalie Boulouch

1 En photographie comme dans d’autres domaines, la relation transatlantique a souvent été présentée sous la forme d’un grand récit consacrant un déplacement stratégique et définitif : inventée en Europe, la photographie aurait triomphé aux États-Unis, qui auraient bâti un empire mondial. « En daguerréotypie, il semble admis que nous battons le monde », s’exclamait déjà l’éditorialiste new-yorkais Horace Greeley après les médailles remportées par les opérateurs américains à Londres en 18511. Un tel jugement pouvait alors passer pour une fanfaronnade. Un siècle ou un siècle et demi plus tard, la cause était entendue : les États-Unis dominaient non seulement le marché et les institutions de l’art photographique, mais l’évolution du goût, sans parler de l’industrie et la culture mondiales des images. L’influence de modèles esthétiques d’origine américaine et la prépondérance des musées nord-américains (favorisée par l’acquisition de grandes collections privées d’origine européenne et plus spécialement française) sembleraient justifier qu’on applique à la photographie la vision épique de l’histoire de l’art moderne selon laquelle New York « vola à Paris » sa position ou, pire, son « idée »2. Bref, le photographique serait la photographie du géostratégique : photographiez, vos images sont américaines.

2 Contester l’évidence n’est pas le but de ce dossier, issu d’une journée d’études ayant rassemblé de jeunes chercheurs autour d’historiens et de conservateurs plus chevronnés, ainsi que d’acteurs de l’évolution du champ photographique français depuis les années 19703. Il s’agit plutôt de faire de l’histoire, et à cet égard la rencontre entre témoins et jeunes auteurs est exemplaire du dialogue propre à l’histoire du présent entre mémoire des acteurs, recul naissant de la postérité et interrogation d’archives jusque-là

inexplorées. Ce dossier est en effet concentré sur le XXe siècle et surtout sur l’après-1950, comme il est limité aux relations photographiques franco-américaines et plus particulièrement au rôle de ces relations dans le processus de reconnaissance institutionnelle de la photographie. D’autres thèmes, comme la relation anglo- américaine, l’histoire industrielle des technologies de l’image ou celle de ses usages politiques et sociaux, sont assurément liés au sujet. Pour autant, l’enjeu de ce recueil n’est pas de ramener la couverture photographique à la France. Plusieurs questions concrètes

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sont abordées et éclairées, qui, nous éloignant du récit du “triomphe” américain, dessinent ou enrichissent une histoire des échanges transatlantiques décidément plus complexe.

3 Car c’est bien d’une histoire des échanges qu’il s’agit. Non seulement les images ont circulé dans les deux sens, mais les modèles (esthétiques, institutionnels, critiques) ont été construits plutôt dans le dialogue, la collaboration, parfois la rivalité, que dans l’autarcie, gagnant d’ailleurs dans ce dialogue une influence globale. Ainsi le XXe siècle abonde-t-il en traversées, croisements et recroisements dont le produit cumulé dessine une vision internationalement reçue de l’histoire de la photographie. Alfred Stieglitz, Beaumont Newhall, Edward Steichen, John Szarkowski – pionniers de l’intégration de la photographie dans les musées américains et d’abord au MoMA, réputés à des degrés divers comme des champions de l’américanisme – furent des connaisseurs de la photographie et de l’art européens ; chacun à sa façon, ils ont construit pour le public nord-américain des visions de la modernité photographique fortement imprégnées par des œuvres ou des pratiques européennes et notamment françaises. Inversement, un tropisme new-yorkais (mais plus généralement nord-américain) a attiré outre-Atlantique une “école” française du photojournalisme – depuis Henri Cartier-Bresson et Magnum – et, au-delà, diverses lignées de photographie, “documentaire”, “créative”, “intimiste”, ou encore “couleur”. Ces échanges, dès lors qu’on y regarde d’un peu près, échappent au schéma d’un renversement global des influences. Certes, entre 1850 ou même 1900 et 1980, les instances de légitimation et de valorisation de la photographie se sont, comme pour d’autres domaines culturels, globalement déplacées d’Europe de l’Ouest en Amérique du Nord. Mais la pratique ou l’objet ainsi légitimé s’est en même temps transformé du tout au tout : comment comparer “la photographie” au sens des académies ou même des salons du XIXe siècle à celle des grands musées privés de la fin du XXe ? Or cette transformation de la photographie, ou de son idée, s’est opérée par la collaboration ou l’interpénétration constante des deux “côtés” – et d’ailleurs de diverses zones locales dans ces deux côtés –, nourrie par des traditions distinctes, mais aussi des références communes et des curiosités réciproques. Ces phénomènes de va-et-vient ont pu, jusque dans le champ critique, tourner en zigzags : on en trouvera ici un exemple saisissant avec la généalogie de la mode “indicielle” dans les études théoriques sur la photographie au tournant des années 1980 – mode née en France et en Belgique avec l’appui d’un article important de Rosalind Krauss, elle-même inspirée par un mélange de logique américaine et de structuralisme français, puis réimportée aux États-Unis où elle fera florès jusqu’à nos jours. Ainsi la densité des échanges transatlantiques confirme-t-elle que la photographie et son institutionnalisation sont le reflet d’une histoire atlantique.

4 En éclairant de la sorte une histoire plus dense qu’on ne l’a cru, ce dossier a aussi le mérite inattendu de relativiser le point de vue institutionnel qui lui a servi d’hypothèse de départ. Tout du moins, il s’inscrit en faux contre un certain fétichisme de l’institution qui a tendu à prévaloir dans l’historiographie récente. S’il y a une institutionnalisation de la photographie, il s’agit d’un processus long, divers, souvent indécis, et certainement pas d’un moment décisif, localisé par exemple au MoMA en 1937, lors de l’exposition du centenaire organisée par Beaumont Newhall. Plusieurs générations d’acteurs européens et américains ont milité pour une “reconnaissance” toujours incertaine, en en cherchant souvent le modèle ou le moyen de l’autre côté de l’Atlantique ; le MoMA n’a pas été aux États-Unis le seul acteur de cette reconnaissance, et il a connu lui-même une histoire contrastée qui ne se résume pas à l’affirmation de l’américanisme ou du modernisme

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contre l’art européen. Qui plus est, la puissance économique et culturelle des institutions photographiques est un phénomène récent qui ne doit pas occulter le rôle historique des individus – collectionneurs, marchands, galeristes – et celui, trop souvent négligé, du marché. Notre dossier donne deux exemples de ces personnalités qui, à des époques différentes et avec des fortunes diverses, œuvrent par le double biais du marché et de l’échange transatlantique à une reconnaissance de l’art photographique : Julien Levy et Harry Lunn, passeurs à plus d’un titre, non seulement entre France et Amérique, mais entre la sphère du goût et celle du marché, et chacun à sa manière façonneurs de la dynamique institutionnelle. Enfin, on aura garde de conclure de ce dossier que « l’institutionnalisation de la photographie » serait à présent une histoire close, mise en vitrine par les grands musées euro-américains. Aujourd’hui comme hier, cette institutionnalisation est loin d’épuiser les fonctions économiques et sociales de la photographie ; et la vie des images, qui épouse le mouvement du monde, excède de loin la capacité des institutions à y mettre un ordre.

NOTES

1. Horace GREELEY, Glances at Europe : in a Series of Letters from Great Britain, France, Italy, Switzerland, etc. during the Summer of 1851, including notices of the Great Exhibition, or World's Fair, New York, Dewitt & Davenport, 1851, p. 26 (disponible sur le site de The Daguerreian Society : http:// daguerreian.org/resource/texts/greeley.html). 2. Serge GUILBAUT, Comment New York vola l'idée d'art moderne : expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1988. 3. Journée d’études ”Photographie et institution(s) : échanges transatlantiques entre Paris et New

York (XIXe-XXe siècles)“, Université Paris Diderot-Paris 7, le 23 mars 2007, organisée par François Brunet, Gaëlle Morel et Nathalie Boulouch avec le soutien des équipes d’accueil Laboratoire de recherches sur les cultures anglophones (Paris Diderot) et Histoire et Critique des arts (Université Rennes 2-Haute Bretagne).

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La loi du marché

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Un marchand sans marché Julien Levy et la photographie

Gaëlle Morel

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cette recherche a été menée grâce à une bourse post-doctorale de la Terra-Foundation.

L’auteur tient à remercier Marie Difilippantonio, Olivier Lugon, Katia Schneller et Thierry Gervais.

1 Le galeriste américain Julien Levy (1906-1981) est généralement connu du monde de l’art pour son rôle dans la promotion du surréalisme aux États-Unis. En 1969, le célèbre galeriste Leo Castelli déclare ainsi que son premier contact avec le milieu artistique se fait en 1941 à New York en visitant le lieu dirigé par Julien Levy1. Pour les spécialistes d’histoire de la photographie, Levy reste celui qui gère avec Berenice Abbott une partie du fonds Atget, acheté quelque temps après sa mort en 1927 par la photographe. Mais loin de se contenter de diffuser les images d’Atget aux États-Unis2, le marchand joue un rôle fondamental dans les prémices de la reconnaissance de la photographie dans les années 1920 et 1930. Il expose régulièrement et souvent pour la première fois aux États-Unis les tenants de la photographie moderniste, comme Man Ray, Berenice Abbott, Walker Evans ou encore Luke Swank (fig. 1) ainsi que quelques pionniers historiques parmi lesquels Eugène Atget, Nadar, David Octavius Hill ou Mathew Brady3. Désireux de prendre la relève d’Alfred Stieglitz et de développer le marché de la photographie, Levy se distingue de son modèle en misant notamment sur une collaboration active avec les institutions muséales américaines. Levy appartient à la jeune génération d’historiens d’art formés à l’université de Harvard par Paul J. Sachs, devenus pour la plupart conservateurs ou directeurs de musée4. En associant ses activités à celles des structures de légitimation, il tente de créer un marché encore inexistant dans un pays dévasté par les conséquences de la crise de 1929. Malgré ses démarches, le galeriste est rapidement contraint de se détourner de la photographie. La volonté de construire un système d’échanges entre le marché et l’institution se révèle insuffisante pour assurer la pérennité de son entreprise. Concentré

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sur quelques années, le récit de cette tentative montre qu’un échec économique peut néanmoins se révéler une indéniable réussite historique comme l’indique la liste des photographes défendus, exposés et collectionnés par Julien Levy.

Formation et création d’un réseau

2 La première expérience professionnelle de Julien Levy dans le milieu artistique associe déjà sa propre activité avec une institution récemment créée, la Harvard Society for Contemporary Art. Il entretient ainsi un réseau constitué lors de sa formation universitaire en histoire de l’art au milieu des années 1920. Il fait partie des « modernistes de Harvard5 » réunis notamment autour du professeur Paul Joseph Sachs, qui met en place en 1921, et pour la première fois dans le pays, un enseignement intitulé “Museum Work and Museum Problems” spécialement consacré à la formation des futurs directeurs de musée. Sachs est une figure patriarcale à Harvard, célèbre pour son rôle dans la formation d’une élite culturelle et son influence rayonne au-delà de la prestigieuse université. À la fin des années 1920, il conseille à Abby Aldrich Rockefeller, l’une des fondatrices du Museum of Modern Art, d’engager Alfred H. Barr, un de ses anciens étudiants, pour diriger le nouveau musée dédié aux avant-gardes6.

3 En 1928, après avoir abandonné ses études à Harvard, Levy est engagé comme assistant auprès de l’écrivain et critique d’art Carl Zigrosser qui dirige la galerie située dans la librairie d’Erhard Weyhe ouverte en 1914. Au cours des années 1920 et 1930, la boutique joue un rôle essentiel à New York dans le milieu de l’art en montrant aussi bien des dessins, de la peinture, des gravures que de la sculpture7. Lieu d’échanges et de rencontres, elle diffuse notamment les travaux et les livres du Bauhaus ainsi que les anciens numéros de la revue Camera Work de Stieglitz. En novembre 1930, Julien Levy y organise une exposition de photographies d’Atget dont il gère le fonds avec Berenice Abbott, qui présente elle-même six portraits au cours de l’exposition8. Parti quelques mois avec Marcel Duchamp à Paris en 1927, Levy y rencontre Abbott par l’intermédiaire de Man Ray dont elle a été l’assistante. Les deux photographes lui présentent Atget dont Levy commence à collectionner les tirages. Les images exposées chez Weyhe sont réunies dans un catalogue qui correspond à l’édition américaine de l’ouvrage préfacé par Pierre Mac Orlan, Atget : Photographe de Paris édité en France par Abbott et Henri Jonquières 9. Cette exposition de photographie constitue une première pour la galerie, qui réitère une seule fois par la suite, en 1932, en présentant des tirages de Karl Blossfeldt. Malgré une certaine publicité, très peu d’exemplaires de l’ouvrage sont vendus10.

4 Inaugurée quelques jours avant à la Harvard Society for Contemporary Art, l’exposition moderniste “Photography” présente également des tirages d’Atget prêtés par la galerie Weyhe, dix portraits d’Abbott ainsi que des images de Walker Evans, Charles Sheeler, Paul Strand ou encore Alfred Stieglitz. Organisé par Lincoln Kirstein, appelé à devenir un des acteurs importants dans la mise en place du Museum of Modern Art (MoMA) au cours des années 1930, l’événement est un véritable manifeste contre la photographie pictorialiste11 . La Harvard Society for Contemporary Art, fondée entre autres par Kirstein en 1928, fonctionne comme un véritable laboratoire où se forment de nombreux étudiants en histoire de l’art, préfigurant par bien des aspects les activités du MoMA ouvert l’année suivante. En 1927, Kirstein crée également à Harvard la revue sur la littérature et les arts visuels Hound and Horn pour laquelle le photographe Walker Evans rédige en 1930 une recension de l’ouvrage sur Atget publié par Weyhe12. La revue prend également un parti

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pris moderniste et édite à plusieurs reprises des clichés d’Evans, ainsi que des tirages d’Abbott, de Steiner ou encore de Sheeler. Sans texte pour les présenter, les photographies apparaissent indépendamment des autres articles.

Une galerie de photographie dans les années 1930

5 En 1931, fort de son expérience à la galerie Weyhe, Levy ouvre son propre espace sur Madison Avenue à Manhattan. Le marchand maintient ses contacts avec ses anciens camarades de Harvard et certains artistes rencontrés à Paris, et il entretient une relation privilégiée avec Alfred Stieglitz. À l’inauguration, il confirme son souhait de consacrer une grande part de son activité à la photographie, sans pour autant négliger des formes d’art plus établies. En fait, le lieu est organisé sur le modèle de la galerie Weyhe, spécialisée dans la vente de gravures mais qui présente également des expositions de sculpture, de peinture ou de dessins. Levy substitue la photographie à la gravure et propose à la vente des tirages réunis dans des portfolios déposés à la galerie. Contrairement au système de la rareté en vigueur dans le marché de l’art, le galeriste met à la disposition du public et des acheteurs potentiels de nombreux clichés. Il fonde même son association avec Abbott sur le principe de la vente de tirages d’Atget réalisés par la photographe d’après les négatifs en sa possession. Apparue dans un climat économique catastrophique – une critique parle même du « courage » d’ouvrir un tel lieu dédié à la photographie dont les tirages coûtent moins chers que des gravures –, la galerie doit se distinguer. Comme le prétend Peter Barberie, le choix de la photographie est une manière de s’assurer une certaine originalité fondée sur la modernité du médium13. Imposant de ne voir qu’une image à la fois, un mur incurvé décoratif devient la « signature14 » scénographique de l’espace (voir fig. 3) et Levy met également en place tout un arsenal publicitaire afin d’affronter la concurrence de lieux exposant eux aussi de la photographie contemporaine, comme les Delphic Studios dirigés par Alma Reed15. Se succédant tous les quinze jours à un rythme effréné, les expositions sont inaugurées par des vernissages et des cocktails, et annoncées par l’envoi de dossiers de presse complets, des cartons d’invitation et des catalogues dont le graphisme est réalisé par les artistes (fig. 4, 5, 18 et 19).

6 Pour l’inauguration, Levy présente une exposition baptisée “A Retrospective Exhibition of American Photography”organisée en collaboration avec Stieglitz dont il montre certaines photogravures publiées dans Camera Work. L’exposition offre un panorama historique national, allant des images de Mathew Brady sur la guerre civile à la “straight photography” en passant par le pictorialisme (Gertrude Käsebier, Charles Sheeler, Edward Steichen, Alfred Stieglitz, Paul Strand, Clarence White). Cette collaboration avec Stieglitz établit ainsi une filiation prestigieuse, mais, comme l’écrit Olivier Lugon, si cette « exposition inaugurale fait la part belle à Stieglitz et à son cercle, l’hommage est à double tranchant : pour la première fois, comme le titre l’indique, ces grandes figures sont en même temps que louées, rejetées dans l’histoire16 ». Cependant, l’exposition lui permet de sortir immédiatement de l’anonymat et d’être ainsi intronisé, Stieglitz jouissant depuis plusieurs décennies d’une grande célébrité dans le milieu de l’art. L’association avec le photographe assure au galeriste une couverture médiatique importante, la critique ne manquant pas d’insister sur le rôle joué par le maître. Enfin, la décision de Levy de mettre à l’honneur la photographie américaine lui permet de mimer la démarche générale des

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institutions artistiques naissantes aux États-Unis. Pour Alfred H. Barr, le directeur du Museum of Modern Art créé en 1929, « il y a une […] tendance dans le public, c’est celle qui consiste à identifier l’art en général à la peinture et à la sculpture : deux domaines dans lesquels, j’en ai bien peur, l’Amérique n’est pas encore au même niveau que la France ; mais dans d’autres domaines, celui du film, de l’architecture, de la photographie, par exemple, les États-Unis sont aussi bons, si ce n’est meilleurs, que les autres pays17 ». Cette quête d’une forme d’américanité détermine un certain nombre de démarches à l’époque. Stieglitz inaugure ainsi en 1929 la galerie An American Place située à New York et consacrée principalement aux trois artistes américains qu’il défend – Georgia O’Keeffe, Arthur Dove et John Marin – et plus occasionnellement à Paul Strand (voir fig. 6), Charles Demuth, Mardsen Hartley et lui-même18.

Marché et institution

7 Très coopératif avec les institutions, Julien Levy entretient ainsi un réseau constitué de personnalités influentes rencontrées à Harvard, Paris ou New York. S’il semble perpétuer l’héritage de Stieglitz dans sa défense d’un art photographique, sa pratique en tant que galeriste contraste fortement avec celle du vieux maître dont les intérêts à la fois en tant qu’artiste et galeriste paraissent confondus. Stieglitz se montre très exigeant, voire réfractaire, dans ses relations avec les musées. Il décline par exemple l’invitation de Beaumont Newhall d’être conseiller de l’exposition historique de 1937 intitulée “Photography 1839-1937” et organisée au Museum of Modern Art. Stieglitz refuse de prêter ses travaux les plus récents et ne montre que des œuvres issues de Camera Work19. De manière générale, le photographe exclut toute exposition temporaire de ses œuvres dans les musées ou les galeries autres que la sienne, refuse les prêts et exige que les institutions achètent ses photographies, souvent à des prix élevés20. L’historienne Sybil Gordon Kantor va jusqu’à affirmer que Stieglitz n’a jamais approuvé la création d’un musée d’art moderne, pensant que cela étoufferait la créativité des artistes21. De son côté, pour l’exposition de Newhall, Levy prête trois images de Cartier-Bresson et l’album Électricité de Man Ray qu’il expose en 1932. Le marchand partage avec Newhall l’intérêt pour les usages extra-artistiques du médium, largement représentés au cours de l’exposition du MoMA. Levy introduit ce type de production dans sa galerie dès 1933, notamment lors de la première exposition consacrée à Cartier-Bresson où une salle d’images anonymes et d’images de presse répond à celle des œuvres du Français22(voir fig. 14 et 15). Cette ouverture engagée par le musée et le jeune galeriste s’oppose à la vision de Stieglitz, même si de son côté, Newhall souscrit rapidement par la suite à ses préceptes esthétiques.

8 Cette volonté de travailler en accord avec les institutions artistiques se matérialise très tôt par la réalisation de projets communs, le prêt ou encore la vente d’œuvres. À plusieurs reprises au début des années 1930, les institutions muséales relaient et valorisent les activités du galeriste. En 1932, la première exposition comprenant de la photographie est organisée au MoMA. Intitulée “Murals by American Painters and Photographers” (fig. 7), elle est dirigée par Lincoln Kirstein, alors président du comité d’exposition. Kirstein demande au galeriste de prendre en charge la réalisation de la section photographique. Outre les liens qui unissent les deux hommes depuis leur formation à Harvard, l’appel à une personnalité extérieure vient aussi de l’absence de tout conservateur en charge de la photographie au MoMA à cette date. Ce n’est qu’en 1935 avec la nomination de Beaumont

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Newhall au poste de bibliothécaire que le département commence à se mettre véritablement en place. Pour l’exposition des murals, Levy sélectionne les artistes et rédige une courte introduction pour le catalogue. Si le comité met en avant l’héritage du muralisme mexicain, l’exposition représente surtout l’occasion de valoriser la photographie comme une forme d’art à part entière et de mettre en avant une modernité typiquement américaine, relayant ainsi la double ambition d’Alfred H. Barr (fig. 8). Les murals circulent par la suite dans différents musées aux États-Unis. Pour Levy, la participation à un tel événement offre une formidable caisse de résonance pour sa propre activité : à la même date, le galeriste présente l’exposition de groupe “Photographs of New York by New York Photographers” rassemblant des images de Berenice Abbott, Margaret Bourke-White, Walker Evans ou encore George Platt Lynes. Comme le mentionne le communiqué de presse de la galerie, parmi les photographes exposés au MoMA, Abbott (voir fig. 12), Gerlach, Lynes, Simon et Rotan figurent également dans l’exposition sur New York qui se tient chez Levy au même moment23.

9 Les liens entre Levy, ses anciens camarades de Harvard et le MoMA se perpétuent tout au long des années 1930. Deux des assistants du marchand, John McAndrew et Allen Porter, rejoignent respectivement les fonctions de conservateur de l’architecture et de l’art industriel et de directeur des expositions de la Film Library du MoMA en 1937. Grâce à l’entremise de Lincoln Kirstein, Levy expose les œuvres de Walker Evans (1932), présenté par la galerie comme « représentant les aspects les plus récents de l’activité photographique en Amérique24 ». Kirstein organise lui-même en 1933 la première exposition du MoMA consacrée à un photographe, “Walker Evans : Photographs of Nineteenth Century Houses” puis, en 1938, l’exposition “Walker Evans. American Photographs” (fig. 9). Dans le catalogue, Kirstein reprend à son compte les termes de Levy concernant les photographies de Cartier-Bresson et de Evans, qualifiant leur œil d’« anti- graphique25 ». Les termes, les idées et les œuvres circulent ainsi d’un espace à l’autre.

10 Levy multiplie ses rapports avec les institutions muséales du pays qui cherchent à définir et à défendre la photographie moderne. En 1932, la galerie propose l’exposition “Modern European Photography” (Moholy-Nagy, Bayer, Bing, Brassaï, Kertész, Parry, Tabard, Umbo, etc.) dont les photographes auraient une approche « généralement moins précise, mais plus dramatique et toujours élégante26 » par rapport aux photographes américains. Ainsi, les photographes européens, auxquels s’ajoutent Man Ray et Lee Miller qui travaillent à Paris, pratiqueraient l’expérimentation ignorée aux États-Unis. Suite à cette exposition, le Brooklyn Museum prend le relais et présente l’exposition moderniste “International Photographers”dont la grande majorité des images est prêtée par Levy27. L’exposition montre les images classées par nationalité d’artiste : la moitié des clichés présentés est produite par des photographes américains, la France et l’Allemagne se partageant l’autre partie de l’exposition – une toute petite part étant réservée au Mexique, à l’Italie et à l’Angleterre. L’événement offre à la critique l’occasion de montrer que le pays est en mesure d’avoir un art typiquement américain et même de constituer une école. Certains commentateurs vont jusqu’à prétendre à la supériorité d’exécution des photographes américains (Steichen, Sheeler, Lynes, Weston) sur les autres, Man Ray faisant le pont entre l’ancien et le nouveau monde28. La présentation des photographes modernistes au Brooklyn Museum contraste fortement avec la programmation habituelle du musée en matière de photographie. À la même date, l’institution présente la 42e exposition annuelle du département de photographie de l’institut des Arts et des

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Sciences : l’exposition est consacrée à la photographie pictorialiste, reflétant davantage les choix traditionnels du musée29.

Élaboration d’une histoire de la photographie

11 La coopération de Levy aux activités des musées s’inscrit dans une tendance générale pour la défense de la photographie moderne. Mais ses différentes démarches participent également à la mise en place d’une tradition sur laquelle viendrait s’appuyer cette nouvelle photographie. Les photographes Atget et Nadar font ainsi office de soutiens pour le projet moderniste et leurs images deviennent les références esthétiques et patrimoniales des tenants de la reconnaissance artistique du médium. En décembre 1931, pour sa deuxième exposition de photographie, Levy réunit des œuvres d’Atget (fig. 10) et de Nadar, ce dernier étant montré pour la première fois aux États-Unis. Si Atget est loué pour le caractère pur et « honnête » de ses images sur Paris, Nadar est apprécié comme l’inventeur du portrait « psychologique »30 des célébrités du monde artistique et littéraire de la capitale. L’exposition est un échec commercial : aucune image n’est vendue, mais elle reflète un courant plus général consistant à inscrire la photographie moderniste dans la tradition des deux photographes. Déjà effectif à Paris en 1928 au cours du premier Salon indépendant de la photographie, dit Salon de l’Escalier, tenu à la Comédie des Champs-Élysées, le duo historique sert de caution patrimoniale aux images de Kertész, Abbott ou Man Ray également présentées. Ce panorama de la création contemporaine entend éviter « la photographie “artistique”, la photographie qui s’inspire de la peinture, de la gravure, du dessin31 ». L’enjeu du Salon consiste donc à se positionner contre la photographie pictorialiste anglaise et française en montrant l’œuvre de praticiens utilisant les caractéristiques supposées propres à la photographie. La défense de la photographie moderniste au cours de cet événement se manifeste par la valorisation des deux précurseurs Nadar et Atget, qui jouent alors le rôle de modèles historiques. Les photographes exposés chez Levy, dont un certain nombre ont participé au Salon parisien, sont à plusieurs reprises présentés dans le sillage historique d’Atget et de Nadar. En 1932, la critique du New York Times déclare que Walker Evans, alors montré à la galerie, « est une sorte d’Atget de New York32 ». Cette même année, à l’occasion de l’exposition des œuvres de Man Ray, Raoul de Roussy de Sales écrit dans le catalogue de la galerie : « Dans 50 ans, quand l’histoire de la photographie sera écrite, le nom de Man Ray se tiendra à côté de celui de Nadar33. » Cet usage de Nadar et Atget, promus au rang de figures tutélaires pour valoriser la nouvelle photographie, est de nouveau utilisé au cours de l’exposition "Modern Photography at Home and Abroad" à l’Albright Art Gallery de Buffalo en 1932. Enfin, en 1937, Atget et Nadar se retrouvent dans l’exposition rétrospective et le catalogue de Newhall qui se donnent pour but de montrer les facultés de l’appareil photographique en tant que moyen d’expression et d’établir une histoire non techniciste du médium34. L’association avec les institutions consiste donc autant à écrire une certaine histoire de la photographie qu’à mettre à disposition les images de la galerie.

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Échec économique, réussite historique

12 Avec Levy et ses camarades de Harvard, une nouvelle ère s’ouvre, où les galeristes et les conservateurs de musée s’associent et partagent des expériences communes afin de légitimer le médium. Pour Alfred H. Barr et ses collègues, les galeries constituent une source alimentée régulièrement de nouvelles découvertes destinées autant aux institutions qu’aux acheteurs particuliers auprès desquels ils interviennent comme intermédiaires35. Le MoMA, entreprise à caractère privé, a pour objectif de développer un terrain de collectionneurs prêts à participer au financement des activités de l’institution. Ainsi, David Hunter McAlpin, un riche banquier d’affaires, photographe amateur et collectionneur formé par Stieglitz, est le premier à donner des fonds au musée pour l’achat de tirages et l’organisation de l’exposition de 1937 dirigée par Newhall. Il est à l’origine de la création du département de Photographie en 1940 supervisé par une commission dont il devient le président fondateur. D’un autre côté, le prix des œuvres augmente généralement dès lors que Barr s’intéresse aux artistes qui les ont produites36 et le travail des galeristes se trouve légitimé par le prêt ou l’achat des œuvres par les musées. Les deux pôles mettent en place et organisent un marché dont la valeur repose sur l’élaboration d’un discours historique et la conception de manifestations institutionnelles. Mais, dans les années 1930, l’effet des expositions du MoMA agit finalement très peu sur le marché de la photographie. Le musée ne parvient pas à « orienter significativement le goût du monde de l’art37 » et à faire sortir le médium d’un statut marginal. Malgré ses échanges actifs avec les institutions, Julien Levy est rapidement contraint de diminuer la part des expositions de photographie dans sa programmation. Le marché est encore balbutiant, et bien que le galeriste bénéficie d’une bonne réputation et d’articles de presse plutôt élogieux sur ses activités, plusieurs lettres dans ses archives témoignent de ses difficultés à vendre des tirages38. Si, comme le prétend Serge Guilbaut, la situation culturelle et économique de l’artiste américain est désastreuse dans les années 193039, la conjoncture semble encore pire en ce qui concerne la photographie. Levy affirme avoir vendu pour des sommes dérisoires des images d’Atget et de Nadar à des camarades d’université et à des amis et ne pas avoir touché de clients extérieurs40.

13 L’étude des activités de Julien Levy montre un écart majeur entre l’échec économique de son ambition première concernant la photographie et son indéniable inscription dans l’histoire du médium. La défense de la photographie comme art en lien avec les musées ne lui a pas permis de motiver un marché inexistant et d’établir une nouvelle forme d’art dans un contexte d’effondrement général de l’activité économique. Pour le marchand, la « bataille idéologique41 » est gagnée lorsque le MoMA décide d’ouvrir son département de Photographie en 1940. Cette reconnaissance institutionnelle arrive alors qu’il a peu à peu délaissé son activité concernant la photographie. Après une dernière exposition consacrée au médium en 1940 montrant des tirages en couleurs de David Hare, Levy ferme sa galerie en 1949. Le MoMA aura entre-temps réalisé une exposition de photographies d’Henri Cartier-Bresson en 1947. Ayant organisé une première exposition de ses images dans sa galerie en 1933, Levy présente des années plus tard le photographe français comme sa « découverte42 ». En 2005, le Carnegie Museum of Art de Pittsburgh propose une grande rétrospective du photographe Luke Swank insistant sur l’importance

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des démarches menées par Levy dans les années 1930 pour la valorisation de cette figure du modernisme43. La reconnaissance du rôle du galeriste n’est ainsi pas nécessairement contemporaine de ses activités, mais s’inscrit dans un long processus.

14 À la fermeture de la galerie, Levy est un des acteurs incontournables de l’histoire du surréalisme, ayant notamment forgé sa réussite professionnelle par une collaboration active avec les institutions. Dès 1931, Levy prête de nombreux livres et revues pour l’exposition“The Newer Super-Realism” au Wadsworth Atheneum à Hartford, dont le directeur est Arthur Everett Austin, un de ses anciens camarades à Harvard. Cette première exposition du groupe surréaliste aux États-Unis précède de peu l’exposition de Levy sur le même sujet, baptisée “Surréalisme” et dans laquelle il ajoute de la photographie, exposition ensuite accueillie à la Harvard Society for Contemporary Art (1932). À l’époque, le galeriste défend le travail de Joseph Cornell (fig. 11), un artiste new- yorkais encore inconnu, considéré aujourd’hui comme la caution surréaliste américaine de Levy44. En 1935, Cornell bénéficie d’une exposition personnelle au Wadsworth Atheneum, qui devient le premier musée à acquérir une photographie de l’artiste (1936). Si la réussite de Levy concernant le surréalisme lui permet de maintenir la galerie ouverte dans les années 1930-1940, il faut attendre 1968 pour que le MoMA entérine définitivement l’importance du rôle joué par le marchand en matière de photographie. À cette date, le département de Photographie du musée fait la dépense la plus importante de son histoire : pour la somme de 80 000 dollars, l’institution achète les 7 000 tirages (dont des doubles) de la collection Atget à Berenice Abbott et Julien Levy qu’ils ont tous les deux vainement tenté de vendre à différentes institutions depuis les années 193045. Les rapports de Levy avec les musées entamés à la fin des années 1920 pour la photographie trouvent ainsi leur concrétisation dans sa participation à l’« apothéose du MoMA-ism (Museum-of-Modern-Art-ism)46 » dont l’influence sur le marché et les critères de légitimation artistiques sont encore aujourd’hui fondamentaux.

NOTES

1. Interview de Leo Castelli, par Barbara Rose, juillet 1969, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington, p. 1. 2. Cf.Olivier LUGON, “L'histoire de la photographie selon Eugène Atget”, in Sylvie AUBENAS (dir.), Atget: Une rétrospective, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale de France/Hazan, 2007, p. 104-117. 3. La reconnaissance de l’action de Julien Levy se manifeste dès les années 1970, mais elle est toujours liée à sa propre collection et aux dons reçus par les différentes institutions qui accueillent ses images : cf. David TRAVIS, Photographs from the Julien Levy Collection. Starting with Atget, cat. exp., Chicago, The Art Institute, 1976 ; Peter BARBERIE, Looking at Atget, cat. exp., Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 2005 ; Katerine WARE et P. BARBERIE, Dreaming in black and white. Photography at the Julien Levy Gallery, cat. exp., Philadelphia, Philadelphia Museum of Art/Yale University Press, 2006. Il faut cependant mentionner l’exposition qui s’est tenue en 2004 à la fondation Henri Cartier-Bresson qui reconstituait l’exposition “Documentary and anti- graphic photographs by Cartier-Bresson, Walker Evans and Alvarez Bravo” tenue à la galerie

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Julien Levy en 1935. Cf.Documentary and anti-graphic photographs by Cartier-Bresson, Walker Evans and Alvarez Bravo, cat. exp., Götingen, Steidl, 2004. 4. Cf. George M. GOODWIN, “A New Jewish Elite : curators, directors, and benefactors of American Art Museums”, Modern Judaism, vol. 18, n° 1, p. 47-79. 5. Steven WATSON, “Julien Levy : Exhibitionist and Harvard Modernist”, in Ingrid SCHAFFNER, Lisa JACOBS, Julien Levy: Portrait of an Art Gallery, Cambridge, The MIT Press, 1998, p. 80. 6. Cf. Paul J. Sachs Papers, Archives du MoMA, New York. 7. Cf.Reba WHITE WILLIAMS, The Weyhe Gallery between the Wars, 1919-1940, thèse de doctorat, département d’histoire de l’art, The City University of New York, 1996. Carl Zigrosser est nommé en 1940 conservateur pour les estampes au musée d’Art de Philadelphie. 8. Abbott et Levy signent un contrat le 2 mai 1930 dans lequel le galeriste s’engage entre autres à verser 1 000 dollars à la photographe pour acquérir la moitié des intérêts de la collection Atget, cf. contrat entre Berenice Abbott et Julien Levy, 2 mai 1930, Archives Berenice Abbott, New York Public Library, New York. 9. Pierre MAC ORLAN, Berenice ABBOTT, Atget: photographe de Paris, Paris, Henri Jonquières éditeur, 1930 et ibid., New York, E. Weyhe, non daté [1930]. L’ouvrage publié par Weyhe est tiré à 1 000 exemplaires, cf. lettre-contrat de Erhard Weyhe à Berenice Abbott, 4 mars 1930, Commerce Graphics, New York. 10. Hank O’NEAL, Berenice Abbott.American Photographer, New York, McGraw-Hill Book Company, 1982, p. 15. 11. [Lincoln KIRSTEIN], “Introductory Note”, inPhotography, Cambridge, Harvard Society for Contemporary Art, 1930, n. p. 12. Walker EVANS, “The Reappearance of photography”, Hound and Horn, vol. V, n° 1, oct.-déc. 1931, p. 125-128. 13. P. BARBERIE, “Found objects, or a history of the medium to no particular end”, in K. WARE et P. BARBERIE, Dreaming in black and white., op. cit, p. 123. 14. K. WARE, “Between Dadaism and MoMA-ism at the Julien Levy Gallery”, in Dreaming in black and white., op. cit, p. 25. 15. À titre d’exemple, les Delphic Studios exposent Edward Weston (1930, 1931 et 1932), László Moholy-Nagy (1931) et (1933). En 1931, Levy renonce à organiser une exposition individuelle de Moholy-Nagy, déjà exposé aux Delphic Studios. Cf. correspondance entre Julien Levy et László Moholy-Nagy, traduite par Hattula Moholy-Nagy, Archives Julien Levy, Connecticut. 16. Olivier LUGON, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Paris, Macula, 2001, p. 77-78. 17. Irving SANDLER, Amy NEWMAN (dir.), Defining ModernArt: Selected writings ofAlfred H. Barr Jr, New York, Harry N. Abrams, 1986, p. 18-22 traduit et cité par Annie COHEN-SOLAL, «Un jour, ils auront des peintres.» ’avènement des peintres américains. Paris 1867-New York 1948, Paris, Gallimard, 2000, p. 312. 18. Cf. Sarah GREENOUGH, “Alfred Stieglitz, Facilitator, Financier and Father, Presents Seven Americans”, in S. GREENOUGH (dir.), Modern Art and America. Alfred Stieglitz and his New York Galleries, Washington, National Galleries of Art, 2000, p. 277-339. 19. « At the request of the photographer, the later work of Alfred Stieglitz has not been included » : Beaumont NEWHALL, Photography 1839-1937, New York, MoMA, 1937, p. 8. En 1938, Beaumont Newhall entretient une correspondance avec Ansel Adams à qui il explique les difficultés qu’il a rencontrées avec Stieglitz concernant l’exposition de 1937. Newhall précise même que la nouvelle édition comprendra une dédicace en l’honneur de Stieglitz et publiera en frontispice une de ses photographies inédites, voir lettre de Beaumont Newhall à Ansel Adams, 25 mai 1938, Archives du MoMA, New York.

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20. Différents sources et ouvrages mentionnent cette réticence de Stieglitz à travailler avec les institutions. Voir par exemple, lettre de Beaumont Newhall à Alfred H. Barr, 13 juin 1936, Archives du MoMA, New York ; Julien Levy, Memoirs of an Art Gallery, Boston, Museum of Fine Arts, [1977] 2003, p. 50-51 : en 1931, la cote de Stieglitz est la plus haute du marché et s’élève à 1 000 dollars par image. 21. Sybil GORDON KANTOR, Alfred H. Barr Jr and the Intellectual Origins of the Museum of Modern Art, Cambridge, Massachusetts Institute of Technology, 2002, p. 107. 22. P. BARBERIE, “Found objects, or a history of the medium to no particular end”, in op. cit., p. 128. Levy collectionne notamment des tirages des agences Rol, Keystone et Meurisse. 23. Communiqué de presse de l’exposition “Photographs of New York by New York Photographers” (1932), Archives Julien Levy, Connecticut. 24. Communiqué de presse de l’exposition de Walker Evans et George Lynes (1932), Archives Julien Levy, Connecticut. 25. Levy utilise le terme à deux reprises, la première fois pour une exposition de Henri Cartier- Bresson accompagnée d’images de plusieurs photographes américains (Abbott, Evans, Miller, Man Ray, etc.) “Photographs by Henri Cartier-Bresson and an Exhibition of Anti-Graphic Photography” en 1933 et une seconde fois pour l’exposition collective “Documentary and Anti- Graphic Photo graphs by Henri Cartier-Bresson, Walker Evans and Manuel Alvarez Bravo” en 1935. Pour le terme utilisé par Lincoln Kirstein, voir L. KIRSTEIN, Walker Evans . American Photographs, New York, MoMA, 1938, p. 192. 26. Communiqué de presse de l’exposition “Modern European Photographers” (1932), Archives Julien Levy, Connecticut. 27. L’exposition présente 185 images et Levy prête 70 % des tirages. Cf. International Photographers, cat. exp., Brooklyn, Brooklyn Museum, 1932. 28. Cf.Katharine GRANT STERNE, “American vs European Photography”, Parnassus, mars 1932 ; Elizabeth LUTHER CARY, "Photography the Modernist", The New York Times, 3 avril 1932, Archives Julien Levy, Connecticut. 29. Cf. The Bulletin of the Brooklyn Institute of Arts and Sciences, n° 14, vol. 36, 5 mars 1932, p. 257. 30. Les termes « honnête » et « psychologique » utilisés par le communiqué de presse sont repris par l’ensemble des articles parus sur l’exposition. Stieglitz et Atget sont présentés comme les tenants de la photographie directe, et David Octavius Hill et Nadar comme les représentants du portrait sensible. Cf. Archives Julien Levy, Connecticut. 31. Florent FELS, “Le premier Salon indépendant de la photographie”, L’Art vivant, 1er juin 1928, p. 445. 32. K. G. S., “Photographs that interest”, New York Times, 4 février 1932, Archives Julien Levy, Connecticut. 33. Raoul DE ROUSSY DE SALES, “Photo graphs by Man Ray”, cat. exp., 1932, Archives Julien Levy, Connecticut. 34. Cf. Marta BRAUN, “Beaumont Newhall et l’historiographie de la photographie anglophone”, Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 19-31. 35. À titre d’exemple, Barr sert d’intermédiaire entre Levy et Abby Aldrich Rockefeller, voir lettre de Julien Levy à Alfred H. Barr, 5 décembre 1935, Archives du MoMA, New York. 36. Russell LYNES, Good Old Modern. An Intimate Portrait of the Museum of Modern Art, Canada, McClelland and Stewart Ltd., 1973, p. 357. 37. Christopher PHILLIPS, “Le tribunal de la photographie”, Les Cahiers du Mnam, n° 35, printemps 1991, p. 28. 38. Pour la bonne réputation de Levy, voir lettre de Margaret Bourke-White à Julien Levy, 17 mars 1932, Archives Julien Levy, Connecticut. Pour les difficultés du galeriste, voir lettre de Julien Levy à Luke Swank, 9 janvier 1933 ; lettre de Joella Levy à Man Ray, 3 novembre 1932 ; lettre de

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Julien Levy à Henri Cartier-Bresson, 5 avril 1933 ; lettre de Julien Levy à László Moholy-Nagy, 10 octobre 1932, Archives Julien Levy, Connecticut. 39. Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1996, p. 43. 40. Extraits d’un entretien avec Gretchen Berg, “Julien Levy : The eyes”, Photograph, cit. in Photographs from the Julien Levy Collection, cat. expo., New York, The Witkin Gallery, 12 octobre 1977-12 novembre 1977, n. p. En 1931, la galerie vend des tirages modernes de Nadar à 3,50, 5 et 7,50 dollars, cf.TheNewYorker, 19 décembre 1931, Archives Julien Levy, Connecticut, et, en 1932, le prix des images de Luke Swank, alors inconnu, est fixé à 7,50 dollars, cf. lettre de Julien Levy à Luke Swank, 14 décembre 1932, Archives Julien Levy, Connecticut. À titre de comparaison, en 1934, Barr propose la somme de 250 dollars pour acheter à Levy une toile de Salvador Dali au lieu des 400 dollars demandés par le marchand, cf. lettre de Alfred H. Barr à Julien Levy, 28 juin 1934, Archives du MoMA, New York. 41. Lettre de Julien Levy à John Szarkowski, 8 octobre 1964, Archives Julien Levy, Connecticut. 42. Julien Levy, 50thAnniversary Report, Harvard Class of 1927, Harvard University Archives, 1977, p. 456. Un certain nombre de courriers écrits par Cartier-Bresson à Levy tendent à montrer en effet le rôle important joué par le galeriste dans les premiers temps de la carrière du photographe qui exprime à plusieurs reprises sa reconnaissance (vente de tirages, expositions, rencontres, etc.), cf. Archives Julien Levy, Connecticut. 43. Cf. Howard BOSSEN, Luke Swank : Modernist Photographer, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2005. 44. K. WARE, “Between Dadaism and MoMA-ism at the Julien Levy Gallery”, in K. WARE et P. BARBERIE, in op. cit., p. 44. 45. Cf.R. LYNES, op. cit., p. 329-330 et voir contrat entre Berenice Abbott, Julien Levy et le MoMA, 7 mai 1968, Archives Bere nice Abbott, New York Public Library, New York. Le MoMA possède aujourd’hui 4 988 tirages d’Atget issus de la collection Abbott-Levy. Cf. également les archives Berenice Abbott, Commerce Graphics, New York, où sont conservés les courriers des institutions avec lesquelles la photographe a pris contact pour vendre la collection Atget. 46. Julien LEVY, Memoirs of an Art Gallery, op. cit., p. 12.

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Harry H. Lunn, la vision du marchand

Samuel Kirszenbaum

L’auteur tient à remercier Estelle Bories et Philippe Rozin pour leurs conseils, leur relecture et plus généralement pour leur aide inestimable, Gaëlle Morel et Thierry Gervais pour avoir permis d'affiner le propos, et François Brunet pour ses relectures successives, rigoureuses et averties. Ses remerciements s’adressent également à Amy Rule, Leslie Calmes, Harold Jones et l'équipe du Center for Creative Photography à Tucson, Arizona, ainsi qu’à la famille Lunn pour avoir facilité l'accès aux sources et aux documents iconographiques.

1 Dans l’historiographie de la reconnaissance institutionnelle et critique de la photographie, le rôle du marché n’a guère été étudié jusqu’ici – et celui de ses acteurs individuels encore moins1. C’est à combler cette lacune que s’attache la présente étude, consacrée au rôle pionnier du marchand américain Harry Lunn, pivot d’un commerce transatlantique actif dans les années 1970 et 1980, dont le rôle apparaît rétrospectivement fondateur pour le processus de reconnaissance de la photographie.

2 Jusqu’à la fin des années 1960, le marché de la photographie est davantage le résultat d’initiatives individuelles qu’un véritable système structuré. Les différentes galeries, principalement situées à New York, connaissent des échecs car elles n’anticipent pas les évolutions de la demande et se concentrent d'une manière assez artisanale sur la valorisation d'une offre marginale2. Selon Margaret Loke :

3 « Pendant les deux premières décennies [du siècle dernier], la galerie 291 de Stieglitz était plus une vitrine pour l'art moderne qu'une galerie de photographie. Dans les années 1930-1940, Julien Levy a montré des photographies dans sa galerie d'art new-yorkaise, mais il n'y avait pas de marché pour cela. Dans les années 1950, l'arrière-salle du Limelight , le café d'Helen Gee à Greenwich Village, était consacrée aux expositions de photographies et présentait le travail des grands maîtres comme Paul Strand, Robert Frank, et Imogene Cunningham. Mais même à un prix de 15 $ [110 $3], il ne s’en vendait que quelques-unes4. »

4 Ce n’est qu’en 1968 que Lee Witkin ouvre la première galerie commercialement viable, et il faut attendre 1971 pour qu’apparaisse Light, la première galerie exclusivement

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consacrée à la photographie contemporaine, qui est dirigée par Harold Jones à partir de 1973.

5 Dans ce cadre, la trajectoire d'Harry Lunn (1933-1998), personnalité souvent considérée comme énigmatique, impose rétrospectivement l'image d'un pionnier dans un champ photographique alors en constitution. Jusqu’à son émergence dans ce champ, les galeries préexistantes ne fonctionnent pas encore en réseau et la valorisation des prix, des formats et des techniques, en bref, la recherche d'une réponse adéquate aux sollicitations du marché, reste pour l'essentiel très déficiente. Or Harry Lunn a transformé cette situation sur bien des aspects, en apportant notamment des notions esthétiques et une intelligence du marché à grande échelle. À cet égard, son calcul a été particulièrement radical. Pour mener à bien son entreprise, il s’est employé à mettre en place des techniques industrielles, à rapprocher le continent européen des États-Unis (notamment en partageant sa connaissance des primitifs français), tout en s'adaptant aux contraintes du marché américain, qui exigeait « un accord sur les usages et sur la définition du produit5 ». Les bouleversements de l’époque dans les modèles esthétiques, en particulier les interrogations sur le rôle de la photographie dans l'art, jouent dans cette période un rôle décisif dans l'activité des marchands. Harry Lunn se cale sur cette dynamique, tâche de la devancer par moments pour mettre en place un système de qualifications et des procédures propres à satisfaire les attentes des institutions qui se tournent alors vers le marché de la photographie. Notons ici que la création ou la montée en puissance des institutions dédiées à la photographie s’accompagne de la mise en place d’un discours sur le médium comme œuvre d’art6.

6 Le rôle de Lunn se situe au confluent de deux dynamiques. D'une part, les institutions publiques et privées ont une logique régulatrice qui tend à limiter l'influence du marché et de la valeur spéculative des biens échangés. De par leur fonction de collection, conservation et préservation, elles sortent des images du marché. De par leur position d’arbitre7, elles offrent une légitimité au standard esthétique émergent, fournissent un indice de valeur pour les images disponibles en requalifiant les œuvres photographiques acquises par elles comme œuvres d’art8. D’autre part, en parallèle à cette logique institutionnelle, l'autonomie que leur confère la fonction dérégulatrice du marché permet à des agents experts d’apporter une autre forme de rationalité.

7 Dans cette économie de marché qui se met en place, les connaissances des experts, prenant valeur de références, leur permettent d’imposer leur point de vue sur le nouvel objet photographique. C’est dans ce va-et-vient que Harry Lunn prend son importance, en diffusant sa vision de la photographie auprès des institutions. Il s'impose comme un agent rationnel et original, qui maximise son intérêt et son profit dans une dynamique purement marchande. En particulier, Lunn développe un marché transatlantique de la photographie et structure un réseau d’acteurs informés qui agissent sur la fixation des prix.

8 Dans cet article, nous nous penchons surtout sur les techniques de valorisation employées par Lunn pour structurer l'intelligence de l'art photographique français aux États-Unis, à travers un processus original de commercialisation des images. Nous examinons particulièrement les stratégies de “merchandisation” qu’a employées Lunn pour importer littéralement les épreuves photographiques aux États-Unis, tout en créant une dynamique qui allait contribuer à faire émerger une nouvelle génération d'acteurs et d'historiens. Ces derniers ont ainsi participé à la constitution d'une littérature d'expertise

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sur le sujet photographique français en perpétuant, indirectement, la mémoire de leur promoteur.

L'histoire d'une passion

9 Après des études d’économie à l’université du Michigan, Harry Lunn est, de 1961 à 1963, attaché culturel à l'ambassade américaine à Paris9 où il découvre les estampes françaises. En février 1967, le magazine Ramparts publie un article détaillant les liens de la CIA avec différentes organisations étudiantes, en particulier la Foundation for Youth and Students Affairs dont Harry Lunn est le secrétaire exécutif10. Sa carrière diplomatique étant compromise, il décide de se consacrer à la vente d'œuvres d'art et ouvre sa première galerie, en 1968, à Washington, car les loyers y sont moindres comparés à ceux de New York. Là, il s'installe à Capitol Hill et commence à financer son activité par la vente de biens immobiliers. Les résultats sont prometteurs et il déménage sa galerie à Georgetown l'année suivante. Dans cette nouvelle galerie, Graphics International, il met à profit l’expérience accumulée à Paris et se spécialise dans les gravures et les lithographies françaises des XIXe et XXe siècles11.

10 Les origines de l'intérêt que Lunn voue aux arts européens, et particulièrement à l'art français, sont assez énigmatiques. En ce qui concerne son attrait pour le médium photographique, un point est avéré cependant dans plusieurs entretiens accordés à différents médias généralistes et spécialisés : c’est initialement devant la photographie d'Ansel Adams intitulée “Moonrise, Hernandez, New Mexico” que Lunn a eu son premier coup de foudre esthétique, en 197012. Il commande peu après au photographe d’autres tirages du “Moonrise” et organise une première exposition dans sa galerie à Washington en 1971. Désormais, sa galerie se consacre également à la photographie. Il initie alors une nouvelle stratégie de diffusion auprès du grand public, en capitalisant des images à fort potentiel commercial, images qu'il transforme économiquement en icônes. Le rôle du tirage devient déterminant13 : Lunn perçoit immédiatement la valeur spéculative des clichés reproduits directement par l'artiste. Il émet le postulat que la continuation symbolique du travail esthétique par le processus commercial a un impact psychologique. La classification des objets photographiques, alliée à la raréfaction des sources, sont les clefs de voûte du système Lunn. Ainsi, la deuxième grande exposition de Lunn présente les rayogrammes de Man Ray14. Le succès commercial et public rencontré par ces expositions (10 000 $ [53 685 $] de recettes pour l’exposition Adams, à 150 $ [805 $] le tirage15) lui font prendre conscience de la nécessité de développer le marché de la photographie.

L'âge marchand

11 Les expositions ne peuvent néanmoins s'imposer comme une activité économique courante. Lunn fait le pari que le tirage en lui-même « peut faire l'objet d'une demande universelle16 » sur le marché. La stratégie qu’il met en place s'articule autour d’achats de fonds dans leur intégralité, majoritairement issus de successions ou acquis directement auprès des photographes. Si cette démarche relève d'une passion pour l’objet photographique qui n'a en elle-même rien à voir avec une logique de profit, Lunn va aussi soigneusement thésauriser et compléter ces ensembles plus ou moins laissés en déshérence avec la minutie du spéculateur. L'enjeu est de taille : en monopolisant les

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biens disponibles, il va se constituer en expert, pour devenir un intervenant incontournable dans un marché alors éclaté17.

12 Lunn réalise rapidement que d’importants ensembles de photographes sont disponibles. Il acquiert en particulier ceux de Lewis Hine en 1973-1974 (5 500 tirages), de Walker Evans en 1975 (plus de 5 000 tirages), participe à l'acquisition des archives d’Eugène Atget tirées par Berenice Abbott (en association avec la galerie Marlborough), et prend le monopole des 1 600 épreuves de Robert Frank en 197718. Il en va de même pour des centaines de tirages d’Heinrich Kühn et d'Edward Steichen.

13 « Il a réussi son coup en parvenant à acquérir des collections auxquelles personne d'autre n'avait accès, ou en étant la source exclusive pour certains des artistes les plus importants, de leur vivant ou via leur succession. De fait, son lieu d'activité n'avait plus d'importance, à partir du moment où il avait accès à un téléphone et un transporteur19. »

Le marchand et l'expert

14 Durant cette période, Harry Lunn comprend l’importance de se constituer en référent pour être en mesure de qualifier les différents types d’objets photographiques, par nécessité de transparence envers l’acheteur et pour mieux valoriser les œuvres. Il se place donc opportunément sur le marché de l’expertise pour être le mieux placé afin d’évaluer les différents types de tirages qu’un même artiste a produits. Que ce soit seul dans le cas de Diane Arbus, ou en association avec la galerie Marlborough dans le cas de Brassaï, il représente les successions de ces artistes de manière exclusive20.

15 Lunn tend à substituer au marché local de la galerie une certaine forme de transaction globale qui dépasse le cadre étroit d'une clientèle restreinte de passionnés. Pour Robert Mann, qui a travaillé dans la galerie d’Harry Lunn de 1977 à 1983 et qui a ouvert en 1985 sa propre galerie, cette logique de rachat massif des lots de photographies s'explique par un facteur précis : quelle que soit la qualité des expositions présentées, l'économie de la galerie ne pouvait pas survivre comme commerce de détail à Washington. Pour Mann, en effet, « l’art n’est pas considéré comme une nécessité mais comme un luxe dans cette ville où la première activité reste la politique21 ». Lunn déplace le centre de gravité de son activité principale en amont : c’est en s'imposant comme un « grossiste en images », susceptible d'approvisionner le tissu économique naissant des galeries aux États-Unis, qu’il a favorisé la croissance économique de son activité. Lunn a compris que les galeries américaines ne fonctionnent pas encore, au milieu des années 1970, en réseau et permet aux jeunes galeristes enthousiastes et relativement peu expérimentés de démarrer leur activité en leur consignant des œuvres, ceci afin d’élargir sa base d’acheteurs. C’est en 1978 que l’on peut saisir l'influence que Lunn commence à exercer sur les structures mêmes de ce secteur d’activité. Il va en effet progressivement transformer ces structures en créant des réseaux économiques puissants et des « autorités extérieures22 » qui contribueront à transformer des démarches plutôt artisanales en transactions économiques standardisées et économiquement très profitables.

Jugement esthétique et calcul d'entrepreneur

16 En 1975, Ansel Adams annonce qu’il n’honorera plus de commandes d’épreuves tirées par lui-même passées après le 1er janvier 197623. Une nouvelle étape est franchie par Harry

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Lunn qui, ayant rassemblé 300 000 $ [1 267 540 $]24 pour en acheter le maximum, réussit à en acquérir 1 06025 sur les quelque 3 000 commandées. L'objet de son intérêt est là encore l'épreuve originale réalisée par l'artiste, objet qui passe progressivement du statut de bien artistique à la catégorie du bien économique convoité. Ainsi Lunn gagne-t-il le contrôle des prix lors des reventes. Il applique par la suite le même principe aux fonds Evans, Frank, Arbus et Abbott, en vendant un nombre limité de tirages par période afin d'augmenter la valeur unitaire de chaque tirage chaque année26. Dans ces fonds prestigieux, Lunn opère une première sélection qu’il propose à l’institution ou au collectionneur susceptibles d’être intéressés par des œuvres spécifiques. Dans un second temps, il suscite de nouvelles attentions. En effet, certains investisseurs vont reconnaître dans ces nouveaux objets de marché le moyen de spéculer. D’autres y verront une reconnaissance artistique de la photographie et s’empresseront de les acquérir pour apparaître comme de fins connaisseurs.

17 La rareté d'une image, obtenue en limitant sa production, tend à exciter d’autres appétits. Le marché va désormais connaître une multitude de clichés photographiques qualifiés et certifiés en sous-catégories économiques instaurant un rapport multiple et complexe à la valeur. Ces subtiles distinctions entre les différentes catégories de tirages sont décrites de la manière suivante, en 2006, par les économistes Nathalie Moureau et Dominique Sagot- Duvauroux : « Le vintage, tirage contemporain à la prise de vue, fait par le photographe ou sous son contrôle direct27, « Le tirage original fait à partir du négatif original mais qui peut être fait postérieurement par le photographe ou sous son contrôle28, « Le retirage, tirage effectué après la mort de l'auteur à partir du négatif original, « Le contretype, obtenu à partir d'une épreuve photographique rephotographiée29 ; « À cette distinction s'ajoute une classification en fonction de la destination du tirage. Sont ainsi distingués : « Épreuves de lecture, tirage intermédiaire réalisé par le photographe avant le tirage définitif, « Tirages de presse, destinés aux entreprises de presse en vue de la publication, « Tirage définitif, dont la fonction est normalement l'exposition et qui constitue l'œuvre finie (taille, contraste, etc.), « Enfin ces différents types de tirages peuvent être signés et numérotés. « Chacun de ces critères contribue à créer des raretés sur un marché de multiples. Ils permettent à la photographie de se rapprocher de “la rareté la plus rare”, celle des œuvres d'art [Moulin, 1978]30. »

18 Lunn est également l’un des premiers marchands à avoir incité les photographes à numéroter et à contrôler le nombre de tirages afin d’en augmenter la valeur. Il comprend que pour séduire et rassurer un public méfiant face aux possibilités infinies de reproduction d'un négatif, il faut établir cet artifice des tirages limités et numérotés. Ce faisant, il s'inscrit dans la tradition des historiens, marchands et collectionneurs qui réfutent l'idée de Walter Benjamin, jugée réductrice, selon laquelle un tirage ne serait qu'une exécution mécanique, reproductible à l'infini. Peter Bunnell, premier titulaire de la première chaire d'histoire de la photographie et d'art moderne à l'université de Princeton, déclarait ainsi en 1976 que « la photographie est un médium extrêmement limité même s'il a l'apparence d'être infini31 ».

19 D’autre part, c’est à cette époque que Lunn publie des catalogues luxueux comme 19th and 20th Century Photographs (1976), avec un texte de présentation écrit par celui qui était à l'époque son stagiaire, Peter Galassi32. Il est l’un des plus fervents éditeurs de portfolios

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en édition limitée, dont ceux de William Eggleston (14 pictures, 1973), James Van der Zee ( Van der Zee, 1974) et Robert Mapplethorpe (X, Y, Z, 1978, en association avec Robert Miller et Robert Self). Ces divers procédés permettent à Harry Lunn de faire entrer la photographie appliquée dans l’orbite des beaux-arts, en « adoptant les conventions du marché de l’art33 ». En « rédui[sant] le contexte d’incertitude élevée34 », ils permettent aux acheteurs encore méfiants de reconnaître le médium comme expression artistique à part entière.

L’officialisation des réseaux

20 Un événement majeur consacre l'avènement du médium photographique : la création de l'AIPAD (Association of International Photography and Art Dealers) en 1978. Cette organisation se consacre au développement et au soutien de standards de qualité dans les domaines de l'exposition, l'achat et la vente de photographies d'art. Le processus de légitimation de la photographie entre alors dans un âge adulte ; ceci permet en retour à Lunn de promouvoir à une échelle encore plus large le médium photographique. Des institutions comme la National Portrait Gallery, le Metropolitan, le Centre canadien d’architecture Phyllis-Lambert et le Victoria and Albert Museum, ainsi que de nombreux collectionneurs privés et des entreprises comme la Gilman Paper Company ou Seagram accueillent désormais des collections photographiques d'envergure. Pour les institutions, l’AIPAD apporte un gage de sécurité quant à la valeur des œuvres qui s’ajoute au savoir- faire de Lunn. Celui-ci est le premier marchand de photographies à devenir membre de l’Art Dealer’s Association of America, le premier et le seul à la Foire de Bâle en 1974, ainsi qu’un des trois exposants à présenter exclusivement de la photographie à l’Armory Show 35.

21 En 1983, Harry Lunn anticipe les changements du marché et s’installe à New York où il reçoit sa clientèle sur rendez-vous. Il développe son activité de conseil tout en continuant d’assister aux ventes françaises à Drouot, en tant qu'acheteur comme en tant qu'expert. Sa femme se souvient que : « Lorsqu'il y avait une vente de photographies, les commissaires-priseurs lui prêtaient des albums et des tirages de la future vente, qu'il pouvait emporter pour les montrer aux clients américains qui passaient par [son] domicile, quai Voltaire36. »

22 De fait, dans les années 1980, la famille Lunn s'installe à Paris et Harry Lunn fait la navette entre la France et les États-Unis pour diffuser aux États-Unis les photographes français qu'il a découverts – et inversement. Durant cette période, le marchand renforce ses relations avec des conservateurs français tels que Françoise Heilbrun et Philippe Néagu au musée d'Orsay. Selon Françoise Heilbrun37, la relation transatlantique marche dans les deux sens : d'une part, les sources, considérables en France, partent vers les États-Unis, et inversement, le musée d'Orsay achète du matériel venant des États-Unis, comme un double portrait de Steichen et sa femme, des épreuves d’Heinrich Kühn ou un numéro de la revue 291 qui appartenait à Paul Haviland38. Selon Robert Mann :

23 « New York et Paris étaient deux des sources les plus établies en ce qui concerne les expositions et les ventes d’objets photographiques. De plus Harry [Lunn] cultivait un fantastique réseau mondial de têtes chercheuses, ceux qui effectuent un travail de fourmi et, surtout, ceux qui trouvent les objets. [Il] était celui qui provoquait les occasions et qui les finançait. Ces têtes chercheuses avaient autant besoin de lui que lui d'eux. […] Il y avait notamment plusieurs personnes, bien formées par Harry [Lunn], qui lui ramenaient

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les œuvres ou les ensembles d'œuvres. C'est surtout pour cela qu'il avait besoin d'être sur place, au-delà du fait qu'il se sentait bien à Paris, qu'il s'y sentait chez lui39. »

24 Harry Lunn travaille également avec plusieurs galeries françaises, comme la galerie Texbraun, animée par Hughes Autexier et François Braunschweig, et dont « on ne dira jamais assez le rôle déterminant qu'elle a tenu dans la reconnaissance de la photographie

en France, [qui] aura été de défendre autant des auteurs français du XIXe que des Américains des années 1910 à nos jours40 ». Il travaille également avec la galerie Baudoin Lebon41 et découvre de nouvelles affinités auprès de collectionneurs avisés comme Roger Therond42. Il prête son expertise à l'étude Beaussant-Lefèvre à Paris lors de plusieurs ventes majeures de photographies du XIXe siècle entre 1993 et 199843. En aidant à l’élaboration des catalogues et à leur diffusion auprès des collectionneurs, il apporte ainsi un rayonnement international à des ventes comme celles des albums de Gustave Le Gray en 1994 et 1995, et jusqu’en 199844. En 1996, enfin, Rik Gadella crée Paris Photo, un projet pour lequel Harry Lunn mobilise son énergie et ses contacts. Lunn est de ceux qui incitent les plus grandes galeries américaines, comme les marchands indépendants, à participer à cette première foire française entièrement dévolue à la photographie. Selon lui, cet événement doit être « une manière d’élever le profil de la photographie45 ».

25 Au terme de cette étude, force est d’admettre que l’évaluation du rôle historique exact de l’individu Harry Lunn dans les transformations de la photographie reste problématique. D’un côté, ce rôle apparaît incontestable et éminent. Lunn a contribué à structurer un marché et à la normalisation des « règles régulatives46 » toujours valables actuellement. Il a également participé à la création des premières « instances de légitimation47 », et rapproché les marchés et les photographes américains et européens, dont il a facilité la publication de catalogues d'exposition. Il a également puissamment contribué à définir le fructueux système de qualification des tirages, notamment en valorisant le tirage vintage comme épreuve originelle, qui a ensuite décuplé l’impact des images consacrées ou “icôniques” des grands noms de la photographie. Dans la continuité de son action de pionnier, Lunn a suscité des vocations considérables dans l'histoire de la photographie en se faisant le père nourricier d'une école d'experts américains de réputation internationale en photographie. Le marchand a amassé et diffusé des savoirs et des méthodes, en particulier dans le domaine des techniques utilisées par les primitifs français, désormais incontournables. En façonnant un système original d’évaluation des œuvres, il a contribué à construire et organiser un marché à partir duquel se sont épanouies différentes pratiques commerciales et artistiques importantes pour la photographie. Lunn a élaboré un catalogue déterminant de valeurs et de jugements qui a contribué à la reconnaissance de la photographie au sein des beaux-arts. La relation trans atlantique a été le catalyseur de cette transformation. C’est grâce aux nombreuses sources présentes dans les deux continents, ainsi qu’aux œuvres qui alors étaient encore largement disponibles, qu’il a pu constituer son expertise et la mettre au service de nombreuses institutions américaines comme françaises.

26 Mais d’un autre côté, Lunn ne peut-il pas être considéré comme le résultat, l’acteur superficiel, voire le simple symptôme d'une dynamique économique et culturelle très puissante qui visait, indépendamment de lui, à faire entrer la photographie dans le marché de l’art ? N’est-il pas, au fond, le « chaînon manquant » entre un monde ancien, formé de galeries artisanales travaillant sur des amitiés dans des communautés de publics passionnés, et un modèle plus « moderne » et plus global de marché, n’admettant que des transactions fondées sur une alimentation d'œuvres et de tirages très soigneusement

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stratifiés ? Ce débat est, en un sens, celui du rapport entre l’individuel et le collectif ; il ne manque pas de susciter des interrogations insistantes. Notre conviction est cependant que, pour autant que l’histoire de la photographie accepte de se pencher sur son versant commercial, elle doit prendre en considération du même coup des individualités de la stature d’un Harry Lunn.

NOTES

1. La plupart des ouvrages abordant le sujet du marché le font sous l’angle de la collection et sont destinés aux collectionneurs, novices ou chevronnés. On peut citer ici l’ouvrage de Landt et Lisl DENNIS, Collecting Photographs: A guide to the new art boom, New York, Button, 1977, ou encore ce qui reste une des références du genre, Lee WITKIN et Barbara , The Photograph Collector’s Guide, Boston, New York Graphic Society, 1979. Les rares ouvrages traitant du marché et non destinés aux collectionneurs considèrent plus le sujet d’un point de vue économique et/ou dans sa globalité. Citons ici les ouvrages fondamentaux de Raymonde MOULIN, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992, celui de Serge GUILBAUT, Comment New York vola l’idée d’art moderne: expressionisme abstrait, liberté et guerre froide, Paris, Hachette Littérature, 2006, celui de Nathalie MOUREAU et Dominique SAGOT-DUVAUROUX, Le Marché de l’art contemporain, Paris, La Découverte, 2006, et celui de Sylvie PFLIEGER et D. SAGOT-DUVAUROUX, Le Marché des tirages photographiques, Paris, La Documentation française, 1994. Enfin, certaines biographies nous permettent de mieux comprendre les individus et les interactions entre les différents acteurs du monde de la photographie, comme celle d’Helen GEE, Limelight, a Greenwhich Village Photography Gallery and Coffeehouse in the Fifties: a Memoir, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1997, mais elles restent rares. 2. N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, “La construction sociale d'un marché : le cas du marché des tirages photographiques”,in François EYMARD-DUVERNAY, L’Économie des conventions, méthodes et résultats, t. 2, Paris, La Découverte, 2006, p. 45-61. 3. Sur la conversion des prix, l'indicateur de référence du pouvoir d'achat (afin d'exprimer les valeurs en dollars constants pour rendre les données plus lisibles) est celui du US Department of Labor, Bureau of Labor Statistics (valeurs exprimées en dollars de juillet 2007. http:// data.bls.gov/cgi-bin/cpicalc.pl. En ce qui concerne les prix en francs, l'indicateur de référence est celui de l'Insee (valeurs exprimées en euros de 2006). http://www.insee.fr/fr/indicateur/ achatfranc.htm. Ces valeurs apparaîtront entre crochets après la valeur telle qu'elle figure dans la citation et arrondies à l'unité. 4. Margarett LOKE, “Harry Lunn Jr., 65, Art Dealer Who Championned Photography”, The New York Times, 24 août 1998, Section A, p. 15. 5. N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, op. cit. 6. John SZARKOWSKI, The Photographer’s Eye, New York, The Museum of Modern Art, 1966, p. 4. 7. Christopher PHILLIPS, “The Judgement Seat of Photography”, in Richard BOLTON, The Contest of Meaning, Critical Histories of Photography, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1989, p. 15-48. 8. N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, op. cit. À ce propos, Harry Lunn, en parlant de l’impact du rachat massif par le Getty de plusieurs collections majeures pour un montant de 20 000 000 $ [40 022 521 $] déclare en 1987 : « De nombreuses pièces ont été retirées du marché, et par

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conséquence ce qui restait est devenu encore plus précieux », in Michelle BOGRE, “Harry Lunn”, American Photographer, mars 1987, p. 72. 9. Elisabeth BUMILLER, “Images of Harry Lunn”, The Washington Post, mardi 5 août 1980, p. B9. 10. Sol STERN, “A Short Account of International Student Politics and the Cold War with Particular Reference to the NSA, CIA, etc.”, Ramparts, mars 1967, p. 29-38. 11. Peter HAY HALPERT, “Pioneering Giant of Photography World Dies. Harry H. Lunn, Jr., 1933-1998”, The Photograph Collector, Vol. XIX, Nos 8-9, 15 septembre 1998, p. 1. 12. Stephen ROSOFF, "The Dealer Who Came in From the Cold", Michigan Alumnus, vol. 96, n° 6, juillet-août 1990, p. 27. 13. Levy et Abbott se lancent dans un commerce de retirages des images d’Atget, voir l’article de Gaëlle MOREL dans ce numéro, “Un marchand sans marché, Julien Levy et la photographie”, p. 6-29. 14. Cette exposition a été organisée par Harry Lunn en association avec Timothy Baum, qui deviendra par la suite un des experts de Man Ray et un personnage incontournable en ce qui concerne Dada et l'art surréaliste. 15. M. LOKE, op. cit. 16. Alfred MARSHALL, Principes d'économie publique, Paris, Giard et Brière, 1909, in N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, op. cit. 17. Selon Peter Hay Halpert, lors de la première vente aux enchères photographique de Sotheby’s à Londres en 1972, il fait ainsi l’acquisition de près de 25 % en volume et devient ensuite l’un des acteurs majeurs des ventes de Sotheby’s et de Christie’s à New York comme à Londres. 18. P. HAY HALPERT, op. cit., p. 2. 19. Entretien avec Robert Mann, 29 août 2007. 20. P. HAY HALPERT, op. cit., p. 2. 21. Entretien avec R. Mann, 29 août 2007. 22. N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, op. cit. 23. Richard BLODGETT, “Blow Up – The Story of Photography in Today’s Art Market”, The New York Times, dimanche 12 octobre 1975, p. 37. 24. P. HAY HALPERT, op. cit., p. 2. 25. E. BUMILLER, art. cit. 26. Lors du colloque “Photographic Collecting, Past and Present, in the United States, Canada and Europe”, organisé par l'International Museum of Photography à Rochester les 12, 13 et 14 octobre 1978, Harry Lunn fit une communication qui avait pour titre “La création de la rareté”. En introduction, il raconte cette fable : « Je vais vous raconter une histoire à propos de deux timbres d’une valeur de un million de dollars chacun. Que fit le marchand ? Il brûla l’un des deux. Pour celui qui restait, désormais unique, il fixa un nouveau prix : trois millions de dollars. », in Mark HAWORTH-BOOTH, “Wheeling and Dealing at Rochester", Aperture 82, juin 1979, p. 6. 27. Ce sont ceux qui sont les plus recherchés, donc ceux qui ont le plus de valeur, en particulier si l'artiste est décédé et/ou si le négatif servant de matrice a disparu. 28. Cette épreuve correspond à une autre vision de l'artiste au moment où le cliché a été réalisé. On se retrouve ainsi avec plusieurs interprétations qui peuvent être radicalement différentes. Un cas exemplaire évoqué par Ann Tucker lors du colloque “Enjeux et mues du marché de la photographie” au sein des Rencontres d’Arles, 4-6 juillet 2007, est celui d'Irving Penn. Celui-ci a toujours souhaité réaliser ses propres tirages parmi lesquels certaines interprétations diffèrent tellement qu'il devient impossible de parler de tirage vintage, ou même de tirage de référence tant ceux-ci sont autant d'exemplaires uniques et correspondant à des périodes différentes de sa maturité artistique. Un autre exemple pertinent est celui cité par Denis CANGUILHEM dans sa “Note sur l'état du marché de la photographie français” publiée dans le n° 5 d'Étudesphotographiques, p.141-145, « La valeur d'une même épreuve peut ainsi décupler en fonction de la qualité du

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tirage. “Le vapeur” de Le Gray, adjugé 565 000 F [99 084 €] (…) le 18 octobre 1997, s'était vendu 35 000 F [6 138 €] en mars 1997 dans une version, il est vrai, moins contrastée. » 29. On peut ajouter à cela de nombreuses entreprises de popularisation du médium, dont celle décrite par Popular Photography en 1971, “Low-cost print collecting gets a new boost”, qui permettait aux amateurs peu fortunés d'acheter un portfolio de photographies de Duane Michals, Edward Weston, ou encore Arthur Freed. Ces portfolios n'étaient pas constitués de tirages originaux mais « d'excellentes reproductions obtenues par la technique de la gravure, la meilleure technique de reproduction connue à ce jour ». 30. N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, op. cit. 31. Ann JARMUSH, “What Makes a Photograph Great ?”, Today, 1976, p. 28-29. 32. Actuellement conservateur en chef du département de Photographie au MoMA. 33. N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, op. cit. 34. Ibid. 35. P. HAY HALPERT, op. cit. 36. Entretien avec Myriam Lunn, 20 mars 2007. 37. Actuelle conservatrice en chef au musée d’Orsay. 38. Entretien avec Françoise Heilbrun, 13 novembre 2006. 39. Entretien avec R. Mann, 29 août 2007. 40. Michel GUERRIN, “Harry Lunn, un actif marchand de photographies”, Le Monde, mercredi 26 août 1998, p. 10. En dehors des bribes d’informations présentées ici, peu d’éléments sont disponibles à ce jour concernant la galerie Texbraun, Hughes Autexier ou François Braunschweig. 41. La galerie Beaudoin Lebon représente actuellement le fonds Harry Lunn. 42. Entretien avec Jean-Jacques Naudet, 17 mai 2006. 43. Catalogues des ventes publiques du 31 mars 1993 et du 13 décembre 1995, Paris, Drouot. 44. Souren MELIKIAN, “New Names, Old Scenes From Early Photography : Crossing the Last Frontier”, International Herald Tribune, samedi 13 juin 1998, n. p. 45. P. HAY HALPERT, op. cit., p. 3. 46. N. MOUREAU et D. SAGOT-DUVAUROUX, op. cit. 47. R. MOULIN, L’Artiste, l’institution et le marché, op. cit.

AUTEUR

SAMUEL KIRSZENBAUM Université Paris 7

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L'éveil des musées

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Influence culturelle ? Les usages diplomatiques de la photographie américaine en France durant la guerre froide

Laetitia Barrère

L’auteur remercie chaleureusement Gaëlle Morel, Kevin Moore, Thierry Gervais et Michel Poivert pour leur soutien et leur confiance.

1 Les échanges développés entre le musée d’Art moderne de New York (MoMA) et la France en matière de photographie ont généralement été étudiés à travers la question de l’influence du modèle moderniste américain dans la constitution des collections photographiques françaises à partir des années 1970. Le MoMA fait en effet figure de modèle au moment où, sous l’impulsion d’un marché grandissant et la présence de collectionneurs américains, les institutions entament une action en faveur de la protection du patrimoine photographique français.

2 L’inexpérience française en matière de constitution de collections de photographie d’art amène les agents de cette institutionnalisation à prendre modèle sur une référence incontournable : le département de Photographie du MoMA de New York. Laboratoire de création d’une histoire de la photographie qui fait autorité, le musée est un modèle théorique puissant1 dont l’influence sur les institutions françaises a fait l’objet d’études récentes en France2. L’actualité de ces recherches a cependant laissé dans l’ombre un autre aspect de ces échanges, antérieur à ce phénomène, et qui s’inscrit dans le contexte du développement des expositions d’art américain présentées en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

3 Le rôle décisif joué par le MoMA et le Département d’État3 dans la promotion de l’art américain à l’étranger a généralement été étudié à travers la question de la diffusion de l’expressionnisme abstrait4, mouvement pictural qui, malgré son caractère apolitique, véhiculait les valeurs d’individualisme et de liberté chères à l’Amérique. S’il existe une littérature abondante sur la peinture abstraite, jusqu’à présent aucune étude n’avait entrepris d’examiner le rôle tenu par la photographie dans les échanges culturels transatlantiques. Un examen attentif de la section photographique de l’exposition “50 ans d'art aux États-Unis5” (1955), présentée en France au musée national d’Art moderne,

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apporte des éléments inédits dans l’histoire du département de Photographie du MoMA et nuance en particulier l’action populaire de Steichen6.

4 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les échanges culturels internationaux incarnent de nouveaux instruments indispensables de politique étrangère. Aux États- Unis, une nouvelle ère de triomphalisme économique et politique s’accompagne du développement d’une culture de masse, à laquelle s’opposent les garants d’une high culture, désireux de voir l’art américain lutter à armes égales avec l’Europe et en particulier Paris. À cet égard, le MoMA de New York se voit investi d’une mission qu’il est le seul à pouvoir remplir : diffuser à l’étranger le concept de modernité américaine : « […] Nous pensons que la raison pour laquelle de nombreuses demandes [de la part des institutions étrangères] ont été adressées au MoMA, réside dans le fait que notre musée est considéré comme le prototype du musée moderne, dont les méthodes et les pratiques se révèlent être les plus avancées7. » Ainsi la photographie, le cinéma et l’architecture, pratiques artistiques dans lesquelles le musée s’est spécialisé, incarneront à l’étranger les symboles d’une modernité américaine. De façon significative, la première exposition envoyée par le MoMA à l’étranger, “Trois siècles d’art aux États-Unis8” (1938), est une rétrospective pluridisciplinaire présentant peinture, sculpture, architecture, art populaire, photographie et cinéma (fig. 2 et 3). L’importante section photographique de l’exposition, préparée par Beaumont Newhall, se devait d’illustrer « toutes les phases importantes de la photographie américaine9 ». Comparativement à l’espace alloué au cinéma, les photographies sont présentées dans un espace restreint et passent quasiment inaperçues de la critique française10. En dehors de l’architecture moderne11 et du cinéma12 , l’exposition reçoit un accueil mitigé. Contrairement aux nombreuses expositions d’art français montrées en Amérique, “Trois siècles d’art aux États-Unis” témoigne de « la quasi-indifférence des milieux officiels français pour la création d’outre-Atlantique13 ». Il faudra attendre 1955 et l’exposition “50 ans d'art aux États-Unis” pour voir à nouveau l’art américain sur le devant de la scène parisienne.

5 Présentée au musée national d’Art moderne, “50 ans d'art aux États-Unis” est organisée par le MoMA sur invitation du gouvernement français. Ses organisateurs, ayant tiré les leçons de l’échec de 1938, misent cette fois sur une exposition d’art contemporain. La section photographique, préparée par Edward Steichen, représente un cas d’étude éloquent sur le rôle assigné à la photographie dans les échanges culturels transatlantiques. À l’inverse des arts plastiques, que les Français jugent trop ancrés dans une tradition européenne, la photographie joue en faveur de la reconnaissance d’une identité artistique américaine authentique. En outre, la composante diplomatique de l’exposition conduit Steichen à envisager la photographie selon une grille de lecture moderniste, annonciatrice du modernisme photographique théorisé quelque dix ans plus tard sous la plume de John Szarkowski14. Alors que les peintres de l’expressionnisme abstrait se détournent de toute représentation au profit de l’expression de leur intériorité, Steichen écarte, dans sa définition de la photographie, les fonctions de témoin et d’enregistreur de l’image afin de célébrer exclusivement les possibilités créatives et expressives du médium.

6 Découvrir l’Amérique

7 Parce qu’elle fait figure de tastemaker dans les consciences américaines et qu’elle se trouve à un point stratégique dans la lutte contre le bloc de l’Est, la France représente pour l’Amérique une destination privilégiée d’échanges artistiques. Si durant la première

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moitié du XXe siècle, les crises politiques ralentissent les expositions d’art américain en France, celles-ci vont se voir multipliées après 194515. De manière explicite, les autorités françaises envisagent ces expositions comme un moyen de familiariser le public français avec l’Amérique. Il s’agit en effet non pas tant de faire connaître l’art d’outre-Atlantique que le modèle d’une civilisation moderne. Cet objectif est perceptible à travers des expositions de design industriel, principalement destinées à révéler aux Français le haut niveau de vie des foyers américains16 : « Ce ne sont pas seulement les arts proprement dits qui témoignent d’une civilisation, mais les arts et métiers, les techniques, et finalement les objets d’usage familier et quotidien17. » À cet égard le MoMA, désireux de rehausser l’image des États-Unis auprès des intellectuels français – principaux opposants au style de vie américain –, joue un rôle crucial grâce à la création d’un programme international (1952)18 spécialement conçu afin de multiplier les expositions d’art américain à l’étranger 19. Afin de comprendre l’importance du MoMA dans ces échanges, il convient de rappeler que, dans le contexte politique de la guerre froide et du maccarthysme, les expositions d’art moderne étaient suspectées de subversion par les membres républicains du Congrès, qui décidèrent de suspendre leur financement dès 1947, laissant ainsi cette entreprise aux mains des grandes fondations privées et des grands musées20. Ainsi, le programme international du MoMA se pose comme le principal relais du Département d’État : « Il devient évident qu’il existe de nombreux projets [d’expositions] importants que ni le gouvernement ni aucune autre institution aux États-Unis ne désire ou n’est capable de mener actuellement. Cela comprend des expositions d’envergure internationale pour l’étranger […] ainsi que des expositions d’art dans lesquelles le musée s’est spécialisé comme l’architecture, le design industriel et la photographie21. »

8 Tout juste deux ans après “12 peintres et sculpteurs américains contemporains22” (1953), première exposition inaugurant la naissance du programme international, “50 ans d’art aux États-Unis” représente une nouvelle tentative de voir une autorité européenne reconnaître officiellement la légitimité de l’art américain. Faisant partie d’un important festival intitulé “Salut à la France, hommage culturel américain23”, l’exposition présente, aux côtés des traditionnelles peinture et sculpture, de l’architecture, des photographies, du cinéma, des gravures, des arts graphiques et publicitaires et enfin du design industriel (fig. 4 à 6). Alors qu’en 1938 le caractère pluridisciplinair e de l’exposition “Trois siècles d’art aux États-Unis” masquait, au regard de la critique, une faiblesse de production qui ne respectait pas les hiérarchies entre les arts24, en 1955 en France, le paysage politique est tout autre. L’Amérique exerce en effet une influence telle que les Français ne peuvent plus ignorer ce modèle25. À cet égard, le phénomène de modernisation de la sphère culturelle allait passer par la personne de Jean Cassou, conservateur au musée national d’Art moderne, qui entama dès le début des années 1950 une relation d’amitié avec le MoMA.

9 Une amitié franco-américaine

10 Ardent défenseur des échanges culturels internationaux, Jean Cassou allait moderniser les vieilles méthodes du musée du Luxembourg26 grâce au développement d’expositions d’art étranger en France. Ce faisant, il projetait de redonner à Paris son aura de capitale mondiale des arts, vers laquelle convergeraient les artistes du monde entier. La France traversait cependant une période où l’anti-américanisme, particulièrement présent dans les cercles de l’intelligentsia, atteignait un point critique. Cassou en informera Alfred H. Barr lors de leur première rencontre, à l’occasion de la préparation de “12 peintres et sculpteurs américains contemporains” en 1952 : « Cassou a été franc au sujet de

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l’indifférence, du chauvinisme et de la méfiance des Français après 1938, mais il a insisté sur le fait qu’ils verront de toute façon une exposition d’art étranger27. » Afin de mener à bien ce projet audacieux, Jean Cassou trouva une alliée de taille en la personne de Darthea Speyer, attachée culturelle au service d’information des États-Unis (USIS). Amie de Alfred H. Barr, Speyer allait jouer un rôle décisif de conseillère et d’intermédiaire entre Jean Cassou et les responsables du MoMA28. C’est en effet elle qui, la première, sensibilisa Jean Cassou à la culture américaine et réussit à convaincre l’ambassadeur des États-Unis de l’intérêt de faire connaître l’art américain aux Français.

11 Pour “50 ans d’art aux États-Unis”, Jean Cassou tourne le dos à une tradition artistique héritée des beaux-arts, en témoigne son introduction pour le catalogue d’exposition : « En fait, il ne s’agit plus seulement de présenter la peinture et la sculpture américaines, mais aussi les autres arts, l’architecture, la photographie, le cinéma, la gravure, les arts graphiques et publicitaires. Et surtout, il s’agit de montrer l’esprit de ces arts et leurs relations avec l’ensemble de la vie américaine. Celle-ci constitue un régime humain […] qui se manifeste, autant par ses ouvrages de peinture et de sculpture, sinon plus nettement encore, par des modes d’expression nouveaux, c’est-à-dire primitifs et par conséquent épiques29. » Cette conception moderne de l’art, susceptible de bousculer en France une critique conservatrice, souligne non seulement la détermination de Cassou à moderniser les pratiques culturelles françaises, mais rappelle en outre que cette alliance entre la France et les États-Unis résultait de « la volonté de l’institution française de combattre le communisme30 ». Pour René d’Harnoncourt, l’application de l’art à l’industrie était « un aspect de l'activité artistique américaine qui ne saurait manquer d'intéresser tout particulièrement le public français31 ». Avec Alfred H. Barr, le directeur du MoMA s’est révélé très actif dans la défense de l’art moderne et le développement des échanges artistiques internationaux32. Ce faisant, les deux hommes désiraient rehausser la réputation des États-Unis et corriger les a priori des Français sur la culture américaine : « Le maccarthysme a peut-être fait lumière sur quelques personnages subversifs, mais il nous a porté un immense préjudice parmi les libéraux européens, spécialement auprès du corps très influent et important des artistes et intellectuels33. »

12 Alors qu’à Paris, Jean Cassou cherchait à mettre un terme à une approche très franco- française de l’art, à New York Alfred H. Barr faisait part de ses inquiétudes au directeur du musée : « Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains viennent seulement de réaliser notre situation désavantageuse dans la compétition avec les Anglais et les Français, sans parler des Russes, sur le plan culturel34. » On compte en effet, après 1945, de nombreuses demandes d’expositions d’art américain, provenant d’institutions étrangères auxquelles le MoMA, par manque d’argent et de temps, n’avait pas donné suite. Parmi ces demandes se trouve celle d’un festival d’art américain à Paris, futur “Salut à la France”, dont l’idée avait été évoquée dès 1949, et qui projetait de faire découvrir aux Français les arts visuels américains tels que la photographie, alors très peu connus en France35.

13 À la fin des années 1940, alors que l’exposition “50 ans d'art aux États-Unis” n’était qu’un projet, ses organisateurs avaient la possibilité de choisir pour la section photographique entre Beaumont Newhall et Edward Steichen. Comparativement à la peinture36, la liste des candidats à la photographie était limitée et reflétait en cela l’hégémonie du MoMA en matière d’exposition de photographie au début des années 195037.

14 Selon le critique d’art James Thrall Soby : « En photographie, la meilleure personne pour une exposition contemporaine serait probablement Edward Steichen, maintenant

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directeur du département de Photographie du MoMA et showman hors pair […].

Cependant les photographies de l’Ouest américain du XIXe siècle raviront davantage les Français que la photographie moderne qui tend, en dehors de notables exceptions, à être un style international38. » Le caractère moderne de l’exposition fit finalement préférer Steichen à Newhall, davantage renommé en France39, ainsi qu’apprécié pour ses qualités d’homme de terrain, en contact avec la scène photographique contemporaine.

15 L’âme de l’Amérique

16 Avant que le succès planétaire de “The Family of Man” n’en fasse « autant pour la diplomatie américaine qu’elle n’en fit pour la photographie40 » et ne fixe définitivement les usages diplomatiques des images, Steichen dévoile pour “50 ans d'art aux États-Unis” une approche résolument moderniste de la photographie. En effet, cette exposition fait partie des « nombreuses expositions [du conservateur] plus petites et conçues de manière plus sensible, qui ont été totalement ignorées. Alors que l’idée persiste que l’attitude de Steichen envers la photographie était limitée au photoreportage humaniste41 ». Ici, Steichen présente aux côtés des maîtres de la photographie américaine, de jeunes photographes « pleins de hardiesse expérimentale42 ». À travers un choix d’images iconiques, le conservateur révélait l’âme de l’Amérique : la majesté des paysages de l’Ouest d’Ansel Adams, les contrées reculées du Midwest et du Sud des images de Walker Evans et Dorothea Lange, ou encore la vie des quartiers populaires de New York, enregistrée par Helen Levitt. Tous les aspects de la création photographique américaine sont exposés, et l’on trouve aux côtés de maîtres tels que Paul Strand (fig. 7) les photojournalistes Robert Capa et Eugene W. Smith, les abstractions de Harry Callahan et Aaron Siskind, les images surréalistes de Man Ray et Frederic Sommer, les expérimentations de Gjon Mili, les nus énigmatiques de Wynn Bullock ou encore les photographies de mode d’Arnold Newman et Irving Penn. Pour chaque photographe, Steichen sélectionna trois ou quatre images et soulignait ainsi l’individualité de chaque créateur.

17 Créativité et maîtrise technique furent les qualités unanimement reconnues chez les photographes américains. Le choix des images témoigne en effet d’une attention particulière portée aux usages expérimentaux de la photographie. Un historien d’art y décèle d’ailleurs les mêmes caractéristiques que celles des peintures expressionnistes, les mêmes « rythmes, imbrications, chevauchements et goûts pour l’inachevé » et remarque qu’il était « nécessaire de tout montrer simultanément, la rue […] et les expressions graphiques »43. La critique française verra la photographie, le cinéma et l’architecture comme les arts dans lesquels les États-Unis se révèlent avec le plus de force. À l’inverse, elle reprochera aux peintures et sculptures d’être encore tributaires d’une tradition artistique européenne44. Le succès des arts appliqués tenait sans doute au fait qu’ils illustraient la jeunesse et le dynamisme de l’Amérique. Art démocratique pratiqué tant par le professionnel célèbre que par l’amateur, la photographie recouvrait une notion de collectivité en opposition à un art européen individuel. En évoquant l’omniprésence de la photographie dans la vie des Américains, on célébrait les avancées technologiques et la richesse des États-Unis. Mieux encore, on rappelait les valeurs de collectivité et de démocratie : « On estime à 35 millions le nombre de photographes amateurs aux États- Unis », « Il y a plus d’appareils photographiques que de téléphones dans les familles américaines », ou encore « Avec les techniques modernes qui permettent à tout individu de s’exprimer grâce à la photographie, le “document” devient chaque jour à la portée de tous »45. Pour autant, le contenu de la section photographique ne véhiculait aucun

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message patriotique tel qu’on le trouvera à peine huit mois plus tard au musée national d’Art moderne avec “The Family of Man46”.

18 Alors que la peinture et la sculpture furent analysées selon des critères esthétiques, les arts appliqués invitaient à une redéfinition même des termes de la critique, qui les évalua au moyen de critères sociaux, philosophiques et moraux. Ainsi la photographie fut saluée pour être « le reposoir des valeurs humaines ». Parmi les critiques les plus anti- américaines, on préféra la photographie à l’hystérie des peintres expressionnistes abstraits, pour incarner « la seule touche de chaleur humaine à cette exposition47 ». Ainsi la photographie offrait à l’Amérique un visage plus humain et, alors que peintres et sculpteurs cherchaient à affirmer leur identité en se démarquant d’une tradition européenne, celle-ci échappait à cette confrontation en étant l’unique apanage de l’Amérique. La dualité entre un art américain collectif, populaire et démocratique et un art européen individuel48 faisait ainsi de la photographie une pratique artistique américaine par excellence.

19 Afin de mieux appréhender la composante diplomatique des photographies sélectionnées par Steichen, sans doute faut-il revenir sur l’exposition “La photographie américaine contemporaine49” (1953), première exposition de photographie organisée par le programmeinternationnal du MoMA, d’où furent tirées les images de “50 ans d’art aux États-Unis”. “La photographie américaine contemporaine” fut tour à tour exposée au Japon, puis à Paris dans “50 ans d’art aux États-Unis”, avant de circuler à Zurich (1955), à La Haye, en Autriche et en Yougoslavie (1956). Sa réception critique au Japon offre un éclairage supplémentaire sur la portée diplomatique de l’image photographique. Au Japon on exposa côte à côte les photographies américaine s et japonaises : « En comparant les œuvres des photographes américains avec celles de leurs camarades japonais, l’avis général était que ces derniers tendaient de plus en plus vers le réalisme et dévoilaient une prédilection pour les sujets qui reflétaient les dures conditions de l’après-guerre ; alors que les Américains se montraient davantage préocupés par la construction de leurs images et dévoilaient une tendance grandissante pour l’abstraction et le surréalisme50. » Si les photographes japonais utilisaient l’outil photographique comme un moyen d’explorer et de documenter leur pays dévasté, l’emphase donnée par Steichen au talent artistique du photographe fut condamnée par la critique japonaise. Elle voyait en effet, dans le choix des photographies américaines, les goûts du conservateur tenir une place trop importante. Alors que les critiques anti-américaines voyaient l’exposition comme l’expression d’une entreprise colonialiste, on reconnut néanmoins à la photographie l’avantage d’offrir au public un aperçu de la vie à l’américaine.

20 La célèbre image de Walker Evans “Joe’s Auto Graveyard” (fig. 8) représentait ainsi « le symbole d’un pays vaste, riche de cultures différentes et doté d’importantes ressources naturelles51 ». Dans le Japon dévasté, où le moindre morceau de tôle peut revêtir de la valeur, la représentation de ces carrosseries d’automobiles entassées faisait de cette image l’emblème des richesses naturelles et matérielles de l’Amérique (elle révélait au demeurant les dégâts causés par les années de la Dépression). Au-delà de la valeur artistique de la photographie, la valeur inévitablement documentaire du médium semblait servir les intérêts diplomatiques des États-Unis, car « en raison de l’inévitable spécificité d’une photographie, même les images dépourvues de personnages peuvent difficilement être regardées sans dégager une forme de contenu social et politique52 ».

21 Quel message politique ces photographies pouvaient-elles transmettre ? Sans doute celui que la liberté créatrice du photographe était à l’image de la liberté d’une nation. Elles

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rappelaient en outre que « donner sa liberté à l’artiste, c’est, en langage américain, éviter tout contrôle du gouvernement […]. En creux, c’est bien sûr le modèle communiste qui est visé53 ».

22 Edward Steichen moderniste

23 Le texte d’introduction rédigé par Steichen pour “50 ans d’art aux États-Unis” reprit le credo d’un art dépolitisé : « L’importance de tout procédé artistique, quel qu’il soit, dépend en définitive, avant tout, de la complète liberté laissée à l’artiste. Des contraintes d’expression peuvent toutefois lui être imposées de l’intérieur. Un culte trop exclusif manifesté par un photographe individuel ou par un groupe peut avoir des effets aussi néfastes qu’un programme dicté par une philosophie politique54. » Ainsi Steichen formulait clairement pour la photographie ce qui faisait la force de la peinture abstraite, c’est-à-dire une entière liberté d’expression provenant de l’absence de pressions idéologiques exercées sur l’artiste. L’esthétique d’une visualité pure des peintres de l’expressionnisme abstrait semblait trouver un équivalent photographique sous la plume de Steichen lorsque, « en raison de l’ampleur et de la diversité de ses fonctions de témoin et d’enregistreur », il choisissait de n’envisager que les possibilités esthétiques du médium. En détachant la photographie de tous ses usages autres qu’expressif, Steichen dévoilait une conception formaliste du médium, qui n’est pas sans rappeler le modernisme photographique tel qu’il sera théorisé par John Szarkowski dans The Photographer’s Eye (1966).

24 Le texte de Steichen semble contredire ce que les traditionnelles historiographies ont retenu de l’action du conservateur, c’est-à-dire une conception populaire de la photographie envisagée non comme un médium artistique, mais comme un moyen de communication. En effet “50 ans d’art aux États-Unis” et “The Photographer’s Eye” affichent une commune volonté de souligner l’unicité du médium en le distinguant de la peinture, ainsi Steichen déclare : « La technique du photographe diffère complètement de celle du peintre : son point de départ est une surface nue, puis par des moyens plus ou moins complexes, toujours sous son contrôle absolu, il arrive peu à peu à développer et à réaliser son idée. Le photographe, lui, part d’une image achevée, et les possibilités techniques dont il dispose pour s’en rendre maître méritent à peine d’être mentionnées, par rapport à celles du peintre55. » Cette affirmation préfigure les propos de Szarkowski lorsqu’il affirme dans The Photographer’s Eye que la différence entre la photographie et la peinture repose sur la distinction du faire et du prendre : « L’invention de la photographie constitua un procédé radicalement nouveau pour prendre une image, fondé non plus sur la synthèse, mais sur la sélection. Cette différence est fondamentale ; on faisait un tableau, mais pour parler comme tout le monde, on prenait une photographie56 . » Un peu plus loin, l’approche formaliste de Steichen se précise : « […] il n’y a pas à proprement parler de période archaïque ou primitive dans la photographie. Le procédé lui-même est né complet et la plupart des premières photographies n’ont guère à souffrir de la comparaison avec celles d’aujourd’hui57. » Ici les différents contextes de production des images photographiques ne constituent pas pour Steichen de critères valables dans sa définition de l’image. Cet aspect rappelle John Szarkowski qui, dans The Photograher’s Eye déclare : « Comme un organisme, la photographie est née complète. C’est dans la prise de conscience progressive de son essence que repose son histoire58. »

25 Le contexte politique dans lequel prend place l’exposition de 1955 semble justifier l’emploi d’un vocabulaire formaliste. En effet, le caractère diplomatique de cette manifestation a conduit ses organisateurs à tenir à distance toute propagande politique,

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craignant que la presse communiste française ne compromette l’exposition. Ainsi l’application de critères formalistes permettait de tenir à distance tout contenu susceptible de desservir l’image des États-Unis. Inversement, la célébration des possibilités expressives du médium permettait d’illustrer les valeurs de liberté et d’individualité de l’Amérique. En envisageant le photographe comme un artiste, Steichen délaissait les usages documentaires et sociologiques de l’image et confirmait la séparation qui s’opérait aux États-Unis depuis la fin des années 1940, entre une photographie documentaire et une photographie subjective. Une comparaison de la section photographique de “50 ans d’art aux États-Unis” (1955) avec celle de “Trois siècles d’art aux États-Unis” (1938) permet de mettre en évidence l’évolution de la critique photo graphique ainsi que ses rapports avec la politique américaine.

26 Photographie et politique aux États-Unis

27 En 1938, alors que le département de Photographie du MoMA n’était encore qu’un projet, Newhall fut chargé de présenter au musée du Jeu de paume, à travers une soixantaine de photographies, tous les aspects de la création photographique américaine. Il présenta les expérimentations de Muybridge sur la décomposition du mouvement, une section consacrée aux daguerréotypes avec des images de Mathew Brady (fig. 9), les travaux de Russel Lee relatant l’histoire de l’Amérique, des images issues de la revue Camera Work (Alfred Stieglitz, Paul Strand), des travaux d’Ansel Adams, Edward Weston, Ira Martin, Charles Sheeler ainsi que des photographes contemporains tels que Man Ray, Berenice Abbott, Walker Evans ou Ben Shahn. Enfin un hommage américain à Louis Daguerre, avec le portrait de l’inventeur français par Charles R. Meade (1848). Dans cette sélection d’images, l’Amérique de Roosevelt et les commandes d’État de la Works Progress Administration sont perceptibles. Tout d’abord dans le texte de Newhall, dont une grande partie est consacrée à l’évocation de la photographie du documentaire social : « Ce n’est que récemment qu’une esthétique s’est vue fondée sur la valeur de document sociologique de la photographie. Lewis Hine a étudié avec son appareil l’exploitation des enfants au travail dès 1908 ; depuis lors, Berenice Abbott, Walker Evans, Dorothea Lange, Ben Shahn et d’autres photographes présentés dans cette exposition ont photographié l’Amérique selon ce point de vue, pour les agences gouvernementales ou pour les nouveaux magazines – deux forces qui ont stimulé la remarquable popularité de la photographie ces dernières années59. » En évoquant le contexte de création des photographies, Newhall décrivait une tradition photographique liée aux usages historiques et documentaires de l’image. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le contexte sociopolitique délicat des États-Unis provoque le recul d’une photographie documentaire, susceptible de véhiculer un contenu subversif, comme l’illustre la disparition de la Photo League (1951), une association de photographes engagés dans les usages réformateurs de l’image. En 1955, le catalogue du festival “Salut à la France” ne fait aucune mention de la photographie documentaire des années 1930 et 1940. On y trouve en revanche l’évocation du photojournalisme, illustré par les magazines comme Life. Dans “50 ans d’art aux États-Unis”, Steichen délaissa la question des contextes de production pour ne s’attacher qu’aux qualités formelles des images. Ainsi celles-ci étaient appréciées pour leur capacité à « pénétrer au-delà de la surface des choses », à exprimer « la magie du détail d’une croissance ou d’un dépérissement », ou encore « le sens de l’infini, rendu au suprême degré dans la précision optique du détail et du ton »60.

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28 Alors que les traditionnelles historiographies du médium voient le mandat de Steichen comme une parenthèse de quinze ans dans l’histoire du modernisme photographique, l’exposition “50 ans d’art aux États-Unis” apporte la preuve de la persistance, à la suite de Newhall, d’une conception moderniste du médium. Elle dévoile ainsi chez Steichen une conception plurielle de la photographie, reflétée par sa propre carrière de photographe. Alors que selon John Szarkowski, les écrits de Steichen sur la photographie étaient « plutôt obscurs qu’analytiques61 », il apparaît que le texte de 1955 fait exception à cette observation. Enfin, si les écrits de Steichen étaient rares, John Szarkowski élaborera à sa suite une véritable théorie du médium, qui trouva un accueil favorable en France au début des années 1970. En témoigne la célèbre exposition “Mirrors and Windows : la photographie américaine depuis 196062”, organisée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris lors du Mois de la Photo en 1980. Sur une trentaine d’expositions, celle-ci était la seule à s’accompagner d'un appareil critique, clarifiant pour le public français les questions soulevées par une photographie d’art.

NOTES

1. Ce modèle est largement tributaire de l’œuvre théorique de John Szarkowski, conservateur au département de Photographie de 1963 à 1991. 2. François C HEVAL, “L’épreuve du musée”, Études photographiques, n° 11, mai 2002, p. 5-43 ; Quentin BAJAC, “Stratégie de légitimation. La photographie dans les collections du Mnam et du musée d’Orsay”, Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 222-233. 3. Le Département d’État, “State Department”, est le ministère des Affaires étrangères aux États- Unis. 4. Voir en particulier Max KOSLOFF, “American Painting during the Cold War”, Artforum, 13 mai 1973, p. 43-54 et Eva COCKROFT, “Abstract Expressionism : Weapon of the Cold”, Artforum, 12 juin 1974, p. 39-41. 5. “50 ans d'art aux États-Unis”, plus connue sous le nom de “Modern Art in the US” fut organisée par le MoMA à la demande du gouvernement français. D’autres pays ont par la suite désiré accueillir cette exposition. Au total, elle circula dans huit centres artistiques européens, faisant d’elle la plus grande exposition d’art américain jamais envoyée à l’étranger. 6. Des expositions telles que “Road to Victory” (1942) ou “The Family of Man” (1955) ont signé le caractère populaire du mandat de Steichen au département de Photographie du MoMA. 7. René d’Harnoncourt, “International Activities of The Museum of Modern Art 1952-1956”, René d’Harnoncourt [ci-après RdH] Papers, VI.71., MoMA Archives, New York. 8. Il est intéressant de noter que cette première exposition fut spécialement conçue pour la France, à la demande du gouvernement français, et présentée au musée du Jeu de paume du 24 mai au 31 juillet 1938. Le musée du Jeu de paume était alors dédié aux expositions d’art étranger. Parmi les organisateurs, on trouve André Dézarrois, conservateur du musée du Luxembourg, A. Conger Goodyear et Alfred H. Barr. 9. Lettre de Beaumont Newhall à Ansel Adams (8 février 1938), Beaumont Newhall Papers, II.1. MoMA Archives, New York. La section photographique de l’exposition “Trois siècles d’art aux

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États-Unis” succède à l’exposition “Photography 1839-1937”, présentée au MoMA du 17 mars au 18 avril 1937. 10. Au sujet des expositions d’art américain présentées en France dans l’entre-deux-guerres, voir Jocelyne ROTILY, “Politique des musée du Luxembourg et du Jeu de paume face à l’art américain : histoire de deux grandes expositions dans le Paris de l’entre-deux-guerres”, Gazette des beaux-arts, nov. 1997. 11. La partie consacrée à l’architecture moderne comprend les travaux de Henry Richardson, Louis Sullivan, Raymond Hoods et Frank Lloyd Wright. 12. Pour le cinéma, on trouve les films de Chaplin, des comédies musicales (Alan Crosland), et des grands classiques du film noir (Mervyn Le Roy). 13. J. ROTILY, art. cit. 14. Voir à ce sujet John S ZARKOWSKI, The Photographer’s Eye, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1966 et William Eggleston’s Guide, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1976. 15. Parmi les expositions organisées par le MoMA et présentées en France, on trouve (liste non exhaustive) : “US Selection for Berlin Trade Fair” (1952), “12 peintres et sculpteurs américains contemporains” (1953), “Dessin contemporain aux États-Unis” (1954), “50 ans d'art aux États- Unis” (1955), “The Skyscrapers : USA” (1956), “The Family of Man” (1956), “The New American Painting”(1958-1959). 16. Sur la question de la promotion du design industriel américain en France, voir Gay R. MCDONALD, “Selling the American Dream : MoMA, Industrial Design and Post War France”, Journal of Design History, vol. 17, n° 4, 2004. 17. Jean CASSOU, “Préface”, 50 ans d’art aux États-Unis: collection du Museum of Modern Art de New York, Paris, Musée national d’Art moderne, 1955, p. 8. 18. Créé grâce à un don de 625 000 dollars du Rockefeller Brothers Fund, le programme international étend les activités du MoMA à l’Europe et l’Asie. En 1956, après quatre ans d’activité, le musée a envoyé trente expositions à l’étranger, donnant lieu à soixante-dix expositions (comprenant une représentation américaine dans les biennales de Venise et Sao Paulo), dans cinquante villes différentes. “International Activities of The Museum of Modern Art 1952-1956”, RdH Papers, VI.71. MoMA Archives, New York. 19. Avant que le programme international ne soit créé, il existait au sein du MoMA de 1932 à 1953, un département d’expositions itinérantes (au niveau national et international). En 1956, le programme international fut largement agrandi et prit le nom de International Council. 20. On doit cette décision à George Marshall, nouveau ministre des Affaires étrangères. Au sujet de la bataille menée contre l’art moderne, voir George DONDERO, “Extrait du Congressional Record” (1949), trad. française dans Charles HARRISON et Paul WOOD, Art en théorie, 1900-1990, Hazan, Paris, 1997, p.719-723 (1re éd. anglaise en 1992). 21. R. d’Harnoncourt, “International Activities of The Museum of Modern Art 1952-1956”, art. cit. 22. L’exposition “12 peintres et sculpteurs américains contemporains” est la première exposition organisée par le programme international du MoMA. Présentée du 24 avril au 8 juin 1953 au musée national d’Art moderne, l’exposition compte 56 peintures par neuf peintres (Albright, Hopper, Shahn, Marin, Graves, Kane, Davis, Gorky et Pollock) et 18 sculptures de trois sculpteurs (Calder, Roszak et Smith). En dehors de Calder et Marin, la plupart des artistes étaient inconnus de la critique française. Voir à ce sujet G. R. MCDONALD, “The Launching of American Art in Post war France, Jean Cassou and the Musée National d’Art Moderne”, American Art, printemps 1999, p. 41-61. 23. Le festival “Salut à la France, hommage culturel américain” présentait tous les aspects de la vie artistique américaine : danse, musique, théâtre, cinéma, exposition. 24. « Ce jeune pays soi-disant sans tradition artistique se lance dans les arts avec une impétuosité et une audace insolentes. Il ne tient pas compte des règles artistiques établies depuis des siècles

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par les institutions et qui défendent la supériorité des arts plastiques sur la photographie par exemple », Lucie Mazauric, journaliste à Vendredi, citée par J. ROTILY, “Politique des musées du Luxembourg et du Jeu de paume face à l’art américain : histoire de deux grandes expositions dans le Paris de l’entre-deux-guerres”, art. cit. 25. Au sujet des relations France/États-Unis après 1945, voir Richard KUISEL, Seducing the French: the Dilemma of Americanization, University of California Press, 1993, trad. française Le Miroir américain, 50 ans de regard français sur l’Amérique, Paris, J.-C. Lattès éd., 1996. 26. Avant d’être nommé conservateur du musée national d’Art moderne, Jean Cassou était conservateur adjoint au musée du Luxembourg. 27. Lettre du 20 juillet 1952 adressée à René d’Harnoncourt, Alfred H. Barr Jr. [ci-après AHB] Papers, [2171 ; 817], MoMA Archives, New York. 28. Le rôle joué par Darthea Speyer est d’une importance capitale dans les échanges entre Paris et New York. Voir à ce sujet une interview de D. Speyer conduite par Paul Cummings le 28 juin 1976, Smithsonian Archives of American Art, consultable sur internet : http://www.aaa.si.edu/ collections/oralhistories/tranSCRIPTs/speyer76.htm 29. J. CASSOU, “Préface”, 50 ans d’art aux États-Unis: collection du Museum of Modern Art de New York, op. cit., p. 8. 30. Serge GUILBAUT, “Recycling or globalizing the museum : MoMA-Guggenheim approaches”, Parachute, n° 92, oct.-déc. 1998, p. 63. 31. Interview de René d’Harnoncourt, RdH Papers, VI.82, MoMA Archives, New York. 32. Durant la guerre froide, l’art moderne, ainsi que l’hégémonie du MoMA dans la diffusion de l’art américain à l’étranger, ont fait l’objet d’attaques, auxquelles Alfred H. Barr et René d’Harnoncourt ont répondu à travers de nombreux textes. Voir R. d’Harnoncourt, “Challenge and Promise : Modern Art and Modern Society”, Magazine of Art, nov. 1948, p. 251-253, “Europe needs no babying”, The Saturday Review, 23 juillet 1955, p. 18-19, “Modern art and Freedom”, Facts Forum News, juin 1956, p. 12-17, RdH Papers, Series X : Sarah d'Harnoncourt Donation 1925-1970s, MoMA Archives, New York, et Alfred H. BARR, “L’art moderne est-il communiste ?”, New York Sunday Times Magazine, 14 décembre 1952, p. 22-23 et 28-30 (trad. française dans Ch. HARRISON et P. WOOD, Art en théorie, 1900-1990, op. cit. p. 726-730). 33. « Nous nous souvenons tous du désastre de l’exposition du Département d’État de 50 peintures modernes qui furent retirées de Prague à un moment crucial, devant les pressions du Congrès », lettre de Alfred H. Barr à René d’Harnoncourt, 20 déc. 1950, AHB Papers [AAA :2171 ;825], MoMA Archives, New York. 34. Lettre du 1er déc. 1950, AHB Papers [AAA :2171 ;825], The MoMA Archives, New York. 35. On trouve en effet l’évocation de ce projet dans une correspondance datant de 1949 entre Parmegia Migel Ekstrom (qui désirait que l’exposition soit prête pour l’été 1950) et James Thrall Soby. La même année, Darthea Speyer fit une demande d’exposition d’art américain, qui donnera forme en 1953 à la fameuse exposition “Douze peintres et sculpteurs américains” au musée national d’Art moderne. Cf. AHB Papers [2171 ;797], European Exhibition Requests, MoMA Archives, New York. 36. Pour l’organisation du festival, la liste des personnes susceptibles de s’occuper des peintures était large : Alfred H. Barr et Dorothy C. Miller au MoMA, Lloyd Godrich et Hermon More au Whitney Museum, Daniel C. Rich à l’Art Institute de Chicago, ou encore Douglas Mac Agy au musée d’Art de San Francisco. Cf. lettre de James Thrall Soby à Parmegia Migel Ekstrom du 20 nov. 1949, AHB Papers [2171:850] MoMA Archives, New York. 37. Dans les années 1950, on compte parmi les musées qui exposaient occasionnellement de la photographie, le musée des Beaux-Arts de Cincinnati, le musée d’Art de San Francisco et l’Art Institute de Chicago.

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38. Lettre de J. Th. Soby à P. M. Ekstrom du 20 nov. 1949. AHB Papers [2171 :850] MoMA Archives, New York. 39. Voir à ce sujet Kristen GRESH, “The European Roots of The Family of Man”, History of Photography , vol. 29, n° 4, hiver 2005, p. 331-343. 40. Helen GEE, Photography of the Fifties: An American Perspective, Tucson Center for Creative Photography, 1980, p. 7. 41. Ibid. 42. La section photographique comprenait une centaine de photographies. 43. André CHASTEL, Le Monde, International Program Exhibition Records. Summary of French Press Reaction (ICE V.21.2), MoMA Archives, New York. L’exposition a eu une réception critique importante, grâce aux nombreuses publicités qui l’ont annoncée et fut un événement très attendu des Français. 44. « Les critiques françaises ont été beaucoup moins exaltées par les peintures et les sculptures que par l’architecture, la photographie et le cinéma », Herald Tribune Book Review, 17 avril 1955, Dorothy C. Miller Papers, I.8.b. “50 ans d'art aux États-Unis”, MoMA Archives, New York. 45. Introduction au catalogue du festival “Salut à la France”, p. 48, Department of Public Information Records II.A.46, MoMA Archives, New York. 46. L’exposition de photographie “The Family of Man” fut présentée au musée national d’Art moderne du 20 janvier au 21 février 1956. 47. Maurice ARMAND, Rivarol, International Program Exhibition Records. Summary of French Press Reaction (ICE V.21.2), MoMA Archives, New York. 48. « Plus l'art est collectif, plus il est américain, plus il est individuel, plus il est européen », Georges MENANT, La Dernière Heure lyonnaise, International Program Exhibition Records. Summary of French Press Reaction, (ICE V.21.2), MoMA Archives, New York. 49. L’exposition “Contemporary American Photography” fut tenue au musée d’Art moderne de Tokyo du 29 août au 4 octobre 1953, puis à Osaka du 11 au 18 octobre 1953. Après avoir été montrée en France dans “50 ans d’art aux États-Unis” du 30 mars au 15 mai 1955, elle fut montrée à Zurich en juillet 1955, à La Haye du 2 mars au 15 avril 1956, en Autriche du 5 mai au 2 juin 1956, en Yougoslavie du 6 juillet au 6 août 1956. 50. Summary of Japanese Reaction to the Exhibition “Contemporary American Photography”, International Program Exhi bition Records, Contemporary American Photography (ICE IV. 181.2), MoMA Archives, New York. 51. Ibid. 52. Kevin MOORE, “La nostalgie du moderne”, à paraître. 53. Frédéric MARTEL, De la culture en Amérique, Paris, Gallimard, 2006, p. 115. 54. E. STEICHEN, 50 ans d’art aux États-Unis: collection du Museum of Modern Art de New York, op. cit. p. 98. 55. Ibid., p. 97. 56. John SZARKOWSKI, The Photographer’s Eye, Museum of Modern Art, New York, 1966, n. p. 57. E. STEICHEN, 50 ans d’art aux États-Unis…, op. cit., p. 97. 58. J. SZARKOWSKI, The Photographer’s Eye, op. cit. L’idée d’une photographie envisagée comme organisme avait déjà été formulée par Paul Strand en 1923, lorsqu’il voyait la photographie comme « un ensemble de matériaux qui, entre les mains de quelques individus et sous le contrôle de la plus grande nécessité intérieure combinée au savoir, peut devenir un organisme avec une vie qui lui est propre », cf. Paul STRAND, “The art motive in photography”, Photography Syllabus and Reading, New York, Photo League, 1938, p. 3. 59. Beaumont NEWHALL, “Exhibition of American Art in Paris”, The Bulletin of the Museum of Modern Art, vol. 4-5, April-May 1938. 60. E. STEICHEN, 50 ans d’art aux États-Unis…, op. cit., p. 97.

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61. J. SZARKOWSKI, “The Family of Man”, Studies in Modern Art, n° 4, Museum of Modern Art, New York, 1994, p. 18. 62. Id., Mirrors and Windows: American Photography since 1960, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1978, trad. française par P. Bachelard, Mirrors and Windows:la photographie américaine depuis 1960, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1980.

AUTEUR

LAETITIA BARRÈRE Université Paris I

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Regard sur la France Edward Steichen entre Paris et New York

Kristen Gresh

1 En 1929, la création du Museum of Modern Art de New York (MoMA) répondait à la volonté d’exposer des œuvres d’avant-garde visant à mettre en valeur le travail des artistes contemporains. Dans cette perspective, le MoMA devient un lieu prestigieux de diffusion de la photographie du XXe siècle. Edward Steichen (1879-1973), nommé conservateur pour la photographie en 1947, donne à la photographie française une place particulière qui le distingue de son prédécesseur, Beaumont Newhall, puisant ses sources d’inspiration lors de ses nombreux voyages en France. Cette politique originale mérite d’être analysée au regard des relations transatlantiques puisque Steichen a joué un rôle de médiation essentiel entre la France et les États-Unis.

2 Lorsque Steichen arrive au MoMA, il se distingue de Newhall qui se concentrait davantage sur la reconnaissance artistique du médium. Après avoir été invité à organiser deux expositions sur la guerre, “Road to Victory” en 1942 et “Power in the Pacific” en 1945, Steichen prend la direction du département de Photographie en 1947. Fort de son expérience militaire et de sa pratique de photojournaliste, il bouleverse l’institution en usant du médium comme d’un moyen de communication, provoquant le départ de Newhall. En 1949, l’exposition “The Exact Instant” comprend ainsi trois cents photographies de presse, encadrées dans les pages des magazines où elles avaient été publiées, conservant ainsi leur contexte d’origine.

Une attention particulière : Steichen au MoMA et la photographie française

3 Cette pratique est empreinte d’un goût pour l’Europe et en particulier pour la France. Cet attachement à la France et la liberté dont il jouit dans le choix de ses projets lui permettent de donner la dimension qu’il souhaite à l’intégration de la photographie européenne au MoMA1.

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4 Steichen s’appuie sur ses liens personnels avec la France pour sa première exposition de la photographie française, “Roots of French Photography”, produite en 1949. Deux ans plus tard, il tente d’organiser une exposition de photographie contemporaine française et reprend contact avec Henri Cartier-Bresson qu’il a rencontré à New York peu auparavant. En mai 1951, ils entament une importante correspondance2. Steichen y évoque son souhait d’organiser des expositions internationales3 et il lui semble naturel de commencer par la photographie française : « Il est temps que nous nous rendions compte que le génie de la France trouve aussi son expression dans la photographie4. » Le conservateur demande à Cartier-Bresson de choisir de quatre à six photographes français, exprimant son souhait d’y inclure Brassaï. Il fait également savoir qu’il a vu des images « stimulantes5 » de et d’Édouard Boubat, mais lui laisse le choix dans l’appréciation des photographes.

5 La confiance qu’il accorde à Cartier-Bresson est exceptionnelle et repose sur l’estime qu’il lui porte et la connaissance de son travail diffusé par l’agence Magnum qui commercialise les images de nombreux photographes français aux États-Unis6.

6 L’exposition intitulée “Five French Photographers” réunit Brassaï, Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Izis (Israël Bidermanas) et Willy Ronis7. Au cours de sa préparation, Cartier-Bresson explique qu’il pense, comme Brassaï, « qu’une exposition comprenant le travail de ces hommes ne peut pas à proprement parler s’intituler “Photographie contemporaine française”. Il s’agit avant tout d’un “témoignage humain” (ou tout autre nom…) qui ne représente que notre vision particulière8 ». Brassaï et Cartier-Bresson souhaitent se démarquer de la photographie française contemporaine, soulignant la notion de témoignage dans leurs images. En intitulant l’exposition “Five French Photographers”, Steichen respecte la particularité de ces auteurs et contribue à la définition d’un mouvement qu’on appellera par la suite « la photographie humaniste9 ». Cette exposition donne aux Américains une idée de cette « vision particulière ».

7 “Five French Photographers” connaît un grand succès que confirment la version itinérante de l’exposition et les cinquante-trois pages dédiées à l’exposition dans le US Camera Annual de 195310. À ce propos, Steichen écrit : « À travers leurs personnalités et leurs styles très différents, se manifeste une profonde unité, certes sous-jacente, fondée sur une attention collective et évidente portée à l’aspect humain des choses, des moments, et des lieux représentés11. »

8 Dans le New York Times, lejournaliste et critique de photographie Jacob Deschin écrit : « Dans leur ensemble, les images ne donnent pas uniquement aux photographes américains une idée vivante de la société française mais présentent aussi l’inspiration originale d’un groupe de photographes, qui travaillent avec acharnement pour transmettre ce qu’ils voient, directement, sans fioritures ni recours aux effets de “choc”12 . » L’évocation de sujets simples et quotidiens est une nouveauté pour le public américain. Le journaliste Deschin affirme que ces scènes parfois banales, comme un chat sous un porche ou une femme qui marche sous la pluie, peuvent se révéler extraordinaires.

9 Henri Cartier-Bresson écrit à Steichen : « [Capa] m’a dit que l’exposition était un grand succès et je veux vous en remercier. C’est vous qui stimulez tant le public que les photographes en donnant à la photographie une bonne direction et en communiquant votre enthousiasme à tout le monde13. » Cette première exposition sera suivie par d’autres manifestations révélant l’importance majeure accordée aux photographes français, qui disposent de peu de lieux d’exposition dans leur pays.

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Le point d’orgue des échanges transatlantiques : “The Family of Man”

10 En 1955, Steichen monte « The Family of Man », une exposition, ambitieuse et mythique, de 503 photographies (choisies parmi plus de 2 000 000) par 273 photographes du monde entier qui a six versions itinérantes qui ont été exposées dans 37 pays y compris la France.

11 Dans une lettre de juin 1952, Steichen écrit à Cartier-Bresson et lui présente son projet : « […] une grande exposition photographique que nous allons montrer ici et de façon itinérante en Europe. Le thème général de l’exposition sera la famille de l’homme… Je crois que ce projet vous intéressera et je tiens beaucoup à avoir vos idées et vos conseils sur le projet14. » Cartier-Bresson est l’un des premiers photographes à qui Steichen annonce son grand projet, même si le titre n’est pas encore précisé explicitement. Plus tardivement, Steichen correspond avec d’autres photographes tels Izis, Doisneau et Boubat, ce dernier n’a d’ailleurs pas figuré dans “Five French Photographers”.

12 En 1952, suite aux projets d’agrandissement du département de Photographie du MoMA et dans le cadre de la préparation de “The Family of Man”, Steichen part en Europe pour y recueillir des images. Cartier-Bresson reste l’un de ses interlocuteurs les plus importants et l’un des seuls étrangers à être sollicités. À ce moment-là, Steichen entretient surtout des rapports avec des photographes américains comme Dorothea Lange ou Wayne Miller.

13 De nombreuses années après son premier voyage, ce séjour est l’occasion de renforcer ses liens avec la France. Il écrit à plusieurs photographes avant de quitter New York, notamment aux « five french photographers15 ».

14 Steichen arrive en Europe le 22 septembre 1952. Il s’établit à Paris pour effectuer ses principales démarches. Il y reçoit son courrier et y passe plus de temps que dans les autres villes (Zurich, Stockholm, Amsterdam, Munich, Londres, etc.). Contrairement à Newhall venu en 1936 rencontrer surtout des collectionneurs pour son exposition “Photography 1839-1937”, Steichen cherche à entrer en contact avec différents photographes, célèbres ou inconnus. Il espère trouver des images pour illustrer le thème de la « famille de l’homme ».

15 Steichen s’appuie sur le soutien administratif et financier du musée et notamment de René d’Harnoncourt, le directeur du MoMA. Ce dernier écrit une lettre de recommandation à Jean Cassou, directeur du musée d’Art moderne de Paris. Dans cette lettre, d’Harnoncourt rappelle à son confrère que Steichen a été l’un des premiers à introduire l’École de Paris aux États-Unis16. En plus du soutien du MoMA, Steichen bénéficie d’autres avantages comme le fait d’avoir vécu à Paris, d’y avoir rencontré plusieurs photographes et de parler le français.

16 Steichen rencontre qu’il contacte dès son arrivée17. L’image que Steichen choisit pour “The Family of Man” est une photographie du fils de Ronis jouant avec un petit avion – soit une photographie de famille, exposée dans la section dédiée spécifiquement aux enfants18. Le conservateur encourage Ronis à envoyer plus d’images mais celui-ci déclare aujourd’hui avoir été trop timide pour le faire19. Avec le recul, il avoue qu’il ne connaissait pas le rôle de Steichen à l’époque :

17 « […] par la suite, en apprenant la véritable stature de cet homme, c’est-à-dire sa stature de photographe, d’artiste photographe par certains côtés historien de la photographie, et de chef respecté du département photographique du MoMA, j’ai été très vexé de l’avoir

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reçu comme un monsieur que l’on reçoit poliment – on reçoit normalement poliment quelqu’un qui vous demande d’être reçu. Et on s’est écrit ensuite et puis ça en est resté là 20. »

18 Le photographe explique qu’après la guerre, la quantité de travail et le nombre de photographes en France était tel que la connaissance de photographes étrangers s’avérait peu probable pour les photographes français21. De plus, les moyens de diffusion internationale de la photographie étaient peu développés. Steichen sert donc de médiateur entre l’Europe et les États-Unis22.

19 À Paris, Steichen rencontre également Sabine Weiss, qui pense qu’il a eu son nom par Charles Rado, fondateur de l’agence Rapho Guillemette. Steichen choisit trois de ses photographies23 et, au total, il sélectionne treize images de l’agence Rapho – y compris celles de Brassaï et de Doisneau24.

20 Steichen exploite également les réseaux d’autres agences, notamment Magnum Photos où il se rend de façon régulière pendant son séjour25. La politique de la coopérative permet aux photographes de travailler avec une certaine liberté, sans les contraintes d’une publication et sans éditeur. Les images qui résultent de cette façon de travailler sont souvent des images engagées et semblent correspondre à ce que Steichen recherche. “The Family of Man” présente quarante photographies de l’agence Magnum, dépassant ainsi largement la représentation des autres agences.

21 Steichen rencontre également des éditeurs et des photographes de publications comme Réalités et Point de vue26 ainsi que Paris-Match et Plaisirs de France, qui présentent d’abondantes illustrations. Steichen y voit un style de photographie fondé sur l’expérience de la guerre qui n’en demeure pas moins optimiste sur l’avenir. Des photographes comme Boubat, Doisneau ou Brassaï travaillent pour ces magazines27. Empreintes d’une même sensibilité commune à la vie quotidienne, ces photographies représentent pour Steichen une tendance typique de la photographie française qu’il cherche à faire connaître au public américain.

22 Les rencontres entre Steichen et ces photographes français renforcent les liens entre le monde photographique de New York – y compris celui du MoMA – et les photographes français d’après-guerre. Beaumont Newhall écrit à Steichen que ses amis français sont enchantés de l’avoir rencontré28. Cartier-Bresson, Izis et Boubat ont également exprimé leur enthousiasme dans leurs lettres29. Cartier-Bresson fournit dix photographies de son travail, une démarche exceptionnelle lorsque l’on sait que la majorité des 273 photographes présents dans “The Family of Man” n’avaient qu’une ou deux images incluses dans l’exposition30. Au total, il y a 31 photographies françaises sur les 503 images qui composent l’exposition, soit presque un tiers de la photographie européenne y figurant.

23 De retour aux États-Unis, Steichen présente “The Family of Man” comme « un miroir de la vie31 »aux photographes et la rédaction des magazines. Il explique alors que la recherche de photographies sur le thème de la vie quotidienne reste une entreprise malaisée. Selon Steichen, les Français sont « les seuls photographes qui ont photographié de façon approfondie la vie quotidienne ». Il cherche des images sur la « quotidienneté » ( everydayness), qu’il décrit comme « la beauté des choses qui remplissent nos vies32 ». Ce style de photographie française se distinguerait du reste de la photographie européenne. Steichen y voit « une simplicité tendre, un humour rusé, un enthousiasme chaleureux… et une vivacité convaincante33 ». Pour lui, les douze photographes français présents dans

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“The Family of Man” montrent de l’humanité et de la compassion dans leur travail, éléments qui semblent importants dans sa conception de la famille. Ces images sont un modèle d’inspiration pour Steichen. Il les promeut afin d’orienter sa recherche d’images pour “The Family of Man” et vise plus généralement à influencer la photographie américaine34.

24 La France est certainement le pays européen le mieux représenté dans les expositions photographiques du MoMA organisées par Steichen, “Roots of French Photography”(1949), “Newly Acquired Photographs by Stieglitz and Atget” (1950), “Five French Photographers” (1952), “Postwar European Photography” (1953), “Language of the Wall : Parisian Graffiti Photographed by Brassaï” (1956).

25 En 1953, Steichen organise une exposition intitulée “Post-War European Photography”, dont la dimension philosophique a pu lui servir dans la création de “The Family of Man”. De nombreuses images de photographes français y figurent et reprennent l’idée d’universalisme : « “Post-War European Photography” représente un échantillon du travail de photographes européens d’après-guerre. Ces hommes et femmes montrent d’une façon convaincante que la photographie de leur temps dépasse les frontières et les différences de langues afin de devenir un médium universel d’expression35. »

26 Ce commentaire se rapproche du concept qui détermine “The Family of Man” consistant à avancer que la photographie s’apparente à un langage universel36.

27 La visite de Steichen en Europe est fondamentale non seulement pour lui mais également pour de nombreux photographes européens. Exposer des images dans “Five French Photographers”, “Post-War European Photography” et plus tard “The Family of Man” donnera à plusieurs d’entre eux la première occasion de voir leurs images montrées hors de leur pays ou de l’Europe. En outre, l’exposition de leurs œuvres dans un lieu prestigieux comme le MoMA est un honneur et une véritable marque de légitimation de leur travail. Le soutien actif de Steichen à la photographie française le conduit d’ailleurs à déclarer, en 1953, que la France est « une autre île de force dans le domaine de la photographie moderne37 ».

28 Son action en tant que conservateur consiste à puiser son inspiration en France avec pour conséquence de diffuser largement la photographie française aux États-Unis. Certes, la presse américaine de l’époque publie certaines images de photographes français. Toutefois, dans les musées, c’est surtout l’action de Steichen qui permet de mettre en valeur la photographie française dans les années 1950. Il tente alors d’encourager ses compatriotes américains à reconnaître le travail des photographes français et à s’en inspirer.

29 Steichen passe du statut de passeur indépendant à celui de passeur institutionnel via son poste au MoMA. L’exposition “The Family of Man” est en quelque sorte l’aboutissement de ses échanges transatlantiques, et de l’affirmation identitaire de Steichen. À l’appui de la « vision particulière » et du « témoignage humain »38, c'est-à-dire du style français qui enchante Steichen, les images françaises imprégneront un nouveau style sur la photographie américaine qui est la « street photography » à venir.

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NOTES

1. Il y a lieu toutefois de rappeler que, peu avant l’arrivée de Steichen au MoMA, une grande rétrospective sur l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson est organisée par Beaumont et Nancy Newhall. Cartier-Bresson était déjà un nom connu des Américains, surtout après un article du journal The New York Times en 1946 qui annonçait que le photographe n’était pas mort pendant la Seconde Guerre mondiale alors que l’exposition avait été présentée comme posthume. Voir A. SIRE, “Histoire d’un album”, dans Scrapbook Photographies 1932-1946, Steidl, 2006, p. 13. 2. Entre le 21 mai 1951 et le 5 décembre 1951, il y a eu un minimum de 23 lettres échangées entre les deux hommes. Cette correspondance semble être archivée uniquement au MoMA. Au cours de cette recherche, la Fondation Henri Cartier-Bresson constate qu’ils ne possèdent pas de lettres (à part un télégramme de 1947) entre H. Cartier-Bresson et E. Steichen. 3. Cette annonce apparaît un an avant la création du programme international du MoMA en 1952, qui a pour but de promouvoir des échanges artistiques entre pays, voir dans ce numéro, L. BARRÈRE, p. 44-64. 4. « High time for us to realize that the genius of France also finds its expression in photography », lettre d’E. Steichen à H. Cartier-Bresson, 8 juin 1951, The MoMA Archives (CUR #497), New York. 5. Lettre d’E. Steichen à H. Cartier-Bresson, 21 mai 1951, The MoMA Archives (CUR #497), New York. 6. Ibid. 7. Lettre d’H. Cartier-Bresson à E. Steichen, 2 juin 1951, The MoMA Archives, New York. 8. «We think also that an exhibition including the work of these men could not properly bee (sic) called Contemporary French Photography, it is a selective “témoignage humain” (or an other name…) and represents only our special trend», lettre d’H. Cartier-Bresson à E. Steichen, 2 juin 1951, The MoMA Archives (CUR #497), New York. 9. Pour plus d’informations sur ce mouvement, voir M. DE THÉZY, La Photographie humaniste: 1930-1960. Histoire d’un mouvement en France, Paris, Contrejour, 1992 ; Laure BEAUMONT-MAILLET, Françoise DENOYELLE et Dominique VERSAVEL, 1945-1968. La photographie humaniste. Autour d’Izis, Boubat, Brassai, Doisneau, Ronis…,cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2006, Cahiers de la photographie, “Les photographes humanistes : Doisneau, Boubat, Izis et les autres”, vol. 9, 1983. 10. L’exposition “Five French Photographers : Brassaï, Cartier-Bresson, Doisneau, Ronis, Izis”était presentée au MoMAdu 19 déc. 1951 au 24 fév. 1952. Voir Jacob DESCHIN, “The Work of French Photographers”, New York Times, 23 déc. 1951, p. X14. Le US Camera Annual 1953 comprend une sélection de photographies de l’exposition sous le titre révisé, “Four French Photographers : Brassaï, Doisneau, Ronis, Izis”. Le nombre réduit des contributeurs est expliqué dans une introduction par l’éditeur Tom Maloney comme étant dû à un « manque de contact avec H. Cartier-Bresson – un contributeur à US Camera Annual depuis son tout premier numéro » (« lack of contact with Henri Cartier-Bresson – a US Camera contributor from the very first number »). T. MALONEY (dir.), US Camera Annual 1953, New York, US Camera Publishing Corporation 1952, p. 8. Suite à cette publication, cette exposition est souvent et erronément appelée “Four French Photographers”. 11. « There runs through their divergent personalities and styles a deep undercurrent of unity based on a collective and forthright emphasis on the human aspect of the things, moments and places portrayed », E. STEICHEN, “Four French Photographers”, US Camera Annual 1953, New York, US Camera Publishing Corporation 1952, p. 9.

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12. «Together, the pictures give American photo graphers not only a vivid impression of French life but also the new inspiration of a body of photographers who work earnestly to communicate what they see, directly without flourishes or recourse to the “shock appeal” », J. DESCHIN, “The Work of French Photographers”, art. cit. 13. «He told me that the show was a big success and I want to thank you for it – it is you who bring the stimulant as well to the public as to the photographers by keeping photography in its right perspective and by communicating your enthusiasm to everyone »,lettre de H. Cartier-Bresson à E. Steichen, 23 janv. 1952, The MoMA Archives (CUR #497), New York. 14. «A large photographic exhibition we are planning to show here at the Museum and as a circulating exhibition in Europe. The general theme of this exhibition will be the family of man… I believe this project will appeal to you and I am particularly anxious to have your ideas and your counsel on the matter », lettre d’E. Steichen à H. Cartier-Bresson, 16 juin 1952, Edward Steichen Archive, MoMA, New York. 15. Steichen a aussi écrit par avance aux amis américains qui vivaient à Paris à l’époque y compris Paul Strand (1890-1976) et l’écrivain Jerome Mellquist (1906-1963). Lettres de Steichen à Strand, le 16 sept. 1952, et de Steichen à Mellquist, le 17 sept. 1952, Archives du MoMA, New York. 16. Sur cette période, voir J. SMITH, Edward Steichen, The Early Years, New York, Princeton University Press and The Metropolitan Museum of Art 1999 ; E. STEICHEN, A Life in Photography, Garden City, New York, Doubleday 1963 ; Anne MCCAULEY, “Introducing Modern Art to America”, in Modern Art and America: Alfred Stieglitz and his New York Galleries, Washington DC, National Gallery of Art, 2000, p. 55-70. 17. Willy Ronis, entretien avec l’auteur, enregistrement audio, Paris, 9 nov. 2001. Ronis et Cartier-Bresson sont les deux seuls photographes français – sur les cinq exposés dans “Five French Photographers” – vivants au moment de cette recherche. Ronis était le seul disponible pour un entretien prolongé. 18. Image de Ronis dans E. STEICHEN, The Family of Man, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, Maco Magazine Corporation, 1955, p.44. 19. Willy Ronis, entretien avec l’auteur, enregistrement audio, le 9 nov. 2001, Paris. 20. Ibid. 21. Ibid. Dans l’entretien, Ronis se rappelle l’exposition “Five French Photographers” à travers une publication dans US Camera Annual 1953 et se souvient de la visite de Steichen chez lui, au début des années cinquante. Ronis ne se rappelle pas si Steichen lui a parlé des deux expositions en même temps. En revanche, après vérification des voyages de Steichen en Europe, il apparaît que celui-ci n’est pas allé en Europe pour préparer l’exposition “Five French Photographers” mais uniquement pour “The Family of Man”, en 1952. 22. D’ailleurs, dans cette perspective, Steichen a organisé l’exposition “Contemporary American Photography” au musée d’Art moderne de Paris en 1956. 23. Sabine Weiss, entretien avec l’auteur, enregistrement audio, 7 déc. 2001, Paris. Images de S. Weiss, The Family of Man, p. 105, 158 et 188 dans les parties thématiques : “danse”, “expression religieuse” et “magie de l’enfance” (aussi cité dans Témoignages et Documents, Centre national audiovisuel de Luxembourg, Luxembourg, 1995). 24. Images de Brassaï, The Family of Man, p. 90, 115, 128, 159, 164 et images de Doisneau, p. 10 (2), 12, 99, 104. Les images de Brassaï figurent dans les sections “nourriture”, “jeux adultes”, “relations”, “expression religieuse” et “adolescents”. Les cinq images de Doisneau sont dans les parties consacrées aux “amoureux”, à la “musique folklorique” et la “danse”. 25. Steichen reçoit des lettres à Magnum Photos Paris ainsi qu’au bureau de Time-Life à Paris. Enveloppes dans l’archive de Steichen, The MoMA, New York. 26. La visite de Steichen à Réalités est documentée dans une lettre tardive du photographe Jean- Philippe Charbonnier qui regrette de ne pas y avoir rencontré Steichen en 1952. Lettre de J.-Ph. Charbonnier à E. Steichen, 11 fév. 1953, Edward Steichen Archive, The MoMA, New York.

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27. Images, dans The Family of Man, de Boubat, p. 191 ; Doisneau, p. 10 (2) ; 12, 99, 104 ; Brassaï, p. 90, 115, 128, 159, 164. 28. Lettre de B. Newhall à E. Steichen, fév. 1956, Edward Steichen Archive, The MoMA Archives, New York. 29. Lettre d’Izis à Steichen, 1954 et lettre non datée d’É. Boubat à Steichen, Edward Steichen Archive, The MoMA, New York. 30. Les photographies d’H. Cartier-Bresson se trouvent dans le catalogue The Family of Man sur les pages 16, 64, 87, 90, 130, 156, 158, 170, 174 et 187. Elles se situent dans les sections suivantes : “mariage”, “terre”, “travail des femmes”, “nourriture”, “relations”, “expression religieuse”, “révolte”, “gouvernement”, “magie de l’enfance“. Les thèmes mentionnés sont traduits des thèmes recueillis dans les archives de l’exposition au MoMA. 31. Compte rendu de réunion, le 29 oct. 1953, Edward Steichen Archive, The MoMA Archives, New York. Selon ce compte rendu, les participants étaient : Jerry Mason (éditeur, Argosy), Eliot Elisofon (photographe), John Morris (Magnum), W. Eugene Smith (photographe), Gordon Parks (photographe), Philippe Halsmann (photographe), Arthur Rothstein (photographe, Look), Bernard Quint (mise en page, Life), Walker Evans (photographe), Edward Steichen, et N. Thayer (assistante de Steichen). 32. Compte rendu, réunion au MoMA, 29 oct. 1953, Edward Steichen Archive, The MoMA, New York. 33. « […] tender simplicity, a sly humor, a warm enthusiasm… and convincing aliveness », Steichen cité par J. DESCHIN, “The Work of French Photographers”, New York Times, 23 décembre 1951, p. X14. 34. L’exposition a été présentée en France et a rencontré un franc succès auprès du grand public. Parallèlement, Roland Barthes a dressé un sévère diagnostic de l’exposition dans Mythologies. 35. « This exhibition presents a cross-section of work by post-war European photographers. These men and women create a persuasive argument that today’s photography overrides frontiers and language differences to become a universal medium of expression »,US Camera Annual 1954, p. 9. 36. E. Steichen, The Family of Man, 1955. 37. US Camera Annual 1953, p. 9. 38. Lettre de H. Cartier-Bresson à E. Steichen, datée du 2 juin 1951, The MoMA (CUR #497), New York.

AUTEUR

KRISTEN GRESH EHESS/Cral

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Le musée George-Eastman Une autre histoire de la photographie américaine ?

Larisa Dryansky

1 A bien des égards la vision que l'on peut avoir en France de l'histoire de la photographie américaine est dominée par le rôle du Museum of Modern Art (MoMA) de New York, perçu comme l'institution ayant permis l'affirmation du médium en tant qu'art. Réductrice, cette interprétation méconnaît l'importance du musée George-Eastman de Rochester, l'autre grand pôle photographique américain dont l'impact a été déterminant tant pour l'éclosion de styles nouveaux que pour le développement d'une véritable politique de défense de la photographie par la voie de publications, de l'enseignement et d'une réflexion soutenue sur l'histoire de ce mode de création. Situé sur les bords du lac Ontario, loin de la grande métropole qu'est New York, le musée n'en est pas moins à l'avant-garde de la redéfinition de l'art photographique, et ce en particulier au cours de la période charnière des années 1960 et 1970.

2 Peu étudiée de ce côté de l'Atlantique, l'approche développée à Rochester est en premier lieu le fait d'une personnalité phare du milieu photographique aux États-Unis, Nathan Lyons. Conservateur au musée tout au long des années 1960, Lyons, tout en s'inscrivant dans la continuité de la photographie créative américaine, défend des pratiques très diverses allant de la veine humaniste au paysage social (pour reprendre l'expression de Lee Friedlander employée dans le titre de l'exposition “Toward a Social Landscape” organisée par Lyons en 1966) en passant par une image de type expérimental. L'ouverture voulue par Lyons, puis poursuivie par ses successeurs directs, a permis à Rochester de devenir au début des années 1970 un des creusets de la rencontre entre la photographie élaborée par des artistes ne se définissant pas a priori comme photographes et le milieu proprement photographique.

3 Deux tendances s'affirment alors dans la programmation du musée. La plus connue en France s'exprime dans la neutralité descriptive mise en avant par l'exposition “New Topographics : Photographs of a Man-altered Landsc ape” organisée à la George Eastman House en 1975. Consacrant la naissance d'une nouvelle photographie de paysage, cette manifestation trouve de nombreuses répercussions en Europe, et notamment en France

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avec la Mission photographique de la Datar. À l'inverse − du moins en apparence − la seconde tendance met l'accent sur l'aspect fictionnel de la photographie. On peut en trouver des échos en France également par l'exposition dès le milieu des années 1970 de l'œuvre de Les Krims et de sa « directorial photography » (approche de la photographie comme mise en scène) pour reprendre la définition qu'en donne le critique A. D. Coleman en 19761.

4 Il reste cependant indéniable que le poids institutionnel du MoMA a largement éclipsé Rochester dans la connaisance du public français. Ce fait ne manque pas de sembler paradoxal si l'on rappelle que les liens avec la France sont décisifs dans la genèse du musée George-Eastman dont un des points forts est la collection Gabriel Cromer, achetée en 1939, et constituée au début du vingtième siècle autour de la photographie des primitifs français, notamment Daguerre et les daguerréotypistes. Joyau du musée américain, cet ensemble dont Cromer souhaitait faire la pierre d'angle d'un musée français de la photographie, illustre de façon exemplaire par son destin la problématique du transfert de l'historiographie photographique aux États-Unis et de la mise en place de l'hégémonie américaine dans ce domaine.

5 De cette occasion manquée pour la France à la méconnaissance actuelle de l'action du musée George-Eastman, l'étude de cette institution permet ainsi de dresser un portrait par défaut des relations transatlantiques dans le champ de la photographie. On trouvera ici une esquisse de ce projet sous la forme de quelques pistes de réflexion dont on espère qu'elles susciteront la curiosité d'autres chercheurs.

L'historique du musée George-Eastman : un rêve français parti aux Etats-Unis ?

6 Si le MoMA est le premier musée à avoir fondé un département de la photographie, le musée George-Eastman de Rochester est quant à lui perçu comme le premier musée de la photographie proprement dit. De fait, cette appellation n'est pas exacte, le premier musée de la photographie étant du point de vue chronologique l’American Museum of Photography fondé par Louis Walton Sipley à Philadelphie en 1940. Ce lieu, cependant, ne dure que peu de temps et ses collections, suite à la mort de Sipley en 1968, sont acquises par la George Eastman House. On parlera donc plus justement de « premier musée de la photographie encore en activité ».

7 Installé dans la résidence du fondateur de l'entreprise Kodak, George Eastman, le musée ouvre officiellement ses portes au public le 9 novembre 19492. L'idée d'un musée de la photographie date, quant à elle, d'une dizaine d'années auparavant. Il s'agit au départ de conserver et exposer les appareils photographiques, photographies, caméras, films et documents rassemblés par l'entreprise Kodak sous George Eastman, lequel est décédé en 1932. Mettant l'accent sur l'histoire technique et non pas artistique du médium, cette collection a d'abord pour but de valoriser le statut d'inventeur d'Eastman.

8 La conception du musée se concrétise vers 1939-1940. Elle est surtout le fait d'un homme, Walter Clark. Celui-ci dirige le département de photographie appliquée des laboratoires de recherche Kodak, et se trouve chargé de la collection historique de photographie Eastman3. C'est lui qui négocie en 1939 pour Eastman Kodak l'acquisition de la collection de Gabriel Cromer auprès de sa veuve, donnant de ce fait au musée de Rochester à venir une dimension qui dépasse la simple mise en valeur du fonds Eastman4.

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9 Membre de la Société française de photographie, Gabriel Cromer a jusqu'à sa mort en 1934 amassé un ensemble remarquable de documents liés aux premiers temps de la photographie en France, riche tant du point de vue de l'histoire des techniques que de celui de l'art. Dès 1925, à l'occasion de l'exposition du centenaire de la photographie organisée par la SFP, Cromer a émis le vœu que cette collection serve à la constitution d'un musée national de la photographie. Cette proposition a été reçue avec intérêt. Mais ce n'est qu'après le décès de Cromer que les institutions françaises entreprennent des démarches dans ce sens. Non sans hésitations, cependant. Dans des notes, la veuve de Cromer fait ainsi état de craintes du gouvernement quant à la situation internationale en ces années de crise, lesquelles auraient retardé le projet5. L'argument financier paraît peut-être plus probant, du moins en ce qui concerne l'avenir de la collection Cromer elle- même. L'offre finale du gouvernement français s'est avérée bien trop basse (plus de la moitié de l'estimation faite par madame Cromer). À l'été 1939, alors que la menace de la guerre se concrétise, les représentants de Kodak l'emportent en offrant une somme convenable à madame Cromer (500 000 francs) et l'assurance que l'héritage de son mari sera conservé et mis en valeur dans le cadre du premier vrai musée de la photographie6. La collection Cromer quitte la France à la fin novembre 1939, alors que les hostilités sont déjà ouvertes avec l'Allemagne.

10 Une partie des trésors amassés par Cromer restera en France, et se trouve conservée aujourd'hui à la Bibliothèque nationale7. Mais les pièces acquises par les représentants d'Eastman Kodak constituent un ensemble incomparable à la fois par le nombre et la qualité8. Aussi, comme le résumera rétrospectivement Clark en 1978, sans la collection Cromer il n'y aurait jamais eu de musée George-Eastman9. De la même manière, en 1963, Henry Langlois à l'occasion d'une exposition organisée par la Cinémathèque française en hommage aux collections cinématographiques de la George Eastman House, déclare : « Le fonds Cromer fait de ce musée américain l'un des plus riches en souvenirs de Daguerre et comme une fenêtre sur la France où s'affirme la place unique qu'elle occupe dans l'origine de la photographie10… »

11 L'ambition des fondateurs du futur musée de la photographie est donc d'emblée de donner une envergure internationale à leur projet. Pour s'assurer de la qualité de l'entreprise, ils font appel à une des figures clefs de la photographie, Beaumont Newhall. Initiateur du département de la Photographie du MoMA, Newhall fait le pont entre l'institution new-yorkaise et le musée à venir. Engagé dans l'armée pendant la guerre, il s'est vu peu à peu évincé du MoMA par Edward Steichen dont la conception de la photographie comme outil de communication, voire de propagande, sied particulièrement bien au musée en cette période de triomphalisme patriotique. Acculé à la démission en 1946, suite à la nomination officielle de Steichen à la tête du département de la Photographie, Newhall accepte peu après l'invitation de Rochester, espérant pouvoir y poursuivre son engagement en faveur de la photographie comme art11. Déçu dans un premier temps par l'attitude des représentants de Eastman Kodak, pour qui, selon une formule de son épouse Nancy Newhall, « (a) George Eastman est l'homme le plus important de l'histoire de la photographie. (b) L'instantané [snapshot] est l'alpha et l'oméga de la photographie12 », Newhall crée bientôt les conditions qui feront de la George Eastman House un bastion de la photographie créative en même temps qu'une plate-forme incontournable pour la valorisation de la recherche en photographie.

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Une autre photographie américaine : Nathan Lyons et son action au musée de Rochester

12 Dans les premières années du musée, Beaumont Newhall, dont le titre est alors celui de conservateur − il ne deviendra directeur qu'en 1958 et le restera jusqu'en 1971 − a pour collaborateur Minor White. Héritier de la veine symboliste d'Alfred Stieglitz, le directeur de la revue Aperture confirme par sa présence l'orientation créative voulue par Newhall. Cependant, ce n'est qu'au tournant des années 1960 que le musée de Rochester parvient à élargir véritablement son action au-delà de la mise en valeur de ses collections historiques pour assumer une place centrale dans l'épanouissement de nouveaux courants photographiques. Cette orientation est surtout le fait du successeur de Minor White, Nathan Lyons. Venu à la photographie après des études de littérature, Lyons rejoint le musée George-Eastman en 1957. Il est alors chargé de diriger la publication mensuelle de l'institution, le magazine Image ainsi que les relations publiques, Walter Chappell héritant des fonctions de conservateur de White. Après le départ de Chappell et la nomination de Newhall comme directeur du musée, Lyons devient conservateur de la photographie et directeur adjoint. Il gardera ce titre jusqu'en 1969, moment où il quitte le musée pour fonder, à Rochester toujours, le Visual Studies Workshop13.

13 À partir de la nomination de Lyons comme conservateur, une division naturelle des tâches se fait entre Newhall et lui : au premier la valorisation de la photographie historique, au second la promotion de la photographie contemporaine14. L'activité de Lyons prend plusieurs formes. En plus de monter des expositions de photographes contemporains, il met en place un programme éditorial avec la publication d'ouvrages portant sur des photographes de la jeune génération (la série “Contemporary Photographers”). Afin de promouvoir le musée de Rochester hors les murs, il fonde un bureau chargé spécifiquement de faire circuler les expositions sur le plan national et international (le “Office of Extension Activities”). Enfin, il est particulièrement engagé dans la réflexion sur le développement de l'enseignement et de la recherche historique en photographie. La première question est abordée en détail lors d’un colloque organisé par Lyons à la George Eastman House en 196215 dont naît la Society for Photographic Education (SPE) l’année suivante. Dans la continuité de cette action, le musée de Rochester accueille en 1964, en collaboration avec la SPE, le premier colloque international sur l’histoire de la photographie (“International Symposium on the History and Criticism of Photography”) auquel participent des historiens, des conservateurs, des enseignants et des photographes tels Minor White, Walter Rosenblum, Van Deren Coke, Arthur Siegel, John Szarkowski ou encore Barbara Morgan16. Lyons aborde également ces problèmes de manière pratique en créant un cursus de muséographie spécialisé en photographie et des ateliers pour les enseignants de cet art et les étudiants du cycle avancé.

14 La stratégie de Lyons est couronnée de succès. Comme le relève une étude comparative de l’action mise en œuvre par John Szarkowski au MoMA et par Nathan Lyons à Rochester, au cours de la seule année 1967, le musée George-Eastman a par ses activités à l'extérieur touché un public plus large que n'importe quelle autre institution muséale américaine sur la même période (131 902 personnes ont visité le musée ; les diaporamas, expositions itinérantes et publications ayant touché 1 999 200 personnes)17. C'est dire le rôle vital joué par le musée au-delà de son implantation locale.

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15 L’enjeu pour Lyons est avant tout la promotion d'une vision particulière du médium qu’il rend manifeste à travers trois expositions, “Toward a Social Landscape” (décembre 1966), “The Persistence of Vision” (juin 1967) et “Vision and Expression” (février 1969). Cette conception peut se résumer comme un désir d'établir l'existence de « formes authentiquement photographiques18 » ainsi que le déclare Lyons dans l'introduction du catalogue de “Toward a Social Landscape”. Pour le conservateur, également photographe, il s'agit ainsi de délivrer la photographie de deux tendances qui la parasitent : l'une qui tente d'assimiler l'image photographique au modèle pictural du tableau (« picture19 »), et l'autre (laquelle est d'une certaine façon le refoulé de la première) qui voit dans la photographie une représentation entièrement transparente de la réalité. En effet, Lyons réfute le simplisme de la dialectique opposant réalité et illusion, allant même dans la préface du catalogue de l’exposition “The Persistence of Vision” jusqu'à décrire dans une boutade “The Family of Man” − la grande manifestation humaniste organisée par Steichen au MoMA − comme tout aussi « illusionniste » que n'importe laquelle des œuvres présentées à Rochester à cette occasion20. Or, rassemblant des œuvres de Donald Blumberg, Charles Gill, Robert Heinecken, Ray K. Metzker, Jerry N. Uelsmann et John Wood, “The Persistence of Vision” portait sur des pratiques photographiques qui, s'inscrivant clairement à l'encontre de la “straight photography”, privilégiaient les manipulations techniques de l'auteur, apparentant de ce fait la photographie à un artefact21.

16 Ni tableau, ni image (au sens d'illustration), la photographie est pour Lyons une forme de perception. Le principe de cette approche est exprimé dans Under the Sun, The Abstract Art of Camera Vision, le catalogue d'une exposition collective de 1960 dans lequel figurent des photographies de Lyons. Il y déclare : l'appareil n'enregistre pas « “la chose en soi” mais une représentation fixe de celle-ci22 ». En même temps, Lyons ne verse pas du côté d'une photographie qui serait purement subjective ou expressionniste. Sa position est à distinguer, par exemple, du mouvement français contemporain de la Libre Expression (le groupe est formé en 1965 avec, entre autres, Jean-Pierre Sudre, Denis Brihat et Jean- Claude Gautrand), lui aussi imprégné du symbolisme de Minor White23. L'originalité de la démarche du photographe et conservateur américain tient à l'équilibre qu'il maintient tant dans ses écrits que dans sa programmation entre la nécessaire relation de la photographie au réel et la prise en compte du caractère « abstrait », selon ses mots, de toute représentation photographique. Celle-ci est, en effet, pour Lyons simultanément le fruit et l'agent d'une expérience, mieux, d'une véritable interaction avec le monde24.

17 Ainsi, les photographes défendus par Lyons vont-ils de personnalités qui ont été baignées au départ dans la tradition du photojournalisme comme Garry Winogrand et Lee Friedlander à la figure plus expérimentale de Robert Heinecken pour qui la photographie ne doit pas être envisagée comme « une image de [ picture] quelque chose, mais un objet qui parle de quelque chose 25 ». De l'un à l'autre, ce qui prime pour le conservateur de Rochester est la volonté de manifester les qualités intrinsèques à la photographie.

18 Sur ce point, Lyons rejoint bien évidemment les préoccupations de son collègue du département de la Photographie du MoMA, John Szarkowski, lequel par ailleurs participe à la réflexion sur la photographie menée par Rochester lors des journées d'études organisées par le musée. Outre le fait d'exposer plusieurs des mêmes artistes (notamment Garry Winogrand, Lee Friedlander, Bruce Davidson et Danny Lyon), on notera chez les deux conservateurs un semblable souci de redéfinir les orientations de la photographie par la remise en question de l'héritage documentaire, et un même point de départ dans la

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prise en compte de l'environnement vernaculaire et de la forme photographique la plus banale qu'est l'instantané (snapshot). S'inspirant de recherches menées sur les collections historiques du musée George-Eastman, Lyons dès le début des années 1960 identifie le snapshot comme le fondement d'une esthétique spécifiquement photographique26.

19 Les liens entre l'intérêt de Szarkowski pour le snapshot et le vernaculaire et sa conception moderniste de la photographie sont bien connus. Selon les dires de Lyons, au moment où celui-ci complétait ses recherches, Szarkowski lui aurait suggéré la lecture du livre de John A. Kouwenhoven, Made in America dont la définition du vernaculaire est au cœur de The Photographer's Eye, l'ouvrage de 1966 dans lequel le conservateur du MoMA décrit sa propre conception du photographique27. Allant plus avant, on peut trouver des échos entre l'idée énoncée dans The Photographer's Eye d'une inversion entre la réalité et l'illusion introduite par la photographie (les perfectionnements de la photographie, selon Szarkowski, ayant très vite rendu possible au photographe d’affirmer que l'œil ne voit qu’une illusion tandis que l'objectif, lui, voit la vérité28), et les propos de Lyons sur le caractère tout relatif de l'illusionnisme. D'autre part, l'un comme l'autre conservateur récuse le caractère illustratif de la photographie, sa subordination aux mots, ce que Lyons, par ailleurs, identifie comme la définition « littéraire » du photographique formulée par le théoricien du modernisme, Clement Greenberg29.

20 Ces parallèles établis, il n'en reste pas moins de profondes différences entre ces deux approches, sur la voie desquelles nous met l'évocation de Greenberg. Szarkowski, mu par un souci d'instituer la photographie comme art moderne, tente d'en définir l'essence même. Pour ce faire, il élabore dans The Photographer's Eye une liste de caractéristiques ou de problématiques qui lui semblent « inhérentes au médium » : la chose en soi [thing itself ], le détail, le cadre, la temporalité [time], le point de vue30. Si certains de ces aspects engagent la question du contenu (la chose en soi), il s'agit pour la plupart de caractéristiques qui permettent de circonscrire la vision photographique selon une approche formaliste. L'importance du snapshot dans ce contexte tient à la manière dont il incarne une forme visuelle née intégralement du procédé photographique lui-même. Pour Lyons, la révélation du snapshot est davantage sociologique voire éthique31. L'instantané a permis la libération d'un vocabulaire visuel nouveau qui affecte la population dans son ensemble. Il a ainsi fortemement contribué à bouleverser la relation de l'homme à son environnement, autrement dit le paysage social lui-même. On pourrait dire que dans un cas (celui de Szarkowski) il s'agit de mimer les formes de l'image instantanée amateur, tandis que dans l'autre (avec Lyons), l'important est de conserver quelque chose de l'intention portée par ce type de photographie. Ou bien : dans un cas l'ambition de promouvoir un art de musée, réservé en fin de compte à une élite de connaisseurs (dans une démarche typique de l'avant-garde consistant à s'assimiler des modes issus du contexte non artistique) ; dans l'autre, celle de proposer une véritable philosophie du médium qui embrasse des pratiques multiples et cherche (peut-être est-ce utopique) à s'adresser à un public étendu.

La portée de l'action de la George Eastman House : le cas des échanges avec la France

21 Après le départ de Lyons pour fonder le Visual Studies Workshop, la programmation du musée George-Eastman continue de se caractériser par sa variété et son penchant pour des approches très libres du médium. Un exemple marquant de cette ouverture est

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l'exposition “The Extended Document” organisée en février 1975 par William Jenkins, le conservateur chargé de la photographie du vingtième siècle. Opérant la jonction du photoconceptualisme et des pratiques proprement photographiques, elle regroupe des œuvres de John Baldessari, Thomas Barrow, Michael Bishop, Marcia Resnick, Richard W. Schaeffer et William Wegman. Son propos est, comme l'indique le sous-titre, de conduire une « enquête sur la photographie comme information et comme preuve32 ». En bref, après les « nouveaux documents » (« new documents33 »), le document entendu au sens large (« the extended document ») permet, non pas de nier, mais d'interroger la crédibilité de l'image photographique.

22 Née au sein du photoconceptualisme, cette approche travaille la photographie américaine depuis la fin des années 1960. On la trouve manifestée précocement dans les “fictions” photographiques de Les Krims. New-yorkais, Krims complète ses études au Rochester Institute of Technology en 1967, un établissement qui travaille en symbiose avec le musée George-Eastman. S'il n'est pas à proprement parler la personnalité la plus représentative de l’institution, Krims doit à la George Eastman House sa première exposition monographique dans un musée en 1969. Précédemment il est inclus par Lyons dans l'exposition “Vision and Expression”. Les deux manifestations sont une validation de son travail dont l'inventivité est encouragée par le climat d'expérimentation de Rochester. Exposé en France par Robert Delpire dès 1974, Krims appartient à ce groupe de photographes incarnant, selon Jean-Claude Lemagny, le « style américain » qui bouleverse la photographie française en devenir34. Par ailleurs, il connaît une consécration en dehors du cercle photographique, son travail étant présenté au centre Georges-Pompidou dès 1977 en compagnie de Duane Michals35.

23 Krims étant une personnalité fortement indépendante, le lien ainsi envisagé entre Rochester et Paris reste malgré tout ténu. Plus marquante est l'influence de l'exposition “New Topographics”. Cette manifestation, qui doit être comprise dans la continuation de l'intérêt pour l'environnement urbain et suburbain initié par Lyons avec “Toward a Social Landscape”, concrétise un mouvement photographique en germe depuis le tournant des années 1960 et 1970. D'autre part, ainsi que le rappelle son commissaire, William Jenkins, elle est conçue comme la suite logique de “The Extended Document”36. Si les images présentées sont la manifestation d'un style caractérisé par la neutralité et une ambition purement descriptive, cette filiation signale en même temps l'ambiguïté profonde de ces images. Aussi, l'exposition peut-elle être perçue comme un des événements charnières du basculement dans le postmodernisme.

24 De telles images du paysage ont déjà été exposées ailleurs. Mais l'événement de Rochester permet de mettre un nom sur cette tendance. La notoriété de l'exposition dépasse les frontières américaines. On peut citer à ce propos l'exposition “New Topographics” présentée par l'Arnolfini Gallery de Bristol en 1981 et l’impact de la nouvelle photographie de paysage sur des artistes italiens comme Luigi Ghirri et Gabriele Basilico. En 1986, la Mission photographique de la Datar s'ouvre à deux photographes de “New Topographics” dont la carrière est également éclose à Rochester : Lewis Baltz et Frank Gohlke. Si Baltz bénéficie dès 1971 d'une exposition individuelle à la galerie Castelli à New York, c'est à George Eatsman House en 1972 qu'il a sa première exposition monographique dans un musée. Ses liens avec la France remontent à 1973, année où il participe à une exposition de groupe à l'Arc. Il y est exposé à plusieurs reprises avant 1985, moment où il travaille dans le Sud de la France. Quant à Frank Gohlke, Rochester lui offre sa toute première exposition en 1972 : une exposition de groupe, “60's Continuum”.

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25 Baltz et Gohlke ne rejoignent le projet de la Datar que dans sa deuxième phase. Par ailleurs, d'après François Hers et Bernard Latarjet, les deux organisateurs de la Mission photographique de la Datar, la participation de photographes américains a donné lieu à la confrontation, parfois houleuse, entre deux points de vue presque opposés. Ils écrivent ainsi en introduction à Paysages Photographies, le catalogue de 1989 de la Mission : « Nous avons invité des étrangers afin de confronter des perceptions différentes : celle de l'Américain hanté par la destruction d'une terre qu'il a connue vierge ; celle de l'Européen sensible à une réalité moins physique que culturelle, bouleversée et reconstituée depuis des siècles37. » En témoigne le « chronophotoroman » de Pierre de Fenoÿl38. Habitées par le temps, ses images s'opposent tant au vide du chaos photographié par Baltz à Fos-sur-Mer, qu'au pittoresque des jardins et potagers de villages de campagne exprimé par Gohlke. De plus, le seul modèle américain cité par Hers et Latarjet est celui de la FSA (qui vient compléter l'antécédent français de la Mission héliographique)39.

26 L’exemple de “New Topographics” est cependant bien présent à l’esprit de François Hers quand il commence à réfléchir à la nécessité d’une nouvelle façon de rendre le paysage en photographie40. Aussi, n’est-il pas étonnant que pour décrire « l'expérience du paysage » mise en œuvre par leur projet, Hers et Latarjet utilisent un vocabulaire qui semble issu de la vision proposée par l’exposition de Rochester : « Recherchant à la fois une expérience sensible de l'espace contemporain et des formes non réductrices de notre rapport à celui- ci, la Datar sollicitait la création artistique pour approfondir une exigence fondamentale : face à des bouleversements aussi rapides et complexes, retrouver des symboles et des repères41. » Ces lignes font notamment écho à la déclaration de Robert Adams publiée dans le catalogue de “New Topographics” à propos du paysage bouleversé pris comme sujet par les photographes de l'exposition : « Ce que j'espère documenter, sans, toutefois, faire de compromis sur la précision de la représentation, est la Forme sous-jacente à cette apparence de chaos42. »

27 Comme le fait remarquer Gilles Mora en 1989, la découverte de la photographie américaine en France a eu un impact déterminant sur la façon même de voir le paysage national : « L'Amérique devient alors l'objet d'une véritable mythologie de l'œil que l'on reporte même sur le paysage français43. » Si l'on conçoit bien qu'un Raymond Depardon partant à la découverte du « désert américain » en 1983 lui applique un regard empreint tant de la mythologie cinématographique que de la grande photographie classique américaine (telle celle d’Edward Weston ou Ansel Adams)44, plus intéressante est cette tendance identifiée par Gilles Mora de la « jeune photographie créative française [à] se construire contre son héritage national […] avec les photographes américains ». Une réaction, continue l’historien de la photographie qui « se prolongera très tard : beaucoup de travaux réalisés par la mission Datar entre 1981 et 1985 représenteront le paysage français comme une réalité territoriale américaine45 ».

28 Exemplaire de ce point de vue est le travail de Jean-Louis Garnell qui est engagé par la Datar en 1985. L’intérêt du photographe pour un paysage chaotique lui est personnel et rejoint une préoccupation plus large pour le désordre. Néanmoins, sa manière de le figurer est sans conteste marquée par la nouvelle photographie américaine, son sens de la distance et son aspect minéral46. Presque vingt ans plus tard, l'histoire se prolonge à travers, par exemple, les photographies de Thibaut Cuisset, avec cette différence que celles-ci portent sur des territoires au-delà de nos frontières.

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29 L'action du musée George-Eastman de Rochester a donc trouvé des échos dans l’épanouissement de l’art photographique en France. Il n'en reste pas moins vrai que cette influence est restée en quelque sorte souterraine. Les considérations géographiques ne sont sans doute pas étrangères à cette situation. New York est aux yeux du monde la capitale artistique et culturelle des États-Unis. Plus fondamentalement, on peut émettre l'hypothèse que l'éclectisme de Lyons et de la programmation du musée de Rochester mise en place par ses successeurs immédiats a joué en la défaveur de la George Eastman House. Tandis que Szarkowski reprenait le flambeau du modernisme, Lyons semble au contraire par cette ouverture avoir favorisé le tournant vers le postmodernisme. Cherchant à promouvoir une compréhension de la photographie dans un sens "élargi", la pensée de Lyons invite ainsi à une vision également plus large du champ photographique américain.

NOTES

1. Cf.A. D. COLEMAN, “The Directorial Mode : Notes Toward a Definition”, Artforum, sept. 1976, repris dans A. D. COLEMAN, Light Readings. A Photography Critic's Writings 1968-1978, New York, Oxford University Press, 1979, p. 246-257. 2. Cet historique de la fondation du musée George-Eastman s'appuie sur deux sources : Beaumont NEWHALL, Focus. Memoirs of a Life in Photography, Boston, Toronto, Londres, Little, Brown and Company, A Bullfinch Press Book, 1993, chapitre “George Eastman House”, p. 190-228; Janet E. BUERGER, The Era of the French Calotype, cat. exp., Rochester, International Museum of Photography at George Eastman House, 1982, introduction, p. 3. 3. Clark participe également au développement du département photographique du MoMA en rejoignant le Advisory Committee on Photography de ce musée, un organisme consultatif constitué en 1944 et regroupant des membres du personnel, des photographes, des collectionneurs, des historiens, des scientifiques, des bibliothécaires et des conservateurs. Sur ce comité et sur Walter Clark, voir B. NEWHALL, op. cit., p. 109 et p. 191. 4. Sur l'historique de la collection Cromer, voir Walter CLARK, “The Cromer Collection at Eastman House”, avant-propos, in J. BUERGER, French Daguerreotypes, Londres, The University of Chicago Press, p. xvii-xxi. 5. Cf.annotations de la main de madame Cromer sur une lettre de Charles Peignot à la même, 9 janvier 1935, Gabriel Cromer Manuscript Collection, George Eastman House, boîte 94c/XII/6b. On trouvera un résumé détaillé de cette collection sur le site du musée, http://www.geh.org/ link/Sn/cromer-manuscript.html 6. Sur cette transaction, voir ibid., l'ensemble de la boîte 92, en particulier les pièces 1, 13 et 20 : 1/lettre de Brigeau, Kodak Pathé, Paris à J. Pledge, Kodak Ltd., Londres, 21 juillet 1938, dans laquelle il est dit que madame Cromer souhaiterait vendre sa collection pour 700 000 francs et qu'elle aurait rejeté l'offre du gouvernement français de 300 000 francs ; 2/lettre de W. Clark à C. E. K. Mees, 24 avril 1939, dans laquelle Clark suggère d'offrir à madame Cromer la somme de 500 000 francs, montant intermédiaire entre la proposition de madame Cromer et celle du gouvernement français ; 3/lettre de madame Cromer à W. Clark, 20 juillet 1939, dans laquelle elle accepte la somme de 500 000 francs.

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7. Des pièces du fonds Cromer sont entrées dans les collections de la Bibliothèque nationale entre 1945 et 1947. L'ensemble ayant été démembré et inventorié par artiste, nous n'avons pas pu obtenir à ce jour de renseignements précis sur l'étendue et la nature du fonds. Un article de Laure Beaumont-Maillet paru dans les Nouvelles de l'estampe mentionne qu'« une petite partie de [la] collection [de Gabriel Cromer] est entrée au cabinet des Estampes par acquisition et par don, entre 1945 et 1947 : environ 1 500 épreuves d'Aguado, Baldus, Le Gray, Tournachon (de celui-ci, le célèbre autoportrait au chapeau de paille), dispersées dans les œuvres de photographes », Laure BEAUMONT-MAILLET, “Les collectionneurs au cabinet des Estampes”, Nouvelles de l'estampe, décembre 1993, n° 132, p. 23-24. Janet Buerger, quant à elle, évoque une partie encore importante de la collection qui aurait été acquise par la Bibliothèque nationale, le musée George-Eastman ayant semble-t-il hérité, néanmoins, de l'ensemble des daguerréotypes, cf. J. BUERGER, “Catalog of Daguerreo types”, French Daguerreotypes, op. cit., p. 195. 8. Ibid., p. 193-195. Le point fort de la collection a trait à Daguerre et au daguerréotype. Elle contient environ 500 daguerréotypes, sur un total de 6 000 images photographiques (albums compris). Sont représentés la plupart des grands genres (portrait, paysage, nature morte, image scientifique) et plusieurs des plus importants daguerréotypistes (Sabatier-Blot, Derussy, Vaillant, Gouin, Claudet, Duboscq, Thompson, Adam-Salomon, Fizeau, Foucault). La collection comprend également un exceptionnel ensemble de livres, manuels et périodiques se rapportant au daguerréotype. De même, elle est très riche en appareils anciens. La pièce maîtresse de ce groupe est un appareil Giroux portant la signature de Daguerre. Cromer s'est intéressé aussi aux travaux artistiques de Daguerre précédant l'invention du daguerréotype. La collection comprend onze pièces de cette époque, dont une étude de Daguerre pour un diorama. Les épreuves sur papier sont également représentées à travers, entre autres, des photographies de Marville, Baldus, Le Gray, Bisson Frères, Du Camp, Cuvelier, Braquehais, Charles Hugo, Durieu et Charnay. Une sélection des pièces de la collection est consultable sur le site de la George Eastman House, http://www.geh.org/cromer.html 9. Cf. lettre de W. Clark à Pierre Clément, de KPathé, 22 février 1978, Gabriel Cromer Manuscript Collection, George Eastman House, boîte 92/II/5a. 10. Henri Langlois, avant-propos, inInitiation au cinéma américain 1893-1961: A Tribute to George Eastman House, cat. exp., Paris, Cinémathèque française, juin-octobre 1963, n. p. 11. Sur ce point, voir à nouveau B. NEWHALL, op. cit., chapitre “My Last Days at MoMA and After”, p. 132-187. 12. « (a) George Eastman is the most important man in the history of photography. (b) The whole aim and end of photography is the snapshot », extrait d'une lettre de Nancy Newhall à Edward Weston, 17 janvier 1949, reproduite dans B. NEWHALL, op. cit., p. 197 (notre traduction ainsi que dans la suite des notes). 13. Installé également à Rochester, le Visual Studies Workshop est un centre de formation, de recherche et d'exposition dédié à l'image sous toutes ses formes : photographie, film, vidéo, numérique. Ses activités trouvent un écho à l'extérieur avec le magazine Afterimage. Nathan Lyons en a été le directeur jusqu'en 2001. 14. Cette information ainsi que celles qui suivent sur les activités de Nathan Lyons au musée George-Eastman proviennent d’un entretien réalisé par courrier électronique le 18 février 2007. 15. Il s'agit de l'“Invitational Teaching Conference at George Eastman House”. 16. Cf. correspondance électronique avec Nathan Lyons, et Jacob DESCHIN, “History of Photography Is Theme of Symposium”, The New York Times, 6 décembre 1964, p. X31. 17. Cf.Candida FINKEL, “Photography as Modern Art: The Influence of Nathan Lyons and John Szarkowski”, Exposure, 18:2, 1981, p. 28. Malheureusement, les archives du musée George- Eastman ne précisent que rarement la circulation des expositions à l’étranger dans les années qui nous occupent. Ni Nathan Lyons, ni les archivistes du musée n’ont pu nous renseigner sur les expositions ayant pu éventuellement se tenir en France. Certaines des expositions ont circulé hors des États-Unis grâce au USIA (US Information Agency), mais le musée ne dispose pas de

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précisions sur les lieux de circulation (cf. correspondance électronique avec Nathan Lyons, février et mars 2007, et avec David Wooters, Collection photographique, George Eastman House, 10 avril 2007). 18. « […] authentic photographic forms », N. LYONS, introduction, Toward a Social Landscape: Bruce Davidson, Lee Friedlander, Garry Winogrand, Danny Lyon, Duane Michals, cat. exp., New York, Horizon Press en collaboration avec The George Eastman House, Rochester, 1966, p. 6. 19. À propos des photographes inclus dans l'exposition “Toward a Social Landscape”, Nathan Lyons explique : « Je crois que c'est Garry [Winogrand] qui au cours d'une conversation entre nous a dit vouloir “faire une photographie et non pas un tableau [picture]”, ce qui, pour moi, voulait essentiellement dire que ce groupe de photographes cherchait à se départir de l'esthétique picturale [picture aesthetic] prévalente dans le champ de la photographie depuis ses débuts. » («I think it was Garry during a conversation that we were having who expressed his concern for 'making a photograph and not a picture', this essentially meant to me that this group of photographers were attempting to depart from a picture aesthetic that had prevailed in the medium since its inception.», correspondance électronique avec N. Lyons, 18 février 2007. 20. « The truth of the matter may be that the exhibition “The Family of Man” is, in effect, as illusionistic as the work of the photographer's presented in this volume. », N. LYONS, introduction, in The Persistence of Vision: Donald Blumberg, Charles Gill, Robert Heinecken, Ray K. Metzker, Jerry N. Uelsmann, John Wood, cat. exp., New York, Horizon Press en collaboration avec The George Eastman House, Rochester,1967, p. 5. 21. Il est possible de rattacher cette pique à l'égard de Steichen à son différend avec Newhall. 22. « It is not the 'thing-in-itself' recorded, but a fixed representation of it. », N. LYONS, in N. LYONS, Syl LABROT, Walter CHAPPELL, Under the Sun. The Abstract Art of Camera Vision, New York, Aperture, 1972, n. p. 23. Cf. Jean KEMPF, “American photography in France since World War II. Was France liberated by the United States ?”, in David NYE et Mick GIDLEY(dir.), American Photographs in Europe, Amsterdam, Vu University Press, 1994, p. 209. 24. « Dans le passé, nous aurions sans doute défini le travail des photographes représentés dans cet ouvrage en utilisant les termes de “documentaire” ou "réalisme social", etc. Ces catégories nous auraient peut-être aidé à guider et organiser notre pensée, mais il nous faut admettre que dans ce cas nous […] n'aurions fait qu'esquiver la question vraiment importante, à savoir qu'est- ce que ces hommes – ces photographes – ont pu nous apporter comme expérience dans le cadre de nos vies ? » (« In the past we might have assessed the work of the photographers in this book by using the term documentary or social realism, etc. While this might have helped to guide and organize our thinking, we… [have] barely recognize[d] the challenging question, what have these men—these photographers—contributed as experience to our lives? »), N. LYONS, introduction, Toward a Social Landscape, op. cit., p. 6. 25. « The photograph…is not a picture of something but is an object about something. », Robert HEINECKEN, “The Photograph : Not a Picture of, but an Object about Something”, ADLA (oct. 1965), n. p., cit. in Charles DESMARAIS, Proof: Los Angeles Art and the Photograph 1960-1980, cat. exp., Laguna Beach, Californie, Laguna Art Museum, 1993, p. 21. 26. Cf.correspondance électronique avec N. Lyons, 18 février 2007. 27. Ibid. 28. « Thus he was likely to claim that what our eyes saw was an illusion, and what the camera saw was the truth. », John SZARKOWSKI, The Photographer's Eye, New York, The Museum of Modern Art, 1966, p. 8. 29. Cf.N. LYONS, introduction, inPhotography in the Twentieth Century, cat. expo., New York, Horizon Press, en collaboration avec The George Eastman House, Rochester, 1967, p. vii.

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30. «[…] characteristics and problems that have seemed inherent in the medium.», suit la liste des cinq chapitres qui structurent le livre: “The Thing Itself”, “The Detail”, “The Frame”, “Time”, “Vantage Point”, J. SZARKOWSKI, op. cit., p. 7. 31. « Il ne me semble pas difficile de croire que des photographes qui sont concernés par la question de l'authenticité et par l'impact réel des événements et des objets aient, consciemment ou inconsciemment, adopté une des formes d'images les plus authentiques qu'aient produites la photographie [à savoir l'instantané]. Le caractère direct de leur commentaire sur "les gens et les choses" ne vise pas une définition mais une clarification du sens de la condition humaine. » («I do not find it hard to believe that photographers who have been concerned with the question of the authentic relevance of events and objects should consciously or unconsciously adopt one of the most authentic picture forms photography has produced. The directness of their commentary of 'people and people things' is not an attempt to define but to clarify the meaning of the human condition.»), N. LYONS, introduction, in Toward a Social Landscape, op. cit., p. 7. 32. Cf. William JENKINS, The Extended Document, An Investigation of Information and Evidence in Photographs, cat. exp., International Museum of Photography at George Eastman House, Rochester, New York, 1975. 33. Cf. le titre de l'exposition organisée par John Szarkowski au MoMA en 1967. 34. Cf. Jean-Claude LEMAGNY, in Gilles MORA, Claude NORI, 20 ans de photographie créative en France 68/88, Cahiers de la photographie, n° 24, 1989, p. 145. 35. Le commissaire de l'exposition était Pierre de Fenoÿl. 36. Cf. W. JENKINS, introduction, inNew Topographics. Photographs of a Man-altered Land scape, cat. exp., Rochester, International Museum of Photography at George Eastman House, 1975, p. 6. 37. François HERS et Bernard LATARJET, "L'Expérience du paysage", inPaysages Photographies. 1984-1988 La Mission photographique de la Datar, Paris, La Mission photographique de la Datar/éd. Hazan, 1989, p. 16. 38. Cf. ibid., Pierre DE FENOŸL, entretien avec Claire Devarrieux (1988), p. 391. 39. Ibid., p. 13. 40. Cf.entretien avec François Hers, Paris, 19 avril 2007. Interrogé sur l’exemple des “New Topographics”, François Hers a, au cours du même entretien, exprimé quelques regrets sur la Mission photographique de la Datar dont le résultat d’ensemble lui semble rétrospectivement avoir manqué de la « violence » mise en avant par les photographes de l’exposition américaine. D'autre part, Jean-François Chevrier, dans son historique de la photographie de paysage publié dans le premier catalogue de la Mission photographique de la Datar décrit “NewTopographics” comme un événement majeur, cf. Jean-François CHEVRIER, “La photographie dans la culture du paysage…”, inPaysages Photographies. La Mission photographique de la Datar. Travaux en cours 1984-1985, cat. exp., éd. Hazan, 1985, p. 386-389. 41. F. HERS et B. LATARJET, op.cit., p. 19. 42. « What I hope to document, though not at the expense of surface detail, is the Form that underlies this apparent chaos. », Robert Adams, cit. in W. JENKINS, op. cit., p. 7. 43. G. MORA, “Matière, acte photographiques : vingt ans de création continue”, in G. MORA, C. NORI, op. cit., p. 51. 44. Cf. Raymond DEPARDON, Le Désert américain, Paris, Éditions de l'Étoile, 1983. 45. G. MORA, op. cit., p. 51. 46. Cf. entretien avec Jean-Louis Garnell, Paris, 25 mai 2007.

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AUTEUR

LARISA DRYANSKY Université Paris I

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Documents de l'échange

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« Dear Mr Stieglitz… » À propos de la correspondance Demachy-Stieglitz, 1898-1912

Michel Poivert

NOTE DE L'AUTEUR

Cette présentation reprend et développe la communication prononcée lors de la journée d’étude du 19 octobre 2005 organisée par le musée des Beaux-Arts de Rennes et l’université de Rennes II. Je tiens à remercier pour leur invitation Nathalie Boulouch et Francis Ribemont.

Fig. 1. Lettre de R. Demachy à A. Stieglitz en date du 10 août 1909 (détail), coll. Beinecke Rare Book and Manuscript Librart, Yale.

1 La collection de la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de Yale1 conserve sous l’intitulé des “Archives Stieglitz” une part importante de la correspondance de cet éminent personnage (1864-1946) dont le catalogue de l’exposition “The Collection of Alfred Stieglitz : Fifty pionneers of modern photography” avait donné en son temps un aperçu de la richesse2. Parmi une abondante somme de courriers reçus par celui qui fut le promoteur de la photographie artistique aux États-Unis, et le créateur de la Photo- Sécession – c’est-à-dire d’une véritable avant-garde photographique au début du XXe siècle –, on trouve pas moins de 70 lettres3 signées Robert Demachy (1859-1936), le chef de file du courant pictorialiste français4. Encore inédites, ces lettres m’ont été communiquées voilà une quinzaine d’années alors que je préparais l’exposition intitulée “Le Salon de photographie” au musée Rodin à Paris5. Depuis, elles m’ont fourni de précieuses informations exploitées à l’occasion d’articles dont le plus symptomatique est peut-être celui que publia la Fondation pour l’histoire de la haute banque en 19996, dans lequel était avancée l’idée d’un rendez-vous manqué avec la modernité. Il s’agissait alors d’expliquer les difficultés qui avaient été celles des pictorialistes français de comprendre, d’accepter et même d’encourager les innovations stylistiques défendues par la Photo- Sécession. Rendez-vous manqué, le terme choisi était à la fois métaphorique mais aussi très concret, puisqu’il renvoyait à la rencontre toujours ajournée de Demachy et Stieglitz,

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ce dernier ayant souvent promis de venir saluer son confrère photographe lors de ses voyages en Europe. Mais la santé, comme les préoccupations de l’Américain, ont toujours rendu impossible une telle rencontre ; de son côté la vie familiale de Demachy, divisée entre Paris et la Normandie, l’oblige parfois à s’absenter longuement de la capitale. On en trouve un beau témoignage dans une missive de juin 1904, Demachy apprend alors que Stieglitz retarde son passage à Paris et s’en désole : « Vous ne pouvez être plus déçu que je ne le suis moi-même, je comptais tellement sur votre présence ! C’est vraiment un manque de veine. Nous quittons Paris le 3 ou le 4 juillet pour Villers-sur-Mer où nous resterons jusqu’à la fin octobre – il est donc probable que nous ne nous rencontrerons pas […], nous attendions tous impatiemment une lettre de vous, annonçant votre arrivée avant la clôture de notre Salon (demain), nous avions même préparé une réception en votre honneur, mais si c’est une question de santé nous ne pouvons que le regretter. » Fig. 2. R. Demachy, portrait de F. Holland Day, plaque négative, 24 x 17,7 cm, v. 1901, coll. SFP.

2 Cette correspondance se présente donc comme la part la plus humaine d’une relation à bien des égards difficiles entre deux personnalités dont le degré de rayonnement dans le monde de l’art est incomparable. Robert Demachy, banquier sans conviction pour la profession, reste certes la figure majeure du pictorialisme français, mais Alfred Stieglitz s’est imposé, comme en témoigne l’exposition que lui consacrait récemment le musée d’Orsay7, comme un acteur central de l’histoire de l’art contemporain, et un véritable passeur – au-delà de la photographie – des avant-gardes européennes aux États-Unis. Quoi qu’il en soit, ce déséquilibre se donne à lire et à comprendre de façon parfois émouvante pour l’historien, qui peut ainsi – au-delà de la description et de l’analyse des mécanismes historiques – sonder la conscience des acteurs, explorer les ressorts de leur psychologie, débusquer les stratégies derrière les confidences : voir ainsi une histoire où le rendez-vous manqué avec la modernité ne relève en rien d’un déterminisme historique. Fig. 3. R. Demachy, portrait de E. Steichen plaque négative, 24 x 17,7 cm, v. 1901, coll. SFP.

3 Précisons d’emblée que nous ne connaissons pas les courriers émanant de Stieglitz, les recherches et demandes auprès de la famille Demachy n’ont malheureusement rien donné à ce jour et il se peut qu’ils soient à jamais perdus. En ce qui concerne la chronologie, notre connaissance de la situation française a permis de dater la plupart des courriers (nombreux sont ceux, fort heureusement, mentionnant le jour et le mois), il n’est donc pas vain d’espérer pouvoir opérer un classement chronologique satisfaisant, et cela même si des recoupements s’avèrent encore nécessaires. La répartition des sources selon la datation fait apparaître, tel un sismographe, l’intensité des relations entre les photographes américains défendus par Stieglitz et le cercle pictorialiste français (notons au passage que Demachy entretient également une correspondance avec des personnalités aussi éminentes que Gertrud Kasebier) ; on trouve ainsi trois lettres en 1898, puis deux lettres en 1899, mais une seule et unique à la date symbolique de 1900. En effet, malgré l’intérêt que les photographes du Photo-Club de Paris éprouvent pour les premières participations américaines à leur Salon annuel de photographie artistique, les Américains sont déjà dans une position de force qui les autorise à exiger d’exposer lors du Salon de 1900, inclus dans l’Exposition universelle, dans la section artistique de cet événement international. Robert Demachy semble désarçonné par tant d’ambition. Résultat, le “boycott” des Américains (mais aussi des Autrichiens)8 sanctionne ce manque

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de légitimité artistique. On en trouve ainsi trace dans un courrier où Demachy semble se raisonner et déjà en rabattre sur les ambitions de son mouvement : « Je suis désolé que les Américains boycottent notre exposition, mais je pense que leurs prétentions étaient quelque peu exagérées. Ce serait une mauvaise chose pour nous, dans l’état actuel de la photographie pictorialiste, d’être accrochés presque côte à côte, avec des gravures, des peintures. La comparaison serait dangereuse, personne ne regarderait nos photos, car il est rare de voir qui que ce soit dans les galeries secondaires du Salon. […] Ici, nous n’avons même pas demandé aux autorités pour les raisons mentionnées ci-dessus. La section photographique est dans le palais des Arts libéraux et c’est là que le Photo-Club a sa salle, cela ne sera pas très spectaculaire mais ce qu’il y aura sera vu. Nous savions d’avance que si nous avions refusé d’exposer, le comité aurait été trop heureux de donner notre espace mural à d’autres. »

4 L’événement, ou plutôt le non-événement est double : après cette date, la correspondance s’accélère et traduit tous les efforts entrepris par Demachy pour accompagner et entretenir une relation entre les pictorialistes français et une photographie américaine de plus en plus célébrée dans le monde. Robert Demachy qui fait l’aveu dans la presse que la photographie française est « au point mort9 » et qu’il est nécessaire de se réveiller, ne parvient pas à se départir d’une attitude dépressive et d’une quasi-soumission à celui qu’il appelle bientôt « maître ». Dynamisme d’un côté, inquiétude de l’autre, toute la correspondance – qui compte en outre de nombreuses informations sur l’organisation, les tractations, les ventes aussi des images – est imprégnée de ce double sentiment de vivre au rythme de la grande histoire de l’avant-garde et de ne parvenir que trop difficilement à en être partie prenante.

5 On observe ainsi un rythme de 8 à 10 lettres par an de Robert Demachy entre 1901 et 1906. Elles traduisent fort bien l’excitation qui règne dans les rangs du Photo-Club de Paris où l’on est désireux d’attirer ceux que l’on appelle tout d’abord les tenants de la « Nouvelle École américaine » (en référence au titre de l’exposition qu’organise à Londres, Paris puis Berlin Frederick Holland Day – alors concurrent de Stieglitz dans le “leadership” du pictorialisme américain10). Précisons-le : Demachy est le seul interlocuteur français de Stieglitz, en raison de sa maîtrise de l’anglais (sa femme est américaine) mais aussi parce qu’il s’impose comme le grand organisateur du mouvement en France. Il obtient ainsi une présence forte des photographes de ce que l’on n’appelle pas tout à fait encore la Photo- Sécession, lors d’une exposition organisée dans les locaux du Photo-Club de Paris, exposition consacrée à la technique de la gomme bichromatée (1902). Ce statut d’exception qu’occupe Demachy lui confère une certaine aura dans le cercle français, mais plus encore, le modèle des jeunes artistes américains – Edward Steichen est à Paris au tout début du siècle et rencontre Demachy – lui donne l’envie de continuer une œuvre que la déception de l’Exposition universelle avait freinée. Ainsi, une des plus belles lettres date du 6 février 1901, Demachy y confie à Stieglitz qu’après l’échec de 1900, ce qu’il vient de voir dans l’exposition organisée par Frederick Holland Day, sa rencontre avec l’artiste par l’intermédiaire de Miss Devens11, ces nouvelles œuvres si originales, tout cela lui redonne goût à la création : « J’avais quasiment abandonné la photographie récemment, découragé par l’indifférence totale de tous mes “camarades” – à l’exception de Puyo, le seul qui travaille vraiment, mais que je ne vois pratiquement pas car il est en garnison loin de Paris –, et voilà que Day et Steichen m’ont ranimé, je suis en train de trouver un nouvel intérêt à mes vieux travaux. J’ai ressorti mes pots de gomme bichromatée et mes pinceaux et je ne vois plus l’heure passer comme au bon vieux temps. » Fig. 4. R. Demachy, « Study of expression », gomme bichromatée, 26 x 18 cm, 1903, coll. SFP.

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6 Au fil des lettres, on suit l’effort effectué par Demachy pour tisser un réseau entre les animateurs du Photo-Club et les artistes américains présents ou de passage à Paris. En 1903 (9 lettres) et en 1904 (10 lettres), la Photo-Sécession expose en “corps constitué” au Salon du Photo-Club qui se soumet à ce desiderata américain comme le confirme une lettre précisément datée du 31 décembre 1903 : « J’ai reçu instruction du comité du Photo-Club de vous envoyer une invitation spéciale pour la Photo-Sécession pour notre Salon de mai. Les transports aller- retour seront payés par le Photo-Club. Les photographies seront accrochées ensemble et non soumises au jury. »

7 L’événement répété de la présence de la Photo-Sécession marque le temps fort d’une histoire entre les deux écoles. Le ton employé par Demachy traduit l’influence directe qu’opère le groupe américain : le Français se fait admiratif mais aussi parfois naïf, comme lorsqu’il apprend la crise qui secoue le milieu photographique américain et qui conduira à la Photo-Sécession : « Qu’arrive-t-il dans l’asile du Camera Club ? Je vois que vous abandonnez Camera Notes et que le comité ne vous a pas enchaîné à votre fauteuil éditorial. Il ira au diable sans vous et je mettrai fin à mon abonnement sans hésitation. Vous devez tout de même rassembler des hommes et lancer une espèce de “Linked Ring12” américain. Cela confine à l’absurde. Je suis sûr que vous devez être réellement peiné par l’ingratitude de tous ces gens qui vous doivent tant et qui réalisent si peu. Pourquoi ne venez-vous pas ici pour un temps, nous vous passerions la main dans le dos et vous ferions oublier toutes les petites “saletés” de la nature humaine photographique. »

8 Stieglitz savait probablement que l’Europe ne lui offrirait pas les conditions d’une transformation de son projet en avant-garde, et la crise du Camera Club révélait en fait ses réelles ambitions13. Alors que Demachy perçoit son ami en victime, ce dernier agit par volontarisme. De plus en plus, le Français déplore le niveau de ses compatriotes, affirme le rôle de modèle de la Photo-Sécession, il y a entre les lignes de ses lettres quelque chose d’une soumission à l’autorité qu’incarne désormais Stieglitz. Mais l’on comprend aussi que Demachy tient à un rôle pour le moins curieux : il est un peu l’arbre qui cache la forêt. Ses travaux, ses écrits, son activisme peinent à masquer un pictorialisme français qui ne parvient pas à entamer le processus sacrificiel nécessaire à l’éclosion d’une avant- garde. Soit à dépasser la logique de l’amateurisme, en rejetant la foule des photographes médiocres pour n’en conserver qu’une poignée (comble du paradoxe, le Français dont l’œuvre est la plus audacieuse, Pierre Dubreuil, n’est pas admis dans les rangs des animateurs du mouvement). Obéissant aux exigences de la Photo-Sécession, Demachy semble maintenir un fil de plus en plus fragile entre les artistes d’outre-Atlantique et ses compatriotes.

9 Comme le traduisent les deux seules lettres de l’année 1905, les relations se détériorent suite aux critiques négatives qu’essuie la participation américaine au salon de 1904 qui avait pris place au Petit Palais. Comme l’Allemagne, les représentants américains boycottent le Salon de 1905, Demachy est alors dans une position où, seul à défendre le modèle pictorialiste américain, il ne peut convaincre Stieglitz de présenter ses amis à Paris. La brèche ainsi ouverte permet à Curtis Bell, animateur du Salon Club of America – par ailleurs président de la Fédération américaine des sociétés photographiques – et rival de Stieglitz, d’avancer ses pions. Demachy tente d’en jouer pour provoquer Stieglitz, et la chose semble fonctionner. L’année suivante (9 lettres), Robert Demachy obtient une exposition des Français aux fameuses Little Galleries tenues par Stieglitz. Pour la

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première fois, une reconnaissance réciproque semble apparaître, on parle organisation mais aussi argent : contrairement à la France, New York propose à la vente les épreuves exposées, ce qui oblige Demachy à obtenir de ses amis des prix (quelques lettres avec Puyo ou René Le Bègue ainsi que les courriers de Demachy montrent que les Français auront parfois peine à se faire payer !). Mais ce bel échange résonne comme un chant du cygne. À partir de 1907, date à laquelle la France n’organise pas de salon (1 lettre), le rythme des échanges se tarit : 3 ou 4 courriers en tout et pour tout chaque année, puis plus rien à partir de 1912. L’excitation de l’année 1906 reposait en bonne part sur la relance du débat sur la photographie pure et l’intervention sur l’épreuve. Demachy, en héraut “interventionniste”, pratique de plus en plus les tirages aux encres grasses, il polémique vivement avec ses amis britanniques et ses propos s’exportent jusque dans les colonnes de la fameuse revue Camera Work que dirige Stieglitz. Mais le jugement personnel de Stieglitz semble essentiel à ses yeux comme en témoigne une remarque dans un courrier qui remonte probablement à 1903 à propos d’un envoi d’épreuves à la gomme bichromatée : « J’hésitais un tant soi peu avant de faire mon petit colis en face de votre sévère jugement sur mon procédé favori (travail accidentel, pas de grain, pas de tonalité !). Que reste-t-il après un tel bombardement ? Je dois dire que c’est très décourageant venant de votre part. […] Je m’assieds sur mon peu de fierté. Je n’en ai pas beaucoup heureusement et vous ai envoyé deux colis. […] Je souhaite que vous me donniez votre opinion absolument franche sur ces tirages. Je ne suis jamais offensé par une critique honnête. Je ne suis pas très excité sur ce que j’ai fait, de sorte que si vous pensez qu’il n’y a rien qui mérite d’être reproduit, ce ne sera pas un choc. »

10 Mais les débats sur les procédés, qui sont en fait “le” débat sur la question de la pureté de l’image, ne semblent qu’une redite des vieilles discussions d’avant 1900. On le sait, pour Stieglitz la notion de “straight” s’impose peu à peu comme le formidable moyen de restaurer la relation entre la partie documentaire et la partie artistique de la photographie. De fait, l’écart se creuse entre les deux hommes. Une lettre que l’on peut dater de l’année 1903 traduit le désir de Robert Demachy d’effacer tout désaccord par la magie d’une rencontre : « Et vous cher ami que devenez-vous ? Vous promettez toujours de venir et vous ne le faites jamais. Devrons-nous, l’un et l’autre, « casser notre pipe » ou l’appareil photo sans avoir fumé le calumet de la paix ? Ce serait dommage ! » Fig. 5. Demachy, étude de main gomme bichromatée (sanguine), 13,8 x 9,5 cm, v. 1900-1910, coll. SFP.

11 Demachy se fait de plus en plus modeste, il cherche désespérément à obtenir une reconnaissance des Américains et leur présence à Paris. On l’a dit, la promesse d’une rencontre ne s’accomplira jamais. Enfin, il cherche souvent à minimiser leur différend de fond : l’approche esthétique de la photographie, en invoquant pour cela une foi commune dans le médium. Probablement en 1909, on lit : « Ce serait réellement trop ridicule de se quereller et de bouder à propos d’une question d’opinions sur les impressions photographiques ! N’est-ce pas ? Oublions tout à propos de nos théories différentes. Je crois volontiers que vous n’aviez aucune intention de m’offenser. Vous devez croire que je n’en avais aucune non plus. Notre longue amitié est prise comme garantie de notre mutuelle bonne foi et nous repartirons de nouveau. D’autant plus que je suis tout à fait sûr que vous et vos amis reviendrez, petit à petit, à ma façon de penser. »

12 De fait, pour Demachy la question d’un différend esthétique ne peut expliquer une rupture humaine, et c’est sur ce terrain qu’il semble tenter un rapprochement. Car

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derrière ces regrets, certaines confidences apparaissent. Demachy évoque ainsi son divorce dans une lettre datable du 10 août 1909 : « Le stress continu a été trop fort pour moi. Ma femme s’est démenée pour écarter nos enfants de moi. Elle les a en ce moment pour la moitié des vacances, et c’est très triste. »

13 Puis à nouveau, cette fois en 1910, année de son divorce : « J’ai beaucoup travaillé l’an passé, cela a été le moyen d’échapper à une prostration nerveuse totale. Car mes affaires privées ont été tout bonnement éreintantes. Les choses sont un peu résolues maintenant. Une séparation judiciaire a été enfin prononcée par le tribunal civil. J’ai obtenu la garde de mes deux fils et nous avons réussi à obtenir un obscur verdict qui ne discrédite personne. »

14 Une seule lettre d’Alfred Stieglitz s’est glissée dans cet ensemble. Elle date du 20 janvier 1912 et révèle avec quel art Demachy se fait éconduire dans ses ultimes démarches pour exposer à New York. Aux épanchements, à l’intimité des confessions que lui fait Demachy, Stieglitz répond en confessant lui-même être malade, se faisant compréhensif entre vieux “briscards” de la photographie mais laissant aux affaires de l’art leur brutale réalité : « J’espère que vos affaires s’arrangeront finalement d’elles-mêmes, de sorte que vous serez capable de travailler tranquillement, et de trouver la paix dans votre travail. Je pense que lorsque nous vieillirons, la photographie sera la seule chose pour laquelle la vie vaille la peine d’être vécue. Naturellement, je réalise très bien comment vous avez été élevé et combien, à votre âge, cela doit être pénible de vous adapter à de nouvelles conditions. […] Pour l’exposition à la Secession Gallery, il est, je le crains, trop tard pour cette saison, car le programme est clos. Vous aurez de mes nouvelles plus tard à ce propos et en temps opportun. Avec mes amitiés. Votre Vieux. »

15 En l’absence d’autres lettres de Stieglitz, on ne peut forcer l’hypothèse d’une relation si déséquilibrée et cela même si l’historiographie du pictorialisme le laisse largement à penser. À en croire Demachy, Stieglitz ne se fait pas avare de confidences et parle, lui aussi, de ses difficultés, notamment de santé, sans que l’on puisse les interpréter comme des esquives répétées pour ajourner des rendez-vous. Le respect de la conscience des acteurs de l’histoire trouve ici sa limite : Stieglitz ne fit pas, croyons-nous, l’aumône de son amitié à Demachy. Ils vivaient, peu à peu, l’un et l’autre, dans deux univers que la sensibilité des relations humaines ne parvenait tout simplement plus à faire dialoguer. Et puis, rappelons-le, leur relation ne fut qu’épistolaire, c’est-à-dire qu’elle fut entourée, jusqu’à s’y dissoudre, de la brume de l’imaginaire née des projections réciproques. Sans nul doute toutefois, Demachy a perdu une certaine mesure, disons “sociologique”, des enjeux artistiques. Stieglitz est devenu un homme puissant du monde de l’art. L’inviter, comme le fait Demachy (sans doute en 1909) à une partie de campagne photographique avec son compère Constant Puyo dans l’île de Croissy, traduit peut-être mieux que toute analyse le fossé qui s’est creusé, historiquement, entre l’amateur photographe épris d’un rêve artistique et le professionnel de l’art pour lequel la photographie devenait l’enjeu d’une avant-garde. Fig. 6. R. Demachy, le commandant Puyo photographe, plaque de projection, 8,4 x 10 cm, v. 1910, coll. SFP.

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NOTES

1. Stieglitz Archives, Collection of american literature, Beinecke Rare Book & Manuscript Library, Yale University, New Haven, Conn. 2. Weston NAEF, The Collection of Alfred Stieglitz, New York, Metropolitan Museum & Vicking Press, 1978. 3. Rédigées en anglais, ces lettres se présentent en feuillet double pour la plupart, certaines ont été écrites sur papier à en-tête du Photo-Club de Paris, 44, rue des Mathurins, d’autres à l’en-tête de La Revue de photographie, organe du Photo-Club de Paris, certaines portent l’adresse parisienne de l’auteur (13, rue François-1er), enfin quelques courriers émanent de la résidence de Robert Demachy à Villers-sur-Mer dans le Calvados. Cette archive n’a pas fait l’objet d’une numérotation, tant et si bien qu’en l’absence de date (les enveloppes d’expédition semblent inexistantes) et de numéro d’ordre, le travail d‘ordonnancement chronologique s’avère parfois délicat. Les extraits que nous donnons ne peuvent donc faire l’objet d’une référence établie, sauf à donner le numéro d’ordre que nous lui avons nous-même attribué dans un premier travail de classement. Lors d’un stage à la Société française de photographie, Claude Chabert a réalisé un premier travail de traduction des lettres ainsi que de notes contextuelles, je tiens à l’en remercier tout particulièrement. 4. Bill JAY, Robert Demachy. 1859-1936 : Photographs & Essays, New York, Londres, 1974. 5. Hélène PINET, Michel POIVERT et al., “Le Salon de photographie”, musée Rodin, Paris, 22 juin-26 sept. 1993. 6. M. POIVERT, “Robert Demachy, un photographe entre deux modernités”, La Banque Seillière- Demachy – Une dynastie familiale au centre du négoce, de la finance et des arts, Paris, Perrin/ FHHB, 199, p. 198-211. 7. Françoise HEILBRUN, Danielle TILKIN et al., New York et l’art moderne, Alfred Stieglitz et son cercle (1905-1930), Paris, RMN, 2004. 8. M. POIVERT, "La photographie française en 1900 : l'échec du pictorialisme", Vingtième Siècle, n ° 72, oct.-déc. 2001, p. 17-25. 9. « Il nous semble que la photographie pictoriale est parvenue, en France, à un certain point de développement qu'il importe de dépasser. Nous sommes arrivé au point mort où tout arrêt le moins du monde prolongé se transforme fatalement en éternelle immobilité », Robert DEMACHY, "Le Salon de 1901", Bulletin du Photo-Club de Paris, juin 1901, p. 207-238. 10. Frederick Holland Day (1864-1933) était destiné à devenir la figure majeure du pictorialisme américain, le critique Sadakichi HARTMANN lui prédisait cet avenir dès 1900 dans la revue Photographic Times (mars 1900, “A decoratice photographer”, p. 106), mais la destruction de son studio par un incendie en 1904, et probablement aussi une concurrence acharnée de Stieglitz et de la Photo-Sécession qui imposait son dynamisme à la “Nouvelle École américaine” menée par Day, eurent raison de ce destin. La redécouverte du rôle de Frederick Holland Day dans les années 1990 a donné lieu à un numéro spécial de la revue History of Photography, Winter 1994, guest editor : Verna Posever Curtis. 11. À propos du rôle des femmes photographes américaines, voir M. POIVERT, “Un avant-goût de l'avant-garde. La réception des femmes photographes américaines à Paris en 1900”, Les Ambassadrices du progrès, photographes américaines à Paris, cat. exp., Giverny, Musée d'Art américain/Adam Biro, 2001, p. 38-50.

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12. Le “Linked Ring” est l’association internationale de photographes artistes basée à Londres et qui réunit depuis 1891 les meilleurs pictorialistes. 13. La Photographie pictorialiste en Europe, 1888-1918, cat. exp., Musée des Beaux-Arts de Rennes, 19 oct. 2005-15 janv. 2006, Paris, Le Point du jour Éditeur, 2005.

AUTEUR

MICHEL POIVERT Université Paris I

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Les passeurs de couleur 1976 et ses suites

Nathalie Boulouch

L’auteur remercie très chaleureusement John Batho, Bernard Perrine et Stephen Shore.

1 « La couleur a toujours été l’invitée indésirable de la photographie1 », affirmaient deux critiques de Newsweek en avril 1976. Loin d’être anodin, le constat annonçait indirectement le renversement imminent de la situation décrite. Au cours des mois suivants, par le biais de deux expositions consacrées successivement au travail de William Eggleston (né en 1939) et de Stephen Shore (né en 1947), le Museum of Modern Art (MoMA) de New York allait créer un événement déterminant en faveur de la reconnaissance de la photographie couleur, et redessiner les frontières de la photographie artistique.

2 Cet épisode que l’historiographie a retenu2 comme un moment de basculement permettant à la photographie couleur de trouver sa place dans une histoire esthétique du médium par l’effet d’un processus de légitimation, désigne 1976 comme une année pivot à partir de laquelle s’opère une révélation et une valorisation de pratiques photographiques en couleurs. Qu’en est-il de l’incidence de ce basculement hors du territoire américain ? Alors que la photographie américaine en noir et blanc constitue à cette époque un point de repère essentiel pour la photographie française, il convient de s’interroger sur l’impact de ce phénomène d’émergence de la photographie couleur américaine sur le milieu photographique français.

Color made in USA

3 Sobrement intitulée “William Eggleston : Color Photography”, la première exposition personnelle consacrée par John Szarkowski au photographe de Memphis se tient du 25 mai au 1er août. Celle de Stephen Shore a lieu à la fin de l’année, du 8 octobre 1976 au 2 janvier 19773. Si elle vient confirmer les intentions du directeur du département de Photographie du MoMA d’imposer l’existence d’une expression photographique en

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couleurs, cette seconde exposition attire peu l’attention4. Le débat critique s’est en effet déjà cristallisé autour d’Eggleston et des arguments développés par Szarkowski dans le texte d’introduction du William Eggleston’s Guide5.

4 La polémique déclenchée est révélatrice de l’enjeu que représente l’intégration d’un médium jusqu’alors déprécié sinon disqualifié par la critique et l’institution6. Hilton Kramer, le critique influent du New York Times, sera l’un des plus virulents en parlant de « snapshots chics » à propos de ces photographies7. L’usage de cet oxymore visait deux aspects qui seront repris par la majorité des critiques négatives : la trivialité des sujets et leur traitement photographique en couleurs qui renvoyaient à une pratique du cliché de type vernaculaire et amateur semblaient en opposition complète avec le mode de tirage utilisé, le “dye-transfer”, un procédé onéreux, d’une très grande qualité de maîtrise du rendu des couleurs généralement employé dans la photographie commerciale. Des sujets quotidiens et vulgaires se trouvaient ainsi valorisés, requalifiés esthétiquement, par le support, par le mode de présentation et enfin par le lieu d’exposition qu’était le MoMA. Cet aspect ne manquera pas de nourrir les arguments de plusieurs critiques d’art qui dénonceront immédiatement l’évidence de l’entreprise de légitimation artistique de la photographie couleur usant du dispositif de validation critique et institutionnelle du musée8.

5 Comme il avait su le faire auparavant avec d’autres expositions – “Lartigue” (1963)9 ou “New Documents” (1967) –, il semble bien en effet que Szarkowski ait estimé le moment opportun pour introduire, par l’exposition sur les cimaises du MoMA, une photographie couleur inscrite dans la filiation du style documentaire10, et lui attribuer de fait une place dans une histoire dont elle avait été jusqu’alors grandement exclue. Avec Eggleston – comme avec Lartigue ou Winogrand –, il inventait une figure susceptible d’incarner cette nouvelle photographie et définissait un “style” dans lequel, à travers des sujets ordinaires et une tension compositionnelle souvent focalisée autour d’un noyau central, « forme et contenu sont inextricablement liés11 ».

6 Dans cette perspective, la programmation de l’exposition Stephen Shore à la suite de celle d’Eggleston, rendait manifeste sur la scène new-yorkaise et américaine, un phénomène d’émergence d’une photographie couleur dont les principaux représentants étaient William Eggleston et Stephen Shore12. Faisant cela, John Szarkowski affirmait l’existence d’une tendance nouvelle, parfois qualifiée d’école13, rassemblée autour de l’usage de la couleur et de l’héritage de Walker Evans. En outre, la présence, autour d’Eggleston et de Shore, d’autres figures comme celle de l’artiste William Christenberry vient renforcer la référence au style documentaire. En effet, les photographies couleur qu’il réalise parallèlement à sa pratique de peintre et de sculpteur sont très marquées par l’exemple de Walker Evans14. Son nom est par ailleurs souvent associé à celui de William Eggleston, avec lequel il expose parfois15, et à qui il doit d’avoir fait évoluer sa pratique vers des formats plus grands à partir de 197716.

7 L’impact croisé des deux expositions du MoMA est simultanément répercuté au niveau des galeries et d’autres institutions. En l’espace de quelques mois, durant l’automne et l’hiver 1976, puis au cours de l’année suivante, plusieurs expositions – faisant souvent la part belle à Eggleston – sont consacrées à la photographie couleur à New York et dans d’autres villes américaines telles que San Francisco. Ainsi, la Grapestake Gallery organise, au début de l’automne, la première exposition Eggleston sur la côte Ouest17, et la Broxton Gallery de Los Angeles rassemble les travaux de Christenberry, Eggleston, Gossage,

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Meyerowitz, Nixon et Shore18. Du 1er février au 13 mars 1977, la version itinérante de l’exposition Eggleston du MoMA est présentée au Dickson Art Center de Los Angeles. Signe fort, la galerie Castelli de New York organise sa première exposition de photographies couleur du 4 juin au 2 juillet 1977 avant de consacrer une exposition monographique à William Eggleston en fin d’année19. Enfin, avant de l’exposer dans sa galerie de Washington, le marchand et galeriste Harry Lunn introduit Eggleston dans la section photographique de la Foire de Bâle de 197720.

8 La conjonction de ces expositions ouvre plus largement la brèche dessinée par le MoMA et rend manifeste cet « avènement de l’ère de la couleur21 » que Max Kozloff avait pour sa part déjà évoqué en 1975 en identifiant les jalons de son histoire ainsi que quelques-uns de ses représentants tels que Stephen Shore et Joel Meyerowitz pour les plus récents.

Situation française

9 À l’examen de cette effervescence sur le territoire américain, il paraît opportun de s’interroger sur la manière dont l’actualité de l’exposition du MoMA et les réactions critiques qu’elle a suscitées ont été diffusées en France et comment s’y est plus largement exprimée la présence de cette photographie couleur dans un contexte marqué par une attention significative de la France à l’égard de la photographie américaine.

10 Si l’on peut imaginer que le William Eggleston’s Guide a pu circuler dans des cercles restreints, c’est plus efficacement par le biais de la revue suisse francophone Camera que la photographie d’Eggleston et le discours de Szarkowski sont rendus accessibles. Le numéro de novembre 1976 consacre symboliquement sa couverture à la douche verte qui avait suscité les critiques d’Hilton Kramer. À l’intérieur, un portfolio de six images accompagne un extrait traduit en français de l’introduction du William Eggleston’s Guide par John Szarkowski22. La revue va poursuivre sa logique de diffusion de la photographie couleur américaine en accordant une place significative à Stephen Shore, Ralph Gibson, Joel Meyerowitz et Joel Sternfeld dans ses livraisons de l’année 1977.

11 En terme d’exposition, la première répercussion passe par la galerie Zabriskie qui, à l’occasion de son installation à Paris23, consacre son exposition d’ouverture, du 29 janvier au 5 mars 1977, à la présentation de “Tendances actuelles aux États-Unis”, à travers le travail de dix photographes travaillant en noir et blanc et en couleurs (pour plus de la moitié), parmi lesquels on remarque les noms de William Christenberry24, William Eggleston, Joel Meyerowitz et Stephen Shore.

12 Plus visible est l’événement proposé dans le cadre des Rencontres internationales de la photographie d’Arles durant l’été 1977. Une exposition intitulée “La deuxième génération de la photographie en couleurs25” est assortie, le 13 juillet, d’une soirée publique de projection comprenant 350 à 400 diapositives. L’initiative est à porter à l’actif d’Allan Porter, rédacteur en chef de Camera. Dès le début de l’année 1977, il avait annoncé qu’il était dans ses « intentions de concevoir, rechercher, comparer et réaliser une étude26 » sur la photographie en couleurs depuis sa préhistoire. Le numéro de juillet de la revue, qui fera office de catalogue de l’exposition arlésienne, vient compléter le dispositif de présentation de ce qu’il va nommer « la seconde génération des photographes de la couleur ». Outre diverses études historico-techniques, un portfolio regroupe, selon l’habitude de la revue, des reproductions très soignées de photographies des différents représentants de la photographie couleur américaine. Cet ensemble vient étayer le

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discours développé par Allan Porter. S’appuyant sur une mise en perspective historique, son propos met en effet l’accent sur l’émergence d’une génération de photographes en couleurs dont il situe la naissance en 1969. Contrairement à la première génération (1938-1968) dont la pratique est essentiellement dépendante des domaines de la photographie appliquée, cette “seconde génération” incarne le moment où, l’aspect esthétique ne se laissant plus distancer par le côté technique, la couleur s’impose comme une évidence : « La nouvelle génération cherchait à fournir des documents sur [son] époque. […] mais cette fois, cela devait être de la couleur vivante27. »

13 Les propos d’Allan Porter relayaient ainsi ceux de John Szarkowski jusque dans le souci d’adopter une perspective historique qui permette de faire surgir un effet générationnel : « Dans les dix dernières années, nombre de photographes se sont mis à la couleur dans un esprit plus confiant, plus naturel et cependant plus ambitieux. Ils ont travaillé […] comme si le monde lui-même était en couleurs, comme si le bleu et le ciel n’étaient qu’une seule et même chose. Les meilleurs paysages d’Eliot Porter, les meilleures photographies de rues d’Helen Levitt, de Joel Meyerowitz, de Stephen Shore et d’autres tiennent la couleur pour une donnée existentielle et descriptive28. »

14 Si l’on peut considérer que la double manifestation proposée par Allan Porter introduit auprès du milieu photographique français une nouvelle tendance de la photographie américaine – et ce par une voie de diffusion efficace, celle des Rencontres d’Arles –, on peut remarquer qu’elle est très peu mentionnée par les critiques.

15 C’est le cas de Michel Nuridsany. En novembre 1977, le critique du Figaro est le commissaire, à l’Arc 2 (musée d’Art moderne de la Ville de Paris) d’une exposition intitulée “Tendances actuelles de la photographie en France29”. Parmi les douze photographes invités, deux représentent une pratique de la couleur très différente et même opposée : Daniel Boudinet et John Batho. Les photographies de D. Boudinet, quasiment monochromes, sont des vues urbaines nocturnes saisies sous l’éclairage laiteux des lampadaires. Le travail de J. Batho se distingue par l’emploi de couleurs très vives qui feront dire à Hervé Guibert dans Le Monde : « Son herbe est trop verte, son ciel trop bleu, sa table de camping pliante trop rouge. C’est assez gai30. » (Voir fig 7.)

16 Membre actif du club des 30 x 40, John Batho pratique la photographie couleur depuis 1963 et il est l’un des rares photographes de cette époque à en avoir fait son moyen d’expression privilégié. En 1977, il commence à faire tirer ses diapositives sur papier selon le procédé Fresson31. Ce procédé va renouveler notablement sa démarche en lui ouvrant de nouvelles perspectives dans l’expression sensible de la couleur et de sa matérialité, et lui laisser par ailleurs envisager de nouvelles possibilités de monstration de ses photographies. C’est ainsi que Nicolas Callaway, responsable de la galerie Zabriskie de Paris, découvre son travail et lui demande de déposer un portfolio qui sera vu par Virginia Zabriskie. C’est par l’intermédiaire de la galerie que Michel Nuridsany entre en contact avec John Batho32.

17 En fin d’année, le photographe remporte le prix Kodak de la critique photographique organisé pour la seconde année consécutive par la toute nouvelle Fondation pour la photographie. Après Harry Gruyaert, lauréat en 1976, ce choix mettait en exergue l’importance accordée à la photographie couleur. À cette occasion, la revue Le Nouveau Photocinéma publie un article de Jean-Claude Gautrand, “John Batho : le chant du regard33 ”, dans lequel le photographe revient sur ses choix : « Je voulais faire de l’anti- photographie, c’est-à-dire casser la belle image habituelle. (…) J’ai pensé qu’il fallait alors partir vers le quotidien des gens, c’est-à-dire vers les choses ordinaires, banales34. »

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18 Le choix de Michel Nuridsany d’intégrer des travaux en couleurs témoignait-il de la prise de conscience d’une nécessaire considération du phénomène d’émergence de la photographie couleur initié par le MoMA ?

19 Certaines similitudes méritent d’être soulignées du fait que cette exposition, dont l’objectif est de montrer quelles sont les « forces vives de la photographie actuelle en France », en créant « un événement »35 qui attire l’attention sur des photographes quasiment inconnus, fait entre autres émerger l’existence d’une photographie couleur en France. John Batho, qui « n’a jamais exposé36 » auparavant, va rapidement incarner cette « tendance ». Raconté sur un ton quelque peu épique par le critique, le récit de son entrée sur la scène photographique présente des points communs avec l’itinéraire d’Eggleston : « Au cours du même mois, à l’automne dernier, un inconnu réussissait le prodige d’obtenir le premier prix Kodak de la critique photographique, d’être pris sous contrat par la galerie Zabriskie, peu ouverte pourtant aux photographes européens, de se voir montré au musée d’Art moderne tandis qu’une exposition était prévue à New York et une autre à Londres. Il s’appelait John Batho. Il travaillait depuis quinze ans dans l’ombre et le silence37. »

20 Né en 1939 (comme Eggleston), John Batho représente lui aussi la génération des photographes pour lesquels la couleur, dans sa présence quotidienne, s’est imposée comme une évidence dans leur relation au monde. Si sa démarche diffère nettement de celle des Américains, il puise lui aussi ses sujets dans les choses ordinaires et banales. Enfin, les tirages en couleurs au charbon réalisés par Michel Fresson, qui permettent une grande maîtrise dans le rendu des couleurs et offrent une grande stabilité aux épreuves, sont des équivalents des tirages “dye-transfer” pratiqués aux États-Unis. Certes moins onéreux, ce procédé offre une latitude et une subtilité d’expression de la couleur travaillée comme matière qui semble, jusque dans la réponse technique, se distinguer du style américain ; dans une sorte d’opposition qui rejouerait celle, historique, d’une conception gœthéenne et newtonienne de la couleur38.

Antidote?

21 Il semble donc qu’un dialogue souterrain se développe entre une référence américaine et une situation française. Il faut toutefois resituer l’exposition “Tendances actuelles de la photographie en France” dans le contexte plus large d’un positionnement français vis-à- vis d’une Amérique perçue comme trop hégémonique. En janvier 1977, Michel Nuridsany constatant le pouvoir d’attraction de l’Amérique sur les jeunes artistes s’interrogeait : « Que faire contre cette influence croissante ? Montrer la jeune photographie française, montrer qu’elle existe, vigoureuse, originale, plus importante qu’on ne le croit39. » L’exposition de l’Arc apporte donc une réponse et concrétise un projet clairement énoncé dans l’introduction au catalogue : « Que cette importante exposition apparaisse comme un manifeste, je n’en serais pas fâché. C’est une sensibilité nouvelle, différente de la sensibilité américaine, qui s’exprime là. Il faut qu’on la reconnaisse. Il faut qu’on en tienne compte. Réunis pour la première fois en grand nombre, les jeunes photographes que voici témoignent de la richesse, de la diversité, de l’originalité des tendances observées. […] Leur “manière” est moins frustre, moins brutale que cette “manière” américaine40. »

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22 Il convient donc d’analyser la place accordée à la photographie couleur en France à travers ce prisme d’une position de mise à distance du modèle américain pour l’affirmation d’une photographie créative française. La couleur, cette « frontière [qui] est dominée par les photographes américains41 » apparaît comme l’un des points névralgiques de la bataille qui s’engage.

23 L’année 1978 va confirmer la dynamique lancée par l’exposition de l’Arc et inscrire plus franchement la couleur dans l’actualité photographique française par une conjonction d’événements ; et ce jusqu’au cœur de la politique institutionnelle puisque la première manifestation de la Fondation nationale de la photographie à Lyon met à l’honneur les Autochromes Lumière42 et inscrit ainsi la photographie couleur dans une perspective historique. Au début de l’année, Daniel Boudinet expose 24 photos couleur de petit format dont 9 exposées à l’Arc43, à la galerie La Remise du parc, à Paris. John Batho voit s’ouvrir sa première exposition à la galerie Zabriskie de New York, du 17 janvier au 11 février. Cela fait de lui le premier représentant de la photographie couleur française outre-Atlantique. Le 25 avril, l’antenne parisienne de la galerie présente à son tour une exposition John Batho qui se tiendra jusqu’au 28 mai44. Au même moment, la galerie Olivetti expose trois photographes coloristes italiens de l’école de Modène : Luigi Ghirri, Franco Fontana et Cesare Leonardi45. Enfin, en juin, tandis que le Centre d’information Kodak ouvre une exposition John Batho qui va durer jusqu’en septembre, la galerie Daniel Templon46 offre la première tribune de la part d’une galerie française à six photographes coloristes américains (parmi lesquels William Eggleston, Joel Meyerowitz, Neal Slavin et Ralph Gibson). Michel Nuridsany signale l’exposition dans sa chronique du Figaro et ne s’arrête que sur le travail de Ralph Gibson dont il avait déjà commenté les premières tentatives en couleurs montrées en 1977 par la galerie Agathe Gaillard47 ; privilégiant ainsi le choix d’une expression abstraite plus en phase avec la démarche de John Batho. Hervé Guibert procède de même : « Ralph Gibson, avec sa série “Theorem” est l’exemple type de cette tendance formaliste illustrée en France par Descamps et Batho48. »

24 Un an après, en 1979, sa critique de l’exposition consacrée à Joel Meyerowitz par la galerie Zabriskie à Paris, éclaire sa position : « Enfant chéri de la critique et des musées américains, Joel Meyerowitz est, à quarante ans, un photographe comblé. […] ces honneurs paraissent bien excessifs car enfin ce délicat coloriste, attentif aux lumières roses et mauves des crépuscules, qui sait joliment rendre des atmosphères, un peu à la

manière des petits maîtres du XVIIIe siècle, n’apporte qu’un frisson délicieusement anachronique et des enchantements bien superficiels et gratuits. Autrement riche m’apparaît la démarche de Daniel Boudinet49. »

25 En opposant la subtilité des photographies nocturnes de Daniel Boudinet aux vues de “Cape Light50”réalisées par Joel Meyerowitz, c’est toute une stratégie de réaction à une forme d’hégémonie américaine qui se révèle. En faisant émerger les noms de John Batho et Daniel Boudinet, Michel Nuridsany a trouvé des figures d’incarnation d’une photographie couleur “créative” ; à même de répondre par la spécificité de sa sensibilité à la prédominance américaine. C’est d’ailleurs l’analyse qu’en fait John Batho dès 1979 dans un entretien avec Jean-Claude Gautrand pour définir sa position par rapport à la « génération de la couleur américaine » identifiée par Allan Porter : « C’est une école américaine influente… Il y a des choses intéressantes mais avec une sensibilité vraiment très américaine ; avec un certain intellectualisme et une certaine froideur qui convient d’ailleurs bien à leur surface photographique. Toutefois, même celui d’entre eux que je

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préfère, Meyerowitz, ne semble pas sur le même chemin que moi. Peut-être mon travail est-il tout simplement plus français51 ? »

26 Néanmoins, s’il s’agit de faire face à une photographie américaine qui s’inscrit dans une tradition documentaire, la photographie de John Batho ou celle de Daniel Boudinet, qui ne relèvent aucunement de cet héritage, s’avèrent-elles pertinentes ?

27 C’est en la figure du photographe italien Luigi Ghirri (1943-1992) que semble se trouver cet intercesseur. Celui-ci entretient des liens privilégiés avec le milieu photographique français. C’est ainsi que Claude Nori publie son livre-manifeste Kodachrome aux éditions Contrejour en 1978 en même temps qu’il organise une exposition dans sa galerie. Ghirri émerge ainsi sur la scène française et, s’agissant de photographie couleur, il va apparaître comme celui qui fait le lien entre une expression documentaire américaine marquée par la figure tutélaire de Walker Evans et une expression “créative” de la couleur en photographie. Dans sa chronique des IXes Rencontres d’Arles, où des tirages de Luigi Ghirri sont exposés dans la salle des fêtes, Michel Nuridsany révèle le fond de sa pensée : « L’importance de ce photographe italien de 35 ans me paraît plus considérable que celle d’un Eggleston ou même d’un Stephen Shore, beaucoup trop célébrés outre-Atlantique. [… ] J’ai rarement vu une œuvre photographique qui m’ait à ce point enthousiasmé52. » La mention d’Eggleston et Shore sonne comme un renvoi implicite aux manifestations du MoMA. En 1978, le travail de Ghirri émerge donc comme le contre-exemple dont les Français vont nourrir leur argumentation.

28 Cet intérêt français pour l’œuvre de Luigi Ghirri est confirmé en 1980. Dans un article publié dans la revue Connaissance des arts, sous le titre évocateur : “Un art trompeur : la photo couleur53”, Jean-Claude Lemagny, qui s’étonne « de la part relativement minime qu’occupe la photo couleur dans l’histoire de la photographie créatrice54 », propose une réflexion sur la couleur en photographie à l’appui de la démarche de trois photographes : John Batho, Pierre Cordier et Luigi Ghirri. Le chapeau d’introduction annonce que cet article, qui fait le point sur la situation européenne, sera suivi d’un second consacré « aux aspects différents que revêt la couleur en photographie aux États-Unis55 ». On ne trouve pas trace de cet article dans les numéros suivants de la revue.

29 Situant Pierre Cordier et John Batho dans une proximité de démarche vis-à-vis du médium photographique, où « le problème est de trouver un corps pour la couleur, lui donner une présence tactile56 », il distingue la démarche du photographe italien : « Pour Luigi Ghirri il s’agit tout au contraire d’assumer la vulgarité ordinaire de la photo couleur […]. Il fait tirer exprès ses épreuves par le photographe du coin afin qu’elles aient la même qualité (ou plutôt la même absence de qualité) que les photos de vacances de monsieur Tout-le-monde57. » Si les arguments sont d’une troublante similitude avec ceux employés par la critique américaine à propos d’Eggleston ou de Shore, un point essentiel de distinction surgit alors : « Les photographies de Ghirri sont bourrées de pensée, elles ne seraient rien sans elle58. » En cela résiderait la différence entre une approche française et européenne de la photographie couleur et une approche américaine.

30 En 1977, alors que le centre Georges-Pompidou ouvrait ses portes en célébrant par une importante exposition la richesse des échanges artistiques entre Paris et New York de 1908 à 196859, se jouait discrètement un nouvel épisode de ces échanges : la photographie couleur, portée sur le devant de la scène en 1976 à New York, trouvait en l’espace de deux ans une existence en France. Si cette naissance s’est faite moins dans une allégeance à la situation américaine que dans une dissemblance réactive dans un contexte porté par un

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souci d’affirmation d’une photographie française, on peut toutefois remarquer l’assimilation rapide du principe de la reconnaissance esthétique de la photographie couleur prôné par John Szarkowski. À travers les expositions comme dans les discours s’est entamée une modification du paysage photographique national pour l’ouvrir à la prise en compte de ce « phénomène neuf, un phénomène d’importance. Jusqu’à présent, les révolutions esthétiques en photographie étaient toujours faites par des photographes du noir et blanc : pictorialisme, Weston, Robert Frank, etc. Pour la première fois dans l’histoire de la photographie se dégage un style spécifique de la photographie en couleurs. […] la photographie en couleurs est devenue enfin un moyen d’expression autonome60 ».

NOTES

1. Douglas DAVIS et Mary ROURKE, “New Frontiers in Color”, Newsweek, 19 avril 1976, p. 56 : « Color has always been the unwanted guest of photography. » 2. Sally EAUCLAIRE le considère ainsi, New Color/New Work – Eighteen Photographic Essays, New York, Abbeville Press, 1984, p. 10. Plus récemment, Charlotte COTON y accorde une importance particulière, The Photograph as Contemporary Art, Londres, Thames & Hudson, 2004, p. 11-14. 3. Selon Stephen Shore, cette exposition avait été décidée avant celle d’Eggleston. Le commissariat en était assuré par Maria Morris Hambourg. Les photographies étaient extraites d’“Uncommon Places”. Le travail en couleurs de Stephen Shore avait déjà été montré à New York par la Light Gallery en 1972 à travers l’exposition de 220 tirages d’“American Surfaces”. Le Metropolitan Museum de New York, par l’intermédiaire de Weston Naef, fera l’acquisition de cet ensemble de tirages couleur. 4. L’une des raisons de ce peu d’attention est sans doute à rattacher au fait que Stephen Shore, grâce à la première exposition personnelle de ses travaux noir et blanc organisée par le Metropolitan Museum de New York en 1971 avait à cette époque une plus grande légitimité artistique qu’Eggleston dont la critique soulignera qu’il est quasiment inconnu. On notera par ailleurs que l’exposition n’est pas accompagnée d’un catalogue. 5. William Eggleston’s Guide, New York, Museum of Modern Art, 1976. Première publication en couleurs du MoMA, cet ouvrage comporte 48 images reproduites sur les 75 exposées. 6. Cf. Nathalie BOULOUCH, “Couleur versus noir et blanc”, Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 140-151. 7. Hilton KRAMER, “Art : Focus on Photo Shows”, New York Times, 28 mai 1976, p. C. 18. 8. Voir en particulier Max KOZLOFF, “How to Mystify Color Photography”, Artforum, nov. 1976, p. 50-51 ; Dan MEINWALD, “Color Me MoMA”, Afterimage, sept. 1976, p. 18. 9. Cf. Kevin MOORE, “Jacques-Henri Lartigue et la naissance du modernisme en photographie”, Études photographiques, n° 13, juillet 2003, p. 7-34. 10. En 1974, 40 diapositives en couleurs réalisées par Helen Levitt entre 1971 et 1974 avaient été présentées au MoMA sous la forme d’un “slide show” projeté en continu. 11. William Eggleston’s Guide, op. cit., p. 12-13. Il répète la formule à deux reprises. 12. Eggleston et Shore entretenaient des relations avec Szarkowki depuis plusieurs années en venant lui montrer leurs travaux. C’est d’ailleurs par son intermédiaire que les deux photographes se rencontrent en 1973 (cf. entretien par e-mail avec S. Shore, 21 février 2006). 13. Janet MALCOLM, “Photography Color”, The New Yorker, 10 oct. 1977, p. 107.

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14. William Christenberry, qui entretient une relation d’amitié avec Walker Evans, l’accompagne, en 1973, dans un voyage à Hale County à un moment où Evans pratiquait la photographie couleur avec l’appareil Polaroid SX-70. Sur leurs relations voir Thomas W. SOUTHALL, Of the Time & Place. Walker Evans and William Christenberry, Amon Carter Museum, Fort Worth, Texas, 27 avril-24 juin 1990. 15. Ils participent tous deux avec des tirages couleur à l’exposition “14 American Photographers”, The Baltimore Museum of Art, 21 janvier au 2 mars 1975 qui rassemble des photographes dont le travail entretient une relation forte avec celui de Walker Evans. 16. “William Christenberry. Color Photographs”, Washington DC, The Corcoran Gallery of Art, 21 déc. 1978-11 fév. 1979. 17. L’exposition a lieu du 7 sept. au 2 oct. Cf. Joan MURRAY, “The Colors of William Eggleston”, Artweek, 18 sept. 1976, p. 11-12. 18. Exposition du 14 déc. 1976 au 11 janv. 1977 sous le titre “Color Photographs”. 19. “William Eggleston Color Photographs 1966-1977”, 26 nov.-10 déc. 1977, Castelli Graphics/Leo Castelli. 20. Maja HOFFMANN, “À propos : Art 8’77”, Camera, n° 10, oct. 1977, p. 38. Harry Lunn a été à l’initiative de la création de la section en 1976. L’exposition “William Eggleston Photographs” a lieu à la Lunn Gallery du 13 déc. 1977 au 7 janv. 1978. 21. M. KOZLOFF, “The Coming of Age of Color”, Artforum, janv. 1975, p. 31-35. 22. John SZARKOWSKI, “William Eggleston”, Camera, n° 11, nov. 1976, p. 12, 19. En 1979, les Cahiers des 30 x 40 (n° 6, p. 3-5) publieront sous le titre “John Szarkowski en noir et en couleurs” la traduction d’un autre extrait du texte de Szarkowski. Je remercie Marie Gauthier de m’avoir communiqué ce texte. 23. 29, rue Aubry-Le-Boucher. 24. Des photos couleur de Christenberry ont été présentées peu de temps auparavant à New York, voir l’exposition “William Christenberry : photographs and sculptures”, galerie Zabriskie, New York, 14 déc. 1976-8 janv. 1977. 25. L’exposition sera reprise à la Photokina 78 de Cologne pour représenter la production nationale des États-Unis. 26. Cf. “Rubrique Information”, Camera, n° 1, 1977, p. 48. 27. A. P., “La seconde génération des photographes de la couleur”, Camera, n° 7, juillet 1977, p. 4. 28. J. SZARKOWSKI, in William Eggleston’s Guide, New York, Museum of Modern Art, 1976, p. 9. 29. L’exposition a lieu du 23 nov. 1977 au 2 janv. 1978. Ce titre résonne comme une réponse à l’exposition de la galerie Zabriskie du début d’année. 30. Hervé GUIBERT, “Tendances de la photographie”, Le Monde, 30 nov. 1977, p. 23 31. Il fait une première présentation de ses tirages à la séance des 30 x 40 du 14 avril 1977 ; cf. Club photographique de Paris. Les 30 x 40, Cahier de juillet et août 1977, p. 11-12. 32. Informations communiquées par John Batho. 33. Le Nouveau Photocinéma, n° 63, déc. 1977, p. 90, 122, 125. 34. Ibid., p. 90. 35. Michel NURIDSANY, “Tendances actuelles de la photographie en France”, in Tendances actuelles de la photographie en France, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1977, s. p. 36. Comme cela est précisé dans la notice du catalogue. 37. M. NURIDSANY, “Batho : de la couleur avant toutes choses”, Le Figaro, 2 mai 1978, in “Dossier de coupures de presse”, fonds d’écrits M. Nuridsany, Archives de la critique d’art. 38. Pour une approche de cette distinction qui se résume schématiquement par la tension entre deux pôles d’une conception objective (Newton) et subjective (Gœthe) de la couleur, voir Manlio BRUSATIN, Histoire des couleurs, Paris, Flammarion, 1986.

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39. M. NURIDSANY, “Permanence de la photographie française”, Le Figaro, 17 janv. 1977, in “Dossier de coupures de presse”, fonds d’écrits M. Nuridsany, Archives de la critique d’art. 40. Id., “Tendances actuelles de la photographie en France”, art. cit. 41. D. DAVIS et M. ROURKE, “New Frontiers in Color”, art. cit., p. 56. 42. Yvan CHRIST, “Lyon. Une exposition des Autochromes Lumière : première manifestation de la Fondation nationale de la photographie”, Photo-ciné-Revue, juin 1978, p. 282-283.

43. H. GUIBERT, “Un territoire fascinant”, Le Monde, 1er fév. 1978, p. 20. 44. L’exposition s’intitule “La couleur en tant qu’objet”. Elle a lieu du 25 avril au 28 mai. 45. Elle se tient du 25 avril au 19 mai. 46. L’exposition a lieu du 10 juin au 22 juillet. Ouverte en 1968, la galerie a joué, parallèlement à celle d’Yvon Lambert, un rôle déterminant dans la diffusion de l’art américain en France. Cf. Bernard BLISTÈNE, Daniel TEMPLON, Galerie Daniel Templon : 40 ans, Paris, éd. Daniel Templon, 2006. 47. M. NURIDSANY, “Gibson, à l’écoute d’une autre réalité”, Le Figaro, 6 juin 1977 in “Dossier de coupures de presse”, fonds d’écrits M. Nuridsany, Archives de la critique d’art. 48. H. GUIBERT, “L’influence américaine”, Le Monde, 28 juin 1978, p. 27. Il a défini plus haut la « tendance formaliste américaine qui, en détachant des formes et des couleurs, produit un réalisme sans attaches sociales ». 49. M. NURIDSANY, “Meyerowitz, Boudinet, Tahara : de toutes les couleurs”, Le Figaro, 2 mai 1979, in “Dossier de coupures de presse”, fonds d’écrits M. Nuridsany, Archives de la critique d’art. Daniel Boudinet est exposé à la galerie La Remise du parc jusqu’au 15 mai. Il présente sept tirages couleur grand format et vingt-cinq photographies Polaroid. 50. Ces photographies réalisées à Cap Cod ont été présentées à Boston l’année précédente et ont fait l’objet d’une publication : Cape Light-Color Photography by Joel Meyerowitz, Boston, Museum of Fine Arts, 1978. 51. Jean-Claude GAUTRAND, “John Batho : le chant du regard”, Le Nouveau Photocinéma, n° 63, déc. 1977, p. 122.

52. M. NURIDSANY, “Les IXes Rencontres internationales de la photo. Au Festival d’Arles : ronrons et flonflons”, Le Figaro, 21 juillet 1978, in “Dossier de coupures de presse”, fonds d’écrits M. Nuridsany, Archives de la critique d’art. 53. Jean-Claude LEMAGNY, “Un art trompeur : la photo couleur”, Connaissance des arts, n° 337, mars 1980, p. 62-69. 54. Ibid., p. 62. 55. Ibid., p. 62. 56. Ibid., p. 62. Il s’exprime ainsi à propos de l’œuvre de John Batho. 57. Ibid., p. 63, 68. 58. Ibid., p. 69. 59. “Paris-New York”, Paris, centre Georges-Pompidou, 1977. 60. Charles PROST, “Les nouveaux photographes de la couleur”, Les Cahiers des 30 x 40, mai-juin 1978, p. 5.

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AUTEUR

NATHALIE BOULOUCH Université de Rennes 2

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Sur les traces de Rosalind Krauss La réception française de la notion d’index. 1977-1990

Katia Schneller

L’auteur souhaite remercier Philippe Dubois, Jacques Dubois, André Gunthert, Jean-Marie Klinkenberg, Jean Kempf, Rosalind Krauss ainsi que les organisateurs de la journée d’études pour leur aimable concours.

1 A la charnière des années 1970 et 1980, le champ photographique français s’est fait le théâtre d’un curieux zigzag théorique entre les milieux intellectuels francophone et anglophone. Comme en réponse à la French Theory1 qui nourrissait le monde de la pensée aux États-Unis depuis la fin des années 1960, une théorie américaine sur le médium – essentiellement incarnée par la figure de la critique et historienne de l’art new-yorkaise Rosalind Krauss – s’est progressivement imposée en France. Son intégration est le fruit d’un processus complexe de digestion et de déplacement, qui ne manque pas de rappeler celui par lequel les penseurs français tels que Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze furent assimilés et réduits à l’expression de “French Theory”. Le nom de Krauss s’est pour sa part trouvé associé à la notion d’index dans le champ photographique. Ce phénomène fit de son article “Notes on the Index2”, publié en 1977 dans la revue October, la nouvelle référence américaine3, et ce même si son propos fut élaboré par une historienne de l’art « à partir de la photographie, et non pas sur elle4 ». Pour Dominique Baqué, la théoricienne a « inconstestablement (…) confér[é] à la photographie son irréductibilité sémiologique » et est ainsi devenue « une inégalable caution théorique et critique pour la photographie des années 19805 ». Hubert Damisch ira jusqu’à établir sa pensée « aux côtés de la Petite Histoire de la photographie de Walter Benjamin ou de La Chambre claire de Roland Barthes6 ». Après 1977, une fois “Notes on the Index” paru, tout se passe en effet comme si la notion d’index contaminait le champ photographique : Barthes lui-même la manipule en 1980 dans La Chambre claire7, et Philippe Dubois, dans L’Acte photographique8 en 1983, cite “Notes on the Index” comme un texte qui vient renouveler la pensée sur la photographie, à la suite duquel il inscrit sa propre réflexion.

2 Le succès de cette notion d’index et de la théoricienne9 qui lui est associée ne relève pourtant pas d’une nouvelle forme d’américanocentr isme, comme celle qui s’était déjà

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affirmée dans la création artistique depuis que, pour reprendre les termes de Serge Guilbaut, « New York vola l’idée de l’art moderne à Paris10 » et Robert Rauschenberg remporta le prix de la Biennale de Venise en 196411. La spécificité de l’élaboration de ce nouveau jalon théorique entre 1977 (date de l’article de Krauss) et 1983 (date de parution de L’Acte photographique de Dubois) se constitue de trois phénomènes intriqués : celui du glissement d’un objet théorique initialement élaboré dans le contexte de l’histoire de l’art dans le domaine de l’histoire de la photographie, d’un glissement résultant lui-même d’un contexte d’échanges intellectuels transatlantiques franco-américains et de l’épanouissement contemporain de la sémiotique dans le milieu francophone. Afin de comprendre la complexité inhérente à la genèse de ce nouveau moment théorique, il faut procéder à une histoire de la circulation des idées et à une étude des rencontres intellectuelles qui ont eu lieu, mais aussi de celles qui n’ont pas eu lieu. Un retour sur le projet initial de Krauss, sur sa diffusion et sa réception dans le monde francophone permet de suivre le cheminement de cette notion d’index dans le champ photographique et de réévaluer l’importance d’un dialogue transatlantique à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

L’index, un objet théorique contre le modernisme new- yorkais

3 “Notes on the Index” s’inscrit initialement dans le projet qui occupe Krauss depuis la fin des années 196012 : celui de renouveler la critique d’art américaine contre la doxa moderniste telle que le critique Clement Greenberg l’avait établie, notamment avec la publication de son ouvrage Art and Culture en 1961 13. Historienne de l’art formée à l’université de Harvard par Greenberg lui-même, c’est à la fin des années 1960, lorsqu’elle écrit pour la revue new-yorkaise Artforum, qu’elle s’émancipe progressivement de la pensée de son mentor14. Avec la critique d’art Annette Michelson, elle cherche une approche à même de prendre en compte les nouveaux types de création artistique qui se font jour autour d’elles, regroupés depuis sous les appellations Minimalism, Post- minimalism ou Conceptual Art. Au même moment, les diverses approches critiques qui faisaient la richesse des débats au sein d’Artf orum (entre autres le modernisme de Fried, la critique socio-politique de Max Kozloff et le versant structuraliste de Krauss et Michelson) ont de plus en plus de mal à se concilier15. Michelson et Krauss finissent par quitter la revue pour fonder en 1976 avec Jeremy Gilbert-Rolfe, October, une revue new- yorkaise indépendante16 et trimestrielle, publiée par le MIT Press pour l’Institute for Architecture and Urban Studies.

4 Dans “About October17”, l’éditorial du premier numéro, les rédacteurs expliquent avoir choisi le nom de la revue pour célébrer ce moment d’octobre 1917 où l’énergie révolutionnaire russe fit se rencontrer pratique politique, recherche théorique et innovations artistiques, et dont le film October d’Eisenstein de 1927-1928 se veut emblématique. Ils placent ainsi leur revue sous le patronage du cinéma, une autre forme d’art que celles de la peinture et de la sculpture, consacrées par l’histoire de l’art. Leur principal souhait est d’ouvrir une recherche adaptée à l’interdisciplinarité de la création de leur époque18, afin de rompre avec le conservatisme des goûts et des méthodes d’une certaine critique académique américaine qui « continue d’exister comme un nombre d’entreprises isolées et archaïques19 ». Ils visent notamment Partisan Review (où publiait Greenberg), The New York Review of Books (où écrivait Susan Sontag) et Salmagundi. À la

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différence des revues spécialisées comme The Drama Review, Artforum ou Film Culture, leur champ d’investigation s’étendra donc des arts visuels et du cinéma à la performance et à la musique. La maquette qui fait la part belle au texte matérialise leur volonté de se démarquer d’un « journalisme pictural » et positionne d’emblée la revue pour un lectorat averti en matière de création artistique20. La photographie n’est pas présente dans ce manifeste d’intentions. Elle ne fait, pour ainsi dire, son apparition en tant qu’objet théorique qu’à partir des numéros 3 et 4 du printemps et de l’automne 1977, avec l’article en deux parties “Notes on the Index : Seventies Art in America21”, et sera abordée plus directement dans le numéro 5 de l’été 1978 qui lui est spécialement dédié. Les livraisons suivantes ne lui consacreront pas plus d’un article tous les deux ans, essentiellement rédigés par Krauss22. La photographie est donc présente mais pas dominante dans la revue.

5 Octobercherche à renouveler la critique et l’écriture de l’histoire de l’art. À cet effet, les outils théoriques convoqués sont multiples, avec une très nette prédominance du structuralisme23, mais aussi de la sémiologie, la linguistique et la psychanalyse. Dans “Notes on the Index”, Krauss se réfère à Barthes24, Bazin, Roman Jakobson, Émile Benveniste, Bruno Bettelheim, et surtout Charles Sanders Peirce à qui elle reprend la notion d’index. Peirce25 a défini trois types de signes : l’icône (signe par ressemblance), le symbole (signe par convention) et l’index (signe par connexion physique). La théorisation de l’image photographique à partir de ces trois notions ne repose cependant que sur un petit nombre de passages dans son œuvre. Par conséquent, pour reprendre les mots de François Brunet, « il paraît réducteur de faire du logicien américain un théoricien de l’image, et a fortiori de l’image photographique comme index 26 ». C’est pourtant ce que Krauss va faire, mais pas tant pour théoriser l’image photographique, que pour se fabriquer un objet à partir duquel elle pourra proposer un nouveau paradigme artistique à même de penser le champ élargi des pratiques artistiques des années 1970 et de le placer sous la figure tutélaire de Marcel Duchamp (fig. 1 et 2). Le rapport indiciel de la photographie, c’est-à-dire son rapport physique et singulier à son référent, est transposé à l’inscription de l’installation dans un espace donné, qui est alors compris comme son référent. Pour Krauss, cet outil théorique lui permet de sortir de la quête ontologique de la spécificité des médiums du projet moderniste et de l’hégémonie picturale du discours formaliste sur la planéité. Par ce biais, elle retourne la proposition moderniste du critique Michael Fried, qui rejetait la théâtralité du minimalisme dans son article “Art and Objecthood” paru en 1967 dans Artforum27. La contribution de “Notes on the Index” s’inscrit donc avant tout dans une volonté de renouveler la critique d’art américaine en y injectant une forme théorique d’impureté et de répondre à la démarche des artistes qui, comme Robert Smithson auquel est consacré un article28 dont les trois parties sont publiées dans les trois premiers numéros de la revue, se saisirent de la photographie au milieu des années 1960 pour rompre avec une pratique artistique ancrée sur la spécificité d’un médium.

La diffusion de “Notes on the Index” en France

6 Dans le Paris des années 1970, photographie et art restent strictement distincts dans les institutions, le marché et la critique. Les quelques intéressés par la photographie et la culture américaine dans le monde de l’art ne semblent pas sensibles aux écrits de Krauss, et de manière générale à October, alors même que certains comme les écrivains Philippe

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Sollers et Marcelin Pleynet, fondateurs en 1960 de la revue Tel Quel29 participeront à l’automne 1978 au numéro 6 d’October30. Denis Roche, fondateur en 1971 de la collection Fiction et Cie au Seuil – réputée pour ses traductions d’ouvrages de la littérature américaine – et pratiquant lui-même une écriture travaillant et/ou travaillée par la photographie31, contribue régulièrement à Tel Quel et à Art Press créé en décembre 1972 par Catherine Millet, sans jamais vraiment y aborder la photographie. Plus encore, lorsque Art Press publie son dossier “Photographier” en 197832, auquel Roche participe, la référence n’est pas faite à Krauss, mais à Bourdieu qui, depuis Un art moyen en 196533, est considéré comme le grand penseur de la photographie en France ; Millet, pourtant rare défenseuse de l’art conceptuel américain34 dans le milieu parisien, ne se tourne pas vers la pensée de la critique new-yorkaise. Les quelques personnes gravitant alors autour de la création artistique contemporaine35 et qui écrivent dans Art Press et Peinture, Cahiers théoriques, organe de Support/Surface fondé en 1971 comme l’excroissance artistique de Tel Quel, sont principalement nourris de théories marxistes, matérialistes et psychanalytiques héritées de Mai 1968.

7 Le milieu réactif à la tentative d’October est en fait celui qui se constitue à l’École des hautes études en sciences sociales, créée en 1975, où Barthes enseigne et où notamment Jean Clay et Yve-Alain Bois suivent le séminaire de Hubert Damisch. Les personnes qui fréquentent ce monde universitaire nourri de structuralisme, de sémiologie et éduqué en matière d’art (Clay est alors critique d’art et Bois prépare un doctorat sur les avant-gardes russes sous la direction de Barthes36) vont fonder la revue Macula en 1976, pour ainsi dire main dans la main avec October. Si Macula, qui tire son nom de l’élément responsable de la vision centrale dans l’œil, participe du même élan que la revue new-yorkaise, les circonstances dans lesquelles ces deux revues apparaissent sont néanmoins bien différentes : Macula voit le jour dans un contexte artistique parisien qui, à l’inverse du milieu new-yorkais florissant, est en perte de vitesse. Son objectif vise de ce fait à « combler d’importantes lacunes du domaine de l’histoire de l’art, où, de l’avis des enseignants et des étudiants, le contact avec la recherche internationale était de plus en plus mal assuré37 ». Mais cela mis à part, les auteurs et les références circulent38 entre les deux revues. En 1978, le numéro 5 d’October dédié à la photographie s’ouvre ainsi sur une traduction de “Quand j’étais photographe” de Nadar et comporte “Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique”39 de Damisch qui publie aussi dans les livraisons 2 et 5/6 de Macula40. De son côté, la revue parisienneconsacre un supplément à son numéro 2, intitulé “L’atelier de Jackson Pollock” avec un essai de Krauss, supplément qui deviendra dans une version augmentée le premier livre de Macula transformée en maison d’édition en 198241. La critique new-yorkaise apparaît ensuite comme membre du comité de rédaction dans l’ours du numéro 3/4 de 1978, puis comme « correspondante aux États-Unis » pour la dernière livraison, le numéro 5/6 de 1979. Enfin c’est dans cet ultime numéro que Macula traduit son texte sous l’intitulé “Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis42”.

8 La traduction signée par Priscille Michaud propose une version quelque peu remaniée de l’article d’origine en deux parties43. Dans la version que Macula publie en 1979, les deux parties sont présentées bout à bout comme un seul et même texte divisé en quatre parties par l’ajout de trois sous-titres, chaque paragraphe est numéroté, système qui était absent de “Notes on the Index : Seventies Art in America, Part II” et le cinquième paragraphe du texte d’origine est supprimé. Mais ce sont deux autres modifications qui vont être les plus décisives pour la réception de l’article dans le milieu francophone : tout d’abord en ce qui

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concerne l’iconographie, si le texte français compte moins d’illustrations que les deux originaux en anglais, trois encadrés sont insérés et présentent en tout quatre extraits tirés des textes de Peirce afin d’illustrer les notions de « Shifter et indice », des « index (ou indices) » (fig. 5) et du « mètre et [de] la barre ». Très interventionnistes, ces ajouts constituent de véritables notes de la rédaction explicitant et précisant le propos de l’auteur, qui ne cite pas avant le dernier tiers de l’article la source – Peirce en l’occurrence – à laquelle elle puise son concept d’index. Plus encore, ces encadrés inscrivent le texte dans une actualité qui agite alors le monde français de la sémiologie, celle de la traduction d’un choix de textes de Peirce par Gérard Deledalle sous le titre Écrits sur le signe44 en 1978. Le lecteur assiste alors à une mise en dialogue du texte de Krauss avec les références convoquées et les extraits de Peirce, au-delà même de la seule notion d’index. L’encadré « Shifter et indice » ajoute par exemple la référence peircienne aux développements que Krauss élabore autour de « l’embrayeur » (« shifter » en anglais) à partir des écrits de Roman Jakobson, Émile Benveniste et Bruno Bettelheim. Ces encadrés accroissent la visibilité de la référence peircienne et lui octroient une présence supérieure dans le texte. Enfin, une dernière modification conférera un impact particulier à cette traduction : le dernier paragraphe de l’article anglais est remplacé par un nouveau paragraphe qui n’apparaîtra que dans cette version du texte de 1979 – la traduction de Jean-Pierre Criqui en 1995, si elle garde toutes les modifications du texte et de mise en pages que l’on a mentionnées précédemment, reprendra néanmoins le dernier paragraphe original. L’importance de cette nouvelle fin réside essentiellement dans son dernier mot puisqu’il désignera par la suite l’outil théorique que Krauss s’est fabriqué à l’aide de la photographie tout au long de “Notes on the Index”, « le photographique » :

9 « La notion actuelle de pluralisme stylistique – un des clichés les plus résistants de la critique américaine moribonde – doit être remplacée par un mode de description plus efficace de l’art du présent : une description qui rend compte du déterminisme historique qui y est à l’œuvre. Pour ce faire, j’ai ouvert une nouvelle rubrique : l’art de l’index, un terme que l’on pourrait facilement remplacer par un autre : le photographique45. »

10 C’est donc sous cette forme très particulière, fruit du travail éditorial de la revue Macula, que “Notes on the Index” arrive dans le domaine francophone en 1979, restant pour ainsi dire dans son contexte d’origine tant les liens et les centres d’intérêts entre les deux revues et les personnes qui les animent sont proches.

Appropriation de l’“index” par les théoriciens de la photographie

11 L’article semble en effet ne pas connaître de résonance immédiate dans le monde français de la photographie, alors même que sa traduction précède de peu l’essor de discours ayant trait à la question de l’index et à l’ontologie de l’image dans le domaine français. La publication en 1980 de La Chambre claire. Note sur la photographie46 de Barthes offre une importante contribution théorique référentialiste au champ photographique. L’auteur, qui a initié sa réflexion sur le médium par le biais de la sémiologie dans “Le message photographique” de 1961 et “Rhétorique de l’image” de 196447, y développe un rapport intime et affectif à la photographie dans une parole à la première personne. Le référentialisme qu’il y met en place réduit le médium à son adhésion au réel et l’arrime à une conscience du temps avec le « ça a été ». Il n’est cependant pas aisé de savoir quelles sont les lectures qui ont nourri les thèses référentialistes de ce dernier ouvrage : les

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références à la théorie photographique que Barthes convoque dans son texte appartiennent à la famille de la critique des codes idéologiques représentée par Pierre Bourdieu, Gisèle Freund et Susan Sontag48, et n’ont donc rien à voir avec Peirce qu’il ne cite pas et encore moins avec Krauss. Il n’est pas facile de savoir si l’actualité peircienne qui touche les milieux de la sémiotique à la fin des années 197049 eut un impact sur Barthes – et ce d’autant plus qu’il a toujours été plutôt saussurien50 que peircien – et s’il a lu “Notes on the Index”.

12 Peu après la parution de La Chambre claire, des discussions autour de la notion d’index vont avoir lieu au sein de la revue Cahiers de la photographie que Gilles Mora et Claude Nori créent en 1981. Tous deux photographes et écrivains, ils militent contre « l’obscurantisme intellectuel » qui accable la photographie et souhaitent « promouvoir la critique photographique dans sa dimension contemporaine » comme l’explique Mora dans l’éditorial de leur premier numéro, assumant pour ce faire un parti pris théorique multiple qui voudrait enrichir la pratique par ricochet. Leur ambition, termine-t-il, est de « créer les conditions autour desquelles la photographie serait elle-même son propre sujet51 ». Ce projet reprend celui que Nori avait initié en créant Contrejour, une maison d’édition et une revue, qui exista entre 1975 et 1978, en justifiant sa démarche sur le modèle historique que constitue la revue les Cahiers du cinéma52 (le titre même de Cahiers de la photographie rend hommage à celle-ci). Fortement inspirés par les écrits de sémiotique 53 parus dans cette dernière, Mora et Nori ne désirent pas calquer leur discours critique sur celui des beaux-arts et de ce fait rejettent le « poids idéologique de la critique américaine », notamment John Szarkowski, et estiment « en deçà de leurs attentes » des auteurs comme Sontag ou Kozloff. Le projet de “Notes on the Index” ne peut donc guère les séduire tant le photographique a trait à l’art, plus encore ils semblent ne pas en avoir connaissance puisqu’ils ne mentionnent pas Krauss dans leur énumération de noms de critiques américains.

13 Mora et Nori inscrivent pourtant leur publication sous les auspices de l’index en ouvrant leur première livraison par une citation, reproduite en page 2, de Jean-Claude Lemagny, conservateur de la Bibliothèque nationale de France et membre du comité de rédaction : « Nous sommes ici devant une irréfutable empreinte, une imprégnation, un “contact”, la trace conservée d’un visage qui a existé », citation qui est présentée en vis-à-vis d’une reproduction du saint suaire de Turin. Mora et Nori désirent isoler une spécificité du médium pour valoriser la photographie comme un art, tout en faisant retour sur son ontologie – ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Lemagny, grand instigateur de la photographie créative54, y participe. Dans le domaine photographique français, l’index, issu de l’épanouissement contemporain de la sémiotique, s’inscrit dans un débat qui n’est en rien comparable à celui dans lequel Krauss l’utilisait, à savoir la critique du modernisme. Au début des années 1980, le milieu photographique français discute de la légitimité artistique du médium, au moment même où l’État crée des institutions qui lui sont consacrées55. Deux clans se dessinent : d’un côté les défenseurs de la photographie avec les Cahiers de la photographie prônant une pensée de l’index et de l’aura, de l’autre la photographie que les artistes comme Jeff Wall s’approprient et que Jean-François Chevrier défend avec son concept du tableau photographique, construit à partir des écrits de Michael Fried, le grand rival de Krauss depuis la fin des années 1960.

14 Encore une fois, la rencontre entre “Notes on the Index” et la théorie photographique française n’a pas lieu, tant le monde de l’art et celui de la photographie restent distincts en France. Plusieurs éléments auraient pourtant pu la rendre possible : notamment la

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présence au comité de rédaction des Cahiers de la photographie de Denis Roche, précédemment évoqué dans le contexte de Tel Quel. Celui-ci, grand connaisseur de littérature américaine, a édité dans Fiction & Cie plusieurs ouvrages de Hubert Damisch, l’un des membres de la constellation Macula qui publie occasionnellement dans les Cahiers de la photographie56. De plus, ces deux mondes partagent une même culture : si l’on met de côté la question de Peirce, les trois références directement liées à la photographie que Krauss convoque dans son texte ne sont autres que Benjamin, Barthes et Bazin. Pour comprendre comment cette rencontre s’accomplit finalement, il faut faire un détour par la Belgique où le champ sémiotique alors très vivant produit quelques développements sur la photographie. La première figure qui s’est fait connaître en France en publiant dans les Cahiers de la photographie fut celle d’Henri Van Lier, philosophe de formation vivant et travaillant à Louvain-la-Neuve. Il y publia “Rhétorique des index” dans le cinquième numéro en 1982, “Le non-acte photographique” dans le numéro 8 de 1982 qui reproduisait les actes du colloque intitulé “L’acte photographique” tenu à la Sorbonne et Philosophie de la photographie qui fit l’objet du hors-série de 198357. Si l’index est une notion centrale dans sa réflexion, il ne l’aborde pas de la même manière que Krauss, qu’il ne mentionne pas. C’est Philippe Dubois, jeune universitaire de Liège et membre du groupe µ 58 – collectif avec lequel Van Lier est en contact – qui va être le passeur entre Macula et le champ photographique.

15 Tandis qu’il prépare sa thèse en philologie romane sur la rhétorique des jeux de mots à la fin des années 1970, Philippe Dubois développe son intérêt pour la photographie. L’enseignement qu’il prodigue à cette époque dans le tout nouveau département d’information et arts de la diffusion qui s’ouvre à l’université de Liège l’amène à travailler sur la photographie, la vidéo et plus largement sur la théorie du visuel. Parallèlement à ces nouvelles préoccupations, il participe au travail collectif sur la rhétorique de l’image mené par le groupe µ. Mais ce sont surtout les longs séjours répétés que Philippe Dubois effectue alors à Paris grâce à des bourses d’études qui nourrissent sa réflexion sur le médium : il assiste aux séminaires de Jean-François Lyotard à Paris VIII, de Hubert Damisch et de Louis Marin à l’EHESS. Il participe notamment aux conférences annuelles qu’organise le Centro internazionale di semiotica e linguistica d’Urbino en juillet et auxquelles se rendent aussi bien les professeurs de l’EHESS, qu’Umberto Eco, Georges Didi-Huberman, Thierry De Duve, Jacqueline Lichtenstein, Christian Metz et Rosalind Krauss. C’est donc dans ce contexte d’émulation intellectuelle que Dubois rencontre les acteurs qui gravitent autour de la constellation Macula et October et prend connaissance des recherches de la critique new-yorkaise59. Intéressé par la manière dont cette dernière lie histoire de l’art, psychanalyse et sémiotique, il l’invite ensuite en 1981 à développer sa réflexion initiée dans “Notes on the Index” autour de Marcel Duchamp et l’index lors du colloque international “Langage et Ex-communication I” qu’il organise à Liège ; elle produit à cet effet son texte “Marcel Duchamp, ou le champ de l’imaginaire60”. L’année suivante, il introduit le nom de Krauss dans les pages des Cahiers de la photographie en se référant à son article “Stieglitz / Équivalents61” paru dans October en 1979 dans sa contribution “Le coup de la coupe” donnée lors du colloque “L’acte photographique” (1982), colloque auquel Van Lier participa.

16 Enfin, il publie en 1983 L’Acte photographique62, ouvrage qui l’imposera dans le domaine francophone comme l’une des nouvelles figures de la théorie sur le médium et qui achèvera le processus d’intégration de la pensée de Krauss dans le monde de la photographie. Ce livre, qui trouve son originalité dans une réflexion sur l’image-acte,

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réunit et propose une modulation des thèses référentialistes ou indicielles de Krauss et du dernier ouvrage de Barthes. Pour Dubois, si l’empreinte est un moment essentiel de l’acte photographique, elle n’en demeure pour autant qu’un instant dans le processus global des gestes techniques et culturels. Ce livre composé de quatre chapitres (dont le quatrième est la reprise de l’article “Le coup de la coupe”) participe pleinement de ce moment de légitimation du médium qui occupe alors le domaine français comme l’annonçait Gilles Mora dans son premier éditorial des Cahiers de la photographie. Dubois y inscrit les discussions sur Peirce, la notion d’index et ses propres développements, dans la

continuité des différents débats qui ont animé la théorie photographique depuis le XIXe siècle63. L’historicisation lui permet de lier des références qui ne s’étaient jusque-là pas toujours rencontrées ; les champs artistiques, photographiques et sémiotiques s’y côtoient autour de leur intérêt commun pour l’index. C’est ainsi que Krauss entre dans cette vaste constellation que Dubois s’ingénie à tisser et qu’elle se trouve pour la première fois présentée aux côtés de Denis Roche, Baudelaire, Bourdieu, Sontag, Benjamin, Barthes, Bazin, Van Lier et bien d’autres encore. “Notes on the Index” y apparaît comme une référence qui ponctue la pensée que l’auteur déroule au cours de ces trois premiers chapitres : le texte est mentionné en note à la fin du premier intitulé “De la vérisimilitude à l’index. Petite rétrospective historique sur la question du réalisme en photographie”. Le nom de la critique américaine entre dans le corps du texte dans le deuxième chapitre, “L’Acte photographique. Pragmatisme de l’index et effets d’absence”, et accompagne l’auteur tout au long de sa réflexion sur les écrits de Peirce. Dubois entérine de la sorte l’inscription du texte de Krauss dans l’actualité que connaît alors le philosophe américain dans le domaine francophone, inscription qui résultait, rappelons- le, de l’insertion d’extraits de la traduction que Deledalle publia en 1978 dans la maquette de “Notes sur l’index” par les rédacteurs de Macula. Au cours de son développement, il envisage « “la photographie” dans le sens d’un dispositif théorique, le photographique », qu’il considère comme une catégorie « épistémique, une véritable catégorie de pensée, absolument singulière et qui introdui[t] à un rapport spécifique aux signes, au temps, à l’espace, au réel, au sujet, à l’être et au faire64 ». La signification de l’expression « le photographique » se voit ici resserrer au champ des questionnements ayant trait au médium. Elle diffère ainsi de celle que Krauss lui donnait initialement en l’associant à sa notion d’« art de l’index » dans le fameux dernier paragraphe de la version de "Notes on the Index" que la revue française publia en 1979, paragraphe que Dubois place d’ailleurs en épigraphe de son troisième chapitre lui octroyant par ce biais une visibilité qui contribuera au succès du terme.

17 Le texte de Rosalind Krauss a ainsi voyagé depuis sa première publication dans October en 1977 dans le contexte du renouvellement de la critique américaine, à sa traduction en français dans Macula en 1979, à son intégration dans une histoire des débats théoriques photographiques du milieu francophone en vue d’une légitimation du médium. Ce glissement résulte de l’action d’un ensemble d’acteurs qui, tous liés de près ou de loin et vivant des deux côtés de l’Atlantique, entretinrent un dialogue original entre Paris et New York à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Le passage de ce texte du domaine artistique au champ photographique participe et révèle à la fois le processus d’anoblissement de la photographie, qui au même moment faisait son entrée dans les institutions françaises, les pratiques artistiques et le marché de l’art.

18 Néanmoins le travail que Krauss mena sur la photographie ne s’arrête pas en 1977 à “Notes on the Index” ; cet article n’est que le premier moment d’une suite de

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publications, essentiellement new-yorkaises, qui vont s’enchaîner année après année pour culminer en 1985 avec le catalogue d’Explosante fixe. Photographie et surréalisme65. Le commissariat de cette exposition du centre Georges-Pompidou associé à l’aventure de “Notes on the Index” ainsi qu’à la publication de L’Atelier de Jackson Pollock par Macula devenue maison d’édition en 1982 va assurer à Krauss une place incontestable dans le champ photographique français. Elle sera ensuite invitée à participer à l’ouvrage sur le photographe Maurice Tabard que publient les éditions Contrejour (dirigées par Nori) en 1987 et au catalogue de l’exposition sur la photographie “L’invention d’un art” qu’Alain Sayag et Jean-Claude Lemagny organisèrent au centre Georges-Pompidou en 198966. La parution en 1990 de l’ouvrage, existant uniquement en français, Le Photographique. Pour une théorie des écarts67 (voir fig. 6)chez Macula qui, préfacé par Damisch, rassemble la plupart de ces textes à l’exception de “Notes sur l’index”, couronnera ce parcours où, pour reprendre les mots de Johanne Lamoureux, « la photographie a fait, au sein même de [l]a réflexion [de Krauss], retour sur le photographique68 ».

NOTES

1. Cf. François CUSSET, French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, éd. La Découverte, 2003. 2. Rosalind KRAUSS, “Notes on the Index : Seventies Art in America” (Part I), October, n° 3, printemps 1977, p. 68-81 ; id., “Notes on the Index : Seventies Art in America” (Part II), October, n ° 4, automne 1977, p. 70-79. Ces deux articles ont été traduits en français par Priscille Michaud sous le titre “Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis”, Macula, n° 5/6, 1979, p. 165-175. “Notes on the Index : Part 1” et “Notes on the Index : Part 2” ont ensuite été republiés dans R. KRAUSS, The Originality of the Avant-garde and Other Modernist Myths, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1985, p. 196-209 et p. 210-220. Cet ouvrage a été traduit en français par Jean- Pierre Criqui : "Notes sur l’index", in Le Mythe de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 65-92. 3. Dominique BAQUÉ, La Photographie plasticienne, un art paradoxal, Paris, Éditions du regard, 1998, p. 99-106. Pour des analyses plus précises sur le travail théorique de Krauss, voir Johanne LAMOUREUX, “La critique postmoderne et le modèle photographique”, Études photographiques, n ° 1, nov. 1996, p. 109-115 et Estelle BORIES, Étude sur la revue October, sous la direction de François Brunet, DEA d’études anglophones, Université Paris VII Denis-Diderot, 2003. 4. Hubert DAMISCH, “À partir de la photographie”, préface, in Le Photographique, Paris, Macula, 1990, p. 6. 5. D. BAQUÉ, La Photographie plasticienne, un art paradoxal, op. cit., p. 103. 6. H. DAMISCH, “À partir de la photographie”, op. cit., p. 6. 7. Roland BARTHES, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile/ Gallimard/Seuil, 1980. 8. Philippe DUBOIS, L’Acte photographique, Bruxelles, éd. Labor, 1983. 9. La notion d’index a encore été débattue récemment autour de la personne de Rosalind Krauss. Cf. James ELKINS (éd.), Photography Theory, New York, London, Routledge, 2007.

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10. Serge GUILBAUT, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1996. 11. Américanocentrisme que Jean-François Chevrier poursuivra d’ailleurs à la fin des années 1980 en se référant à l’historien d’art américain Michael Fried, lorsqu’il défendra un nouveau modernisme aux côtés du photographe Jeff Wall. Cf. Jean-François CHEVRIER, James LINGWOOD, Une autre objectivité, Paris, Prato, Idea Books, 1989. 12. Pour une étude de la genèse de la pensée exposée dans cet article, voir E. BORIES, Étude sur la revue October, op. cit. 13. Clement GREENBERG, Art and Culture, New York, Beacon Press, 1961. 14. Cf. R. KRAUSS, “A View of Modernism”, Artforum, septembre 1972, traduit en français par Jean-Pierre Criqui sous le titre “Un regard sur le modernisme”, dans Le Mythe de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 17-30. 15. Cf. Amy NEWMAN, Challenging Art, Artforum 1962-1974, New York, Soho Press, London, Turnaround, 2001. 16. « OCTOBER does not reflect the views of the IAUS. OCTOBER is the property of its editors, who are wholly responsible for its contents. », October, n° 1, Spring 1976, p. 1. 17. The Editors, “About October”, October, n° 1, Spring 1976, p. 3-6. 18. Ibid., p. 3 : « Our aim is not to perpetuate the mythology or hagiography of Revolution. It is rather to reopen an inquiry into the relationships between the several arts which flourish in our culture at this time, and in so doing, to open discussion of their role at this highly problematic juncture. We do not wish to share in that self-authenticating pathos which produces, with monotonous regularity, testimonies to the fact that “things are not as good as they were” in 1967, ’57 –or in 1917. » 19. Id., p. 4. 20. Id., p. 6. 21. R. KRAUSS, “Notes on the Index : Seventies Art in America”, op. cit. 22. “Photography : A Special Issue”, October, n° 5, Summer 1978. Pour un panorama des écrits de Krauss sur la photographie, voir aussi Le Photographique, pour une théorie des écarts, trad. en français par M. Bloch et J. Kempf, Paris, Macula, 1990. Néanmoins d’autres auteurs traiteront parfois de ce médium. Voir par exemple Abigail SOLOMON-GODEAU, “Photophilia : A conversation about the Photography Scene”, “Art World Follies”, October, n° 16, Spring 1981, p. 102-118. 23. Le premier texte qui ouvre le premier numéro, après l’éditorial, est la traduction de “Ceci n’est pas une pipe” de Michel Foucault. Cf. M. FOUCAULT, “Ceci n’est pas une pipe”, October, n° 1, Spring 1976, p. 7-22. 24. Pour un retour sur l’élaboration théorique de “Notes on the Index” et l’importance que la pensée de Barthes y occupa, voir R. KRAUSS, “Introductory Note” et “Notes on the Obtuse”, in J. ELKINS (éd.), Photography Theory, op. cit., p. 125-128 et p. 339-342. 25. Voir en français Charles Sanders PEIRCE (1839-1914), Écrits sur le signe, traduit par G. Deledalle, Paris, éd. du Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1978. 26. François BRUNET, “La photographie dans la réflexion de Peirce”, in Vers une pensée de la photographie, Paris, Puf, 2000, p. 307. On pourra aussi se reporter à F. BRUNET, “Visual semiotics versus pragmaticism : Peirce and photography”, in V. M. COLAPIETRO et T. M. OLSHEWSKY, Peirce’s Doctrine of Signs, Theory, Applications, and Connections, Berlin, New York, Mouton de Gruyter, "Approaches of Semiotics", 1996, p. 295-314. 27. Le débat entre Fried et Krauss s’est ouvert autour de la question de la perception du réel dans l’impressionnisme en 1974 et se développe par la suite autour de la photographie. Cf. R. KRAUSS, “Impressionism”, Partisan Review, vol. 42, Winter 1974, trad. en français par M. Bloch sous le titre “L’impressionnisme : le narcissisme de la lumière”, dans Le Photographique : Pour une

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théorie des écarts, op. cit., p. 58-70. Sur le projet de Krauss, voir Johanne LAMOUREUX, “La critique postmoderne et le modèle photographique”, Études photographiques, n° 1, nov. 1996, p. 109-115. 28. Cf. Jeremy GILBERT-ROLFE, John JOHNSTON, “Gravity’s Rainbow and the Spiral Jetty”, Part I, October, n° 1, Spring 1976, p. 65-86 ; Part II, October, n° 2, Summer 1976, p. 71-90 ; Part III, October, n° 3, Spring 1977, p. 66-84. Smithson est en effet considéré comme l’un des artistes phares d’October ; l’article que Craig Owens publie dans le numéro dédié à la photographie en 1978 lui est d’ailleurs essentiellement consacré. Cf. Craig OWENS, “Photography en abyme”, October, “Photography : A Special Issue”, n° 5, été 1978, p. 73-88, repris dans Beyond Recognition : Representation, Power, and Culture, éd. Scott Bryson et al., Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1992, p. 16-30. Sur la pratique photographique de Smithson, on pourra aussi se reporter à mon article, Katia SCHNELLER, “Sous l’emprise de l’Instamatic. Photographie et contre-modernisme dans la pratique artistique de Robert Smithson”, Études photographiques, n° 19, déc. 2006, p. 68-95. 29. Philippe FOREST, Histoire de Tel Quel : 1960-1982, Paris, Le Seuil, 1995. 30. Julia KRISTEVA, Marcelin PLEYNET, Philippe SOLLERS, “The US Now : A Conversation”, October, n ° 6, automne 1978, p. 4-20. 31. Pour une bibliographie complète et une réflexion sur les relations croisées entre photographie et écrit chez Denis Roche, voir Luigi MAGNO (dir.), Denis Roche : l’un écrit, l’autre photographie, Lyon, ENS Éditions, 2007. 32. Cf. Carole NAGGAR, “Dossier : Photographier”, Art Press, n° 21, oct. 1978, p. 14-42, dont “Ils en parlent, entretien entre Marin Karmitz, Bernard Dufour et Denis Roche”, p. 14-15. 33. Pierre BOURDIEU (dir.), Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965. 34. L’un des objectifs initiaux d’Art Press était de faire connaître l’art américain, essentiellement l’École de New York et l’art conceptuel. Le premier numéro publia ainsi une traduction d’“Art after Philosophy” de Joseph Kosuth. Cf. J. KOSUTH, “Art after Philosophy”, Art Press, n° 1, déc.- janv. 1973, p. 20-24. 35. Au cours des années 1970, les lieux dédiés à l’art contemporain ne sont pas très nombreux à Paris : mis à part les galeries d’art qui ne sont pas très florissantes, ce sont essentiellement le Cnac (Centre national d’art contemporain) logé dans l’hôtel Salomon de Rothschild et l’Arc (Animation Recherche Création) hébergé dans le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, tous deux créés en 1967. 36. Entre 1966 et 1971, Jean Clay est engagé auprès des artistes dits cinétiques : il rédige surtout des catalogues pour les artistes vénézueliens Carlos Cruz-Díez et Jesús Rafael Soto qui, vivant en France, sont notamment défendus par la célèbre galerie parisienne Denise René. Parallèlement il crée avec Julien Blaine la revue Robho qui soutiendra ce courant artistique le temps de son existence entre 1967 et 1971. En 1975, il publie De l’impressionnisme à l’art moderne, Paris, Hachette Réalités, 1975. De son côté Yve-Alain Bois est assistant à l’EHESS entre 1976 et 1977, où il mène des recherches sur l’architecture moderne sous la direction de Hubert Damisch. En 1977, il y soutient sa thèse sur La Conception de l’espace chez Lissitzky et Malevitch, sous la direction de Roland Barthes. Il part aux États-Unis en 1983. Il collabore d’abord à October en faisant des traductions à partir de 1979, puis publie des articles et enfin devient membre du comité de rédaction. 37. Cf. http://www.editionsmacula.com/travail/societe.html 38. Jean-Claude LEBENSZETJN publie par exemple dans les premiers numéros de Macula et d’October. Cf. J.-C. LEBENSZETJN, “Star”, October, n° 1, printemps 1976, p. 87-103 et “En blanc et noir”, Macula, n° 1, 1976, p. 4-13. 39. Voir dans “Photography : A Special Issue”, October, n° 5, été 1978 : N ADAR, “My Life as a Photographer”, p. 3-6 ; Hubert DAMISCH, “Cinq notes pour une phénoménologie de l’image

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photographique”, “Numéro spécial Photographie”, L’Arc, n° 21, 1963, p. 34-37, repris sous le titre “Five Notes for a Phenomenology of the Photographic Image”, p. 70-72. Ce numéro compte aussi un article du rédacteur en chef des Cahiers du Mnam : Jean CLAIR, “Opticeries”, p. 101-112. 40. Cf. H. DAMISCH, “Huit thèses pour (ou contre ?) une sémiologie de la peinture”, Macula, n° 2, 1977, p. 17-23 et “L’‘origine’ de la perspective”, Macula, n° 5/6, 1979, p. 113-137. 41. Cf. R. KRAUSS, “Emblèmes ou lexies : le texte photographique”, “L’atelier de Jackson Pollock/ Hans Namuth”, trad. en français par Ann HINDRY, supplément au n° 2, Macula, 1978, repris dans L’Atelier de Jackson Pollock/Hans Namuth, Paris, Macula, 1982 et repris sous le titre “La photographie comme texte : le cas Namuth/Pollock”, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, op. cit., p. 89-99. Ce supplément s’inscrit dans l’actualité qui tourne autour de Pollock en 1978 : l’exposition “Jackson Pollock : New Found Works”, New Haven, Yale University Art Gallery, 1978, dans le catalogue de laquelle se trouve un texte de Francis V. O’CONNOR qui écrit aussi “Les photographies de Hans Namuth comme documents d’histoire de l’art” dans “L’atelier Pollock”, p. 11-14. Ce dernier participe aussi à la rédaction du catalogue raisonné avec Eugene Victor THAW : Jackson Pollock : a catalogue raisonné of paintings, drawings and other works, New Haven & London, Yale University Press, 1978. Ce supplément devient le premier livre de Macula avec les essais supplémentaires de Jean CLAY, E. A. CARMEAN et Barbara ROSE : L’Atelier de Jackson Pollock/ Hans Namuth, Paris, Macula, 1982. À nouveau, ce livre paraît au moment où une rétrospective est organisée autour de l’artiste : “Jackson Pollock”, Paris, Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, 21 janvier-19 avril 1982. 42. R. KRAUSS, “Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis”, trad. de l’anglais par P. Michaud, Macula, n° 5/6, 1979, p. 165-175. 43. Alors même qu’il sera repris à l’identique dans The Originality of the Avant-garde and Other Modernist Myths en 1985 – à ceci près que le sous-titre “Seventies Art in America” disparaîtra. R. KRAUSS, “Notes on the Index : Part 1” et “Notes on the Index : Part 2”, in The Originality of the Avant-garde and Other Modernist Myths, op. cit., p. 196-209 et p. 210-220. 44. Ch. S. PEIRCE, Écrits sur le signe, trad. de G. Deledalle, op. cit. À propos du succès de Peirce dans les milieux de sémiotique en France au cours des années 1970, voir F. BRUNET, Vers une pensée de la photographie, op. cit., p. 306. 45. R. KRAUSS, "Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis", trad. de l’anglais par P. Michaud, Macula, n° 5/6, 1979, p. 175. 46. R. BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie, op. cit. 47. Cf. id., “Le Message photographique”, Communications, n° 1, 4e trimestre 1961, repris dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Le Seuil, 2002, p. 1120-1133 ; “Rhétorique de l’image”, Communications, n° 4, nov. 1964, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 575-588 ; “Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisen stein”, Cahiers du cinéma, n° 222, juillet 1970, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 485-506. 48. P. BOURDIEU (dir.), op. cit. ; Gisèle FREUND, Photographie et Société, Paris, Seuil, 1974 ; Susan SONTAG, La Photographie, Paris, Seuil, 1979. 49. Cf. F. BRUNET, Vers une pensée de la photographie, op. cit., p. 306. 50. Le linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913) est l’une des grandes sources d’inspiration du structuralisme que Barthes développe à partir de Mythologies en 1957 et poursuit dans Système de la mode en 1967. 51. L’auteur souligne lui-même. Cf. Gilles MORA, “Éditorial”, “Approches critiques de l’acte photographique”, Cahiers de la photographie, n° 1, 1981, p. 4-5. 52. Cf. Gaëlle MOREL, Le Photoreportage d’auteur : L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970, Paris, CNRS, 2006, p. 28-30. Les Cahiers du cinéma jouent en effet un rôle important dans l’histoire de la reconnaissance du médium photographique de cette époque : rappelons tout d’abord que La Chambre claire paraît aux éditions Cahiers du cinéma/

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Gallimard/Seuil. De plus, la revue est publiée par les Éditions de l’Étoile qui créèrent la collection Écrits sur l’image où sera publié La Disparition des lucioles : réflexions sur l’acte photographique de Denis Roche en 1982. 53. Au cours des années 1970, les Cahiers du cinéma ont publié plusieurs articles de sémiotique de l’image cinématographique qui constitueront des référents intellectuels importants pour les critiques des Cahiers de la photographie. On peut par exemple citer R. BARTHES, “Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein”, art. cit., repris dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 485-506 ; André BAZIN, “Ontologie de l’image photographique”, 1945, dans Qu’est-ce que le cinéma ?, t. I, Paris, éd. du Cerf, 1975, p. 11-19 ; Alain BERGALA, “Le Pendule (La photo historique stéréotypée)”, Cahiers du cinéma, n° 268-269 (Spécial Images de marque), Paris, juillet-août 1976, p. 40-46 ; Pascal BONITZER, “La surimage”, Cahiers du cinéma, n ° 270, sept.-oct. 1976, p. 30-31 ; Christian METZ, Essais sur la signification au cinéma, t. I, Paris, Klincksieck, 1968. 54. Cf. D. BAQUÉ, La Photographie plasticienne. Un art paradoxal, op. cit., p. 49-56 et G. MOREL, Le Photoreportage d’auteur. L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970, op. cit., p. 31-32. 55. Je renvoie ici aux travaux de G. Morel : “La figure de l’auteur. L’accès du photo reporter au champ culturel”, Études photographiques, n° 13, juillet 2003, p. 35-55 ; “Entre art et culture. Politique institutionnelle et photographie en France, 1976-1996”, Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 32-40 ; Le Photoreportage d’auteur. L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970, op. cit.. 56. Cf. H. DAMISCH, “Agitphot”, Cahiers de la photographie, "Quelle histoire la photographie ! ", n ° 3, 1981, p. 24-26. 57. Cf. Henri VAN LIER, “La rhétorique des index”, Cahiers de la photographie, “Du style”, n° 5, 1982, p. 13-27 ; “Le non-acte photographique”, Cahiers de la photographie, “L’Acte photographique”, n° 8, 1982, p. 27-36 ; Philosophie de la photographie, numéro hors série des Cahiers de la photographie, Paris ACCP, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 1983. On peut retrouver tous ces textes sur le site : www.anthropogenie.be. 58. Fondé en 1967 par des universitaires belges, le collectifproduit des travaux interdisciplinaires en rhétorique, en poétique, en sémiotique et en théorie de la communication linguistique et visuelle. Outre les membres titulaires actuels – Francis Édeline, Jean-Marie Klinkenberg –, le groupe a compté Jacques Dubois, Francis Pire, Hadelin Trinon et Philippe Minguet. Ses membres associés sont ou ont été Sémir Badir, Laurence Bouquiaux, Marcel Otte, Jean Winand, Bénédicte Vauthier, Philippe Dubois. Cf. GROUPE µ, Rhétorique générale, Paris, éd. Larousse, 1970 et id., Rhétorique de la poésie, Bruxelles, éd. Complexe, 1977. 59. Cf. propos de Philippe Dubois dans un entretien avec l’auteure le mercredi 19 septembre 2007 ; propos de Jacques Dubois dans un courrier électronique adressé à l’auteure le 25 août 2007 et de Jean-Marie Klinkenberg dans un courrier électronique du 27 août 2007. 60. R. KRAUSS, “Marcel Duchamp, ou le champ de l’imaginaire”, dans Langages et Ex- communication I, actes du colloque international de Liège édités par Ph. Dubois et Y. Winkin dans Degrés, n° 26-27, Bruxelles, 1981, texte repris dans Pour une théorie des écarts, trad. de l’anglais par M. Bloch et J. Kempf, op. cit., p. 71-88. 61. Cf. R. KRAUSS, “Stieglitz / Equivalents”, October, n° 11, hiver 1979, p. 129-140, trad. par M. Bloch sous le titre “Stieglitz : équivalents” dans R. KRAUSS, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, op. cit., p. 126-137. 62. Ph. DUBOIS, L’Acte photographique, Bruxelles, éd. Labor, collection Média dirigée par J. Dubois, 1983. 63. L’Acte photographique fait suite à De la photographie. Anthologie, que Philippe Dubois rassemble et publie en 1982 pour la section Information et Arts de la diffusion de Liège.

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64. Ph. DUBOIS, “Chapitre 2, L’acte photographique. Pragmatique de l’index et effets d’absence”, L’Acte photographique et autres essais, Bruxelles, éd. Labor, 1993 (éd. augmentée), p. 57-58. 65. R. KRAUSS, Jane LIVINGSTON, Dawn ADES, Explosante fixe : Photograhie et surréalisme, Paris, Musée national d’Art moderne, 1985. 66. Pierre GASSMANN, R. KRAUSS, Caroline ELISSAGARAY, Maurice Tabard, Paris, Contrejour, 1987 ; R. KRAUSS, "Le surréalisme, encore et toujours", dans L’Invention d’un art, Paris, Centre Georges- Pompidou, 1989, p. 155-177. 67. R. KRAUSS, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, op. cit. 68. Johanne LAMOUREUX, “La critique postmoderne et le modèle photographique”, Études photographiques, n° 1, nov. 1996, p. 111.

AUTEUR

KATIA SCHNELLER La réception française de la notion d’index 1977-1990Université Paris I

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Entretien

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Liens transatlantiques, circulation institutionnelle Entretien de Françoise Heilbrun par François Brunet

Francoise Heilbrun

1 Françoise Heilbrun est conservatrice en chef du département de Photographie du musée d’Orsay, où elle a été le commissaire de nombreuses expositions importantes depuis l’ouverture du musée en 1986, comme “L’invention d’un regard” (1989)1, “Nadar : les années créatrices” (1994)2, “Alfred Stieglitz et son cercle” (2004)3. Engagée dans la création du musée d’Orsay et de ses collections photographiques depuis 1977, elle a été une actrice de premier plan du processus de reconnaissance de l’art photographique en France. Par son expérience des États-Unis, où elle fit un séjour formateur en 1977-1978 et où elle a tissé de nombreux liens, par son intérêt pour la photographie américaine et par sa vision globale des échanges franco-américains en photographie, elle constitue un précieux témoin de l’histoire que cherche à retracer ce dossier. C’est pourquoi nous avons réalisé cet entretien, qui nous livre son point de vue sur cette histoire, enrichi par elle de nombreux compléments d’information et références bibliographiques, ainsi que de l'iconographie qui illustre ces pages, tirée des acquisitions américaines du musée d'Orsay. Qu’elle soit ici remerciée de sa générosité.

Études photographiques.— Quelle était la situation des collections photographiques et des études sur la photographie en France à la fin des années 1970, lorsque vous avez rejoint le projet du musée d’Orsay ? Françoise Heilbrun.— Les études sur la photographie ont connu, on le sait, une accélération dans les années 1970 et 1980. J'en ai été une spectatrice privilégiée en 1978 à l’université de Princeton, puis à mon retour à Paris j’ai commencé à y prendre une part active comme conservateur chargé de créer les collections photographiques de l’établissement public du musée d’Orsay, avec le souci particulier de faire apprécier les œuvres. Je veux cependant rappeler que les collections de photographie ont eu auparavant une longue histoire. En France, l’un des berceaux de l'invention, les deux plus anciennes collections, celles de la Bibliothèque nationale et de la Société française de photographie, ont été formées au tout début des années 1850. Quant aux collections

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privées de photographies, leur histoire pour le XIXe siècle reste à écrire. Au cours des années 1930, la photographie française a connu une première réévaluation de son passé qui a laissé des traces, grâce à l'action conjuguée de critiques, de collectionneurs et bien sûr de photographes4.La Bibliothèque nationale n'a jamais cessé d'être le conservatoire de la photographie,et le rôle joué par Jean Adhémar en particulier à partir des années 1950 doit être souligné5. Ces mêmes années ont vu apparaître la deuxième génération –

pour le XXe siècle – des collectionneurs privés, les Jammes, les Sirot, les Christ 6. C’est toutefois dans les années 1970 que des initiatives importantes ont été prises pour la revalorisation de la photographie. En 1970 c'est la création des Rencontres d'Arles, qui va permettre un brassage des photographes contemporains français et étrangers – américains en particulier – mais va aussi stimuler les acquisitions du musée d'Arles de

photographie locale du XIXe siècle. Le musée Nicéphore-Niépce à Chalon-sur-Saône était créé en 1972 dans la maison où avait vécu le pionnier de l'invention. Paul Jay, nommé conservateur deux ans plus tard, s'est employé à en faire un véritable musée de l'histoire du médium.

— C’est donc dans un contexte français favorable à la photographie que s’est inscrit le projet du musée d’Orsay ? — La volonté d'inclure la photographie, invention majeure du siècle, dans le projet du musée d'Orsay, déjà formé en 1972, reflétait le regain d'intérêt général pour la photographie ancienne, mais sous une forme spectaculaire, puisqu'il s'agissait d'un musée des beaux-arts décidé à exposer en permanence de la photographie dans ses salles et à la confronter aux œuvres d'art pour dresser le tableau d'une époque. Cela n'a pas manqué de créer une émulation avant même l'ouverture du musée en 1986, puisque l’établissement Orsay commença en 1979 une politique d’acquisition et d’exposition, parfois sous la simple forme d’accrochages sans catalogue comme au palais de Tokyo en 19797. En 1976, Bernard Marbot ouvrait à la Bibliothèque nationale sa première exposition avec catalogue scientifique, portant sur les collections de la Société française de photographie8. C’était là la première d’une longue série de manifestations pionnières organisées par ce conservateur à l'extérieur ou sur place, dans une petite galerie. La Bibliothèque nationale faisait procéder, à la fin des années 1970, sous la houlette de Jean Adhémar, au reclassement par artiste des épreuves dispersées dans des séries thématiques et topographiques, tandis qu'un dépouillement systématique des revues photographiques effectué grâce à une subvention du CNRS permettait d'établir, au début des années 1980, les bases d'un dictionnaire des photographes français du XIXe siècle alors inexistant. À la fin des années 1970, Philippe Néagu, alors à la tête du service des archives photographiques de la direction du Patrimoine et qui allait me rejoindre à Orsay en 1982, s’ingéniait à faire connaître avec les moyens dont il disposait les clichés de la Mission héliographique9, de Félix10 et Paul Nadar, ceux de l’architecte Nicolas Normand, d’Humbert de Molard et d’Alphonse de Brébisson qu’il avait acquis11. Paris Audiovisuel, organisme présidé par Henri Chapier, dirigé par Jean-Luc Monterosso, et inauguré en 1979, allait fortement contribuer à rendre populaire en France la photographie contemporaine tout en assurant par diverses initiatives la protection du patrimoine. La même année, le photographe Jacques-Henri Lartigue, à qui le musée des Arts décoratifs, après le musée d'Art moderne de New York (MoMA), avait consacré une exposition en 1975, donnait son fonds à l'État. Il allait faire l'objet d'une fondation servant de modèle à de nombreuses autres.

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— L’exemple de Lartigue suggère-t-il que les États-Unis étaient en avance ? — Aux États-Unis, c’est vrai, cette reconnaissance de la photographie comme moyen d’expression artistique est survenue beaucoup plus tôt qu’en France, au tournant du XIX

e et du XXe siècle, avec le pictorialisme qui n'a pas été, comme en Europe, un feu d'artifice promptement retombé, mais s'est peu à peu implanté dans les musées. Alfred Stieglitz en a été l’un des protagonistes (quelques-unes de ses œuvres entrèrent au Museum of Fine Arts de Boston dès 1924), d’autant qu’il fit le lien avec les générations suivantes. Avec le recul, et malgré tout ce qu’on lui a reproché, je maintiens que Sieglitz est un personnage tout à fait important de l’histoire de la photographie – y compris par sa maîtrise des jeux de pouvoir. Il publia en 1906 et 1912 dans sa revue Camera Work des “primitifs” britanniques : David Octavius Hill et Julia Margaret Cameron, redécouverts par James Craig Annan, que lui avaient fait connaître ses collègues à titre d'ancêtres du mouvement pictorialiste. En janvier 1915, à l’Albright Art Gallery de Buffalo, Alvin Langdon Coburn, naguère membre de Photo-Sécession, organisait une exposition de « vieux maîtres de la photographie » (Hill et Adamson, Thomas Keith, Lewis Carroll, Cameron)12. Toutefois, c’est surtout dans les années 1930, comme en Europe, que l'intérêt pour les débuts du médium prit de l'ampleur aux États-Unis. À New York, Julien Levy, une des grandes figures new-yorkaises du monde de l’art moderne, exposait en 1931 dans sa galerie les Atget provenant de la collection de l'artiste, sauvée par Berenice Abbott, et des portraits de Félix Nadar. En 1935, Alfred Barr, le directeur du MoMA, estimant que la création devait s'exprimer sous les formes les plus diverses, chargea Beaumont Newhall d'organiser une rétrospective sur la photographie depuis ses origines jusqu’à 1937, exposition pour laquelle les collectionneurs privés français furent largement mis à contribution. C’était là, évidemment, une étape importante ; mais le MoMA ne fut pas le seul acteur, comme je le découvris lors de mon séjour en

1978. Je rappelle aussi qu'au XIXe siècle, en Amérique comme en France, des photographies ont été conservées dans des bibliothèques, à titre documentaire. Mais le passage de la photographie au musée, à commencer par le MoMA, a été le moyen le plus sûr de la préserver en attirant l'attention sur elle.

— Venons-en donc à votre séjour à Princeton, où vous êtes envoyée “en mission” pour le futur musée d’Orsay, en quelque sorte. — Avant de rejoindre le projet du musée d’Orsay et de partir aux États-Unis, je savais que je serais chargée de la photographie, mais je n’en étais pas spécialiste. J’avais un certain goût pour la photographie (j’avais été frappée par l’exposition “The Family of Man”, entre autres) et, par ma famille, des contacts dans le monde des libraires- bibliophiles, en particulier Nicolas Rauch, dont la femme Marguerite Millau avait été un très grand collectionneur de photographies anciennes, et André Jammes. J’avais vu l’exposition de Bernard Marbot à la Bibliothèque nationale en 1976 et je connaissais Philippe Néagu ; mais j’avais beaucoup à apprendre. C’est Pierre Rosenberg qui, dans le cadre du projet du musée d’Orsay, m’a "envoyée" à l’université de Princeton pour y suivre les cours de Peter Bunnell, titulaire de la chaire d'histoire de la photographie, qui avait proposé à Rosenberg de former le conservateur affecté à cette section au musée d'Orsay13. Je suis restée neuf mois aux États-Unis, et ce séjour a été pour moi une initiation. Les cours de Bunnell étaient très structurés. Il parlait beaucoup de la

photographie du XIXe siècle, anglo-saxonne surtout, mais aussi de celle du XXe, du modernisme. Son enseignement devait par la suite s'ouvrir de plus en plus à la

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photographie française14 : en 1983, il allait faire publier par Princeton The Art of French Calotype d'Eugenia Parry Janis et André Jammes, et organiser un colloque autour de ce thème à Princeton, qui me donna l’occasion de faire connaîtreles premières recherches d’archives sur Édouard Baldus ; il allait aussi diriger des thèses sur des photographes français et britanniques. Dès 1978, cependant, sa vision historique était très forte, même s’il y avait très peu de monde dans ses cours ; et, alors que Princeton était un endroit très conservateur, c’était un enseignant chaleureux. Mais, pendant ces neuf mois, j’ai également beaucoup voyagé ailleurs aux États-Unis.

— Pouvez-vous évoquer vos découvertes et vos rencontres pendant cette année d’initiation ? — J’ai passé beaucoup de temps à New York, et d’abord au MoMA. J’ai tout de suite été frappée par la personnalité et surtout par l’œil et les écrits de John Szarkowski, le directeur du département de Photographie, dont l’intérêt pour la photographie ancienne ne s’est jamais démenti. Je voudrais lui rendre hommage ici. C’était le moment où Maria Morris Hambourg préparait l’exposition Atget, à partir du fonds issu de la collection Abbott-Levy, acquis par le MoMA en 1968. John Szarkowski eut à cœur de publier en quatre tomes15 ce fonds d'épreuves, d'une grande fraîcheur, car elles avaient été épargnées par les manipulations. Maria Morris Hambourg, co-auteur, y proposait pour la première fois une chronologie pour l’œuvre d’Atget. L’ouvrage rendait un magnifique hommage à l’originalité de la vision de cet artisan du document, qui était également un grand artiste. Il me semble que sur ce plan, la monographie du MoMA n’a pas été égalée par la suite16. J’ai aussi rencontré, à New York, Weston Naef, conservateur au Metropolitan Museum, qui comme tous mes interlocuteurs était très accueillant. Le Metropolitan avait lui aussi une longue expérience de la photographie, qui débute avec deux conservateurs du département des Estampes qui firent preuve d'un grand intérêt pour la photographie ancienne17 : en 1933, William Ivins, un ami de Stieglitz, qui cinq ans auparavant avait fait acquérir par le musée des photographies de cet artiste, exposa la collection Abbott- Levy d’Atget – longtemps avant le MoMA, donc. Hyatt Mayor, engagé par Ivins, était passionné par la circulation des estampes et des photographies à l'époque victorienne18. À l'époque, le musée acquit surtout des œuvres anglo-saxonnes ; mais par la suite Maria Morris Hambourg et son équipe ont favorisé l'acquisition systématique de primitifs français, couronnée par l'entrée au Metropolitan, en 2005, de la collection rassemblée par Pierre Apraxine pour Howard Gilman. Cet ensemble riche en chefs-d'œuvre français, britanniques et américains dans un état de conservation parfait y avait fait l'objet d'une exposition en 199319. L'année suivante le Metropolitan inaugurait l'exposition Nadarpréparée avec le musée d'Orsay et la collaboration de la Bibliothèque nationale de France. L'année suivante y était présentée la première exposition consacrée à Baldus20, qui vint également à Paris.

— Et en dehors de New York ? — À Washington, j’ai assisté à la préparation du catalogue raisonné de la collection Stieglitz à la National Gallery, où Sarah Greenough venait d’être nommée en 1976. De nombreux catalogues ont été consacrés à Stieglitz aux États-Unis, avant et après celui- ci. Mais le fonds Stieglitz de la National Gallery, donné par Georgia O’Keeffe, est le plus beau ; et les publications remarquables dues à Sarah Greenough21 ont été par la suite une référence pour moi, notamment pour l'exposition du musée d'Orsay en 2004, la

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première manifestation consacrée en France à Stieglitz photographe et directeur de galerie22. Toujours à Washington, j’ai assisté en 1978, à la Corcoran Gallery, à l’inauguration de l’exposition de la collection Sam Wagstaff, qui a été un grand choc visuel pour moi. Sam Wagstaff était alors l’un des plus grands collectionneurs (même s’il n'aimait pas Stieglitz). Dans sa préface pour A Waking Dream, le catalogue de l’exposition sur la collection Gilman au Met, Pierre Apraxine ne cachait pas que ses deux modèles avaient été André Jammes et Sam Wagstaff. Wagstaff, un ancien conservateur du musée d’Art moderne de Detroit, avait décidé de consacrer sa fortune à acquérir de la photographie. Il ne cherchait nullement, à la différence d’André Jammes, à constituer une histoire du médium, mais avait une insatiable curiosité visuelle. Il était capable d’identifier dans un lot d’anonymes un nu de Degas en rapport avec un pastel, comme de faire figurer dans son exposition de 1978, à côté d’icônes classiques, des photographies tirées d’un manuel montrant les différentes façons d’ajuster un corset23. La contribution d’un Wagstaff à l’histoire du goût en photographie a été celle d’un esthète provocateur qui n’en avait pas moins une passion pour Nadar24, Le Gray et Cameron. Jean-Luc Monterosso a fait venir l’exposition en novembre 1982 au musée du Petit Palais dans le cadre de Paris Audiovisuel, où elle passa quasiment inaperçue du public. Elle n’était accompagnée, il est vrai, ni de la somptueuse réception ni du colloque qui, à Washington, réunissait des personnalités telles que Susan Sontag et Rosalind Krauss. La collection Wagstaff a été acquise en 1984 par le musée Getty dont Weston Naef était en train d’assembler les collections photographiques, en même temps que celle d'Arnold Crane, un avocat de Chicago qui avait une collection magnifique de Walker Evans, de Moholy Nagy, de Man Ray, de Julia Margaret Cameron et un rarissime album constitué par Hippolyte Bayard. Je suis aussi allée à Rochester, pour visiter l’International Museum of Photography and Film à la George Eastman House. Ce musée, dont Beaumont Newhall fut conservateur (1948-1958) puis directeur (1958-1971)25, avait acquis en 1939 une grande partie de la collection du Français Gabriel Cromer. Publiée par Janet Buerger26, cette collection est riche d'enseignements pour l'étude des primitifs français. Elle comprend par exemple une très passionnante série de vues intimes prises au daguerréotype par un inconnu, « l’amateur de Cromer », qui témoigne du perfectionnement de cette technique qui permettait entre 1845 et 1850 de saisir des scènes instantanées, non seulement dans la rue mais dans un intérieur. Il est à noter que ce sont des historiens anglophones, Beaumont Newhall et Helmut Gernsheim (d’origine allemande) en particulier, qui ont inauguré les recherches sur le daguerréotype27. Une autre collection américaine importante et souvent méconnue en France est celle de l’Art Institute de Chicago, que je visitai également en 1978. Dès 1900, ce musée avait reçu un premier Salon photographique, dont Stieglitz était membre du jury, et Steichen un des exposants. Depuis 1930 les manifestations annuelles dédiées à des photographes contemporains (Kertész, Moholy-Nagy, Walker Evans) se succédaient. Hugh Edwards assembla à partir de 1959 une belle collection de primitifs français et britanniques : Fenton, Fox Talbot, Du Camp, des Cameron ayant appartenu à la famille Duckworth, etc. Cet ensemble allait plus tard être complété par un album de marines de Le Gray. Le successeur de Hugh Edwards, David Travis, acquit en 1975 une partie de la collection de Julien Levy – décidément un personage clé de l’histoire dont nous parlons – et organisa l’année suivante la première manifestation consacrée à cette importante figure de l’art moderne aux États-Unis (“Photographs from the Julien Levy collection, starting with

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Atget”), avec un catalogue d'un grand raffinement. Il allait organiser plus tard, avec le Metropolitan Museum de New York, la première rétrospective consacrée à Le Gray, qui fut reçue par le musée d’Orsay en 1988. Lorsque je le rencontrai en 1978, il montait une exposition sur la collection Jammes, qui fut une réussite à tous points de vue. Cette exposition n’était pas la première consacrée à la collection de Marie-Thérèse et André Jammes, une des dernières grandes collections françaises de photographies anciennes, qui aura particulièrement attiré l'intérêt des Américains avant d’être finalement dispersée. La première exposition qui lui fut consacrée, au musée de Philadelphie, était due à Robert Sobieszek28. En 1978, David Travis en présentait à Chicago un autre aspect,

moins classique, s’étendant sur tout le XIXe siècle et comprenant des anonymes ou, par exemple, un album pris par le Roumain Charles von Szathmari pendant la guerre de Crimée. Le catalogue, comme l’accrochage, était magnifique mais les notices assez succinctes et il faudra attendre The Art of French Calotype pour avoir un vrai instrument de travail sur la période29. Pour terminer ce tour d’horizon, forcément incomplet, il faudrait aussi parler des musées canadiens. Dans les années 1970, James Borcoman, conservateur du département photographique du musée des Beaux-Arts d’Ottawa, acquit une superbe collection de Fox Talbot et de Hill et Adamson, qu’il compléta avec tous les doubles de Charles Nègre que Marie-Thérèse et André Jammes tenaient du descendant de l’artiste. Il put ainsi réaliser en 1976 la première monographie approfondie sur ce beau primitif30 . De son côté, Richard Pare assemblait depuis 1974 une collection de photographies d’une qualité exceptionnelle pour le futur Centre canadien d’architecture, créé par

Phyllis Lambert, dont de nombreux artistes du XIXe siècle européen, parmi lesquels, à côté des grands classiques, on remarquait des vues de Ferrier, Richebourg, Tripe, Murray Thompson, Dixon, etc. Un choix allait en être exposé et publié à Paris, au musée national d’Art moderne, en 198431. En résumé, la photographie était alors dans un moment de grande effervescence en Amérique du Nord, et j’en ai évidemment bénéficié. C’est d’ailleurs à mon retour, lorsque j’ai commencé à créer les collections du musée d’Orsay, que j’ai vraiment pris connaissance de la situation de la photographie en France, très différente de celle des États-Unis, mais qui allait elle aussi changer radicalement.

— Diriez-vous que les leçons de votre séjour américain ont joué un rôle important dans la formation de votre département à Orsay ? Qu’elles ont influencé votre vision de la photographie ? — Dès mon retour des États-Unis, j’ai commencé à m’occuper des collections de photographie du futur musée d’Orsay. Il fallait acheter pour exister, et cela a été un bon calcul. Les choses bougeaient vite, même si, comme nous venons de le voir, depuis les années 1970 et même plus tôt un certain nombre d’acteurs et de manifestations avaient ouvert la voie d’un intérêt critique et historique pour la photographie. Un marché avait commencé de se créer, dans lequel les Américains tenaient évidemment le premier rôle. À Paris et à Washington, Harry Lunn était un pivot internationalement reconnu ; les Texbraun avaient, comme Wagstaff, un œil, une culture et une subtilité exceptionnels, pour ne parler que des disparus. L’émergence de ce marché a fait sortir beaucoup de choses des greniers ou des cartons, et la BN, traditionnellement l’acteur institutionnel principal, ne pouvait pas tout acheter – d’autant qu’il y avait un marché souterrain. Dans la période qui va de 1978 à 1986, date de l’ouverture officielle du musée d’Orsay,

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nous avons donc fait des achats importants, notamment, en accord avec la vocation internationale du musée d’Orsay, en photographie anglo-saxonne, domaine qui était encore trop peu développé en France : nous avons ainsi acquis Talbot, Hill et Adamson, Fenton, George Shaw, Lewis Carroll, Cameron, Thomas Annan, Emerson, Barnard, Steichen, Seeley, White, de Meyer, Haviland ; à cela s’ajoutèrent des dons32. Je souligne au passage que, dans cette période d’effervescence, le musée d’Orsay a joué un rôle de détonateur pour l’intérêt du public français pour la photographie, certes avec d’autres pôles comme le Mois de la photo et Paris Audiovisuel (Jean-Luc Monterosso), le Centre national de la photographie avec Robert Delpire et la collection Photo Poche, et des revues comme Photographies (Jean-François Chevrier, remarquable par sa culture et sa créativité), puis La Recherche photographique (André Rouillé, qui par ailleurs a fait un travail très solide sur le XIXe siècle). En 1986, le musée d'Orsay ouvrait en proposant des accrochages réguliers de ses collections de photographie, insérés dans le parcours chronologique du musée. Son but était double : faire avancer la connaissance de la photographie et des photographes du XIXe siècle33, et apprendre à un public au début très réticent à regarder et à aimer la photographie ancienne. Cette bataille pour la photographie était toutefois encore loin d’être gagnée – en France – lorsque le musée a ouvert en 1986. Il y avait alors des ricanements, on disait : « De la photo au musée ! Bientôt il y aura des timbres-poste » ; je répète qu’alors les salles de photographie étaient intégrées au parcours, dans des salles partagées avec les arts graphiques – ce qui avait été notre intention depuis le début. Pendant ces années, j’ai bien entendu conservé et amplifié mes liens avec les États-Unis – avec le milieu des musées et celui des marchands mais aussi avec celui des critiques et des historiens. J’ai déjà évoqué mes collaborations avec Eugenia Parry Janis, Sarah Greenough, Maria Morris Hambourg. Quant à la vision de la photographie que j’ai pu promouvoir, elle était certes tributaire de mon apprentissage aux États-Unis, et de la vision formaliste de Szarkowski en particulier. Celle-ci permettait de donner une spécificité aux collections photographiques du musée d'Orsay ; de mettre l'accent, dans ce musée des beaux-arts, sur l'aspect créateur de la photographie, sans jamais oublier pour autant « comment, pour qui et pour quoi les photographies ont été faites », comme le disait Hayatt Mayor. John Szarkowski, lui, ne s’intéressait d'ailleurs pas seulement aux grands photographes mais aux anonymes (et nous avons suivi cette voie) – ce qui faisait que la photographie avait une physionomie bien à elle, par rapport à la peinture. Par ailleurs, une des préoccupations d'Orsay a été de privilégier les fonds photographiques ayant appartenu à des artistes, peintres, sculpteurs ou décorateurs, ce qui permet de mieux comprendre les étapes de la création d'une époque, ainsi que la photographie faite par des artistes, en particulier la photographie d'amateur au tournant du siècle, à laquelle l'Europe s'est intéressée avant les États-Unis. Notre exposition de 1989, “L’invention d’un regard”, s’attachait moins à mettre en valeur “l’œil du photographe” ou des photographes qu’à montrer, à la suite de Szarkowski, combien la spécificité de la vision photographique avait contribué à faire évoluer le regard porté sur le monde.

— À propos de formalisme, estimez-vous que le formalisme est le seul modèle venu des États-Unis ? — Non, il y a aussi son pendant, si l'on peut dire, c’est-à-dire toute la pensée inspirée par les animateurs et les auteurs de la revue October qui, je le crois, a eu beaucoup d'impact en France chez les historiens de la photographie. C'est un mouvement que je connais mal à vrai dire, mais qu'en caricaturant on pourrait qualifier de “marxiste34”.

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J'ai entretenu des relations très amicales avec une de ses représentantes, Abigail Solomon-Godeau, au talent polémique certain, jusqu'à ce que je lise son compte rendu du livre d'André Jammes et de Parry Janis, The Art of French Calotype, qui ignorait superbement l'admirable outil de travail que ce livre offrait pour n'en retenir que l'incontestable promotion ainsi faite à la collection Jammes35. J'ai été plus sensible à des versions plus modérées et plus subtiles des idées d'October (ou de Bourdieu ?) dans les travaux de Molly Nesbitt ou ceux d'André Rouillé. Il me semble aussi qu’Études photographiques, revue de grande qualité par ailleurs, et qui a récemment publié une traduction de l’article en question de Solomon-Godeau, a été influencée par ce modèle “antiformaliste”.

— Ce que suggère aussi votre tour d’horizon est que les musées nord-américains ont souvent mis en valeur, voire “capté”, des collections d’origine française. Quel est votre point de vue sur cette question ? Plus généralement, parleriez-vous de domination, ou d’influence américaine, sur l’histoire de la photographie ? Les Américains ont été des pionniers de l'histoire de la photographie, mais certains Européens aussi, après tout ; toutefois les Américains y ont mis plus d'énergie et d'argent. Au-delà des exemples que vous citez, dès la fin des années 1970, des chercheurs d'outre-Atlantique (Eugenia Parris, Maria Morris, entre autres) sont venus travailler dans les collections publiques françaises. Par ailleurs, j'ai toujours été frappée par la supériorité des historiens américains, du moins ceux que j'ai rencontrés, en matière de connaissances techniques, dues probablement à une plus grande familiarité avec les grands photographes (Peter Bunnell, par exemple, avait longtemps travaillé avec Minor White ; John Szarkowski était photographe, etc.) et par la perfection de leurs publications, que ce soit celles de la National Gallery, du Metropolitan Museum ou du Centre canadien d'architecture, qui ont, me semble-t-il, beaucoup à nous apprendre. Aujourd’hui encore, il est indispensable que les jeunes, les apprentis historiens de la photographie, aillent étudier ce qui se fait aux États-Unis (il serait également souhaitable qu’ils soient plus nombreux). Quant aux œuvres et aux collections qui sont parties, je considère que la France n’a pas à les regretter, car très souvent l'équivalent se trouve déjà en France – hormis dans certains cas. Je regrette en particulier la collection Charles Nègre, le dernier fonds entier en France d'un très grand primitif, que nous aurions probablement pu acheter dans son intégralité si la loi sur le mécénat avait existé en 2002, au moment de la dispersion du fonds. Inversement, nous avons aussi acquis des œuvres d’origine américaine ; c’est ainsi que le musée d’Orsay s’enorgueillit de posséder, grâce à la donation O’Keeffe, une série remarquable de Stieglitz qui n’a pas d’équivalent ailleurs en France. Enfin, pour ce qui est d’une influence américaine sur le regard français, je répondrais que c’est incontestable : pendant longtemps les Américains ont pré-formé le regard français, le mien compris. Mais depuis les années 1980, les choses ont bien changé en France : les principales collections publiques ont nommé des conservateurs très actifs, l'enseignement de l'histoire de la photographie s'est multiplié dans les universités ou à l'École du Louvre. La monumentale Nouvelle Histoire de la photographie conçue par Michel Frizot, dont l'approche transversale diffère de toutes celles qui ont été publiées précédemment, est un bon exemple de la vitalité de la France dans ce domaine. Le nouvel essor de la Société française de photographie depuis le milieu des années 1990, avec de nombreuses conférences ou colloques et la publication d’Études photographiques, en est un autre.

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NOTES

1. Françoise HEILBRUN, Bernard MARBOT, Philippe NÉAGU, L'Invention d'un regard (1839-1918.) Cent cinquantenaire de la photographie, cat. exp., Paris, RMN, 1989. 2. F. HEILBRUN, Maria MORRIS HAMBOURG, Ph. NÉAGU, Nadar, les années créatrices, cat. exp., Paris, RMN, 1994 et New Yok, Metropolitan Museum. 3. F. HEILBRUN, Danielle TILKINet al., New York et l’art moderne. Alfred Stieglitz et son cercle [1905-1930], cat. exp., Paris, RMN, 2004. 4. Cf. Quentin BAJAC, “Nouvelle vision, ancienne photographie”, 48/14, la revue du musée d’Orsay, n ° 16, printemps 2003, p. 74-83. Voir aussi, sur le rôle d'Emmanuel Sougez, Marie-Loup SOUGEZ, Sophie ROCHARD, Emmanuel Sougez, l'éminence grise, Paris, Creatis, 1993.

5. Sylvie AUBENAS, “‘Magique circonstancielle’, le fonds de photographies du XIXe siècle au département des Estampes et de la Photographie de la BnF”, Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 211-221. 6. Voir le chapitre consacré par Anne DE MONDENARD aux collectionneurs dans Une passion française, photographies de la collection Roger Therond, Paris, Filippacchi-MEP, 2000. 7. La liste de ces expositions est donnée dans 48/14, la revue du musée d’Orsay, n° 16, printemps 2003, p. 121-124. 8. Bernard MARBOT, Une invention du XIXe siècle, expression et technique, la photographie: collections de la Société française de photographie, Paris, Bibliothèque nationale, 1976. 9. Ph. NÉAGU (dir), préface d’Yvan Christ, La Mission héliographique, DMF, Inspection des musées, 1980. 10. Ph. NÉAGU et J.-J. POULET-ALLAMAGNY, préface de J-F. BORY, Nadar, photographies, t. I et Écrits, t. II, Paris, A. Hubschmidt, 1979. 11. Ph. NÉAGU, Alfred Nicolas Normand, architecte, photographies de 1850-1852, Paris, Inspection générale des musées de province, 1978, exposition circulante ; Ph. NÉAGU et J.-J. POULET-ALLAMAGNY , Anthologie d'un patrimoine photographique, 1847-1926, Paris, Archives photographiques, Caisse nationale des monuments historiques, 1980. 12. Cf. Douglas NICKEL, Dreaming in Pictures, the Photography of Lewis Carroll, San Francisco Museum of Modern Art, Yale University Press, New Haven et Londres, 2002, p. 29-30. 13. Cette chaire, alors unique au monde, fut créée en 1972 grâce à David McAlpin, un ami d'Alfred Stieglitz, qui avait contribué au financement de l'exposition faite par Beaumont Newhall en 1937 au MoMA de New York et à la création du département de Photographie de ce musée en 1940. Peter Bunnell, d'abord conservateur au Museum of Modern Art de New York, avait constitué à partir de 1972 les collections de l'Art Museum de Princeton. Pierre Rosenberg avait été à Princeton en 1977, invité par l'Institute for Advanced Studies. 14. Dont une bourse de la Fondation Gould en 1986 lui permit d’acquérir une vingtaine d’œuvres ; cf. P. BUNNELL (dir.), Photography at Princeton: Celebrating 25 Years of Collecting and Teaching, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 4. 15. John SZARKOWSKI et M. MORRIS HAMBOURG, The Work of Atget, New York, The Museum of Modern Art , t. I Old France, 1981, t.II, The Art of Old Paris, 1982, t. III, The Ancient Regime, 1983, t. IV, Modern Times, 1984. 16. L’exposition organisée par Françoise Reynaud au musée Carnavalet en 1992 sur les “Intérieurs parisiens” allait apporter un complément important, non seulement par son sujet mais par l’analyse donnée par Molly Nesbitt, dans sa thèse à Yale, de la méthode de travail de

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l'artiste, qui tenait davantage compte de sa clientèle et de la composition des albums (voir son chapitre “Atget et l’histoire”, in M. FRIZOT (dir.), Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Larousse, 2001, p. 399-409). 17. Voir l'article de Malcolm DANIEL, actuel conservateur du département de la Photographie au Metropolitan, “Photography at the Metropolitan, William Ivins and Hayatt Mayor”, History of Photography, Summer 1997. 18. Qui lui inspirera une publication, H. MAYOR, Prints and people: A Social History of Social Pictures, New York, Metropolitan Museum, 1971. 19. M. MORRIS HAMBOURG, The Waking Dream: Photography's First Century: Selections from the Gilman Paper Company Collection, New York, The Metropolitan Museum, 1993. 20. Malcolm DANIEL, The Photographs of Edouard Baldus, New York, Metropolitan Museum of Art, 1994. 21. Sarah GREENOUGH, Modern Art and America: Alfred Stieglitz and his New York Galleries, Washington, National Gallery, 2001 et Alfred Stieglitz, the Key Set, The Alfred Stieglitz Collection of Photographs ,Washington, National Gallery, Abrams, 2002. 22. Cf. note 3 ci-dessus. En retour, la fondation Georgia O'Keeffe offrit au musée d'Orsay une vingtaine d'épreuves originales de Stieglitz, jusque-là représenté en France seulement par des héliogravures. 23. "Practical poses for the practical artist", 1912, repris p. 132 dans le catalogue de la collection Wagstaff, A Book of photographs, New York, Gray Press, ouvrage qui rend mal compte de la force de l’exposition. 24. Les Nadar de Wagstaff venaient de la même source que ceux du musée d’Orsay, à savoir le fonds de Nadar lui-même via les collections Braive puis Jammes. 25. Newhall contribua largement à enrichir les collections de la George Eastman House. Quoique issue du catalogue de l’exposition du MoMA de 1937 et nourrie par ses nombreuses recherches et publications, son History of Photography (1re éd. 1949, 5e éd. 1982) est en grande partie illustrée par les œuvres de la George Eastman House. L’ouvrage fit l’objet d’une traduction française par André Jammes en 1967 (Histoire de la photographie, Paris, Le Bélier-Prisma). Cf. Allison BERTRAND, “Beaumont Newhall's Photography 1839-1937”, History of Photography, vol. 21, n° 2, Summer 1997, p. 137-146. 26. Janet E. BUERGER consacrera deux publications à la collection Cromer : The Era of French Calotype (1982) montrait une belle collection dont on pouvait trouver cependant l’équivalent à la Bibliothèque nationale de France. Le catalogue des daguerréotypes, French Daguerreotypes (1989, The University of Chicago Press) était un travail beaucoup plus approfondi sur le milieu entourant l’invention de Daguerre, qui n’a été dépassé que récemment, par le catalogue de l’exposition “Le Daguerréotype français, un objet photographique”, sous la direction de Quentin Bajac et de Dominique de Font-Réaulx, avec une équipe franco-américaine pour le musée d’Orsay et le Metropolitan de New York. 27. Newhall prépara avec Jean Adhémar l'exposition “Daguerre et les premier daguerréotypes français” à la Bibliothèque nationale, en 1961. En 1963, Harry Ransom acquit, pour le Humanities Research Center qu’il avait créé à Austin (Texas), la collection assemblée par le photographe et historien Helmut Gernsheim. 28. Robert SOBIESZEK, French Primitive Photography, New York, Aperture, 1969, avec une préface de Minor White. Conservateur à la George Eastman House, Sobieszec créa en 1972 chez Arno Press, avec Peter Bunnell, une collection de textes historiques sur la photographie parmi lesquels figurait le livre de souvenirs de Nadar. 29. L’idée du livre d'Eugenia Parry Janis et André Jammes, selon laquelle l’emploi du négatif papier en France a correspondu à l’éclosion des sociétés photographiques et des revues où s’est élaborée une esthétique de la photographie, dans des milieux liés à la fois au romantisme et au

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réalisme, est toujours d’une grande justesse. Eugenia Parry Janis, diplômée de Harvard, enseignait depuis 1969 l’histoire de la photographie à Wellesley College, où elle eut pour élèves Maria Morris Hambourg et Anne McCauley. Elle se fit connaître en France en 1979 comme commissaire de l’exposition consacrée à l’art du Second Empire, organisée par la Réunion des musées nationaux et le musée de Philadelphie. C’était la première fois en France que la photographie formait un tout avec tableaux, sculptures et objets d’art. 30. En organisant en 1980, date de l’anniversaire de la mort de l’artiste, la première manifestation consacrée en France à Charles Nègre (F. HEILBRUN (dir.), Charles Nègre photographe, Paris, dossier du musée d'Orsay, 1980), et à nouveau en 1989 dans le cadre d’une publication aux éditions Schirmer-Mosel (id., Charles Nègre, Das photographische werk, Munich, Schirmer-Mosel, 1988), je pus néanmoins retrouver des archives et des images inédites importantes complétant ce travail, tout comme allaient le faire ensuite Sylvie Aubenas et son équipe dans leur exposition très savante à la BnF en 2002. 31. Richard PARE (dir.), préface de Phyllis Lambert, Photography and Architecture: 1839-1939, Centre canadien d’architecture, 1982. L’exposition alla à Cologne, Chicago, New York, Ottawa, et à Paris, au Mnam. 32. Comme un certain nombre d’épreuves des photographes de l'Ouest américain, qui avait appartenu à un descendant du photographe français Léon Gérard (cf. François BRUNET, Visions de l’Ouest, Photographies de l’exploration américaine, 1860-1880, Giverny, Musée d’Art américain/RMN, 2007, p. 125). 33. En créant notamment, dès 1979, une documentation, ouverte en 1986 aux chercheurs, essentiellement orientée sur la production et la biographie des photographes et en organisant des monographies d'artistes peu ou pas connus. En 2007, toute la collection est consultable sur le site du musée. En 2008, elle fera l'objet d'une publication d'ensemble. Depuis 2002, elle a fait l'objet de dix catalogues thématiques publiés par le musée d'Orsay avec les éditions Cinq Continents. 34. À son tour, Eugenia Parry Janis a trouvé "marxiste" mon essai sur Auguste Salzmann, en 1984 ! (F. HEILBRUN, "Auguste Salzmann, photographe malgré lui", inF. de Saulcy (1807-1880) et la Terre sainte, Paris, RMN, 1982 (Notes et documents des Musées de France, 5), p. 114-182. 35. Abigail SOLOMON-GODEAU, “Calotypomania: The Gourmet guide to Nineteenth-Century Photography”, in Abigail Solomon-Godeau, Photography at the Dock. Essays on Photographic History, Institutions and Practices, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997, p. 4-27. Cet article a été publié en français dans Études photographiques, n° 12, nov. 2002, p. 4-36.

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Notes de lecture

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Didier Pouquery, Philippe Labarde, Paris-Soir, France-Soir, La photo à la une

Françoise Denoyelle

RÉFÉRENCE

Paris, Paris-Musées, 2006, 160 p., 39 €.

1 Didier Pourquery et Philippe Labarde, les auteurs de La Photo à la une se sont plongés dans les fonds de Paris-Soir et France-Soir conservés à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Liza Daum avait déjà réalisé un début d’inventaire du fonds (environ 110 000 photographies produites par 1 200 photographes professionnels et amateurs) de 500 000 épreuves et 150 000 négatifs dont l’origine officielle remonte à 1931 bien que certaines photographies soient plus anciennes. Ce travail avait d’ailleurs donné lieu à une exposition en 1990. Les auteurs revisitent les images déjà classées : 45 000 documents dans le fonds Paris-Soir datant d’avant la Seconde Guerre mondiale et 13 000 pour la période de l’Occupation, 46 000 documents dans le fonds France-Soir (1945 à 1967).

2 Didier Pourquery s’interroge sur l’usage des photographies dans la presse : « Que montre vraiment une image d’actualité ? Pourquoi celle-là ? Qu’y a-t-il derrière la photo ? Et autour ? Comment a-t-elle été retouchée et mise en scène ? Que disaient les photographies qui n’ont pas été sélectionnées ? » Des émeutes du 6 février 1934 à « la nuit noire des Algériens de Paris » le 17 octobre 1961, de l’arrestation d’Émile Buisson, l’ennemi public numéro un, le 10 juin 1950, à la mort de Piaf, le 11 octobre 1963, dix sujets tentent de répondre à ces questions.

3 L’intérêt de l’ouvrage est une mise à plat des sources et une analyse des choix de la rédaction de Paris-Soir, mais aussi une recherche sur l’utilisation d’images envoyées par les agences à la presse dans d’autres publications et particulièrement les transferts

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d’images (révélés par les tampons au dos des images) entre Match et Paris-Soir, du groupe Prouvost. Les auteurs montrent comment un document peut passer de l’actualité traitée par un quotidien aux pages magazine d’un hebdomadaire et inversement.

4 Le retour d’Édouard Daladier au Bourget, après les accords de Munich le 30 septembre 1938, est à la une de la dernière édition du 1er octobre de Paris-Soir. Une photographie de l’accueil triomphant du président du Conseil accompagne un titre et un commentaire grandiloquents. La dernière page présente « La nuit historique de Munich. Nos documents photographiques exclusifs » et détaille la signature du protocole par Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier. Dans la mise en perspective de l’événement, les auteurs proposent ou confrontent des documents antérieurs ou postérieurs à celui-ci. Un photomontage en panoramique de Guy Le Boyer sur la crise de septembre 1938 et la mobilisation, publié par Match, rejoint les archives de Paris-Soir en 1939 en prévision d’une autre mobilisation. Deux images de la liesse populaire française dans les jours qui suivent les accords de Munich sont opposées à deux autres photographies inédites d’agences allemandes célébrant l’anniversaire du putsch raté des 8 et 9 novembre 1923. Un document Keystone publié dans Paris-Midi et un autre inédit signé New York Times traduisent le bonheur des midinettes et le soulagement des réservistes. La photographie de l’agence Schirner diffusée en France par Rapho présente les six personnages clefs de la mythologie hitlérienne fêtant la tentative de putsch. Cette image passée des archives de Match à celles de Paris-Soir montrant une tout autre satisfaction n’est pas retenue par la rédaction pas plus que celle du bureau berlinois de l’agence Keystone où figurent, à Munich, des militants alignés face à Hitler et déjà en ordre de marche comme des soldats prêts au combat. Mais ici le rapprochement pose problème, l’image n’est pas datée et montre des SA. Elle est donc bien antérieure.

5 L’ouvrage nous fait entrer au cœur de la rédaction de publications dont la maquette s’organise autour de l’image qui cesse d’être une illustration pour accéder au rang de vecteur de l’information au même titre que l’écrit. Des exemples traduisent leurs choix économiques et politiques. Le sensationnel prime sur la réflexion, l’émotion et toute la gamme des ressorts de la presse populaire sont au rendez-vous. Mais au-delà, même si des précisions, des dates manquent parfois, l’ouvrage rend compte de l’outil extraordinaire que constituent ces fonds pour l’historien. La séquence sur le premier départ de de Gaulle, le 20 janvier 1946, est également un témoignage sur les conditions de travail des photoreporters, celle sur la manifestation des Algériens à Paris confirme l’ampleur de la censure sur un sujet où, à l’exception des photographies d’Élie Kagan sur la répression prises clandestinement et non publiées alors, toutes furent confisquées par la police de Maurice Papon. Mais d’autres images, et en nombre, auraient pu témoigner et figurent dans les archives du journal. Elles ne furent pas publiées ou alors avec des légendes falsifiées. 6 Si l’ambition des auteurs est plus « de rendre un hommage aux hommes de presse » que de faire œuvre d’historien ou de sociologue de la presse, leur contribution à la découverte de fonds de presse invite à de nouvelles recherches. Encore faut-il que les fonds soient accessibles.

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Boleslas Matuszewski, Écrits cinématographiques

André Gunthert

RÉFÉRENCE

Édition critique dirigée par Magdalena Mazaraki, Paris, AFRHC/La Cinémathèque française, 2006, 216 p., ill. NB, lexique, bibl., ilmographie, 17 €.

1 Obscur opérateur photographe polonais installé à Paris, Boleslas Matuszewski est devenu, depuis la réédition anglaise de ses écrits en 1995, une pierre d'angle de la réflexion contemporaine sur l'archive visuelle. Grâce au travail de la jeune historienne Magdalena Mazaraki, “Une nouvelle source de l'histoire” et “La photographie animée” (1898) sont désormais disponibles en français, dans une remarquable édition critique, augmentée de contributions de Roland Cosandey, Luce Lebart et Béatrice de Pastre, publiée par les soins de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma.

2 Comme l'explique Magdalena Mazaraki dans son essai, la vision utopique d'une archive cinématographique universelle de Matuszewski s'appuie sur une perception encore primitive du médium qui, ignorant le montage et niant la retouche, lui attribue les vertus d'une « authenticité intrinsèque ». « La toute-puissance attribuée par Matuszewski au cinématographe, écrit l'historienne, est révélatrice des espoirs que les hommes de cette fin de siècle plaçaient dans les nouveaux outils d'enregistrement de la réalité. » 3 Luce Lebart replace le dessein du photographe polonais dans le contexte méconnu d'une « véritable internationale documentaire » qui prend son essor en cette fin de XIXe siècle et associe photographie et cinéma dans le projet d'une archive intégrale révolutionnaire. W. J. Harrison, Hippolyte Sebert, président de la Société française de photographie, ou Léon Vidal, fondateur en 1895 du musée des Photographies documentaires, sont

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quelques-uns des protagonistes de cette dynamique où dialoguent bibliothéconomie, normalisation internationale, imaginaire policier de surveillance et idéologie de l'accès au savoir pour tous. Béatrice de Pastre complète cette analyse par un examen des traces laissées par le projet d'archives de Matuszewski dans l'archéologie de la création des cinémathèques parisiennes. 4 Ainsi encadré par un solide appareil historique, le « texte fondateur de l'archive filmique » se donne à lire dans le déploiement à la fois naïf et retors d'un positivisme de l'image qui n'a rien perdu de son actualité. On pourra regretter que les questions ici ouvertes ne soient pas prolongées par une réflexion sur les difficultés de mise en œuvre d'un tel programme. Car un siècle plus tard, exception faite de quelques trop rares chercheurs, pas plus la photographie que le cinéma ne sont encore couramment utilisés comme des « sources de l'histoire ». Tel n'était certes pas le rôle de cette excellente édition critique, dont il faut lire l'invitation à ces prolongements comme la confirmation de sa pertinence. Ajoutons enfin que le croisement des problématiques comme la réunion des auteurs fournissent une des premières illustrations marquantes du dialogue qui s'esquisse entre spécialistes du cinéma et historiens de la photographie. Ce volume indispensable témoigne de la fécondité d'une telle rencontre.

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John Szarkowski, L’Œil du photographe

Jean Kempf

RÉFÉRENCE

Milan, 5 Continents, 2007, trad. de l’anglais par L.-É. Pomier,156 p., 156 ill, bichromie, 35 €.

1 Excellente initiative de la part des éditions 5 Continents (http:// fivecontinentseditions.com) que cette version française (et italienne) d’un des livres clefs de l’histoire de la photographie américaine. Reproduction quasiment à l’identique des éditions de 1966 et de 1980, ce volume au prix très abordable (35 €) présente une traduction (qui aurait pu être un peu meilleure et surtout plus fluide, mais qui reste passable) de l’essai fondateur de la pensée de John Szarkowski sur la photographie, ainsi que la série des images dans une qualité d’impression bien supérieure aux éditions d’origine.

2 Szarkowski (1925-2007), un peu photographe à ses heures, est surtout un grand conservateur qui, par sa position centrale au MoMA et la durée de son mandat (1962-1991), non seulement a structuré ce qui s’est vu et fait aux États-Unis en matière de photographie, mais surtout a établi une conception de la photographie qui a duré au moins trois décennies. Il est aujourd’hui commun de dénoncer l’autorité parfois un peu dictatoriale que celui-ci a exercée sur le champ. Mais cette critique, quoique justifiée, doit aussi nous inciter à nous (re)plonger dans son travail. Car Szarkowski, contrairement à bien des conservateurs, a produit des ouvrages qui ne sont pas des catalogues d’exposition (bien que fondés sur des expositions “repères”) mais de vraies expressions théoriques formulées à travers une présentation des images. L’Œil du photographe est donc à regarder autant qu’à lire. Véritable présentation manifeste, autant que musée imaginaire, cette collection d’images est remarquable par son ampleur et la version française nous permet de la (re)découvrir, avec un plaisir renouvelé, quarante ans après sa parution.

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3 Les deux clefs de la théorie szarkowskienne se trouvent dans la référence (au début des remerciements) à John Kouwenhowen et dans l’avant-dernière phrase de l’introduction : « Comme tout organisme vivant, la photographie est née entière » (« born whole » terme central que l’on aurait peut-être dû rendre par « née d’un bloc »). Kouwenhoven est un historien d’art américain qui a introduit dans les années 1940 le concept de « vernaculaire » pour expliquer la spécificité de l’art américain par ses rapports très proches avec l’artisanat et le fonctionnel. Une large part de la démonstration de cet ouvrage est précisément la présence centrale dans l’histoire du médium de photographies faites par des anonymes ou des non professionnels. Là résidait pour Szarkowski la richesse et l’originalité du médium, ce qui le conduira d’abord à collectionner et à montrer de nombreuses images provenant de circuits non professionnels, à “découvrir” des photographes qu’il qualifiait de « primitifs », comme O’Sullivan ou Lartigue, ou à promouvoir ceux qui, parmi les artistes, avaient le plus fortement intégré la notion même de vernaculaire. En premier lieu Walker Evans, qui, pour lui, était le développement ultime d’un primitivisme totalement conscient et maîtrisé, mais aussi Friedlander et Winogrand pour leur esthétique de l’instantané, et Eggleston pour ses travaux à partir d’un médium alors plutôt “amateur” qu’“artistique” : la couleur.

4 Quant à l’idée que la photo était un objet né d’une pièce et qu’il appartenait aux photographes de se l’approprier pièce par pièce, c’est bien sûr une sorte d’auto-métaphore de la photographie elle-même (arrachée d’une pièce au monde) par rapport à la peinture (construite). Cela le conduisit souvent à déshistoriciser les images au profit de la photographie. Son historicité fut donc plutôt celle de la découverte que de l’invention et plutôt celle d’une temporalité spécifique que d’une histoire sociale des signes. En cela, il érigeait bien sûr l’image photographique en objet même de la photographie (attitude typiquement moderniste). Cela ne l’empêche pas, dans ce premier ouvrage, d’ouvrir le débat autour des deux plus belles questions de la pratique photographique : si le point de vue, le temps, et le cadrage (on aurait ici aussi préféré le « cadre » pour rendre le mot « frame ») sont devenus un peu banals, « la chose [en elle-]même » et « le détail » restent encore aujourd’hui de magnifiques questions pour tout photographe.

5 On le voit, les prémisses szarkowskiennes ont depuis été remises en cause (parfois par Szarkowski lui-même vers la fin de sa carrière) dans leur aspiration à l’universalité (par “photographie”, Szarkowski entend un type de photographie bien particulier), mais L’Œil du photographe reste un grand moment de l’histoire de la photographie et surtout d’une histoire de la photographie respectueuse des photographes.

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François Brunet, Bronwyn Griffith (éd.) Visions de l’Ouest : photographies de l’exploration américaine, 1860-1880, Giverny

Robin Kelsey

RÉFÉRENCE

Terra Foundation for American Art/RMN, 2007, 136 p., 35 €.

1 Les photographies réalisées lors des missions d’exploration de l’Ouest américain au cours des décennies 1860 et 1870 sont un élément fondateur du discours sur la photographie aux États-Unis. En particulier les vues de paysages de Timothy H. O’Sullivan. Popularisées par Ansel Adams et Beaumont Newhall au tournant des années 1940, elles forment à la fois le socle d’une histoire de la photographie moderniste et la cible éprouvée de toutes les critiques formulées à son égard. En dépit de la postérité de certaines images, la vaste diffusion en Europe des photographies de l’exploration américaine au cours du dix- neuvième siècle a été dans une large mesure négligée par l’historiographie. Un désintérêt qui relève en partie du provincialisme américain, mais plus amplement d’une tendance moderniste davantage disposée à reconnaître à la photographie la qualité d’expérience formelle voire de rumination poétique, qu’à faire valoir l’histoire des usages pratiques dont elle est porteuse.

2 À ce titre, Visions de l’Ouest, le catalogue – disponible en version anglaise et française – qui accompagne l’exposition du musée d’Art américain de Giverny consacrée aux photographies de l’exploration américaine dans les collections françaises, n’a rien d’une modeste contribution uniquement vouée à compléter les bibliographies sur le même thème. En effet, le constat de la diffusion de ces photographies en France et ailleurs en Europe soulève des questions cruciales sur la façon dont les missions utilisèrent la

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photographie. Quels étaient les objectifs et les attentes des responsables de l’exploration lorsqu’ils s’employèrent à distribuer ces images à des institutions autant qu’à des sociétés savantes, nationales comme internationales ? Quels intérêts ces photographies étaient- elles censées servir ? L’article de François Brunet qui succède à l’introduction éclairée de Brownyn Griffith, aborde ces questions en s’efforçant d’identifier les « politiques photographiques » de l’exploration. Des politiques qui, selon Brunet, ne se sont pas limitées à soutenir un programme national d’expansion territoriale, mais ont également mis en œuvre une forme inédite de communication culturelle.

3 Cet article, adressé indistinctement aux néophytes et aux spécialistes, se révèle d’un grand intérêt. De manière succincte, Brunet y décrit l’émergence des missions gouvernementales et examine les facteurs d’une intégration singulièrement tardive de la photographie dans leurs programmes. Tandis qu’en France, l’institution scientifique avait immédiatement fait valoir tout l’intérêt des applications du médium photographique dans le champ de l’exploration géographique, les Américains, eux, étaient demeurés nettement plus sceptiques. Cependant, durant la guerre de Sécession et aussitôt après, photographie et exploration du Grand Ouest se retrouvèrent intimement liées et l’on commença à voir apparaître des images de Carleton Watkins, William Henry Jackson, O’Sullivan et d’autres opérateurs dans de luxueux albums, sous forme de vues stéréoscopiques ou encore sur les cimaises des grandes expositions américaines et européennes. Brunet commente cette soudaine diffusion des images, tout en éclairant son récit d’extraits judicieusement choisis dans l’abondante littérature consacrée aux explorations. L’article, de même que les références qui le complètent, constitue une excellente introduction à cette histoire complexe.

4 Pour le chercheur, le point de vue de Brunet sur les objectifs de ce programme photographique est particulièrement pertinent. Ainsi relève-t-il avec justesse que, curieusement, très peu d’indices témoignent d’un usage scientifique ou explicitement didactique de ces photographies. Il serait également vain de réduire ces images à de simples instruments de propagande gouvernementale, compte tenu d’un sens pictural, manifeste, pour les plus abouties d’entre elles. Enfin, considérer ces clichés comme des expériences proto-modernistes menées sur la forme photographique, voire des méditations personnelles sur la notion de territoire, revient à ne pas faire cas des conditions historiques de leur production. La fragilité des hypothèses a provoqué dans le milieu universitaire américain polémiques et controverses, portant sur l’interprétation de ces images. Peut-être mieux que les autres chercheurs, Brunet parvient à respecter l’imprécision des sources historiques sans pour autant exclure une seule des argumentations concurrentes. Sa thèse, qui fait des photographies de l’exploration les instruments d’une promotion et d’une communication culturelle d’échelle nationale et internationale, est d’autant plus pertinente qu’elle prend en compte la diversité de leurs fonctions historiques.

5 L’exposition de Giverny associe également des portraits d’Indiens américains émanant d’archives gouvernementales à une sélection de paysages, plus connus du public. Mick Gidley, l’auteur du second article, s’interroge sur les difficultés que soulève l’interprétation de ces images. Il nous incite à ne pas cautionner l’hypothèse selon laquelle les Indiens posant sur ces photographies seraient des êtres privés de tout choix. Il avance l’idée que les sujets placés devant l’objectif disposaient d’un éventail de solutions subtiles leur permettant de résister au programme de propagande du gouvernement : un modèle pouvait adopter une pose rigide voire indifférente, ou encore

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prendre une expression énigmatique ou provocante. Qui plus est, le pur enregistrement de « la présence ontologique » des sujets indiens interpelle. S’il paraît louable de vouloir rendre un peu de leur libre arbitre aux Indiens figurant sur ces images, interpréter leurs poses et leurs expressions par-delà les écarts historiques et culturels fait l’effet d’un pari pour le moins audacieux. Personne ne souhaite voir se rejouer les grandes heures d’une omniscience occidentale se plaisant à concevoir des interprétations culturelles aussi fantasques que délirantes sur ce que ces modèles Indiens américains avaient à dire. Cette réserve mise à part, les deux articles présentent un ensemble de documents passionnants, dont les auteurs ont su tirer les problématiques historiques les plus essentielles et les plus pertinentes.

6 Le catalogue comprend également quatre sections de planches – subtile sélection qui conjugue l’étrange et le familier –, des biographies succinctes des photographes, une présentation des quatre principales collections françaises de photographies de l’exploration américaine, et une bibliographie sélective.

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Mouna Mekouar, Christophe Berthoud, Roger Parry, photographies, dessins, mises en pages

Myriam Chermette

RÉFÉRENCE

Paris, Gallimard/Jeu de paume, 2007, 197 p., ill. coul., bibl., chronol., 25 €.

1 Roger Parry, photographies, dessins, mises en pages, publié à l’occasion d’une exposition au Jeu de paume consacrée à cet artiste, rend compte, par la publication de plus de deux cents documents, de la richesse et de la diversité de sa production : photographies, dessins, montages, affiches publicitaires encore jamais mis à la disposition du public. Il a ainsi le mérite de compléter utilement les deux ouvrages consacrés jusque- là à cet artiste, qui n’exploraient que le début de sa carrière (Roger Parry, le météore fabuleux et Roger Parry 1932, Au-delà du mythe tahitien). Les deux textes liminaires, de Mouna Mekouar et Christophe Berthoud, éclairent ces images et leurs conditions de réalisation.

2 En effet, Roger Parry, photographe, illustrateur, reporter, a produit des années 1930 aux années 1960 une œuvre multiforme et riche. De ses premières expériences aux côtés de Maurice Tabard, il retient une pratique originale de la photographie, faite d’expérimentations et de combinaisons multiples de l’image, qui marque le début de sa carrière. Il réalise ainsi des photographies publicitaires pour le studio Deberny- Peignot, des affiches et couvertures de roman pour la Nouvelle Revue française,avec une approche artistique de la technique – solarisation, montage, association d’objets improbables, mises en scène – qu’il met en œuvre pour produire des images à la fois poétiques et suggestives. Les mêmes ressorts se retrouvent dans les illustrations de Banalités de Léon-Paul Fargue, ouvrage remarquable qui réunit pour la première fois poésie et illustration photographique dans une édition de luxe.

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3 La seconde partie de sa carrière est davantage marquée par le reportage, qu’il soit exotique, avec l’Afrique, Tahiti et le Zuyderzée ; ou d’actualité dans l’immédiat après- guerre, lors d’une brève expérience comme reporter pour le service photographique de l’Agence France Presse. Il renoue ensuite avec son travail d’avant-guerre et André Malraux, à l’origine du travail effectué sur Banalités, pour l’illustration de deux prestigieuses collections de Gallimard, “L’univers des formes” et “Les galeries de la Pléiade”. Il utilise alors toute son habileté technique pour traduire en images la pensée d’André Malraux, n’hésitant pas pour cela à modifier, couper, retravailler les clichés.

4 Ce catalogue d’exposition présente donc l’intérêt d’analyser la production de Roger Parry dans toute sa diversité, avec une mention spéciale pour l’œuvre la plus connue de l’artiste, Banalités, dont Christophe Berthoud souligne le caractère exceptionnel. Il parvient ainsi à combler une lacune et à faire entrer le lecteur dans l’univers d’un auteur aujourd’hui encore peu connu.

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Regis Durant, Michel Poivert, Ulrich Keller, Pierre-Lin Renié, Thierry Gervais, Marie Chominot, Godehard Janzig, Clément Chéroux, L’Événement. Les images comme acteurs de l’histoire

Marta Braun

RÉFÉRENCE

Paris, Hazan/Jeu de paume, 2007, 160 p., glossaire, ind., 30 €.

1 Notre fréquentation régulière du musée nous porte à considérer que les expositions de photographies relèvent soit du domaine de l’art, soit du documentaire, de la fiction ou de la non-fiction. Il est plus rare d’y voir la culture visuelle en figurer l’enjeu principal. Dans le contexte du musée, nous sommes rarement confrontés à la façon dont les images médiatisent la réalité ou en construisent le souvenir. C’est pourtant bien ce que l’exposition exceptionnelle intitulée “L’Événement”, présentée au Jeu de paume entre janvier et avril 2007, exigea de ses visiteurs. Au long d’un parcours en sept salles sur deux niveaux, le spectateur y découvrait la manière dont la photographie – mais également la gravure, la peinture, le film ou la vidéo – avait représenté, interprété et médiatisé cinq événements : la guerre de Crimée, la conquête de l’air, les congés payés, la chute du mur de Berlin et les attentats du 11-Septembre. L’expérience fut parfois déroutante. Le sous- titre, “Les images comme acteurs de l’histoire”, n’expliquait pas les motivations de cette sélection, ni en quoi ces événements étaient liés : aucune cohérence thématique ne s’imposait d’emblée. Les différentes sections, dont l’agencement ne manquait pas

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d’élégance, proposaient tout à la fois gravures, photographies, vidéos, peintures et films, mais avec peu d’indications justifiant leur rapprochement. Les panneaux signalétiques étaient si petits et mal encrés qu’ils ne pouvaient être lus par plus de deux personnes à la fois – et la version anglaise était saturée d’erreurs typographiques ou de fautes de grammaire. Dépourvu de toute assistance intellectuelle, invité à errer dans des salles sans repères, le spectateur se voyait imposer la tâche d’attribuer du sens à ce que les cimaises voulaient bien lui présenter.

2 Le premier effet de cette liberté fut étonnant. Les photographies, au milieu de peintures et d’autres illustrations du même événement, devinrent des cryptogrammes. Il n’était pas difficile de comprendre les peintures. C’était amusant de regarder les films d’aviation du début du siècle dernier. Les vidéos de la chute du mur de Berlin étaient… des reportages télé de la chute du mur. Quant à la grande icône du 11-Septembre réalisée par Thomas Ruff, elle ressemblait exactement à ce qu’on peut attendre d’un photographe d'art. Mais les autres photographies, ces interprétations prétendument transparentes du réel, si évidentes en apparence, se révélèrent de la plus haute complexité.

3 Le catalogue, L’Événement. Les images comme acteurs de l’histoire, nous procure l’éclairage dont l’institution nous a privé : il parvient à formuler de manière cohérente une série d’idées compliquées et enchevêtrées. Composé de cinq articles issus de recherches inédites explorant les multiples facettes des fonctions, des contextes et du pouvoir d’attraction des images, le catalogue s’impose comme la brillante démonstration d’une nouvelle approche de l’histoire de la photographie. Dans son introduction, le commissaire de l’exposition, Michel Poivert, analyse la nature de « l’événement » – imprévisible perturbation qui interrompt le cours de l’histoire et définit l’histoire elle- même – et montre comment il se trouve renforcé, construit, ou interprété par l’image. Il aborde également les questions de la circulation des images, du filtre que leur applique notre culture visuelle, puis du contexte de diffusion particulier au sein duquel les images vont finalement façonner les événements dans l’imaginaire collectif. Pour Poivert, la transformation d’un événement en image correspond à la formulation d’un trauma et de son analyse, soit une appréhension de la réalité et des faits qui ne peut se concevoir qu’à travers l’image. Il en conclut néanmoins qu’un événement n’est jamais le contenu de son image. Selon lui, image et événement existent dans une dialectique. Il développe l’idée qu’entre réalité et simulacre s’établit une relation, bien plus qu’une rupture ou une aliénation, et que le caractère indécidable et fortuit de l’événement peut se conjuguer avec sa construction pour former une image.

4 Les autres contributions déclinent le même thème. L’étude d’Ulrich Keller sur la guerre de Crimée montre les changements engendrés par l’industrialisation dans la transmission des images. Les reportages de guerre diffusés par la presse illustrée témoignèrent d’une nouveauté radicale. Ils se virent enrichis d’une multitude de détails (d’ordinaire délaissés par la peinture, qui privilégie la synthèse) prétendument authentiques – ils étaient gravés à partir de croquis pris sur le vif ou d’après des photographies – et la date de leur mise en vente coïncida peu ou prou avec celle des événements qu’ils relataient. Les reportages riches et variés de l’Illustrated London News montrèrent de terribles images de l’évacuation de troupes meurtries et frigorifiées à l’hiver 1854. Leur aspect anecdotique et subjectif rendit plus bouleversante encore cette description des pertes subies par la Grande-Bretagne. Ces images contribuèrent activement à la chute du gouvernement. La réaction qu’elles provoquèrent au sein de la population fut à ce point violente qu’elle affecta la reine Victoria elle-même. Celle-ci s’engagea alors dans une tournée des

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hôpitaux et fit améliorer l’approvisionnement du contingent stationné en Crimée. Rappelons que la presse anglaise était relativement peu sujette à la censure : très suivie par un public lettré, son impartialité affichée s’inspirait de l’exemple d’un système judiciaire qui se voulait objectif et égalitaire. En France, l’État fortement centralisé censurait la presse aussi aisément qu’il contrôlait l’activité artistique par l’intermédiaire de ses Salons et de ses acquisitions. L’Illustration, un exemple parmi d’autres de cette presse censurée, vit son iconographie limitée à des informations d’ordre topographique ou chronologique dépourvues de toute complexité ou subjectivité. Des illustrations de « types et physionomies » militaires y apparaissaient ; en revanche les épidémies de typhus et de choléra, pas plus que les pertes endurées par l’armée au cours du rude hiver 1855-1856 ne furent rapportées.

5 Si la guerre de Crimée fut la première guerre moderne, elle fut aussi la première à être photographiée, bien que la longueur des temps d’exposition de la plaque humide ne permît d’autre enregistrement que celui des vestiges matériels du conflit. Keller démontre qu’en dépit de la nouveauté de leur supposée véracité, les images de guerre produites par le médium photographique se démarquaient assez peu des autres types d’illustration. Elles eurent cependant un impact neuf et considérable sur les autres arts. L’éditeur anglais Thomas Agnew, qui finança le voyage de Roger Fenton en Crimée, fit fortune en commercialisant des gravures obtenues à partir de portraits d’officiers réalisés par le photographe. Les Salons français qui se succédèrent entre 1855 et 1861 présentèrent des centaines de peintures sur le même thème, toutes acquises par l’État. S’inspirant de photographies ou d’illustrations de presse, ces toiles imposantes avec leur « surabondance d’informations visuelles » révélèrent les limites de la peinture d’histoire. Désormais, l’art académique ne serait plus que le parasite de l’illustration de presse. D’autre part, les panoramas de scènes de guerre, les représentations spectaculaires de batailles, les mises en scène théâtrales des moments critiques du conflit se disaient “empruntés” à l’illustration de presse, ce qui signifie qu’ils pouvaient se prévaloir d’une objectivité et d’une authenticité, peu importe qui les reproduisait et combien de fois ils étaient re-mis en scène. Les représentations répétées de “la chute de Sébastopol” par exemple, marquent, selon Keller, les débuts d’un monde médiatisé dans lequel la représentation authentique d’un événement n’est plus possible.

6 Dans un article concis et incisif, Pierre-Lin Renié compare l’avènement de la photographie à celui de la lithographie : deux techniques relativement faciles à maîtriser, d’exécution rapide et reproductibles ad infinitum. La forte popularité que connut la lithographie, particulièrement dans les domaines du portrait, de la caricature et des actualités de guerre – ce dont témoigne l’œuvre d’Eugène Guérard – fut de courte durée. Sa production était par nature éphémère : sa valeur commerciale déclinait à mesure que s’estompaient l’effervescence et l’attention suscitées par les événements dépeints (souvent même inventés). Malgré un style conforme à l’esprit académique ambiant, les lithographies, trahies par leur sens de l’immédiateté, étaient privées de toute valeur symbolique ou historique durable. Le développement de l’illustration de presse qui s’ensuivit, de même que celui de l’édition photographique portèrent un coup fatal aux scènes lithographiées.

7 Les photographies retraçant la conquête de l’air marquent le moment où un sujet futuriste et une nouvelle technologie se conjuguent pour produire un langage pictural inédit, en même temps qu’un support moderne de diffusion : le magazine. Dans cette histoire relatée par Thierry Gervais, le héros de la conquête n’est pas le pilote mais bien Léon Gimpel, photographe amateur dont la maîtrise technique lui permit de collaborer

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plus de trente ans à L’Illustration, le plus important des journaux illustrés de la Belle Époque. Gimpel pouvait produire des clichés dans les conditions les plus difficiles. À l’occasion du meeting aérien de Bétheny à la fin de l’été 1909, monté à bord d’un dirigeable, il inversa les modes de prise de vue traditionnels en photographiant les aéroplanes, non plus en contre-plongée depuis le sol, mais de haut en bas à partir de la nacelle. L’Illustration publia ses clichés sur une double page, un type de mise en pages dont le journal s’était fait une spécialité ; Gimpel, lui, se fit connaître comme le photographe du « point de vue en plongée ». 8 Il travailla également pour le périodique La Vie au grand air, lancé en 1898. Dans cet hebdomadaire, ses images n’étaient plus mises en pages par un rédacteur en chef, comme dans les autres journaux, mais par un directeur artistique. Un poste qui, selon Gervais, « inaugure l’utilisation d’une nouvelle terminologie professionnelle et développe […] des conceptions graphiques novatrices qui transforment le journal illustré en magazine ». La relation traditionnelle établie entre image et texte s’inversa, les images investissaient désormais la page tandis que le texte, réduit à des légendes, devait s’accorder graphiquement avec elles. Un type de couvertures et de mises en pages qui convertit le lecteur en consommateur d’images. Exploitant différentes stratégies, telle l’irruption de l’image dans le texte, ou bien l’enroulement des légendes autour de l’image, les mises en pages du magazine démontèrent les systèmes de lecture traditionnels et leur substituèrent un mode de visualisation propre, où l’œil pouvait naviguer, à son gré, au hasard des pages. L’auteur associe cette esthétique et ces effets à l’influence du cinéma. Pour se distinguer de ses concurrents, La Vie au grand air adopta les formes du cinéma d’actualité telles qu’elles pouvaient être présentées aux spectateurs du Pathé-Journal. Le magazine développa sur ses doubles pages des séquences de photographies instantanées et numérotées qui reprenaient le mode narratif des actualités. N’hésitant plus à superposer des images et à en accentuer les perspectives, La Vieau grand air a largement puisé dans un répertoire d’effets spectaculaires, reconnus de longue date comme inhérents au médium cinématographique.

9 Dans son article, Marie Chominot nous explique comment la photographie se fit complice de la création d’un mythe. Les premiers congés payés accordés aux travailleurs par l’effet d’une loi votée en 1936, furent, excepté dans l’espace des médias, un événement sans avènement. Malgré les encouragements du gouvernement et les réductions offertes par les compagnies ferroviaires, l’exode massif qui caractérise nos actuels mois de juillet et d’août ne survint ‐ pas avant les années 1950. Les ouvriers n’en avaient ni les moyens ni la mentalité : ces deux semaines de vacances s’apparentaient plus, à leurs yeux, à une succession de dimanches consacrés au jardinage ou à des promenades dans la campagne environnante. Mais comme le souligne Chominot, la seule promulgation de la loi sembla cristalliser la conquête du Front populaire et participer ainsi à l’inépuisable mythe du bonheur ouvrier. Construit « sur un mode social et culturel, à la mesure de la disparition du modèle politique », c’est ce mythe qui fut diffusé par les médias, à travers les images de « leurs premières vacances ». 10 Ces nouveaux vacanciers se distinguaient nettement par leur pauvreté : celle des bagages, des corps et des vêtements, mais aussi par l’étrangeté de leur mode de déplacement ; bicyclette et surtout tandem ; puis encore par leurs campements de fortune, leurs lieux d’élection ou leurs activités. Or plutôt que de relever ces différences et les nuances d’ordre politique qu’elles matérialisaient, la presse illustrée présenta les nouveaux vacanciers comme elle avait jusque-là montré leurs prédécesseurs, les insérant dans un tissu social, visuel et culturel préexistant. La tendance des masses à singer les

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manières et les conventions bourgeoises, en adoptant leurs lieux de villégiature et leurs activités, facilitait grandement le travail des magazines pour intégrer des images d’ouvriers aux scènes de vacances traditionnelles : la plage, la campagne ou les foules sur les quais des gares. Relayée par les médias, mais également présentée à l’Exposition universelle de 1937, une politique de promotion et d’aménagement des congés fraîchement conquis se mit en place. Elle vantait les bienfaits de la culture du corps et la régénération mentale et physique du citoyen. La propagande, destinée à « imposer une norme de vacances », « dessin[ait] le modèle idéal du vacancier » « et forge[ait] une certaine définition des vacances ». L’iconographie classique de la presse illustrée qui avait au départ inspiré cette politique en déclina les motifs. Le “plein air” apparut constamment dans les journaux de gauche comme de droite, thème soudain si populaire, qu’on alla même grappiller dans des fonds d’agence des images qui parfois n’étaient pas contemporaines et ne représentaient pas non plus des ouvriers français. Chominot compare ces images à celles que réalisa Cartier-Bresson en bords de Seine au cours de l’été 1938. Elle note que les photographies de Cartier-Bresson, antidatées de deux ans et localisées à tort en bords de Marne, montraient une réalité tout autre : les ouvriers ne quittaient Paris que pour s’installer dans un périmètre de trente kilomètres alentour, et ils n’avaient guère les moyens de le faire que dans des tentes extrêmement rudimentaires. Les magazines, de leur côté, s’appliquaient à créer, en illustrant un événement inexistant, une imagerie porteuse de l’espoir de vivre mieux et du bonheur ouvrier. 11 De même que les images de « leurs premières vacances » dépeignaient un fait qui ne se réalisa que quelques années plus tard, l’image emblématique de la chute du mur de Berlin fut produite à quelques kilomètres de distance du véritable événement. Comment cette image de la porte de Brandebourg au moment de l’assaut du mur devint-elle une icône, s’interroge Godehard Janzing ; comment les acteurs mêmes d’un événement le transforment-ils en moment historique par le biais d’une image ? 12 La presse occidentale, attentive aux rumeurs annonçant l’ouverture imminente des postes frontières, installa ses caméras à la porte de Brandebourg, à quelque distance des zones où s’effectuaient les passages transfrontaliers. Selon Janzing, ce furent les médias qui incitèrent la foule à escalader le mur à la hauteur de la porte. Les photographes exploitèrent la valeur symbolique de la porte et de sa victoire en les cadrant en arrière-plan, surplombant la foule. Ils donnèrent ainsi à l’image une portée historique, une signification « dépassant celle de l’instant », comparable aux effets de la peinture d’histoire. Célébrant à l’origine une victoire prussienne, dépouillée de sa déesse par Napoléon pour en être recoiffée après son rapatriement, la porte s’imposait comme une allégorie de la nation. Elle servit de théâtre à une procession célébrant l’accession au pouvoir de Hitler, autant que de symbole à la cité divisée juste avant la construction du mur. Son ouverture officielle consacrant la réunification de l’Allemagne fut un acte d’État, retransmis dans le monde entier.

13 Le fusionnement pictural de la foule et de la porte, orchestré par les médias, fit du peuple l’incarnation du mythe de la nation. Il présentait une image condensée « de l’événement politique en phénomène naturel à caractère mythologique » « qu’impose une interprétation univoque du moment historique ». 14 L’article de Clément Chéroux montre comment, pour d’autres motifs, certaines images accèdent au rang d’icône, quand d’autres en sont écartées. Pour comprendre « les mécanismes qui ont prévalu au choix des images » du 11-Septembre dans la presse américaine, il a analysé les photographies reproduites sur les unes des journaux dans les deux jours qui ont suivi les attentats. L’auteur a découvert que 86 % des images publiées

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pendant ces deux jours « utilisent seulement six images types – l’explosion, le nuage de fumée, l’avion, la ruine, la panique et les trois pompiers hissant le drapeau américain dans les décombres encore fumants – réparties en trente photographies différentes ». Mais Chéroux montre aussi que ce choix restreint fut répété dans la presse européenne et même dans la presse arabe – l’uniformisation s’avéra globale. Pourquoi l’événement le plus photographié de l’histoire du photojournalisme fut-il à ce point jugulé ? Le motif de son inaccessibilité était exclu : des milliers d’images avaient été communiquées par des passants, photographes amateurs ou professionnels et nombre d’entre elles étaient reproduites, jamais sur les unes cependant. Le concept du trauma et de son traitement – la théorie psychanalytique envisageant la répétition « comme une manière d’abréagir un trauma » – ne réglait en rien la question puisque cette répétition ne pouvait s’appliquer à des lecteurs de journaux qui n’en verraient la une qu’une fois. L’autocensure ? Chéroux lui oppose le grand nombre d’images qui ont circulé montrant des blessés, des défenestrés, des corps disloqués et des mourants. Elles avaient bel et bien été publiées, mais en pages intérieures ou encore en vignettes sur les couvertures. Un patriotisme, un respect possible des victimes qui auraient imposé dans une certaine mesure que l’on publie une couverture “convenable” ? Les « images choc étaient bien visibles ; leur diffusion a simplement été indexée sur leur degré de violence ». 15 Les changements qui ont affecté l’industrie des médias se sont révélés bien plus parlants. Des rachats d’entreprises et des fusions – liés à la restructuration des médias engagée à la fin des années 1980 –, il ne reste aujourd’hui que cinq grands groupes médiatiques dominant le marché. Ces conglomérats à forte intégration verticale, contrôlant l’ensemble des activités de la production à la diffusion, maîtrisent également la quasi- totalité des médias, depuis les livres jusqu’aux journaux, en passant par la télévision et le cinéma. Dans le cas des journaux, il ressort que les stratégies de marketing et de profit l’ont emporté sur le contenu comme sur la diversité, et que l’uniformisation de l’information s’est imposée tout au long de la chaîne. Les images sont soumises aux mêmes logiques. Les agences photographiques ont été rachetées, ont fusionné ou disparu, alors que « les services photographiques des agences filaires » telles que AP et Reuters, plus fiables financièrement et rompus à l’usage des technologies numériques ont prospéré. En Amérique comme en Europe, ces agences ont fourni toutes les images publiées dans les journaux sondés par Chéroux et dans les magazines – « secteur habituellement occupé par les agences traditionnelles » – qui couvrirent les événements pendant les semaines suivantes. La standardisation systématique, à l’œuvre depuis longtemps dans les multinationales telles que McDonald’s ou Nike, a désormais investi le terrain de l’image – un produit comme un autre, soumis à la régulation du marché.

16 L’article de Chéroux s’achève par un post-scriptum, une présentation de “Here is New York a democracy of photographs”. Cette exposition, datant du printemps 2002, constitue une alternative à la mise au pas des images. 7 000 photos numérisées et imprimées au même format furent exposées et mises en vente dans une galerie improvisée de Soho. Ces prises de vue, réalisées par des amateurs de toute catégorie, loin d’être des icônes, témoignaient d’une approche personnelle. 750 000 personnes visitèrent l’exposition. Un événement.

17 Le catalogue comprend en annexe un glossaire très utile associant repères techniques et chronologiques – on aurait aimé avoir également une biographie des auteurs. Pour conclure, je tiens à saluer ce livre comme l’expression d’une Revenge of the Nerds : j’entends par là une revanche des historiens de la photographie. Alors que la plupart des

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publications d'études visuelles traitent de photographie, très peu sont l’œuvre d’historiens. Ce magnifique travail montre de quoi ils sont capables.

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