0123 8 | DIMANCHE 17 ­ LUNDI 18 FÉVRIER 2019 Chevènement : « Retrouver le sens de l’intérêt public » L’ancien ministre, qui publie un livre sur ses cinquante ans d’engagement, analyse la crise actuelle

Le sentiment que tout est permis ENTRETIEN et qu’il n’y a plus de règles de vie « Le sentiment résident de la fondation collective s’est banalisé. Le déclin que tout Res Publica, Jean­Pierre du civisme ne peut nourrir que Chevènement a publié, le l’extrême droite. La crise est aussi est permis 14 février, Passion de la institutionnelle. Le quinquennat a et qu’il n’y a plus PFrance (Robert Laffont, 1 568 pages, excessivement durci les institu­ 34 euros), un ouvrage dans lequel tions de la Ve République : les dé­ de règles celui qui a été ministre de l’éduca­ putés, élus dans la foulée de l’élec­ de vie collective tion nationale, de la défense et de tion présidentielle, apparaissent l’intérieur, revient sur les mo­ comme les agents du gouverne­ s’est banalisé » ments forts de ses cinq décennies ment et non plus comme les re­ d’engagements. L’ex­candidat à la présentants du peuple. Il faudrait présidentielle de 2002 parle des revenir sur cette mesure qui, à Oui, mais elle a échappé à la plu­ thèmes qui lui sont chers – la na­ l’usage, comporte plus de défauts part des citoyens. Le traité de tion et la République, l’Etat et le ci­ que d’avantages. Chirac, Sarkozy, Maastricht était censé arrimer toyen, l’Europe et la relation fran­ Hollande, Macron, cette démocra­ l’Allemagne à l’Europe. En réalité, il co­allemande – et livre son analyse tie corsetée éloigne les citoyens du A , a arrimé l’Europe au néolibéra­ de la crise politique actuelle. politique. le 15 février. lisme et à l’ordolibéralisme alle­ ANTOINE DOYEN mand. Il faudrait remettre sur la Quel regard portez­vous sur Le gouvernement envisage POUR « LE MONDE » table toutes les données de la cons­ la situation sociale créée par une réforme des institutions truction européenne, réunir une les « gilets jaunes » ? comme réponse à la crise grande conférence européenne et C’est une crise française mais actuelle. Est­ce pertinent ? revoir les traités. aussi européenne. Elle touche tous L’actuelle proposition de révi­ les pays engagés dans la mondiali­ sion des institutions doit être re­ Comment jugez­vous sation depuis près d’un demi­siè­ vue. La réduction du nombre de la politique européenne cle. Il n’y a pas une nation euro­ parlementaires est difficilement d’ ? péenne qui ne soit en crise. En compatible avec l’introduction Le pari initial qu’il a fait sur l’Al­ France, celle­ci revêt des caractéris­ d’une dose significative de pro­ lemagne de Mme Merkel débou­ tiques originales. Les « gilets jau­ portionnelle. La prise en compte che sur une impasse : la relance nes » s’inscrivent dans une tradi­ du vote blanc, à laquelle je suis fa­ qu’attendait le président de la Ré­ tion de jacquerie, d’émeute popu­ vorable, ne changera rien à l’essen­ publique à hauteur de plusieurs laire. On pourrait évoquer le sans­ tiel. Ce qui serait fondamental, points de produit intérieur brut culotisme. Encore que ce dernier c’est la déconnexion de la durée n’est pas du tout à l’ordre du jour. débouchait sur un projet républi­ des mandats présidentiel et parle­ Il s’est mis dans les clous de Maas­ cain, plus ou moins illuministe, au mentaire. Cela ferait respirer la dé­ tricht et Berlin n’a pas renvoyé sens des Lumières, ou égalitariste, mocratie. On pourrait aussi ren­ l’ascenseur. Il aurait fallu une po­ au sens du babouvisme. Rien de dre le référendum obligatoire sur litique contracyclique avec des in­ comparable avec les « gilets jau­ certains sujets comme les réfor­ vestissements de plusieurs cen­ nes ». Mais nous constatons, à mes constitutionnelles ou les taines de milliards d’euros pro­ l’aune de cette crise, une fracture transferts de compétence à l’éche­ grammés sur quelques années sociale, territoriale, démocratique, lon européen et même aller dans pour enclencher une véritable re­ institutionnelle et européenne le sens d’un référendum partagé. lance européenne, comme le font qui vient de loin. La rénovation de la démocratie re­ les Etats­Unis ou la Chine. Avec un présentative me paraît plus judi­ gouvernement allemand de­ C’est­à­dire ? cieuse que l’instauration d’un réfé­ meuré totalement immobiliste, La fracture sociale est l’effet rendum d’initiative citoyenne l’abstention ou celle des votes ex­ droite. Nous avons besoin de bâtir gantesque transfert de compéten­ l’Allemagne a de fait manqué la d’une désindustrialisation con­ (RIC). Il faut qu’un pays comme la trêmes ou alternatifs depuis au une alternative républicaine so­ ces vers des instances non élues et chance qu’était pour elle l’élection sentie depuis quarante ans par nos France soit gouvernable. Mais ce moins deux décennies. Les partis lide qui réponde aux besoins qui n’ont de comptes à rendre à d’Emmanuel Macron. classes dirigeantes : la part de no­ qui compte avant tout, c’est la res­ dits « de gouvernement » (LR et qu’ont les Français d’une personne. C’est le cas de la Com­ tre industrie dans notre produc­ tauration du civisme, il faut refaire PS), à la dernière élection prési­ meilleure sécurité économique, mission européenne. Celle­ci, sur C’est cette politique qui nourrit tion est passée de plus de 20 % à un peuple de citoyens. dentielle, ont totalisé 26 % des sociale, culturelle. la base de l’Acte unique, véritable la défiance des Français 10 %. Les classes moyennes infé­ voix seulement. passeport pour le néolibéralisme, à l’égard de l’Europe ? rieures sont socialement les plus On est confronté à une crise Reste qu’Emmanuel Macron a Il y a une grande méfiance a multiplié des centaines de direc­ Les Français sont légitimement touchées, en France comme dans du politique et d’un système un problème : le dégagisme dont il envers les élus. Cela vous tives dont celle, en particulier, qui amenés à se poser la question de les pays les plus anciennement in­ de pensée installé depuis des a profité et qui le frappe inquiète­t­il ? a permis la libéralisation des capi­ savoir ce que leur propose le gou­ dustrialisés. Vient ensuite la frac­ décennies… aujourd’hui. Il doit en comprendre Je rappelle qu’en 1982 et 1983, taux à l’échelle mondiale, et avant vernement comme projet à ture territoriale : treize trop gran­ Les leviers de commande échap­ l’origine. Il devra alors en tirer les nous avions plafonné à même toute harmonisation de la moyen et long terme. L’Europe des régions et le relèvement à pent aujourd’hui aux responsa­ conséquences. Il le sait parfaite­ 65 000 francs le salaire [21 0000 fiscalité du capital. Tout le monde européenne est une bonne idée, 15 000 habitants du seuil des inter­ bles élus. La droite et la gauche, les ment, d’ailleurs : lors de ses vœux euros] des présidents des entrepri­ n’y a vu que du feu quand cet Acte mais il ne faut pas la confondre communalités. On en est même partis dits « de gouvernement », aux Français, le 31 décembre 2018, ses nationales. Aujourd’hui, au a été présenté comme la perfec­ avec « la souveraineté euro­ venu à vouloir élire leurs prési­ n’ont adapté leur fonctionnement il a dit lui­même que nous appro­ lieu de s’attaquer aux élites finan­ tion du marché commun. Les par­ péenne ». Cette formulation en­ dents au suffrage universel ! C’est aux institutions de la Ve Républi­ chions de la fin du cycle néolibéral. cières et à ceux qui vivent très lementaires n’ont pas compris tretient l’illusion supranationa­ le meilleur moyen de délégitimer que que pour en trahir l’esprit. Ils Ce cycle, il faut le clore à moin­ grassement de leurs rémunéra­ qu’ils déléguaient un immense liste d’un peuple européen, dont les maires et de saper la commune ont été solidaires des mêmes en­ dres frais, en rebattant les cartes. tions, qui atteignent des niveaux pouvoir à la Commission. Le peu­ on sait bien qu’il n’existe pas. Je en tant qu’échelon de base de la dé­ gagements qu’ils ont défendu en­ C’est difficile, mais y a­t­il une affolants, on préfère pourfendre ple français a été pris par surprise, suis partisan d’un grand débat mocratie. A 40 ou 50 communes, semble – l’Acte unique, le traité de autre voie ? Macron ne peut pas l’indemnité des parlementaires ! et quand il s’est ravisé en 2005, en sincère où tout est mis sur la ta­ les décisions ne sont plus prises Maastricht, le traité de Lisbonne, le s’en sortir par une formule de type Mais c’est oublier que celle­ci a été votant contre le traité constitu­ ble. Prenons la mesure du temps par les maires mais par le directeur pacte budgétaire européen (TSCG). centriste, que les Français ont reje­ faite pour libérer l’élu national des tionnel européen, on lui a fait long et des erreurs commises. général des services ! Ils ont fini par faire la même politi­ tée. Il faut retrouver l’esprit de la Ve pressions excessives des lobbys. comprendre qu’il était trop tard. Cela permettra les réorientations que. Donc les électeurs se sont de et le sens de l’intérêt public, sans Cette défiance populaire à nécessaires.  A cela s’ajoute une crise de la plus en plus désintéressés du jeu opposer l’Europe et la nation. Si­ l’égard des politiques vient aussi C’est à vos yeux l’origine propos recueillis par démocratie représentative… politique. Regardez la montée de non on fera le lit de l’extrême du fait qu’on a refusé de voir le gi­ de la fracture européenne ? sylvia zappi

Crimes contre l’humanité : les poursuites facilitées en France Un amendement dans le projet de réforme de la justice lève un verrou à l’action des juges sur les crimes relevant de la Cour pénale internationale

a France desserre le carcan 9 août 2010 adaptant le code garde des sceaux, une proposition Nicole Belloubet a fait voter de­ s’agissait de ne pouvoir poursui­ suivre « les pires criminels qui dans lequel elle avait en­ pénal à l’instauration de la Cour de loi du sénateur socialiste Jean­ puis par les députés un amende­ vre en France que des infractions soient que s’ils ont eu l’impru­ L fermé la justice de peur de pénale internationale a bien orga­ Pierre Sueur. Mais cette loi ne sera ment qui, sans donner entière sa­ également sanctionnées dans les dence de résider de façon quasi voir des procédures contre des nisé la compétence des tribunaux jamais inscrite à l’ordre du jour de tisfaction aux sénateurs, fait bou­ pays concernés. Or, plaidaient les permanente sur le territoire fran­ auteurs de génocides ou de français sur les génocides, les cri­ l’Assemblée nationale, M. Sueur y ger les curseurs. Ces dispositions sénateurs, les régimes juridiques çais ». La crainte du gouverne­ crimes contre l’humanité gêner la mes de guerre et contre l’huma­ voyant d’ailleurs « un problème sont en passe d’être votées défini­ des pays où de tels crimes sont ment est que la justice perturbe la diplomatie tricolore ou ses inté­ nité commis à l’étranger. Mais les démocratique ». Le Quai d’Orsay a tivement lors de l’ultime lecture perpétrés ne sont pas toujours diplomatie en empêchant la sim­ rêts commerciaux. Un des ver­ conditions cumulatives impo­ réussi à convaincre Matignon et du projet de loi par l’Assemblée conformes aux grands principes ple visite de responsables étran­ rous à l’action des juges français a sées vidaient quasiment cette l’Elysée de bloquer ce texte qui nationale. La France renonce du droit français… Mme Belloubet gers, fussent­ils mêlés à des régi­ été levé grâce à un amendement compétence de sa substance. aurait permis, par exemple, à un ainsi à la clause de subsidiarité a donc accepté que cette double mes criminels. du gouvernement, voté dans le Des personnalités comme procureur de faire interpeller un introduite par la loi de 2010. Ce incrimination ne soit plus un obs­ « Je suis convaincu que le projet de loi de programmation et l’ancien garde des sceaux Robert dignitaire étranger lors d’un de verrou, qui donnait la priorité à la tacle à la poursuite d’auteurs de châtiment d’auteurs de crimes de réforme de la justice. Désor­ Badinter ou la professeure au Col­ ses passages sur le sol français. Cour pénale internationale pour génocide, compte tenu de la « spé­ contre l’humanité passe avant la mais, les procureurs de la Répu­ lège de France Mireille Delmas­ poursuivre ces criminels, était cificité absolue » de ce crime. Elle diplomatie », plaide M. Sueur qui blique n’auront plus à vérifier si la Marty ont dénoncé ces verrous Crainte du gouvernement d’ailleurs critiqué comme étant est en revanche maintenue pour n’abandonne pas son combat. En Cour pénale internationale aux côtés de nombreuses associa­ M. Sueur a donc recyclé sa propo­ contraire au Statut de Rome, se­ les crimes contre l’humanité et attendant, c’est le prochain par­ décline sa compétence avant de tions comme Amnesty Interna­ sition de loi au moyen d’un lon lequel la juridiction de les crimes de guerre. quet national antiterroriste, héri­ décider des poursuites. tional, Action des chrétiens pour amendement voté sans difficulté La Haye est complémentaire des Le gouvernement est resté in­ tier de la compétence nationale Paris a toujours clamé son atta­ l’abolition de la torture et Avocats par le Sénat en octobre 2018, juridictions pénales nationales. flexible sur la condition de rési­ du parquet de Paris sur les crimes chement à cette juridiction supra­ sans frontières. Cette campagne a contre l’avis de la garde des Par ailleurs, le gouvernement a dence habituelle sur le territoire contre l’humanité et les crimes de nationale créée en 2002 par le Sta­ porté ses fruits : en 2013, le Sénat a sceaux, dans le projet de réforme fait une concession sur la condi­ français. Une disposition que guerre, qui mesurera l’impact de tut de Rome. En pratique, cela a adopté à l’unanimité, avec le sou­ de la justice. Mais le gouverne­ tion de « double incrimination » M. Badinter raillait en expliquant cette réforme de la loi de 2010.  été plus complexe. La loi du tien de , alors ment a infléchi son opposition. introduite dans le code pénal. Il que la France accepte de ne pour­ jean­baptiste jacquin