HORS-SÉRIE DIGITAL HORS-SÉRIE Lettre À Serge
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HORS-SÉRIE DIGITAL Serge GAINSBOURG JEAN-JACQUES BERNIER / GAMMA-RAPHO JEAN-JACQUES Lettre à serge 1972. omme chacun de nous était plu- de faire. Musicien, cinéaste, provoca- siècle. Serge Gainsbourg, lui, a entière- sieurs, ça faisait déjà beaucoup teur, visionnaire, icône et iconoclaste, ment peint les années qu’il a traversées de monde. Cette phrase écrite personnage public, mais aussi artiste et qui gardent ses couleurs. Une seule Cpar les philosophes Gilles Deleuze et d’une absolue timidité, aux secrets sans ligne pour les pages qui suivent : Ecce Félix Guattari (Rhizome, Les éditions de failles et insondables. C’est cette plura- homo – voici l’homme, voici sa légende. � Minuit, 1976) pourrait tout à fait définir lité des identités, tellement moderne et la vie de Serge Gainsbourg. Trente ans en phase avec les époques qui lui ont suc- JOSEPH GHOSN après sa mort survenue en mars 1991, cédé, que nous avons voulu raconter ici. Directeur des rédactions de Vanity Fair. le chanteur demeure le plus grand des Et rendre hommage à un compositeur de artistes français mais aussi le plus mys- génie et de talent (oui, les deux) dont les térieux, ayant eu plusieurs vies, plusieurs œuvres résonnent encore, bien plus que personnages, plusieurs façons d’être et beaucoup d’autres qui auront parsemé le FORD MUSTANG Serge Gainsbourg sur sa rosalie au Touquet en 1958. « On s’ fait des langues En Ford Mustang Et bang ! On embrasse IMAGES PIERRE VAUTHEY/SYGMA/SYGMA/GETTY Les platanes. » Aux origines UNE JEUNESSE Les premières chansons de Gainsbourg ont surtout du succès chez les autres. Celles qu’il se réserve restent – comme en témoigne le titre d’un de ses albums – confidentielles. Il n’est pas has been, explique Christophe Conte : il est un moderne incompris, un visionnaire sans horizon. comme une bombe incendiaire dans un à la Georges Brassens ni dans les dra- concours de bluettes pâles et de sérénades pés olympiens qui s’ouvrent devant à l’eau de rose, il fallait oser ! Sans parler Gilbert Bécaud ou Charles Aznavour. des orchestrations en cavalcades signées Ses disques se vendent mal ; il en souffre Alain Goraguer, au diapason des pro- affreu sement ; et s’il est l’un des compo- ductions de Phil Spector ou de Joe Meek si teurs et paroliers les plus productifs du à l’époque, qui ont déboulé dans cette circuit, il s’accommode douloureusement enceinte napolitaine comme un cyclone de ce rôle ingrat. Les interprètes, parfois inattendu. L’après-midi, lors des répéti- prestigieux, qu’il régale de ses contes tions, les musiciens de l’orchestre avaient cruels, de ses chansons tristes et éper- sifflé la chanson, jugée trop rapide ; le soir dues d’amour blessé ou de ses pochades venu, le public et les votants succombe- biseautées au cynisme n’ont pas assez fait ront justement à sa folle effervescence. gonfler ses poches ni satisfait son ego. Car Gainsbourg est sur un nuage, pas encore s’il est un fil d’Ariane qui le guidera toute celui des Gitanes qui goudronneront son sa vie, du Ginsburg obscur des débuts au chemin d’esthète de chou et de mélodiste Gainsbarre superstar des années 1980, enfumé pour les décennies suivantes, assez c’est bel est bien de désir maladif, quasi épais toutefois pour masquer l’échec de névrotique, de plaire, notamment à la jeu- son parcours personnel depuis sept ans. nesse, de ne jamais se retrouver « out » Son premier album 25 cm, Du chant à quoiqu’il en coûte. la une !..., date en effet de septembre 1958. S’il a choisi la musique – et sa fille facile, Il en a publié trois autres sous ce format la chanson – par défaut alors que sa pre- alors en vogue, Serge Gainsbourg avec mière et seule obsession était de deve- Alain Goraguer et son orchestre (No 2) nir peintre, ce n’est certainement pas e 20 mars 1965, dans les coulisses de l’au- en septembre 1959, L’Étonnant Serge pour croupir dans les zones invisibles du ditorium Domenico-Scarlatti de la Rai à Gainsbourg en avril 1961 et No 4 en métier comme son père. Joseph Ginsburg, Naples, la « poupée de cire » est en train mai 1962. Ont suivi les albums 30 cm pianiste d’ambiance dans les cabarets et de fondre. En larmes. Pour le blason du les stations balnéaires, a dû renoncer à Grand-Duché du Luxembourg et non Brahms et Chopin pour nourrir sa famille. pour le pays qu’elle arbore en prénom, Il demeurera toute sa vie « un type qu’on France Gall vient de remporter le grand croise et qu’on ne regarde pas » comme prix Eurovision de la chanson. Ce ne sont le poinçonneur des Lilas de la chanson ni la joie ni la surprise de ce triomphe qui Mal à l’aise du fiston. Les Ginsburg, Juifs russes ayant provoquent les sanglots de la jeune fille, fui le bolchevisme et Odessa à la fin des mais bien la colère d’un fiancé jaloux au chez les yé-yé, années 1910, ont débarqué à Marseille téléphone, un certain Claude François, puis sont remontés vers Paris dans l’es- lequel digère amèrement cette victoire qui Gainsbourg n’a pas poir (toujours déçu) d’y dénicher l’El- menace de lui faire de l’ombre et en profite dorado qui permettrait à Joseph de jouer pour plaquer la lauréate. Non loin de là, pour autant assuré autre chose que les doublures. La mère, Serge Gainsbourg n’a cure de ces tumul- Olga, chante des airs d’opéra d’une voix tueuses romances propres à affoler les rota- sa chaire du côté pure de mezzo-soprano, mais l’exil et les tives de Salut les copains. Lui se frotte non- obligations du foyer mettront ses rêves en chalamment le revers du veston, un sourire des chansonniers sourdine. Lucien est né à Paris en 1928. Il narquois posé sur ses lèvres de timide, l’œil a une sœur jumelle, Liliane, et une aînée, qui frise des mille revanches bues d’une à la Brassens ou dans Jacqueline, qui a vu le jour deux ans plus seule traite, comme l’élixir divin des ven- tôt. Un autre enfant, Marcel, était apparu danges et vengeances tardives, tant il sait les drapés olympiens le premier, mais il est mort prématuré- qu’il tient enfin, à 37 ans, le sésame qui va ment d’une pneumonie. Doué pour le le métamorphoser d’auteur-compositeur des Bécaud-Aznavour. dessin, au sein de cette famille modeste intello en Midas pour midinettes. « J’ai où l’art est sacré, Lucien l’est aussi pour retourné ma veste le jour où je me suis le piano, mais c’est à la guitare rythmique aperçu qu’elle était doublée de vison », qu’il obtiendra ses premiers cachets, dira-t-il plus tard et c’est cette Poupée poussé par son père qui ne voit aucune porte-bonheur qui a précipité la mue. Gainsbourg confidentiel en janvier 1964 issue à sa pratique de la peinture. Chez les Trois millions de 45-tours écoulés, des et Gainsbourg percussions au mois de Ginsburg, la musique s’envisage comme versions en quatre langues qui font saliver novembre de la même année. Mal à la cordonnerie : en artisan – l’art majeur le monde entier, Poupée de cire, poupée l’aise chez les yé-yé, comme il le chante étant par principe un mirage inaccessible. de son est un coup de génie à tiroirs : une d’une voix torve et amère dans la chan- Dans les années 1940, Lucien est chanson qui moque les chansons faciles son du même nom, il n’a pas pour autant tout de même inscrit à l’École nor- et les interprètes interchangeables, larguée assuré sa chaire du côté des chansonniers male de musique de Paris, boulevard LE CLAQUEUR DE DOIGTS Serge Gainsbourg en 1959. À l’époque, il chante : « Juke-box, juke-box, J’suis claqueur de doigts devant les juke-box ! » ARCHIVES PHOTOS/GETTY IMAGES PHOTOS/GETTY ARCHIVES Malesherbes. Il se passionne pour le jazz puisqu’il dirige également les éditions et montre une certaine audace à déborder Tutti et le cabaret Les Trois Baudets à des frontières de l’académisme pour les « Vian avait Pigalle. Des décennies avant le fameux chemins plus libres tracés par le be-bop. « 360 » dont se gargarisent aujourd’hui C’est en ouvrant ainsi ses oreilles, dont une présence les caciques des maisons de disques for- il est généreusement équipé, aux quatre més en écoles de commerce, Jacques vents des musiques savantes ou canailles hallucinante. Canetti a déjà tout inventé. Suivant son qui bouillonnent dans le Paris d’après- Les gens étaient infaillible intuition, il présente ce pou- guerre, que le jeune Lucien va commen- lain un peu sauvage à un arrangeur mai- cer à écrire ses propres chansons. À l’en- sidérés. Il chantait son très élastique, Alain Goraguer. Pour tame des années 1950, selon un traçage Goraguer, Gainsbourg n’est pas complè- minutieux effectué par le biographe Gilles des trucs terribles, tement inconnu car il l’a aperçu autrefois Verlant, il aurait écrit un premier titre des choses qui m’ont dans un bar du Touquet, Le Club de la baptisé Lolita, troublante coïncidence forêt, où il faisait le pianiste saisonnier. puisque le livre de Nabokov était alors marqué à vie. » Venu en touriste, Goraguer a été intri- lui-même à l’état d’écriture. La télépa- gué en le voyant chanter à voix basse des SERGE GAINSBOURG thie russe ? Allez savoir... standards américains, séduit également par son toucher jazz plutôt véloce, hérité L’étrange jumeau d’Art Tatum.