JEAN-JACQUES BERNIER / GAMMA-RAPHO HORS-SÉRIE DIGITAL HORS-SÉRIE Lettre à serge

1972.

omme chacun de nous était plu- de faire. Musicien, cinéaste, provoca- siècle. Serge Gainsbourg, lui, a entière- sieurs, ça faisait déjà beaucoup teur, visionnaire, icône et iconoclaste, ment peint les années qu’il a traversées de monde. Cette phrase écrite personnage public, mais aussi artiste et qui gardent ses couleurs. Une seule parC les philosophes Gilles Deleuze et d’une absolue timidité, aux secrets sans ligne pour les pages qui suivent : Ecce Félix Guattari (Rhizome, Les éditions de failles et insondables. C’est cette plura- homo – voici l’homme, voici sa légende. � Minuit, 1976) pourrait tout à fait définir lité des identités, tellement moderne et la vie de Serge Gainsbourg. Trente ans en phase avec les époques qui lui ont suc- JOSEPH GHOSN après sa mort survenue en mars 1991, cédé, que nous avons voulu raconter ici. Directeur des rédactions de Vanity Fair. le chanteur demeure le plus grand des Et rendre hommage à un compositeur de artistes français mais aussi le plus mys- génie et de talent (oui, les deux) dont les térieux, ayant eu plusieurs vies, plusieurs œuvres résonnent encore, bien plus que personnages, plusieurs façons d’être et beaucoup d’autres qui auront parsemé le Les platanes. » Les On embrasse Et bang! En Ford Mustang « On s’faitdeslangues au Touquet en 1958. Serge Gainsbourg sur sarosalie MUSTANG FORD

PIERRE VAUTHEY/SYGMA/SYGMA/GETTY IMAGES Aux origines

UNE JEUNESSE

Les premières chansons de Gainsbourg ont surtout du succès chez les autres. Celles qu’il se réserve restent – comme en témoigne le titre d’un de ses – confidentielles. Il n’est pas has been, explique Christophe Conte : il est un moderne incompris, un visionnaire sans horizon. comme une bombe incendiaire dans un à la Georges Brassens ni dans les dra- concours de bluettes pâles et de sérénades pés olympiens qui s’ouvrent devant à l’eau de rose, il fallait oser ! Sans parler Gilbert Bécaud ou Charles Aznavour. des orchestrations en cavalcades signées Ses disques se vendent mal ; il en souffre Alain Goraguer, au diapason des pro- af­freu­sement ; et s’il est l’un des compo­ ductions de Phil Spector ou de Joe Meek si­teurs et paroliers les plus productifs du à l’époque, qui ont déboulé dans cette circuit, il s’accommode douloureusement enceinte napolitaine comme un cyclone de ce rôle ingrat. Les interprètes, parfois inattendu. L’après-midi, lors des répéti- prestigieux, qu’il régale de ses contes tions, les musiciens de l’orchestre avaient cruels, de ses chansons tristes et éper- sifflé la chanson, jugée trop rapide ; le soir dues d’amour blessé ou de ses pochades venu, le public et les votants succombe- biseautées au cynisme n’ont pas assez fait ront justement à sa folle effervescence. gonfler ses poches ni satisfait son ego. Car Gainsbourg est sur un nuage, pas encore s’il est un fil d’Ariane qui le guidera toute celui des Gitanes qui goudronneront son sa vie, du Ginsburg obscur des débuts au chemin d’esthète de chou et de mélodiste Gainsbarre superstar des années 1980, enfumé pour les décennies suivantes, assez c’est bel est bien de désir maladif, quasi épais toutefois pour masquer l’échec de névrotique, de plaire, notamment à la jeu- son parcours personnel depuis sept ans. nesse, de ne jamais se retrouver « out » Son premier 25 cm, Du chant à quoiqu’il en coûte. la une !..., date en effet de septembre 1958. S’il a choisi la musique – et sa fille facile, Il en a publié trois autres sous ce format la chanson – par défaut alors que sa pre- alors en vogue, Serge Gainsbourg avec mière et seule obsession était de deve- Alain Goraguer et son orchestre (No 2) nir peintre, ce n’est certainement pas e 20 mars 1965, dans les coulisses de l’au- en septembre 1959, L’Étonnant Serge pour croupir dans les zones invisibles du ditorium Domenico-Scarlatti de la Rai à Gainsbourg en avril 1961 et No 4 en métier comme son père. Joseph Ginsburg, Naples, la « poupée de cire » est en train mai 1962. Ont suivi les albums 30 cm pianiste d’ambiance dans les cabarets et de fondre. En larmes. Pour le blason du les stations balnéaires, a dû renoncer à Grand-Duché du Luxembourg et non Brahms et Chopin pour nourrir sa famille. pour le pays qu’elle arbore en prénom, Il demeurera toute sa vie « un type qu’on vient de remporter le grand croise et qu’on ne regarde pas » comme prix Eurovision de la chanson. Ce ne sont le poinçonneur des Lilas de la chanson ni la joie ni la surprise de ce triomphe qui Mal à l’aise du fiston. Les Ginsburg, Juifs russes ayant provoquent les sanglots de la jeune fille, fui le bolchevisme et Odessa à la fin des mais bien la colère d’un fiancé jaloux au chez les yé-yé, années 1910, ont débarqué à Marseille téléphone, un certain Claude François, puis sont remontés vers Paris dans l’es- lequel digère amèrement cette victoire qui Gainsbourg n’a pas poir (toujours déçu) d’y dénicher l’El­ menace de lui faire de l’ombre et en profite dorado qui permettrait à Joseph de jouer pour plaquer la lauréate. Non loin de là, pour autant assuré autre chose que les doublures. La mère, Serge Gainsbourg n’a cure de ces tumul- Olga, chante des airs d’opéra d’une voix tueuses romances propres à affoler les rota- sa chaire du côté pure de mezzo-soprano, mais l’exil et les tives de Salut les copains. Lui se frotte non- obligations du foyer mettront ses rêves en chalamment le revers du veston, un sourire des chansonniers sourdine. Lucien est né à Paris en 1928. Il narquois posé sur ses lèvres de timide, l’œil a une sœur jumelle, Liliane, et une aînée, qui frise des mille revanches bues d’une à la Brassens ou dans Jacqueline, qui a vu le jour deux ans plus seule traite, comme l’élixir divin des ven- tôt. Un autre enfant, Marcel, était apparu danges et vengeances tardives, tant il sait les drapés olympiens le premier, mais il est mort prématuré- qu’il tient enfin, à 37 ans, le sésame qui va ment d’une pneumonie. Doué pour le le métamorphoser d’auteur-compositeur des Bécaud-Aznavour. dessin, au sein de cette famille modeste intello en Midas pour midinettes. « J’ai où l’art est sacré, Lucien l’est aussi pour retourné ma veste le jour où je me suis le piano, mais c’est à la guitare rythmique aperçu qu’elle était doublée de vison », qu’il obtiendra ses premiers cachets, dira-t-il plus tard et c’est cette Poupée poussé par son père qui ne voit aucune porte-bonheur qui a précipité la mue. en janvier 1964 issue à sa pratique de la peinture. Chez les Trois millions de 45-tours écoulés, des et au mois de Ginsburg, la musique s’envisage comme versions en quatre langues qui font saliver novembre de la même année. Mal à la cordonnerie : en artisan – l’art majeur le monde entier, Poupée de cire, poupée l’aise chez les yé-yé, comme il le chante étant par principe un mirage inaccessible. de son est un coup de génie à tiroirs : une d’une voix torve et amère dans la chan- Dans les années 1940, Lucien est chanson qui moque les chansons faciles son du même nom, il n’a pas pour autant tout de même inscrit à l’École nor- et les interprètes interchangeables, larguée assuré sa chaire du côté des chansonniers male de musique de Paris, boulevard LE CLAQUEUR DE DOIGTS Serge Gainsbourg en 1959. À l’époque, il chante : « Juke-box, juke-box, J’suis claqueur de doigts devant les juke-box ! » ARCHIVES PHOTOS/GETTY IMAGES PHOTOS/GETTY ARCHIVES Malesherbes. Il se passionne pour le jazz puisqu’il dirige également les éditions et montre une certaine audace à déborder Tutti et le cabaret Les Trois Baudets à des frontières de l’académisme pour les « Vian avait Pigalle. Des décennies avant le fameux chemins plus libres tracés par le be-bop. « 360 » dont se gargarisent aujourd’hui C’est en ouvrant ainsi ses oreilles, dont une présence les caciques des maisons de disques for- il est généreusement équipé, aux quatre més en écoles de ­commerce, Jacques vents des musiques savantes ou canailles hallucinante. Canetti a déjà tout inventé. Suivant son qui bouillonnent dans le Paris d’après- Les gens étaient infaillible intuition, il présente ce pou- guerre, que le jeune Lucien va commen- lain un peu sauvage à un arrangeur mai- cer à écrire ses propres chansons. À l’en- sidérés. Il chantait son très élastique, Alain Goraguer. Pour tame des années 1950, selon un traçage Goraguer, Gainsbourg n’est pas complè- minutieux effectué par le biographe Gilles des trucs terribles, tement inconnu car il l’a aperçu autrefois Verlant, il aurait écrit un premier titre des choses qui m’ont dans un bar du Touquet, Le Club de la baptisé Lolita, troublante coïncidence forêt, où il faisait le pianiste saisonnier. puisque le livre de Nabokov était alors marqué à vie. » Venu en touriste, Goraguer a été intri- lui-même à l’état d’écriture. La télépa- gué en le voyant chanter à voix basse des SERGE GAINSBOURG thie russe ? Allez savoir... standards américains, séduit également par son toucher jazz plutôt véloce, hérité L’étrange jumeau d’Art Tatum. Goraguer n’est pas non plus un inconnu pour le chanteur en chantier. n 1954, il dépose un premier bou- se nomme Michèle Arnaud, une femme Il possède même un atout maître : c’est quet de chansons à la Sacem, cer- moderne et libérée qui jouera un rôle lui qui a coécrit et orchestré certaines des taines sous le pseudonyme de Julien déterminant dans la métamorphose du chansons les plus explosives du répertoire EGrix, et deux d’entre elles (Les Amours jeune musicien taciturne en distributeur de , ainsi que le furieusement perdues et Défense d’afficher) iront cinq de chansons pour le Tout-Paris des chan- moderne Fais-moi mal Johnny interprété ans plus tard se calfeutrer dans la voix sonniers. Arnaud était en l’espèce l’une Magali Noël, sur un texte scandaleux et capiteuse de Juliette Gréco, première des mieux servies. L’autre déclencheur, épicé du même Boris. vedette à chanter Gainsbourg. Car dans qui fait l’effet d’une bombe dans l’esprit Entre les deux G, Gainsbourg et l’intervalle, Lucien Ginsburg est devenu encore indécis de Ginsburg, c’est le pas- Goraguer, le courant passe donc en un Serge Gainsbourg, lassé de ce prénom sage de Boris Vian au Milord : « J’en ai éclair, allumant un arc lumineux qui va et surtout de son diminutif, Lulu, dont il pris plein la gueule, dira-t-il en 1984 à pro- non seulement­ éblouir le paysage de la n’hésitera pourtant pas à affubler son der- pos de l’auteur-chanteur le plus fantasque chanson pendant des années mais rejail- nier enfant trente ans plus tard. Avant tou- et imprévisible de l’époque. Il avait une lir aussi sur d’autres interprètes de Serge. tefois de se transformer en Gainsbourg, présence hallucinante, vachement stressé, Et jusqu’aux salles obscures puisque le il est devenu pianiste dans un cabaret pernicieux, caustique... Les gens étaient binôme va laisser sa trace dans quelques de transformistes du quartier de Pigalle, sidérés. Il chantait des trucs terribles, des films plus ou moins mémorables, parmi Madame Arthur, où il reprend temporai- choses qui m’ont marqué à vie. » lesquels L’Eau à la bouche de Jacques rement le tabouret que son père a usé pen- Ginsburg en voie accélérée de gains- Doniol-Valcroze, aux avant-postes de la dant huit saisons. À la tête d’un trio piano-­ bourisation estime qu’il va peut-être pou- Nouvelle Vague. L’éclosion à distance batterie-saxophone ou violon, Ginsburg voir se glisser dans les pas de cet olibrius d’un cinéma différent et d’un chanteur met en musique les paroles légères et gri- qui affiche, outre son répertoire corrosif, aussi singulier que Gainsbourg appartient voises du tenancier des lieux, Louis Laibe, une silhouette et un visage blafard d’ava- à l’évidence au même mouvement d’ac- en variant les ambiances pour se faire la leur de sabres pas si éloignés de sa propre célération vers la modernité, né avec l’ap- main. Les chansons ont pour titres Zita morphologie qui le complexe. Disparu proche des années 1960. la panthère, Meximambo ou Tragique cinq prématurément en 1959 d’une crise car- Les premiers recueils de ces chan- à sept, et s’il n’en demeure aucune trace, diaque, l’auteur de J’irai cracher sur vos sons écrites d’une plume misanthrope, on peut aisément imaginer que leur vague tombes aura le temps de se lier d’amitié à l’encre noire trempée alternativement consonance exotico-érotique aura posé avec cet étrange jumeau et de signer dans dans l’existentialisme et le polar amé- quelques bases de son futur style. Le Canard enchaîné une chronique élo- ricain, sont encore empreints musica- Après Madame Arthur, il est embau- gieuse du premier album de celui qui était lement du jazz des fifties et des sonori- ché en 1955 au Milord l’Arsouille, cabaret définitivement devenu Serge Gainsbourg, tés afro-cubaines et brésiliennes dont situé sous le théâtre du Palais-Royal, beau- Du chant à la une !... Fort des composi- Goraguer adapte avec maestria la gram- coup plus sélect que son nom ne le laisse tions, paroles et musiques, qu’il a pla- maire éruptive. Le timbre hautain, nasal, supposer. Ironie de l’histoire, lorsqu’on la cées chez Michel Arnaud (La Recette de impavide de ce Gainsbourg des débuts replace dans la perspective de ce que com- l’amour fou, Douze Belles dans la peau), constitue également une marque de dis- mettra Gainsbourg plus tard, c’est en ces aussitôt reprises par le jeune premier tinction compa­rée aux séducteurs pom- lieux que fut jouée pour la première fois Jean-Claude Pascal, il se voit offrir un madés des hit-parades et aux bateleurs La Marseillaise, en 1792, quand l’endroit contrat chez Philips par Jacques Canetti. du music-hall. Qu’un titre aussi sombre avait pour nom le Caveau Thermidor. La Incontournable baron du milieu musi- et désespéré que Le Poinçonneur des vedette du moment, au Milord l’Arsouille, cal, ce dernier en maîtrise toutes les clés Lilas ait finalement touché le public à « Allons viens viens etfaisvite Vienne réchauffer moncœur, Serge Gainsbourg en 1960. Que tachaleuranthracite,Que Et refroidir mafureur. » ANTHRACITE

INA/AFP travers son interprétation par le quatuor pour des âmes moins tourmentées font burlesque Les Frères Jacques en dit long un tabac –, il est, comme artiste solo, un sur le malentendu qui persiste au cours En adaptant La Nuit moderne incompris, un visionnaire sans des premières années. horizon. Alors, comme un dernier sursaut « Les pensées que je médite / Sont d’octobre de Musset, d’orgueil, et par contraste avec le disque plus noires que l’anthracite », chante précédent réalisé sans batterie, il imagine Gainsbourg sur son deuxième album, Gainsbourg tient casser la baraque avec un disque essentiel- dans lequel il commet un véritable lement conçu autour du rythme et baptisé crime de lèse-majesté en adaptant dans son premier scandale, Gainsbourg percussions. un mambo flûté et pétaradant de cuivres l’accouplement L’album Drums of Passion du Nigérian La Nuit d’octobre de Musset, ce qui lui Babatunde Olatunji, publié en 1960, vaut des messages d’insultes par dizaines, des belles lettres n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. l’accouplement des belles lettres avec des Gainsbourg – avec la complicité du reve- musiques « nègres » étant alors consi- avec des musiques nant Goraguer – pille sans le moindre scru- déré comme un impardonnable outrage. pule ce trésor fondateur de l’afro-jazz qui a Gainsbourg s’en amuse : il tient son pre- « nègres » étant alors pourtant fait le tour du monde, inspiré John mier scandale, sa provoc’ liminaire. Il per- Coltrane comme Martin Luther King, sistera en bousculant d’autres poètes dès considéré comme avec une légère condescendance colonia- son troisième album, à commencer par un impardonnable liste pas très glorieuse. Ce premier larcin un Rock de Nerval qui encanaille le plus d’envergure (il détrousse aussi Miriam romantique d’entre tous, même si c’est outrage. Makeba pour Pauvre Lola), comme il y chez Victor Hugo et sa Chanson de Maglia en aura quelques-uns fameux durant sa qu’il déniche le miroir idéal à ses com- longue carrière, ne porte pas vraiment plaintes de mal-aimé : « Vous êtes bien bonheur à Gainsbourg, qui rate encore belle / Et je suis bien laid. » une fois la cible, le public boudant autant Le romantisme enténébré de dialecte crypté, comme ce « javanais » ses bacchanales africaines et ses sambas Gainsbourg, dans une époque où le noir à dans lequel il a taillé son diamant. Au tapageuses que les plus délicats Ces petits la mode est plus volontiers celui des blou- moins cette chanson, aux honneurs remis riens ou Machins choses nichés au creux sons, contribue à le maintenir à distance à plus tard, corrige-t-elle chez ceux qui du disque comme des perles inaperçues. des agitations juvéniles. Il reste pourtant l’écoutent la réputation de misogynie Un brin aigri, il dit dans une interview écartelé entre un désir de marquer son d’un Gainsbourg dont la sensibilité perce à L’Union de Reims en décembre 1964 : temps comme auteur, à l’image des géants rarement­­ la coquille de cynisme qu’il a « Peut-être que le rock va amener quelque de la littérature dont il se sent les ailes choisie pour armure. Pas plus chanceux, chose. Mais j’attends des gars intelligents. (voir son Baudelaire sublime dans lequel commercialement parlant, au retour de Ils ne se montrent pas. Il y a une exas- il adapte en bossa Le Serpent qui danse) son lifting anglais, il décide de revenir aux pération des sons : un forcing des sonos. et l’envie d’entrer dans la ronde des sur- basiques, en l’occurrence au jazz, avec [...] Mais, en définitive, c’est le même boums. La transition des années 1962-1963 son premier album 30 cm baptisé non foutoir que pour tous les arts modernes. est ainsi un sacré numéro d’équilibriste, sans précaution Gainsbourg confidentiel, Où va la peinture ? Où va la musique ? » entre la majesté des Goémons, les volutes signe qu’il n’est dupe de rien concernant Quelques jours plus tard, un coup de fil de droguées de et les twists son potentiel. Un disque minimal et splen- Maritie et Gilbert Carpentier, alors pro- en menue monnaie de L’Appareil à sous. dide, enregistré en trio avec le guitariste ducteurs à Radio Luxembourg et chargés Elek Bacsik et le contrebassiste Michel de fabriquer une chanson pour le futur La Javanaise pour Gréco Gaudry, sans arrangeur, dans une volonté concours de l’Eurovision, va changer la de dépouillement assumée, avec l’apport donne. Fin janvier 1965, au studio Philips âchant provisoirement Alain de sonorités modales et mates qui rendent du boulevard Blanqui, Alain Goraguer et Goraguer pour aller ressourcer à ses cabrioles de syntaxes, ses allitérations Serge Gainsbourg accueillent l’opulent Londres son inspiration au contact sophistiquées, encore plus frappantes. orchestre chargé de faire décoller Poupée Ldes nouveaux sons british, il en revient avec Malgré Élaeudanla Téïtéïa qui dis- de cire, poupée de son. La flûte entre en un authentique joyau caché sous les chif- sèque le prénom Lætitia, les trouvailles scène, talonnée par une trompette, suivies fons à la mode du disque 4-titres Vilaine prodigieuses de La Fille au rasoir, de d’un galop rythmique, d’une guitare surf fille, mauvais garçon. Cette Javanaise, pro- Scenic Railway ou du mélancolique et de violons pétulants. Puis la voix acidu- mise à Juliette Gréco au lendemain d’une Sait-on jamais où va une femme quand lée de France Gall, bientôt la voie royale soirée passée ensemble et qui reste nim- elle vous quitte, l’album est un échec aussi pour Gainsbourg. � bée d’un mystère sa­­vamment entretenu monumental que l’est sa valeur artistique. Gainsbourg, volume i : 1958-1970. Intégrale par les deux cachottiers durant toute leur À 35 ans, pendant que les Beatles procla- des enregistrements studios, coffret de vie, possède l’étoffe d’un standard uni- ment l’avènement d’un nouveau monde, 9 albums vinyles, mixages mono originaux versel. Elle le deviendra, à petit feu, mais Gainsbourg est encore coincé dans les (Universal, 2020). sur l’instant la langue de Gainsbourg, variations monochromes d’une époque Le Gainsbook. En studio avec Serge dé­ci­dément trop élaborée pour le tout-­ qui s’éteint. Il n’est pas has been – les Gainsbourg, sous la direction de Sébastien venant, apparaît encore comme un chansons qu’il mouline à tour de bras Merlet (éd. Seghers, 2019). » àpetit. petit l’onapprendQue par cœur devraies poésies sont Tous vos nomscharmants gris uncielpeu Même sous vousque êtes jolies « Rues demonParis (1963) chantent en duo Kong dans L’Inconnue deHong Serge Gainsbourg etDalida PARIS MON DE RUES deJacques Poitrenaud :

SUNSET BOULEVARD/GETTY IMAGES Pièces d’identité no 1 AUX NOMS DE SERGE

Avant Serge, il y a Lucien. Et avec Gainsbourg, Gainsbarre, Guimbard et même Grix. Pierre Groppo égrène les pseudos qui disent les chapitres d’une vie.

e lui, on retient l’homme à tête de chou, avant l’heure. Le virtuose des mots a passé sa vie à jouer avec « moitié légume moitié mec ». Et un per- ses patronymes, fuyant les origines, clignant de l’œil à la litté- sonnage de plus dans sa cosmogonie, né rature et à la peinture, sa vocation première. Il ne s’appelle pas d’une sculpture de Claude Lalanne et bien- Gainsbourg, mais Ginsburg, comme une porte ouverte sur le tôt installée à la maison, rue de Verneuil. grand Est de l’Europe, celui de ses parents, Saint-Péterbourg et Gainsbourg et son double, l’homme de Moscou, la Crimée et Odessa, la Russie des Tsars qui vacille sur chair et l’homme de fer, c’est un peu le fond de bulbes d’or, d’attentats et de palais couleur crème. Lucien fil conducteur, tortueux à plaisir, de l’au- Ginsburg, né à Paris après que ses parents Joseph et Olga, immi- teur-compositeur-interprète régulièrement réduit à une sorte de grants russes et juifs, eurent fui les sursauts de l’histoire, pogroms dichotomie : Gainsbourg et Gainsbarre. La voix nasillarde et et révolution bolchevique compris, n’est pas revenu sur cette timide des interviews muant en grands arcs limpides dès que ascendance digne des grands romans d’Isaac Bashevis Singer. résonnent les premières notes ; le père for ever amoureux de sa Il regarde déjà à l’ouest, accompagnant son père à ses concerts Dfille et le poivrot provoc’ qui bande pour les putes – « affirmatif, dans les stations balnéaires chics : Arcachon, Deauville, Cabourg, et qui d’autre ? No comment ». Vs, diraient les Anglais, comme Le Touquet (« avant Léon Blum : y avait que des aristos et des si Gainsbourg était l’homme versus, Janus prodigue et bipo- fumiers de rupins »). Plus tard, ce sera le jazz américain, la laire, Dr Jekyll et Mr Hyde (lui s’est chanté en mauvais génie). Grande-Bretagne avec Jane et plus loin, la Jamaïque et le reg- Gainsbourg et Gainsbarre, point barre ! Un dédoublement de la gae, enfin une langue cloutée d’anglicismes dans ses dernières personnalité déjà en germe dans la soyeuse, cynique et méconnue années. L’Ouest, à jamais, sans détour vers ce passé. chanson En relisant ta lettre, époque costumes croisés et pochette Est-ce parce que son nom lui vaudra, pendant la guerre, de assortie à la cravate (on est en 1961). devoir porter l’étoile jaune (la yellow star chantée en 1975 dans Pourtant Gainsbourg n’est pas que Gainsbarre ni complè­ l’album , génial pied de nez à ­l’Allemagne tement Gainsbourg. Ni noir ni blanc – plutôt couleur café, métissé nazie), d’être caché dans un pensionnat sous le nom de Lucien DE SERGE

Dr JEKYLL ET Mr HYDE Serge Gainsbourg en 1969. « Docteur Jekyll un jour a compris Que c’est ce monsieur Hyde qu’on aimait en lui Mister Hyde, ce salaud A fait la peau, la peau du docteur Jekyll. »

Guimbard puis, pas loin d’Oradour-sur-Glane, d’échapper mira- c’est en souvenir de ces profs de lycée qui écorchaient mon nom. culeusement aux rafles et à la déportation, que le jeune homme Ça me blessait, parce que je me sentais un petit immigré. Et juif pâle et complexé se cherche un autre patronyme ? Est-ce pour se de surcroît. » Ainsi naît Gainsbourg, prénom Serge. distinguer de Joseph Ginsburg, qu’il remplacera ensuite dans les Le dernier pseudonyme, ce sera Gainsbarre, le double clo- cabarets du Touquet et chez Madame Arthur à Paris, manière peur, soûlard et provocateur. Celui qui crame ses billets en direct de tuer le père sans le flinguer tout à fait ? Ou de se réinventer à la télé mais se fait raccompagner, au petit matin et en panier à parce que sa mère avait voulu avorter, à Pigalle, avant de faire salade, par des flics qui vont carrément le border dans son lit. En demi-tour au dernier moment ? Lucien, guitariste et pianiste aux 1989, deux ans avant sa mort, dans l’émission « Lunettes noires Trois Baudets ou chez Milord l’Arsouille, devient Julien Gris, pour nuits blanches », Gainsbarre questionne Gainsbourg dans puis Grix, sur les documents qu’il dépose à la Sacem – clin d’œil une étonnante auto-interview. Ça parle de mort, des tableaux stendhalien à Julien Sorel – avant de se métamorphoser en Serge brûlés à l’âge de 30 ans, d’un séjour chez Dalí et de son salon Gainsbourg à l’été 1957. tapissé d’astrakan. Aussi de noms, quand Gainsbarre demande à « Lucien commençait à me gonfler, je voyais partout : “Chez Gainsbourg : « Entre Ginsburg, Gainsbourg et Gainsbarre, t’au- Lucien, coiffeur pour hommes”, “Lucien, coiffeur pour dames”... rais pas préféré être Gainsborough, le peintre de l’harmonie ? » confiera-t-il. Les psychologues disent que ce qu’il y a de plus Gainsbourg se marre. « T’es pas con, mon petit Gainsbarre. important dans votre vie, c’est le prénom. Certains sont béné- Gainsborough ? Il est dans les musées. Et moi je suis bien enca- fiques ; d’autres, maléfiques. Sur le moment, Serge m’a paru bien. dré aussi. J’ai eu de beaux tableaux dans ma vie. » �

CROLLALANZA-UNIMEDIA/ APRF DALLE Ça sonnait russe. Quant au “a” et au “o” ajoutés à Ginsburg, REG LANCASTER/GETTY IMAGES CE QUE chez euxen 1969. et Serge Gainsbourg GARÇON MAUVAIS FILLE, VILAINE L’Anglaise à l’éternel accent a modelé Serge autant que lui a créé Jane. créé a lui que autant Serge modelé a L’Anglaise l’éternelaccent à Ils ont formé un duo inoubliable. Libre, sensuel, créatif. Si Gainsbourg Si créatif. sensuel, Libre, inoubliable. duo un formé ont Ils Véronique Mortaigne Véronique DOIT À JANE s’est comporté en pygmalion, Birkin a été bien plus qu’unemuse. plus bien été a Birkin pygmalion, en s’est comporté dévoile la face cachée d’un duo de légende. de duod’un cachée face la dévoile Un couple

SERGE

erge Gainsbourg Slogan est pour beaucoup un navet. Seul Gabrielle se marie avec l’acteur Michael porte une che- le critique de L’Express André Bercoff Crawford. La nouvelle bande est au géné- mise mauve. Il fait trouve au film « la saveur douce-amère rique du Knack... et comment l’avoir de la gueule. C’est la d’un enfant du pop art et de la pilule ». ­Richard Lester, palme d’or à Cannes en fin de l’hiver 1967. Le synopsis est basique : un réalisateur de 1965. Deux ans plus tard, Jane revient sur Son ego a souffert. films publicitaires primés à Venise, Serge la Croisette avec Blow Up, chef-d’œuvre Pour le film Slogan, Faberger, dont l’épouse est enceinte, de Michelangelo Antonioni. Une nouvelle il devait donner la tombe amoureux de la jeune Evelyne. Le palme et un scandale : dans le film, Jane réplique à la sublime Marisa Berenson. film est un document sur une passion nais- apparaît nue. Mais le réalisateur, Pierre Grimblat, lui sante. ­Birkin et ­Gainsbourg se dévorent du Femme libérée avant l’heure ? Quand elle a préféré une jeune Anglaise inconnue. regard. Ils descendent les Champs-Élysées rencontre Serge, elle est « à la ramasse », Gainsbourg rumine. Lui, le poète, séduc- en 4L décapotable, sillonnent les canaux après son mariage catastrophique avec Steur polygame et érudit, espérait une star, vénitiens en hors-bord, baisent à l’hôtel. John Barry. « À l’époque, j’étais réduite à pas une débutante. Il vient d’acheter une Et s’engueulent. ce rôle d’épouse. Je ne m’aimais pas », se maison, rue de Verneuil, et il a peint les Hors-champ aussi, c’est la guerre. souvient-elle. Sa fille Kate dans les bras, elle murs en noir, parce qu’il est en deuil. Il Grimblat, qui n’en peut plus, organise s’enfuit dans la nuit après avoir appris que a vécu quatre-vingt-six jours de passion un dîner pour clore les hostilités entre son époux s’est fait la malle avec sa meil- intense avec . Mais BB est ses deux acteurs. La réconciliation se leure amie. « Elle était sexy. J’ai tout de mariée au milliardaire allemand Gunter solde par des nuits à l’hôtel Hilton, où suite pensé que je n’avais pas le niveau », Sachs. Elle a plaqué l’amant et gardé le Gainsbourg s’écroule de fatigue après dit-elle en riant. De son côté, Gainsbourg mari. C’est dans cet état d’esprit morose des tournées en boîte avec sa nouvelle est déchiré après sa rupture avec Bardot. que Serge, 40 ans, accueille « la petite conquête. Et en juillet 1969, voici Jane Birkin panse ses plaies et celles de son Anglaise ». « Djènne », 22 ans, le trouve et Serge enlacés lors de la première de nouvel amant. « Cela a joué dans la ten- poseur. Elle a accepté de jouer un rôle en Slogan, lui en costume cintré à l’anglaise, dresse. En un an, il est arrivé à enlever la français, alors qu’elle n’en parle pas un elle sans soutien-gorge en robe ultracourte, blessure, se remémore-t-elle dans l’un de mot. Gainsbourg la regarde ses anglicismes. J’ai pu le faire de haut. Birkin s’en fout. Elle aussi. Nous nous sommes n’a jamais entendu parler de Jane pense qu’il s’appelle « Serge patchés mutuellement. » lui. Elle pense qu’il s’appelle Pour Régine, reine de la « Serge Bourguignon » parce Bourguignon », parce que c’est tout nuit qui a connu Gainsbourg que tout ce qu’elle connaît de ce qu’elle connaît de la France. dès ses débuts en 1952 au la culture française, c’est le cabaret Milord l’Arsouille, bœuf du même nom. alors qu’elle-même était bar- Chez elle, tout est en vibrations, en ultra-transparente, qui dévoile sa culotte et maid au Whisky à Gogo, Jane a apporté tremblements infimes. Elle reçoit dans sa ses seins. À un bras, elle a Serge ; à l’autre, à Serge « la fraîcheur, la légèreté d’être ». maison près du muséum d’histoire natu- un panier en osier tressé. Avec sa frange et « Quand elle est arrivée à Paris, sans par- relle, dans le Ve arrondissement de Paris. son torse plat, elle impose des critères très ler un mot de français, Jane était can- Chemise et pantalon noirs, amples, confor- éloignés de la pin-up voluptueuse. Lui se dide, intelligente, fine, excentrique, amu- tables. Pieds nus. Elle travaille, compile trouve laid. Elle le rendra beau. sante, pas du tout prétentieuse. Et c’était ses notes, chausse de petites lunettes qui l’une des plus jolies filles au monde ». la rendent craquante. Devant une tasse de La beauté et le génie Très vite, le couple devient iconique. thé, elle effleure de son français accidenté « C’est la rencontre improbable de la sa vie avec Serge. Douze ans d’amour. n quelques mois, Gainsbourg a beauté et du génie, s’extasie Étienne Une histoire éternelle. De celles dont on révisé ses positions. Il a découvert Daho, ami fidèle de Jane Birkin. Ils fas- fait les légendes : Bogart et Bacall, Signoret que Birkin n’est pas la débutante cinent, car ils ont également transgressé les et Montand, Hardy et Dutronc. Alchimie Eidiote qu’il avait cru percevoir. Avant codes de l’époque et ont contribué à libé- de la grâce et du talent, de la passion et Serge, elle a déjà vécu. En 1964, le Daily rer la morale et les clichés avec beaucoup des tourments. Si le mythe reste fascinant, Mail avait publié une photo de la « classe de légèreté. À l’époque, ils ont l’air telle- c’est que Jane n’a jamais cessé de l’entre- 64 » : une cinquantaine de femmes « à ment heureux et libres ! » Après Slogan, tenir. Bien plus qu’une simple muse, elle suivre », cheveux longs, franges et jupes Birkin tourne La Piscine de Jacques Deray en est la conteuse. au ras du ventre, parmi lesquelles Nico, et se fait draguer par ses partenaires Alain Pierre Grimblat l’a choisie pour Slogan Marianne Faithfull, Jane Birkin et celle Delon et Maurice Ronet, symboles de la parce qu’elle était belle, mais drôle aussi, qui deviendra son amie indéfectible, la séduction à la française. Gainsbourg est comme il le racontait en 1985 à Gilles future photographe Gabrielle Lewis. mort de jalousie. Romantique, il pleure Verlant : « Elle avait des jambes tordues « Six mois plus tard, Gabrielle et moi et brûle des bougies pour retenir sa belle. comme pas permis et avant son test, je avons passé une audition pour la comédie Ensemble, ils partent en 1969 au Népal, l’agresse : “Vous êtes vraiment obligée musicale Passion Flower Hotel », raconte terre de hippies, pour tourner Les che- de montrer des jambes pareilles ?” Elle Jane Birkin. À l’issue de cette audition, elle mins de Katmandou d’André Cayatte. me répond : “Non, pas si vous me payez épouse le compositeur John Barry, célèbre Jane est une épave hallucinée ; Serge, un l’opération.” » Tourné en plein Mai-68, pour ses génériques de James Bond, et salopard. Ils vivent un paradis amusant. « Serge trouvait drôle d’avoir cette jeune ou pas ; l’orgasme, jamais loin. À côté, Whitaker. Il est estomaqué par l’usage des personne qu’il pouvait sculpter un peu », Yoko Ono et John Lennon qui posent grands orchestres, des violons, par l’au- résume Birkin. Grands couturiers, réveil- en pyjama en 1969 pour une semaine dace des compositions. Il est aussi impres- lon chez Maxim’s « où tout le monde était d’un « bed-in for peace » font figure de sionné par le succès planétaire de John plus vieux que nous ! C’était le Titanic, pieux samaritains. Puis vient le premier Barry. « J’avais partagé sa vie ; ça a joué », disait Serge ». Frondeurs, ils y organisent cadeau de Serge à Jane : 69, année éro- s’amuse Jane Birkin. Après l’avoir ren- des batailles de cotillons avec les serveurs, tique. « Une de ses plus belles chansons, contrée, Serge Gainsbourg a produit ses boulettes de papier contre langues de sur le fond comme sur la forme, avec la disques les plus riches : Histoire de Melody belle-mère, et repartent avec les couverts basse de Herbie Flowers, les arrangements Nelson, un concept-album réalisé avec en signant des autographes. Gainsbourg, d’Arthur Greenslade, explique Bertrand Jean-Claude Vannier, L’Homme à tête de pianiste, joue au hasard de la nuit, « dans Burgalat, musicien et patron du label pop chou, Rock Around the Bunker. Pour elle, un bar avec le jazzman Joe Turner,­ à Tricatel. C’est évident que l’étincelle de il a écrit des merveilles, de Jane B., sur un quatre mains, et puis chez Raspoutine­ leur rencontre culmine tout de suite avec prélude de Chopin (« Signalement/Yeux avec des violonistes qui nous suivaient cette chanson ». bleus/Cheveux châtains/Jane B./Anglaise/ jusque dans le taxi en jouant la Valse triste Gainsbourg a senti au début des années De sexe féminin/Âge : entre vingt et vingt de Sibelius, ma mélodie favorite. Je me 1960 le vent de la création tourner. « C’est et un/Apprend le dessin/Domiciliée chez sentais légère. Quand on faisait du vélo au une époque d’invention et d’individua- ses parents ») à Amours des feintes, publié Touquet, les gens hurlaient : “Salut Birkin ! lité. Il a toujours cherché à accompagner neuf ans après leur séparation. Au pire des Salut Gainsbourg !” et lui disait : “C’est à les dernières tendances musicales, parce années Gainsbarre, celles de la décadence cause de mes oreilles et de ton panier.” » qu’il voulait produire une musique de qua- avec alcool et billet brûlé, Birkin rend à L’insouciance amoureuse, le charme, lité qui soit aussi vendable, résume Mick Serge sa beauté et sa force. Il lui offre des l’indifférence aux critiques leur donnent Harvey, co-fondateur avec Nick Cave de chansons qui sont « de petits portraits, des toutes les libertés. Régine raconte un The Bad Seeds. Son esthétique changeait mini-interviews. » « C’est la chance que dîner chez elle, avec André Malraux, avec l’époque. Il a été littéralement forcé j’ai eue, reconnaît Birkin. Je lui inspirais ­Françoise Sagan, Carmen Teissier, la de trouver une production et un son ori- des petits films. Moi, je ne voulais chan- « madame potins » de France Soir, et le ginaux. Jane est arrivée à ce moment-là. » ter que des choses mélancoliques, mais lui journaliste Jean Cau, qui aborde les sujets Gainsbourg cherche des voix. Il n’aime voulait que la tristesse passe après la drô- qui fâchent : Staline, Le Musée imagi- pas la sienne. Celle de son amie Régine lerie, le rythme. Il disait que sans le super- naire, les activités louches de Malraux lui rappelle le timbre de Fréhel (1891- ficiel, on s’emmerde vite ». Pour interpré- en Asie... « Serge observait sans un mot, 1951), grande chanteuse réaliste qu’en- ter Gainsbourg, elle écrit en phonétique subjugué. Jane était assise par terre, avec fant, il avait croisée par hasard, déjà en « parce qu’elle ne comprend pas tout ». son panier, sa poupée au bras cassé, qui pleine déchéance. Pour Régine, il a écrit Sur Ex-Fan des sixties, en 1978, elle butte était très importante et qu’elle ne quittait une quinzaine de chansons, dont Les Petits cinquante fois. Et pleure. jamais. » Présence fidèle et protectrice. Papiers, en référence aux P’tits Pavés, suc- Jusqu’au bout. Aujourd’hui, Birkin est la cès du début du XXe siècle, inscrite au Misogynie de surface gardienne du temple. Balayés, les deux pre- répertoire de Fréhel. Dans cet univers, miers mariages de Gainsbourg (Élisabeth­ Birkin est une révolution. « J’ai apporté ébut 1971, Gainsbourg s’achète Levitsky, peintre, fille d’aristocrate russe, à Serge ma voix très haute, quand même », une Rolls. Il n’a ni permis ni divorce en 1957 ; Françoise-Antoinette­ avoue-t-elle. « Et il avait commencé avec chauffeur. Mais elle lui servira Pancrazzi, princesse par alliance dont il Manon à pratiquer un parlé-chanté, plus Dd’inspiration pour les sept chapitres de a eu deux enfants, Paul et Natacha,­ éga- haut. C’est grâce à moi, grâce aussi à son Melody Nelson. Jane qui incarne le rôle- lement évincés de l’histoire officielle, âge. Il se disait alors poète russe avec ses titre, « Un petit animal/Une adorable gar- divorce en 1967). Estompée Bambou, petites lunettes. J’adorais cela. » çonne/Une si délicieuse enfant », appa- sa dernière compagne, mère de Lulu. Gainsbourg faisait chanter les femmes : raît en jean, perruque rousse bouclée. Elle Dans tous les sens du terme, Birkin est, ­Juliette Gréco, France Gall... Les actrices, est enceinte de Charlotte, son buste et son comme le dit Étienne Daho, « la voix de Anna Karina, merveilleuse dans la comé- ventre sont cachés par une peluche, un Gainsbourg » et une artiste à part entière. die musicale Anna (1967). Bardot, puis singe fétiche à longues pattes. Charlotte­ Deneuve, Adjani. « Il les plaçait très près naît le 21 juillet 1971, à Londres. Birkin L’orgasme jamais loin du micro. On sent presque leur respiration. enregistre Di Doo Dah en 1973 (première Écoutez Catherine Deneuve dans Dieu crise cardiaque de Serge), puis Lolita Go eur mariage créatif produit des fumeur de havanes », analyse Jane Birkin. Il Home en 1975. En 1976, sort le premier chefs-d’œuvre. Le premier d’entre aimait l’émotion, les fragilités, les erreurs. film réalisé par Gainsbourg, Je t’aime moi eux est la nouvelle version de Je « Quand ça cassait, quand ça débordait non plus. Jane, cheveux courts et débar- Lt’aime... moi non plus où Birkin perche sa d’émotion, les mots, il s’en foutait. » deur sur jean avec ceinture pendante, y voix. « Cela a donné un côté petit garçon Jane, c’est une nouvelle voix mais aussi incarne Johnny, une serveuse d’un bar dans le chœur de l’église », dit-elle. Ce un nouveau souffle, celui du Swinging routier dans le désert américain. Elle « duo en râle majeur », selon L’Express, London. Londres fascinait Gainsbourg, tombe sous le charme d’un chauffeur acquiert l’air et l’espace qui lui manquait qui en avait adopté la mode dandy et homosexuel, Krassky (Joe Dallesandro). dans la version Bardot. Sur les photos de avait enregistré Initials BB avec Bardot au Henry Chapier, critique du ­Quotidien de l’époque, Serge et Jane sont charnels, nus Chappell Studios avec l’arrangeur David Paris : « La ravissante petite Anglaise acide dilapide consciemment un capi- Liliane est occultée des biographies. annoncent les grandes révolutions. « Je lui tal de sympathie construit autour d’une « Il disait que j’étais demi-garçon demi- ai donné la barbe de quatre jours, comme image conventionnelle d’ingénue au pro- fille. Ça lui plaisait beaucoup, se sou- un maquillage. Il avait peu de poils, ça le fit d’un rôle infernal. » vient Jane Birkin. Moi, je n’avais pas de complexait. Il avait un rasoir Brown, qui Si « pour tout homme, une femme est poitrine. Je ne passais pas dans Playboy gardait les ombres. Cela faisait de très jolis un symptôme », comme le diagnostiquait en poster avec l’agrafe au milieu. » Les dessins sur son visage. Il avait un air un le psychanalyste Jacques Lacan, Birkin seins lui faisaient peur, avait confié Serge petit peu tartare, alors que s’il enlevait révèle un trouble dans la définition du Gainsbourg à sa jeune compagne. « Il le tout, il était trop lisse. » Elle n’aimait genre chez Gainsbourg. En 1978, il écrit avait dessiné mon sein, un trait avec un ni « les culottes pour les garçons » ni les pour son amie Régine : « Les femmes, ça bout. Il trouvait que je ressemblais à un chaussettes, elle lui suggéra donc de por- fait pédé ; c’est très efféminé/Tellement tableau de Lucas Cranach [peintre de la ter des jeans « sans rien dessous », et lui efféminé qu’ça fait pédé. » Avec son Renaissance allemande] et j’étais vache- acheta des richelieus Repetto en soldes, un père, Joseph, pianiste classique obligé à la ment flattée. » Et rassurée. Parce que jour où elle cherchait des ballerines. « Et variété, il joue dans les boîtes de travestis, l’ex, l’actrice iconique, BB, l’héroïne d’Et puis, avec les cheveux longs, il est devenu notamment chez Madame Arthur. « J’y Dieu... créa la femme (de Roger Vadim, irrésistible. » À cela, elle ajoute « les bijoux suis souvent retournée par la suite avec lui 1956) « n’avait aucun défaut esthétique », sur ses poignets, les diamants, les saphirs, et mon père que Serge adorait. Les traves- commente Jane Birkin, sans jalousie qui lui allaient très bien et que j’allais ache- tis l’appelaient Serjou et l’embrassaient aucune. En 1973, Roger Vadim réunit les ter vers la rue de Rivoli, des diamants de sur la tête », dit Jane Birkin. deux anciennes rivales devant sa caméra comtesse. Voilà ce que je lui ai donné. »

FRENCH RIVIERA Jane et Serge avec Charlotte (à droite) Kate Barry (à gauche) à Saint-Tropez en 1977.

L’ambiguïté androgyne le touche. pour son film Don Juan 73. Don Juan, Jane aimait, dit-elle, les faces B des « Mâle au féminin/Légèrement fêlé/Un ici, c’est Bardot, qui séduit la femme de disques de Serge. Elle en a eu la face peu trop félin/Tu sais que tu es/Beau, oui, Prévost (Robert Hossein). Pendant le tour- cachée. « Quand j’étais jeune, j’avais comme Bowie », écrit-il en 1983 pour nage, il leur est demandé de chanter une un perroquet, Polly, il était horrible avec Isabelle Adjani. Selon Étienne Daho, Jane chanson après l’amour, se souvient Jane. tout le monde. Avec moi, il se roulait sur le a révélé la part de féminité que planquait Elles sont au lit, nues. Joueuse, Bardot sug- dos. Et moi, j’ai eu cette chance de garder Serge « sous un cynisme provoquant et gère Je t’aime... moi non plus. Fausse naïve, Ginsburg, qui avait la beauté de Kafka. Je une misogynie de surface ». Birkin entonne une enfantine ballade écos- l’avais lui, comme un secret, avant qu’il Certes, mais le cas Gainsbourg est saise : My Bonnie Lies Over the Ocean. ne soit disque de platine, avec Aux Armes encore plus complexe : il est jumeau. et cætera, en 1979. » Gainsbourg porte En 1928, naissent d’une même gros- Tournée avec Bijou alors des lunettes noires et des blousons de sesse Lucien et Liliane Ginsburg, deux cuir. Le tourbillon s’emballe. « Il veut être embryons, l’un mâle, l’autre femelle, dont i Serge a été son pygmalion, Jane numéro 1. Nous étions à l’Élysée Matignon la mère, Olga, avait voulu avorter sans y a également remodelé l’image de jusqu’à 4 heures du matin. Partout où parvenir. Ces jumeaux-là sont un cas Gainsbourg. Quand elle recense ce l’on pouvait se montrer, les night-clubs, unique : aucune fusion, chacun est dans Squ’elle lui a apporté, on la croit d’abord les restaurants. Il a toujours dit qu’il sa bulle. Passée l’enfance, mariée, deve- à côté de la plaque, mais en réalité sa aimait les figurants. Les gens ne savaient

nue professeure d’anglais à Casablanca, contribution a tout des symptômes qui pas. On s’engueulait beaucoup dans les IMAGES JAMES ANDANSON/SYGMA/GETTY boîtes de nuit, avec beaucoup d’alcool. » sur une place : “Tu vois, c’est là qu’on les pygmalion, jusqu’à un certain point, En 1978, le groupe de rock tendance a amenés.” Il y avait une fontaine. On s’est mais pas plus. Les exigences esthétiques punk Bijou vient chercher Serge mis à pleurer. » Le rabbin a un drôle d’ac- [de Serge] allaient parfois trop loin. » Gainsbourg pour une tournée. « C’est cent ; ils sont morts de rire. Ils filent au Née en 1982 de l’union de Jane avec le alors qu’il va commencer à construire Harry’s Bar. « C’était des visites de sur- réalisateur Jacques Doillon dont Birkin le Gainsbarre qui va le dévorer, encou- vie, disait Serge. » David Birkin est drôle, s’éprend sur le tournage de La Pirate en ragé par la maison de disques et l’entou- il rit beaucoup avec Serge, qui l’adore, et 1980, Lou – dont Gainsbourg était le par- rage. Ce n’est pas la faute de Jane Birkin. Andrew, le frère de Jane. « Pendant ce rain – porte un regard plus cruel sur cette Elle en a bien bavé », rappelle Bertrand temps-là, ma mère pouvait poursuivre tribu baroque. « Mon père n’est pas un Burgalat. Jane baisse les bras définiti- sa carrière de comédienne. » À Noël, homme aimable, pas plus que ne l’a été vement en 1980, après avoir partagé Serge, Jane, Kate, Charlotte débarquent Serge. Je viens d’une famille d’emmer- avec son double masculin-féminin « les à la gare Victoria. Il emporte la dinde four- deurs où les femmes ne pouvaient qu’être douze plus belles années de sa vie à lui ». rée aux truffes que les beaux-parents grat- des muses, sans droit à la parole. Je ne me « Je lui ai offert une famille, dit-elle. tent discrètement, « pensant que c’était suis jamais résignée à cela. Je me suis dis- Sans doute que j’aimais cela plus que lui. » du pourri ». Personne ne les reconnaît en putée avec les hommes de ma famille Car ce duo, c’est aussi le mariage réussi Angleterre et « ça lui allait très bien pour jusqu’à presque en venir aux mains, de deux tribus, l’une anglaise, l’autre juive une semaine. Après, il se faisait du mou- confiait-elle en 2015 à El Pais, à la sortie d’origine russe. Les Ginsburg sont des ron, il fallait retourner à Paris pour être de de son deuxième album Lay Low. Non, déracinés. Le père Joseph, pianiste, était nouveau aimé ». Birkin ne devait pas tout à Gainsbourg. » sans doute né à Constantinople en 1896, Dans cette famille recomposée, Jane est comme son épouse Olga Besman, chan- la cheffe de clan : Kate, fille de John Barry, Vol de tartes en rase-mottes teuse lyrique. Ils auraient fui la révolu- née en 1967, aimera Gainsbourg comme tion de 1917, en passant par l’Empire otto- un père ; Charlotte, fille de Serge, garçon ane Birkin fut parfois « hysté- man, avant d’arriver à Paris en 1921. Jane manqué, est en couple avec Yvan Attal rique », selon ses propres mots, Birkin est la fille d’une actrice célèbre, depuis 1991 ; le frère de Jane, Andrew, a humble toujours, expédiant un Judy Campbell (1916-2004), et de David photographié les jeux et les plaisirs de la Jjour un coup de pied dans l’attaché-case Birkin, mort trois jours après Gainsbourg, famille dans la maison de Normandie, à de son amoureux, parce qu’elle pensait en 1991. Cet ex-commandant de la Royal Paris, câlins au chien, farces et attrapes. qu’il avait filé avec une hôtesse de l’air. Navy avait été chargé pen- « Il l’a gardé toute sa vie. dant la Seconde Guerre mon- « J’ai donné à Serge Plus tard, chez Castel, je lui diale de récupérer les aviateurs ai jeté une tarte au citron à anglais et les résistants français la barbe de quatre jours la figure. » Il avait renversé sur les côtes bretonnes afin de son éternel panier par terre, les rapatrier vers la Grande- comme un maquillage. » devant tout le monde. « Pour Bretagne. « Pour Serge, qui JANE BIRKIN m’emmerder. » La tarte s’en- avait dû fuir et se cacher dans vole, en plein visage. Serge se le Limousin parce qu’il était juif, mon père « Jane Birkin a très bien raconté cette his- lève, « des morceaux de pâte tombent était un libérateur. Il avait aussi séduit toire dans ses films [Boxes en 2006]. C’est sur ses chaussures ». Elle s’enfuit. Il ma mère, qui était d’une grande beauté, là que je retrouve le vrai Serge – un homme marche vers la rue de Verneuil. « Alors avec ses cheveux noirs, et sa décapotable qui aimait la famille, charmant et gentil. Je j’ai cavalé plus vite que lui. Je suis allée mauve. C’était exotique pour lui, même n’achète pas l’invention de Gainsbarre. Je sur les bords de la Seine. J’ai attendu si, très jeune, il avait accompagné son ne l’aime pas », commente . qu’il prenne le petit escalier et je me père en tournée dans tous les lieux de vil- Jane Birkin a tenu un journal quoti- suis jetée à l’eau. Il y a drôlement du légiature anglais de France : Le Touquet, dien, jusqu’à la mort en 2013 de sa fille courant dans la Seine ! Il m’a tendu la Cabourg, Trouville, Dinard, Arcachon... Kate, par défenestration. « C’est une main depuis la berge. » Elle se demande Moi, je pensais que ses parents ne m’aime- vie tellement drôle, mais tellement nor- encore aujourd’hui s’il avait ôté sa raient pas parce que je n’étais pas juive, male. » « Avec Serge, une vie agitée », montre Cartier avant de la repêcher. Au mais pas du tout. » précise Régine. À la fin des années 1970, tout début de leur idylle, en février 1969, Gainsbarre a activé le mécanisme d’au- les amants terribles sont les invités de Jane, cheffe de clan todestruction. Birkin ne le supporte pas. l’émission « Radioscopie ». « Vous Confessions à Gilles Verlant­ d’un Serge connaissez Serge Gainsbourg depuis eur fusion est un échange d’exotisme. effondré après la fuite de Jane : « Elle est quand, Jane ? » demande Jacques De moments brûlants et drôles, partie par ma faute. Je faisais trop d’abus. Chancel. D’un filet de voix, elle répond : comme cette visite avec Jane à la Je rentrais complètement pété. Je lui tapais « Je pense sept mois maintenant. Sept, Lsynagogue de Venise, que raconte Régine­ : dessus. Quand elle m’engueulait, ça ne huit mois. » « Ce n’est pas trop long ? » « Il était 7 heures du soir, c’était magique. me plaisait pas : deux secondes de trop et taquine Chancel. Une petite toux Serge racontait l’histoire des commerçants paf... Elle en a subi avec moi, mais ensuite gênée : « Non. » L’intervieweur pour- juifs qui vivaient ici avant d’être dépla- c’est devenu une affection éternelle. » suit : « C’est une aventure passagère ? » cés dans un ghetto. On longe quelques Andrew Birkin évoque les limites atteintes « J’espère que non, susurre Birkin. On porches ; la pluie s’arrête ; on débouche par Jane, « prête à être façonnée par son ne sait jamais, mais j’espère que non. » � Une séance photo JE DANSE... MOI NON PLUS Photographie Bert Stern Texte Vincent Truffy

n juin 1970, l’édition américaine de Vogue publie six pages en noir et blanc signées d’un grand photographe, Bert Stern, auquel on doit déjà à l’époque l’image de l’affiche du Lolita de Stanley Kubrick ou la dernière séance photo de Marilyn Monroe. On y découvre un couple qui fuit et qui s’attache, qui se rappelle, qui se détache, qui va et qui vient – et qui se retient. Je t’aime... moi non plus en images. C’est Jane Birkin et Serge Gainsbourg dont la renommée vient de franchir l’Atlantique, « enflammant, dit l’article, les campus universitaires dans tout le pays avec le super premier album Je T’Aime [Beautiful Love] et leur film Slogan ». Je t’aime..., Gainsbourg l’avait écrit en 1967 pour Bardot. Celle-ci s’était mariée l’année précédente à l’héritier Opel, le milliardaire allemand Gunter Sachs, lequel avait très modérément apprécié l’outrage public et menaça illico de poursuites judiciaires. Slogan, c’est le tournage sur lequel Jane et Serge se sont rencontrés en 1968, et ce ne fut pas l’amour dès le premier regard. Serge doit jouer Serge, réalisateur de publicités, qui s’éprend d’une jeune Anglaise, qu’incarne Jane. Mais Gainsbourg prend Birkin de haut ; ils n’accrochent pas. Le réalisateur, EPierre Grimblat, les invite donc à dîner, tout en décidant de les laisser en tête-à-tête. Finalement, ce sera Birkin, qui enregistrera la chanson en 1969. « C’est elle qui en a fait le succès, ce n’est pas moi, racontera Gainsbourg dans l’émission Discorama. Je me suis mis au piano. Elle a pris carrément l’octave au-dessus ! Ce qui fait que ça a donné une couleur très particulière et très juvénile et c’est ça qui a fait mar- cher le disque. Je ne suis pas sûr que l’original aurait été un succès international. » � BERT STERN/CONDÉ NAST BERT STERN/CONDÉ NAST BERT STERN/CONDÉ NAST Un chef-d’œuvre

L’HÔTEL PARTICULIER Serge Gainsbourg et Jane Birkin chez eux à Paris en 1972. « Au cinquante-six, sept, huit, peu importe De la rue X, si vous frappez à la porte D’abord un coup, puis trois autres, on vous laisse entrer Seul et parfois même accompagné. » D’où viens-tu Melody ?

Peu apprécié à sa sortie en 1971, Histoire de Melody Nelson est désormais reconnu comme le sommet des enregistrements de son auteur. Joseph Ghosn s’est plongé dans les racines et les rhizomes de cet album inégalé qui fêtera ses 50 ans en 2021. GETTY IMAGES ALAIN DEJEAN/SYGMA/ musique française de ces années-là, don- confidentiel, au ton amoureux, affecté, nant lieu à plusieurs cultes, notamment désenchanté : « C’est la saison des dans les pays anglo-saxons : l’Angleterre pluies / La fin des amours / Assis sous lui voue une vénération sans égale et les la véranda, je regarde pleurer / Cette États-Unis aussi. L’une des plus belles enfant que j’ai tant aimée / C’est la sai- rééditions de l’album est d’ailleurs due son des pluies / L’adieu des amants. » au label américain Light in the Attic. Ce que chante Gainsbourg, d’un accent En 1989, le journaliste Christian Fevret encore hérité des années 1950 et de leur a passé des heures à interviewer le chan- manière apprêtée de pousser la chan- teur. Durant cet entretien, publié dans le son, résonne dans le cœur de Melody no 20 du mensuel Les Inrockuptibles, Serge Nelson, notamment au troisième mor- Gainsbourg explique la naissance de ceau, Valse de Melody : « Le soleil est Melody Nelson : « Je me suis dit qu’en trois rare / Et le bonheur aussi / L’amour minutes, je n’ai pas le temps de raconter s’égare / Au long de la vie. » Une saison une histoire. Donc je vais prendre un de pluies, un soleil rare : d’une chan- 30 cm et m’en tenir à une héroïne, une son l’autre se précisent les sentiments petite lolita, et mes rapports avec elle. Le et leur influence sur le temps, sur l’ex- nom est venu d’une lettre-auto­graphe de térieur. Une même mélancolie, comme l’amiral Nelson que j’avais achetée pour innée, du chanteur. Maussades, grises, le père de Jane. » Il ajoute, confronté à les amours de Gainsbourg se font écho ’il faut en croire leurs pochettes, les la réception de l’album : « Les affaires à une décennie de distance. Un autre albums de Serge Gainsbourg font visuel- deviennent très sérieuses. Je frôle la poé- indice mène à Melody Nelson : le tube lement office de portrait progressif de sie. Je me rapproche de Rimbaud. » que Serge impose au monde à la fin des leur auteur : depuis ses premiers enre- années 1960, son hymne le plus cruel qui gistrements sortis dans le commerce Narration proustienne soit, Je t’aime... moi non plus, annonce jusqu’aux derniers, chacune montre dans ses manières d’être et de chanter, son visage en plan plus ou moins serré, e projet, donc, est bien là, issu de parler même au creux d’un morceau, plus ou moins de profil. L’air perdu d’un désir littéraire. Dans la l’esthétique de Melody. Gainsbourg n’y mais assuré sur Gainsbourg confiden- disco­graphie de Gainsbourg, est plus tant ce chanteur pop, cet esthète tiel, décapé sur Gainsbourg percussions, Lil n’y a guère d’équivalent qui le pré- yé-yé ou ce dandy post-Carnaby Street ; hâbleur sur le live au Casino de Paris, la cède. Certes, deux albums du début il devient un narrateur au sens proustien gueule féminisée prise en flagrant délit des années 1960 semblent eux aussi du terme. Qui est ce personnage qui par William Klein pour , construits autour de thématiques pré- raconte la chanson, qui en est à la fois le etc. Bout à bout, les images racontent cises : Gainsbourg confidentiel qui fait cœur, le sujet et le conteur ? Gainsbourg, l’avancée dans les années de leur sujet. dans la confession de bout de nuit et lecteur de Huysmans, ne se réclamait Un disque, pourtant, sur lequel la tête de Gainsbourg percussions qui s’ingénie pas de Proust, mais dans sa façon de Serge est oubliée en dit peut-être un peu à inventer des morceaux empruntant se placer au cœur de l’œuvre tout en la plus long que les autres sur lui, son inti- leur rythmique aux disques de jazz commen­tant et en en paraissant absent mité, ses fêlures, ses amours et ses murs. alors qu’il en est le moteur, il se pose à Il s’agit d’Histoire de Melody Nelson, « Les affaires la manière de Proust, centre nerveux qui s’entend à la façon d’une confes- de sa propre histoire et de son écriture. sion, d’un aveu déchirant de tourments deviennent Qui d’autre faisait cela en France concentrés autour d’un récit à peu près dans les années 1960 et 1970 ? Il y a eu sans âge ni époque : celui de l’amour très sérieuses. des concept-albums issus de la culture impossible d’un homme d’un peu plus Je frôle la poésie. psychédélique, restés souvent confi- d’une quarantaine d’années – comme dentiels, émargeant dans un milieu plu- Gainsbourg au moment d’écrire l’al- Je me rapproche tôt underground ou indépendant, parfois bum en 1970-1971 – et d’une très jeune de Rimbaud. » récupérés par des maisons de disques fille, que le récit donne pour à peine âgée importantes... On songe à La Formule de 14 ou 15 ans – interprétée par Jane SERGE GAINSBOURG du baron de Bernard Estardy (1967), Les Birkin, qui avait alors bien dépassé le Fleurs de pavot par Les fleurs de pavot stade de l’adolescence. Elle était même américains eux-mêmes inspirés par (1968), Phantastic de Jean Le Fennec enceinte de l’enfant de Serge, Charlotte. l’Afrique. Mais rien qui installe précisé- (1969), La Mort d’Orion de Gérard Sur la pochette, un fond bleu où se ment, comme dans Melody Nelson, une Manset (1970), Métronomie de Nino découpe la silhouette de Jane. Il s’en narration et un climat menés d’un bout Ferrer (1971), Lux æterna de William écoulera peu d’exemplaires (un peu plus à l’autre à la façon d’un film ou d’un livre. Sheller (1972) ou Captain Tarthopom de 20 000, un peu moins de 30 000) lors Bien sûr, l’ambiance délétère qui de Jean Cohen-Solal (1973). Tous ces de sa sortie, mais avec le temps, le disque hante l’album fait écho à celle qui trans- disques forment un sillage dans lequel est devenu le plus couru de son auteur paraissait déjà dans la très lente et triste peut s’inscrire Melody Nelson – à la

et sans doute aussi le plus reconnu de la Saison des pluies, extraite de Gainsbourg différence près que Gainsbourg avait RAPHO GIANCARLO BOTTI/GAMMA LA LÉGENDE DES CYCLES « J’aperçus une roue de vélo à l’avant, Qui continuait de rouler en roue libre, Et comme une poupée qui perdait l’équilibre La jupe retroussée sur ses pantalons blancs. » déjà une longue carrière et quelques Serge me disait : “À nous deux, on est père nous a fourni une liste de noms, où tubes dans la manche. L’auteur de Cole Porter, les paroles et la musique. Serge a puisé “Silver Ghost” [dans le pre- Melody y agit et sonne comme s’il était Je suis Cole et tu es Porter.” Alors nous mier morceau, Melody], évidemment. en pleine renaissance, voire en redé- sommes allés au studio, avec une ryth- Le disque, à sa sortie, a été un échec. » couverte de lui-même et de son savoir- mique composée de Big Jim Sullivan, Au total, l’album ne dépasse pas la faire. Le disque est enregistré du 21 au Vic Flick [guitares], Dougie Wright demi-heure et il est entièrement porté 23 avril 1970 au studio Marble Arch à [batterie] et Herbie Flowers [basse]. Je par un double jeu entre une instrumenta- Londres, puis à celui des Dames à Paris jouais les claviers et nous avons enre- tion pop électrique (la basse frise, la gui- en mai 1970 et janvier 1971. gistré une heure de musique. Toujours tare sature en grattant, la rythmique est pas de texte. Rentrés à Paris, nous avons assise, répétitive) et un champ orches- « Je suis Cole et tu es Porter » sélectionné les meilleurs moments, sur tral virtuose, vibrant. Le groupe de rock et l’orchestre se ren- our les séances, contrent en permanence Serge Gainsbourg sans jamais se neutraliser. est accompagné L’un plane sur l’autre et le Pd’un arrangeur hors pair, tout vit ensemble grâce à Jean-Claude Vannier, un esprit de contrainte et qui va enluminer ses de répétition. La musique ­compositions et donner une revient souvent en boucle, forme instrumentale très tournant autour de la nar- singulière à l’ensemble de ration récitée par Serge l’album. Vannier raconte Gainsbourg : Histoire de sur son site Internet : Melody Nelson repose sur « J’ai rencontré Serge cette instrumentation qui Gainsbourg à Londres. Il ne déborde jamais, tout logeait dans une petite mai- en se laissant parfois aller son à Chelsea avec Jane et à quelques emphases qui moi, dans une chambre accentuent la dramatur- sens dessus dessous à l’hô- gie du récit – comme dans tel Cadogan, là où Oscar le milieu du morceau d’ou- Wilde, un de mes auteurs verture où les cordes se font préférés, passa ses der- cinématographiques, souli- nières heures de liberté gnant l’accident, mais avec avant d’être jeté en prison. une sorte de décalage, plu- À l’époque, c’était un lieu tôt élégant et raffiné, lais- totalement décadent, mais les lits de tra- lesquels j’ai écrit des cordes que nous sant entrevoir, ou entre-entendre, le vers, les rideaux déchirés, les escaliers avons enregistrées au studio des Dames buzz de la guitare, plus ou moins loin- branlants, les portes impossibles à ouvrir avec des musiciens de l’Opéra de Paris. taine, s’évanouissant à mesure que ou à fermer, le bar mythique fréquenté Ensuite, Serge a conçu le texte, l’his- Gainsbourg reprend la parole pour don- par Édouard VII et ses maîtresses, et toire de Melody Nelson, en s’inspirant ner cette description sans faille de son où le garçon ratait une fois sur deux de la musique et des cordes. Il était très sujet, objectiviste en diable : « Melody le mélange instable et subtil des irish Nelson a les cheveux rouges, et c’est leur coffees, m’enchantaient. Aujourd’hui « Serge me parle couleur naturelle. » le Cadogan est un palace et ses riches occupants ignorent cer­tai­nement qu’un d’un projet, Melody Requiem pour une petite conne pauvre forçat a dormi là. Après l’enre- gistrement de la musique d’un film de Nelson. “Je n’ai lors comment écouter ce Robert Benayoun [Paris n’existe pas] que que le titre. Pas disque ? Avec un sens du drame nous avions écrite ensemble, Serge me de musiques, pas et du désespoir. Dès le deu- parle d’un projet, Melody Nelson. Comme Axième morceau, le ton est donné, hési- j’attends les détails, il me dit : “Je n’ai que le de paroles, rien.” » tant entre le mélancolique et le morbide. titre. Pas de musiques, pas de paroles, rien. « Mais ses jours étaient comptés », lance As-tu quelque chose dans tes tiroirs ?” Je JEAN-CLAUDE VANNIER le narrateur, apostrophant : « Aimable me souviens exactement de l’expression, petite conne / Tu étais la condition / car j’avais alors compris : “As-tu quelque impressionné à l’époque par les sonnets Sine qua non / De ma raison ». Le va-et- chose de méritoire ?” J’ai écrit certaines héroïques de José-Maria de Heredia et je vient entre le commen­taire et la partici- musiques ; Serge, d’autres et nous avons crois qu’il en reste un parfum, principale- pation traverse le disque, qui se dévoile conçu une suite de chansons. Il y en avait ment dans Cargo culte. Comme nous n’y dans cette dualité à la façon d’une orai-

même une qui s’appelait Melody au zoo. connaissions rien ni l’un ni l’autre en auto- son funèbre hésitante : est-ce le requiem

C’était un peu “Bécassine à la plage”. mobiles, et a fortiori en Rolls-Royce, mon pour une conne ou l’ode funéraire PHILIPS d’un chanteur à lui-même ? Comme si Une boucle se forme là et le disque repart comme totem pour raconter une autre Gainsbourg tenait dans ce récit les fils de presque au début à la façon d’un récit en histoire d’amour tragique, autour du per- sa propre vie, de ses obsessions les plus looping éternel. sonnage de Marilou. C’est son autre chef- tenaces qu’il cherche à manifester clai- Comme pour donner davantage vie à d’œuvre, son autre grand disque. Mais il rement tout en essayant de les plier, de cet ensemble rapide et incisif, l’époque demeurera toujours éclipsé par le pre- leur tordre le cou, jusqu’à l’épuisement. lui offre des déclinaisons. D’abord sous mier, ne serait-ce qu’à cause de la diffé- La formule est-elle réussie ? In­dé­ la forme d’un film pour la télévision, rence entre les pochettes (l’une est sexy, nia­blement. L’album, tout en ostina- signé de Gainsbourg et du réalisateur l’autre est d’airain) et avec l’acuité musi- tos et boucles rythmiques, fréquences Jean-Christophe Averty : un long clip qui cale singulière de Melody Nelson. mineures et montées majeures mais rete- met en images les morceaux dans l’ordre nues, aboutit en un tour de force à une de l’album, une forme de show télévisuel Remix trip(-hop) vivisection de la psyché de son auteur et à une dérive es suites, plus tard, se intempestive, quoique plu- feront sous la forme tôt calme, mordorée, dans de reprises, d’hom- son for intérieur, ses fan- Lmages et d’échantillon- tasmes, ses lubies. Qui nages : les musiciens anglais mènent toutes vers le der- des années 1990 pilleront les nier morceau du disque, un rythmiques, les idées, les tour de force, le plus beau sons, les atmosphères. Ainsi, peut-être de Gainsbourg, lorsque Portishead remixe son chef-d’œuvre en sept le morceau Karmacoma de minutes et trente-sept Massive Attack, c’est qua- se­condes : l’immense et siment l’intégrale de Cargo planant Cargo culte. Cette culte que l’on peut entendre conclusion ouvre tant en sous-main, comme si un de portes sur ce qui a été DJ avait plaqué le disque des entendu auparavant et tant uns sur le sillon des autres. d’autres vers ce qui pour- Histoire de Melody Nelson rait être à venir ensuite est sorti en mars 1971. qu’elle en est proprement Suivront pour son auteur vertigineuse. une période complexe, Gainsbourg a souvent dit quelques années de traver- que son inspiration prove- sée du désert mais aussi le nait d’un peuple qui vouait début d’une reconnaissance un culte aux avions qui le survolaient. monomaniaque qui se voit encore, çà et là, critique qui s’avérera sans équivalent dans Pourquoi pas ? Mais à l’arrivée, au-delà sur les plateformes vidéo, en qualité plus le champ français. Puis un immense suc- de l’exotisme qu’il décrit, le chanteur ou moins amaigrie. cès commercial lorsqu’il s’appropriera le donne surtout à entendre une errance Histoire de Melody Nelson aurait pu s’ar- reggae, La Marseillaise et quelques autres dans son âme et ses pensées à la dérive, se rêter ici. Pourtant, on lui connaît plusieurs thèmes d’époque, renouant avec les scan- liquéfiant presque. Une échappatoire, un post-scriptum. Le premier est l’œuvre de dales d’avant Melody Nelson et le sommet horizon, une ligne de fuite, après l’amour, Jean-Claude Vannier qui sort dans la fou- des classements, avec les tubes. après la mort... « Où es-tu, Melody ? Et lée et discrètement un disque instrumen- En mars 1971, il reste à Serge ton corps disloqué hante-t-il l’archipel tal intitulé L’Enfant assassin des mouches Gainsbourg vingt ans à vivre. Pour beau- que peuplent les sirènes ? » Cargo culte, (1972). Le nom de l’ensemble et les appel- coup, ces années-là s’inscrivent à jamais c’est sans doute le destin de Rimbaud, lations des morceaux seraient de Serge comme la postface de Melody Nelson, devenu aventurier après avoir aban- Gainsbourg, qui lui a accolé une narra- monolithe avant lequel tout semblait tenir donné la poésie. C’est Rimbaud, tel que tion. Sur la pochette originale, on recon- en un précoce équilibre d’époque, mais fantasmé par Verlaine, et tous ses admi- naît même son écriture. Mais le disque est après lequel plus aucune époque ne se rateurs et contempteurs réunis qui pas- vite oublié, devient rare, puis prisé et res- tiendra de la même façon. � seront un siècle et davantage à se deman- sort sur un label anglais, Finders Keepers, Histoire de Melody Nelson der ce qu’est devenu le poète, ce qui est qui le ressuscite et en fait un objet de véné- – édition originale (Philips, 1971) ; arrivé à son corps. Un chœur presque ration. Appendice musical, il n’éclaire pas – réédition américaine (Light in the Attic, gothique assure le passage de l’amour au tant sur Gainsbourg et Melody Nelson que 2009 / 2019) ; drame, le départ vers la perdition, vers sur Vannier et ses façons de composer et – triple CD anniversaire des 40 ans, les décombres d’un avion brisé. de construire. Gainsbourg, lui, donnera avec l’intégralité des séances « Tu t’appelles comment ? un jumeau à son album conceptuel avec d’enregistrement (Mercury, 2011) ; – réédition française en double album vinyle – Melody. L’Homme à tête de chou, disque inspiré et disque supplémentaire reprenant – Melody comment ? par une sculpture signée Lalanne qu’il des extraits des séances d’enregistrement – Melody Nelson. » a installée dans son jardin. Il l’utilise (Mercury, 2016). Au féminin

G & B Serge Gainsbourg et Jane Birkin dans la cour de l’école des Beaux-Arts à Paris en 1969. « Yeux bleus, Cheveux châtains, Jane B Tu dors au bord du chemin Le couteau de ton assassin Au creux de tes reins. »

JE T’AIME ET JE CRAINS... DE M’ÉGARER Gainsbourg et les femmes : sujet épineux, longtemps parasité par des interventions télés des années 1980. Pourtant, le chanteur avait une façon unique de décrire l’amour. Philippe Azoury s’en est rendu compte en revenant aux textes. JACQUES HAILLOT/APIS/SYGMA/GETTY IMAGES HAILLOT/APIS/SYGMA/GETTY JACQUES Le travail de précision a occupé une car- larguer qu’elle soit capable de refroidir rière entière, chaque chanson comme sa fureur : qu’elle le baise jusqu’à faire une nouvelle façon de pénétrer le vif du taire le hur­lement des blessures qu’elle sujet. La couleur est précisée d’emblée : lui a infligées. La femme, il ne veut plus « Mes illusions donnent sur la cour/ J’ai la croire (« Et si je doute des larmes / mis une croix sur mes amours », chante- C’est que je t’ai vue pleurer » dans le t-il en ouverture d’Alcool, morceau parmi poignant La Nuit d’octobre), mais s’il la les plus profonds de son premier album, perd, il perd tout. Du chant à la une !, en 1958. Amours- Les amours perdues, il cherchera feux de paille, amours en fuite trop désormais toujours à les dire mais vite, amertume partout mais un espoir, comme un secret, coincé entre deux quand même : que la tendresse le sauve. provocations (La Femme des uns sous Ce sera les larmes ou le donjuanisme. Il le corps des autres, Les femmes c’est du ne choisira pas et prendra tour à tour les chinois). De chansons en chansons, ce eux qui étaient enfants ou ados dans deux. Défaire l’amour pour être capable polygame éternel désigne la femme les années 1980 ont eu le malheur de un jour d’aimer. comme per­pé­tuel­lement infidèle – c’est connaître Gainsbarre avant Gainsbourg. Les quatre premiers disques, dire si elle est l’égale de l’homme. À tra- Soit une caricature anisée et naze, un admirables, avec l’orchestre d’Alain vers elles, il apprend à se connaître. personnage façon Gros Dégueulasse de Goraguer, peignent un Gainsbourg à Reiser, qui amusait nos parents, lesquels vif sur la question féminine. C’est ce Poétique de la baise avaient connu la télé sous Giscard et se qu’il nous reste de sa période peintre, réjouissaient qu’il se passe enfin quelque Serge Gainbourg en mode Jules Pascin : uand il n’y arrive plus, il se chose. Mais à nos yeux, c’était un type sexué mais se trouvant laid, amoureux planque sous une couche de qui avait fini par tomber dans sa blague. des putains, polygame total mais ayant cynisme, c’est de bonne guerre : Son numéro de provoc’ se résumant à appris à réserver à chaque femme des QDans En relisant ta lettre, pour ne pas partir de 1987 en un mélange embarras- moments d’exclusivité, qui ne sont entendre les mots d’amour sincères que sant de drague appuyée, parsemée d’ex- pas que des illusions. À chacune il lui envoie une de ces femmes qu’il diabo- cès subits de morale lors de séquences de­­ donne une part unique de lui-même. lise par rancœur, il lui répond en poin- venues légendaires, hélas, où il insultait Et il ne comprend pas qu’on le quitte. tant à chaque ligne les fautes d’ortho- Catherine Ringer chez Michel Denisot C’est le paradoxe, que rappelle Marie- graphe, les fautes d’accords : « Moi j’te (« pute »), Whitney Houston chez Dominique Lelièvre dans son livre signale / Que Gardenal / Ne prend pas Michel Drucker (« je veux la baiser ») Gainsbourg sans filtre (Flammarion, d’“e” / Mais n’en prends qu’un / Cachet ou une mannequin chez Christophe 1994) : Serge, l’homme à femmes, est un au moins / N’en prends pas deux. » Dechavanne (« bouche à pipe »). Si bien type qui, toute sa vie, s’est fait plaquer et Le peintre Ginsburg a inventé Serge que chaque fois qu’un musicien anglo- en a souffert jusqu’à l’écorchure. Serge, Gainsbourg par frustration : chanter saxon (de Momus à Mick Harvey, de inconsolé. Serge, devant le ravin de la pour apprendre à se blinder. Amour Marc Almond à Jarvis Cocker) essayait folie. Serge à deux doigts d’une conne- sans amour, tu parles, chante toujours. de nous persuader que la France possé- rie. Relue sous cette lumière, la pochette L’amour est partout chez lui, inespéré, dait un génie en la personne de Serge du deuxième album, sorti en 1959, est désespéré, on l’entend même dans Gainsbourg, on avait peine à le croire. édifiante : lui, tiré à quatre épingles, cos- Maxim’s, morceau nightclubbing de Sa sortie sur l’art mineur chez Bernard tume à rayure bleu nuit, cravate sable, 1964, où il entre enfin au bras chaque Pivot était splendide, mais le reste empes- cigarette tenue de façon « différente », soir d’une femme du monde, jamais tait la misogynie rance. mais il a pourtant l’air de Mr Hyde, deux fois la même : « Grand seigneur / Reconnaître ses erreurs prend du empoisonné du dedans, à force d’avoir Dix sacs au chasseur. » temps, un temps perdu à ne jamais des comptes à régler avec l’amour. Sur C’est aussi l’époque où l’ombre chan- écouter Gainsbourg, et ce sont des la table, un bouquet de roses cache à sonnière d’un Boris Vian s’éclipse, filles, fatales, qui nous ont ouvert les peine un pistolet : « Les pensées que je laisse place à un monde pop, il se des- yeux : pas une qui n’ait eu son intense médite / Sont plus noires que l’anthra- sine un nouveau personnage, un Beau période Gainsbourg. Quoi, ce phallo- cite / Mais que faire quand tu te fous / Brummel en manteau pourpre, un Jean crate ? Mais mon pauvre, tu ne com- Si éper­dument de nous. » des Esseintes acéré, précis, qui ne s’ex- prends rien, c’en est désolant. Pour Narcisse désabusé, (« Ton sourire cuse plus de sa condition, la fait oublier en comprendre quelque chose, il faut corrupteur/ M’a appris à maudire le sous le cru de sa langue. Pauvre Lola, d’abord oublier Gainsbarre et revenir semblant du bonheur »), il se vit en sur Gainsbourg percussions, son disque aux fondamentaux : les textes. Là où amoureux baudelairien, dédaigné. Il créole de 1964, le propulse technicien il ne ment pas, trop de respect pour le va jusqu’à s’imaginer en Landru revan- de la chose. Il vise enfin les mots de verbe, là où il ne se cache plus derrière chard (comme dans Sait-on jamais où l’amour, parle baise, sans métaphore : un personnage. Gainsbourg et son anti-­ va une femme quand elle vous quitte, en « On ne peut pas te prendre /jusqu’aux physique de jeune premier n’a chanté 1964). Il veut séduire tout ce qui bouge, calanques / grecques Lola. » Lola, pré- que l’amour, l’intime de l’amour, la phy- par revanche sociale ou sentimentale, misse d’une longue poétique de la baise, sique de l’amour, ses contradictions... mais il implore celle qui vient de le des mots pour le dire, celles des grands morceaux cul des années 1970, Sea, lui répond Eustache, bientôt suicidé, Gainsbourg n’avait jamais couché cette Sex and Sun mais surtout Lola rasta- entre Bonjour tristesse de Françoise reprise sur disque, comme s’il lui était quouère, et son parlé, chuchoté, mur- Sagan, en 1954, (les petites filles de chez impossible de rendre totalement ofciel muré sous l’oreiller, vicelard et confi- Castel qui brûlent des voitures de sport l’aveu qu’Aznavour avait saisi avant lui dentiel : « Dans la moiteur torride de et des héritages en une nuit blanche) et (et tout de suite, en 1955) ce après quoi sa croupe d’airain / On pouvait voir un Marguerite Duras à nu, cruel : La il courait comme compositeur. En le éclore des renoncules, par-derrière / Et Maladie de la mort (1982). précédant, Aznavour a refermé la porte par-devant un conifère / rappelait un air Gainsbourg, nous disent les filles, est sur quelque chose que Gainsbourg sait jamaïcain. » un écheveau mal démêlé de haine de soi, n’avoir jamais atteint. de revanche sur la vie, d’adoration per- Le chanteur a fait assez peu de reprises La langue par-dessus dessous pétuelle, d’érotisme partagé, d’ambi- et encore moins de reprises de ses guïté sur l’amour absolu et l’infidélité. Il contemporains (sinon de copains comme a France, de 1964 jusqu’à sa mort, y a longtemps qu’il ne se trouve plus une Dutronc). Là, il s’agit autre chose. En va apprendre à s’étrangler sous les femme au monde pour le dire laid. Toutes juin 1985, pour l’émission « Le jeu de coups de reins de Gainsbourg : rou- entendent l’insupportable vérité que les la vérité », il va jouer à nouveau cette Lgir devant Annie aime les sucettes, écouter chansons contiennent et de laquelle reprise, onze ans plus tard. Pourquoi, cet en cachette les ahanements de Je t’aime... Gainsbourg s’est quand même acquitté éternel retour du même texte ? Parce que moi non plus – quelles que soient les ver- d’un mot (et des mots les écrivains n’en tout y est, surtout l’inavouable douleur, sions, les autorisées (Jane), les reprises forgent pas tant que ça) : l’« anamour ». et que Gainsbourg s’y identifie si bien en gage d’amour perdu (Brigitte), la cen- qu’il se permet de retirer un couplet. Il sure tombe de toute façon : exclue des Gainsbourg l’élimine, il l’épure, s’approprie ce texte radios. Et ce n’est pas le bordel très Belle d’un autre qui dit mieux qu’il ne saurait de jour où est enfermée Melody Nelson – n’a pas chanté le faire son rapport cassé aux femmes, mineure, pour mémoire – qui va arran- Mai-68, lui, l’aveu sans masque de ses douleurs, les ger son cas : « Une servante, sans vous nuits d’attente, l’espoir que cette fois la dire un mot / Vous précède / Des esca- c’est l’année 1969 chose dure pour l’éternité : « Tu te crois liers / Des couloirs sans fin se succèdent qu’il vise. tout permis et n’en fais qu’à ta tête / / Décorés de bronzes baroques /D’anges Désolée un instant, prête à recommen- dorés / D’Aphrodites et de Salomés / S’il Fulgurance splendide que la chan- cer / Tu joues avec mon cœur comme un est libre, dites que vous voulez le qua- son laisse inexpliquée, (« Je t’aime et je enfant gâté / Qui réclame un joujou pour rante-quatre / C’est la chambre qu’ils crains / De m’égarer / Et je sème des le réduire en miettes. / Parce que j’ai trop appellent ici / de Cléopâtre / Dont les grains / De pavot sur les pavés / De d’amour / Tu viens voler mes nuits du colonnes du lit de style rococo / Sont des l’anamour ») quand sa seule sonorité fond de mon sommeil. / Et fais pleurer nègres portant des flambeaux » dit tout : la contradiction amoureuse, mes jours./ Parce que je suis au seuil / Gainsbourg n’a pas chanté Mai-68, trahir l’être aimé pour qu’il vous fuie D’un amour éternel, je voudrais que mon lui, c’est l’année 1969 qu’il vise, pour et surtout que jamais la réciprocité de cœur / Ne portât pas le deuil. » Parler mettre la langue par-dessus dessous. l’amour n’arrive. « En amour, confiait avec les mots des autres, c’est ça la liberté, Ainsi va l’album Jane Birkin-Serge Gainsbourg au magazine Best dans les disait Jean-Pierre Léaud dans La Maman Gainsbourg, une longue baise sur onze années 1980, il y en a toujours un des et la Putain. Chanter les mots d’un autre, plages – une fois c’est Jane qui a le des- deux qui s’emmerde. » Ou plutôt, un des c’est oser cette vérité : play blessures. sus ; une, fois c’est Serge, à armes égales, deux qui fuit. Et celui-ci n’est pas forcé- Dans ce jeu de piste, où chacun se et cætera, de la partie qui se joue entre ment le moins amoureux. dévoile en se cachant sous un texte, on eux, couple érotique, et dans l’intimité La peur, qui d’autre ici l’a chantée ? se souviendra qu’à son enterrement, en dans laquelle ils nous plongent, stupé- guise d’oraison funèbre ou de tombeau, faits. Jane et Serge libèrent la France. Les mots des autres Catherine Deneuve a lu, comme on lirait C’est pourquoi, effectivement, pas une une lettre, les paroles d’un titre que Serge fille, depuis six décennies, pour s’arrê- l y a, dans la discographie fantôme de avait offert à Jane : « Fuir le bonheur de ter à son numéro de muflerie usé comme Gainsbourg, un morceau plus beau peur qu’il ne se sauve. » Deneuve, qui en une vieille couverture. Gainsbourg n’est que tout, qui le hante, qui ne cesse 1984, après une muflerie de Gainsbarre pas Sardou. Chez lui, la sensualité le dis- Ide revenir, mais qu’il n’a jamais of­ficiel­ à son endroit parue dans Libération, lui pute à l’obscène, qui n’est jamais que la lement endossé. Celui qu’il aurait aimé avait envoyé ce télégramme de rupture symétrie inversée de l’amour. Son art, écrire. Mais étrangement, c’est Charles en amitié amoureuse qui reste le portrait dans la galaxie de l’époque, se situe entre Aznavour qui l’a fait. Cette chanson, le plus saisissant que l’on puisse faire la tornade Et Dieu... créa la femme (1956) c’est Parce que. Gainsbourg en fait une du rapport de Serge Gainsbourg avec et le scandale de La Maman et la Putain reprise une première fois, le 31 juillet les femmes : « Vous ne pourrez jamais (1973) – qui, d’ailleurs, le cite : « Mes 1974, dans une émission d’Europe no 1, noyer vos regrets et malgré vos triom- illusions donnent sur la cour », chante « Cinq, six, sept » de Jacques Ourevitch. phes, je sais que vous êtes inconsolable Gainsbourg dans L’A l c o o l ; « Ma rage C’est la version que l’on a pu enfin trouver pour des raisons qui ont cessé de m’in- d’aimer donne sur la mort comme une en 2011 dans les inédits du coffret qu’avait téresser. Stop. » fenêtre sur la cour. – Saute, Narcisse », sorti Mercury. Inédit car jusqu’alors Stop. � Pièces d’identité no 3 LE SENS DU STYLE Il y eut l’étudiant en art, propre sur lui, cheveu ras, col amidonné. Puis le dandy seventies, costume à rayures, Gitanes, chaussures-chaussons. Et enfin le sombre Gainsbarre décoiffé, alcoolisé, en denim débraillé. Trois allures qu’Elvire Emptaz et Pierre Groppo passent en revue.

Le costume Renoma Serge Gainsbourg a toujours porté le costume : très cintré et un peu guindé dans les années 1960, plus ample et moins dandy lorsqu’il rencontre Birkin. Comme nous le racontons dans les pages qui suivent, le tailleur Maurice Renoma décide au milieu des années 1970 de faire incarner sa marque par le couple après avoir pensé initialement à Françoise Hardy et Jacques ­Dutronc. Les partenaires japonais du styliste préfèrent Gains- bourg et les deux hommes deviennent amis jusqu’à faire de leur voyage au Japon une tradition annuelle pendant quinze ans.

Bijoux Il y a d’abord les montres, toujours au poignet gauche : Cartier, Breitling, Rolex... Puis les premiers colliers : une petite clé au cou à Londres époque Jane. Les bracelets vont bientôt remplacer les boutons de manchettes ; la cravate tombe ; la chemise s’ouvre sur une chaînette où brille d’abord une pierre claire, puis un saphir plus foncé, rejoint plus tard par cinq autres montés sur un bracelet d’or. Les alliances de Bardot, de Birkin, les bagues offertes par Bambou. Au revers de la veste, parfois, un Karl Marx épinglé par provocation, ou une fausse légion d’honneur. Nul doute qu’il eût apprécié qu’on la lui décernât.

La chemise en jean C’est une constante de sa tenue, peu importe l’époque. Le jeune artiste débute avec un modèle blanc, classique, à gros col IMAGES GAUDENTI/SYGMA/GETTY ; SERGIO amidonné et bien boutonné. Il bascule vers une version plus ou- verte et sans cravate, avant de passer au chambray – Levi’s et Lee Cooper – ou à la toile militaire. La chemise, c’est un peu le liant dans la mode du chanteur, bien qu’il la troquât de temps à autre pour un T-shirt blanc ou un pull marin. Elle fait partie de son uniforme. Comme une volonté de garder une pièce élégante, un peu formelle, jusqu’à la fin, même dans la forme de je-m’en-fou- tisme qu’incarne le Gainsbarre des années 1980. IMAGES GUILLOTEAU/KIPA/SYGMA/GETTY JEAN-PAUL Intérieur Gainsbourg, c’est aussi un sens ma- niaque de la décoration. Dans son antre entièrement noir – mais noir mat – de la rue de Verneuil, il accumule autour de ses pianos une sorte de cabinet de curio- sités où chaque objet a sa place. Un écorché, une tarentule, de l’ambre rap- porté d’Égypte, les livres de la biblio- thèque, le fauteuil à accoudoirs ornés de têtes de rapaces : tout ici est minutieuse- ment pensé, mis en scène, jusqu’au der- nier des cendriers. Une obsession d’es- thète qui n’est pas sans rappeler celle de Jean des Esseintes, le héros littéraire d’À rebours de Joris-Karl Huysmans que Gainsbourg vénérait.

Les Zizi de Repetto C’est l’emblème de Gainsbourg, l’accessoire qui donne envie de fredonner la Ballade de Melody Nelson dès qu’on l’enfile. Ces richelieus en cuir souple et doux tiennent leur nom de la ballerine et chanteuse Zizi Jeanmaire, belle-fille de Rose Repetto, pour qui elles ont été créées. Il les adopte dans les années 1970, les porte généralement blanches et toujours pieds nus, en consomme des dizaines de paires par an. Jane Birkin, qui l’a convertie, explique que la finesse de la semelle n’était alors absolument pas un pro- blème car Serge Gainsbourg préférait les taxis à la marche dans les rues de Paris. Un cinéaste

BALLADE D’ÉLODIE En 1990, sur le tournage de Stan the Flasher, film dans lequel l’actrice Élodie Bouchez fait ses débuts.

ÉCRAN DE FUMÉE

Fertile sur le plan musical, le rapport de Gainsbourg au cinéma est une énigme dès lors qu’on s’intéresse à l’acteur et au réalisateur. Inclassable donc, fidèle à lui-même, diagnostique Toma Clarac. MARIE CLERIN/SYGMA/GETTY IMAGES MARIE CLERIN/SYGMA/GETTY ue peut bien désigner le cinéma une raison ou pour une autre, ça ne s’est pas fait (des années de Gainsbourg ? La plupart du plus tard, dans Slogan, le film de la rencontre avec Jane Birkin, temps, on pense à ses bandes Gainsbourg achète le vinyle de la BO du film de Truffaut). originales. Parfois, on songe Il convient, à ce stade, de séparer l’acteur du réalisateur. à un film d’un cinéaste aimé Le second, on y reviendra, avait des ambitions, aussi confuses bercé par un de ces tubes : Je suis soient-elles. Le premier a surtout profité des avantages du venu te dire que je m’en vais dans métier. S’il fallait esquisser une grossière typologie de ses rôles, Boy Meets Girl de Leos Carax on pourrait les classer en trois catégories : les nanars tournés ou Laisse tomber les filles dans pour le cachet facile ou la possibilité d’un voyage exotique (les Boulevard de la mort de Quentin Tarantino. Ou bien nous revient péplums du début des années 1960 ou Estouffade à la Caraïbe en tête une rencontre émouvante, au détour d’un film oublié, en 1967) ; les apparitions plus ou moins importantes dans des avec Michel Simon dans Ce sacré grand-père (1968). Mais nous films d’amis (ceux de Jacques Poitrenaud par exemple, Strip- arrive-t-il jamais de penser à un rôle ou à une quelconque notion tease avec Nico ou L’Inconnue de Hong Kong, en 1963, tourné Qde mise en scène ? C’est un fait, le cinéma de Gainsbourg est sur place avec Dalida, juste pour un caméo en pianiste cool à rarement considéré pour lui-même. Il officie plutôt comme un lunettes noires – il y a des rôles qui ne se refusent pas) ; enfin les catalogue de sons et d’images qu’on consulte comme on consul- Jane & Serge movies (, Slogan et le Melody Nelson de terait des archives de l’Ina. Le cinéma de Gainsbourg ? Un lieu Jean-Christophe Averty). Dans les premiers, il joue le méchant de conservation de sa musique et un outil documentaire pour ou le bras droit un peu gauche du héros ; dans les deuxièmes, il aborder par la bande son génie déviant. se joue lui-même ; dans les derniers, il se sublime en amant fou- La première (l’unique ?) explication de cette approche indi- gueux et maudit pour qui Birkin n’a de cesse de se déshabiller. recte tient à la qualité des films. L’idée communément admise est simple : il n’y aurait là rien à sauver à part la musique. C’est Comment filmer Gainsbourg ? une idée vague, mais mieux vaut l’accepter ; se lancer dans une tentative de réévaluation par le haut de l’œuvre filmée En l’habillant élégamment de Gainsbourg constituerait une entreprise aberrante : il n’y et en lui donnant à réciter a aucune noblesse à glorifier des navets et la filmographie du chanteur n’en manque pas. Cependant, parce qu’elle est abon- des aphorismes. dante, cette même filmographie dessine des figures précieuses, esquissant notamment une géographie hallucinée du cinéma Quelques films inclassables complètent cette liste. Des européen des années 1960 et 1970. Autant être prévenu : par- films fragiles et étranges qui auraient mérité un meilleur courir les films de Gainsbourg revient à s’aventurer en terri- sort. Ainsi Paris n’existe pas de Robert Benayoun (1969), cri- toire inconnu, à entrer, comme dans un roman de Philip K. tique de cinéma à Positif versé dans le surréalisme. De tous les Dick, dans une dimension parallèle, une histoire alternative du films dans lesquels Gainsbourg a joué, ce dernier était, selon cinéma où l’on ne tourne pas avec Pasolini mais avec Parolini son biographe Gilles Verlant, son préféré. Il n’y tient pour- (exécutant italien de séries Z à la chaîne) et où la Nouvelle Vague tant qu’un rôle secondaire, l’ami dandy mondain du héros, a été, pour l’essentiel, rayée de la carte. peintre en vogue en proie à des hallucinations après avoir fumé Sa première apparition répertoriée au cinéma (dans un joint. Quelque chose dans le fantastique domestique du Voulez-vous danser avec moi, avec Brigitte Bardot, déjà), film, dans sa façon artisanale d’explorer les distorsions du date pourtant de 1959 (son premier disque est paru en temps et de l’espace lui a permis de résister aux années. Et 1958), soit l’année des 400 coups de François Truffaut. puis Benayoun a compris comment filmer Gainsbourg : en Pourquoi ces deux n’ont-ils jamais collaboré ? S’agit-il seule- l’habillant élégamment et en lui donnant à réciter des apho- ment d’un rendez-vous manqué ? Truffaut aurait demandé à rismes, bref en le filmant comme l’esthète érudit qu’il est. Car Gainsbourg d’écrire la musique de Jules et Jim, mais, pour Gainsbourg, c’est une évidence, ne sait pas jouer. C’est une évidence et un paradoxe : comment le génial performer de la télé, l’interprète habité de Gainsbarre, celui qui brûle des bil- lets au 20-heures ou offense des stars américaines dans des programmes de variété, peut-il être un acteur aussi malhabile, aussi conscient de lui-même, voire aussi absent ?

D’abord une gueule

u’il soit vêtu d’une jupette romaine dans une croûte mythologico-antique ou qu’il se la pète en tueur à gages mélancolique dans Cannabis – polar existen- Qtiel qui traîne son spleen aux confins de l’ennui (et jusque dans ; AFP un élevage en batterie de volailles) –, il sonne faux, bouge à contretemps et s’épuise en poses trop étudiées. La plupart du temps, heureusement, c’est sans incidence. Si Gainsbourg a atterri sur des péplums en début de carrière, c’est parce qu’une

photo de lui a circulé dans des magazines de cinéma italiens. IMAGES SUNSET BOULEVARD/GETTY AMERICANA Hugues Quester, Jane Birkin, Joe Dallesandro et Serge Gainsbourg lors du tournage de Je t’aime moi non plus à Uzès en 1975. Page de gauche : avec Catherine Deneuve dans Je vous aime de Claude Berri (1980).

À l’écran, il a d’abord été une gueule, le parfait comploteur, un Comment expliquer sa manie de filmer de jeunes filles dans Romain perfide, un traître à tête de chou. Lors d’une présen- Charlotte for Ever ou Stan the Flasher ? Sorti en 1976, Je t’aime tation de L’Inconnu de Shandigor à la Cinémathèque suisse en moi non plus est le premier de ses quatre longs-métrages et 2019, le réalisateur Jean-Louis Roy ne disait pas autre chose : sans doute son plus abouti. Dans un coin de désert impossible, « J’ai choisi Gainsbourg pour son visage. » Dans cette paro- évocation putride d’une americana franchouillarde où l’on die d’espionnage à la plastique expressionniste, il incarne boit du champagne en pétant, un chauffeur de poids lourds le chef d’un gang de chauves qui tente de mettre la main sur gay (Joe Dallesandro, égérie warholienne exaltée par Paul l’Annulator, invention permettant de désamorcer un arse- Morrissey dans sa trilogie Flesh, Trash, Heat) s’éprend d’une nal nucléaire. Bye Bye, Mister Spy, chante-t-il à la mort d’un serveuse à la beauté androgyne (Jane Birkin). Vu d’aujourd’hui, des siens, délirant requiem psyché. Voilà un film qui gagne à le film semble anticiper tout un pan du cinéma français des être revu. Comme Je vous aime, de Claude Berri (1980), aussi années 1980, celui de Jean-Jacques Beineix ou de Luc Besson, alambiqué qu’un Noël en famille, mais qui semble cacher un cocktail au grand angle et en contre-plongée de couleurs roman à clé : à table, Serge Gainsbourg est assis avec Jean-Louis saturées qui va triompher dans le monde du clip. Trintignant, Gérard Depardieu et Catherine Deneuve. Le film Mais le plus frappant reste son refus de la séduction. aurait été inspiré des amours respectives de Berri et Deneuve, Gainsbourg ne cherche pas à plaire. À croire que certains mais évidemment passées au tamis de la fiction. La rumeur motifs récurrents des textes de ses chansons – le sexe et sa dérive à l’époque voulait même que l’homme que joue Gainsbourg scatologique – prennent une tournure cauchemardesque dès soit lointainement inspiré de Truffaut, bien que ce soit l’ap- qu’ils sont mis en images. On retrouve cette noirceur chez Stan, partement du premier qui ait été reconstruit à l’identique par figure de vieux dégueulasse incarnée par Serge Gainsbourg le chef décorateur. Dans ces entrelacs de liaisons et de rup- dans Charlotte for Ever (1986) ou par Claude Berri dans tures, de romance avérées ou fantasmées, la seule certitude Stan the Flasher (1990). L’intérêt du premier tient tout entier est la complicité de Deneuve et Gainsbourg dans la magni- dans le regard – incestueux en surface, amoureux transi en fique scène documentant l’enregistrement de Dieu fumeur de profondeur – que le musicien porte sur sa fille, grande actrice havanes. Ainsi qu’une façon très Deneuve, et très gainsbour- qui s’ignore encore. Le second vaut pour le renversement gienne, de dessiner l’idéal d’une passion : quelque chose de qu’il opère. Le voyeur impuissant qui reluque les jambes de la secret, d’intime, loin de la comédie que l’on joue en société. jeune Élodie Bouchez, dont c’est le premier rôle, se réinvente Si Gainsbourg l’acteur fut réduit à l’état de visage, il y a en exhibitionniste. Le flasher, cette loque pathétique, s’offre en une certaine logique à ce que Gainsbourg le réalisateur ait dernier lieu à la vue des autres. Un geste dément et criminel, été un voyeur. Comment expliquer autrement les longues et tel un ultime élan de liberté. Gainsbourg savait sans doute qu’il éprouvantes scènes de sexe anal dans Je t’aime moi non plus ? ne vivrait plus très longtemps. � Pièces d’identité no 4 LES LIEUX DU GOÛT Troquets truands, gastros bourgeois et grands crus hors de prix : Serge Gainsbourg a eu son rond de serviette dans quelques restaurants parisiens choisis où il claquait sans compter et picorait d’un appétit d’oiseau. Constance Dovergne est passée à table pour entonner avec lui l’air de Mambo Miam Miam : « J’ai dans l’œsophage / Un anthropophage... »

LE COUP DE FUSIL LASSERRE C’est un café comme tant d’autres, devant lequel passe le petit C’est une institution des Champs-Élysées, construite sur une Serge en rentrant de l’école communale. Ce jour-là, il arbore une baraque à frites de l’exposition universelle de 1937, où ont défilé croix d’honneur épinglée à sa vareuse qui tape dans l’œil de la André Malraux, Marc Chagall, Salvador Dalí, Romy Schneider, patronne, en peignoir sur le trottoir, « un pékinois sous chaque ais- Audrey Hepburn ou Jean-Claude Brialy. Dans cet éta­ ­blis­sement selle et un gigolo à distance réglementaire, c’est-à-dire trois mètres étoilé aussi célèbre pour son toit ouvrant (folie architecturale de derrière », racontera-t-il. « Bon p’tit gars, sage à l’école ! s’ex- l’époque) que pour ses macaronis farcis, truffes noires, céleris et clame-t-elle en lui passant la main dans les cheveux. Je vais te foie gras de canard (toujours à la carte, 110 euros), Serge payer un coup. » Une tartelette aux fraises et un diabolo grena- Gainsbourg a dîné avec Bambou pour fêter ses 60 ans. C’était le dine pour lui, un verre de rouge pour elle. Elle, c’est Fréhel, « une 2 avril 1988 et l’addition est entrée dans la légende : grande dame de la chanson, une grosse pouffiasse, une alcoolo 50 285 francs (12 700 euros actuels). Au rayon des boissons, on comme je le suis devenu moi-même », dira encore Gainsbourg. note un petrus de 1959 à 28 000 francs, un château-d’Yquem à Star des cabarets avant de se laisser ravager par la cocaïne, 10 400 francs et quelques bouteilles d’Évian à 80 francs. ­l’alcool et une vie sentimentale désastreuse, elle deviendra pour 17, avenue Franklin-Roosevelt, Paris VIIIe. lui une influence musicale revendiquée. 15, rue Chaptal, Paris IXe (devenu aujourd’hui L’Annexe).

MAXIM’S LE BISTROT DE PARIS Gainsbourg père y jouait du piano les après-midi, dans l’or- Le chanteur y aurait pris son dernier repas et de nombreux autres : chestre de jazz de Fred Adison en 1932 et 1933. Gainsbourg c’était un habitué de ce restaurant situé à deux pas de chez lui et fils y fait la noce sans modération. Il y emmène dîner Thomas où l’attendait son rond de serviette, table 46, sous la verrière clas- Dutronc, avec Charlotte, pour fêter ses 13 ans. C’est lui qui sée, face au bar. Des dîners arrosés de champagne Krug qui, raconte : « Il avait loué une Rolls avec chauffeur, comme ça, pour selon la légende, démarraient toujours par une visite des cuisines le plaisir de nous épater. Il avait commandé une bouteille de vin où Gainsbourg laissait un billet de 500 francs pour le personnel. très chère, genre 7 000 francs (près de 2 000 euros actuels). À la Aujourd’hui, l’établissement cultive une atmosphère discrètement fin du repas, je me suis aperçu qu’il n’avait pas touché à la bou- bourgeoise et déroule à la carte des classiques bistrotiers à prix teille. J’avais trouvé ça complètement fou. » (très) salés : œufs mayonnaise, harengs fumés, foie de veau écha- 3, rue Royale, Paris VIIIe. lotes, baba au rhum maison… Il entretient des valeurs d’antan (ser- vice carré, tables nappées) et une clientèle de quartier qui vient déjeuner sous l’œil de Gainsbourg, dont la photo est désormais affichée aux côtés de celles d’André Gide et de Paul Valéry, À LIRE Paris Gainsbourg, je voudrais tant que tu te souviennes autres habitués de l’établissement. de Gilles Schlesser (Parigramme, 2020). 33, rue de Lille, Paris VIIe. BERTRAND RINDOFF PETROFF/GETTY IMAGES Dix sacsauchasseur. » Grand seigneur (...) AvantquedefilerchezMaxim’s Et m’écorcherleslèvresàsesdiamants « Baiserlamaind’unefemmedumonde Serge GainsbourgetBambouen1981. MAXIM’S Autodafé

LE DANDY NU

En 1984, deux journalistes de Libération rencontrent Serge Gainsbourg chez lui, à l’occasion de la sortie de Love on the Beat, et le prennent en photo. Le cliché est célèbre : le chanteur pose nu. Bayon, qui était l’un d’eux, raconte ce moment si particulier mais aussi lorsqu’en mars 2020, le photographe Patrick Duval et lui ont brûlé ces images. JÉRÔME PRÉBOIS/KIPA/SYGMA/GETTY IMAGES JÉRÔME PRÉBOIS/KIPA/SYGMA/GETTY out a une fin, dit la formule – creuse comme nos virées antérieures, crises, fêtes foraines, vies, deuils, entre toutes les formules. Notre histoire, aux airs Cabourg (Proust), Honfleur (Jean Lorrain, Satie), Étretat de morale, un peu touchante, grave, illustre (Maurice Leblanc-Lupin), Trouville (Dumas, Proust encore, et dérisoire, parle de fin vide de sens. Cela accessoirement Flaubert ou Duras), où nous nous posons pour pourrait s’appeler « La petite mort posthume la circonstance au 8, rue des Roches-Noires, tout au bout du de Serge Gainsbourg », « Cérémonie secrète » bourg, à l’ombre du calvaire, dans le pied-à-terre acquis par ou « L’effeuille-mort » et cela s’est passé les 13 l’ami photographe une trentaine d’années auparavant, devant et 14 mars 2020. Deux jours avec les esprits la grève grise. de la vieille canaille, deux jours dignes de lui à « tout foutre en Le temps de débarquer léger, d’aller déjeuner, frugale- l’air », comme aux temps d’amitié eighties où, devant la porte ment comme de juste, au port, au pont, au casino ou au vil- d’un antiquaire de sa rue de Verneuil, il saccageait le hussard de lage, et nous nous y mettons tranquillement devant une tisane carton bouilli qu’il venait d’acheter à prix usuraire pour me l’of- d’anis. Il ne s’agit pas d’en faire tout un plat, mais nous sommes Tfrir et que je menaçais de piétiner s’il insistait – berk. Chiche ! là pour... Patrick Duval déballe donc sa mallette au trésor, Deux jours, dont une nuit, de recueillement pour rire, de dis- exhume les documents, vite répandus en manne suspecte à persion des corps sans états d’âme, en retournement des morts travers la grande table du salon marina sur balcons. Soit : trois ainsi qu’on le pratique à Madagascar où l’on déterre les cadavres ou quatre films noir et blanc débités en négatifs ; autant de pour les trim­bal­ler en procession, à secouer et dépoussiérer à planches-contacts en regard ; deux ou trois boîtes de diapo- l’air, avant remise au trou. Deux jours de requiem pour un con sitives ; et une liasse de tirages papier plus ou moins luxueux et quelques – lui et nous deux, pris pour tels ce jour de coup des clichés les plus réussis, esthétiques ou « dégueus » (mot de chaud où l’artiste arsouille nous forçait, quarante ans avant fétiche gainsbourien), c’est selon... Le compte est bon. Voilà l’heure, sous prétexte d’illustrer un article choc en exclu à paraître le travail, l’affaire à régler. à propos de la sortie de l’album Love on the Beat, chez lui en petit Il fait soleil et frais, de la fenêtre, en arpentant l’appartement comité et tenue, à le voir à poil (et à pas peur). Un après-midi de ­ à flanc de roche (noire), on voit, passé les créneaux du castel dé­voi(l)ement hard-core contre deux de vagues remords en dis- Pauwels ou approchant, par le chemin de sable d’accès aux sipation de brise marine. « La chair est triste, hélas !... » planches, la mer calmante, la grande dissipatrice, la Manche étale, létale. En balance avec les c..., la b... et la raie du c... du LE PHOTOGRAPHE sujet dissipé, mort et enterré sur ces entrefaites (et fesses), épar- L’ami Patrick en avait pris la résolution depuis un bail : il pillées là par poignées. L’heure est à la réflexion, au retour fallait effacer les traces de cet exploit voyant, « flashant » – en sur soi, à la lumière qui s’éteint bienveillante au crépuscule. SG dans le texte : le shooting du héros en tenue d’Ève porno dans tous ses états exhibos, jouant son va-tout full monty mar- FLASH-BACK tien 1984, en cabot pro du scandale promo – Rock Around the L’occasion d’un repassage en revue de la séance de photo Bunker ou la Shoah-pop vert de gris ; la chapelle Sixtine anale d’identité automnale au sommet de 1984, dans la bien nom- de Je t’aime... moi non plus ; le bifton brûlé en direct TV ; La mée « chambre noire », à l’étage des fameuses Dépression au-­ Marseillaise rayée reggae ; la mort mot à mot du sujet ; l’inceste dessus du jardin, du Des Esseintes de Verneuil. Dont resurgit, popote mode d’emploi... et en attendant, la mise à nu intégral. en fond de décor spleenétique, tel après-midi de visionnage Patrick Duval aux dix vies polyglottes nomades, à Paris, home video de snuff movie extrait pour moi des collections très Rome ou Tokyo, condisciple de Sarkozy à son plus loustic sur privées SG, avec viol canin sur mineure, entre autres (« Mate les bancs du lycée Chaptal, journaliste au long cours, notam- les yeux de la fille, ses yeux... » commentait notreEcce Homo ment pour Télérama, restaurateur de prestige japonais, entre- d’ami de sieste), vautrés sur le lit noir de morgue avec le vieux temps cadre à la chambre de commerce, confident trouble de gamin dépravé de Paris ravi. Marguerite Duras comme du tueur anthropophage Issei Sagawa, L’occasion de revoir la scène – comme on dit « scène de de l’écrivain Peter Handke ou du cinéaste nanophile Werner crime ». Revoir... voire ! Rien ne nous vient, rien du tout... Rien, Herzog, de Cartier-Bresson ou de Doisneau, donnant à temps si ce n’est pourtant cette position accroupie siamoise, blottis perdu une plaque funéraire à l’inspirateur du grunge Emmanuel l’un contre l’autre avec Bambou, la femme de paille aux yeux Bove, esthète de la méditation équestre, accessoirement photo- sans paupières, sur le pas de l’antre. Là, tapis dans l’ombre, graphe, de mariage, de tournage, du gotha culturel, de Godard à comme deux figurants de Jeux interdits peu rassurés, à l’huis Marianne Faithfull en passant par Johnny, entre deux séminaires entrebâillé de La Barbe bleue à la yellow star, les yeux écarquil- de Barthes ou de Foucault en voisin de Luchini, et autant de lés, voyeurs bon gré mal gré de la prise de vue engagée, à relu- trips, voyages, amies, amis, dont son inséparable play-boy filou quer, assistant coûte que coûte à la mise à sac. Rien, si ce n’est, agitateur disparu Charlie Najman : Patrick aux yeux verts a été au fait et surtout, ce qui remonte finalement comme si l’on y mon partenaire, reporter photographe de prédilection et d’au- était : le moment crucial, de bascule, où, entre deux approches torité, quelques décennies de semi-imposture de presse durant, « suggestives », deux recherches de « gestuelle » provocante notamment au chevet des mythiques Hubert Selby Jr, Orson concons, du genre Gainsbourg, chemise ouverte, surjouant Welles ou, donc, Serge Gainsbourg qui nous intéresse. le geste drapé très mec de dénouer sa boucle de jean, de bais- ser sa braguette, entre deux nouvelles libations de champagne LA MISSION rosé, l’instant où, trêve de minauderies, le poseur d’habitude Le 13 mars 2020, nous voici partis en séminaire garçon en venant au fait, à ce qu’il mijotait de loin, vieux fourbe, dit, binaire, avec Patrick au volant d’une quelconque Mini Cooper tout à trac, exac­tement : « OK, vous êtes durs, les gars. Je vois conjugale, pour le bord de mer normand, refuge de tant de où vous voulez en venir. C’est vache », et joignant le geste à la parole, à l’esbroufe, pour couper court à mon début de reca- et en étalant ensemble, frissonnant, cherchant le trouble grave- drage agacé – holà, pas de malaise... –, s’autorisant hâ­ti­vement leux, la transgression, aspirant au sacrilège, à l’Histoire de l’œil de nos prétendues sollicitations appuyées, cédant à mon chan- de Bataille, visant l’immonde irréparable, le viol des conve- tage éhonté allégué à son amitié, Gainsbourg entre dans le nances, la bougrerie à la Lorrain – modèle louchébem « enfi- dur, le désapage. « Vous avez ce que vous vouliez... Bravo ! » lanthrope » de Charlus ou Huysmans et Floressas, son héros fourbasse-t-il. Et de s’éclipser, sur ce, dans sa salle d’eau atte- déviant –, le Gainsbourg de cette drôle de partouze solitaire nante, faussement pressé et contraint, pour s’apprêter, se figno- entourée d’œilletons imposés, prend des attitudes comme on ler, se faire désirer, s’appareiller, coquet, et resurgir, abraca- jouait aux « attitudes » à la mode des salons de Naples ou de dabra, dévêtu, nu comme un ver, sous nos yeux censément Londres, au temps de lady Hamilton, de lord Nelson et de ébahis. Ciel ! Pas tout à fait nu intégralement encore... Super- Gainsborough. Gainsbarre garde une mini-serviette à la taille, en dernier rem- Il mime, frime, se risque au pire, s’écarte, s’étire au flanc, part à sa pudeur bien entamée, presque prêt pour la parade, le se met au défi, se fend à fond, s’ose à plat ventre, langue dar- grand jeu, l’extra-large, la revue de presse rêvée et ourdie par dée, au bord du lit quatre places de boudoir à bobinard gay sa machine à inspirations tordues, sa petite idée de derrière la Paris miroitant, esquisse une audace à quatre pattes, tous reins tête : faire l’actu, forcer la note, aller au clash, à l’attentat aux dehors, mais se reprend, replié en chien de fusil, en fœtus, s’en- bonnes mœurs, focaliser l’attention – « C’est bien parce que tortillant sans suite dans un boa velu trop trav’... c’est toi, et Libé... Qu’est-ce que vous ne me faites pas faire... », Il se redresse, raidit la posture, à la légionnaire, cambre, voyant d’avance la « une » en rouge moite du journal cligno- contracte, sur les nerfs, retiré dans son Jardin des supplices ter devant ses yeux d’arnaqueur onaniste : « Gainsbourg fout secret de chevet, paupières chavirées, mains en coque de pro- le paquet ! » tection, pudibonderie-réflexe assez tardive sur le pubis, se Et l’intéressé, tombé le petit linge, de nous le mettre (le fouille en attente de grand frisson scabreux, convoite le sexe paquet) sous le nez. À prendre (en photo) ou à laisser. À la d’effroi à rebrousse-poil, le trop-c’est-trop du topless au mascu- Mitchum, ivre-mort ce soir de gala d’ennui à Hollywood où, lin, hésite un instant à mettre en jeu tels olisbos de sa panoplie horripilé par le papotage de folles à sa ronde, il sort sa verge obligée du viveur-jouisseur-collectionneur, godes raffinés pré- de son pantalon de smok’ en plein flafla, et la flanque sur la sents sur les lieux, dans leur coffret laqué à « adjuvants », entre table : « Alors, les filles, qui est-ce qui me la suce en premier ? » bagues à nœud, sangle à bourses, œuf d’amour, lancette, cap- sules, visière et bâillon... Fiévreux à glace, il appelle la tension à EXHIBITION son comble, la rupture, le vertige, le spasme du stupre, l’abîme Les évolutions, poses, langueurs plus ou moins « clas- en luxure, l’empire des sens, sens dessous dessus, s’abandonne sieuses » de l’ami Serge possédé, à partir de là, oscilleraient à corps perdu... entre inquiétante étrangeté nimbée de beauté piteuse de cette Las, pour paraphraser l’artiste misogyne lui-même, « le plus autocélébration biaisée, mystère de l’incarnation vermeille beau Gainsbourg du monde ne peut donner que ce qu’il a... » d’une star à l’humour noir en phase trans-LGBT avant l’heure En l’espèce, un corps bizarre de bébé biberonnant de 60 ans, un peu grave, passages de grâces charnelles blêmes, expression- poupon doux mi-dodo-à-dada-sur-mon-Mickey (« maousse ») nistes, eucharistie de l’anatomie potelée à peau de lait, glabre, mi-doudou klaxonné, plus câlin que hardeur double fist. Il y a plutôt juvénile, du chanteur à femmes-enfants – et pathé- de la tenue de contention dans cette inconduite recherchée, de tique de toute exhibition, puérile, nudité d’homme en vanité. la discipline chez ce dissolu, de la correction incorrigible dans Serge Gainsbourg au zénith finissant se payait là le luxe cette tentation d’incorrection appliquée, où la sévérité règne, éméché de s’offrir en pâture, se cherchait à vif, assez puceau soit dit en passant, sans un soupçon de relâchement humoris- rougissant de son audace déplacée, se passant à la question, tique, de risette déplacée – gravité marmoréenne d’abord – et avide d’interdits ineffables, se tourmentant à plaisir en saint vice-versa, de la tendresse et du poli dans cette raideur d’ivoire. sulpicien un peu douillettement percé de traits maniéristes, Celui qui nous confiait d’ailleurs alors, hors micro et bra- de dards de douleur exquise, s’enamourant au pilori glamour vade, qu’au rayon torride, avec son « tutu », il ne faisait plus dopé au « 102 » (double Pastis 51), moins gore et raide qu’un guère que « jouer à la poupée », croisait moins, en la circons- peu olé olé, de fait, en auto-martyre d’ex-rimailleur à plumes tance, sur les crêtes disco backroom ecstasyques à « poutre pour grandes Zoa de chez Madame Arthur. Gainsbourg en app’ » de Love on the Beat, que dans les eaux d’approche du folle de Chaillot enlevant le bas et les bras en l’air pour plus de Styx d’un improbable Stan the Flasher 2, le retour – Les Éros lascivité, de ligne, rentrant le ventre et se mordant les joues, de sont fatigués. face, de profil, de dos, dodu – poupous, tutu, touffe et douilles Au bout d’un long après-midi entier de ce régime éprouvant, à tout vent, en pâmoison taulière plus ou moins altière. harassant, de prémices et simulacres « sensuels et sans suite », Le beau Serge qui se retirait épisodiquement à l’écart, sans « érex’ » ni « éjac’ », à la poursuite de « l’amour physique timide, pour se refaire, se rafraîchir, éponger, pomponner, et sans issue », la séance prendrait fin ainsi qu’un accès cesse, embaumer, s’employer cependant, sans nul doute, à donner de guerre lasse lascive. du jeu à son organe à peine réservé en la circonstance, censé crever l’écran, « trouer le cul », mais tendant à rester en retrait, RETIRAGE bien trop chaste et pudique, loin de la flamberge au vent de À la revoyure amicale, quatre décennies et une mort plus l’imagerie paillarde et autre « gourdin dans sa housse » du tard, la tentation était un peu la contrition, la dérision – au cru, Gainsbourg travaillait au corps – le sien –, le ravissement mieux : la complicité foireuse. L’un de nous résumait « C’est inouï, l’intouchable, la défaillance obscène, l’ek-stase sale... vraiment de la couille... » ; l’autre «...en barre ». Et l’un ou Pâle comme une pierreuse, inquiet, fuyant notre regard captif l’autre, cisaillant à qui mieux mieux au fil des heures l’un des multiples avatars du vit gainsbourien représenté en celle de William Klein en travelo. Mais je ne suis pas dans ce lamelles ultrafines, inventait le concept de « circoncision genre de circuit. post-mortem ». Combien de photos représentait l’ensemble de ta prise de Avec un peu de hauteur, pour autant, toute honte bue, on vue ? pouvait aussi bien finalement revoir ce transport sacrificiel, Peut-être une cinquantaine. Un photographe professionnel ce rituel de possession totémique disco-vaudou on the beat, aurait sans doute réussi plus de clichés exploitables, mais je avec les yeux du surréalisme poético-psycho-anthropologique, n’ai jamais pris la photo très au sérieux et cette « occasion » réévaluer la chose un peu barbare, pourquoi pas, comme une qui m’était offerte de façon totalement inattendue m’a pris de espèce de cadavre exquis érotomaniaque idéal, entre Man Ray court. Sur le coup, je ne pensais qu’à des détails techniques : et Picasso, Dalí, Bataille, Leiris ou Artaud, du côté et du temps est-ce que l’appareil était bien réglé ? est-ce que je ne me plan- d’un Gyula Halàsz Brassaï... tais pas complètement sur la lumière ? C’était SG lui-même Patrick Duval en conseiller spirituel et technique, cependant, qui mettait en scène les images en prenant des poses que je ne dans le rôle de l’archer photographe sacré, aurait joué bravement lui demandais pas du tout de prendre. Je ne faisais qu’appuyer le jeu, tirant et décochant ses flashs, scoopant à vue, mettant en compulsivement sur le bouton. boîte, sans y regarder de trop près, la composition assez libre, Sans insister, peux-tu décrire deux ou trois de ces clichés obs- évasive, le happening bareback – plus mis en boîte lui-même cènes ? qu’autre chose, avec moi pris à témoin par terre du déballage Déjà, il y avait le décor que SG avait choisi comme fond : une en réclame de printemps bourgeonnant, Bambou neigeusement tapisserie orientale, hindoue ou iranienne, avec des person- lovée tout contre, frémissante ; assistant tous deux (et demi) en nages qui copulaient ou se faisaient couper la tête, ou les deux silence, saisis, au hold-up cataleptique par Gainsbarre de son en même temps. Lui-même prenait des poses langoureuses, petit coffre-fort à bijoux de famille, le grand Serge braquant levant les bras façon saint Sébastien et me demandant parfois pour la postérité ses derniers retranchements de vague intimité si on allait voir ou pas son sexe. Ça ne m’étonnerait pas que j’aie à quitte ou double, en tapis rose chair. Clac clic, merci Patrick. répondu : « Un peu. » En fait, on le voyait beaucoup. Ton équipement ? D’où t’est venu ce projet de détruire tous tes nus de Gains- Flash Olympus, minable. Boîtier OM1 et objectif 50 mm bourg ? (comme Cartier-Bresson). Étant déjà venu dans l’appartement Ça n’a jamais été un projet. Ça fait longtemps que je ne fais plus de SG, je savais qu’il y faisait très sombre et que des photos en de projet. Comme disait Lennon, « la vie, c’est ce qui passe lumière naturelle étaient inenvisageables. J’avais donc pris un pendant que vous faites des projets... » Il n’y avait rien d’autre flash, espérant vaguement un effet Weegee ou Diane Arbus, à faire que de détruire ces images qui étaient impubliables, mais contrairement à leurs flashs au magnésium, le mien fai- immontrables et que je n’avais moi-même aucun plaisir à re- sait un éclairage horrible, même dirigé au plafond – qui était garder, car en dehors du fait qu’on voyait SG nu, de face et de noir de toute façon. dos, elles étaient franchement moches, éclairées au flash. Une À propos de maîtres de la photo, tu es l’un des tout der- honte. Aussi gênantes pour le sujet que pour le photographe. niers à avoir approché Brassaï, semi-contemporain de Mais pourquoi les détruire ? ­Gainsbourg... Je pense que la responsabilité de les détruire me revenait à À l’époque, plus personne n’en parlait, c’est Robert Doisneau moi disons à 70 % et à 30 % à toi qui m’avais placé en situation qui m’avait presque supplié d’aller le voir et de faire une inter- de les faire. Comme nous étions d’accord, la majorité absolue view de lui, appelant même sa femme Gilberte pour m’annon- était atteinte et nous étions tous deux assez excités d’en faire cer et pour qu’elle ne m’envoie pas balader – comme Brassaï une petite aventure cérémoniale. Une destruction tout à fait avait eu un AVC, elle refusait presque tout, sauf sur recomman- démocratique, en somme. dation de Doisneau, pour qui elle avait de l’amitié. Qu’y aurait-il eu de si grave à conserver tout ou partie de La date de rectification de Gainsbourg, mars 2020, avait- ces documents intimes, après tout rares, un peu historiques ? elle un sens ? Rien de vraiment grave, mais je me disais souvent que si je Non. C’était un week-end banal. Juste à la veille du confine- mourais d’un seul coup, les photos pourraient se retrouver en ment... possession d’ayants droit à qui je n’avais pas envie de léguer Et Trouville ? Pour la mer ? Pour les Roches noires ? Pour une telle décision à prendre. D’ailleurs, où ces mauvaises pho- Duras, à l’alcoolisme délirant notoire ? tos avaient-elles leur place ? Nous avons vaguement songé à les Un jour, j’ai participé à l’éparpillement des cendres de la sœur donner à sa fille Charlotte, mais, outre le choc qu’elle aurait d’une proche, au large des Roches noires chères à Duras que peut-être eu à découvrir la nudité de son père dans cet état, j’ai aussi connue assez bien. Du coup, ça m’a semblé le bon en- en quoi était-elle plus qualifiée que nous pour statuer ? Et puis droit en termes de gravité et de beauté du geste. Gainsbourg avait eu d’autres enfants. Je ne me voyais pas faire De même qu’en août 1984, rue de Verneuil, Bambou témoi- la tournée des héritiers. De la série, nous avions sélectionné à gnait, tu souhaitais, à l’heure de l’effacement 2020, qu’on l’époque, pour Libération, une dizaine d’images en noir et blanc soit deux. Pour ne pas flancher ? Pour mémoire ? Pour la sa- dont celle que nous avions baptisée « l’icône » ou « Sardana- tisfaction partagée du saccage ? pale », où SG est allongé sur son lit, une cigarette à la main, Flancher ? Non, pas une minute, je n’ai songé à renoncer. Mais le drap recouvrant le sexe mais les poils apparents, et où il est le fait qu’on soit deux, les deux seuls concernés et d’accord sur très beau. Elle a d’ailleurs été plusieurs fois publiée dans des l’autodafé, fait que je n’ai aucun regret. Au contraire. C’était biographies. Je pense qu’elle mériterait d’être tirée en poster une bonne décision. Jeter, se débarrasser, est presque toujours et distribuée dans le circuit des images légendaires, comme salutaire et même un vrai plaisir. En fait, comment ça s’est passé ? J’oublie à mesure... Par une tendance à fuir les décisions. Cela semble contradic- On aurait pu brûler les photos, mais comme c’étaient prin- toire avec mon éloge du débarras, mais trancher n’est pas du cipalement des diapos, ça n’aurait eu aucun panache. Juste tout mon fort. Tant que j’ai un vague attachement ou, disons, une odeur de plastique brûlé. Alors, j’ai proposé une découpe un léger doute, je me dis : « On verra demain... ou le mois pro- des diapos et photos, en fines tranches impossibles à recol- chain. » Et puis vient un moment où il ne s’agit plus d’une déci- ler, qu’on a jetées dans des poubelles différentes. Ç’aurait été sion mais d’une évidence. Alors, on peut jeter sans effort. C’est amusant que quelqu’un essaie de reconstituer les images. Qui ce qui s’est passé. Il se trouve que cela coïncide avec les trente sait si ce n’est pas arrivé... ans de la mort de SG. Disparition, destruction... sont des mots Un détail te titille encore : Serge te demandant de sa qui vont très bien ensemble... fausse voix d’enfant de ne pas lui prendre le sexe, tout Si c’était à refaire ? en ­l’exhibant... Comme je n’aime pas faire deux fois la même chose, j’aurais Il ne me demandait pas vraiment de ne pas photographier proposé une destruction différente ; peut-être jeter les débris son sexe, mais si on le voyait dans la photo ? S’il avait effecti- des photos au large comme des cendres. vement voulu qu’on ne le voit pas, il ne se serait pas complè- tement déshabillé et exposé comme il l’a fait, non ? À moins ENVOI qu’il ait voulu qu’on ne fasse que « suggérer » sa nudité. Ce Au total, de cette débauche d’images au sens propre ne qu’on a fini par faire, du reste. surnage qu’un aperçu, celui dit « de Sardanapale » évoqué Tu voyais autrement le traitement du thème « sex » im- plus haut par son auteur, un non-nu. Point final ? Moins expo- posé ? sée, aussi morale à sa façon, l’empreinte portée du tableau Au départ, j’avais pensé demander à Gainsbourg de glisser de commande maniériste peu connu sublimant en saint dans son jean un truc un peu gros et dur qui laisserait ima- Sébastien d’après Régnier (c. 1620) et Mantegna (1480) le giner ce qu’il chantait. Une baguette de pain, par exemple. poète auto-martyrisé que Gainsbourg jouissait un jour de Mais j’ai dû oublier de passer à la boulangerie et c’est lui qui figurer à nos yeux abusés, en rêve charnel pantelant, corps a pris les choses en main. lancé de flèches de Cupidon. C’est la quintessence, le substrat. Au fait, quel était son petit mot pour désigner son truc ? Soit Gainsbourg d’après son strip photo narcissique tel que Il disait « ma biroute », un mot désuet qui rappelle qu’il était le dépose, en le réajustant décemment au passage, d’un petit né en 1928. pagne de torture, Béatrice Turquand d’Auzay en illustration Le meilleur de la séance photo ? de jaquette livide du livre Gainsbourg mort ou vices, publié en C’est le moment où il est dans son lit et prend cette pose ma- 1992, une dizaine d’années après les faits délictueux – peinture gnifique de Sardanapale. Juste à cet instant, je remarque disparue avec l’édition, retirée retitrée depuis lors Gainsbourg sur sa table de nuit deux photos représentant des fesses de raconte sa mort, illustré par l’instantané « de Sardanapale » au femmes – peut-être celles de Brigitte Bardot – qui confèrent lit... CQFD, tant il est vrai que, tout compte fait, les exhibitions à l’image finale une sorte de perfection. maison auront moins fait recette que la pure vision de sa dispa- ... et de la séance d’effacement ? rition par le mort vivant même. Une vue hors sujet et une pein- Durant la destruction, ou peut-être juste après, tu as cassé ture d’après les mythiques nus en photo morts rhabillée : annu- une tasse en l’essuyant un peu trop fort. Comme pour mar- ler l’œuvre body art nudiste du goualeur salingue de Pas long quer une rupture, la fin de quelque chose. Ça faisait une feu ici n’aura jamais que refait ce que le premier Gainsbourg belle image de fin. rapin faisait lui-même très tôt de ses toiles oubliables : table Finalement, pourquoi avoir attendu quarante ans pour rase. « Il faut paraître, et disparaître sitôt l’effet produit. » Du anéantir ces photos ? principe de Brummell appliqué au dandy nu. �

Super-Gainsbarre voit d’avance la « une » de Libé clignoter devant ses yeux : « Gainsbourg fout le paquet ! »

LA MORT DE SARDANAPALE : PATRICK DUVAL ET ROGER-VIOLLET) DUVAL : PATRICK Libération du 4 mars 1991, deux jours après la mort de Gainsbourg, publie une interview posthume donnée en 1981 et l’un des clichés

(PHOTOS LIBÉRATION de la séance dénudée de 1984. Spéciale dédicace

LA CULTURE DU SAMPLE Poète maudit, homme à femmes un peu salaud, crameur de billets de banque, tout à la fois bling et antisystème : HARDCORE SUR LE BEAT Gainsbourg était finalement très rap, bien avant que le genre Serge Gainsbourg et Bambou sur tournage n’existe, constate Constance Dovergne. Le hip-hop français du clip de Love

DAVID LEFRANC/KIPA/SYGM/GETTY IMAGES LEFRANC/KIPA/SYGM/GETTY DAVID ne s’y est pas trompé, qui lui rend régulièrement hommage. on the Beat en 1984. D lonné sur un morceau de rap. 1991, de En morceau un sur lonné échantil est l’artiste fois que première n’est Ce la pas Gainsbourg. adore qui d’œil àSolaar, clin un comme version Clyde.and àBonnie songe Bass Boom que vrant Nouveau Western. décou C’est les en de paroles les écrit Solaar lequel sur Ross Diana de sample avec un instru premier àPolydor. un tine compose Il pla de disque un d’offrir déjà vient qui MC Solaar de album deuxième le Prose de Combat, production àla Zdar Bass beatmaker jeune 1993 de un jour ce studio, en où, sixties sensualité de et d’esprit rebelle concentré power, soft de C’est monument un 1968 de France jusqu’en Amérique. la rayonner fait et étrangers sements clas les dans hisse se voyou.tisme Elle roman ce de hexagonale l’adaptation nue. mécon poétesse et légendaire minelle Parker,cri Bonnie de magnifique texte Trail’s The End, traduisant en Bardot Brigitte pour l’écrit Il à Gainsbourg. son chan une inspire Clyde, and qui Bonnie ultraviolence son et formelle calité radi sa par Hollywood révolutionner de tôt. plus ans vingt-six Gainsbourg Serge par composée mélodie fois la première la Visiteurs des originale bande la Base, of Ace entre jusqu’au 30 y restera Top le Nouveau Western dans 50. entre Il tard, plus jours Quatre morceau. le s’arrachent dingues, deviennent stations autres Les tube. un livrer de rap, vient l’on d’Amérique que le et appelle arrivé musical genre d’un messie MC Solaar, Nova. Radio sur Noël, avant peu un bringue... la faire quoi deet cheval du l’arme, De / du flingue bang, dubang dingue /Cow-boy zona Warren Beatty et Faye et venait Dunaway Beatty Warren en vedette mettant film un Amérique, né. En n’était encore pas M’Barali Honoré Claude monde. À Dakar, C’était une autre époque, un autre autre un époque, autre une C’était Hubert Blanc-Francard, dit « dit Blanc-Francard, Hubert la chanson, est est Clyde, and chanson, Bonnie la », collabore avec Jimmy Jay avec Jimmy et», collabore qui va traverser les années jusqu’à années les traverser va qui et Patricia Kaas, que vibre pour pour vibre que Kaas, Patricia et Et recompose entièrement la la entièrement recompose Et va avoir l’idée de le sampler. avoirva le l’idée de avril 1994. avril C’est là, dans lequel Harry Harry lequel dans d’AmériqueÉtat /Un Arizona en vent souffle « : soudain et saxophone, de boucle une nants, lanci violons es » C’était fin fin » C’était 1993, Boom Boom un un Le : ------M n son pour France Gall), Chopin (Prélude commune pour l’americana. Voilà peut- époques, deux artistes, leur fascination que le sample fait naître entre deux piano n gement repris Beethoven (Sonate pour drait sans doute pas, lui-même ayant lar- ou Fatboy Slim. Gainsbourg ne s’en plain EPMD, Texas, Big Red, Kylie Minogue que Nas, 113, Method Man, Assassin, sons. Onycroise des artistes aussi divers ceaux qui utilisent des extraits de seschan Whosampled.com répertorie 159 mor- française. est unbon ambassadeur de lamusique et Benelux chez Spotify. Gainsbourg Monin, directeur de la musique France Attack, Damon Albarn... note Antoine d’autres artistes dans le monde, Massive comme une influence majeure àl’instar vent l’album Histoire de Melody Nelson au-delà des frontières Mais Serge Gainsbourg inspire bien cal hexagonal déjà riche, un acte pirate. réinterprétation d’unpatrimoine musi- dit ceci yeux sont rivés. Du rap, cales françaises par celui sur lequel tous les être la plus réussie des hybridations musi cussionniste nigérian Babatunde Olatunji. non-crédité, de Un large échantillonnage, longtemps l’album à Bob Dylan. virage Son world music dès tait d’avoir quelques pompé rythmiques I pettes des Oubliettes des pettes trom les entendre pu adéjà on Soul, La De américain du groupe album un dans J’suis auch. J’suis morceau le pour insolent break d’un sexy notes 1992,dès àJe t’aime... moi non plus emprunté, avait français, durap oublié pionnier Man, Destroy France, En Fat Lady Demo. The PlaysOver Till The d’ délique Talkin’ Hey Bout Love, l’intro et psyché (Symphonie n évoque pêle-mêle l’héritage jazz, les jazz, l’héritage pêle-mêle évoque tendait l’at où on là n’était jamais il calement, musi mais, ou génie, chance tunisme, er Samplé dans 159Samplé morceaux o mouvement

« 4, opus 28 opus 4, On ne sait pas si c’est si oppor pas par sait ne On o

: c’est une culture du sample, la Gainsbourg percussions 1964 en », résume Antoine Monin qui qui Monin Antoine », résume 1 sur Poupée de cire, de poupée » Lapreuve en est que le site intemporelle dans le dialogue chose d’unique, une élégance ais En Melody (1971) dans o Nouveau Western pour Initials BB)et sevan

pour Jane B),Dvorák 9 « Drums of PassionDrums per du Du NouveauDu Monde (1961) joyeux le sur : « Nouveau Western Beck cite sou - a quelque quelque a Not Not les les »,

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filmé dans un jacuzzi jacuzzi un dans filmé Sun, and Sex Sea, bon marché, il y livre un hommage aussi aussi hommage un ylivre il marché, bon titre le Gainsbourg Serge de arabe sion « autoproclamé Alkpote, boyant, culture hip-hop en gestation quand quand gestation en hip-hop culture une toute prophétisait pop, la de damné premier C’est l’aura que Gainsbourg, de l’âme de humaine sombres plus fonds les tré les dans désinvolture insoutenable avec plonge une qui d’un pédophile trait Lithopédion ? featuring unique et seul pour Angèle belge l’étoile pop a choisi misogynie àla et l’obscénité ultra-crue rie image à une conjuguent se qui raires litté envolées ses ?Pour chansons ses de latente poésie la Pour Damso. pelle « de qualifient rap de forums des teurs contribu les et musicaux critiques les joue. » Saint-Germain Paris le quand Toujours heureux Gainsbourg / Serge de inspiré /J’suis légèrement poudre de plein zen le d’respirer n’essaie pas Et / coûtent fringues belles mes combien mitraillette de flow avec qu’ordurier un débité jouissif MC Solaar fut premier rap du Gainsbourg antisystème. et fois bling la à tout banque, de billets de crameur le salaud, peu un à femmes l’homme dit, mau poète le sont que Gainsbourg de rap très finalement facettes multiples les convoquer pour musical cadre le français. rap le et musique sa entre parallèle long un ya Il musical... patrimoine d’un pirent s’ins ils dont mots, avec les jouent ils dont façon La Gainsbourg. tradition grande la de héritiers les sont rappeurs dumonde. « musiques enfin et anglaise pop tournant le puis « débuts tifs dont on l’affuble oscillent du génie à du génie oscillent l’affuble on dont tifs Gainsbourg des années 2020 années des Gainsbourg Depuis deux ans, celui que les fans, fans, les que celui ans, deux Depuis Les artistes étiquetés « étiquetés artistes Les Les artistes étiquetés flamboyant, Alkpote. du rap « MC Solaar ; le plus Serge Gainsbourg Gainzbeur Le premier fut chanson très genre un dans » Qui dépasse largement largement dépasse » Qui ? Parce que les qualifica les que ? Parce Pour le titre titre le Pour : « » sont légion. Cherche pas à savoir à savoir pas Cherche en 2012. en de Au son » sont légion. Le légion. » sont Aujourd’hui, les les Aujourd’hui, de son album album son de ; le plus flam plus ; le ? Parce qu’il qu’il ? Parce Julien,

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AL PEREIRA/GETTY IMAGES/MICHAEL OCHS ARCHIVES ; DALLE APRF ; JEAN-ERICK PASQUIER/GETTY IMAGES l’artiste lui-même s’est mis à chercher l’inspiration du côté des musiques afri- caines et caribéennes. Elles tenaient dans un demi-rayon de la Fnac qui proposait aussi quelques disques de rap, sous-genre musical alors incompris et regardé par les médias comme une curiosité. Le rap allait surtout devenir la bande-son d’une génération éduquée à cette culture du sample. On la doit à ces producteurs dont l’esprit pirate lui a donné cette richesse si particulière qui situe aujourd’hui le pays juste derrière les États-Unis sur la carte des grandes nations hip-hop.

Introuvables en streaming

ourtant, certains trésors natio- naux tels que Les Princes de la Ville du 113 ou Nouveau Western GANGSTERS MODERNES de Solaar sont introuvables sur les plate- De haut en bas : P MC Solaar et Jimmy formes de streaming. « Ces albums ont Jay à New York été commercialisés à l’époque où l’ex- en 1994 ; Zdar et Boom ploitation numérique n’existait pas, Bass en 1999 ; break explique Antoine Monin. Quand elle dance à L’Affranchi est arrivée, il a fallu revoir les conditions à Marseille. avec les ayants droit, les contrats avec les artistes. Parfois les négociations n’abou- tissent pas. » C’est ce qui s’est passé avec les premiers albums de MC Solaar. Après les millions de disques écoulés et les nombreuses Victoires de la musique reçues par Qui sème le vent récolte le tempo et Prose Combat, le rappeur estime que son contrat est mal négocié. Il veut quitter Polydor. Longue et difficile, la bataille judiciaire dure jusqu’au début des années 2000. Il finit par récupérer les droits de sa musique, mais pas les bandes. Ses albums sortis chez Polydor ne sont donc plus exploitables. Or, ne pas être disponible sur Spotify, plate- forme privilégiée par 320 millions d’uti- lisateurs, c’est disparaître un peu de la mémoire musicale collective. Gainsbourg, lui, avec son catalogue géré de main de maître par la société Melody Nelson Publishing, qui a rap- porté plus de 450 000 euros de droits d’auteur sur la seule année 2018, est bien présent sur Spotify. Sa discogra- phie a été streamée 210 millions de fois, un chiffre en croissance continue, notamment à l’étranger. Mais c’est sur YouTube, ultime zone de non-droit d’au- teur, qu’il faudra se rendre pour se souve- nir de ce que le rap français doit à Serge Gainsbourg. Et constater, dans la foulée, ce que lui-même doit au rap : la promesse d’une éternelle modernité. � Le monde d’après SUR LE FIL Il lui est arrivé de se demander si elle valait le coup, sans Serge. La question ne se posait pas. Jane Birkin a su s’approprier les années post-Gainsbourg et passer du rôle de muse à celui d’artiste. Christophe Conte raconte la nouvelle vie d’une femme grave et légère à la fois, dont un nouvel album sort en 2021.

ala de l’Union des artistes, 1973. Jane rit-elle. Ce n’est pas dramatique pour moi »), la mort de sa fille Birkin se lance sur un fil, déguisée en Kate en décembre 2013 dont elle exorcise les stigmates sur le nou- bunny girl, une ombrelle à la main et vel album, l’entrave à son métier de comédienne en raison des sourire obligé de celle qui n’en mène assurances « trop vaches » qui ne veulent pas courir de risques pas large. L’image, légère et d’un autre – elle n’a pas tourné depuis un téléfilm en 2014 –, rien ne saurait temps, est réapparue sur les réseaux complè­tement entailler sa bonne nature. À propos de Kate : « Je sociaux alors que le premier titre me dis que j’ai eu la chance de l’avoir pendant quarante-sept ans, extrait de son nouvel album, une chan- alors que mon frère a perdu son fils quand il avait 20 ans. Je trouve son folk nonchalante baptisée Les Jeux interdits, glissait sur les que ce n’est pas raisonnable de se plaindre, ce sont des choses ondes. Birkin funambule, on ne peut rêver meilleure métaphore, qui arrivent à tout le monde. Il faut faire preuve d’un peu de gra- elle qui s’équilibre tant bien que mal depuis six décennies entre titude, finalement. » Cet album splendide d’un bout à l’autre, deux pays, deux langues parfois mélangées au grand martyr des Oh ! Pardon, tu dormais... (dont la sortie a été reportée à 2021 Gpronoms et des accords de verbes, deux métiers, deux hommes à pour cause de confinement), elle le doit entièrement à la ténacité une époque, deux tragédies souvent et qui tient, par miracle, tou- d’Étienne Daho, qui ne pouvait se résoudre à voir Jane ensom- jours debout. Calée dans le salon forcément un peu anglais d’un meiller éternellement sa voix sous des douleurs muettes, draper hôtel proche du jardin du Luxembourg – café honteusement amé- uniquement ses souvenirs dans la nostalgie impuissante et n’être ricain pour elle, thé earl grey de circonstance pour nous –, elle se plus aux yeux du plus grand nombre que ce charmant minois souvient de la douloureuse application dont il lui aura fallu faire sixties/seventies qui surgit à longueur de temps sur Instagram. preuve pour traverser ce Styx dérisoire de 1973 devant les regards souvent libidineux du « métier », alors réuni pour la bienfaisance « Tu as eu plus qu’un autre le meilleur de moi » envers les artistes les plus démunis. « Je suis maladroite, je dis pardon quand je me cogne aux meubles, je rate la table, je me n lui demande si elle est consciente de ça, du fait que renverse la tasse sur le pantalon, alors il m’a fallu une concentra- des centaines de photos d’elle scrollent en permanence tion monstre pour marcher sur un fil de fer, mais c’est possible. » sous les doigts de milliers de gens, plus que Bardot, Des choses impossibles, des montagnes insurmontables, ODeneuve ou qu’aucune autre de ces « icônes » d’une religion Jane B. en a dompté pas mal tout au long de sa vie, particulière- ciné-pop en mal de glamour. « Figurez-vous que oui, je m’en ment au cours des dix dernières années. Le cancer sournois dont suis rendu compte en cherchant une photo où je portais une elle a fini par s’acclimater (« L’hôpital est ma seconde maison, robe de soirée, parce que je devais la retrouver pour une expo. » Obsédant labyrintheLe Des sentiments Où l’onemprunte Ille au vent Délabre scint- « Seul uncan- Jane Birkinen 1993. AMOUR DES FEINTES DES AMOUR

LEONARDO CENDAMO/GETTY IMAGES J’ai découvert le nombre de photos de moi sur Internet, mais j’at- durant lesquelles Serge Gainsbourg et Jane Birkin ne seront plus tribue ça au fait que mon style de l’époque plaît aux gens d’au- un couple. Le côté privé les regarde, même si elle n’en a rien jourd’hui. C’est marrant car nous, on n’aurait voulu pour rien dissimulé dans son « diary », mais sur un plan professionnel la au monde ressembler à nos mères ! Avec ma frange, mes jupes chanson est restée un sanctuaire jalousement verrouillé, dont seul courtes, mes cheveux un peu teints en blond, j’ai incarné cette Serge possédait la clé. Pas question, avant 1991, qu’elle chante image on ne peut plus typique du Swinging London, à l’époque les mots d’un autre, d’un vivant tout du moins, avec une déro- où notre modèle à nous était Jean Shrimpton. » Parenthèse refer- gation sur scène pour Avec le temps, peut-être parce que le texte mée, car on a rassuré Jane en préambule à cette rencontre, il de Ferré nourrissait leur roman à ciel ouvert. Avec la mort de n’était pas question de dérouler à nouveau le fil usé de son inso- Gainsbourg, tout s’en va forcément, même si Jane va à tâtons lente jeunesse dans le Londres de John Barry et d’Antonioni dans l’inconnu que provoquera l’envol de sa plume. Cinq longues (Blow Up), puis dans cette France post-1968 libérée, au bras de années défilent durant lesquelles elle fait en sorte d’avoir la tête Serge Gainsbourg et dans les pages de Lui, Melody Nelson et la ailleurs, dans les scénarios qu’elle écrit (dont celui d’Oh ! Pardon, rue de Verneuil, l’Élysée-Matignon­ et Saint Trop’, les shows des tu dormais... en 1992, qui connaît aujourd’hui cette résurrection Carpentier en robe à paillettes à faire l’idiote baby doll de service, chantée), les films qu’elle tourne ou les pièces de théâtre dans les- l’ex-fan des sixties et puis le double tapage de Je t’aime... moi non quelles elle joue (L’Aide-Mémoire de Jean-Claude Carrière, Les plus, la chanson et le film, qui fit grincer les dentiers de la morale Troyennes d’Euripide). des deux côtés de la Manche. Jane Birkin a consigné tout ça dans En 1996, elle biaise le jeu en enregistrant Versions Jane, un le premier volume de son journal, Munkey Diary (Fayard, 2018). album des chansons de Serge écrites à l’origine pour d’autres, Plus intéressant, parce que moins exposé chez notre funam- de Ces petits riens à Comment te dire adieu, comme un clin d’œil bule, est l’autre versant de sa vie, celui d’après la rupture avec embarrassé. Deux ans plus tard, elle fait comme si cela ne lui Gainsbourg en 1980, qu’elle raconte sans fard et d’une plume pesait pas sur la conscience en intitulant À la légère son pre- moins légère, dans le second tome baptisé Post-scriptum et publié mier album de chansons sans aucune trace de Gainsbourg. en 2019. « Post-scriptum », comme si tout ce qui se situait après la « J’ai demandé à Philippe Lerichomme [producteur et homme lettre d’adieu à Serge qui refermait le premier tome n’était qu’un de confiance de la famille] si je valais le coup sans Serge. C’était long appendice, souvent enflammé et douloureux. Une seconde une vraie question. Je n’avais pas de doute pour le cinéma et le vie bien plus fertile, pourtant, en matière artistique, puisque théâtre, mais pour la chanson, j’avais vraiment le sentiment que c’est seulement pendant ces années post-­ Gainsbourg que Birkin est devenue autre « C’était étrange pour moi chose qu’un adorable faire-valoir. Elle aura eu la chance tout d’abord, de chanter ses peines à lui. » lorsque Gainsbourg était encore en vie, JANE BIRKIN, À PROPOS DE SERGE GAINSBOURG d’occuper la place rêvée de la muse, la véritable, pas l’amuse-galerie d’autrefois. « C’était étrange pour j’aurais du mal à exister sans l’écriture de Serge. Philippe m’a dit moi de chanter ses peines à lui, ce qu’il écrivait de notre his- que, tant qu’à être infidèle, il fallait l’être complètement, ne pas toire avec le recul, comme sur les albums qu’il m’a écrits dans glisser du Gainsbourg ici ou là. C’est lui qui a réuni cette bande, les années qui ont suivi. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup avec Miossec, Manset, MC Solaar... Certains que je connaissais d’écrivains, en chansons et même en littérature, qui ont utilisé et d’autres pas encore. » Sur la pochette, la funambule devient quelqu’un qu’ils ont aimé et qui les a quittés, pour continuer libellule, Souchon et Voulzy signent la chanson-titre, mais c’est d’une certaine façon à être leur voix. J’ai eu cette chance de pou- déjà Étienne Daho qui paraphe le bon d’émancipation avec un voir conserver cette place enviable. » Les trois albums de ces morceau intitulé L’Autre Moi. L’autre Jane chanteuse, hors de la années en ciels de traîne, Baby Alone in Babylone (1983), Lost chrysalide Gainsbourg, est donc née à 52 ans. Dans son journal, Song (1987) et Amour des feintes (1990) sont, à l’évidence, les cette année-là, elle ne consigne presque rien, quelques anecdotes, plus ardents et profonds de son catalogue, les plus meurtris aussi et puis cette phrase perdue au milieu de nulle part : « J’avais eu écrits par Gainsbourg. Ces fulgurances de l’amour endeuillé sont un petit cancer, le premier... » À la légère. passées à la postérité, traversées par des formules sublimes qui dépassent leur propre histoire : « Fuir le bonheur de peur qu’il ne Un non-style qui va devenir un style se sauve », « Je sais que l’amour physique est sans issue » et sur le plus secret Une chose entre autres (1987), cette sentence qu’elle our la gravité – pas seulement celle indispensable aux citera souvent comme l’épitaphe de leurs folles années : « Tu as eu équilibristes –, Jane Birkin avait en revanche de quoi faire plus qu’un autre le meilleur de moi. » « Là où ça me rend un peu depuis longtemps, notamment grâce à Jacques Doillon, triste, c’est quand je repense à Amour des feintes, qu’il a dû écrire Pl’homme pour lequel elle quitta Serge Gainsbourg, le père de cinq ou six mois avant de mourir, toujours autour de ce sujet qui sa troisième fille Lou, qui n’hésita pas à malmener son image. était notre relation et notre séparation. Sur le moment, comme Birkin au cinéma, dans les années 1970, c’était essentiellement je n’ai pas aussi bon caractère qu’on le croit, ça avait tendance à pour le public les films de Claude Zidi (La moutarde me monte m’énerver. Je lisais les textes et je lui disais : “Ça va, j’ai compris”, au nez, La Course à l’échalote...), autant dire qu’avec Doillon d’un air agacé qu’il remette toujours ça sur le tapis. Plus tard, j’ai elle dégringolait de plusieurs barreaux sur l’échelle du rire. À pu rechanter ces chansons, leur redonner toute leur beauté. » son grand soulagement : « J’avais pu montrer un peu plus de La fameuse phrase de La Femme d’à côté de François Truffaut, choses dans Je t’aime moi non plus et un peu dans Sept morts « ni avec toi ni sans toi », peut s’accorder en moins tragique avec sur ordonnance, mais avec La Fille prodigue, Jacques m’a donné les sentiments qui semblent avoir prévalu pendant les onze années la chance de jouer une fille qui était en dépression nerveuse. JEAN-LOUIS ATLAN/SYGMA/GETTY IMAGE toutes tes ? » idoles devenues sont Que « Jane Birkinen 1978. SIXTIES DES EX-FAN Où sont tes? annéesfolles Où sont FUIR LE BONHEUR DE PEUR QU’IL NE SE SAUVE De gauche à droite : Jane Birkin en 1982 ; en 1984 ; récital au Bataclan en 1987 ; aux Victoires de la musique en 1992.

Pour la première fois, on me confiait de longs monologues et époque un des grands classiques de la marque, dessiné dans un d’ailleurs Jacques était affolé au départ car il pensait que je avion par Jean-Louis Dumas en personne (« sur un sac à vomi ») faisais exprès de parler mal le français. C’est lui aussi qui m’a alors qu’elle se plaint à ce voisin de siège qu’elle ne connaît pas convaincue de supprimer ma frange, d’ôter tout maquillage et de de n’avoir pas l’objet pratique pour engloutir tout son barda. porter des pantalons trop grands, avec une chemise boutonnée « Birkinien » ne tardera pas à devenir un adjectif qui désigne jusqu’au cou, une idée de la costumière Mic Cheminal. Grâce cette façon d’être, entre la classe absolue, 100 % naturelle et la à lui et à Patrice Chéreau, quand j’ai fait La Fausse Suivante au fantaisie burlesque. Agnès Varda ne s’y trompe pas lorsqu’elle théâtre quelques années plus tard, on m’a regardée autrement. lui fait jouer Stan Laurel (endossant elle-même le rôle d’Oli- Cet autre visage de moi, plus à nu, je l’ai trouvé très agréable. » ver Hardy) dans une séquence de Jane B. par Agnès V., ce film-­ Elle ne prévient personne, pas même Agnès Varda avec laquelle cadeau qui est parti d’une lettre envoyée par Birkin à la cinéaste elle est en train de tourner l’autoportrait en miroir Jane B. par pour lui dire qu’elle avait adoré Sans toit ni loi. Varda installe Agnès V., lorsqu’elle taillade sa coiffure en garçonne pour sa ses caméras dans l’appartement de Birkin, rue de la Tour, pen- première scène en solo, au Bataclan, en 1987. « Pauvre Agnès ! dant un an. Les deux s’amusent comme des écolières à recréer On a dû me rajouter des perruques par la suite [rires]. Cette nouvelle tête pour le Bataclan, c’était encore dans le but que Birkinien adj. D’une classe absolue, l’on cesse de me regarder comme celle naturelle et d’une fantaisie burlesque. que j’étais dans les shows des Carpentier et qu’on accorde toute l’attention aux textes de Serge. Monter sur des tableaux de Dalí ou de la Renaissance entre deux scènes scène pour la première fois à 40 ans, c’était courir un risque inouï, documentaires d’interview, et même en studio avec Gainsbourg mais je sortais de Chéreau, je savais que je pouvais le faire. » pendant les séances où Jane chante Le Moi et le Je, dont le texte Pantalon extra-large et marcel d’homme relâché, tennis sans colle bien à cette histoire d’équilibre entre l’exhibition et l’in- lacets (« parce qu’il y avait une vieille dame en face de chez moi time : « Si j’hésite si souvent entre le moi et le je / Si je balance qui avait les pieds très gonflés, je lui ai dit d’enlever ses lacets entre l’émoi et le jeu... » Birkin funambule trouve alors en Varda mais elle avait peur de passer pour une clocharde, alors j’ai mon- sa corde la plus sensible. « C’est charmant, à 40 ans, de tomber tré l’exemple »), Jane Birkin impose un non-style qui va deve- sur quelqu’un qui vous aime et qui veut vous filmer. Je devi- nir un style, souvent imité, y compris par sa fille Charlotte. Le nais aussi qu’Agnès se voyait à travers moi, comme Serge et monde de la mode ne la perd jamais d’un œil, même quand Jacques finalement. Mais c’est grâce à elle que j’ai écrit mon elle se positionne dans l’angle mort du cinéma d’auteur le plus premier scénario, celui de Kung-fu Master, qu’elle m’a proposé

rigoriste. Le sac Hermès qui porte son nom devient à la même de faire alors qu’on était déjà en train de faire l’autre film. » RINDOFF PETROFF/GETTY IMAGES ; ALEXIS DUCLOS/GAMMA-RAPHO/GETTY ; BERTRAND IMAGES IMAGES ; JEAN-FRANÇOIS RAULT/SYGMA/GETTY THE LIFE PICTURE COLLECTION/GETTY IMAGES Kung-Fu Master, où une femme nourrit des sentiments troubles ans, l’un constitué de duos (Rendez-vous, avec un casting hétéro­ pour un ado fan de jeux vidéo – dans l’idée de Jane, l’attirance clite allant de Bryan Ferry à Manu Chao en passant par Alain venait du gamin, mais Varda imposa l’inversion des rôles pour ne Chamfort ou Caetano Veloso), un très réussi avec des reprises pas empiéter sur la psyché des enfants, d’autant que celui du film de Neil Young ou Tom Waits, mais aussi des titres écrits sur était joué par Mathieu Demy – ne sera pas plus un succès public mesure par Neil Hannon, Rufus Wainwright ou Beth Gibbons que Jane B. par Agnès V., sorti le même jour. Qu’importe ! Birkin (Fictions), le dernier dont elle écrivait pour la première fois les a ouvert une brèche et, quelque temps plus tard c’est Doillon qui textes (Enfants d’hiver) n’ayant pas reçu l’écho escompté. Elle a l’encourage à réaliser elle-même un scénario qu’elle a écrit, Oh ! aussi fait revivre le répertoire de Gainsbourg en mode arabo-an- Pardon, tu dormais..., qui deviendra un film de télévision puis une dalou avec le violoniste et arrangeur algérien Djamel Benyelles pièce de théâtre. « Cette histoire d’une personne qui parle à une (Arabesque) puis en version symphonique avec le chef d’or- autre, inerte, dans un lit, ça remonte à loin pour moi. À l’époque chestre japonais Nobuyuki Nakajima, trim­ballant­ alternative- où je vivais avec John Barry, on me donnait des somnifères pour ment sur scène ces deux spectacles à travers le monde. que je ne fasse pas de bruit lorsque je pleurais. Ne pas dormir la Son engagement humanitaire sur tous les fronts a occupé le nuit est une chose qui me poursuit depuis l’enfance, depuis que reste, depuis la lutte pour les sans-papiers jusqu’à Sarajevo (où je suis bébé en fait, et ça a duré toute ma vie. » elle rencontra, dans un tank, son dernier amant public, l’écrivain Olivier Rolin), au côté d’Amnesty International, d’Aung San Suu S’évader de la pesanteur ordinaire Kyi ou plus récemment des lanceurs d’alerte du désastre clima- tique. Avec ce nouvel album aux orchestrations flamboyantes, remière assistante sur La Fille de 15 ans de Doillon, elle dont certaines rappellent tant Barry que Gainsbourg, elle s’évade l’observe dans sa technique unique pour les longs plans-­ littéralement des pesanteurs ordinaires, convoque ses fantômes et séquences et utilise le procédé pour son huis clos qui ses morts dans un grand brasier passionnel, s’offre aux grandes Ppuise sa matière dans les différentes déchirures en couple qu’elle marées des sentiments dans un élan romanesque finalement très a vécu. Lorsqu’elle joue Oh ! Pardon, tu dormais... au théâtre anglais. Démarré dans la chambre à coucher, ce voyage immo- de la Gaîté-Montparnasse en 1999, avec Thierry Fortineau sur bile traverse les nuanciers du tragique et de la comédie avec une une mise en scène de Xavier Durringer, Étienne Daho est sou- grâce et une pudeur, une étrangeté aussi, qui la définissent au vent présent à la sortie de scène, bouleversé. Vingt ans plus tard, plus près de ce qu’elle est, chancelante mais jamais vaincue. Il il joue le rôle de l’homme agacé en ouverture de l’album qui s’achève par un morceau, l’un des plus majestueux, baptisé Catch en porte le nom, qu’il produit, ayant co­écrit avec Jane certains me if you can. Funambule. � textes, et dont il a composé les musiques avec Jean-Louis Piérot. Oh ! Pardon, tu dormais... (Mercury Records/Universal). Jane a publié des albums plus ou moins remarqués depuis vingt Sortie en 2021. Dix chansons AUX TUBES ET CÆTERA Faites vos listes ! On entre souvent chez Gainsbourg par les morceaux, toutes époques confondues, plutôt que par les albums, et il existe autant de playlists que d’auditeurs. Joseph Ghosn a choisi quelques titres, en toute subjectivité, qui sont autant de portes d’entrée que de lignes de fuite dans la maison Gainsbourg.

paroles. Les questions existentielles qui là tout ce qui va exciter les générations vont suivre, sur l’amour et les relations, suivantes : la mise à mort de la pop par sont en creux. son centre même, la rythmique assassine, hypnotique. Et ce sens aigu du mot qui ÉLAEUDANLA TÉÏTÉÏA (1964) déchire tout et vous place au-dessus de Un des premiers grands morceaux jouant la mêlée, l’air narquois, toujours. avec les mots, leur matière et leurs liens de fissure. Jouant aussi avec l’esprit amou- BONNIE AND CLYDE (1968) reux, l’esprit des lettres et un minima- L’aventure avec Bardot aura duré peu lisme des arrangements qui laissent la de temps, celui d’une poignée de mor- part belle au corps qui dodeline tandis ceaux, d’un album. Avec deux centres : que l’esprit cherche à capter ce qui se la version perdue (puis retrouvée) de Je passe exactement. Un titre d’anthologie, t’aime... moi non plus. Et ce Bonnie and pour toutes ses formes, malines. Clyde qui installe la mystique amoureuse L’EAU À LA BOUCHE (1960) de Gainsbourg. Quelque chose se forme là Au départ, c’est une bande originale, REQUIEM POUR UN CON (1968) de l’ordre du couple de hors-la-loi et c’est un morceau qui aurait pu être oublié au Chef-d’œuvre absolu, ce morceau calé en ce qui va habiter sa carrière : Serge est un même titre que de nombreux autres desti- BO d’un polar pseudo-psyché à la fran- gangster et il a une femme qui mène la nés au même usage. Pourtant, celui-ci est çaise (Le Pacha avec Jean Gabin), pré- baraque et la cavale à son côté. La légende porté par la double puissance des mots cède une foule de mouvements par sa est née. Mais c’est une autre qui tiendra, de Gainsbourg, qui disent le désir et l’at- façon d’asseoir son rythme : hip-hop, trip- mieux que BB, le rôle principal : Jane traction comme jamais auparavant, et hop, drum’n’bass... Gainsbourg trouve Birkin. Tant mieux. On a toujours pré- celle de l’instrumentation, qui prend au féré l’accent anglais à celui de Saint-Trop’. jazz ses effets hypnotiques ainsi qu’une ­rythmique hésitant entre les rues de New L’ANAMOUR (1968) York et celle de Johannesburg. Saisissant, Il existe un triptyque sexuel chez à la façon d’un baiser furtif, fort, volé. Gainsbourg – Je t’aime... moi non plus, La Décadanse et L’Anamour – qui LA CHANSON DE PRÉVERT (1961) tourne autour de Jane Birkin et raconte L’esthétique des références est ici à son de façon quasi physique leur relation. paroxysme : Gainsbourg cite des maîtres, Rétrospectivement, L’Anamour est celui Prévert et Kosma, s’en distingue aussi, qui résiste le mieux grâce à son langage, pose la voix à la façon d’un poète des ses lignes de fuite dans la langue même années 1950 perdu dans une autre époque et ce refrain : « Je t’aime et je crains / De mais qui surnage par l’acidité même de m’égarer... » Sans oublier cette phrase

ce qu’il raconte et le sens morbide de ses qui résume beaucoup de choses pour PHILIPS qui fréquente souvent les morceaux de chanté par Catherine Deneuve, il est ici Gainsbourg : « Je cherche en vain la porte susurré et dit par Serge Gainsbourg, “exit”. » Un chef-d’œuvre en miniature, sur un rythme monolithique, un synthé au-delà des histoires de cul. qui fait des volutes. Et lui, au milieu d’un moment en apesanteur, flottant JE SUIS VENU TE DIRE au-dessus d’une nuée d’histoires, QUE JE M’EN VAIS (1973) d’amours, de désillusions. Deux minutes Avez-vous déjà entendu plus beau mor- et vingt-cinq secondes inégalées, d’une ceau de rupture ? C’est à peu près la mélancolie qui ravage encore celui qui seule chose que l’on ait envie de dire l’écoute, en boucle. face à quelqu’un que l’on quitte. Et c’est aussi celle que l’on aimerait d’en- (1984) tendre de la part de la personne qui vous Ce morceau était un tube du Top 50. Un largue. Roland Barthes, s’il s’était atta- papa chanteur et sa fille, une thématique qué aux mots de Gainsbourg comme il l’a à la limite du bon goût, qui ne passerait fait pour la langue de Proust, aurait sûre- interprétations sur scène, notamment sans doute plus dans les années 2020. ment posé la question des allers et retours. au Casino de Paris. Sur l’album live qui À la réécoute, le morceau a gardé quelque D’où viens-tu ? Où t’en vas-tu ? Quand y a été enregistré, on peut entendre une chose d’absolument fort : Gainsbourg lisais-tu Verlaine, que tu cites là pour me version de fin de nuit, menée par un avait repéré dans la voix de sa fille ce qui quitter ? Et toi, te souviens-tu des jours Gainsbourg quasi en larmes, le paquet en fait le charme, la timidité, la force, anciens ? Et quand as-tu pleuré ? Quand de clopes à la main, et ces mots de la fin la puissance délicate et l’incomparable pleureras-tu à ton tour ? Ce bijou ouvre d’une vie : « J’avoue, j’en ai bavé, pas timbre à venir. Ce qui est le plus beau son album le plus crade, Vu de l’extérieur, vous, mon amour ? » Le négatif de Je suis dans ce morceau, ce qui le rend toujours comme si, après une telle sortie de rela- venu te dire que je m’en vais et le jumeau fou, malade, désemparant, c’est la façon tion, le reste n’était plus que scatologie. de Dépression au-dessus du jardin. dont il transmet la musique, du père à la fille : lorsque Gainsbourg dit « mon LA JAVANAISE (1963/1985) DÉPRESSION AU-DESSUS DU JARDIN âme », il est, trente ou quarante ans plus Le plus beau morceau de Gainsbourg ? (1981/1985) tard, évident qu’il signe à la fois la fin de Celui, en tout cas, qui a été de toutes Sur le disque live au Casino de Paris, ce sa carrière et le début de celle de sa fille. les traversées. Des débuts, des mor- morceau résonne plus que les autres, en Un passage d’âme, de talent, de génie ceaux écrits pour d’autres, jusqu’aux contrepoint avec La Javanaise. D’abord (qui dure). �

VUES DE L’EXTÉRIEUR Gainsbourg a beaucoup écrit pour les autres, et son succès est aussi arrivé par des chanteuses comme Juliette Greco ou France Gall. Quels morceaux retiennent encore notre attention, une fois les tubes épuisés ?

COMMENT TE DIRE à la fois mélancolique et heureux pour l’actrice est d’une violence ADIEU (1968) – celui des moments où l’on sourde et rare, animé comme en pour Françoise Hardy comprend que les bonheurs abyme par la voix frêle d’Adjani Hardy voulait adapter un titre d’hier peuvent suffire à étouffer et la métrique de Gainsbourg. américain. Gainsbourg les larmes du présent. Ce disque, Le compositeur s’approche s’en empare et écrit un texte autant que ce morceau, mérite au plus près de ce qu’est un cœur au cordeau, accentuant les mots, une réédition d’envergure. brisé. La noyade intime insistant sur les X, mettant qui s’ensuit et pousse quelqu’un en scène un langage dur DIEU FUMEUR DE HAVANES (1980) pour Catherine à se traiter de « petite sardine » qui contraste avec la voix Deneuve et dire être « de l’air de ton air faussement candide d’Hardy. Duo tout en échanges amoureuse ». Il trouve ces formules qui disent cinématographiques, écrit pour COMME UN BOOMERANG à l’autre de vous expliquer l’étroitesse de la distance qui la BO du film Je t’aime, repris (1975/2001) par Dani comment le quitter : le dilemme et Étienne Daho les séparait : chantant à sa place, sur l’album solo de l’actrice, de l’amour qui se désagrège, Morceau oublié ressuscité par il chante pour elle, en elle, il a été imaginé dans un avion, traité avec une légèreté qui ferait Daho pour Dani : leur version est comme elle. Mais parmi les Gainsbourg se figurant que les passer Carnaby Street au-delà de celle de Gainsbourg, morceaux plus méconnus, nuages n’étaient rien d’autre que pour un abribus hard rock. qui n’en avait pas fait la vignette il y a celui-ci, sur la BO de la fumée recrachée par Dieu. audacieuse que le duo de D YESTERDAY, YES A DAY Madame Claude, film érotique On s’y perd encore, (1977) pour Jane Birkin de Just Jaeckin de 1977. réalisera, jouant du contraste version long-courrier. Pour Jane, Serge n’a cessé Le disque, instrumental, est des timbres et des tonalités. Daho d’écrire, pendant et après à tomber : funky, disco, moite, PULL MARINE (1983) + Dani = Gainsbourg ? Le temps leur relation. Il faut écouter mais aussi élégant et d’un chic pour Isabelle Adjani de ce Boomerang, il parvenait à sur son dernier live, au Zénith, sa absolu. S’y trouve cette chanson, Classé 39e au Top 50, capter ce que Serge cherchait là. version d’un classique de Birkin, attachée à une ritournelle. ce morceau extrait de l’album Un moment de relâchement mêlé Les Dessous chics, pour mesurer Ses mots en anglais, son ton écrit par Gainsbourg à de la séduction torturée.� � Épilogue

1976.

es dessous chics, c’est ne rien dévoiler du tout. Au terme de sa trajectoire, achevée il y a trente ans, Serge Gainsbourg semblait avoir tout dit, touché à tout, construit un puzzle magnifique, fait de ses obsessions et de ses amours, de ses fragilités et de ses illuminations de génie. Et pourtant, ce qui continue à nous fasciner, c’est bien l’insondable qui le caractérise : Gainsbourg L est toujours parmi nous, parce que son mystère n’est jamais parti. Ecce homo. For ever. � /DALLE JOE GAFFNEY / RETNA LTD.