Penser la frontière au Grand Siècle : frontière naturelle et droit divin chez Pierre de Marca.

Thierry Issartel Professeur de Chaire Supérieure

Le point de départ de cet exposé sera une affirmation que l’on trouve dans la plupart des manuels et traités contemporains sur les origines de la notion de frontière : la théorie des frontières naturelles émergerait tardivement sous l’Ancien Régime et ne trouverait de formulation claire que durant la Révolution Française, à l’instigation des Girondins. En effet, face à la Législative, Danton présenta comme impératif national le fait de doter la de « limites marquées par la nature ». C’est ce qu’affirment Paul Guichonnet et Claude Raffestin1 ou même Daniel Nordman, quoique ce dernier le fasse de façon plus nuancée2, montrant comment au lendemain de la Paix des Pyrénées, les négociations de Céret ont énoncé de manière imparfaite les linéaments d’une théorie des frontières naturelles à l’instigation de Pierre de Marca. Nous allons essayer d’aller plus loin et de montrer que Pierre de Marca a bien été le premier théoricien des frontières naturelles et essayer de comprendre dans quel contexte et par quel cheminement intellectuel il a pu ainsi tenir des propos novateurs. Il faut souligner d’entrée que si la frontière pyrénéenne a ainsi pu servir au XVIème siècle à formuler un concept nouveau, c’est parce que dans la géopolitique de l’époque elle représentait une « frontière chaude », une frontière en tension entre deux puissances dominantes et rivales, celle du Roi Catholique et celle du Roi Très Chrétien. Serviteur zélé du roi de France, collaborateur de Richelieu puis de Mazarin, Pierre de Marca en a fait le paradigme de la frontière moderne. Notre exposé abordera dans un premier temps la personnalité de Pierre de Marca, lui-même originaire de la frontière pyrénéenne, et sa brillante carrière au service de la monarchie absolue. Dans un second temps, nous verrons comment il a été l’un des protagonistes des négociations autour de la Paix des Pyrénées, contribuant à tracer dans les Pyrénées Orientales la nouvelle frontière séparant le de la Catalogne. Enfin, nous verrons comment dans son ouvrage publié de façon posthume, la Marca Hispanica, et dans plusieurs de ses traités, il a conceptualisé et théorisé la notion de frontière naturelle.

Pierre de Marca (1594-1662), un homme de la frontière

1 Paul GUICHONNET et Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, PUF, , 1974, p. 19 et 95. On lira aussi les écrits classiques de Gaston ZELLER, Aspects de la politique française sous l’Ancien-Régime, Paris, 1964, pp. 3 à 196 et « La monarchie d’Ancien-Régime et les frontières naturelles », Revue d’Histoire Moderne, 1933, VIII, pp. 305-333. 2 Daniel NORDMAN, Frontières de France. De l’espace au territoire XVIe-XIXe siècle, NRF, Gallimard, pp.63-66. 1

Sans invoquer un quelconque déterminisme géographique, il n’est pas anodin de relever que Pierre de Marca est né en Béarn, pays souverain enclavé entre le royaume de France et l’Espagne, et qu’à ce titre il a d’abord été sujet du roi de dont le royaume avait été amputé en 15133. Les Pyrénées étaient jugées de part et d’autre comme dangereuses et inhospitalières durant la seconde moitié du XVIème siècle, époque où le Rois Catholique avait plusieurs fois projeté d’envahir la Basse- Navarre et le Béarn protestants, devenus un foyer d’hérésie aux portes de l’Espagne.

1-1 La double carrière de Pierre de Marca

Pierre de Marca est né en 1595 d’une famille catholique issue de la petite noblesse locale détentrice d’offices au sein de l’administration royale4. Son grand-Père, Jérôme de Marca, compromis avec la faction catholique durant les événements militaires de 1569, avait d’ailleurs perdu sa charge de Conseiller au Conseil Souverain, charge qu’il ne récupéra qu’au prix d’une conversion au calvinisme au moins de façade. Enfant, Pierre de Marca fit de brillantes études chez les Jésuites d’Auch et de Toulouse. Après des velléités de carrière ecclésiastique sous le patronage de son oncle maternel l’évêque de Lescar Jean-Pierre d’Abbadie, il poursuivit finalement des études de droit à Toulouse et reprit la charge familiale de Conseiller, devenant en 1615, dans un contexte de fortes tensions politiques et religieuses, le seul catholique au sein du Conseil Souverain. Au lendemain de la mort d’Henri IV, et dans le cadre de la régence de Marie de Médicis, se posait en effet la question du rétablissement total de la religion catholique en Béarn et celle du statut politique des Etats de la Couronne de Navarre par rapport au royaume de France. Marca se fit remarquer par son érudition durant la « guerre de libelles » qui se produisit alors.

En octobre 1620, l’arrivée de Louis XIII à Pau mit un terme à l’agitation politique et fut l’occasion de l’ascension sociale et politique de Pierre de Marca promu Président au nouveau Parlement de Navarre « séant à Pau », puis conseiller ordinaire auprès du Gouverneur de Navarre et enfin premier Intendant de Justice de Navarre (1631-1636)5. Fréquentant les cercles érudits et les cercles politiques parisiens, il fut promu Secrétaire d’Etat de Navarre et même évêque, à l’instigation de Richelieu. Le parcours de Marca était tout sauf banal : père de quatre enfants, devenu veuf, il entra dans les ordres pour être directement nommé évêque de Couserans, non sans soulever des réticences pontificales, puisqu'il dut attendre ses bulles de confirmation pendant sept ans. Au lendemain de la Fronde, à son retour de Catalogne, il fut promu archevêque de Toulouse par Mazarin puis devint en 1658 Ministre d’Etat et membre du Conseil de Conscience de Louis XIV. Sa carrière culmina en 1661, lorsqu’il fut nommé Archevêque de Paris. Mais il décéda l’année suivante, alors que son nom circulait pour obtenir un chapeau de Cardinal… Cette double carrière exceptionnelle au service du roi n’a été possible que grâce à une érudition prodigieuse qui l’amena à publier les in-folio remarqués que sont l’Histoire de Béarn (1639) et le De concordia sacerdoti et imperii (1641).

C’est cet immense savoir mis au service des prérogatives royales et de l’absolutisme qui a été à l’origine de la faveur royale, comme en témoigne cette phrase que Louis XIV aurait écrite :

3 Thierry ISSARTEL, Politique, érudition et religion au Grand Siècle : autour de Pierre de Marca (1594-1662), Thèse de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, 4 tomes, Pau, 2000. 4 Pour une approche strictement biographique, Victor DUBARAT, « Notice biographique sur Pierre de Marca », in Pierre de MARCA, Histoire de Béarn, Pau, 1894, tome I, p. I à CCCVII. 5 Thierry ISSARTEL, Les Chemins de la tolérance en Béarn (XVIe-XVIIe siècle), Atlantica, Biarritz, 1999, pp. 133-170. 2

« Marca, que je fis depuis archevêque de paris, homme d’un profond savoir et d’un esprit fort net »6.

C’est la raison pour laquelle Marca était consulté pour les affaires complexes, comme les relations avec l’Espagne, l’affaire du Cardinal de Retz et la querelle du jansénisme. C’est durant ce parcours hors norme que Pierre de Marca a développé progressivement une pensée de la frontière dont nous devons étudier les principales étapes.

1-2 L’Edit d’Union (1620) et l’Histoire de Béarn (1640) : une nouvelle frontière au sud-ouest du royaume ?

Pierre Bayle a donné dans son Dictionnaire Critique une notice très élogieuse de Pierre de Marca : il était un rare exemple de savant devenu conseiller du Prince, statut que l’érudit protestant hétérodoxe admirait et enviait. Pierre de Marca, au-delà de sa formation juridique, a acquis tout au long de ses études une véritable maîtrise de la méthode philologique, fondée sur une approche critique des sources. De ce point de vue, l’Histoire de Béarn a constitué un tournant dans l’historiographie du grand siècle, ouvrage réalisant de manière précoce la synthèse de l’historia et des antiquitates, synthèse qui est à l’origine de la science historique moderne selon Arnaldo Momigliano7.

Dans l’Histoire de Béarn, dont le but politique était de sceller le destin désormais commun entre le royaume de France et la souveraineté de Béarn, il est beaucoup question de frontières. Tout une partie de l’ouvrage est consacrée à la géographie historique antique du sud de la Gaule, car pour Pierre de Marca, il y a bien une continuité dans la transmission de l’imperium qui fonde la notion de souveraineté. Dans cette perspective, les limites des provinces et cités de , étaient la conséquence spatiale de la souveraineté, tout comme les frontières politiques ou ecclésiastiques médiévales qui les ont prolongées. Mais, la théorie du pouvoir développée par Pierre de Marca, influencée par Jean Bodin et Charles Loyseau8, l’amenait à distinguer deux formes de souverainetés : l’une est pure et absolue, l’autre est « modifiée ». Dans ce dernier cas se trouvaient le Royaume de Naples, indépendant mais reconnaissant l’autorité pontificale, ou le royaume de Bohême reconnaissant l’autorité impériale. De même, la souveraineté de Béarn était indépendante mais « dans l’enceinte de la Souveraineté de France »9. Marca établissait donc un classement des limites et frontières juridictionnelles en fonction de la nature du pouvoir. La vraie frontière, celle correspondant aux limites de la puissance du roi de France, était bien celle des Pyrénées. Mais, le Béarn uni à la France par l’édit d’Union en 1620, restait distinct, conservait ses Fors et la pratique du serment mutuel entre son souverain et ses sujets : c’était là l’essentiel pour préserver la paix dans la souveraineté. Le même raisonnement s’appliquait aussi au royaume de Navarre, ou à ce qu’il en restait au nord des Pyrénées. Ces deux souverainetés distinctes, unies dans les « États de la Couronne de Navarre », avait entraîné un changement de titulature royale, Louis XIII et ses

6 Mémoires du Roy Louis XIV pour l’instruction du dauphin, année 1661, Edition Pélisson. Mais, la phrase est sans doute de Pélisson lui-même qui a systématiquement développé les superlatifs dans son édition des Mémoires… 7 Arnaldo MOMIGLIANO, « L’histoire ancienne et l’antiquaire », in Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p. 285. 8 Th. ISSARTEL, Politique…, tome II, pp. 484-488. 9 P. de MARCA, Histoire de Béarn, éd. 1894, p. VI. 3 successeurs s’intitulant désormais « roi de France et de Navarre ». Ainsi, pour Pierre de Marca, le pouvoir s’inscrivait dans l’espace et structurait des territoires définis géographiquement par des frontières de souveraineté, idée pour nous relativement banale, mais qui ne l’était pas en 1640.

La question du serment mutuel, celui prêté par le Prince de respecter les Fors et celui des représentants des États de Béarn jurant fidélité et obéissance, était particulièrement sensible en raison des théories monarchomaques qui avaient été développées depuis la fin du XVIème siècle par les juristes protestants béarnais qui l’assimilaient à un contrat. Dès 1615, Pierre de Marca défendait une théorie du droit divin des rois selon laquelle le Prince détenait directement (on disait alors « immédiatement ») sa souveraineté de Dieu et non par l’intermédiaire du peuple10. Même si l’histoire du Béarn montrait que les Béarnais étaient allés choisir leur vicomte en Catalogne, cette désignation initiale ne conférait pas le pouvoir qui était directement donné par Dieu. Le pouvoir se transmettant par la suite de manière héréditaire, il ne pouvait y avoir de contrat permanent entre le peuple et le Prince et donc la possibilité de changer celui-ci pour des raisons confessionnelles puisque la question s’était posé de 1610 à 1620. Ce raisonnement élaboré par Marca permettait de justifier le changement significatif dans la formule du serment : Louis XIII a promis en 1620 « d’être Prince et de respecter les Fors » et non plus d’être « bon Prince ». Il s’agissait d’atténuer le jus gentium à l’origine du contrat initial11. Cette disposition achevait en fait de territorialiser le pouvoir du roi, celui se caractérisant désormais plus par la domination sur un espace que sur une communauté.

1-3 Les subtilités des rapports entre la capitale et les marges du royaume

Au-delà de ce parcours personnel, l’étude du milieu culturel et politique dans lequel Marca a vécu en Béarn de 1594 à 1640 vient quelque peu changer la perception que l’historien pourrait avoir des rapports entre Paris et les provinces marginales du royaume. De multiples schémas et modèles historiographiques insistent sur le rôle toujours plus important de la capitale dans la construction de l’État moderne et plus généralement dans la diffusion des normes sociales et culturelles dans le royaume. Avec l’affirmation de l’absolutisme, le gouvernement serait de plus en plus centralisé, et créerait un rapport de force permanent entre la capitale et la province. Cette analyse déjà ancienne a d’une certaine manière pu être complétée par le schéma braudélien de la structuration de l’ « économie-monde » qui crée autour de la capitale des rapports économiques de dépendance entre un centre et une « périphérie intégrée », elle-même entourée par des marges non-intégrées. Plus récemment, la réception en France des analyses de Norbert Elias sur le « procès de civilisation des mœurs » est venue aussi renforcer l’idée d’une modernité qui serait en gestation au sein de la « société de cour » et qui se diffuserait peu à peu dans la société du haut vers le bas et géographiquement du centre vers la périphérie12. Les conséquences de cette « désynchronisation culturelle » se manifesteraient dans les provinces les plus périphériques par divers types de conflits locaux entraînant parfois l’intervention judiciaire du pouvoir central, comme en témoigne par

10 Th. ISSARTEL, Politique…, tome II, pp. 714-728. 11 Thierry ISSARTEL, Les Chemins de la tolérance…, p. 152-162. 12 Norbert ELIAS, La Société de cour, Flammarion, 1985, La Civilisation des mœurs, Calmann-Levy, 1973, La Dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, 1975. 4 exemple le phénomène de chasse aux sorcières13. Quel que soit le domaine d’étude et la perspective historiographique, les historiens modernistes ont tendance à présenter les régions frontalières comme étant marquées par des particularismes locaux qui cèdent tardivement face aux nouvelles normes de la modernité élaborées à Paris puis Versailles. Dans cette perspective, les sociétés frontalières seraient passives et subiraient des phénomènes d’acculturation progressive ne s’achevant que sous la Troisième République par la mise en place de l’école primaire gratuite, laïque et obligatoire et par la conscription universelle…

L’étude des débats politiques suscités dans les États de la Couronne de Navarre et les caractéristiques du milieu socio-culturel des élites locales durant le premier XVIIème siècle vient fortement nuancer ces schémas. Notre travail montre que le débat d’abord strictement « béarno- béarnais » finit, à cause de l’agitation qu’il provoqua dans l’ensemble du « croissant huguenot », par devenir une affaire nationale. Les enjeux de ce débat autour des rapports entre religion et politique sont parfaitement en phase avec la crise théologico-politique qui alors sévit en Europe et qui a pris un tour dramatique en France depuis l’assassinat d’Henri IV. L’affaire du Béarn est évoquée à l’assemblée générale du clergé de 1614 et aux États Généraux de 1614-1615, où la question du droit divin des rois fut débattue. Ce débat était alors nourri internationalement par la polémique qui existait entre le roi Jacques Ier d’Angleterre et le Cardinal Bellarmin (1605-1615). Si l’intervention du Cardinal du Perron réussit à repousser la proposition du Tiers-États d’adopter le principe du droit divin des rois, c’est bien la position que Pierre de Marca argumentera dans le De Concordia et Sacerdotii (1640) qui finira par être adoptée à l’occasion de la discussion des Quatre-Articles (1682). Autour des protestants béarnais, s’est développée une nouvelle crise monarchomaque qui est à l’origine de la reprise des conflits religieux : Richelieu y mit un terme en abrogeant les privilèges militaires et politiques concédés aux protestants français lors de l’Édit de Nantes, mettant fin à un « État dans l’État ». Cette crise s’est donc nouée autour des enjeux de l’intégration des États de la Couronne de Navarre à la monarchie française, ce sont ces derniers qui ont amené un débat au sommet de l’État et nécessité une clarification sur des points essentiels de la doctrine de la monarchie. C’est finalement un ensemble de questions suscitées par l’intégration de territoires frontaliers qui amène à préciser ce qui fait le cœur de la doctrine de la monarchie et justifie un renforcement de l’autorité centralisée.

Le même raisonnement peut être appliqué aux aspects culturels de cette controverse. Pierre de Marca est pleinement intégré dans le milieu littéraire et érudit de son temps, grâce à sa fréquentation occasionnelle de cercles érudits comme le Cabinet Dupuy et surtout la correspondance qu’il entretient avec ses autres confrères. Arnaud Oyhénart (1592-1668) est dans la même situation que lui14, tous échangeant des mémoires et des documents sur l’histoire des possessions des rois de Navarre et la question de la souveraineté. Du point de vue de l’histoire de l’historiographie, la frontière pyrénéenne possède donc un milieu de chercheurs situé à l’avant-garde de son époque, n’abandonnant nullement aux érudits parisiens l’écriture de l’histoire provinciale. Dans un autre registre, celui de la rhétorique et de la langue, Pierre de Marca, qui est cité dans le

13 Robert MUCHEMBLED, L'invention de l'homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs sous l'Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988. 14 Arnaud OYHÉNART, Notitia utriusque Vasconiæ, tum Ibericæ, tum Aquitanicæ, 1637. 5

Recueil de Faret15, fait partie de la génération des puristes admirateurs de Jean-Louis Guez de Balzac. La publication de l’Histoire de Béarn, imprimée à Paris chez Camusat, a été considérée comme un évènement littéraire pour la France entière : c’était la première fois que la nouvelle rhétorique puriste, à l’origine du français « classique », était mise au service de l’érudition dans un ouvrage de taille imposante, entreprise qui avait mobilisé plusieurs membres de la toute jeune Académie Française16. Au-delà de la personnalité de Pierre de Marca, le Parlement de Navarre « séant à Pau » a été, dès sa création en 1620, un haut-lieu de l’éloquence française, témoignant de l’ampleur de l’acculturation des élites sociales de la principauté. Dans le domaine de la culture des élites, il y a donc une parfaite synchronisation avec Paris, bien plus que dans bon nombre de provinces du royaume anciennement intégrées. Il n’est donc pas étonnant que les États de la Couronne de Navarre aient donc aussi servi de vivier au recrutement de serviteurs de la monarchie qui ont pu faire carrière à Paris et qui, comme Pierre de Marca, ont été des apologistes de l’absolutisme17.

L’exemple des États de la Couronne de Navarre montre que la frontière pyrénéenne, si sensible dans le contexte géopolitique dans la première moitié du XVIIème siècle, fonctionne non pas comme une lointaine périphérie rétive à l’autorité centrale, mais plutôt comme l’un des laboratoires de la modernité de l’État moderne dans sa version absolue et centralisée. S’il fallait à tout prix convoquer un modèle, ce serait plutôt celui de la « frontier/frontière » au sens de Frederick Jackson Turner. Dans son célèbre ouvrage publié en 1920 sur la dynamique territoriale américaine, il montre que c’est à l’Ouest des États-Unis, sur la « Frontière » mouvante entre la Civilisation et le « monde sauvage » que se sont forgées les valeurs et les normes de la société américaine moderne18. Durant le premier XVIIème siècle, dans un contexte de rivalité entre les deux grandes puissances catholiques de l’Europe, c’est au niveau de leur frontière commune pyrénéenne que s’est en partie joué l’approfondissement de leur doctrine monarchique.

Pierre de Marca, la Paix des Pyrénées et la nouvelle frontière avec l’Espagne.

Cependant, il faut se souvenir que le terme de « frontière » quand il est utilisé au XVIIème siècle, possède une acception essentiellement militaire. Dans le contexte de la Guerre de Trente Ans, et de l’affrontement avec la maison d’Autriche, Pierre de Marca fut aussi un acteur des relations conflictuelles qui se jouaient de part et d’autre des Pyrénées. Selon certains témoignages, Marca parlait espagnol, ou en tous cas en avait quelques notions. Il avait aussi une certaine maîtrise du Catalan, du fait de la proximité linguistique avec le Béarnais. Réputé pour ses talents de négociateur et d’administrateur, Mazarin lui proposa de devenir « Visiteur Général de Catalogne » en janvier

15 Nicolas FARET, Recueil de Lettres nouvelles, dédié à Monseigneur le Cardinal de Richelieu, Paris, Toussaint du Bray, 1627. On aura recours à sa réédition critique sous la direction d’Eric MÉCHOULAN, Recueil de lettres nouvelles dit Recueil Faret, Presse Universitaire de Rennes, 2008, 381 p. 16 Th. ISSARTEL, Politique…, tome II, pp. 725-727. 17 On pourrait de ce point de vue faire un parallèle avec les légistes de Philippe le Bel, issus du Languedoc, province récemment intégrée au domaine royal, dont la culture juridique de droit écrit se révélait précieuse en termes de gouvernance, et qui ont été aussi les protagonistes d’une première forme de centralisation monarchique. 18 Frederick JACKSON TURNER, La frontière dans l'histoire des États-Unis, Presses Universitaires de France, éd. Américaine 1920], 1963, 328 p. 6

1644, alors qu’il venait d’être nommé évêque et qu’il attendait vainement ses Bulles de confirmation. Il allait devenir l’un des experts de la monarchie française dans le domaine des affaires espagnoles.

2-1 Pierre de Marca, Visiteur Général de Catalogne (1644-1651)

Il nous faut rapidement dire un mot des événements qui ont amené la France à dominer provisoirement la Catalogne. Dans le contexte de la Guerre de Trente, l’ensemble des États du Roi Catholique connurent une augmentation de la pression fiscale. La présence permanente à partir de 1638 de l’armée dans les régions frontalières au sud des Pyrénées acheva de susciter un mécontentement en Catalogne, provoqua à partir de mai 1640 la « révolte des segadors » qui proclama en 1641 une république de Catalogne19. Les insurgés firent appel à la protection du roi de France qui envoya son armée à Barcelone qui, de là, tentait de s’emparer de Valence et de l’Aragon. Le Roi de France, s’efforçant de respecter les institutions catalanes qui avaient été malmenées par le roi d’Espagne, nomma un Vice-Roi pour le représenter sur place. On assista donc, à l’extrémité orientale des Pyrénées, à un déplacement spectaculaire de la frontière au sens militaire du terme, puisque l’on passa de Barcarès, au sud de Narbonne, à Monzon et Lerida (1643). Mais en 1644, au moment où Marca fut envoyé en Catalogne, les Français enregistrèrent des déconvenues, perdant ces deux villes, entamant un processus d’enlisement militaire. Le titre de « Visiteur Général », conforme à la tradition de la monarchie espagnole, habituellement dévolu à une mission courte de réformation du domaine, cachait mal une fonction typiquement française, celle d’intendant, qui, elle, est permanente. Pierre de Marca incarna même une forme de continuité de l’autorité monarchique puisque les « vice-rois » français, accaparés par la direction des opérations militaires sur les frontières catalanes ne cessaient d’être remplacés. Grâce à sa connaissance de la tradition contractualiste pyrénéenne, Pierre de Marca s’efforça de donner une orientation plus absolutiste aux institutions catalanes. Son « gouvernement »20 nous est connu grâce à l’abondante correspondance qu’il entretenait avec le Conseil Royal, évoquant les nécessités de la guerre, la question des ressources fiscales, les rapports avec les différentes factions et les complots du « parti espagnol ». On y apprend que Marca envisagea même de marier son fils Galactoire avec l’héritière Doña Maria de Queralt, la petite fille du feu vice-roi Santa Coloma et pour cela demanda – en vain – l’érection de ses possessions béarnaises en « marquisat de Marca »21. D’ailleurs, lassé de devoir supporter le turn over du commandement militaire de Catalogne, il réclama pour lui-même le titre de « vice-roi », toujours en vain. Face à une situation française de plus en plus difficile, Pierre de Marca demanda son rappel dans le Royaume, même si son éloignement n’avait pas que des inconvénients au moment où les troubles de la Fronde (1648-1652) remettaient en question l’autorité de Mazarin dont il était un protégé.

2-2 Du projet de la Illustrata à la Marca Hispanica.

Malgré ses responsabilités politiques et administratives, Marca profita de ce séjour en Catalogne pour se déplacer dans les monastères et plus généralement étudier et transcrire des archives.

19 J. H. ELLIOT, The Revolt of the Catalans: a Study in the decline of Spain (1598-1640), 1963. 20 Si l’on peut s’exprimer ainsi, puisque c’est normalement le « vice-roi » qui est au sens propre le gouverneur. 21 Ce qui est un pléonasme, puisque Marca signifie « marche ». 7

Comme d’habitude chez lui, ce n’était pas un pur divertissement intellectuel, mais une volonté de justifier l’autorité française à partir de l’histoire et ainsi d’établir des titres pouvant étayer la souveraineté du roi sur la Catalogne au-delà du simple droit de conquête qui peut à tout instant être contesté. C’est ainsi qu’il envisagea le projet d’écrire un nouvel ouvrage qu’il avait envisagé d’intituler La Catalogne Illustrée (Catalonia Illustrata) en prévision de la négociation d’un traité de Paix avec le Roi Catholique. Dès 1646, il en fait état dans un courrier adressé à un chanoine d’Elne, prévoyant trois parties :

- la première dédiée à la description géographique et politique de la Catalogne depuis l’occupation romaine jusqu’à l’époque des Goths.

- une deuxième partie consacrée à l’invasion musulmane, aux débuts de la Reconquista et à l’établissement des évêchés et des monastères en insistant sur le rôle des rois de France et leurs relations avec les Comtes de Barcelone.

- une troisième consacrée à un « compendium » des faits et gestes des comtes de Barcelone jusqu’au présent22.

Pour réaliser ce programme, il eut recours à tout un réseau savant, des correspondants érudits qu’il sollicita par une « lettre circulaire ». Il commença à rédiger dès 1648, et, selon l’abbé de Faget, son neveu et secrétaire, dès 1650 les deux premiers livres étaient déjà achevés. L’ouvrage ne fut publié que de manière posthume par Etienne Baluze, qui fut également secrétaire de Pierre de Marca, et qui acheva sa rédaction. Il le publia en 1688, grâce au mécénat de Colbert, sous le titre de Marca Hispanica sive Limes Hispanicus, jeu de mots sur le nom de l’auteur et sur la dénomination ancienne de la Catalogne. Marca était décidément prédestiné à devenir l’homme des frontières ! Récemment, Michel Zimmermann a critiqué cette dénomination de « Marche d’Espagne », peu présente dans les documents, et n’ayant qu’une connotation géographie et non pas institutionnelle23. Elle avait l’avantage d’asseoir dès le titre de l’ouvrage les prétentions françaises sur la Catalogne : c’est lui qui popularisa pour la postérité cette dénomination qui fut par la suite sans cesse reprise par les historiens français et catalans. De fait, la Marca Hispanica, qui a été encore récemment rééditée est considéré comme le livre fondateur de l’historiographie moderne catalane, toujours ouvrage de référence en raison des sources qui y sont publiées. Pourtant, les circonstances politiques amenèrent Pierre de Marca non pas à justifier une annexion totale de la Catalogne à la France, mais à la diviser selon une nouvelle frontière qui devait désormais s’établir au sud de Perpignan, sur la ligne de crête des Pyrénées.

2 – 3 : Marca et les négociations de la Paix des Pyrénées

De retour en France en 1651, Pierre de Marca regagna la cour, s’occupant essentiellement des affaires religieuses, au moment où une « fronde religieuse » prolongeait les troubles politiques :

22 Jesús VILANUEVA, «La Marca Hispanica de Pierre de Marca y Etienne Baluze a través de sus tres momentos de composición (1648-1650, 1660, 1688): de “ilustración” humanista a colección documental », Pedralbes. Revista d’Historia Moderna, 2004-4, pp.215-216. 23 Michel ZIMMERMANN, « Rejet et appropriation de l’Hispania dans la Catalogne médiévale (Xe-XIIe siècles) » in Pierre CHASTANG (dir.), Le passé à l'épreuve du présent : appropriations et usages du passé du Moyen-Age à la Renaissance, Paris, PUPS, 2008, p. 119-168, ici p. 146 à 148. 8 promu au rang d’archevêque de Toulouse (1652), mais notoirement absent de son diocèse, il faisait le suivi des Assemblées du Clergé, de l’affaire du Cardinal de Retz et de la controverse autour du jansénisme. Il fut également largement associé aux pourparlers de la Paix des Pyrénées. Marca suivi Mazarin et le roi lors du voyage à Lyon en novembre 1658, lors duquel il y eut une importante entrevue avec la cour de Savoie dans le cadre de négociations en vue du mariage de Louis XIV avec Margueritte de Savoie24. Cette initiative devait finalement hâter les pourparlers avec Philippe IV qui souhaitait au contraire marier l’infante Marie-Thérèse avec Louis XIV. De là, sur ordre du roi, Marca partit à Narbonne (13 janvier 1659) pour présider aux États du Languedoc. Puis il rejoignit son siège archiépiscopal de Toulouse (3 avril 1659) mais partit dès la fin du mois de juin pour Bayonne en passant par son Béarn natal : il allait rejoindre Mazarin pour l’assister dans les négociations, lui fournissant des mémoires érudits pour appuyer les prétentions françaises. Apprenant durant le mois d’août que le roi devait se rendre à Toulouse, il prit congé pour participer à la réception officielle de Louis XIV (14 octobre) harangua le souverain pour le féliciter de la paix et officia à un Te Deum dans la cathédrale Saint-Etienne. Le 22 novembre, il reçut Mazarin arrivé à son tour. Mais à l’issue de ce séjour Toulousain du roi qui dura deux mois et demi, Pierre de Marca ne suivit pas la Cour vers Saint- Jean de Luz : Mazarin lui ordonna de se rendre à Perpignan pour participer avec l’évêque d’Orange, Hyacinthe Serroni, à des conférences sur le tracé de la nouvelle frontière qui devait désormais séparer le Roussillon et le reste de la Catalogne selon les termes retenus dans le Traité des Pyrénées (conclu le 7 novembre 1659). Assisté de son secrétaire Etienne Baluze, Pierre de Marca se mit en route le 19 février 1660.

Les conférences s’ouvrirent le 22 mars dans le couvent des Capucins de Céret avec Don Miguel Salvé et Joseph Romeu y Ferrer comme représentants de Philippe IV25. Muni d’une malle de documents qu’il avait glanées en Catalogne, Pierre de Marca cherchait à négocier la ligne de frontière la plus favorable possible à la France. Faute de consensus, les discussions furent suspendues le 4 avril 1660, nécessitant une nouvelle négociation au sommet entre Luis de Haro et Jules Mazarin à l’Ile des Faisans (31 mai 1660), formalisée dans un article 42 du traité des Pyrénées. Pierre de Marca, revenu durant l’été à Paris, malade, ne participa pas à la seconde conférence qui se tint à Llivia où Hyacinthe Serroni et Miquel de çalba i Vallgornera définirent les localités du Comté de Cerdagne qui seraient rattachées à la France (12 novembre 1660).

En fait, les discussions de Céret s’étaient focalisées du principe général affirmé à l’article 42 : « Les monts Pyrénées qui avaient anciennement divisé les Gaules des Espagnes seront dorénavant la division des royaumes ». L’enjeu était militaire pour la France : il fallait éviter que l’Espagne ne domine la plaine du Roussillon du haut de la Cerdagne et n’exerce ainsi une menace permanente sur Perpignan. Chacun essayait donc d’imposer la ligne de crêtes la plus favorable. Pierre de Marca, qui avait inspiré l’article 42, estimait que c’était l’autorité des Anciens, donc les textes antiques, qui devaient trancher. Du côté de la délégation espagnole, on invoquait la tradition. Ces discussions montrent bien l’ambiguïté originelle de la notion de frontière naturelle, subordonnée aux impératifs stratégiques et militaires. La ligne de crête permettait d’éviter de donner un avantage à l’un sur l’autre, permettant ainsi de donner le maximum de stabilité à la nouvelle frontière. Les comptes- rendus que Marca envoyait à la Cour montre parfois le côté cocasse des discussions : quand l’érudit

24 Daniel SÉRÉ, « Mazarin et la « comédie de Lyon » : au-delà de la légende », Dix-septième siècle 2006/2 (n° 231), pp. 327-340. 25 Alice MARCET « La Cerdagne après le traité des Pyrénées », Annales du Midi, 1981, numéro 93-152, pp. 141- 155. 9

évoquait une charte invoquant des bornes et la « croix de Panissars », le lendemain, des « barbouzes » espagnoles partaient les détruire où les déplacer. Une autre fois, Marca menaça ses interlocuteurs de rouvrir la question de la Navarre qui avait été soigneusement laissée de côté par le Traité. Au final, le nouvel accord entre Mazarin et Luis de Haro avait fini par les traditionnels marchandages qui s’écartaient de la doctrine défendue par Marca par deux anomalies notables : Llivia resta à l’Espagne, comme enclave dans le territoire français, car c’était une « ville » et ne pouvait être comprise parmi les villages, quant au territoire de Hix, traversé par la rivière, il fut partagé entre les deux États mais continuait à ne former qu’une seule communauté ! Ce résultat mitigé n’était pas pour autant un désaveu pour Marca qui fut consulté à la demande personnelle de Louis XIV sur la portée juridique du Traité de Montmartre (6 février 1662) passé avec Charles de Lorraine26.

Pierre de Marca, du droit divin à la première formulation de la théorie des frontières naturelles

Pierre de Marca ne nous a pas laissé un traité général sur les frontières et limites étatiques. Il est avant tout un théoricien de la République Chrétienne qui s’est employé à concilier les deux puissances, celle des Rois et celle du Pape, qu’il concevait à égalité car chacune établie de droit divin. Pour lui, les frontières étatiques et ecclésiastiques étaient un épiphénomène de la puissance de droit divin, et c’est dans ce cadre-là qu’il a été amené à étudier cette dimension spatiale de la souveraineté.

3-1 les linéaments d’une théorie de la frontière

Bien que n’ayant pas fait l’objet d’un exposé systématique, la frontière représente bien une préoccupation permanente chez Pierre de Marca, occupant une large place de l’Histoire de Béarn et de la Marca Hispanica, et même le De Concordia Sacerdoti et Imperii où il décrit longuement les patriarcats et les diocèses suburbicaires. Dans son traité resté manuscrit, Examen des questions les plus illustres de l’histoire de France, il fait une enquête minutieuse pour déterminer l’évolution du territoire appelé « Francie » durant le haut moyen-âge. L’étude des limites est donc au cœur de sa méthodologie historique Cet intérêt n’était pas une simple préoccupation érudite, il était révélateur des mutations géopolitiques de son temps, époque où émergeaient de grands états territoriaux recouvrant des entités féodales plus petites (comme le Béarn, la Navarre ou la Catalogne) et, inversement, imposant leurs frontières au détriment d’une conception unitaire de la Chrétienté mise à mal par le schisme protestant. La problématique même du De Concordia montre que Pierre de

26 Mémoire daté du 12 février 1662 dans Gaston ZELLER, « Le traité de Montmartre (6février 1662) d’après des documents inédits », in Société d'archéologie lorraine. Mémoires de la Société d'archéologie lorraine, série 4, vol. 12, time 62, 1912, pp. 5-75, document publié in-extenso pp. 67-73. De fait Pierre de Marca réussit à convaincre le roi que ce Traité pouvait être vicié : il fut abandonné en 1663. 10

Marca était parfaitement conscient de ce que les historiens actuels appellent la confessionnalisation des États, s’efforçant de formuler une doctrine théologico-politique compatible avec les nouvelles exigences de la raison.

Pour Pierre de Marca, tous les rois sont de droits divins, il ne s’agit pas d’une spécificité qui serait réservée à la seule « fille aîné de l’Église ». Dès lors, le droit divin ne peut servir à départager les droits revendiqués par les uns ou par les autres, chacun ayant de ce point de vue la même légitimité. Mais les frontières ne peuvent pas non plus éternellement fluctuer au gré du moindre changement de rapport de force. Le droit de conquête a ses limites. Pour Pierre de Marca, l’invocation du principe de l’inaliénabilité des droits de souveraineté de la Couronne de France27 ne peut être utilisée efficacement contre un prince étranger qui pourrait invoquer de son côté un autre principe communément admis, celui de la « possession paisible et immémoriale » admis par la plupart des jurisconsultes28.

3-2 Droit des gens et droit divin

À une époque où les possessions du roi de France s’étendaient bien plus à l’est que les limites du partage de Verdun (843) ou même celles du traité de partage de la Lotharingie (870), Pierre de marca reconnaissait qu’il n’était plus pertinent d’invoquer la pérennité des anciennes frontières franques29. Pour rendre le droit de conquête irréversible, Pierre de Marca propose de le confirmer par un consentement populaire, s’appuyant sur un précédent historique : les États de Bourgogne refusant la cession de leur province à Charles Quint par François Ier, empêchant l’exécution du traité de Madrid (1526) sur ce point30. Dans le cas d’un changement de souveraineté – donc d’un changement de frontière entre deux royaumes – le peuple permet de départager deux pouvoirs ayant une égale légitimité. Dieu indique par le suffrage populaire qu’il accepte le glissement d’un territoire d’une souveraineté à l’autre. Mais, il s’agit là d’un contrat initial et irrévocable : le peuple ne pourra par la suite se prononcer à nouveau sur la question. Par ailleurs, ce n’est pas le peuple qui investit le souverain, mais Dieu qui le fait directement en vertu du droit divin des rois : la souveraineté du roi sera donc absolue. Voilà pourquoi dans le cas du Traité de Montmartre, Pierre de Marca conseillait au roi d’obtenir une acceptation de la part des États de Lorraine. Comme on le voit, la doctrine du droit divin s’accompagnait chez Pierre de Marca d’une validation ponctuelle par le jus gentium (le droit des peuples), ce qui fait de lui un défenseur précoce du principe de ratification des traités, notion essentielle du droit international alors à peine en gestation.

Une fois établie, la frontière du royaume à la particularité de transcender toutes autres limites des juridictions inférieures seigneuriales, communautaires ou ecclésiastiques qui doivent se conformer à celle du roi. La frontière est pour Pierre de marca une expression sécularisée, rappelant que Jésus affirmait que son royaume n’était pas de ce monde et ne s’était pas institué « diviseur de l’héritage

27 Ce principe est considéré comme une loi fondamentale du royaume. Marca est par ailleurs hostile à cette notion qui ne relève que du droit humain et ne peut aller à l’encontre du droit divin. 28 « Mémoire de Pierre de Marca », in Gaston ZELLER, art. cité, pp. 70-72. 29 Ibidem, p. 70. 30 Thierry ISSARTEL, Politique…, p. 730. 11 de la terre »31 et que Saint-Bernard défiait qu’on lui montrât un apôtre traceur de frontières32. L’Église ne connait pas de frontières, elle est par essence universelle, le Christ ayant accordé à Pierre une juridiction spirituelle « in totum orbem terrae ». Le Pape a bien reçu une puissance de droit divin, mais pas temporelle : il doit s’appuyer et se conformer aux royaumes chrétiens pour assurer son magistère. Pierre de Marca insiste sur le fait que la loi ecclésiastique n’est pas contraignante mais de nature tempéré. Elle doit donc mouler son organisation dans les frontières politiques comme elle l’avait fait durant l’Empire Chrétien et évoluer au fur et à mesure des changements intervenant en Europe. C’est la raison pour laquelle Pierre de Marca préconisait de négocier avec le Pape un Indult afin de soustraire l’évêché d’Elne en Roussillon du patronage du roi d’Espagne et l’intégrer au sein de l’Église gallicane dans l’archevêché de Narbonne : il était inconcevable que le roi catholique puisse continuer à pourvoir les bénéfices ecclésiastiques du Roussillon33.

3-3 « Natura sive Deus » vs « Deus sive Natura »

Le premier chapitre de la Marca Hispanica est une introduction générale sur la notion de frontière, développée à partir du récit biblique du châtiment divin frappant les descendants de Noé qui avaient eu l’orgueil de construire la Tour de Babel. Dieu alors disperse les conjurés dans une diversité de langues et les disposent partout à la surface de la terre. Cette propagation du genre humain sanctionne sa division : à chaque tribu correspond désormais une région. On assista alors à la naissance « de la diversité des nations, des lois et des institutions » entre lesquelles des limites (finibus) sont apparues. Pierre de Marca, explique alors que pour éviter la guerre et les querelles entre peuples différents, la providence divine a pourvu des opportunités de « frontières fixes et naturelles » (terminos certos et naturales) que l’apôtre Paul appelle dans son épitre aux Hébreux « les bornes des peuples » (horothesias gentium)34 . Ce passage est important car il est la première occurrence attestée de l’expression « frontière naturelle » en latin. Continuant son propos, Marca précise que ces limites peuvent être un fleuve (il cite Strabon) ou une montagne (il cite Tacite à propos des Germains). Les Pyrénées jouent bien ce rôle entre les « puissantes et florissantes » nations des Gaules et des Espagnes. Marca fait ensuite référence à la dimension anthropologique des frontières dans les sociétés anciennes : pour les Païens, la frontière avait une dimension sacrificielle qui faisait d’elle une notion sacrée, nécessitant le sacrifice d’un enfant, afin de prévenir toute transgression, elle-même considérée comme sacrilège. La religion chrétienne a aboli ces pratiques et a laissé à la diligence des Princes le soin de les définir par des pactes et des traités. Donc dans le cadre de la « Nouvelle Alliance », la frontière a perdu tout caractère religieux, ne relevant que de la puissance de droit divin des rois qui ont toute latitude de définir les bornes de leur royaume à partir des repères et signes que Dieu a créé dans la Nature. Nous remarquerons que

31 Pierre de MARCA, De Concordia, livre II, Chapitre II, X. 32 Ibidem. Pierre de Marca s’appuie en réalité une lettre de Saint-Bernard au pape Eugène écrite autour de 1152, intitulée De la Considération Liv. I, Ch. VI qui dit « Et tamen non monstrabunt, puto, qui oc dicent ; ubi aliquando quispiam apostolorum judex sederit hominum, aut divisor terminorum, aut distributor terrarum ». 33 « Mémoire donné au Roi par Mgr. De Marca… auquel S.M. avait témoigné qu’elle serait bien aise d’avoir par écrit ce que mondit seigneur avait dit au Conseil de Conscience tenu à Fontainebleau le 2 juin 1661 » (BN Baluze 112, f° 26-31 et Ms Fr. 476, f° 123-138) ; « Mémoire touchant l’indult qu’il faut obtenir pour les bénéfices d’Artois et de Roussillon, envoyé par ordre du Roi à Monsieur le Cardinal Antoine Barberin et à Monsieur d’Aubeville résident pour le Roi à Rome » (BN Baluze 112, f° 32-38). 34 Il semble que Pierre de Marca fasse plutôt allusion aux Actes des Apôtres, 17, 26 : « Il a fait que tous les hommes, sortis d'un seul sang, habitassent sur toute la surface de la terre, ayant déterminé la durée des temps et les bornes de leur demeure ». C’est le seul endroit où le terme « horothesia » est utilisé dans les Évangiles. 12 ce lien entre Dieu et Nature ne se fait pas dans selon le principe spinoziste du Deus sive Natura, qui finalement abolit la transcendance de Dieu dans une vision horizontale, immanente et panthéiste. Il s’agit plutôt du principe inverse, Natura sive Deus témoins de l’influence de néo-stoïcisme de Juste Lipse sur Pierre de Marca à l’instar d’un autre penseur pionnier en matière de droit international, Grotius35 : dans ce cas, la nature est identique à Dieu parce que Dieu est dans la moindre de ses parties, tout en pouvant aussi se situer ailleurs. Il ne perd donc pas sa transcendance36.

Conclusion

Au terme de cette étude nous pouvons constater combien Pierre de Marca, homme né sur la frontière des Pyrénées, a pu acquérir tant grâce à son travail d’historien que grâce à ses fonctions d’homme d’État et d’ecclésiastique une réelle pratique des frontières et des limites omniprésente tout au long de sa vie. Au-delà de cette expérience, on peut même parler d’une expertise reconnue par ses contemporains et par le roi Louis XIV qui le consulte directement sur le sujet. Même si Pierre de Marca n’a pas écrit un traité où il exposerait une théorie générale des frontières étatiques, son œuvre contient suffisamment de passages explicites pour constituer un corpus qui frappe par sa cohérence doctrinale. À défaut d’avoir entièrement inspiré le tracé des frontières avec l’Espagne, il a théorisé leur nature et leur fonctionnement dans les coulisses des grandes négociations diplomatiques qui ont mis fin à la Guerre de Trente Ans. Pourtant, le 16 novembre 1700, lors de l’accession au trône d’Espagne du petit-fils de Louis XIV, le duc Philippe d’Anjou, l'ambassadeur espagnol Castel dos Rios se serait écrié « Quelle joie Sire ! Il n'y a plus de Pyrénées ! Elles sont abîmées et nous ne sommes plus qu'un ! »37. Trois siècles plus tard, les Pyrénées sont toujours là, séparant les peuples français et espagnol vivant pacifiquement au sein de la Communauté Européenne.

35 Jacqueline LAGRÉE, Juste-Lipse. La restauration du stoïcisme aux XVIe et XVIIe siècle, Caen, 1994, 272 p. et Gunther COPPENS, « Lipse, Descartes et Spinoza. Passions, volonté et raison », in Saverio ANSALDI (ed.) Spinoza et la Renaissance, PUPS, Paris, 2007, pp. 81-92. 36 Jacqueli LAGRÉE, op. cit., p. 52. 37 C’est du moins ce qu’affirme le Mercure Galant. D’autres sources attribuent le mot à Louis XIV lui-même. 13