La Survie De L'espèce
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QUESSADA LA SURVIE DE L’ESPÈCE roman 1 Vendredi Je suis réveillé par les miaulements du chat qui réclame sa ration de croquettes. J'ai mal dormi, je me suis assoupi devant un épisode de Beter Call Saul et la lecture automatique de Netflix a enchaîné la suite de la série, empêchant l'ordinateur de se met tre en pause. Le bruit des ventilateurs du PC et la lumière de l'écran m' ont empêché de trouver un sommeil réparateur. Je donne à manger au chat et vais prendre une douche. Dans la salle de bain, j'allume la radio et j'entends Anne Roumanoff sur Europe 1 e n train de faire des canulars téléphoniques. Elle dérange des gens qui bossent, certains l'envoient même carrément chier, pourtant les chroniqueurs autour d'elle éclatent de rire et ont l'air de passer le meilleur moment de leur vie. En sortant de la douch e, j'allume la TV : Anne - Sophie Lapix est en train de présenter le sommaire de l'édition du 13 heures. Je bois mon café devant le JT. Il y est question de réchauffement climatique, des tempêtes font rage dans le sud - est de la France et les secours sont déb ordés : toitures arrachées, inondations, plusieurs dizaines de noyés , départements entiers privés d'électricité. Outre - Atlantique, c'est la Californie qui brûle, les incendies de cette année battent tous les records et les victimes sont indénombrables. Ann e - Sophie 5 Lapix affirme que les réfugiés climatiques du monde entier créent des flux incontrôlables, les É tats dressent des murs de séparation aux frontières et la violence monte chaque jour d' un cran supplémentaire. On parle de surpopulation, de migrations sans précédent, de pénuries, de mobilisa tion générale. Gagné par l'an goisse, je change de chaîne et mets TF1, où Jean - Pierre Pernaut parle de la fonte des glaces et de la disparition massive des espèces qui s’accélère et échappe à tout contrôle. Je bascule sur Arte, pas de bol, je tombe sur un reportage qui parle d'une prédiction de la NASA : selon eux, notre civilisation devrait disparaître d'ici quelques décennies à peine. J'éteins la TV et pense au programme de la journée : j'ai un rendez - v ous Pôle e mploi à 15h30, et ce soir j'irai peut - être voir un concert de rock au Celtic Pub . J'ai le temps de traîner encore un peu, j'allume Facebook, mon mur d'actualité déborde de messages alarmistes : fin du monde, effondrement, catastrophes naturelles, youtubeurs qui partent sauver la planète à coups de like s et de selfies, vidéo virale pathétique d'un astr o physicien avec une coiffure surréaliste qui fait signer des pétitions aux célébrités pour empêcher le monde de s'écrouler... J 'ai l'impression que l a radio, I nternet et la télévision me veulent du mal, ils me bourrent le crâne d'informations terrifiantes, on dirait qu'ils poussent mon univers à disparaître ; mais pourquoi font - ils ça ? Je les hais au moins autant qu'ils me haïssent, mais je ne peux pa s me passer d'eux, tout comme eux ont be soin de moi. Tourmenté par des visions cauchemardesques, j'éteins tout et joue un peu avec le chat dans l'obscu rité. À 15 heures, j'enfile un jean et mon pull - over spécial Pôle emploi avant de sortir pour me rendre à l'agence. 2 Pôle e mploi Le truc du pull - over, je l'avais vu il y a longtemps dans un reportage sur des types qui ne voulaient surtout pas trouver de boulot. L'un d'eux expliquait sa technique : il se pointait à tous ses entretiens d'embau che avec un pull affreux et beaucoup trop grand pour lui, c'était un pull en laine à très grosses mailles avec des couleurs vives agen cées n'importe comment. Il di sait qu'il ne le lavait jamais, et que tant qu'il porterait ce pull , personne n’ aurait l'idée de l'emb aucher. Depuis, j'ai pris le truc. Ce n'est pas que je rechigne à chercher du travail, c'est plutôt que je préfère que les conseillers Pôle emploi m e prennent pour un demeuré. S’i ls me croient brillant, ils ne vont plus me lâcher jusqu'à ce que je trouve u n job, ils verront en moi l'espoir d'atteindre les objectifs fixés par leur hiérarchie ; alors que si ils me prennent pour un inadapté, ils ne vont pas me faire chier à m'appeler tous les quatre matins pour me proposer du boulot. Quand j'arrive là - bas, je suis trempé de sueur. Je me déplace en vélo, je ne me sers pratiquement jamais de ma voiture, trop cher. La ville de Tarbes n'est pas très grande mais ils ont mis le Pôle emploi derrière le périphérique, on dirait qu'ils ont pensé à tout pour décourager les chômeurs. Parfois , je me dis que le gouvernement s'est directement inspiré des méthodes de Didier 7 Lombard quand il était à la tête de France Télécom : un employé qui se suicide coûte moins cher qu'un employé licencié. Aujourd'hui, on pourrait dire : un chômeur qui saute par la fenêtre coûte beaucoup moins cher qu'un chômeur entretenu dans s a médio crité par les largesses de l' É tat - providence. Il faudra embaucher une équipe pour nettoyer les giclées de sang et de boyaux sur le trottoir, mais on économise des décennies de CAF, de RSA, d'APL et de CMU. Mon conseiller me reçoit, il m'ouvre la porte en me tendant une main molle. « Alors monsieur Quessad a, où en est - on de ces re cherches d'emploi ? Vous avez progressé ? Il ressemble à un tas de beurre surmonté de quel ques rares cheveux gras, il s'exprime très lentement et sans aucune expression. Il s'occupe de mon dossier depuis des années mais n'a d éveloppé aucune forme de fami liarité avec moi. – Je cherche, mais... – Vous avez déjà refusé deux offres d'emploi. – C'était pour du télémarketing. J'ai une formation de paysagiste. – Voici une offre pour un poste d'équipier chez Burger King. Si vous ref usez, vous perdrez vos alloca tions chômage. Je vous conseille d'accepter afin d'éviter une radiation. – Burger King ? Mais je peux pas, je suis végan ! – C'est votre dernière chance. » Je ne suis pas végan, ni paysagiste d'ailleurs, ça fait des années que je leur raconte n'importe quoi pourvu qu'ils me fi chent un peu la paix. Cette situation ne m'amuse pas, parfois je me dis que ça ne peut plus durer, je cherche alors du trava il mais je suis vite dé couragé : les petites a nnonces ne proposent pratique ment que des postes de commercial ou de vendeur, j'ai 8 déjà fait ça et je suis très mauvais dans ce domaine que j'exècre. Je prends congé du tas de beurre. On dirait que la machine bureaucratique lui a volé son âme, c'est comme s'i l faisait partie du mobilier, il répète à longueur de journée des phrases types avec pour seul objectif de virer les demandeurs d'emploi du dispositif. Trop de refus de propositi ons d'embauche , absences répétées aux rendez - vous, oubli de faire l'actualisation mensuelle, toutes les ra isons sont bonnes pour pronon cer une radiation. De toute façon, il n'y a plus de boulot ; le seul moyen de faire baisser les chiffres du chômage, c'est d'envoyer tout le monde au RSA. Sur le chemin du retour, j'écoute France Inter sur mon Samsung en pédalant dans les rues de Tarbes. Le flash info parle d'un tsunami dévastateur en approche des côtes Thaïlandaises. Ils expliquent pourquoi les changements climatiques sont à l'origine de la multipli cation des catastrophes naturelles et de leurs violences accrues. Je passe devant la mairie, tourne à droite à l'angle de la librairie et remonte vers le skatepark . Là - bas, la vue est dégagée et je m'arrête un instant pour contempler le crépuscule. Le soleil de décembre, rouge comme la planète Mars dans Total Recall, m'offre un magnifique et terrifiant spectacle de fin du monde. 3 Introspection Que vais - je faire ? Je dois trouver une solution. Déjà que j'ai du mal à vivre avec le chômag e, s'i ls me le coupent et que je me retrouve au RSA je ne pourrai plus m'en sortir. Pourtant, hors de question d'aller chez Burger King. J'ai déjà bossé dans un fast - food, un Quick à Toulouse , je n 'avais pas tenu longtemps et m'étais juré de ne plus jamais y mettre les pieds. J'avais l'impression d'être l'esclave d'une machinerie ultrasophistiquée au service de la graisse et du sucre. Une espèce d'usine à obèses. Certains clients venaient tous les jours, et même plusieurs fois par jour, pour avaler des quantités hallucinantes de malbouffe, trois ou quatre burgers, des nuggets, des frites, des sauces, mayonnaise, ketchup, le tout arrosé de litres de Coca ; ils ingurgitaient ça quot idiennement, j 'avais l'impres sion d'être un fermier 2.0 qui gave ses oies du futur, des oies difformes et malades qui ont besoin de toujours plus d'huile, de beurre et de soda. Je n'irai pas. Ces restaurants sont hideux, sans personnalité, ce sont les mêmes dans tou t le pays et peut - être dans le monde entier, les mêmes décorations, les mêmes uniformes que les employés sont obligés de porter, les mêmes casquettes ridicules, les mêmes façons de s'adresser à la clientèle, le même savon liquide dans les mêmes chiottes qui sentent la même odeur de merde.