L'esquive

de Abdellatif Kechiche FFICHE FILM Fiche technique

France - 2004 - 1h57

Réalisation & scénario : Abdellatif Kechiche

Image : Lubomir Bachkev

Montage : Résumé de l’amour et du hasard connaît une Ghalya Lacroix nouvelle vie dans cette banlieue Abdelkrim, dit Krimo, quinze ans, vit anonyme où il se joue et s’étudie en dans une cité HLM de la banlieue cours de français. Aux adolescents parisienne. Il partage avec sa mère, eux-mêmes, Krimo, le mutique, Lydia, Décor : employée dans un supermarché, et la bavarde impénitente, Frida, la gran- son père, en prison, un grand rêve de gueule. Et ce mot qui appartient à Michel Gionti fragile : partir sur un voilier au bout tout le monde, du badinage galant du monde. En attendant, il traîne son du XVIIIe siècle à la langue drue et Interprètes : ennui dans un quotidien banal de cité, violente des cités contemporaines, Osman Elkharraz en compagnie de son meilleur ami, signifie autant éviter un baiser, une (Krimo) Eric, et de leur bande de copains. étreinte, fuir une histoire d’amour, qu’échapper à un coup, se protéger C’est le printemps et Krimo tombe sous le charme de sa copine de clas- d’une blessure ou d’une violence. (Lydia) se Lydia, une pipelette vive et mali- Douceur, grâce de l’esquive, que maî- Sabrina Ouazani cieuse… trisent si bien la Lisette de Marivaux (Frida) et son interprète, la jolie Lydia. Et Hafet Ben Ahmed Critique aussi, pour Arlequin et Krimo, cruauté (Fathi) du refus, cuisant comme une gifle. A travers l’histoire d’adolescents Comme si son titre lui assignait un Rachid Hami qui montent une pièce de théâtre en programme, Abdellatif Kechiche (Rachid) costumes dans leur lycée, Abdellatif décline, en deux heures de croise- Kechiche fait se téléscoper le monde ments subtils entre vie quotidienne de Marivaux et celui des banlieues. et marivaudage, toutes les nuances C’est un bien joli mot, «l’esquive». possibles de l’esquive, de la drôlerie L’un de ces mots trop rares qui appar- à l’amertume. Saisi au vol par une tiennent à tous. A Pierre Carlet de caméra virtuose dans les allées de Chamblain de Marivaux, dont le Jeu la cité qu’il parcourt d’un air sombre,

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Krimo (Osman Elkharraz), 14 ans devant de la scène les Arlequin et par une langueur muette. Lydia se peut-être, échappe au groupe agité Lisette d’aujourd’hui. Au-delà du décidera-t-elle enfin ? Dévoilera-t- de ses amis pour rejoindre Magali contraste entre la langue ciselée elle ses sentiments ? La patience (Aurélie Ganito), sa copine de lon- de Marivaux et celle de la cité, se de Krimo sera-t-elle récompen- gue date. Elle lui fait une scène, joue une autre opposition, physi- sée ? Les réponses apparaissent ils se disputent. Seul de nouveau que celle-là, et bien plus essen- en silence, sur le visage de chacun. et toujours en mouvement, Krimo tielle, qu’il capte admirablement. Il y a, dans cet apaisement brutal, descend un escalier, tombe sur une Suivant sa Lydia costumée, Krimo une démonstration brillante du pou- porte entrouverte, une voix fami- va assister à une répétition du voir de la caméra : les mots cèdent lière l’arrête. Une vision inatten- spectacle de fin d’année. La scène du terrain, comme pour signifier le due pourrait seule interrompre ses entre Arlequin et Lisette est une triomphe absolu du cinéma ainsi incessantes allées et venues, l’ins- scène d’esquive, bien sûr, que qu’une vérité cruelle. Sans le rem- crire enfin dans la vie. C’est cette Lydia et Rachid (Rachid Hami) part flamboyant du langage, Lydia, vision précisément : l’apparition interprètent, avec une grande intel- Krimo et les autres apparaissent poétique, miraculeuse de Lydia ligence du texte, comme un ballet soudain démunis, fragiles, telle- (Sara Forestier), une blondinette de harmonieux. Arlequin tente un bai- ment plus que les personnages de sa classe, en robe XVIIIe. ser, Lisette l’évite d’un mouvement Marivaux. (…) Le cinéaste esquive, bien sûr, d’éventail. Dans la vie quotidienne, Florence Colombani les attentes du spectateur, pour les corps des adolescents ne ces- Le Monde - 7 janvier 2004 qui une bande de jeunes dans un sent de se heurter. Au théâtre, ils hall d’immeuble n’est pas, n’a se frôlent gracieusement. Autant jamais été un matériau cinéma- que de Lydia, c’est de ce rêve (…) Abdellatif Kechiche (La Faute tographique, tout juste celui d’un d’harmonie que s’éprend Krimo. à Voltaire) a construit son film en reportage de journal télévisé sur Grâce à un marché conclu avec blocs compacts. En affrontements l’insécurité. Pour la première fois, Rachid, il hérite du rôle d’Arlequin. permanents. C’est à qui parlera le un cinéaste français filme la ban- Mais, confronté à la même scène, plus vite, gueulera le plus fort. La lieue comme l’écrin d’une poignée il échoue à se métamorphoser réunion de Marivaux et des gamins de personnages, sans s’attarder, comme il le devrait. «Amuse-toi !», de la cité est, pour lui, une réflexion avec une rapidité sèche qui évite hurle la prof de français, dans une plaisante et passionnante sur le le sociologique. L’Esquive est scène qui, de comique, devient vite langage, mais aussi un moyen de un film modelé par le discours, poignante. «Sors de toi-même ! montrer une violence masquée qui paradoxal comme la rencontre de C’est possible ?» Non, Krimo ne menace de s’embraser à la moin- Marivaux et de Krimo. Construit peut pas, c’est là son drame. Ainsi, dre étincelle. Dans cette mini- à l’extrême, mais donnant cons- la grande drôlerie du film ne sert société close sur elle-même, donc tamment l’impression de saisir la jamais de masque à un réconfort hystérique, les alliances fluctuent réalité au vol. Rapide, et pourtant trop commode. Et lorsque, dans au nom d’une morale, terrifiante découpé en longues scènes élas- l’intimité d’une répétition, il sai- dans sa rigueur : parce qu’elle n’a tiques qui s’étirent à loisir, au gré sit l’occasion d’embrasser Lydia, pas immédiatement accueilli ni des tirades de chacun. Tout entier cela tourne à la catastrophe : il la rejeté Krimo, qui lui demandait de dédié au discours amoureux, ce qui fait tomber, elle s’empêtre dans sa sortir avec elle, Lydia est accusée dissimule à peine sa profondeur fameuse robe, ils se cognent. Le par ses copines d’être une fouteu- politique. Kechiche n’a pas choisi rapport au monde apaisé auquel il se de merde, une «sans pitié». Et par hasard l’auteur du Paysan par- aspire ne cesse d’échapper à Krimo le personnage le plus extravagant venu et de L’Ile aux esclaves, dont plus encore que la fille dont il est -- le plus inquiétant aussi sous son les vrais héros ne sont jamais les amoureux. A la fin, après une con- apparente décontraction -- c’est aristocrates. La transposition est frontation embarrassée dans une Fathi, le petit macho qui met son à prendre au sens littéral ; donner voiture que des policiers viennent grain de sel dans les affaires de la parole amoureuse à Krimo et interrompre, le tonnerre d’impré- cœur de son pote Krimo. aux autres, c’est bien mettre sur le cations diminue, le film est envahi Sous la constante tendresse du D O C U M E N T S

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regard, la mise en scène est ten- lieue, dans mes classes. Dix fois le, sans les traiter dans leur com- due comme un film qui menacerait j’ai dû me retenir de pleurer. C’est plexité. Dans Le Jeu de l’amour à chaque instant de se rompre. On tellement ça, tellement vrai, la et du hasard, le valet éprouve la sent chez Abdellatif Kechiche - un détresse des enfants, leur ennui, même passion, le même dépit que peu comme chez Jacques Doillon, leur solitude, leur honte, parfois, au le maître. Il y a chez Marivaux un quand il filme les émois des Petits moment de monter sur scène. Ce enjeu social souterrain. C’est un Frères ou les ados bourgeois du qui m’a bouleversée, c’est l’abdica- auteur subversif. Jeune Werther - la volonté d’al- tion du héros, Krimo, qui renonce à ler jusqu’au bout du paroxysme. faire du théâtre, parce que «ça fait Télérama : Vous aussi, Cécile D’exacerber le réalisme pour créer bouffon». J’entends ça combien Ladjali, comme le professeur du un monde troublant, à mi-chemin de fois par jour ! En revanche, le film, enseignez la littérature en du reportage et de la fiction. A la salut de l’héroïne, Lydia, est obtenu alliant pédagogie et démarche frontière de la vérité et du conte. grâce aux mots. créative. Alors, peu à peu, le sabir coloré Abdellatif Kechiche : Je ne vois Cécile Ladjali : Cela fait plusieurs des ados de banlieue s’harmonise pas le parcours de Krimo comme années que je fais écrire mes avec les imparfaits du subjonctif un échec. Même s’il ne réussit élèves, et que leurs textes sont de Marivaux. pas à s’exprimer par le théâtre, publiés. Et il faut voir leur fierté En définitive, les uns et les autres il parvient à sortir de sa bulle, se quand ils ont vaincu leurs pudeurs. ne font que parler d’amour. Même déguise en acteur pour s’ouvrir à L’année dernière, je leur avais s’il est de plus en plus difficile de l’autre, à ses émotions, et décla- demandé d’adapter pour le théâtre privilégier les sentiments dans rer sa flamme à sa manière. C’est une nouvelle de Balzac, Sarrasine. une société où l’incompréhension plutôt encourageant, c’est quelque Ils l’ont jouée sur scène, sous la rôde et où l’intolérance menace. chose qui va le construire. Le film direction de William Mesguich. Abdellatif Kechiche n’a rien d’un raconte le parcours d’un garçon C’est l’histoire d’un homme qui idéaliste ni d’un utopiste. Mais, fragile et timide, qui a du mal à tombe amoureux d’un homme en avec l’aide de comédiens amateurs s’exprimer. Il n’est pas l’emblème croyant que c’est une femme. Or, étonnants de vigueur et de fraî- d’une jeunesse de cité. Mais si quand les valeurs de virilité sont cheur (Sara Forestier est une éton- j’ai voulu montrer cette fragilité- bafouées dans la cité, ça se passe nante Lydia, mais tous sont remar- là, c’est aussi pour casser l’image très mal, il n’y a rien de pire que quables), il réussit l’alliance rare de caricaturale qu’on donne généra- de passer pour un petit pédé. Sur la lucidité et de l’espoir. L’Esquive lement de la banlieue : des jeunes scène, j’avais un élève, un garçon décrit, donc, le monde tel qu’il est durs, qui font peur. J’avais envie déguisé en fille, maquillé, habillé et le rêve tel qu’il pourrait être. de parler d’amour et de théâtre, avec des vêtements XVIIIe siècle. C’est, au sens le plus noble du des premiers émois. De raconter le Une gageure. Je peux vous dire terme, un film politique. Et un film marivaudage de ces adolescents. qu’il était radieux d’avoir réussi à politique superbe. le faire. Cinq cents personnes au Pierre Murat Télérama : Ce n’est pas par hasard Théâtre Michel-Simon de Noisy- Télérama n° 2817 - 10 jan. 2004 si vous avez choisi de leur faire le-Grand : respect total ! Parce jouer du Marivaux, "Le Jeu de qu’il y avait là un acte de courage. l’amour et du hasard"… Et beaucoup de travail derrière, un Entretien avec Abdellatif Abdellatif Kechiche : Marivaux texte écrit avec des mots, une syn- Kechiche et Cécile Ladjali accorde à ses personnages issus taxe, qui se tenaient. Il faut qu’il de milieu populaire une intério- y ait des artistes, des profession- Télérama : Vous avez reconnu vos rité, une intelligence, des senti- nels comme William Mesguich, élèves dans les adolescents de ments que très peu d’auteurs de qui croient aux enfants et à ce L’Esquive ? son siècle leur prêtent. De même que recèle leur création, pour les Cécile Ladjali : Oui, je me suis qu’aujourd’hui on représente les cadrer. Les premiers brouillons de retrouvée propulsée dans ma ban- gens de ces quartiers populaires mes élèves, quand ils écrivent, ne de manière réductrice, superficiel- sont pas bons. Il faut que le prof D O C U M E N T S

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soit là, que les livres soient là, En tout cas, je n’ai pas voulu faire humouristique et tourne également pour les nourrir. L’art, la création, de comparaison entre la qualité dans Bezness de Nouri Bouzid. Le le théâtre, donnent aux enfants la du langage de Marivaux et le leur, film est un succès d’estime, Abdellatif possibilité de sortir de leur ghetto plutôt les renvoyer l’un à l’autre. Kechiche y joue un de ces jeunes social, de leur ghetto linguistique. (…) Tunisiens qui vit de ses charmes et C’est, je crois, l’un des messages Abdellatif Kechiche : Mais je ne qui donne son nom au film. Il reçoit de L’Esquive. pense pas que le langage des ado- pour ce rôle le prix d’interprétation au lescents soit moins intéressant que Festival International de Damas 1993 Télérama : Il y a dans ce film un celui de Marivaux. Leur expression, et au Festival Francophone de Namur formidable travail sur le langage. leur façon d’être sont une véritable 1997. Auteur de scénarios, Abdellatif On voit l’héroïne, Lydia, glisser du culture en elles-mêmes. Ces jeu- Kechiche trouve en Jean-François langage de la cité à la langue clas- nes Français d’origine africaine ou Lepetit un producteur prêt à financer sique de Marivaux avec une liberté asiatique sont riches de leur dou- son film La Faute à Voltaire, l’histoi- vertigineuse. La prof de français ble culture et de leur culture com- re d’un jeune Tunisien (Sami Bouajila) que vous êtes a dû y être très sen- mune puisqu’ils vivent ensemble. qui débarque à Paris et tombe amou- sible ? C’est l’échange qui est intéressant. reux d’une jeune fille un peu paumée Cécile Ladjali : Pour mes élèves, Il y a dans les cités une véritable (Elodie Bouchez). Sorti sur les écrans le français classique est souvent effervescence culturelle. Je pense en 2000, le film est récompensé par une langue étrangère qui appel- que ces jeunes vont transformer le Lion d’Or de la meilleure Première le une traduction. Ils disent : «De la langue, l’enrichir, l’empêcher de Oeuvre au Festival de Venise. En 2003, toute façon, la littérature, ce n’est se figer. C’est toute l’histoire de la il réalise, sans quasiment aucune aide, pas pour moi, à la maison il n’y langue française... Peut-être que son second film, L’Esquive, l’histoire a pas de livres, ce n’est pas mon je suis trop admiratif de cette jeu- de jeunes lycéens de banlieue répé- monde...» Ils s’enferment dans nesse… (…) tant une pièce de Marivaux. Le scéna- un ghetto linguistique. Et en tant Propos recueillis par rio du film était depuis treize ans dans qu’enseignante, je dois travailler Isabelle Fajardo ses cartons. contre cet empêchement d’appren- Télérama n° 2817 - 10 jan 2004 www.allocine.fr dre qu’ils s’infligent. Je travaille contre leur nature, contre les lois Le réalisateur de la cité. Filmographie Abdellatif Kechiche : Je suis fas- Avant de se lancer dans la réalisation ciné par le langage de ces jeunes en 2000 avec La Faute à Voltaire, La faute à Voltaire 2000 quand ils sont entre eux. Je trouve Abdellatif Kechiche fait ses débuts L’Esquive 2002 que leur langue est belle, ambian- sur les planches. (…) Ses premiers Primé aux Césars 2004 cée, riche de symboles, nourrie pas au cinéma se font en 1984 dans de mots de leur langue d’origine, Le Thé à la menthe d’Abdelkrim pleine de gestes, d’expressions Bahloul, où il tient le rôle principal, qui se mélangent. Bien sûr, je ne celui d’un immigré algérien vivant de Documents disponibles au traffics. Tout en continuant de jouer suis qu’un artiste humblement con- Revue de presse importante templatif, pas un pédagogue. Mais au théâtre, il s’illustre en 1987 devant Positif n°512 je ne crois pas qu’ils s’enferment la caméra d’André Techiné en gigolo Cahiers du Cinéma n°586 dans un ghetto. Je pense au con- arrogant dans Les Innocents. En traire qu’il se passe quelque chose 1991, il retrouve Abdelkrim Bahloul Pour plus de renseignements : chez ces jeunes, un formidable pour lequel il tourne dans Un vam- tél : 04 77 32 61 26 événement culturel, linguistique. pire au paradis, un film fantastico- [email protected]

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