DARRIGADE LE LEVRIER DES LANDES DU MEME AUTEUR

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DARRIGADE LE LEVRIER DES LANDES

SUR OUEST Ce livre est écrit à la mémoire de Jacques Anquetil et de Loui- son Bobet, amis d'André Darrigade. J.P. O. PREFACE Quand on dit que le lion est de Belfort et la victoire de Samoth- race, on n'y croit pas trop. Parce que des livres et des victoires, on en a vu ailleurs. Quand on essaie de nous faire croire que la bêtise est de Cambrai, on n'y croit pas du tout. Parce que la bêtise, on la voit partout. Mais lorsqu'on dit que Darrigade est de Dax, il faut croire. Il ne saurait être d'ailleurs, Darrigade. Où qu'il soit. Où qu'il aille : au Vel'd'Hiv', à Zandvoort, à Biar- ritz, au Club Méd et même à Dax, il est Darrigade de Dax. Cette identité indélébile est quasiment géophysique. Elle caractérise l'homme de terroir. Elle est très particulière si l'on observe que ses illustres concitoyens, et par exemple son très cher ami Pierre Albaladéjo, ne sont pas de Dax. Ils sont dacquois, identité que je qualifierais de géopolitique. Nuance... Un jour donc, Darrigade de Dax a hurlé son nom pour se faire entr'ouvrir les portes du Palais des Sports de Paris sans bien savoir qu'elles étaient aussi les portes de la gloire. Un autre jour, Dar- rigade de Dax a déboulé —c'est bien le mot— chez les Bobet de Saint-Meen le Grand. Par effraction. C'était en juin 1955 à l'arri- vée du championnat de France. Avec d'autres équipiers valeu- reux, j'avais mis tout en œuvre pour ficeler l'affaire et Louison allait être, à Châteaulin, champion de France pour la troisième fois. Lorsque surgit à babord Darrigade de Dax. Sur la ligne. Et sur le podium. A l'évidence, il allait très vite. Mais on lui pardonnait tout, à André Darrigade de Dax. Il appartenait à la race très noble des sprinters anti-ratagasses. Le ratagasse, appellation contrôlée des années cinquante, désignait l'espèce la plus méprisable de la gent cycliste. Le ratagasse était ce coureur couleur bitume, planqué de tous les instants à l'excep- tion de l'ultime, celui de la dernière ligne droite où, surgissant des profondeurs, il tirait profit d'une grande économie d'efforts pour devancer les braves d'un maigre boyau à l'arrivée. André Darrigade de Dax était le sprinter anti-ratagasse. Qui c'est qu'atta- quait au départ ? Qui c'est qui remettait ça à mi-course ? Qui c'est qui roulait à fond dans les derniers kilomètres ? C'était André Darrigade de Dax. Et malgré cette débauche d'efforts ; le bougre allait vite. Très vite. Je regrette que nul n'ait jamais essayé de savoir pourquoi. En tout cas jusqu'à ce jour. Et je constate que Jean-Paul Olli- vier soi-même n'a pas apporté la réponse à cette essentielle question. J'ai la réponse. C'est scientifiquement que j'ai mené mon enquête au long des années. Un savant de mes amis m'avait conseillé de comparer le galbe des mollets droit et gauche du spécimen, puis la longueur de ses fémurs à celle de ses tibias. L'anthropométrie, hélas, n'expliquait rien à l'affaire. Plus tard, favorisé par des circons- tances qui firent d'André mon voisin, je résolus d'aborder l'enquête sous un angle différent. Une approche psychologique du problème me permit de découvrir qu'il s'agissait purement et simplement d'un problème de comportement. André Darri- gade allait vite parce qu'il était pressé. Il était pressé parce qu'il était en retard. Il a toujours été en retard. Au départ de l'étape, l'Equipe de France était au complet. Manquait André Darrigade. Il surgis- sait au dernier moment pour prendre le départ et n'avait de cesse de rattraper ce retard ce qui le conduisait à la première place à l'arrivée. Je vous parle-là d'une époque où il était un peu en retard. Aussi gagnait-il de peu —voir ce championnat de France à Châteaulin il devançait Louison Bobet de quelques centimè- tres. Ce qui faisait un peu chiche. Un peu plus tard, le sprinter André Darrigade eut la chance de parfaire son art sous la conduite de sa femme Françoise. Laquelle sans être vraiment en retard, n'était pas non plus spé- cialement en avance. Vint alors cette glorieuse époque où Darri- gade était très en retard. Et donc de plus en plus pressé. Aussi gagnait-il très largement. Voir le championnat du monde à Zand- voort où il devançait Gismondi de plusieurs mètres. Ce qui fai- sait plus riche. D'homme pressé, André Darrigade de Dax est devenu homme de presse. Et un homme double. Très ponctuel dans ses livrai- sons de journaux et périodiques. Mais toujours en retard pour le reste. Parce que le reste, c'est important chez Darrigade. C'est un ami qui téléphone, un copain qui débarque. Et pour ceux-là, André Darrigade est toujours disponible. Il adore écouter, il aime parler. Bref, il a la convivialité hénaurme. Avec en prime, une mémoire fabuleuse qui vous fait revivre dans le détail l'histoire d'une course ou d'une sacrée soirée. Et le bonheur du convive est complet parce que Darrigade de Dax parle comme il sprin- tait. Avec le même enthousiasme. Avec la même générosité. Un jour récent, je voulais lui faire remarquer que, peut-être, en courant avec moins de générosité, en livrant moins d'enthou- siastes attaques, le sprinter aurait remporté un plus grand nom- bre de victoires. Alors j'ai vu sa tête se relever, j'ai vu ses yeux briller et je suis sûr de l'avoir entendu répondre : -«Que dites-vous ? c'est inutile ? je le sais. Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès». Bon sang, mais c'est bien sûr... Darrigade est de Dax, autant que Cyrano de Bergerac.

Jean Bobet André Darrigade 10 ans et son frère Roger 5 ans. LE PAYS D'OÙ L'ON VIENT. André Darrigade est né à Narrosse «Landes». La chronique l'a toujours appelé le Dacquois, soulignant ainsi son appartenance à la ville de Dax. En effet, si Narrosse constitue le lieu où il a vu le jour, la ville de Dax, située à moins de 5 km de là, peut revendiquer ses premiers pas cyclistes à l'U.S. Dacquoise et son départ vers la gloire. Nous allons, certes, reparler de Narrosse, mais Dax représente tant d'événements pour le champion des Lan- des qu'il nous faut nous y arrêter un instant. Dax, c'est «l'Aquae-Augusta» aimée des Romains, «l'Akise» des peuples vascons, «l'Acqs» tumultueuse et fière, libre et commu- nale du Moyen âge, le «Dacqs» bourgeois des premières monar- chies est enfin devenu Dax dont la France souffrante et la France sportive connaissent et prononcent le nom. Depuis deux mille ans, l'eau chante et jaillit du sol. Depuis deux mille ans, les blanches vapeurs s'élèvent au dessus du bassin d'une trentaine de sources, dont la plus fameuse, la Vehe, au centre de la cité. Certaines de ces sources servent, en plein air, à l'élabora- tion des boues médicinales et thermales par contact avec le limon onctueux que l'Adour dans ses débordements, dépose sur ses rives. D'autres jaillissent dans les sous-sols des hôtels et des établisse- ments. C'est l'énorme débit quotidien de dix millions de litres, c'est ensuite la température élevée des eaux, ce sont enfin ses prin- cipes radioactifs qui font toute son inestimable valeur. Ce sont les Romains qui découvrirent les propriétés des eaux et boues de Dax. La légende veut qu'un légionnaire romain avait un chien qu'il aimait beaucoup mais qui, à son grand regret, était presque entièrement perclus de rhumatismes. Devant quitter la ville, le légionnaire dut se résoudre à se séparer de son chien. Pour ce faire, il le jeta dans l'Adour. Le courant entraîna la pauvre bête au sein des boues thermales au milieu desquelles elle dut obliga- toirement s'arrêter. Après une immersion sans doute assez lon- gue, le chien put en sortir pour assouvir sa faim. Son instinct l'y ramena ensuite plusieurs fois pour y compléter sa cure. Mais quel- les ne furent pas, à son retour à Dax, la surprise et la joie du cen- turion, en voyant son fidèle animal accourir à sa rencontre ! De retour à Rome, il conta l'aventure dont le récit arriva aux oreilles de l'Impératrice. Elle décida de venir à Dax pour essayer,sur ses membres dolents, les effets de la boue de l'Adour. Une suite nom- breuse et brillante l'accompagna. Ces effets furent concluants. Dax était lancé ! ou plutôt «Aquae-Augustae». En abordant l'histoire plus récente, outre l'U.S Dacquoise - sec- tion cycliste - à laquelle appartint le champion du Monde André Darrigade, on peut affirmer que Dax est le pays du rugby. L'un de ses enfants les plus prestigieux, entré dans l'histoire, s'appelle Maurice Boyau dont la statue figure en bonne place dans la ville. Boyau fut capitaine de l'équipe de France de rugby avant de deve- nir un as de la guerre 1914 - 1918. Pilote de chasse, titulaire de 35 victoires aériennes, il tomba au combat au moment de l'atta- que d'un ballon captif allemand, le 16 septembre 1917. Dax a connu plusieurs sacres en championnat de France de rugby et le personnage le plus représentatif dans ce domaine est sans doute Pierre Albaladéjo. Une remarquable autorité naturelle émanait de lui sur les terrains comme dans tous les actes de son existence. Il voyait clair, jouait juste, occupait un poste de commande idéal en tant que demi d'ouverture. Toutes ces qualités, il les met aujourd'hui en pratique à Antenne 2 où il est devenu consultant technique.Ses jugements font autant autorité que sa présence dans la vie sportive dacquoise. Il aurait pu - à l'image de Darrigade - embrasser la carrière cycliste ayant remporté une course de non-licenciés à Saugnac et Cambran mais l'appel du rugby fut le plus fort. En revanche, Fran- cette Lauga, la jeune fille qui remettait à l'issue des courses cyclis- tes les bouquets de vainqueur à Darrigade notamment passa au rugby en épousant... Pierre Albaladéjo. Ainsi s'écrit l'histoire. Il reste que Dax, comme les Landes, restent aussi un grand pays de gastronomie. Nulle part ailleurs, on ne trouvera, réunis par la nature, dans le même triangle de la terre et sur la même table, le foie gras des Landes, le saumon du Gave, le confit onctueux d'oie ou de canard, les inimitables ortolans sans parler du jam- bon dit «de Bayonne» que l'on découpe avant tout dans les fer- mes de Chalosse autour de Dax... Comment ne pas évoquer ensuite le pays du «bien vivre». En état de grâces. Course de classement de l'V.S. Dacquoise pour le débutant André Darrigade.

L'une des premières victoires sur route : prix des commerçants, mareyeurs et marins-pêcheurs de St-Jean-de-Luz (26 septembre 1948). L'ENFANT DE LA TERRE. A l'ombre des platanes, des acacias, de toute la verte végéta- tion de la Chalosse, voici Narrosse où vient au monde André Dar- rigade, le 24 avril 1929. Il est né à la ferme du «Prat», au bout d'un chemin tortueux, encombré de poulets effarouchés à envi- ron un kilomètre du village. La localité compte 700 habitants et présente une configuration géographique pour le moins dérou- tante : la mairie et l'église sont situées à deux kilomètres l'une de l'autre. Faut-il y trouver les raisons des bonnes relations ayant toujours existé entre le maire et le curé ? Pourquoi pas ? C'est Joseph Darrigade - qui, à travers champs est allé déclarer l'enfant - André - à la mairie. M. Loubère, instituteur et secrétaire de mairie, l'a vu arriver un peu gêné, le béret basque à la main. Le secré- taire a écrit à la plume : «...André Darrigade, fils de Joseph Dar- rigade et de son épouse née Jeanne Belleronde...» Le secrétaire a remercié Joseph, l'a félicité. Lui aussi a dit merci, confus. Puis il a quitté la petite mairie adossée à l'école - une mairie de pou- pée - a traversé la route et, à travers les labours et les peupliers à la chevelure tremblante, a retrouvé son chemin. Il est ému, sim- plement troublé, et dit qu'il laissera Jeanne, plus tard, aller annon- cer la nouvelle dans les environs et notamment à Bénesse-lès-Dax, où lui-même est né, et à Candrès où elle a vu le jour. A la maison, les voisins les plus proches sont déjà là. Il débou- che une bouteille de vin, décroche un jambon qui pend au pla- fond,à proximité de la cheminée, et échange quelques mots avec les visiteurs. La grand-mère Maria sert aussi du café puis Joseph entraîne ses voisins à l'étable afin de leur faire admirer la belle paire de boeufs qui a engraissé. Les parents Darrigade, métayers, exploitent une ferme d'une dizaine d'hectares dont cinq seulement vraiment labourables. Ils cultivent principalement la vigne et le maïs mais aussi la pomme de terre, les choux, le blé. Ils y ajoutent un peu d'élevage. Ce sont des gens simples, courageux, qui gagnent juste ce qu'il faut pour vivre par leur métier devenu sacerdoce. Ils s'estiment néanmoins heureux de leur sort. Jamais on ne les entend se plain- dre. Au contraire, ils conservent une humeur toujours égale. Le soir, devant la haute cheminée où flambe un grand feu qui éclaire un vaisselier immense où l'on perçoit, bien rangés, plats et assiettes en «samadat» rustique, ils ont déjà pensé que si le ciel leur don- nait un garçon, ce serait bien pour le travail de la ferme, plus tard. Le jour de la naissance du petit André, ils parlent davantage et un peu plus fort qu'à l'ordinaire. Une façon à eux d'exprimer leur contentement. Ils sont faits de cette vertu qui n'a pas d'his- toire et se cache comme l'humble violette qu'on ne détecte de près qu'à son parfum. Les travaux de la ferme vont endurcir le jeune André. A l'école communale M. Dufau puis Mme Dufau lui enseignent ce que l'on apprend à tous les enfants de France. «Il est docile, appliqué, tra- vailleur et peu remuant» selon leurs appréciations. Au retour de la classe, les devoirs faits, il faut, selon la sai- son,garder les vaches, les soigner, «passer» les pommes de terre ou le maïs, préparer les légumes pour le marché du samedi à Dax, tous ces travaux qui sont le lot des petits écoliers de campagne. Ainsi s'écoule paisiblement la vie du jeune garçon. Les bruits de la ville, pourtant si proche, n'atteignent même pas la métairie familiale et, lorsque le tonton René —frère de Joseph— garçon de café à Biarritz vient se reposer à la ferme, la saison estivale terminée, c'est lui qu'on écoute car il a côtoyé le «grand monde» dans la cité balnéaire. Et puis il sait raconter les histoires. En 1938, la saison ayant été bonne, l'oncle René décide d'offrir à son neveu —le neveu numéro un, car le foyer s'est agrandi par la venue d'un autre garçon Roger né le 14 janvier 1935— un vélo avec guidon de course. Il vient d'avoir 9 ans. Désormais il ne tra- versera plus les prairies pour se rendre au catéchisme —la métai- rie est située à trois kilomètres de l'église— et empruntera comme tout le monde le chemin de terre battue avec son petit vélo aux roues de 550 acheté chez un marchand de cycles de Bayonne. Qui sait d'ailleurs si le catéchisme n'est pas à l'origine de sa vocation cycliste. Le petit Darrigade, en effet, se présente comme les autres enfants devant l'église après le repas de midi. Le curé Laloubère - aucune parenté avec le secrétaire de mairie Loubère - n'est pas toujours prêt à les accueillir car il continue à s'accor- der une petite sieste à caractère digestif afin de reprendre quel- ques forces pour dispenser l'enseignement de son ministère et cal- mer l'ardeur de ses petits paroissiens parfois bruyants. En attendant le saint homme, les petits Narrossais organisent des joutes cyclistes. Ils ont sélectionné, au carrefour de l'église, une portion de route d'environ 300 mètres. Comme chaque petit paroissien ne dispose pas d'un vélo, on ne peut courir en pelo- ton. Il appartient que les plus démunis se fassent prêter une bicy- clette car l'on procède comme pour un championnat : séries, demi- finale, finale. Le vélo d'André Darrigade suscite la convoitise car il est, semble- t-il, le mieux adapté aux garçons de son âge —André est réguliè- rement finaliste mais il arrive que l'autre finaliste se soit qualifié avec son vélo— situation cornélienne dont on sort toujours vain- queur. Quant au curé Laloubère, sorti ragaillardi de ses somno- lences digestives, il surgit souvent au moment de la finale et applaudit généreusement avant que ses garnements n'affrontent les règles plus sévères du dogme. Désormais le virus du cyclisme semble ancré en lui. Comme il gagne «les sprints du catéchisme», il veut faire mieux encore. En 1939, il voit avec émerveillement —mais trop rapidement— le Tour de France traverser Narrosse. On montre René Vietto du doigt. Il est Maillot jaune. Il se faufile aussi, à Dax, jusqu'au vélodrome de Cuyès pour assister aux exhibitions des coureurs parisiens du célèbre V.C. Levallois dirigé par le non moins célèbre Paul Ruinart... Il admire Milo Carrara, Raymond Goussot, Prévotal, Bielfond. A Narrosse, les deux événements d'importance sont constitués par la fête locale et le circuit de la Chalosse organisé par l'U.S. Dacquoise. La course quitte Dax à midi et passe à Narrosse à midi cinq. L'adolescent André Darrigade se tient sur le bord de la route puis se rend au vélodrome afin d'assister à l'arrivée. Il admire les Alvarez, Intcegaray, Cardona et se prend ensuite à les imiter. D'un côté, dans son village, on l'encourage : «Vas-y Lapébie, vas-y Pélissier !». De l'autre, des esprits chagrins préviennent: — Mais ce gosse va se tuer!... Rien ne l'arrête. Le vélo est devenu trop petit. Il a fait souder une selle plus haute et le garde jusqu'à l'âge de 14 ans. C'est Roger qui en profitera par la suite car pour André, il faut songer à une autre monture plus adaptée à sa crois- sance. Le père Joseph n'est guère facile à convaincre. Un jour, son aîné qui l'accompagne aux champs, lui glisse négli- gemment qu'il a appris qu'un vélo demi-course était en vente au village. Joseph ne veut pas en entendre parler. Pourtant, après réflexion, il se dit que son fils a bien besoin d'une bicyclette pour se déplacer. Il faut bien remplacer cet engin. Il va céder à la demande du fils mais la transaction prendra un aspect matériel. Il a fait admirer au vendeur une paire d'oie, si grasses à point et si tentante, que ce dernier ne résiste pas. Le petit fermier du «Prat» aura son vélo, franchissant ainsi un nouveau palier. Au Première photo d'art pour futur grande vedette. Déjà des trophées et médailles ! circuit de la Chalosse, il regarde passer les premiers et s'ingénie à prendre la roue des lâchés qu'il accompagne jusqu'à Dax. Il effectue des débuts de non-licencié à seize ans et demi, par- ticipant aux courses de classement de l'Union sportive dacquoise. — «J'avais un vélo à pneus, révèle-t-il. J'avais retiré les garde- boue. Je courrais avec un vieux pantalon coupé au-dessus des genoux pour lui faire prendre l'aspect d'une culotte courte, des chaussures de ville et comme je n'avais pas de casquette de cou- reur, je gardais mon béret». L'oncle René, revenu de captivité durant l'hiver 1942-43, va offrir au plus grand de ses neveux un vrai vélo de course. Il en prélève le prix sur sa pension de prisonnier de guerre. En revanche, papa et maman Darrigade ne comprennent pas bien la passion qui s'est emparée de leur fils. Il faut dire que les voisins ne se montrent guère d'un esprit secourable. — «Que fait-il donc, votre garçon, lancent ils aux parents de manière sarcastique, à courir ainsi sur les routes alors qu'il y a tant de travail à faire à la ferme ? Ce n'est pas sérieux ?» Et, en point d'orgue, le papa Joseph approuve, en disant : — «Le vélo, c'est bon pour les fainéants !» Comment, dans ce cas, le jeune homme peut-il espérer obtenir une licence catégorie «débutants» délivrée par le comité de Guyenne, dès lors que le précieux carton est soumis à l'autorisa- tion paternelle ? Une fois encore le tonton René vient à la rescousse. C'est lui qui signe la demande au nom du père et la licence est délivrée au nom de Joseph Darrigade. Autre signe de complicité : la grand-mère Maria, en cachette, lave les équipements du cycliste clandestin. Aux yeux de tous, il apparaît comme un coureur d'avenir. Les dirigeants de l'U.S. Dacquoise lui font confiance. Son président, M. Albert Latrille qui a su déceler ses qualités lui offre une paire de roues. Il obtient ensuite un premier vélo de service —décerné aux licenciés chez qui on devine de «l'étoffe»-. C'est une bicy- clette «Roquebert», du nom d'un constructeur de Dax, ancien «Tour de France» des temps héroï ques. Le jeune licencié qui peut se targuer dès lors d'être un vrai cou- reur n'en continue pas moins à s'entraîner en secret avec d'autres coureurs de la région : Royo, Amigo, Abraham. Lorsqu'il revient chez lui, les travaux de la ferme l'attendent. Mais il veut réussir. — «Je courrais un peu partout et de manière désordonnée, dit- il, en soupirant. Imaginez ! j'ai pris un jour le départ du circuit de la Chalosse : 170 km au total, à couvrir. A mi-parcours, je n'en pouvais plus. Je me refusais cependant à abandonner et je terminai très loin derrière les vainqueurs avec des coureurs de Seul compte le travail à la ferme. Le cyclisme ne nourrit pas encore son homme. valeur comme les Bayonnais Lamouzy et Sola qui me sermon- naient durant l'épreuve : «N'a-t-on pas idée, me disaient-ils, de faire des courses aussi longues à cet âge. Tu es un peu fou ! ». Inconscient, il l'était, sans aucun doute. Une autre anecdote le confirme, celle-là même où, en raison d'une grève des chemins de fer, il se rend à vélo à Mauléon - 140 km aller et retour - et termine la course - 120 km - à la lOème place. Il rentre épuisé mais heureux. Il rapporte une paire d'espadrilles, prix de son labeur. C'est un point de non retour. Le lendemain, il est au travail comme chaque jour mais n'en peut plus. La nuit suivante, il est pris d'un accès de fièvre. Il souffre d'un ganglion à l'aine. Une adénite se déclare, il faut opérer. Dans le malheur, ses parents lui ouvrent les bras. Leur jeune André fait preuve d'un rare courage. Puisqu'il aime les courses cyclistes, il pourra s'y adonner sans crainte, désormais. Il faut cependant se remettre d'aplomb. Conséquence de son inactivité, l'U.S. Dacquoise qui n'éprouve pas le moindre senti- ment de remords, de pitié ou d'indulgence, lui retire le vélo de service qu'on lui a confié. Il en faudrait davantage pour altérer son ardeur. Critérium de la Croix-Rouge à Daumesnil (1950).

Succès en américaine au Vel'd'Hiv'. Darrigade s'appuie sur l'épaule de M. Gontaut-Biron créateur d'une épreuve célèbre pour amateurs. LA MEDAILLE Un dirigeant dacquois, en particulier, entoure de judicieux con- seils, le jeune Darrigade. C'est Robert Soligné, homme d'expé- rience qui le suivra avec attention durant toute sa carrière. La saison sur route 1947 vient de se terminer et Robert Soligné conseille à son protégé de se rendre sur la piste de Bordeaux afin de s'aguerrir. Deux sociétaires de l'U-S- Dacquoise, Frantz Ber- gen - Belge d'origine mais Landais d'adoption - et Yves Sangui- net l'on invité à les accompagner afin de participer aux «samedi cyclistes». Il a donc réussi à monter un vélo de piste et le voilà sur le vélodrome municipal. Il améliore ainsi ses qualités d'adresse et manoeuvre plus habilement dans les sprints. Belle école. Dès le début de la saison sur route 1948, il découvre tous les bienfaits de la piste. Il est devenu sprinter et cela le met en con- fiance. Vainqueur de cinq ou six courses consécutivement, le voici déjà en première catégorie. En novembre de cette même année, il revient à Bordeaux, ayant pris goût à l'anneau de vitesse. Il se risque à disputer des «améri- caines» avec pour équipier son copain Yves Sanguinet. Celui-ci l'abandonne quelques temps pour aller tenter sa chance à Paris dans la fameuse «Médaille du Vélodrome d'Hiver !». L'un de ses oncles, fixé à Vitry-sur-Seine, l'a incité à monter dans la capitale. Il se classe troisième d'une finale dominicale et, comme il lui man- que un équipier pour les «américaines», d'urgence il alerte André Darrigade afin qu'il rejoigne, lui aussi, Paris car il l'a déjà engagé dans le prix Gontaut-Biron du 11 novembre. Le jeune Landais débarque gare d'Austerlitz, accueilli par l'ami Sanguinet qui l'emmène chez son oncle. — Le prix Gontaut-Biron, rappelle André Darrigade, nous ne savions strictement rien de ce qu'il représentait, sinon que c'était une classique sur piste des plus côtées qui réunissait l'élite des amateurs parisiens supérieurement équipés, préparés et surtout rompus depuis longtemps à toutes les particularités de la piste. Dès le coup de pistolet nous avons mis le nez dans le cintre et avons foncé comme des fous... Nous avons été à deux doigts de prendre un tour. Mais nous avons échoué. Une fois lancé, le pelo- ton, dont nous avions eu le dernier coureur en point de mire, a réagi...et la suite a été pour nous un gymkhana infernal. Les gars nous bousculaient, nous doublaient à droite, nous doublaient à gauche, nous mettaient dans le vent et nous tournaient autour. Nous étions étourdis, saoûlés, perdus. Je confondais la ligne d'arri- vée et la ligne opposée. Je cherchais Sanguinet dans la file et quand je l'avais repéré, il était trop tard. Il m'avait dépassé et il me fal- lait attendre le tour suivant pour prendre le relais. Et lui de même. Nous sommes tombés, nous avons crevé, nous sommes encore tombés... nous sommes repartis à chaque fois et nous perdions tour sur tour. Dix tours avant la fin, nous avons entendu les haut- parleurs ordonner «Sanguinet-Darrigade, descendez !. Nous avions trop de retard et n'avions plus aucun amour-prope. Nous nous sommes exécutés avec un soupir de soulagement». Quelle belle expérience, cependant. Le Il novembre étant un vendredi, les deux jeunes Dacquois décident de prolonger leur séjour à Paris, jusqu'au dimanche. Ils se sont engagés dans la «Médaille». Toujours les fameuses fina- les dominicales -. Leur plan est simple. Sanguinet étant le plus chevronné, Darrigade lui emmènera le sprint au cas où tous deux se retrouvent en finale. Sanguinet compte aussi une place dans une finale dominicale. Or, quatre places ou deux victoires domi- nicales ouvrent automatiquement la porte de la grande finale dis- putée en prologue des «6 Jours de Paris». Le nombre élevé d'engagés —380— ne les émeut guère. Ils sont sans complexes et passent sans dommages le marécage confus des séries. Sanguinet échoue en quart de finale. Mais Darrigade ? Il est toujours en course, parvient en finale et l'emporte devant Lefè- vre et Boyer, tous deux sociétaires du Vélo-club de Courbevoie-Asnières. Quand il regagne Narrosse, une aube nouvelle vient de poin- dre pour lui. Sa tête s'emplit de rêves. Il faut poursuivre cette mar- che en avant. Les compétitions sur piste lui procurent un réel plaisir. Quand la victoire est au bout, quoi de plus normal ? Au début de l'année 1949, les samedi cyclistes du vélodrome de Bordeaux lui procurent de nouveaux lauriers. Il enlève huit individuelles sur 9 et 4 américaines sur 4. Les dirigeants du comité de Guyenne souhaiteraient le voir se frotter aux plus forts de la grande finale de la «Médaille», le 3 mars, mais il n'a participé qu'à une seule épreuve à Paris. C'est insuffisant. Un fait vient cependant tout bouleverser. Le vainqueur de la finale de Marseille Quel est le dernier grand sprinter cycliste français ? La réponse pourrait placer quelques jeunes dans l'embarras tant il faut remonter dans le temps pour retrouver celui qui, depuis son retrait des pelotons, n'a pas trouvé de successeur : André Darrigade. Durant sa vie sportive, cet homme venu du cœur des Landes, a préféré le tout ou rien des folles che- vauchées, «nez dans le vent». Il avait la générosité et le goût -du panache d'un seigneur. Sa fameuse pointe de vitesse ne trahissait jamais les besogneux usés par leurs efforts tant il mettait lui-même son cœur à l'ouvrage. Mais, si cette élégance morale lui a coûté cher, elle lui a aussi donné de beaux succès couron- nés par un titre de champion du Monde, notamment. Voici le livre d'or de «Darrigade, le lévrier des Lan- des» ; une légende qui trouvera place dans le cœur des enfants comme dans celui des grandes personnes. Chacun conservera ainsi l'image attendrie d'un cham- pion cycliste — prix Orange à perpétuité — qui se bat- tait comme Robin-des-Bois ou Thierry-la-Fronde.

Jean-Paul Ollivier, né le 22 mai 1944 à Concarneau (Finistère), est grand reporter à Antenne 2 depuis sa création en 1975. Remarqué dans le domaine sportif pour les événements qu'il relate régulière- ment au petit écran, il est aussi l'auteur de nombreuses biogra- phies de champions. De gauche à droite : André Darrigade, José Alvarez, Jean-Paul Ollivier. (Photo Charlotte FA UCHIE).

SUP OUEST

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