Repli ou défi d’un genre musical chanté et dansé comme représentation politico-culturelle d’un état-nation

Clara Campoamor : Une féministe en résistance

Denis RODRIGUES Université Rennes 2 – Haute-Bretagne

« El siglo XX será, no lo dudéis, el de la emancipación femenina... Es imposible imaginar una mujer de los tiempos modernos que, como principio básico de individualidad, no aspire a la libertad. » .

Résumé C’est à Clara Campoamor (1888-1972) que les Républicains espagnols doivent d’avoir pu inscrire dans la Constitution de 1931 le droit de vote des femmes. Cet article se propose de retracer le parcours de cette femme qui a consacré sa vie à la lutte pour l’égalité des hommes et des femmes et qui n’a cessé de résister à l’adversité. En suivant Clara Campoamor de sa naissance à l’exil mais aussi en exposant les moyens dont elle s’est dotée pour mener son combat, nous verrons qu’en effet sa vie entière témoigne de cette volonté de ne se soumettre ni à l’usage, ni aux honneurs, ni aux siens, ni même à la défaite, jusqu’à ce que le danger lui fasse adopter une attitude de prudence qui ne modifiera en rien son tempérament de résistante mais qui fera de la deuxième partie de sa vie un parcours de douleur très éloigné de la combativité et de l’inquiétude créatrice qui avaient animé la première.

Abstract It is thanks to Clara Campoamor (1888-1972) that Spanish Republicans were able to enshrine women’s in the 1931 Constitution. The present article aims to retrace the steps of this woman who dedica- ted her whole life to the struggle for sexaul equality and who never gave up in the face of adversity. This article follows Clara Campoamor from birth through to exile while detailing the means she deployed to wage her battle. We will illustrate that her whole life bears witness to her refusal to submit neither to tradition nor to honours, nor to her family ties, nor even to admit defeat until such time as danger forced her to adopt a more prudent stance which, however, in no way diminished her militant temperament but which transformed the second part of her life into one of pain far removed from the fighting spirit and creative restlessness associated with her former life.

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e sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Cette phrase est connue mais elle mériterait d’être complétée par une vérité qui l’est sans doute moins : l’histoire Cque les vainqueurs racontent ne retient souvent que le nom des hommes. Elle relègue à un arrière plan jugé intéressant mais secondaire le rôle parfois déterminant que les femmes ont pu jouer pour obtenir la victoire. L’histoire mondiale du XXe siècle est riche d’exemples qui pourraient corroborer ce constat. Clara Campoamor en était consciente, qui avait fait de la reconnaissance de l’égalité des hommes et des femmes, le combat de sa vie, avec le succès que l’on sait : l’inscription du droit de vote des femmes dans la Constitution Républicaine de 1931. Elle en était consciente au point de devoir prendre la plume pour relater elle-même sa propre victoire et porter un regard lucide sur ce qui fut, depuis les premiers débats organisés dans les associations féminines apparues au lendemain de la Première Guerre Mondiale et jusqu’à cet exceptionnel et décisif discours qu’elle prononça au Parlement espagnol le 1er octobre 1931, le combat d’une femme dont la vie peut se résumer à un mot qui chez elle se décline de multiples façons : résister. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : l’apparente résignation qui la conduit à quitter l’Espagne en septembre 1936, ne mettra nullement un terme à sa volonté de ne pas se soumettre au diktat imposé depuis des siècles par la loi du plus fort et le discours religieux. Bien au contraire, mais cette fois-ci, ce sera autant pour poursuivre son combat par d’autres moyens que pour résister à elle-même et à cette tentation qui ne l’a jamais quittée de revenir en Espagne et d’y finir ses jours, guérie des effets dévas- tateurs de l’ingratitude de ses contemporains et avec le sentiment du devoir accompli. C’est le parcours d’une femme qui a consacré sa vie à la résistance que les lignes qui suivent se proposent de retracer. En suivant Clara Campoamor de sa naissance à l’exil mais aussi en exposant les moyens dont elle s’est dotée pour mener son combat, nous verrons qu’en effet, sa vie entière témoigne de cette volonté de ne se soumettre ni à l’usage, ni aux honneurs, ni aux siens, ni même à la défaite, jusqu’à ce que le danger lui fasse adopter une attitude de prudence qui ne modifiera en rien son tempérament de résistante mais qui fera de la deuxième partie de sa vie un parcours de douleur très éloigné de la combativité et de l’inquiétude créatrice qui avaient animé la première.

Résister à l’usage, aux honneurs et à l’adversité Commençons par une anecdote. Le véritable prénom de la plus célèbre suffragette espagnole n’était pas Clara mais Carmen Eulalia. Clara était le prénom de l’une de ses grand-mères maternelles. Cela semblera peut-être insignifiant mais il convient de le mentionner afin de démontrer à quel point nous sommes en présence d’une person- nalité qui dès l’enfance n’est pas prête à s’en laisser conter et qui témoigne par là d’une volonté de résister à cet usage intemporel qui veut que l’on ne puisse même pas choisir son propre prénom. Clara Campoamor, non croyante, ne voulut pas porter le prénom

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que ses parents avaient choisi pour elle et que l’Eglise avait consacré par le baptême. Ce fut sans nul doute son premier acte de résistance. En 1898, la mort prématurée de son père, alors qu’elle n’a que dix ans, la fait entrer de plain-pied dans le siècle finissant et qui l’a vue naître. Elle entre brutalement dans l’histoire d’un pays qui cumule des records désastreux et dans de nombreux domaines, l’analphabétisme et la mortalité infantile, certes, mais aussi, une espérance de vie à la naissance estimée à 35 ans et qui ne rend nullement anormale la disparition précoce de son père. Néanmoins, cette disparition, au-delà de sa dimension affective, va obliger la jeune Clara, à faire face prématurément à l’adversité dans cette Espagne qui n’est pas encore entrée, loin s’en faut, dans la société du bien-être à laquelle aspirera près d’un siècle plus tard la Constitution de 1978. La vie entière de Clara Campoamor démontre que le décès de son père et les difficultés financières qui s’ensuivirent, ont stimulé une combativité qui s’est traduite très peu de temps après par l’obligation d’interrompre sa scolarité et d’entrer dans la vie active afin de venir en aide à sa mère qui se retrouvait seule pour élever ses deux enfants. Que va-t-il se passer dans la vie de Clara Campoamor pour que l’enfant perturbé par la mort prématurée de son père et destiné à reprendre les activités de couturière de sa mère devienne vingt six ans plus tard, l’une des avocates les plus en vue du barreau de , à laquelle feront appel aussi bien Valle Inclán que Concha Espina ? Pendant quelques années, Clara travaille avec sa mère, elle coud et raccommode, puis elle trouve un emploi de vendeuse qu’elle conserve jusqu’en 1909, année où elle se pré- sente à un concours devant lui permettre d’intégrer l’équivalent espagnol de la Poste et du Télégraphe. Reçue première, elle quitte Madrid en 1910 pour rejoindre son affecta- tion à San Sebastián. Quatre ans plus tard, elle se présente à un concours du Ministère de l’Instruction Publique. Elle est également reçue mais, n’ayant pas achevé ses études secondaires, elle doit se contenter d’un poste de professeur de sténo-dactylographie dans une école pour adultes. De nouveau à Madrid, où elle peut continuer à subvenir aux besoins matériels de sa mère et de son frère, elle cumule son métier de professeur et un emploi de dactylo au Ministère. Ses compétences dans ce domaine lui permettent d’obtenir également le poste de secrétaire du directeur du journal La Tribuna. Elle col- laborera également à d’autres journaux : Nuevo Heraldo, El Sol, El Tiempo, et d’autres encore d’une moindre renommée. Grâce à cela, elle fait la connaissance de person- nalités qu’elle n’aurait sans doute jamais pu côtoyer, journalistes, hommes politiques, artistes et intellectuels. C’est en 1920, à l’âge de 32 ans, qu’elle prend une décision qui en dit long sur sa détermination : elle décide de reprendre le chemin de l’école pour achever ses études secondaires, ce Bachillerato sans lequel de nombreuses portes, et

 Cette ville, qui l’émerveille, restera à tout jamais gravée dans son cœur. C’est d’ailleurs dans cette ville que ses cendres reposent.

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notamment celles des lieux de formation, lui resteront fermées. Deux ans plus tard c’est chose faite. Clara Campoamor s’inscrit alors à la Faculté de Droit et au terme de deux années d’études, obtient sa Licence. Elle est, à 36 ans, l’une des rares femmes d’Espagne à posséder ce diplôme. En 1925, elle commence une carrière d’avocate tout en orientant clairement ses activités et sa réflexion sur le statut de la femme, comme en témoignent la rédaction du prologue du livre de María Cambrils, Feminismo socialista, et ses inter- ventions régulières, comme conférencière, à l’Asociación Femenina Universitaria, à l’Asociación Española de Mujeres Españolas et à l’Académie de Jurisprudence. Pendant toutes ces années, Clara Campoamor a déployé une énergie directement proportionnelle à la hauteur apparemment infranchissable des obstacles se dressant devant elle : sa naissance dans un milieu modeste et privé d’un accès facile au livre et à la formation, le besoin impérieux de gagner sa vie et donc l’obligation de cumuler acti- vité professionnelle et formation scolaire et intellectuelle, l’exclusion légale des femmes de certaines activités et de certaines formations, la militarisation progressive de la monarchie d’Alphonse XIII alors que d’année en année s’affirme chez elle une convic- tion républicaine qui la fera adhérer tout d’abord au parti de Manuel Azaña, Action Républicaine, qu’elle contribue à créer, puis au Parti Radical d’Alejandro Lerroux, qu’elle représentera en siégeant à la Commission Constitutionnelle mise en place le 29 juillet 1931. Tous ces obstacles et les combats qu’elle livre pour les surmonter, vont agir sur elle comme autant d’aiguillons. Loin de la décourager, ils la stimulent. Ils vont favoriser une métamorphose qui n’est que l’aboutissement d’une détermination déjà perceptible dans l’enfance, doublée d’une grande capacité de travail et d’une intelligence brillante qu’elle va mettre au service de convictions nées précisément pendant toutes ces années de résistance à l’adversité. Il n’est donc pas étonnant que, devenue avocate, l’écho de ses premières plaidoiries mais aussi de ses premières interventions dans les mouvements féminins ait pu franchir les murs des tribunaux et des locaux des associations féminines pour se répandre dans d’autres sphères et faire de Clara Campoamor une femme avec laquelle il allait falloir compter pour mener à bien la nécessaire émancipation féminine qu’elle appelle déjà de ses vœux et dont elle fera le combat de sa vie. Néanmoins, ce succès, dû à sa connaissance intime du terrain qu’elle parcourt – celui de l’infériorité légale de la femme – et qui donne à ses interventions le fond d’authen- ticité qui en assure la crédibilité, dû aussi à un savoir encyclopédique accumulé tout au long de ses années de formation, et à sa maîtrise de l’art oratoire, peut donner l’impres- sion, par sa fulgurance, d’une femme habitée par un besoin de reconnaissance sociale et un appétit de pouvoir qu’un poste en vue ou une distinction pourrait satisfaire ou réfréner : c’est ignorer que chez Clara Campoamor, la détermination n’est jamais au service d’une ambition personnelle mais bien d’une conviction profonde qu’aucune fonction, aucun honneur ne pourra ébranler. Deux épisodes de sa vie publique vont le

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confirmer : en 1926, dans sa lancée regeneracionista, le gouvernement de la dictature, présidé par Primo de Rivera, propose à trois femmes, Clara Campoamor, et , de faire partie de la Junta del Ateneo qui vient d’être créée : Clara Campoamor et Matilde Huici refusent. En 1927, l’Académie de Jurisprudence décerne à Clara Campoamor la Grand Croix d’Alphonse XII : au nom de son idéal républicain, Clara refuse encore. D’autres n’auront pas les mêmes scrupules et auront du mal à dissimuler cet encombrant objet une fois la République proclamée. Ces deux exemples montrent clairement que nous ne sommes pas en présence d’une professionnelle du Droit en train de se construire une carrière mais bien d’une militante défendant à la fois une conception républicaine de la vie publique et une conviction portée par une femme qui se joue des flatteries et des prébendes. Clara Campoamor ne se bat pas pour des faveurs, elle se bat pour le Droit, elle se bat pour la Justice et elle en fait un idéal. Elle n’a d’ambition que pour ses idées, sa carrière dût-elle en souffrir. L’occasion va bientôt lui être donnée de le confirmer et avec plus d’éclat encore, en tant qu’avocate tout d’abord puis en tant que députée. L’avocate est en effet sollicitée pour assurer la défense des Républicains impliqués dans la tentative de soulèvement de Jaca de décembre 1930. Elle plaide à San Sebastián pour que les hommes impliqués échappent à la prison. Certes, sa plaidoirie n’a pas le reten- tissement médiatique de celle que Victoria Kent prononce au même moment à Madrid pour défendre Alvaro de Albornoz, mais elle a indéniablement une valeur sentimentale qui a dû lui faire déployer cette énergie peu commune qu’on lui connaît : son propre frère, Ignacio, arrêté à San Sebastián, est assis au banc des accusés. Les événements de Jaca, de Madrid ou de San Sebastián n’ont certes pas déclenché le vaste soulèvement républicain qu’en attendaient leurs instigateurs mais ils furent un élément de plus à ajouter à la remise en cause très largement partagée de la monarchie dirigée par un Alphonse XIII dépassé par les événements. Quatre mois plus tard en effet, la monarchie n’est plus, le roi part pour l’exil et la République est proclamée après la victoire électorale du 12 avril 1931. Clara Campoamor comprend alors que le moment est venu – car il risque de ne pas se reproduire de sitôt – de s’engager plus encore dans la vie politique et de se porter candidate à la députation. Bien qu’elle soit membre d’Action Républicaine, elle comprend très vite que Manuel Azaña n’est pas disposé à offrir à une femme l’investiture de son parti aux élections du 28 juin 1931 que le nouveau régime prévoit pour mettre en place la nouvelle Assemblée. Lorsqu’il s’avère qu’effectivement deux candidats masculins lui ont été préférés, Clara Campoamor, dans la droite ligne de ce qu’a été sa vie jusqu’alors, refuse de se soumettre. Elle quitte Action Républicaine où il lui semble qu’elle n’a plus rien à faire, et offre ses services au

 Pour ce refus, Clara Campoamor sera suspendue de ses fonctions au Ministère de la Justice et son avancement sera définitivement interrompu.

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Parti Radical d’Alejandro Lerroux, qui lui accorde cette investiture. Elue, Clara ne se contente pas de siéger au Parlement. Même s’il n’est pas dit que cette Assemblée sera constituante, il est évident qu’elle va devoir procéder à la rédaction d’une Constitution républicaine, à moins de voir le Parlement de la République pousser le paradoxe jusqu’à légiférer sur la base de la Constitution monarchique de 1876 ! Clara Campoamor en est parfaitement consciente et elle va se battre à nouveau pour que son idéal, l’inscrip- tion de l’égalité des sexes dans la Constitution, puisse être défendu par une femme au cœur même du dispositif constitutionnel : la commission chargée de rédiger l’avant- projet de Constitution et de le soumettre au Parlement. Son pouvoir de conviction va l’emporter sur les stratégies partisanes : « Dans cette commission – dira-t-elle – des questions fondamentales sur la femme et l’enfant vont être débattues. L’intervention d’une femme qui y est favorable est pleinement justifiée ». Cet argument fut sans doute suffisant car le Parti Radical va en effet désigner Clara Campoamor pour le représenter. Lorsque la commission constitutionnelle débute ses travaux, elle sera la seule femme, sur 21 députés, à y siéger. Dès lors, elle n’a de cesse d’expliquer aux membres de cette commission la justesse de ses vues, de contredire les arguments les plus éculés qui lui sont opposés, jusqu’à convaincre ses confrères de la nécessité d’inscrire dans l’avant- projet de Constitution l’égalité des sexes et son corollaire, le droit de vote des femmes, sans réserve ni restriction. La commission constitutionnelle va être l’antichambre de la victoire. Elle y fait ses armes, elle y affûte ses arguments, elle prépare les réponses aux questions que l’assemblée plénière ne manquera pas de lui poser et que les membres de la commission lui posent déjà, elle envisage toutes les éventualités face aux arguties qu’elle s’attend à se voir opposer, sans se douter un seul instant que c’est une femme, et non des moindres – Victoria Kent – qui sera désignée pour lui porter la contradic- tion. Lorsque le 1er octobre 1931, le président de l’assemblée lui demande de monter à la tribune pour défendre les avant-projets d’articles approuvés par la commission et devant être soumis aux des parlementaires pour leur adoption définitive ou leur rejet, Clara Campoamor, malgré l’émotion qui l’étreint, pressent qu’elle peut aussi bien remporter la victoire décisive qui la fera entrer dans l’Histoire pour avoir contri- bué, démocratiquement, à libérer les femmes du carcan séculaire qui les enserre, ou connaître un échec qui rendrait vains tous les efforts consentis par elle pendant une décennie de combats. Lorsqu’au terme des débats, et malgré la contradiction portée par une Victoria Kent, brillante et crédible, mais piégée par la logique partisane et une vision à court terme, le verdict des urnes tombe et la victoire de Clara Campoamor est incontestable : 75,15 % des voix d’une assemblée dans laquelle ne siègent que 2 femmes

 Le temps n’est pas encore venu du revirement spectaculaire de ce parti sur la question féminine et l’accentuation de sa tendance droitière. Notons au passage qu’en changeant de parti, Clara Campoamor passe de la gauche à la droite, confirmant par là que le combat qu’elle mène transcende les clivages politiques : la question de l’égalité des sexes n’est ni de gauche ni de droite, elle est et ne devrait pas être.  C. Campoamor, El voto femenino. Mi pecado mortal (1936), Madrid, horas y HORAS, la editorial, réédition de 2006, p. 36.

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sur 437 hommes, se sont portées sur son projet. Clara n’aura pas résisté en vain à des siècles d’inaction, à la loi du plus fort, à l’apparente logique de l’Histoire, au conserva- tisme idéologique de l’opposition et même à certains députés de son propre parti qui fera intervenir contre elle un certain Plácido Alvarez Buylla, aux arguments indéfenda- bles, mais qui sera l’un de ses détracteurs les plus virulents.

Le discours du 1er octobre 1931 : un acte de résistance Clara Campoamor va répondre aux arguments de Victoria Kent en lui opposant un discours tout entier construit sur le principe de l’accumulation : accumulation de réfé- rences culturelles qui vont lui permettre d’administrer par l’exemple la preuve du bien fondé de ses propos et accumulation d’interrogations rhétoriques qu’elle déploie avec une virtuosité sans égale. Le relevé thématique de son discours démontre qu’elle a soigneusement préparé son intervention mais qu’elle l’a construite également comme une réponse point par point aux arguments avancés par Victoria Kent et à son attitude. Cette attitude, aux yeux d’une suffragette qui a combattu à ses côtés pour que l’émancipation féminine devienne non pas seulement un motif de discours mais une réalité juridique, Clara Campoamor l’assimile à une trahison qui remet en cause le prestige et la crédibilité de sa consoeur. Elle donne à Clara un avantage certain dans le débat : en résistant à la seule autre femme de l’Assemblée et à son propre parti, à présent très divisé, en ne renonçant pas, pour satisfaire à une approche pragmatique de la question du droit de vote des femmes, Clara Campoamor apparaît comme une combattante fidèle à la cause qu’elle défend. D’un point de vue moral, elle est inattaquable. Clara Campoamor démontre également que la remise en cause de la conscience politi- que des femmes par Victoria Kent n’est pas crédible. Les arguments avancés par celle-ci ne sont que de fausses preuves. Pour ce qui concerne la guerre, le monde du travail, l’éducation, l’économie, toutes choses auxquelles Victoria Kent fait allusion pour jus- tifier son refus d’accorder son suffrage à la proposition de Clara Campoamor, celle- ci répond que la femme n’a pas à apporter la preuve de ses capacités dans tous ces domaines car on n’exige rien de tel des hommes. Elle ne s’écarte pas de sa conception égalitaire initiale. Elle suggère en outre que si la femme espagnole ne prend pas part aux débats de son temps, si elle n’est que très peu présente dans l’arène politique, c’est qu’elle s’en fait une très haute idée, affirmant par là de façon implicite le haut niveau de conscience qui est le sien. Pour Clara Campoamor, la démonstration du potentiel intel-

 Le taux d’abstention est néanmoins élevé : 36,16 %. Le décompte nominal fait apparaître que seuls 279 députés se sont prononcés.  Il est très probable que ce discours eût été très différent si l’ordre d’intervention avait été inversé. L’ordre adopté, Victoria Kent tout d’abord, Clara Campoamor ensuite, a joué en faveur de cette dernière qui a pu retourner contre sa consoeur les arguments qu’elle venait d’introduire dans le débat.

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lectuel des femmes n’a pas à être faite. Ce qui doit être remis en cause en revanche c’est l’injuste hiérarchisation des êtres humains, qui pose davantage une question éthique qu’une simple question de principe. C’est pour cette raison qu’elle mentionne le phi- losophe allemand Fichte, défenseur de la liberté de pensée, de la liberté de la presse et de l’idéal de la Révolution Française. Et elle ne mentionne pas en vain l’année 1796 car elle sait qu’après cette date la pensée du philosophe évoluera vers un nationalisme théiste et antifrançais. Elle met la précision et sa culture au service de son discours et ne retient de Fichte que le défenseur de l’idée selon laquelle la femme est un être humain à part entière et qu’à ce titre elle doit pouvoir jouir des mêmes droits que les hommes. Pour la même raison, Clara Campoamor cite Victor Considerant, le seul député français de l’Assemblée de 1848 qui se soit levé pour défendre le principe de la liberté civile et politique des femmes et par conséquent le suffrage universel sans distinction de sexe. Selon le député français, il ne peut y avoir de hiérarchisation des êtres humains car, du point de vue du Droit, cela introduirait une distinction de genre, qui existe bien au plan anatomique, mais qui est inexistante au plan intellectuel ou moral. Philosophes et intellectuels du monde politique européen ne sont pas les seules références que Clara Campoamor convoque pour développer ses thèses. La science lui est également d’un précieux secours, soit pour confirmer, statistiques démographiques à l’appui, que la femme n’est pas plus inculte que les hommes et que la tendance observée en Espagne entre 1860 et 1910 tendrait même à prouver le contraire, soit pour rejeter les théories farfelues du neurologue allemand Paul Julius Möbius. Celui-ci en effet – alors qu’il est un neurologue des plus sérieux à qui l’on doit la description d’un syndrome qui porte son nom – tenta de démontrer expérimentalement l’infériorité mentale des femmes qui serait due au faible poids de leur masse cérébrale et à leur fragile constitution physique. La juxtaposition de ces deux références montre que Clara Campoamor ne confond pas la recherche scientifique qui apporte par l’observation, l’analyse et l’interprétation des résultats des preuves tangibles d’une réalité observable, et l’instrumentalisation de la recherche scientifique qui, au nom d’une idéologie qui ne dit pas son nom et qui aura jusqu’au milieu du XXe siècle de terrifiantes conséquences, invente la preuve d’une réalité inexistante. Pour Clara Campoamor, la division de l’espèce humaine en deux catégories n’a pas de sens : c’est une construction intellectuelle qu’elle se propose de démanteler. Ce qui existe en revanche, c’est la constitution à la fois masculine et fémi- nine de chaque être humain pour des raisons qui tiennent précisément à la reproduc- tion de l’espèce. Les mécanismes de cette reproduction font que chaque être humain est génétiquement constitué d’une proportion identique de facteurs masculins et de facteurs féminins. D’où l’incompréhension de Clara lorsqu’elle constate qu’en Droit c’est toujours le facteur masculin qui domine. Et elle en connaît la cause. Depuis les pre- miers jours de l’Humanité, la loi dominante est la loi du plus fort – elle a bien lu Stuart

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Mill - une loi qui n’a jamais été remise en cause et qui a dès lors légitimé la confisca- tion de la parole par les hommes, leur occupation de l’espace social et politique et la création d’une société à leur image, une société qui ne laisse aucune place à la femme et cela d’autant moins que des considérations religieuses viendront très tôt se greffer sur cette construction intellectuelle aujourd’hui indéfendable. C’est contre cette loi, pré- tendument naturelle, que Clara Campoamor se lève, qu’elle demande la stricte égalité juridique des hommes et des femmes, qu’elle revendique pour celles-ci le droit de voter au même titre que les hommes, pour que la loi du plus fort cesse de s’appliquer au profit de la loi du plus convaincant. Elle en appelle à la rédemption des femmes afin que la loi entérine une égalité prévue par la nature. Et la référence à la démocratie est à ses yeux d’autant plus importante que, dans le contexte de l’Espagne et de l’Europe de 1931, elle la sait fragilisée par deux menaces qui planent sur elle : le fascisme et le communisme. Affirmer l’égalité des sexes, donner aux femmes la possibilité de s’exprimer par le vote et la participation au débat politique, est une garantie d’avenir pour la République, car elle est en soi un principe démocratique : elle laisse entendre qu’aucun régime ne peut s’affirmer démocratique s’il inscrit la discrimination dans son cadre juridique. Dans ce discours, Clara Campoamor balaie des siècles d’histoire, franchit les frontiè- res géographiques, scientifiques et idéologiques, et cette capacité à ne pas s’enfermer, comme Victoria Kent, dans l’Espagne de son temps, n’est que l’un des deux aspects les plus représentatifs de ce discours. Sa maîtrise de l’art oratoire fait le reste et confère à ses propos une force qui va laisser sans voix ses interlocuteurs et ses contradicteurs. A vingt reprises, elle interpelle son auditoire non pas en lui assénant une série d’affir- mations qui donneraient à son propos un caractère péremptoire, et dont le résultat serait sans doute contraire à l’effet recherché, mais en l’interrogeant directement par un usage vingt fois répété de la question rhétorique dont elle connaît, par expérience de la plaidoirie, le pouvoir déstabilisateur et sa capacité à forcer l’adhésion. En effet, que pouvaient bien répondre les 435 hommes de cette assemblée et Victoria Kent, à une Clara Campoamor qui leur met sous les yeux les statistiques qui démontrent que le nombre d’hommes analphabètes n’a cessé d’augmenter en Espagne entre 1860 et 1910 alors que pour la même période celui des femmes n’a cessé de diminuer ? Que pouvaient-ils répondre à la question : « Qui a protesté, qui s’est levé à Saragosse contre la guerre de Cuba, si ce n’est les femmes ? » Que pouvaient-ils répondre aux questions : « Comment peut-on dire que lorsque les femmes auront donné signe de vie pour la République, on leur offrira, en guise de récompense, le droit de voter ? Les femmes ne se sont-elles pas battues pour la République ? » Et que pouvait bien répondre Victoria Kent, prisonnière de sa logique partisane, unique contradicteur féminin de Clara, qui rate ici son entrée dans l’Histoire et « dilapide son capital de prestige », comme le fait

 Et en particulier son ouvrage intitulé The Subjection of Women traduit en français sous le titre L’asservissement des femmes que le philosophe britannique fait paraître en 1869.

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remarquer son biographe, alors qu’elle aurait pu, avec un talent égal, faire la même démonstration et poser les mêmes questions dont elle connaissait les réponses aussi bien que sa consoeur ? Tout le talent de Clara Campoamor est là. Elle met sa culture, son expérience, sa capa- cité à faire face à l’adversité et sa maîtrise de l’art oratoire au service d’une conviction intime et d’un combat qui n’est rien d’autre qu’une résistance acharnée contre des siècles d’inertie. Elle en fait un formidable instrument de déstabilisation, une machine de guerre qui perturbe l’adversaire, brouille les cartes et les clivages partisans, ébranle les certitudes, trouble les esprits, et dont la cohérence et la logique argumentative sub- juguent et séduisent à la fois par leur redoutable efficacité. Contre une Victoria Kent qui de toute évidence ne retient que la femme inapte, la mineure incapable sans formation préalable de s’engager ou simplement de participer à la vie politique, la femme pauvre, inculte, analphabète et écrasée par des siècles d’endoctrinement et de conditionnement religieux, Clara Campoamor défend une éthique et des principes universels : l’égalité des devoirs et des droits, l’égalité fondamentale des sexes, indépendamment du niveau de développement intellectuel de chacun. Elle fait preuve ici d’une formidable capacité à se projeter dans un avenir qu’elle pressent : « Le XXe siècle, n’en doutez pas – dira-t- elle – sera le siècle de l’émancipation féminine… ».10 Qui oserait aujourd’hui, plus de trois quarts de siècle plus tard et bien que beaucoup reste à faire dans ce domaine, pré- tendre qu’elle s’est trompée ? Et c’est avec le même talent, le même pouvoir de convic- tion qu’elle défendra ses conceptions novatrices concernant le divorce, la paternité et la nationalité.

Combattre la mauvaise foi Certes, la victoire de Clara Campoamor est totale. Les résultats du scrutin mentionnés plus haut sont sans équivoque. Les articles 2, 25, 36, 40, 43 et 53 de la Constitution de 1931 rappellent le rôle déterminant qu’elle a pu jouer pour les proposer, les défen- dre et en imposer l’inscription dans un texte qui, aujourd’hui encore et grâce à cela, demeure d’une exceptionnelle modernité. Mais on sait aussi qu’elle avait atteint là le point culminant de sa carrière de juriste et de députée. Bientôt, les hommes de gauche – les hommes de droite l’ont déjà fait ! – vont fondre sur elle pour en faire le bouc émis- saire dont ils rêvaient pour justifier leur échec électoral de novembre 1933. Car, si les députés de 1931 ont massivement approuvé les textes proposés par Clara Campoamor, ce sont les arguments de Victoria Kent qu’ils vont réactualiser en 1933 pour n’avoir pas

 M.A. Villena, Victoria Kent, una pasión republicana, Debate, , 2007, p. 109.  Signalons, à titre indicatif, que José María Gil Robles, futur dirigeant de la C.E.D.A, représentant d’une droite radicale bientôt tentée par le fascisme et le nazisme, sera favorable au droit de vote des femmes, alors que le philosophe José Ortega y Gasset, co-fondateur du journal El Sol auquel Clara Campoamor collabora, y sera hostile. 10 Discours du 1er octobre 1931.

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à donner d’explications politiques à la victoire électorale de la droite : pour eux, il ne fait aucun doute que c’est le droit de vote des femmes qui a fait basculer le Parlement espagnol de la gauche à la droite ! Comme ils l’avaient prédit, et comme s’en était réjoui un José-María Pemán qui se croyait lucide et visionnaire, accorder le droit de vote aux femmes, c’était faire tomber dans l’escarcelle de la Droite et de l’Eglise les précieux bulletins qui leur avaient fait défaut en 1931. Tout le drame de Clara Campoamor est dans cette rouerie masculine de 1933 : elle va être accusée de la défaite électorale de la gauche qui s’épargnera ainsi le douloureux travail d’analyse de ses propres maladresses, de sa naïveté, de ses erreurs, de son incapacité à s’unir – alors que la Loi Électorale qu’elle avait elle-même rédigée était favorable aux grandes coalitions – et de son inca- pacité à évaluer le pouvoir déstabilisateur de l’adversaire qui, pour l’occasion, saura se rassembler11. Lors des élections de 1933, Clara Campoamor et Victoria Kent ne retrou- veront pas leur siège de députées. Les membres du Parti Radical Socialiste, où milite Victoria Kent, se serviront de cet échec pour rappeler à l’avocate, en guise de réconfort, la justesse de sa prémonition de 1931. Pourtant, le vote des femmes n’est sans doute pour rien dans cette défaite de la gauche. Dans Victoria Kent, una pasión republicana, Miguel Angel Villena, beau joueur, le reconnaît : Avec le recul du temps, il est évident que le vote des femmes ne fut pas, loin s’en faut, la cause principale de l’échec de la coalition républicano-socialiste. On doit à la vérité historique de dire que la division des rangs de la gauche, l’appel à l’abstention lancé par la C.N.T., la lenteur des réformes, l’inexpérience de la nouvelle classe politique, les effets d’une crise économique croissante et le regroupement des forces de l’ancien régime figurent parmi les raisons de fond qui provoquèrent l’échec électoral12. Mais les opposants au droit de vote des femmes, les mauvais perdants qui ne voulurent pas regarder avec lucidité les raisons de la victoire électorale de la droite, trouvèrent là un prétexte bien commode : « A partir de 1933 – écrira Clara Campoamor avec un humour teinté d’ironie – le droit de vote des femmes sera la meilleure marque de lessive pour laver les turpitudes politiques des hommes »13. Comment allait-elle pouvoir résister, après les assauts multiples dont elle avait été victime en 1931, à un adversaire plus redoutable encore que l’idéologie : la mauvaise foi ? Là encore, la combattante saura faire face, mais plus pour longtemps. Victorieuse en 1931, battue en 1933 sous des prétextes fallacieux, elle n’abandonne pas le combat politique mais le poste qui lui est offert – Directrice Générale de la Bienfaisance – par un Alejandro Lerroux, alors chef d’un gouvernement noyauté par la C.E.D.A. de Gil Robles, ne lui permet plus d’avoir la visibilité politique de naguère. La dérive de plus en plus droitière, pour ne pas dire fas- cisante, de son parti, la répression sauvage avec laquelle ce gouvernement « liquide » la

11 La droite est massivement regroupée dans la C.E.D.A., Confédération Espagnole des Droites Autonomes, dirigée par José María Gil Robles. 12 M. A. Villena, op. cit., p. 104. 13 C. Campoamor, op. cit., p. 189.

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question asturienne de 1934, lui font prendre ses distances et démissionner de ce poste, avant de quitter définitivement le Parti Radical le 25 février 1935. En juillet de la même année, elle sollicite son adhésion au nouveau parti créé par Manuel Azaña en 1934 : Gauche Républicaine14. Mais le verdict ne se fait pas attendre : par 183 voix sur 251 (72.90 %), Gauche Républicaine refuse la proposition d’adhésion de Clara Campoamor ! Mais elle résiste encore : Dois-je me résigner ? Non, ni mon tempérament, ni mon histoire, ni ma combativité, ni surtout mon désir, ne peuvent admettre l’infaillibilité de ces 183 messieurs, accepter leur sentence, et m’éliminer, pour leur faire plaisir, en renonçant à agir ?15 Mais que pouvait-elle faire contre l’ingratitude et l’ostracisme dont elle ne va cesser d’être la victime. Elle assiste, en spectatrice impuissante, aux élections de 1936 dont les résultats la réjouissent : les femmes ont voté et la gauche a gagné. Cette victoire confirme ce qu’elle ne cesse de dire depuis 1931 et qu’elle répéta tant de fois après 1933 : « L’intervention de la femme ne nuit pas au développement d’une politique de gauche »16. La mauvaise foi est battue en brèche.

Résister à la tentation La victoire électorale du Front Populaire lui réchauffe le cœur – elle l’apprend à Londres – mais très vite des nuages inquiétants vont obscurcir le ciel et ne cesser de s’accumu- ler. Le 18 juillet 1936, après un printemps politiquement insupportable et menaçant, une partie de l’armée provoque le coup d’État dont l’échec déclenche une effroyable guerre civile. Concha Fagoaga et Paloma Saavedra17, les deux premières auteurs à s’être intéressées à la trajectoire politique et personnelle de Clara Campoamor, nous permet- tent de la suivre depuis le port d’Alicante où elle s’embarque en septembre 1936 jusqu’à son exil en Suisse où elle va passer deux années avant de prendre la direction de l’Ar- gentine où elle restera jusqu’en 1955, date à laquelle elle reviendra à Lausanne, ville où elle est accueillie par Antoinette Quinche, suffragette et avocate suisse de renom, dont le combat pour l’égalité des sexes permettra aux femmes de ce pays d’obtenir le droit de vote le 7 février 1971, près de quarante ans après la victoire de Clara Campoamor en Espagne. Commence alors pour Clara un interminable exil et un nouveau combat. Elle veut revenir en Espagne. Mais cette fois-ci, c’est contre elle-même qu’elle doit résister. Il lui faut résister à cette envie de revoir le pays natal, les dangers qu’elle y court sont trop

14 Le parti Gauche Républicaine fut créé le 3 avril de 1934. Il est le produit de la fusion d’Action Républicaine (Manuel Azaña) avec le Parti Républicain Radical Socialiste (Marcelino Domingo) et de l’Organisation Republicaine Galicienne Autonome ( Casares Quiroga). 15 C. Campoamor, op. cit., p. 233-234. 16 Ibid., p. 243. 17 C. Fagoaga, P. Saavedra, Clara Campoamor: la sufragista española, Madrid, 1981.

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grands. La police politique de Franco et ses services secrets la traquent là où elle se trouve. D’autres sont tombés qui n’avaient pas assumé des responsabilités de même niveau. Pourtant à deux reprises, n’y résistant plus, elle va faire le voyage. En 1947, l’année même où Franco accueille en grandes pompes Eva Perón, première dame d’un pays en sympathie avec les régimes fascistes mais qui est aussi une terre d’asile pour les républicains espagnols, l’année même où il fera approuver la Loi de Succession qui fera de lui – grâce à une Loi sur le Référendum taillée à sa mesure mais qui n’interdit pas aux femmes de « voter » – le régent d’une monarchie à venir, Clara Campoamor prit le risque de se rendre en Espagne. Dans l’autobiographie imaginaire qu’il lui consacre, Isaías Lafuente lui fait dire : « Ce furent deux mois heureux, peut-être les plus heureux de mon long exil. J’étais de nouveau dans mon pays et je pus rencontrer beaucoup de gens que j’aimais beaucoup et dont je ne savais pas si j’allais les revoir »18. Mais il dut y avoir aussi beaucoup d’amertume : « Je me souviens de cette douleur qui m’envahit lorsque je vis les locaux des anciennes associations de femmes aux mains de la Section Féminine, et je fus émue à l’idée de voir la prison de Las Ventas que Victoria Kent avait fait construire, pleine de femmes qui avaient combattu pour la République »19. Puis il y eut le danger. Pour avoir appartenu, même brièvement, à une loge maçonnique, Clara Campoamor encourait une lourde peine de prison qui pouvait ne pas dépasser douze années si elle reniait ses idées, si elle abjurait son anticléricalisme et surtout si elle dénonçait des camarades francs-maçons. Isaías Lafuente lui fait alors tenir des propos correspondant bien à sa personnalité : « Je ne voulais pas aller en prison mais je ne voulais pas non plus m’en libérer en renonçant à mes principes »20. Lors d’un deuxième séjour, en 1951, elle rendit visite à Concha Espina, Phalangiste de la première heure et dont les textes anti-républicains étaient d’une virulence frisant l’hystérie. Celle-ci, qui avait été la cliente de l’avocate Clara Campoamor lors de son divorce d’avec Ramón Gómez de la Serna, grâce à une loi défendue par Clara, lui donna un sauf-conduit qui lui permit de se rendre au tribunal pour s’informer de sa situation, sans courir le risque d’être arrêtée. Clara fut-elle à ce moment-là sur le point de renoncer ? L’amour de l’Espa- gne allait-il être plus fort que l’idéal pour lequel elle avait combattu ? Lorsqu’elle apprit qu’elle était poursuivie pour appartenance à une loge maçonnique et qu’un ordre d’ar- restation à la frontière était lancé contre elle, elle prit la mesure du risque qu’elle encou- rait et décida de quitter le pays qui l’avait vue naître. Elle ne le reverrait plus. Elle passa le reste de ses jours à Lausanne, en compagnie d’Antoinette Quinche, et y mourut le 30 avril 1972, à l’âge de 84 ans, avec un seul regret en forme de certitude : Franco allait lui survivre et avec lui le formidable retard qu’avait pris la cause des femmes depuis ce funeste 18 juillet 1936.

18 I. Lafuente, La mujer olvidada. Clara Campoamor y su lucha por el voto femenino, Madrid, Temas de hoy, 2006 p. 215. 19 Ibid., p. 216. 20 Ibid., p. 218.

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La vie de Clara Campoamor se confond avec son combat. Elle est très représentative de ce XXe siècle qui a donné à la face du monde le spectacle de l’espoir séculaire à présent concrétisé et inscrit dans le marbre de la loi, et celui de la tragédie. Dans le sillage des Christine de Pisan, des Marie Astell, des Louise Labbé et Marie de Gournay et d’autres encore dont l’énumération serait fastidieuse mais qui ont toutes œuvré pour que la femme cesse d’être la mineure sociale et fautive des Évangiles, elle a donné pour l’Espagne ses lettres de noblesse à un féminisme rationnel qui ne fut jamais ni sectaire, ni réduit à un militantisme partisan. Qu’elle soit à gauche avec Azaña ou à droite avec Lerroux, elle résista à une adversité qui n’avait que faire des clivages. La lâcheté et la trahison dont se sont rendus coupables à son égard ces deux figures dominantes de la vie politique espagnole des années 1930, la mauvaise foi qui a présidé à leur « lâchage » de 1933, réitéré en 1936, confirme d’ailleurs les difficultés d’une lutte qui, en plus de l’opposition de l’adversaire séculaire, devait aussi compter sur la veulerie de certains compagnons de combat. Clara Campoamor aura résisté à tout, à l’usage, à l’adversité, aux honneurs qui auraient permis de l’acheter et de la faire taire, aux arguments défen- dables de ses consoeurs, à l’attitude inqualifiable du camp politique qui aurait dû la sou- tenir, à l’amour de son pays natal qu’elle n’a jamais revu et dont la séparation définitive à partir de 1951 fut le drame de sa vie. Par la justesse de son combat, par la détermination avec laquelle elle l’a conduit, par le caractère prémonitoire de la plupart de ses affirmations, par sa capacité de résistance, elle fut résolument une femme d’avant-garde. Si, pour reprendre le titre de son livre, le droit de vote des femmes fut son péché mortel, il ne le fut que pour sa propre histoire de juriste et de députée. Au regard de l’Histoire universelle, elle n’a commis que le péché d’avoir eu raison avant tout le monde.

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Bibliographie C. CAMPOAMOR, El voto femenino y yo. Mi pecado mortal, Madrid, horas y HORAS, la edi- torial, 2006. C. DOMINGO, Con voz y voto. La mujeres y la política en España (1931-1945), Barcelona, Lumen, 2004. C FAGOAGA et P. SAAVEDRA, Clara Campoamor. La sufragista española, Madrid, Instituto de la Mujer, 1986. I. LAFUENTE, La mujer olvidada. Clara Campoamor y su lucha por el voto femenino, Madrid, Temas de hoy, 2006. J. STUART MILL, L’asservissement des femmes, [1869] Paris, Payot, 1975. M. A. VILLENA, Victoria Kent, una pasión republicana, Barcelona, Debate, 2007.

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